Jean Berthelot, né en 1897 à Reims, polytechnicien, est sorti premier de sa promotion comme Ingénieur Elève à l'Ecole Nationale Supérieure des Mines. Il appartient à la génération des grands techniciens qui, entre les deux guerres, ont posé les bases économiques de l'Europe en mutation. En 1939, il était Directeur général adjoint de la S.N.C.F. La rencontre d'Anatole de Monzie, bril- lant ministre des Travaux Publics de septembre 1938 à juin 1940, va l'entraî- ner, sans qu'il les ait cherchées, à des hautes fonctions au carrefour de la technique et de la politique. Directeur du Cabinet du ministre, il est appelé au poste de secrétaire d'État aux Commu- nications en septembre 1940, dans le gouvernement du Maréchal Pétain. Il y mène une double action pour recons- truire le réseau des transports dévasté par la guerre et pour soustraire aux occupants le maximum possible de ma- tériel français. Il donne sa démission en avril 1942, quand le retour de Laval au pouvoir lui donne la conviction de l'inu- tilité de ses efforts. Après la Libération, Jean Berthelot, subissant le sort com- mun des « épurés », passa en Haute Cour de Justice et fut libéré le jour même du jugement, en juillet 1946. Il occupe depuis des postes de Conseil ou d'Administrateur dans des sociétés s'intéressant à l'Amérique du Sud ou à l'Afrique noire.

"L'HISTOIRE QUE NOUS VIVONS "

JEAN BERTHELOT

SUR LES RAILS DU POUVOIR

(de Munich à Vichy)

ROBERT LAFFONT 6, place Saint-Sulpice, 6 -VI Si vous désirez être tenu au courant des publications de l'éditeur de cet ouvrage, il vous suffit d'adresser votre carte de visite aux Éditions Robert LAFFONT. Service « Bul- letin », 6, place Saint-Sulpice, Paris-VI Vous recevrez régulièrement, et sans aucun engagement de votre part, leur bulletin illustré, où, chaque mois, se trouvent présentées toutes les nouveautés — romans français ou étrangers, documents et récits d'histoire, récits de voyage, biographies, essais — que vous trouverez chez votre libraire.

© ROBERT LAFFONT, PARIS, 1968 Les pièces soi-disant authentiques de ce temps sont corrompues ; rien ne se publiait, lettres et journaux, que par l'ordre du maître : Bonaparte veillait aux articles du Moniteur ; ses préfets ren- voyaient des divers départements les récitations, les congratulations, les félicitations, telles que les autorités de Paris les avaient dictées et trans- mises, telles qu'elles exprimaient une opinion publique convenue, entièrement différente de l'opinion réelle. Écrivez l'histoire d'après de pareils documents ! En preuve de vos impartiales études, cotez les authentiques où vous avez puisé : vous ne citerez qu'un mensonge à l'appui d'un mensonge. CHATEAUBRIAND Mémoires d'outre-tombe.

AVANT-PROPOS

Anatole de Monzie, apprenant que j'étais compris dans l'équipe ministérielle de septembre 1940, écri- vit sur son agenda qu'il suivrait avec curiosité la marche de son ancien directeur de Cabinet « sur les rails du pouvoir ». Les loisirs que m'a généreusement octroyés la IVe République m'ont donné l'occasion de méditer sur mon aventure. Je suis donc allé à la recherche du temps passé au service de l'Etat; d'abord par exercice; et puis, dans la pensée que mes souvenirs pourraient, un jour, contribuer à l'explication de notre récente histoire, je me suis appliqué à les mettre en forme, sans cepen- dant m'attacher à les enchaîner dans la continuité. J'ai dit ce que j'ai vu. Le Pouvoir a pu nous condam- ner en vrac et sans appel. L'Histoire réformera ce jugement. Fresnes, Hiver 1944-1945.

PREMIÈRE PARTIE

ITINÉRAIRE DE PARIS A VICHY

CHAPITRE PREMIER

LA RÉPUBLIQUE CRÉPUSCULAIRE

Entrée d'Anatole de Monzie dans le Cabinet Daladier le 21 août 1938. - Munich. - Les décrets-lois de novembre 1938. - La Grève générale du 30 novembre 1938. - L'annexion de la Tchécoslovaquie par Hitler et la réaction de la République. - Questions gouverne- mentales : le ministère de l'Armement, les Transports parisiens, les Pétroles. — La déclaration de guerre met d'accord les mous et les durs.

