L'ÉLECTION MOUVEMENTÉE DE MONTESQUIEU A L'ACADÉMIE FRANÇAISE

Ce fut une curieuse élection, peut-être le modèle des élections académiques : toutes les intrigues, les combinaisons, les manœuvres de la dernière heure, les mesures d'intimidation, les chausse-trapes, les marchandages s'y retrouvent. Et n'y a-t-il pas de quoi récon• forter dans l'avenir les candidats les plus transis ? Elu à vingt-sept ans à l'Académie de Bordeaux, le jeune président à mortier du Parlement de Guyenne songe-t-il déjà à l'autre Aca• démie, celle de Richelieu qu'il n'aime guère, pendant qu'il rature, biffe, corrige, refait les dernières Lettres Persanes ? Les académi• ciens n'échappent pas aux traits d'Usbek et de Rica. « J'ai ouï parlé, écrit ce.dernier, d'une espèce de tribunal qu'on appelle l'Académie française. Il n'y en a point de moins respecté dans le monde ; car on dit qu'aussitôt qu'il a décidé, le peuple casse ses arrêts, et lui impose des lois qu'il est obligé de suivre... Ceux qui le composent n'ont d'autres fonctions que de jaser sans cesse : l'éloge va se placer comme de lui-même dans leur babil éternel ; et sitôt qu'ils sont initiés dans ses mystères, la fureur du panégyrique vient les saisir et ne les quitte plus... » Le livre paraît en 1721, sans nom d'auteur, sous la rubrique de libraires d'Amsterdam et de Cologne. Le succès est immédiat, foudroyant : quatre éditions dans Tannée et quatre contrefaçons. L'attrait est double : l'actualité brûlante du fond et l'ironie incisive de la forme. Comme le dit Sainte-Beuve : « Les Lettres Persanes, avec tous leurs défauts, sont un des livres de génie qu'a produits notre littérature ». Celui-ci vient à son heure. Louis XIV ente-rré, Mme de Maintenon évanouie, la cour du Régent prend résolument le contre-pied de la bigoterie, du respect, de l'hypocrisie. Le libertinage, l'effronterie, le cynisme sont permis, et même recommandés, pourvu qu'ils restent spiri• tuels. Montesquieu a joué gagnant : mais il n'a pas encore signé les Lettres. ÉLECTION MOUVEMENTÉE DE MONTESQUIEU 499

L'année suivante, le Parlement de Bordeaux envoie son Pré• sident à Parié protester auprès du Chancelier de contre l'impôt de 40 sols levés par le gouvernement sur chaque tonneau sortant de Guyenne. C'est déjà la taxe sur les vins bien tentante dans les difficultés financières où se débattent tous les régimes. Au sortir de l'audience le chancelier présente Montesquieu au Régent. Le nom de l'auteur des Lettres Persanes est sur toutes les lèvres. — Monsieur le Président, dit le duc d'Orléans, votre livre est plein de bonnes choses, que vous a-t-il coûté à composer ? — Le papier, Monseigneur, L'accent est légèrement gascon, la voix claire, un peu haute. Le Régent, réprimant un sourire, a mieux regardé son interlocu• teur. Le Président paraît plus grand qu'il n'est en réalité, svelte, nerveux, mince, presque maigre. Le visage est long, le front élevé, le nez • fortement dessiné, la bouche fine et sensuelle ensemble : un profil de médaille. Mais les yeux surtout attirent et retiennent, pleins de feu, de soleil et, en ee moment, d'une malice à peine railleuse. « Je m'éveille le matin avec une joie secrète de voir la lumière, a-t-il avoué, je vois la lumière avec une espèce de ravisse• ment, et tout le reste dû jour je suis content ». Ce ravissement, Montesquieu l'emporte de La Brède à où il fait désormais de nombreux séjours et ses interlocuteurs, même inconsciemment, en subissent la griserie. Il fréquente l'Hôtel de Soubise où le bibliothécaire du cardinal de Rohan réunit chaque semaine les gens de lettres. Mais un Jésuite, un certain père Tour- nemine, directeur du Journal de Trévoux, omnipotent et autori• taire, fait la loi, et le Président, qui ne goûte guère les ukases, ne tarde pas à abandonner l'Hôtel de Soubise. Il préfère le club de l'Entresol, où il rencontre le Président Hénault, l'abbé de Saint- Pierre, d'Argenson, et les salons : ceux de Mme de Tencin, de Mme du Defïand, de Mme d'Aiguillon. Surtout celui de la marquise de Lambert — l'antichambre de