Focales Aux Origines De La Photographie D'alpinisme
Total Page:16
File Type:pdf, Size:1020Kb
Focales 2| 2018 Le recours à l’archive Aux origines de la photographie d’alpinisme Pierre-Henry Frangne Éditeur Publications de l’Université de Saint-Étienne Édition électronique https://focales.univ-st-etienne.fr/index.php?id=2160 ISSN 2556-5125 Référence électronique Pierre-Henry Frangne, « Aux origines de la photographie d’alpinisme », Focales n° 2 : Le recours à l’archive, mis à jour le 19/07/2021, URL : https://focales.univ-st-etienne.fr/index.php?id=2160 Focales, Université Jean Monnet – Saint-Étienne Ce document est sous licence CC BY-NC 2.0 FR < https://creativecommons.org/licenses/by-nc/2.0/fr/ > Aux origines de la photographie d’alpinisme Pierre-Henry Frangne Il n’est point étonnant qu’on ait désiré l’essai de l’appareil photographique pour fixer les tableaux magiques des solitudes de glaces et des points culminants, que si peu de crayons et de pinceaux avaient pu reproduire, pour donner une idée exacte de ces merveilles. […] Vingt-cinq robustes épaules endossent des crochets, sur lesquels on dépose le volumineux attirail de l’excursion. La lanterne daguerrienne ouvre la marche, l’arsenal des fioles de cyanure et de collodion escorte le volumineux appareil ; les chevalets, les trépieds, les échelles de corde, la tente et les matelas de voyage ; les hottes des victuailles, bagage non moins précieux, ferment cette première partie de l’imposant cortège, que suit, pic à la main, Auguste Balmat, qui s’est réservé la lourde tâche de diriger l’expédition [1]. Ces nouvelles images ne prennent place parmi les autres qu’avec en elles ce dont les anciennes ne savaient rien, et jamais n’avaient voulu rien savoir : le hasard, un hasard cette fois tout à sa liberté, pleinement en droit d’être lui-même [2]. Après de longs moments d’assoupissement, la photographie de montagne semble vivre aujo- urd’hui comme une reviviscence [3]. Elle semble vouloir sortir à nouveau du monde des images médiatiques, du monde des images convenues, de mauvaise qualité ou stéréotypées dont nous abreuvent l’industrie du tourisme, le reportage sportif et le marché de la carte postale, chacun tout à fait sûr – au point de perdre toute inventivité – de l’infrangible photogénie des massifs, des sommets, des vallées, des pics, des glaciers, de leurs crevasses ou de leurs séracs. Tout se passe comme si la photographie de montagne profitait de l’actuelle – et peut-être encom- brante – vitalité du paysage qui est au cœur du monde contemporain parce qu’il est soucieux de son urbanisme proliférant et parce qu’il est inquiet de l’environnement naturel malmené par l’ensemble des activités humaines. Tout se passe comme si, également, elle profitait peut- être de notre lassitude vis-à-vis du paysage ordinaire [4], du paysage « sans qualité » dont la photographie contemporaine est le lieu et l’instrument, ce paysage « sans qualité » au sens de Robert Musil [5], c’est-à-dire – sans aucun jugement de valeur évidemment – capable de toutes les formes, de toutes les métamorphoses et de toutes les inventions. Libérée des normes de la tradition du paysage pictural hérité de la Renaissance et profondément ouverte à toutes sortes d’images de la réalité extérieure quotidienne, la photographie semble donc et malgré tout rester fidèle à la vocation qu’elle s’est donnée dès le milieu duXIX e siècle : celle d’enregistrer, non seule- ment tous les monuments de toutes les cultures, mais aussi tous les sites de toute la nature [6]. 1. Stephen D’ARVE, Les Fastes du Mont-Blanc, Genève, 1876 ; réédition, Genève, Éditions Slatkine, 1980, p. 135-136. 2. Yves BONNEFOY, Poésie et photographie, Paris, Galilée, 2014, p. 19-20. 3. Voir par exemple le très récent et très beau Glaciers d’Aurore BAGARRY, Paris, Éditions H’artpon, 2017. Mais on pourrait citer les travaux de Faustine Fermin, Joël Tettamanti, Kevin Kunstadt, Matthieu Gafsou, Olivier Monge, Petur Thomsen, Jiri Benovsky. 4. Voir sous la direction de Raphaële BERTHO et Héloïse CONESA, Paysages français. Une aventure photographique 1984-2017, Paris, BnF Éditions, 2017. 5. Robert MUSIL, « L’Allemand comme symptôme », in Essais, Paris, Seuil, 1984, p. 346. 6. Voir Pierre-Henry FRANGNE et Patricia LIMIDO dir., Les Inventions photographiques du paysage, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Art et société », 2016. 