Le 21 août 1938 je suis appelé au téléphone de par Anatole de Monzie. — C'est vous, Berthelot? — Oui, monsieur le Ministre. — Savez-vous que Frossard est démissionnaire? — On le dit, en effet. — Frossard a donc démissionné des Travaux Publics, et Ramadier du Travail. Alors Daladier vient de me téléphoner. Il m'a offert la succession de Ramadier au Travail. Je lui ai dit que je me sentais peu de goût pour ce ministère, mais que j'accepterais de retourner boulevard Saint-Germain. Pour cela, j'ai besoin de votre concours. Voulez-vous travailler avec moi? — Monsieur le Ministre, je suis très honoré, mais... — C'est bien simple, le voulez-vous? le pouvez-vous? — Certainement, monsieur le Ministre, je le désire- rais, mais... — Bon! Débrouillez-vous avec la S. N. C. F. Je serai demain après-midi à Paris. Formez le Cabinet et com- mencez à vous occuper de la grève des dockers de Mar- seille. En quelques secondes, de mon paisible métier ferro- viaire, j'ai été aiguillé sur les voies de la politique. Je n'ai jamais eu pour la politique la moindre passion. J'avais connu Monzie quelques années plus tôt dans son département du Lot à propos d'un problème technique : Il avait demandé aux chemins de fer de Paris-Orléans de réorganiser les transports routiers du Lot. Ses qua- lités humaines m'avaient séduit et, depuis, je n'avais cessé de le fréquenter. Mon premier souvenir de l'homme public, je le retrouve à quelques années en arrière, dans la salle des délibérations du Conseil général du Lot... Monzie, soli- dement calé dans son fauteuil présidentiel, le béret bas- que avancé en bataille sur les yeux, couvre l'Assemblée des notables d'un regard dominateur. — Ce département, je le porte à bout de bras, répète- t-il. Quand le débat se traîne dans le vague, Monzie inter- vient en maître. Le vocable d'éloquence s'applique mal à sa manière. Rien de l'académisme; des rapprochements inattendus, des images surprenantes accrochent l'attention; infail- lible dans le choix des mots, sans effort, Monzie est un artiste du verbe, d'un verbe asservi à la pensée. C'est l'un des premiers orateurs de ce temps. Ministre des Travaux Publics en 1925-1926, il est resté curieux des gens et choses du rail. Ce trait d'union fait que j'ai continué d'entretenir avec lui un commerce sans éclipse. De temps à autre, je suis convoqué rue de Vaugirard pour parler des affaires du Quercy. Un Monzie ne s'at- tarde pas au détail. Incessamment il change de thème, il improvise. S'agissait-il au départ du transport des fraises du Lot en wagons frigorifiques? On l'a déjà oublié, car il a fallu tout dire en peu de mots, sous peine de paraître importun. Ici, l'agilité d'esprit est reine. Les interlocuteurs de Monzie ne suivent pas le train. Nul ne connaît, ne comprend mieux que lui la géo- graphie politique de l'Europe. — Voyez-vous! dit-il au moment de Stresa, ce palto- quet de Laval qui veut prendre la succession de Briand ! L'homme d'esprit, le grand bourgeois pardonnait dif- ficilement à l'Auvergnat, moins cultivé, peu éloquent, d'être président du Conseil, alors que lui, malgré tous ses dons, n'avait pas encore joué un rôle à sa taille. Epris d'indépendance, non conformiste, sans clientèle partisane, étranger à la cuisine des couloirs, tel est Monzie parlementaire, et ceci explique cela. Il s'est peu montré à la Chambre du Front populaire. Profondément latin, il a pris position contre les sanc- tions imbéciles qui ont forgé l'Axe; politique clair- voyant, il a proclamé dès longtemps que l'Anschluss, ce serait la défaite de la . Ses jugements, confirmés par les faits, lui ont valu un regain d'autorité, tandis qu'il s'est retiré dans une retraite volontaire. C'est l'heure où Daladier, lâché par l'aile gauche de sa majo- rité, va penser à Monzie.

Septembre 1938 au 246, boulevard Saint-Germain.