l'Académie française. Montesquieu plaît aux femmes parce qu'il les aime et parce qu'il les amuse avec sa conversation brillante, sa verve railleuse. Cet accent qu'il cultive avec soin ajoute aux images, aux traits qui ont la saveur de son pays de vignes. Toutes les femmes sont pour lui, les jeunes, les vieilles, et même les laides. N'a-t-il pas écrit : « Dans les jeunes femmes la beauté supplée à l'esprit, dans les vieilles l'esprit supplée à la beauté », et, « les femmes peu belles ont souvent des grâces, 500 LA REVUE il est rare que les belles en aient ».. Et tout le monde sait qu'en ce temps-là les femmes font les élections... En 1725, Montesquieu, sans peine et sans effort, est élu, raconte d'Argenson dans les Loi• sirs d'un ministre : « Ces dames par reconnaissance, et ses amis par erreur de goût, le firent nommer de l'Académie française. Il pré• para son discours de réception. Fontenelle devait lui répondre comme directeur et lui remit la harangue qu'il se proposait de lire à cette occasion. Je donnerais presque la tirade de Voltaire sur l'abbé Trublet, de qui nous savons ces détails, pour trouver le chef- d'œuvre de sagacité et de finesse que ce devait être ; car il est perdu et n'a pas été prononcé. En effet, quelques envieux invoquèrent le statut qui défendait de recevoir des membres non résidents à Paris ; et l'élection de Montesquieu fut invalidée ». Cependant, les registres de l'Académie française ne portent trace ni de cette première élection ni de cette invalidation. Le lundi

5 mars 1725u« la Compagnie apprend la mort de M. l'abbé de Roquette, l'un des quarante, arrivée après une longue maladie dans laquelle il a toujours fait voir beaucoup de fermeté et de résignation ». Elle le remplace le 3 mai par Mgr d'Antin, évêque et duc de Langres. C'est.le seul siège vacant au cours de l'année. Mais l'histoire rapportée par d'Argenson d'une plume acide ne peut être une invention : le cardinal de Fleury y fera allusion au moment de la seconde candidature de Montesquieu. Voilà donc celui-ci retourné à Bordeaux. Cette charge que l'Académie lui reproche va lui fournir cette même année l'occasion d'une leçon magistrale. Le 11 novembre 1725, àia rentrée du Parle• ment de Guyenne, le Président va définir les devoirs et les charges, les qualités et les vertus des magistrats et des juges. Danst des phrasés lapidaires, serrées, concises, des formules ramassées qui annoncent VEsprit des Lois, il flétrit l'impunité, les lenteurs, les abus des mœurs judiciaires. « II faut encore que la justicesoit prompte... Souvent Vinjustice n'est pas dans le jugement, elle est dans les délais ». Ce discours éblouissant qui, jusqu'à la Révolution de 1789, devait être réimprimé chaque année par ordre du Parlement de Guyenne et vendu à la porte du Palais de Justice, est en quelque sorte l'adieu et le testament du Président. En effet, le 8 juillet 1726, il vend sa charge à M. d'Albessard, mais il réserve le droit de son fils (qui n'a que dix ans) à la mort de l'acquéreur — prudence gasconne — et s'installe six mois par an dans un petit appartement de la rue Saint- Dominique. ÉLECTION MOUVEMENTÉE DE MONTESQUIEU 501

« M. le Président a quitté sa charge pour que sa non résidence à Paris ne fût point un obstacle à ce qu'il fût reçu à l'Académie », remarque d'Argenson qui note le prétexte invoqué : un grand ouvrage sur les lois. Et il ajoute : « Le Président Hénault, en quittant la sienne, en avait donné la même raison. On plaisanta alors sur ces messieurs en disant qu'ils quittaient leur métier pour aller l'apprendre. » •• Il ne manque plus qu'un siège à pourvoir. C'est le vieil ami de Montesquieu, M. Louis de Sacy, avocat au Parlement de Paris et traducteur de Pline le Jeune, qui va avoir la délicatesse de lui laisser sa place, le 26 octobre 1727. Le consacre au mort un long article, presque une oraison funèbre, où il loue son humanité, sa science, ses dons, même les plus rares : la simplicité et le désintéressement. Et la campagne académique de Montes• quieu habilement et adroitement