CATHELINEAU Le « saint de l' » DU MÊME AUTEUR

Grignion de Montfort, le Saint de la Vendée, Librairie Académique Perrin, 1988. Prix Aram Sazolaliar de la Société des Gens de lettres (1988). Prix de la Société des Écrivains de Vendée. Prix de Joest de l'Académie française (1989). Religion catholique et Contre-Révolution, essai sur les origines de l'insurrection vendéenne de mars 1793, thèse, E.H.E.S.S., Paris, 1990. La Nouvelle Vendée : voyage au sein de la Vendée industrielle. Préface de Michel Albert (écrit en collaboration avec L.M. Barbarit), France-Empire, 1990. La Contre-Révolution, P.U.F., « Que sais-je ?» (à paraître, 1991). LOUIS-MARIE CLENET

- CATHELINEAU Le « saint de l'Anjou » Premier généralissime de l'armée vendéenne

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© Librairie Académique Perrin, 1991. ISBN 2-26jtrûQ796-9 AVANT-PROPOS

Mars 1793, la Vendée s'enflamme. De Machecoul à Mon- taigu, de Mortagne à , des bandes de jeunes gens brûlent les papiers administratifs, pillent les maisons, mas- sacrent des patriotes. Le 12 mars 1793, Saint-Florent-le- Vieil est mis à sac. Mais, ce n'est que le 13 mars que surgit de la paroisse du Pin-en-Mauges un homme jusqu'alors inconnu, Jacques Cathelineau. Aidé d'un comparse du Pin, Perdriau, marchand de tabac, il conduit à l'assaut les insurgés. Les petites villes des Mauges tombent tour à tour entre leurs mains : l'ennemi est culbuté. Rien ne semble leur résister. Les victoires s'ajou- tent aux victoires. Mais, ce parcours sans faute se termine tragiquement. Cathelineau, l'invincible, est grièvement blessé lors du siège de , le 29 juin. Il décède peu après, le 14 juillet 1793, à Saint-Florent-le-Vieil où ses hommes l'ont amené sur un brancard. Trois mois ont suffi pour en faire un héros. Peu d'hommes ont laissé leur nom à la postérité après une vie publique aussi brève. Celui-ci venait de recevoir de ses pairs le titre prestigieux de « généralissime de l'armée catholique et royale ». En trois mois, le modeste colporteur du Pin s'est hissé au sommet de l'insurrection. Une promotion aussi rapide a consacré la place éminente qu'il occupait déjà dans le soulèvement. Mais, cette mort prématurée prive l'insurrec- tion de son symbole le plus éclatant, tout en le faisant entrer de plain-pied dans la légende dorée des guerres de Vendée. Mais, si paradoxal que cela puisse paraître, sa vie publique n'a laissé que très peu de traces écrites. Jacques Cathelineau a traversé l'Histoire comme un feu follet... Il apparaît en mars 1793 pour disparaître en juin, au faîte de sa popularité. Sa mort marque même un tournant dans une insurrection dont l'échec nantais scelle le destin tragique. Pourtant, cet homme à l'existence publique si éphémère éclaire toute l'histoire de l'insurrection de mars 1793. Ce n'est pas un hasard si la postérité le vénère sous la dénomi- nation de « saint de l'Anjou ». Certes, l'Église n'a pas encore consacré cette appellation. Cependant, celle-ci témoigne de la haute estime des insurgés envers sa personne et de la vénération dont il a été l'objet de son vivant. Nous verrons à quel point l'historiographie jacobine s'est acharnée contre lui. A la fin du xixe siècle, l'historien angevin Célestin Port a instruit son procès dans un livre critique, la Légende de Cathelineau. Depuis lors, très peu de biographies lui ont été consacrées, à la différence d'un Charette ou d'un La Rochejaquelein. Les historiens contemporains demeurent très timorés à son égard. En fait, la couronne de lauriers tressée par ses hagiographes s'interpose comme écran avec la réalité histo- rique. En effet, il s'avère souvent difficile de démêler dans sa vie le vrai du faux, tant se sont accumulés au fil du temps des épisodes très laudatifs, écrits à partir de sources sujettes à caution. Force est de reconnaître la minceur des témoignages écrits sur sa personne et sur son rôle. Il y a un contraste entre sa gloire posthume et la discrétion de ses contemporains. Les quelques rares hagiographies publiées au xixe siècle qui le font entrer dans la légende frappent par la minceur des témoignages. Écrire la vie de Jacques Cathelineau tiendrait donc de la gageure s'il n'était au cœur de la trame invisible de l'insur- rection. Le colporteur du Pin-en-Mauges est en effet la figure la plus emblématique du soulèvement. Il ne fait qu'un avec l'insurrection : c'est lui qui en pétrit la pâte, qui en est le levain et qui lui donne sa forme. Et celle-ci, reconnaissante, le hisse au sommet, malgré lui. C'est en donnant pleinement à l'insurrection son sens religieux que l'historien peut faire revivre cet homme dont le cœur bat au rythme du soulèvement. Le récit même de l'insurrection par les témoins laisse curieusement assez peu de place au fait religieux. Le plus souvent, ceux-ci se contentent de livrer des anecdotes, des curiosités qui les ont alors amusés ou intrigués. L'historien doit donc reconstituer l'univers religieux de l'insurrection, à partir de ces témoignages éclatés. Nous avons fait le pari de retracer la trajectoire de Jacques Cathelineau, à partir des quelques jalons que l'Histoire nous a laissés. Certains avaient été curieusement oubliés ou mis dans l'ombre. Ainsi, la plus grande discrétion entourait son séjour au presbytère de l'abbé Marchais, à la Chapelle-du-Genêt 1. Or, ce fait capital apporte un éclairage nouveau au personnage, et, au-delà, à l'insurrection elle- même. Si de nombreux documents ayant trait à l'insurrection ont disparu dans les flammes, l'on dispose néanmoins de sources écrites précieuses. Nombre de témoignages ont été consignés dans des Mémoires par les protagonistes des deux camps. Citons notamment les Mémoires de la marquise de La Rochejaquelein, d'un côté, les Mémoires de Savary et de Mercier du Rocher, de l'autre, qui fournissent nombre d'indications sur les faits et gestes de Cathelineau. L'on possède aussi des proclamations et adresses qu'il a paraphées comme des billets portant les ordres qu'il a donnés. Tous ces documents attestent de la place qu'il occupe dans l'insurrection. Le but de ce livre est de reconstituer l'itinéraire qu'il a suivi, pas à pas, en nous servant des nombreuses empreintes qu'il a laissées.

