Itinéraires Littérature, textes, cultures

2019-1 | 2019 La « renaissance littéraire » africaine en débat Interrogating the African Literary “Renaissance”

Wilfried Idiatha, Aurélie Journo et Magali Nachtergael (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/itineraires/5620 DOI : 10.4000/itineraires.5620 ISSN : 2427-920X

Éditeur Pléiade

Référence électronique Wilfried Idiatha, Aurélie Journo et Magali Nachtergael (dir.), Itinéraires, 2019-1 | 2019, « La « renaissance littéraire » africaine en débat » [En ligne], mis en ligne le 11 juillet 2019, consulté le 24 septembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/itineraires/5620 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ itineraires.5620

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De nombreux auteurs africains ont connu une visibilité accrue sur la scène littéraire internationale au tournant du XXIe siècle tandis que sur le continent ont émergé des revues littéraires, des maisons d’édition locales ou des collectifs d’écrivains qui semblent témoigner d’une vitalité littéraire et créatrice retrouvée. Ces phénomènes ont été relayés dans les médias et par les critiques à travers les expressions de « renaissance » ou de renouveau (« renewal ») littéraires. Si le thème de la migration occupe une place toujours importante, de nouveaux thèmes ont fait leur apparition et des genres souvent sous-représentés ou considérés comme mineurs, science-fiction, roman sentimental ou roman policier, se sont vus réinvestis par de nombreux écrivains. Ce numéro explore les diverses facettes de la production littéraire africaine anglophone et francophone du début du XXIe siècle en vue de mettre au jour ce que l’expression de « renaissance littéraire » recouvre. The turn of the twenty-first century witnessed a boom in African writing, with writers gaining visibility on the international literary scene. Parallel to this movement, on the continent itself, literary journals, publishing houses or writers’ organizations flourished, seemingly pointing to newfound creativity. Within academic and literary circles, critics, writers and scholars spoke of literary “renewal” and “renaissance.” Others described the generation of writers emerging in the late nineties and two- thousands as “the third generation” of African writers and sought to shed light on the distinguishing features of this generation while acknowledging elements of continuity with its predecessors. While tropes such as migration, war and poverty still occupy center stage, new themes have appeared such as gender, sexual identity or religious radicalization and international terrorism. Moreover, once “minor” or under- represented genres have been invested or re-invested by this new generation, whether it be science-fiction, crime fiction, fantasy or romance. This issue aims at exploring contemporary African literary production in English and French, in order to question the notion of “literary renaissance.”

NOTE DE LA RÉDACTION

La rédaction dédie ce numéro à Binyavanga Wainaina, fondateur et premier rédacteur en chef de Kwani?, disparu le 21 mai 2019.

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SOMMAIRE

La « renaissance littéraire africaine » en débat Introduction Wilfried Idiatha, Aurélie Journo et Magali Nachtergael

Questions de genre(s)

Achille Ngoye et Jean-Roger Essomba : le renouveau du polar africain francophone Hervé Tchumkam

The Hairdresser of Harare, Questioning Gender and Sexuality in a Zimbabwean Novel Pierre Leroux

“Le pays, c’était comme la femme d’un autre”: Reconceptualising West African Migrant Masculinity in Fatou Diome’s Le Ventre de l’Atlantique and Léonora Miano’s Tels des astres éteints Ashwiny O. Kistnareddy

Renaissance linguistique et pratiques littéraires

Défense et Illustration des Langues Africaines: Linguistic Commitment and Critical Thought in Ngugi wa Thiong’o’s and Kwasi Wiredu’s Works Pierre Boizette

Nouvelles expressivités littéraires pour L’Afrique qui vient : Alain Mabanckou et Léonora Miano Josefina Bueno Alonso

Mémoire collective et sociabilités littéraires : le cas de la revue Kwani? (Kenya)

Passeurs de mémoire populaire : Kwani Trust et les lieux de l’histoire Kate Wallis

Kwani? as Social Contract: Reflections on the Post-2000 Sub-Saharan Literary Renaissance Billy Kahora

Varia

À quel prix vêt-on la terre ou le vent ? Regards mulongo sur le vêtement dans La Saison de l’ombre de Léonora Miano Pierre-Yves Dufeu

Folie et trauma dans Un jour de grand soleil sur les montagnes de l’Éthiopie : une esthétique de l’indicible Aurélia Mouzet

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Le visage de l’autre comme écotone dans Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo de Dany Laferrière Emmanuel Mbégane Ndour

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La « renaissance littéraire africaine » en débat Introduction Interrogating the African Literary “Renaissance.” Introduction

Wilfried Idiatha, Aurélie Journo et Magali Nachtergael

1 Pour la littérature africaine, le tournant du XXIe siècle semble avoir été marqué par une vitalité littéraire et créatrice retrouvée. De nombreux auteurs et autrices africain·e·s ont connu une visibilité accrue sur la scène littéraire internationale tandis que sur le continent ont émergé des revues littéraires (Kwani? au Kenya, Saraba au Nigéria, Chimurenga en Afrique du Sud, entre autres), des maisons d’édition locales (Cassava Republic et Kachifo au Nigéria, les récentes éditions fusionnées Ifrikiya au Cameroun ou Hemar au Congo-Brazzaville), ou des collectifs d’écrivains (Femrite en Ouganda)1. Parallèlement, des figures de la littérature africaine francophone et anglophone, comme Alain Mabanckou, Chimamanda Ngozi Adichie, Teju Cole, Tayie Selasi, Fatou Diome, In Koli Jean Bofane, ou Léonora Miano, font désormais partie du paysage éditorial globalisé, entraînant dans leur sillage de nouvelles formes d’expressivité littéraires et artistiques (danse, théâtre, performance, musique). Le choix de certains, comme Sami Tchak, de se faire éditer en Afrique témoigne de cette effervescence autour du livre et de la production littéraire sur le continent africain.

2 Ces phénomènes se sont vus relayés dans les médias et par les critiques à travers les expressions de « renaissance » ou de renouveau (« renewal ») littéraires (Walsh 2003, Schappell et Spillman 2007). D’autres critiques, écrivains ou universitaires, comme Helon Habila, Pius Adesanmi et Chris Dunton, ou encore Paul Zeleza, ont qualifié cette génération de la fin des années 1990 et du début des années 2000 de « troisième génération » d’écrivains africains, tandis que dans le domaine francophone, Abdourahman Waberi (1998) désignait sous le nom d’« enfants de la postcolonie » les écrivains appartenant à la quatrième génération. Ces critiques ont cherché à mettre en lumière les traits qui la différencieraient des générations qui l’ont précédée, sans pour autant passer sous silence les éléments de continuité qui la rattachent à ces dernières. Tous semblent insister sur le caractère cosmopolite (« post-national », pour citer

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Habila) de cette génération, qui explique un rapport à l’identité et aux racines culturelles africaines plus fluide, privilégiant l’idée de multiplicité d’appartenances à celle d’hybridité. En outre, si le thème de la migration occupe une place toujours importante, de nouveaux thèmes ont fait leur apparition, tels quela question de genre ou LGBTQIA ou les phénomènes de radicalisation et de terrorisme global, entre autres. Enfin, des genres souvent sous-représentés et considérés comme mineurs se sont vus investis ou ré-investis par de nombreux écrivains, que l’on songe à la science-fiction, au roman sentimental ou au roman policier.

3 Si de nombreux chercheurs et critiques ont pu déceler dans la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle un tournant dans la production littéraire africaine, c’est aussi parce que cette période a été marquée par un certain nombre de changements d’ordre politique, social ou technologique qui ont modifié les conditions de production littéraire. On peut citer tout d’abord les mouvements de « décompression autoritaire » (Bayart 1991) qui ont mené au retour au multipartisme au Kenya ou à la fin de la dictature militaire au Nigéria, la disparition du régime de Mobutu Sese Seko au Zaïre – aujourd’hui République démocratique du Congo, mais aussi la fin de la guerre civile au Sierra Leone ou de l’apartheid en Afrique du Sud, évolutions politiques et sociales : ces bouleversements socio et géopolitiques ont contribué à un climat plus propice à la création littéraire, mais aussi à la modification de la réception des œuvres. On peut à cet égard évoquer la place qu’occupe la critique littéraire africaine qui semble prendre un nouvel élan aujourd’hui et, bien évidemment, la place de ces littératures dans le monde académique, à l’image de l’université Omar Bongo de Libreville qui s’est dotée d’un département de littératures africaines au sein duquel la « littérature gabonaise » est désormais une filière à part entière.

4 Le développement d’Internet a également joué un rôle important en ce qu’il est rapidement apparu comme une plateforme de diffusion et de démocratisation de la pratique littéraire, mais aussi comme un lieu d’échange et de sociabilité où ont pu se développer des communautés littéraires qui ont en partage moins l’appartenance à un espace commun que des aspirations et des préoccupations partagées. Enfin, il faut souligner le rôle important qu’ont joué les prix littéraires comme le prix Caine, créé en 2000 ou l’historique Grand Prix littéraire d’Afrique noire (le « Goncourt africain »), mais aussi les nombreux festivals littéraires consacrés régulièrement à l’Afrique, dans la visibilité accrue des écrivains du continent.

5 L’objectif de ce numéro est donc de s’interroger sur ce que l’on entend lorsque l’on parle de « renaissance littéraire » à propos de la production littéraire africaine contemporaine, afin de mesurer et de penser conjointement les phénomènes de rupture et de permanence qui la sous-tendent.

6 Les articles de ce numéro s’intéressent tout à la fois aux changements et aux permanences thématiques, au renouveau générique et au réinvestissement de certains genres. Ils proposent des lectures qui témoignent de la variété des pratiques littéraires contemporaines et de la spécificité des conditions socio-politiques dans lesquelles elles se situent, et se penchent sur l’évolution de « l’espace des possibles » (Bourdieu) en s’intéressant à l’émergence d’institutions littéraires continentales (prix, maisons d’édition, revues, collectifs d’écrivains). En effet, l’influence et le pouvoir prédominants des « centres littéraires » décrits par Pascale Casanova dans La République mondiale des lettres persistent et se confondent désormais avec la notion de globalisation, décrite par un collectif de penseurs auquel Achille Mbembe a pris part, de sorte que global est à

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entendre à un niveau continental, mais aussi au-delà à travers les interactions diasporiques. Ces nouvelles structures mettent au jour le développement de réseaux de sociabilité littéraire panafricains et nous invitent à repenser et à complexifier le paradigme qui oppose centres et marges de l’espace littéraire mondial et conçoit leur rapport selon des forces désormais multilatérales.

Questions de genre(s)

7 Les articles d’Hervé Tchumkam et de Pierre Leroux ouvrent ce numéro et reviennent sur la façon dont certains auteurs investissent et renouvellent les genres policier (Jean Roger Essomba et Achille Ngoye) et sentimental (Tendai Huchu).

8 S’appuyant sur les analyses de Giorgio Agamben, de Judith Butler et de Guy Debord, Hervé Tchumkam propose une lecture des romans policiers du Congolais Achille Ngoye et du Camerounais Jean Roger Essomba qui se situe à l’intersection de l’esthétique et du politique. Il met en évidence la façon dont ces fictions mêlent polar de l’immigration, paranormal et Bildungsroman politique. Chez Achille Ngoye le genre policier revêt une fonction sociale et pédagogique autour de la question du retour d’exil et de l’autopsie possible des États postcoloniaux tandis que le roman de Jean-René Essomba, en ce qu’il « met à nu les logiques capitalistes et impérialistes qui installent durablement les citoyens africains dans l’insécurité et la terreur » et invite à une réflexion sur « l’humanitaire et sur le totalitarisme local (africain) et mondial », remplit une fonction philosophique.

9 Pierre Leroux, dans son article sur le premier roman du Zimbabwéen Tendai Huchu, The Hairdresser of Harare, revient sur un autre genre populaire, le roman sentimental, investi par la thématique de l’homosexualité, relativement peu traitée dans la littérature zimbabwéenne. Il montre comment « la représentation de l’homosexualité et des questions de genre (gender) est indissociable […] du travail sur les genres littéraires populaires », et permet, dans un récit qui s’appuie sur des ressorts génériques précis et délègue le débat sur l’homosexualité à plusieurs voix narratives, de mettre au jour divers aspects d’une société zimbabwéenne en crise.

10 La question de l’identité genrée est également au cœur de l’article d’Ashwiny O Kistnareddy. Dans sa lecture des romans de Fatou Diome et de Léonora Miano, elle envisage la façon dont celles-ci proposent de reconceptualiser et de reconstruire les masculinités noires dans un contexte postcolonial (la France) et diasporique, en articulant et en arrimant la question de la / des masculinité(s) noire(s) à celles relatives à l’exil, au retour et à la nostalgie.

Renaissance linguistique et pratiques littéraires

11 Pierre Boizette propose une lecture historique et linguistique de la notion de renaissance africaine en la resituant dans les débats autour de la question de la langue d’écriture et de la revalorisation des langues africaines des années 1960, et le rôle de la promotion des langues africaines dans cette renaissance. Cette dimension plurilingue est au cœur de l’engagement du romancier kényan Ngugi wa Thiong’o mais aussi de la pensée du philosophe ghanéen Kwasi Wiredu : le lien à la langue hégémonique, l’anglais, loin de cristalliser un rejet pur et simple, permet d’approcher le « rêve

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panafricain » et de constituer une communauté dans laquelle une conversation peut prendre place. Cet aspect transnational favorise les dialogues intercontinentaux mais aussi les sociabilités littéraires qui participent à la production, la circulation et la légitimation des œuvres en dehors du pays d’origine des auteur·trices.

12 Dans le domaine francophone, la théorisation de la pratique littéraire peut aussi, comme chez Léonora Miano et Alain Mabanckou, se constituer à partir d’une définition identitaire, qu’elle soit postcoloniale, diasporique ou liée à l’expérience de l’identité noire. Dans cette confraternité linguistique qu’est la langue française, Josefina Bueno Alonso analyse L’Afrique qui vient à l’aune de l’afrodescendance, dans le sillage de la « génération transcontinentale » décrite par Abdourahman Waberi. Ainsi, Miano et Mabanckou adoptent une position politique qui appelle au dépassement de la « francophonie » et croise les enjeux de la diaspora, des migrations et de l’identité noire. Cette production littéraire non pas tant activiste qu’afropolitique est celle également prônée par le Camerounais Achille Mbembe ou encore portée par le concept d’« afrotopie » développé par Felwine Sarr en 2016.

Mémoire collective et sociabilités littéraires : le cas de la revue Kwani? (Kenya)

13 Le rôle des revues dans la constitution des communautés de lecteurs et d’auteurs mais aussi dans la promotion de certaines pratiques littéraires est bien souvent déterminant. Dans son étude de Kwani?, revue et plateforme éditoriale kényane, Kate Wallis s’intéresse à l’espace d’expression d’une « mémoire populaire collective » que celle-ci a ouvert au Kenya. Elle analyse l’attention particulière portée à l’historiographie et à la mémoire historique par les membres du Kwani Trust, dont font partie Andia Kisia, Parselelo Kantai, Billy Kahora et Yvonne Adhiambo Owuor, ainsi que la façon dont leurs textes œuvrent à la matérialisation d’une forme de mémoire populaire. Mais comment combiner histoire populaire et nationale, en somme quelle histoire écrire, pour quelle mémoire ? Le texte de la conférence que le rédacteur en chef de la revue Billy Kahora a donnée à Paris en 2017 permet d’éclairer, de l’intérieur, les enjeux et le contexte, tant politiques que littéraires, qui a vu l’apparition de la revue au début des années 2000. Il y présente les diverses facettes de la revue mais aussi les réseaux de sociabilité littéraires qui la sous-tendent, et montre le rôle que celle-ci, par ses publications et les événements qu’elle organise, a joué dans « la renaissance littéraire » continentale.

14 Les varias associés à ce dossier prolongent les contours de la « renaissance littéraire africaine » notamment en explorant la représentation de la contemporanéité dans l’écriture romanesque d’Afrique. L’article de Pierre-Yves Dufeu s’attache à interroger le rôle du vêtement dans La Saison de l’ombre de Léonora Miano, et le regard mulongo qui se déploie dans ce récit situé à l’époque de la traite négrière. Lorsque l’écrivain congolais Pius Ngandu Nkashama publie Un jour de grand soleil sur les montagnes de l’Éthiopie, il s’inspire d’une révolte lycéenne contre le régime éthiopien dans les années 1970, tout en mêlant sa propre expérience du Congo-Zaïre sous Mobutu. Dans son article portant sur la folie et le trauma, Aurélia Mouzet montre en quoi les psychoses personnelles décrites dans ce récit sont une métaphore de la folie dictatoriale qui marque les individus autant que la collectivité. Enfin, l’article d’ Emmanuel Ndour se déplace du côté des Amériques, où l’auteur haïtien Dany Laferrière dialogue avec un jeune immigré camerounais, rencontré par hasard dans une rue de

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Montréal, et prodigue, dans un enchevêtrement de souvenirs, des conseils au nouvel arrivant. Ndour pose l’hypothèse d’une véritable éthique du déchiffrement à l’œuvre, dans un échange constant avec sa propre altérité et dans des « subjectivités alternatives ».

BIBLIOGRAPHIE

Adesanmi, Pius et Dunton, Chris (dir.), 2008, « Nigeria’s Third-Generation Novel: Preliminary Theoretical Engagements », Research in African Literatures, vol. 39 no 2.

Bayart, Jean-Francois, 1991, « La Baule, et puis après ? », Politique africaine, no 43, p. 5-20.

Bourdieu, Pierre, [1992] 1998, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil.

Casanova, Pascale, [1999] 2008, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil.

Habila, Helon, 2012, « Introduction », dans H. Habila (dir.), The Granta Book of the African Short Story, Londres, Granta Books, p. vii-xv.

Mbembe, Achille et Sarr, Felwin (dir.), 2017, Écrire l’Afrique-Monde. Les Ateliers de la pensée, Paris, Philippe Rey.

Sarr, Felwin, 2016, Afrotopia, Paris, Philippe Rey.

Schappell, Elissa et Spillman Rob, 2007, « The Continental Shelf », Vanity Fair, juillet 2007, p. 118-197.

Waberi, Abdourahman, 1998, « Les enfants de la postcolonie : esquisse d’une nouvelle génération d’écrivains francophones d’Afrique noire », Notre librairie, no 135, p. 8-15.

Walsh, Declan, 2003, « Kenya’s Literary Renaissance Gives a Voice to Urban Living in Nairobi », The Independent, 11 octobre 2003.

Zeleza, Paul, 2007, « Colonial Fictions: Memory and History in Yvonne Vera’s Imagination », Research in African Literatures, vol. 38, no 2, p. 9-21.

NOTES

1. Ce numéro d’Itinéraires prolonge les réflexions qui se sont tenues lors d’une journée d’étude intitulée La « renaissance littéraire » africaine anglophone en débat qui a eu lieu à l’université Paris 13 le 5 juillet 2017.

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AUTEURS

WILFRIED IDIATHA Université Paris 13

AURÉLIE JOURNO Université Paris 13, Pléiade (EA 7338)

MAGALI NACHTERGAEL Université Paris 13, Pléiade (EA 7338)

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Questions de genre(s) Questioning Genre(s) and Gender(s)

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Achille Ngoye et Jean-Roger Essomba : le renouveau du polar africain francophone Achille Ngoye and Jean-Roger Essomba: The Revival of the Francophone African Crime Novel

Hervé Tchumkam

1 Dans son article intitulé « Mayhem at the Crossroads: Francophone African fiction and the Rise of the Crime Novel » (2005), Pim Higginson trace une généalogie du roman policier africain autour d’une thèse centrale selon laquelle la naissance du roman policier en Afrique francophone a modifié les centres d’intérêt et les stratégies esthétiques et ainsi, a reconfiguré l’imaginaire de toute une génération d’écrivains africains. Son article rappelle les caractéristiques principales du genre policier, à savoir « le cadre urbain de l’action, son intérêt pour les notions de classes et d’ethnicité, son exploration des paradigmes normatifs en relation avec le droit, la variation des espaces géographiques et sa célébration du jargon » (Higginson 2005 : 163)1 et souligne avec justesse que ces éléments jouent un rôle déterminant pour les écrivains, dans la mesure où ils leur permettent de reconfigurer les catégories sociales. En effet, on pourrait considérer que l’émergence du roman policier en Afrique signe l’acte de naissance d’une troisième génération d’écrivains, si l’on s’en tient à la classification de Séwanou Dabla (1986) qui parlait des romanciers de la seconde génération. On parlerait donc d’une troisième génération distincte de celle qui la précédait non pas en raison de la présence ou de l’absence de la notion de violence multiforme, mais précisément dans le support d’expression et de représentation de cette violence : la fiction policière. Mais plus intéressant, au sein de cette troisième génération d’écrivains africains, certains se distinguent par la référence à l’immigration, ce que Pim Higginson a appelé « polar de l’immigration », mais aussi au surnaturel.

2 Tentant de comprendre l’intérêt soudain des écrivains africains pour le polar, lequel était généralement perçu comme paralittéraire, Pim Higginson introduit la notion de polar de l’immigration en soulignant le constat suivant : si les énigmes policières

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africaines avaient au départ l’Afrique pour espace de prédilection, cet espace de la fiction devient ensuite l’Occident et Paris en particulier, ou il se répartit entre Paris et l’Afrique. Sorcellerie à bout portant (1998) d’Achille Ngoye s’inscrit dans cette catégorie de polar de l’immigration. L’action s’y déroule entre la France et le Congo (ancien Zaïre) et bien que l’essentiel de l’action ait lieu en Afrique, il reste que la France, en tant que point de départ matérialisé par l’aéroport Paris-Charles-de-Gaulle qui ouvre le roman, est le point spatial à partir duquel le message du roman d’Achille Ngoye se construit et sans la référence à laquelle l’itinéraire du protagoniste n’aurait pas de sens. Trois ans avant la parution du roman de Ngoye, Jean-Roger Essomba publiait Les Lanceurs de foudre (1995), un roman auquel la critique ne semble pas avoir prêté grande attention, mais qui est d’autant plus pertinent qu’il emprunte les caractéristiques du polar de l’immigration, les enquêtes se déployant doublement du côté de l’Afrique et de l’Occident. Au moyen d’une lecture de ces deux œuvres, je voudrais mettre en relief l’originalité des romans de cette troisième génération d’écrivains africains, en ce qu’ils associent le polar de l’immigration au paranormal pour finalement faire de leurs œuvres de fiction des espèces de Bildungsroman politique, voire géopolitique. J’entends par là que parallèlement au roman d’initiation, le roman policier africain souligne la nécessité pour le sujet africain de maîtriser le jeu politique comme condition de sa propre survie dans un contexte où l’État organise l’injustice. Pour ce faire, je proposerai donc une approche de ces textes en tant que romans qui transgressent les codes classiques du roman policier occidental et lui ajoutent une empreinte singulière africaine, avec l’irruption d’enquêtes policières qui entremêlent investigations scientifiques et recours à des savoirs paranormaux comme conditions de la tentative de résolution de l’énigme de la mort.

Polar et intrusion du paranormal

3 Dans Sorcellerie à bout portant, le protagoniste Kizito Sakayonsa retourne dans son pays natal pour essayer de comprendre les circonstances du meurtre de son frère. Ces cadres vont par la suite donner lieu au développement d’histoires intéressantes dans la mesure où elles indiquent une véritable subversion des modèles d’enquêteur et postulent une nouvelle caractérisation du roman d’Achille Ngoye entre esthétique et politique. Dans Les Lanceurs de foudre en revanche, Jean-Roger Essomba donne à lire une histoire d’autant plus palpitante que les enquêtes se démultiplient et ont lieu à la fois dans un pays imaginaire de l’Afrique et dans un espace hors Afrique appelé l’Occident. Au cœur du roman d’Essomba, se trouve une arme du crime qui échappe aux catégories conventionnelles du meurtre : la foudre, dont l’utilisation et la compréhension ne relèvent pas d’une approche cartésienne, mais d’un pouvoir magique. D’emblée, il faut noter que les intrigues de ces deux romans contredisent ou tout au moins indiquent les insuffisances de certaines postures théoriques sur le roman policier en Afrique francophone. Dans Écritures et discours littéraires (1989), Pius Ngandu Nkashama soutient par exemple que l’un des problèmes auxquels se heurte le roman policier en Afrique réside dans le fait qu’il y a en postcolonie incompatibilité entre l’État postcolonial supposé garantir les cadres juridiques nécessaires à une enquête policière et le fait que ce même État est criminel, d’où la mise en avant d’une contradiction néfaste à l’émergence du roman policier en Afrique : La fiction romanesque du policier ne peut nullement évoluer sur deux plans contradictoires ; à savoir, la quête de la vérité et la dénonciation du système dans

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lequel est menée cette quête, ou qui fonde le principe de la vérité. (Ngandu Nkashama 1989 : 209)

4 La quête de la vérité et la dénonciation du système dans lequel est mené cette enquête posent problème dans la mesure où il n’y aurait donc pas adéquation entre le but de l’enquête et les institutions supposées la protéger ou en tout cas fonder son principe de validité. Ce point de vue de Pius Ngandu est remarquable en effet, dans la mesure où les systèmes politiques en postcolonie reposent essentiellement sur la dé-liaison de l’État et des citoyens, plutôt que sur la protection de ceux-ci par le premier. C’est à ce titre qu’on pourrait d’ailleurs établir une analogie entre le citoyen africain aux prises avec les pouvoirs postcoloniaux et une figure centrale de la Rome antique : l’homo sacer. En m’appuyant sur la notion de « vie nue » théorisée par Giorgio Agamben dans Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue (1998), je signalerai qu’on peut observer, au moins théoriquement, dans la société africaine contemporaine prise en charge par les romans de Ngoye et Essomba, une mutation intéressante au cœur de laquelle l’homme africain, l’homo africanus, devient littéralement un homo sacer, c’est-à-dire ce citoyen qu’on ne peut mettre à mort sous les formes rituelles mais dont la mort n’est pas considérée comme homicide. La vie du citoyen africain insacrifiable est garantie par son droit à un procès équitable, et pourtant cette même vie est en permanence exposée à la mort. En clair, l’analogie que je perçois entre le citoyen africain face aux pouvoirs politiques et l’ homo sacer d’Agamben réside dans le paradoxe entre le caractère sacré de la vie et la mise à mort qui n’est pas considérée comme homicide. Mais là serait un tout autre programme de recherche2.

5 Revenant au roman policier, on peut observer que les itinéraires des personnages comme Kizito Sakayonsa de Sorcellerie à bout portant d’Achille Ngoye, mettent en avant la possibilité de ce « dire » que Pius Ngandu Nkashama estime impossible. Car en effet, le « polar de l’immigration » ou « polar du retour » ne rompt pas les amarres avec l’Afrique qui est le lieu de cristallisation des deux plans contradictoires relevés par le critique. De la même manière, on pourrait tout aussi bien soutenir la thèse selon laquelle Jean-Roger Essomba en alliant la quête de la vérité et la dénonciation des systèmes africains et occidentaux dans lesquels cette quête est menée, réussit à réconcilier ces deux plans contradictoires, en refusant précisément que les enquêteurs de tout bord aient accès à la vérité recherchée et à la punition des coupables. Autrement dit, dans ce cas et dans une logique purement philosophique, la puissance n’est-elle pas supérieure à l’action ? La posture de Pius Ngandu Nkashama est valable étant donné le corpus de polars africains existant quand il écrit ses Écritures et discours littéraires. Mais il me semble aussi que sur un plan de théorie littéraire, sa position serait peut-être à nuancer dans la mesure où cette écriture de l’aveuglement qui essaie de « dire » un système indicible tout en reconnaissant son inaptitude à le « dire » pleinement (ceci renverrait à la contradiction que décèle Pius Ngandu Nkashama) confirme justement la potentialité de l’œuvre d’art en Afrique, et notamment de la fiction policière. Car au sens où l’entend Franck Evrard, « si la littérature policière semble donner l’impression de prendre ses distances ou de se remettre en cause, cela vient peut-être de sa contrainte structurelle : rendre problématique le récit du crime, raconter l’impossibilité de raconter3 » (1996 : 83). L’art deviendrait ainsi le lieu par excellence de l’objectivation de la négation, et ces hypothèses sont vérifiables dans la manière dont les intrigues des polars d’Achille Ngoye et de Jean-Roger Essomba sont organisées.

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6 Sorcellerie à bout portant raconte les mésaventures de Kizito Sakayonsa de retour dans son pays natal pour tenter d’élucider le mystère de la mort de son frère Tsham, officier d’armée décédé dans un accident de voiture, d’après la version officielle donnée par les services de l’armée et de l’État. Un détail frappant annonce la complexité de l’enquête : le corps de Tsham n’aurait jamais été retrouvé et la voiture accidentée aurait mystérieusement disparu. Jusque-là, rien n’annonce un polar singulier, excepté que par une espèce de prolepse, quelques pages plus haut Achille Ngoye introduit le monde du surnaturel dans l’énigme de la mort ; alors que le protagoniste de Ngoye relit le télégramme lui annonçant la mort de son frère, le narrateur fait une incursion dans le passé des deux frères et évoque de manière presque anodine le règne du paranormal. D’abord, alors que Kizito est encore dans l’avion qui le ramène dans son pays natal, il est informé par un Britannique de la prégnance à Kinshasa de la sorcellerie « hi-tech », une histoire de « sorcerers [qui] mènent des raids nocturnes aériens dans des avions furtifs […], sans le moindre outil de navigation » (Sorcellerie : 17). Plus haut dans le texte, parlant de Kizito, le narrateur affirme que l’enfant était un « casse-tête pour les siens lorsqu’il se mit à clopiner du jour au lendemain [et que] les toubibs et guérisseurs ne surent en établir l’origine, tandis qu’un voyant détectait le signe de mauvais augure » (Sorcellerie : 14). L’horizon occulte qui va guider la totalité de l’enquête devient davantage explicite quelques pages plus tard quand le narrateur informe le lecteur qu’« avec la débâcle économique du pays, aggravée par les pillages à répétition, le surnaturel constituait l’ultime recours pour beaucoup […]. L’occulte et le sournois avaient repris le dessus dans les rapports sociaux » (Sorcellerie : 34). À partir de ce tableau qui encadre et pourrait-on dire prépare l’horizon d’attente du lecteur, l’on constate qu’Achille Ngoye oriente progressivement son projet d’écriture dans un entre- deux entre l’autopsie du politique et le récit d’un crime à élucider. En effet, d’une part le protagoniste doit comprendre les raisons et les conditions de la mort de son frère, et à l’instar de tout enquêteur, démasquer le meurtrier afin que justice soit faite. D’autre part, le récit tout entier se fonde sur une situation politique précise (celle de l’Afrique postcoloniale) en imaginant pourquoi cette société est au bord de l’explosion et bien parfois de l’implosion. Je reviendrai sur ces deux éléments mais il est important de souligner que le roman d’Achille Ngoye « crée son propre monde », un monde qui mime le réel tout en observant une distance avec celui-ci.

7 Le roman de Ngoye entremêle donc deux modalités apparemment contradictoires mais complémentaires : il n’est pas référentiel, c’est-à-dire factuel, mais imaginaire ou fictionnel. Le roman se rapporte au monde réel, mais en plus, il crée un monde qui ne correspond pas toujours exactement au monde extérieur au texte, comme l’écrit Dorrit Cohn au sujet du rapport entre l’œuvre de fiction et le monde qu’il représente : […] l’œuvre de fiction crée elle-même, en se référant à lui, le monde auquel elle se réfère […]. Le caractère non référentiel n’implique pas qu’elle ne puisse pas se rapporter au monde réel, extérieur au texte, mais uniquement qu’elle ne se rapporte pas obligatoirement à lui […] 1) ses références au monde extérieur au texte ne sont pas soumises au critère d’exactitude ; et 2) elle ne se réfère pas exclusivement au monde réel, extérieur au texte. (Cohn 2001 : 29-31) La question de l’univers référentiel ainsi établie, je reviens maintenant sur l’intéressante superposition par Achille Ngoye de l’enquête à mener et de l’autopsie des structures politiques en Afrique, qui de ce point de vue ne laisse aucun autre choix au citoyen que la transgression de la norme établie ainsi que le fera Kizito. Ce dernier débarque en effet dans son pays natal et dès l’aéroport, il assiste à des scènes d’abus de

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pouvoir de la part de la police et remarque la militarisation de l’aéroport de Kinshasa. La succession de scènes irréalistes dont Kizito est victime, allant de l’extorsion à l’intimidation et jusqu’au retrait de son passeport alerte notre détective civil postcolonial sur le fait que, comme le rappelait à juste titre Pius Ngandu Nkashama (1989), il y a une contradiction claire entre le système qui est supposé garantir la loi et les transformations de la loi elle-même. Ainsi, la vérité « officielle », c’est-à-dire celle qui est garantie, établie et validée par les institutions étatiques n’est rien d’autre que la mise en texte légale et institutionnelle de la volonté de ceux qui détiennent le pouvoir. En effet, « l’enthousiasme rationaliste, la fascination pour la modernité de la science […] aboutissent à une sacralisation de la quête de la vérité qui n’interdit pas le recours à la magie, aux sciences occultes […] L’imaginaire ne peut se contenter toujours du point de vue trop étroitement positiviste ou scientiste » pour reprendre les mots de Franck Évrard (1996 : 94). Ce recours aux sciences occultes, le protagoniste d’Achille Ngoye a tant et si bien perçu sa nécessité que son séjour dans son pays va être une véritable descente aux enfers dans le monde de la magie.

8 Tandis que chez Achille Ngoye le protagoniste revient de la France en Afrique pour se lancer à la recherche des mobiles et responsables de la mort de son frère, avec Jean- Roger Essomba il va s’agir de tout autre chose. Dans un petit village africain, des hommes recourent à la foudre pour réparer les injustices et redonner justice aux hommes et femmes qui ont été lésés par la justice institutionnelle, la justice d’État. Constatant une série de morts de personnes bien ciblées – ce sont des autorités administratives de l’Est du Cazaïbon, pays imaginaire d’Afrique –, les pouvoirs publics décident de mettre leur arsenal policier et juridique en marche pour arrêter les coupables et les mettre hors d’état de nuire. Ce qui est hautement intéressant avec le roman de Jean-Roger Essomba c’est que la justice ne se déploie plus pour rétablir l’ordre social, mais précisément pour protéger les acteurs du renforcement d’un désordre caractérisé par la prédation du peuple par les élites politiques et administratives. Dès le début du roman, on voit un personnage solliciter le pouvoir des lanceurs de foudre afin d’être rétabli dans une justice qui lui a été refusée par un certain Henri Agoumou, le procureur de la République, autrement dit le représentant et garant du droit des citoyens. Le dialogue qui s’installe entre le jeune homme assoiffé de justice et le lanceur de foudre est intéressant dans la mesure où il fournit des éléments d’appréciation de l’univers juridique du pays de référence de la fiction, de même qu’une réflexion pertinente sur les usages de la notion de justice en postcolonie. Face à l’hésitation du lanceur de foudre qui tient à préciser à son interlocuteur que la foudre est « une arme de dissuasion qui est là pour faire régner la justice, la paix et la concorde », le jeune homme développe une réflexion qui mérite d’être reprise ici en dépit de sa longueur : Vous dites bien justice ! Qu’est-ce que je vous demande, moi, si ce n’est la justice ? Je viens de passer injustement trois années de ma vie en prison. Pendant ce temps-là, un autre est parti avec ma femme. Et vous trouvez que ce serait utiliser le feu à tort que de me rendre justice ? […] Je vous en prie, sage Goro, une injustice flagrante a été commise et je veux que justice soit rendue comme l’ont jadis prôné nos ancêtres. (Lanceurs : 11)

9 De la citation qui précède, deux constats importants s’imposent. D’abord, Les Lanceurs de foudre de Jean-Roger Essomba, un peu à la manière de L’Archer bassari (1984) de Modibo Sounkalo Keita, introduit dans le polar africain une nouvelle modalité du crime dans la mesure où, plutôt que d’occasionner l’instabilité sociale, le crime vient rétablir

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l’équilibre qui a été brisé par une justice au service des puissants et au détriment du peuple. Mais allant plus loin que Modibo Sounkalo Keita, et c’est le deuxième constat, l’arme du crime n’est utilisable et donc intelligible que par un petit groupe d’initiés qui ont un pouvoir surnaturel, d’où l’intrusion du paranormal dans le roman policier africain non pas comme responsable négatif du crime, mais plutôt comme outil de rétablissement de l’équilibre judiciaire et donc social et politique. C’est donc la foudre, nouvelle arme du crime, qui va ôter la vie à Henri Agoumou, procureur de la République, personnage que le roman présente d’ailleurs comme un homme aux ambitions démesurées qui n’avait pas de scrupules, capable de grotesques flagorneries devant ses supérieurs hiérarchiques mais du pire mépris pour ses subalternes, en un mot, un véritable « bras censeur de l’oligarchie, [dont] le nombre d’innocents qui croupissaient dans les prisons par sa faute était impressionnant » (Lanceurs : 19). C’est donc la mort du procureur, suivie de la psychose qui va gagner la ville, qui va décider les autorités administratives du Cazaïbon à confier au commissaire Longbi et à ses inspecteurs de police une mission impossible qui consistera à nettoyer la province de ces lanceurs de foudre, justiciers d’un autre genre.

10 Il est également notable que parmi les policiers qui vont mener l’enquête des décès par foudre, l’inspecteur qui va infiltrer le village des détenteurs du pouvoir mystique est le fils d’un contrôleur des impôts vraisemblablement véreux qui avait lui-même été tué par la foudre. Essomba réussit là aussi un tour de force en introduisant dans la fiction policière un détective qui ne se saisit pas de l’enquête pour appréhender un éventuel criminel (ce qui correspond à la mission des agents de police, celle de garantir et/ou rétablir la sécurité publique), mais plutôt pour accomplir une vengeance personnelle. Tout ceci éclaire en conséquence le fonctionnement de la justice dans l’Afrique postcoloniale où la notion de sécurité étatique se double de celle d’ambitions personnelles. Alors que les autorités du pays imaginaire de Jean-Roger Essomba s’organisent pour venir à bout des justiciers de la foudre, un groupe d’Occidentaux se prépare, sous le couvert d’organisations humanitaires, à exfiltrer de l’or du pays et à aller à la recherche de la foudre, une arme si puissante qu’elle pourrait leur permettre de devenir les hommes les plus puissants de la planète. En effet, du fait de son intraçabilité « scientifique », la foudre conférerait à qui détient les secrets de son usage plus de pouvoir même que l’arme nucléaire qui constitue, de nos jours, l’arme la plus redoutable qui existe. L’on comprend, en lisant le roman d’Essomba, pourquoi le Dr Edwell qui est à la tête de l’organisation humanitaire aux visées non avouées qui est résolu à entrer en possession du secret de la foudre, constitue sa propre équipe d’espions qui opèrent sur le continent africain. Ce continent, le Dr Edwell ne le connaît que trop bien car le roman nous apprend qu’il a commencé sa carrière d’« humanitaire » au Zaïre, le même pays dans lequel Kizito Sakayonsa, le protagoniste d’Achille Ngoye, va faire la rude expérience de la recherche de la vérité après la mort, mieux, l’assassinat de son frère Tsham.

Vers un Bildungsroman politique

11 Dans ce Zaïre où le maréchal dictateur qui a dirigé le pays d’une main de fer pendant trois décennies vient d’être détrôné par Laurent Désiré Kabila, la suite des tribulations de Kizito va s’articuler progressivement autour de deux paramètres transgressifs qui valent la peine d’être signalés : d’abord, Kizito en tant qu’enquêteur n’est pas policier

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de formation, il n’a donc jamais été formé aux rouages d’une enquête policière normale. Ensuite, outre le fait que la police qui est acquise à la cause du pouvoir ne résoudra jamais l’énigme de la mort de Tsham, il faut ajouter que les paramètres qui entourent la disparation du frère de Kizito échappent aux lois de la physique et de la raison, tant les détails ésotériques abondent autour de la vie même du major Tsham. Résolu à comprendre les conditions du décès de son frère, Kizito va être par la suite victime de menaces, et face à sa détermination, il va être l’objet de pratiques occultes. Tout se construit dans cet espace colonial soit autour de la violence des pouvoirs politiques, soit autour de la magie. Cette spécificité de la scène du crime rend l’enquête d’autant plus impossible que même les détectives privés que Kizito recrute pour l’aider sont victimes de la nécropolitique ambiante en postcolonie. L’univers social africain postcolonial se singularise, comme dirait Achille Mbembe (2004), par le fait que la politique tend à se constituer uniquement comme une forme de dépense. Ce qui est frappant dans la machine répressive de l’État c’est qu’elle se déploie de manière à compliquer la cartographie du crime. Le détective postcolonial doit donc désormais faire face à deux crimes, l’un étant intimement lié à l’autre. Résoudre l’énigme de la mort dépend d’abord de la résolution de celle de la violence institutionnelle. Ainsi, la somme des faits divers qui ponctuent le roman d’Achille Ngoye prend un sens bien particulier dans la relation que je vais essayer d’interpréter entre l’enquête d’une part et la fiction politique d’autre part. Si l’on admet avec Franck Évrard que « le fait divers constitue davantage un “prétexte” destiné à rendre problématique le réel et à découvrir derrière la mise en scène spectaculaire du fait brut, une réalité complexe qui met en jeu la société et l’idéologie » (1996 : 79), il devient on ne peut plus clair que Sorcellerie à bout portant d’Achille Ngoye envisage l’énigme policière tout en ouvrant une autre enquête, celle qui porte sur le système politique africain contemporain.

12 Le politique dans l’Afrique contemporaine, nous rappelle Achille Mbembe, accorde une place centrale à la pratique du pouvoir comme pensée et pratique de guerre. Tout s’y organiserait donc, poursuit le penseur de la postcolonie, autour d’une destruction qui procure jouissance. Mais bien plus, et là réside le lieu significatif du croisement des romans de Ngoye et Essomba, toujours selon Mbembe : […] ce travail de destruction comporte deux aspects. Le premier traite de l’extraction/consumation/excrétion des richesses naturelles (or, diamants, et autres produits du sous-sol). Le deuxième consiste, pour l’essentiel, à « donner la mort ». Il est une manifestation éclatante du pouvoir absolu et souverain, que celui- ci exprime sur le plan de l’intention, de l’acte ou du fantasme. (Mbembe 2004 : 152)

13 En suivant le fil de la pensée d’Achille Mbembe et en l’appliquant aux fictions d’Achille Ngoye et Jean-Roger Essomba, il ressort que la mission de « surveiller et punir » dont se chargeait l’État moderne d’après Michel Foucault (1975) est devenue, dans le cas de l’Afrique dont il est question, la mise en place d’un état d’exception permanent comme nouveau paradigme de la souveraineté. Plutôt que de s’atteler à l’étude de la permanence du pouvoir qui s’exerce par le contrôle des corps dans le mode d’affirmation du pouvoir souverain en Afrique, il faudrait donc peut-être s’intéresser aux manières dont la spectacularisation de l’État postcolonial rentre également en ligne de compte dans cette manière dont le pouvoir souverain maintient droit de vie et de mort sur les citoyens. Guy Debord est certainement le penseur qui le mieux a cerné cette dimension de ce qu’il appelle la « société du spectacle » dans l’ouvrage du même nom et dont les analyses sont reconsidérées et poursuivies dans ses Commentaires sur la société du spectacle. Dans La Société du spectacle (1967), Guy Debord affirme dès sa

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quatrième thèse que loin d’être un ensemble d’images, le spectacle est plutôt un rapport social entre des personnes, médiatisé par des images. Une vingtaine d’années plus tard, l’essayiste remarque que le spectacle qui se trouvait au centre s’est renforcé et se trouve désormais au plein cœur de tout rapport social entre l’État et les citoyens. Sorcellerie à bout portant est le théâtre du déploiement des techniques de ce que Guy Debord nomme la société du spectacle. Dans sa quête dont l’objet est de comprendre le décès de son frère et d’identifier les responsables de sa mise à mort, Kizito Sakayonsa fait en effet face à un pouvoir qui renforce ses capacités d’exécution de la société spectaculaire par le surnaturel. De ce point de vue, la suspension temporaire des droits des citoyens qui caractérise le justitium du droit romain qui garantissait à l’État ces droits devient une situation dans laquelle Kizito se retrouve en permanence. Qu’il s’agisse des intimidations et des menaces dont il est l’objet, ou des pratiques occultes comme la scène de sorcellerie au cimetière avec ses vêtements, Kizito fait en effet la dure expérience d’un pouvoir qui « insiste sur les grands moyens du spectacle, afin de ne rien dire de leur grand emploi » (Debord [1988] 1992 : 18). Tel est en effet le cas lorsque les autorités de la présidence de la République où le défunt frère de Kizito était en service mettent en avant leur pouvoir financier et leur appareil représentatif aux obsèques de leur victime. Ce qu’il faut comprendre c’est que le frère de Kizito, militaire de formation, et grand bourreau au service du pouvoir, avait fini par devenir gênant tant il connaissait les secrets d’un pouvoir qui repose entre autres sur sa dimension mystérieuse. À l’origine de cette situation, il se trouve un aspect de la vie en postcolonie qui échappe d’abord à Kizito dont on voit bien que le retour d’exil n’était pas préparé, et donc ne pouvait être heureux, ainsi que l’a magistralement démontré Ambroise Kom (2002). C’est que, ainsi que le théorise Guy Debord, la société du spectacle débouche sur une fin parodique de la division du travail, c’est-à-dire qu’en contexte africain, « le devenir-monde de la falsification était aussi un devenir- falsification du monde » ([1988] 1992 : 23). Plus clairement, Kizito ignore tous les codes d’interprétation de la société dans laquelle il revient et dont il découvrira qu’il ne sait rien. En effet, et toujours suivant la pensée de Guy Debord, le spectacle organise l’ignorance de ce qui advient et tout de suite après, l’oubli de ce qui a quand même pu en être connu, de sorte que finalement, le plus important est le plus caché. Ainsi, le spectacle déploie la fin de l’histoire par le gommage des traces et l’élimination des preuves comme c’est le cas dans Sorcellerie à bout portant dans lequel « le gouvernement du spectacle, qui à présent détient tous les moyens de falsifier l’ensemble de la production aussi bien que de la perception, est maître absolu des souvenirs comme il est maître incontrôlé des projets qui façonnent le plus lointain avenir » (Debord [1988] 1992 : 23-24). Cela semble d’autant plus vrai dans le cas du roman d’Achille Ngoye que Kizito verra sa famille débarquer à son insu et malgré lui de la France. S’ensuivront un nombre de péripéties et de confrontations directes et indirectes avec la machine du pouvoir politique qui contraindront le protagoniste et sa famille à la fuite clandestine. On comprend donc pourquoi, selon Pim Higginson qui analyse Sorcellerie à bout portant du point de vue du roman noir : The impenetrability of the plot reflects the complexity of the country; still, the real story is the protagonist Zito’s repeated failure to situate himself in a place of vaguely recognizable contours, but whose secret handshakes, political climate, and tortuous capillary flows of power, privilege, and influence he does not understand— not because they are incomprehensible but because he no longer masters his environment4. (Higginson 2011 : 102)

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14 L’incapacité pour l’enquêteur à maîtriser son environnement et donc à mener une investigation sanctionnée par un dénouement positif dont parle Higginson fait également l’originalité du roman de Jean-Roger Essomba, mais sur deux plans parallèles. Sur un premier plan, ce sont les enquêteurs officiels (policiers) du Cazaïbon qui, ne maîtrisant rien aux contours de l’utilisation de la foudre qui donne la mort, sont incapables de cerner les contours de leur enquête au cœur des morts mystérieuses. Aurait-il d’ailleurs pu en être autrement lorsqu’on sait que, contrairement à une investigation policière qui rétablirait la sécurité et la quiétude, il s’agit plutôt d’une mise en branle des structures étatiques qui visent à protéger les détenteurs du pouvoir politique qui en abusent ? Dans tous les cas, il est clair que l’inaptitude des forces de police à résoudre l’énigme dans Les Lanceurs de foudre signe irrévocablement l’échec du gouvernement du spectacle, dont Guy Debord disait qu’il a les moyens de falsifier la production et la perception. Sur un deuxième plan et peut-être de manière encore plus originale qu’Achille Ngoye dont les personnages non africains – et notamment Peter Thombs qui dirige la société de gardiennage et de renseignement qui devient adjuvant de Kizito dans son enquête – ont une parfaite maîtrise du jeu politique, social et des influences en postcolonie, Jean-Roger Essomba met en fiction un groupe d’Occidentaux qui, malgré des ressources matérielles importantes et des carnets d’adresses particulièrement fournis, ne parviendra pas à triompher sur cette Afrique désormais en proie à la volonté des acteurs étrangers et surtout occidentaux qui bénéficient du silence complice des autorités locales. Une illustration de cette collusion entre les leaders politiques africains et les groupes d’intérêts occidentaux est, chez Jean-Roger Essomba, par exemple matérialisée par le fait que « fort de son expérience et des appuis que lui donnait sa notoriété, [le Dr Edwell] avait mis sur pied une véritable organisation internationale qui, sous le couvert d’œuvres charitables, pillait consciencieusement les pays où elle officiait. Ce pillage se faisait parfois avec la complicité des dirigeants des pays concernés » (Lanceurs : 40).