2 / Pierre-Henry Frangne Face à la prolifération imprévisible et ouverte d’innombrables types de paysage que la prise de vue a rendu possible, face à l’indétermination de la notion même de paysage qu’elle a mise en œuvre et qui fait toute sa plasticité et toute sa vitalité, face enfin aux bouleversements clima- tiques qui font fondre les glaciers et qui modifient leur physionomie, la photographie contem- poraine revient en montagne si l’on peut dire ; ou plutôt, elle s’intéresse un peu plus aujourd’hui à ce qu’elle n’a pourtant jamais cessé de regarder et de capter. Mais ce regard captivant aux deux sens de l’expression n’est pas seulement celui de la nature « telle qu’en elle-même l’éternité la change » pour paraphraser Mallarmé ; il n’est pas seulement celui du paysage montagnard comme un lieu commun de la photographie et du paysage dans son ensemble au point que John Ruskin pouvait dire en 1856 dans Modern Painters qu’il « est le commencement et la fin de tout paysage [7] » : il est aussi celui de l’homme en haute montagne, de l’homme qui s’y immerge pour la conquérir, pour la découvrir, pour l’explorer et pour se divertir. Par ce regard, l’être humain se regarde lui-même au sein d’un environnement ou d’un milieu hostiles et sauvages, milieu ou environnement faits de couches géologiques, de rochers amoncelés et érodés, de glaces épaisses, en équilibre et ouvertes, qui nous sont désormais bien connus et qui sont devenus habituels par toute cette épaisseur d’images également amoncelées et érodées depuis celles que prirent les frères Bisson au tout début des années 1860 et qu’ont continué à prendre au XXe siècle les Gay-Couttet, les Tairraz ainsi que de très nombreux alpinistes ? Quelles sont les significations de ces images ? Quels sont leur portée ou leur enseignement pour nous aujourd’hui ? Sur quoi repose leur puissance de fascination et leur pouvoir d’interrogation mêlés ? Telles sont ici, pour moi, les trois principales questions. Inauguration Pour tenter de leur apporter ici une rapide réponse, partons du texte originaire où se dit pour la première fois la rencontre avec les images photographiques de l’homme en haute montagne. Ce texte est celui que Théophile Gautier fit paraître au début des années 1860 dans leMoniteur universel où le « poète impeccable » comme l’appelait Baudelaire raconte ses excursions dans les massifs des Vosges et des Alpes suisses ou françaises. Le récit republié en un seul volume en 1869 est intitulé Les Vacances du lundi et sous-titré Tableaux de montagne. Paradoxalement encore attaché au modèle pictural, celui qui s’est voulu lui-même le « daguerréotype [ou daguer- réotypeur] littéraire [8] » débute son ouvrage par le commentaire critique des photographies de Louis-Auguste (1814-1876) et d’Auguste-Rosalie (1826-1900) Bisson montrant leur triple ascen- sion du Mont-Blanc [9]. 7. John RUSKIN, « La Gloire de la montagne », in Écrits sur les Alpes, Pau, PUPS, 2013, p. 221. 8. Théophile GAUTIER, Voyage en Espagne, Paris, Gallimard, « Folio », 1981, p. 193 ; cité par Philippe ANTOINE, « Ceci n’est pas un livre. Le récit de voyage et le refus de la littérature », Sociétés et représentations no 21, avril 2006, p. 54. Je renvoie à mon article « L’image déhiscente. Gautier et la photographie de montagne des frères Bisson », Études photographiques n° 25, mai 2010, p. 3-20. 9. Ils en atteignirent en effet le sommet le 26 juillet 1861 après deux tentatives infructueuses. Aux origines de la photographie d’alpinisme 3 / › Bisson frères, Ascension du Mont-Blanc, départ des grands Mulets, 24,5 x 39,5 cm, tirage sur papier albuminé, 1854, SFP, Paris. Devant les grandes planches exposées dans leur atelier parisien du Boulevard des Capucines, devant les premières images photographiques de la montagne et des hommes en haute mon- tagne, Gautier va à l’essentiel, c’est-à-dire au principe ou à l’essence : la photographie expose d’un coup, sans pittoresque aucun, dans une sorte de fulgurance, de brutalité, de violence et de monstruosité, non seulement le monde chaotique de la montagne – ce paysage – « fou [10] », étrange, étranger, rétif, illisible et indescriptible à force de désordre et de démesure –, mais le photographe et la photographie eux-mêmes qui y sont profondément sis, c’est-à-dire situés et incorporés. 10. « Sur des sommets comme le Rigi-Kulm, il faut regarder, mais il ne faut plus peindre. Est-ce beau ou est-ce horrible ? Je ne sais vraiment. C’est horrible et c’est beau tout à la fois. Ce ne sont plus des paysages, ce sont des aspects monstrueux. L’horizon est invraisemblable, la perspective est impossible ; c’est un chaos d’exa- gérations absurdes et d’amoindrissements effrayants. […] À cette hauteur la convexité du globe se mêle jusqu’à toutes les lignes et les dérange. Les montagnes prennent des postures extraordinaires. La pointe du Rothhorn flotte sur le lac de Sarnen ; le lac de Constance monte sur le sommet du Rossberg ; le paysage est fou. En présence de ce spectacle inexprimable, on comprend les crétins dont pullulent la Suisse et la Savoie. Les Alpes font beaucoup d’idiots. Il n’est pas donné à toutes les intelligences de faire ménage avec de telles merveilles… » : Victor HUGO, Lettre à Adèle du 17 septembre 1839, repris dans Voyage, Alpes et Pyrénées, in Œuvres complètes, Paris, Robert Laffont, 1985, tome « Voyages », p.