La grève des dockers de Marseille, qui empoisonnait le Gouvernement depuis un mois, s'est éteinte doucement, sans fracas de publicité. A. de Monzie a usé tour à tour de la négociation souriante et de la fermeté, guidé par un sûr instinct des hommes. Cette grève n'avait pas de vrais motifs professionnels ou, du moins, nul n'était capable de les exprimer en clair. Un beau jour, patrons et ouvriers s'étaient aperçus qu'ils ne parlaient pas le même langage; après quelques escarmouches, la grève. Il fallut ensuite la justifier et, pour cela, la poursuivre. Ramadier, trop consciencieux juriste, buta sur l'obs- tacle en s'obstinant à résoudre le conflit par des textes. De Monzie résolut plus simplement la crise pour l'avoir abordée par son côté humain. A. de Monzie est, lui aussi, un juriste. Mais sa sensi- bilité le guide plus sûrement que le droit. Il est d'abord un intuitif. C'est sans doute aussi une banalité de dire que Monzie est l'un des hommes les plus intelligents qui soient. Sa vivacité d'esprit, sa facilité lui ont valu une répu- tation de dilettante. Aucun reproche ne lui est plus pénible. Nul jugement n'est plus immérité. Car il aime à travailler solidement, sur un bon dossier, soigneuse- ment établi; il lit les pièces, les annote, demande des explications, réclame d'autres documents, et finalement condense ses réflexions dans des notes brèves et précises. On ne surprend pas sa signature. On ne l'a pas au bluff. On ne lui fait pas endosser une décision qu'il n'ait pesée. Ce faux dilettante est un consciencieux. Il ne va jamais devant une Commission, un Conseil, sans avoir médité les sujets qu'il va traiter. S'il le faut, il se découvre une vocation polytechnicienne pour discuter avec les « Mineurs » ou les « Cheminots ». Il exerce avec passion son métier de ministre. Il en a le respect. Il est probablement le seul ministre qui écrive lui-même ses discours, de la première ligne à la dernière. Et, quand il improvise, croyez bien qu'il n'invente que la forme des propos : il sait ce qu'il va dire. Monzie reçoit beaucoup. Le commerce des hommes lui est une façon de s'instruire. Je crains que trop de fâcheux ne lui fassent perdre du temps; il opère un filtrage à terme en reconduisant à la porte de son Cabinet les importuns; gentiment, mais sans retour. Il continue d'écrire, voire de faire des conférences. Rien de ce qui paraît en librairie ne lui est étranger. Il administre le Conservatoire des Arts et Métiers. Il pré- side aux travaux de l'Encyclopédie. Il demeure l'ami obligeant des artistes, des vrais, sculpteurs, peintres, décorateurs, pas des cabots pour qui il manifeste peu d'intérêt. L'Université lui délègue ses meilleures têtes. Et il fait sa politique. Dans ce domaine, il opère seul, son Cabinet ne comprenant que des techniciens, complè- tement étrangers, sinon indifférents, aux jeux parlemen- taires. A travers ces occupations si diverses, il tient bien en main la vieille maison du boulevard Saint-Germain. Personne ne s'y trompe. Au ministère, le Patron, comme nous disons, est aimé et obéi. Avec lui, des directeurs aux garçons de bureau, on prendra parti, en bloc, contre la guerre aventureuse. Munich. Le ministère des Travaux Publics expédie fébrilement les affaires courantes. Les grands desseins techniques sont passés momentanément à l'arrière-plan. Solidaire d'Anatole de Monzie, qui mène campagne contre le « bellicisme », le personnel du ministère fait désor- mais, lui aussi, de la politique. Dans les antichambres, les couloirs, les bureaux, chacun « discute le coup ». On commente les hésitations, les fluctuations de Dala- dier, qui se fait dur ou mou au hasard des délégations parlementaires qui vont assiéger la rue Saint-Domi- nique. On sait que voit clairement les cho- ses, qu'il est conscient de l'isolement de la France, alors que l'Angleterre freine, que la Pologne s'avère hostile et l'U. R. S. S. réticente, mais on doute de son énergie. Le Patron l'étaie de tout son poids; il le dope à renfort d'émissaires et de coups de téléphone. Il établit même, à son usage, une consultation juridique sur la portée du traité franco-tchécoslovaque; il démontre lumineu- sement que ce document n'engage pas automatiquement la France à un concours militaire immédiat en cas d'agression, comme on a étourdiment voulu le croire : c'est un papier de style, qui ne prend sa valeur, tout illusoire, que dans le cadre des procédures compliquées et stériles de la Société des Nations. Mais, au fait, qui se rappelle que les mêmes procédures nous immobili- sèrent en mars 1936, quand Hitler fit franchir le Rhin à ses troupes? A. de Monzie n'aime pas M. Benès. Il lui reproche de n'avoir pas tenu ses promesses à l'égard des mino- rités de Tchécoslovaquie. Les déclarations du chancelier Renner, à la conférence de la Paix, prennent aujourd'hui un accent prophétique : Renner avait alors prévu que l'incorporation des Sudètes au nouvel Etat-Arlequin créerait un foyer de guerre. Mais M. Benès était puissant. Ce qui lui a permis d'annexer à l'esbroufe Teschen et la Russie subcarpatique. Monzie, que l'on ne voulut pas écouter, se fait accu- sateur : « Benès a régenté l'Europe pendant vingt ans par le truchement de Genève. C'est son sectarisme qui a inter- dit toute possibilité d'un relèvement de l'Autriche, qui s'est mis en travers de la restauration des Habsbourg, seul moyen de stabiliser l'Europe centrale, qui a empêché la constitution d'une Fédération danubienne. Le premier responsable de l'Anschluss et de la catastrophe qui s'annonce, c'est Benès. » Lorsque, dans le Cabinet du ministre des P. T. T., M. Julien, nous écoutons le discours de Hitler, nous som- mes convaincus qu'il ne reculera plus, comme au prin- temps : ce n'est pas du bluff. Si les « démocraties » ne cèdent pas, c'est la guerre. Au vieil hôtel du boulevard Saint-Germain, c'est un défilé ininterrompu de tous ceux qui sont contre la guerre que l'on voudrait improviser, au nom d'engage- ments incertains, avec une armée sans armes. Mistler, président de la commission des Affaires étrangères de la Chambre, va porter à G. Bonnet, qui demande secours, les encouragements de Monzie. P. E. Flandin, qui a pris position avec éclat, s'enferme avec Monzie, tandis que l'Union socialiste républicaine, Frossard et Marcel Déat en tête, tient conseil sous les ombrages du parc. Nous voyons aussi des syndicalistes de toute obé- dience, cheminots, bateliers, dockers, postiers, institu- teurs, voire des libertaires. Pierre Cot, un vrai « dur », vient faire part de ses scrupules à Monzie : Sans doute la France n'a-t-elle pas contracté d'obligations militaires automatiques envers la Tchécoslovaquie, mais il faut marcher quand même; l'Union soviétique suivra. Monzie hoche la tête : entre les deux pays, il y a la Pologne, irréductible ennemie de l'une et de l'autre. Patiemment, toute la journée, Monzie plaide la sagesse. Nous savons qu'il a pris liaison avec Rome. Le voyage de Munich ne nous surprendra pas.

Novembre : controverse avec .

