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La Horde sauvage Le Dernier

Le Cinéma Israélien 1948-2000

W. K. Stratton

Préface de Michel Ciment

La Horde sauvage Le Dernier Western

W. K. Stratton

Préface de Michel Ciment Traduit de l’anglais (USA) par Pierre Zins Du même auteur :

Backyard Brawl : Inside the Blood Feud Between Texas and Texas A & M (2002)

Chasing the Rodeo : On Wild Rides and Big Dreams, Broken Hearts and Broken Bones, and One Man’s Search for the West (2006)

Boxing Shadows (2009)

Floyd Patterson : The Fighting Life of Boxing’s Invisible Champion (2012) Nous descendons des grands singes et non du Ciel et de ses anges et ces mêmes singes étaient des tueurs armés. Et de quoi pourrions-nous nous étonner ? De nos meurtres, nos massacres, nos bombes et nos armées sans cesse au combat ?

Robert Ardrey, African Genesis

Je ne philosophe pas, je n’ai pas le cœur à cela. Mon cœur est une machine à fabriquer le sang qui se répand lors d’un duel au couteau.

Camilo José Cela, La familia de Pascual Duarte

L’âme profonde de l’Amérique est dure, isolée et stoïque… et criminelle. Elle n’a jamais fondu.

D. H. Lawrence, Studies in Classic American Literature

Nous devons commencer à réfléchir au-delà de nos fusils. Ces journées raccourcissent de plus en plus tôt.

William Holden alias Pike Bishop, La Horde Sauvage La Horde sauvage Le Dernier Western

© 2021 G3J CO.

ISBN numérique 979-10-92267-22-8

© 2019 W. K. Stratton: ‘This translation of : , a revolution in Hollywood , and the making of a legendary film / W.K.Statton .New York : Bloomsbury Publishing Inc.,2019 is published by G3J CO. by arrangement with Bloomsbury Publishing Inc. All rights reserved.

© Editions G3J pour la traduction française, 2021. © Michel Ciment pour la préface à l'édition française Dépôt légal 2021

Tous droits réservés. Aucune partie de cette édition ne peut être reproduite, stockée ou diffusée sous quelque forme que ce soit, électronique, mécanique, photocopie, enregistrement, sans l’autorisation de G3J SARL.

Remerciements a Katie Smith et Flora Wood ( Bloomsbury Publishing ), Deborah A. Nilson . Josephine Le Foll

Conception graphique : Rodrigo Schirmer correction : Isabelle Idre

G3J CO. C/O Deborah Nilson, PLLC 10 East 40th Street, Suite 3310 New York, NY 10016 La Horde sauvage Le Dernier Western Avertissement du traducteur / éditeur

Les notes de l'auteur sont numérotées par chapitre et renvoyées en fin de volume. Les notes du traducteur sont en marge avec un * dans le texte. S’agissant de la traduction des titres des films , nous nous référons a la "Bible" de François Truffaut le cinéma selon hitchcock où il est écrit par exemple, page 167 " On pourrait dire aussi que les Trente-Neuf Marches est un peu le résumé de toute votre oeuvre anglaise et North by Northwest le résumé de votre oeuvre américaine" Editions Seghers (1975) Ils apparaissent, soit en version originale et le plus souvent leur première occurrence est suivie de la traduction du distributeur (ou diffuseur pour les feuilletons TV) français entre parenthèses, soit en version française. C'est notre décision. Sommaire

V Préface de Michel Ciment

XIII Prologue

XV Personnages

1 Introduction : fils de Liberty Valance

14 Chapitre I : une horde sauvage

58 Chapitre II : « Qu’est-ce que c’est que ce bazar ? »

88 Chapitre III : « On va rester tous ensemble comme on l’a toujours fait »

168 Chapitre IV : « Cette fois-ci, on fait ça bien ! »

204 Chapitre V : « Autrement, ce serait pas drôle, pour rien au monde, je ne changerais de vie »

304 Chapitre VI : « C’est pas comme autrefois, mais c’est mieux que rien »

335 Notes

351 Remerciements

355 Sources et bibliographie

8 Préface de Michel Ciment

Le livre que consacre W. K. Stratton à La Horde sauvage appartient à la grande tradition américaine du journalisme d’enquête et d’investigation sur un fait divers, un évènement historique, une personnalité ou, dans ce cas précis, un film marquant de l’histoire du cinéma, ce qui ne pourra que réjouir les cinéphiles. L’auteur étudie la genèse, le scénario, le tournage, la réception, les aléas de la production, les conflits avec les hommes d’argent, en consultant les archives, en recueillant les témoignages, en recourant aux sources les plus sûres et aux avis des spécialistes. Ainsi un bel hommage est rendu à Sam Peckinpah.

L’année 1969 qui a vu sortir son film était encore riche en westerns d’importance, A Time for Dying (Qui tire le premier ?) de Budd Boetticher, True Grit (Cent Dollars pour un shérif) d’, Un shérif à New York de Don Siegel et Willie Boy d’Abraham Polonsky, mais aucun n’eut un aussi grand retentissement que La Horde sauvage. Si Robert Warshaw a pu écrire que « le western était populaire parce qu’il créait un milieu où la violence était acceptable », c’était avant qu’apparaisse le film de Peckinpah qui déclencha un débat infini sur la violence à l’écran, débat entamé l’année précédente par Bonnie and Clyde d’Arthur Penn. Les deux films clôturaient une décennie marquée par l’assassinat de John et Robert Kennedy, celui de Martin Luther King, les émeutes dans les villes, les manifestations sur les campus, la guerre du Vietnam avec le massacre de Mỹ Lai de 1968, et, à l’international, l’invasion de la Tchécoslovaquie par les armées du pacte de Varsovie ainsi que les révoltes étudiantes comme celles de la Plaza de las Tres Culturales réprimées sauvagement par la police à Mexico. L’action du film se situe en 1913. On y voit la présence d’une mitrailleuse et d’une technologie v La Horde sauvage Le Dernier Western

guerrière qui allait conduire un an plus tard à la guerre la plus meurtrière de l’histoire. Peckinpah se plaisait à souligner avec le personnage de l’officier allemand Mohr aux côtés des Mexicains, la recherche d’un appui de leur pays dans le futur conflit.