15 En introduisant dans sa fiction une telle évocation de cette entente tacite entre gouvernements africains et groupes occidentaux pour nuire aux peuples en les privant de leurs droits élémentaires, Jean-Roger Essomba par le biais de son roman se transforme lui-même en détective des modalités abjectes de gestion des peuples africains et de leurs ressources naturelles. Ce serait peu dire que d’affirmer qu’il permet d’ouvrir une piste d’analyse des rapports de type Françafrique, dont des essayistes comme François-Xavier Verschave (1998, 2004) ou plus récemment, des documentaristes à l’instar de Patrick Benquet (2011) ont proposé une remarquable analyse. Mais bien plus qu’une allusion suggestive à la Françafrique, ce que le roman de Jean-Roger Essomba accomplit avec bonheur c’est de suggérer une réflexion sur l’humanitaire en Afrique. Une scène de dialogue dans Les Lanceurs de foudre est intéressante à résumer ici, avant toute interprétation ; en effet, alors que le Dr Edwell se met aux trousses des détenteurs du pouvoir de la foudre avec des intentions inavouées, il est débusqué par l’un d’eux qui ne correspond absolument pas au nègre naïf dont étaient friands les administrateurs coloniaux et que continuent à célébrer les spécialistes du droit sélectif de la personne. Il faut rappeler que le prétexte humanitaire que la fondation du Dr Edwell choisit et met en avant pour se lancer à la chasse à l’arme la plus discrète et la plus puissante du monde est la construction d’une école. Ayant ainsi mis en avant la scolarisation dans la partie est particulièrement sous-développée de ce pays africain imaginaire, les Occidentaux qui vont compliquer l’intrigue du roman

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passent donc pour des bienfaiteurs que l’État postcolonial célèbre, comme en témoigne l’ensemble de mesures cosmétiques, hygiéniques et protocolaires qui précède la réception officielle de ces « preux chevaliers » de la cause humaine. Seulement, comme je le rappelais plus haut, une scène carnavalesque qui a lieu entre Ikem, un des dépositaires du pouvoir de la foudre et le leader des humanitaires est significative. Alors qu’Ikem laisse entendre que la construction de l’école n’est qu’un prétexte pour une fin insidieuse, le Dr Edwell s’offusque en ces termes : « Je vous trouve bien injurieux à l’endroit de quelqu’un qui vous apporte de l’aide » (Lanceurs : 85). Et la réponse d’Ikem qui ne se fait pas attendre résume bien les matrices cachées de l’aide humanitaire dans les pays dits sous-développés : De l’aide ! Ne me faites pas rire, docteur. Vous apportez quelques instruments pour que ces pauvres enfants apprennent à lire leur misère et à célébrer votre grandeur et vous appelez ça aide ? De toutes les façons, je ne veux pas vous juger. Je veux juste vous faire comprendre que j’ai compris votre jeu. (Lanceurs : 85)

16 La posture du villageois qui démasque celle de l’Occidental en mission humanitaire est profondément révélatrice de ce qu’il conviendrait de percevoir comme la parade centrale qui préside désormais aux (non) interventions de l’Occident et/ou de ce qu’on appelle la communauté internationale dans les pays en proie aux guerres, parfois doublement réelles et symboliques. Didier Fassin a réfléchi à l’intrusion sur la scène politique des sentiments moraux dans son remarquable essai intitulé La Raison humanitaire à l’intérieur duquel il affirme avec force que « la compassion peut paradoxalement s’avérer un sentiment qui permet de faire l’économie d’une action plus exigeante » (2010 : 230). En ramenant cette affirmation au contexte du roman de Jean- Roger Essomba, on pourrait dire en effet que la leçon décapante que l’intrigue policière enseigne c’est précisément que les pouvoirs politiques locaux, en appuyant, en célébrant et surtout en étant complices actifs ou passifs des missions humanitaires, contribuent à mettre en avant l’émotionnel, le pathos plutôt que la raison ou la logique. En d’autres termes, par sa prise de position sur la problématique de l’aide, Ikem le lanceur de foudre du roman d’Essomba devient symboliquement un détective qui livre les conclusions d’une enquête au cœur de la mise à mort physique ou symbolique d’un peuple réduit à sa pure vie biologique, sans aucune médiation. En jouant ce rôle problématique, les États postcoloniaux en Afrique participent donc consciemment à l’occultation des causes sociales de la misère des peuples, et du même fait renforcent la permanence des vies précaires que Judith Butler a analysées en se servant du concept de « visage » développé par Emmanuel Lévinas. L’analyse de la philosophe dans l’essai intitulé Vie précaire correspond bien à la forme que prennent ces vies précaires dans Les Lanceurs de foudre, en ceci que le roman de Jean-Roger Essomba invite à s’interroger sur le fait qu’« il se fait que d’autres prétendent avoir des droits moraux sur nous, nous adressent des exigences morales, que nous n’avons pas sollicitées et que nous ne sommes pas libres de refuser » (Butler 2005 : 164).

17 À la fois chez Didier Fassin et chez Judith Butler, il y a la mise en relief de ces vies qui ne comptent pas, celles des citoyens soumis à l’injonction d’acceptation d’un ordre mondial humanitaire inique et destructeur. C’est au nom de ces vies précaires que parle Ikem dans le roman de Jean-Roger Essomba, qui souligne le fait que l’action humanitaire qui occasionne la présence des Occidentaux dans son village est le résultat d’une exigence morale imposée aux villageois, et que ces derniers n’ont pas demandé, et qu’ils ont encore moins le droit de refuser. L’humanitaire en Afrique, suggère le roman policier, serait aussi une modalité du « donner la mort » en postcolonie en

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prétextant « sauver la vie », étant entendu que les dimensions affective et émotionnelle mises en avant dans les logiques humanitaires bloquent précisément la voie aux droits inaliénables dont doivent bénéficier les peuples africains. Si ces peuples en Afrique sont généralement sans défenses face au rouleau compresseur de l’État local et du gouvernement mondial, dans les romans policiers d’Achille Ngoye et Jean-Roger Essomba, ils sont dotés d’un pouvoir de résistance impressionnant.

18 Dans Sorcellerie à bout portant par exemple, face à la démission du gouvernement et à son incapacité ou son refus de rendre une justice équitable, on note tour à tour le rôle de la justice privée et notamment la justice populaire (lynchages ou encore « supplice du pneu »), la nécessité de tuer comme unique condition de survie (Kizito venu au Zaïre pour élucider une mort est contraint de donner la mort pour ne pas mourir lui-même), ainsi que les règlements de compte purs et simples (le frère de Kizito aurait été appâté et tué par Malesso qui vengeait ainsi le meurtre de sa famille par les troupes du maréchal dictateur alors sous le commandement du major Tsham). Dans Les Lanceurs de foudre, la revanche du peuple s’appuie sur la maîtrise d’une arme paranormale, la foudre, qui fait de ses utilisateurs des sortes de détectives qui n’ont pas besoin de mener une enquête mais qui sont aussi doublement des bourreaux, non pas du peuple, mais simplement de quiconque porte atteinte à ou enfreint la justice. De manière presque carnavalesque, le roman de Jean Roger Essomba renverse les structures classiques de l’investigation policière et inscrit le meurtre dans une dimension transnationale.

19 Les victimes de la foudre qui répare les injustices dont ont été frappées les pauvres populations du Cazaïbon se comptent non seulement parmi les tenants du pouvoir dans ce pays d’Afrique postcoloniale, mais aussi en Occident où tous les apôtres du mal sont punis et sanctionnés par la mort que même la police occidentale, avec tout son arsenal scientifique et technique, ne parvient pas à expliquer ou à comprendre rationnellement. L’univers de la fiction devient ainsi un véritable carnaval, à comprendre au sens Bakhtinien : Le carnaval est un spectacle sans rampe ni division entre interprètes et spectateurs. Dans le carnaval tout le monde participe activement, tout le monde communie au jeu carnavalesque. Le carnaval ne s’observe pas ni même, à proprement parler, ne se joue, il se vit, c’est-à-dire qu’on y vit d’une vie carnavalesque. Et la vie carnavalesque est une vie tirée de son cours ordinaire, dans une certaine mesure une « vie à l’envers », un « monde renversé » (« le monde à l’envers »). (Bakhtine 1970 : 143-144)

20 En effet, en échappant au contrôle de la police officielle, la nature des crimes par la foudre dans le roman de Jean Roger Essomba abolit les limitations de la vie ordinaire et brise tout pouvoir et toute situation hiérarchique. Le pouvoir est désormais contrôlé par le petit peuple qui, à l’inverse des gouvernements postcoloniaux et de leurs complices occidentaux, signe le changement et le renouveau des rapports entre les catégories sociales de la vie ordinaire. Le carnaval à l’œuvre ici serait bien celui qui, dans l’esprit de Bakhtine, « n’érige rien en absolu mais proclame la joyeuse relativité de toutes choses » (1970 : 146), ainsi que l’atteste le fait que le pouvoir de la foudre revient finalement à Clara Ellison, personnage non africain mais, et c’est ce qui importe, sensible au fait que la charité sans justice n’est rien d’autre que le maintien de l’injustice. Deux constats s’imposent au terme de la lecture de Sorcellerie bout portant d’Achille Ngoye et Les Lanceurs de foudre de Jean-Roger Essomba.

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21 Premier constat : ces textes représentatifs du roman policier africain se situent en dehors du canon du roman policier occidental sur plusieurs plans. D’abord, le propre du polar étant de réduire l’altérité de la violence à une signification, ces romans n’y parviennent pas et se limitent à suggérer des pistes sur lesquelles je reviendrai ci- dessous. Ensuite, le policier n’est plus un détective formé aux rouages du droit civil et pénal ainsi qu’aux méthodes d’enquête, il devient n’importe qui et parfois, il peut même être un sorcier. Puis l’irruption de la sorcellerie dans le polar et l’introduction du surnaturel dans un genre classiquement régi par la rationalité devient un mode de transgression majeur du modèle du roman policier. En cela, Achille Ngoye et Jean- Roger Essomba se servent de l’imaginaire pour remettre en question la primauté de la thèse selon laquelle il existe un seul modèle de rationalité, ainsi que l’avaient déjà fait en leur temps des philosophes africains à l’instar de Fabien Eboussi Boulaga (1977)et Meinrad Pierre Hebga (1998).

22 Second constat : se servant du genre policier en tant que genre perçu comme étant le plus proche de la réalité en raison de son ancrage populaire, Achille Ngoye tout comme Jean-Roger Essomba réussissent en effet un tour de force remarquable. L’enquête qui se situe au cœur de la fiction et qui est compliquée par des données surnaturelles permet aux écrivains camerounais et congolais de proposer en effet un Bildungsroman politique qui se veut très différent du modèle du Bildungsroman allemand.

23 Le Bildungsroman classique se définit généralement comme la transformation d’un jeune homme en adulte mature, et cette transformation met en relief la société de l’évolution du personnage comme lieu de l’avènement d’un homme d’expérience, au contraire du jeune homme qu’il était au départ5. Au cœur du Bildungsroman se trouve donc une fonction rigoureusement sociale, c’est-à-dire l’intégration du personnage en situation de formation. Or, ces critères ne correspondent en rien à la trajectoire cependant très initiatique de Kizito le protagoniste d’Achille Ngoye par exemple. Au contraire, tout indique que si Sorcellerie à bout portant, au-delà de son intrigue policière, se donne à voir comme une radioscopie de l’Afrique postcoloniale, Les Lanceurs de foudre pour sa part peut être lu comme un anti-Bildungsroman occidental en raison de son originalité sur deux points : la variation dans le statut du héros et la finalité de la formation, qui n’est plus celle d’un jeune homme en adulte mature, mais celle d’un corps social à la fois international et africain qui est mis en garde quant à ce que l’on pourrait considérer comme la finalité du Bildung classique, à savoir l’accès au pouvoir individuel, social ou matériel. En introduisant donc le polar de l’immigration ou les enquêtes au pays natal pour parodier le titre d’un polar de Driss Chraïbi, les romanciers africains modifient ainsi le statut du personnage principal qui ne vient plus nécessairement de la province vers Paris, mais bien souvent de l’Occident vers l’Afrique.

24 Ensuite, plutôt que de se focaliser sur la mise en avant du lieu de formation du personnage central, les romans de Jean-Roger Essomba et d’Achille Ngoye fournissent des éléments pour naviguer dans le monde politique en Afrique postcoloniale et dans son prolongement planétaire, au moyen d’un éclairage sans détours sur la responsabilité que partagent dirigeants africains et groupes de pression internationaux sur la déliquescence de l’Afrique. La société africaine à l’intérieur de laquelle se déroule l’enquête étant encore plus mystérieuse que le meurtre lui-même, la mise en avant du détective postcolonial de Sorcellerie à bout portant, de même que la déroute des détectives officiels et occidentaux dans Les Lanceurs de foudre, apportent tout de même un savoir sur son monde référentiel. Ce savoir n’est rien d’autre que le fait que, ainsi

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que l’écrit Guy Debord : « On croyait savoir que l’histoire était apparue, en Grèce, avec la démocratie. On peut vérifier qu’elle disparaît du monde avec elle » ([1988] 1992 : 36). De ce fait, étant par ailleurs entendu que « partout où règne le spectacle, les seules forces organisées sont celles qui veulent le spectacle » (Debord [1988] 1992 : 37), on peut émettre l’hypothèse que par le choix de paramètres poétiques atypiques tels que l’intrusion dans la fiction du surnaturel comme actant, le roman policier africain subvertit le genre de l’intérieur et en transgresse les règles. Cette transgression a une conséquence plus importante sur la fonction de la littérature de manière générale. Je suggère en effet que la spectacularisation de la mort dans la fiction policière africaine serait une forme subtile de « résistance » en ce sens qu’en réponse au déploiement excessif et irresponsable d’un pouvoir qui se fonde sur la « société du spectacle » et la prolifération systématique de la mort, le sujet postcolonial décide de le défier en lui opposant des réactions à leur tour spectaculaires, mais à l’envers parce que non réductibles à une interprétation rationnelle ou scientifique.

25 En d’autres termes et pour conclure provisoirement, les écrivains de polars africains, par le biais de leurs personnages, ont arraché au pouvoir la capacité d’usage exclusif de la mort que ce pouvoir avait capturé. Cette permanence de la mort inexplicable serait peut-être aussi la forme africaine d’une « insurrection qui vient » et avec laquelle l’État devra composer ou s’anéantir, tant il est vrai avec Giorgio Agamben que « la profanation de l’improfanable est la tâche politique de la génération qui vient » (2005 : 122). En définitive, en mettant en avant polar d’immigration, paranormal (surnaturel) et Bildungsroman politique, Achille Ngoye et Jean-Roger Essomba se servent du genre policier pour effectivement remplir deux fonctions essentielles qu’il faut indiquer en conclusion. La première, à savoir la fonction sociale et pédagogique du roman policier en Afrique, Sorcellerie à bout portant l’inscrit dans la problématique des retours d’exil et fonctionne comme une mise en garde « en direction des Africains qui séjournent trop longtemps en Occident en oubliant de se tenir au courant des évolutions que subissent les pays du continent. La qualité du retour, suggère [Ngoye], est étroitement liée à la maîtrise du terrain et de la psychologie des acteurs en place » (Kom 2002). Ce faisant, le roman d’Achille Ngoye rend possible l’autopsie des pouvoirs postcoloniaux qui illustrent à souhait le constat selon lequel « la nouveauté de la politique qui vient, c’est qu’elle ne sera plus une lutte pour la conquête ou le contrôle de l’État, mais une lutte entre l’État et le non-État (l’humanité) » (Agamben 1990 : 88). La seconde fonction du roman policier africain, qui est la fonction philosophique, est remarquablement illustrée par le roman de Jean-Roger Essomba. En effet, Les Lanceurs de foudre autorise et invite à une réflexion à la fois sur l’humanitaire et sur le totalitarisme local (africain) et mondial en ceci qu’il met à nu les logiques capitalistes et impérialistes qui installent durablement les citoyens africains dans l’insécurité et la terreur. En raison de quoi il ne reste plus qu’à conclure cette réflexion avec ces mots de Jean Marie Teno dans son documentaire Le Malentendu colonial (2004) : « Combattre l’injustice afin que la charité devienne inutile. » Sortir des logiques coloniales qui ont systématisé le « don de la mort » et remplacer la raison humanitaire par le droit des peuples et la justice, telle semble être en effet l’ultime leçon à tirer du roman policier africain qui associe polar de l’immigration, paranormal et Bildungsroman politique.

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NOTES

1. « Its urban setting and preoccupation with class and ethnicity; its exploration of normative paradigms through the trope of the law; its liminal literary status; its evolution through geographic displacement; and its celebration of the vernacular. » (Nous traduisons). 2. Pour une lecture d’une interprétation du sujet africain et diasporique comme homo sacer, voir Hervé Tchumkam (2016). 3. Je souligne. 4. « Le caractère hermétique de l’intrigue est à l’image de la complexité du pays ; la véritable histoire est celle de Zito, le protagoniste, qui ne parvient pas à retrouver ses repères, et à qui tout échappe, des jeux d’influences aux manœuvres de pouvoir, non pas parce qu’ils sont incompréhensibles, mais simplement parce qu’il ne maîtrise plus l’environnement dans lequel il opère. » 5. Lire à ce propos Adam Bresnick (1998).

RÉSUMÉS

Dans l’histoire littéraire africaine, qu’il s’agisse du roman colonial ou du roman de la révolte solitaire, le roman africain a toujours été assimilé au roman réaliste. Cependant, au tournant des années 1980, on a observé dans la production littéraire africaine un tournant significatif marqué par le dépassement du roman réaliste et l’avènement de la fiction policière. Cette transgression des frontières génériques s’est accompagnée de l’émergence de nouvelles thématiques, au rang desquelles l’intrusion dans le roman policier du paranormal et de la sorcellerie. Le présent article se propose de lire Sorcellerie à bout portant (1998) d’Achille Ngoye et Les Lanceurs de foudre (1995) de Jean-Roger Essomba comme deux romans qui renouvellent le genre policier en Afrique francophone. Au moyen d’une lecture qui se situe au point de rencontre entre esthétique et politique, mon objectif sera de montrer comment ces fictions associent polar de l’immigration et paranormal. Je suggérerai finalement que ces romans interrogent la place de l’Afrique et de l’Africain dans le partage du sensible, ouvrant ainsi sur la mise en évidence d’une nouvelle forme de ce que j’appelle Bildungsroman politique propre au contexte africain.

In African literary history, whether in the colonial novel, the family romance, or the novel of solitary revolt, the African novel has generally been considered realistic. However, in the early eighties new genres and authors challenged the reign of the realistic novel, giving birth to the

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African detective novel. Some of the crime novels in Africa have renewed aesthetics by introducing sorcery and the paranormal into the plots. To that effect, this article offers a reading of Achille Ngoye’s Sorcellerie à bout portant and Jean-Roger Essomba’s Les Lanceurs de foudre as novels that recast Francophone African crime fiction. By underlining the intersection between politics and aesthetics in these novels, my aim will be to highlight the ways in which these novels bring together witchcraft and immigration. Ultimately, I will contend that this revival of African fiction seeks to interrogate the place of Africa and Africans in the distribution of the sensible, thus hinting at the coming-of-age of a new form of what I term the political Bildungsroman that is specific to the African context.

INDEX

Mots-clés : Ngoye (Achille), Essomba (Jean-Roger), paranormal, polar, Bildungsroman politique Keywords : Ngoye (Achille), Essomba (Jean-Roger), sorcery, crime fiction, political Bildungsroman

AUTEUR

HERVÉ TCHUMKAM Southern Methodist University

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The Hairdresser of Harare, Questioning Gender and Sexuality in a Zimbabwean Novel Le Meilleur Coiffeur d’Harare : genre et sexualité dans un roman zimbabwéen

Pierre Leroux

1 Tendai Huchu’s first novel, The Hairdresser of Harare was published in 2010 by Weaver Press. Although he was already living in Edinburgh at the time, the author made sure it was first released in Zimbabwe by a Zimbabwean publishing house. The story is set in Harare during the financial crisis that followed the land expropriations in the late nineties. The narrator, Vimbai, is a young single mother who claims to be the best hairdresser in the city. Her trade, and the fact that she describes herself as the “queen bee” (Hairdresser: 3) in the salon introduce her as a self-taught gender expert. She knows what is expected of women and provides her customers with the feminine image they long for. In her appreciation of her work, she even associates gender and race, since, according to her, the key to success is that the “client should leave the salon feeling like a white woman” (Hairdresser: 3). This curious assertion, reminiscent of Fanon, reveals a flaw behind the character’s apparent confidence. If whiteness is a feeling, could womanhood be a performance rather than a fixed identity? Vimbai’s convictions are challenged when Dumisani, a handsome talented young man, joins the team. She feels attracted to the newcomer, but it eventually transpires that he is gay. In the novel, this “gender trouble” (Butler 1990) is translated into what we should call a “genre trouble” as the author plays with the codes of “chick lit,” this subgenre of the romance novel that originated with books such as Bridget Jones’s Diary (Fielding [1996] 2016).1

2 As the author chose to be published in Zimbabwe, it is crucial to consider his target audience and the themes he presents in The Hairdresser of Harare. How does this gay character fit into the fictional universe? What are the strategies at play to present him as an everyman and not a tragic figure in a hostile environment? Far from the violent depictions of sexuality by a major Zimbabwean author like Dambudzo Marechera,

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Tendai Huchu’s salon, while not hiding the precarious condition of a gay man forced to hide his sexual preferences, focuses first and foremost on his daily anecdotes and quibbles to convey a sense of normality.

3 In this paper, I intend to place The Hairdresser of Harare in its literary and social context. I argue that the use of a gay protagonist, while conveying a message of tolerance, also serves a more complex exploration of gender and genre. The subversion of “chick lit” and the use of conflicting narratives to depict homosexuality eventually contribute to bring about a striking depiction of a society in a crisis.

Introducing a Gay Protagonist: Major Revolution and/ or Western Obsession

4 Firstly, it is important to say a few words about the perception of homosexuality and its literary treatment in Zimbabwe. Some speeches and spectacular actions, as they occupy media space, may prove to be misleading and need to be put into context.

5 As Drew Shaw explains in his article “Queer Inclinations and Representations: Dambudzo Marechera and Zimbabwean Literature” (2005), 1995 was a turning point regarding the presence of homosexuality in Zimbabwean public space. The ban on GALZ (Gay and Lesbian of Zimbabwe Organization) at the Harare International Book Fair that year and Robert Mugabe’s violent speeches prompted international indignation and opened up a national debate. Shaw sums up the new reality as follows: Whereas few Zimbabweans had publicly discussed the subject previously, now it became unavoidable, thanks to a high-profile anti-gay campaign led by Robert Mugabe, who came to shape and symbolize a virulent new homophobic movement within pan-Africanism. Earlier Mugabe had declared homosexuality “anathema to African culture.” Now he called on the public to purge Zimbabwean society of this “foreign vice.” In response, the Church lent its wholehearted support to Mugabe’s crusade, as did the media, which is mostly state-controlled. (Shaw 2005: 91) With only a few references in Dambudzo Marechera’s works and a short story on prison life by Stanley Nyamfukudza (1991), homosexuality does not seem to be a major theme in Zimbabwean literature prior to 1995. Although one cannot say it becomes more prevalent afterwards, it is important to note that major authors like Charles Mungoshi attempt to provide a more nuanced treatment of same-sex relationship. In his short story “Of Lovers and Wives” (Mungoshi 1997), he tells the story of Shamiso who finds out that her husband has been having an affair with his friend Peter for many years. This love story ends with Peter’s suicide and it seems that, for Mungoshi, tragedy is the only way out for such a love triangle: There could be no question about the rightness of certain situations, under certain circumstances. And when Chasi decided to leave town after Peter’s funeral, preferring only to visit his wife occasionally during a weekend, Shamiso felt that that too had its own fitting rightness. (Mungoshi 1997: 111, my emphasis) The repetition of the noun “rightness” points to a problematic sense of closure.2 Although the rest of the story is much more nuanced, this ending seems to confirm a certain vision of homosexuality. The following comment from pro-government newspaper, The Patriot, exemplifies, in my opinion, the dominant view on the matter. The story is presented as an “eye-opener to the younger generation who experiment with all sorts of ideologies and sensibilities that challenge the African way” (Tirivangani 2015). The author of this article considers that Charles Mungoshi is

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“making a statement” and he sums up, in a rather striking way, the intended meaning behind the story’s tragic ending: “Homosexuality is an aberration that threatens the extinction of the future of the human race.” This accusation is indeed recurrent, and I will comment on it when I examine Vimbai’s reaction to the truth about Dumisani.

6 This cultural and literary context explains in part the attention Tendai Huchu’s novel received. Here, not only is the gay protagonist a positive character, but he does not seem to be doomed and is eventually accepted for who he is by the female narrator. As a consequence, most articles studying The Hairdresser of Harare overtly embrace a sociological reading, instead of discussing its literary merits. For example, we find the following statement in Gibson Ncube’s paper “Deconstructing the Closet: A Sociological Reading of Tendai Huchu’s Novel, The Hairdresser of Harare”: “I read The Hairdresser of Harare as a prism through which to consider the construction and functioning of the closet in contemporary Zimbabwe” (Ncube 2016: 12). Likewise, the assessment by Anna Chitando and Molly Manyonganise focuses on a social and moral standpoint: We assert that Huchu has taken an important step to address the theme of homosexuality in Zimbabwe through creative writing. Although there are some difficult dimensions that come out in his approach, he must be acknowledged for his willingness to address a theme that remains “under the tongue” for many writers. (Chitondo and Mayonganise 2016: 567) The novel is thus considered both as a sociological document and as a tool to influence public opinion.

7 When asked about the interest in this issue, Weaver Press publisher Irene Staunton offers an interesting shift in perspectives. Although she acknowledges that the novel “bravely addresses a very contentious issue” (Staunton 2017, email to the author), she insists on the fact that our view on the matter is largely distorted by media attention: “It seems to me that the attacks on this tiny minority, both verbal and physical, are always directed by some other force with another agenda.” As a consequence, homophobia was not her main concern when she published the novel: Thus, if the publication of the novel generated a certain anxiety on my part, this had more to do with the character of Minister M and her husband, as many would say they were easily identifiable. Besides, ironically, Dumisani, is thoroughly thrashed and goes into exile. The State would surely approve. Political considerations weighed more heavily than the sociological issues that received attention outside Zimbabwe. Finally, she focuses on a more general view of society, insisting on the fact that The Haidresser of Harare cannot be limited to a pamphlet on homosexuality in Zimbabwe: For me, the novel was so much more than the unfolding of the relationship between Vimbai and Dumisani, and its denouement. Huchu offered a light, tight but complex picture of life in Harare at a particular juncture, touching upon the farm invasions, race relations, the fundamentalist churches, patriarchal attitudes, sugar daddies, the newly rich, and much else besides. Much Zimbabwean writing reflects pain in many different manifestations. Huchu’s great gift is the ability to explore difficult issues while being able to make his readers laugh. For his part, Tendai Huchu insists on the gap in perceptions between Zimbabwean readers and Western readers: “There’s a major difference. Zimbabwean readers enjoy the work more holistically and are able to read the nuance in the text. Westerners tend to view it as some kind of activist tract and less as an artistic piece” (Huchu 2017, email to the author).

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8 As the novel was published in a very particular context and was mainly commented on from a sociological point of view, it seemed important to offer a new perspective on these conflicting standpoints. It is also essential to go further in order to question the relationship between gender and genre in the novel.

Gender and Genre, Introducing “Subversive Repetition”

9 Dumisani, who is both very attractive and out of reach for the female characters, appears to be in-between worlds, and this elusiveness has an impact on Vimbai’s narrative. The references to popular genres such as the fairy-tale or the romance novel act as structures within which the narrator attempts to inscribe Dumisani’s behaviour. Genre and gender both play on the reader’s normative expectations to present them with a new perspective. In that regard, Tendai Huchu’s strategy is quite close to what Judith Butler calls “subversive repetition”: The critical task is, rather, to locate strategies of subversive repetition enabled by those constructions, to affirm the local possibilities of intervention through participating in precisely those practices of repetitions that constitute identity and, therefore, present the immanent possibility of contesting them. (Butler 1990: 147) Like the classical comedy which originates from a fertility myth, romance novels and fairy-tales end up in marriage more often than not. Therefore, as both genres appear to consolidate heterosexual normativity, it seems rather efficient to use them as a means of subversion. Tendai Huchu, although he does not claim such a use of literary techniques, shows a real interest in what has been called “paralittérature” (Bleton 1999). He explains how these genres are useful to explore other matters: I think genre is a very important item in the writer’s toolkit. By this I mean certain preexisting narratological conventions are very useful in terms of signaling certain things and/or allowing certain kinds of stories to be told. If you think of stories as simulations of real life then mystery is very good for doing plot-heavy work and sci-fi works well in terms of exploring unusual ideas and mastering worldbuilding craft. Literary fiction with its demands on characterization adds another dimension. None of these things are specific or exclusive to those genres, but one feels like they’re working different muscles when immersed in each genre, and this practice can only make for better craftsmanship down the road. (Huchu 2017, email to the author, my emphasis) Here, the author describes his work in terms of craftsmanship and he significantly avoids all references to the sociological dimension of his writing. It is important to note that, unlike other writers, Tendai Huchu does not commit to one genre and seems to make a distinction between his short stories and his novels. Whereas the former are akin to exercises in style, the latter are more elaborate and combine the various skills listed above. Huchu’s first two novels never narrowly fit into one particular genre but they draw from various sources to offer a more complex treatment of the story.

10 Since he published The Hairdresser of Harare, Tendai Huchu has been experimenting with various popular literary genres. He has written a mystery story for Ellery Queen’s Mystery Magazine,3 a handful of science-fiction short-stories 4 and his last novel, The Maestro, the Magistrate and the Mathematician (Huchu 2014), contains some features of a spy novel. This eclectic production reflects the new trends of African literatures.5

11 To illustrate this briefly before returning to The Hairdresser of Harare, I would like to present one very interesting example of how science-fiction enables a questioning of

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gender and empowerment in Zimbabwe. In “The Sale,” the protagonist, Mr Munyuki, has to take a daily suppository of a drug that represses his need to rebel while causing his breasts to grow: “He fiddled behind his back to remove his 36A bra. He moved his hands to feel his boobs, a known side effect of the daily doses of NeustrogenAlpha.” (Huchu 2012: 38) Testosterone is presented as the source of all rebellion and is therefore strictly controlled by the authorities: “all natives were required to maintain low testosterone levels in public unless otherwise authorised as in the role of native policeman or bouncer” (Huchu 2012: 36). This restriction of manhood is here implicitly associated with the loss of economic power and even cultural identity. Although he regains agency by committing suicide, the character’s loss of power is symbolized by his hormone chemistry.

12 This tension between estrogen and testosterone is absent in The Hairdresser of Harare, where Tendai Huchu goes to great lengths to introduce nuances into traditional gender representations. Vimbai is an independent single mother and Dumisani appears as a gay character who is not effeminate. Although he claims he did not intend to emulate the romance novel, Tendai Huchu acknowledges the “breezy feel to the narrative” (Huchu 2017). As for the other genres, he finds in “chick lit” some traits that allow him to tell a better story: “While some may sneer at it (largely because it is a female dominated area) I feel, even as an outsider, romance captures the drama of intimate, interpersonal relationships better than anything else” (Huchu 2017). In fact, Vimbai, a young independent woman looking for love, has a lot in common with the characters of such books: In their novels, the authors follow a well-established storyline that focuses on the rather dramatic life of a white female protagonist and her obsession with body weight and diets, good looks and beauty routines, frequent shopping sprees and infinite chats with her best girlfriends. The reader encounters an allegedly typical modern-day woman, who, despite her financial independence and an oftentimes satisfying career, is primarily occupied with her feminine appearance and the impression her appearance has on the opposite sex. (Eichmanns Maier 2017: 100) Vimbai owns her own house and she’s satisfied with her career, but Tendai Huchu also introduces significant differences. For instance, she is black and the “shopping sprees,” due to the Zimbabwean financial crisis, are replaced by endless queuing. While Helen Fielding’s Bridget Jones writes in her New Year’s resolution that she must not “spend more than earn” (Fielding 2016: 2), Vimbai explains that she must save electricity because she is “two months behind with payment” (Hairdresser: 11). The “breezy feel” mentioned above mostly come from the rendition of small talk and gossip in the salon, such as this graphic trashing of competition: “Everyone who goes there comes back. I hear horror stories about people’s hair snapping off.” It was an exaggeration but destroying a competitor’s reputation was all part of the game. Easy Touch, in turn, spread a rumour that we were wenches who wanted to steal our customer’s husbands. (Hairdresser: 5) The narrator is quick to respond to the other characters, but she also uses her privileged standpoint to draw some satirical portraits: “we were all beautiful except for Agnes who shared her mother’s toadyish shape. Neither mother nor daughter had necks. Shame” (Hairdresser: 5). The choice of adjective (“toadyish”) and the final interjection (“Shame”) both point to a narrative that mimics conversation.

13 Vimbai tells her story as if it was a romance novel but the reader soon understands that an essential feature of the genre won’t be possible: if Dumisani is gay, then they cannot get married and live happily ever after. Part of the interest of The Hairdresser of Harare

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thus lies in the fact that the expected love story cannot happen. This shift in perspective allows Tendai Huchu to use the elements of “chick lit” that interest him while playing with expectations to reveal the real issues at stake. His characters— Dumisani more so than the others—are designed to defy stereotypes.

14 Dumi, without being too specific about the nature of their relationship, introduces Vimbai to his wealthy family. They instantly adopt her and even buy her a salon in Borrowdale, an upmarket part of the city. As she later begins to have doubts about Dumi’s intentions, the young woman herself then compares her love-story to a fairy- tale:6 I’d loved Dumi even when I had thought he was as ordinary as myself, but looking back it became blurry as to whether it would have gone this far if I had not found out about his privileged background. Sure, it has kind of added to the fairy-tale… but I wasn’t certain that I wanted to go down this route. (Hairdresser: 158, my emphasis) The “route” Vimbai is talking about leads to one of the criticisms often aimed at romance novels, which is that they publicize an image of women as depending on the wealth and strength of men. As in fairy-tales, the princess must be saved by a prince who is both handsome and rich.

15 Like the “chicana chick lit” in the United States and its Turkish counterpart in Germany (Eichmanns Maier 2017), Tendai Huchu uses the characteristics of this very popular genre to portray a modern Zimbabwean woman while acknowledging that she does not come from the same privileged background as a European Bridget Jones. Yet, as far as Dumisani is concerned, it is important to note that, although the reader quickly understands that he is gay, the narrator, Vimbai, keeps beating about the bush. It seems that this false mystery is essential to understand Huchu’s treatment of homosexuality in the novel.

What is Wrong with “Mr. Right,”7 Introducing Conflicting Narratives

16 It seems quite strange that the narrator, while indirectly giving clues to Dumisani’s homosexuality, never seems to suspect the truth. In the final part of this paper, I will argue that the representations of gender and sexuality are put into perspective through conflicting narratives and voices staged within the novel. Vimbai only unveils the truth when Dumisani, through his diary, himself becomes a narrator.

17 The claim that homosexuality is in some way “un-African” has been widely discussed and when Dumisani attempts to conceal his sexual orientation, he is in fact attempting to comply with this dominant point of view. Nevertheless, he never fully surrenders to this hegemony and many details help alert the reader to the fact that he does not fit in. To understand this and to accept him as he is, Vimbai has to completely transform her mindset. The invisibility of Dumi’s sexual preferences seems to arise from the tension between the socially accepted violence of men and the demonization of homosexuality.

18 In this perspective, the very first sentences of the novel set the tone for the treatment of Dumi’s homosexuality in The Hairdresser of Harare: “I knew there was something not quite right about Dumi the very first time I ever laid eyes on him. The problem was, I just couldn’t tell what it was. Thank god for that” (Hairdresser: 1). Commenting on those opening lines, Chitondo and Mayonganise feel they have a negative effect since “they buttress the incorrect view that homosexuals are ‘abnormal’” (Chitondo and

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Mayonganise 2016: 570). Although this ideological standpoint is understandable, it seems important to underline that it is the narrator, Vimbai, and not the author who is using that phrase.

19 This first hint of Dumisani’s difference is followed by many others. When he first enters the salon, for example, his career choice sets him apart: “These were difficult times and jobs were scarce but I’d never thought that men might try to get a woman’s job” (Hairdresser: 7). Most of the time, Vimbai sees him as a paradox, since he appears to be the perfect man but seems to possess none of the usual faults of his kind: “A guy like him being single was next to impossible. He should have had a girlfriend” (82–83).

20 The young man embodies all the qualities usually associated with masculinity. Even though she is initially in competition with him, Vimbai, as well as the patrons of the salon, insist on how special Dumi is: “To find a man who can groom himself in Zimbabwe is next to impossible, but what are the odds of finding one who can groom you as well?” (38). The conclusion of this conversation exemplifies the treatment of gender we find in the novel: “A man so comfortable with his own masculinity was hard to find” (Hairdresser: 38). The disjunction of sex (“man”) and gender (“masculinity”) troubles fixed categories and reveals that these identities are social constructs.8

21 The traditional men, in contrast, show very predictable behavior. Random men Vimbai meets in the streets seem to follow identical patterns while interacting with her: He looked like a typical nice guy. It’s a pity he didn’t know that I hadn’t been in a relationship for six years and had no intentions of changing that. Men didn’t appeal to me anymore. They couldn’t be trusted. “You think you’re special, but you’re not even beautiful” he finally volunteered. Getting abused was nothing new. “You’ll die without a man.” A kombi9 came by and I jumped in, glad to escape. Men don’t take rejection so well. It’s like they’re raised expecting that they can have whatever they want. (Hairdresser: 24) The interesting part lies in the fact that this aggressive behavior comes from a “typical nice guy.” The standards for manhood are linked to verbal violence and domination whereas Dumisani shows respect and courage when confronted with a dangerous situation. For instance, he takes the risk of being beaten up by war veterans to protect Trina, a white woman who used to be a farmer and who acts as a supplier for the salon.

22 As she sees Dumi is special, Vimbai—unlike most readers—fails to understand that he is gay until, out of jealousy, she searches his room and stumbles upon his diary. This blindness is not specific to Huchu’s novel and it can also be found in Mungoshi’s short story. Shami has lived for years with her husband before finding out the truth. It seems as if she did not see because she could not conceive of this relationship: “she […] realized with shocking clarity that the two men hadn’t hidden anything from her, but that she had been blind to what was going on right under her very nose” (Mungoshi 1997: 106).

23 Dumisani clearly does not fit in the caricatural representations of a gay character. This dawns on Vimbai as she is finally confronted with the truth: DUMI IS A HOMOSEXUAL – Ngochani. If it wasn’t written in his hand and before my eyes, I would have denied it. I could not have foreseen this. He spoke like a normal man, wore clothes like a normal man and even walked like a normal man. Everything about him was masculine. Didn’t homosexuals walk about with handbags and speak with squeaky voices? (Hairdresser: 166)

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The use of capital letters emphasizes the shock she experienced,10 but the use of the Shona word “Ngochani” discreetly reminds us that this reality—homosexuality—is not absent in African cultures, since there is a word for it.11

24 Vimbai cannot see the truth because she is influenced by various narratives which tend to build a phantasmatic portrait of homosexuals. For example, when she takes Dumisani to church with her, pastor Roger Mvumba delivers a sermon on morality that relies on the Bible to prove that homosexuals should be rejected: Timothy 3:1–9 teaches that “Men will be lovers of themselves in the last days.” You must be on the lookout for homosexuals and sexual deviants. Perverts shall burn. How can a man and another man sleep together? God made Adam and Eve not Adam and Steve. Can a woman and a woman make a baby? (Hairdresser: 72) Overlooking the possibility that the quote could point to selfishness, the pastor unfurls his discourse of hatred. As Vimbai thinks this is “a powerful sermon filled with the power of the Holy Spirit,” Dumisani asks to leave the church. Here, homosexuals are condemned from a moral and religious standpoint. The reference to the “last days” places this sexual preference in an apocalyptic background and it seems, then, that the acceptance of homosexuality is associated with the collapse of society. This caricature is not specific to Zimbabwe or even Africa, but it takes on a particular meaning in the context of very serious social and economic difficulties. In this narrative, homosexuals are presented as a cause, or at least a symptom of the crisis.

25 The sermon leaves no room for contradiction, it is presented as a statement and the audience, like Vimbai, may only approve and cheer. When she later tries to understand Dumisani, the young woman goes to her brother, Fungai, who presides over a philosophy club. This time, the lesson takes the form of a dialogue as Socrates is invoked as an example: “That can only lead to the conclusion that man and woman may not be as distinct as they seem,” said one called Armstrong. “Correct. When we use our brains, we can see that between these two genders there are a myriad possibilities; the leap from male to female is not as straightforward as our senses tell us. Therefore when you look at what you think is a man and what you think is a woman, you often fail to recognize or acknowledge all the other ambiguous possibilities.” (At this point one of them stood up and left.) (Hairdresser: 177) The various interventions and the use of logical operators such as “Therefore” point to a rational approach to the question. It is also important to note that the character appeals to “our brains” whereas pastor Mvumba relies on emotions and puns such as “Adam and Steve.” Although most of the listeners are not ready to hear this and leave, the staging of a rational debate provides Vimbai with an alternative narrative on homosexuality.

26 Both the moral condemnation and the philosophical rehabilitation present the homosexual as a subject matter and not an actual person. Dumisani’s diary then indirectly allows the young man to speak for himself. The whole of chapter thirty-four is dedicated to the transcription of some of the most meaningful entries. As in mystery novels, this secret diary is meant to shed a new light on the story. Episodes like the wedding of Dumi’s brother Patrick or Dumi’s promotion in the salon are narrated from a different perspective. In this text, emphasis is put on the young man’s struggle to be accepted as he is and his reluctant decision to hide his preferences: “Need to tell Vimbai everything. Is it too soon? Seems like a really nice person. Don’t know who to trust any more… It’s way too risky. […] Can’t afford to mess this up. Shouldn’t have to live my life in the shadows like

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this” (Hairdresser: 165, author’s italics). Ironically, these short, elliptic sentences are much closer to Helen Fielding’s style than the rest of the novel. Bridget Jones, like Dumisani, uses her diary to express her fears and longings: “Nightmare day in office. Watched the door for Daniel all morning: nothing” (Fielding 2016: 25). Tendai Huchu thus aims to create a sense of intimacy with his character.

27 Vimbai’s discovery leads to a series of events that will culminate in Dumisani being left for dead and forced to leave the country. As his lover happens to be the husband of a government minister, the young man is beaten up by “war vets” and his only escape is to go into exile. Although we can only agree with Chitando and Mayonganise who insist on the “persistence of the theme of violence in Huchu’s work” (2016: 570), it is important to stress that, unlike in Mungoshi’s story, the gay protagonist does not die and Vimbai’s view on the subject undergoes a spectacular change. The last paragraph of the novel echoes its opening lines: “In a way I will always love Dumi. He restored my faith that there are still some good men out there” (Hairdresser: 189). The “something not quite right” from the first sentence of the novel has disappeared to establish Dumi as an example for other men.

Conclusion

28 The critical reception of The Hairdresser of Harare and its place in the Zimbabwean literary landscape are crucial to understand the treatment of homosexuality in the novel. Political propaganda tends to distort our view of the issue and explains in part the gap in perception between Western and Zimbabwean readers. It seems nonetheless that, when compared to other stories, such as Mungoshi’s “Of Lovers and Wives,” Huchu’s novel adds a new complexity to the depiction of gay characters in Zimbabwe.

29 As the “chick lit” novels question the heritage of feminism, The Hairdresser of Harare plays with the reader’s expectations to question gender and sexuality in modern day Zimbabwe. Vimbai’s dilemma at the beginning of the novel is quite close to Bridget Jones’s ironic statement in Helen Fielding’s book: This confusion, I guess, is the price I must pay for becoming a modern woman instead of following the course of nature intended by marrying Abnor Rimmington off the Northampton bus when I was eighteen. (Fielding 2016: 103) The “confusion” stems from the tension between two conflicting views of what it means to be a woman. On the one hand, she must be financially independent and have a career. On the other hand, she still dreams of a handsome and preferably rich prince charming. In this perspective, the “course of nature” may be interpreted as the heteronormative framework that is examined in Tendai Huchu’s novel.

30 I have described Dumisani as invisible because he hides his sexual preferences and because Vimbai does not realize he is gay until she is confronted with a written confession. Since the debate on homosexuality is developed through various discourses and dialogues, it may be more accurate to say that he is inaudible. Whereas the pastor’s sermon and Fungai’s philosophical approach deal with an abstraction, the diary allows the reader to enter the young man’s intimacy. As he must go into exile, the gay protagonist is silenced once more and the main narrator, Vimbai, is left to interpret his story. If the novel is not, as Tendai Huchu suggested, an “activist tract” (Huchu 2017), the character of Dumisani does work as a catalyst to reveal hidden tensions and explore the contradictions of a society in crisis.

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BIBLIOGRAPHY

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NOTES

1. On that topic, see The World According to Bridget Jones: “[Chicklit’s] popularity was boosted by the publication of the best-selling British novel Bridget Jones’s Diary by Helen Fielding, which re-inscribes some plots from Austen’s novels into a contemporary context and seemingly has analogous ironic distance toward prevalent social norms. Because of chicklit’s structural affinities with numerous pulp romances, the convention has also been designated as an updated version of Mills and Boone romantic formula, though targeted are a younger readership” (Smyczynska 2007: 7). 2. On this affirmation of heteronormativity, Drew Saw comments: “I do not dispute the possible occurrence of such situations and tragedies in real life. I do, however, question Mungoshi’s use of the device of closure here to seal off a heteronormative moral order —the attempt to declare it ultimately unassailable” (Shaw 2005: 100). 3. The short story “The Best Man” (Huchu 2015) focuses on the enquiry of female detective Munatsi who tries to solve the murder of a young boy in Harare. 4. The complexity of The Hairdresser of Harare is reflected in the variety of those texts. On the one hand, in “Hostbods” (Huchu 2014), the author imagines a new kind of slavery as young people rent out their bodies to older or impotent clients. “The Marriage Plot” (Huchu 2016) on the other hand, explores a time paradox in a humorous story about a time traveler who cannot make up his mind about marriage. 5. Although South African crime stories have had a great reputation since the eighties, the development of popular genres is quite recent in francophone and anglophone African literatures. Science fiction novels like Lagoon by Nnedi Okorafor (Nigeria, 2014) or crime stories like Tail of the Blue Bird by Nii Ayi Kwei Parkes (Ghana, 2009) prove that those genres have the potential to question the present situation in modern African countries. For francophone thrillers, see also La Filière noire, Dynamiques du polar “Made in Africa” (Nyéla 2017) and Le Polar africain (De Meyer, Halen et Mbondobari 2013). Romance novels are also well represented in the Ankara Press collection, with titles like Love’s Persuasion (Awonubi, 2016). 6. On the connection between “chick lit” and fairy tale, see Georgina C. Isbsiter’s article: “Chick Lit, a Postfeminist Fairy Tale?” (2013). 7. Mr Right is the name often given to the modern equivalent of a prince charming. We borrow this expression from the title of Eichmanns Maier’s article on Turkish “Chick Lit”: “Shoes, Shopping and the Search for Mr. Right” (2017).

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8. Examining the theories of Monique Wittig, Judith Butler considers this distinction as an important tool for subversion: “If gender is not tied to sex, either causally or expressively, then gender is a kind of action that can potentially proliferate beyond the binary limits imposed by the apparent binary of sex” (Butler 1990: 112). 9. Name given to collective taxis in Zimbabwe. 10. See also Ncube’s analysis of this excerpt: “The use of capitalisation in the above passage serves not just as a typographical sign but more importantly as a psychological marker that immediately captures the attention of the reader. The subsequent use of the Shona word ‘ngochani’ (homosexual) in italics functions in the same manner as the preceding capitalisations” (Ncube 2013: 70). 11. On this topic, see Marc Epprecht’s book Hungochani, the Story of a Dissident Sexuality in Southern Africa (2004).

ABSTRACTS

As gay characters have been rather rare in Zimbabwean literature, Tendai Huchu’s first novel, The Hairdresser of Harare attracted a lot of attention when it was published in 2010. The story of Vimbai, a single mother who dreams of owning her own salon, and Dumisani, her friend who tries to hide his sexual preferences, thus works as a catalyst to explore different aspects of a society in crisis. For those reasons, the author has been both praised and criticized. In this article, I argue that, in the novel, the depiction of homosexuality is closely related to the exploration of popular literary genres such as the romance novel. The subversion of “chick lit,” for instance, allows Tendai Huchu to question fixed gender categories and sexuality. The author reveals the violence Dumisani undergoes by using several conflicting narratives that try to depict and analyze homosexuality.