P. Marchandeau n'a pas réussi à faire prévaloir son plan d'économie dirigée. En gentilhomme, il a cédé la place de ministre des Finances à P. Reynaud. Le nouveau ministre a annoncé des réformes. Il va falloir choisir entre les bornes-fontaines et les mitrail- leuses, entre les subventions politiques et les. dépenses utiles, entre les panneaux-réclame successifs, qualifiés programmes de grands travaux, et la préparation à la guerre. Sous la férule de Bouthillier, promu Secrétaire général, les bureaucrates de la rue de Rivoli secouent la pous- sière des cartons. Si ce coup de barre me réconforte, Monzie est plus réservé. Le cas Paul Reynaud nous trouve en désac- cord. Si les deux ministres ont de l'estime l'un pour l'autre, ils ne s'attirent pas. L'un est profondément humain; l'autre donne la primauté aux plans sur les hommes. L'un s'attache à la beauté des formes, à la noblesse des vieilles choses; l'autre s'émerveille des records de l'industrie américaine. L'un est tout intui- tion; l'autre, de tempérament cartésien. Quand on parle devant Paul Reynaud, il prend des notes; cela horripile Monzie. L'un cherche à séduire, c'est sa nature; l'autre se défendrait de faire du charme. Il affirme, casse, puis, bombant le torse, passe son chemin. Il se trouve que nous avons déjà rudement travaillé à remettre un peu d'ordre dans les finances des chemins de fer. Nous étions naïfs, car Paul Reynaud a trouvé sans peine la recette qui résorbera instantanément le déficit du rail : pour réparer la folie des quarante heu- res, il suffira de renvoyer aux champs ou à l'atelier les 100 000 cheminots embauchés depuis 1936. Monzie s'épuise à faire comprendre au dictateur de notre Eco- nomie que l'on ne peut pas résoudre le problème avec des moyens aussi sommaires, qu'il faut chercher des solutions plus nuancées. Mais, pour Paul Reynaud, hom- mes et effectifs comptables se confondent. L'un pense au cheminot qui va être arraché à un métier qu'il aime; l'autre fait des soustractions pour boucler son budget. Pas d'entente possible... Je vais affronter Paul Reynaud sur son terrain : celui des chiffres. Campé droit devant la cheminée de son Cabinet, entouré d'une « écurie » attentive et flatteuse, il donne une leçon. C'est un réquisitoire et un pro- gramme. Il fait le procès de la gestion de nos finances, depuis l'avènement du Front populaire. Son but : don- ner à la France des finances fortes, lui rendre confiance dans sa puissance économique, afin qu'elle puisse mobiliser toutes ses ressources en vue du conflit qu'il sait proche et inévitable. Sous le financier, on voit percer le politique. Il a pris en chasse les gaspillages, les déficits parasi- taires; il a fait le tour de tous les ministères. Cette fois, il lui faut un sacrifice spectaculaire de cheminots, mais il se heurte à Monzie. Paul Reynaud est convaincu qu'on n'avait rien fait avant lui. — Vous dormiez, dit-il, quand je suis entré dans votre wagon en tirant des coups de revolver. C'est moi qui vous ai réveillés, sans quoi vous dormiriez encore! Lorsque, après cette apostrophe, il m'est permis de plaider, j'entreprends de démontrer que, si nous sommes d'accord sur le but, le meilleur moyen est de laisser le ministre des Travaux Publics poursuivre la tâche d'assainissement qu'il a commencée, dès son entrée au Gouvernement, c'est-à-dire depuis deux mois. Cette prétention fait sursauter P. Reynaud. Est-il concevable que d'autres lui disputent le monopole des recettes de bonne gestion? — Vous ignorez qu'il y a un fait nouveau : mon bilan! Il prononce cette sentence d'un air satisfait. Nous entrons dans une ère nouvelle : avant, il y avait la nuit; depuis, Paul Reynaud a dressé son bilan de la France; la vérité nous a été révélée. On doit admirer, non dis- cuter. Cependant nous ne nous inclinerons pas. Après avoir reconnu que notre plan ne dérangeait pas trop ses calculs, P. Reynaud en fera un chapitre imposant dans la masse des décrets-lois du 12 novembre. Les motifs profonds de notre prudence lui resteront étrangers. — Oh! Monzie, ne manquera-t-il jamais de dire, on ne peut pas toucher à ses cheminots. Non! pas plus qu'à ses mineurs, ni même à ses dockers, qui pourtant, à Marseille, lui ont donné quel- que souci; les travailleurs, pour Monzie comme pour nous, ne se résolvent pas en unités statistiques : ce sont d'abord des hommes. Autour de la Grève