Si le film est un des plus sanglants de l’histoire du cinéma, c’est aussi qu’il illustre la croyance de son auteur que la violence est la caractéristique principale de la nature humaine. Alors que dans Bonnie and Clyde Arthur Penn ne montre pas chez ses deux héros le même plaisir à tuer, le même sadisme que chez les policiers qui les poursuivent, Peckinpah n’exclut personne de sa danse de mort qui évoque aussi bien les gravures du Mexicain Posada que les combats sans merci dans les peintures de l’Italien Piero di Cosimo. Le cinéaste s’est défendu de toute complaisance « c’est un film contre la violence, car je la montre pour ce qu’elle est. C’est laid, ça brutalise et c’est foutrement horrible. Cependant, si cela provoque une certaine excitation c’est qu’il y a de la violence en nous ».

Alors que la horde sauvage au début du film entre à cheval dans Starbuck, des enfants s’amusent à regarder dans une cage, avant d’y mettre le feu, deux scorpions qui se débattent, victimes d’une marée de fourmis rouges. Plus tard, dans la bataille finale, c’est un autre enfant qui tue Pike Bishop (William Holden) en lui tirant dans le dos. Peckinpah ne pouvait pas plus clairement métaphoriser l’universalité de la cruauté et l’image des scorpions évoque les premiers plans de l’âge d’or de Buñuel, un de ses réalisateurs préférés. Et il y a une sombre ironie quand il fait dire à Don José, vieux paysan révolutionnaire : « Nous rêvons tous d’être des enfants, même les pires d’entre nous. Peut-être ces derniers plus que les autres. » Pour Peckinpah le mal est en l’homme, il n’est pas acquis. C’est en cela que son regard est pessimiste, mais nullement cynique comme le seront bon nombre des films des années 1970 de Soldat bleu à Massacre à la tronçonneuse qui exploitèrent

vi Préface de Michel Ciment

le cycle de la violence. Cet aspect du film a fini par occulter sa complexité et son caractère polyphonique. Outre les hors-la-loi de la horde, Peckinpah opère par groupes : les chasseurs de primes menés par Thornton, les Mexicains conduits par Mapache, les citoyens de Starbuck, ceux du village d’Angel. Il se refuse aussi à une intrigue balisée que l’on suivrait étape par étape tout comme à l’identification qui est de règle dans le cinéma hollywoodien.

C’est sans doute avec le personnage de Pike Bishop, où l’on peut découvrir un autoportrait partiel, que l’auteur révèle son humanisme et la complexité de son point de vue. En coupant des retours en arrière dans les copies américaines, la Warner avait singulièrement amoindri la richesse du film. Pike évoquant son passé, les erreurs qu’il avait commises, décide cette fois de bien faire dans sa dernière mission. Et il se rédime en effet en allant arracher le jeune Angel des griffes du Mexicain Mapache. Si la camaraderie entre hommes est une des rares valeurs à laquelle le réalisateur semble tenir, le cœur de son film est une amitié trahie, celle qui liait dans leur jeunesse Bishop et Thornton (Robert Ryan) et que le premier rompit, amenant son meilleur compagnon à le poursuivre aujourd’hui pour le compte de la compagnie de chemins de fer. C’est ce qu’avoue Bishop : « Quand vous vous mettez à côté d’un homme, vous restez avec lui. Si vous ne pouvez pas le faire, vous êtes pire qu’un animal. » Quand, après la mort de Bishop, Thornton récupère son pistolet, tout se passe comme si à travers cette arme se renouait une amitié rompue.

On retrouve cette mélancolie dans le choix des comédiens, tous âgés, tous familiers des westerns, tous fatigués, William Holden, Robert Ryan, Ernest Borgnine, Edmond O’Brien, Ben Johnson, Warren Oates, Strother Martin. Nous sommes en 1913, le vieil ouest est déjà mort, Frederick Jackson Turner (historien de la fin du XIXe siècle) vingt ans plus tôt a annoncé la fin de la Frontière. Sans nouveau territoire à

vii La Horde sauvage Le Dernier Western

conquérir, c’était comme si le futur s’assombrissait, comme si les États- Unis n’avaient plus d’expansion devant eux. Il est significatif qu’à la fin du film Thornton, l’un des rares survivants rejoigne la Révolution mexicaine. C’est de ce côté-là assurément que penche aussi Peckinpah en voyant le traitement qu’il fait subir au capitalisme à travers le portrait d’Harrigan, le patron de la compagnie de chemin de fer ou la révulsion que lui inspire le général mexicain Mapache au seul service de ses propres intérêts.

Peckinpah a été élevé dans un ranch que sa mère a dû vendre alors qu’il était encore adolescent et qui le laissa inconsolable. C’est un homme de l’Ouest qui a pris plaisir à raconter l’équipée de ces hommes de la « Frontière » qui vont au Mexique pour tuer et être tués faute d’espace à conquérir. Le jeune Paul Schrader encore critique avant de devenir scénariste de Taxi Driver puis réalisateur a bien décrit le tropisme mexicain du cinéaste à propos de La Horde sauvage : « Le Mexique de Peckinpah est un pays spirituel semblable à l’Espagne d’Hemingway, à l’Alaska de Jack London ou aux Mers du Sud de Stevenson. C’est un endroit où aller pour se reconstituer. » Peckinpah a toujours reconnu son attirance pour le Mexique qui, contrairement à son pays, ne nie pas la mort, mais la célèbre au contraire par des fêtes et des rituels. Il a tout fait pour que les Mexicains participent activement au tournage de son film et il n’a jamais caché l’admiration qu’il portait au Trésor de la Sierra Madre de Huston, devenu lui-même Mexicain d’adoption.

