Je pr´ef`erevotre feuille `atous les livres de morale, `atous les trait´esd’´economiedomestique qui ont paru jusqu’`ace jour. Vous savez, Monsieur, que le meilleur livre ne peut rien ap- prendre `aceux qui ne savent pas lire. Il en est de mˆemeavec votre Journal. Si on le parcourt l´eg`erementet sans r´eflexion, c’est le code de toutes les folies et de toutes les bagatelles les plus absurdes. Votre Journal peut ˆetrele br´eviairedes fous; mais il peut ˆetreaussi le vade mecum du sage. Le tout est de savoir le m´editer,l’approfondir, le raisonner, et de tirer de vos raisonnements une cons´equenceraisonnable. Lettre d’un abonn´epubli´eepar le Journal des Dames et des Modes le 5 d´ecembre 1810.

Chapitre 3 L’apog´eede l’illustr´e dans le premier tiers du XIXe si`ecle

3.1 Le magazine sous Napol´eon: Moniteur officiel de la mode

Sous le Consulat et l’Empire, quand La M´esang`erer´egnaiten maˆıtresur les publications de mode, Napol´eonrecommandait la lecture du magazine, en d´epitde son m´eprisg´en´eralpour la gent journalistique et malgr´eson refus de tol´ereren la circulation d’un trop grand nombre de feuilles de presse.1 Il prit l’habitude d’appeler le Journal des Dames et des Modes, par analogie avec Le Moniteur Universel, le Moniteur officiel de la mode.2 Quand les dames de son entourage h´esitaient sur une question d’´etiquetteofficielle, il conseillait : “Voyez le journal La M´esang`ere - ce doit ˆetrel`avotre Moniteur.”3

1 D`esses d´ebutsde premier consul, Napol´eon´etaitconvaincu qu’il ne resterait pas plus de trois mois au pouvoir s’il lˆachait la bride aux journalistes. Par la loi du 17 janvier 1800, il r´etablitl’autorisation pr´ealablepour toute nouvelle publication, en vigueur sous l’Ancien R´egime,et il fit disparaˆıtreen 1811 soixante journaux politiques tout en mena¸cant de faire supprimer les quelques titres restants et en interdisant l’impression de tout nouveau journal. 2 Ch. Richomme, Le Journal des Dames ... , art. cit., p. 348. 3 Journal des Dames et des Modes, pr´efacedu 2e tome de 1838 (exemplaire de la BN). On y compare Le Moniteur ... et le Journal des Dames ... parce qu’ils eurent “une 86 3 L’apog´eede l’illustr´e

Les raisons de l’octroi d’une telle faveur sont multiples. Avant toute chose, les Bonaparte avaient une pr´edilectionpour les parures et la mode. Ayant la pr´etention d’ˆetrela femme la plus ´el´egante de son ´epoque, Jos´ephined´epen- sait des sommes ´enormespour sa toilette : vers 1804, plus de 600 000 francs par an!4 Rien que le nombre de ses chˆalesallait de trois `aquatre cents5 (Fig. 3.1). Et son ´epoux, malgr´esa r´eputationde spartiate, tenait ´egalement `ares- pecter les crit`eresde l’´el´egance.Sur le budget, la d´epense pour sa garde-robe fut port´ee`a40 000 francs par an au faˆıtede sa gloire. Encore appel´e“le petit tondu” quelques ann´eesplus tˆot,ce g´eant de l’histoire demeurait toujours h´esitant en mati`erede mode parce qu’il voulait en tous points partager les goˆutsde son milieu et de sa g´en´eration.Par crainte du ridicule d’un vˆetement malencontreux, il accordait beaucoup d’importance `ala fa¸conde s’habiller, mˆemeen priv´e.Lorsqu’il partait en campagne, on lui envoyait du linge et des habits dans plusieurs endroits `ala fois. Les maˆıtres de sa garde-robe ´etaient des connaisseurs en mati`ered’´el´egance,M. de R´emusat d’abord, puis M. de Turenne.6 Son peintre David, qui avait une certaine r´epugnance`ale repr´esenter dans une tenue moderne, dut souvent supporter sa critique pour la simplicit´edes portraits qu’il ex´ecutaitde lui.7 Si l’illustr´efait rarement allusion aux habitudes vestimentaires de l’empe- reur pendant ses ann´eesde r`egne,il en fait volontiers ´etatplusieurs d´ecennies plus tard. Le 20 avril 1831, par exemple, il rend compte d’un ouvrage qui fait la description du costume que Bonaparte portait en l’an IX (1801) : “habits brod´esau collet, aux paremens (sic), aux revers et aux basques. Un jour de r´eception,il se revˆetit(sic) d’un habit de tricot de soie de Lyon, rouge, brod´e, sans manchettes et avec une cravate de soie noire. Il avait avec cela des (sic) petites bottines de maroquin, un pantalon collant de peau de daim, une veste pareille destin´ee,tous deux se pliant aux exigences du pouvoir dont ils dictaient les lois; tous deux aussi anciens l’un et l’autre.” 4 Une dame de son entourage, Mme d’Abrant`esse souvient : “Mme Bonaparte n’aurait pas v´ecu,si le matin le travail des trois toilettes n’avait pas ´et´efait.” Elle note que la reine d’Espagne suivait l’exemple de Jos´ephineen mati`erede modes (M´emoires. Souvenirs historiques sur Napol´eon, 1895–1898, vol. 3, p. 281 et vol. 6, p. 258). Avant 1804, les couturiers de Jos´ephine´etaient Mme Germond, depuis son couronnement Louis-Hippolyte Leroy et Mlle Despaux. Les modistes ´etaient Mme Herbault et Mlle Minette, son marchand de drap et de soieries M. Levacher (`al’enseigne du Page), son coiffeur M. Hypolyte, 3 rue de Grammont, dont le journal loue les qualit´es`ala date du 31 juillet 1807. Pour la garde- robe de Jos´ephine,voir aussi les M´emoires de Mlle Avrillion, premi`ere femme de chambre de l’imp´eratrice, Paris 1833 (r´eimpressionde 1986, pp. 278–280). 5 Selon les M´emoires de Madame de R´emusat, Paris 1880, pp. 344–347. Sur l’histoire du chˆale,voir F. Ames, The Kashmere Shawl and its Indo-French Influence, Woodbridge 1984. 6 Voir F. Masson, Napol´eonchez lui, Paris 1951. 7 M´emoires anecdotiques sur l’Int´erieurdu Palais imp´erial, Paris 1827, p. 31 (ouvrage anonyme probablement r´edig´epar Honor´ede Balzac). 3.1 Le magazine sous Napol´eon: Moniteur officiel de la mode 87

Figure 3.1 Souvent `acette ´epoque, les femmes mettaient plutˆotun grand chˆaleau lieu d’un manteau ou d’une veste. C’´etaitun vˆetement parfois h´erit´ede g´en´erationen g´en´eration qui pouvait coˆuterdes fortunes (voir aussi Fig. 3.2 et Fig. 3.4). Ici deux mod`elesde 1812. Le Journal des Dames ... souligne la signification du chˆale`ala date du 30 avril 1807 : “Il faut avoir un schall de cachemire pour mettre ses bras et sa poitrine `al’abri du froid et de l’humidit´e,la sant´ele veut. Il faut avoir un schall pour se draper `al’antique; la mode le veut : quand on ne le met mˆemepas, il faut avoir un schall pli´een quatre sur les bras, il donne `ala fois de la grˆaceet de l’assurance, enfin il faut avoir un schall, ne fˆut-ceque pour r´ep´eterde tems en tems : J’ai un cachemire de telle couleur, donnez-moi mon cachemire.” Le 30 avril 1821, le Journal des Dames ... d´ecritencore ce fichu en accentuant son im- portance pour les femmes de toutes les couches sociales : “Le hazard ou plutˆotla curiosit´e vous avoit fait entrer dans le magasin o`ul’on vend les beaux cachemires `afleurs d’or et d’argent, dont on a d´ej`aparl´edans ce Journal. Une ´el´egante en fait d´eployer plusieurs devant nous et finit par en acheter un au prix de 4 000 fr. Pendant qu’elle le paye en billets de banque, une jeune et jolie ouvri`erequi avoit choisi un petit fichu de soie de 28 sous, s’approche doucement du maˆıtredu magasin et lui demande s’il veut lui faire cr´edit jusqu’`ala fin du mois, (on ´etoitau 25.) Sur la r´eponse affirmative, elle glisse le fichu dans son sac; et nous sommes encore `anous demander, apr`esavoir vu sa figure, qui d’elle ou de la petite-maˆıtresse´etoitla plus heureuse en ce moment!” 88 3 L’apog´eede l’illustr´e de bazin blanc et des gants jaunes `ala Crispin qui lui montaient jusqu’aux coudes; un sabre `ala turque, fix´e`asa ceinture de soie tricolore, pendait tr`es- bas `ason cˆot´e.”La l´egendairesimplicit´ede son costume ´etaitr´eserv´eeaux heures de travail ou lorsqu’il endossait un simple uniforme militaire. Il voulait que sa Cour soit admir´eepour sa pompe et il donnait lui-mˆemel’exemple de la magnificence. On connaˆıtde lui des remarques s´ev`eressur les toilettes de son entourage et des taquineries adress´eesaux compagnes les plus intimes de Jos´ephinequi osaient se pr´esenter dans des robes qu’il avait d´ej`avues la veille. Un jour, `al’occasion d’une soir´eeofficielle, il aurait dit `al’une d’entre elles, d’un ton sec et d’un air courrouc´e: “Madame, est-ce que vous n’avez que cette robe-l`a?..... Ne pouvez-vous pas dire `avotre mari qu’il vous en ach`eteune autre?”8 Partageant l’opinion de certains contemporains selon laquelle l’´el´egance est une aristocratie en soi, l’empereur tenait `aune ´etiquettetr`esstricte `asa cour. Son sacre l´egendaire,pour lequel il d´ecidalui-mˆemede tous les d´etails et dont il s’employa `ar´ep´eterla mise en sc`ene,fut symptomatique de sa pr´eoccupation croissante pour les apparences.9 Bientˆotla popularit´ede l’illustr´efut consid´erabledans tous les cercles mondains. “Qu’en dit l’abb´e?”demandaient les femmes quand il s’agissait de juger les toilettes du jour telles que chiffons transparents, perruques blondes pour femmes, chˆalesde cachemire ou cr`emepour blanchir la peau.10 Dans les salons en vue, tant chez Mme Fanny Beauharnais, ancienne belle-m`erede l’imp´eratrice,que chez Mmes Tallien, R´ecamier,Viotte ou Dunoyer, quatre beaut´esau r`egneincontest´e,le nom de La M´esang`ere´etaitsur toutes les l`evres.11 En outre, Napol´eoncherchait en La M´esang`ereun soutien quand il voulait faire appliquer certaines r`eglesvestimentaires. Depuis le 31 octobre 1801, une loi interdisait aux femmes de porter des pantalons sans autorisation pr´ealable.La M´esang`erecite, le 5 avril 1802, les occasions o`udes femmes

8 Journal des Dames et des Modes, 25 avril 1831 : compte rendu d’un ouvrage sur Les Petits appartemens des Tuileries, m´emoiresdu page Victor Joseph de ... (= Marco de Saint-Hilaire). 9 Le peintre du sacre, Jean-Baptiste Isabey, fut en outre un des dessinateurs du journal. 10 Sur la mode de l’´epoque, voir P. Lacroix, Directoire, Consulat et Empire, Paris 1884; H. Bouchot, La Toilette `ala cour de Napol´eon, Paris 1895; A. Castelot, Le Grand si`eclede Paris, Tours-sur-Marne 1970, p. 20. Il manque une ´etude,pour les ann´ees1800 `a1815 et 1831 `a1839, sur l’importance du journal pour la mode. Pour juin 1797 `ad´ecembre 1799, cette question est abord´eepar A.A. Mackrell (The Dress of the Parisian ¿ El´egantes À with Special Reference to the ¿ Journal des Dames et des Modes À, Londres : th`esedact. 1977), pour 1816 `a1830 on a une ´etudepar D. Seiter (Die Mode ... Eine Untersuchung ... des ¿ Journal des Dames et des Modes À, Vienne : th`esedact. 1972). 11 Plus tard, Jules Janin comparera La M´esang`ere`ala deuxi`emede ces beaut´es.Il ´ecrira que l’ancien abb´e´etait“un homme au niveau de madame Tallien” (Histoire de la litt´erature dramatique, Paris 1853–58, t. III, p. 57). Th´er`eseTallien (1773–1835) fut appel´eeNotre Dame de Thermidor pour avoir sauv´ede la guillotine de nombreux girondins. 3.1 Le magazine sous Napol´eon: Moniteur officiel de la mode 89 avaient tendance `a´echapper `acette ordonnance : quand les n´ecessit´esdu commerce les obligeaient `avoyager, quand elles s’exer¸caient dans un sport, ou quand elles pratiquaient un travail d’artiste ou d’auteur. “C’est un goˆut d´eplac´equi fait perdre les grˆaces,explique-t-il, la morale s’y oppose.” Napol´eon,au-del`ade son goˆutpersonnel et de son obsession imp´eriale grandissante, avait de solides raisons politiques et ´economiquesde promou- voir la mode. Conscient du fait qu’une industrie de luxe florissante contri- bue `aoccuper un peuple, il favorisait ce secteur de la production nationale et restreignait les importations venant de pays ´etrangers.Tout comme La M´esang`ere,il ´etaitconvaincu que la prosp´erit´edu commerce de luxe faisait la vraie richesse d’une nation.12 Il appr´eciaitque l’´editeursoutienne dans diff´erents articles la politique officielle consistant `ainterdire le port des vˆete- ments d’origine anglaise en France.13 Il fallait profiter du fait que les bulletins du journal allaient “aussi loin que les bulletins de la grande arm´ee”14 pour propager en tous lieux, jusque dans les contr´eesles plus ´eloign´ees,les modes et coutumes fran¸caises.Si l’on en croit plusieurs articles, le magazine y par- vint avec succ`es.Le 10 novembre 1834, par exemple, il signale que mˆeme au fin fond de l’Italie, `aCosenza, capitale de la Calabre Cit´erieure,o`ula plupart des femmes ´etaient encore vˆetuesdu voile de drap noir, les planches du journal ´etaient affich´eesdevant la boutique des tailleurs et modistes. L’il- lustr´etire ce d´etaild’un ouvrage intitul´e L’Italie pittoresque par Ch. Didier : “ces frivoles insignes de la civilisation parisienne ... forment au milieu des ˆapresmontagnes de la Calabre ... un contraste assez piquant.” Sachant que r´ep´eterune assertion `aplusieurs reprises suffisait `ala d´emon- trer aux yeux de ses lecteurs,15 l’´editeurcompara le 22 octobre 1802 les jeunes

12 Mme d’Abrant`esretient que “les toilettes se renouvelaient souvent ... les ouvriers ´etaient occup´es,parce que, lorsque dans un hiver il y avait huit mille, dix mille bals `a Paris, cinq ou six mille dˆıners,il suivait tout naturellement, de cette mani`erede vivre, que les marchands de soieries avaient vendu un million d’aunes de satin ou de florence, de crˆepe et de tulle en proportion, que les cordonniers faisaient les souliers. Enfin toutes les branches du commerce se trouvaient plus heureuses.” (M´emoires ... , vol. 4, p. 402). Elle note aussi qu’“on oubliait bientˆotla loi qui d´efendaitde porter des habits de cour brod´esen plein, et les hommes rivalis`erent avec nous pour le luxe des broderies, dentelles, diamants.” (vol. 7, p. 37). 13 Le journal ´ecritle 7 janvier 1798 : “On vient de faire des visites domiciliaires chez tous les marchands de Paris, qui tiennent des marchandises anglaises. Une force arm´ee consid´erable´etaitr´epanduedans tous les lieux o`usa pr´esence´etaitn´ecessaire ... Des officiers municipaux, d´ecor´esde leurs ´echarpes, entraient, `ala tˆeted’un peloton, dans les magasins d´esign´es;un factionnaire restait `ala porte ... Perquisition exacte ´etaitfaite, et toute marchandise provenant de fabrique anglaise ´etaitsaisie ... , une mesure semblable avait ´et´eex´ecut´ee,au mˆememoment, dans tous les d´epartemens(sic), dans tous les ports, dans toutes les grandes communes de la r´epublique.” 14 Journal des Dames et des Modes, 15 novembre 1834. 15 Voir p. 49, l’article cit´edu Publiciste. 90 3 L’apog´eede l’illustr´e

filles anglaises aux demoiselles fran¸caisespour constater que ces derni`eres avaient plus d’aisance et de grˆaceque les premi`eres,et il loua le 20 janvier 1803 la sup´eriorit´edes mani`eresnobles et ais´eesdes dames fran¸caises,leur esprit et leur raffinement en toutes choses. Il publia aussi des comptes rendus d’ouvrages qui donnaient `aParis le titre de m´etropole de l’univers, comme par exemple dans le cahier du 7 septembre 1802 qui cite une brochure de 363 pages de L.A. Caraccioli.16 Nous verrons plus loin (p. 112) que de tels articles soutenaient un march´einternational toujours plus vaste de la mode vestimentaire tout en contribuant `ala bonne r´eputationde la France. Bref, La M´esang`ereaussi bien que l’empereur jou`erent un rˆolefondamental dans la formation d’une culture universelle - avec l’´evident sous-entendu de la sup´eriorit´edes produits fran¸cais. Napol´eona aussi appr´eci´ele Journal des Dames et des Modes pour sa discr´etionenvers tout ce qui touchait `ala politique. Certes, de 1797 `a1799, l’illustr´eavait r´eguli`erement rendu compte des d´ebatsmen´esau Conseil des Cinq-Cents et des d´ecisionsqui y ´etaient vot´ees,17 choisissant d`esle troisi`eme cahier apr`essa fondation en 1797 des th`emestels que la constitution, l’arm´ee fran¸caise,les hommes mˆel´esaux ´ev´enements importants ainsi que les modes et faits divers qu’on peut qualifier de politiques, survenus `aParis ou ailleurs.18 Mais les d´eclarationspurement politiques s’´etaient faites de plus en plus rares

