ANDRÉ DAVID

Anatole de Monzie et Georges Mandel

A natole de Monzie, en tant que ministre de l'Instruction publique, qu'il dirigea à plusieurs reprises, accorda son patronage aux Conférences des Ambassadeurs que je créai en 1931. Il en demeura un des plus fidèles collaborateurs. Lorsque son ami d'enfance Louis Gillet, gendre de René Doumic qui présida sa vie durant à sa Société de Conférences, fondit celle-ci avec la nôtre, en septembre 1939, il nous aida à établir un pro• gramme destiné à combattre le défaitisme et, avec Georges Mandel — d'accord avec Daladier, président du Conseil, et Campinchi —, s'entremit auprès d', alors ministre de l'Intérieur, et les bureaux de l'Information pour que nos réunions bénéficiassent d'un carac• tère officiel. Anatole de Monzie était un homme très laid au visage rayonnant d'intelligence; cette vaste intelligence de la lignée des encylopédistes effaçait les disgrâces physiques. Il chaussait son nez de besicles à lourde monture. Sa calvitie était coiffée à perpétuité d'un petit béret, une canne à bout de caoutchouc soutenait sa claudication ; sa voix puissamment timbrée énonçait avec clarté les idées qui foisonnaient dans sa tête. Chez lui, rue de Vaugirard, face aux jardins du Luxembourg, il recevait dans un veston d'intérieur de velours noir les visiteurs qui attendaient leur tour dans un salon au milieu duquel sur une grande table ronde s'entas• saient des numéros de l'Encyclopédie qui lui devait d'exister. Quand il fut nommé ministre en 1932, sa première visite fut pour Henri Bergson, dont le regard, disait-il, était dune incomparable et « néces• saire » lumière. C'est dans le même élan de cœur et d'admiration pour Louise Hervieu, artiste de génie, dessinatrice égale à Durer et à Félicien Rops, écrivain d'une vigueur peu commune, qu'en 1938 il présida aux Ambassadeurs la manifestation organisée par l'Association Louise Hervieu. Avec le pro- fesseur Pautrier, de la faculté de Strasbourg, il salua en termes pathétiques le peintre-écrivain presque aveugle qui venait de publier Crime et d'entre• prendre une croisade pour le salut de la race et Vétablissement du carnet

98 de santé obligatoire pour tous; dans ce but s'était créée l'association qui porte son nom. De sa belle voix plaintive elle bouleversa l'auditoire en exposant le martyre des « hérédos ». Les premiers à applaudir avec A. de Monzie furent le coadjuteur de l'archevêque de , Mgr Beaussart, le grand rabbin Weil, les pasteurs Elie, Lauriol, Aeschiman quand l'auteut de Sangs déclara : « Les chevaux et les chiens de luxe ont leur pedigree mais les petits hommes naissent et meurent comme des bêtes obscures. » Avocat des plus recherchés entre tes deux guerres, protecteur des artisans, familier des problèmes relatifs à la jeunesse et passionné par eux, Anatole de Monzie était partout à sa place, au ministère de la Justice, aux Finances, à l'Education nationale, aux Travaux publics, sauf aux Affaires étrangères cependant. Georges Mandel l'avait spirituelle' ment défini : « En diplomatie, Monzie est un cubiste. »

n effet, fluctuait sa politique extérieure selon ses réactions person- nelles, ce qui permettait à ses ennemis d'affirmer que s'il n'aimait pas la Tchécoslovaquie c'était qu'il y avait perdu un procès, que c'était au contraire parce qu'il en avait gagné plusieurs à Budapest qu'il aimait la Hongrie et que s'il pardonnait tout à l'Italie c'était pour la couleur de son ciel et les merveilles de ses musées. Néanmoins, c'était à lui que nous devions la reprise des relations avec le Saint-Siège. En 1938, il com• parait le Parlement à la Chambre introuvable dissoute en 1816 et se livrait à la tribune des Ambassadeurs à d'étincelantes joutes oratoires avec Gas• ton Bergery et l'avocat de l'Action française, M° Marie de Roux. Il fut munichois et également partisan déclaré de l'armistice. Mais quelles délices de l'esprit qu'une heure de causerie avec ce prodigue en para• doxes ! Il était riche de formules incisives et jouait encore à raccourcir les ellipses. Ainsi : « Trouver pour chaque enfant, pour chaque adolescent, le climat qui convient à son intelligence. » « La gratuité ? C'est la mystique. La sélection ? C'est la méthode. » « Disposer, dans cette maison (l'Education nationale), d'un clavier unique pour toutes les formes de savoir. Répartir au mieux la science. Coordonner toutes ces écoles qui relèvent de ministères différents. » « Remarquer le conservatisme étonnant de la : le franc, la frontière, le manuel, le théâtre subventionné. » « L'administration ? mais c'est la lutte entre les hommes qui ont des idées et les services qui ont des dossiers. » Anatole de Monzie, de nos jours, quel interlocuteur pour la contes• tation !

F) 1MS haut, fat cité à son sujet une remarque de Georges Mandel. Ce dernier avait un parler plus tranchant. Il n'était pas toujours de carac• tère commode. Pour exemple, cette scène qui se passa dans son bureau du ministère des Colonies en 1938 : un coup de sonnette, entre un géné• ral qui se fige au garde-à-vous.