générale du 30 novembre. Daladier est dans une bonne période. Il ne veut pas céder au chantage de la C. G. T. — Que Jouhaux rapporte d'abord l'ordre de grève générale; ensuite on causera. Monzie reste ferme. Après la négociation, il use d'autorité afin de ramener à leur devoir professionnel les cheminots que Semard, le chef communiste, veut entraîner dans la grève. Il déposera plainte contre les auteurs d'éventuels sabotages et réquisitionnera les cheminots. Le 29 novembre, les organisateurs de la grève sentent la partie perdue. Ils voudraient battre en retraite hono- rablement. Une imposante délégation de la Fédération des Cheminots vient prendre le vent au ministère des Travaux Publics. Elle souhaite visiblement une transac- tion. L'audience se terminera sans résultat, la délégation syndicale, par crainte de perdre la face, se refusant au geste de raison attendu par les masses. Des intermédiaires obligeants, des équipes de parle- mentaires offrent, ici et là, leur entremise. Chez Monzie, une députation de l'Union socialiste républicaine, diri- gée par le subtil Frossard, demande que le Gouverne- ment fasse le premier pas en renonçant aux poursuites. La C. G. T. retirera aussitôt l'ordre de grève générale. C'est de la politique, mais de la pire. Il importe de main- tenir le principe d'autorité, non de sauver les dirigeants syndicalistes imprudemment engagés dans l'aventure. Il s'agit d'une grève politique, qui peut se transformer demain en grève insurrectionnelle, non pas d'une grève professionnelle. Daladier me téléphone dans l'après-midi, de son meil- leur accent : — Ah! c'est vous, Berthelot. Dites-moi, on me dit que Frossard est chez Monzie. Je n'aime pas beaucoup cela. — Rassurez-vous, monsieur le Président, M. de Monzie ne cédera pas sur le principe. — Vous comprenez ma position : que la C. G. T. rap- porte l'ordre de grève; après, je veux bien examiner avec elle la question des sanctions; mais qu'il soit bien dit qu'il n'y aura pas de conversation tant que ces messieurs ne se seront pas inclinés. Le Gouvernement ne peut pas transiger. De son côté, la C. G. T., qui suit les instructions de l'Internationale communiste, ne peut pas reculer. Et pourtant ses diri- geants ont perdu confiance; ils craignent de n'être pas obéis. Dans la soirée, je fais encore une tentative auprès de Belin, qui représente la tendance modérée de la C. G. T. — Pourquoi ne retirez-vous pas l'ordre de grève? Vous allez à l'échec. — Je le sais, mais le Gouvernement, par son attitude, a rendu tout accord impossible. — Comprenez que le dernier mot doit rester au Gou- vernement. Pour ne pas vous incliner, vous allez faire révoquer ou renvoyer des lampistes bien inutilement. — Oui! on envoie les troupes à l'abattoir, mais c'est trop tard. ... Aux premières heures de la matinée du 30 novem- bre, il est évident que la grève a échoué. Quelques foyers dans les régions de Marseille, Lyon; partout ail- leurs, les mécaniciens montent à l'heure sur leur machine, les ouvriers rentrent dans les ateliers, les aiguil- leurs se présentent à leur poste. Monzie peut téléphoner à Daladier : — Président, il n'y a pas de grève des cheminots! Les signataires de l'ordre de grève dans les chemins de fer se sont eux-mêmes rendus à leur travail. Que s'est-il passé? Comment se fait-il que, dans des centres notoirement communistes tels que les ateliers de Tours et de Villeneuve, il n'y ait pas eu de défection?... Au dernier moment, les dirigeants avaient donné la consigne de travailler; mais le contrordre n'avait pu toucher tout le monde. Sous couvert de cette reculade de la dernière heure, les responsables de la grève, les meneurs de la Centrale, même ceux qui, en fait, n'exerçaient plus qu'une acti- vité syndicale, touchés par l'ordre de réquisition, se présentaient, le 30 novembre au matin, à leur travail, tandis que, ici et là, des camarades s'exposaient à des sanctions en obéissant à l'ordre syndical... Cet échec a décapité la direction communiste des tra- vailleurs du rail. L'épuration s'est faite spontanément, sans publicité. La Fédération est reprise en main par des modérés. Les chefs communistes sont écartés; ils ont perdu leur crédit. Les démissions affluent à la Fédéra- tion. Très habilement, Monzie use de clémence; il n'y aura que quatre révocations. Pour un temps, la politique a été éliminée du Syn- dicalisme ferroviaire.

