L'élection Mouvementée De Montesquieu a L'académie Française
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L'ÉLECTION MOUVEMENTÉE DE MONTESQUIEU A L'ACADÉMIE FRANÇAISE Ce fut une curieuse élection, peut-être le modèle des élections académiques : toutes les intrigues, les combinaisons, les manœuvres de la dernière heure, les mesures d'intimidation, les chausse-trapes, les marchandages s'y retrouvent. Et n'y a-t-il pas de quoi récon• forter dans l'avenir les candidats les plus transis ? Elu à vingt-sept ans à l'Académie de Bordeaux, le jeune président à mortier du Parlement de Guyenne songe-t-il déjà à l'autre Aca• démie, celle de Richelieu qu'il n'aime guère, pendant qu'il rature, biffe, corrige, refait les dernières Lettres Persanes ? Les académi• ciens n'échappent pas aux traits d'Usbek et de Rica. « J'ai ouï parlé, écrit ce.dernier, d'une espèce de tribunal qu'on appelle l'Académie française. Il n'y en a point de moins respecté dans le monde ; car on dit qu'aussitôt qu'il a décidé, le peuple casse ses arrêts, et lui impose des lois qu'il est obligé de suivre... Ceux qui le composent n'ont d'autres fonctions que de jaser sans cesse : l'éloge va se placer comme de lui-même dans leur babil éternel ; et sitôt qu'ils sont initiés dans ses mystères, la fureur du panégyrique vient les saisir et ne les quitte plus... » Le livre paraît en 1721, sans nom d'auteur, sous la rubrique de libraires d'Amsterdam et de Cologne. Le succès est immédiat, foudroyant : quatre éditions dans Tannée et quatre contrefaçons. L'attrait est double : l'actualité brûlante du fond et l'ironie incisive de la forme. Comme le dit Sainte-Beuve : « Les Lettres Persanes, avec tous leurs défauts, sont un des livres de génie qu'a produits notre littérature ». Celui-ci vient à son heure. Louis XIV ente-rré, Mme de Maintenon évanouie, la cour du Régent prend résolument le contre-pied de la bigoterie, du respect, de l'hypocrisie. Le libertinage, l'effronterie, le cynisme sont permis, et même recommandés, pourvu qu'ils restent spiri• tuels. Montesquieu a joué gagnant : mais il n'a pas encore signé les Lettres. ÉLECTION MOUVEMENTÉE DE MONTESQUIEU 499 L'année suivante, le Parlement de Bordeaux envoie son Pré• sident à Parié protester auprès du Chancelier de France contre l'impôt de 40 sols levés par le gouvernement sur chaque tonneau sortant de Guyenne. C'est déjà la taxe sur les vins bien tentante dans les difficultés financières où se débattent tous les régimes. Au sortir de l'audience le chancelier présente Montesquieu au Régent. Le nom de l'auteur des Lettres Persanes est sur toutes les lèvres. — Monsieur le Président, dit le duc d'Orléans, votre livre est plein de bonnes choses, que vous a-t-il coûté à composer ? — Le papier, Monseigneur, L'accent est légèrement gascon, la voix claire, un peu haute. Le Régent, réprimant un sourire, a mieux regardé son interlocu• teur. Le Président paraît plus grand qu'il n'est en réalité, svelte, nerveux, mince, presque maigre. Le visage est long, le front élevé, le nez • fortement dessiné, la bouche fine et sensuelle ensemble : un profil de médaille. Mais les yeux surtout attirent et retiennent, pleins de feu, de soleil et, en ee moment, d'une malice à peine railleuse. « Je m'éveille le matin avec une joie secrète de voir la lumière, a-t-il avoué, je vois la lumière avec une espèce de ravisse• ment, et tout le reste dû jour je suis content ». Ce ravissement, Montesquieu l'emporte de La Brède à Paris où il fait désormais de nombreux séjours et ses interlocuteurs, même inconsciemment, en subissent la griserie. Il fréquente l'Hôtel de Soubise où le bibliothécaire du cardinal de Rohan réunit chaque semaine les gens de lettres. Mais un Jésuite, un certain père Tour- nemine, directeur du Journal de Trévoux, omnipotent et autori• taire, fait la loi, et le Président, qui ne goûte guère les ukases, ne tarde pas à abandonner l'Hôtel de Soubise. Il préfère le club de l'Entresol, où il rencontre le Président Hénault, l'abbé de Saint- Pierre, d'Argenson, et les salons : ceux de Mme de Tencin, de Mme du Defïand, de Mme d'Aiguillon. Surtout celui de la marquise de Lambert — l'antichambre de l'Académie française. Montesquieu plaît aux femmes parce qu'il les aime et parce qu'il les amuse avec sa conversation brillante, sa verve railleuse. Cet accent qu'il cultive avec soin ajoute aux images, aux traits qui ont la saveur de son pays de vignes. Toutes les femmes sont pour lui, les jeunes, les vieilles, et même les laides. N'a-t-il pas écrit : « Dans les jeunes femmes la beauté supplée à l'esprit, dans les vieilles