1. La publication de ses sermons, par l'historien François Lebrun, apporte un témoignage précieux sur le vécu religieux des Mauges.

1 NOTRE-DAME L'ANGEVINE

Jacques Cathelineau est né le 5 janvier 1759, au Pin-en- Mauges. Les Mauges forment une sorte de plateau découpé par les gorges profondes de plusieurs rivières, le Layon, l'Hyrome et la Sèvre, qui l'isolent du reste de l'Anjou. Tout le pays vit ainsi replié sur lui-même, à l'écart des grandes voies de communication qui traversent cette province. Le relief est si tourmenté qu'il n'y a encore aucune route reliant et Cholet. Au milieu de ce plateau, un petit bourg, presque un village à l'image de tous les autres : le Pin. Accolées les unes aux autres, les maisons s'égrènent de chaque côté de la voie principale, formant un chapelet ininterrompu. Elles n'ont pour seules ouvertures qu'une porte d'entrée et une étroite fenêtre, l'une et l'autre surmontées d'un linteau de granit. Mousses et lichens tachettent leurs toits. L'ocre des tuiles rougeoie au soleil et brise la monotonie sévère du schiste des murs décrépis. Toutes ces habitations sont légèrement surélevées. Quel- ques marches de granit dépareillées servent de marchepied pour accéder à l'unique pièce du logis. Sous cette pièce, une sorte de cave, à demi enterrée, sert d'atelier ; seul un grand soupirail éclaire ce grand trou sombre. De ce lieu caverneux s'échappe constamment le bruit monocorde des battants du métier que rythment les pieds du tisserand. Comme la plupart des habitants du bourg, les Cathelineau sont tisserands depuis plusieurs générations. Tous les ans, les marchands de toile de Cholet passent régulièrement dans chaque village pour acheter leurs tissus. Ce sont le plus souvent des toiles rugueuses de chanvre. Cette besogne est bien mal rémunérée. Peu de villageois en tirent un revenu suffisant pour subvenir aux besoins de leurs familles. Aussi, la plupart d'entre eux se font journaliers l'été, aidant aux travaux des champs dans les grosses métairies. Jean Cathelineau, le père de Jacques, a été le premier de la lignée à abandonner le métier de tisserand : il est devenu tailleur de pierres. La réfection des églises lui apporte suffisamment d'ouvrage pour élever dignement ses enfants. Il s'est marié à vingt et un ans avec Perrine Hudon, le 23 février 1756. De ce mariage est né un premier fils, appelé Jean comme son père, comme le veut la tradition. Puis, le 5 janvier 1759, un second fils est venu au monde : comme son frère, il a reçu le prénom d'un apôtre, Jacques. Les enfants de Jean Cathelineau portent tous, sans excep- tion, des prénoms tirés des saints Évangiles : Jean, Pierre, Jacques, Joseph, Marie. Un choix aussi systématique prouve une observation scrupuleuse des règles de l'Église du temps. Il n'est plus question désormais de donner des prénoms de saints qui n'ont jamais existé, en dehors des légendes édifiées au Moyen Âge. L'évêque d'Angers a d'ailleurs pris soin de les chasser de l'ordo du diocèse. L'Église a en effet profondément changé depuis la Contre- Réforme. Les nouveaux prélats appliquent avec zèle les décisions du concile de Trente. Le plus célèbre d'entre eux, Henri Arnauld, n'était autre que le frère du grand Arnauld et de mère Angélique, tous les deux accusés de jansénisme. Cet évêque vertueux, héraut de la Contre-Réforme, a mis toute son ardeur à redonner au christianisme sa pureté originelle ; il a imposé l'usage d'un nouveau catéchisme et créé deux séminaires, que son successeur a confiés aux Sulpiciens. De ces séminaires sont sorties des générations de « saints prêtres » qui mettent toute leur ardeur à évangéliser les campagnes angevines1. Ils relèvent les églises de leurs ruines, restaurent les maîtres-autels et achètent de beaux

1. Voir le livre de Grandet, les Saints Prêtres français du XVIIe siècle, publié pour la première fois, d'après le manuscrit original, par G. Letourneau, Paris, 1898. ornements. Fuyant les mondanités de la ville, ils se consa- crent entièrement à leurs tâches sacerdotales. Ainsi, le christianisme renaît dans ces régions laissées à l'abandon depuis les guerres de religion qui avaient ensanglanté l'Anjou 1. La paroisse du Pin-en-Mauges a le même curé depuis octobre 1721, Thomas Compère, venu du diocèse de Reims. C'est une rude tâche pour un prêtre, frais émoulu de ses études de théologie, de venir annoncer l'Évangile à ces habitants des Mauges, vivant à l'écart de la civilisation, englués dans leurs croyances d'un autre âge, ne sachant ni lire ni écrire. Seule la haute idée de sa fonction permettait à un prêtre de venir à bout des habitudes païennes les plus enracinées de ses ouailles. Il y a beaucoup à faire dans la paroisse quand il y arrive. Les offices sont peu suivis. Les gens du village vont bien parfois à la messe, mais ils s'y rendent comme s'ils allaient autrefois consulter tel sorcier ou tel devin. Le curé Compère déploie tout son zèle pour mettre fin aux coutumes supersti- tieuses et apprendre l'Évangile à des paroissiens pauvres et ignorants. Son enseignement porte ses fruits. Le Livre saint finit par ne plus avoir de secrets pour les familles du Pin. Et les Cathelineau deviennent l'une des familles les plus pieuses de la paroisse. C'est ce prêtre qui a baptisé Jean Cathelineau en 1735. Le choix de prénoms tirés des Évan- giles, donné ensuite à chacun de ses enfants, prouve que les leçons du curé ont été bien entendues. Le curé Compère fait merveille auprès des enfants. Leur candeur naïve, leur spontanéité les rendent plus réceptifs que les adultes au message du christianisme. Le répertoire religieux est d'une richesse infinie, pour qui maîtrise l'art de capter un auditoire enfantin. Jean Cathelineau écoutera ainsi son curé raconter les histoires édifiantes de Jésus- Christ et des grands saints de l'Église. Jean devient sacristain de l'église du Pin. Cette fonction l'oblige à effectuer une multitude de tâches : il doit non seulement pourvoir à tous besoins requis par l'exercice du culte, comme veiller à la propreté des lieux ou orner l'autel,