s'engage sous l'égide de la mar• quise de Lambert. * * * L'Académie française compte alors un nombre imposant de gens d'Eglise — dix-huit —- contre deux maréchaux, quelques ducs, plusieurs hauts fonctionnaires et une petite demi-douzaine de gens de lettres. Trois cardinaux, six évêques, neuf abbés : telles sont les voix ecclésiastiques que Montesquieu devra gagner. Il est vrai que l'abbé de Saint-Pierre a été radié neuf ans plus tôt, à l'occa• sion de sa Polysynodie jugée injurieuse pour Louis XIV par des confrères trop heureux de se débarrasser d'un raseur et d'un gaffeur, et qu'il ne vote plus. L'abbé Dubos est secrétaire perpétuel. Et le maréchal d'Estrées, grand ami de l'ex-président à mortier, directeur en exercice. C'est une chance. Quels sont les concurrents de Mon• tesquieu ? Le garde des Sceaux Chauvelin : un fonctionnaire. Et l'avocat Mathieu Marais, le candidat du président Bouhier et de Fabb'é d'Olivet : beaucoup plus dangereux. Mais l'Académie tient-elle à réserver un fauteuil à une caté• gorie donnée et à remplacer un avocat par un avocat ? Si oui, elle ne saurait mieux choisir. Mathieu .Marais, avocat au Parle• ment de Paris, ami de La Fontaine dont il a écrit une vie encore inédite, de Boileau dont il a tracé un portrait non conformiste, est un de ces grands bourgeois de Paris, curieux de tout, humaniste raffiné, volontiers frondeur, mordant, amateur de pittoresque, d'ironie, d'esprit, et qui a laissé une correspondance et un Journal du temps de la Régence et du règne de Louis XV, le document le 502 LA REVUE plus vivant, le plus coloré et le plus naturel sur les grands person• nages — et les. autres — que l'histoire s'obstine à pétrifier et à embaumer. Mathieu Marais, par surcroît, atteint de goutte, gra- velle et sciatique qui n'ont en rien altéré son humeur volontiers narquoise, n'est plus très jeune — soixante-deux ans — et désire ardemment être académicien, alors que Montesquieu, de vingt- quatre ans son cadet, a toutes les chances d'appartenir un jour à l'Illustre Compagnie. Seulement l'avocat ne fréquente pas le salon de la marquise de Lambert... « Vous allez être occupé à une élection à l'Académie, écrit-il le 2 novembre à son protecteur, le Président Bouhier : M. de Sacy est mort ; sa traduction de Pline est excellente, mais ce qu'il a produit de son fonds n'est pas si bon, et son traité de VAmitié fut terrible• ment critiqué dans le Journal des Savants lorsqu'il parut ; on m'a dit qu'il s'en est vengé par un Discours sur la mort du Président Cousin, auteur du Journal. M. Despréaux ne pouvait souffrir cette amitié toute païenne et où il n'y a pas un mot du christianisme ; à l'égard de ses Mémoires et Factums, il s'en faut bien peu que tout soit égal, le médiocre est bien proche du bon, et la précision n'était pas son amie... » Sans avoir l'air d'y toucher, Mathieu Marais a la dent dure et, s'il avait succédé à M. de Sacy, on peut imaginer que son discours n'eût pas été un simple panégyrique... « On parle de. lui faire succéder M. le Président de Montesquieu, qui a certai• nement beaucoup d'esprit et de mérite, continue-t-il prudemment, duquel vous jugerez mieux que moi... » Mais la campagne du président s'avère plus difficile qu'on aurait pu le croire. « M. de Montesquieu n'est pas encore nommé, s'éton• ne Mathieu Marais le 24 novembre. On lui dit : « Si vous avez fait les Lettres Persanes il y en a une contre le corps de l'Académie et ses membres. Si vous ne les avez pas faites, qu'avez-vous fait ?» Des discours au Parlement de Guyenne, — même celui du 11 no• vembre 1725, — des communications à l'Académie de Bordeaux, le Traité des Devoirs, de la Politique, le Dialogue de Sylla et d'Eucrate : cela ne constitue pas, en effet, des titres académiques bien sérieux !... Et si Montesquieu peut sans dommage renier ce Temple de Gnide — monument de fadeurs aux colonnes de guimauve — qui n'ajoute rien à sa gloire, il faut qu'il reconnaisse les Lettres Persanes. Son concurrent Mathieu Marais a raison. D'ailleurs l'on peut être sûr que le protecteur de l'Académie, le cardinal de Fleury, ne les a point lues. ÉLECTION MOUVEMENTÉE DE MONTESQUIEU 503