Comme Huston, comme Kubrick, Cassavetes ou Malick, Peckinpah est un maverick, ce terme du vieil ouest qui indique la bête du troupeau qui ne porte pas la marque d’un propriétaire. Un homme libre, en somme. Auteur de treize films, La Horde sauvage est son quatrième. Il a connu auparavant un succès d’estime avec Coups de feu dans la Sierra, a vu Major Dundee gravement mutilé et s’est fait virer du plateau du Kid de Cincinnati. Il a souffert une autre forme de liste noire, joue là son

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va-tout et témoignera d’une folle audace. Depuis le Eisenstein du muet, on a rarement vu un metteur en scène expérimenter aussi ouvertement avec le montage. Le massacre de Starbuck en ouverture se compose de 151 plans pour une durée de 3 minutes et 45 secondes. Avec son monteur Lou Lombardo, aussi brillant que sa collègue Dede Allen pour Bonnie and Clyde l’année précédente, il scinde le film en 3 643 plans, alors que la moyenne à l’époque était de 600 plans. Il combine ce montage fragmenté avec des ralentis qui, par contraste, donnent une qualité onirique à plusieurs séquences avant d’être repris ad nauseam par des imitateurs plus ou moins inspirés. Ce mélange de réalisme et de romantisme, de détachement et de proximité va diviser les spectateurs et les critiques. Ceux-ci étaient alors moins familiers du western italien pour déceler ressemblance et dissemblance entre les films de Sergio Leone, en particulier « la Trilogie du dollar » et La Horde sauvage qui lui succède. Il y a une dimension parodique chez le cinéaste italien qui le rapproche davantage des futurs films de Tarantino que du sérieux avec lequel Peckinpah aborde la saga de l’Ouest. En s’avouant « le fils bâtard de », Peckinpah s’inscrivait dans une continuité, fût-elle déviante, ce que n’a jamais revendiqué Quentin Tarantino, le réalisateur des Huit salopards.

Reste un point aveugle dans l’univers de Peckinpah : sa relation aux femmes telle qu’elle s’exprime dans ses films. Celles qu’il respecte le plus sont les prostituées, les autres sont quantité négligeable et ce n’est pas sans raison qu’on a pu l’accuser de misogynie. Le personnage central de La Horde sauvage, Pike Bishop témoigne néanmoins d’une réelle complexité dans sa vie amoureuse. Il a connu une vraie passion pour une femme mariée, Aurora, à laquelle il a promis un rendez-vous qu’il a retardé sans raison apparente. Cette négligence a entraîné le meurtre d’Aurora par son époux. Pike est partagé sans cesse entre son désir de solitude et l’aspiration à une vie stable. Dès le début du film, il a un comportement de gentleman lorsque dans la rue de Starbuck après avoir

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bousculé une femme et fait tomber ses paquets, il s’excuse et lui offre son bras pour l’aider à traverser. On retrouve chez Angel, en un certain sens son alter ego jeune, version romantique, le même attachement à une femme dans ce monde d’hommes qu’est La Horde sauvage. Il apprend que Teresa, la femme qu’il vénère, s’est enfuie avec le sinistre Mapache. Cette passion comme celle de Bishop pour Aurora se terminera tragiquement. Le village d’Angel est une sorte d’Arcadie, peuplée de femmes et d’enfants, un refuge pastoral où Bishop rêve d’oublier son passé, un lieu sans classes sociales, hors de l’Histoire. De toute évidence, ces moments de détente, jeux et beuveries, inspirent moins le metteur en scène. C’est l’action qui le retient avant tout. Il y a le désir chez lui de recréer la magie du western en reprenant les conventions cinématographiques antérieures. S’il tente de célébrer par exemple la vie en groupe, il sait qu’elle n’est plus accessible dans sa plénitude comme par le passé. D’où le caractère parfois mélancolique de ce récit sur fond d’Apocalypse.

Peckinpah est comme l’incarnation d’un chaînon manquant. Les années 1960 qu’il clôt avec ce film ont vu leur retraite après celles de Allan Dwan en 1958 avec Enchanted Island (L’Île enchantée) et de King Vidor en 1959 avec Solomon and Sheba (Salomon et la reine de Saba), celles d’Henry King avec Tender is The Night, (Tendre est la nuit) 1962, de Raoul Walsh avec La Charge de la huitième brigade, 1964, de John Ford avec Seven Women, (Frontière chinoise) 1966 et bientôt d’Howard Hawks avec Rio Lobo, 1970. Tout en luttant pour sa liberté et son indépendance avec les déboires que ce combat a pu entraîner, Peckinpah ouvrait la voie à une autre horde qui allait conquérir Hollywood dès le début des années 1970 avec Martin Scorsese, Brian De Palma, Steven Spielberg, Francis Ford Coppola, Terrence Malick, George Lucas, Bob Rafelson et renouveler après lui le cinéma américain.

x À Brad Morelli et Gene Lehmann, mes demi-frères En mémoire de Bill Lehmann, Frank Parman, John Kelso, et Gentleman Jim Brewer

15 16 Prologue

La boucherie eut lieu le 16 mars 1968 dans la province de Quảng Ngãi plus précisément dans le village de Sõn Mỹ . Les soldats américains de la 23e division d’infanterie avaient pensé que des combattants Viet-Cong avaient trouvé refuge dans deux hameaux lors de l’offensive dite du Tết déclenchée deux mois auparavant. Le commandant donna l’ordre de considérer comme des ennemis et de les exécuter tous les habitants qui n’avaient pas quitté le village après sept heures du matin. Ce matin-là, les hommes de la compagnie Charlie massacrèrent hommes, femmes, enfants. Certaines femmes furent violées avant d’être tuées. Certains corps furent mutilés. Le nombre des victimes s’éleva à environ cinq cents. Plus tard aux États-Unis, on en parla comme du massacre de Mỹ Lai. Au même moment à des milliers de kilomètres de Sõn Mỹ , au Mexique Sam Peckinpah se confrontait à sa manière avec l’Histoire avec un grand H et il réalisait le film le plus puissant et le plus violent que l’histoire du cinéma ait jamais engendré. Son titre était : La Horde Sauvage.