Les personnages gays demeurent rares dans la littérature zimbabwéenne et le premier roman de Tendai Huchu, The Hairdresser of Harare, a attiré l’attention des commentateurs dès sa sortie en 2010. En effet, l’histoire de Vimbai, une mère célibataire qui rêve de posséder son propre salon de coiffure, et de son ami Dumisani, qui tente de masquer ses préférences sexuelles permet de révéler divers aspects d’une société en crise. Pour ces raisons, l’auteur a été aussi bien loué que critiqué. Dans cet article, je pars de l’idée que la représentation de l’homosexualité et des questions de genre (gender) est indissociable au sein de ce roman du travail sur les genres littéraires populaires, au premier rang desquels se trouve le roman sentimental. Dans cette perspective, l’usage subversif de la « chick lit » permet à Tendai Huchu de questionner les catégories figées du genre (gender) et les représentations de la sexualité. C’est en déléguant à plusieurs voix narratives – parmi lesquelles l’intéressé lui-même – le débat sur l’homosexualité, que l’auteur parvient à rendre compte de la violence dont est victime Dumisani.

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INDEX

Mots-clés: Zimbabwe, homosexualité, études de genre, roman sentimental, genre littéraire, Mugabe (Robert), Huchu (Tendai) Keywords: Zimbabwe, homosexuality, gender studies, genre, romance novel, Mugabe (Robert), Huchu (Tendai)

AUTHOR

PIERRE LEROUX Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, Sorbonne Paris Cité

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“Le pays, c’était comme la femme d’un autre”: Reconceptualising West African Migrant Masculinity in Fatou Diome’s Le Ventre de l’Atlantique and Léonora Miano’s Tels des astres éteints « Le pays c’était comme la femme d’un autre » : reconceptualiser la masculinité des immigrés de l’Afrique occidentale dans Le Ventre de l’Atlantique de Fatou Diome et Tels des astres éteints de Léonora Miano

Ashwiny O. Kistnareddy

Introduction

1 Fatou Diome and Léonora Miano, born in Senegal and respectively, and living in France, are part of the growing number of diasporic African writers seeking to transform the landscape of African literature. Diome is a prolific writer whose novel Le Ventre de l’Atlantique (2003), translated in 2008 under the title The Belly of the Atlantic, has garnered a great deal of success due to its humoristic and yet poignant description of African migrants’ life in France. Miano is a novelist, essay writer and now a theorist, with Marianne et le garçon noir (2017). In Tels des astres éteints (2008) Miano discusses the troubling dislocation experienced by African migrants in France through three distinct voices. In this article, I examine the emerging notions of masculinity in relation to sub- Saharan African migrants in Paris in the novels, to gauge the extent to which the women writers are reconceptualising masculine identity and thus debunking erstwhile notions of masculinity.

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2 In his seminal Peau noire masques blancs (1952), Fanon declares that “What we call the Black soul is a White man’s invention” (Fanon 1952: 11).1 Black masculinity itself was severely compromised by White colonizers given that colonization assumed the position of the male penetrating the feminized colonial country. As Connell has underlined, “the colonizer was virile and the colonized were dirty, sexualized, and effeminate, or childlike” (Connell [1995] 2005: 75). She further adds that “it follows […] that decolonization and transition to a postcolonial world are likely to involve problems about masculinity and violence” (76). For the theorist, “reconstruction is not the work of men alone […] women are active in the shaping of masculinities” (76).2 This article gauges the extent to which Miano and Diome reshape African masculinities in post-colonial, contemporary France, where nationalism and the need to assert “French” identity has become more prominent.

3 Linked to the shift in perceptions of masculinity are the notions of nostalgia and return in the context of the diaspora in the novels. Diasporas take on many shapes throughout history, from the dispersion of Jews, to the modern day socio-economic migrations, which have fostered new diasporic communities in several parts of the world, via the forced “collective trauma” of slavery for Africans for instance, as Cohen explains in Global Diasporas: An Introduction. For Cohen, “all diasporic communities […] acknowledge that ‘the old country’ […] always has some claim on their loyalty and emotions” (Cohen 1997: ix). For socio-economic migrants whose displacement is recent, the sentiment of nostalgia is equally ever present.

4 According to Boym, “nostalgia is a longing for home, but often a longing for a home that no longer exists, or perhaps has never existed” (Boym 1995: 75). This discrepancy between the idealised home and the actual home, or lack thereof, is complicated in the context of diasporas wherein the individuals involved feel out of place both in the diasporic surroundings and the home for which they experience nostalgia. Often coupled with the notion of nostalgia is that of the return to the home, which as Boym states, is absent or was never present. The return itself is seen from the diasproric point of view through the terms “ethnic return migration” or “return migration” (Tsuda 2009). In the context of migration undertaken predominantly by men, it is crucial to examine the extent to which nostalgia and return reshape the notion of masculinities. Moreover, the tension between the new home and the original home and their role in identity construction is analysed to demonstrate whether the emergent Black masculinities depicted are emblematic of a new way of conceptualising masculinity.

Black Masculinities in White Paris

5 In the years post-independence, socio-economic migration from former colonies to France has increased exponentially. The journey to Paris has often been undertaken by men,3 seeking to escape poverty and send money back to Africa. The effect of such mobilities on the notion of identity as conceived by migrant men becomes a crucial aspect to be considered. As a means of decentring his analysis from the Western family structure in order to provide a different perspective on masculinity, Bourdieu examines the positioning of men in Kabyle society in La Domination masculine (1998). Bourdieu underlines the place occupied by men in such societies where the male dominates the social realm while the female is constrained to the domestic space. This

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model is frequently seen in non-Western societies where public and private spaces have been divided into male and female respectively. Nonetheless, in Miano’s and Diome’s texts, this hegemony is accompanied by the responsibility placed on sub-Saharan men, regardless of their age, to earn money and feed their extended families.4

6 For Diome, in Le Ventre de l’Atlantique: Most of these boys only receive mouths to feed as inheritance. Despite their youthfulness, many are already heads of extended families and they are expected to achieve what their fathers failed to do: get their families out of poverty. They are harassed by responsibilities that confound them and lead them to desperate solutions. (Diome [2003] 2005: 182)5 Similarly, Miano, in Tels des astres éteints underscores the exhaustion of migrants whose only concern remains sending money back to their communities, to the detriment of their own health and wellbeing (Miano [2008] 2010: 30). Both writers unveil the suffering of migrant Black men whose sense of identity is caught between the need to support their family and the overwhelming necessity to find their place in a host society that petrifies them in their difference.

7 From this perspective, Cazenave and Célérier argue that migration and displacement is “no longer a collective political struggle, but an isolated, individual, and fragmented process” (Cazenave and Célérier 2011: 11). The fragmentation observed by the critics is symptomatic of a generation of migrants who are split between their home country and their host country. Visibly different, they are both physically and psychologically displaced as they are excluded from French society in the novels. This is exacerbated by the nostalgia that these men experience vis-à-vis the left-behind home, and the superior public position they occupied in their society of origin, following Bourdieu’s analysis.

8 For Cazenave and Célérier, “Diome’s novel proposes a critical rereading of the myth of France as a haven for immigrants, the path to social recognition, and the exit-door to thwarted possibilities on the continent” (Cazenave and Célérier 2011: 123). While Cazenave and Célérier are right to underline the critical point of view adopted by Diome, it is imperative to understand that Diome also provides a different and layered vision of the men who are struggling to make sense of their own position in society. Similarly, writing about Miano’s text, Cazenave and Célérier observe “[Miano] evokes the impossibility of going back home and, in the process denounces the myth of Paris/ France as the land of plenty. […] Each narrative reasserts French society’s refusal to deal with the postcolonial subject and her/his agency” (Cazenave and Célérier 2011: 125).6 Ndiaye, who attempts a sociological study of “The Black condition” in French society asserts that “we must reveal this paradox: black people in France are individually visible, but they are invisible as a social group and have not yet received particular attention from researchers” (Ndiaye 2008: 21).

9 In a country that publicly denies race—the Constitution until July 2018 stipulated that there should be no distinction of race or origin—it is difficult to process and examine racial discrimination as race is not recognised as existent.7 The French MPs’ recent decision to remove race from the constitution completely further adds to this issue as there is now no avenue to discuss or denounce racism and its effects on migrants in France. How then do these men negotiate a thwarted masculinity, a denied subjectivity in the face of racism as well as a nostalgia for their “home” country?

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Failed Returns to Africa: Black Masculinities in Limbo

10 According to Boym, the feeling of nostalgia is closely associated with the diaspora insofar as it is marked by the need to feel at home. Thus, it is not a longing for a place as such, but the feeling of intimacy associated with the place (Boym 2001: 258). For Boym, there are two types of nostalgia: the first is “restorative,” based on a collective sense of a national project oriented on the past and the second is “reflective,” individual, focused on the future. Boym’s distinction is significant as it foregrounds both the identity of the diaspora and the affective aspect of nostalgia, which in the case of the novels is explored through the prism of skin colour and masculinity.

11 Thus, in Miano’s Tels des astres éteints, the opening narrator, who has the status of observer in this polyphonic novel, comments on the centrality of colour in identity construction in French society: “here only colour defines us […] it isn’t merely our clothing, it’s our totality” (Miano [2008] 2010: 15). The novel paints the portrait of a fractured society which is unable to accept the strangers in its midst. Countries such as the UK and France have a problematic relationship with their colonial past and as such, they efface the rhetoric of colonialism from their discourse, as Ndiaye has remarked in La Condition noire (2008).

12 For Gilroy in Postcolonial Melancholia (2000), when descendants of the colonized make the reverse journey from the periphery to the centre, putting former Colonial societies face to face with evidence of their guilt, “postcolonial melancholia” manifests itself. Whilst they cannot deny their past, they simultaneously refuse to acknowledge it, causing a tension with the migrant other. On the other hand, Etoke looks at melancholia in the concept of “melancholia africana” and examines how the “loss, mourning and survival” experienced by Afrodescendants and Subsaharan African migrants informs their present in a form of contamination (Etoke 2010: 28).8 Both the former coloniser and the former colonised thus experience melancholia in different ways and this impacts greatly on the migrant sub-Saharan men who bear the brunt of France’s disavowal of colonialism in the texts as well as their own feeling of dislocation.

13 Thus, the principal protagonists in Miano’s novel, Amok, Shrapnel and Amandla experience alterity as immigrants in a range of ways. Shrapnel is the quintessential militant Black man from Africa who would like to see changes happening from within France, as it was the inception of racism and the colour divide. Marked by his desire to restore Blackness to humanity (Miano [2008] 2010: 56), Shrapnel envisions a return to the source of Blackness, the Tree of Life, on the African continent. Shrapnel’s nostalgia is therefore “restorative” in the sense that Boym explicates it. It is a national project insofar as Shrapnel attempts to re-create a form of national identity. Shrapnel is part of the activist group, Sons of Kemet, which hopes to revolutionize African identity. Yet, Shrapnel’s hopes are thwarted by blatant acts of racism and prejudice: French people give him a wide berth and bags are safely tucked away because he is perceived to be dangerous (Miano [2008] 2010: 52) in his blatant Black masculinity.9

14 Despite this, Shrapnel is attracted to Blonde women who remind him that he is a man, positing white women as redemptive and the conduit towards a recuperation of Black masculinity in Shrapnel’s case. The white woman’s gaze permits a renegotiation of identity for Shrapnel. Ironically, Shrapnel is emasculated by Black women who value financial stability, since they are pragmatic and need to make ends meet (Miano [2008] 2010: 109–110). Yet, Shrapnel reveals a racialized view of white women as fantasizing so

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readily about the idea of the Black man that “it would suffice to blow on them for them to swoon” (Miano [2008] 2010: 219).

15 In Peau noire, masques blancs (1952) Fanon asserts that Black men from the Caribbean, for instance, feel the need to reaffirm their masculinity by sleeping with a white woman, thus proving their authentic virility. For Fanon, this is symptomatic of neurosis due to abandonment. The individual suffering from this feels the need to validate himself through others because he was abandoned very young. Indeed, Shrapnel has never met his father and has never used the term “father.” Whilst it would be simple to map Fanon’s theory onto this, it is perhaps more useful to look at it from a second point of view: when Shrapnel fathers a child, which he only legally recognizes because fatherhood would allow him to gain French nationality. Manipulative, Shrapnel thus uses one of Marianne’s daughters to gain access to Marianne, but the child itself is in turn abandoned because of Shrapnel’s incapacity to love his son. The son becomes a reminder of his own failure to provide a genealogy, a link to Africa for the next generation. “Restorative” nostalgia here impedes “reflective” nostalgia insofar as it disrupts continuity and the future.

16 This interruption is further exacerbated by Shrapnel’s sudden cardiac arrest. The futility of his death underscores the futility of his dream. While Shrapnel has dreamed for the whole of the Black diaspora, he has not lived his own life fully. Shrapnel’s out of body experience on his death bed leads him to an in-between world, where the failure of the notion of individual responsibility for collective identity is reinforced by the voices of the great Black men of the history of the Black diaspora: Martin Luther King does not want to hear about his “dream” again because the voices of the people clamouring after his dream compel him to stay in limbo. Similarly, Malcolm X has also found it impossible to pass on to the afterlife.10 Miano here takes the reader to a space where the rhetoric of attachment to ancestral values leads to a limbo where the leaders, which include Shrapnel, are forced to relive their inadequacies repeatedly. While theorists like Homi Bhabha (1994), advocate a notion of identity as an in-between space where the individual can slip between the ancestral and the new identity, here diasporic, and find it enabling, in Shrapnel’s case the in-between space is a prison for eternity. It is only when Shrapnel recognizes his failure as a father, as an individual, with a personal history, that he attains a higher state and passes on.

17 The other character who attempts to recreate a narrative for Black people in Miano’s text is Amandla, who is also an activist. Amandla’s perception of the Black diaspora is stark and reveals a section of society trapped between two realities: that of their material comforts in France and that of their sacred identity in Africa. She observes the fear felt by her peers: They were afraid to find themselves suddenly on this land that was so easily idealized from afar, where there was no Social security. Afraid to find themselves among people who were not expecting them, who did not know them, and who would not understand why they would leave Babylonia to join what they were eschewing. […] She knew many people who, born in Kemet, were determined to never return. She saw them every day clinging to the poverty of the North, convinced that it was more glorious than that of Kemet (Miano [2008] 2010: 86–7).11

18 Any notion associated to France (Babylonia) remains idealised, even if it is poverty. Amandla promulgates a return to the source of mother Africa (Kemet) through an actual movement to the continent, an ethnic return migration to contextualise it in

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diasporic studies terms. However, to do this, she needs a “mythical man” (Miano [2008] 2010: 81),12 since without a man, there would be no family.

19 Masculinity is strongly linked to nostalgia and the return here as genealogical return can only happen through the coming together of the diasporic woman and native West African Bantu man. The objectification of the man evokes Miano’s debunking of stereotypes. Conversely, while Shrapnel would like to use women, he finds himself straying from his path due to the feelings he harbours towards his white girlfriend. In Amandla’s case, the Black man becomes a breeder, just as in erstwhile slavery periods where his capacity to procreate was needed along as his physical resilience in the fields. Nevertheless, much as with Shrapnel, Amandla also represents the failure of the return to Africa and an overattachment to an Africa that does not recognize her children. Amandla’s return is aborted because her real mother is on her deathbed and all attempts at leaving for Mother Africa must be halted so that she can take care of her real mother.

20 In both Amandla’s and Shrapnel’s cases, the nostalgic, restorative notion of Africa is reduced to an unaccomplished dream as it was impossible in the first place. While these two characters are preoccupied with negotiating collective identity, their individual circumstances and ultimately their personal history, reduce their endeavours to nothing.

21 On the other hand, Diome’s Le Ventre de l’Atlantique is chiefly homodiegetic alongside several metanarratives, which are told as anecdotes by the narrator. Indeed Salie, the main author-protagonist, tells this story from her point of view, depicting Niodior, Senegal and the life of African migrants in France through individual stories. The “here” and “there” of the narrative is constantly changing, whether it be where Salie lives in Strasbourg, France or in Niodior. Through stories which alternate pathos and humour, as Cazenave and Célérier (2011) pointed out, Salie paints a bleak picture of the life of Black migrants in France.

22 Thus, the success story of Niodior, who set up a shop on the island “had been a nigger in Paris […] never did his torrential narratives reveal the miserable existence he lived in France […] he had first haunted the metro exits, stolen to satiate his hunger, begged, survived through winter thanks to the Salvation Army, before squatting with fellow sufferers” (Diome [2003] 2005: 88–9).13 Black men are relegated to the lowest social positions in a society that rejects them as inhuman in the novel. Yet, they cling on desperately due to the number of people counting on them to survive back home.

23 Moussa, one of the most pitiful characters in the novel, demonstrates the absolute disparity between expectations and life in France: sent to France as a football player, he cannot adapt to the ground nor the weather, and suffers racist remarks. Failing to join the main team, he is reduced to working clandestinely on a boat and despite his wishes to return home, his father’s words “you must work, save and return” (Diome [2003] 2005: 104),14 are a litany that compels him to face his misery alone. Caught as an illegal immigrant, he is incarcerated before being sent back to Senegal. His failure to return successful and rich, leads to society rejecting him and his presence and eventually he commits suicide. His inability to accomplish his task as a man erodes his sense of identity. Moussa’s story should serve as a deterrent to the youth, but it is perceived as an exception by most. For the majority of those who stay in France, Salie states “Africans of all origins live mostly in slums. Nostalgic, they dream of an improbable return to their origins, a country, which ultimately worries them more than attracts

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them, as, not having seen it change, they feel like strangers during their rare holidays” (Diome [2003] 2005: 176).

24 Diome’s Salie continues to explore the pitfalls of living in a predominently white society thus: “In Europe, my brothers, you are first and foremost Black, incidentally citizens and definitely strangers, and that is not written in the Constitution, but it is read on your skin” (Diome [2003] 2005: 176). Ill at ease back “home” because they and the country have changed, and in France because they are Black, they experience an extreme sense of psychological dislocation, which Fanon analysed in Peau noire, masques blancs. Diome, like Miano, demonstrates that French society’s perception of Black men has not altered in the last five decades and Pap Ndiaye’s sociological study La Condition noire is testament to that.

Finding a “Home”: Re-inscribing African Migrant Masculinities in France

The affectivity of home is bound up with the temporality of home, with the past, the present and the future. It takes time to feel at home. For those who have left their homes, a nostalgic relation to both the past and home might become part of the lived reality of the present. (Ahmed et al. 2003: 9)

25 Ahmed’s description of the tension between host and home country is emblematic of the condition of migrants in both Diome’s and Miano’s texts. According to Gunew: the term “nostalgia” derives from the Greek, combining a “return home” and “pain”; a prolonged absence from home, homesickness. In the index to Freud’s collected works the closest term to nostalgia is Heimweh a pregnant term containing the home, the mother, sickness for but also of the home. (Gunew 2003: 47) The lived experience of migration is fraught and while those who remain in the home country assume it to be a blissful experience, reality reveals itself to be otherwise, especially when the movement from periphery to centre is experienced as an exile.

26 For Said, “[Exile] is the unhealable rift forced between a human being and a native place, between the self and its true home: its essential sadness can never be surmounted” (Said 1990: 357). Amok, in Tels des astres éteints describes the nostalgia he experiences thus: “he missed the land. Its colours. Its seasons. The brightness of its mornings. The weight of the sky before rain. The movement of strangers on the streets” (Miano [2008] 2010: 30),15 but Amok’s poetic memories are marred by those of his violent father. Amok’s father is the son of a war collaborator and this legacy is passed down in his family, along with violence. Amok’s father represents violence and his mother endurance for all the years she tolerated his beatings. Symbolically, Amok’s father could also represent the old French regime and his mother, enduring Africa.

27 Yet, ironically, Amok’s escape takes him to France, the very seat of Colonial power which he resents because of his grandfather. However, he chooses France because he could obtain funding for his studies, through his father’s connections. Staying in France becomes a way of obtaining a tabula rasa, because he has no genealogy. Thus, whilst Shrapnel and Amandla in Miano’s text and Salie in Diome’s see migration as a purely economic endeavour—whereby migrant men cross the border for financial gains— Amok perceives migration to France as a means of finding a “virgin space to deploy the energy that the motherland was crushing. He understood more than anyone the feeling of freedom which one could experience by living where there was no past. It was like

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being born again” (Miano [2008] 2010: 41).16 Thus, with Amok, Miano explores the possibilities of creating a new mode of thinking the Black masculine identity in France.

28 According to Gedalof, “the female body is repeatedly appropriated as a marker of national, racial, religious and ethnic communities.” Moreover, “by associating the female body with community origins, many identity narratives position ‘Woman’ as ‘place,’ as the pure space of ‘home’ in which tradition is preserved from outside contamination” (Gedalof 2003: 95). However, in Tels des astres éteints, Amok underscores the impossibility for migrants of possessing this woman-land. Indeed, he observes that migrants only return home for occasional holidays “because they could not withstand a massive dose of native land. The country was like someone else’s woman. One could touch her a little. Never possess her” (Miano [2008] 2010: 42).17 For Amok, migrants perceive their home country as a woman who is slightly out of reach and not completely theirs, which increases their attraction towards it.

29 However, Amok’s perception of home is not coloured by nostalgia. Here personal history influences the perception of the home country. His relationship with his parents and especially his mother reveals a man who has experienced a great deal of issues whilst negotiating his identity back “home.” As child his mother “despaired to make a man out of him. He was so afraid. So melancholic. It was why she was stern. Not hesitating to beat him. To harden him. To see him rebel against his parents reassured her. He was a boy. He had acted like one” (Miano [2008] 2010: 34).18 The accumulation of short sentences, the staccato rhythm and sharp statements reflect the harsh upbringing that shapes Amok’s masculinity. The description of Amok as an emotional man jars with traditional notions of masculinity in Cameroon, and thus it is only when he misbehaves that “they found him virile. Because they conceived masculinity as a big mess” (34).19

30 Similarly, Shrapnel, his best friend defines Black masculinity as the opposite of Amok: a normally constituted Black could not be constantly be feeling the blues. He would not withdraw into himself. A well-configured Black man shouted, fought, and fucked. He expulsed his pain into another’s heart and went on happily with his life. (Miano [2008] 2010: 53)20 Shrapnel’s definition is problematic as it is generalized and reductive. Like Amok’s mother, he looks to his society’s values to gauge what “normal” is and meantime petrifies masculinity into a specific mould, which is accepted back home. Yet, with Amok, Miano introduces a new conception of Black masculinity, which is individual and personal. In this way, in Marianne et le garçon noir, Miano asserts that: “in a world environment structured and directed by male willpower, by virile rivalries or solidarities, it is useful to explore the masculinity of men who are seemingly devoid of power” (Miano 2017: 30).21

31 Writing about her own son’s impending coming of age and blatant masculinity, Audre Lorde (1984) urges mothers to teach their sons how to feel and in facing their feelings, to become better human beings. Conversely, Amok’s mother tries to stop him from feeling and incites rebellion in him. Later, faced with the pressure from Amandla to perform his masculinity, he experiences erectile dysfunction (Miano [2008] 2010: 253– 54). Afraid to be his father’s son, he does not want to procreate and cannot perform his masculinity. For Amok, becoming a man begins with rejecting his prior identity as his parents’ offspring.

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32 Thus, nostalgia has no part to play in Amok’s negotiation of identity, as he adopts his own mode of thinking and living that does not rely on his legacy. Through him, Miano gives us a possible conceptualization of identity: Identities would not be national but borders. Borders would be a long juxtaposition. Rather than a scar impeding the unity of humanity. Men would have their common destiny. Their superficial differences would entertain them. Enrich them. If racism disappeared, there would be no need to valorise colour. (Miano [2008] 2010: 117)22

33 It is by no means a coincidence that he is the only character who is focused on finding himself rather than a collective identity that utters these words of hope for the future. Identity for Miano remains something that is still being negotiated and in the border.23

34 Moreover, according to Fortier, “leaving home or returning home are about moving between homes” (Fortier 2003: 130). When Amok takes Shrapnel’s body back “home,” he realises that just as his life has progressed and moved along, so has his country and he has not been part of these changes, of this history. The migrant remains in-between homes, but needs to recognize that both the home and s/he has changed in the process. Recognizing this change leads to another tabula rasa for Amok, who at the end returns “home” to Paris but does not take on the burden of creating a genealogy with Amandla. Ultimately his choice marks a new beginning for his own conception of masculinity as self-creating and feeling.

35 On the other hand, home and masculinity are envisaged in a different manner by Diome. Like Shrapnel and Amok, Salie also gives us a description of masculinity in Senegal. For her: men did not like details, they say, from childhood they had already made him [her brother] understand that he act like a man. They had taught him to say “ouch!,” to bite his tongue, to not cry when he was in pain or afraid. […] They had erected a throne for him on the head of the feminine gender. Thus male, and proud to be so, this authentic guelwaar knew, even as a child, how to enjoy a princely hegemony […] and have the last word in front of the females. (Diome [2003] 2005: 40–41)24

36 However, Salie is not one of the “females” who submits to her brother because nothing in the world would make her want his testicles (Diome [2003] 2005: 41). While she is loving and will watch football matches for him, she uses it as a means of establishing constant communication with her brother. Indeed, Salie is deeply marked by nostalgia so much so that she calls herself an “exile.” Cazenave distinguishes between migrants and exiles as, for her, the migrant has a specific destination. Diome’s choice to give Salie the status of an exile is crucial to our understanding of place and identity in her text.

37 For Salie, globalization is positive because it gives the impression of belonging to the world even if one does not feel one belongs to the host nor the home country. Like Derrida’s stranger (1997) who is outside of Reason (Logos) by virtue of being born elsewhere and can thus be perceived as mad, Salie feels fragmented. Yet, in her in- between position, she is able to see the society she hails from, from an outsider perspective. Thus, she remarks that virility is a fragile throne (Diome [2003] 2005: 42) since boys and men are constantly required to hide their feelings and assert their masculinity. Moreover, through Moussa’s story, she highlights the fact that his close friendship with Ndétare is seen as homosexual because there is no homosocial space in their society.

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38 However, just like Moussa experienced exile in France, Ndétare was exiled to Niodior. Their closeness is only possible because they have experienced the same dislocation which is felt by those who have been in exile. They understand each other’s suffering in more ways than those who have never left. The return home for Moussa is fraught and leads to implosion, psychological dislocation and ultimately to suicide. The men who have lived through exile cannot access home again because they have both changed. Like Amok, in Miano’s novel, Moussa cannot come to terms with his home country and the changes operating both within himself and in the society around him. Unlike Amok, who has the possibility to return to France, Moussa can only deliver himself to the sea and ultimately commits suicide. Salie herself notes: “leaving is dying of absence. One can return, of course, but one returns as an other” (Diome [2003] 2005: 227).25

39 This “othered” masculinity is also explored with El Hadji, another character who had spent decades in France and who has undertaken return migration. The community believes that he is monogamous to imitate the Western marriage model assimilated while he was abroad, but more pointedly they call him “monotesticle” because the concept of masculinity is directly related to polygamy in the society depicted by Diome. Here, there is a tension between original and acquired culture. Ironically when El Hadji concedes and takes another wife after his return, his marriage is unsuccessful. Diome, through Salie’s character delivers a message to the young men who wish to change their life: Ok fine, be ready to leave, go towards a better existence, but not with these suitcases, with your neurons! Dis-emigrate from your heads these habits that shackle you to an anachronistic mode of living. Polygamy, profusion of kids, all these constitute the fertile soil of under-development. (Diome [2003] 2005: 179)26

40 The power of education and thought is emphasized here as Diome wants Senegalese society to see where development lies instead of necessarily migrating to France. Salie’s thought that it is perhaps because France has a woman’s name that she is so desired unveils the deeply masculine need to travel and acquire France, when one lives in Africa, whereas the reverse journey reveals a deep-seated feeling of not-belonging or being in-between identities. For Salie, like Amok, life in Africa was problematic because she had a tainted past, wherein she was born out of wedlock and was never recognised as being part of the community, even when her stepfather married her mother. Always different, she was the tomboy of the house, the only girl who could share the closed space for debates reserved for the boys because “each full exercise book, each read book, each consulted dictionary was an additional brick added to the wall separating her and the women” (171). Excluded from domestic spaces, Salie becomes an honorary man, in her household, following Bourdieu’s definition of the spaces occupied by men and women in La Domination masculine (1998).

Conclusion: Alternative Masculinities

41 “Are alternatives to classic masculinity being put in place so that the individual overcomes norms and invents new spaces for himself?” asks Miano in Marianne et le garçon noir (Miano 2017: 27). Miano, as demonstrated above is in favour of alternative masculinities that would show that men can be sensitive and that this does not preclude them from seeing themselves as men. What she advocates is: “redefining masculinity by learning from those for whom it is constructed on the loopholes created

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by history” (32). Thus, rather than a focus on nostalgia and the past, Miano solidifies the need for shifting perceptions to the present of migrant masculinities.

42 In creating Amok, in Tel des astres éteints Miano reshapes masculinity as full of emotions and introspective. The power of affect is both to affect and to be affected and Miano depicts a man who is central to the narrative both as the first main protagonist but also as the focal point of all relationships. With Amok, Miano demonstrates that it is possible for immigrants to find their identity in the frontiers between the old home and the new home and that the stability that immigrants seek is perhaps inside them. Similarly, Diome redefines masculinities in Le Ventre de l’Atlantique: “no one has taught the men from our society that tenderness does not remove one’s virility, that, on the contrary, it gives an additional soulfulness to the strongest of characters” (250).27

43 For both Amok and Salie, it is access to education and to a different thought process that allows them to see identity as something that is constantly negotiated. In Salie’s case, as Connell (1995) has argued, women can also display signs of dominant or hegemonic masculinity. Salie’s executive decision to send money to her brother for him to set up a business and not migrate to France leads to his financial stability. Salie and Amok feel out of place in Africa and France is not yet home, but it is the space which affords them the ability to renegotiate identity and ultimately, what it means to be “home.”

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NOTES

1. “Ce qu’on appelle l’âme noire est une construction du Blanc.” All translations from the French are mine. 2. On the African continent itself the relationship between religion and masculinities has recently been examined through the prism of Islam (De Sondy 2015) and

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Christianity (Van Klinken 2016), which is testament to the growing interest in masculinities post-colonialism. 3. For more on this see Kimmel’s analysis on contemporary global masculinities (2010). 4. Pap Ndiaye gives an account of the different types of migrations from Africa in La Condition noire (2008) and focuses on the social alienation of Black migrant workers who were isolated and away from their families in order to provide for them. 5. “La plupart de ces garçons ne reçoivent que des bouches à nourrir en guise d’héritage. Malgré leur jeune âge, beaucoup sont déjà à la tête de famille nombreuses et on attend d’eux ce que leurs pères n’ont pas réussi : sortir les leurs de la pauvreté. Ils sont harcelés par des responsabilités qui les dépassent et les poussent vers les solutions les plus désespérées.” 6. For more information on this see documentary by Alice Diop, for example “Mieux réfléchir à la fracture sociale de la France” accessed on 23rd Oct 2017 at https:// www.youtube.com/watch?v=m57T1HKJ9Vc. 7. Pap Ndiaye’s interview in Le Monde Afrique, “Gommer le mot ‘race’ de la Constitution est un recul,” highlights the dangers of removing the word “race” as it was used simply as a “point d’appui,” an imaginary construct, to discourage those who discriminate. Its importance was fundamental in the wake of WWII but equally now. For Ndiaye, it is the opportunity to condemn the crime itself that has been deleted along with the word. Accessed online on 20th September 2018 at https://www.youtube.com/watch?v=hH_5- ilyfWc. 8. “[…] la perte, le deuil et la survie.” 9. This notion is echoed by Alice Diop in her film “Vers la tendresse,” which received the César in the short film category in 2017. 10. Interestingly Martin Luther King and Malcolm X represent Black Christian and Black Muslim masculinities, which reflect both Cameroonian and Senegalese masculinities present in the novel. Miano subtly also debunks the idea of Black redemption through religious discourses. 11. “Ils avaient peur de se trouver tout à coup sur cette terre qu’il était facile d’idéaliser de loin, où il n’y avait pas de métro, pas de Sécurité sociale. Peur de se retrouver parmi des gens qui ne les attendaient pas, qui ne les connaissaient pas, qui ne comprendraient pas qu’ils aient quitté Babylone pour rejoindre ce qu’ils fuyaient quant à eux. […]. Elle connaissait de nombreuses personnes nées à Kemet, déterminées à n’y pas retourner. Elle en voyait tous les jours dans les rues de la ville, s’agripper à la misère de l’hémisphère Nord, persuadés qu’elle était plus glorieuse que celle de Kemet.” 12. “[…] l’homme mythique.” 13. “[…] il avait été un nègre à Paris […] Jamais ses récits torrentiels ne laissaient émerger l’existence minable qu’il avait menée en France. […] il avait d’abord hanté les bouches de métro, chapardé pour calmer sa faim, fait la manche, survécu à l’hiver grâce à l’Armée du Salut avant de trouver un squat avec des compagnons d’infortune.” 14. “Tu dois travailler, économiser et revenir au pays.” 15. “La terre lui manquait. Ses couleurs. Ses saisons. L’éclat de ses matins. La lourdeur de son ciel avant la pluie. Le mouvement des inconnus dans la rue.”

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16. “[…] un espace vierge où déployer l’énergie que la terre natale écrasait. Il comprenait mieux que personne le sentiment de liberté qu’on pouvait éprouver à vivre là où on n’avait pas de passé. C’était comme renaître.” 17. “[…] ils ne pouvaient supporter une dose trop massive de terre natale. Le pays, c’était comme la femme d’un autre. On pouvait la toucher un peu. Jamais la posséder.” 18. “[…] elle désespérait d’en faire un homme. Il était si craintif. Tellement mélancolique. C’était pour cela qu’elle se montrait sévère. Pour l’endurcir. Le voir soudain se dresser contre ses parents l’avait rassurée. Il était un garçon. Il s’était comporté comme tel.” 19. “On le trouvait viril. Parce qu’on concevait la masculinité comme une espèce de grand désordre.” 20. “Un Noir normalement constitué ne pouvait être en proie au vague à l’âme. Il ne se repliait pas sur lui-même. Un homme noir bien configuré criait, se battait, s’envoyait furieusement en l’air. Il expulsait sa douleur, la déposait dans un autre cœur, et vaquait dans l’allégresse à son existence.” 21. “Dans un environnement mondial structuré et régi par des volontés mâles, par des rivalités ou des solidarités viriles, il est utile d’explorer le rapport à leur masculinité d’hommes en apparence privés de pouvoir.” 22. “Les identités ne seraient pas nationales mais frontalières. Les frontières seraient un long côte-à-côte. Plutôt qu’une cicatrice barrant l’unité du genre humain. Les hommes sauraient leur destin commun. Leurs différences superficielles les divertiraient. Les enrichiraient. Si le racisme disparaissait, il n’y aurait plus à valoriser la couleur.” 23. Much like Anzaldúa’s concept of “border consciousness” (1987) wherein the individual can live at the crossroads of cultures. 24. “Les hommes n’aimaient pas les détails, dit-on, et lui, tout petit déjà, on lui avait fait comprendre qu’il devait se comporter en homme. On lui avait appris à dire ‘ouille !’, à serrer les dents, à ne pas pleurer lorsqu’il avait mal ou peur. […] on lui avait bâti un trône sur la tête de la gent féminine. Mâle donc, et fier de l’être, cet authentique guelwaar savait dès l’enfance, jouir d’une hégémonie princière […] et avoir le dernier mot devant les femelles.” 25. “Partir, c’est mourir d’absence. On revient certes, mais on revient autre.” 26. “D’accord, soyez prêts au depart, allez vers une meilleure existence, mais pas avec des valises, avec vos neurones ! Faites émigrer de vos têtes certaines habitudes bien ancrées qui vous chevillent à un mode de vie révolu. La polygamie, la profusion d’enfants, tout cela constitue le terreau fertile du sous-développement.” 27. “[…] nul n’a appris aux hommes de chez nous que la tendresse n’ôte de virilité à personne, qu’elle donne au contraire un supplément d’âme au plus affirmé des caractères.”

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ABSTRACTS

Fatou Diome and Léonora Miano, both born in Africa and living in France, are part of the growing number of diasporic West African writers seeking to transform the landscape of African literature. In this article, I will examine the emerging notions of masculinity in relation to West African migrants in Paris to gauge the extent to which the women writers are reconceptualising masculine identity, and thus debunking erstwhile notions of masculinity. This article analyses how Miano and Diome reshape and reconstruct African masculinities in post-colonial, contemporary France, where nationalism and the need to assert French identity is becoming more prominent. The concept of nostalgia and its implied hope for a return are examined to determine whether the return is ever completely possible and how this shifts the conceptualization of masculinity. Moreover, the tension between the new home and the original home and their role in identity construction is analysed to demonstrate whether the emergent Black masculinities depicted display a new way of reshaping masculinity.

Fatou Diome et Léonora Miano, nées en Afrique et habitant en France, font partie d’un nombre croissant d’auteurs de la diaspora africaine qui cherchent à transformer la littérature africaine. Dans cet article nous examinerons les notions de masculinité émergentes liées aux immigrants africains à Paris, afin de démontrer jusqu’à quel point ces autrices reconceptualisent l’identité masculine et discréditent les notions obsolètes de masculinité. Cet article démontre, à travers des analyses de textes, que Miano et Diome reconstruisent les masculinités africaines dans une France post-coloniale, où le nationalisme et l’identité française sont prééminents. La nostalgie et l’espoir de retour que celle-ci implique seront analysés afin de déterminer si le retour est possible et comment cela pourrait changer le concept de masculinité. De plus, la tension entre le nouveau « chez soi » et le « chez soi » d’origine et sa fonction dans la construction identitaire sera analysée afin de démontrer si oui ou non les masculinités noires émergentes sont une nouvelle manière de conceptualiser l’identité masculine.

INDEX

Keywords: migrant African literature, gender, masculinities, identity construction, immigrant identity, Diome (Fatou), Miano (Léonora) Mots-clés: Afrique, genre, masculinités, construction des identités, identité des immigrés, Diome (Fatou), Miano (Léonora)

AUTHOR

ASHWINY O. KISTNAREDDY University of Cambridge

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Renaissance linguistique et pratiques littéraires Literary Practices and Linguistic Renewal

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Défense et Illustration des Langues Africaines: Linguistic Commitment and Critical Thought in Ngugi wa Thiong’o’s and Kwasi Wiredu’s Works Défense et illustration des langues africaines : engagements linguistiques et pensée critique chez Ngugi wa Thiong’o et Kwasi Wiredu

Pierre Boizette

1 In recent years, the apparently anachronistic term of decolonization came out again in the francophone intellectual field. Anachronistic because, more than twenty years after the end of apartheid, decolonization seems to be a completed process. However, the contemporary vogue of the word symbolises a change in its meaning from an infrastructural scale to a superstructural one. In other words, political and economic autonomy is achieved—at least partly—but it is not the case for the minds and the imagination. Fanon already wrote the following: The liberation of the individual does not go hand in hand with national liberation. Genuine national liberation exists only to the extent that the individual has irreversibly begun his liberation. It is not possible to distance oneself from colonialism without the slightest time to take in regard to the imide that has been colonized by the filter of colonialist culture. The one of the revolution of the national consciousness. (Fanon 2011: 789) This assertion echoes the comments of many other artists and politicians who, like him, have stressed the need to do such a work on mentalities to complete the struggle for independence. Thus, such an emphasis on the need to continue the work of decolonization also testifies to the fact that a true renaissance of the continent can not take place unless, beforehand, such a work has been accomplished.

2 This phenomenon is obvious when it comes to debates about the use of African languages in literature. Although it is a highly contentious issue, it nevertheless

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appears out of date today to many writers as both English and French languages have become the norm. However, for many of them, this consensus makes no sense. According to them, it is unlikely that an African renaissance will occur as long as the languages inherited from imperialism will remain at the expense of African languages. As the signing of the Asmara Declaration of African Languages and Literatures showed in 2000, their claims keep influencing a whole section of contemporary criticism. The rise of decolonial argumentation therefore invites us to analyze how to rethink the relationships between the project of African renaissance and the use of African languages in a context where, nevertheless, they remain minored at a global scale.

3 By analyzing the trajectories of Ngugi wa Thiong’o and Kwasi Wiredu, my aim is to demonstrate how their theses on African languages are in the wake of old ambitions. Furthermore, I also discuss how they renew these to adapt to contemporary issues, even if English keeps playing an important role.

Which languages for the African Renaissance?

4 Since the early twentieth century, there has been a relationship between the idea of an African Renaissance and the enhancement of African languages. Even when the colonization was at its peak, African intellectuals thought about the future of the continent once delivered from foreign domination. As Bill Aschroft remarked, preoccupation about the future has unfailingly been linked to the memory of the past in African literature, a perspective Ashcroft calls “anticipatory consciousness” (2009: 703), which he defines as “a positive anticipation of the future freedom” (703). Its utopian characteristic explained why some authors frequently tried to devise the conditions of emergence of this future and to promote it through their commitment. In this perspective, the use of African languages in literature has been caught between the Afrocentric search for a return to pre-colonial African wisdom and the quest for liberation from colonial reason. Consequently, literature helped delineate the outlines of the African Renaissance and anticipate its achievement. It was according to this pragmatic conception of literature that intellectuals sought to invest the linguistic issue of political stakes.

5 We can draw up a summary and lacunar history of this linguistic reflection on what the African Renaissance should be. First, it seems that the notion is as old as the Western and modern conception of African literature: the term “Renaissance” has been claimed by generations of intellectuals from the continent and the diaspora (we can mention the well-known “Harlem Renaissance” and “Sophia-town Renaissance”). They made it a catchphrase aiming to rally thinkers and artists around an emancipatory project, which was to allow Africa and its inhabitants to recover dignity after centuries of oppression. As Maurice Taonezvi Vambe noted: “The most remarkable impulse in the creation of an African literary Renaissance in Africa was an attempt to foster the cultural pride of African people” (Taonezvi Vambe 2010: 257). There is no doubt this is a common point to all peoples sharing the feeling that their cultures have been belittled, when not all but annihilated. If the monument of the African Renaissance, built by Pierre Goudiaby Atepa and inaugurated in Dakar in 2010, is its most recent expression, it is only the culmination of a project that took many forms during the twentieth century, the linguistic form being one of them.

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6 Two milestones enable us to grasp how the utopian project of a revival of the continent was connected with that of a revalorization of its languages. It is expressed by several of the founding fathers of the novelistic genre in Africa. For instance, Joseph Ephraim Casely Hayford made the apology of African languages as early as 1911 in his novel entitled Ethiopia Unbound: Studies in Race Emancipation, considered the first novel written in English by an African. The end of the novel looks ahead the world in 1925. Inspired by the Irish and Danish models, the author imagines what he calls Ethiopian leagues to promote the learning and development of Hausa, Yoruba and other African languages. He concludes by claiming: “The black races had at length learnt to run along their own natural lines of development, and the white needed the black and the black needed the white. The work of Cain had given place to the grace of conciliation […]” (Casely Hayford [1911] 2003: 208). By this way, he imagines the possible pacification between African and European languages.

7 He was not the only one to establish a clear link between political emancipation and linguistic assertion. At the historic conference that took place in October 1936 in the city of Florida, S.S. Mafoyane and Vilakazi, among others, examined the status and crisis of African literature(s) in African languages. As in Ghana, in , the claim was not new since it had been made since the beginning of the twentieth century by the first generations of Zulu, Xhosa and Sotho writers. Pixley ka Isaka Seme published his essay The Regeneration of Africa in 1904 and was one of the founders of the ANC in 1912. Among the leaders of the movement were also authors who became famous for their commitment, first and foremost Solomon T. Plaatje. Benedict Wallet Vilakazi is just one among many other writers not to give up African languages, let us quote at the same time Shaaban Robert, Gakaara wa Wanjau or Daniel Olorunfemi Fagunwa. Nevertheless, their works are published in a context where European languages tend to become hegemonic with the appearance of transnational publishing houses devoted to African literatures. For authors choosing African languages, it is therefore very difficult to be legitimized and recognized internationally without going through European languages.

8 However, the writer/intellectual who made the most explicit link between the upgrading of African languages and the idea of an African Renaissance remains the Senegalese historian and Egyptologist Cheikh Anta Diop. In “When can we talk about an African Renaissance?” (An article originally published in The Living Museum, Special Issue 36–37, November 1948), he wrote: We believe that every literary work necessarily belongs to the language in which it is written […] All these reasons—and many others—prompt us to put the development of indigenous languages as a prerequisite for a true African Renaissance.1 (Diop 1948: 34–35) The aspiration for an African Renaissance is thus rooted in a rich cultural tradition prior to 1994, a tradition that shared a desire to give the continent its grandeur back after the colonial experience.

9 However, this utopia has given rise to a multitude of theoretical and political projects which only partially overlap. As noted by Mahmood Mamdani: When did the African Renaissance begin—in 1994 or earlier? Is the African Renaissance to be a turnkey for South African export to the rest of Africa? Alternatively, could it be that the African Renaissance does not have a single parentage, a single genealogy, that its waters come from springs before joining a

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larger flow? Could it be that this genealogy is as continental as its claim? (Mamdani 1999: 125) Indeed, in the context of post-apartheid South Africa, the expression has benefited from a renewed interest particularly from authors like Ali Mazrui or Kwesi Kwaa Prah. Above all, since the positions taken by the immunologist Malegapuru William Makgoba and the organization of the eponymous conference held in 1998, it has come to focus on two meanings. The first could be described as traditionalist, emphasizing the values that are supposed to be immemorial on the continent and whose climax is the ubuntu, or, schematically, the idea that one is a human being only through the recognition of others (see Ramose [1998] 2003: 270–80). Secondly, a more economic-political significance has emerged, the aim of which is to promote the continent’s further integration into world economy, a vision that is also found in Rwanda, notably with Paul Kagame and his close advisers.

10 While the first significance has been greatly studied in human sciences, the latter poses difficulties if we put it in perspective with what the African Renaissance must have been for the intellectuals mentioned above. As a more or less clearly elaborated government program, it is in opposition to the orientations they advocated. The words of President Thabo Mbeki seem to narrow its meaning only to its economic dimension (see Mbeki 1998). In its South African acceptance, the African Renaissance seems to take little account of the demands of several generations of intellectuals, who, precisely, sought to suggest a different path from those proposed by the dominant economic models. Two conceptions clash here. On the one hand, we have what Dipesh Chakrabarty named “the pedagogical side” (Chakrabarty 2010: 47) of decolonisation where: the very performance of politics reenacted civilizational or cultural hierarchies: between nations, between classes, or between the leaders and the masses. Those lower down in the hierarchy were meant to learn from those higher up. (Chakrabarty 2010: 46)

11 The second, “dialogical side” would be “an urge towards cross-cultural dialogue without the baggage of imperialism” (47). While the former does not aim at a complete reform but at a partial renewal of an already established order, the second undertakes the transformation of the established relations in order to put an end to the hierarchization between the parts of the world and their inhabitants established by Western domination.

12 From a literary point of view, it seems that it is at the junction between these two major trends that the contemporary phenomenon of the Anglophone African literary Renaissance must be apprehended. Writers are forced to negotiate between the utopian aspiration for a global conversation that respects local differences and a necessary integration into the globalized world. The question of African languages in this dynamic has thus profoundly changed, it now generates individual trajectories where it is a matter for the authors to promote literature in minority languages while taking advantage of the echo chamber the American intellectual field represents.

Decolonising the Tongue

13 Consequently Ngugi wa Thiong’o and Kwasi Wiredu’s commitment results from these claims to increase the pace of African Renaissance. As a consequence, these authors

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turn to/resort to pragmatic engagement in order to advocate for it. It seems as if it was a performative statement which, having ruled on the need for a Renaissance, simultaneously prompted it. In Something Torn and New, Ngugi wa Thiong’o thus stated: “The African Renaissance has already started: it began at the historical moment when the idea of Africa became an organizing force in opposition to the European colonial empires” (Wa Thiong’o 2009: 72). Such a political stance places the issue of the Renaissance in the very act of Panafrican awareness, as soon as this awareness was no longer experienced as a badge of inferiority but as the symbol of an alternative model offering the possibility to chart other paths, different from those introduced by Western imperialism. Similarly, according to Odhiambo: During the past fifty years, an African Renaissance has taken place whose meaning may have been lost for the politicians but which remains rooted to our today’s search for the genuine African past, for a correct analysis of the most striking contemporary reality and for tracks leading to multiple possible futures for Africa2. (Odhiambo 1999: 10, quoted in Samarbakhsh-Liberge 2010: 390) So it becomes possible to read the works of these scholars as laying the foundations for an African renaissance, each standing as an endorsement within the literary system to succeed in making it responsive to the positions advocated by the Africans.

14 Ngugi wa Thiong’o and Kwasi Wiredu have too often only been regarded as leaders of cultural nationalism. In this perspective, the question of African languages is read only as the continuation of a reflection on the national independence of Kenya and Ghana. It is a question of freeing oneself from colonialism and the best way to achieve this would be turning away from English, both in literature and philosophy. Spiritual decolonisation, then, in fact conceals very local political demands aimed at completing the movement of independence and thus putting an end to the neocolonial turn taken by some of the governments of the newly decolonised states. However, it would be greatly restrictive to limit their respective remarks to national scales and one should rather put them in perspective with the global dynamic that attempts to take stock of Western domination.