C'est alors que le Père Tournemine rentré en scène. Le vindica• tif Jésuite n'a pas oublié l'impertinence du Président au temps où il fréquentait tous les deux l'Hôtel de Soubise. Le cardinal de Fleûry n'a pas le temps de lire. Qu'à cela ne tienne ! Le Père Tour• nemine lira pour lui. Et il compose à sa façon un extrait des Lettres Persanes, insistant perfidement sur tout ce qui devrait être tu, notamment sur le chapitre Le Pape et le Roi, où il souligne d'un trait lourd les arabesques et la verve légère d'Usbek et de Rica. Et le travail du Jésuite, l'encre à peine séchée, est déposé sur la table du cardinal de.Fleury. Le jeudi 11 décembre 1727, les académiciens se réunissent pour le scrutin de proposition — au XVIII6 siècle il y a en effet deux scrutins — où ils votent au moyen de boules blanches et noires. Mais comme dans les cercles d'aujourd'hui les boules noires ont plus que la valeur d'unité : au-dessus de vingt voix il suffit de sept boules noires pour annuler l'élection. Quand le directeur de l'Aca• démie, le maréchal d'Estrées, arrive il trouve ses confrères très agités. L'abbé d'Olivet jubile : « Nous avons appris, dit-il, que les Lettres Persanes déplaisaient à M. le Cardinal ministre, que Son Eminence s'en était expliquée, et que si nous nommions le Gascon, le Roi vraisemblablement refuserait son agrément ». Pour Montes• quieu, c'est l'échec certain, peut-être définitif. ' Le maréchal d'Estrées, consterné, estime qu'il faut avant tout gagner du temps. Comme les académiciens ne* sont que dix-huit et que le quorum de vingt voix exigé par les statuts pour procéder à une élection n'est pas atteint, l'un d'eux, peut-être l'abbé de Mongault, tout dévoué à Montesquieu, réussit à faire reporter le scrutin de proposition aù 20 décembre. D'ici là le maréchal d'Estrée pourra manœuvrer utilement et activement... Mais n'est-ce pas la première fois qu'une intervention politique de la royauté se manifeste aussi ouvertement dans les affaires de l'Académie ? Le cardinal de Richelieu n'aimait pas Corneille. Louis XIV goûtait peu la muse trop libre de La Fontaine. Le car• dinal de Fleury poursuit bien autre chose à travers la candidature controversée de Montesquieu : toute une liberté nouvelle de cri• tiquer les fondements de l'État et de la société et jusqu'à cette tournure d'esprit philosophique dont la légèreté dissimule la pro• fondeur. Mais il y a un moyen de tourner l'obstacle. Le maréchal d'Estrées, en stratège consommé, va s'y employer. L'intéressé, cependant, ne se doute pas du danger. Le Mercure 504 LA REVUE de France de décembre 1727 vient de publier, toujours sans nom d'auteur, Le Voyage à Vue de Paphos, de la même inspiration que le Temple de Grade, mais d'une exécution supérieure, et qui doit lui rallier tous les amis des Condés encore puissants à la cour. Aussi le maréchal d'Estrées se heurte-t-il à la susceptibilité de Montesquieu, piqué au vif, et qui déclare tout de go qu'il va partir pour l'étranger, s'y établir même, puisque son pays le dédaigne. « Je n'avais pas besoin d'être consolé par des grâces », déclare-t-il agacé. Un dîner de condoléances lui a été offert par la marquise de Lam• bert. Et cette peste d'abbé d'Olivet a trouvé moyen d'y assister : « J'étais si peu suspect, raconte-t-il impoliment, que M. l'abbé Mongault, ayant ramassé tous les principaux amis du Gascon, commensaux de la Vieille, j'ai été du dîner... » Le directeur de l'Académie s'applique alors à organiser une entrevue entre le car• dinal de Fleury et l'auteur des Lettres Persanes. Si celui-ci veut bien s'en donner la peine, il saura rassurer, promettre, séduire, triom• pher. * * * Que s'est-il passé exactement au cours de cette audience mémo• rable ? Voltaire, dans le Siècle de Louis XIV, a donné sa version : « Alors Montesquieu, écrit-il, prit un tour fort adroit pour mettre le ministre dans ses intérêts : il fit faire en peu de jours une nouvelle édition de son