xiii LaLa HordeHorde ssauvageauvage LeLe DernierDernier WesternWestern

Strother Martin Bill Shannon Robert Ryan Bill Hart L.Q. Jones

Buck Holland Paul Harper Robert “Buzz” Henry

Photo par Bernie Abramson , avec la permission de Tonio K. Personnages

Le gang de Pike Bishop Pike Bishop William Holden Dutch Engstrom Ernest Borgnine Freddie Sykes Edmond O’Brien Lyle Gorch Warren Oates Tector Gorch Ben Johnson Angel Jaime Sánchez Crazy Lee Bo Hopkins Buck Rayford Barnes

Les chasseurs de prime Deke Thornton Robert Ryan Coffer Strother Martin T.C L. Q. Jones Ross Paul Harper Jess Billy Hart

Le directeur de la Compagnie ferroviaire Harrigan Albert Dekker

Les troupes de l’Armée fédérale du Mexique General Mapache Emilio Fernández Zamorra Jorge Russek Herrera Alfonso Arau Yolis (soldadera) Yolanda Ponce

Au village d’Angel Don José Chano Urueta

Les femmes de Mapache Teresa Sonia Amelio Lilia Lilia Castillo

Les femmes de Pike Bishop dans les retours en arrière Aurora Aurora Clavel Elsa Elsa Cárdenas

Les Allemands Mohr Fernando Wagner Ernst Ivan J. Rado

Le chef de la Communauté des abstinents Wainscoat Dub Taylor

Les troupes américaines à bord du train McHale Stephen Ferry

xv 2020 Introduction Fils de Liberty Valance

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la ville de Guthrie dans l’ Oklahoma comptait quatre salles de cinéma. Le plus miteux, le Cimarron programmait les westerns produits par les studios Poverty Row et les enfants s’y pressaient lors des séances du samedi après-midi ; plus haut dans la rue, le State, un cran plus confortable projetait lui aussi des westerns, mais également des reprises. Le Melba était quant à lui le meilleur cinéma de la ville de Guthrie, on y programmait les films sortis en exclusivité, et enfin en dehors de la ville, près de la bretelle d’autoroute, on trouvait le Drive-In Beacon dont le nom était associé à la lumière d’une balise éclairant la piste de décollage de l’aéroport voisin.

Malgré le faible nombre de ses quelque dix mille habitants, il semble

Sam Peckinpah incroyable que quatre cinémas puissent y prospérer, mais c’était ainsi… imite Sam Fuller On était au milieu du XXe siècle, des milliers de salles de cinéma et fait parler un pistolet pour dire " Action ". animaient les villes des États-Unis et offraient une échappatoire Photo par Bernie Abramson, indispensable à une population à la recherche du moindre divertissement. avec la permission de Jeff Slater. L’Amérique était pourtant en train de changer. À côté des cinémas, on trouvait des magasins d’ameublement et d’articles ménagers, et les postes de télévision allumés en vitrine, branchés sur les programmes des stations locales d’Oklahoma City attiraient les fermiers, les gardiens de bestiaux, les ouvriers des champs pétroliers et les femmes au foyer. Tout cet attroupement était scotché par les images zébrées en noir et blanc. Personne à Guthrie à la fin de la guerre ne possédait un poste de télévision.

1 La Horde sauvage Le Dernier Western

Dix ans plus tard, quand je suis né, c’était le contraire et la conséquence fut fatale. Exit le Cimarron et le State. Ne subsistaient plus que le Melba et le Beacon.

C’est là que je fis mon initiation ; ma famille était désargentée et tous les cinq nous logions dans un mobil-home où chaque sou était compté. Au Beacon, dans le break Chevrolet de mes parents, nous pouvions nous distraire pour pas trop cher et le ticket d’entrée nous laissait le loisir de boire un Royal Crown Cola avec du popcorn en supplément. Mais il y faisait chaud, trop chaud et parfois si moite que les spectateurs préféraient se réfugier au Melba qui possédait un système de climatisation. Au Drive-In, les images semblaient parfois si peu nettes qu’il fallait aller réveiller le projectionniste (la journée, il travaillait dans une glacerie) pour lui dire qu’il était temps de monter la bobine supplémentaire, mais tout ça n’était pas bien grave en comparaison des émotions incroyables qui nous étaient procurées par la vision sur grand écran : les bandes-annonces des films à venir, les actualités, les films, parfois deux de suite. Même assis à l’arrière de la voiture et voilées par le pare-brise souillé des chiures d’insectes, les images du Cimarron étaient magiques et plus grandes qu’aucune télévision n’aurait pu les montrer.

Le Beacon, c’était les westerns et j’aimais ça. Mes racines étaient dans l’Ouest et tout petit, j’avais été tout de suite fasciné par les cow-boys et les grands espaces. Tout ce que je voyais et aimais à la télévision c’était The Rebel avec Nick Adams, Au nom de la loi avec Steve McQueen, L’Homme à la carabine dont la star était Chuck Connors, un ancien joueur de base-ball des Cubs et Maverick dont , la vedette principale venait d’Oklahoma City. Mais mon préféré, c’était Have Gun- Will Travel, une saga avec des chevaliers sans armure dans les prairies sauvages dont j’adorais la bande-son chantée par Johnny Western. Le héros, Paladin, interprété par Richard Boone alliait élégance et rusticité et se montrait tout aussi à l’aise dans les salons de San Francisco que

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dans les lieux les plus retirés dans le désert. À l’instar de James Bond, il était cool, invincible et séducteur.

Ces feuilletons légers ou nombre des westerns que j’eus l’occasion de voir au Beacon n’en fournissaient pas moins une thématique centrale de l’idéologie américaine jusqu’au jour (ou plutôt une nuit moite) où j’eus la révélation.