16 “J’ai toute la peine du monde `ame contenir, lorsque j’entends dire que Paris n’a point d’argent,” commence la citation de l’ouvrage. “Point d’argent dans Paris ... ! grand dieu! et on n’a jamais tant d´epens´epour la bouche! Point d’argent dans Paris! mais il y r`egneun luxe ´enorme,tant en galons qu’en ouvrages d’orf`evrerie ... Point d’argent dans Paris! mais n’est-ce pas de l’argent qu’on met sans cesse `ala loterie? Point d’argent dans Paris, mais on n’a jamais tant jou´e,ni tant d´epens´epour les spectacles. Point d’argent dans Paris! que sont donc les sommes destin´eesaux carrosses et aux cabriolets? ... Point d’argent dans Paris! mais on n’a jamais fait tant de robes pour des femmes qui ne sont point habill´ees.”L.A. Caraccioli, Paris, m´etropole de l’univers, Paris 1802. 17 Les articles sur le Conseil des Cinq-Cents portent comme titres les dates du calen- drier r´epublicain.Celui du 23 septembre 1797 se lit ainsi : “S´eancedu cinqui`emejour compl´ementaire. L’administration du d´epartement de l’Aube transmet les p´etitionsde plusieurs veuves et enfans (sic) des d´efenseursde la patrie, qui, malgr´eles promesses solennelles de la nation, g´emissent dans la plus profonde mis`ere.L’administration prie le corps l´egislatifde vouloir bien prendre leurs malheurs en consid´eration,et de faire ex´ecuter les lois rendues pour acquitter la reconnaissance nationale. Renvoy´e`aune commission.” Pour un autre article de ce genre, voir p. 381 de cet ouvrage. 18 Le 27 octobre 1797, le journal publie une lettre d´ecrivant l’arm´eed’Italie; le 3 d´ecembre 1797 un “Portrait de Buonapart´e”(sic); le 10 d´ecembre 1797 un aper¸cude l’agenda du g´en´eraldans les jours `avenir; le 7 janvier 1798 la description d’une “fˆetedonn´eepar Talleyrand `aBuonapart´e”(sic). Quant aux modes discut´eesau Conseil des Cinq-Cents il en parle le 19 mai 1797 (voir plus haut, p. 21). Les modes rappelant un fait historique sont d´ecritesle 30 aoˆut1797 dans un rapport sur les dames portant des bandeaux `ala Marat “pour r´eveiller notre indignation contre les Jacobins”; le 17 novembre 1797 il s’agit d’un texte sur les ´el´egantes affubl´eesde ceintures `ala victime, le 25 novembre 1797 d’un autre 3.1 Le magazine sous Napol´eon: Moniteur officiel de la mode 91 de sorte que le Premier Consul pˆutnoter avec satisfaction que La M´esang`ere respectait son credo selon lequel le silence peut contribuer `arestaurer l’ordre et la tranquillit´epubliques.19 Cette ´evolution ´etaitla cons´equenced’une censure stricte. Ainsi d`esle 12 novembre 1798, les censeurs critiqu`erent-ils des termes de danse que le p´erio- dique avait mentionn´eset qui servaient de r´eponses ´equivoques `ades opinions politiques (voir p. 49). Ils reproch`erent aussi au journal d’avoir repr´esent´e, le 18 novembre 1798, Mme de Sta¨el sous les traits d’un personnage portant la mention ¿ R´evolution À sur son front. Ils admonest`erent La M´esang`ere parce qu’il avait fait ´etat,le 11 novembre 1799, d’un fichu `ala Marat et qu’il avait pr´esent´e,en septembre 1799, un commentaire sur la distribution des prix aux jeunes gens r´equisitionn´espour combattre l’ennemi. Toutefois, par rapport aux ann´eesqui suivirent, cette censure ´etaitrelativement mod´er´ee avant 1800. Ainsi, au moment de la prise de pouvoir de Bonaparte, dans les jours apr`esle 18 brumaire de l’an 8 (= 9 novembre 1799), elle laissa passer, sans les critiquer, quelques articles du Journal des Dames ... qui faisaient allusion au fait que ce coup d’Etat ´etaitune sorte de viol, une r´evolution faite par quelqu’un qui aimait les grands gestes, un ´ev´enement qui changeait tout en France.20 D`es1800, lorsque fut interdite la libre expression dans tous les organes de presse, l’ancien abb´ese limita alors `aplaisanter sur ses contemporains dans deux s´eriesde planches humoristiques, d’abord dans Le Bon Genre, `apartir de 1810 dans Incroyables et Merveilleuses. Pour remplir les pages du Journal des Dames ... , il avait recours `ades articles inoffensifs sur diff´erents aspects de la vie quotidienne. Il pr´esentait les inventions technologiques et artistiques propres `aint´eresserses lecteurs et montrait en 1809, intercal´esentre deux sur une femme revˆetued’une robe `ala Coblentz, ville allemande h´ebergeant beaucoup d’´emigr´esfran¸cais;et ainsi de suite jusqu’`ala fin du XVIIIe si`ecle. 19 F.A. Aulard (Paris sous le Premier Empire ... , Paris 1912–1923, t. 2, pp. VII–XI et t. 3, introduction) retient que la censure exigeait qu’on s’abstienne d’aborder des th`emes tels que le suicide ou la police ou tout ce qui touchait aux moyens de subsistance. “Les journaux ... sont nuls au point de vue politique; ... ils se copient trop souvent les uns les autres.” 20 On a beaucoup r´efl´echi sur cette phase de la politique de Napol´eon(par exemple A. Vandal, L’Av`enementde Napol´eon, Paris 1902–07), mais il manque un ouvrage sur cette ´epoque politique retrac´eepar la presse f´eminine.Par exemple, il est int´eressant de lire dans le journal, `ala date du 11 novembre 1799, le po`emede J.-J. Lucet, intitul´e Les Vols, ou de lire les lignes qui font allusion `ala m´egalomaniede Napol´eon,le 16 novembre 1799, dans un article qui r´efl´echit sur le fait que la mode est aux grandes dimensions : “Nos militaires ont de grands sabres, de grandes queues et des chapeaux `agrandes cornes; ils aiment les grands exploits, courent de grands dangers, et gagnent de grandes victoires. Enfin, nous avons vu de grands ´ev´enements, une grande r´evolution, et de grandes hommes faire de grandes choses.” 92 3 L’apog´eede l’illustr´e

21 articles, des dessins sch´ematiquesd’¿ objets utiles À. Il recommandait aussi la lecture d’anecdotes et de livres de bons mots22 et il publiait des essais et po´esiesphilosophiques qui avaient pour sujet le bonheur suprˆeme,l’amiti´e, l’amour, la beaut´e,la mode, le temps qui passe, la fid´elit´eou encore la r´epu- tation en soci´et´e.23 Enfin, il s’´etendaitsur l’´etymologie de certains mots, don- nait des d´efinitionset exemples et avan¸caitdes maximes et des mots d’esprit appropri´es.Parfois il recopiait aussi un texte d´ej`apubli´eauparavant, comme celui sur la gaiet´e,extrait d’un ouvrage de Mme Boufflers-Rouvrel.24 La tra- dition du journal de publier un grand nombre d’articles philosophiques fut d’ailleurs poursuivie apr`es1815, toujours dans le but d’enseigner aux lec- teurs des r`eglesde comportement destin´ees`aleur faciliter la vie.25 Quelques textes trahissent du reste parfaitement l’esprit enjou´ede l’´epoque romantique comme celui du 30 novembre 1810 qui s’´etendsur le symbolisme de certaines fleurs dont la connaissance permet de composer des bouquets riches d’allu- sions cach´ees(voir p. 388). Cependant, La M´esang`erene renon¸capas tout `afait `ases vell´eit´esde di- vertir les lecteurs par des questions d’actualit´epolitique, mˆemesi les allusions

21 “Une promeneuse d’enfants”, appareil pour aider les tout petits `aapprendre `amarcher (ann´ee1809, p. 436 du journal), et deux encriers de forme bizarre (mˆemeann´ee,p. 532 du journal). Pour les inventions en technologie, chimie et physique, voir p. 147 et p. 393 de cet ouvrage. 22 Un exemple est la Beaumarchaisiana, ou Recueil d’anecdotes, recommand´eele 31 aoˆut 1812. 23 Le bonheur suprˆeme- 5 octobre 1806; l’amiti´e- 10 octobre 1806, 15 mars 1807 et 5 aoˆut1812; l’amour - 15 janvier 1803, 26 d´ecembre 1804, 25 et 31 octobre, puis 10 d´ecembre 1806, 15 et 25 mars 1807, enfin 5 et 15 avril 1807 et 5 aoˆut1812; la beaut´e- 20 avril 1807; la philosophie de la mode - 25 novembre 1812; le temps qui passe - 20 d´ecembre 1812; la fid´elit´e- 10 janvier 1815; la r´eputationdans le monde - 15 janvier 1815. Citons un texte sur l’amour, extrait des Lettres Portugaises (1669 ; l’auteur anonyme est probablement Gabriel-Joseph Guillerague) : “Je vous ai d’abord accoutum´e`aune grande passion avec trop de bonne foi, et il faut de l’artifice pour se faire aimer; ... l’amour tout seul ne donne point de l’amour. Vous vouliez que je vous aimasse; et comme vous aviez form´ece dessein, il n’y a rien que vous n’eussiez fait pour y parvenir; vous vous seriez mˆemer´esolu `am’aimer, s’il eˆut´et´en´ecessaire.” Journal des Dames ... , 31 octobre 1806. 24 L’article sur la gaiet´eest cit´ele 6 d´ecembre 1801 et encore 25 octobre 1806. Marie- Charlotte-Hippolyte Boufflers-Rouvrel (1724–1800) d´efinitla gaiet´ecomme ´etant “le don le plus heureux de la nature. C’est la mani`erela plus agr´eabled’exister pour les autres et pour soi. Elle tient lieu d’esprit dans la soci´et´e,et de compagnie dans la solitude ... La v´eritablegaiet´esemble circuler dans les veines avec le sang et la vie”. Les mˆemeset d’autres maximes de Mme Boufflers sont cit´eesle 10 janvier 1803. 25 Les articles philosophiques les plus amusants apr`es1815 ont pour sujet l’art de bien vivre (10 juin 1819), l’accroissement de fortune (15 janvier 1820), la vanit´e(15 mars 1822), la jalousie (31 mai 1821), la vieillesse (10 f´evrier1822), l’humeur (5 septembre 1822), la mort (10 septembre 1822), les mauvaises habitudes (20 septembre 1822), l’amour (5 avril 1817, 10 septembre 1820, 15 septembre 1823), l’´ego¨ısme (10 aoˆut1830) et la vengeance (20 octobre 1832). 3.1 Le magazine sous Napol´eon: Moniteur officiel de la mode 93 permettaient `apeine de dater les ´ev´enements historiques. Ainsi informa-t-il, en octobre 1801, que la “Paix vient d’ˆetreconclue entre la France et l’Angle- terre” et que “les Modes de Londres, dont nous n’avons parl´eque rarement, parce qu’elles nous arrivoient (sic) tard et par voie indirecte, auront fr´equem- ment un article particulier, puis´edans le Journal des Modes de Londres”. Le 6 d´ecembre 1801, il fit savoir que pour c´el´ebrercette paix, les ´el´egants avaient baptis´eune coiffure du nom du ministre qui avait sign´eles pr´eliminairesde paix (`ala Hawkesbury) et une autre du nom d’un dirigeant du parti favorable `ala guerre (`ala Grenville). De mˆeme,pour l’´editeur,la campagne d’Egypte exista surtout dans la mesure o`uil parla, le 20 janvier 1802, d’un turban appel´e terre d’Egypte. Les 19 juin et 4 juillet 1802, les gravures 393 et 396 du journal pr´esentent une coiffure `ala Titus avec des cheveux postiches drap´es, port´eepar l’imp´eratriceJos´ephinelorsque G´erardavait ex´ecut´eson portrait. A l’occasion du mariage de Napol´eonet de Jos´ephine,l’illustr´epublia, le 5 janvier 1805, un article mettant en sc`enedeux jeunes filles qui discutaient des vertus du mariage. Il fit une vague allusion au mˆeme´ev´enement cinq jours plus tard en rendant compte du livre De la conduite qu’une femme doit tenir avec son mari. La mˆemeann´ee,le p´eriodique pr´esenta plusieurs costumes de cour ou “dans le genre des robes de cour” (les gravures 610, 612, 617, 618, 624, 625, 628 et 632) (Fig. 3.2). Il s’int´eressaaussi au fait que Napol´eonavait prescrit des uniformes brod´esen argent pour les fonctionnaires civils, et que les autres, qui n’avaient pas de position officielle, portaient g´en´eralement, lors des fˆetes,des costumes de velours et de drap, avec ´ep´eeet chapeau claque.26 L’´editeurne se permit que rarement des remarques faisant r´ef´erenceaux per- sonnalit´esqui faisaient le plus parler d’elles dans l’opposition. Plus rarement encore il avan¸cades critiques contre la politique de Napol´eon.Le 29 juin 1804 il osa annoncer que les jeunes gens reprenaient les modes abandonn´eespen- dant la R´evolution; le 10 mars 1807, il se demanda si le gouvernement avait raison d’implanter en France des fabriques de coton nuisant aux manufactures traditionnelles de drap et de soie; et le 5 mars, il donna un commentaire sur un ouvrage jug´edangereux, Alphonse ou le Fils Naturel, roman de Mme de Genlis. Plus souvent, il fit l’´elogede l’arm´eeou de la vie priv´eede l’empereur par le biais de comptes rendus de pi`ecesde th´eˆatreou par des conseils de lecture.27 Le 10 janvier 1807, par exemple, il recommanda de lire la Campagne

26 Sur les costumes officiels, voir aussi Costumes de la Cour imp´erialede France, prescrits par l’empereur Napol´eonIer, Leipzig : Industrie Comptoir, s.d. 27 Dans d’autres journaux aussi on avait l’habitude de formuler la contestation “au- trement que par des propos provocateurs,” note J. Pouget-Brunereau, p. 379. Et A. Ca- banis remarque que les lecteurs avaient tout de mˆemela possibilit´ede d´efinirla nuance id´eologiqued’une gazette : “Se moquer d’une trag´ediede Voltaire, c’est prendre parti pour la contre-r´evolution. Rire d’une oraison fun`ebrede Bossuet, c’est se situer dans la lign´ee 94 3 L’apog´eede l’illustr´e

Figure 3.2 Le Journal des Dames et des Modes pr´esentait parfois des costumes de cour. On en trouve surtout en 1805, apr`esle mariage de Napol´eonavec Jos´ephine.Ici deux exemples, la gravure 612 de l’´editionparisienne dat´eele 20 janvier 1805, et le num´ero14 de l’´editionde Francfort paru `aParis le 16 mars 1805. En 1809/1810, quand Napol´eon se lie avec Marie Louise d’Autriche, c’est une autre profusion de robes de cour : voir les gravures 946, 958 (Fig. 5.1), 966, 990, 1022, 1028 et 1055.

des arm´eesfran¸caises,en Prusse, en Saxe et en Pologne. Bref, le magazine ne mena¸caitnullement la stabilit´edu pouvoir politique. La censure devint plus rigoureuse d`esle 14 mars 1808 quand le ministre de la police, Fouch´e,promulgua un d´ecretsur la presse qui comportait la phrase suivante au paragraphe IV : “Le Journal des Modes ne publiera dor´enavant que des articles du genre que son titre annonce et n’y mˆeleraaucun article

du XVIIIe si`ecle.”(p. 105). Pour le Journal des D´ebats, voir `ace propos R. Jakoby, pp. 5–7. 3.1 Le magazine sous Napol´eon: Moniteur officiel de la mode 95 de litt´eratureproprement dite.”28 Serait-ce la r´eaction`aun compte rendu r´edig´epar La M´esang`erele 5 mars 1808, d’une pi`ecejou´eeau th´eˆatreFeydeau o`uon mettait en sc`eneun mari tyrannisant son ´epouse, pi`ecefaisant allusion aux difficult´esdu mariage de Napol´eonet Jos´ephine?Ou serait-ce la suite de l’effet de la publication d’un minuscule journal f´eministede format in-18o au titre L’Ath´en´eedes Dames, qui venait d’ˆetreinterdit apr`esplusieurs num´eros parus en 1807 et 1808 et qui avait ´et´eune sorte de porte-parole, en 72 pages, de femmes d´e¸cueset humili´eespar le conservatisme et la r´epressionsubis?29 Quoi qu’il en fˆut,le journal observa par la suite une tactique de neu- tralit´eencore plus stricte, s’inclinant devant l’empereur qui ´etaitconvaincu que les ´ev´enements contrariants existaient moins si l’on supprimait les mots pour les d´ecrire.Le 24 mars 1808, Napol´eonavait envoy´eaux directeurs de tous les journaux des copies d’une lettre, adress´ee`aFouch´e,qui an- non¸caitla suppression du Publiciste et qui invitait les autres p´eriodiques “`a´eviterde rien mettre dans leurs feuilles qui soit contraire `ala gloire des arm´eesfran¸caiseset qui tende `acalomnier la France et `afaire leur cour aux ´etrangers”.30 Pour un instant, en 1810, la survie du Journal des Dames ... fut mˆememenac´eecar un censeur avait propos´ede le fusionner avec le Journal de Paris. Mais cette fusion ne se fit pas.31 La M´esang`ereeut en cela un talent