livre-dans lequel on retrancha ou on adoucit tout ce qui pouvait être condamné par un cardinal ou par un ministre. M. de Montesquieu porta lui-même l'ouvrage au cardinal qui ne lisait guère, 'et qui en lut une partie : cet air de confiance, soutenu par l'empressement de quelques personnes en crédit, ramena le cardinal, et Montesquieu entra à l'Académie... » Les critiques du xixe siècle, Sainte-Beuve en tête, ont nié la version de Voltaire comme incompatible avec le caractère de Montesquieu. Mais lorsque parut le Siècle de Louis XIV, Mon• tesquieu vivait encore et il ne semble pas qu'il ait élevé la plus légère protestation. Bien mieux, d'Alembert, dans YEloge de Mon• tesquieu qu'il avait publié en tête des volumes de l'Encyclopédie, après la mort de celui-ci, affirmera que l'imprimeur étranger est seul responsable des inventions introduites dans la première édi• tion des Lettres Persanes, ce qui est manifestement faux. Le très important dossier manuscrit concernant les Lettres Persanes, pro• venant de la bibliothèque de M. Gérard de Berny et vendu à la ÉLECTION MOUVEMENTÉE DE MONTESQUIEU 505 galerie Charpentier le 27 novembre dernier, donne dès précisions sur les corrections apportées par Montesquieu, mais elles sont datées de 1754. Le titre d'un des manuscrits de 102 pages in-4° est révélateur : « Corrections des Lettres Persanes sur la première édi• tion imprimée à Cologne chez Pierre Marteau en 1721 en deux volumes in douze ». Un autre manuscrit de 98 pages in-folio corrige encore ces corrections avec la mention Dernière copie, et de nombreuses annotations sont de la main de Montesquieu. Ce même dossier contient le texte des dix Lettres Persanes qui n'avaient pas paru en 1721 dont la 77e en un manuscrit autographe original d'une page in quarto. Nulle part Montesquieu n'accuse son éditeur de falsifi• cation ni d'invention. Mais d'Alembert ne pouvait contredire la ver• sion officielle qui avait permis l'entrée du Gascon à l'Académie... Il est possible qu'avec son éloquence, son esprit, sa verve, le président ait désarmé le cardinal, sacrifiant quelques pages pour sauver l'essentiel. Fleury, qui ne connaissait les Lettres Persanes que par le rapport venimeux du Père Tournemine, s'engagea-t-il à lire.le texte authentique ? Il avait assez d'esprit pour en goûter l'agrément. Mais, pour le commun des mortels qui n'étaient pas dans le secret des dieux ni dans.les confidences des Immortels, Montes• quieu semblait bien avoir perdu la partie. « Monsieur le Président a remercié l'Académie le jour même qu'elle était assemblée pour l'élire, écrit, le 17 décembre, Mathieu Marais au Président Bouhier. C'est M. le maréchal d'Estrées qui a apporté le. remerciement. (Trop de précision nuit !) Je sais certainement qu'il a été tracassé pour les Lettres Persanes, que le cardinal a dit qu'il y avait dans ce livre des satires contre le gouvernement passé et la Régence, que cela marquait un cœur et un esprit de révolte, qu'il y avait aussi de certaines libertés contre la religion et les mœurs et qu'il fallait désavouer ce livre. Le pauvre père n'a pu désavouer ses enfants, quoique anonymes ; ils lui tendaient leurs petits bras persans, et if leur a sacrifié l'Académie. » Et Mathieu Marais cherche d'autres candidats : l'abbé de Rothelin, le garde des Sceaux, sans compter lui-même... Le samedi 20 décembre, s'ouvre le scrutin de proposition. Le maréchal d'Estrées a fait l'impossible en faveur de son ami Montes• quieu : il a circonvenu les uns, intimidé les autres, discuté avec tous ses confrères. Mais la lutte reste chaude. L'abbé d'Olivet donne le compte rendu de la séance au Président Bouhier qui ne 506 ' LA REVUE