Janvier 1939 : transports parisiens.

Sous l'impulsion du Patron, le Cabinet étudie des réformes. Monzie peut oser; il n'est le chef ni le serviteur d'aucun clan. Bien qu'à chacune de ses élections il soit combattu par des adversaires acharnés, il ne court pas de véritable péril. On ne lui connaît pas d'équipe; il a plus d'autonomie de pensée qu'aucun des députés qui font partie du « groupe des députés n'appartenant à aucun groupe ». Il a adhéré à l'Union socialiste républi- caine : mais c'est le parti le moins tyrannique, ses mem- bres ayant licence, sans risque d'exclusion, de voter selon leurs opinions, même contre un gouvernement où ils sont représentés; ainsi le voit-on se diviser libre- ment à chaque scrutin et retrouver sa cohésion sous le signe de la liberté. Puisqu'on a décidé de mettre de l'ordre dans la mai- son des Transports, pourquoi ne nous intéresserions- nous pas au problème parisien, après avoir sabré les petites lignes de chemin de fer d'intérêt électoral? La question vaut qu'on s'y consacre : un déficit chro- nique d'un milliard mérite tout autant la vedette gouver- nementale que la gestion de la mairie de Marseille. Mais le terrain semble dangereux. Et d'abord, s'atta- quer à la citadelle parisienne est téméraire : Paul Rey- naud, lui-même, ne l'a pas osé. Il s'est contenté de défenestrer la Municipalité marseillaise, ce qui lui a valu une publicité facile. Il ne nous ménage pas toute- fois ses encouragements. Mieux vaut qu'un collègue prenne les coups, car nul ne doute que les édiles pari- siens, dépossédés d'une part de leurs prérogatives tradi- tionnelles, ne se sentent piqués au vif. L'intervention de l'Etat dans les affaires de la Muni- cipalité de Paris est un acte révolutionnaire. Même une sorte d'antirévolution puisque, historiquement, c'est Paris qui toujours fit les révolutions d'Etat. Notre tenta- tive ne va pas non plus sans risque, car le domaine des Transports parisiens a la même réputation honorable que la forêt de Bondy. D'étranges rumeurs circulent sur les circonstances qui firent échouer chaque tentative d'assainissement, chaque essai de fusion du Métro et des Transports de surface. Qu'importe! Nous connaissons le courage imprudent de ceux qui n'ont pas encore vu le feu. Et puis, n'avons- nous pas le modèle du board des Transports de Lon- dres? Cet exemple du vieil Etat libéral, qu'une mission du ministère est allée étudier sur place, fera autorité. C'est un coup de surprise lorsque, dans la série des décrets-lois du 12 novembre 1938, on relève un texte assez bref, en apparence anodin, qui porte en puissance la réorganisation des Transports parisiens. Il ne s'agit encore que d'une réforme préparatoire. En première étape, on se bornera à « coordonner », selon le vocable à la mode, c'est-à-dire à mettre chacun des systèmes de transport à sa place logique, en considération des seuls besoins de la collectivité. Quelle présomption, alors, de donner le pas aux intérêts de la généralité sur ceux de particuliers abrités derrière le paravent des repré- sentants élus! Aussi une contre-attaque est-elle montée lors de la dis- cussion de la loi des finances. Les opposants ne se contentent pas de satisfactions de principe; ils exigent la suppression d'un petit article, d'inoffensive intention, qui renvoyait au contrôle de la Commission des mar- chés des chemins de fer les marchés importants des entreprises concessionnaires. Nous sommes stupéfaits de voir se cimenter, au grand jour, une unanimité pari- sienne contre les dispositions les plus morales du décret-loi. Dans les couloirs de la Chambre, un député d'extrême droite et un député d'extrême gauche, que je n'aurais pas crus liés d'amitié après les avoir vus s'invectiver à travers l'hémicycle, prétendent me persuader qu'il est préférable de renoncer aux clauses litigieuses. Je tiens bon... Malheureusement les choses se gâtent au cours de la navette budgétaire de la Saint-Sylvestre. Le député d'extrême droite remet un ultimatum : « Tous mes amis voteront contre le Gouvernement s'il n'accepte pas nos amendements. » Daladier et Reynaud ont besoin de ces voix de droite. Le Gouvernement ne va tout de même pas tomber sur une question aussi misérable! Il cédera pour conserver sa majorité... Nous sommes écœurés d'impuissance. Certes, le décret-loi de novembre 1938 est sauvé dans son ensemble. Mais il a été vidé de sa substance. L'oppo- sition des élus de Paris, enhardie par son succès de fin d'année, fait de l'obstruction. Le comité des Trans- ports parisiens devient une sorte de parlement en minia- ture : on y bavarde beaucoup et on aboutit peu. On commence même de s'y interpeller sans aménité. Il fau- dra reprendre le projet dans des circonstances plus favorables.