15 First of all, these two authors did not immediately take a stand in favor of the revitalisation of African languages. Both were initially part of the intellectual elite formed in colonial schools and Western universities. Ngugi wa Thiong’o began his training at the Alliance High School, founded by the Church of Scotland Mission, and then graduated from Makerere and Leeds. Kwasi Wiredu studied at Alisadel College, then at the University of Ghana and finally at Oxford. Their situation has, in the beginning, caused them to be mistrustful of Afrocentric claims and, in particular, tribalism. Ngugi wa Thiong’o’s first newspaper articles published between May 1961 and August 1964 (in the Sunday Post, Sunday Nation, Daily Nation) refer to his refusal to mythologize pre-colonial Africa (see Cook and Okenimkpe 1983 and Lovesey 2015). Similarly, in “How Not to Compare the African Traditional Thought with Western Thought” (1976), Wiredu suggests the underlying irony of defending and protecting, even with anti-colonialist intentions, a so-called “general trait” of culture that has “allowed small troops of Europeans to enslave and keep much more African populations under the colonial yoke” (Wiredu 1980: 43); a trait which “still today makes them the prey of neo-colonialism.” Thus, Wiredu establishes a link between this technological backwardness and the superstitious foundations of many traditional practices. Wiredu warns against the perpetuation of traditional culture that encourages superstition and thus leaves Africa lagging behind in the West in terms of rational

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investigation. “To develop us,” he writes, “we in Africa must break with our old uncritical habits of thought; that is to say, we must advance past the stage of traditional thinking” (1980: 44 quoted in Jeffers 2011: 642).

16 It was therefore later on that Ngugi wa Thiong’o and Kwasi Wiredu spoke out for the revitalisation of African languages. At the local and regional level, both build on reflections initiated long before them. In the Kikuyu context, Derek R. Peterson has shown that the question of language and its fixation has always been invested by the population to question the measure of the community for which it was a rallying mark. Whether by the members of the revivalist churches in the 1940s or by the Land and Freedom Army fighters, the way of writing the Kikuyu language was systematically conceived of as a means of engaging the Kikuyus towards unexplored forms of the future. According to Derek R. Peterson: The political imagination in central Kenya was never an abstract mental exercise. In record books and in novels, in Bible translations and in grammar exercises, Gikuyu entrepreneurs projected possible futures and, in so doing, inspired people to act. Their creative writing lined up constituents, consolidated political support, and mobilized dissolute, directionless, disputatious people behind a cause. (Peterson 2004: 19–20)

17 In Uganda, Okot p’Bitek, of whom Ngugi wa Thiong’o was very close, went in the same direction for Luo people, notably via his essay Africa’s Cultural Revolution and his texts in Luo like Lak Tar Miyo Kinyero Wi Lobo or Wer pa Lawino. The famous 1962 Makerere conference had also already generated the famous criticism of Obi Wali about the use of European languages (see Wali 1963). Gakaara wa Wanjau, a militant, writer and publisher who published in Kikuyu in the 1950s and with whom Ngugi wa Thiong’o worked on the linguistic reform of the early 1980s, wanted to do the same thing (see Pugliese 1995). For West Africa, it is necessary to remember Cheikh Anta Diop but also the postulates expressed by Chinweizu Ibekwe and Ihechukwu Madubuike in Toward the Decolonization of African Literature in 1983.

18 Behind Wiredu’s belated will to devote himself to an in-depth study of Akan’s ideas, there is the concern, shared by Ngugi wa Thiongo, with breaking away from the mental colonialism by which Western-trained African philosophers and academics are affected in their eyes. It is easy to see the correspondence between these tasks and the slogans of cultural nationalism: rejection of assimilation by the West; preservation and fruiting of indigenous African culture. Wiredu and Ngugi devote particular attention to what might be called linguistic nationalism: trained in European languages, African philosophers are, Wiredu writes, “constantly threatened with mental deafricanisation, unless consciously and voluntarist to their own languages” (1996: 137). His studies of the Akan conceptual framework illustrate this recourse when Wiredu shows how a reflection on the difficulty of translating the Western philosophical terms into the indigenous languages makes it possible to contemplate certain central philosophical problems from a different perspective.

19 However, what their cultural claims point out is how much the idea of severance remains important in the postcolonial imagination. Severance should not here be mistaken with some kind of isolationism but should rather be understood as time closure trying to grieve the colonial era while laying the foundations of a future separated from the West. “Breaking with the West” (see Chakrabarty 2000) results in virtually designing a world based on principles that are different from those issued by

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modernity and, in particular, in the case of Ngugi wa Thiong’o, by capitalism. As Bill Ashcroft explains concerning Braithwaite’s texts: The utopian function of Caribbean writing, as for all postcolonial writing, lies not in the perception of a utopia but in its very determination that the world could be different, that change is possible. (Ashcroft 2017: 163) Therefore, the tropism over “Nationalism” when voicing their opinion does not sufficiently account, in our opinion, for the resolutely global nature of their commitments. The Renaissance they offer is not that far from the one called for by decolonial theorists of “modernity/coloniality” among whom we find a good number of South American researchers, such as Walter Mignolo or Ramon Grosfoguel. In their wake, Ngugi wa Thiong’o and Kwasi Wiredu do not imagine that an African Renaissance may occur within Western mental constructs that European languages convey, even despite themselves. If some sort of universalism must remain, once the break is completed, it should only be as a kind of pluriversalism (see Ali and Dayan-Herzbrun 2017), i.e. substituting to the vertical identities of modernity ways of being together that are more horizontal and where each region and culture could exchange, a dialogical ideal that is in many ways the contrary of the educational model already criticised by Dipesh Chakrabarty. Only by prioritizing such an approach can the English language sustain its role, in their opinion, to the benefit of the African Renaissance.

African Renaissance and Global Awakening

20 Consequently, questions about African Languages and African Renaissance do not stop at the scale of the continent, rather, they have to do with the capacity, for academics, to invent a new set of relationships between spaces and peoples after colonisation. As the group “modernity/coloniality” pointed out, Western modernity was from the beginning built on the hierarchization of the world. As Ramon Grosfoguel explained, colonialism was not the same thing as “coloniality,” meaning: […] a hierarchization of power relations deploying at global level […] and mutually interwoven within the framework of an overall paradigm in which Occident, perceived as superior, dominates and exploits the rest of the world, seen as inferior. 3 (Grosfoguel 2014: 7) Consequently, contrary to the canonical definition of imperialism suggested by Edward Said, coloniality emphasizes the need for imaginary structures to be re-formed in order to build a fair world, finally freed from the spectre of the colonial experience.

21 Decolonization is both an act of reappropriation of a territory and a therapeutic procedure which aims to unleash the spirits of the aftermaths of colonialism (see Durrant 2004). Ngugi wa Thiong’o and Kwasi Wiredu foregrounded the decolonisation of the mind as propaedeutic to real liberation. Their respective questioning of African languages thus aims to promote other ways of collectively creating a new world and, consequently, to reduce the impact of eurocentrism. Nevertheless, their project faces the constraints of the global system. Indeed, they correlate, as the Asmara declaration did, the African renaissance with the use of African languages, but those are minored on a global scale in comparison to English language. Under these circumstances, their ability to open up the continent seems unrealistic. As Natasha Distiller said: Globalisation, with all its implications for cultural exchanges and influences, is part of the world created by colonialism. It is precisely the global networks of power, politics, and economics into which the concept of the African Renaissance has to enter, and the inevitable dominance of an elite which results, that make the African

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Renaissance and the institution of English Literature co-dependent. (Distiller 2004: 125–26) Kwasi Wiredu and Ngugi wa Thiong’o are aware of this power relationship that weakens the development of literature and philosophy in African languages. It encouraged them to imagine other ways to open up African languages even if this implies to use English.

22 As illustrated by Kwasi Wiredu’s reflection on the Akan concepts, it is not a matter of challenging Western hegemony in favor of a purely Afrocentric perspective, but rather of being done with a unilateral approach to express the world. His aim is to promote other ways of perceiving it than those given by English language and its concepts. According to him: “The way your language functions can predispose you to several ways of talking and, indeed, to several ways of reasoning” (Wiredu 2000). First, the decolonization of the minds will have to reclaim a plurality of approaches thanks to the practice of African languages. However, it is only the first step because, once this is accomplished, the cross-cultural dialogue must be restored. Wiredu wrote the following: As we start, we must be aware of the differences: we must investigate the differences. But when we have brought the differences to attention, we can then work on cross-cultural evaluation. […] in the programme of decolonization, I envisage two stages: first, to elicit the differences, but second, to use what I call the independent considerations, i.e. considerations that are independent of the peculiarities of a particular language or culture, to make cross-cultural evaluations. (Wiredu 2000) Such an ambition nevertheless requires to find a common communication instrument otherwise intercultural dialogue would be jeopardized.

23 This insistence on the dialogical aspect of decolonisation that needs to be undertaken thus strangely led Ngugi wa Thiong’o to reconnect with English. Although he always uses Kikuyu for his novels, he nevertheless favored English to begin his memoirs. This return to English in fact indicates the role that the author hopes to endow English with, that of a lingua franca which could make it possible to weave connections between cultures that do not benefit from sufficient mutual connections. He thus used the metaphor of the bridge to express this point of view. According to him: the really important thing is to see connections. It is only when we see real connections that we can meaningfully talk about differences, similarities, and identities. So the border, seen as a bridge, is founded on the recognition that no culture is an island unto itself. It has been influenced by other cultures and other histories with which it has come into contract. This recognition is the basis of all the other bridges that we want to build across our various cultural borders. The bridges are already there, in fact. The challenge facing, say, teachers of English literature, of African or of Asian literature, is to recognize and find those bridges and build on them. (Wa Thiong’o 2000: 124) Indeed, English has become a border operator between different African countries, but also between the black population on the continent and in the Diaspora. The best example is undoubtedly one Ngugi uses in In the Name of the Mother. Ngugi said that the Heinemann publishing house and its African Writers Series: […] has published writers from virtually every country in Africa thus enabling a dialogue among readers and writers from the three main colonial traditions: Portuguese, French and English. They have also enabled a dialogue between Africans of the continent and the diaspora. (2013: 8)

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24 The existence of centres in the literary field is thus not a limiting horizon for him. On the contrary, it is a question of using this position in order to participate in reforming the field, from within, by working from its interstices. If the room for maneuver is limited, their inclusion in this system alone is sufficient to cause a disturbance. While it may be recycled in the form of a dilution of their proposals for the benefit of capitalism, it nevertheless contributes to blur the lines by transforming a situation, that of the in-between, into an engine for decentring.

25 The notion of globalectics appeared in the work of Ngugi wa Thiong’o at the beginning of the year 2010, and it is inseparable from the Global South Dialogue Project platform launched by several researchers from Cornell University in the United States: Duncan McEachern Yoon, Pashmina Murthy and Ngugi’s son, Mukoma wa Ngugi (also a writer). Their project is: to facilitate conversation among writers and scholars from Africa, Latin America and Asia as well as minority groups in the West. Through such a dialogue, we can learn how our different societies have responded to questions of language, identity, and the role of culture in the work of decolonization. This project seeks to encourage an honest discussion about the ties that bind the South to the South and to help imagine and create a more democratic and egalitarian global culture. (Wa Ngugi, McEachern Yoon and Murthy 2015) It seems, therefore, that Ngugi wa Thiong’o, Kwasi Wiredu and the postcolonial authors have developed an increased awareness of the conditions of transfers in the globalized world. This allowed them to deepen their linguistic commitment as they enjoyed wider recognition and thus to work towards a decentralisation from this centre, with which they are in some way involved.

26 Thus, according to them, English has a part to play in the African Renaissance from the very fact of the imperial stature it still has today. As Ngugi wa Thiong’o said: Translation is one way by which the accessibility of resources in African languages can be ensured. Philosophizing in African languages directly, conversation among African languages, and then across other languages through translations is the only way by which Africa can add originality to the wealth of human knowledge, enriching the world the way it once did in Old Egypt. (Wa Thiong’o 2013: ix)

27 Resolutely pragmatic, these two authors are aware of the fact that working in the U.S. may indeed turn them into “compradores,” quoting the very harsh expression used by Kwame Anthony Appiah (1991: 348) to call members of the post-colonial movement but, simultaneously, American universities give them the possibility to create synergies with researchers from the whole world. Remaining within these “places of Utopia” indeed represents a concession to a kind of hegemonic power but it is also the best means to move towards a progressive shift in the field of culture.

* * *

28 Faced with the depreciation of their cultures, intellectuals from Africa and the Diaspora have long been hoping for the rebirth of the continent after the tragedies experienced by its populations. The question of which language to use very quickly emerged as a nodal point in their commitments, so that the use of former colonial languages seemed to endlessly reproduce some form of addiction to the West. For Ngugi wa Thiong’o and Kwasi Wiredu, the African Renaissance, if it had to come, can not take place without a prior spiritual decolonization, which necessarily implies the revitalisation of African

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languages. Without that, any rebirth would be partial because it would always be inscribed in the paradigms of the former imperial powers.

29 This concept of African Renaissance breaks with its more contemporary avatar, promoted in South Africa since 1994. However, promoting African languages does not mean, for Ngugi wa Thiong’o and Kwasi Wiredu, limiting oneself to a national, or even ethnic scale. Rather, it is a means to reform international relations so that all cultures can meet and enter into dialogue. English can be a strategic tool to make this conversational ideal attainable. Due to its hegemonic status today, it is a vector capable of building bridges between the various cultures of the continent and re-establishing a Pan African ideal.

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NOTES

1. “[N]ous estimons que toute œuvre littéraire appartient nécessairement à la langue dans laquelle elle est écrite […]. Toutes ces raisons – et bien d’autres – nous incitent à poser comme condition préalable d’une vraie renaissance africaine le développement des langues indigènes.” All translations are mine. 2. “Les cinquante dernières années ont vu se produire une renaissance africaine dont la signification peut s’être perdue aux yeux des politiques, mais qui est au fondement de notre quête actuelle du véritable passé africain, d’une analyse correcte de la réalité contemporaine la plus prégnante et des chemins conduisant aux multiples futurs possibles pour l’Afrique.” 3. “C’est un type de pouvoir multiforme, hétérogène, et complexe : il consiste en une hiérarchie de relations de pouvoir qui se déploient au niveau mondial […] et s’imbriquent mutuellement dans le cadre d’un schéma global dans lequel l’Occident, reconnu supérieur, domine et exploite un monde non occidental, jugé inférieur.”

ABSTRACTS

This article proposes to return to the history of the notion of “African Renaissance” and its link with the question of the revalorization of African languages. By presenting the work of the Ghanaian philosopher Kwasi Wiredu and the Kenyan novelist Ngugi wa Thiong’o, we wish to illustrate how the linguistic dimension has been central to thinking about how to free the continent from Western domination. The use of English could thus appear antinomic to the very idea of rebirth as it symbolized the renewal of a form of imperialism, even after independence. Nevertheless, these two authors did not give up English. Their works testify to the fact that English, despite but also thanks to its hegemonic status, can today contribute to the African renaissance by promoting a conversational ideal capable of reviving the Pan-African dream.

Cet article propose de revenir sur l’histoire de la notion de « Renaissance africaine » et de son lien avec la question de la revalorisation des langues africaines. En présentant les travaux du philosophe ghanéen Kwasi Wiredu et du romancier kenyan Ngugi wa Thiong’o, nous souhaitons montrer la centralité de la question linguistique dans les réflexions autour de la possibilité d’un détachement de l’Afrique d’avec l’Occident. L’usage de l’anglais a ainsi pu apparaître comme antinomique avec l’idée même de renaissance puisqu’il symbolisait la reconduction d’une forme d’impérialisme, y compris une fois les indépendances acquises. Néanmoins, ces deux auteurs ne renoncent pas pour autant à l’anglais. Leurs travaux témoignent du fait que l’anglais, malgré son statut hégémonique et grâce à lui, peut aujourd’hui contribuer à la renaissance africaine en promouvant un idéal conversationnel à même de redonner vie au rêve panafricain.

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INDEX

Mots-clés: Renaissance africaine, Wiredu (Kwasi), Wa Thiong’o (Ngugi), nationalisme culturel, décolonial, idéal conversationnel Keywords: African Renaissance, Wiredu (Kwasi), Wa Thiong’o (Ngugi), cultural nationalism, decolonial, conversation

AUTHOR

PIERRE BOIZETTE Université Paris Nanterre, Centre de recherche en littérature et poétique comparées

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Nouvelles expressivités littéraires pour L’Afrique qui vient : Alain Mabanckou et Léonora Miano New Literary Expressivities for “the Africa to come” (L’Afrique qui vient): Alain Mabanckou and Léonora Miano

Josefina Bueno Alonso

« L’on aura beau ériger des frontières, construire des murs, des digues et des enclos, diviser, sélectionner, classifier et hiérarchiser, chercher à retrancher de l’humanité ceux et celles que l’on méprise, qui ne nous ressemblent pas ou avec lesquels nous pensons que nous n’avons, à première vue, rien en commun – il n’y a qu’un seul monde et nous en sommes tous les ayants droit. En principe, ce monde nous appartient à tous également, et nous en sommes tous les héritiers même si les manières de l’habiter ne sont pas les mêmes – d’où justement la réelle pluralité des formes culturelles, des langages et des façons de vivre ». (Achille Mbembe, « Pièces d’identité et désirs d’apartheid », 2010, p. 115)

1 Cette citation du philosophe camerounais, promoteur de la pensée circulaire du monde1, montre l’irréversible emmêlement et entrelacement des cultures, des êtres et des choses. L’irruption de l’Autre, de l’Ailleurs, dans l’espace français, le bousculant, le transformant, l’enrichissant, n’est pas le résultat de ces dernières décennies, mais un fait depuis plus d’un siècle. C’est en 2010 que paraît son essai, Sortir de la grande nuit, dans lequel il évoque une vision particulière du cosmopolitisme qu’il définit comme une sensibilité culturelle, historique et esthétique nommée Afropolitisme2, désignant avant tout une façon d’être dans le monde contemporain.

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2 Notre analyse aborde les ouvrages critiques de deux écrivains qui participeraient à la mise en œuvre d’une Renaissance littéraire africaine à partir de leur militantisme dans leurs créations artistiques, de leurs espaces de diffusion et des liens qu’ils tissent avec la critique africaniste contemporaine. Même si les idées ne sont pas toujours inédites, le contexte d’énonciation, le statut des locuteurs et la nature des textes leur confèrent un potentiel de diffusion non négligeable (Imorou 2017 : 149). La façon de reprendre les idées est novatrice et le statut des écrivains est différent3. Le discours artistique des écrivains est le résultat d’un cheminement intellectuel, la pratique littéraire étant devenue une « philosophie de vie » (Miano 2016a : 67). J’ajouterai à l’ampleur médiatique, le fait que les écrivains et les penseurs africains s’insèrent dans les luttes sociales contemporaines (immigration, racisme, identité nationale, révision de la politique coloniale en France, etc.) renvoyant à une réflexion circulaire sur l’Autre et sur soi-même. En d’autres termes, l’écrivain noir s’érige au centre du débat politique et social sur les identités africaines. Il les interpelle et il en propose une nouvelle cartographie ainsi qu’une transformation des représentations et des institutions, entre autres, de l’institution littéraire.

3 Dans cette contribution, nous aborderons cette Afrique qui vient, dont la création artistique se veut être à la source. Quelle serait la contribution des essais de Mabanckou, tout particulièrement Penser et écrire l’Afrique aujourd’hui ? Quel serait l’apport des essais de Miano à cette nouvelle f(F)rancophonie4 et à la réhabilitation de l’afrodescendance ? Faudrait-il y voir également un apport de genre au sein de la critique africaniste contemporaine ? Les réflexions de Mabanckou et de Miano rejoignent les lignes de pensée d’Achille Mbembe et de Felwine Sarr, l’écrivain dépasse les pourtours de la littérature pour prendre le rôle de divulgateur d’idées5.

L’Afrique qui vient

4 La critique africaniste prend un tournant à partir des réflexions théoriques publiées par des écrivains et intellectuels originaires d’Afrique subsaharienne. Leur réflexion sur les relations qu’ils entretiennent avec la langue française et avec une Francophonie institutionnelle est particulièrement intéressante. Des écrivains de la quatrième génération, « les enfants de la postcolonie ou la génération transcontinentale » (Waberi 2017 : 156) passent de la fiction à la réflexion théorique et se placent aux côtés de critiques et penseurs tels que Achille Mbembe ou Felwine Sarr élaborant un nouveau discours africain6 pour un continent à construire, qui doit s’écrire et qui doit être repensé. C’est le cas d’Alain Mabanckou et de Léonora Miano qui annoncent, sinon une rupture, en tout cas un changement par rapport à la génération précédente. Les deux auteurs partagent des traits communs : ils sont nés après l’année 1960, ils se considèrent comme africains mais veulent dépasser cette appartenance, ils sont récipiendaires de prix littéraires7 et le thème du retour au pays natal a disparu et c’est plutôt le thème contraire, le thème de l’Africain en France, qui traverse leurs fictions.

5 L’advenue de cette Afrique qui vient est un défi qui ressort avant tout de la création artistique, tout particulièrement la littérature (Mbembe 2017 : 28). Dans ce sens, de nombreuses publications à partir des années 2000 portent dans leur titre ou font allusion à cette Afrique qui vient. En 2013, Alain Mabanckou et Michel Le Bris, publiaient une anthologie de textes d’écrivains africains8, intitulée L’Afrique qui vient. Le continent a besoin de se redéfinir, il ne s’adapte plus aux discours établis ni aux stéréotypes qu’il

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a longtemps soufferts. L’Afrique qui vient est inquiétante et surprenante, écrit Alain Mabanckou. Nous sommes face à un continent qui échappe à la délimitation territoriale car étant pluriel et hétérogène, il est marqué par l’afropolitanisme qui naît de l’échange, des expériences, des rencontres, de la redéfinition et de la décentralisation de l’espace. Tels sont les aspects soulignés par Alain Mabanckou, dans Penser et écrire l’Afrique aujourd’hui (2017)9, volume qui rassemble les contributions d’africanistes qui se sont rencontrés en 2016 au Collège de France : Penser l’Afrique, c’est se demander « quelles sont les grandes lignes de fracture ou encore les grands antagonismes qui nous donnent l’impression de vivre un moment particulièrement agité de l’histoire de notre monde ; qui nous donnent le sentiment inquiet d’être face à des choix irréconciliables, ou encore vivre une histoire qui se décline désormais sur le mode du désordre et du fracas » ; c’est aussi […] relever le défi de notre temps qui consiste à savoir « quelle langue et quelle écriture seront capables de restituer à l’Afrique sa force, sa puissance propre en même temps que sa figure-monde ». (Mabanckou 2017 : 10, 11)

6 Le discours contemporain sur l’Afrique qui vient se trouve divisé entre la foi d’un futur alléchant10, et d’un autre côté, un présent qui apparaît sous une apparence chaotique. À ce sujet, Felwine Sarr reprend deux concepts Afrotopos et Afrotopia, évocation d’une sorte d’utopie africaine, pour dessiner l’avenir du continent (Sarr 2016 : 14).

7 Les principaux enjeux du continent africain, un des continents les plus peuplés dans les prochaines décennies, sont les mouvements migratoires et la mondialisation. Tel que le remarque Achille Mbembe, bien que la mondialisation gouverne la planète, « la vieille catégorie politique de la souveraineté se confond désormais avec le droit de décider de qui peut bouger et à quelles conditions » (Mbembe 2017 : 19). Une des principales conséquences de la mondialisation est que notre monde s’est considérablement réduit et que nous assistons à une crise de l’idée de frontière. Ce découpage en groupes socioculturels préconstruits et distincts les uns des autres donne naissance, dans les États-nations, à ce qu’Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein appellent « l’ethnicité fictive » dans le sens où il s’agit d’une identité de « fabrication » (Balibar 1997 : 130-131).

8 En pleine ère de la mondialisation et de la révolution technologique, notre monde devient paradoxalement limité. Cette même critique se retrouve dans Le Sanglot de l’homme noir11, où Mabanckou tente de déconstruire les limites territoriales qui contribuent à l’association imaginaire d’une « identité nationale fixe et standardisée » : Pour certains Français, il est difficile d’admettre que nombre de leurs compatriotes ne leur ressemblent pas et que l’idée d’une France blanche n’est plus de nos jours qu’une illusion, une image figée qui condamne celui qui aura acquis la nationalité française à passer sa vie à se justifier, à expliquer au citoyen « de souche » ses origines… […] Ma conception de l’identité dépasse de très loin les notions de territoire et de sang. […] L’histoire de la colonisation nous a montré que le territoire pouvait être imaginaire, dépasser les frontières, braver les variations climatiques, brasser les langues et les races. (Mabanckou 2012 : 58-59)

9 Pour la construction d’un nouveau concept de l’Afrique, Mbembe (2017) et Sarr (2016) revendiquent non seulement la pensée circulaire mais la recherche de paramètres de développement différents des modèles occidentaux ; ils proposent de nouvelles clés d’interprétation de l’histoire-monde. La circulation des mondes, ainsi que la pensée- monde, se retrouvent à l’origine de la nouvelle conception du continent africain. Sarr parle d’un des grands enjeux de l’Afrique, l’afrocontemporanéité (2016 : 41) qui permettra au continent de se réaffirmer dans ses différences fécondes, sans tomber dans le

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communautarisme12. Cette pensée circulaire implique une « transnationalisation de la société, de la vie intellectuelle et artistique », et c’est là le champ de travail des écrivains et intellectuels africains tels Mbembe, Mabanckou, Sarr ou Miano, en contribuant à la diffusion de la création d’un espace public afropolitain.

10 « L’Afrique, existe-t-elle ? », « De quelle Afrique parlons-nous ? », Alain Mabanckou répond de façon affirmative, loin d’un essentialisme nostalgique qui puisse contribuer à accentuer les préjugés sur les lettres africaines : L’Afrique n’est plus seulement en Afrique. En se dispersant à travers le monde, les Africains créent d’autres Afriques, tentent d’autres aventures peut-être salutaires pour la valorisation des cultures du continent noir. Revendiquer une « africanité » est une attitude fondamentaliste et intolérante. L’oiseau qui ne s’est jamais envolé de l’arbre sur lequel il est né comprendra-t-il le chant de son compère migrateur ? Nous avons besoin d’une confrontation, d’un face-à-face des cultures. Peu importe le lieu… (Mabanckou 2012 : 159) Pour ce faire, une des voies à explorer est une Afrique multilingue qui s’écrira dans les langues autochtones et dans les langues occidentales, qui donnera lieu à une « création déterritorialisée » (Mabanckou et Le Bris 2013 : 9). L’Afrique à venir est désormais multiple, complexe et en pleine mutation, produisant une sorte de polythéisme social et culturel ; elle apparaît sous la forme d’un assemblage d’espaces produits sur le mode de l’imbrication et de la circulation. L’être africain implique la participation à cette déclosion du continent et du monde. À la question : « L’émigration, a-t-elle influencé votre écriture ? », Alain Mabanckou confirme qu’il s’agit de dépasser les frontières en tant qu’écrivain et en tant qu’être humain : Lorsqu’on me demande si l’émigration influe sur mon écriture, il m’est impossible de donner une réponse précise et définitive. Sans doute parce que je suis de plus en plus persuadé que le déplacement, le franchissement des frontières, nourrit mes angoisses, contribue à façonner un pays imaginaire qui, finalement, ressemble à ma terre d’origine. Il y va de ma propre quête intérieure, de ma façon de concevoir l’univers. J’ai choisi de ne pas m’enfermer, de prêter l’oreille au bruit et à la fureur du monde, de ne jamais considérer les choses de manière figée. (Mabanckou 2012 : 131)

11 Alain Mabanckou a été le premier écrivain africain à occuper la chaire de création artistique du Collège de France. Cette entrée symbolique d’un écrivain africain dans l’élite de la langue de Molière et de Kourouma représente une ouverture au monde et situe l’écrivain francophone africain au cœur de sa modernité. Felwine Sarr remarque le rôle de ces écrivains et leurs contributions pour changer les systèmes et les structures mentales occidentales. Cette expérience nouvelle de l’ici et de l’ ailleurs demeure un point clé : Les écrivains africains vivant dans la diaspora ont posé un regard sur le continent à partir de l’ailleurs de leur exil. Leur lieu d’ancrage les a amenés à penser la synthèse culturelle, les identités nomades et circulaires, mais aussi à rêver et à fantasmer l’Afrique. […] Abdourahman Waberi imagine une Afrique devenue puissante et prospère, et autour de laquelle s’agglutinent Eurasiens et Américains miséreux et désireux de s’y installer. Léonora Miano pense l’Afrique et le projet d’y édifier notre humanité avec ses ombres et ses clartés, mais elle interroge aussi les nouvelles constructions identitaires en terre européenne, sur fond de mémoire, d’oubli et de réminiscences. Cette Afrique-là, qui pose un regard de loin, a son mot à dire dans la construction de l’Afrique qui arrive. (Sarr 2016 : 135)

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Léonora Miano : l’identité frontalière et l’afrodescendance

12 Léonora Miano rassemble dans deux essais une panoplie de thèmes propres à sa sensibilité d’écrivaine. Il s’agit pour elle d’une invitation à mieux lire les écrivains subsahariens d’hier et surtout d’aujourd’hui. Habiter la frontière (2012) et L’Impératif transgressif (2016) offrent le substrat politique et esthétique de sa poétique. Ces textes fournissent une meilleure connaissance de l’auteure, qui se dit contribuer « à la réhabilitation de la conscience de soi au sud du Sahara » (2012 : 17) et lui ont permis d’être remarquée parmi les africanistes qui élaborent une nouvelle pensée sur l’Afrique subsaharienne.

13 Un des thèmes abordés est le rapport à la langue non seulement en situant la langue française au centre, mais également en jouant sur les « autres langues » – autochtones ou pas, comme le cas de l’anglais – et sur le(s) sujet(s) parlant(s) à qui elle renvoie la capacité de se dire : « Aux subsahariens de continuer à s’emparer du français pour dire ce qui fut longtemps tu, la langue étant parfaitement neutre quant à sa capacité à dire le vrai » (Miano 2016a : 104). Pour elle, l’Afrique subsaharienne francophone est un espace multilingue « où la langue française est traversée par d’autres, imprégnée par d’autres imaginaires, rythmes et perceptions » (Miano 2016a : 94).

14 Son constat est qu’il faut repenser la notion de francophonie, telle qu’elle a été conçue depuis ses origines, soulignant « l’universalité de la langue française », tel que le proclamait, par exemple, Rivarol en 1784 dans son Discours sur l’universalité de la langue française : Le temps est venu de dire le Monde Français, comme autrefois le Monde Romain, et la Philosophie, lasse de voir les hommes toujours divisés par des Maîtres qui ont tant d’intérêt à les isoler, se réjouit maintenant de les voir, d’un bout de la terre à l’autre, se former en République sous la domination d’une même langue13.

15 L’autre constat à faire est que : « Écrire en français n’est pas écrire français » (Miano 2012 : 29) et que : « La langue française telle que parlée sous le Sahara, n’est plus tout à fait celle que connaissent les Français » (Miano 2016a : 21). Par conséquent : Les francophonies littéraires d’Afrique subsaharienne démontrent bien que la langue usitée, l’expression qui en découle, ne sont, en réalité, pas françaises. Non seulement écrire en français n’est-il pas écrire français, mais écrire en français n’implique même pas d’avoir, au préalable, une culture littéraire française. (Miano 2016a : 95)

16 Si « [u]ne partie de l’Afrique subsaharienne est dite francophone parce que le français y est la langue de pouvoir, aucunement en raison de sa pratique effective pour la majorité de la population » (Miano 2016a : 98), il faudrait changer le statut de la langue française qui passerait de « langue de domination » à « langue de partage ». Contre la francophonie institutionnelle qui considère les francophones d’Afrique subsaharienne comme de petits satellites devant graviter autour du soleil France, Miano proclame une troisième voie.

17 Contre la Francophonie institutionnelle hégémonique, une internationale francophone devrait permettre de se rapprocher les uns des autres, de bâtir sur le continent, de meilleurs systèmes d’échanges, afin de forger un panafricanisme et d’envisager le français comme un lien avec les diasporas francophones d’Europe et des Amériques au

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sens large (Miano 2016a : 98). Pour Miano, un des instruments pour décoloniser le français, serait la création d’une nouvelle voix, nommée l’afrophonie (2016a : 99). L’afrophonie est la mise en dialogue, par les Subsahariens et les Afrodescendants14 de leurs expériences. Elle est le lieu où naissent de nouvelles relations, où se déroulent les échanges et collaborations dont ils furent privés, l’espace intellectuel et créatif, au-delà du stigmate. […] La désaliénation ne consiste pas en la répudiation de tout élément venu d’Occident, mais dans le choix du rôle à lui attribuer, dès lors qu’il a été identifié comme utile. Il est tout à fait possible d’avancer dans le sens de soi-même, de passer par la porte ouverte du français pour partager d’autres langues entre Subsahariens, avec les Afrodescendants et l’humanité dans son ensemble15. (Miano 2016a : 100)

18 L’afrophonie est conçue ainsi, à partir d’une position anti-hégémonique, qui implique un usage transgressif de la francophonie lié au concept de frontière, à partir d’une vision subsaharienne, qui en fait un lieu de médiation, de rencontre, en aucun cas de rupture. Loin d’attribuer des reproches univoques à la France et aux Français de l’Hexagone, l’ Afrique qui vient, dont l’une des langues d’écriture sera le ou les français, a une tâche qui n’est attribuable qu’aux Subsahariens, à qui notre auteure exige une responsabilité partagée.

19 Léonora Miano se définit elle-même à partir de la notion de frontière : « J’écris dans l’écho des cultures qui m’habitent : africaine, européenne, africaine américaine, caribéenne » (2012 : 144), nous dit-elle. Elle défend le concept d’identité frontalière, notion qui recoupe à la fois une préoccupation identitaire, un positionnement dans un monde en mouvement ou encore une volonté esthétique.

20 Son afropéanisme se construit sur la même dynamique de frontière. Non plus ligne de rupture mais « espace d’accolements » (Miano 2012 : 25), celle-ci est le lieu de naissance de sujets culturels complexes, nourris par leurs parcours individuels internationaux : Afrodescendants arrivés ou nés en Europe. Ils appartiennent aux deux continents sans que cela leur coûte l’abandon ou le rejet de leur africanité (Miano 2012 : 84). On pourrait dire de l’afropéanisme de Léonora Miano : « qu’il est une négociation constante de la frontière » (Lefilleul 2014 : 85). Je suis une Afro-occidentale parfaitement assumée, refusant de choisir entre ma part africaine et ma part occidentale. […] Il me semble que ce que j’affirme pour moi-même est bel et bien la réalité actuelle de ma terre natale. […] être africain, de nos jours, c’est être un hybride culturel. C’est habiter la frontière. (Miano 2012 : 28)

21 Miano ainsi que Mbembe convoquent une variété de cultures et de notions conceptuelles et mettent tous deux l’accent sur la circulation des identités et des imaginaires culturels. Leurs discours s’articulent autour d’éléments clés semblables : la pensée de la circulation comme support de la construction identitaire, le caractère historique et surtout pré-colonial de la mobilité en Afrique, l’aspect cosmopolite de cette circulation humaine et culturelle, et enfin la nécessité de repenser l’africanité et de placer le geste créatif au cœur de cette préoccupation.

22 L’afropéanisme comme l’afropolitanisme sont la continuité d’une mobilité présente sur le continent africain qui se produit avant la présence coloniale. Achille Mbembe et Léonora Miano insistent tous deux sur le caractère historique de cette circulation. Ils nous rappellent que le processus de créolisation des cultures africaines a commencé bien avant la colonisation, que les échanges culturels et commerciaux y avaient largement cours et se sont ensuite déplacés avec l’arrivée des Occidentaux. La frontière et la fixité qui en découlent sont des faits coloniaux. Miano, en choisissant de redéfinir

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la frontière, déconstruit l’imposition d’une fracturation géographique et culturelle pour définir les identités multiples de ce qu’elle nomme les « Afropéens16 », et plus largement les « Afrodescendants17 ». Les identités proposées par l’afropolitanisme et l’afropéanisme sont des identités multiples, cosmopolites, façonnées par la rencontre et l’hybridité.

23 Tous deux ancrent leurs réflexions dans le continent africain et sa diaspora contemporaine. Ils choisissent de mettre en lumière la réalité multiculturelle de ces deux entités. C’est la mobilité des individus qui provoque (et a provoqué) ce cosmopolitisme. Dans le cas de Léonora Miano, ses textes de fiction évoquent un espace transnational où il existe une absence de localisation dans un espace littéraire identifiable, et où la marque spatiale reste floue. Dans son dernier roman, Crépuscule du tourment (2016b), les personnages vivent leur parcours existentiel entre les deux continents – l’Afrique et l’Europe –, le Nord évoquant une éventuelle France ou Europe.

24 Écrire la frontière implique une vision particulière du genre. Elle, qui refuse l’étiquette de « féministe » ou « féminine », affirme : « si le féminisme consiste à faire valoir les droits d’une catégorie outrée, il va sans dire que je le défends » (Miano 2012 : 34). Elle insiste sur le fait que ses romans parlent d’humanité et, qu’une fois dépassée la question biologique, le masculin et le féminin ne sont que des constructions sociales et culturelles.

25 Mais la cause des femmes demeure très présente tout au long de ses textes. Elle y offre, par exemple, une vision particulière de la « soumission » des femmes subsahariennes aux canons de beauté esthétique occidentaux, « inaccessible horizon des femmes du monde entier ». La recherche d’une chevelure lisse qui glisse entre les doigts est une des préoccupations majeures des femmes subsahariennes qui fréquentent les salons de beauté afro afin de trouver le meilleur produit lissant et nourrissant. Cette recherche permanente et inassouvie est pour l’auteure, qui « milite pour cette fameuse marque qui permet aux femmes de souche subsaharienne de se réconcilier avec leur héritage », la métaphore de l’aliénation de la femme africaine.

26 Son dernier roman, Crépuscule du tourment, donne voix à quatre femmes, la Mère, l’épouse, l’amante et la sœur, destinées au même homme. L’univers féminin est explicitement nommé à travers les personnages qui, bien que différents du point de vue social et générationnel, se cherchent et se retrouvent autour de la « magie féminine » de l’écrivaine féministe afro-américaine Ntozake Shange (New Jersey, 1948), Where there is a woman there is magic : J’ai lu cela il y a des années, je me suis dit bof, cela ne m’impressionnait guère, cela me contrariait même un peu, ces femmes qui en faisaient tout un plat de leur féminité, comme si c’était un truc spécial, je voyais ma mère, je me voyais moi et ne comprenais pas, à présent je sais qu’il y a du vrai, le texte disait aussi qu’il fallait connaître sa propre magie pour la rendre effective, j’irai débusquer la mienne. (Miano 2016 : 183)

27 Léonora Miano explore dans ses romans et dans ses textes théoriques la déportation transatlantique des Subsahariens, désignée aussi comme Traite des Noirs, Traite des esclaves (Miano 2016a : 141). Ce thème parcourt sa fiction et ses personnages en portent l’empreinte. Le drame fondateur – nommer la douleur – (Miano 2016a : 155) de la déportation et de la traite est à la base ; il s’agira donc d’une réhabilitation du passé « au besoin de mieux saisir le présent à la recherche d’une voie permettant de se dessiner un avenir » (Miano 2016a : 67).

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28 L’entreprise de Miano vise la restitution et la réhabilitation du point de vue subsaharien de cette période historique non seulement dans des travaux académiques ou dans les discours médiatiques mais aussi dans l’imaginaire français et afrodescendant18. D’autre part, la révision, la réhabilitation et la réparation sont les notions autour desquelles l’auteure déploie son militantisme dans la création littéraire. Ce sont les sociétés subsahariennes les premières qui doivent se raconter le passé. Elle propose de mettre en place des synergies entre chercheurs et créateurs, pour aider les populations subsahariennes à se réapproprier leur histoire, à reprendre la parole : Parler, représenter, expliquer, nommer, c’est aussi consoler. L’Afrique subsaharienne pour qui le rire est une marque d’élégance et de pudeur, doit s’autoriser à pleurer. Il ne s’agit pas que ces larmes, encore refoulées, prennent la forme de récriminations adressées aux puissances européennes, ou d’un ressentiment corrosif. (Miano 2016a : 169) Quelques pages plus loin elle écrit : « C’est d’une conscience de soi assainie qu’il est question : ni complaisance, ni autoflagellation » (174).

29 Alain Mabanckou et Léonora Miano pratiquent dans leurs essais une réflexion sur l’identité du sujet africain, anciennement colonisé et racialisé, et de façon indirecte, une réflexion sur la littérature africaine de langue française comme une éventuelle réponse à la démarche identitaire. Cette réflexion ne se fait ni à partir du continent africain, ni pour le continent, mais au sein d’une mondialisation où l’Afrique et ses diasporas se rencontrent, s’interpellent et s’enrichissent. Tous les deux ne sont pas dupes et ils sont conscients de la complexité de ce processus de réflexion et de transformation qui rejoint les postulats de Mbembe et de Sarr et qui implique désormais un travail de réécriture et de dé-victimisation de soi. Nous nous trouvons face à un rapport entre la France et l’Afrique qui se fait par le biais de la création artistique où la médiatisation de la littérature s’offre comme un nouvel espace de réflexion pour les spécialistes ou les africanophiles, mais également pour un large public qui s’intéresse à la matière humaine.

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NOTES

1. La pensée circulaire de Mbembe s’insère dans sa définition de la pensée postcoloniale qui se caractérise par son hétérogénéité. Cette pensée éclatée, en mouvement, est loin de la pensée binaire et linéaire. Il s’agit d’une démarche intellectuelle face aux défis d’un monde globalisé. La pensée circulaire est la pensée de l’enchevêtrement et de la concaténation. L’identité s’origine dans la multiplicité et la dispersion. Par exemple, la

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colonisation n’apparaît plus comme une domination mécanique et unilatérale qui force l’assujetti au silence et à l’inaction. Au contraire, le colonisé est un individu vivant, parlant, conscient, agissant, dont l’identité est le résultat d’un triple mouvement d’effraction, de gommage et de réécriture de soi (Mbembe 2006). 2. Il pourrait paraître paradoxal de défendre une ouverture en africanisant ou particularisant des notions générales – afropolitisme pour cosmopolitisme. Il s’agit de rester fidèle à la théorie postcoloniale et de faire de la « question africaine » une question planétaire. En africanisant certains concepts, le propos est un changement de « logiciel » (Imorou 2017 : 150) qui vise à faire comprendre qu’il n’y a plus de question africaine ou diasporique qui ne renvoie en même temps à une question planétaire. Parler d’afropolitisme au lieu de cosmopolitisme ne serait que la réponse osée afin d’inverser la logique occidentale où universalisme et Occident vont de pair. 3. À noter que Mbembe, Mabanckou ou Sarr dépassent l’espace littéraire et intellectuel stricto sensu. Ils ne négligent point la projection médiatique et le potentiel divulgateur de leurs idées. Les Ateliers de la pensée sont diffusés sur Internet. Mabanckou se montre très actif sur Facebook et Twitter et il n’hésite pas à critiquer la politique francophone du président Macron ou l’actualité politique du Congo. Par exemple, si Mabanckou refuse le projet de francophonie, Sarr accepte la mission sur la restitution des biens culturels à l’Afrique. 4. Cette graphie rassemble en un seul terme les deux acceptions du mot : Francophonie, avec un « F » majuscule représente les Institutions de l’OIF (70 États et gouvernements) et renvoie au statut institutionnel de la France et à son projet de diffusion de la langue et de la culture française. Cette représentation institutionnelle est liée à la stratégie diplomatique de la France et à sa présence en Afrique suite à l’héritage colonial. La francophonie, avec un « f » minuscule, rassemble les millions de francophones dispersés dans le monde. Au-delà des notions géographiques politiques, d’un point de vue linguistique, la francophonie renvoie à la pratique effective de la population, aux multiples appartenances que l’on peut avoir avec la langue française, dans un contexte monolingue ou multilingue, ainsi qu’au partage d’un « espace francophone » lié à une culture, tel que l’on parle de « culture latine », par exemple. Il est à remarquer que les francophones ne partagent ni un imaginaire culturel homogène, ni l’imaginaire culturel exclusivement français. 5. Léonora Miano souligne que la révision et la réappropriation de la Déportation transatlantique des Subsahariens (DTS) doit sortir de l’étau académique et des cercles des spécialistes. Par exemple la littérature africaine d’expression française, dont elle fait preuve, doit viser un public, les Afrodescendants européens. 6. Par nouveau discours africain, je parle du discours sur l’Afrique indépendamment des origines des auteurs ou de leurs lieux d’écriture. 7. Léonora Miano a reçu le Prix Fémina en 2013 pour son roman, La Saison de l’ombre ; Alain Mabanckou a remporté le Prix Renaudot en 2006 avec son roman Mémoires de porc-épic, et a été sélectionné pour le Prix Goncourt en 2015 avec son roman Petit Piment. 8. Cette anthologie rassemble des auteurs variés, de langues et de lieux différents et dont le dénominateur commun est un lien d’appartenance avant tout intime au continent africain. On y lit – entre autres – Léonora Miano, Wilfrid N’Sondé, Mia Couto, ou Mackenzy Orcel, écrivain haïtien. La couleur de peau, le lieu de vie, les sujets de

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prédilection sont variés et ne prédisposent donc pas l’écrivain à un étiquetage « africain ». 9. Voir les articles de Mangeon et Imorou, à propos de ce volume collectif dans Études littéraires africaines, no 43, 2017. 10. « Depuis 2000, sa croissance économique est supérieure à 5 %. Parmi les taux de croissance les plus élevés du monde de 2008 à 2013, les pays africains sont bien représentés (Sierra Leone 9,4 %, Rwanda 8,4 % Éthiopie 8,4 %, Ghana 8,11 %, Mozambique 7,25 %). […] D’autre part, la jeunesse africaine investit les réseaux sociaux, tient des blogs, tweete, commente l’actualité, exprime ses opinions et pose son regard sur la marche du monde. Elle est prompte à réagir contre la francophonie quand celle- ci se pare des vêtements de l’impérialisme culturel, en dépit des dynamiques démographiques et sociolinguistiques qui font du français une langue non seulement africaine, mais qui ne survivra et ne maintiendra son rang de langue internationale que grâce à la démographie du continent africain » (Sarr 2016 : 49 et 94). 11. Alain Mabanckou a écrit un premier essai, Lettre à Jimmy, consacré à l’écrivain James Baldwin dans une sorte d’hommage épistolaire contemporain à l’auteur et son combat. Tous deux refusent les identités étatiques ne reconnaissant que deux identités : celle d’écrivain et celle d’être humain. En 2012, Mabanckou nous offre un deuxième essai, Le Sanglot de l’homme noir, faisant allusion au sanglot de l’homme blanc de Pascal Bruckner. Le travail d’intertextualité interpelle l’identité noire à partir de différents romans d’auteurs français et africains. Sa réflexion, à mi-chemin entre la dénonciation et l’autocritique est une invitation contre la complaisance et la victimisation. 12. Le défi ne s’avère pas facile. Il s’agit d’aller au-delà de l’essentialisme noir ainsi que de prendre acte de ce que l’Europe n’est qu’une province du monde, que l’Afrique n’est pas l’exemple de l’ailleurs ou que les régions du monde sont en relation. 13. Rivarol, De l’universalité de la langue française, 1784, [En ligne], https://gallica.bnf.fr/ ark:/12148/bpt6k98382.image, cité par Léonora Miano (2016a : 75). 14. Les Afrodescendants sont des Européens d’ascendance subsaharienne (Miano 2012 : 140). « Les Afrodescendants ont perdu leur arbre généalogique, pas leur identité, sauf à considérer qu’elle n’aurait à voir qu’avec le nom des aïeux. Leur culture est celle qu’ils ont créée, tout comme la culture française, aujourd’hui, est celle que façonnent les Français aujourd’hui. Les Afrodescendants n’ont jamais perdu l’Afrique, ils l’ont adaptée à leur espace, en ont conservé ce qui pouvait y faire sens » (Miano 2016a : 50). 15. La situation linguistique de beaucoup de pays francophones d’Afrique subsaharienne est multilingue, où la communication se fait à partir d’un brassage de toutes les langues. À noter, le cas du Cameroun : « les Camerounais ne se comprennent entre compatriotes que parce qu’ils ont inventé des langues véhiculaires comme le pidgin ou le camfranglais, et parce qu’ils se sont appropriés les anciennes langues coloniales » (Miano 2016a : 89). 16. « Par Afropéen, je n’entends pas parler d’une personne qui, comme moi, serait venue en Europe à l’âge adulte. Il s’agit, à l’inverse, de gens dont le vécu est essentiellement européen, que l’on peut définir comme Européens, et qui ont des attaches subsahariennes » (Miano 2016a : 55). 17. « Le mot Afrodescendant reconnaît et célèbre l’Afrique comme fondement identitaire essentiel, sinon unique. Il n’est pas la négation d’autres apports, mais la

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reconnaissance du fait que, sur les plans symboliques et intimes, les cultures en question présentent de nombreux traits subsahariens » (Miano 2012 : 120). 18. Voir à ce propos « De quoi Afrique est-il le nom? » (Miano 2017).