s'est pas dérangé pour venir voter : « Le Président l'a emporté... Depuis ce que je vous ai mandé, il était allé voir le cardinal. Ce qui s'est dit entre eux est lettre close jusqu'à présent. Mais le cardinal, dès mardi, écrivit au maréchal d'Estrées, directeur, qu'après les éclaircissements que le Président lui avait donnés, il n'empêchait point l'Académie d'élire qui bon lui semblerait. Il y a eu boules noires (et d'abord la sienne !) comme bien vous pensez, mais non en assez grand nombre pour faire pluralité. Cette affaire n'a pas laissé de faire du bruit dans Paris. Le tort qu'elle faisait au Président, dont elle ruinait absolument la réputation, a touché quelques-uns des nôtres qui ont trouvé plus doux d'exposer l'honneur de la Compa• gnie que de consentir à la flétrissure de ce fou. Pour moi, je n'ai eu pour confident de mes pensées que mon ange gardien... » Les votants étaient au nombre de dix-neuf et, avant de se séparer, le bureau fait adopter la motion suivante : « Désormais il faudrait être assemblé au moins au nombre de quinze pour procéder au second scrutin et, si l'on se trouvait en moindre nombre le jour auquel il serait indiqué, on remettrait ce scrutin à un autre jour ». Est-ce une nouvelle menace contre Montesquieu ? Mathieu Marais, ayant eu vent du scrutin secret du 20 décembre, écrit le 23 au Président Bouhier : « Je ne sais pas encore la porte par où M. le Président de Montesquieu est rentré, mais il est rentré. Aurait-il désavoué ses enfants, et ma figure des petits bras persans ne. serait-elle qu'une figure ? Que ne ferait-on point pour être d'un corps dont vous êtes ? » Le Président Bouhier, qui n'était pas venu soutenir son candidat, lui devait prodiguer consolations et pro• messes car, le 29, Mathieu Marais, exultant, le remerciait de l'avoir nommé in petto de l'Académie française, terminant $ur ce coup de griffe qui aurait enchanté Voltaire : « Du reste, je ne sais point encore comment les portes fermées se sont rouvertes ; on aura peut-être abjuré les Lettres après les avoir avouées, sauf à abjurer l'abjura- •tion entre amis, et combien de peines cela n'aura-t-il point données ? »

* *

La date du 5 janvier 1728 a été retenue pour le scrutin d'élec• tion. Le matin même, de Marly, le cardinal de Fleury, toujours avisé et prudent, fait porter cette lettre à l'abbé Dubos, secrétaire per• pétuel : «... Il y a de certaines choses qu'il vaut mieux ne pas appro• fondir par les suites qu'elles pourraient avoir, et, si l'on voulait ÉLECTION MOUVEMENTÉE DE MONTESQUIEU 507

aller plus loin, on n'en dirait pas assez ou on en dirait trop. La soumission de M. le Président de Montesquieu a été si entière, qu'il ne mérite pas qu'on laisse aucun vestige de ce qui pourrait porter quelque préjudice à sa réputation, et tout le monde est si instruit de ce qui s'est passé, qu'il n'y a aucun inconvénient à craindre du silence que gardera l'Académie... Voilà mon sentiment, et je ne prétends pourtant point le donner comme une décision. Je serais bien fâché de vouloir jamais m'ériger en juge de ce que pourra faire la Compagnie. En général, je ne puis m'empêcher de penser que le parti de prévenir les tracasseries est toujours le plus prudent... » L'intervention politique de la royauté dans les affaires acadé• miques tourne court. Tout rentre dans l'ordre et l'usage. Mais les adversaires du récit de Voltaire devraient bien méditer sur cette assurance du cardinal qui laisse un peu rêveur : la soumission de M. le Président de Montesquieu a été si entière... Quoi qu'il en soit l'abbé Dubos peut rassurer ses confrères. Ils ne sont venus que seize. Un de plus qu'il ne faut désormais pour valider l'élection. Montesquieu a la pluralité des suffrages. Et la séance de réception est fixée dix-neuf jours plus tard, au 24 janvier !.. J'ai eu la curiosité de rechercher le discours de Montesquieu. Et ma surprise a été grande de le trouver si bref : à peine six pages in 8°... Dix minutes pour une lecture circonstanciée en détachant chaque phrase. Peut-être les prochains récipiendaires pourraient- ils prendre exemple sur cette discrétion inappréciable ?... Montesquieu trouve cependant moyen, en quelques lignes, de tracer le portrait de M. de Sacy : « Il joignait à un beau génie une âme plus belle encore : les qualités de l'esprit n'étaient chez lui que d'ans le second ordre ; elles ordonnaient le mérite, mais ne le fai• saient pas ». Dans