28 Cit´epar A. Cabanis, p. 32, note 100. 29 L’´editeurde cette Ath´en´eedes Dames fut Fran¸coisBuisson, libraire et ancien ´editeur du Cabinet des Modes, premier journal de mode paru en France, de 1785 `a1793, sous divers titres. La r´edactionfut assur´eepar “une soci´et´ede dames fran¸caises”,sous la direction de Sophie de Renneville. Parmi ses collaboratrices comptent la princesse Constance de Salm- Dyck et la comtesse Anne-Marie Beaufort d’Hautpoul. Cette derni`ere,auteur de po´esies et du comte Zilia, figure parmi les invit´esdu salon litt´erairede Mme de Genlis `al’Arsenal (voir Mme d’Abrant`es, M´emoires, t. 4, p. 164; A. Marquiset, Les Bas-Bleus du Premier Empire, Paris 1913, pp. 107–134; et J. Pouget-Brunereau, pp. 90–105). La BN conserve deux num´erosde ce p´eriodique, ceux de janvier et f´evrier1808. La M´esang`ereatteste, dans un article du Journal des Dames ... publi´ele 31 juillet 1818, que ce p´eriodique a paru pendant quatorze mois, en 1807 et 1808. 30 Correspondance de Napol´eonIer, publi´eepar l’ordre de l’Empereur Napol´eonIII, Paris 1858–1870, t. 16, p. 514. On y trouve aussi la menace de faire disparaˆıtrechaque titre qui ferait paraˆıtredes articles “contraires au respect dˆuau pacte social, `ala souverainet´edu peuple, `ala gloire des Arm´ees,ou qui publieront des invectives contre le gouvernement et les nations amies ou alli´eesde la R´epublique.” 31 Arch. Nat. AF 1302, 1810. A ce propos on peut lire, dans le cahier du 31 juillet 1818 de l’illustr´ede La M´esang`ere: “Le Journal de Paris donna pendant les mois d’avril et de mai de l’ann´ee1810, trois planches, l’une de costumes, l’autre de voitures, et la troisi`eme de pendules, et imprima trois articles sign´esdes initiales des noms de trois membres d’une soci´et´ede modes. Ces gravures, bien ex´ecut´ees,mais au simple trait et sans enluminure, n’ayant pas eu l’approbation des souscripteurs, le projet d’un semi-Journal des Modes fut abandonn´e.”Le Journal de Paris annexa, en septembre 1811, le Courrier de l’Europe, le Journal du Jour, la Feuille Economique, le Journal du Commerce et le Journal des Cur´es (A. Cabanis, p. 40). 96 3 L’apog´eede l’illustr´e pareil `acelui du diplomate Talleyrand.32 Une comparaison avec cet homme politique est plus justifi´eeque celle avec d’autres silhouettes de l’histoire.33 Comme lui, il r´eussissaitavec beaucoup de talent `as’accommoder avec bon- heur des r´egimesles plus divers. Ayant en commun avec le ministre des relations ext´erieuresde 1797 `a1807, une ancienne fonction d’eccl´esiastique, un acharnement sans pareil au travail, un goˆutpour l’esprit des Lumi`eres et un patriotisme foncier, il parvint comme lui `arester tr`eslongtemps au premier plan, atteignant au sommet de la c´el´ebrit´edans les trente premi`eres ann´eesdu XIXe si`ecle. En somme, grˆaceaux qualit´esde La M´esang`erequi pratiqua une prudence extrˆeme,selon J. Pouget-Brunereau (p. 66) “`ala fois calcul´eeet directive, presque touchante, dans le choix des chroniques litt´eraires,dramatiques ou de mode,” le Journal des Dames ... compta parmi les quelques p´eriodiques tol´er´es.Il parut pendant tout le temps que dura le r`egnede Napol´eon,p´eriode la plus longue des ann´eesde publication du journal. Il fallait alors lire entre les lignes pour retrouver certaines opinions politiques audacieuses et mˆeme parfois le sentiment g´en´erald’une opposition globalement accept´ee. Il fallait aussi savoir interpr´eterles gravures de l’illustr´e.Les mod`elesaf- fichent une expression gaie ou attrist´eeselon une victoire ou une d´efaitede la Grande Arm´ee.Durant le Consulat et les premi`eresann´eesde l’Empire, alors que les triomphes donnent lieu `ad’innombrables fˆetes,La M´esang`ere ne pr´esente que des mod`elessouriants, tir´es`aquatre ´epingles.Il avait em- bauch´eMartial Deny, dessinateur et graveur qui savait donner aux mod`eles une allure majestueuse et qui avait d´ej`agrav´een 1780 une s´eriede 38 planches montrant “les habillements des princes et seigneurs”.34 T´emoinsde la bonne fortune de l’empereur sont les illustrations num´eros492 et 707 du Journal des Dames ... qui arborent des hommes en costumes typiques de Napol´eon, avec chapeau tricorne, habit de drap couleur fonc´ee,cravate blanche, souliers noirs, apparence charismatique. Ex´ecut´eesen 1804 et 1806, elles sont des ef- figies de personnages confiants, `ala mine orgueilleuse, au regard ferme et au maintien fier (Fig. 3.3). Par contre, la planche 1303, pr´esentant un homme en costume semblable, mais grav´eeen avril 1813, apr`esles d´efaitesde Vienne

32 Charles Maurice de Talleyrand-P´erigord(1754–1838) fut ´evˆequed’Autun et diplomate sous Napol´eon.En 1814, il fut chef du gouvernement provisoire, et de 1830 `a1834, am- bassadeur `aLondres. Un neveu de Talleyrand, Mgr. Alexandre de P´erigord(1736–1821), a fait ses ´etudesau coll`egede La Fl`eche comme La M´esang`ere. 33 D’autres ont propos´eles comparaisons suivantes: l’illustr´e La Toilette de Psych´e l’a surnomm´e“le Christoph Colomb de la mode” (voir le Journal des Dames et des Modes du 31 janvier 1835, p. 151) et Jules Janin a dit de lui qu’il a ´et´e“une tˆeteshakespearienne” (Histoire de la litt´erature dramatique, Paris 1853, t. III, p. 55). 34 Martial Deny (n´een 1745), ´el`eve de J.J. de Veau, tout comme sa sœur Jeanne Deny (n´eeen 1749), avait grav´ela Collection d’habillements modernes et galants, ´edit´echez Basset. La planche 1223 de Fig. 3.1 est de lui. 3.1 Le magazine sous Napol´eon: Moniteur officiel de la mode 97

Figure 3.3 Costumes typiques de Napol´eon,pr´esent´esde fa¸con`apouvoir deviner la bonne ou la mauvaise fortune de l’empereur. La gravure 707, dessin´eele 5 mars 1806, lorsque l’empereur est au faˆıtede sa gloire, montre un personnage sˆurde soi. La planche 1303, compos´eele 10 avril 1813, met en sc`eneun ˆetresur le d´epart,au regard m´efiant et soucieux. En outre, les l´egendesdes deux illustrations se distinguent `apeine. On y note une diff´erencede l’orthographe des mots culote - culotte. La M´esang`ereexplique que les graveurs en lettres “qui prennent deux heures pour graver le haut et le bas de la planche” n’ont souvent plus le temps de lui renvoyer les maquettes et que, par cons´equent, des fautes ne sont pas corrig´ees. 98 3 L’apog´eede l’illustr´e et de Moscou, met en sc`eneun personnage vu de dos, sur le d´epart,au re- gard trahissant souci et m´efiance(Fig. 3.3). Avec l’arriv´eedes d´efaites,les mines d’autres mod`elesdevinrent ´egalement plus sombres. Elles symbolisent les bouleversements politiques qui secouent l’Europe. Par exemple le 5 no- vembre 1812, apr`esla campagne de Russie, une planche montre une femme en costume de demi-deuil, essuyant ses larmes (Fig. 3.4).

Figure 3.4 Automne 1812 : Reflet de la succession des d´efaitesmilitaires dans les gravures du Journal des Dames et des Modes. Lorsque Napol´eonn’est plus victorieux, les mod`eles affichent des expressions tr`esvivantes (`agauche) ou tristes (`adroite). Pour ´etablirune comparaison avec les mod`elesde 1805, voir les deux femmes de Fig. 3.2 qui sont souriantes, calmes et conscientes de leur charisme. En octobre 1811, quand Fouch´efut remplac´epar l’impitoyable g´en´eralSa- vary, duc de Rovigo, la surveillance et les r`eglements concernant la presse de- vinrent plus stricts encore. Les ´editeursdevaient alors payer une sorte d’impˆot 3.1 Le magazine sous Napol´eon: Moniteur officiel de la mode 99 qui rendait tr`esdifficile l’existence d’un journal.35 Et comble de l’ironie : les censeurs devaient ˆetrepay´espar les ´editeursde feuilles p´eriodiques! Bientˆot, la police supprima presque tous les titres, sauf quatre quotidiens, plus le Jour- nal des Dames et des Modes et les Petites Affiches. La survie de l’illustr´ede La M´esang`erefut peut-ˆetredue `aJohanneau, collaborateur du journal, qui ´etaitcenseur imp´erial(voir p. 64). On peut se demander aussi si un certain Fran¸coisLa M´esang`ere(1775–1849), ami de Louis Bonaparte et, `apartir de 1806, chambellan et tr´esorierg´en´eralde la couronne en Hollande, a ´et´epour quelque chose dans la faveur dont jouissait le p´eriodique aupr`esdes auto- rit´es.36 Autre mesure draconienne : la propri´et´ede tous les journaux tomba au pouvoir de l’Etat. Tous les b´en´eficeset les revenus, toutes les d´ecisionssur les r´edacteurs,les dessinateurs et les graveurs revinrent officiellement au gou- vernement. Par cette d´ecisionLa M´esang`erefut provisoirement d´etrˆon´ede sa position de propri´etairedu magazine, dont il resta pourtant le directeur- r´edacteuren chef. “La recette de mon commerce est diminu´ee,”´ecrit-ille 30 novembre 1806 `ason avocat de Baug´e.Et le 17 d´ecembre 1810 il s’excuse de ne pas faire l’aumˆoneaux pauvres, comme les ann´eespr´ec´edentes, car “les temps sont difficiles”.37 Un “bureau de l’esprit public” fut install´epour di- riger et surveiller l’opinion des Parisiens.38 La Correspondance de Napol´eon de cette ´epoque est abondante en lettres concernant les p´eriodiques.39 Mais les discr`etespublications de La M´esang`erene donn`erent pas de motif de plaintes.40 Le directeur du Journal de la Librairie, Adrien Beuchot, fit mˆeme

35 Le chiffre du montant que devait payer le Journal des Dames ... est connu grˆace `aune feuille (sans num´ero)conserv´eeaux Arch. Nat. (F18 40, entre pp. 232 et 233) : “Le Directeur G´en´eralde l’Imprimerie et de la Librairie a mand´eaux propri´etairesdu Journal des Arts, du Journal des Dames et des Modes, du Mercure et du Journal de Ju- risprudence ... l’engagement de payer une r´etributiond’un centime et demi par feuille d’impression ... Pour la garantie mˆemedes pensions qui sont accord´eesaux Gens de Lettres sur le produit des feuilles p´eriodiques, il est urgent que les propri´etairesdes Jour- naux sur mentionn´es(sic) soient tenus de verser dans la caisse du minist`erede la police, le montant de l’Impˆot ... ” En marge de ce document, on trouve une remarque comme quoi le r´esultatde cette d´emarche fut tr`esmod´er´evu “le nombre et le produit des abonnements `aces feuilles”. 36 Jeanne Pouget-Brunereau a eu la gentillesse de m’indiquer qu’il existe, `aValence, une rue La M´esang`erenomm´eed’apr`esce personnage. Etait-ce un parent de Pierre de La M´esang`ere? 37 Arch. Mun. de Baug´e. 38 Voir H. Welschinger, La Censure sous le Premier Empire, Paris 1882, pp. 112–114 et 296–299. Il manque une ´etudesur les d´ecretsconcernant la petite presse de 1811 `a1814, y compris le journal de La M´esang`ere. 39 Il serait int´eressant de voir si les lettres de Napol´eonont trouv´eune r´eponse `ason d´esird’ins´erercertaines nouvelles dans les petits journaux. 40 Pour une analyse de l’ann´ee1813 du journal, voir Annemarie Kleinert, Die fruhen¨ Modejournale ... , pp. 139–159. 100 3 L’apog´eede l’illustr´e r´eguli`erement des annonces pour celles-ci.41 Elles furent donc tol´er´ees,mˆeme si, en regardant les gravures, les lecteurs pouvaient percevoir que les temps allaient bientˆotchanger. Bref, Napol´eonappr´eciaitle Journal des Dames ... , peut-ˆetreen partie `acause de l’importance de l’iconographie. Il ´etaitun bibliophile fanatique qui s’entourait partout de livres pr´ecieuxet qui d´epensa des sommes im- portantes pour faire r´edigerdes ouvrages illustr´esdes plus beaux dessins, dont les sept volumes de la Description de l’Egypte.42 Avec l’expansion du territoire fran¸caisun nombre consid´erablede personnes de son empire ne maˆıtrisant pas la langue fran¸caise,il voulait des publications qui ´etaient fa- cilement compr´ehensiblespour des ´etrangers.Nous avons d´ej`amentionn´ep. 67 que La M´esang`ere´editaplusieurs s´eriesde planches. Au temps de l’Em- pire, sa s´erie Meubles et Objets de Goˆut (1802–1835) faisait connaˆıtre les d´ecorationsde maison, les voitures, les bijoux et les cr´eationsdes ´eb´enistes Jacob, Percier et Fontaine43 (la s´erieincita en 1810 un papetier de Leip- zig, Friedrich August Leo, `apublier son Pantheon der Eleganz, des guten Geschmacks und der Mode o`ul’on retrouve nombre des mod`elesde d´ecora- tion ainsi que quelques costumes copi´esdu Journal des Dames ... ). Trois s´eriesobservaient et critiquaient la soci´et´esur un ton satirique : Modes et Mani`eres du jour (1798–1808), Le Bon Genre (1800–1822 : Fig. 3.5 et C.5) et Incroyables et Merveilleuses (1810–1818).44 Une cinqui`emeportant le titre Vues de Paris (probablement 1799–1812 : Fig. C.1) pr´esentait quelques en- droits publics parisiens, une sixi`emeet septi`emeavaient comme sujets des modes r´egionalessous les titres Costumes du pays de Caux (1804–1827) et Costumes orientaux (1813), enfin une huiti`ememontrait des vˆetements pour les enfants sous le titre Modes de Paris (vers 1810 : Fig. C.3). Grˆace`ases publications et parce que la conversation de La M´esang`ere ´etaitdes plus agr´eables,45 on l’invitait dans les maisons les plus c´el`ebres,

41 Le Journal de la Librairie, cr´e´epour permettre au lecteur de se retrouver dans une production litt´erairecroissante, indique, sous la cat´egoriegravures, les planches ´edit´ees par La M´esang`ere.Il annonce aussi les livres dont La M´esang`ere´etaitl’auteur. Pour la correspondance de La M´esang`ereavec Beuchot, voir p. 331. 42 G. Mouravit, Napol´eonbibliophile, Paris 1905. 43 “Il serait impossible de donner une id´eede la vari´et´edes meubles (de l’´epoque) sans cette collection de La M´esang`ere”,constate P. Lacroix dans son Directoire ... , p. 522. 44 Le principal dessinateur des deux derni`eress´eriesfut Horace Vernet. Selon F.A. Au- lard (Paris pendant la r´eactionthermidorienne, vol. 3, 1899, pp. 669, 716 et 761), les contemporains de ce peintre se sont indign´esde sa hardiesse. En 1796, son p`ereCarle Vernet avait d´ej`atourn´ela toilette des Incroyables et Merveilleuses en ridicule. Aujour- d’hui, on associe avec Incroyables et Merveilleuses plutˆotun ph´enom`enedu tournant du XVIIIe si`ecle. 45 R. Houlier note que La M´esang`ereposs´edaitune tr`esgrande m´emoireet que personne ne savait autant de vers, de dictons, proverbes et sentences que lui (Pierre-Antoine Lebouc ... , Acad´emiedes sciences ... d’Angers, 1988, p. 310). 3.1 Le magazine sous Napol´eon: Moniteur officiel de la mode 101

Figure 3.5 Certaines planches de s´eriesde gravures publi´eespar La M´esang`erereprennent les modes pr´esent´eespar le Journal des Dames et des Modes. A droite le num´ero57 de la s´eriesatirique du Bon Genre, publi´eeen 1813, qui ridiculise un manteau d’homme montr´e `agauche par la gravure 1280 du 31 d´ecembre 1812 du magazine. Le commentaire de la caricature, r´edig´epar l’´editeurdans un cahier au titre Observations sur les modes et les usages de Paris, note : “L’habit de nos jeunes gens a tout au plus la longueur d’une veste; leur redingotte est au contraire longue, lourde et gˆenante;elle traˆıne`aterre comme une robe de chambre; ils balaient les rues en marchant, et se retroussent comme des femmes pour passer un ruisseau. Il n’en coˆuterait pourtant pas beaucoup pour rendre leur costume raisonnable; ce serait de donner `al’habit ce qu’on met de trop `ala redingotte.” parfois en compagnie de Mme Cl´ement-H´emery,cette ancienne co-´editrice intelligente habitant Avesnes-sur-Helpe dans le d´epartement du Nord qui lui rendait visite de temps `aautre. Parmi ses hˆotessesfigurait en bonne place la comtesse de Genlis, c´el`ebrefemme de lettres (1746–1830) dont l’´editeur appr´eciaitl’engagement pour l’´education.Comme les ´ecritsde Mme de Gen- lis touchaient les domaines r´eserv´esaux femmes de toutes les classes sociales et qu’elle montrait comment se comporter et se conduire en toute occasion, 102 3 L’apog´eede l’illustr´e