Attention, je n’avais que… six ans quand je vis The Man Who Shot Liberty Valance ( L'Homme qui tua Liberty Valance )… peut être étais-je un enfant précoce, mais je n’avais que six ans. Je n’avais pas idée des thèmes qui y étaient abordés, mais je fus subjugué. Benoîtement, je me rendais compte que les personnages interprétés par Lee Marvin, Lee Van Cleef et Strother Martin étaient les figures du diable et cela me fichait la trouille. J’ai vite compris que Vera Miles, qui jouait Hallie, n’avait pas épousé l’homme qu’elle aimait et je me suis aperçu aussi que les héros n’étaient pas ceux qu’on croyait. L’histoire était plus complexe… je le ressentais déjà à cet âge. Et quinze ans plus tard, élève de secondaire, en lisant un livre de A. C. Bradley sur les tragédies de Shakespeare, j’ai compris.

Je me souviens qu’après avoir vu la première fois The Man Who Shot Liberty Valance, j’ai eu du mal à trouver le sommeil. Sur le petit lit étroit encastré dans la paroi du mobil-home, je me rejouais le film et pendant des jours et des jours ensuite, je ne pensais qu’à lui. Je ne savais pas que je n’étais pas le seul à être tourmenté par ce film. Roger Ebert, un jeune cinéphile étudiant à l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign disait et écrivait déjà que le film de John Ford était un chef-d’œuvre, l’un de ses films les plus intériorisés, « intelligents et maîtrisés »1. En Italie, un jeune metteur en scène du nom de Sergio Leone proclama que c’était le film de John Ford qu’il préférait « le seul film dans lequel Ford s’approche du pessimisme »2 . Beaucoup plus tard, je découvris qui étaient Roger

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Ebert et Sergio Leone, mais ma chanson préférée, interprétée par Gene Pitney était un air pop qui avait le même titre que le film. Dès les premières notes jouées au violon dans le style huasteco, j’avais des frissons. The Man Who Shot Liberty Valance a changé ma vie. Je ne connaissais personne aussi passionné que moi par le cinéma et je n’ai donc pas eu de mentor. Le Melba était devenu un refuge, consciemment ou non, et j’allais voir parfois trois films par semaine, accroupi sur les sièges sentant l’odeur de moisi, les semelles de mes chaussures toutes graisseuses à cause de la colle laissée par des générations de Milk Duds et des bonbons sur la moquette. Le Melba était là depuis toujours. Il fut tout d’abord un théâtre nommé le Pollard, jouant des vaudevilles, ensuite un cinéma montrant des films muets et puis à la fin des années vingt, le premier cinéma sonore de la ville de Guthrie. À l’époque où je le fréquentais assidûment, il avait gardé son charme suranné.

J’y ai vu toutes sortes de films : des films de motards estampillés American International, des adaptations des nouvelles d’Edgar Poe signées Roger Corman avec la star maison Vincent Price. Des parodies de films d’espionnages avec Dean Martin ou James Coburn. Mais aussi des polars ou des films d’action, des Godzilla made in Japan, des films d’horreur en provenance des îles Britanniques. Et puis des pochades du style Beach Party, des navets historiques en costume, tous les films des Beatles et leurs épigones du genre rock’n’roll, des mélodrames qui se croyaient intelligents, des comédies qui se croyaient drôles et les films Disney que les prêcheurs « restaurationnistes » auraient pu porter en ostensoir. Et encore des westerns, plein de westerns. Je suis un enfant des années soixante et de la première moitié des années soixante-dix. Ces années furent le théâtre de profonds changements en Amérique et le monde s’étiolait ; en matière de création cinématographique, le noyau central avait explosé. L’innocence

4 Introduction Fils de Liberty Valance

n’existait plus et de nouveaux films regorgeaient d’intensité dramatique ; une créativité débordante surgissait de toute part et notamment à Hollywood. Nous autres spectateurs dans les salles de cinéma assistions médusés à l’apparition de scènes de nus, entendions des dialogues musclés par les obscénités les plus crues et découvrions une violence reproduite de façon ultra-réaliste.

Les teenagers étaient censés ne pas voir tout ça et la morale puritaine défendue par le « Motion Picture Production Code » prévalait depuis 1934 ! Les années 1960 ont jeté tout cela par-dessus bord et Jack Valenti, l’ex-conseiller spécial de Lyndon B. Johnson, était devenu depuis le pragmatique président de la Motion Picture Association of America (MPAA) ; il déchira ce code en deux en disant que cela suintait « la mauvaise odeur du poison de la censure »3. En 1968, sous son égide, fut institué un visa d’exploitation par tranches d’âges. Ma mère pensait fermement que j’étais trop en avance pour mon âge sur le plan des plaisirs intellectuels et elle pensait être meilleure juge que la MPAA quant aux films que je devrais voir ou ne pas voir. Elle connaissait le propriétaire du Melba (ils avaient été à l’école ensemble) et elle passa un marché avec lui : à chaque séance où je me pointerai, lui et ses employés devineraient qu’elle m’avait donné le OK. Avec ça, je pouvais contourner le nouveau système et j’ai pu voir des films pour adultes. En été 1969, j’ai ainsi pu voir un film au Melba qui m’a encore bien plus influencé que The Man Who Shot Liberty Valance. Ce nouveau film a carrément changé ma vie.

J’étais en fin de 3e au lycée. Un an auparavant, les écoles avaient été ouvertes aux Afro-Américains sans plus aucune ségrégation et, ce faisant, les violences ethniques devinrent mon quotidien. Les armes blanches sortaient vite des poches et nous avions entendu dire qu’un professeur que nous aimions bien avait été assommé avec une brique. À l’école, pour les garçons, aller aux toilettes était déjà une entreprise risquée.