son œuvre, « le grand homme ne s'y montre jamais qu'avec l'honnête homme ». Et il fait à travers lui l'éloge du barreau Avec quelle noblesse n'exerçait-il pas sa profession ! Tous ceux qui avaient besoin de lui devenaient ses amis. Il ne trouvait presque pour récompense, à la fin de chaque jour, que v quelques actions de plus. Toujours moins riche, et toujours plus désintéressé, il n'a presque laissé à ses enfants que l'honneur d'avoir un si illustre père... » De l'éloge de la vertu, Montesquieu passe insensiblement à celui des grands protecteurs. C'est la tradition et l'Académie fran• çaise n'y a jamais manqué. Et d'abord, le premier de tous : Riche- 508 LA REVUE lieu. Comment Montesquieu va-t-il se tirer de ce passage difficile ? En huit lignes il va impartialement faire le bilan de l'œuvre accom• plie par l'homme qu'il n'aime pas. Le futur auteur de VEsprit des Lois aiguise sa plume : « Vous nous étonnez toujours quand vous célébrez ce grand ministre qui tira du chaos les règles de la monarchie ; qui apprit à la France le secret de ses forces, à l'Espa• gne celui de sa faiblesse, ôta à l'Allemagne ses chaînes, lui en donna de nouvelles ; brisa tour à tour les puissances, et destina, pour ainsi dire, Louis le Grand aux grandes choses qu'il fit depuis ». C'est alors l'éloge de Louis XIV et du cardinal de Fleury. Pour célébrer la puissance et la gloire, Montesquieu trouve des accents presque lyriques. Mais n'exagère-t-il pas lorsqu'il appelle celui-ci « ce ministre nécessaire au monde, ce ministre tel que le peuple français aurait pu le demander au ciel » ? L'accent chantant souligne l'effet. Ose-t-on espérer qu'il se divertit infiniment après les avatars de sa campagne académique et qu'Usbek et Rica sourient derrière lui?- Vingt et un académiciens sont venus prendre séance dans l'assemblée publique qui se tient dans l'antichambre de l'Académie et écouter le discours de Montesquieu. Le directeur, un M. Malet ou Mallet, dont nul ne connaît plus le nom, avait la charge de rece• voir le nouvel élu. Il le fait avec hargne, suffisance et vigueur, s'éten- dant sur le panégyrique de son prédécesseur, multipliant les sous- entendus perfides et lui reprochant notamment l'insuffisance de ses titres. « Né dans une province où l'esprit, l'éloquence et la poli• tesse sont des talents naturels, lui assène-t-il avec roideur, connu par plusieurs dissertations savantes que vous avez prononcées dans l'Académie de Bordeaux, vous serez prévenu par le public si vous ne le prévenez. Le génie qu'il remarquera en vous le' déterminera à vous attribuer les ouvrages anonymes où il trouvera de l'imagi• nation, de la vivacité et des traits hardis ; et pour faire honneur à votre esprit, il vous les donnera malgré les précautions que vous suggérera votre prudence... » Et pour corser la séance, l'abbé d'Olivet lit ensuite interminablement son Eloge historique de M. de Racine... Quand on connaît la susceptibilité chatouilleuse de Montes• quieu, on ne s'étonne pas qu'il ait refusé de laisser imprimer son discours avec celui du directeur, comme le veut l'usage. Le 8 février, Mathieu Marais, toujours à l'affût des potins académiques, rensei• gnait le Président Bouhier absent de Paris : « Le Président de Mon- ÉLECTION MOUVEMENTÉE DE MONTESQUIEU 509 tesquieu donne sa harangue à part, ne l'ayant pas voulu joindre avec cette lettre de M. Malet qui est une satire. Je n'ai encore vu ni l'une ni l'autre ; toutes ces tracasseries me dégoûtent... » Elles dégoûtaient vraisemblablement davantage encore Mon• tesquieu qui ne mit pas beaucoup d'empressement à rejoindre ses confrères. Le Mercure de France de janvier 1728 avait, cependant, loué son très beau discours, sans un mot pour celui de M. Malet. Le nouvel élu ne vint que trois fois à l'Académie et n'ouvrit pas la bouche. Il est vrai que l'abbé d'Olivet, qui n'avait pas désarmé, lisait des morceaux choisis de son Histoire, à perte de voix. Ce mutisme déconcertait les académiciens et d'Argenson, toujours aimable, écrivait : « On a justement reproché