La M´esang`erefit de ses ouvrages, trente ans durant, une source intarissable de citations et de commentaires. Il raconta des anecdotes tir´eesde son œuvre, r´ep´etases axiomes et donna des sujets de m´editationet des conseils en re- lation avec ses publications.46 A la fin du compte rendu d’un ouvrage sur les femmes auteurs et protectrices des lettres, publi´ele 20 mai 1811, une remarque r´ev`eleque La M´esang`erese tenait au courant des projets souvent f´eministesde la comtesse car il savait que son plan d’inclure dans l’ouvrage quelques femmes vivantes, notamment Mme de Sta¨el, Mlle de Launay et Mlle de Sommery, n’´etaitmalheureusement pas r´ealis´e.47 Une autre femme ´ecrivain, Constance de Salm-Dyck, tenait ´egalement un salon litt´erairefort recherch´eo`ul’on connaissait La M´esang`ere.Plus jeune de vingt-et-un ans que Mme de Genlis, elle avait le mˆemetalent d’analyse et de r´eflexion,mais l’esprit plus contestataire. “Princesse et membre de plusieurs acad´emies,sa notori´et´ene pouvait l’exclure des pages d’un journal f´eminin”, ´ecritJ. Pouget-Brunereau (p. 437). E. Sullerot pr´etend(p. 94) que certains textes f´eministesnon sign´esdu journal sont de la plume de Mme Salm-Dyck parce qu’ils “sont en effet tout `afait de la mˆemeveine et de la mˆeme´ecriture que ceux qu’elle fera ensuite pour l’Ath´en´eedes Dames”. Cette suggestion est douteuse (voir p. 338) : l’illustr´egarde une trop grande distance dans les commentaires sur sa personne et ses ouvrages pour l’avoir eue dans l’´equipe de r´edaction.Le 1er avril 1797, il porte un œil critique sur son Epˆıtre aux Femmes qu’il juge trop peu nuanc´ee,et le 11 d´ecembre 1801, il minimise son Epˆıtre `aSophie en disant que le plan est copi´esur Juv´enal.48

46 St´ephanie-F´elicit´ede Genlis, n´eeDucrest de Saint-Aubin, n’a ´ecritpas moins de 140 ouvrages dans divers genres, dont beaucoup en plusieurs volumes : des romans, des pi`ecesde th´eˆatre,des essais, des dialogues, des contes, des nouvelles, des m´emoireset des livres d’histoire. Selon J. Pouget-Brunereau (pp. 448–457), ce fut “une sorte d’´educatrice- conseill`ere,sˆured’elle et de son exp´erience”,qui, sous l’Ancien R´egime,avait ´et´eengag´ee comme gouvernante des enfants du duc d’Orl´eans.Napol´eonl’invita `as’installer `al’Arsenal o`uelle r´eunissaitl’´elitelitt´eraireet mondaine dans le cinqui`eme“salon” de sa longue carri`ere.En revanche, elle lui envoya des lettres d´ecrivant la sc`eneculturelle et politique de la capitale et la mani`eredont il devait tenir sa cour. Pour ce dernier sujet elle s’inspira des publications de La M´esang`ere.Voici quelques passages du journal se rapportant `al’œuvre de Mme de Genlis : le 28 aoˆut1801 le journal cite les sept strophes de son po`emeintitul´e simplement Romance; le 10 juin 1806 il loue ses “vues piquantes et neuves sur l’Italie moderne”; le 25 mai 1810 sont cit´esdes passages de sa Maison rustique, pour servir `a l’´education de la jeunesse; le 20 mai 1811 on y lit des extraits de l’ouvrage De l’influence des femmes sur la litt´erature; le 5 mars 1818 est rendu compte de son Dictionnaire critique et raisonn´edes Etiquettes de la Cour, des Usages du monde, des Amusemens, des Modes, des Mœurs, etc., des Fran¸cais; le 15 d´ecembre 1822 on parle de ses Dˆıners du baron d’Holbach, le 15 d´ecembre 1823 de son essai De l’emploi du tems, les 15 et 20 mars 1825 de ses M´emoires ... sur le dix-huiti`emesi`ecle. Sur sa relation avec Mme de Bradi, m`ere de Marie de l’Epinay ´editricedu journal plusieurs ann´eesapr`esla mort de La M´esang`ere, voir pp. 231 et 340. 47 D´etailrelev´epar J. Pouget-Brunereau, Presse f´eminine ... , p. 451. 3.1 Le magazine sous Napol´eon: Moniteur officiel de la mode 103

Les salons litt´eraires,lieux de rencontres et de discussions pour s’infor- mer des derni`eresnouvelles, pour ´ecouterquelques m´elodies chant´eeset ac- compagn´eesd’un instrument, ou pour assister `ala repr´esentation de petites sc`enesth´eˆatrales,inspir`erent `aLa M´esang`erel’id´eede maint compte rendu d’ouvrage de femme ´ecrivain. Parmi les livres qu’il pr´esenta figurent ceux de la belle et spirituelle baronne Julie de Krudener¨ (1764–1824), n´ee`aRiga, ´epouse d’un diplomate russe, amie de Bernardin de Saint-Pierre et constam- ment en route pour rendre visite `ases amis dans les diff´erentes capitales europ´eennes,allant de Copenhague `aMontpellier, de Berlin `aLausanne, avec de fr´equents arrˆets`aParis. Les 12 et 17 d´ecembre 1803, il publia une annonce et des extraits de son premier roman Val´erie. Il ignorait pourtant qu’elle avait eu recours `aune tactique publicitaire extravagante pour assurer son succ`es: pendant plusieurs jours, elle avait couru les magasins de modes les plus fr´equent´esde la capitale pour demander, incognito, tantˆotdes ´echarpes, tantˆotdes chapeaux, des plumes, des guirlandes et des rubans `ala Val´erie.49 Son man`egeprovoqua une telle ´emulation commerciale que bientˆottout fut `ala Val´erie et que le roman eut trois ´editionsen quelques mois et inspira mˆemeune pi`ecede th´eˆatredu mˆemetitre.50 Quand l’ancien abb´ehonorait de sa pr´esenceune soir´eemondaine, les conversations des visiteurs tournaient de pr´ef´erenceautour de sujets trait´es par ses publications. Citons quelques exemples : en 1802 - cons´equencede la campagne d’Egypte - l’amusement favori ´etaitles “soir´ees´egyptiennes”qui, selon un article du 7 septembre, ´etaient des s´eancesmagiques dans le goˆut romantique, o`ul’on se r´eunissait“dans l’appartement le plus sombre, le plus retir´ede l’habitation”, o`ules auditeurs se rangeaient en cercle “de mani`ere que chacun se touchant, les sensations puissent facilement se communiquer” et pour raconter “l’histoire la plus sombre, la plus tragique qu’on puisse ima-

48 Apr`esla disparition de Napol´eon,sa personne et ses ouvrages sont cit´essans com- mentaires ou de fa¸conb´en´evole, par exemple, le 31 aoˆut1817 : “Parmi les po`etesqui ont concouru cette ann´eepour le prix de po´esiepropos´epar l’Acad´emieFran¸caise,on cite Mme la Princesse de Salm, qui a obtenu une mention honorable.” Le 5 mai 1819 un article rend compte de ses Epˆıtres `ala philosophie, le 5 mai 1824 un autre de son roman Vingt-quatre heures d’une femme sensible. Le 31 mars 1825 le journal publie ses vers Sur Girodet, et en aoˆut1837 une de ses po´esiestir´eede la collection intitul´ee Po`emes. 49 D´etailrelev´epar le Grand dictionnaire universel du XIXe si`ecle. 50 Le Journal des Dames et des Modes nota le 17 d´ecembre 1803 que “cette dame ´etrang`ere ... ´ecriten fran¸caiscomme si notre langue ´etoit(sic) la sienne.” (voir J. Pouget- Brunereau, pp. 481/482). Il paraˆıtque l’amour des belles apparences de cette dame ´etait tel qu’elle d´epensait 20 000 francs par mois pour sa toilette. Lors de ses voyages, elle se lia d’amiti´eavec la reine de Prusse et le tsar Alexandre. Au congr`esde Vienne, son influence permit d’att´enuer les r´esolutionsdu tsar `al’´egardde la France. Dans les derni`eresann´ees de sa vie, elle fonda une secte religieuse et prˆecha l’Evangile en Suisse, souvent devant des milliers d’individus, dont des filles et des femmes pauvres qui abandonnaient leur ´epoux ou leur p`erepour la suivre. 104 3 L’apog´eede l’illustr´e giner, `al’horreur de laquelle ajoutent d’ailleurs le silence de l’assembl´eeet les t´en`ebresde la nuit.”51 Un autre sujet de discussion tournait autour des fr´equents ´evanouissements de certaines femmes, sorte de force magique pour faire respecter leur volont´een public, dont La M´esang`erese moqua le 4 juin 1801. Les duels qui se multipliaient d’une mani`ered´eplorableattir`erent ´ega- lement l’attention. Au grand regret de l’´editeurexprim´ele 25 aoˆut1819, ils n’´etaient plus provoqu´essuite `ades calomnies `apropos de l’honneur d’une dame mais `acause d’articles de journaux. On discutait aussi des avantages et des inconv´enients de certaines modes et coutumes. Ainsi, le 6 mars 1803, la r´edactionavait rendu compte de l’entˆetement d’une femme de trente ans morte parce qu’elle avait refus´ede couvrir ses bras nus alors que la temp´era- ture l’exigeait,52 et le 25 f´evrier1807, elle avait mentionn´eun mari qui avait craint que la robe d´emesur´ement d´ecollet´eede sa femme ne soit ind´ecente, voire qu’elle ne lui tombe sur les pieds. Enfin, on parla des sangsues: cinq cent mille en comptant uniquement Paris en 1820. “Il y a des personnes,” ´ecrit La M´esang`erele 20 janvier 1821, “qui, en sortant du bal, ou du spectacle, se font poser les sangsues avant de se coucher, comme d’autres prennent un verre d’eau sucr´ee,ou une tasse de tilleul.” A cˆot´e de ces faits divers, les invit´es des salons que fr´equentait La M´esang`ere discutaient avec lui les articles qu’il avait d´edi´es aux genres litt´eraireset aux th´eˆatresen vogue. Les remarques faites dans le Journal des Dames ... sur les activit´esd’hommes et de femmes auteurs, acteurs, danseurs et musiciens, en font un pr´ecieuxdocument sur l’histoire litt´eraire de l’´epoque. Suivons de pr`esles comptes rendus qui se rapportent `aune fa- mille parmi les plus remarquables de la sc`enelitt´eraire: celle de Germaine de Sta¨el, n´eeNecker (1766–1817). A la date du 11 d´ecembre 1801 d´ej`a,alors que Germaine est encore relativement inconnue, le journal cite longuement les M´elangeslitt´eraires de sa m`ere,Suzanne Necker (1737–1794), ouvrage

51 Les s´eancesmagiques, les extases, les visions spirituelles, la ma¸connerieet le mesm´e- risme sont des sujets trait´espar le journal `aplusieurs reprises, par exemple le 5 aoˆut1807 et le 5 mai 1820. 52 “Les exemples du mˆemegenre sont malheureusement devenus tr`es-communs”, note La M´esang`erede fa¸conlaconique, “ce qui prouve que chez les Parisiennes le besoin de se conformer `ala mode, est plus fort que celui de vivre.” A une autre occasion, le 10 d´ecembre 1806, l’´editeurcompara la mode `aune vieille femme exigeante : “des milliers d’individus s’empressent autour de cet ˆetreimp´erieux ... Ils sacrifient au d´esirde lui plaire, au pr´etendubonheur de vivre sous ses lois, repos, fortune, honneur mˆeme ... Ils souffrent, martyrs de leur fol amour, des tourmens (sic) inou¨ıs, ... ce qui ne s’explique que par l’axiome : on s’attache plus par la peine que par le plaisir.” Enfin, on peut lire le 15 novembre 1810 : “La mode veut qu’on se r`eglenon pas sur le tems (sic) qu’il fait, mais sur le tems qu’il doit faire. Vous gelerez peut-ˆetre ... , mais ´ecoutezl’amour-propre qui fait taire tous les autres sentimens (sic), et souvenez-vous de ce vieux proverbe : Il faut souffrir un peu pour paroˆıtre plus belle.” 3.1 Le magazine sous Napol´eon: Moniteur officiel de la mode 105 posthume extrait de ses manuscrits et publi´een 1798 et 1802.53 Deux ans plus tard, le 30 mai 1803, apr`esque Germaine fut exil´eepar Napol´eon,La M´esang`ereconstate laconiquement : “Madame de Sta¨el fait des ouvrages qui ´etonnent”; le 24 f´evrier1805 est annonc´eun autre livre de 350 pages : Manus- crits de M. Necker, publi´espar sa fille; et le cahier du 10 juin 1807 fait l’´eloge de Germaine en disant qu’elle a redonn´e,en compagnie de Mme de Genlis, “de l’activit´eau commerce des brochures” et qu’elle “a offert au public des souvenirs sur l’ancienne France et sur une partie de l’Allemagne.” L’´editeur conclut ainsi : “Il est de bon ton de lire ses ouvrages, (on les parcourt) avec empressement, avec ... plaisir ... (Ces ´ecrits)vous laissent des souvenirs agr´eables,et cette fois-ci, du moins, la mode est d’accord avec le goˆutet la raison”. Enfin, les 25 et 30 septembre 1807 le journal publie des fragments de Corinne dont il d´ecritle caract`ereet les habits du personnage principal. Cependant, l’opinion favorable de La M´esang`eresur Germaine de Sta¨el n’a pas empˆech´ele sort mouvement´ede son livre le plus c´el`ebre De l’Alle- magne. Apr`esune premi`ere´editionparisienne de 1810, de courte dur´ee,qui, bien que confisqu´eeet d´etruite,marqua le d´ebutd’une inclination culturelle de la France vers le romantisme, il reparut en 1813 `aLondres et en 1814 de nouveau `aParis. Cette derni`ere´editionfut annonc´eedans le cahier du 25 juin 1814, comportant un long extrait de l’ouvrage (voir p. 404). Quelques mois plus tard, le 10 septembre 1814, c’est l’annonce d’une petite brochure ayant pour titre Esquisse litt´eraire concernant les ouvrages de Mme la baronne de Sta¨el-Holstein. Apr`esla mort de l’auteur survenue en 1817, le p´eriodique continue de mentionner ses publications.54 En mˆemetemps, il rel`eve ses qua- lit´esde femme, par exemple le 10 juin 1829, quand il pr´esente les Œuvres diverses de son fils Auguste, avec des passages sur Napol´eonet Germaine de Sta¨el et avec une analyse de l’influence bienfaisante exerc´eepar Germaine sur son mari.55

53 Suzanne Churchod de Nasse, femme de Jacques Necker (1732–1804), ministre des finances de Louis XVI, ´ecriten 1780 Hospice de charit´e, en 1790 Inhumations pr´ecipit´ees, et en 1794 R´eflexionssur le divorce. Le cahier du 20 mai 1811 pr´esente une description d´etaill´eede sa personne. 54 Le 15 septembre 1817, le Journal des Dames ... publie deux pages intitul´ees Por- trait de M´elanie, sign´ees“Feu Mme de Sta¨el”; le 10 novembre 1817, une po´esieintitul´ee Apologie des Femmes, par Louis Dubois, avec citation des œuvres de Mme de Sta¨el et des vers pleins d’admiration pour elle; enfin, les 31 mai et 25 juillet 1818 des passages tir´es de ses Consid´erations ... sur la R´evolutionfran¸caise, ouvrage posthume qui venait de paraˆıtre.Pour les citations des ouvrages de Mme de Sta¨el dans la presse f´eminineapr`es 1818, voir Jeanne Pouget-Brunereau (pp. 457–475). A propos du Journal des Dames ... elle constate qu’“avec sa grande exp´eriencejournalistique, le p´eriodique voyait clairement le poids que prenait l’œuvre de Mme de Sta¨el.” 55 Mme de Sta¨el y est d´ecritecomme une femme qui r´ev´ela`ason ´epoux le secret de ses propres forces et qui le poussa `ase vouer `ade grands travaux politiques, alors mˆemequ’il s’´etaitr´esign´e`ase livrer uniquement `al’´etudedes lettres et aux plaisirs de la vie sociale. 106 3 L’apog´eede l’illustr´e

Toutefois, il n’y avait pas que des articles favorables aux femmes de lettres. L’´editeurn’h´esitapas `ales critiquer, poussant parfois tr`esloin le cynisme sur les ouvrages de femmes contemporaines. Les 6 mars 1801, 3 aoˆut1805 et 25 juin 1811, il porta des jugements s´ev`eressur Marie-Sophie Cottin, n´eeRis- teau (1770–1807) qui, bien que peu instruite et sachant `apeine l’orthographe, avait une imagination telle qu’elle publia au total cinq romans. A propos de son quatri`emeroman Mathilde qui venait de paraˆıtre,il ´ecritle 3 aoˆut1805 : “Connoissez-vous Mathilde ... Mathilde est un roman en 6 volumes ... Ma- thilde est le roman `ala mode. Cependant, pour ˆetre`ala mode, on n’est pas oblig´ede lire les 6 volumes; 6 lignes de chaque volume suffisent, et l’on parle du reste comme si on l’avoit lu.”56 Il ironisa aussi sur un roman ´ecritpar l’an- glaise Sophie Frances, intitul´e La Sœur de la Mis´ericorde dont il disait l’avoir “lu avec plaisir” et dont il citait nombre de fautes de grammaire et de style. Ceci ne voulait pas dire que La M´esang`eren’encourageˆatpas le sexe f´eminin `aessayer de publier quelque chose. Il jugea qu’un grand nombre parmi les cent cinquante dames embrassant alors la carri`erelitt´erairepouvait produire “des ouvrages agr´eableset ... utiles”. Le 20 d´ecembre 1807, il incita ses lectrices `atenter leur chance dans ce domaine. “Bien sˆur,disait-il, la c´el´ebrit´epeut engendrer du malheur, (mais) il est facile de s’en mettre `al’abri”. L’opi- nion `ace propos est aussi exprim´eele 5 mai 1808 : “Les femmes comme les hommes peuvent r´epandre(leur) esprit hors d’elles-mˆemes,leur lot n’est pas de briller `al’ombre, et il n’appartient pas `al’homme seul ... l’avantage, le plaisir ou l’honneur de briller `ala lumi`ere.” Qu’est-ce qu’on ´ecrivait `al’´epoque quand on ´etaitfemme? Surtout des romans, contes, essais, m´emoires,trait´esd’´educationet po´esies.Par contre, r´edigerdes drames ´etaitestim´einadapt´eaux femmes de lettres.57 Quand le Th´eˆatredu Vaudeville donna le 20 avril 1808 La Gageure impr´evue, pi`ece en deux actes ´ecritepar “deux Dames anonymes”, La M´esang`ereremarqua que leur esprit n’´etaitpas fait pour ˆetrejug´epar la foule. Par contre, les auteurs masculins firent recette en touchant des spectateurs avides de goˆuter des ´emotionsfortes dans des com´edies,drames, m´elodrames ou vaudevilles. Ces derni`erespi`ecesde th´eˆatre,sorte de critique sociale et satire des mœurs, jouissaient d’une grande faveur aupr`esdu public. Fertiles en intrigues et en rebondissements, l´eg`eres,divertissantes et frondeuses, mˆel´eesde chansons et de ballets, elles d´enon¸caient les abus et la corruption.