1. Mémoires de Louvet, publiées par Philippe Tourault, Perrin, 1987. mais aussi accompagner le curé dans les familles lorsqu'un événement imprévu survient. Grâce à sa fréquentation du prêtre, Jean Cathelineau acquiert des rudiments de culture rarissimes à l'époque chez des gens de simple extraction. Il apprend à signer de son nom, et sa signature toute lisse apparaît au bas des registres de la paroisse, au lieu et place de ceux qui ne savent signer, lors des baptêmes. Le curé Compère décède le 12 avril 1763 ; il est remplacé par François Quesneau. Les liens que Jean Cathelineau a tissés avec le curé défunt se poursuivent avec le nouvel arrivant. Le presbytère du Pin devient comme la seconde demeure des enfants Cathelineau. Leur condition d'existence demeure fruste, comme celle de la majeure partie des paroissiens. Mais, ils bénéficient d'un environnement religieux plus propice à l'épanouisse- ment des vertus chrétiennes. Certes, le christianisme garde encore des aspects trop mystérieux pour être compris des simples fidèles ; mais le clergé d'alors n'est jamais à court de moyens pour faire pénétrer le message chrétien. Comme personne ne sait lire et écrire, les prêtres utilisent des tableaux peints de couleur vive, racontant toutes les scènes de la vie du Christ. Les enfants, au catéchisme, ânonnent les articles de foi les plus élémentaires. Les prêtres font ainsi pénétrer lentement les dogmes chrétiens. Ils arrivent à inculquer à leurs ouailles l'horreur du péché. La statue du Christ cloué sur la croix qui orne un mur de l'église paroissiale est là pour leur rappeler quelles souffrances il a endurées. Jacques et son frère Jean vont passer toute leur enfance au Pin. Ils courent de droite à gauche, s'occupant ici ou là aux menues tâches dévolues alors aux enfants. Derrière la maison Cathelineau, un petit enclos réunit quelques volailles qui flânent à la recherche de leur pitance, fanes de grain échouées là par hasard ou quelque vermisseau. Devant la maison court une rigole qui, l'hiver, charrie immondices et détritus de tout le village, déchets de toutes sortes, crottin des chevaux et bouses des vaches. L'été, la rigole est à sec. Les enfants sont alors requis pour balayer devant la maison. Leur père a confectionné un balai avec des genêts séchés. Cette habitude s'est généralisée depuis l'arrivée du maî- tre-curé. Celui-ci s'est fait un devoir d'inculquer aux pauvres habitants du Pin des règles d'hygiène, et ses conseils sont toujours scrupuleusement suivis. Les vieux du village, tout édentés, assis sur de vieilles pierres, prodiguent leurs encou- ragements aux enfants armés de leurs touffes de genêt. Pour eux, ces balais servent à chasser les mauvais esprits des maisons. De l'œil resté vif, ils observent dans quelle direc- tion s'envolent poussières et fétus de paille. Si le vent de galerne les pousse prestement au loin, de gros nuages noirs viendront assombrir le ciel et déverser leurs trombes d'eau. Les habitants des Mauges sont en effet habitués à voir dans tout phénomène naturel la main des puissances de l'au-delà. Les vannes du ciel ne cessent de s'entrouvrir au-dessus des Mauges, rendant les chemins impraticables trois mois sur quatre. Ses habitants ignorent tout de cette clémence angevine, tant célébrée par les poètes. Le ciel semble toujours fâché avec eux, comme s'ils étaient justiciables de fautes commises éternellement contre lui. Ils sont d'autant plus enclins à respecter les règles de la morale qu'ils craignent le bras vengeur de Dieu. Certains prêtres de paroisses rurales se félicitent des orages, car nombre de pécheurs demandent alors pardon à Dieu, et il se commet ensuite moins de péchés dans leur paroisse. « C'est pour- quoi, dit l'un d'eux, je voudrais que l'orage durât bien longtemps. » Celui-ci « semblait prier Dieu d'augmenter la violence du tonnerre, afin de donner aux hommes une grande idée de sa puissance et l'occasion d'implorer leur pardon », rapporte un historien1. Néanmoins, face aux tourments de l'existence, la religion apporte aussi un doux réconfort. N'offre-t-elle pas déjà le salut dans cet au-delà mystérieux où vont les âmes, après la mort ? N'a-t-elle pas apporté la Vierge Marie, qui répand ses bienfaits, depuis des lustres, sur l'Anjou ? Selon la tradition, la belle province a été placée très tôt sous la protection de Notre-Dame. C'est saint Maurille qui, le premier, eut la révélation de fêter la nativité de la Vierge,