RÉSUMÉS

Cet article analyse les écrits théoriques de deux écrivains qui participeraient à la mise en œuvre d’une « renaissance littéraire » africaine, à partir du militantisme manifeste dans leurs créations artistiques et des liens qu’ils tissent avec la critique africaniste contemporaine. Alain Mabanckou et Léonora Miano appartiennent à la « génération transcontinentale » de Waberi, et ils partagent des traits communs susceptibles de marquer un tournant par rapport aux générations précédentes et par rapport au rôle de la littérature tout en donnant une dimension politique flagrante à l’acte d’écriture. Il s’agit ici de rapporter les lignes d’écriture d’une Afrique qui vient, métaphore de l’éclosion à venir du continent, à la source de laquelle se trouve la création artistique. Si Mabanckou nous offre des réflexions littéraires proches de la pensée postcoloniale de Mbembe, Miano projette un rapport nouveau à l’Afrique à partir de l’identité frontalière et de l’afrodescendance. Nous sommes face à de nouvelles expressivités littéraires, à travers d’autres supports textuels (magazines spécialisés, réseaux sociaux, etc.) et visant d’autres destinataires, qui placent l’acte d’écriture et la figure de l’écrivain au centre d’un nouveau discours critique. Une nouvelle conception de la f(F)rancophonie ou un rapport autre face à la langue d’écriture se retrouvent à la source de la création littéraire. Ces deux écrivains proposent dans leurs textes une théorie de leur pratique fictionnelle. Tous les deux abordent des thèmes qui sont au cœur des rapports entre la France et l’Afrique, entre autres, la révision du statut d’immigré – et des Afrodescendants – et la réappropriation de l’histoire et de l’imaginaire des peuples colonisés par l’Europe occidentale.

This article analyses the theoretical writing of two writers who participated in the African francophone literary renaissance. Their works are influenced by their activism and their strong ties to African contemporary scholarly critique. Alain Mabanckou and Léonora Miano belong to what Waberi has termed the “Transcontinental generation.” Their shared common features seem to represent a break away from previous generations and the role they gave literature. This new generation’s writing process is given a blatant political dimension: they seek to report in writing “an Africa to come” (une Afrique qui vient), a metaphor that symbolises the imminent flourishing of the continent, enabled by artistic creation. Mabanckou’s literary reflections echoe Mbembe’s postcolonial approach while Miano foregrounds a new relationship with the continent, that of border-crossing identities and Afrodescendents. New forms of literary expressions have appeared (specialised magazines, social networks, etc.) that address other publics. They place the writing process and the figure of the writer at the centre of critical discourse. The concept of f(F)rancophonie and the relationship to the language one writes in are being rethought and represent building blocks for literary creation. Both writers’s texts offer theorisation of their fiction writing. They explore topics that are at the core of the relationship between France and Africa, such as the revision of immigrants’ status—the Afrodescendents—and the re- appropriation of the history and imagination of formerly colonized people.

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INDEX

Mots-clés : littérature africaine, identité, afropolitanisme, frontière, critique africaniste, Mabanckou (Alain), Miano (Léonora) Keywords : African literature, identity, afropolitanism, frontier, African critique, Mabanckou (Alain), Miano (Léonora)

AUTEUR

JOSEFINA BUENO ALONSO Université d’Alicante

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Mémoire collective et sociabilités littéraires : le cas de la revue Kwani? (Kenya) Collective Memory and Literary Sociabilities: Kwani? (Kenya)

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Passeurs de mémoire populaire : Kwani Trust et les lieux de l’histoire Brokering Popular Memory: Kwani Trust and the Location of History

Kate Wallis Traduction : Aurélie Journo

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ce texte est la traduction d’un chapitre d’une monographie à paraître et issue d'une thèse soutenue à l’université du Sussex en 2016, intitulée Literary Networks and the Making of 21st Century African Literature in English: Kwani Trust, Farafina, Cassava Republic Press and the Production of Cultural Memory.

1 Dans la nouvelle d’Andia Kisia « A Likely Story », le professeur Kimani, après avoir été emprisonné, torturé et contraint à l’exil pour ses textes sur Dedan Kimathi, est invité à rentrer au Kenya pour mener les recherches visant à retrouver la sépulture du chef des combattants Mau Mau (Kisia 2003). On ne connaît le narrateur qu’à travers son lien au professeur Kimani : il s’agit d’un collègue universitaire et compagnon de beuverie qui est soulagé de voir le professeur contraint de partir, car cela lui évite d’avoir à « le quitter1 » (83). À son retour au Kenya, cet « ami » l’accueille à l’aéroport, puis, un an après la mort du professeur lui rend le « petit service » de raconter l’histoire de son échec à retrouver des ossements qui auraient pu soutenir la nation et rendre justice au travail de sa vie.

2 « A Likely Story » a d’abord paru dans le premier numéro de la revue Kwani?, lancée en 2003 par la maison d’édition et collectif littéraire Kwani, basé à Nairobi. À travers ce récit, Kisia attire l’attention du lecteur sur le manque de fiabilité de l’histoire et de la mémoire, et sur les multiples façons dont, au Kenya, le passé a été effacé, approprié ou construit. La valeur et le sens de l’histoire en tant que discipline universitaire sont remis en question : le professeur Kimani se barricade derrière ses livres, et sa quête visant à écrire et à localiser Kimathi devient une telle obsession qu’il en perd sa famille,

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et ce, bien que, quarante ans plus tard, cette quête n’ait produit que peu de résultats (74), le sujet de sa recherche demeurant « impénétrable, énigmatique, caché sous une carapace de vérités » (76). Le narrateur montre comment la vision qu’a le professeur Kimani de Kimathi se construit en retirant « les coïncidences, les diverses imperfections (quoiqu’humaines) et tout autre fait gênant2 » et souligne que si le professeur a écrit des romans qui sont lus par des centaines de milliers de lecteurs à l’étranger, il n’est pas reconnu au Kenya par ceux qu’il considère comme son lectorat principal (82). Kisia remet en question non seulement la valeur et la fiabilité du travail de l’historien, mais aussi les sources primaires et secondaires sur lesquelles se construit toute narration historique. Les murs des archives nationales sont ainsi décorés des « falbalas de l’oubli » : on y trouve des photographies jaunies d’hommes politiques assassinés avec « les dates de naissance et de mort de chacun, avec un flou commode quant à la méthode (d’expédition) » (77). Kisia crée ainsi l’image percutante de l’histoire d’une nation qui a non seulement été négligée, mais qui a également fait l’objet de dissimulation et de manipulation. En témoigne l’image des archivistes qui font disparaître les « textes qui dérangent » en les avalant, ne laissant derrière eux que des pages « à moitié mâchées » et indigestion (80-81). Quand le professeur Kimani et le narrateur essaient de trouver ce qu’ils cherchent en dehors des archives nationales, dans des récits oraux, leur source leur indique qu’il « en avait assez qu’on lui creuse la tête et qu’on transforme ce qu’on en extrayait en récits qu’il ne reconnaissait plus, lui qui les avait racontés3 » (81).

3 La nouvelle, dont l’action se situe en 2003, année de sa publication et des célébrations des quarante ans d’indépendance du Kenya, s’attache à disséquer la relation particulière qui unit le passé et la construction de l’idée nationale au cours de ces quarante années. Le texte de Kisia montre une nation construite à la fois sur l’appel à l’amnésie historique défendu par son premier président Jomo Kenyatta pour unir le pays (« oublier et pardonner », 78) et sur toute une série de « monuments mal bâtis à la gloire de sa complaisance » érigés par Kenyatta qui plantaient « les germes de son propre souvenir » en donnant son nom aux bâtiments et aux rues à travers le pays (76). Les recherches entreprises par le nouveau gouvernement pour retrouver la sépulture de Kimathi et autour desquelles se construit la narration, sont présentées comme un acte de mémoire alors même qu’elles s’intègrent à une entreprise plus large d’effacement de la mémoire, manière de « rediriger la bile collective vers d’autres cibles » (82). De manière frappante, personne ne sort innocent de ce processus et le narrateur avance l’argument d’une responsabilité collective dans l’écriture de l’histoire et la création de héros : « De cela, nous sommes complices. Nous autorisons l’imagination à l’emporter sur les faits » (77).

4 La nouvelle d’Andia Kisia et le fait qu’elle a été publiée dans le premier numéro de la revue Kwani? met en lumière ce qui nous intéresse ici, à savoir la façon dont le Kwani Trust a œuvré à créer de nouveaux lieux et de nouvelles formes d’expression de la mémoire culturelle. La ligne éditoriale et les textes des principaux auteurs du Kwani Trust (comme Andia Kisia, Parselelo Kantai, Billy Kahora, Yvonne Adhiambo Owuor et Binyavanga Wainaina) témoignent d’une préoccupation particulière pour l’historiographie, et pour les façons dont la mémoire et l’histoire se construisent et prennent forme en tant que textes. En replaçant ces questions dans le contexte plus large de la production culturelle au Kenya, et notamment celle financée par les donateurs étrangers et qui s’intéresse, elle aussi, aux questions d’histoire et de mémoire, nous aimerions rendre compte des différentes manières dont la revue Kwani?

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aborde et explore les questions que soulève avec force la nouvelle de Kisia : Où se situe la production du savoir historique au Kenya ? Qui produit l’histoire et pour qui ? Quels sont les liens qui unissent mémoire, littérature et matérialité ? Nous ferons dialoguer la notion de mémoire collective, élaborée par l’égyptologue Jan Assmann et constituée selon lui de la « mémoire culturelle » et de la « mémoire communicative », avec les définitions que propose Karin Barber des « arts populaires » (Barber 1987) afin de montrer comment ce groupe d’écrivains s’attache à la construction d’une mémoire populaire.

Construction de la mémoire

5 L’égyptologue allemand Jan Assmann a développé le concept de « mémoire culturelle » afin de nuancer la notion de « mémoire collective » développée par Maurice Halbwachs. Le travail fondateur de ce dernier avait rendu visible la façon dont les individus « se souviennent, reconnaissent et situent leurs souvenirs » au sein de cadres socialement déterminés (Halbwachs 1992 : 43). Reprenant les travaux de Halbwachs, Assman avance que la mémoire collective est constituée de deux formes de mémoire qui s’entrecroisent : la mémoire communicative et la mémoire culturelle (Assmann 1995). La mémoire communicative se définit par son inscription dans la « communication quotidienne ». Assmann souligne que si ces échanges sont régis par des conventions, la mémoire communicative se caractérise quant à elle par des traits de « non- spécialisation, de réciprocité des rôles, d’instabilité thématique et de désorganisation4 » (Assmann 1995 : 126). Un autre trait distinctif de la mémoire communicative est selon lui de se situer dans un horizon temporel limité, difficilement localisable dans « le passé toujours en expansion du passage du temps » (Assmann 1995 : 129). Au contraire, la mémoire culturelle se définit par son ancrage dans des points de référence fixes dans le passé et renvoie à la façon dont la mémoire d’une époque ou d’un événement particuliers est entretenue par le biais de formations culturelles ou de communication institutionnelle, un processus au cœur duquel se situent les notions de « formation » et d’« organisation ». Assmann définit la mémoire collective comme une « culture objectivée » : un ensemble de « textes, d’images, de rites, de bâtiments, de monuments, de villes, ou même de paysages » à travers lequel une société donnée construit son identité et son rapport au passé (Assmann 1995 : 128). C’est dans son lien à un sentiment d’identité collective – lien également visible dans la mémoire communicative – que la mémoire collective se distingue de l’histoire (Assmann 1995 : 128). Assman insiste sur les dynamiques à l’œuvre dans la mémoire culturelle, dynamiques qui se manifestent différemment selon le lieu et l’époque, mais dans lesquelles les processus de « transformation et de transmission » sont centrales, particulièrement entre mémoire communicative et mémoire culturelle. Ce qui suit cherche donc à montrer que ces processus de transformation et de transmission jouent un rôle essentiel dans la façon dont les textes littéraires publiés par le Kwani Trust interviennent dans la « formation » et l’« organisation » de la mémoire culturelle, en ce que ceux-ci s’appuient sur les distinctions opérées par Assmann entre mémoire culturelle et mémoire communicative comme deux façons de construire la mémoire, tout en problématisant ces distinctions.

6 Afin d’analyser la façon dont le Kwani Trust a pu créer de nouveaux lieux et de nouvelles formes d’expression de la mémoire culturelle, il est nécessaire de replacer le

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travail de ses membres sur l’histoire et la mémoire dans une conversation plus large autour de ces questions. Depuis la création du Kwani Trust en 2003, les débats médiatiques et universitaires témoignent d’une préoccupation particulière pour ce que Dan Ojwang et Lotte Hughes ont respectivement appelé « une crise de l’historicité dans la culture politique kenyane » (Ojwang 2009 : 36) et « une crise de la mémoire collective » (Hughes 2011 : 183). Par exemple, dans un article universitaire publié en 2003 et intitulé « Mau Mau & the Contest for Memory », Marshall S. Clough analyse le caractère insaisissable de la mémoire autour des Mau Mau et la manipulation dont celle-ci a fait l’objet, comme le fait Kisia dans « A Likely Story ». Il décrit la façon dont Kenyatta a soutenu une « politique d’amnésie » et analyse la « crise de la mémoire » qui s’ensuivit (Clough 2003 : 256, 268). À propos de sa recherche menée dans le cadre du projet « Managing Heritage, Building Peace: Museums, memorialisation and the uses of memory in Kenya » financé par l’AHRC (Arts and Humanities Research Council, 2008-2011), Lotte Hughes souligne que cette « amnésie orchestrée » s’étend au-delà de la lutte pour l’indépendance : [et] continue à recouvrir une variété de sujets, comme le régime tyrannique du président Moi (1978-2002) et son héritage, les assassinats politiques, le recours à l’emprisonnement et à la torture sous les régimes de Kenyatta et de Moi, l’accaparement des terres par les élites, la corruption extravagante, etc.5. (Hughes 2011 : 187) Elle souligne de façon significative que la plupart des Kenyans le savent et que « cela fait l’objet de débats quasi-quotidiens dans les médias » (Hughes 2011 : 187), débats qui se sont intensifiés après la vague de violences qui suivit les élections présidentielles kenyanes de 2007. Dans cet article, et en écho à la nouvelle de Kisia, Hughes attire notre attention sur la façon dont la répression de la mémoire se poursuit parallèlement à une « mémorialisation florissante autour des Mau Mau » (Hughes 2011 : 183, 186).

7 La nouvelle de Kisia, « A Likely Story », et le premier numéro de la revue Kwani? furent publiés juste après l’élection de Mwai Kibaki, dirigeant du parti de la National Rainbow Coalition (NARC), à la présidence en décembre 2002. Son prédécesseur, Daniel arap Moi était resté au pouvoir vingt-quatre ans et sa présidence était devenue synonyme d’une époque de corruption et de répression politique. La revue fut ainsi lancée à un moment où les électeurs kenyans étaient plein d’espoir que l’« ouverture et l’unité » que représentait le nouveau gouvernement NARC soient « une occasion de mener un changement véritable » (Branch 2011 : 249), en un mot dans « un contexte de libération et de transition politique » comme le soulignent les auteurs de l’introduction à l’ouvrage Rethinking Eastern African Literary and Intellectual Landscapes (Ogude, Musila et Ligaga 2011a : xi). Il est significatif que la revue commence à être publiée à un moment où le nouveau régime politique donnait des gages quant à la possibilité que les discours sur le passé, et plus particulièrement sur la répression et la manipulation de celui-ci, puissent sortir des espaces populaires ou informels où ils circulaient jusqu’alors pour intégrer des espaces publics plus formels. James Ogude (2007) et Joyce Nyairo ont par exemple tous les deux montré comment, en opérant « en dehors des espaces de contrôle officiel », la musique populaire avait pu représenter un espace dans lequel, depuis l’indépendance, l’histoire kenyane pouvait être décrite et où des « lectures radicalement différentes du passé » pouvaient s’exprimer (Nyairo 2005). La négociation de cette transition, ou pour reprendre le vocabulaire d’Assmann de cette « transmission » entre culture populaire kenyane et forme littéraire fut ainsi au cœur de l’intervention opérée par le Kwani Trust sur la mémoire culturelle. Que la fin du

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régime Moi ait été synonyme d’ouverture des espaces publics à la circulation des discours, ainsi que de la possibilité pour la production culturelle de s’intéresser au passé, est visible non seulement dans la création de la revue mais également dans la renaissance de toute une série d’initiatives en matière de protection du patrimoine portées par la société civile (Hughes, Coombes et Karega-Munene 2011 : 176), dans la création d’un espace artistique pluridisciplinaire, le GoDown Arts Centre en 2003 à Nairobi (GoDown Arts Centre 2016) ou encore dans la fondation de Ketebul Music en 2007, dont le but est de décrire et d’archiver la musique produite dans la région « au cours des soixante dernières années6 » (Ketebul Music 2016).

8 Comme l’indique Hughes, la nature des débats autour de la mémoire et du passé au Kenya a changé et ces débats se sont intensifiés à mesure que l’euphorie de 2002 cédait la place à la désillusion et quand l’élection présidentielle de 2007 donna lieu à des violences inter-ethniques qui entraînèrent la mort de plus d’un millier de personnes et le déplacement interne de plus de 400 000 autres (Njogu 2009b : 2). Ces événements donnèrent lieu à toute une série de nouvelles conversations, qui pour beaucoup furent financées par la Fondation Ford : une série bimensuelle de débats à l’Institut Goethe modérés par Mbugua wa Mungai et George Gona et intitulée « (Re)membering Kenya » mais aussi une variété de projets et de publications menés par Twaweza Communications, une maison d’édition basée à Nairobi et fondée par le professeur Kimani Njogu. Twaweza publia ainsi les trois volumes de la série de livres intitulée (Re)membering Kenya ainsi que d’autres ouvrages comme Healing the Wound: Personal Narratives About the 2007 Post-Election Violence in Kenya (Njogu 2009a) et Defining Moments: Reflections on Citizenship, Violence and the 2007 General Elections in Kenya (Njogu 2011b). Njogu décrit sa motivation comme ancrée dans une double conviction : celle qu’il ne fallait pas laisser l’État être la seule instance autorisée à interpréter les événements et celle de l’importance de prendre en compte « les sources peu recherchées » dans lesquelles se laissent lire une variété de voix et de points de vue alternatifs (Njogu 2011a). Le double numéro cinq de la revue Kwani? témoigne de motivations similaires. Il proposait une réponse aux violences post-électorales et était présenté comme « un récit collectif de ce que nous étions avant, et de ce que nous sommes devenus au cours de l’épisode historique des cent premiers jours de 20087 » (Kahora 2008a). Il faut ajouter ici que Binyavanga Wainaina, le rédacteur-fondateur du Kwani Trust, et Yvonne Adhiambo Owuor, dont la nouvelle « Weight of Whispers », paru dans le premier numéro de la revue, a remporté le prix Caine en 2003, ont tous les deux réfléchi à la façon dont les violences post-électorales ont informé leurs premiers romans respectifs One Day I Will Write About This Place (Wainaina 2014) et Dust (Owuor 2013).

9 En replaçant le Kwani Trust dans un contexte culturel particulier, dans lequel la production culturelle financée par des donateurs étrangers se concentre sur les questions d’histoire et de mémoire, selon des modalités différentes en 2002 et en 2007, souligner la novation littéraire du Kwani Trust ou s’interroger sur les raisons de sa préoccupation pour l’histoire paraît insuffisant. Il s’agit plutôt de voir ici quelle est la particularité de la contribution du Kwani Trust et de la littérature dans la médiation et la forme de la mémoire culturelle au sein de cet environnement culturel plus large.

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Prendre forme, trouver une forme : le Kwani Trust

10 La recherche de Macharia Mwangi a montré la volonté de Kwani Trust de « consigner l’histoire politique et sociale du Kenya » (199) et la façon dont la revue Kwani? a abordé différentes facettes de l’histoire kenyane (227) en rassemblant et en publiant des documents et des textes qui traitent en particulier des sociétés précoloniales, des archives du mouvement Mau Mau, de l’histoire politique après Kenyatta, et des violences politiques de 2008 (Mwangi 2015). Prolongeant cette réflexion, nous avançons l’idée que le travail du Kwani Trust sur l’histoire et la mémoire au Kenya se fait par la mise en relation de trois formes de textes.

11 Tout d’abord, plusieurs écrivains étroitement associés au Kwani Trust, et légitimés par celui-ci, parmi lesquels Andia Kisia, Billy Kahora, Parselelo Kantai et Yvonne Adhiambo Owuor, semblent avoir vu en la forme fictionnelle un outil permettant de dévoiler des histoires jusqu’alors cachées et d’explorer la façon problématique dont les récits historiques officiels se construisent au Kenya. Andia Kisia, par exemple, a vu ses textes publiés dans cinq des huit numéros de Kwani? parus à ce jour, et depuis 2005, son parcours est mis en avant sur le site du Kwani Trust : après avoir été publiée dans Kwani? elle a en effet obtenu une bourse auprès du Royal Court Theatre de Londres (Kwani Trust 2005). Après la publication de « A Likely Story » trois de ses textes furent publiés dans le deuxième numéro de la revue (Wainaina and Kalondo 2004). Ces trois textes éclairent de différentes manières les silences qui demeurent dans les récits historiques kenyans : sa nouvelle « 1982 », dont le titre fait référence à la tentative de coup d’État militaire de la même année, raconte l’histoire d’un policier en charge du registre officiel qui y consigne (avant de se les approprier) les vêtements et effets personnels des personnes arrêtées suite à ce coup d’État manqué (7-24). De la même façon, les textes d’Yvonne Adhiambo Owuor témoignent de sa volonté de mettre en lumière les archives mémorielles qui existent au Kenya. Owuor fait partie du groupe d’écrivains à l’origine de l’idée grâce à laquelle est né le Kwani Trust, et sa nouvelle « Weight of Whispers » fut publiée dans le premier numéro de la revue. Son premier roman, Dust, fut publié dix ans plus tard, et sa sortie fut intégrée aux festivités liées aux dix années d’existence du Kwani Trust. Comme la nouvelle de Kisia « A Likely Story », le roman Dust s’intéresse aux effets destructeurs de l’héritage de Jomo Kenyatta et de son appel à garder le silence sur les difficultés du passé pour construire un Kenya indépendant et uni. Dans Dust on voit le patriarche Aggrey Nyipir Oganda et ceux de sa génération se débattre avec ce silence, et « chanter à pleine voix l’hymne national » avec l’espoir vain qu’il pourra ainsi protéger ses enfants des regrets, silences et trahisons du passé et du présent (Owuor 2013 : 30). Dans la scène qui ouvre le roman, le fils de Nyipir, Odidi est abattu par la police dans les rues de Nairobi, avec en toile de fond les violences post-électorales de 2007-2008. Cet événement sert de point de départ à l’élucidation des silences et des histoires cachées à laquelle procède le roman. Aux yeux de Nyipir, le meurtre de son fils par l’État est directement lié à une histoire plus longue de mort et à ses espoirs déçus en la jeune nation kenyane. Les textes de Parselelo Kantai soulèvent des questions similaires : où est produit le savoir au Kenya, qui écrit l’histoire ? Kantai fut également l’un des membres fondateurs du Kwani Trust, et comme Kisia, il est fait référence à son succès sur le site du collectif et dans le deuxième numéro de la revue, notamment au fait qu’une de ses nouvelles a été nominée pour le prix Caine en 2004. Cette nouvelle, intitulée « Comrade Lemma & the

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Black Jerusalem Boys Band » (Kantai 2004) retrace les aventures de Comrade Lemma, qui fut dans sa jeunesse le chanteur principal d’un groupe populaire du quartier et le compositeur de Joka, une chanson d’abord associée au mouvement de libération avant d’être interdite au cours de la première année d’indépendance du pays. À la veille des célébrations du quarantième anniversaire de l’indépendance, l’entreprise de préservatifs Careful Love condoms le « retrouve » vivant dans l’anonymat et la pauvreté, et il est célébré en héros national, malgré une série d’erreurs sur son identité. Tout au long de la narration, Kantai attire subtilement l’attention du lecteur sur les différentes façons dont l’identité de Comrade Lemma, le narrateur et sa chanson Joka font l’objet de réécritures et d’appropriations. Dans un article paru en 2006 dans The East African, Kantai affirmait la nécessité que le savoir historique sur l’Afrique soit produit sur le continent et non plus par les universitaires occidentaux, arguant que « ceux qui importent leurs histoires se condamnent par l’échec de leur propre imagination8 » (Kantai 2006 : 249). Il conclut en affirmant que la réappropriation du « territoire » de l’histoire représente « la nouvelle frontière pour l’intellectuel africain » (Kantai 2006 : 249). Sa fiction, présentée comme « une tentative de réengager le dialogue avec l’histoire kenyane officielle ou publique » (Kantai 2011), peut être lue comme une réponse ou une « contribution » (Musila 2014 : 250) à ce défi.

12 En second lieu, en tant qu’institution, le Kwani Trust s’est efforcé de soutenir et de promouvoir les recherches et l’écriture de textes s’intéressant aux récits non fictionnels sur des personnes, des événements ou des lieux jusqu’alors peu représentés en littérature ou sous une forme imprimée. On trouve par exemple dans le premier numéro de la revue (Wainaina 2003b) un texte intitulé « The Life and Times of Richard Onyango » – sorte d’éducation sentimentale et artistique d’un des artistes kenyans les plus connus, telle que l’artiste l’a racontée à Binyavanga Wainaina, et qui se concentre sur sa relation avec Drosie, source d’inspiration de son œuvre (174-209). Le premier livre publié en dehors de la revue est une commande du Kwani Trust : il s’agit des mémoires, intitulés Kizuizini (« en détention ») et rédigées en swahili, de Joseph Muthee, ancien prisonnier des camps de détention britanniques pendant la révolte des Mau Mau (Muthee 2006). À ces mémoires succéda le récit non fictionnel de Billy Kahora, The True Story of David Munyakei (Kahora 2008c), dont une partie avait déjà été publiée dans le troisième numéro de la revue (Kahora and Wainaina 2005) et qui s’attache à faire le récit, jamais encore entrepris, de la trajectoire du lanceur d’alerte dans le scandale Goldenberg, dont les actes permirent de sauver l’économie kenyane de la faillite mais qui termina sa vie dans la pauvreté et l’anonymat. Ce texte, comme la nouvelle de Kantai, met en lumière les intérêts politiques et commerciaux qui sous-tendent la construction de héros nationaux. Par le biais de la forme littéraire adoptée dans ce texte, Kahora entreprend de consigner et de conserver une trace de la vie de David Munyakei. Il souligne également, à travers la variété des perspectives et des formes intégrées au texte, que pour saisir une version de la vérité il est nécessaire de donner à voir la nature changeante et multiple de son sujet. Kahora devint rédacteur en chef de Kwani? en 2008 et s’attacha alors à promouvoir la création non fictionnelle comme genre à même de documenter les élections de 2007 dans le cinquième numéro de la revue (Kahora 2008a, b). Les textes non fictionnels publiés par le Kwani Trust, comme Kizuizini et Tale of Kasaya – mémoires d’une jeune domestique, Eva Kasaya, qui montrent ce qui se passe « derrière les portes fermées de la famille urbaine kenyane et révèlent des espaces que nous reconnaissons tous, mais dont nous refusons d’admettre qu’ils existent9 » (Kwani Trust 2016) – furent salués par la critique et reçurent tous deux le

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prix littéraire Jomo Kenyatta, décerné tous les deux ans par la Kenya Publishers Association.

13 Enfin, de façon complémentaire à la création non fictionnelle mise en avant pour documenter l’histoire politique, la vie quotidienne et la production culturelle, les premiers numéros de Kwani? comprenaient une grande variété de documents issus de la culture populaire kenyane, comme des entretiens, des échanges de courriels, des vieilles photographies, ou encore des paroles de chansons, qui jusqu’alors n’avaient jamais été rendues visibles dans un ouvrage imprimé. Le premier numéro de la revue, par exemple, comprend une série de photographies de Marion Kaplan intitulée « Scenes from the Past » et dans laquelle on trouve des images du premier vice- président kenyan et futur meneur de l’opposition, Oginga Odinga, prises lors d’un rassemblement politique en 1966, ou de Tom Mboya dans son cercueil après son assassinat politique en 1969 (Wainaina 2003b : 48-50). À ces photos succède dans la revue un entretien de Binyavanga Wainaina avec le groupe de hip-hop Kalamashaka, qui à l’époque bouleversait la scène musicale de Nairobi et dépassait les divisions de classe entre est et ouest de la ville grâce à leur rap en sheng qui mêlait « paroles percutantes et message poétique de justice sociale » (Wainaina 2003b : 54) tout en se tournant vers le passé pour défendre le changement : « Dis-moi qui le premier prononcerait le mot harembee ? Dedan Kimathi ou Mzee Jomo Kenyatta10 ? » (Kalamashaka 2003). Ce numéro s’attaquait également à la façon dont les stéréotypes circulent dans les formes culturelles populaires : on y trouve reproduit un courriel qui circula largement au Kenya, intitulé « Vain Jango » (Wainaina 2003b : 103-112), et une réponse imaginée par Binyavanga Wainaina et Muthoni Garland. Le message original, écrit dans un mélange d’anglais, de swahili et de sheng vient d’un Luo anonyme, qui raconte sa rencontre avec une femme dans un bar de la capitale kenyane, et comment il est tombé sous le charme de son derrière (« serious bootie ») avant que son accent rural Okuyu (Wainaina 2003b : 104, 106) ne le fasse changer d’avis. On trouve dans le premier numéro de Kwani? une reproduction du mail accompagné de la « réponse cinglante » (Musila 2014) de la femme en question, imaginée par Binyavanga Wainaina et Muthoni Garland. On retrouve cette inclusion d’une variété de formes issues de la culture populaire kenyane dans Kwani? 3, avec deux photographies : l’une de Dedan Kimathi (Kahora et Wainaina 2005 : 5) et l’autre d’un couple de jeunes mariés prise en 1963 au studio Venus sur la rue Victoria (aujourd’hui rue Tom Mboya) et accompagnée d’une légende indiquant que « de nombreux services proposés dans cette rue ne furent ouverts aux Africains noirs qu’à partir de 1963 » (123). On y trouve également reproduites les paroles de chanson des membres du collectif Ukoo Flani Mau Mau (dont faisait partie Kalamashaka) et qui sont présentées comme de la poésie en sheng (167-190) ainsi que des reproductions de pages et de couvertures datées de 1975 et 1976 du magazine populaire kenyan Joe.

14 C’est selon nous à travers l’interaction entre ces trois formes de textes – fiction, création non fictionnelle, et éléments extraits des archives ou de la production contemporaine de la culture populaire kenyane – que le Kwani Trust intervient dans la construction de la mémoire culturelle. Billy Kahora souligne à maintes reprises la volonté de Kwani? de s’intéresser aux objets qui « étaient absents des textes imprimés » et décrit le rôle du travail engagé par le Kwani Trust comme étant de « mettre en avant la mémoire populaire contre la mémoire officielle » (Stasio 2012). Les textes commandés par le Kwani Trust relèvent ainsi en partie de ce désir de documenter ou de rendre public toute une série de récits sur le passé ou le présent kenyans, récits qui

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étaient selon Kahora, absents « des textes publics officiels et formels » (Kahora 2007 : i). Toutefois, il nous semble que la ligne éditoriale du collectif et de ses écrivains témoigne d’une préoccupation pour l’historiographie plus que pour l’histoire. En effet, à travers ces publications, l’intention du Kwani Trust est moins peut-être de documenter que d’interroger et de mettre au jour la façon dont la mémoire et l’histoire sont construites et légitimées en tant que textes. En rassemblant une variété de formes issues de la culture populaire kenyane et en les publiant avec des formes littéraires fictionnelles, le Kwani Trust rend visibles les formes sous lesquelles ces histoires et récits considérés comme « cachés » existent déjà.

Passeurs de mémoire populaire

15 Il s’agit à présent de dégager des cadres théoriques à même de conceptualiser les réseaux qui mettent en relation ces différentes formes populaires et littéraires. L’éditorial de Billy Kahora qui ouvre Kwani? 4 commence par ces mots : « Attends que je te raconte » (« Let me tell you… ») (Kahora 2007 : i). Cette phrase est le point de départ d’une réflexion de Kahora sur le Kenya comme espace où circulent les récits (« a storytelling space »), dans laquelle il décrit la façon dont il ne cesse de rencontrer « dans les bars, les matatus11, les églises, aux coins des rues » des individus qui engagent la conversation par ces mots « Attends que je te raconte… » avant de le tenir « captivé » (« spellbound ») par « une histoire incroyable de plus » (Kahora 2007 : i). Il poursuit en suggérant que s’exprime dans ces espaces « une version de la vérité sur la plupart des questions nationales ou locales » et souligne que le choix du terme « incroyable » est délibéré : Et même si les faits ont leur importance, c’est l’invitation à être ensemble, le sentiment que j’ai assez en commun avec un inconnu pour l’écouter, pour croire l’incroyable, la version la plus invraisemblable, c’est cela qui me fait me sentir kenyan plus que tout autre chose12. (Kahora 2007 : i) Dans cet éditorial, Kahora avance que ces récits en disent certes beaucoup sur la nature de la condition kenyane, mais représentent surtout ce qui permit de la maintenir au cours des années « sombres » du régime Moi, alors que l’économie kenyane était affaiblie par le scandale Goldenberg (Kahora 2007 : i, iii). À deux reprises dans ce texte, il regrette que « ces récits ne trouvent jamais leur place dans nos textes publics officiels et formels », et insiste que ces mêmes récits sont la raison d’être de Kwani? (Kahora 2007 : i, iii). L’historien E.S. Atieno Odhiambo a montré que le contrôle étroit maintenu sur les institutions publiques et l’absence d’espace où aurait pu s’exprimer une opposition politique constituée ont fait des espaces informels, comme les enterrements, les « républiques populaires des matatus », les organisations religieuses, le football, la musique populaire ou les bars, des lieux d’expression démocratique alternatifs (Odhiambo 1987 : 200-1). Ce sont précisément ces lieux, caractérisés par Odhiambo par la vigueur de la conscience politique qui s’y exprime (Odhiambo 1987 : 201), que Kahora identifie à des sites de circulation des récits et des vérités nationales13.

16 Comme l’ont souligné les ouvrages sur la culture populaire est-africaine publiés il y a une dizaine d’années (Nyairo 2007, Ogude et Nyairo 2007, Ogude, Musila et Ligaga 2011b), la situation mise en lumière par Odhiambo explique l’émergence au Kenya d’une scène artistique populaire foisonnante, caractérisée par sa créativité, son sens de l’innovation et son énergie, et qui représentait une des rares formes d’expression permettant de s’attaquer aux questions complexes du pouvoir à l’abri de la surveillance

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gouvernementale14 (Ogude, Musila et Ligaga 2011a : viii). Dans le tout premier éditorial de la revue, Binyavanga Wainaina prend acte de cette « énergie créative » des arts populaires en dressant une liste de ses manifestations, du hip-hop d’Ukoo Flani Mau Mau à l’exposition de l’artiste Joga dans les rues et ruelles d’Eastleigh et de Mathare (Wainaina 2003a : 6). Il décrit cette forme d’expression créative comme relevant d’une certaine « esthétique » et souligne que c’est au Kenya qui s’y exprime que s’intéresse Kwani? (Wainaina 2003a). L’idée que la revue cherche à s’inspirer de cette esthétique qui puise ses sources dans la culture populaire kenyane est mise en avant par Billy Kahora dans l’éditorial qu’il signe dans le troisième numéro. Il raconte comment le groupe d’écrivains réunis pour travailler à ce numéro a discuté de la façon dont leur écriture pourrait donner à voir « le langage de la rue kenyane, de la campagne kenyane, du bar kenyan, et bien sûr le langage de la famille kenyane15 », leur « saint Graal » – inspiré en cela par des musiciens kenyans comme le collectif Ukoo Flani Mau Mau – étant d’« écrire comme les Kenyans parlent, vivent et respirent » (Kahora 2005 : 6). Ces trois éditoriaux mettent en avant la relation des rédacteurs en chef de Kwani? à la culture populaire kenyane, relation centrale dans la ligne éditoriale de la revue, avec la double volonté d’attirer l’attention sur les récits et histoires qui circulent dans ces lieux et de développer une esthétique et des formes littéraires qui s’en inspirent. Ce dernier point soulève des questions importantes – évoquées notamment par Grace Musila (2014) et Tom Odhiambo (2011) – quant à la relation qu’entretiennent les rédacteurs en chef de Kwani? avec les catégories du « local » et du « populaire », et à la façon dont celle-ci s’articule à la volonté de ceux-ci d’établir des liens et de se faire connaître au- delà des frontières nationales.

17 L’essai dans lequel Musila développe ces questions est intitulé « Archives of the Present in Parselelo Kantai’s Writing » et fut publié dans l’ouvrage collectif dirigé par Stephanie Newell et Onookome Okome à l’occasion de la date anniversaire des 25 ans de la publication de l’essai fondateur de Karin Barber, « Popular Arts in Africa » (Barber 1987). Cet essai sert de point de départ à Musila qui cherche à étudier la façon dont Kantai et ce qu’elle appelle la « génération Kwani? » « repoussent les frontières des arts populaires dans une multitude de directions » (Musila 2014 : 246). Elle analyse la relation des écrivains de la génération Kwani? au « populaire » à travers l’éditorial de Binyavanga Wainaina dans Kwani? 1. Il y rend hommage à cette énergie créative des arts populaires au Kenya en l’associant à l’innovation et à la « nouveauté », deux éléments qui permettent le développement d’une esthétique qui : […] ne nous sera léguée ni par les couloirs de l’université, ni par le ministère de la culture ou le Centre Culturel Français. Elle viendra de la création individuelle de milliers d’individus créatifs16. (Wainaina 2003a : 6) Musila lie la rhétorique à l’œuvre dans le texte de Wainaina à la définition que Barber donne des arts populaires comme non officiels et « libres d’opérer entre des systèmes culturels établis sans pour autant se plier à leurs conventions », et comme tenant leur « caractère novateur » de la manière dont ils « associent des éléments des cultures traditionnelles et métropolitaines de façon inédite, se différenciant radicalement de chacune d’entre elle17 » (Barber 1987 : 13). Musila réinvestit le continuum entre tradition et élites développé par Barber pour mettre en lumière la façon dont le programme d’écriture de Kantai et des contributeurs de Kwani? plus généralement, « enjambe » la ligne de partage déjà floue qui sépare « canonique » et « populaire » (Musila 2014 : 245-246). Elle évoque en particulier les liens qui unissent le Kwani Trust aux espaces littéraires de Londres, Paris, New York ou du Cap, sa position de projet de

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la classe moyenne nairobienne dont le public principal est cette même classe moyenne de Nairobi, ainsi que la façon dont il dépend pour ses activités du soutien de donateurs du Nord global. L’ensemble de ces éléments contribue à interroger les concepts de « populaire » et de « réseaux de relations » (Barber 1987 : 1) grâce auxquels émerge cette écriture qui « élargit les horizons de la pratique littéraire populaire au Kenya » (Musila 2014 : 251-252, 262-263).

18 Le travail de Musila démontre avec force que les travaux pionniers de Barber sur les arts populaires peuvent offrir des jalons intéressants pour tenter de resituer le Kwani Trust dans un réseau littéraire panafricain et dans l’espace littéraire mondial. Barber insiste sur la nécessité de ne pas envisager les catégories de traditionnel, de populaire et d’élitiste comme des « catégories empiriques de produits culturels » mais de les considérer au contraire comme des « champs d’expression » traversés par différentes tensions et des concentrations de styles d’expression variés (Barber 1987 : 19). Stephanie Newell illustre ce point quand elle montre que, dans le cas des romans ouest- africains, si l’on se place dans la perspective du lectorat local, la distinction entre « élitiste » et « populaire » est peu opératoire, et que l’on perd de vue la « complexité du discours littéraire africain » si l’on cherche à « définir les textes “littéraires” contre et par rapport aux romans “populaires” » (Newell 2000 : 158). En accord avec l’affirmation de Musila selon laquelle la fiction de Kantai « élargit les horizons de la pratique littéraire populaire au Kenya » (Musila 2014 : 263), nous aimerions nous appuyer sur la conceptualisation faite par Barber du continuum entre « populaire » et « élitiste » pour nous pencher sur le lien qu’entretiennent les rédacteurs en chef de Kwani? avec le « canonique » et la mémoire culturelle et dégager certaines des tensions qui sous-tendent la volonté de Kahora de voir Kwani? promouvoir une forme de « mémoire populaire contre la mémoire officielle » (Stasio 2012).

19 Si Barber n’utilise pas le concept du « quotidien », l’ouvrage collectif dirigé par Newell et Okome place au premier plan la relation entre les arts populaires et « le quotidien » (« the everyday »), et insiste sur la façon dont la documentation, la construction et la transformation du quotidien représentent autant d’articulations culturelles collectives (Newell et Okome 2014 : 3, 14). L’ouvrage montre ainsi que la culture populaire africaine constitue un lieu où se produisent les processus caractéristiques de la mémoire culturelle selon Assmann : la création d’une forme de savoir partagé à partir duquel un groupe forge son sentiment d’identité collective et sa relation au passé. Cependant, ces processus sont ici intimement liés aux expériences et aux activités quotidiennes qui contribuent à les produire. Pour Assmann, au contraire, la « mémoire culturelle se caractérise par la distance qui la sépare du quotidien » et la communication quotidienne propre à la mémoire communicative se caractérise par son « absence de forme » (« formlessness ») (Assmann 1995 : 129, 127). Ainsi, les catégories dégagées par Barber au sujet de la culture populaire africaine soulèvent toute une série de questions par rapport aux distinctions opérées par Assmann entre ces deux formes de mémoire : sa caractérisation des producteurs de mémoire communicative comme des « non-spécialistes » (126) d’une part, et la nécessité pour lui que la mémoire culturelle fasse l’objet d’une organisation et d’un « renforcement institutionnel » (131) d’autre part.

20 Cela étant dit, et sans perdre de vue ces tensions, le travail d’Assmann, en plaçant au premier plan le lien entre mémoire culturelle et communication quotidienne – même s’il n’en dégage pas toutes les nuances – offre un point d’entrée utile pour analyser la

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façon dont s’articule le travail du Kwani Trust par rapport au passé et à l’idée du « populaire ». Il permet de mettre en lumière la préoccupation de ce dernier de trouver de nouvelles formes littéraires à même d’exprimer une série de récits jusqu’alors absents des textes formels et officiels, en même temps qu’ils dotent ces récits, en les publiant sous leur forme populaire existante, d’une valeur culturelle. Ce que Barber appelle le « réseau de relations » (Barber 1987 : 1) que l’on retrouve dans l’expression bourdieusienne de « réseau des relations d’échange18 » (Bourdieu [1992] 1995 : 230) et par lequel les textes sont produits et consacrés et dotés de valeur culturelle, est donc essentiel dans la position qu’occupe le Kwani Trust dans le continuum, ou peut-être à l’interface entre l’officiel / le canonique et le populaire. Si Musila considère que la revendication de Wainaina d’une « indépendance totale à l’égard des institutions universitaires et de mécénat » est compromise par les subventions que le Kwani Trust reçoit de la Fondation Ford et de la Fondation Doen (Musila 2014 : 251), nous aimerions quant à nous avancer l’idée que Wainaina n’a aucune intention de positionner Kwani? à l’extérieur de ces processus de légitimation, et insister sur le fait que l’esthétique recherchée par la revue puise son inspiration dans la culture populaire kenyane, que les institutions culturelles en place – de l’université au gouvernement, en passant par les financeurs étrangers de l’industrie culturelle – avaient perdue de vue et ne légitimaient pas. Cette idée se retrouve dans la rubrique « About Us » du site internet du Kwani Trust en 2005, dans laquelle les rédacteurs en chef se félicitaient du succès et des 5 000 exemplaires vendus, dans un pays où, selon les enseignants et les éditeurs, il n’existait pas de culture de la lecture : […] voici ce dont nous nous sommes aperçus : l’intelligentsia littéraire, les éditeurs africains et les fondateurs de projets littéraires ont perdu de vue une nouvelle génération d’Africains qui en ont assez qu’on leur parle de haut et qui cherchent à faire sens du monde déroutant qui les entoure – et à être légitimés par l’écrit19. (Kwani Trust 2005)

21 Il nous semble plutôt, comme nous l’avons montré ailleurs (Wallis 2016), que le Kwani Trust était conscient des multiples processus de légitimation par lesquels les textes produisent du sens, et ont adopté leur ligne éditoriale en conséquence. Lorsque Kahora écrit que certains récits sont invisibles dans les « textes publics officiels et formels » (Kahora 2007 : i), il fait référence non seulement aux silences des médias ou aux formes de savoir sur lesquelles l’État exerce une forme de contrôle, mais aussi aux façons dont l’orchestration de l’amnésie nationale a empêché qu’une variété de récits voient le jour dans des productions culturelles légitimées comme de la littérature et dans des productions de savoir légitimées comme de l’histoire. Lorsqu’il réfléchit à sa volonté de recouvrer une forme de mémoire de collective par l’écriture, Kantai souligne que les tribunes médiatiques « n’étaient pas seulement limitées, elles étaient aussi très éphémères » tandis que la « fiction » et sa publication dans Kwani? semblait garantir « une certaine mesure de pérennité » (Kantai 2012). Comme nous l’avons montré dans un article publié dans Wasafiri en 2016, la forme imprimée devait jouer un rôle central dans l’idée de pérennité et de légitimation. Kahora souligne ainsi que l’idée de rendre compte de l’élection présidentielle de 2007 dans le cinquième numéro de la revue est née de la conviction, partagée avec Wainaina, qu’il fallait garder des traces écrites qui pourraient être consultées à l’avenir : « Peut-être que tout n’y sera pas dit, mais il faut que nous le consignions dans un livre20 » (Kahora 2011).

22 Du fait de la légitimité dont jouissaient la littérature et les récits partiaux dans l’espace national, le Kwani Trust a délibérément cherché à être reconnu dans l’« espace

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littéraire mondial21 » (Casanova [1999] 2004 : xii). Cependant, à côté de cette insistance à nouer des relations avec et à être reconnue par des institutions littéraires continentales, aux États-Unis et en Grande-Bretagne, le Kwani Trust, en tant qu’organisation, cherche aussi à entretenir des relations avec l’institution universitaire et le gouvernement kenyans, et ce malgré les débats houleux qui l’opposèrent à ses débuts aux universitaires et aux journalistes locaux. Dans un article paru en 2013 dans The Nation, Kingwa Kamencu observait qu’il était « rafraîchissant » de voir une partie des festivités organisées pour les dix ans de la revue se tenir dans des « institutions universitaires », à l’université de Nairobi et à l’université Kenyatta et que cela témoignait des « rapports cordiaux qu’entretenaient aujourd’hui d’anciens groupes rivaux » (Kamencu 2013). Si les relations entre le Kwani Trust et l’institution universitaire ont évolué avec le temps, les conférences et discussions publiques au sein de l’université de Nairobi ont toujours été au programme des festivals (Kwani Litfest) organisés par le collectif : Chimamanda Ngozi Adichie, Doreen Baingana, Ishmael Beah, M.G. Vassanji et Binyavanga Wainaina ont ainsi pris part à une discussion organisée lors de la première édition du festival en 2006 et qui se tenait dans la Taifa Hall de l’université de Nairobi. Dans un éditorial intitulé « Editor’s Rant » et publié dans le premier numéro de la revue, Wainaina se plaint du fait que ni lui ni Yvonne Adhiambo Owuor n’ont reçu de reconnaissance du ministère de la Culture pour avoir remporté le prix Caine. Ce texte témoigne peut-être de la volonté des rédacteurs en chef de Kwani? de se positionner en dehors des structures officielles de légitimation, qu’il critique : sur un mode dialogique, le texte avance que Kalamashaka et Richard Onyango « devraient être reconnus pour le travail pionnier qu’ils accomplissent » et pose la question suivante : « doit-on encore s’attendre à ce que les éternels chefs de chœur et chanteurs de louanges soient la priorité du programme culturel du gouvernement ? » (Wainaina 2003b : 233). Il semble toutefois que cela témoigne d’un désir, plutôt que d’un rejet, de la reconnaissance par l’État et de la légitimation qui y est associée : Je donne peut-être l’impression de rechercher la gloire ou les médailles ou je ne sais quoi. Non. Je suis simplement troublé que le gouvernement refuse de prendre au sérieux ce que nous faisons. Il s’agit après tout de NOTRE gouvernement. Comme beaucoup de la nouvelle génération, je suis troublé que nos efforts comptent si peu22. (Wainaina 2003b : 233)

23 Certaines des dynamiques que nous venons de décrire semblent aller à l’encontre de certaines caractéristiques dégagées par Barber à propos des « arts populaires ». La volonté de consigner et documenter le passé, de s’appuyer sur des instances de légitimation qui permettent la création de quelque chose de pérenne, qu’il sera possible de consulter à l’avenir (Kahora 2011) ne semble pas entrer dans le cadre de « l’esthétique de l’effet immédiat » mise en avant par Barber (1987 : 45). De la même façon, il semble que les conventions sur lesquelles s’appuie Kwani? pour « construire du sens et communiquer avec son public » sont plutôt que ne sont pas légitimées et reconnues publiquement. La revue littéraire imprimée en tant que forme qui occupe une place importante dans l’histoire de l’édition en Afrique et dans l’espace littéraire mondial depuis le XIXe siècle a toujours permis d’incorporer une variété de genres et d’artefacts issus de la culture populaire (Patten 2006 : 360). Et pourtant, il nous semble que le champ d’expression insaisissable des « arts populaires » théorisé par Barber est un concept clé pour comprendre les textes publiés par le Kwani Trust, et plus particulièrement son rapport à la mémoire et à l’histoire. Barber a montré que la nature syncrétique des arts populaires est ancrée dans une forme de négociation

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culturelle, quand elle décrit les producteurs d’arts populaires comme des « passeurs culturels » qui, au sein de la société, regardent dans les deux directions à la fois et s’appuient sur des éléments issus de « deux ensembles de ressources culturelles différents » (Barber 1987 : 39). Une lecture du programme du festival Kwani Litfest de 2006 témoigne de la position de passeur culturel occupée par le Kwani Trust : au programme de la soirée d’ouverture du festival le 14 décembre on trouvait l’artiste Richard Onyango, dont les mémoires (« Life and Times ») étaient parus dans Kwani? 1 et une session live du DJ Ntone Edjabe, rédacteur en chef de la revue Chimurenga (Afrique du Sud), mais aussi la conférence prévue (mais finalement annulée) du ministre des Affaires étrangères Rafael Tuju. Le 15 décembre, une série de conférences ouvertes au public se tenait à l’université de Nairobi et réunissait Chimamanda Ngozi Adichie, Doreen Baingana et Binyavanga Wainaina autour du thème de la place des écrivains africains sur la scène mondiale (« African Writers on the Global Stage ») (Pambazuka 2006). Ainsi, le Kwani Trust se présentait comme un passeur culturel dont le regard est tourné vers différentes directions – vers les espaces culturels officiels et non officiels au Kenya, mais aussi vers l’extérieur, vers d’autres éditeurs du continent et au-delà, vers l’« espace littéraire mondial ». Si les définitions que donne Barber des « arts populaires » permettent de problématiser les distinctions établies par Assmann entre mémoire communicative et mémoire culturelle, son travail semble proposer un modèle grâce auquel il est possible d’envisager ces deux notions non comme des catégories fixes, mais plutôt comme des champs d’expression et ainsi d’envisager un continuum entre mémoire communicative et mémoire culturelle, sur lequel, comme nous l’avons montré, le Kwani Trust est à même d’intervenir en tant que passeur culturel dans l’espace de ce que nous appelons la « mémoire populaire ».