l'esprit supplée à la beauté », et, « les femmes peu belles ont souvent des grâces, 500 LA REVUE il est rare que les belles en aient ».. Et tout le monde sait qu'en ce temps-là les femmes font les élections... En 1725, Montesquieu, sans peine et sans effort, est élu, raconte d'Argenson dans les Loi• sirs d'un ministre : « Ces dames par reconnaissance, et ses amis par erreur de goût, le firent nommer de l'Académie française. Il pré• para son discours de réception. Fontenelle devait lui répondre comme directeur et lui remit la harangue qu'il se proposait de lire à cette occasion. Je donnerais presque la tirade de Voltaire sur l'abbé Trublet, de qui nous savons ces détails, pour trouver le chef- d'œuvre de sagacité et de finesse que ce devait être ; car il est perdu et n'a pas été prononcé. En effet, quelques envieux invoquèrent le statut qui défendait de recevoir des membres non résidents à Paris ; et l'élection de Montesquieu fut invalidée ». Cependant, les registres de l'Académie française ne portent trace ni de cette première élection ni de cette invalidation. Le lundi 5 mars 1725u« la Compagnie apprend la mort de M. l'abbé de Roquette, l'un des quarante, arrivée après une longue maladie dans laquelle il a toujours fait voir beaucoup de fermeté et de résignation ». Elle le remplace le 3 mai par Mgr d'Antin, évêque et duc de Langres. C'est.le seul siège vacant au cours de l'année. Mais l'histoire rapportée par d'Argenson d'une plume acide ne peut être une invention : le cardinal de Fleury y fera allusion au moment de la seconde candidature de Montesquieu. Voilà donc celui-ci retourné à Bordeaux. Cette charge que l'Académie lui reproche va lui fournir cette même année l'occasion d'une leçon magistrale. Le 11 novembre 1725, àia rentrée du Parle• ment de Guyenne, le Président va définir les devoirs et les charges, les qualités et les vertus des magistrats et des juges. Danst des phrasés lapidaires, serrées, concises, des formules ramassées qui annoncent VEsprit des Lois, il flétrit l'impunité, les lenteurs, les abus des mœurs judiciaires. « II faut encore que la justicesoit prompte... Souvent Vinjustice n'est pas dans le jugement, elle est dans les délais ». Ce discours éblouissant qui, jusqu'à la Révolution de 1789, devait être réimprimé chaque année par ordre du Parlement de Guyenne et vendu à la porte du Palais de Justice, est en quelque sorte l'adieu et le testament du Président. En effet, le 8 juillet 1726, il vend sa charge à M. d'Albessard, mais il réserve le droit de son fils (qui n'a que dix ans) à la mort de l'acquéreur — prudence gasconne — et s'installe six mois par an dans un petit appartement de la rue Saint- Dominique. ÉLECTION MOUVEMENTÉE DE MONTESQUIEU 501 « M. le Président a quitté sa charge pour que sa non résidence à Paris ne fût point un obstacle à ce qu'il fût reçu à l'Académie », remarque d'Argenson qui note le prétexte invoqué : un grand ouvrage sur les lois. Et il ajoute : « Le Président Hénault, en quittant la sienne, en avait donné la même raison. On plaisanta alors sur ces messieurs en disant qu'ils quittaient leur métier pour aller l'apprendre. » •• Il ne manque plus qu'un siège à pourvoir. C'est le vieil ami de Montesquieu, M. Louis de Sacy, avocat au Parlement de Paris et traducteur de Pline le Jeune, qui va avoir la délicatesse de lui laisser sa place, le 26 octobre 1727. Le Mercure de France consacre au mort un long article, presque une oraison funèbre, où il loue son humanité, sa science, ses dons, même les plus rares : la simplicité et le désintéressement. Et la campagne académique de Montes• quieu habilement et adroitement s'engage sous l'égide de la mar• quise de Lambert. * * * L'Académie française compte alors un nombre imposant de gens d'Eglise — dix-huit —- contre deux maréchaux, quelques ducs, plusieurs hauts fonctionnaires et une petite demi-douzaine de gens de lettres. Trois cardinaux, six évêques, neuf abbés : telles sont les voix ecclésiastiques que Montesquieu devra gagner. Il est vrai que l'abbé de Saint-Pierre a été radié neuf ans plus tôt, à l'occa• sion de sa Polysynodie jugée injurieuse pour Louis XIV par des confrères trop heureux de se débarrasser d'un raseur et d'un gaffeur, et qu'il ne vote plus. L'abbé Dubos est secrétaire perpétuel. Et le maréchal d'Estrées, grand ami de l'ex-président à mortier, directeur en exercice. C'est une chance. Quels sont les concurrents de Mon• tesquieu ? Le garde des Sceaux Chauvelin : un fonctionnaire. Et l'avocat Mathieu Marais, le candidat du président Bouhier et de Fabb'é d'Olivet : beaucoup plus dangereux.