1. Abbé Baraud, le Clergé vendéen, victime de la Révolution française [et] d'après la Révolution, Les Sables d'Olonne, impr. de l'Étoile de la Vendée, 1904-1910, 3 vol. in-8,1.1, p. 349. le 8 septembre. Depuis lors, les Angevins célèbrent chaque année la feria Andegavensis. Un concile tenu à Angers en 1565 a officialisé la coutume. Pendant tout le Moyen Age, les sanctuaires angevins attirent des foules de pèlerins. Les rois de France dont les châteaux jalonnent la Loire sont les premiers à y accourir. Louis XI donne l'exemple en allant implorer la Vierge à plusieurs reprises à Béhuard. Ce modeste sanctuaire juché sur un petit promontoire semble bénéficier de la protection de la Vierge, car il échappe aux crues de la Loire. A en croire M. Grandet, curé de Sainte-Croix, puis direc- teur du séminaire d'Angers, la Vierge Marie a une tendresse particulière pour les Angevins, elle a toujours été sensible à leurs misères. Ce Grandet, premier biographe de Grignion de Montfort, s'est fait le chantre de « Notre-Dame l'Angevine » au XVIIIe siècle. Dans le livre de dévotion qu'il lui a consacrée, il donne pour preuve de la protection particulière dont jouis- sent les Angevins la délimitation du diocèse par quatre grands sanctuaires érigés à chaque point cardinal : les Ardilliers à , à l'orient, le Chesne, au septentrion, la Crue, à l'occident, et Doué au midi. Ces quatre-là sont loin d'être les seuls lieux de culte angevins ; mais, les circonscrip- tions diocésaines ne coïncident pas avec les limites des élections. Notre-Dame des Gardes qui domine toutes les Mauges est dans le diocèse de La Rochelle, et Notre-Dame du Marillais appartient au diocèse de Nantes. La fréquence des épidémies favorise la dévotion à la Vierge Marie et pousse à la multiplication des pèlerinages. Ceux-ci se succèdent sans interruption dès les premiers beaux jours. Chaque paroisse vient, en délégation, pour remercier la Vierge d'une protection particulière qu'elle leur a accordée. Le plus souvent, chaque paroisse possède une reproduction de la statue d'un sanctuaire déterminé. Si jamais survient une épidémie, et que celle-ci épargne, par chance, ses habitants, ceux-ci en retour se rendent en pèlerinage la remercier. Par la même occasion, les parois- siens renouvellent leurs vœux, avant de s'en retourner confiants dans la protection que la Vierge leur accordera à nouveau. Si jamais, par malheur, leur paroisse n'est pas épargnée, ce sera donc parce qu'ils ont péché contre Dieu et que son bras vengeur aura envoyé un fléau pour les punir. En ce cas, un nouveau pèlerinage aura pour objet de demander pardon à Dieu et d'implorer la Vierge pour être épargnés la prochaine fois. Seule une vie droite et pieuse donne l'assurance de ne pas encourir la vengeance divine. Au xviiie siècle, l'habitude se prend d'aller en pèleri- nage demander réparation de ses fautes. Les pèlerins s'y rendent à pied, ils portent des cierges et font les der- nières lieues en avançant sur les genoux; le pèlerinage devient ainsi un moyen d'expier ses fautes. Une malédiction divine semble aussi frapper la Loire, tant les catastrophes causées par le fleuve sont nom- breuses. Et, seul le Dieu tout-puissant semble capable de maîtriser les flots furieux du fleuve en crue. Lui seul peut souffler le vent d'ouest qui permet aux navires de gonfler leurs voiles pour remonter le fleuve. Les hommes craignent sa folie meurtrière, et ils cher- chent tant bien que mal à se protéger des caprices de ce monstre de la nature. Ses riverains invoquent la Vierge pour qu'elle les protège de ses crues soudaines. Lors de chacune d'elles, ses eaux envahissent maré- cages et prairies qui bordent son lit. « Vraiment, ce fleuve me prend plus de terrain que le roi de France », s'était exclamé un comte d'Anjou en 1040. Les hommes ne ménagent pas leurs efforts pour dompter sa nature sauvage, mais celui-ci ne cesse de leur reprendre ce qu'ils ont cru pouvoir lui soustraire. Des remparts de boue et de fascines appelés « turcies » ont été élevés. Des villages se sont édifiés imprudemment à leur abri. Mais, certains hivers, les eaux grossies par les pluies diluviennes sub- mergent aisément les digues et s'emparent des terrains en contrebas. A l'image du Dieu tout-puissant, le fleuve seul règne. Entre 1707 et 1790, on ne compte pas moins de quinze grandes crues aux allures de grandes catastrophes. C'est pourquoi la Vierge Marie continue à être implorée tout au long du XVIIIe siècle. Les mariniers qui naviguent sur le fleuve, souvent au péril de leur vie, ne sont pas les derniers à l'invoquer. Ces rudes gaillards, qui ont la réputation d'être grossiers, font preuve d'une affection particulière pour leur protec- trice. Tous les ans, ils se rendent en pèlerinage dans ses sanctuaires, à Behuard ou Notre-Dame-des-Ardilliers, et des matelots portent sur leurs épaules un bateau de dévotion. Ainsi, tout l'Anjou honore la Vierge Marie, sa protectrice attitrée. Prier Marie, c'est assurer son salut. Et l'usage du chapelet commence à se répandre dans les familles. Il se récite le soir, à la veillée, au moment où les mauvais esprits commencent à rôder, empruntant le corps de bêtes immondes dont les hurlements retentissent dans la nuit. Celles-ci attendent l'obscurité pour sortir de leurs tanières, car elles craignent la lumière du jour. Heureusement, il existe maints subterfuges pour les éloi- gner. Le plus efficace demeure le grain de sel que chaque Angevin porte toujours sur lui. Le sel a, en effet, la réputa- tion d'éloigner les mauvais esprits. On le jette autour des étables et on le met dans les aliments pour se protéger. Les progrès de la religion n'ont pas fait disparaître toutes ces coutumes superstitieuses mais leur ont superposé d'au- tres pratiques, qui, à leur tour, deviennent de nouvelles habitudes. Les curés qui se sont succédé au Pin-en-Mauges ont ainsi enraciné la pratique du chapelet. Les hommes portent ce nouveau talisman autour de leur cou. Ils n'ou- blient pas de se signer en passant devant un calvaire, et ils récitent une courte prière devant les statues de la Vierge, blotties dans leurs niches à la croisée des chemins. A partir du milieu du XVIIIe siècle, la dévotion au Sacré- Cœur se répand parmi les fidèles, recueillant très vite leur assentiment. Honnie des jansénistes, elle consacre la substi- tution au Dieu terrible et vengeur de la Bible d'un Dieu d'amour et de bonté qui correspond mieux à la sensibilité du XVIIIe siècle. L'Église peut ainsi faire comprendre aux fidèles que Dieu a envoyé son fils pour les sauver et non pour les damner. Le pape Clément XIII crée une fête en son honneur en 1765 et l'assortit d'indulgences. Mais, au fur et à mesure que le mouvement philosophique entraîne une désaffection vis-à-vis de la religion, nombre d'évêques encouragent cette dévotion. Le Sacré-Cœur est imploré pour que retournent à la foi ceux qui s'en éloignent, comme pour conjurer tout malheur qui pourrait s'abattre sur un royaume rompant avec la religion de ses ancêtres. Dans les Mauges comme dans le Bas-Poitou, hommes et femmes portent couramment de petits cœurs en métal, souvent suspendus au bout d'une chaînette. Jacques Catheli- neau, comme la plupart des futurs chefs de l'insurrection, en porte un. Le curé Quesneau a détecté chez le fils de Jean Catheli- neau des aptitudes particulières. L'idée a germé dans son esprit que l'enfant pourrait être confié à un prêtre. Celui-ci pourrait parfaire son instruction religieuse. A l'époque, il n'y a pas d'école, à proprement parler, dans des petits bourgs isolés comme le Pin-en-Mauges. Il n'y a qu'un collège dans les environs, celui de Beaupréau, et encore ne peut-il accueillir que les enfants de la petite bourgeoisie locale dont les parents peuvent payer une pension. Mais, ni les tisse- rands, ni les bordiers des Mauges ne peuvent s'offrir ce luxe. C'est pourquoi les curés de paroisse suppléent fréquemment à cette lacune et prennent eux-mêmes à leur charge l'éduca- tion de jeunes garçons. Ils leur assurent le gîte et le couvert au presbytère, en échange de menus travaux. L'abbé Quesneau propose d'envoyer Jacques à la cure de la Chapelle-du-Genêt. Jean Cathelineau ne peut que se réjouir de cette bonne nouvelle. Seule la providence divine a pu en décider ainsi. En ces temps de misère, ce sera une bouche en moins à nourrir ! Et, sait-on jamais, c'est aussi peut-être l'occasion d'en faire un prêtre ! Le père n'hésite pas à se priver de l'aide de son fils ; ses jeunes frères pourront aisément le remplacer. L'abbé Marchais est alors le curé de cette paroisse située près de Beaupréau, sur les bords de l'Evre. Il a la réputation d'être un saint prêtre. Il donnera utilement quelques leçons à Jacques et saura le conduire au sacerdoce, s'il a la vocation. A la fin de l'été 1770, Jacques arrive ainsi au presbytère de la Chapelle-du-Genêt. 2 L'ABBÉ MARCHAIS