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NOTES

1. NdT : sauf mention contraire, toutes les citations sont traduites par la traductrice. 2. « […] accidents of chance, miscellaneous imperfections (though human) and any other inconvenient facts. » 3. « He had had enough of his brains being picked and the pickings fashioned into tales that were no longer recognizable to him who had told them. » 4. « high degree of nonspecialization, reciprocity of roles, thematic instability, and disorganization. » 5. « […] continues to cloak myriad subjects such as Moi’s tyrannical rule and legacy, political assassinations, detention and torture during the Kenyatta and Moi eras, land grabbing by elites, corruption on a lavish scale, and so on. » 6. On peut signaler ici que Joyce Nyairo, qui avait enseigné pendant plus de vingt ans à l’université Moi, au sein du département d’études littéraires, théâtrales et cinématographiques, et dont la recherche portait sur les liens entre musique populaire et mémoire, devint en 2007 chargée de mission (« programme officer ») auprès de l’antenne de la Fondation Ford en Afrique de l’est. La Fondation Ford, une fondation privée dont le siège est à New York et dont la mission est de promouvoir la justice sociale (Ford Foundation 2016), avait accordé au Kwani Trust les fonds lui permettant d’installer ses bureaux à Nairobi, et de lancer la revue Kwani? en 2003. Au cours de ses cinq années passées à la Ford Fondation, Nyairo a développé des passerelles entre sa recherche universitaire et la création artistique en initiant et soutenant une série de projets et d’organisations dans le domaine des médias et de la mémoire, qu’elle a elle- même baptisés « projets liés à la mémoire culturelle » (Nyairo 2015, 2011). Parmi ces projets, on peut citer la série de Ketebul Music intitulée « Retracing Popular Music », un projet artistique à l’Institut Goethe intitulé « Amnesia » qui s’intéressait aux conséquences culturelles de la perte de mémoire culturelle, deux nouvelles séries de biographies sur les femmes et les sportifs. Ce fut également elle qui encouragea le Kwani Trust à regarder vers le passé en soutenant le festival (Kwani LitFest) que celui-ci

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organisa en 2010 sur le thème « Tell Us What Happened » et qui comprenait une série de conversations entre écrivains kényans de différentes générations (Nyairo 2011). 7. « A collective narrative on what we were before, and what we became, during the epochal first 100 days of 2008. » 8. « People who import their histories are doomed by the failure of their own imaginations. » 9. « […] behind the closed doors of the Kenyan urban family to reveal spaces that we all recognize but refuse to acknowledge. » 10. « Tell me who would be the first to say the word harambee? Dedan Kimathi or Mzee Jomo Kenyatta? » [NdT] : « Harambee » est un terme swahili qui signifie « tirons tous ensemble », ce terme est devenu au moment de l’indépendance la devise du pays. 11. [NdT] Les matatus sont des minibus de transport collectif. 12. « And though the facts matter, it is the inducement of commonality, a feeling that I share enough with a stranger to care about a shared narrative, to believe the unbelievable, the improbable version; that is what makes me feel more Kenyan than anything else. » 13. Ce sont aussi ces lieux que Grace Musila appelle, dans son ouvrage A Death Retold in Truth and Rumour, les « “tribunaux” parallèles du ouï-dire » (Musila 2015 : 111) qui se développent quand la « rumeur » permet d’analyser et de combler les lacunes de la science et de la loi, et construisent ainsi une « version de la vérité » dotée de bien plus de légitimité et de crédibilité. 14. « […] one of the very few vehicles… to negotiate complex issues of power away from the watchful eye of the state. » 15. « […] how to make what they were writing reflect the language of the Kenyan street, the Kenyan shamba, the Kenyan bar, and of course the language of the Kenyan family. » 16. « […] will not be donated to us from the corridors of the university; or from the ministry of culture, or by The French Cultural Centre. It will come from the individual creations of thousands of creative people. » 17. « […] combine elements from the traditional and the metropolitan cultures in unprecedented conjunctures, with the effect of radical departure from both. » 18. La référence de la citation en français est la suivante : Bourdieu [1992] 1998 : 373. 19. « What we have found is that the literary intelligentsia, together with African publishers and founders of literary projects have lost touch with a new generation of Africans who are sick of being talked down to; who are seeking to understand the bewildering world around them—to be validated in print. » 20. « It might not say everything, we just need to actually record this in a book. » 21. La référence de la citation originale en français est la suivante : Casanova [1999] 2008 : xi. 22. « Now I may be sounding much like I want fame or fortune or medals or something. No – I am simply disturbed by the refusal of our government to take what we are doing seriously. After all, they are OUR government. Like many of a new generation, I am disturbed by the way our efforts seem not to matter. »

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RÉSUMÉS

Cet article s’intéresse aux diverses façons dont la revue Kwani? a créé de nouveaux lieux et de nouvelles formes d’expression de la mémoire culturelle. Nous montrerons que la ligne éditoriale et les textes des principaux membres du réseau littéraire que constitue le Kwani Trust, et dont font partie Andia Kisia, Parselelo Kantai, Billy Kahora et Yvonne Adhiambo Owuor, témoignent d’une préoccupation particulière pour l’historiographie et pour les façons dont la mémoire et l’histoire se construisent et prennent forme en tant que textes. Nous replacerons ces questions dans le contexte plus large de la production culturelle au Kenya, notamment celle financée par les donateurs étrangers, et qui s’intéresse, elle aussi, aux questions d’histoire et de mémoire. Il s’agira de rendre compte des différentes manières dont ces écrivains abordent et explorent les questions suivantes : Où se situe la production du savoir historique au Kenya ? Qui produit l’histoire et pour qui ? Quels sont les liens qui unissent mémoire, littérature et matérialité ? Nous ferons dialoguer la notion de mémoire collective, élaborée par l’égyptologue allemand Jan Assmann et constituée selon lui de la « mémoire culturelle » et de la « mémoire communicative », avec les définitions que propose Karin Barber des « arts populaires » (Barber 1987) afin de montrer comment ce groupe d’écrivains s’attache à la construction d’une mémoire populaire.

This article explores the ways in which the Kwani? journal has opened up new forms and spaces for cultural memory. It argues that the editorial agenda of, as well as the work of some of the most prominent voices associated with Kwani Trust as a literary network (including Andia Kisia, Parselelo Kantai, Billy Kahora and Yvonne Adhiambo Owuor), reflects a particular preoccupation with historiography—or the ways in which memory and history are constructed and take form as texts. Setting this in the context of the wider engagement of donor-funded cultural production in Kenya with questions of history and memory in this period, it examines the different ways that these writers confront and explore questions around where knowledge about Kenya’s past is located, who history is produced by and for, and memory’s relationship to literature and material form. Building on and problematizing Jan Assmann’s framing of collective memory as made up of “cultural memory” and “communicative memory,” and putting this in dialogue with Karin Barber’s definitions of “popular arts” (Barber 1987), it characterizes this group of writers as engaged in the construction of popular memory.

INDEX

Keywords : Kwani Trust, popular arts, cultural memory, Kenya, history, contemporary African literature Mots-clés : Kwani Trust, arts populaires, mémoire culturelle, Kenya, histoire, littérature africaine contemporaine

AUTEURS

KATE WALLIS University of Exeter

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Kwani? as Social Contract: Reflections on the Post-2000 Sub- Saharan Literary Renaissance La revue Kwani? comme contrat social : considérations sur la renaissance littéraire sub-saharienne au tournant du XXIe siècle

Billy Kahora

EDITOR'S NOTE

Writer, journalist and Kwani? editor Billy Kahora gave the following lecture during the workshop organized at Paris 13 University in July 2017. He recalls how Kwani? emerged in Kenya in the two-thousands, and how it can be read in the wider context of what some scholars have called a continental “literary renaissance.” [Ce qui suit est une transcription de la conférence donnée par Billy Kahora, journaliste, écrivain et rédacteur en chef de la revue kenyane Kwani?, lors de la journée d’étude organisée à l’université Paris 13 en juillet 2017. Il revient sur les conditions d’émergence de la revue au début des années 2000 et la « renaissance littéraire » continentale dans laquelle celle-ci s’inscrit.]

1 Kwani? can be described as a literary space—the broadest signifier possible—and this is on purpose because even for us who work there, who drive its direction, pause when we try and think of an exact definition. Kwani? is in essence many things to many people who are involved in it at one level or the other. Kwani? is a journal, a space, a series of imprints, a literary festival amongst many other things. Back when Kwani? started— some, especially those who were there at the beginning and this was towards the end of 2001 (two years before official registration) saw it as a small movement of sorts. A space for literary innovation. With time it has become difficult to separate myth from fact— this is generally true of spaces that see themselves as movements. The idea of a post-2000 continental literary renaissance also involves myth-making and self-

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fashioning. Talking, pontificating and writing about Kwani is of course also part of this myth-making.

2 Helon Habila has written about the “post-national” nature of this renaissance. Quoting Paul Zeleza he says: “[…] this generation incorporated in their literary imaginations disdain for colonialism and distrust of nationalism,” both of which inform the context of Kwani?’s beginnings. Kwani? seems to have emerged from a transitional period of Kenyan “nationalism”—what Habila refers to as the post-national condition.1

3 In 2001 a young writer called Binyavanga Wainaina returned to Nairobi after living in South Africa for about a decade where he had been part student, part layabout, part cook and part illegal immigrant. He had left Kenya a decade earlier to study at the University of Transkei—he left the University three months short a Bachelor of Commerce degree, and came back to Kenya with writing as the only thing he was interested in. On his return he wrote a piece called Discovering Home that would go on to win the Caine Prize for African Literature. While he was writing and being a layabout he was also trying to find a “community of writers” in Nairobi. What he found was a loose group of people who were interested in literature in very broad terms. These individuals were mostly part of a new urban generation with middle-class leanings and pretensions that started meeting as part book club, part cultural elite and part drinking set. In fact some of the most repeated tales of this time other than Yvonne’s winning of the Caine Prize for her short story Weight of Whispers are about the drinking. Back then these individuals were also working in some of the fledgling civil society gigs that were still surviving during the last few years of the Moi regime. These individuals who were part of the forming Kwani? were from a generation born mostly in the seventies, who grew up in the eighties and came of age in the nineties. Within a Kenyan context these are seen as distinct socio-political periods. There is a lot of political and cultural nostalgia for the Kenyan seventies a time when the dreams of the newly independent nation were still thought to be realisable. The eighties are however seen as the beginning of political and economic turmoil with the nineties a death-knell for any hope. This narrative extends to the arts, culture and literature. The seventies were the golden age of Ngugi wa Thiong’o, Grace Ogot and Meja Mwangi followed by the eighties which are seen as a time of decline followed by what is described as the death of systematic formal literary fiction publishing in the nineties. There is something about growing up across these times for the individuals who would coalesce to form Kwani? that bred a distrust of societal “official” structures and a resultant and acquired instinct for surviving those times through informality, adaptation—a tendency towards “informality” would eventually influence Kwani? when it came to content production. This was coupled with a dark and cynical approach to the world that was both creative and humorous. This is to be noted outside of Kwani? in the wider creative contexts of the time in music (Kalamashaka) and standup comedy (Redykulass). There is a realistic, irreverent, escapist aesthetic to these artforms. An informal approach that eschews formal structure. And this is what Kwani? was in those early days.

4 It is worth noting however that most of these individuals at the core of Kwani? or even in the larger creative space came from educated, relatively well-off backgrounds. They had been part of a solid public education that would come under severe challenges for different reasons; most of them were the children of senior civil servants who had started their careers in the seventies when government was seen to work. And so they had experienced in childhood the full potential of Kenya and a belief in a new

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independent nation built on the blood and tears of the freedom struggle. Their parents were products of Uhuru (Freedom) and Harambee (pulling together).2 The Kwani? generation therefore came from a generation of believers in the nation and this had its advantages because it suggested that structure was possible. But because of perceptions of a failed dream the Kwani? generation had become disillusioned. And thus the creative context within which Kwani? emerged was also of a social and political nature.

5 These individuals were also products of a Nairobi space where the elite had always congregated. In fact most of them had gone to the same schools, hung out in the same social circles. It is often forgotten that there was a strong middle-class dynamic to Kwani? in those early days. But many of them had also left to pursue educations in the United States, the United Kingdom and South Africa so they had also been part of a Kenyan diaspora. They had brought back their Western experiences and contacts.

6 There were also key contextual factors that provided key advantages to the formation of Kwani?. As mentioned earlier publishing in Kenya had mainly regressed to text-book publishing in the nineties. The only fiction that was being systematically produced was for the text-book market. And even in this the process was corrupt and produced books that were mediocre based on a government tendering system. For many literature was actually a dreaded discipline that many endured at school and forgot about. This challenge provided an opportunity for Kwani? that was quite important.

7 In spite of all this because all these emerging writers at Kwani? were a generation removed from immediate post-independence African writing and African writers they could tangibly see what was possible from these older writers. They strongly felt that it was necessary that the narrative of their generation be presented, written about and celebrated. One major aspect of the idea of the post-national is a resentment of having few representative writers—one of Binyavanga’s early Kwani? editorials attacks this idea of “one” recognised national writer in the person of Ngugi Wa Thiong’o, who seemed to dominate national literary conversations in mainstream print media and the academy.3

8 These contexts provide insights into the nature of the Kwani? that emerged—an identity that was multi-faceted. It also explains why this was not a disadvantage in the production of what was deemed necessary. Because of a practical knowledge of pre- existing structures Kwani? was able to also emerge as: • A Journal • An Open Mike space • A Litfest • A Kwani? and Kwanini Series • A series of writing workshops And based on its influences and its multi-faceted identities accompanied by practical aspects Kwani? with time has become many things to many people but at the same time retains a fluidity that keeps its brand relatively new and exciting. And therefore Kwani? could be the following things: • A community of writers • A literary network • A journal • A publishing house • An NGO that promotes literature • An Open Mike Event that happens every first Tuesday of the month

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• A series of workshops • A literary Mafia • A vehicle of possibilities for Founding Editor, Binyavanga Wainaina • A literary festival • A Trust • A Brand • A group of upstarts This ability to function as many things comes from an evolution of processes over time and within a widespread informal network of relationships. From the beginning there always was an unspoken commitment and agreement of the need for a new Kenyan writing between the main players, Kwani? editors and its contributors at all levels, almost like a social contract that became the driver of Kwani’s post-2000 literary production.

9 Beyond Kwani? all that I have described has of course replicated itself in many other ways across the continent. And in many ways a social contract seems to have been drawn up between creative individuals within the borders of Kenya that replicated itself across the continent. A friendship struck up on an online workshop on Zoetrope between Binyavanga Wainaina and Chimamanda Adichie Ngozi and cemented during the Caine Prize awards in 2002 grew into a larger network and institutional relationship that involved Farafina and Kwani? So, conversations on distribution, attendance of respective fellowships and workshops between different institutions such as Chimurenga, the Caine Prize, the Commonwealth Prize, Femrite, African Writers Trust have emerged from individual contact. The informal social contract has given way to institutional agreements that are bred in similar societal conditions in sub-Saharan urban spaces. That is why the story of Kwani?, Farafina, Chimurenga and more recently Jalada, Saraba and Bakwa trace their trajectories to individual relationships akin to social contracts that have grown into institutional networks that now inform the idea of a post-2000 sub-Saharan literary renaissance. These emergent literary space(s) have completely circumvented the traditional nationalistic spaces that housed literature in early post-independence years in Africa.

10 A few years ago I was invited to the Hargeysa Book Fair and I appeared on a panel with Kenyan writer Stanley Gazemba and Kenyan poet Phyllis Muthoni. On the panel when we were asked what was happening in Kenyan Literature. Gazemba complained that the problem with Kenyan writing recently was that young writers in Kenya were writing for the West. It was not clear whether Gazemba meant that these young writers were outward rather than inward looking, whether they were writing for Global Prizes such as the Caine Prize or whether their concerns were not local. This outward looking-ness is of course one of the great qualities of the idea of the post-2000 literary renaissance which is of course not unique to Africa and its literature. Milan Kundera has outlined in his book The Curtain how Kafka made an overt choice to leave Czechoslovakia and go to Germany and write in German. Kundera uses this example of Kafka’s choices to illustrate a tension that artists and writers face between being citizens in a national space and being artists/writers within a larger historical context of art and literature. Defining provincialism as an inability to see outside one’s culture, Kundera goes on to state that all nations inculcate in the writer the conviction that he belongs to that place alone. And that to set his gaze beyond the boundary of the homeland, to join his artistic colleagues in the supranational territory of art, is considered pretentious, disdainful of

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his own people. He adds that the tension heightens because the national context is always morally justifiable because the nation in many ways is always arguing and justifying its existence. Kundera adds that the professors of literature to demonstrate their expertise make a great point of identifying with the national context of the Literatures they teach—they adopt its opinions, its tastes, its prejudices. This is the same tension that strongly informed the emergence of Kwani? within the context of a larger idea of Kenyan and African literature going back to the sixties.

11 Kwani? and other mentioned spaces came to congregate in quasi-official and informal networks outside the nation. Brought together often by common pasts through common schools, neighbourhoods, common social practices, they work in offline and virtual spaces. New spaces with a youth demographic are now emerging through online platforms. The most visible in Kenya, Jalada Africa offers an interesting case in point. Describing themselves as pan-African they have connections in Nigeria, Kampala, Zimbabwe, Rwanda. They also have become part of similar international networks whose conversations play out on social media. Therefore, national spaces are completely surpassed for the local and the international. Production, circulation and reception of literary works has followed suit. Over the last sixty years the print cultures which informed nationalism, literary and cultural production have now shifted to multi-media, to the local and specialised which is also paradoxically international.

12 There is also a shift in narratives and stylistics. Emerging themes of sexuality, gender, and radicalisation are re-invested with meaning or re-inscribed within specific contexts such as the city or through larger subjects such as migration new genres like life writing. There seems to be a lot of stylistic and formal experimentation with new forms linked to new technologies i.e. autowriting, sms writing and blogging. There is an emergence of minor and relatively new genres such as Afro-futurism, Afro fantasy, crime fiction and erotica. Experimentation with language is no longer a national debate. Writers no longer seem to have hangups on the question of language. In Kenya the growth of the Kenyan urban patois Sheng signalled by popular music and its role in contemporary writing is a given not a matter for debate.

13 From the post 2000 literary renaissance to the present there is observable growth in the possibilities for the individual writer. Literary content is being re-purposed in ways that go beyond the dictates of production and publishing. With new technologies individual writers are able to produce work that is self-fashioned and created around individual public personas. From a sense of the collective that came with Kwani? it has now become easier for the writer as individual to focus on his own energies and capacities.

NOTES

1. Though Kwani? was formally registered in 2003 those involved in those early days had already started meeting in 2001. This period involved the transition between 24 years of President Daniel Arap Moi’s regime widely considered as despotic ushering in

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democratic change. Kwani’s emergence and that of other youthful artistic and cultural institutions and collectives reflects the socio-political euphoria of the time. 2. Editor’s note: Kenya obtained independence (Uhuru) in 1963. The first Prime Minister, and later President, Jomo Kenyatta (1891-1978) developed the idea of “Harembee” (“pulling together” in swahili) as a collective effort in nation-building, through community projects. [Note de la rédaction : le Kenya a obtenu son indépendance (Uhuru en swahili) de la Grande-Bretagne en 1963. Le Premier ministre puis président du pays, Jomo Kenyatta (1891-1978) développa le concept de Harembee (« tirons ensemble » en swahili), qui visait à promouvoir une construction collective de la nouvelle nation kényane.] 3. “Quite a number of interviews I have had in Kenya have asked me questions like: So you have replaced Ngugi? One person even asked me when we will “topple” him. My answer always has been “why?” […] I do not intend to replace anybody else’s view of the world, I simply seek to make mine readable” (B. Wainaina, “Editor’s rant”, Kwani?3, Nairobi, Kwani Trust, pp. 307-309, p. 308).

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Varia

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À quel prix vêt-on la terre ou le vent ? Regards mulongo sur le vêtement dans La Saison de l’ombre de Léonora Miano At What Price Can Earth or Wind Be Clothed? Looking at Clothing through Mulongo Eyes in La Saison de l’ombre, by Léonora Miano

Pierre-Yves Dufeu

1 Récit après récit, Léonora Miano sait émouvoir, toucher avec talent un public universel, tout en donnant vie, de façon très documentée, à des groupes humains particuliers, notamment ceux issus de ce pays qu’on appelle aujourd’hui Cameroun1. Dans La Saison de l’ombre, récit paru en 2013, elle choisit de poser la question de la traite négrière du point de vue d’une communauté particulière, les Mulongo, qui, vivant dans la forêt éloignée des côtes, en subit les effets sans les comprendre. Elle déploie à partir de là un genre littéraire original, qui a pu être défini comme roman policier historique (Mokam 2015). Elle place ainsi un personnage de femme mulongo en situation de sortir du village, de suivre les traces des disparus, d’atteindre cette fin du monde qu’est pour elle la côte et d’y faire bien des découvertes inattendues. L’une des forces de ce récit, c’est que le lecteur du XXIe siècle est à la fois parfaitement conscient de ce qui se passe, la capture de jeunes mulongo qui ont probablement été vendus comme esclaves et emportés par bateau vers les Amériques, et à la fois, par le jeu de l’empathie narrative, émotionnellement solidaire de ce personnage principal qui cherche, ne comprend pas, et découvre peu à peu la vérité sous l’aspect de ses propres références culturelles. On peut y voir une mise en écriture mais surtout en lecture, de la « double conscience » que les théoriciens du XXe siècle2 ont pu mettre au jour, mais ici pour rendre compte du destin de communautés africaines anciennes et sur un plan fictionnel.

2 Nous voudrions montrer comment, dans ce récit à forte résonance historique, symbolique et interculturelle, la perception du vêtement joue un rôle subtil dans la révélation de cette vérité au cœur du drame des Mulongo. Les anthropologues3 ont pu

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établir que le vêtement remplit des fonctions de protection, de signification et d’esthétique4. Pour Leroi-Gourhan, « le vêtement est l’instrument de la dignité de l’homme », formule qui fait très heureusement la synthèse entre le rôle pratique et le rôle sémantique, voire spirituel d’un objet qu’on aurait donc tort de réduire à sa seule épaisseur matérielle. L’usage fictionnel de ce référent est en outre révélateur d’une ontologie (Descola 2005), celle des communautés fictives mais vraisemblables mises en scène. En le mentionnant, en le décrivant dans son récit, Léonora Miano ne sacrifie pas seulement aux exigences du réalisme documentaire : elle signifie toujours quelque chose, dans l’économie du récit même, et dans cette avancée de l’ombre qu’évoque le titre du roman. Le vêtement n’est pas seulement dans ce récit un élément statique de description : lié à d’autres référents, il intervient toujours comme le signe d’une dynamique tragique que porte le récit, figure de l’histoire universelle. Il est toujours l’objet d’un regard subjectif, culturellement déterminé, dans l’économie complexe de la coexistence de ces communautés anciennes contemporaines des siècles classiques de la traite négrière. C’est là que la puissance thématique du récit lui donne aussi une dimension politique et, en congruence avec les réflexions théoriques exactement contemporaines d’un Achille Mbembe5 par exemple, invite à réfléchir, à travers l’invention du « nègre6 » à l’abolition, par un pouvoir invisible, de la frontière entre chose et personne. Dans ce contexte, le vêtement qu’engage la fiction romanesque y apparaît autant comme signe ou indicateur de la « fongibilité » (Mbembe 2013 : 16) de l’humain lui-même que comme instrument de sa dignité. La mention toute littéraire de cet objet si humain, le vêtement, invite ainsi à considérer aussi l’esclavage du point de vue de ces objets inanimés auxquels l’esclave, ce nègre pressenti et reconnu tel par le lecteur au terme du récit, est paradoxalement assigné.

3 Le récit de La Saison de l’ombre est conduit en focalisation zéro à forte tendance interne : la narration rend compte, à la troisième personne, des faits, gestes, paroles extérieures, mais ne le fait jamais sans s’approcher tour à tour du personnage qu’elle suit, au point de laisser percevoir son regard, sa pensée, sa conscience. Or, tous les personnages ainsi approchés dans le récit par cette singulière narration empathique sont mulongo, ils appartiennent tous à ce peuple des forêts. Ce choix narratif facilite l’empathie du lecteur lui-même à l’égard de cette petite société africaine, qu’il découvre pourtant au fur et à mesure. Le récit rend compte en particulier de l’initiation d’Eyabe, personnage féminin principal, et, à travers elle, laisse percevoir au lecteur la profondeur historique et anthropologique de ces territoires africains antérieurs à la colonisation européenne. Superficiel par nature, le vêtement et ses discrètes variations livrent ainsi subtilement une profondeur inattendue, ils nous révèlent cette superposition de communautés qui seule explique in fine ces disparitions, objet de la quête d’Eyabe. Les mentions du vêtement, ou de l’étoffe – car, pour un Mulongo, celle-ci correspond nécessairement à celui-là – constituent ainsi un discret fil d’Ariane cousu dans le tissu symbolique du récit, fil qui s’enrichit ou s’épaissit au fur et à mesure de son avancée. L’exploitation littéraire des fonctions anthropologiques du vêtement évolue au fil du récit. On peut ainsi distinguer, dès les premières pages, une conception surtout pratique du vêtement, celle de la communauté mulongo, associée notamment à la force et à la résilience des femmes et reliée à la fonction de protection qui est aussi celle de l’écorce végétale dont il est tiré. Dans son deuxième chapitre, le récit évoque et souligne l’étonnement d’un personnage mulongo face aux tissus de la communauté bwele voisine et à l’art de leur confection, les fonctions sémiotique et symbolique (Delaporte 1990 : 970-997) du vêtement sont alors questionnées et par là mises en exergue. Enfin, sont très tôt

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mentionnées d’étranges étoffes imprimées venues d’au-delà des eaux et associées à une communauté d’étrangers : leur fonction esthétique saillante leur conférera, au-delà même du récit mais visé par lui, un pouvoir inouï.

Vêtements des femmes et de la forêt : force de l’écorce et de l’étoffe

4 Dans le récit, les femmes apparaissent d’emblée au centre de la communauté mulongo. Elles sont évoquées les premières, et ce sont, autant que leur peine oubliée ou refoulée7, leurs grandes qualités de force morale, de résilience8, que l’auteur entend d’abord mettre en exergue. Les vêtements décrits sont donc d’abord des vêtements de femmes, et ils vont signifier à leur façon toutes ces qualités, car ils sont aussi le produit de leur travail : Elles n’échangeront que des paroles banales, celles qu’on dit en exécutant les tâches domestiques. Les mots que l’on prononce lorsqu’on pile des tubercules à deux. Quand on rassemble des fibres végétales pour confectionner un dibato ou une manjua. (Miano 2013 : 17) Le récit ne fait pas ici que rapporter le vêtement mulongo au travail des femmes, il le relie, lui et ses noms, à la parole des femmes, comme si ces « paroles banales » féminines étaient en fait le tissu du quotidien de la communauté, celui qui lui permet de vivre, de se nourrir, de se vêtir. Le vêtement apparaît ainsi, dans la communauté mulongo, comme le produit de la parole créatrice et collective de ces femmes. En ce sens, l’énallage, le passage de « elles » à « on » est significatif, il renforce le caractère empathique de la narration et fait également de ces femmes le centre effectif de leur communauté9.

5 Chez les Mulongo, le vêtement appartient donc toujours d’abord aux femmes au sens où ce sont les femmes qui l’auront confectionné. Le texte mentionne deux noms traditionnels, « dibato » et « manjua », dont le glossaire douala annexé au récit fournit des définitions : Dibato (pluriel : mabato) : étoffe Manjua : vêtement à franges, en fibres végétales, qui ressemble à une jupe ; se porte en signe de lamentation. (Miano 2013 : 243) Cette distinction entre les deux habits mulongo est exploitée assez tôt dans le récit, dont le propos est volontiers didactique : Eyabe pénètre maintenant dans la case. Elle fredonne une complainte, tape doucement des mains. Bientôt, elle ressort, vêtue d’un dibato en écorce battue. C’est un costume d’apparat, pas comme la manjua. Eyabe se dirige vers le centre du village, avance lentement. (Miano 2013 : 26) Le lecteur, s’il est peu familier de ces cultures, comprend ainsi que les deux vêtements sont confectionnés à partir de fibres ou d’écorces végétales. Les Mulongo tirent naturellement leurs vêtements de la forêt dans laquelle ils vivent. Le passage ci-dessus nous rappelle en outre que l’écorce, devenue étoffe, donne force. La fonction de protection du vêtement s’inscrit ainsi parfaitement dans une anthropologie analogique, et non naturaliste10, en laquelle l’affinité extérieure arbre / homme est construite par la transformation de l’écorce en seconde peau de protection au sein de l’univers mulongo. Les femmes mulongo, leur travail et leur parole confectionnent donc, autant que ces vêtements, l’analogie qui les rend possibles dans leur fonction de protection. Cette

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fonction du vêtement apparaît ainsi saillante dans cet univers fictif mulongo, mais jamais unique, comme nous l’apprennent les anthropologues et comme l’illustre ici Léonora Miano à travers l’évocation différentielle du dibato, « costume d’apparat » : la fonction sociale et symbolique est donc bien présente elle aussi, sur un mode mineur.

6 Quelques pages auparavant, Eyabe s’est détachée du groupe indistinct des mères de disparus, condamnées à l’isolement par le village. Le récit lui a accordé un nom individuel. Voici qu’à travers le dibato, l’écorce battue, elle se revêt elle-même de force et de solennité pour briser cet isolement qui pèse à toutes, en demander raison à la communauté.

7 Les vêtements mulongo, tirés des ressources de la forêt, portent en eux la parole, la force créatrice des femmes. Des femmes capables de se suffire à elles-mêmes : Pendant votre séjour ici, vous ne recevrez pas de viande. Tout ce dont vous aurez besoin est là… Une de mes coépouses a rassemblé des étoffes et des fibres dont vous ferez vos vêtements, vos nattes. (Miano 2013 : 38) C’est l’ancienne du village qui parle ici aux mères des douze disparus. Tout le premier chapitre du récit met constamment en valeur la force, la résilience de ces femmes, à travers cette épreuve sociale et d’abord émotionnelle de la perte du fils, puis de la mise à l’écart de la communauté. Dans cette épreuve, le vêtement apparaît toujours à la fois comme le signe et le produit de leur constance, de leur patience qui est la vie même, en lien avec cette nature végétale toute proche qui leur procure les matières dont elles se vêtent ou vêtent la communauté tout entière.

8 Dans la suite du récit, le vêtement féminin mulongo ne sera plus associé qu’à Eyabe. Tiré de la forêt, fait de la main des femmes et lié à leur parole, il soulignera dans le récit à la fois le destin et la force de ce personnage féminin, qu’il alourdisse ses épreuves ou au contraire l’en protège, conformément à la première de ses fonctions anthropologiques : Eyabe tente de ne pas s’affoler. Il faut garder confiance. La fatigue la gagne. Elle avance. La boue lui couvre les mollets, alourdit les franges de sa manjua, mais elle avance. (Miano 2013 : 119) Une vieille impotente est assise devant l’une des demeures. Les voyant passer, elle marmonne quelque chose d’inaudible, envoie un long crachat dans leur direction. Le jet glaireux s’écrase au sol, manque de peu les passants. Eyabe détourne les yeux, resserre les pans de l’étoffe qui lui couvre les épaules. (Miano 2013 : 175) Cette ambivalence de l’habit mulongo figure celle du parcours d’Eyabe, dont l’âme devient à la fois plus lourde et plus solide au fur et à mesure de ses découvertes hors du territoire familier. L’occultation progressive, dans la narration, de la fonction de protection du vêtement figure la prise de conscience par cette communauté mulongo du passage d’une ère de protection à la saison de l’ombre, lourde d’inconnu et de menaces.

Mutango face aux tissus bwele

9 Dans le deuxième chapitre du roman, « Dires de l’ombre », la narration empathique du récit se rapproche d’un personnage mulongo masculin. Mutango, frère jaloux et adipeux du chef du village, s’éloigne du territoire mulongo jusqu’à parvenir chez les Bwele, le peuple voisin. C’est donc à travers ses yeux que nous découvrons la société bwele, voisine mais pour lui étrange, étrangère. Se déploient alors les développements les plus longs que consacre le récit à la thématique du vêtement. Cette longueur est en

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soi un indice de la dimension symbolique et nécessaire de ce référent dans le récit, d’autant plus qu’elle nourrit précisément une réflexion sur ses fonctions esthétique puis socio-sémantique : Le gros regarde aussi les vêtements des rares personnes attardées là, la finesse du travail des artisans bwele qui font des merveilles avec leurs métiers à tisser l’esoko. Chez lui, les étoffes les plus délicates ne sont que battues, ce qui ne fait pas appel à la même ingéniosité. Mutango se sent tout à coup un peu arriéré, se fait l’effet d’un loqueteux. […] Il se rassure en se disant que, malgré tout, les Mulongo sont plus habiles à travailler les peaux. Les chefs de sa communauté possèdent, pour en attester, un habit de cérémonie en léopard, appelé mpondo. Ce costume est si beau qu’il confère prestance, autorité, à celui qui le revêt. Même lorsqu’il s’agit d’un individu aussi insignifiant que son frère Mukano. Un jour prochain, l’homme en est certain, il revêtira le mpondo, tiendra d’une main ferme le bâton de commandement. (Miano 2013 : 93) La finesse du tissage bwele laisse apparaître à Mutango comme au lecteur une subtile frontière culturelle. Les Bwele savent tisser, quand les Mulongo ne savent qu’assouplir, en les battant, les ressources de la forêt, fibres, écorces. Mais l’admiration spontanée ne dure pas, elle laisse vite la place chez Mutango à deux passions basses, tout d’abord une certaine honte, puis une survalorisation, par l’imagination, du vêtement le plus prestigieux à ses yeux, fait de la peau du léopard, ce souverain de la forêt. La vanité et cette jalousie qui s’exerce autant à l’encontre de son frère que des Bwele, suspendent en Mutango ses capacités d’attention, au bénéfice d’une rêverie mesquine et masculine11 en laquelle pouvoir et vêtement en viennent à se confondre. Le lecteur parvient ainsi moralement aux antipodes du regard naturel, explicite et collectif que portent les femmes mulongo sur les vêtements d’origine végétale qu’elles confectionnent et qui mettait en avant leur fonction de protection. À partir de l’étoffe mulongo familière, faite de fibre ou d’écorce, et première dans le récit, se tisse ainsi, dans ce passage, un réseau d’oppositions, bwele / mulongo, battre / tisser, homme / femme, animal / végétal qui démultiplie les formes et les rapports au vêtement. Or, ces oppositions se conjuguent d’une façon inattendue : En passant devant un tisserand occupé à ranger son matériel, le dignitaire s’arrête, observe l’outil qui permet la fabrication du tissu en esoko. Puis, quelque chose le frappe, l’indigne. Il s’adresse à Bwemba : Ce sont donc les hommes qui effectuent ce travail ? Son compagnon acquiesce, précise : Autrefois, la fonction se transmettait uniquement entre mâles d’une même famille. De nos jours, c’est un simple métier, qu’on apprend auprès d’un maître. Celui-ci met ses choses en ordre parce que la nuit arrive. Il est interdit de tisser après le départ du soleil. Mutango distingue mal les parties du métier à tisser, tente d’évaluer la pénibilité d’une activité qui, pour lui, devrait échoir aux femmes. Un mâle a mieux à faire. (Miano 2013 : 94) Étrangeté fondamentale pour Mutango, le tissu bwele ne vient ni de la forêt, ni du travail des femmes. Comme Ahmadou Kourouma avant elle12, Léonora Miano, dont le territoire national s’enorgueillit encore aujourd’hui du nombre de ses ethnies13, interroge ainsi la question des frontières culturelles internes à l’Afrique. Et, contrairement à Kourouma, plus léger, fantaisiste, volontiers humoristique dans son approche de cette question, elle le fait sur le mode restreint et mesquin qu’implique son choix d’une narration empathique ici liée à un personnage antipathique. Elle engage ainsi une critique implicite des schémas de domination genrée qui déterminent la perception de Mutango. Mais elle démonte aussi à travers lui, plus généralement, les mécanismes du préjugé culturel, de l’ostracisme, qui est aveuglement, fuite du réel au profit du fantasme, décision implicite de mépriser plutôt que d’apprécier : Mutango « distingue mal » ce qui sert à tisser parce que déjà dans son esprit cette activité tout

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entière, quelque fin qu’en soit le produit, est dévaluée par l’indignation qu’il éprouve, dont il n’entend pas sortir et qui lui tient lieu de regard. Ainsi toutefois pensé comme un objet social plutôt que d’abord pratique, le vêtement, loin de protéger, inquiète en ce qu’il révèle un nouvel ordre symbolique.

10 Cette frontière entre les deux cultures apparaît plus profondément encore lorsque Mutango observe de l’intérieur la demeure de la reine bwele : Les serviteurs alignent les tabourets à caryatide sur lesquels d’éminentes personnalités prendront place, déroulent, entre les deux rangées de sièges, une toile en esoko qui a la particularité d’être brodée par les femmes bwele. Le notable mulongo s’étonne de les voir déplier un tissu à même le sol. Le chasseur lui dit que ce textile n’est pas conçu pour l’habillement. Cette étoffe, tissée comme toutes les autres par les hommes, est considérée à la fois comme un élément du mobilier et comme un objet décoratif. Une fois façonnée par les tisserands, elle est confiée à une catégorie précise de femmes – il ne dit pas laquelle – chargées d’y broder des motifs selon leur fantaisie. L’homme n’est pas certain de tout saisir : d’où il vient, les artisans sont, bien sûr, très attachés à la beauté de leurs œuvres, mais elle est conditionnée par l’adéquation entre l’objet et sa signification profonde. C’est précisément ce qui lui échappe ici : le sens. Sans le questionner davantage, il songe que son interlocuteur ne lui dit pas tout, continue d’observer ce tissu créé pour que l’on marche dessus, comme si la terre n’était pas assez bonne, comme s’il n’était plus absolument primordial d’entretenir avec elle des liens puissants. Lorsque le chasseur ajoute que l’étoffe en question est aussi utilisée pour envelopper les corps des nobles avant leur mise en terre, le gros homme ne cherche plus à comprendre. On ne peut consacrer le même matériau à des usages si différents, c’est absurde. (Miano 2013 : 95-96) Nul besoin de souligner combien les fonctions anthropologiques sémiotique et symbolique (Delaporte 1990 : 970-997) de l’étoffe sont ici explicitement mises en valeur. Ce passage illustre parfaitement l’art qu’a Léonora Miano de creuser la distance entre la connaissance extérieure de son lecteur et celle, plus restreinte ici, de son personnage, de mettre en lecture la double conscience14. La focalisation sur Mutango ici adoptée permet de percevoir à travers lui, de s’étonner avec lui, et, au point de rupture interculturel, sinon de ne pas comprendre, puisque le lecteur reconnaît un tapis dans cet objet bwele ici non désigné, de faire du moins l’effort de comprendre l’incompréhension de Mutango.

11 Or cette incompréhension même est signifiante, et l’auteur pousse assez loin cette réflexion : que signifie un tel objet, que peut signifier, pour un Mulongo, vêtir la terre ? L’étoffe mulongo protège le corps comme l’écorce l’arbre dont elle est tirée. Mais que protège une étoffe déployée à terre ? Mutango d’ailleurs, sans s’y attarder, entrevoit le prix de cette subversion de l’usage : bien loin de protéger, une telle pratique menace de rompre la communication sensuelle, organique, de l’homme avec la terre, puisque, ainsi séparé par l’étoffe, son pied n’est plus cette racine mobile qui, la foulant, la ressent aussi. Pour des raisons obscures, les Bwele isolent donc l’homme de la terre et de la forêt nourricières : ils vêtent son corps, non de fibres ou d’écorces, mais d’esoko tissé, ils éloignent son pied du contact avec la terre. Une fonction symbolique inconnue fait donc disparaître la fonction de protection.

12 La peur de Mutango n’est pas dite. Elle est toutefois symbolisée, et, comme toujours chez ce personnage peu curieux et présomptueux, occultée par un mépris qui exprime surtout sa profonde bêtise. Toutefois, la mention par Bwemba de ce que les Bwele utilisent encore cette étoffe pour vêtir et ensevelir les morts de haut rang est assez

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éloquente. Si déjà l’étoffe ne protège plus, si elle menace et déséquilibre l’ordre du monde, voilà que les Bwele lui accordent le pouvoir de retenir et d’accompagner ces morts qui, vivants, furent les plus puissants. Dans ces conditions, ainsi détournée de l’usage naturel qu’en indique la forêt, que ne peut-elle pas ? Capturer les vivants ? Les tuer peut-être ? Mutango garde à l’esprit que douze des siens ont disparu, son apparente indifférence ou refus de comprendre dissimule une crainte symbolique : si le sens lui échappe, c’est qu’on lui cache un danger.

13 Or, dans la suite du récit, Mutango, hôte des Bwele, sera précisément invité à quitter son vêtement mulongo pour revêtir un tissu bwele : Le garçon lui présente ce qui ressemble à une étoffe pliée. C’est lui qui parle le premier, une moue de désapprobation lui abaissant les lèvres : Étranger, je me permettrai de rafraîchir ton… habit demain. Tu le laisseras sur le lit, et revêtiras ceci, fait-il en lui tendant le tissu. (Miano 2013 : 101) S’emparant du vêtement qu’on lui a remis, il entreprend de le déplier. L’idée lui vient soudain qu’il ne se ferait pas remarquer, s’il le portait. Quelques-unes des amulettes qui ne le quittent jamais le trahiraient peut-être, mais de loin, on les verrait à peine, dans ce pays où les accoutrements peuvent se révéler d’une rare extravagance. L’homme se débarrasse de sa manjua, noue l’étoffe autour de son large bassin, réfléchit un instant, décide de ne pas laisser sa gibecière. (Miano 2013 : 102) Le garçon bwele cache mal son mépris à l’égard du vêtement mulongo, au point qu’il peine même à le reconnaître tel. Mépris probable envers la grossièreté de la manjua non tissée mais battue, mais aussi dégoût de l’odeur qui s’en dégage, car Mutango, avant d’arriver chez les Bwele, a dû marcher et dormir longtemps dans la forêt, l’habit frottant constamment contre la gibecière pleine de viande boucanée.

14 La décision que prend Mutango de revêtir en effet l’étoffe bwele ne répond pas à la suggestion de ses hôtes, dont il se méfie, mais plutôt à une intention de s’échapper pour ne pas rester à leur merci pendant la nuit. Elle prend toutefois une signification symbolique : quittant la manjua pour le tissu bwele, Mutango, dignitaire mulongo, devient de lui-même sujet de la princesse bwele. Hanté par la parole des disparus mulongo, « Ne sais-tu pas que les Bwele ont jeté sur nous leurs filets ? », Mutango croyant fuir enfile une étoffe qui le retiendra mieux qu’un filet. Ainsi revêtu, il ne quittera plus ce monde ; tenu plus tard pour un espion, il y deviendra esclave. Ce vêtement a ainsi rempli une fonction symbolique, réassigner un homme, il n’assume plus aucune fonction de protection.

Étoffes venues d’au-delà des eaux

15 Le parcours interculturel que propose La Saison de l’ombre, sous sa forme de « polar historique » (Mokam 2015), ne se limite pas au face-à-face mulongo / bwele, et, s’agissant du vêtement, à l’opposition battre / tisser. Assez tôt en effet dans le récit sont mentionnés de mystérieux étrangers qui possèdent des étoffes inconnues ; ainsi dans les propos de Bwemba, ce chasseur bwele qui conduira Mutango sur son territoire : Le chasseur hausse les épaules. Son peuple connaît bien celui de la côte. Ils sont voisins. Ceux qui vivent sur les limites du monde connu sont, d’après lui, terriblement prétentieux. Depuis qu’ils ont rencontré les étrangers venus par les eaux, ils se croient les égaux du divin. Leurs nouveaux amis les fournissent en

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étoffes inconnues dans cette partie de misipo. Ils leur donnent aussi des armes, des bijoux et des choses qu’on ne saurait nommer. (Miano 2013 : 79) Avant que Mutango ne découvre les usages bwele, Bwemba, qui le conduit chez les siens, introduit dans le récit une dimension de profondeur anthropologique : les Mulongo, les Bwele (« Son peuple »), les Côtiers, ainsi qu’ils seront désignés dans la suite du récit, et « les étrangers venus par les eaux ». Or, si les Bwele savent tisser de fines étoffes, et en offrir à leurs hôtes, les étranges étrangers à l’autre bout de la chaîne de voisinage et d’amitié en donnent ou en vendent d’autres, plus fines encore peut-être, mais surtout plus étonnantes, assorties à des objets ou corrélées à des gestes inattendus. C’est qu’en elles ça n’est plus la fonction de protection qui prévaut, ni même une fonction socio-symbolique, mais leur puissance esthétique15, qui leur confère un pouvoir sur les âmes.

16 Ce n’est qu’à la fin du roman qu’Eyabe entendra elle aussi parler de ces étoffes inconnues dans le récit de Mukudi, le jeune mulongo qu’elle a reconnu et qui a perdu son nom avec sa liberté : Les Côtiers avaient rapidement pris conscience des avantages à tirer de relations avec les hommes aux pieds de poule. Ces derniers leur procuraient des marchandises étonnantes contre de l’huile, des dents ou des défenses d’éléphants. Ils avaient été les premiers à se vêtir d’étoffes tissées par les étrangers. Ces tissus à motifs imprimés faisaient fureur, chez les Isedu. Leurs princes étaient, par ailleurs, entrés en possession d’armes qui crachaient la foudre, faisaient un bruit de tonnerre. Quand leurs associés avaient réclamé des personnes humaines en échange de ces équipements, les Côtiers leur avaient d’abord remis quelques-uns de leurs soumis ou des individus ayant gravement contrevenu aux lois du clan. (Miano 2013 : 193-194) Ce passage à la fin du roman livre à Eyabe la clé indirecte de la disparition des douze jeunes mâles mulongo, raison de son périple jusqu’à la Côte. Indice s’il en fallait que le vêtement sert de repère dans le récit, ces étrangers « aux pieds de poule » (il s’agit des Blancs, des Européens) sont désignés, non par la couleur de leur peau, mais par les étranges vêtements qui leur couvrent les jambes16. Or, ces visiteurs, venus de royaumes très éloignés, ont introduit un commerce glaçant : des étoffes imprimées et des armes à foudre et à tonnerre contre de l’huile, de l’ivoire ou des hommes. Les « motifs imprimés » renvoient à la chronologie de l’Occident, qui fabrique les indiennes à partir du XVIIe siècle : la « fureur » qu’ils déclenchent, en Europe comme, dans ce récit, sur ces côtes africaines, manifeste que leur fonction esthétique est liée à un pouvoir à la fois mental et géopolitique. Elle occulte voire contredit la fonction initiale de protection.