56 Pour souligner cette opinion, le journal publie le 20 mai 1811 un jugement peu favo- rable de Mme de Genlis sur Mme Cottin, concurrente d´ec´ed´ee,et le 20 septembre 1820, il lui consacre deux pages critiques `al’occasion de la publication posthume de ses Pens´ees, Maximes et R´eflexionsmorales. Le 25 juin 1811 est lanc´eun autre article impitoyable, se r´ef´erant `ason deuxi`emeroman Malvina de 1801. Sur Mme Cottin, voir J. Pouget- Brunereau, pp. 375, 477–480 et 519–520. 57 Jeanne Pouget-Brunereau, Presse f´eminine ... , pp. 129–145. 3.1 Le magazine sous Napol´eon: Moniteur officiel de la mode 107

Un des vaudevilles les plus `ala mode, d’apr`esle cahier du 14 juillet 1803, o`u“la foule se pr´ecipiteet s’´etouffe”,´etait Madame Angot, mis en vogue par le caract`ereamusant d’une femme du peuple du nom de Mme Angot, sorte de porte-parole des opprim´esqui attirait, dans les loges d’apparat, lors des repr´esentations bouffonnes, toutes les dames “Angot” qui ne voulaient pas l’ˆetre(Fig. 3.6).58 Un autre vaudeville `asucc`esau d´ebutdu XIXe si`ecle portait le titre de Fanchon la Vielleuse. La M´esang`erepublia des planches inspir´eesde cette pi`ecedans sa s´erie Costumes de th´eˆatre, et il rapporta dans son journal, par exemple en mars 1803, que le public applaudissait ses auteurs Bouilly et Pain quand ils se pr´esentaient sur sc`ene.Aujourd’hui, la plupart des historiens de la litt´eratureignorent jusqu’aux noms des ´ecrivains de ce vaudeville.59 Il est de mˆemepour le compositeur de la musique de cette pi`ece th´eˆatrale,J.D. Doche. Le fait que les femmes ne brillaient pas comme dramaturges ne voulait pas dire que le th´eˆatrese passait d’elles. Beaucoup faisaient une carri`ere d’actrice, de danseuse ou de musicienne. Dans sa s´erie Costumes de Th´eˆatre La M´esang`erepr´esente plusieurs vedettes des ann´ees1798 `a1803. Outre Sophie Bellemont (1781–1844) dans Fanchon la Vielleuse, une vielle `aroue `ala main, il fit ex´ecuterdes illustrations montrant les actrices Mme Clo- tilde dans le Ballet de Paris et Mme Saint-Aubin dans Primerose.60 Souvent ces ¿ stars À remplissaient les salles par leur talent mˆemesi la pi`eceou la musique annonc´een’attiraient pas le public. “Aujourd’hui l’acteur est tout et la pi`ecen’est rien,” ´ecritle journal `ala date du 15 novembre 1813. “Quel est l’acteur ou l’actrice qui joue? voil`ace qu’il est important de savoir : aux partisans de Corneille, de Racine ou de Voltaire, ont succ´ed´eles enthousiastes de Talma, de Mlle Duchesnois, de Mlle Georges, et la pr´e´eminence`aaccorder `al’un de ces trois artistes est un point que l’on discute aussi gravement, avec autant de v´eh´emencequ’on en mettoit (sic) autrefois `aassigner un rang aux

58 Madame Angot a fourni le sujet d’une pi`ecede th´eˆatrepour la premi`erefois en 1795. Son auteur Eve, dit Maillot, donna en 1797 et 1799 deux suites de cette pi`ecesous divers titres, et en 1803 il ´ecrivitles Derni`eres folies de Madame Angot. Cette mˆemeann´ee, Aude fit jouer, `al’Ambigu-Comique, Madame Angot au s´erail de Constantinople, puis, un peu plus tard, Madame Angot au Malabar. D’apr`esJ. Godechot (La Vie quotidienne en France ... , p. 161), certaines de ces pi`ecesassuraient encore au XXe si`eclede bonnes recettes aux casinos des villes d’eau. En dehors du th´eˆatre,on retrouve Madame Angot, en 1798, dans les Œuvres badines et poissardes de Vad´e,dans le D´ejeunerde la Rap´ee, par l’Ecluse, et dans L’Histoire populaire de Madame Angot, reine des Halles. 59 Jean-Nicolas Bouilly (1763–1848) fut un auteur et litt´erateurf´econd.A part des drames, il publia, vers 1820, ses Contes `ama fille qui eurent 18 r´eimpressions.Marie- Joseph Pain (1773–1830) fut un dramaturge tout aussi connu. Sous la Restauration, il obtint une place de censeur dramatique. 60 Mme Clotilde et Mme Saint-Aubin sont ´egalement pr´esent´eespar les gravures 35 et 50 du journal. Ces gravures et les douze planches de Costumes de Th´eˆatre se trouvent aujourd’hui surtout dans les mus´eesinstrumentaux. 108 3 L’apog´eede l’illustr´e

Figure 3.6 Madame Angot, personnage th´eˆatralbien connu `al’´epoque. Cette caricature de la femme du peuple enrichie par la R´evolution fut pr´esent´eesur sc`eneen 1799 par l’acteur Labenette-Corsse. La pi`ece,jou´eedepuis 1795 au th´eˆatrede la Gaˆıt´esous le titre La Nouvelle parvenue, et reprise en 1797 comme Madame Angot ou la Poissarde parvenue au th´eˆatreMontansier, fut montr´eesur sc`eneen 1799 portant le titre Repentir de Madame Angot. Elle rapporta 500 000 francs au th´eˆatremais 500 francs seulement `a l’auteur. Gravure suppl´ementaire du journal publi´eele 12 aoˆut1799. 3.1 Le magazine sous Napol´eon: Moniteur officiel de la mode 109 trois plus beaux g´eniesde la France!”61 En effet, la rivalit´edes trag´ediennes Catherine-Jos´ephineDuchesnois-Raffin (1777–1835) et Marguerite-Jos´ephine Georges (1787–1867), engag´eespar la Com´edieFran¸caise,est un fait amu- sant qui partagea le public en deux camps dans la salle du Th´eˆatreFran¸cais, ar`eneo`ufurent livr´esde vrais combats `acause d’elles. Mlle Georges prit la fuite `aVienne en 1805, mais non sans revenir de temps `aautre `aParis. Une autre reine de la sc`eneth´eˆatrale´etaitMlle Mars (1779–1842). Elle fascina les spectateurs pendant plus de 25 ans, apr`esun d´ebuten 1803, et incita la r´edaction`ad´ecrireses vˆetements et coiffures.62 Ses concurrentes ´etaient les deux sœurs Louise et Emilie Contat, ´egalement source d’inspiration pour le journal, le 20 janvier 1805 notamment.63 Plus tard, apr`esl’Empire, la tr`es jeune actrice L´eontine Fay (1810–1876) ainsi que la danseuse Mlle Taglioni (1804–1884) firent de bien “vives impressions”, la premi`eresurtout vers 1821, la seconde vers 1830.64 Les femmes auteurs remportaient plutˆotdu succ`esavec la po´esieou les romans. Les “bouts-rim´es`aremplir” ´etaient une fa¸cond’inciter les lectrices `afaire leur entr´eeen litt´erature.Cependant, la plupart des po`emespubli´es dans l’illustr´e´etant anonymes ou paraissant sous des pseudonymes ou sous un nom incomplet ou mutil´e,soit en indiquant des initiales suivies souvent de la particule nobili`ereou d’ast´erisques,soit en signant d’une ou de plusieurs lettres, il est difficile de savoir s’il y avait beaucoup de po´etessesdont les

61 Selon le Journal des Dames ... de d´ecembre 1806, l’acteur Fran¸cois-JosephTalma (1763–1826) avait les suffrages de beaucoup de monde, notamment quand il interpr´eta Ninus II par Charles Brifaut. 62 A la date du 15 mars 1807, on peut lire : “Un co¨effeur `ala mode ... tenant d’une main un croquis repr´esentant Mlle. Mars ou M. Gavaudan, et de l’autre un bandeau de mousseline imitant un schall, ... regarde tour-`a-tourle croquis de l’acteur et la tˆetede la belle, marie ensemble le schall et les cheveux, laisse tomber les deux bouts in´egauxde son ´etofferouge sur l’´epaulegauche, et co¨effe la petite-maˆıtresse`ala Benjamin ou `ala Sim´eon, suivant le caract`ereplus ou moins prononc´ede sa figure.” Mlle Mars s’appelait de son v´eritablenom Anne-Fran¸coise-Hippolyte Boutet. 63 Louise Contat (1760–1813) fut plus connue encore que sa sœur Emilie Contat (1770– 1846). 64 Quand Jeanne Louise Baron, dite L´eontine Fay, fille d’acteurs de province, d´ebuta en 1821 `al’ˆagede onze ans `aParis au Gymnase, l’illustr´epublia plusieurs articles sur l’´educationet sur les modes d’enfant, accompagn´esde gravures pr´esentant des costumes d’enfant (par exemple la gr. 2001). Le succ`esde cette vedette fut tel que son p`ererevint de province jouer avec son petit prodige des pi`eces´ecritespour elle (Mariage enfantin; La petite fille et le vieux gar¸con; Le bon papa). Lorsque le public parisien fut las de ses pi`eces,L´eontine se retira en province. Elle ´epousa en 1832 son coll`egueVolnys et entra avec lui `ala Com´edieFran¸caise.Son portrait se trouve dans la Galerie historique des acteurs fran¸cais, Lyon 1877. – Marie Taglioni, fille de danseurs italiens et une des ballerines les plus appr´eci´eesdu ballet romantique, d´ebuta`aParis en 1827. Elle eut un grand succ`es dans La Sylphide (1832) o`uelle transforma la danse sur pointe en un moyen d’expression sublime de la po´esiedans´ee. 110 3 L’apog´eede l’illustr´e

textes se retrouvent dans ce magazine f´eminin.Si quelques noms de versi- ficateurs r´eapparaissent pendant plusieurs ann´ees,ce sont plutˆotdes noms d’hommes : l’abb´eJacques Delille, Louis Dubois (voir p. 339), Charles-Louis Mollevaut (voir p. 340), Armand Gouff´e,Pr´evost d’Iray, Sewrin, Fayolle, Mil- levoye, S´eguraˆın´e,Pons de Verdun et Auguste de Labouisse.65 Font excep- tion quelques noms de femmes comme Mme Cl´ement-H´emery,Mme Beaufort d’Hautpoul et Mme de Salm-Dyck dont nous avons d´ej`aparl´e(voir pp. 95, 101 et 102). Quant aux auteurs de romans, il en ´etaitde mˆeme.Ceux qui firent le plus parler d’eux n’´etaient pas de sexe f´eminin: Charles-Antoine-Guillaume Pigault de l’Epinoy, dit Pigault-Lebrun (1753–1835) fut surnomm´epar le journal, le 12 octobre 1802, “le capitaine de l’arm´eedes Romanciers fran¸cais”; et Charles-Victor Pr´evot, vicomte d’Arlincourt (1789–1856) fut l’auteur des romans les plus en vogue dans les ann´ees1820.66 Le fait que l’illustr´efut en quelque sorte un journal litt´eraire,a sˆurement contribu´e `al’acceptation g´en´eraledu magazine dans la bonne soci´et´e.Il vit son tirage presque doubler entre 1803 et 1813, de 1 400 exemplaires au chiffre “inou¨ı” de 2 400 cahiers, pour atteindre 2 500 exemplaires en 1827, chiffre stable jusqu’en 1830. Ces chiffres sont bas´essur le nombre des abonn´esdans les d´epartements et sur nos observations faites pour d’autres ann´ees.67 Il grimpa `ala deuxi`emeplace parmi les 36 magazines non quotidiens envoy´es par la poste dans les d´epartements, juste apr`esle Journal de l’Enregistrement. Son tirage ´etaitconsid´erablemˆemepar rapport `acelui des quotidiens.68 Jus- qu’en 1818, dans le secteur des p´eriodiques de mode, il n’eut mˆemepas de

65 Sur ces po`etes,voir L’Almanach litt´eraire ou Etrennes d’Apollon, publi´epar Aquin de Chateaulion et Lucas de Rochemont. Voir aussi J. Pouget-Brunereau, pp. 145–155. 66 Sur le vicomte d’Arlincourt, voir p. 246. Sur la pr´edilectiondu public pour les romans on est renseign´epar un passage du Journal des Dames ... publi´ele 29 juin 1801 : “Qu’avez- vous de nouveau? dit-on en approchant de la boutique d’un libraire; et celui-ci, sans vous r´epondre, ´etalesur son comptoir une vingtaine de volumes, romans, romans et romans.” Un autre passage du magazine, paru le 26 mars 1804, entame le mˆemesujet : “On met tout en roman, l’histoire, les anecdotes, les pi`ecesde th´eˆatre.”J. Pouget-Brunereau rel`eve que des romans d’intrigue sentimentale, de voyage dans le temps et l’espace, du genre noir, souvent en style ´epistolaire,envahissaient alors les milieux litt´eraires(pp. 156–158). 67 Etant donn´eque le nombre d’exemplaires vendus en province repr´esentait en r`egle g´en´eraleentre 50 et 60 pour cent du total des exemplaires vendus (voir p. 112 et Fig. 3.10), on peut calculer, pour 1803, `apartir d’un nombre de 830 abonnements vendus dans les d´epartements (Arch. Nat. 29 A 91, fol. 119), un tirage global d’environ 1 400 exemplaires; et pour 1813, quand il y a 1 488 abonn´esdans les d´epartements (Arch. Nat. AF IV 1049, dos. 8, fol. 25), un total de 2 400 abonn´es.Pour 1827, on connaˆıtle tirage global grˆaceaux indications de l’imprimeur. 68 En novembre 1813, Le Moniteur Universel exp´ediait 3 400 exemplaires dans les d´epartements et le Journal de Paris 4 150 exemplaires. Seul le Journal de l’Empire en exp´ediaitplus, jusqu’`a20 000 exemplaires. La plupart des autres quotidiens vendaient entre 500 et 1 000 copies : le par exemple vendait 688 exemplaires (Arch. Nat., AF IV 1049, dos. 8, fol. 25). 3.1 Le magazine sous Napol´eon: Moniteur officiel de la mode 111 rival du tout. Une caricature pr´esentant les titres les plus importants de 1814, place le Journal des Modes au centre de l’image, symbolis´epar un carton de modiste `ademi renvers´e,chancelant `ami-chemin entre des jour- naux de gauche et de droite. Ce num´erod’´equilibristepermit au Journal des Dames ... de se maintenir debout quand l’empire avait d´ej`acroul´e(Fig. 3.7).