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De plus, j’avais commencé à boire de l’alcool — la bière et la vodka étaient à portée de main — et même fumer du shit était facile. Je volais les cigarettes de ma mère et je n’hésitais pas à aller plus loin… j’étais un petit délinquant, un voleur. Et puis, le plaisir de danser le slow avec les filles sur Hey Jude était plus important que les bonnes notes que je ne rapportais pas à la maison. Les relations avec mes parents se détériorèrent. C’est dans ce contexte que j’ai vu le film La Horde Sauvage de Sam Peckinpah pour la première fois dans ma vie. Au Melba, j’avais déjà visionné de sacrés films, mais pas comme celui-ci qui me semblait différent, sans comparaison. Le choc visuel était sans précédent, comme si je me présentais face à une toile de maître et que je ne puisse en détacher mes yeux.

Le visage des stars m’était familier — William Holden, Robert Ryan et Edmond O’Brien — n’étaient pas de jeunes pousses, au contraire, mais ce qu’ils démontraient dans ce film était d’un noir infini et rien ne pouvait être comparé à ce que j’avais vu avant. Ernest Borgnine également, je l’avais découvert quand il interprétait le méchant lieutenant-commandant Quinton McHale dans l’un des feuilletons les plus débiles de l’histoire de la télévision. Rien dans son jeu ne semblait niais dans La Horde Sauvage. Bien au contraire, son jeu était polymorphe : il pouvait être à la fois agréable et bienveillant, et puis devenir menaçant et ponctuer son rictus d’un petit rire malfaisant un peu comme Strother Martin dans L’Homme qui tua Liberty Valance, mais à un degré supérieur. D’ailleurs, Strother Martin est au générique de La Horde Sauvage. Il incarne Coffer et rend Floyd — le personnage qu’il est dans L’Homme qui tua Liberty Valance — pâle en regard de sa cruauté dans La Horde Sauvage. Martin et L. Q. Jones sont d’anciens comparses de Sam Peckinpah et forment un duo de méchants tout à fait unique dans l’histoire du cinéma… des Laurel et Hardy en vacances en enfer. Je suis né au nord du río Grande, et j’avais l’habitude de voir les rôles

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de Mexicains interprétés par des acteurs italiens, juifs ou anglo-américains. À Hollywood, on n’hésitait pas à confier le rôle de Pancho Villa à des acteurs comme Wallace Beery, Telly Savalas ou Yul Brynner. Oui, Yul Brynner ! La Horde Sauvage avec une exception montrait des Mexicains dans des rôles de Mexicains, l’exception étant Jaime Sánchez, un Portoricain qui parlait couramment l’espagnol, sa langue natale. Le nombre de Mexicains figurant dans le film excédait très largement le nombre de Gringos en provenance de et ça, c’était vraiment nouveau… du jamais vu au cinéma.

Les films révolutionnaires de Sergio Leone m’avaient accoutumé à un Ouest encrassé, un Ouest où personne ne prenait un bain, un Ouest où les mouches tourbillonnaient autour de visages mal rasés, mais La Horde Sauvage poussa un cran plus loin. Le comédien Billy Bob Thornton a dit un jour : « C’est le premier film américain qui vous traîne dans la poussière. »4 Exactement. Ensuite, il y avait la violence. Je suis en train de lire des comptes-rendus de projection de La Horde Sauvage par des spectateurs choisis au hasard : je n’ai jamais vu autant de sang gicler dans un film. Ce film est vraiment TROP SANGUINOLENT. Un vrai ratage. Pas d’histoire, c’est gore, sale et repoussant, du sang, du sang et du sang. Un vrai produit de notre société malade. C’est parfait pour les gens morbides. Ça pue !!! Dieu, aie pitié ! Que sont devenus les westerns d’antan avec ? Je suis consterné. Votre film me laisse en état de choc, je ne peux rien ajouter d’autre.5

En état de choc, je l’ai été moi aussi. Après la scène de la tuerie finale, le dernier échange entre Robert Ryan et Edmond O’Brien, et le générique de fin complètement défilé au son de La golondrina, je suis sorti avec mon cœur qui battait à tout rompre comme si j’avais couru un cent mètres au sprint. C’est toujours la même impression aujourd’hui

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qu’il laisse sur moi. Ce film me brûle la cervelle et je ne m’en remettrai jamais dit encore une réponse au questionnaire d’un spectateur de l’avant-première. C’est ce sentiment que partagent des millions de spectateurs depuis des décennies, depuis sa sortie en juin 1969 et La Horde Sauvage m’a brûlé la cervelle à moi également. Même si ce déluge de violence au sein du film n’en finit pas d’être dénoncé depuis cinquante ans, cela n’a eu aucun effet, son impact reste incandescent. Cela dit, il y a beaucoup, beaucoup plus qu’un carnage gratuit dans ce film.

La Horde Sauvage traite d’hommes hors de leur temps qui rejettent la société en voie d’industrialisation. Il insiste sur leur âme damnée, mais il montre leur honneur, leur loyauté, ainsi que leur déshonneur et leur échec. Il met en face le bien et le mal, l’espoir de la rédemption. Il critique le progrès technique… un mauvais progrès, car il amenuise l’esprit. Il repousse les limites du cinéma et les personnages y sont envisagés, certes du point de vue de leur violence, mais il les montre vulnérables, acculés et faisant ce qui’ils pensent être juste au bon moment. Il constitue une révision complète des vieux clichés qui hantent tous les westerns tournés auparavant et renouvelle totalement le genre. L’histoire est très complexe et c’est devenu un classique, non seulement aux États-Unis, mais dans le monde entier. C’est sans aucun doute le meilleur western jamais réalisé, surpassant La Prisonnière du désert de John Ford, La Rivière rouge de Howard Hawks ou d’autres prétendants au titre. Tout est au diapason, l’histoire et son déroulement, la direction d’acteurs, la lumière, la musique. Un sans faute qui rejoint au panthéon de l’histoire du cinéma des films comme Citizen Kane ou Rashomon. En outre, La Horde Sauvage est une cash machine pour la Warner Bros. et les revenus ne cessent de gonfler au fil des éditions ou rééditions de cassettes ou DVD hier, des téléchargements numériques aujourd’hui. Mais ce film n’aurait jamais vu le jour sans un alignement des planètes précis. Ce film est l’accouchement d’une société clivée comme jamais