17 Les disparus, parmi lesquels le fils d’Eyabe, auront ainsi pu être vendus contre ces tissus ensorcelants. La suite du récit de Mukudi livre d’autres indices accablants : Dédaignant les mabato en fibres ou en écorce, les femmes de haut rang n’arboraient plus que des étoffes imprimées, dont on disait que les étrangers aux pieds de poule les créaient exclusivement pour le plaisir des dignitaires isedu. On constatait, d’ailleurs, qu’ils ne portaient pas eux-mêmes ces tissus bariolés. (Miano 2013 : 199-200) Eyabe, femme mulongo qui entend ce récit au terme de son parcours, ne peut qu’y voir un renversement plus radical que l’inversion femme/homme qui choquait Mutango chez les Bwele dans l’activité de tissage. Les femmes nobles renoncent à la protection de l’écorce et de la forêt, pour livrer leurs corps à des tissus inconnus, imprimés, porteurs de figures étrangères, tissus dangereux assurément puisque ceux qui les fournissent ne s’en vêtent pas. La fonction de protection de l’étoffe s’inverse donc ici, au bénéfice du « plaisir », de la fonction esthétique. Cette côte est vraiment lieu autant

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que signe de la fin du monde. Parvenue à ce point, Eyabe (et le lecteur à travers elle) peut pressentir ou anticiper la fin de ce monde en soi que fut la communauté mulongo.

18 Sans que Mutango y prête attention, fasciné qu’il était par la mention des armes à feu, le chasseur Bwemba lui avait révélé, évoquant ces mêmes « étrangers venus par les eaux » : On dit que ces étrangers sont les émissaires de lointains dignitaires, désireux de s’allier avec leurs homologues, de ce côté-ci de la Création. Pour faire la preuve de leurs bonnes intentions, ils ont couvert les princes côtiers de présents, raison pour laquelle ces derniers se disent désormais leurs frères, les hébergent dans leurs concessions. Cela fait déjà un moment que leur embarcation, une immense pirogue bardée d’étoffes destinées à emprisonner le souffle du vent, mouille au large du pays côtier. (Miano 2013 : 80-81) Pour les Mulongo, la peau ou l’écorce protège le vivant, arbre ou fauve. Le vêtement que les femmes en tirent protège, pour peu qu’elles battent la fibre ou l’écorce, animant ainsi le végétal. Vêtir, pour un Mulongo, c’est donc d’abord protéger. Or, Mutango découvrira de ses yeux, sans réellement le comprendre, qu’on peut vêtir la terre, la couvrir d’étoffe, comme si la terre immobile elle-même requérait protection. Si c’en est une, cette protection s’assortira déjà, dans l’esprit de Mutango, de lourdes menaces. Mais, dans le détail du récit de Bwemba, il aurait dû prêter attention à mieux, ou pire : ces étrangers ont revêtu d’étoffes une pirogue pour « emprisonner le souffle du vent ». La subversion est ici totale. Si vêtir la terre semble aussi absurde que menaçant, comment et pourquoi, à quel prix vêt-on le vent ?

19 Vêtir ici n’est plus protéger, mais tout au contraire prendre, capturer, emprisonner. Et de même que la voile innommée entend non pas protéger mais profiter du souffle et de l’énergie du vent, de même les étoffes imprimées, venues d’au-delà des eaux, entendent capturer le souffle et le désir de l’homme pour l’enfermer dans l’offre et la demande. Le désir des femmes en particulier, délaissant la force de leur parole collective et créatrice – au moins dans le monde mulongo –, sera ainsi excité et capturé dans ce marché de l’étoffe, comme le vent moteur dans la voile. L’étoffe, loin de protéger, devient ainsi le premier maillon d’une chaîne commerciale dont, par-delà les eaux, des « marchandise[s] » humaines (Colbert 1665 : article 7) seront les derniers. La fonction de protection du vêtement s’est inversée, sa fonction symbolique s’est brouillée, sa fonction esthétique domine alors mais pour mieux cacher son rôle d’appât au bout de la chaîne de domination, appât que lance une communauté naturaliste prédatrice17 à d’autres, analogiques, sans égard ni regard pour leurs ontologies propres. Et c’est ainsi que l’homme devient fongible, semblable à ce qui le vêt.

Conclusion

20 À l’issue de ce parcours en trois étapes – mulongo, bwele, européenne – des symboliques interculturelles du vêtement dans La Saison de l’ombre, nous souhaitons mettre en exergue quelques lignes parmi les dernières du roman : Peu à peu, l’eau a commencé à rendre des effets : les sagaies, les amulettes des soldats mulongo ; le mpondo du chef, celle de ses mbondi que la tourbe avait emprisonnée – l’autre ayant été retrouvée plus tard par Ebeise – son ekongo et son bâton d’autorité. Le tout sera remis à l’ancienne, en attendant l’érection du sanctuaire. (Miano 2013 : 241)

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Un monde a été anéanti. L’eau qui, tout au long du récit, de façon volontiers onirique, puis, lorsqu’Eyabe atteint la Côte, sur un mode plus réaliste, a figuré frontière et lieu de disparition, restitue ici, entre autres reliques éparses, le vêtement mulongo le plus prestigieux, le mpondo. De la peau du léopard, souverain de la forêt, les Mulongo avaient fait la cape royale de leur janea, leur chef souverain. C’est ce mpondo que Mutango, frère jaloux du chef, désirait revêtir, et c’est son désir désordonné qui l’aura conduit à sa perte. Or le janea Mukano, trompé par les Bwele, mort embourbé avec ses hommes dans les marais, n’aura pu comprendre, comme partiellement Mutango ou plus complètement Eyabe, les causes profondes du malheur de sa communauté. Causes terribles, ombre inouïe dont, sans crier gare, la saison s’est avancée trop vite. Car c’est à un prix terrible qu’on vêt la terre ou le vent. Or du désastre surnage un vêtement, symbole de souveraineté. Et, mémoire inclusive, porteur de toutes ces images, ce texte si puissant, savamment tissé.

21 « Instrument de la dignité », le vêtement révèle donc ici son contraire : sa fragilité, sa fongibilité désignent clairement celles de l’homme réduit au rang de marchandise et celles de communautés historiques détruites, désorganisées. Léonora Miano aura ainsi fourni une illustration littéraire puissante aux réflexions théoriques, historiques ou philosophiques contemporaines18 de la parution de son récit.

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NOTES

1. Le nom de ce pays, d’origine coloniale comme on sait, n’est jamais cité dans l’œuvre de Léonora Miano, quitte à ce qu’elle invente un nom de territoire fictif qui signifie « le pays ». Dans La Saison de l’ombre, l’absence de ce nom est parfaitement cohérente avec l’histoire et le point de vue interne mulongo retenu. 2. Notamment Du Bois (1903) ou Gilroy (1993). 3. Nous nous référons aux travaux classiques de Leroi-Gourhan (1945), Delaporte (1990), Depaule (1990) ainsi que, plus récemment, à ceux de Descola (2005) pour sa typologie des ontologies, Bahuchet (2009), notice sur un pagne d’écorce mbuti, Balut (2014), archéo-anthropologue qui distingue notamment les fonctions abri et habit. 4. S’agissant du vêtement des sociétés traditionnelles, cette tripartition est notamment développée par Delaporte (1990 : 964-1012). 5. Notamment à travers sa réflexion sur l’histoire et le « devenir-nègre du monde » (Mbembe 2013). 6. C’est-à-dire de l’esclave historiquement associé à une couleur (niger). Ce terme est logiquement absent du récit de Léonora Miano du fait du point de vue empathique privilégié. 7. Ce thème du « déni de [la] mémoire » des mères de victimes de la traite est particulièrement mis en valeur dans l’article de Patricia Bissa Enama, « Léonora Miano ou la gynécocratie racontée dans La Saison de l’ombre » (2014).

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8. Nous renvoyons à l’analyse de ce rôle et de cette force des femmes que propose Christiane Chaulet Achour, dans sa contribution « La force du féminin dans La Saison de l’ombre (2013) » (2014). 9. Rappelons que l’étymologie du pronom « on » est un substantif, « l’homme », porteur en français d’une signification souvent ambigüe, entre universel et masculin. En choisissant d’ailleurs d’utiliser la forme conservatrice « l’on », l’auteur remotive cette étymologie. 10. Pour Descola (2006), l’ontologie naturaliste (celle de l’Occident par exemple) a en commun avec l’ontologie analogique (propre aux sociétés traditionnelles de l’Afrique de l’Ouest) une différence des intériorités, ici homme/végétal. En revanche, elles se distinguent en ce que la première postule une « ressemblance des physicalités », quand la seconde suppose une « différence des physicalités ». 11. À l’inverse des femmes, que caractérisent silence, force intérieure et résilience face aux épreuves, les personnages masculins de l’œuvre, à rebours des schémas phallocentriques majoritaires dans les sociétés européennes ou africaines, sont volontiers associés au(x) défaut(s), à la perte. Qu’il s’agisse de disparition (les douze fils enlevés à la communauté), de bassesse d’âme (Mutango), d’incapacité à comprendre ou à décider (le noble chef Mukano perdu dans les marais, figure littéraire de ses atermoiements intérieurs), d’agonie (l’ancien Mutimbo) ou d’esclavage (Mukudi qui, à la fin du récit, refuse ce nom que lui donne Eyabe qui le reconnaît). Léonora Miano suggère ainsi par petites touches, au sein de cette communauté traditionnelle, une profonde impuissance des hommes à vouloir, à agir ou à (se) protéger. Mutango illustre cette incapacité d’abord morale des hommes jusqu’à la caricature. 12. Notamment par exemple dans le fameux passage où est évoquée la nudité des « paléos » (Kourouma 1998 : 12-20). 13. On compte en effet encore aujourd’hui 250 à 300 ethnies distinctes au Cameroun. 14. Voir supra, premier paragraphe, et note 2. 15. Delaporte (1990 : 1013), insiste sur les relations d’antagonisme qui existent entre les trois fonctions du vêtement des sociétés traditionnelles, et singulièrement entre la fonction esthétique et les fonctions pratiques. 16. Nous renvoyons au long échange explicatif entre Bwemba et Mutango, qui introduit l’expression – donnée par le peuple de la côte – pour désigner ces étrangers. Bwemba qui alors dit avoir vu ces hommes sans toutefois les approcher ne mentionne pas du tout leur couleur de peau mais, pour répondre à la perplexité de Mutango devant cette expression singulière, il décrit leur habillement qui les fait ressembler aux poulets (Miano 2013 : 80). L’auteur a ainsi souligné, dans le texte comme dans des commentaires qu’elle a pu en faire, cette perception non raciale, en tout cas non épidermique, de l’Européen par les communautés africaines. 17. Selon Descola (2005), l’ontologie naturaliste qui caractérise l’Occident assume la ressemblance des physicalités (et la divergence des intériorités), ce qui lui permet de penser la continuité absolue des espèces vivantes. Celle en particulier, de l’animal au « nègre » dont il a fait historiquement le synonyme d’esclave : voir Coquery-Vidrovitch (2011 : 13) ou Mbembe (2013 : 34), dans sa critique de Buffon. 18. En particulier celles d’Achille Mbembe (2013), ou celles, plus exclusivement historiques, sur la condition d’esclave, que renouvellent Coquery-Vidrovitch et Mesnard (2013).

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RÉSUMÉS

Comment le vêtement est-il perçu dans La Saison de l’ombre (Léonora Miano, 2013) ? À travers ce référent d’apparence superficielle, le récit nous fait percevoir la profondeur interculturelle des échanges qui se tissent à l’époque de la traite négrière, cette « saison de l’ombre » des sociétés africaines. Les différentes fonctions anthropologiques du vêtement, mises tour à tour en valeur, accompagnent et signifient dans cette fiction le processus historique de réification et d’assignation au fongible de l’homme lui-même. Empathique, le récit nous rend solidaire de la communauté mulongo, victime dès l’ouverture d’un incendie et de disparitions inexplicables. Pour cette communauté, le vêtement, tiré de la forêt, protège comme elle. Toute étoffe, peau ou écorce battue, sert à vêtir, à protéger. Ce vêtement est l’affaire des femmes, volontiers associé à leur parole, à leur travail et signe de leur force que souligne l’auteur par volonté d’hommage. Mais le récit rend également compte de l’étonnement d’un personnage mulongo face à l’art du tissage de ses voisins bwele, et des usages étranges, porteurs de menaces, qui sont chez eux associés à ces tissus, confectionnés par les hommes, vêtant parfois non le corps, mais la terre. Plus loin encore, sur la côte, fin du monde inouïe pour les Mulongo des forêts, d’autres étoffes étrangères, plus dangereuses encore, emprisonnent le vent lui-même et bientôt le désir d’élégance des femmes comme la soif de pouvoir des hommes. Telles sont les frontières mentales et symboliques, culturelles et historiques qu’aura franchies le lecteur au long de ce récit en suivant l’aspect des étoffes à travers des yeux mulongo.

How are clothing and garment perceived in La Saison de l’ombre (Léonora Miano, 2013)? Through these superficial referents, the narrative makes the reader perceive the intercultural depth of exchanges woven in the early days of the slave trade, the “season of the shadow” for African societies. In this fiction the various anthropological functions of the garment, which are in turn foregrounded, accompany and signify the historical process of reification and assignment to the fungible of man himself. Told empathically, the story makes the reader identify with the Mulongo community, who, very early in the novel, fall victim to a fire and inexplicable disappearances. For this community, clothing, taken from the forest, protects as the forest does. Any cloth, skin or beaten bark is used to clothe and to protect. Clothing is a women’s matter and is strongly associated with their voices, their work and presented as a sign of their strength by the author. But the story also recounts the astonishment of a Mulongo character when faced with his Bwele neighbors’ art of weaving, and with the strange and threatening customs associated with their fabrics, woven by men and sometimes used to cover the earth rather than bodies. Further still, on the coast, the unimaginable end of the world for forest Mulongos, even more dangerous foreign fabrics are able to imprison the wind itself as well as women’s desire for elegance and men’s thirst for power. These are the mental and symbolic, cultural and historical boundaries that the reader will have crossed throughout the story by looking at fabrics through Mulongo eyes.

INDEX

Keywords : stuff, clothing, Africa, story, focus, ontology, protection, semantics, aesthetics, Negro, fungible, Miano (Léonora) Mots-clés : étoffe, vêtement, Afrique, récit, focalisation, ontologie, protection, sémantique, esthétique, nègre, fongible, Miano (Léonora)

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AUTEUR

PIERRE-YVES DUFEU Aix-Marseille Université

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Folie et trauma dans Un jour de grand soleil sur les montagnes de l’Éthiopie : une esthétique de l’indicible Madness and Trauma in Un jour de grand soleil sur les montagnes de l’Éthiopie: An Aesthetics of the Unspeakable

Aurélia Mouzet

1 Au sein de gouvernements stables, il apparaît relativement simple d’établir une limite clairement définie entre folie1 et raison puisque les différentes institutions publiques2 se chargent de contenir la folie en marge de la société – que cela soit au sein d’asiles psychiatriques, de prisons ou encore d’hôpitaux. Mais lorsque les troubles quittent le confort des marges pour s’immiscer au cœur de la société, la frontière entre folie et rationnel apparaît dès lors éminemment plus poreuse. Il en est ainsi dans les pays où le gouvernement est l’entité qui génère le chaos. Certaines nations de l’Afrique contemporaine, encore secouées par les régimes tyranniques qui émergèrent après les indépendances, illustrent ce type de renversement. Sous la dictature, la folie n’est effectivement plus « maîtrisée » par l’État, car c’est ce dernier qui est la source même de la psychose. En découle alors une forme de démence3 au sein de laquelle la violence est banalisée voire généralisée. Et lorsque les êtres sont en proie au chaos du monde, il peut être extrêmement difficile de rationaliser l’horreur et l’indicible. Incapables de trouver une explication logique à ce qui leur arrive, certains sombrent alors dans la folie d’ordre pathologique.

2 De nombreux écrivains africains tiennent à témoigner, par l’intermédiaire de leurs œuvres, de l’horreur subie par leurs communautés respectives. Ces derniers se trouvent alors confrontés à la dimension lacunaire du langage : comment en effet traduire la barbarie par des mots sans la minimiser ? Par quel moyen décrire justement l’horreur ? L’écrivain congolais Pius Ngandu Nkashama a choisi de dénoncer la tyrannie par l’intermédiaire d’une esthétique de la folie qui semble être seule à même de véhiculer l’ampleur des drames vécus par des milliers d’Africains. Dans son ouvrage consacré à

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Pius Ngandu Nkashama, Alexie Tcheuyap (1998) s’interroge quant à la manière de lire la folie dans l’œuvre de l’écrivain : Si donc les romans de Ngandu Nkashama ont un lien si étroit avec la folie, comment la lire ? De quelle manière l’auteur transforme-t-il le désordre psycho-sociologique et le délire de ces catégories esthétiques ? Comment comprendre ces « textes fous » (M. Plaza : 1986) présentant des structures éclatées, des confusions narratives, des typographies instables, des aberrations syntaxiques et des passages inintelligibles ? (Tcheuyap 1998 : 14)

3 Il s’agira, dans le cadre de cet article, de mettre au jour les différents visages que revêt la folie au sein du roman de Pius Ngandu Nkashama Un jour de grand soleil sur les montagnes de l’Éthiopie. L’esthétique de la folie dont parle Tcheuyap procède d’une tension entre l’expérience et son expression par le langage. Ngandu manipule effectivement la langue pour signaler l’inadéquation des mots lorsqu’il s’agit de décrire une réalité brutale. Cette esthétique de la folie est donc aussi une esthétique de l’indicible dans la mesure où l’œuvre littéraire met au jour ce que le langage peine à retranscrire. Au cours de cette étude, nous verrons dans un premier temps dans quelle mesure une société confrontée au chaos peut graduellement sombrer dans la psychose collective4. Nous analyserons ensuite la manière dont le délire généralisé innerve le langage et lui fait ainsi perdre sa fonction référentielle habituelle. Nous mettrons enfin en lumière la manière dont Ngandu pousse la folie à son paroxysme en dénonçant la frénésie religieuse comme une forme sournoise de psychose collective.

Chaos du monde et décadence de la raison

4 Un jour de grand soleil sur les montagnes de l’Éthiopie conte « l’épopée de jeunes lycéens pris dans les convulsions d’un Empire à la dérive » (Un jour… : 4e de couverture). Écrivain particulièrement prolifique, l’auteur congolais, Pius Ngandu Nkashama a fait de son œuvre le chantre de tout un peuple. Sa double carrière d’écrivain et d’universitaire imprègne toute son œuvre et sa plume mordante dénonce avec virulence les travers d’une société africaine soumise aux régimes dictatoriaux. Pour écrire ce roman, Ngandu s’est non seulement inspiré d’un épisode de l’histoire éthiopienne, le soulèvement de lycéens contre le régime totalitaire qui sévissait dans les années 1970, mais aussi de son expérience d’intellectuel congolais (Congo-Zaïre). Comme le souligne Antoine Tshitungu (2007) : Cet immense écrivain au verbe frondeur pourrait résumer, à lui tout seul, les affres d’une vie d’écrivain dans le Zaïre de Mobutu, où l’idéologie plombée du parti-État ne pouvait tolérer de discours échappant aux normes codifiées par le bureau politique du Parti. Arrêté, torturé dans les caves des Services de Sécurité à Lubumbashi en 1977, puis relégué à Mbuji-Mayi, sa ville natale. Contraint à l’exil, il atterrit en France. (Tshitungu 2007 : § 1) Ayant expérimenté dans sa chair les dérives de la tyrannie, Ngandu a cherché à exprimer, par l’intermédiaire de l’œuvre littéraire, l’horreur et la barbarie. Corolaire des violences barbares, la folie apparaît dans son œuvre comme une thématique de prédilection. Dans le cadre de ses recherches, Alexie Tcheuyap s’interroge justement sur les liens qu’entretiennent la folie, le continent africain et l’œuvre de Pius Ngandu Nkashama : Comment devient-on fou aujourd’hui en Afrique ? La folie ici est-elle la même qu’ailleurs ? Quel est le rapport réel de l’esthétique à la folie ? Peut-on déterminer la spécificité de l’œuvre et du discours de Ngandu Nkashama sur la littérature à

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l’épreuve de la déraison ? […] La démence est-elle à déterminée [sic] par rapport à l’individu ou par rapport au groupe ? Folie et distinction peuvent-elles alterner chez le même sujet ? Peut-on établir un étalon universel du normal ? (Tcheuyap 1998 : 9)

5 Au regard des interrogations mises en lumière par Tcheuyap, l’on remarque qu’au contraire de thématiques plus « rationnelles », la folie soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. À la lecture du roman de Ngandu, il est néanmoins possible d’apporter quelques éléments de réponse. En effet, si la psychose mise en lumière dans le roman est avant tout une psychose individuelle, elle n’en plonge pas moins les êtres dans une forme de folie collective – provoquée par la confrontation quotidienne des individus avec une violence paroxystique générée par l’État. Abébé Hagos, l’un des compagnons de bataille du héros Khédamawit apparaît ainsi, malgré sa jeunesse, rongé par la démence : « Abébé Hagos n’avait pas encore seize ans, et son corps anémié accusait déjà une sénilité précoce » (Un jour… : 63). Le chaos de la société dépeinte par Ngandu est tel que toute source de vie est anéantie par le spectre de la décrépitude. Ainsi, au lieu de véhiculer la vigueur propre à leur âge, les jeunes apparaissent déjà marqués par une forme d’anéantissement. L’aliénation d’Abébé Hagos n’est toutefois pas la manifestation mentale d’une tare physiologique, elle est en effet la conséquence de traumatismes5 terribles endurés par le jeune homme – ce que l’on qualifierait aujourd’hui de trouble post-traumatique : Toute sa famille a été chassée de leurs terres par la brutalité des Balabat. Ses parents ont été massacrés sous ses yeux. […] Le grand-père, un ashekar honorable, avait été flagellé, nu devant tout le village. Lorsque le bourreau avait arrêté la flagellation, le vieillard avait cessé de respirer. Ils l’ont étouffé avant de le jeter dans une fosse à purin. Des gendarmes aux abois s’étaient mis pendant ce temps à poursuivre assidûment ses sœurs sous les broussailles où ils les culbutaient férocement. Il fallait comprendre alors sa peine. Immense et inconsolable. Rien ne pouvait l’en tirer. (Un jour… : 68) Le vocabulaire de la torture et de la violence contribue à mettre en lumière l’ampleur de la souffrance « immense et inconsolable » du jeune homme. Les représentants de l’État apparaissent ici comme des fauves aux abois tandis que la population est victime de leur fureur. La folie de revanche d’Abébé Hagos est l’une des conséquences logiques des brisures de son être et reflète l’ampleur de son traumatisme. À la violence armée des autorités, la jeunesse ne peut qu’opposer le même type de réactions. Marquée par la brutalité de son passé colonial, l’Afrique contemporaine est en quelque sorte née de la mort. Cette naissance oxymorique se traduit parfois par la difficulté de répondre à la violence autrement que par la violence. Comme le souligne Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre : Au niveau des individus, la violence désintoxique. Elle débarrasse le colonisé de son complexe d’infériorité, de ses attitudes contemplatives ou désespérées. Elle le rend intrépide, le réhabilite à ses propres yeux. Même si la lutte armée a été symbolique et même s’il est démobilisé par une décolonisation rapide, le peuple a le temps de se convaincre que la libération a été l’affaire de tous et de chacun, que le leader n’a pas de mérite spécial. La violence met le peuple à la hauteur du leader. (Fanon [1961] 2004 : 90-91) Dans le roman de Ngandu, la violence est l’un des moyens de résistance que développent les individus afin de ne pas perdre totalement leur intégrité d’être humain. Pour Abébé Hagos, ses comportements haineux sont désormais un réflexe car il a été aliéné par l’intervention cruelle des forces de l’ordre. Le jeune homme ne peut d’ailleurs plus envisager sa survie hors de la violence barbare. La société l’a privé de ses

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droits les plus fondamentaux. Acculé et terrifié, il a développé des mécanismes de résistance fondés sur la folie furieuse dont il a été lui-même victime. En opposant à ses adversaires la même force de combat, il reprend en quelque sorte un pouvoir dont les autorités l’ont privé : Quelque chose de si violent, Khedid. Je lutte en moi-même jour et nuit pour maîtriser cette chose. Et toujours elle me revient. Elle me sert au cœur. Elle me fait battre le sang dans tout le ventre, dans la poitrine. Jusqu’à me suffoquer. […] Je tuerai des Tschowa en grand nombre. Tous les Tschowa de la terre. C’est peut-être parce qu’ils respirent le même air que moi que j’étouffe sous la puissance de cette chose-là. (Un jour… : 68) Toutefois, même si « la violence met le peuple au rang du leader » (Fanon [1961] 2004 : 90), cette accession au pouvoir se fait malheureusement sur le mode de la douleur et de l’aliénation. Parce qu’ils ne sont pas nés violents, les êtres ne sortent pas indemnes de cet impérieux besoin de vengeance. Ils sont en effet rongés par la colère et apparaissent ainsi marqués du sceau de la démence : Ils ne devaient plus jamais l’oublier. L’oublier ? Non. L’horreur qui s’était nouée à l’aine. La lie excrémenteuse d’un lait mal caillé, collé en granules dans une baratte de peau. Ce qu’ils avaient bu n’avait pas un goût de lait. Mais bien celui de cendres. Et le chemin, même s’il contournait les roches, menait invariablement au bout des pistes des buissons. Ils ne seront plus jamais des mulets domestiqués, portant des tiges de roseaux dans des hottes en osier. Ni des épis surchargés pour les récoltes des autres. (Un jour… : 110-111) La force de la métaphore décuple ici la puissance évocatrice de la narration. Ngandu met en lumière la décrépitude de la société en opposant à toute source de vie le goût âcre de la mort. Nouée à l’aine tel un vêtement dont on ne voudrait pas, la souffrance est devenue la sœur siamoise de ces enfants qu’on a fait grandir trop vite. Même le lait, breuvage traditionnellement nourricier, apparaît ici comme un élixir de mort au goût de cendres. L’horreur du monde qui les entoure est telle qu’elle se glisse sous la peau comme un deuxième corps mortifère dont ils n’arrivent plus à se défaire. Lorsque la violence atteint son paroxysme, nul n’est à l’abri, et c’est l’ensemble de la société qui menace de sombrer dans la folie. Furieux à l’idée que la hiérarchie millénaire au sommet de laquelle ils trônaient puisse être menacée par les rebelles, les Balabat, « la race des Seigneurs », se transforment eux aussi en monstres assoiffés de sang : Et alors, tout s’est déroulé dans une hallucination étrange. […] Les Balabat avaient attendu l’heure de la vengeance. Ils étaient venus à la rescousse. Puisque le Geramanja6 les avait abandonnés, autant laisser la terre prendre sa propre revanche et se carboniser tout à fait. Le vertige de la mort pouvait les emporter dans la même apocalypse. Pour avoir touché au dieu des tonnerres, les jeunes lycéens avaient provoqué contre eux-mêmes la colère implacable de la race des Seigneurs. Une colère que rien n’aurait su assouvir, sinon le sang dans la poussière ou des os soumis à la consommation par le feu dévoreur. (Un jour… : 319) Aveuglés par leur soif de revanche, les Seigneurs cherchent à rationaliser l’horreur des massacres en invoquant le mythe de l’Apocalypse et l’imaginaire du Kebra Nagast, texte ge’ez dont s’est largement inspiré Ngandu. Muriel Debié précise que « Le Kebra Nagast [est] un apocryphe destiné à transmettre le message de la gloire éternelle de la royauté éthiopienne de descendance salomonienne et de sa supériorité sur la royauté d’Israël d’une part, sur l’empire romain chrétien d’autre part » (Beaucamp et al. 2011 : 258). Les Balabat convoquent ce récit épique, qui a été instrumental dans l’accès et le maintien au pouvoir de la dynastie salomonienne d’Éthiopie, afin de justifier la hiérarchie féodale et la prise des armes en vue de son maintien. Dans ce passage, le délire apocalyptique dont ils témoignent illustre le lien d’étroite proximité qu’entretiennent psychoses

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individuelle et collective dans le roman. Comme le signale Vincent Di Rocco, apocalypse et délire individuel sont, en psychanalyse, intrinsèquement liés : « Le sentiment d’apocalypse est une métaphore de l’état de catastrophe interne. Le délire transpose la catastrophe interne dans l’univers perceptif du “monde externe” » (Di Rocco 2006 : § 4) Les paroles apocalyptiques des Balabat figurent ainsi le point de jonction entre la psychose individuelle et la psychose collective. L’évocation du mythe fédère les individus autour d’une destinée commune et absorbe ainsi la somme des destins individuels dans l’anonymat de la foule, devenue véritable machine de guerre. Cette folie furieuse qui gangrène la société dans son ensemble pervertit toutes les sphères de la cognition, et même le langage trahit une forme de délire collectif qui témoigne du chaos auquel sont confrontés les personnages.

Quand la langue ne suffit plus à dire le monde

6 Dans Un jour de grand soleil sur les montagnes de l’Éthiopie, Ngandu a choisi de mettre en lumière la folie du monde à travers une esthétique que l’on pourrait qualifier de folie du langage. Si le caractère insensé du discours apparaît comme l’une des manifestations de la folie, son illustration littéraire est, pour l’écrivain, un véritable défi. Il lui faut en effet non seulement détourner la langue afin de mettre en lumière la folie des personnages, mais aussi trouver le moyen de rendre l’inintelligibilité compréhensible pour le lecteur. Sur le plan stylistique, Ngandu emploie la parataxe, le statut instable du narrateur et les métaphores afin de brouiller l’illusion référentielle tant au niveau de la syntaxe que du lexique : Les Réprouvés avaient marché, frappant de leurs pieds sur les lattes de bambous qui délimitaient des territoires interdits. Debout, Peuple ! Cité irréelle sur un promontoire éburnéen. Vision d’un soleil de transe, pris dans un hoquet. Et là, il tanguait, il oscillait. Il vacillait. Il s’écrasait de sa masse de brontosaure. Des génies bariolés de kaolin, de craie blanche. Des paires de punaises dorées, rutilantes. Piquées dans les lobes de tes oreilles. Toute parole enchaînée, captivée. Son aura de brillance. Chahira, toi la neuve. Notre sang battant des flots de démence. Une mer en gésine. Des vagues qui montaient, qui débordaient dans les débarcadères. Jusque dans les plis des montagnes. La houle était notre désir incoercible : la parturition. (Un jour… : 98)

7 Le vocabulaire de la transe nourrit l’évocation de la psychose collective qui est intensifiée sur le plan textuel par les soubresauts thématiques opérés par l’auteur. Ce dernier joue en effet de l’indétermination créant ainsi une certaine confusion chez le lecteur qui ne sait plus qui, du peuple ou du soleil, tangue, oscille et vacille. La confusion est, en outre, intensifiée par la juxtaposition du « je » homodiégétique et du « je » hétérodiégétique qui confirme la non-fiabilité du narrateur. Sur le plan syntaxique, la marche des rebelles est martelée au moyen de la ponctuation : les virgules et les points renforcent la puissance scandée de la narration qui permet au lecteur de ressentir, par l’intermédiaire de l’acte de lecture, la frénésie des rebelles. Et lorsque les mots manquent pour dire l’horreur du monde, les images prennent le relais. La force des éléments, la nature dans toute sa puissance, sert alors de berceau métaphorique à l’expression de la colère de la jeunesse révoltée. La mer et le soleil s’unissent pour témoigner de l’immensité de la fureur des adolescents et signalent ainsi, grâce à la puissance évocatrice de l’image, la force de leur révolte. Cette prégnance d’images poétiques convoquées par l’écrivain afin de mettre au jour la folie du monde illustre le statut ambivalent que les littératures africaines assignent à la

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figure du fou, poète / prophète, tout à la fois visionnaire respecté et symptôme du potentiel destructeur de la société : L’attitude du roman africain vis-à-vis du fou est aussi ambiguë que celle la société : on le chasse, on l’exhibe comme l’image de ce qui menace chacun, on lui donne la parole là où elle est retirée à tous les autres. Le fou de la littérature africaine va donc être poète, griot à la parole sacrée qui réconcilie la société moderne avec les croyances traditionnelles, mais aussi le symptôme des luttes de pouvoir, de l’ambition, de la perte des valeurs. (Thauvin- Chapot 1995 : 12) En Afrique, il existe, comme ailleurs, différentes formes de folie et tous les fous ne sont d’ailleurs pas nécessairement institutionnalisés7. Certains sont même, au contraire, respectés et considérés comme des prophètes qui auraient la faculté de voir ce qui ne peut être vu à l’œil nu et de pressentir une supra-réalité inaccessible au commun des mortels. Dans le roman, cette ambivalence de la figure du fou se reflète aussi dans le langage qui est à la fois créateur et dévastateur. Ce double emploi assigné aux mots trouve son illustration la plus flagrante dans la folie discursive qui, bien que le discours apparaisse parfois incohérent pour le lecteur, possède au demeurant une fonction guerrière. Ngandu oppose dans son roman les Balabat du Tigray, « les féodaux [qui] avaient acquis des propriétés terriennes immenses [et qui] pouvaient surtout se procurer des esclaves » (440) à ceux qu’ils avaient réduits en esclavage les Baria. Ces derniers « ne possédaient pas de propriétés terriennes en propre [et] devaient par conséquent aliéner leur force de travail auprès des Balabat » (440). Il situe l’espace de la diégèse sur le plateau du Tigray, près de la frontière nord de l’Éthiopie entre les ruines de la ville ancienne d’Aksoum et la ville d’Adoua ancrée dans la mémoire collective comme le lieu emblématique de la victoire en 1896 de Ménélik II sur les Italiens. L’espace même du roman apparaît ainsi comme la représentation métaphorique d’une quintessence de la résistance africaine à l’oppression et le délire collectif des adolescents n’est autre que l’expression d’une forme d’endoctrinement au moyen du langage. Afin de fédérer la jeunesse autour de la cause des rebelles, les leaders font appel à la mémoire collective et ils renouent avec un passé mythique en s’imprégnant de la topographie des lieux : Nous affirmons le prestige du Tigray. L’honneur du Tigray. Le triomphe de la Terre sainte. Nous proclamons la justice, la grande justice sur toutes les montagnes. La citadelle des enfants du Tout-Puissant : Adouwa l’imprenable. Voici la nouvelle année de la grâce. Elle est insaisissable. Le Seigneur des armées nous conduit de sa main. Nous hurlons haut la mission des Élus. À eux le prestige de mener paître les troupeaux du Maître des cieux, sur des pâturages verdoyants. Vous les vaillants Guerriers. Debout. Redressez-vous dans la houle. (Un jour… : 75) L’histoire rejoint ici le mythe au sein duquel Adoua est élevée au rang de forteresse imprenable. L’imaginaire mythique fédère la jeunesse combattante autour d’un passé glorieux pour qu’elle y puise la force de résister aux abominations du présent. La puissance évocatrice des mots mêle le verbe au mythe et autorise alors sa réactualisation au sein de l’univers diégétique. Le mythe rayonne ainsi au-delà du texte pour redevenir pré-texte, pour reprendre le terme de Pierre Brunel (1992). La convocation du mythe est renforcée par la structure même de la syntaxe. La parataxe confère en effet à la parole la rythmique des percussions et inscrit ainsi au cœur des mots une poétique semblable à la poétique de guerre de l’Afrique précoloniale. Alors qu’Abébé Hagos est pris d’un accès de démence après avoir ingurgité du Tschatté, son délire guerrier s’exprime à travers la langue au moyen d’une syntaxe syncopée :

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Nous sommes venus. Nous avons marché, des lunes, des années. Une foule immense. Nos pas ont fait trembler les roches. Les montagnes. Nos pieds ont résonné. Jusque dans Makallé. Nous avons marché, jusqu’à ce que nos jambes ne nous portent plus. Les pierres se fendaient en morceaux sur notre passage. D’Adigrat, de Maychew. Nous avons imprimé le rythme de la force aux frémissements des arbres. Aux cimes des collines. Des collines brisées, écartelées. Le pays a vibré de nos clameurs. Nous, le Peuple de gloire et de puissance… Ah, ah ! À nous la gloire. À nous la victoire ! (Un jour… : 67) L’alternance de phrases minimales et nominales confère au récit d’Abébé Hagos une rythmique percutante qui martèle l’avancée des rebelles dans l’esprit du lecteur. Ce rythme saccadé est par ailleurs décuplé, à l’intérieur même de chaque phrase, par la césure qui transforme la succession de syntagmes en une formule rythmique que la puissance évocatrice du verbe vient renforcer, le vocabulaire du bruit soutenant effectivement la rythmique de la phrase. Le rythme cadencé du récit s’exprime donc chez Ngandu à un triple niveau, à la fois discursif, syntaxique et lexical. L’écriture ngandesque rejoint ainsi la poétique de guerre de l’Afrique précoloniale telle qu’elle a été mise en lumière par Yaw Adu-Gyamfi : This precolonial African war poetics characteristically included making reference to the presence of, and the human dependence on, gods, spirits, supernatural forces, and ancestors in times of war or national emergencies; using an engaged poetic voice to stir up public sentiments against an imminent danger to the community; stressing the virtues of group strength, heroism, and patriotism; resorting to particular oral generic modes, like the victory ritual song and celebration, drum poetry, dancing, and chanting, which together give the discourse a public, sociopolitical character […]. (Adu-Gyamfi 2002 : 106) La voix poétique se voit attribuer une fonction stratégique en temps de guerre : elle réunit la communauté autour d’un ennemi commun et devient par là même une arme de destruction. La puissance de la voix poétique renvoie ici à la dimension performative du langage et au pouvoir que de nombreuses cultures africaines attribuent aux mots. En effet, comme le souligne Alexie Tcheuyap (1998 : 117) : « Pour l’Africain en particulier, la parole est primordiale. L’impératif est porteur de puissance et peut moduler un destin. […] Et dans les romans où la violence est une règle, voire un réflexe, on ne saurait occulter le pouvoir des mots, notamment leur pouvoir offensif. » Mais dans l’univers ngandesque, il n’est de construction sans destruction préalable, les deux faces d’une même réalité figurant la complexité de la vie même. C’est pourquoi si l’évocation du passé mythique de l’Éthiopie renforce la ferveur des jeunes guerriers, les références au mythe sont toujours associées à la fébrilité des personnages. Incapables de rationaliser l’horreur, les lycéens calquent sur leur présent un imaginaire mythique. Exutoire de l’histoire, le substrat mythique est censé préserver les individus des fractures de leur être, mais les actes de barbarie imposés aux adolescents sont tels que malgré d’extraordinaires facultés de résistance, tous finissent peu à peu par devenir fous.

8 Khédamawit, le héros du roman, était au départ l’un des seuls à percevoir le caractère fallacieux des paroles du Saint Prêtre Johanès qui promettait la résurrection aux jeunes qui mèneraient à bien le combat. Mais après des mois de bataille, ayant assisté impuissant au massacre de celle qu’il aime, Khédamawit plonge lui aussi dans la psychose : Zôra Lou, transpercée de part en part, s’est écroulée, frémissante. Khédamawit se débattait pour rejoindre le corps affaissé sur lui-même, tassé sur la déraison qui avait saisi les humains à l’aine. Ma souffrance qui éclatait. Mon amour ! Mon amour aimé ! Tes yeux chavirés, le sang dans ta bouche. Un filet qui longeait tes lèvres, sur

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le menton. Ta langue lourde remplissait mes mâchoires. Tes dents serrées sur l’écume de la douleur. Ton murmure indistinct. C’était moi ! Moi qui t’aimais. Mon amour. Mon amour aimé. Je t’aime, Zôra Lou Swego. Je t’aime, Zôra Lou. Ne me laisse pas seul. Donne-moi la force de t’arracher à la mort ou emporte-moi avec toi. Adieu mon chéri. C’est mieux ainsi. Va rejoindre Sénami. Sénami Yémane. Non, ne pars pas, reste avec moi. J’ai ton enfant dans mon corps… Tout était fini. (Un jour… : 340) La folie de la guerre et la souffrance qu’elle engendre terrassent le jeune homme au point qu’il est désormais incapable de rester rationnel. Le monde autour de lui est devenu fou. Les hommes n’ont plus aucun respect pour la vie humaine et n’ont pas hésité à massacrer une jeune femme enceinte de quelques mois. Le corps de Zôra Lou, jusqu’alors objet de l’amour du jeune homme, lui renvoie désormais toute l’horreur de la guerre. Khédamawit tente alors vainement de se raccrocher à ce qui lui reste de Zôra Lou et il croit entendre sa voix. La psychose du jeune homme est retranscrite dans la narration par le passage indistinct de la focalisation externe à la focalisation interne où se mêlent paradoxalement une multitude de voix narratives. L’aspect polyphonique du récit permet à l’auteur de mettre en lumière la douleur et la confusion du jeune homme soulignant ainsi l’atrocité des événements qu’il vient de vivre. Les voix se mêlent dans le récit et véhiculent l’idée d’une collectivité unie grâce au médium romanesque. À travers le geste artistique, Ngandu redonne la parole aux opprimés que la tyrannie avait réduits au silence. Dans son roman, les victimes de la guerre sont unies dans la souffrance et recouvrent paradoxalement leur dignité d’être humain grâce à l’imbroglio des voix narratives.

9 L’une des caractéristiques de l’esthétique de Ngandu est le détournement du langage à des fins de mise en exergue de la folie du monde. Démence qu’il déploie et interroge à travers ses récits. « [L]a réclusion, la solitude et la souffrance du paria émigré dans une ville lointaine sont évoquées [dans son œuvre] dans toute leur violence désespérante et dans un face-à-face avec la mort insensée et la folie », écrit Silvia Riva (2006 : 265). Cette violence paroxystique qui oblige les hommes à se confronter au quotidien à la folie et à la mort corrompt non seulement le monde, mais aussi la langue qui perd sa fonction référentielle. La dislocation du langage est, sous la plume de l’auteur, l’un des symptômes de la psychose. Notons que cette relation qu’entretiennent langage et folie dans les romans de Ngandu n’est pas unidirectionnelle. Les mots apparaissent en effet comme à la fois cause et conséquence de la démence. Le rapport folie/discours s’inverse ainsi lorsque l’on s’intéresse aux multiples références religieuses présentes dans le roman. Ce ne sont plus les mots qui trahissent la folie, mais plutôt la parole même qui mène les individus vers une certaine forme de démence.

Oubliés des dieux : une quête de transcendance entre ferveur et démence

10 La société dépeinte par Ngandu est ravagée par la guerre à tel point que tout ce qui pourrait apporter un certain réconfort aux habitants en situation de paix ne fait qu’accentuer leur douleur. Cette communauté disloquée apparaît comme oubliée par les dieux. Loin d’être un exutoire, la religion apparaît comme un outil dont se servent les puissants afin de maintenir le peuple dans sa position subalterne. Mère Soraya, sentant venir la rébellion des esclaves, évoque le mythe de la Reine de Saba et se remémore la légende millénaire afin de justifier la validité du système féodal : « Depuis

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des générations, ils avaient toujours rendu aux paysans le sens de la vie, l’amour des vertus qui élèvent à la dignité de l’homme. Le respect de son rang assigné par la nature » (Un jour… : 29). L’esclavage s’inscrit, selon elle, dans l’ordre des choses. La dignité même de l’homme procéderait d’ailleurs de cette hiérarchie, dans la mesure où la respecter serait le signe d’une soumission de l’être aux puissances divines. Loin de considérer le caractère millénaire de ce système comme archaïque, la vieille dame y puise même un certain réconfort : Deux mille ans, trois mille ans. Tout un temps qui ne commence ni ne se termine. Les regards fixés sur l’étoile tutélaire, l’étoile-mage qui avait guidé la grande Reine vers les pistes où coulent le lait et le miel. À l’idée de cette Gloire hors temps, l’élection des siens lui paraissait être le geste le plus sublime de la Création. Ceux qui avaient été désignés par le Destin devaient briller sur toutes les montagnes de la terre au crépuscule. (Un jour… : 29-30) Mère Soraya est incapable de concevoir le monde au dehors des rapports hiérarchiques que l’esclavage a instauré au sein de sa communauté. Elle convoque un passé mythique afin de justifier le massacre des rebelles. Loin d’être une entreprise barbare, les tueries permettraient, selon elle, au Peuple Élu de recouvrer une gloire bafouée et de briller à nouveau par-delà les montagnes. Les Balabat se servent ainsi du discours religieux afin de justifier la cruauté dont ils font preuve envers les Baria. Mais, que l’on soit bourreau ou victime, l’on ne sort jamais indemne d’un tel déchaînement de violence. Par une tragique ironie du sort, le Mage dont les Balabat exploitaient les visions afin d’asseoir leur autorité, finit lui aussi par succomber à la psychose. Traumatisé par la mort injustifiée de l’un des esclaves, le Mage mâche « frénétiquement les feuilles du Tschatté qui étaient tombées dans les poches de sa veste » (55) et contre toute attente, rendu fou par la drogue et la folie guerrière qui consume sa communauté, il massacre le juge Shemellis, l’un des membres de son clan : C’est alors qu’il s’est projeté tout entier en avant. La démence avait saisi tous les Balabat. Ils ne s’étaient pas repus des transes de la destruction. Devant les cris épouvantables qu’ils continuaient à pousser, le Mage avait cru que l’univers avait été secoué par un séisme, et qu’il allait s’effondrer avec des fracas de tonnerres. Les planètes chaviraient. Des comètes en délire se gaussaient avec des feulements caverneux. Des échos, des vibrations prolongées. Toute sa science millénaire lui apparaissait dans un éblouissement étrange où des réverbérations suffocantes se mêlaient à l’écume amère qui dégoulinait de sa bouche. L’instant de la mort totale. Il s’arrachait les cheveux. Il grinçait des dents. Il haletait à bout de souffle, les muscles douloureusement contractés. Sans qu’il ne s’en aperçoive lui-même, il se sentait poussé par une force extraordinaire. Il s’est projeté sur le juge Shemellis. […] [I]l avait plongé l’arme dans le corps du Juge, le transperçant de part en part. (Un jour… : 55-56) La société du roman est plongée dans un tel chaos que les signes que le Mage pouvait lire dans les étoiles apparaissent désormais démentiels. À l’instar de la folie qui sévit sur la terre, les planètes chavirent et les comètes délirent. Incapable de s’appuyer sur sa science millénaire, le Mage perd la raison et son corps trahit sa pathologie8 à mesure que sa psychose s’amplifie. Le prophète est néanmoins loin d’être le seul à ne plus avoir foi en une puissance supérieure, tous les personnages du roman se sentent effectivement abandonnés des dieux. Ne craignant plus l’imminence du jugement dernier, tous se livrent par conséquent à une cruauté sans limite : La mort avait expulsé les dieux hors du temps. Ils étaient bannis de la mémoire. Dans les tympans du garde, des sifflements aigus. Tadessé Gébré cognait, cognait de tous ses poings serrés. Le sang coulait dans les narines du gardien du Temple, dans

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sa bouche sacerdotale. Le sang ruisselait sur sa chape de velours vermillon. La flaque humide, avec des dentelures en pattes d’araignée. (Un jour… : 315)

11 Parce qu’en temps de guerre, les hommes sont confrontés quotidiennement à une violence extrême, l’idée d’un dieu protecteur peut apparaître comme une chimère. Dans son œuvre, Ngandu lui oppose d’ailleurs le motif de la malédiction. Le peuple élu est aussi et surtout un peuple maudit, ce qui génère en lui une colère indicible. Dans le roman, cette rage trouve à s’exprimer au moyen d’une folie guerrière qui prive les adolescents de leur innocence et témoigne par ailleurs de la difficulté à conserver la foi en temps de guerre. Persuadés qu’ils ont été abandonnés depuis longtemps par les dieux, les lycéens s’attaquent à tout ce qui touche de près ou de loin au divin. Le gardien du Temple paie de sa vie sa proximité symbolique avec un dieu absent. Déshumanisé par la métaphore, l’homme n’est plus qu’une vulgaire créature en décomposition, faite de pattes d’araignée, insignifiante à l’échelle de l’univers. L’image poétique permet ici à l’auteur de traduire l’une des absurdités de la guerre : les individus ne sont plus perçus en tant que tels, car leur identité individuelle se noie dans son rapport au collectif. La foule des anonymes devient l’ennemi à abattre et hommes, femmes et enfants disparaissent indistinctement derrière l’idéologie. La vie humaine n’a, en temps de guerre, qu’une moindre importance car, pour certains, seule compte la victoire à tout prix. Aveuglés par leur soif de vengeance, les jeunes ne réalisent pas qu’eux aussi sombrent peu à peu dans la démence : Une année nouvelle s’était ouverte à eux. Le cycle d’autres saisons qu’ils avaient commandées par la force de leur voix unique. Un autre Johanès, Apôtre de leur Amour. Le sanctuaire ressemblait à un trou béant. Devant le cortège, Addis Kessalé s’était juché sur un cheval de bois qui accompagnait toujours le dieu Geramanja dans sa procession. Il était vêtu d’une chape de velours vermillon qu’il avait retiré du corps du garde assommé. Il avait les larmes aux yeux à force de se tordre de rire. (Un jour… : 317) Enivrés par la victoire, les lycéens convoquent de nouveau l’imaginaire mythique et envisagent le monde qui les entoure à l’aune d’une pensée millénariste. La démolition du sanctuaire présagerait ainsi la renaissance des combattants et Addis Kessalé jubile à cette idée. Aveuglé par un trop-plein de souffrances, le jeune homme est désormais incapable de discerner le bien du mal et se rit alors des massacres qu’il a provoqués.