Avril 1939 : décrets-lois 2e série.

Mars 1938 : l'Anschluss. Mai 1938 : L'affaire des Sudètes fait long feu. Septembre 1938 : L'Europe recule devant la guerre. Hitler a pu, après l'Anschluss, réaliser, au deuxième essai, une nouvelle annexion pacifique. Depuis le rap- port Runciman, la cause était perdue pour les « durs » de France et d'Angleterre. C'est Munich : la honte de Munich pour certains, un soulagement pour les autres. Décembre 1938 : Dans le sillage de son collègue britan- nique, G. Bonnet a signé avec Ribbentrop un pacte de non-agression. Les malins, qui lisent entre les lignes, ont cru comprendre que la France laissait à l'Allemagne les mains libres vers l'Est. Les Francais sont indiffé- rents. Après tout, ils n'ont nulle envie de chausser les godillots de campagne, en place de leurs pantoufles, pour le compte de ces pays lointains. Pourquoi mourir pour Dantzig? clamera Marcel Déat. Mars 1939 : Coup de tonnerre! En quelques heures, sans rencontrer de résistance, Hitler occupe la Tchécos- lovaquie, démantelée en septembre 1938. Coup sévère pour les partisans de Munich. Que répon- dre aux prophètes qui se répandent dans les couloirs en clamant : — Nous l'avions bien dit! On ne peut pas avoir confiance dans l'Allemagne. Après, ce sera notre tour. Tandis que, si nous n'avions pas cédé en septembre!... Plaider que nous étions plus faibles qu'aujourd'hui, que, sauf à faire le matamore, nous ne pouvions nous lancer dans une politique belliqueuse avec une armée vieillie, que, l'Angleterre étant pour la conciliation et la Pologne refusant le passage des troupes soviétiques, la France aurait été isolée en face de l'Allemagne? Vanité des arguments! La France, mal éclairée, a laissé passer sa chance en mars 1936. Dans sa majorité, elle a opté pour Munich. La capitulation de septem- bre 1938 était inscrite dans celle de mars 1936... Le hasard veut qu'au soir de l'entrée de Hitler à Pra- gue, le ministre des Travaux Publics et son directeur de Cabinet se retrouvent chez Paul Reynaud, place du Palais-Bourbon. Déjà Charles Pomaret est là. Les événe- ments n'ont pas mordu sur lui. Loin d'être abattu par notre défaite diplomatique, il imagine avec une gaieté communicative la « drôle de tête » que doit faire Georges Bonnet. Ce dynamisme heureux fait contraste avec l'aus- térité studieuse du cadre... Voici qu'entre Paul Reynaud. Calme et dégagé. Il vient de chez Daladier, qui n'est plus très fier de son triom- phal retour de Munich. Le ministère va-t-il démission- ner pour laisser la place à un gouvernement de durs? Non point, car Paul Reynaud déclare : — Le Gouvernement est malade. Mais il ne faut pas que cela paraisse. Loin de jouer battu devant la Cham- bre, j'ai persuadé Daladier qu'il devait présenter une demande de pleins pouvoirs. C'est la seule conclusion que cet homme positif tire d'un événement dont il se flatte de n'avoir pas été sur- pris. Le coup de bluff réussit. Le Gouvernement reçoit pleine délégation de la Chambre pour légiférer. Monzie disait en septembre 1938 : « Je n'ai jamais eu les pleins pouvoirs; je n'aurai pas cette chance. » Il l'a eue après Munich, et il en a usé, le 12 novembre, pour réaliser diverses réformes d'importance, qui eussent été bloquées par les frottements de la mécanique parlementaire. Aujourd'hui, nous ne ressentons aucun besoin de liberté législative. Nous avons fait notre plein de décrets-lois. Cependant, à peine de se discréditer, le Gouvernement doit user des pouvoirs étendus qu'il a réclamés et obte- nus. Tous les ministères sont relancés par la rue de Rivoli. Il faut « sortir » des décrets-lois, beaucoup de décrets-lois. Il n'importe pas essentiellement que le Gouvernement fasse œuvre utile. Par la masse des textes qui paraîtront le jour J au Journal officiel, le peuple français doit être frappé de stupeur. Le bluff doit se poursuivre. Plus on est faible et plus il faut faire croire qu'on est fort. Dans tous les Cabinets, on légifère. Faute d'idées neuves, on rajeunit les vieux projets. Les textes s'accu- mulent sur le bureau du ministre des Finances. Il pourra faire un beau discours à la Radio. Le Conseil de Cabinet du 11 avril est bref : tous les textes, ou presque, franchissent sans encombre ce pre- mier barrage. L'après-midi, à l'Elysée, cérémonie de pure forme. A la dernière minute, des attachés de Cabi- nets font encore passer des textes à leurs ministres par les huissiers. Ils grossiront la pile des dossiers et per- mettront à Paul Reynaud de majorer les chiffres de son communiqué... Nous sommes quelques obscurs législateurs réunis, très tard, dans le Cabinet de Bouthillier. La représen- tation est terminée : Paul Reynaud s'est fait photogra- phier devant son Himalaya de dossiers, en présence de tous ses collaborateurs; il a parlé péremptoirement à la Radio. Le vrai travail va commencer; il faut remettre de l'ordre dans le fatras de ces textes qui doivent être remis, à l'aube, à l'imprimerie du Journal officiel, sous la couverture de la défense de la monnaie. Méthodique, Bouthillier, qui assume silencieusement tout le travail utile de la Maison, passe en revue la pro- duction ministérielle. Les textes des Travaux Publics subissent sans débat cette ultime censure. Soudain, un jeune attaché du Cabinet de Paul Reynaud s'empare d'un texte qu'un secondaire ministre a réussi à faire passer au Conseil, malgré l'opposition des Finances. Froidement, il le déchire et le jette au panier. Vivant ma première expérience politique, j'avais encore le plus indiscutable respect pour la signature des ministres, et surtout celle du Président de la République. Voir dispa- raître dans la corbeille à papier, aussi légèrement qu'un quelconque brouillon de rédacteur, un acte authentique du pouvoir exécutif — et provisoirement législatif — dérange mon reste de foi dans la solidité des institu- tions républicaines. J'interroge : — Mais que va dire le ministre quand il ne verra pas son texte à l'Officiel? — Cela n'a aucune importance, répond sèchement le représentant de Paul Reynaud. Enhardi par cette révélation sur le nouvel esprit des lois, je me dis qu'il est peut-être temps encore de retou- cher un texte du ministère du Travail sur lequel j'avais longuement et vainement bataillé avec Parodi. Suivant l'exemple des jeunes dictateurs de la rue de Rivoli, j'en- treprends la révision du décret-loi Pomaret à l'aide d'une paire de ciseaux, de papier blanc, d'encre rouge et d'un peu de colle. Cette opération de chirurgie esthétique terminée, j'en présente le résultat à Bouthillier qui porte son jugement : — Evidemment, c'est mieux! Mais on ne peut tout de même pas faire cela à Pomaret sans son accord! Qu'à cela ne tienne! Il est une heure du matin; nous avons encore le temps de gagner la partie. En compa- gnie de Samuel, un jeune ingénieur des Mines, qui me seconde au Cabinet des Travaux Publics, je me rends au domicile du ministre du Travail. D'être législateurs au 2 degré, nous nous sentons comme aérés et nous jouis- sons, dans le silence inusité de Paris, de cette splendide nuit de printemps. Nous sonnons longuement. Enfin « Pom », ahuri de sommeil et de surprise, nous ouvre lui-même. Enveloppé dans sa robe de chambre, tourmenté par un incoercible bâillement à répétition, il écoute mes explications : — Oui, vous avez raison. Tenez! Installez-vous à mon bureau pour terminer votre travail. Pendant ce temps, je vais à la cave. Encore quelques retouches à l'encre rouge sur les indi- cations de Pomaret, tandis que le champagne achève de le réveiller. L'accord se fait sur un texte qui, cette fois, sera clair et applicable. Trois heures du matin; Samuel a juste le temps de porter le papier à l'Officiel. Ce sera le vrai texte, car primo il portera les signatures authentiques des minis- tres et du Président de la République — c'est même la seule partie qui subsiste du papier original; secundo, c'est celui-là qui paraîtra au Journal officiel de la Répu- blique française. Avec satisfaction, je vérifie, au cours de la journée, que le volumineux Journal officiel ne nous a pas trahis. Tout est dans l'ordre; tout est régulier. J'ai perdu l'une de mes dernières illusions de jeu- nesse : Il n'est plus de « républicain » que le décor.