Jacques Cathelineau est en de bonnes mains. L'abbé Marchais est, en effet, un homme d'élite, remarqué pour sa droiture et sa piété. C'est un enfant du pays. Son père était marchand drapier à Beaupréau. Mais, Yves-Michel, né le 24 mars 1726, devient orphelin dès l'âge de quatre ans. Élevé par un de ses oncles, il fait ses études au collège de Beaupréau, créé au début du siècle par les Sulpiciens. Ceux- ci désiraient alors éloigner leurs collégiens d'Angers des turpitudes et des turbulences urbaines. « Dans une grande ville, les séminaristes et collégiens sont déréglés dans leurs mœurs par les mauvais exemples qu'ils voient dans les grands lieux où l'on ne peut les tenir assez resserrés, ni veiller assez sur leurs conduites, pour les éloigner des compagnies dangereuses et des occasions de mal faire. [...] Il paraît donc nécessaire d'établir ce sémi- naire dans un petit lieu où les jeunes gens soient éloignés du grand monde 1. » Leur choix s'est donc fixé sur Beaupréau, ville « très petite » dont « tous les habitants sont occupés au travail ou à leur petit commerce2 ». Les risques de' corruption au contact de personnes oisives sont donc absents.

1. H. Bernier, Notice historique sur le collège de Beaupréau, p. 91. (On trouvera la bibliographie complète à la fin du volume, p. 261.) 2. Ibid., p. 98. Manifestement, ils poursuivent aussi un autre objectif : recruter des prêtres au cœur même des Mauges. « Comme ce sont des enfants simples des paroisses voi- sines qui n'ont jamais été dans le grand monde, ils vivent dans l'innocence et se forment aisément dans la piété et dans la science et deviennent de bons ecclésiastiques » nous apprend le texte qui justifie la création du collège Cette création d'un établissement faisant fonction à la fois de collège et de séminaire témoigne aussi de l'importance que les Sulpiciens accordaient aux Mauges, comme terre d'évangélisation. Yves-Michel Marchais sera l'un de ces prédestinés, recrutés sur place par les Sulpiciens pour embrasser le sacerdoce. Il suivra ses maîtres en entrant ensuite au séminaire d'Angers. Il gardera toute sa vie l'empreinte de l'éducation dispensée par « ces grands hommes occupés à former des ministres selon le cœur de Dieu2 ». Ceux-ci, dira- t-il, réunissaient « tout ce que la science peut avoir de plus sublime, la piété de plus rare, la prudence de plus consommé, le gouvernement de plus sage3 ». En 1750, le jeune prêtre est nommé tout d'abord vicaire à Saint-Augustin-des-Bois, près de Saint-Georges-sur-Loire, puis à Foudon, près d'Angers, avant d'arriver à la Chapelle- du-Genêt en 1757. Le curé de cette paroisse, l'abbé Mondain, en poste depuis 1734, résigne son bénéfice en 1763. Yves-Michel Marchais, dès lors, le remplace à ce poste qu'il occupera pendant quarante ans. Les quelques biens que son père lui a laissés lui assurent une certaine aisance. Ceci explique probable- ment qu'il ait pu accueillir le jeune Jacques Cathelineau. Six années durant, Jacques va côtoyer un « saint prêtre », qui s'érige en modèle de vertu pour ses ouailles. L'abbé Marchais se fait une haute idée de sa fonction. Pasteur des âmes, il doit conduire celles-ci vers le salut, au milieu des encombres de la vie. Or, le chemin qui mène au paradis est semé d'embûches. En effet, le démon est toujours là qui