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depuis la guerre de Sécession, une nation qui envoie des milliers de jeunes gens dans une guerre perdue d’avance, en proie à la haine raciale qui ravage les quartiers des grandes villes et où prospèrent les assassinats politiques ciblés, une nation qui vomit les valeurs véhiculées par les adultes, les parents. Ce film, c’est aussi un produit made in Los Angeles, la ville qui prend le devant — tout au moins à l’époque — sur New York dans l’imaginaire culturel américain. C’est là qu’on y fabrique les films, qu’on y enregistre les disques de musique rock’n’roll, les émissions de télévision et tout ce qui inspire le pop art… c’est le cœur du rêve américain. Ken Kesey, Ken Kesey *a dit un jour à Tom Wolfe à la fin des années soixante : né Kenneth Elton Kesey « Sans vouloir te vexer, New York a deux trains de retard. »6 à La Junta (Colorado) le 17 septembre 1935 La fabrique des films aussi était en train de changer du tout au tout. et mort à Eugene (Oregon) l Le système patriarcal des studios était à l’agonie et de jeunes Turcs e 10 novembre 2001, est un écrivain américain. allaient inventer un nouveau cinéma influencé par les films étrangers Il a écrit Vol au-dessus tout en renouvelant la tradition. L’antique et vénérable genre du d'un nid de coucou (1962). western allait être à son tour dynamité.

Sam Peckinpah a pensé ce film avec son intelligence créative, mais aussi son cœur. Au moment de la sortie du film, Kris Kristofferson (qui devint ensuite son ami et son complice) a écrit une ballade : The Pilgrim, Chapter 33. Le refrain énonce ces mots : He’s a walking contradiction / Partly truth and partly fiction / Taking every wrong direction on his lonely way back home 7 ( il est une contradiction vivante, mi-vrai mi-faux, il prend toujours le mauvais chemin quand il rentre seul chez lui ). Ces paroles pourraient dessiner le portait de Sam Peckinpah. Au mitan des années soixante, il s’était fourvoyé dans maintes impasses et il était loin du but. Metteur en scène avisé et touche-à-tout, son éthique était admirable et il n’avait pas de concurrents dignes de ce nom à Hollywood. À l’âge de quarante ans, son expérience était immense tant dans l’industrie du cinéma qu’à la télévision. Sur le plan humain, c’était un ami fidèle qui

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n’hésitait pas à tendre la main à des gamins dans le besoin. Même s’il se sentait plus à l’aise dans un bordel du Nevada, il n’était pas indifférent à l’émotion que lui procurait un coucher de soleil dans les sierras. Monte Hellman, son collègue m’a dit : « Au fond, Sam était un chic type, mais il fallait décrasser pas mal de choses avant de toucher son bon côté. »8

L’écrivain Max Evans m’a dit que Sam Peckinpah était un homme très intense, habité et qui n’aimait pas trop se décoincer même hors du temps de travail, « il n’était pas du genre à boire un coup ou manger un hamburger pour passer le temps ».9 De fait, Sam Peckinpah s’était construit son ethos personnel, car il connaissait la vie des vrais cow-boys depuis sa tendre enfance et les fausses valeurs artistiques d’Hollywood avec ses coups fourrés permanents et ses beaux parleurs représentaient tout le contraire. Cela lui causa beaucoup de préjudices et il se fit beaucoup d’ennemis. Alcoolique, son caractère était quelquefois brutal et sombre et il s’est aliéné rapidement beaucoup de décideurs. Très mauvais perdant, il accumula les échecs au milieu des années soixante. Il n’en fallait pas plus pour qu’il fût mis au ban, pas blacklisté pour des raisons politiques, mais parce qu’il n’était pas homme à se compromettre.

Et pourtant, il fit son come-back dans les studios avec un film au triomphe improbable… une histoire qu’il a lui-même décrite comme celle de sales types qui se retrouvent au Mexique à un grand moment de changement. Cette histoire se situait loin de ses racines, mais chaque plan de La Horde Sauvage agit comme un miroir et reflète bien son ego et le pays qui l’a façonné : les montagnes, les vallées, les vastes étendues de terres cultivées du centre de la Californie et la particularité de ses habitants.

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Bien plus, le film témoigne de sa passion pour le Mexique, son pays d’adoption, son second foyer. Dès sa première visite, il tomba amoureux de ce pays et de ses habitants comme s’ils représentaient le parfait antidote à l’enfer d’Hollywood et ses hommes habillés en costume de ville.

Peckinpah avait vite compris le totalitarisme rampant qui minait les États-Unis ivres de technologie aliénante, en voie de déshumanisation, et il rejetait tout ça, ce conformisme bêlant. Tout dévoué à sa quête romantique, le Mexique lui apparaissait comme un pays pur. L’Amérique changeait certes, mais ses principes n’avaient pas varié depuis l’Union chrétienne des femmes pour la tempérance. Sam Peckinpah, lui, avait élu le Mexique, la cerveza, la tequila et le mezcal ; le Mexique était imbibé de religion, mais les gens savaient qu’il y avait deux poids sur la balance, les anges et les démons. Sam Peckinpah se délectait de cette façon qu’avaient les Mexicains d’exprimer ouvertement leurs émotions, chose impossible aux États-Unis d’Amérique au temps de sa jeunesse. L’obsession des Américains se tournait vers les « choses », les derniers gadgets, les voitures à air réfrigéré, la télévision en couleurs et la moquette prête à poser. La figure du héros américain était devenue le businessman, celui qui gagne assez d’argent pour s’acheter un pavillon de banlieue chic avec piscine à l’arrière du jardin et qui mène une vie aseptisée.