Figure 3.7 L’illustr´eau centre d’une caricature anonyme du Journal des Arts ... du 15 d´ecembre 1814. Son titre se trouve sur un carton de modiste au milieu. Voici l’explication : “Sur un C´enotapherenfermant les cendres du Mercure ... s’´el`eve le Journal des Arts sous la figure d’un Nain Jaune, arm´ed’un arc et d’un carquois rempli de traits; il les lance sur tous ceux qui l’environnent. D´ej`ale pauvre Journal Royal, sous la figure de Bridoison, en a re¸cuun dans la gorge ... Il laisse ´echapper ces mots : Je suis encore plus bˆeteque ces dames. Il a `ases cˆot´esla Gazette de France et la Quotidienne. La Gazette ... est repr´esent´eesous la figure d’une vieille d´ecr´epiteen habit de cour ... (qui prononce les paroles j’ai perdu tout mon bonheur, j’ai perdu mon franc parleur), La Quotidienne sous les traits de la None sanglante (s’´ecrie): Guerre aux id´eeslib´erales! ... Sur le devant du tableau, un bon bourgeois de Paris ... ronfle sur la seconde page du Moniteur et disparaˆıtsous cette ´enormefeuille. A la gauche du Nain Jaune et sur le devant, on remarque ... le Journal de Paris `acalifourchon sur une barrique de vin de Bordeaux ... Il proclame gaiement Vivent les id´eeslib´erales ... (et) re¸coitles pi`ecesd’or qui tombent d’une sacoche perc´ee,que tient `asa main le Cassandre du Tableau Parlant : c’est le Journal des D´ebats. Il regrette qu’ ... Ils sont pass´esmes jours de fˆete;ils sont pass´es,ils ne Reviendront plus ... Enfin, `a l’extr´emit´edu tableau, se trouve le Journal g´en´eral de France sous la figure d’Arlequin ... Le Journal des Modes a pour emblˆemeun carton de modiste `ademi renvers´e;enfin dans l’´eloignement s’´el`eve une pyramide en l’honneur des dieux inconnus (diis ignotis); elle contient les titres d’un grand nombre de journaux, dont la nomenclature a dˆucoˆuterbeaucoup de recherches `al’auteur du dessin.” 112 3 L’apog´eede l’illustr´e

3.2 Diffusion et tirage

Une histoire du Journal des Dames ... serait incompl`etesi l’on ne se posait la question des lecteurs et abonn´es.Qui lisait le p´eriodique et o`ul’achetait- on? Malheureusement on n’a plus aucune trace des six registres cartonn´es contenant les noms et lieux de r´esidencedes abonn´es,trouv´es`ala mort de La M´esang`eredans ses bureaux. Mais on peut se renseigner `aplusieurs autres sources : l’ensemble des lettres publi´eespar le p´eriodique, avec mention de l’adresse des exp´editeurs;les lieux de contrefa¸conde l’illustr´e;les mandats- poste envoy´eschez l’´editeur;et une liste des abonn´es´etabliepar l’avocat de l’´editeuren 1831.69 Ces documents r´ev`elent que le nombre des villes et bourgades o`uparvenait le p´eriodique ´etaitconsid´erableet que les abonn´eset lecteurs r´esidaient moins dans les grandes villes que dans les bourgs, chefs- lieux et villages mˆemeles plus recul´es.En Allemagne, par exemple, des villes `afaible population comme Brunn,¨ Ravensbourg, Hanau, Weimar et Aix-la- Chapelle comptaient un certain nombre d’admirateurs. Ce mˆemeph´enom`ene est valable pour la Grande Bretagne, les Pays-Bas, l’Italie et la Belgique, ce que montre clairement Fig. 3.8. Aux Etats-Unis le p´eriodique ´etaitlu `aBoston et `aPhiladelphie. La France n’´etaitpas exempte de la demande des cahiers hors des grands centres d’urbanisation. Si l’on veut repr´esenter la distribution en France, il est commode de r´epertorier les endroits sur deux cartes g´eographiquestant est grand leur nombre: d’une part sur cette carte pr´esentant l’Europe (Fig. 3.8), d’autre part sur une carte qui montre uniquement la France (Fig. 3.9). La premi`eremarque les noms connus pour toutes les ann´eesde parution, la seconde les endroits suppl´ementaires d’abonnement en cours en f´evrier1831, quand les successeurs de La M´esang`erefirent le bilan de l’entreprise. On peut ´egalement pr´esenter un graphique informant sur le pourcentage des cahiers vendus hors de Paris. Ce pourcentage ne s’´etablitque pour les ann´eespost´erieures`a1831.70 En comparant les chiffres d’une mˆemeann´ee indiquant le tirage global et les livraisons vendues dans les d´epartements et `al’´etranger,on voit que plus de la moiti´edes exemplaires du Journal

69 Pour la mention des six registres ainsi que pour la liste des abonn´esen 1831, voir Arch. de Paris : D4 U1 176 et Arch. Nat. Grand Minutier III 1465. Voir aussi p. 82 de cet ouvrage. 70 Pour la p´eriode avant 1831, on ne peut pas ´etablirune comparaison parce qu’on a seulement les chiffres suivants : pour 1803 : 830 abonn´esdans les d´epartements (Arch. Nat. 29 AP 91 fol. 119); pour 1813 : 1 488 abonn´esdans les d´epartements (Arch. Nat. AF IV 1049, dos. 8, fol. 25); pour janvier 1827 : un tirage global de 2 500 exemplaires (Arch. Nat. F18 52, d´ecl.490, no 6940); pour juillet 1830 : un tirage global de 2 500 exemplaires (Arch. Nat. F18 52, d´ecl.960, no 3407 : les deux derniers chiffres sont de l’imprimeur Carpentier-M´ericourt);de 1827 `a1830 : en moyenne environ 2 000 exemplaires vendus (selon le Dictionnaire du luxe de La M´esang`ere).Voir aussi p. 110. 3.2 Diffusion et tirage 113

Figure 3.8 Lieux de diffusion en Europe (pour la France en 1831, indication partielle seulement). Le Journal des Dames et des Modes n’´etaitpas seulement lu dans les grands centres des pays europ´eensmais dans beaucoup de villes `afaible population. Pour certains pays, le Danemark, l’Espagne, la Pologne, la Russie, la Su`edeet la Turquie, on a trop peu d’information pour confirmer ce ph´enom`ene.Mais il est vraisemblable que le magazine y arrivait aussi plus loin que dans les capitales. 114 3 L’apog´eede l’illustr´e

Figure 3.9 Lieux de diffusion du Journal des Dames ... en France en 1831. Certaines villes marqu´eessur la carte de l’Europe pour d’autres ann´eesde distribution n’y figurent plus. La taille des points indique approximativement l’importance des commandes d’abonnement.

des Dames ... se vendait hors du centre de la mode. En moyenne, pour la p´eriode de 1831 `a1839, le tirage global fut de mille soixante-dix-sept exemplaires, et le chiffre des abonnements hors de Paris s’´elevait `acinq cent quatre-vingt-huit exemplaires. Pour ˆetrepr´ecis: cinquante quatre pour cent des ventes s’effectuaient loin de Paris (Fig. 3.10). Ce chiffre fut plus ´elev´eque chez les autres illustr´esde mode,71 ce qui signifie que La M´esang`erepouvait

71 Voir notre ´etudes´epar´eesur le tirage de grand nombre de journaux de mode (An- nemarie Kleinert, Die Auflagen franzosischer¨ Modezeitschriften aus der Zeit der Burgermonarchie¨ (1830–1848), Publizistik, 1979, pp. 84–106). Les chiffres sur le pourcentage des cahiers vendus en province montrent que, par exemple La Mode, vendait, 3.2 Diffusion et tirage 115

Ann´ees 1831 1832 1833 1834 1836 1837 1838 1839 moy.

moyenne annuelle sept. oct. nov. d´ec. jan. f´ev. mars avr. mai juin juil. jan.

Tirage 1082 1000 2000 990 905 990 1090 1025 1135 955 845 950 1020 1095 1077 Vente en province 576 760 649 517 531 550 613 595 614 603 610 607 651 648 310 588 % 53 65,5 57 54 50 58 54 63 72 63 64 59 54

Figure 3.10 Le tirage global et celui des exemplaires vendus en province de 1831 `a1839. Plus de la moiti´edes cahiers est envoy´eedans les d´epartements. Les chiffres des moyennes annuelles sont pr´esent´espar des cercles, ceux des moyennes mensuelles par des points. Les chiffres de ce tableau proviennent des documents suivants : 1831 : registres ´etablispar La M´esang`ereet ´evalu´espar le notaire Chandru `ala mort de l’´editeur(Arch. Nat. Grand Minutier III, 1465 et Arch. de la Seine D4 U 1, 176); 1832 : indications de l’imprimeur Auguste Auffray (Arch. Nat. F18 43); 1833 : indications de l’imprimeur Everat (Arch. Nat. F18 72 B); 1834 : chiffre ´etablipar la poste; 1836 `a1838, pour le tirage global: chiffres de l’administration du timbre prenant pour base “la quantit´ede papier soumise au timbre” (Arch. Nat. BB17 A 99 (14) et 103 (4)). 1836 `a1839, pour la vente dans les d´epartements : chiffres ´etablispar la poste sur “le nombre pr´esum´edes abonn´esen province” (Arch. Nat. BB17 A 92 (2), 100 (15), 103 (4), 104 (2) et 109 (2)). Pour 1832, 1833, 1834 et 1839, on ne peut pas calculer un pourcentage. De 1831 `a1836 il n’existe qu’une moyenne annuelle. 116 3 L’apog´eede l’illustr´e compter plus que ses concurrents sur la curiosit´edes lecteurs habitant loin de la capitale. Le fait que le besoin de se tenir inform´edes nouveaut´esvestimentaires ´etaitressenti plus fortement loin du si`egede la mode qu’`aParis mˆemes’ex- plique en partie par le caract`ererural de la France `al’´epoque. Avec ses trente millions d’ˆameselle avait seulement trois villes, Paris, Marseille et Lyon qui d´epassaient les 100 000 habitants. Quatre-vingt cinq pour cent de la popu- lation fran¸caisevivait `ala campagne, dont beaucoup de gentilshommes ha- bitant leurs terres. Eux et l’´elitebourgeoise et intellectuelle de chaque petit bourg appr´eciaient en g´en´erall’´el´eganceet le savoir-vivre. Le maire, le m´ede- cin, l’apothicaire, le notaire, l’instituteur et mˆemele prˆetretenaient souvent `aadapter leur apparence mondaine aux r`eglesde la vie parisienne. Un pr´efet du Nord au nom de Dieudonn´eexprime clairement en ce d´ebutdu XIXe si`ecle que les modes et coutumes des campagnards avaient chang´e: “A l’exception des personnes d’un certain ˆagequi ont conserv´eles anciennes ´etoffeset les anciennes formes d’habit, g´en´eralement on remarque (`ala campagne) plus de tendances `aadopter des ´etoffesplus fines et des formes plus ´el´egantes. Les modes l´eg`eresdes villes, dont les filles des gros fermiers prennent jus- qu’aux plumes, aux fleurs, aux colifichets, gagnent insensiblement les classes les moins ais´eeset multiplient les d´epenses avec les besoins ... C’est par- ticuli`erement dans les ´eglisesqu’on apercevait les dimanches cette tendance du luxe.”72 Certaines valeurs de la civilisation ne restaient donc pas l’apanage des seuls citadins. Deux articles typiques qui ont pu attirer l’attention des lecteurs non parisiens reproduisent la correspondance entre un p`erehabitant Nevers et un fils vivant `aParis, publi´eeles 20 et 31 mars 1807. Ils avaient pour but de montrer la diff´erencedes trains de vie `aParis et en province. A juste titre donc, le Journal des Dames et des Modes fut appel´e“le code de la toilette chez les dames ´el´egantes des provinces et de l’´etranger.”73 Mais La M´esang`ereavait aussi le souci d’encourager les Parisiens `aavoir l’esprit ouvert sur l’ext´erieur.Il recommandait beaucoup d’ouvrages sur les villes de province et les pays ´etrangerset incitait parfois ses lecteurs `aacheter la mode provenant de villes comme Lyon ou Francfort qui avaient inspir´eles Parisiens.74 en 1832, 17,68 pour cent des cahiers dans les d´epartements et `al’´etranger,c’est-`a-dire que sur 2 263 exemplaires tir´es,on en vendait seulement 400 hors de Paris (Arch. Nat. 29 AP 91 fol. 149). Si les autres journaux n’ont pas connu un aussi grand succ`eshors de la capitale, c’est peut-ˆetreparce qu’ils ne traitaient pas si souvent de sujets susceptibles d’int´eresserles habitants des villes et bourgades de province ainsi que les ´etrangers. 72 Cit´edans J. Tulard, Les Fran¸caissous Napol´eon, Paris 1978, p. 92. 73 Catalogue du Cabinet de feu M. La M´esang`ere, Paris 1831, p. 8. 74 Le 29 avril 1799, le journal pr´esente un chapeau cannel´e cr´e´e`aLyon et modifi´e`aParis. Pour Francfort, voir p. 126. Voici quelques livres recommand´esd´ecrivant l’´etranger: Vues, 3.2 Diffusion et tirage 117

Comment s’effectuait l’envoi des cahiers dans les premi`eresd´ecenniesde parution du journal o`ula vente en kiosque ´etaitinhabituelle? Outre la prin- cipale m´ethode de diffusion par abonnement pour une p´eriode de trois mois, six mois ou une ann´ee,il y eut `aParis la vente au num´eropar des “crieurs de journaux” (voir plus haut Fig. 2.6). Ces marchands ambulants achetaient une partie de la livraison pour la revendre aux passants dans les rues de la capitale en ajoutant un petit suppl´ement au prix des cahiers individuels. Vers 1813, la vente au num´erorepr´esentait autour de six `asept pour cent.75 Bientˆot `aParis, ces colporteurs eurent l’id´eed’installer des kiosques. Le journal en parle avec enthousiasme le 5 aoˆut1828 : “Il seroit (sic) difficile d’imaginer quelque chose de plus joli, de plus ´el´egant que les deux nouveaux pavillons en forme de kiosque, qui, au Palais-Royal, servent de bureaux de distribution pour les journaux qu’on lit en plein air.” Les abonnements fixes se r´eglaient `al’avance. Ils ´etaient envoy´eschez les clients parisiens par des “exp´editeurs d’abonnement”, qui formaient dans la capitale un r´eseausp´ecialde porteurs, tandis qu’on les transportait par la poste vers les d´epartements et `al’´etran- ger, o`uil ´etait´egalement possible d’acqu´erirdes num´eross´epar´eschez des courtiers qui s’approvisionnaient aupr`esde la r´edaction.76 La sc`enede l’arriv´eede la diligence apportant le dernier num´eroen pro- vince ou `al’´etrangert´emoignede la passion des lecteurs habitant loin de Pa- ris. “Vˆıte(sic!), citoyen, envoyez-nous promptement votre journal; il dissipera les momens (sic) d’ennui que l’hiver nous pr´epare,”se hˆated’´ecrireavec im- patience un campagnard le 13 d´ecembre 1798 `aLa M´esang`ere.La poste mettait au minimum quatre jours et quatre nuits pour franchir la distance Paris-Marseille. Mais ce d´elai´etaitfr´equemment allong´e: des orages, des pluies diluviennes retardaient souvent le courrier, quand ce n’´etaient pas des brigands arm´esou, selon la conjoncture politique, la police ou les douaniers.77 Un des moyens de tenir les journaux en bride, ´etaitd’interdire `ala poste, pour le moindre grief, d’en transporter les num´eros.78 Une autre lettre enthousiaste, envoy´eede province par une m`ereet pu- bli´eepar le cahier du 19 juin 1802, abonde dans le mˆemesens : “Dans votre Feuille, Monsieur, portant avec elle le sceau de la moralit´e,vous avez tou-

Costumes, Mœurs et Usages de la Chine, par M. Alexandre (2 novembre 1802); Voyage aux Indes, `al’Isle de Ceylan, dans la Mer Rouge, l’Abyssinie et l’Egypte, par George, vicomte de Valentia, Londres 1809 (25 novembre 1811); Voyage en Perse, par M. de Kotzebue (31 octobre 1819); Voyage aux Etats-Unis d’Am´erique, par Miss Wright (20 aoˆut1823); Voyage aux sources de la Gambie, en Afrique, par M. Mollien (15 mai 1824); Voyage dans la R´epubliquede Colombie, par M. Mollien (5 octobre 1824); Lettres sur le Bengale, par F. Deville (15 mars 1826); Voyage `aP´eking, par M. Timcovski (5 mai 1827), etc. 75 A. Cabanis, La Presse ... , p. 145. 76 Voir Honor´ede Balzac, Les Illusions Perdues. 77 Voir C. Bellanger et al., Histoire g´en´erale de la presse fran¸caise, t. I., p. 440. 78 F. Aulard, Paris sous le Premier Empire, t. I, p. VIII. 118 3 L’apog´eede l’illustr´e jours su parler des plaisirs de la capitale sans effaroucher les mœurs, et votre Journal, par ce moyen, peut ˆetrelu avec plaisir par les m`eresde famille, et communiqu´esans danger `aleurs demoiselles, auxquelles le goˆutinn´ede la parure et des modes le rend pour ainsi dire n´ecessaire.Pour ma fille aˆın´ee, elle l’attend toujours avec la mˆemeimpatience qu’une femme aimante aspire apr`esle retour de son ´epoux, absent depuis long-tems; et quelles que soient ses occupations lorsque la poste nous l’apporte, elle quitte tout, sa toilette, ses maˆıtres,sa couturi`ereet mˆemesa marchande de modes pour le lire et surtout pour examiner la gravure.” L’exub´erancede la m´etaphorecompa- rant le journal `aun amant souligne l’ardente passion que ce guide du bon goˆutfaisait naˆıtredans le cœur des jeunes filles. Une autre abonn´eede province va jusqu’`aavouer le 29 septembre 1812 que ses deux filles en ˆagede se marier apprennent “p´eriodiquement tous les num´erosdu p´eriodique par cœur” afin d’´eblouirtous les soirs les soupirants les plus distingu´es,et qu’elles copient fid`element toutes les gravures dans l’espoir de devenir des mod`eles“de grˆaceet de bon ton”. Puisque certains cahiers contenaient des partitions de musique, ou `ad´efautdes vers compos´es pour ˆetrechant´essur un air connu, on imagine fort bien les abonn´eesrece- voir les num´eroset se mettre au piano pour jouer la carmagnole ou la valse en vogue. La majorit´edes vers ´etaient d’une valeur ´eph´em`ere,tout comme la plupart des extraits de contes ou de romans ou des “bouts-rim´es`arem- plir”. Ces derniers int´egraient pleinement les lectrices dans le processus de la composition de l’illustr´e. De ces provinciales si friandes de journaux de mode, Honor´ede Balzac a fait un portrait vivant dans son roman La Muse des d´epartements o`uDi- nah de Baudraye fait copier les mod`elesparisiens par une couturi`erelocale d`esque les recommandations des grandes faiseuses de Paris lui sont commu- niqu´ees.Gustave Flaubert a cr´e´eune provinciale plus c´el`ebreencore, Madame Bovary. Dans l’imaginaire de ce personnage, l’auteur attribue un rˆoleimpor- tant `ala presse f´eminine.79 L’h´ero¨ıne s’en inspire pour changer compl`etement son apparence, puis s’en sert dans ses aventures amoureuses. D`esl’esquisse du roman, l’auteur mentionne la lecture de “Journaux de mode”.80 Dans la version finale, les illustr´esde mode lus par Madame Bovary sont La Corbeille et Le Sylphe des Salons des ann´ees1838 `a1839 et 1841 `a1842. Il s’agit de titres lanc´esapr`esla mort de La M´esang`ere,`aune ´epoque o`uson journal n’´etaitplus l’unique guide en mati`erede mode ou n’existait mˆemeplus. Ils reprenaient, pour ainsi dire, la succession du Journal des Dames ... Le pre- mier magazine, La Corbeille, faisait mˆemepartie de l’“Association universelle