1. H. Bernier, Notice historique, op. cit., p. 99. 2. François Lebrun, Parole de Dieu et Révolution, p. 15. 3. Ibid., p. 16. guette ses proies et tente les hommes. Aussi, le saint prêtre ne ménage-t-il pas ses efforts pour arracher à ses griffes ceux de ses paroissiens qui se laissent aller. Dans ses sermons, il fulmine contre les pécheurs et décrit avec force détail les flammes éternelles de l'enfer. Les représentations des sup- plices qui attendent les damnés saisissent d'effroi ses parois- siens. Ses sermons sont de continuels rappels à l'ordre. Parfois, il s'emporte dans de véritables réquisitoires contre la cor- ruption des mœurs, preuve s'il en est qu'il est loin d'être toujours suivi. « On ne suit que ses penchants, on ne consulte que ses plaisirs et on ne pense qu'à se satisfaire », s'exclame-t-il1. A l'en croire, ses paroissiens sont victimes de deux fléaux, l'ivrognerie et le jeu. « Cette malheureuse habitude [...] est d'autant plus funeste en quelques-uns qu'elle est plus invétérée et à l'épreuve de tous les remèdes ordinaires, puisque ni la misère des temps et une pauvreté réelle pour plusieurs, ni les représentations et tendres gémissements d'une épouse, ni les instructions publiques et générales, ni les avis particuliers et personnels ne peuvent y mettre ni bornes ni mesure. » Il flétrit leur dévergondage et l'obscénité de leurs mœurs. « Je demanderai encore, et s'il est possible même avec plus d'ardeur et d'empressement, la fin de ces infâmes dissolutions dont la seule pensée fait rougir et que l'on n'ose nommer, mais dont hélas néanmoins nous sommes depuis quelque temps si publiquement instruits et affligés qu'il ne nous est pas possible de nous comprimer et de nous taire. « Est-il donc possible, ô ciel, qu'on se porte si loin et que dans un sexe qui devrait imprimer la pudeur et la modestie, il n'y ait plus ni honneur, ni sentiment ! Est-il possible que des personnes, qui, déjà d'un certain âge et hors d'une première jeunesse, devraient ressentir moins vivement le feu des passions, en soient totalement consumées, et se laissent lâchement séduire par des brutaux et des insolents qui ensuite se moquent de leurs faiblesses et les abandonnent à leur confusion ! « Voilà, mes frères, ajoute-t-il, ce que j'appelle des mala-

1. François Lebrun, Parole de Dieu et Révolution..., op. cit., p. 65. dies contagieuses et mortelles qui m'alarment plus que celle que vous craignez maintenant et pour lesquelles les prières que vous m'avez demandées sont plus nécessaires. C'est là le vrai mal épidémique et pestilentiel dont je prierai la divine miséricorde de guérir les âmes qui en sont malheureuse- ment atteintes et de préserver celles qui pourraient être exposées 1. » Le prêtre a bien conscience des difficultés rencontrées par ses pauvres gens pour résister aux sollicitations qui les guettent sans cesse. L'aiguillon de la chair est si fort qu'ils s'abandonnent facilement au vice. « Mais, me direz-vous peut-être, la nature est si faible, les passions sont si vives, les tentations si violentes, les occasions si communes et on succombe si facilement, qu'il n'est guère possible de se soutenir dans les meilleures dispositions et de tenir toujours ferme contre tant d'assauts. Il faudrait donc être toujours en garde et comme en guerre avec soi-même, se gêner en tout et contrarier à chaque instant ses plus douces inclinations, ses penchants les plus naturels 2. » Mais, en parfait disciple des Sulpiciens qui l'ont éduqué au séminaire d'Angers, il a une conception très rigoriste du monde et de la conduite à tenir pour assurer son salut, et se montre très exigeant vis-à-vis de ses ouailles. « Veiller, prier sans cesse, mortifier nos sens, nous faire une continuelle violence, fuir toute occasion dangereuse, fût-elle au rang de ce que nous avons de plus cher comme l'œil ou le pied, résister enfin à toutes les tentations et à toutes les amorces du péché, voilà ce que nous avons promis à Dieu, ce que nous lui devons comme souverain, ce qu'il exige comme notre bienfaiteur et ce que nous ne saurions lui refuser sans nous rendre rebelles, ingrats et parjures 3. »

Fidèle à la conception d'un univers régi par un maître omnipotent, l'abbé Marchais est passé maître dans l'art d'évoquer les catastrophes naturelles, dans le but d'édifier ses ouailles. Très informé de tout fléau qui survient en quelque point