Peu, très peu d’Américains connaissaient les chevaux et les voyaient autrement que comme des animaux autour desquels volettent les mouches à merde et dont il faut nettoyer les box. Les Américains préféraient la chaîne HI-FI ou pire encore le meuble spécial pour la télévision qui leur permettait de capter les trois chaînes locales affiliées aux grands networks et, si la liaison était correcte, PBS, la seule chaîne publique aux États-Unis.

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Vautrés dans leur canapé, ils regardaient le monde réel via la télévision, chose que Henry Miller jugeait terrifiante : « pourquoi terrifiante ? Parce que nulle part ailleurs sur cette terre, le divorce entre l’homme et la nature n’est aussi radical. Nulle part ailleurs n’ai-je senti si peu de trace de vie comme en Amérique. Ici, l’ennui atteint son sommet. »10

Au Mexique, c’était le contraire. Dans son grand film, Sam Peckinpah transporta une troupe d’acteurs et de figurants, Mexicains ou Gringos sur un plateau perdu au fin fond de la pampa, très loin des grandes demeures d’Hollywood et de Mexico City. Les températures y étaient extrêmes, du froid vif de l’aube aux bouffées de chaleur de l’après-midi avec des insectes agressifs, des serpents venimeux, des rongeurs qui portent le virus de la rage, des routes pleines d’ornières, de la nourriture infâme et du sable, encore du sable… qui s’infiltrait partout dans le matériel, les vêtements et les lits… partout du sable. Une fois, le tournage fut interrompu à cause d’une tornade de sable. Pourtant, l’endroit était idéal pour tourner un film durant les six premiers mois de cette maudite année 1968.

Les alentours de Parras de la Fuente dans l’État de Coahuila, de même que les habitations et leur architecture formaient un décor parfait. L’hacienda Ciénega del Carmen également. Sam Peckinpah avait vu juste et Parras était situé loin des révoltes des étudiants en plein Paris, des chars soviétiques pénétrant dans Prague au « Printemps », loin également des assassinats politiques, des émeutes raciales, des soubresauts dans le tréfonds de la société américaine, du baril de poudre prêt à exploser à tout moment entre l’Égypte et Israël, et enfin et surtout de cette guerre horrible et interminable au Vietnam. « Tout se disloque. Le centre ne peut plus tenir », comme l’écrit le poète William Butler Yeats.11

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Le Mexique n’était pas non plus épargné. Le gouvernement réactionnaire de Gustavo Díaz Ordaz se préparait à accueillir les Jeux olympiques et des opposants ou de simples dissidents avaient été portés « disparus ». Par la suite, on apprendrait que des exécutions avaient eu lieu sur la Plaza de las Tres Culturas dans le quartier Tlatelolco à Mexico City. Cette rébellion qui allait donner lieu à un vrai massacre ordonné par Díaz Ordaz semblait loin, si loin de Parras en ce printemps 1968. C’est au sortir de cette période que Sam Peckinpah a mis en scène ce film où l’on trouve les ingrédients d’une tragédie hyperréaliste : des hommes acculés, hors-sol, sans repères dans un monde en pleine mutation, leur fascination pour la violence, les armes automatiques et à la fin, la délivrance.

C’est au Mexique que l’alchimie s’est réalisée comme si une seule formule pouvait révéler la magie entière d’un film de niveau supérieur. Tout semblait si loin, Peckinpah et Cie étaient à l’ouvrage. Tout, excepté l’écho lointain des horreurs de la Révolution mexicaine. C’est exactement ce qu’avait souhaité Sam Peckinpah.

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1 Une horde sauvage

14 Bill Shannon ( au centre ) est l'un des chasseurs de prime. Sur la photo, il est encadré par Strother Martin (à gauche) et Robert Ryan . Photo par Bernie Abramson avec la permission de Tonio K.

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Une horde sauvage

Roy N. Sickner était un sacré lascar. Il se nommait Roy A. Cooley quand 1 il naquit en , sa famille déménagea ensuite à Los Angeles. C’était un vrai Angelino et à douze ans, il changea son nom ainsi que son second prénom ; son copain de toujours, Buck Holland, se souvient de lui comme d’un type incroyablement sportif et assez dur déjà quand il était encore au collège, un « tough hombre »1 Sickner disait à qui voulait l’entendre que son père avait du vrai sang apache tout droit venu de Tree Branch dans l’Arizona. Tout le monde achetait cette histoire même si personne ne savait au juste où était Tree Branch et même si cela existait. C’était un sprinter à l’égal d’un Jim James Francis « Jim » Thorpe, Thorpe *. Il courait plus vite que tout le monde, il cognait plus fort que (1888-1953) tout le monde et il avait la gagne chevillée au corps. Il savait tellement était un athlète et un acteur américain bien skier qu’il passa professionnel à la fin du collège. (Le ski resta sa d’ascendance blanche et passion et lui permit de se forger un réseau professionnel précieux par amérindienne. la suite.) Très endurant, il était capable de s’infliger des épreuves physiquement hors limite, de même qu’il pouvait s’adonner à la boisson durant des beuveries sans fin. Dans ces années-là, les années cinquante, un gars comme lui pouvait tenir toute la nuit et aller au boulot le lendemain matin… comme si c’était un autre jour ordinaire au travail, mais il fallait se méfier avant d’accepter de le suivre lors de sa prochaine tournée. Doté de ces facultés physiques hors du commun, Sickner se fraya rapidement un chemin à Hollywood en qualité de cascadeur. Cet emploi, si prisé depuis la nuit des temps fut revalorisé durant les années cinquante, à l’apogée du western. Les doublures étaient indispensables lorsqu’il s’agissait de franchir un

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362 W. K. Stratton est écrivain et poète. Il a collaboré à Sports Illustrated, Outside, GQ et Texas Monthly. Il a été nommé Fellow of the Texas Institute of Letters en 2017. Il réside à Austin, Texas.

Michel Ciment critique de cinéma, collaborateur du Masque et la Plume (France Inter), est membre du comité de rédaction et directeur de la publication de la revue Positif. Il a publié une quinzaine d’ouvrages cinématographiques.