12 En invoquant une possible renaissance, les adolescents cherchent un moyen de justifier l’innommable. Il s’agit pour eux de se préserver de la démence absolue. Il leur faut aussi pouvoir trouver la force de continuer à se battre en dépit du caractère insensé de tous les massacres. Le symbole de la régénérescence a donc une double fonction : l’une est de justifier les souffrances présentes, l’autre est de préserver de la peur de la mort, ce qui, en temps de guerre, peut s’avérer particulièrement utile. Les jeunes gens ont réussi à se persuader que la mort ne serait pas une fin pour eux et chaque bataille apparaît alors comme un jalon supplémentaire posé sur le chemin de leur gloire ultime : Alalo Sidamo a murmuré : Je vais le jeter sur les cendres des autres. Nous mourrons tous, nous, les enfants de l’Ethiopia nouvelle. Des cendres surgiront des milliers de mains que vous ne pourrez plus anathémiser. Notre foi est inexpugnable, Papasé. Inexpugnable. (Un jour… : 336)

13 Après la colonisation, la pensée millénariste a fait de nombreux émules au Congo-Zaïre. Bien qu’il ait situé l’action diégétique en Éthiopie, le traitement que fait Ngandu des tumultes politiques dans le roman a été fortement inspiré par le régime tyrannique

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imposé par Mobutu au Congo-Zaïre. Il n’est alors guère étonnant que l’écrivain convoque par l’écriture la pensée millénariste dont le dictateur s’est servi pour galvaniser les foules. En dénonçant, par l’intermédiaire de la fiction, les dérives de l’aveuglement collectif, Ngandu met en lumière la perversité des régimes tyranniques qui promettent de meilleurs lendemains au peuple afin d’éviter sa rébellion et de permettre les coups d’État. Notons que la pensée millénariste au Congo-Zaïre n’est pas née après l’indépendance de la nation : certains mouvements messianiques avaient en effet déjà émergé dès les années 1920-1940 en réponse à l’oppression coloniale. Comme le souligne Serge M’Boukou : En effet, les catégories socio-professionnelles en contact avec les colonisateurs donneront les « courtiers » culturels de la première génération : cuisiniers, interprètes, catéchistes, sacristains, miliciens, petit personnel de maison, jardiniers… C’est parmi ces catégories que surgiront les prophètes, les résistants, les messies… Ces personnages tenteront de traduire le texte de la donnée coloniale en langage religieux souvent de nature mystique, convulsive, poétique, fulgurante, visionnaire, extatique, millénariste… Nombre d’entre eux seront à la tête des mouvements politico-messianiques qui, précisément, entre les années 1920-1940 tenteront de penser et d’agir en vue de la possibilité d’une Renaissance historique : première tentative de compréhension de ce qui se passait et de la nécessité d’une « reprise d’initiative » comme l’a si bien formulé G. Balandier. (M’Boukou 2007 : 4) Cette pensée millénariste apparaît donc au départ comme une reprise symbolique de pouvoir face à l’adversité de l’administration coloniale. Elle est, à cet égard, originellement source d’espoir, espoir qui sera finalement anéanti par la dictature de Mobutu. Cette tension entre espoir et désespoir, folie et rationnel est magistralement illustrée, dans le roman, par le contraste entre discours et réalité diégétique. En effet, si les mots peuvent être porteurs de consécration, les faits témoignent quant à eux de la débâcle. Le langage perd sa fonction référentielle lorsque les mots ne sont plus assez forts pour exprimer l’horreur du monde et qu’ils deviennent la source d’une forme d’hypnose des personnages. Inefficaces pour exprimer de telles atrocités, les mots sont condamnés à ne plus renvoyer au réel et seule la folie du langage peut alors traduire le caractère indicible de l’horreur subie par les personnages.

14 Bien qu’elle ne semble permettre aucune issue dans le roman, la folie n’est toutefois pas nécessairement gage d’emprisonnement psychologique en Afrique. Dans le roman, tout ce qui devrait permettre l’ordre et le rationnel – et ainsi une certaine forme de sécurité – détruit les êtres humains en faisant de la violence le pain quotidien de ceux qui meurent de faim. Le chaos de l’univers traverse les individus et les imprègne jusqu’à la moelle. La folie devient alors une seconde peau qui les enveloppe et figure, paradoxalement, le dernier sursaut du psychisme qui tente de se protéger des horreurs du monde. Perdre la raison est dans des situations extrêmes une alternative à la désintégration de l’être. Acculé, « transformé […] en gibiers pour les bûchers dressés par les Balabat » (Un jour… : 321), Tadessé, le compagnon d’infortune de Khédamawit, sombre dans la déraison et se persuade ainsi que la mort au combat est une forme de délivrance qui engendrera une renaissance symbolique : Du nord au sud du continent, au-delà de tous les déserts infranchissables, ils sauront que des mouflets s’étaient rendus maîtres du monde par leur seule volonté. Des regards naïfs et débiles, mais la puissance pour construire des empires immortels. D’autres enfants naîtront de ces cendres. Ils marcheront sur toutes les avenues de toutes les cités. Ils réclameront un soleil nouveau, des étoiles nouvelles. (Un jour… : 322)

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Plutôt que de mourir dans la peur, Tadessé préfère périr en combattant : « J’aurais tout le temps pour déserter dans la mort […]. Je me suis incarné dans un esprit nouveau pour lutter. Après, lorsque je me serai reposé, j’irai m’endormir dans le néant d’où j’avais été tiré, si tant est que le néant repose » (Un jour… : 324). La folie guerrière du jeune homme fonctionne ici comme un rempart contre la terreur que provoquent en lui tous les massacres. Sa démence pose, presque paradoxalement, un filtre salvateur sur les atrocités de ce monde. Elle manifeste une forme de résilience qui illustre le potentiel libérateur de la déraison. Pascale De Souza (2004), qui cite, à titre d’illustration, les propos de l’écrivaine Marie Cardinal, y voit d’ailleurs l’une des caractéristiques essentielles de la folie : L’écrivain pied-noir Marie Cardinal a clairement saisi le potentiel libérateur de la folie. Elle note dans son roman autobiographique Les mots pour le dire : « Elle est Moi. Moi, c’est Elle. La folie et moi nous avons commencé une vie toute neuve, pleine d’espoirs, une vie qui ne peut plus être mauvaise. Moi, la protégeant, elle, me prodiguant l’invention, la liberté. » (De Souza 2004 : 135) La folie serait donc doublement libératrice : en permettant d’une part aux individus d’échapper au carcan des normes sociétales, et en décuplant, d’autre part, leur créativité. Confrontés quotidiennement à la mort et la violence, les personnages d’Un jour de grand soleil sur les montagnes de l’Éthiopie sombrent dans la folie pour continuer à vivre. La démence apparaît comme le seul exutoire possible aux atrocités permanentes et c’est à travers la recréation du mythe, aussi démentielle soit-elle, qu’ils se libèrent des chaînes de ce monde et puisent ainsi la force de résister.

Conclusion

15 Figure emblématique de la résistance, Ngandu écrit tout haut ce que bon nombre pensent tout bas et sa plume n’en finit pas de résonner pour dénoncer les souffrances d’un peuple décimé par la violence. S’il fait de la folie et de l’indicible une gageure esthétique dans son œuvre, c’est parce qu’il ne veut pas laisser les victimes anonymes tomber dans l’oubli. Ce refus de laisser bafouer sa liberté d’expression par un régime autoritaire, il l’a payé au prix suprême de l’exil et, c’est à travers son œuvre qu’il retisse les liens avec le Congo-Zaïre qui l’a vu naître. L’écrivain Antoine Tshitungu dit de lui qu’il est le : [h]érault d’un peuple supplicié titubant dans la souffrance, il s’est voulu aussi une lampe pour son peuple. L’écriture chevillée au corps, il en a fait le symbole d’une résistance, de la rage de proclamer la vérité face aux censeurs. De la descente aux enfers du peuple congolais, il est le mémorialiste sublime, le chroniqueur implacable. Sa description des réalités kafkaïennes du système Mobutu n’a pas d’égal. Ses mots forgés dans les entrailles de nuits soumises à l’agonie sans fin des « étoiles écrasées » furent des repères pour toute une génération déboussolée et sacrifiée. (Tshitungu 2007 : § 3)

16 Écrire pour combattre l’oubli ; écrire pour se libérer symboliquement des camisoles imposées à l’être par un régime dictatorial qui étouffe en son sein jusqu’à la dernière étincelle de vie ; refuser de devenir la marionnette d’un système qui broie l’homme dans tout ce qu’il a de singulier sont autant de fonctions que Ngandu assigne à l’écriture dont il exploite la dimension cathartique. Il s’agit pour l’auteur de trouver les mots pour dire l’indicible, la souffrance et la folie qui en résultent et ce, pour pallier l’aliénation de l’être et trouver une alternative à la démence.

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Corpus

Ngandu Nkashama, Pius, 1991, Un jour de grand soleil sur les montagnes d’Éthiopie, Paris, L’Harmattan [abrégé en Un jour…].

NOTES

1. L’on trouve, sur le site du CNRLT, de nombreuses définitions du terme folie. Si celle-ci s’exprime dans l’œuvre, entre autres, comme un « trouble mental accompagné de manifestations de violence », le portrait qu’en fait l’auteur invite le lecteur à interroger sa conception de la folie en tant que « [c]onduite, comportement qui s’écarte de ce qui serait raisonnable aux regards des normes sociales (dominantes ou propres à l’idéologie du locuteur) et qui est considéré comme l’expression d’un trouble de l’esprit […] et/ou d’un manque de sens moral, de bon sens ou de prudence ». 2. Les hôpitaux et les prisons sont des institutions qui, de manière plus ou moins controversée, permettent aux États de maintenir une partie de ceux que la société considère comme fous à l’écart de la communauté. Mais les individus ainsi marginalisés ne souffrent pas nécessairement d’une pathologie mentale : la folie peut effectivement prendre plusieurs formes, allant de l’originalité – comme le refus de respecter certaines normes de vie en société (elle n’est, dans ce cas, pas obligatoirement d’ordre pathologique) – à la pathologie mentale, comme par exemple, la psychopathie ou la schizophrénie. 3. Le Larousse propose une définition du terme « démence » en tant qu’« [a]ffaiblissement psychique profond, acquis et spontanément irréversible, qui se manifeste par une diminution des fonctions intellectuelles avec troubles de la mémoire, de l’attention et du jugement, un appauvrissement des fonctions symboliques (langage, praxies, calcul) et une perte des critères de référence logiques, éthiques et sociaux. (Une désorientation temporo-spatiale est fréquente. La démence a pour conséquence de graves troubles du comportement.) ». Dans le roman de Ngandu, les personnages sont soumis à une telle violence quotidienne qu’ils finissent par en perdre leurs capacités de jugement. Quant aux « critères de référence logiques, éthiques et sociaux », ils ont été radicalement invalidés par l’existence du régime dictatorial. 4. Si la psychose individuelle est un trouble d’ordre psychiatrique dont le malade n’a pas conscience, la psychose collective est, quant à elle, « une obsession collective provoquée par un traumatisme d’origine sociale ou politique » (Larousse). Dans le roman, psychoses individuelles et collective se mêlent et permettent à l’auteur de mettre au jour les effets dévastateurs que peuvent avoir les régimes autoritaires sur la société et les individus. 5. Au sens médical, le trauma est, par définition, une lésion ou une blessure produite par un impact. En psychanalyse, Thierry Bokanowski rappelle que « [l]’emploi du terme “trauma” vient, aujourd’hui, le plus souvent désigner l’action négative et désorganisatrice du “traumatisme”. Du fait de la blessure narcissique créée, laquelle entame les capacités de figuration et de symbolisation du sujet, celle-ci peut alors le conduire jusqu’à adopter des logiques de type négativantes (haine de soi) face aux sentiments de désespoir, ou d’effondrement, qui l’animent » (§ 55). Ces deux définitions nous

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semblent particulièrement révélatrices de ce qui se passe dans le roman de Pius Ngandu Nkashama, que cela soit au plan de l’écriture ou au plan de l’intrigue : l’impact des dérives autoritaristes produit effectivement une blessure qui va, comme nous le verrons, jusqu’à se refléter dans la langue même, tandis que les personnages tentent en vain de lutter contre les effets dévastateurs du traumatisme causé par le chaos environnant. 6. Dans sa thèse qui porte sur le narrateur multiple dans l’œuvre de Pius Ngandu Nkashama, Béatrice Nijimbere souligne la dimension hautement symbolique de la destruction du Geramanja qui est le « symbole de l’humiliation pour les Baria ». Dans le roman, les Zamatchs « détruisent le Geramanja : le signe de la puissance millénaire des Seigneurs. Une divinité que rien ne pouvait détruire, ni les bourrasques, ni les cyclones. L’image même de la gloire pour ceux qui avaient érigé des royaumes entiers sur le sang de leurs enfants » (cité dans Nijimbere 2010 : 105). 7. Rappelons d’ailleurs que l’internement asilaire est un héritage colonial. Le premier hôpital psychiatrique d’Afrique subsaharienne, Kissy Psychiatric Asylum, a effectivement été fondé en 1820, en Sierra Leone, par les Britanniques. 8. Terme entendu ici au sens de la définition qu’en donne Le Larousse : « Ensemble des manifestations d’une maladie et des effets morbides qu’elle entraîne. »

RÉSUMÉS

Au sein de gouvernements stables, différentes institutions publiques sont chargées de contenir la folie dans les marges de la société. À l’aune de concepts normatifs, la folie serait ainsi le contraire de la raison. Mais lorsque c’est l’État lui-même qui génère la psychose, où se trouve la frontière entre folie et raison ? Face à la dictature, les individus tentent en vain de rationaliser l’horreur et l’indicible. En proie au chaos du monde, certains sombrent alors dans la démence. L’écrivain congolais Pius Ngandu Nkashama a choisi de dénoncer la tyrannie par l’intermédiaire d’une esthétique de la folie qui semble être seule à même de véhiculer l’ampleur des drames vécus par des milliers d’Africains. Il s’agira, dans le cadre de cet article, de mettre au jour les différents visages que revêt la folie au sein de son roman Un jour de grand soleil sur les montagnes de l’Éthiopie.

In stable governments, different public institutions are responsible for containing madness on the margins of society. In the light of normative concepts, madness would be the opposite of reason. However, when the State itself is the source of psychosis, where does the border between madness and reason lie? Living under a dictatorship, individuals are trying in vain to rationalize the horror and the unspeakable. Fighting the chaos of the world, some then sink into dementia. The Congolese writer Pius Ngandu Nkashama has chosen to denounce tyranny through an aesthetic of madness that seems to be the only way to convey the magnitude of the tragedies experienced by thousands of Africans. In this article, I will bring to light the different faces of madness in his novel Un jour de grand soleil sur les montagnes de l’Éthiopie.

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INDEX

Mots-clés : guerre, folie, esthétique, Afrique, trauma, Ngandu Nkashama (Pius) Keywords : war, madness, aesthetic, Africa, trauma, Ngandu Nkashama (Pius)

AUTEUR

AURÉLIA MOUZET University of Arizona

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Le visage de l’autre comme écotone dans Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo de Dany Laferrière The Face of the Other as Ecotone in Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo (Everything they won’t tell you, Mongo) by Dany Laferrière

Emmanuel Mbégane Ndour

« Nous qui avec tant d’impatience rassemblons ces moi disjoints… acharnés à contenir la part inquiète de chaque corps dans cette obscurité difficile de nous. » Édouard Glissant, La Case du commandeur

Introduction

1 Le contexte d’« instabilité » politique et économique dans lequel nous vivons aujourd’hui à l’ère de la mondialisation est aussi marqué par la montée des nationalismes et des discours xénophobes dans la plupart des pays qui sont confrontés à l’Autre perçu comme problématique dans sa version la plus prosaïque et la plus dégradante, c’est-à-dire l’Autre vecteur de crises, d’instabilité et de transformation des identités nationales. C’est ainsi que le traitement politique de ce que l’on appelle (dans une ambiguïté lexicale surprenante) la « crise des migrants », « la crise des réfugiés » ou encore « la crise des sans-papiers », se résume globalement à des politiques qui se réduisent de plus en plus au renforcement ou à la fermeture des frontières. Dans les territoires nationaux 1 (l’emploi ici du mot n’est pas anodin : le territoire est souvent perçu par les nationaux comme un espace fermé devant être protégé dans son intégrité politique, sociale et culturelle alors qu’il peut aussi être un lieu fragmentaire, susceptible d’être déterritorialisé), la réaction générale se définit par une tension de plus en plus grande entre des élans de solidarité et d’accueil de l’Autre, d’une part, et la

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montée du racisme et de la xénophobie, d’autre part, qui se traduit souvent par la montée des partis d’extrême droite et par l’élection de personnages politiques au discours radical. La conclusion provisoire que l’on pourrait tirer de cette situation est que ce à quoi nous assistons aujourd’hui dans un monde de plus en plus globalisé, c’est à une fragmentation des espaces nationaux qui traduit une crise de l’universalisme, une incapacité à penser l’humanité comme un tout. La crise réelle dont il s’agit est une crise de la fraternité.

2 Dans ce contexte délétère, l’écrivain québécois d’origine haïtienne Dany Laferrière publie en 2015 un roman intitulé Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo2 pour participer au débat sur les valeurs du Québec initié par la femme politique québécoise Pauline Marois qui s’inspirait de la politique et du discours du président français de l’époque Nicolas Sarkozy. Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo raconte l’histoire d’un jeune immigré (Mongo) d’origine camerounaise qui rencontre, dans une rue de Montréal, le personnage de Dany Laferrière qui lui donne des conseils sur les codes de la société québécoise pour qu’il puisse s’approprier son nouveau lieu sans heurts. Le roman se présente donc du point de vue axiologique comme lieu de formation de valeurs, du point de vue esthétique (au sens de Jacques Rancière) comme une tentative de l’auteur de créer un espace partagé à travers la « construction d’un monde sensible commun » (Rancière 2000 : 66) et dans son écriture composite posée comme lieu paratopique qui figure le dédoublement entre l’auteur et l’univers de l’œuvre où convergent et se reconstruisent les identités individuelles (y compris l’éthos de l’auteur) et collectives.

3 Ma proposition est que le roman de Laferrière constitue dans sa narration et dans son écriture un écotone, un « lieu de rencontre entre deux communautés engagées dans un processus de créolisation et de germination pour former une nouvelle communauté » (Écotones 4, 2018), de nouvelles identités relationnelles. L’écotone est un espace de circulation qui peut également être perçu, selon Florence Krall, comme un théâtre de « conflits, de renouvellement entre plusieurs communautés » (Écotones 3, 2017). Cependant, ce qui se joue dans cet espace (tiers), c’est l’unidualité3 comme schéma de perception et de construction des relations sociales. L’enjeu de l’espace écotonique réside aussi dans l’hétéronomie, l’éthique de la responsabilité, la relation de transparence et d’opacité, la fluidité et l’instabilité des appartenances dans la redéfinition des structures d’imaginaires et des identités individuelles et collectives. Enfin, il s’agit d’un pari sur une écriture composite et paratopique qui met en scène la relation d’altérité par la figure dédoublée de l’auteur face à l’œuvre et le jeu de (re)construction des identités individuelles et collectives.

4 L’objectif de cet article est d’étudier le potentiel axiologique de la notion d’éthique du visage conçue comme écotone et d’explorer l’esthétique littéraire et linguistique à l’œuvre dans le texte de Laferrière. Cette esthétique est à envisager dans ses dimensions composite et paratopique en tant que lieu de refondation des identités individuelles et collectives.

5 Il s’agit donc dans un premier temps de voir comment Laferrière met en branle la question de la singularité du visage – du Soi et de l’Autre – dans le roman pour construire une « zone de contact », pour employer la formule de Mary Louise Pratt (1991), d’où sortiront des convergences de valeurs. Dans un deuxième temps, nous examinerons la manière dont s’articule la dialectique de l’Un et de l’Autre dans une écriture conçue comme tout ce qui peut « donner lieu à une inscription et à une interprétation » (Moulenda 2016 : 11). Dans ce double mouvement, nous analyserons

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aussi le traitement, dans l’écriture du roman, des interrogations identitaires individuelles et collectives qui ont pour but de construire un lieu commun où s’élabore une nouvelle communauté composite.

Pour une convergence axiologique

6 L’esthétique de Laferrière dans Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo s’inscrit en faux par rapport à la conception et à la représentation dominante de l’altérité dans le monde occidental. En Occident, toute approche de l’Autre passe par un appareil métaphysique qui, depuis Platon, enferme cette problématique dans un cercle vicieux : impossible de parler de l’Autre sans, en même temps, le restreindre dans les limites d’une représentation qui l’instrumentalise. Une représentation qui fait de lui en somme l’objet d’une manipulation. Les différentes philosophies qui sous-tendent la représentation de l’Autre dans l’ensemble des disciplines du savoir en Occident partagent un trait commun, celui d’assujettir son altérité au Même. (Durante 1997 : 3) Aujourd’hui, ce constat d’opposition entre alter et ego dans de nombreux pays occidentaux est aggravé par la réduction du clivage entre des civilisations, des cultures et des populations non pas par une démarche d’ouverture et d’adhésion mais par une volonté d’assimilation de l’autre ou par une réaction de rejet.

7 Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo semble déployer une autre vision du monde qui s’appuie sur la philosophie de l’éthique du visage d’Emmanuel Levinas qui tente de sortir les relations interpersonnelles de la logique binaire du sujet d’un côté et de l’objet de l’autre. Pour Levinas, « [l]e visage est un geste d’expression qui est à la fois manière de se situer à l’égard du monde, et manière de parler à Autrui, de lui exprimer dans l’ouverture de la lumière l’intériorité de la conscience » (cité dans Misrahi 1999 : 96). Ce qui sous-tend cette nouvelle relation, c’est la responsabilité que l’on a vis-à-vis de l’Autre comme fondement de notre subjectivité. L’approche du visage d’autrui se fait également chez Levinas dans une perspective non symétrique qui engage une responsabilité première. L’éthique du visage permet donc de construire le schéma d’une relation vertueuse dans des contextes d’immigration. L’intersubjectivité entre l’autre (le sujet migrant) et les populations des pays d’accueil se réalise ainsi dans l’unidualité, la fluidité du regard qui prend en charge la singularité et la complexité de l’autre, l’hétéronomie qui institue la responsabilité d’un rapport avec l’autre pour construire un espace commun. Ce rapport renouvelé s’établit dans une relation écotonique où l’altérité devient le tissu référentiel d’un monde partagé.

8 Dans le roman de Laferrière, le schéma de représentation de l’Un et de l’Autre se réalise dans la représentation du Québec et de Haïti dans la singularité de leur histoire. Pourtant la convocation de ces deux lieux aux trajectoires différentes dans une narration et dans un espace textuel communs (le roman de Laferrière, en l’occurrence), a aussi pour raison la volonté de mettre en évidence une convergence d’expériences quant à la situation coloniale du Québec et de Haïti et à la place de la langue française pour l’un et de l’anglais pour l’autre : « Je viens d’un pays où l’on s’est battu longtemps contre l’hégémonie de la langue française. Tout ce qu’on dit de l’anglais ici, je l’ai entendu là-bas à propos du français » (Mongo : 23). Les déictiques ici et là-bas structurent le schéma d’un écotone où l’Un et l’Autre s’inscrivent dans une communauté d’expériences et de destins face à la situation coloniale et postcoloniale.

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Cet écosystème nouveau prend les allures d’un paradigme non réductif selon lequel « autrui n’est ni un objet dans le champ de ma perception, ni un sujet qui me perçoit, c’est d’abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait » (Deleuze 1969 : 356-357). Ce champ perceptif situe le personnage de Laferrière dans un rapport de double appartenance au Québec et à Haïti mais aussi dans la symbolique d’« une manière d’être au monde nouvelle qui associe la mobilité et la multilocalité » (Agier 2018). Le nouveau visage du personnage de Laferrière se construit sur une éthique nouvelle. Il ne se pose ni comme sujet ni comme objet mais comme figure multiple, ouverte à la formation d’une nouvelle communauté.

9 D’autre part, la singularité de l’Un et de l’Autre se manifeste dans le roman à travers l’évocation de deux figures d’extériorité par rapport à Mongo : Pierre Eliot Trudeau et René Lévesque, deux hommes politiques marquants de l’histoire du Québec, (mais aussi) deux personnalités antagonistes sur le terrain politique : l’un symbolisant « le patricien arrogant » et l’autre « l’enfant chéri du peuple » (Mongo : 82). Cette dualité s’estompe cependant dans une fraternité qui fait préséance, dont témoigne à nouveau Laferrière : C’était fascinant, surtout quand les visages (de Trudeau et Lévesque) se superposaient pour ne faire qu’un […] L’un, premier ministre du Québec ; l’autre, du Canada… Tous deux fils du Québec. […] On ne peut pas trouver deux hommes aussi dissemblables, et d’une certaine manière aussi proches. (Mongo : 81-82) Cette structure d’altérité domestique témoigne de la disposition de la société d’accueil, selon Laferrière, à jouer pleinement son rôle dans la construction de sa relation sociale avec le sujet migrant. C’est également pour Mongo une invitation à concevoir l’unidualité comme base d’une interrelation et d’une intersubjectivité nécessaires pour construire un espace commun avec le Québec. Une nouvelle éthique du visage qui repose sur l’unité-diversité du sujet lui est proposée comme modalité d’appropriation et d’appartenance au pays d’accueil.

10 Ce double schéma qui établit le face-à-face entre Mongo, Trudeau et Lévesque, d’une part et entre Trudeau et Lévesque, de l’autre, suggère l’établissement d’une relation sociale fondée sur l’hétéronomie de la part du sujet migrant. Celui-ci est invité à forger une perception de Soi et de l’Autre fondée sur la fluidité du regard pour construire un nouvel écotone. Laferrière situe la dualité de Trudeau et Lévesque dans une filiation biblique tout en déjouant la tentation d’une lecture binaire dans cette relation de fraternité paradoxale : « Certains ont vu une similitude avec la première scène d’affrontement de deux frères relatée dans la Bible : celle de Caïn et Abel. Le doux serait Lévesque et le cynique Trudeau. La réalité est, comme toujours, plus complexe » (Mongo : 83). Laferrière préconise donc de se situer aux intersections pourvoyeuses de perspectives multiples et de complexité. Le schéma antithétique que présente l’image des deux hommes politiques du Québec se résout dans une unidualité dont témoignent leurs tempéraments : Lévesque par une certaine humanité. Trudeau, par une animalité certaine. Lévesque vous enveloppe. Trudeau vous étouffe. Mais les deux vous gardent dans leurs bras. Ils chassent différemment. Si Trudeau capture un cœur pour jouer (un serial killer), Lévesque préfère s’y installer à demeure (un serial lover). On aime Lévesque pour ses mains qui s’agitent comme des oiseaux autour de son visage quand il parle. On admire Trudeau pour ce côté sportif, insolent, moderne. (Mongo : 83) La réconciliation de ces deux figures politiques du Québec suggère par la métaphore les tracés dans lesquels le sujet migrant – Mongo en l’occurrence – doit s’inscrire pour se

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forger une perception sans clivage et participer à la construction d’une nouvelle communauté. L’intention d’accueil et d’intégration se réalise ainsi dans l’invitation à la fluidité du champ perspectif deleuzien. La singularité du visage de l’Un et de l’Autre se définit non pas dans le schéma d’une opposition binaire entre « je » et l’« autre » mais par la reconstitution d’un espace de confluence et de remembrement de valeurs pour former une nouvelle communauté.

Pour une grammaire commune

11 Dans Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo, la construction d’un écotone se réalise également à travers l’écriture conçue elle-même comme un lieu de rencontre où le signe linguistique et le langage confluent pour l’avènement du sens. Dans le roman, celui-ci s’élabore d’abord par le paratexte conçu comme « seuils » du texte pour emprunter le terme de Genette4, ou encore comme « mode d’emploi textuel ». Le titre du roman (Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo), constitue donc une porte d’entrée du roman qui introduit un schéma d’opacité et de transparence puisqu’il met en évidence l’existence de codes sociaux propres à toute collectivité et que les nouveaux venus ignorent. La société québécoise n’échappe pas à cette règle. Pour Laferrière, il s’agit de doter le sujet migrant d’outils d’intelligibilité de la société d’accueil. Cela se fait d’abord par une redéfinition nécessaire de l’exil et des situations qu’elle implique. Pour l’auteur : L’exil, […] c’est quitter l’île. L’ex-île. Partir sans pouvoir rien emporter avec soi. Peut-être ses coutumes, ses dieux, ses habitudes, son art de vivre, en somme, mais on découvre vite que tout cela ne vaut pas grand-chose ailleurs. Les autres ont aussi leurs coutumes auxquelles ils tiennent. (Mongo : 133) Cette invitation à relativiser l’universalité de sa culture n’est pas une incitation à se replier sur soi-même, mais plutôt la formation par le langage d’un regard tourné vers le divers du monde. Il s’agit aussi de se déprendre de soi et d’une conception exclusiviste de sa culture, car « l’exil nous apprend que la perte, le manque et la distance sont au fondement même de toute appartenance, que le “chez-soi” est toujours provisionnel » (Zecchini 2010 : 57). Ainsi advient un sens nouveau porté par un langage dont la dimension poétique est « la dimension à la fois créatrice et critique qui permet l’émergence de nouveaux mondes possibles » (Thomasset 2005 : 529). L’écotone provisoire survient dans l’expérience de soi et du monde à travers le langage de l’exil.

12 À la dé-construction sémantique du langage de l’« ex-île » succède une démarche didactique, car pour Laferrière : l’exil est la plus grande école de conduite. On devrait envoyer tous les enfants faire un stage à l’école de l’exil. À ce jour, seuls les damnés de la terre semblent bénéficier de ce cours magistral. Dans cette obligation d’observer attentivement l’autre, on se découvre parfois. En analysant ainsi chacun de ses gestes, cela prend un temps avant de voir qu’on était en face d’un miroir. (Mongo : 77) L’exil géographique mène à l’exil intérieur, car l’on redécouvre que s’ouvrir au monde de l’autre c’est aussi s’ouvrir à son propre monde, que l’exil nous ouvre à des voies hétérotopiques (au sens de Foucault) où l’on tente de réaliser l’impossible coïncidence5 avec soi-même. Il accrédite ainsi l’hétéronomie comme mode didactique dual pour la connaissance de l’homme et du monde. L’écriture de l’ex-île permet à Laferrière de construire un nouvel espace de rencontre dont le sens s’élabore dans la relation intriquée entre l’univers intime et le monde extérieur, entre l’intimité du soi et le

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visage de l’autre. L’écotone se dessine, dès lors, à travers cette double expérience du dedans et du dehors contre tout solipsisme de l’un et de l’autre.

13 Le partage d’expériences ou la transmission culturelle entre Laferrière et Mongo se fait ensuite par la mise en garde de ce dernier contre tout jugement prématuré : « Ne vous méprenez pas, il y a ici aussi des Montréalais curieux et passionnés. Ce sont des gens qui ne se dévoilent pas facilement » (Mongo : 8). L’affirmation de la complexité des membres de la société d’accueil est une manière d’établir un paradigme qui doit faire préséance aux interrelations entre les Montréalais et Mongo : la nécessité de prendre le temps de saisir l’autre dans sa singularité et dans sa complexité pour envisager ensuite un lieu de rencontre de la communauté reconstituée. L’auteur appelle à un remaniement des a priori de Mongo et ceux de tout sujet migrant pour leur substituer une patience et une prudence davantage propices à la con-naissance de l’autre. Dès lors, la complexité se pose dans le roman comme paradigme d’une éthique de l’autre dans la découverte de son visage authentique.

14 Par ailleurs, la formulation du titre du roman semble suggérer la possibilité d’en renverser le schéma unidirectionnel : Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo permet d’envisager, dans un parallélisme des formes, tout ce que Mongo ne dira pas (au Québec). Catherine (l’amie montréalaise de Mongo) décide de faire son mémoire de maîtrise sur Mongo parce que, dit-elle, c’est « toujours intéressant, un sujet vivant » (Mongo : 156), ignorant que « de l’autre en tant que tel, il n’y a peut-être rien à dire » (Mangeon 2008 : 73) selon la formule qu’Anthony Mangeon attribue à Bernard Mouralis. Malgré la maladresse de la formulation de Catherine, celle-ci constitue une tentative de relation pour une meilleure connaissance de l’autre. Le projet de cette dernière de faire de Mongo un sujet d’étude est, pour Laferrière, une provocation préventive pour éviter l’incongruité d’un amour teinté d’ethnologie. Pour l’auteur, il s’agit aussi de proposer le cadre d’un écotone où l’autre est perçu « comme subjectivité alternative ou comme subjectivation altérante » (Mangeon 2004 : 872), c’est-à-dire comme alter ego, porteur d’un imaginaire neuf. Ce qui se joue finalement dans ces interrelations, c’est aussi l’apprentissage et la découverte de la société d’accueil du sujet migrant pour que dans la relation de l’un et de l’autre se réalise l’écotone comme lieu de rencontre de la nouvelle communauté. C’est aussi dans ce cadre de réciprocité des échanges qui changent l’imaginaire de soi et de l’autre que peut se réaliser la refondation des identités individuelles et collectives.

15 La lecture paratextuelle du titre du roman permet également d’envisager Mongo comme l’alter ego de Laferrière confronté malgré l’ancienneté de son immigration à ce que la société québécoise n’a pas fini de lui dire. « Si je suis revenu sur mes pas, c’est pour te croiser en chemin » (Mongo : 158), dit-il à Mongo pour souligner que le chemin de l’immigration est une longue aventure faite d’apprentissage permanent, d’incessantes découvertes, de transparence, d’opacité et de rebours pour rencontrer l’altérité de son propre visage.

16 De plus, l’autre visage de Mongo pourrait être celui de l’écrivain camerounais que Laferrière pose également comme « subjectivité alternative ». Mongo Beti dont l’identifiction de Laferrière sonne comme un hommage à ce que François Noudelmann appelle des airs de famille pour « la qualité de sa langue, son ton calme et réfléchi » (Mongo : 7) participe de ce que l’on pourrait appeler avec Patrick Chamoiseau « l’arbre relationnel » de Laferrière. François Noudelmann parle encore d’« affinités » et Chamoiseau (2013) des « fraternités littéraires » pour désigner le mouvement dans

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lequel se forment de nouvelles structures d’imaginaires, l’écotone témoin de la rencontre entre l’Afrique et les Antilles, Mongo Beti et Laferrière, pour dire l’avènement des nouvelles identités relationnelles fondées sur une éthique du visage.

17 Par ailleurs, cette démarche de com-préhension se réalise dans le cadre d’une éthique de la responsabilité. Les rapports interpersonnels se fondent également sur le désir de se connaître de l’un et de l’autre. Confronté à l’altérité de son propre visage sur une photo de jeunesse, Laferrière conjure « l’angoisse d’être vu » (Mongo : 132) par une démarche de responsabilité : ne pas se soustraire à l’expérience de l’autre mais plutôt saisir l’opportunité d’une relation féconde6. « Un visage qui ne connaît pas la lumière artificielle, qui n’a été vu que par des yeux nus de gens qui se plaçaient en face de moi. Il fallait s’approcher de moi si on voulait me regarder. Alors, j’ai pu aussi voir ceux qui m’ont vu » (Mongo : 132). C’est dans cette réciprocité que se réalise le miracle lévinassien de la présence de l’autre, dans l’épiphanie des hétéronomies multiples qui construisent l’espace écotonique à partager.

18 La couverture du roman de Dany Laferrière constitue également une voie d’accès à l’œuvre. Celle-ci montre le portrait de l’auteur le dos tourné, peut-être pour reprendre le chemin énigmatique du retour vers son passé d’immigré, d’où la rencontre avec Mongo. Puisque le paratexte se définit comme seuil du texte, l’image de Laferrière sur la page de couverture semble renvoyer au texte pour y découvrir l’autre visage de l’auteur : le visage inaccessible de l’image se dévoilant dans le texte. Ce schéma d’opacité et de transparence (Glissant) est repris dans une mise en abyme entre les notes pseudo-confidentielles du carnet noir du personnage de Laferrière et le récit destiné à Mongo et aux autres destinataires du texte romanesque. « Ce carnet abrite mes pensées secrètes, celles que je n’ai pas envie de balancer au visage des gens » (Mongo : 70), écrit Laferrière pour justifier cette disposition typographique qui opère la distribution du récit. Ce procédé d’enchâssement, marqué par le retrait typographique du texte, fait des destinataires des « pensées secrètes » de Laferrière, l’alter ego de Mongo, tout sujet migrant, tout lecteur du roman, les cofondateurs d’un nouvel écotone qui transgresse la frontière entre le réel et la fiction. Laferrière brise la « frontière mouvante mais sacrée entre deux mondes : celui où l’on raconte, celui que l’on raconte », pour reprendre les mots de Genette cités par Greisch (2001 : 180). Ce schéma métaleptique reconstitue un nouvel espace de rencontre qui situe l’expérience migratoire dans l’univers recomposé du réel et de la fiction. La lecture du paratexte de la page de couverture du roman suggère donc, dans l’esthétique de Laferrière, une invention ou une réinvention du réel ou la « reconstruction d’un monde sensible partagé » selon la formule de Rancière. L’effacement de la frontière entre l’extradiégétique et le diégétique dans Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo réalise la dynamique où doit se construire la nouvelle communauté : l’écotone où le visage de Mongo et celui du Québec reconstituent de nouvelles structures d’imaginaires.

Une écriture (et) des identités composites

19 Au-delà des seuils du texte, le texte lui-même. Dans Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo, celui-ci donne à voir ce qui dans l’écriture représente l’un et l’autre par la métaphore du schéma binaire que Laferrière présente dès le début du roman : « Voici l’état des choses au moment de mon arrivée à Montréal. À l’époque, le monde était à mes yeux composé de deux univers distincts : le Nord et le Sud. Haïti se trouvant au sud et le

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Québec au nord » (Mongo : 13). Cette configuration géographique est relayée par une écriture composite faite d’une langue française propre à l’écrivain et de québécismes, tous deux reconfigurés dans une structure nouvelle qui rappelle le créole de Haïti. Un exemple de québécisme à propos de Catherine : « C’est qu’elle vient de tomber en amour », écrit Laferrière (Mongo : 177). La formule « tomber en amour », traduction littérale de l’anglais (to fall in love) que l’on emploie dans le français québécois, se retrouve sous la plume de l’écrivain élu à l’Académie française qui définit sa langue comme de l’anglais mal traduit. C’est là qu’apparaît la dimension composite de cette langue aux racines multiples qui, en constituant un lieu de rencontre, dit ce qu’elle fait : dessiner l’écotone textuel d’une nouvelle communauté composée d’origines diverses : d’Africains, d’Haïtiens, de Québécois et de bien d’autres.

20 L’écriture de Laferrière est une écriture qui établit des « zones de contact », là où se reforment les identités individuelles et collectives. Celles-ci se constituent dans l’ailleurs : le Québec pour Mongo, la Floride pour Laferrière, lieux écotoniques où le visage de l’autre se révèle être l’altérité de son propre visage. « Ma vie est cousue de là- bas. J’ai toujours voulu aller là-bas pour voir si j’y étais. Et, bien sûr, il m’arrive de me croiser dans un café en train de lire une nouvelle de Borges. C’est ainsi que j’ai su que c’était moi » (Mongo : 134-135). Cette altérité du même situé dans un autre lieu dédouble la « non-coïncidence » (Sartre) de soi à soi chez Laferrière et renforce l’acuité du regard sur lui-même. Ce déplacement géographique est également un déplacement temporel : Laferrière, l’écrivain d’aujourd’hui, c’est Mongo l’immigré d’hier. L’on entre ainsi dans le schéma de la récursivité des identités qui miment le tracé des écotones d’où doivent s’établir les contacts entre l’altérité de son propre visage et celle du visage de l’autre.

21 L’écriture du roman est encore un « être singulier qui (s’)écrit » selon Gallinari. Instance paratopique, « cette créature para-graphique est située dans une temporalité particulière établie par des exigences scripturales » (Gallinari 2009 : 4). Celle-ci est intrinsèque à l’œuvre qui oscille d’un côté entre l’histoire du Québec et celle de Laferrière dans son expérience migratoire et de l’autre, la période contemporaine où la sociologie du Québec change de visage avec l’arrivée de migrants. L’écriture elle, tente de réaliser un autre impossible : celui de définir la place de l’auteur dans son champ discursif et dans la société. Elle est dès lors caractérisée […] par des « petits moments » existentiels consacrés au « faire artistique » et marqués par des activités de création, telles que (indépendamment des époques) prendre des notes dans les espaces de relation sociale, effectuer des recherches, lancer des discussions, oser des expérimentations, observer des comportements, inscrire les traces des êtres et des choses, enregistrer des rêves et fantaisies, penser l’œuvre, etc. – ou, simplement, écrire en fonction des paramètres esthétiques-culturels caractéristiques de moments historiques diversifiés. (Gallinari 2009 : 4-5) Ces activités (la sortie au café où Laferrière prend des notes dans son carnet noir, où Mongo le retrouve pour discuter avec lui ; les chroniques à la radio pour parler de questions liées à l’actualité québécoise et mondiale) constituent la réalisation d’une écriture paratopique dans une période (d’incertitude voire d’inquiétude) où la question migratoire occupe toutes les instances sociopolitiques. Surtout, elle advient à l’instigation d’un auteur (Laferrière) soucieux de prendre part au débat actuel sur l’immigration au Québec mais aussi de « construire le territoire de son œuvre » (Maingueneau 2004 : 85) par un discours constituant à travers lequel il redessine les multiples facettes de son identité. L’écriture devient ainsi l’écotone où confluent l’auteur et l’univers de son œuvre, dans une relation paradoxale où celui-ci redécouvre à

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travers elle l’altérité de son propre visage et tente de reconstruire les différentes facettes de son identité et celle de la société. Ainsi, Laferrière s’exprime dans ces termes : Je crois avoir fait un petit livre assez spontané où j’ai laissé mes expériences remonter tranquillement à la surface. J’ai noté chaque idée ou image qui m’a traversé l’esprit. Juste des notes qui pourront aider, j’espère, un jeune homme qui vient d’arriver à Montréal. Les gens qui n’ont jamais quitté leur pays ne peuvent savoir ce qu’il coûte de se retrouver dans un jeu dont on ignore les règles. (Mongo : 191) Au « faire artistique » s’adjoint la volonté pour l’auteur de construire « le territoire de son œuvre » à travers une anamnèse tranquille. Son écriture prend en charge à la fois les possibles préoccupations de tout sujet migrant – aussi celle de Mongo, son alter ego – mais s’attache également à informer la société d’accueil sur les difficultés et les douleurs de l’exil. Ainsi se forme l’écotone dans une triangulation paratopique (Laferrière, son œuvre et la société) où s’élaborent les nouvelles identités individuelles et collectives. À la question de savoir pourquoi il a écrit le roman, Laferrière répond : « pour tenter de mieux connaître ce monde agité qui m’entoure, mais surtout que ça me donne la possibilité d’écrire » (Mongo: 191). Ainsi se construit l’ethos de l’écrivain à travers « l’ethos de la littérature comme appréhension, arpentage et lecture différenciée du monde » (Berrouët-Oriol 2013).

22 L’autre visage de lui-même se révèle aussi dans son identité d’écrivain. Celle-ci n’est pas révélée a priori ; son accès se fait de manière non immédiate. Pour marquer ce schéma de transparence et d’opacité, Laferrière situe l’accès au visage de l’écrivain dans les confidences du carnet noir : La vie d’un écrivain se résume à ce mélange d’encre et de sang. Un jour, c’est un peu de sang dans beaucoup d’encre, et le jour suivant c’est un peu d’encre dans beaucoup de sang. Un sang d’encre. Donc un seul conseil, si jamais tu ne te dérobes pas face à ce destin d’écrivain que je pressens : n’écoute pas les sirènes du passé qui te promettent souvent un confort identitaire. Cherche plutôt à te mettre en danger en prenant un chemin inédit. (Mongo : 158) Le visage de l’un et de l’autre se retrouvent dans la métaphore du sang d’encre, dans l’unidualité du sujet migrant dont l’identité prend les chemins inédits des écotones aux apports composites. Le visage de l’un et de l’autre, celui de Mongo et de Laferrière se réalisent dans une hétéronomie qui est fonction d’un champ perceptif nouveau : lieu de rencontre et de germination pour que les questions migratoires se résorbent dans des fraternités relationnelles.

Conclusion

23 Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo propose une manière d’appréhender ce qui semble être la question majeure de ce début de XXIe siècle : la question migratoire et ce qu’elle révèle de « notre impossibilité à envisager l’unité-diversité, les solidarités conflictuelles, les ruptures qui rassemblent, les écarts convergents : une complexité que seule l’idée d’une mise en Relation peut nous aider à fréquenter » (Chamoiseau 2013 : 15).

24 Le roman, par le biais de la double appartenance, déploie une structure du champ perceptif susceptible de révéler la possibilité de construire un espace de convergence d’identités. Par la convocation de personnages représentant des personnalités politiques québécoises, Laferrière pose l’unidualité et l’hétéronomie comme

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fondements d’une éthique nouvelle et d’une subjectivité nécessaire pour construire une nouvelle communauté.

25 Par ailleurs, l’écriture du roman pose le paratexte comme seuil du texte permettant des inférences lectoriales du titre et de la page de couverture du roman pour doter le sujet migrant – Mongo – et le Québec, sa société d’accueil, d’outils de compréhension mutuelle et de construction d’un lieu commun. Ces outils qui ont pour nom : relativisme, subjectivités alternatives, responsabilité et transgression de la frontière entre le réel et la fiction, s’avèrent nécessaires à l’édification d’une éthique du visage permettant la rencontre avec soi et avec l’autre. Celle-ci est également orchestrée au cœur d’un lieu paratopique – l’écriture – où confluent l’auteur et son univers romanesque pour reformuler les identités multiples de l’écrivain et de la société qu’il évoque.

26 Enfin, Tout ce qu’on ne te dira pas, Mongo mobilise une langue composite qui établit des « zones de contact » entre le visage de l’un et de l’autre, celui de Mongo et celui de Laferrière, celui de l’homme et celui de l’écrivain dans un schéma de transparence et d’opacité. La récursivité des identités procède d’un champ perspectif nouveau qui suggère l’édification d’un lieu commun communautaire. Il convient de citer Laferrière une dernière fois : « La littérature est là pour dire que nous ressentons les choses de la même manière quels que soient les climats, les paysages, les classes, les races, les sexes et les religions. L’émotion pure est interchangeable et unique malgré tout » (Mongo : 249). C’est dans ce propos que le roman réalise l’ultime tentative de construire un espace commun fait d’apports composites, le visage de l’un et de l’autre : l’écotone où se constituent les nouvelles identités relationnelles.

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NOTES

1. L’emploi ici du mot n’est pas anodin : le territoire est souvent perçu par les nationaux comme un espace fermé devant être protégé dans son intégrité politique, sociale et culturelle alors qu’il peut aussi être un lieu fragmentaire, susceptible d’être déterritorialisé. 2. La forme abrégée « Mongo » sera désormais utilisée pour les mentions du titre. 3. Dans ses travaux, Edgar Morin attribue à l’homme une dimension ambivalente qui en fait un « être à la fois biologique, naturel et cérébral d’une part, culturel, social et spirituel de l’autre, l’un étant inséparable de l’autre » (cité dans Wulf 2008 : 264). 4. Dominique Maingueneau, citant Gérard Genette précise que le paratexte est destiné à « rendre présent le texte, pour assurer sa présence au monde, sa “réception” et sa consommation » (1996 : 60). 5. Selon Mikhaïl Bakhtine, « L’homme ne coïncide jamais avec lui-même » (1970 : 97). 6. Jean-Paul Sartre, dans « Orphée noir », souhaitait à ses contemporains « de ressentir comme [lui] le saisissement d’être vus » (Sartre 1948).

RÉSUMÉS

Cet article élabore une réflexion sur le visage de l’autre conçu comme écotone dans le roman de Laferrière, à savoir un lieu où la singularité de l’un et de l’autre se rencontrent pour construire une autre vision du monde qui repose sur des valeurs convergentes. L’éthique du visage d’Emmanuel Levinas permet de mener cette réflexion qui interroge également une écriture composite et paratopique à envisager comme lieu d’inscription et d’interprétation des signes écotoniques dans l’œuvre, d’interrogation et de (re)formation des identités individuelles et collectives et d’élaboration d’une nouvelle communauté composite.

This article analyses the conception of the face of the other in Laferrière’s novel as an ecotone, that is, a place where two individuals meet in order to build a renewed vision of the world based on their converging values. This analysis is informed by Emmanuel Levinas’ ethics of the face. It considers composite and paratopic writing as a place where ecotonic signs in the novel are inscribed and may be interpreted. These signs serve to question and (re)-shape individual and collective identities and to create a new composite community.

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INDEX

Keywords : face, the other, Laferrière (Dany), Levinas (Emmanuel), ecotone, migration, exile, identity Mots-clés : visage, l’autre, Laferrière (Dany), Levinas (Emmanuel), écotone, migration, exil, identité

AUTEUR

EMMANUEL MBÉGANE NDOUR University of the Witwatersrand

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