1. François Lebrun, Parole de Dieu et Révolution..., op. cit., pp. 90-91. 2. Ibid., p. 66. 3. Ibid. du globe, il en instruit ses fidèles, au travers de descriptions très imagées, propres à faire naître des émotions et à obtenir d'eux leur « repentance ». Le curé de la Chapelle-du-Genêt n'oublie jamais de relier les catastrophes les unes aux autres, de façon à donner tout à la fois une conception universelle du cosmos, à mieux faire ressortir la toute- puissance de celui qui le dirige, et à bien montrer que personne, où qu'il habite dans l'univers, n'est épargné. Le tremblement de terre de Messine en mars 1783 est l'occasion d'une telle leçon d'éthique. « Peuples infortunés dont nous venons d'apprendre les malheurs et les accidents les plus déplorables ! Soit nos voisins et nos compatriotes, tous les riverains de la Loire qui ont été inondés et submergés par les débarquements extra- ordinaires de ce fleuve qui, outre la rupture des ponts et des levées, ont fait périr plusieurs personnes et causé des dommages irréparables. Soit, et bien plus tristement encore, tout un pays dans le royaume de Sicile en Italie. Quel affreux événement et que vais-je annoncer! 340 tant villes que bourgs et villages, engloutis et disparus avec leurs habitants sous les coups redoublés de secousses et tremblements de la terre ouverte successivement et de toutes parts pendant trois jours entiers, vomissant des flammes et des torrents de feu, au milieu des éclairs et d'un tonnerre continuel, accom- pagnés de pluie, de grêle, de vents orageux et de tempête dont l'histoire ne fournit point d'exemple, augmentés encore par les mugissements et soulèvements des eaux de la mer en fureur; le tout à la fois et comme de concert, donnant le spectacle le plus horrible, ayant réduit en cendres et comme anéanti une des plus belles provinces de l'univers. « Je veux bien le croire et je l'avouerai volontiers, il peut y avoir dans cette triste catastrophe, c'est-à-dire, destruction, ce qu'on appelle des raisons physiques ou causes naturelles, cette province étant une de celles qu'on nomme méridio- nales ou exposées à la plus grande chaleur du soleil en son midi, et dont le sol ou la terre renferme beaucoup de parties de soufre, de bitume et autres matières combustibles ou inflammatoires qui peuvent occasionner des incidents de cette espèce. Mais, je n'en crois pas moins, et j'ose l'avancer, que Dieu qui tient tout entre ses mains, qui dispose à son gré des causes comme des effets et qui, comme Il s'en exprime formellement, se joue de toutes les choses de ce monde (ludens in orbe terrarum) a pu permettre ce terrible événe- ment qui sort de la classe, je veux dire du rang de tous les autres pour se faire craindre et adorer. Il a pu frapper quelques coupables pour instruire les autres, et immoler quelques victimes à sa justice pour faire implorer sa miséri- corde 1. » Ces châtiments exemplaires, l'abbé Marchais en multiplie les exemples dans ses sermons. Il semble disposer d'un inépuisable répertoire, dans lequel il puise à volonté pour édifier ses ouailles. A défaut de crues de la Loire, il ira chercher ailleurs une catastrophe naturelle. Généralement, les intempéries angevines lui suffisent pour les rappeler à Dieu. A cette époque, celles-ci condition- nent l'existence même de la communauté agraire ; le niveau des récoltes dépend uniquement du gel, des inondations, des orages ou de la sécheresse. Ces perturbations sont presque une condition de vie ou de mort. Toute pluie qui ne cesse pas et compromet les travaux agricoles « est un fléau, écrit-il, par lequel le souverain maître nous châtie pour nous corriger et nous faire revenir à lui2 ». Chaque fléau est décrit avec grande minutie : il donne les moindres détails, pour frapper davantage. D'une grêle, il spécifie la taille des grains, dix pouces de diamètre, pour les plus gros à Besançon3. Il donne la mesure de l'étendue des dégâts, il énumère avec précision les récoltes perdues... Ses descriptions sont le plus souvent apocalyptiques. Ainsi, « du 26 juin au 4 juillet, un tremblement de terre secoue une ville de Hongrie, détruisant toutes les maisons. Au milieu des secousses qui furent au nombre de 90, on remarqua le long du Danube plusieurs endroits d'où jaillissait de la grosseur d'un bras et à la hauteur de cinq pieds une eau mêlée d'un sable bleuâtre, imprégnée d'une odeur de soufre 4 ». Cette vision planétaire du monde oblige à dépasser l'hori- zon du clocher. L'attirance de l'abbé Marchais pour les éruptions volcaniques a manifestement pour origine le désir