à M. le cardinal de Fleury, si sage d'ailleurs, d'avoir montré à cette occasion une mollesse qui pourra avoir de grandes conséquences... » L'entrée des philosophes à l'Académie française ? Et à la suite de Montes• quieu l'arrivée dans l'Illustre Compagnie de Voltaire, de Buffon, de d'Alembert, de Marmontel ? Peut-être... Dans ce cas la mollesse s'appelle aussi prescience. Mais à l'Académie,française, qu'il jugeait futile, mondaine et désespérément littéraire, Montesquieu préférait l'Académie de Bordeaux, toujours prête à accueillir les dissertations philosophi• ques, les longs mémoires, les rapports scientifiques, les travaux solides. Le succès ne l'avait pas rendu indulgent. Il ne devait jamais oublier le machiavélisme du Jésuite qui avait bien failli le perdre dans l'esprit du cardinal de. Fleury. Pour se venger, chaque fois qu'on prononçait devant lui le nom du Père Tourne- mine, il prenait un air étonné et demandait, de sa voix haut per• chée : « Le Père Tournemine ? Qu'est-ce que le Père Tournemine" ? Je n'en ai jamais entendu parler... » A Paris, rien n'était sérieux. D'ailleurs, Montesquieu allait entreprendre son tour d'Europe. L'Esprit des Lois le possédait déjà et l'Académie française ne le reverrait plus, * * * Et Mathieu Marais ? On aimerait savoir que le concurrent sympathique de Montesquieu ait réussi à s'introduire dans la docte compagnie dont il rêvait. Hélas I cinq ans plus tard, l'avocat Normand ou Le Normand, très en cour parmi les académiciens et croyant son élection assurée, après le décès de Mgr d'Antin, 1

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évêque de Langres, avait refusé de faire les visites, prétendant que ses confrères du barreau « le trouveraient mauvais ». Barbier, dans son Journal, en novembre 1733, a raconté en long et en large l'inci• dent. « Comme la condition des visites est imposée à tous les aca• démiciens, parmi lesquels il y a des maréchaux de France, des ducs et pairs, des évêques, les premiers magistrats, cela a été considéré comme une hauteur déplacée de la part des avocats, et cela n'a servi qu'à confirmer la réputation de fierté qu'ils se sont acquis depuis quelque temps..„ » Pendant plus d'un demi-siècle, l'Académie devait manifester son ressentiment vis-à-vis du barreau. Le pauvre Mathieu Marais subit ce veto lancé contre une profession tout entière malgré le zèle de ses amis. De plus en plus infirme et malade, continuant à tenir avec esprit ce Journal indispensable à qui yeut connaître' la vie d'un temps, il devait s'éteindre en 1737. L'abbé d'Olivet, annonçant sa mort au Président Bouhier, s'indignait : « Depuis quarante ans, il mourait d'envie d'être de l'Académie. Ses désirs se réveillèrent plus que jamais quand son confrère, M. Le Normand, fit la sottise que vous savez. J'ai parlé de lui vingt fois en plein consistoire, nos quarante n'ont jamais voulu y entendre ; la plu• part ne le connaissaient pas seulement de nom. Et, cependant, la. vérité est qu'il valait infiniment mieux que plusieurs de ceux qui servent à remplir notre superbe liste... » Mais tout a une fin ici-bas, même les rancunes académiques. L'élection de Jean-Baptiste Target, juriconsulte et avocat réputé, devait sceller; le 13 janvier 1785, la réconciliation de l'Académie et du barreau. Et il est assez émouvant que les défenseurs de Louis XVI, de Malesherbes et de Sèze, aient appartenu tous les deux à l'Illustre Compagnie. Depuis lors, les avocats n'ont cessé de rattraper le temps perdu. Si, au xixe siècle, Tocqueville, Jules Favre, Emile OUivier — pour ne citer que les plus célèbres — sont élus à d'autres titres, un Berryer, un Rousse et u» Barboux ne doivent leur entrée à l'Académie française qu'à leurs plaidoiries et à leur talent d'avocat. Comme au xxe siècle un Henri-Robert et un Maurice Garçon. Et les brillants discours de réception, un tantinet plus long que celui de Montesquieu, ont dû faire tres• saillir d'aise les mânes de leur confrère, ce charmant Mathieu Marais qui ne fut pas de l'Académie...

PAULE HENRY-BORDEAUX.