79 Voir Annemarie Kleinert, Ein Modejournal des 19. Jahrhunderts und seine Leserin : ¿ La Corbeille À und Madame Bovary, Romanische Forschungen, 1978, cah. 4, pp. 458–477. 80 Voir l’´editionpr´esent´eepar J. Pommier et G. Leleu, Paris 1949, p. 4. 3.2 Diffusion et tirage 119 des journaux de modes ... ” `alaquelle adh´erale Journal des Dames ... dans les derni`eresann´eesde son existence. Il a paru dans les ann´eeso`uFlaubert place l’action centrale de son r´ecit.81 Les titres choisis par Flaubert parmi la trentaine de p´eriodiques de modes publi´esen 1838, date du d´ebutde l’abonnement aux deux revues, convenaient bien `aune femme comme Madame Bovary, bien qu’il s’agˆıtde journaux plutˆot insignifiants.82 Une vingtaine de feuilles de mode n’´etaient pas con¸cuespour une femme comme Mme Bovary puisqu’elles ´etaient destin´eesaux gens de m´etierscomme les tailleurs et les modistes. Parmi les autres, on en trouve peu qui poss´edaient les qualit´esdes p´eriodiques du roman : un prix modique (six francs par an : La Corbeille coˆutaiteffectivement six francs; la plupart des autres titres exigeait 36 francs comme le Journal des Dames ... ); des patrons de couture grandeur nature pour inviter la lectrice `acoudre; des nouvelles romantiques qui n’´etaient pas d´ecoup´eesen s´equencespour permettre de les lire sans devoir attendre le num´erosuivant; enfin, une quasi-absence de mode masculine. Ce dernier point convenait dans la mesure o`uCharles Bovary ne manifestait d’int´erˆetni pour sa propre tenue vestimentaire ni pour les lectures de sa femme. Flaubert a d´epeint son h´ero¨ıne, ´epouse d’un simple m´edecinde campagne de Normandie, comme le type mˆemede la lectrice de province qui alimente ses rˆeves des id´eesre¸cueset des sch´emasde comportement propos´espar sa lecture. Rappelons que les Bovary vivent au d´ebutde leur mariage en Normandie, dans ce mˆemepays de Caux sur lequel La M´esang`erepublie une s´eriede planches de costumes `apart et qu’il d´ecritdans un chapitre de ses Voyages en France.83 D’abord, ils habitent Tostes, tout petit village situ´esur une grande route “qui ´etendaitsans en finir son long ruban de poussi`ere”,84 puis Yonville-l’Abbaye, bourg un peu plus grand, mais “paresseux” aussi, `ahuit lieues de Rouen, couch´eau fond d’une vall´eele long d’une petite rivi`ere,

81 La BN conserve encore des cahiers de La Corbeille (1836–1878). Le second titre pourrait ˆetreun amalgame de cinq magazines diff´erents, dont quatre sous le titre de Sylphe et un sous le titre de La Sylphide, journal de modes, de litt´erature, de th´eˆatres et de musique (1839–1885). Une amie de Flaubert, Louise Colet, ´etaittemporairement collaboratrice de La Sylphide. La rubrique ¿ Modes À fut tenue par une amie de Balzac, Mme d’Abrant`es. La Sylphide fut identique `a La Corbeille `apartir de 1843. 82 La Corbeille n’avait que 60 abonn´esen province en 1841. Son tirage total ´etaitde 490 cahiers en d´ecembre 1846 et de 636 en juillet 1847 (seulement les chiffres pour ces ann´ees sont connus), donc `apeu pr`esun dixi`emedu chiffre de diffusion qu’avait eu l’ancien journal de La M´esang`eredans les d´epartements. Les divers titres de Sylphe avaient un tirage pareil : Le Sylphe, journal des salons (juin 1829 `aaoˆut1830); Le Sylphe, litt´erature, beaux-arts, th´eˆatres (1845–1847); Le Sylphe, journal de modes (1847–1850); Le Sylphe ou la Mode de Paris (1857–1866). 83 Pour la s´erie Costumes du pays de Caux ... , voir pp. 67, 100 et 358; pour les Voyages en France, voir p. 359. 84 G. Flaubert, Madame Bovary, Paris : Le livre de poche 1972, p. 39. 120 3 L’apog´eede l’illustr´e et qui, contrairement `aTostes, avait une place centrale, une mairie, une ´eglise, un cimeti`ere,une pharmacie, une auberge, des halles et des boutiques. Si Emma Bovary n’a pas la possibilit´ede r´ealiserses rˆeves en menant une vie fastueuse et en rivalisant d’´el´eganceavec les Parisiennes, elle tente par la litt´eraturede se rapprocher des riches. “Elle d´evorait, sans en rien passer, tous les comptes rendus de premi`eresrepr´esentations, de courses et de soir´ees,s’int´eressaitau d´ebutd’une chanteuse, `al’ouverture d’un magasin. Elle savait les modes nouvelles, l’adresse des bons tailleurs, les jours de Bois et d’Op´era ... Paris, plus vague que l’Oc´ean,miroitait donc aux yeux d’Emma, dans une atmosph`erevermeille ... Il y avait l`ades robes `aqueue, de grands myst`eres,des angoisses dissimul´eessous des sourires ... Elle confondait, dans son d´esir,les sensualit´esdu luxe avec les joies du cœur, l’´el´egancedes habitudes et les d´elicatessesdu sentiment.”85 Madame Bovary est l’arch´etype de la lectrice de ce genre de presse f´eminine.Elle a le loisir et le temps d’´etudierchaque ligne du journal et elle a une foi quasi-religieuse dans les descriptions et les prescriptions des journaux de mode parisiens. “Paris. Quel nom d´emesur´e!Elle se le r´ep´etait`ademi-voix, pour se faire plaisir; il sonnait `ases oreilles comme un bourdon de cath´edrale,il flamboyait `ases yeux.”86 – “Quant au reste du monde, il ´etaitperdu, sans place pr´ecise,et comme n’existant pas.”87 Tout comme Emma, nombre de provinciales et d’´etrang`eressemblent avoir pens´eque vivre `ala mani`ereparisienne ´etaitle seul but concevable. L’aveugle confiance en “leur” journal est d’ailleurs un travers que Flaubert est loin d’ˆetreseul `arailler. Des lettres d’abonn´esmettent en garde contre cette na¨ıvet´edans le Journal des Dames ... mˆeme.Le 24 juillet 1803, un abonn´ed’Avalon raconte un petit fait qui se r´ef`ereau cahier re¸cule 16 juillet 1803, avec la gravure 484 pr´esentant une femme maniant une quenouille (voir la figure en couleur 6.1).88 Le num´erocomplet n’´etant pas arriv´e`aAvalon, seule la gravure a atteint le destinataire. “Tout en ... la trouvant fort jo- lie, une chose surprit; ce fut la quenouille et le fuseau que portoit (sic) la femme dont le mod`ele´etoit(sic) cens´eavoir ´et´epris parmi une des ´el´egantes de la capitale : cette quenouille causa aussitˆotune grande rumeur dans la ville. Comment, se dit-on, les femmes de Paris travaillent? C’est singulier,” raconte l’abonn´eet il d´ecritles r´eactionsdes femmes d’Avalon. “Mes bonnes amies, vous le savez, dit l’une des Avalones, nous avons jur´ed’imiter en tout les Parisiennes ... ; c’est le genre de travailler, travaillons ... ; faites faire des quenouilles, des fuseaux, procurez vous du lin, et que demain aucune de nous ne se pr´esente `ala promenade que la quenouille au cˆot´eet le fu-

85 Ibid., pp. 68/69. 86 Ibid., p. 67. 87 Ibid., p. 69. 88 La gravure est num´erot´ee494 par erreur. 3.2 Diffusion et tirage 121 seau `ala main.” Une Parisienne ´etant arriv´ee`aAvalon peu de temps apr`es et les voyant toutes travailler la quenouille, l’abonn´el’entendit interroger ces femmes : “Que faites-vous, mes amies, leur dit-elle, quoi, vous travaillez?... - Mais oui, c’est conform´ement `ala gravure du Journal des Modes qui fait loi `aAvalon.” La Parisienne a tir´ede son sac le journal entier et ´ebahiles Ava- lones en leur montrant `ala fin du cahier la phrase “La quenouille est une licence du dessinateur.” D’autres articles du journal ne se lassent pas non plus de t´emoignerde la sup´eriorit´edes Parisiennes. Les femmes de province, disent-ils, peuvent difficilement atteindre le savoir-vivre r´epandu`aParis.89 Malgr´ecela, Emma essaie de mettre en pratique les consignes de sa lecture et organise sa vie quo- tidienne en cons´equence.Elle change de femme de chambre et exige que la nouvelle s’habille comme une citadine. Elle veut que cette femme de chambre s’adresse `aelle `ala troisi`emepersonne, frappe avant d’entrer, observe cer- taines convenances lorsqu’elle sert `atable et entretienne les vˆetements de sa patronne comme on le ferait `aParis. Ensuite, elle refait toute sa garde-robe, ach`etedes tissus au goˆutdu jour, se fait confectionner des robes et acquiert quantit´ed’accessoires dont elle trouve la description dans ses journaux. Une ´etudedu vrai magazine La Corbeille r´ev`eleque ces modes y sont effectivement d´ecrites.Dans le roman, on peut lire : “Elle portait une robe de chambre tout ouverte.” (p. 70). La Corbeille recommande, `ala date du 1er septembre 1843 : “jupe ouverte sur un dessous.” Les ´etoffesde velours et de soie, de pr´ef´erencede couleur jaune, les robes `aqueues, les corsages, les boutons d’or, les agrafes de diamants, les ´echarpes de dentelle, les larges rubans, les bas blancs, les d´elicatesbottines, les chapeaux de paille d´ecor´es de fleurs artificielles ... , tout se retrouve, dans le roman et dans La Corbeille, o`ul’on se sert de paroles identiques. Pour les coiffures aussi Emma suit si bien les conseils de la presse f´eminineque ses voisines la comparent bientˆot

89 On peut lire dans le Journal des Dames ... `ala date du 15 septembre 1807 : “Quand une Parisienne marche, tout marche, et le plus parfait niveau s’observe depuis les ´epaules jusqu’`ala plante des pieds. Les femmes de province pensent trop qu’on les regarde, et elles s’occupent trop `aregarder. Si elles se prom`enent avec leur mari, on croit que c’est leur amant; et si c’est un amant, on le prend pour un mari : la contrainte, comme l’abandon, les sert mal. Au spectacle, elles sont trop attentives ou jasent trop; (elles sont) toujours trop pr`esde l’admiration ou de l’indiff´erence ... Quand elles font des visites, elles entrent gauchement, parlent beaucoup, et sont embarrass´eespour sortir ... Dans un cercle elles prennent pour comptant les complimens (sic) que les hommes leur adressent, et y r´epondent avec un ton de reconnoissance (sic) et d’embarras. Epiant les modes et les outrant, il manque toujours quelque chose `aleur toilette. Souvent elles ne savent o`uplacer leurs mains ni comment tenir leur robe. Qu’elles ´etoient (sic) `aplaindre, quand cette robe avoit (sic) une longue queue! Dans un clin-d’œil une femme de Paris rel`eve deux aunes d’´etoffe, et se dessine avec une grˆaceinimitable.” Pour d’autres descriptions de femmes des petites villes et leur jalousie `al’´egarddes rivales parisiennes, voir les cahiers des 15 avril 1815 et 25 octobre 1838. 122 3 L’apog´eede l’illustr´e

`aune Parisienne (p. 157 du roman). Certaines vont jusqu’`alui reprocher une tenue peu seyante pour une femme habitant la campagne. Son habitude de fumer, mode d´ecritepar La Corbeille `ala date du 1er mars 1844, est un comportement mal accept´e.En refusant d’y prˆeterattention, Emma affirme son d´esirde ne pas ˆetreconfin´eedans un endroit recul´ede province. Elle veut se distinguer, donner le ton `ason entourage et se faire imiter par d’autres femmes. En somme, en partageant la motivation de beaucoup de lectrices de la presse f´eminine,ses illustr´eslui permettent de passer dans sa petite ville pour une dame de Paris. Une abonn´eede province du Journal des Dames ... avoue avoir atteint le mˆemebut dans une lettre publi´eepar le cahier du 27 octobre 1803. A mesure que le temps passe, la lecture exerce sur Emma une influence esth´etiqueet morale de plus en plus forte. Quand les Bovary habitent le bourg plus grand, un journal de mode sert de m´ediateurentre Emma et un jeune homme dont elle tombe amoureuse. Grˆace`ala lecture, ils d´ecouvrent leur goˆutcommun pour une vie faite de rˆeves. “L´eonse mettait pr`esd’elle; ils regardaient ensemble les gravures et s’attendaient au bas des pages.”90 Une sorte de conspiration est nourrie entre eux par le sentiment qu’il existe autre chose que la vie ´etriqu´eede province. L’amour ne m`enepas tout de suite `al’adult`erecar L´eonprend un emploi `aParis et laisse Emma de nouveau seule avec ses illusions. Mais quand un deuxi`emepr´etendant, le chˆatelain de l’endroit, remarque l’´el´egancede la jeune femme, il s’ensuit une liaison de deux ans avec ce chˆatelain,qui, lorsqu’elle cesse, laisse la jeune femme d´esesp´er´eeet prˆete`ac´ederenfin `aL´eon,rencontr´epar hasard. Flaubert d´ecritla sc`enedu rendez-vous en pr´esentant le s´educteuren attente, feuil- letant et lisant “un vieux journal de modes”.91 Voil`aencore ce leitmotiv du roman, mentionn´e`aun moment d´ecisifde l’histoire. Les dettes croissantes d’Emma, provoqu´eespar son d´esirde vouloir ressembler aux personnages de ses lectures, finissent par mener au suicide in´evitable. Flaubert est un auteur qui connaissait fort bien la presse f´eminineparce qu’il avait fait en mars 1837 ses premi`eresarmes dans Colibri, journal de litt´erature, des th´eˆatres, des arts et des modes, et qu’il publia, en f´evrier1854, un article “Modes de Paris” dans le Journal de Rouen.92 Mais d’autres ont ´egalement d´ecritl’influence des journaux de mode sur les femmes. L’auteur anonyme de l’ouvrage intitul´e Biographie indiscr`etedes publicistes de 1826 rel`eve aussi l’aspect nuisible de cette lecture : “Le journal des modes que

90 Madame Bovary, p. 118. 91 Ibid., p. 284. 92 Sa connaissance du sujet est ´egalement attest´eepar les lettres ´echang´eesavec Louise Colet, de onze ans son aˆın´ee,alors collaboratrice de Paris El´egant, du Journal des Femmes, de La Sylphide, des Muses de la Mode et du Passetemps des Dames et des Demoiselles. Ils discutent en janvier et f´evrier1854 du contenu des journaux f´eminins. 3.2 Diffusion et tirage 123

Figure 3.11 Caricature se moquant des charges du mariage. Une femme ´el´egante peut peser lourd sur le budget du couple. Le billet pour l’abonnement au Journal des Modes, visible en haut du bras gauche du mari (et marqu´eici par une fl`eche), n’est qu’une des d´epenses qui constituent le fardeau du m´enage.Dessin intitul´e ¿ Anecdote fran¸caised’apr`es les mille et un mod`elesdu jour À, ´edit´epar Charon, Martinet et Bance aˆın´e. publie M. de la Messang`ere(sic!) fait le d´elicedes dames et le d´esespoir des maris : l’abonnement n’est pas ce qui charge, il est vrai, le budget du m´enage; mais ce sont ces chapeaux, ces robes, ces cachemires, ces fleurs, ces panaches si ´el´egamment dessin´esdans les gravures qui accompagnent les quelques mots de prose et de vers qui forment ce recueil si cher au beau sexe.” La mˆeme plainte est exprim´eepar une caricature de l’´epoque (Fig. 3.11) qui pr´esente 124 3 L’apog´eede l’illustr´e une ´el´egante sur les ´epaulesde son mari, le Journal des Modes et plusieurs factures entre elle et lui. La plainte est encore avanc´eepar certains maris d’abonn´eesdu journal dans des lettres envoy´ees`aLa M´esang`ere. Une autre source de m´econtentement r´esidedans le fait que le costume r´egionaldisparaˆıtpeu `apeu, sauf pour les occasions exceptionnelles, et que la tradition, valeur cultiv´eejusqu’alors dans les d´epartements et `al’´etranger, est de moins en moins appr´eci´ee.Nous l’avons d´ej`avu : les modes r´egionales en France et en Europe perdaient leur vari´et´esous l’influence du journalisme. Un nivellement s’op´eraitpartout en Europe, avec l’´evidente sup´eriorit´edes produits parisiens. “Il est un pays qu’elle (la mode) habite de pr´ef´erence `atout autre; ce pays est la France, et sa ville favorite est Paris,” peut-on lire dans l’illustr´e`ala date du 25 janvier 1803.93 Evidemment, face `al’´etranger les Fran¸caisse sentaient fiers de leur nation en voyant la mode parisienne port´eepartout o`use manifestait l’influence europ´eenne.Le journal souligne le 15 aoˆut1822 que leurs produits sont mˆemedevenus partie int´egrante de la vie quotidienne outre-mer : “Ce n’est point `aParis et en France seulement que l’on porte des blouses; elles ont d´ej`apass´eles mers, et une maison de commerce de la capitale vient d’en exp´edier cinq cents, tant en mousseline et en perkale (sic), qu’en batiste, en toile et en linon ´ecru,pour les Etats-Unis d’Am´erique.”Ainsi fut renforc´eechez les Fran¸caisla croyance en l’universa- lit´ede leur culture.94 Le cahier du 31 janvier 1818 allait mˆemejusqu’`avouloir faire de la langue fran¸caise,“s’il se peut, la langue universelle de l’Europe.” Se r´eclamerde la France devint chose d´esirable,le mˆemecostume prˆon´ede tous cˆot´esfut signe d’un mouvement unificateur dans toutes les r´egionsde la France. “Et au milieu de toutes les modes, nous n’avons... qu’une mode, qu’un sentiment, et nous sommes heureux grˆace`avotre Journal,” avoue un lecteur le 5 d´ecembre 1810. Beaucoup de cahiers se moquaient des autres nations, surtout de l’An- gleterre, ennemi depuis des si`ecles.95 Selon le magazine, Mme de Sta¨el n’a lou´eles Anglais que pour exciter le z`eledes Fran¸caiset faire ressortir leur