1. François Lebrun, Parole de Dieu et Révolution, op. cit., pp. 92-93. 2. Sermon n° 1 de 1763, Archives diocésaines d'Angers. 3. Ibid. 4. Ibid. d'attirer l'attention sur les entrailles de la terre et, en deçà, sur les flammes de l'enfer où se consument éternellement les réprouvés. Tout ce discours clérical ne peut que donner à l'homme conscience de sa petitesse face à l'omnipotence de Dieu, le conduire à s'abaisser et non à s'élever, et la crainte des fléaux l'obliger à observer les règles de la morale chrétienne. Cependant, le monde de l'abbé Marchais n'est pas aussi pessimiste que ces sermons tendent à le faire croire. Quel- ques rayons de soleil peuvent aussi illuminer la vie de ces pauvres gens, à la condition qu'ils sachent utiliser tout le pieux arsenal mis à leur disposition : prières, sacrements, dévotions. Face à des pluies incessantes, il reste toujours le secours de la prière pour les faire s'arrêter. « Nous avons redoublé nos invocations, leur dit le curé suite à de telles pluies qui viennent de cesser, faisant de toute la semaine, une espèce de fête par l'assistance journa- lière à l'auguste sacrifice de la messe, la récitation des psaumes de pénitence et la réception de la bénédiction du très Saint Sacrement. Avec tous ces moyens, nous avons réussi et le secours a suivi de près la demande. [...] Bien plus heureux encore que fervents, nous avons été admis à la grâce que nous demandions, exaucés, soulagés, aussitôt et presque dans le même instant [...]. » Toujours dans le même sermon, l'abbé Marchais évoque un miracle, emprunté à la tradition. « C'est évidemment là, quoique dans un autre sens, le renouvellement du prodige arrivé dans la barque, et, le même Dieu de bonté qui avait sauvé les disciples du malheur d'un naufrage a sauvé des accidents d'une inonda- tion. « Ayant pour nous comme pour eux commandé aux vents et à la mer, Il a tout fait changer de face et nous pouvons tout espérer où nous devions tout craindre [...]. « Le calme ayant succédé à la tempête, nous n'avons plus qu'à admirer l'auteur de ce changement, à le louer et à le remercier comme firent ses disciples et tous ceux qui en furent les témoins. » Mais attention ! l'abbé Marchais ne voudrait surtout pas entretenir chez ses ouailles l'illusion qu'on peut tout obtenir par la prière. S'il y a eu « prodige », c'est grâce à la grande bonté de Dieu. « Nous ne devons attribuer ce qui nous a été accordé, précise-t-il, qu'à un grand effet de miséricorde et de bienveillance. » Maître de la nature, Dieu a changé le cours des vents ; et, dans sa magnificence, il a accordé un don à ceux qui ne méritaient pas, étant indignes de l'obtenir de par « le malheur des crimes » qui avaient attiré les pluies. Marchais continuant son sermon reconnaît sa trop grande hardiesse, en ayant osé comparer ses paroissiens avec les apôtres : ceux-ci ne sont que des pécheurs, alors que les apôtres étaient fervents ! « Je vous l'avais bien dit, mes frères, poursuit-il, en vous annonçant cette neuvaine de prières et vous avez dû vous en convenir que nous devions commencer à prier nous-mêmes, personnellement et à demander avant la réformation du mauvais temps, celle de nos mœurs et de tant d'iniquités sur lesquelles nous ne saurions trop gémir et nous humilier. « Tant d'excès et d'ivrogneries dans les uns, comme tant d'impuretés dans les autres, tant de colères et d'emporte- ments dans ceux-ci comme tant de fiel et de ressentiment dans ceux-là, tant d'orgueil et de vanité, de fierté et d'indépendance dans les inférieurs et jusque dans les plus basses conditions comme dans les états les plus élevés, tant de duretés, de vexations et d'injustices partout des crimes et des scandales, ou tout du moins des faiblesses et des écarts les plus marqués. « Voilà, chers auditeurs, et comprenez-le bien, voilà la cause et la vraie source de tous nos malheurs, ce qui en vous déplaît à Dieu et ce qu'il veut guérir par tous ces différents fléaux qui nous affligent. Voilà conséquemment ce que nous avons dû déplorer. « A l'imitation de ce premier peuple dont nous n'imitons que trop les grossièretés et les égarements, nous avons profité d'une punition. Et ce que l'Esprit Saint nous apprend de ce peuple en disant de lui qu'il faisait pénitence, qu'il renonçait à ses crimes et qu'il revenait au Seigneur toutes les fois qu'il en était frappé et châtié, nous pouvons le dire de nous-mêmes et nous en applaudir, c'est à nous de nous en féliciter, et nous en réjouir devant Dieu [...] Nous le savons, Seigneur, et nous le reconnaissons plus que jamais, tout dépend absolument de vous dans l'ordre naturel comme spirituel1. » Jacques Cathelineau est ainsi à dure école, en subissant la férule d'un maître aussi sévère. La crainte du châtiment oblige tout un chacun à ne pas s'écarter de la voie rectiligne qu'il lui a tracée. L'adolescent peut mesurer tout l'écart qui sépare l'ordonnancement régulier de la vie du prêtre et l'existence désordonnée et dissolue qu'il a connue autour de lui, lors de son enfance au Pin-en-Mauges. Ses parents semblent faire exception, ils suivent régulièrement les offices et observent scrupuleusement les règles élémentaires de la morale chrétienne. Mais, combien de pécheurs autour d'eux ! Son propre cousin ne tient-il pas un cabaret qui ne désemplit pas? Et, pendant la messe du dimanche, on entend distinctement les vociférations des buveurs. Ses congénères du Pin ont encore du chemin à parcourir avant de pouvoir frapper à la porte du paradis. Pourtant, Dieu ne manque pas d'envoyer des signes aux pécheurs pour les rappeler à l'ordre. Tous les fléaux qu'il envoie sont la punition légitime de tous leurs désordres. La mort ne cesse de frapper à la porte des familles de la Chapelle-du-Genêt. Et Jacques, revêtu de son surplis d'enfant de chœur, accompagne régulièrement l'abbé Mar- chais, prévenu à tout moment qu'un de ses paroissiens rend l'âme. Le prêtre accourt lui apporter l'extrême-onction. Ce sacrement lui servira de précieux viatique pour son passage dans l'autre monde. Jacques récite avec l'abbé Marchais les prières des agonisants. Bien souvent, lorsque le mourant a été frappé par une épidémie, le décès survient dans de terribles souffrances. Et l'adolescent peut contempler avec effroi la mort accomplir son travail. Les proches du défunt ne peuvent retenir leurs sanglots. Seul l'abbé Marchais demeure impassible. En son for intérieur, il se réjouit que le paradis puisse accueillir une âme nouvelle. Ce spectacle régu- lier des fins dernières est propre à endurcir le cœur du jeune homme. La mort devient familière, il peut l'apprivoiser. Comme tout un chacun, il sait qu'elle surgit à l'impro-

1. Sermon n° 13 de 1787, Archives diocésaines d Angers. Cathelineau, simple colporteur, né au Pin en Mauges (en 1759), est presque un inconnu lorsque éclate l'insurrection de mars 1793. Cet homme n'est pas l'instigateur du soulèvement, comme l'écriront ses hagiographes au XX' siècle ; en revanche, si au début il se laisse porter par les vagues déferlantes de l'insurrection, il acquiert ensuite une telle aura que le titre de premier généralissime de l'armée catholique et royale lui reviendra comme de droit. Si toute une légende dorée a exagéré ses faits et gestes, il n'en demeure pas moins l'une des figures les plus symboliques de l'insurrection vendéenne. Sa mort prématurée, des suites d'une blessure lors du siège de Nantes, le 29 juin 1793, portera au mouvement un coup très dur. Issu du peuple, Cathelineau a imprimé au mouvement son caractère démocratique. Très pieux, marqué par les sermons de l'abbé Marchais, le curé de la Chapelle-du-Genêt, il devient comme l'instrument d'une Providence divine, l'exécutant d'une vengeance de Dieu contre les «impies». Devenu pour la postérité le « saint de l'Anjou», il acquiert une dimension presque mythique. Loin d'être une hagiographie, ce livre est d'abord un témoignage sur l'état d'esprit qui régnait en Anjou et singulièrement dans les Mauges au moment de la Révolution. Il apporte aussi un regard neuf sur l'insur- rection de mars 1793, au travers d'un personnage que les hasards de l'histoire ont propulsé sur le devant de la scène. Un procès en béatification a commencé à être instruit récemment par l'évêque d'Angers, Mgr Orchamps.

Louis-Marie Clénet, né en 1948, est d'origine vendéenne. Titulaire de nombreux diplômes : Sciences.po, maîtrise de droit, diplôme d'études supérieures de sciences politiques, agrégation de sciences sociales, il est aussi docteur en histoire. Il a déjà publié chez Perrin : Grignion de Montfort, le Saint de la Vendée.

120 F 54255-5 Maquette : G. Gagnepai Cathelineau, par Girodet-Trioso (Musée d'Histoire et des Guerr de Vendée, Cholet. Photo Giraudor Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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