Tribulations du ministère de l'Armement.

Puisqu'il est établi, après la liquidation de l'Etat tché- coslovaque, que la France doit se préparer à la guerre, il serait peut-être temps de s'en occuper, au lieu d'en dis- courir. Le 14 Juillet prochain, le Gouvernement présen- tera aux Parisiens les armes nouvelles, afin de prouver aux contribuables que leur argent a été bien employé. Mais ce ne sera qu'un défilé d'échantillons. A l'envers de la parade, les séries n'existeront qu'à l'état de pro- jets. On parle volontiers de nos merveilleux modèles de bombardiers, de chasseurs, de tanks, de canons anti- chars. Mais quels sont nos stocks? Quelles sont nos pos- sibilités de fabrication? Le ministre des Finances a pris quelques précautions. Il a dépêché en Amérique une mission d'ingénieurs qui commandera des avions pour faire la soudure. Nos usines d'aviation se montent; elles sont dotées d'un outillage ultra-perfectionné et atteindront bientôt, dit-on, une cadence de fabrication largement suffisante. Dans les couloirs du Palais-Bourbon, Guy La Chambre affirme, sur la foi de ses augures, qu'au printemps 1940, il pourra mettre en ligne 2 000 chasseurs et 1 000 bombar- diers modernes : — C'est, dit-il, le maximum de ce que l'on peut baser en France. Tout irait donc bien de ce côté. On est moins confiant du côté de la rue Saint-Domi- nique. Ce n'est un secret pour personne que notre défense contre avions est désuète, que nos réserves de feu seront tôt épuisées, qu'il faudrait beaucoup plus de chars d'assaut, qu'on est loin de pouvoir doter toutes les unités du fameux canon antichar de 47, que notre artil- lerie est démodée, que les tracteurs, vieux de l'autre guerre, tomberont en panne, que notre matériel de liaison est périmé... On pourrait se reposer sur l'espoir d'une guerre d'attente si l'on était assuré qu'à la déclaration de guerre, instantanément, automatiquement, l'appareil de production se mettrait en place. Mais personne ne s'est occupé sérieusement de la mobilisation industrielle. Telle usine d'automobiles doit, selon le plan, tourner X obus par jour, mais nul ne sait où se trouve l'outillage. Telle autre usine devra fabriquer des tanks et des camions, mais la plupart de ses spécialistes iront rejoin- dre les armées. La plus extraordinaire fantaisie a pré- sidé aux désignations d'affectés spéciaux. Tout fait pré- voir que la mobilisation guerrière désorganisera nos industries d'armements. On a tout oublié de l'autre guerre. Le responsable de nos armements, c'est le Contrôleur général Jacomet, Secrétaire Général du ministère de la Guerre. On ne discute ni sa bonne volonté, ni ses qua- lités d'administrateur, mais on lui conteste les vertus qu'il faudrait pour combler les lacunes de nos armes. La solution s'impose : il faut nommer un ministre de l'Armement. Je m'en ouvre à Clapier, le directeur du Cabinet de Daladier, et lui remets une note, relatant des insuffi- sances précises. Il se dit impuissant. Un jour, s'offre à moi l'occasion d'en parler à Dala- dier. Il écoute attentivement et me dit : — Oui, je sais bien qu'il faudra le faire, ce ministère de l'Armement, quoique Jacomet n'en veuille pas. — Imposez-le, vous êtes le Chef. — Oui, je le ferai. Après tout!... Enfin, ce 21 avril, la cause paraît entendue. Le Conseil des ministres doit entériner la création du nouveau ministère. Sur le quai de la gare du Nord, j'attends Monzie qui, au sortir du Conseil, doit prendre le Nord- Express; il va en Pologne inaugurer une section du chemin de fer de Gdynia. Je félicite Raoul Dautry, qui l'accompagne, de sa nomination prochaine au poste de ministre de l'Armement; personne ne pense à lui dis- puter cette charge. Je tiens la chose pour décidée. Aussi quelle n'est pas ma surprise lorsque Monzie, que j'in- terroge, comme de coutume, après chaque délibération gouvernementale, me dit d'un air las : — Non, cela n'est pas encore fait. J'ai d'ailleurs dû quitter le Conseil avant la fin pour ne pas rater le train. Le Conseil a accouché d'une fausse réforme. Sur le papier, on crée une direction des Fabrications d'arme- ments; dans les faits, il n'y aura rien de changé et le contrôle de l'Armée poursuivra sa tâche stérilisante. Il faudra attendre la déclaration de guerre. Alors Dautry se trouvera devant une tâche impossible : pas d'outillage, pas de stocks, pas de programme, pas d'ou- vriers.

Mai: conversation diplomatique.

Des amis communs, qui voudraient accorder les deux plus fortes têtes du ministère, ont réuni à dîner Ana- tole de Monzie et Paul Reynaud. Monzie, pacifiquement installé dans un fauteuil, bourre et allume inlassablement une pipe rebelle. P. Reynaud, qui a échauffé ses muscles, ce dimanche après-midi, en roulant à bicyclette, a pris son attitude de bataille, debout, face au contradicteur. Monzie plaide avec chaleur la cause du rapproche- ment avec l'Italie. Il n'y a vraiment pas de fossé entre les deux pays, à peine quelques blessures d'amour-pro- pre. Deux ou trois gestes peu coûteux pourraient les effacer et détacher l'Italie de l'Axe : l'intéresser au che- min de fer franco-éthiopien, lui attribuer un siège à Suez, réviser le statut des Italiens de la Tunisie. Peut-être même pourrait-on amener l'Angleterre à apporter sa contribution à cette politique de rapprochement : Gibral- tar, Malte, sont des thèmes possibles de conversation. D'ailleurs, l'état-major est formel : il ne faut de deuxième front ni sur les Alpes ni en Afrique. P. Reynaud, lui, ne fait pas de sentiment. La guerre avec l'Allemagne est certaine. Il est non moins sûr que Mussolini et Hitler ont partie liée. Dès lors, pourquoi risquer une humiliation vaine? En cas de conflit, il faut, tout au contraire, exiger A 43 ans, par la seule vertu de sa qualité d'éminent spécialiste des transports, Jean Berthelot s'est trouvé ministre du maréchal Pétain, peu après l'armistice de juin 1940. Une France exsangue, brisée, démantelée, lui tombe sur les bras : il faut relancer les ponts, raccorder les voies ferrées, faire rouler les trains, rétablir les routes, camoufler le matériel que les Alle- mands veulent confisquer, protéger les cheminots contre les représailles de l'occupant. Après vingt-cinq ans de silence, les souvenirs qu'il nous livre avec lucidité constituent un témoignage important sur ces deux premières années de l'occupation où un grand nombre de Français mettaient encore tout leur espoir dans le vainqueur de Verdun. Jean Berthelot, sans passion, donne le point de vue du technicien confron- té aux amères réalités de la politique. A travers lui, nous entrons dans le secret de la faiblesse des der- niers gouvernements de la III République. Nous assis- tons au drame de mai et juin 1940. Nous sommes tantôt à l'Hôtel du Parc à Vichy, tantôt sur toutes les routes de l'Empire où des hommes s'efforcent de maintenir l'essentiel. Sur les intrigues de Laval, sur les actions ambiguës de l'amiral Darlan, sur l'action du général Weygand, notamment, ce livre apporte une série de précisions qui manquaient encore à l'historien. Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

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