99 — Général, lui dit Mandel, je voudrais savoir ceci et cela. La question est militaire. Je vous écoute. Le général perd un peu contenance, puis, toujours dans la position réglementaire, finit par répondre n'importe quoi, oui ou non ? Mettons : oui. — Je vous remercie, fait Mandel. Claquement de talons. Exit le général. Un quart d'heure plus tard, l'huissier annonce à nouveau le général qui rentre dans le cabinet, assez penaud : — Monsieur le ministre, excusez-moi, mais je me suis trompé. J'ai répondu « oui » à votre question. Renseignements pris, c'est non. Alors, Mandel, plus que sec : — Général, je vous remercie à nouveau. Je vois que vous êtes bien renseigné.

e rencontrais souvent Georges Mandel aux fameux déjeuners de la place / Malesherbes, chez Geneviève Tabouis, avant qu'il fût ministre et durant tout le temps qu'il le demeura. Les choses ne furent pas toujours simples. En 1938, je priai Geneviève Tabouis de me ménager une rencontre avec Maurice Thorez pour envisa• ger avec lui la perspective d'une conférence. Nous devions être seuls. Deux autres convives étaient néanmoins déjà installés dans le salon quand f arrivai place Malesherbes : l'un était le ministre des Finances, Paul Reynaud; l'autre le ministre des Colonies, Georges Mandel. Quel• ques minutes après, on sonnait à la porte. Nul n'étant convié en dehors de nous, ce ne pouvait être que le secrétaire général du parti communiste. Il n'apparut jamais. Ayant interrogé le maître d'hôtel et ayant appris de celui-ci les noms des personnes présentes, il demanda à parler à la maî• tresse de maison dans l'antichambre et la pria de Vexcuser de Vimpos• sibilité dans laquelle il était de s'asseoir à la même table que des mem• bres du gouvernement.

e reverrai toujours Georges Mandel dans son cabinet du ministère / des Colonies, une mappemonde sur ses pieds d'acajou au milieu de la pièce et un feu qui flambait toujours dans la cheminée. Pendant ce que l'on appela la « drôle de guerre », ce dernier, camme A. de Monzie, Souhaita donc, je le répète — après en avoir décidé en conseil des ministres avec Daladier, Reynaud, Sarraut et Campinchi —, que je conti• nuasse les Conférences des Ambassadeurs. En accord avec lui et le minis• tère de l'Information. Plusieurs fois, il me dit : « Nous n'oublions pas que c'est à vous que nous devons, à Paris, de connaître lord Lloyd, ce grand ami de la France. » En effet, je lui amenai l'ancien haut-commissaire britannique en Egypte qui allait occuper le poste analogue au sien, celui de ministre dés Colo• nies d'outre-Manche dans le cabinet de guerre de Winston Churchill.

100 Après leur première rencontre, jamais lord Lloyd ne traversait Paris sans rendre visite à Mandel, rue Oudinot ; et chaque fois qu'il sortait du bureau de son collègue français, se fortifiait son admiration pour le déten• teur des destinées de ce qui s'appelait encore notre empire. J'ai noté textuellement ses paroles : « Je ne vois jamais Georges Mandel installé auprès de cet -énorme globe terrestre sur lequel sont fixées les limites de nos possessions réci• proques sans avoir la conviction de m'être entretenu non seulement avec le caractère le plus marquant de votre gouvernement mais encore avec un homme d'Etat exceptionnel. J'ai vraiment le sentiment de me trouver devant le continuateur de l'œuvre de Clemenceau. Je suis persuadé que Mandel est loin d'avoir donné toute sa mesure et qu'il est appelé à jouer un rôle considérable. » Le destin n'a pas permis à celui qui me parlait ainsi ni à Vautre de donner leur mesure. Lloyd, sa tâche quotidienne de ministre achevée, par• tait la nuit avec les pilotes de la R.A.F. bombarder l'Allemagne et mourut à la suite de ces expéditions. Mandel est entré dans l'Histoire par la voie la plus tragique. Le rôle considérable auguré par lord Lloyd, il n'aura pas eu le temps de le jouer, mais il aura jusqu'au bout accompli la mission des grands serviteurs de l'Etat qui donnent la plus haute mesure du sacrifice en acceptant le bûcher, le poteau d'exécution ou le bord de route propre à l'assassinat, mettant ainsi en pratique la parole de totale abnégation de Pascal : « Seigneur, je vous donne tout. »

'ignoble est de savoir que Georges Mandel a été assassiné par des LFrançais. Comme lord Lloyd, comme le président Roosevelt, il n'aura pas vu la défaite d'Hitler. Aucun de ces trois hommes n'en douta jamais mais la foi de l'Anglais et la foi de l'Américain se galvanisaient sans contrainte, tandis que d'interminables années de geôle ne furent pas épar• gnées à la foi absolue du Français martyr qui ne cessa d'affirmer : « De défaite en défaite, nous marchons vers la victoire. » Avoir vu, ne fût-ce qu'une seule fois, Georges Mandel à sa table de travail suffit pour se rendre compte que l'ancien collaborateur de Cle• menceau, infatigable, tenace dans sa volonté, inflexible dans sa décision, possédait la notion la plus aiguë de ce qui devait être la défense de la patrie en danger. Des vagues de papiers, dossiers, rapports, lettres submer• geant sa table émergeait une statuette de Clemenceau qui ne le quittait jamais. Tout lui passait sous les yeux et, à tout, il répondait lui-même, souvent de sa propre main. Sa sévérité n'avait d'égale que sa justice. L'une et Foutre lui valurent autant de haine que de dévouement.

ANDRÉ DAVID

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