93 La mˆemeid´eeest exprim´ee`aplusieurs reprises, par exemple le 20 septembre 1818 : “Paris ... seroit-elle (sic) pour les dames de tous les pays, la terre classique du plaisir et de la mode?” 94 Sur les tendances nationales de la mode fran¸caiseau temps de la R´evolution, voir Annemarie Kleinert, La Mode - Miroir de la Revolution´ franc¸aise, art. cit. Pour d’autres ´epoques, voir P. Simmaire, La Mode et l’anglomanie sous le Directoire et le Consu- lat, Paris 1936. Il manque une ´etudeg´en´eralesur la diffusion de ce genre d’opinions par les journaux de mode. 95 “Les Anglaises qui viennent `aParis prennent nos modes,” ´ecritla r´edactionle 15 septembre 1818, “et pour se faire belles et nous s´eduire,s’habillent en petites-maˆıtresses Parisiennes (sic); c’est fort bien fait `aelles. Mais que penser des Parisiennes, qui, par un motif pareil, dans le mˆemebut, et par une coquetterie peu patriotique et mal entendue, affectent les habitudes de Londres et s’habillent `al’anglaise?” 3.2 Diffusion et tirage 125 sup´eriorit´e.96 La M´esang`ereripostait ainsi `al’anglomanie assez r´epandueen France. Le 10 octobre 1819, les Lettres sur l’Angleterre de Madame Davot lui servent de pr´etextepour constater que rien n’est comparable `ala grˆace fran¸caise.Parfois il publiait des articles anglophobes en comparant les mœurs ou les personnages c´el`ebresdes deux pays. Le 20 janvier 1805, il faisait une comparaison entre Madame de S´evign´eet Lady Montagu pour constater que le talent de la premi`ere´etaitlargement sup´erieur`acelui de cette derni`ere et que le comportement des Fran¸cais´etaitd’un ton plus juste et d’un goˆut plus sˆurque celui des Anglais.97 L’´editeurd´eploraitaussi, `ala date du 10 octobre 1819, que des mots anglais passent dans la langue fran¸caise.Cette repr´esentation n´egative des Anglais - le mauvais goˆutdans les vˆetements, l’autosatisfaction, l’uniformit´ede leur comportement ... - a laiss´edes traces. “Elle contribue `ad´evelopper des sch´emasqui perdurent jusqu’aujourd’hui,” ´ecritJeanne Pouget-Brunereau (p. 488). A l’´etrangerse manifesta `acertains moments le d´esird’un retour `aune mode nationale. Ce fut surtout apr`esla d´efaitede Napol´eon,au temps du Congr`esde Vienne, en 1814 et 1815, `al’occasion de l’anniversaire des ba- tailles qui avaient chass´el’empereur. L’´editionde Francfort du Journal des Dames ... propose alors aux lectrices et lecteurs allemands de s’habiller `al’allemande, en pr´esentant plusieurs illustrations qui arborent des vˆete- ments cr´e´espar des couturiers de Francfort et faits de tissus fabriqu´esen Allemagne.98 Mais au fond, selon l’historien Deneke,99 les tailleurs respon- sables du costume national propos´e`aFrancfort, messieurs L¨oslein et Fritze et la couturi`ereLudwig, avaient ´et´einspir´espar les id´eesinvent´ees`aParis auxquelles ils avaient ajout´ede l´eg`eresmodifications. On atteste que ces cos- tumes nationaux ´etaient port´espar plusieurs hommes et femmes de Francfort (Fig. 3.12). Il est aussi vrai que les voisins de la France, dans les premi`eresd´ecennies du XIXe si`ecle,prenaient de plus en plus conscience de la richesse de leur patrimoine. La Prusse et l’Italie pr´eparaient la formation d’Etats particuliers. Le romantisme naissant aimait `ase r´ef´erer`al’h´eritagedu moyen ˆageet

96 Compte rendu et extraits des Consid´erations sur la R´evolutionfran¸caise par Mme de Sta¨el, publi´esles 31 mai et 25 juillet 1818. Sur la partialit´ede ces articles, voir J. Pouget-Brunereau, Presse f´eminineet critique litt´eraire ... , p. 463. 97 Marie de Rabutin-Chantal, marquise de S´evign´e(1626–1696), auteur de nombreuses Lettres publi´eespeu apr`essa mort. Mary Pierrepont, lady Wortley Montagu (1689–1762), ´egalement auteur de nombreuses lettres, publi´eesen 1763. On a appel´ecette derni`erela S´evign´eanglaise. 98 Voir les cahiers des 6 et 27 novembre 1814 (gr. 45 et 48), puis des 8 janvier, 5 mars, 7 mai et 8 octobre 1815. 99 B. Deneke, Beitrage¨ zur Geschichte nationaler Tendenzen in der Mode 1770–1815. Eine Studie zur deutschen Volkstracht von 1814/15, Schriften des Historischen Museums Frankfurt a.M., 12, 1966, pp. 211–252. 126 3 L’apog´eede l’illustr´e

Figure 3.12 Au temps du Congr`esde Vienne, l’´etrangern’ob´eitplus `ala mode fran¸caise.Ici deux planches de 1815, r´esultatde cette situation. Celle de gauche est tir´eede l’´editionde Francfort du Journal des Dames et des Modes, qui pr´esente un costume invent´e`aFrancfort au lieu de montrer, comme d’habitude, des copies de gravures de journaux publi´esailleurs. L’artiste Friedrich Neubauer qui dessinait et gravait cette figure, a cette fois-ci mis sa signature en bas de l’image, ce qui arrivait rarement. La planche de droite, tir´eede la s´erie satirique du Bon Genre ´edit´eeau bureau du journal, ridiculise la mode anglaise de 1815, trop dominante selon La M´esang`ere.

`apropager une id´eologienationale. Le magazine commente cette tendance avec ironie au moment o`ula supr´ematiefran¸caiseest remise en question. Il ´ecrit`ala fin de l’ann´ee1814 : “Le costume des hommes est une mac´edoine ridicule de tous les costumes de l’Europe. Le pantalon russe, l’habit anglois (sic) `alongue taille, les redingotes polonoises (sic) forment un amalgame o`ul’on ne retrouve plus rien de fran¸cais.On seroit (sic) tent´ede croire que les tailleurs vont tous les matins prendre l’ordre du jour chez les ambassadeurs ´etrangers.” Or, la tentative de 1814/15 resta la seule du Journal des Dames ... de Francfort pour introduire une mode allemande. La M´esang`eredut d’ailleurs se mod´ereren 1815 pour ne pas trop vexer les nations ´etrang`erespar le ca- ract`erecaricatural trop accus´ede quelques dessins compos´espour Le Bon Genre. Apr`esr´eflexion,il ordonna de ne pas graver une aquarelle de Lant´e intitul´ee Costumes Etrangers pr´esentant des officiers russes et anglais dans 3.3 Abonn´eset lecteurs 127 des attitudes grotesques.100 Le 5 juin 1816, il continue de d´efendreses com- patriotes en rendant compte d’un ouvrage intitul´e Les Fran¸caisjustifi´esdu reproche de l´eg`eret´e, par J.J. Lemoine. Plus tard, vers 1837, les costumes ´etrangersou r´egionauxne sont port´espar les dames distingu´eesqu’`al’occa- sion des bals costum´es.101 La situation ne tardera pas `ase normaliser, avec le retour de la pr´edominancede la mode fran¸caiseet sa poursuite presque sans interruption jusqu’au XXe si`ecle.

3.3 Abonn´eset lecteurs

Faute d’une documentation de l’´epoque sur l’ˆage,la condition sociale et le sexe des personnes int´eress´eespar le p´eriodique, une typologie qui donnerait des renseignements pr´ecisest difficile `a´etablir.Ce probl`emeexiste aussi pour d’autres p´eriodiques anciens, par exemple pour le Journal des Savants qui, selon certains, “´etaitpour les hommes ce que le Journal des Dames ´etaitpour les femmes”.102 Malgr´ecela, les chercheurs ont publi´eune typologie pour le Journal des Savants, distinguant entre le lecteur curieux, le professionnel de la lecture, l’amateur et le sp´ecialiste.103 Appliqu´eeaux personnes int´eress´ees par le Journal des Dames ... , cette typologie ferait la distinction entre le curieux avide de nouvelles qui voit dans l’illustr´eune source de divertissement et de sociabilit´e;le professionnel de la lecture repr´esent´epar la cat´egoriedes libraires, biblioth´ecaireset directeurs de cabinets de lecture, puis les auteurs, acteurs et actrices d´esireuxde connaˆıtrece qu’on a ´ecritsur eux; l’amateur qui serait la personne ´el´egante `ala recherche de nouveaux vˆetements ainsi que le bibliophile voulant collectionner l’illustr´e;enfin le sp´ecialisteidentique au professionnel de la mode, le tailleur, la marchande de mode ou la modiste qui y trouvaient l’inspiration n´ecessaire`aleur m´etier.Mais cette distinction ´etant assez vague, il convient de chercher des informations plus explicites soit dans les illustrations dont les mod`elessont cens´esˆetrepris dans l’univers r´eel du public, soit dans le courrier des lecteurs publi´epar le p´eriodique.104 Une

100 Fait relev´epar L´eonMoussinac `apropos de la r´eimpressiondu Bon Genre, publi´ee de 1928 `a1931. 101 Voir les “travestissements” pr´esent´espar le journal en janvier et f´evrier1837. 102 D´ej`aen 1759, le fondateur du premier p´eriodique au titre de Journal des Dames, Charles Thorel de Campigneulles, a fait une comparaison entre le Journal des Savants pour hommes, qui existait d´ej`a,et le journal qu’il ´etaiten train de lancer (Nouveaux essais, 12, cit´epar N. Rattner-Gelbart, p. 42). Le Journal des Dames et des Modes du 25 aoˆut1820 continue de comparer ces deux p´eriodiques. 103 J.-P. Vittu, Diffusion et reception´ du ¿ Journal des Savants À de 1665 a` 1714, dans : La Diffusion et la lecture des journaux de langue fran¸caisesous l’Ancien R´egime, Amsterdam 1988, pp. 167–175. 104 Il faut croire que la plupart des lettres publi´ees ´etaient authentiques, mais ´evidemment, il se peut aussi que plusieurs aient ´et´einvent´eespar les journalistes. 128 3 L’apog´eede l’illustr´e telle ´etuder´ev`eleaussi les r´eactionsprovoqu´eespar les num´erosd´ej`aparus ainsi que les souhaits ´emispour les livraisons futures. En examinant les remarques sur l’ˆagedes destinataires de la revue, on constate qu’elle s’adressait surtout aux femmes de 18 `a40 ans, comme la plu- part des journaux f´emininsde l’´epoque. “Madame a trente-six ans,” peut-on lire `ala date du 31 octobre 1821, “elle paroˆıt(sic) en avoir trente ... Mari´ee avant son quinzi`emeprintems (sic), elle a deux filles aussi grandes qu’elle et dont l’´educationest parfaite.” La femme-cible ´etaitdonc ´epouse et m`ereen plein ´epanouissement de sa vie. Pourtant, les dames et hommes ˆag´esreven- diquaient ´egalement le droit de ne pas ˆetreexclus des pr´eoccupations de la r´edaction.“Nous sommes coquettes `atout ˆage”,´ecrivait une dame en aoˆut 1799, en pressant La M´esang`erede pr´esenter des vˆetements qui estompent l’irr´eparableoutrage du temps. La beaut´e´etant par essence un th`emeax´esur les plus jeunes, il s’av´eraitdifficile de c´edersyst´ematiquement `acette de- mande. Cependant, au fil des ann´ees,l’´equipe de r´edactionvieillissait, et l’ˆagedes lectrices, du fait mˆemede leur grande fid´elit´e`aun illustr´esi du- rable, avan¸caitin´eluctablement. De plus en plus, les abonn´eesr´eclamaient une contrepartie pour leur loyaut´eau titre, telle cette lectrice qui prit la plume le 15 avril 1827 pour sugg´ererque l’´editeurdiffuse au d´ebutde chaque saison une mode pour les personnes de 40 `a60 ans. Bien qu’en 1827 La M´esang`ere ait atteint lui-mˆemel’ˆagerespectable de soixante-cinq ans pass´es,il ne sut pas comment r´epondre : il avait en vain cherch´e`atrouver des mod`elespour les dames d’un certain ˆage.“Toutes les robes,” rapporta-t-il le 31 mai 1827, “ressemblent `acelles port´eespar les merveilleuses de vingt ans.”105 Peu apr`es, son journal connut une chute de tirage et perdit la premi`ereplace parmi les journaux de mode. “Vous oubliez, sans doute,” avait d´ej`arappel´eune vicom- tesse d’un ˆageavanc´ele 30 septembre 1822, qui r´eunissaitchez elle “la fleur de la soci´et´e”de sa petite ville, “que la majeure partie des dames auxquelles vous avez dˆules agr´emens(sic) de vos belles ann´ees,sont aujourd’hui vieilles comme moi.” Les jeunes lecteurs ´etaient l’autre extrˆeme.Deux `acinq pour cent des gravures pr´esentent des mod`elespour enfants et adolescents de diff´erentes tranches d’ˆage,depuis les enfants d’un an et demi jusqu’aux adolescents de

105 A d´efaut,La M´esang`erepublie de temps `aautre des comptes rendus d’ouvrages destin´esaux personnes ˆag´ees,par exemple le 5 juin 1829 : M´etamorphosesde la chevelure suivies d’un aper¸cusur la calvitie, par P. Villaret; ou La G´erocomie, ou Code ... pour conduire les Individus des deux Sexes `aune longue vie, en les d´erobant `ala douleur et aux infirmit´es, par M. Millet. Le 9 f´evrier1803, il avait cit´eOliver Goldsmith (1730–1774) : “Dites `aune femme de trente ans ... qu’elle en a cinquante, vous la fˆacherez beaucoup moins que si vous lui en donniez vingt-neuf. Dans le premier cas, elle vous regarde comme un imb´ecille(sic), auquel il ne faut pas faire attention; dans le second, comme un homme qui lui apprend qu’elle paroˆıt(sic) son ˆage.” 3.3 Abonn´eset lecteurs 129

Figure 3.13 Le journal s’adresse aux personnes jeunes et ˆag´ees,femmes et hommes, gar¸conset filles. Ici `agauche un homme qui n’est plus jeune, montr´epar la gravure 450 du 19 f´evrier1803 (= 10 pluviˆosean 11); `adroite deux jeunes filles en pleine ´epoque romantique, mod`elesde la gravure 3034 du 25 novembre 1832. dix-sept ans106 (voir Fig. 3.13 et aussi Fig. 1.1 et la figure en couleur 6.3). Bien sˆur,les articles sur la mode pour enfants devaient ˆetrelus surtout par les m`eres.D’autre part, on observe que les grandes personnes trouvaient convenable que les enfants qui savaient lire se mettent eux aussi `afeuilleter le journal. Le 15 juin 1821 une petite fille `apeine en ˆaged’´ecriredeman- dait `aLa M´esang`erede faire dessiner un mod`elepour petites filles de six `ahuit ans. Sa m`ere,disait-elle, lui avait promis une nouvelle robe d`esla parution de la gravure-guide. En attendant, elle expliquait qu’elle habillait ses poup´eescomme “les belles dames dont vous envoyez les portraits par la poste ... Quand je serai grande comme ma petite maman, je m’abonnerai

106 Gravure 221 : groupe d’enfants; gr. 452 : pour enfants d’un an et demi; gr. 1662 et 1994 : pour enfants de quatre ans environ; gr. 1325 : pour “Enfants de 11 `a12 Ans”; gr. 1350 : gar¸conde treize ans environ; les gr. 732 et 753 : sous-titr´ees“tr`es-JeuneHomme”; gr. 816 : une jeune fille adolescente en train d’attraper un papillon. 130 3 L’apog´eede l’illustr´e au Journal des Modes de Paris, pour moi toute seule.” Le journal faisait ´egalement œuvre d’´educationen publiant des po`emesdont les vers ´edifiants ´etaient envoy´espar des fillettes de treize `adix-sept ans, comme ceux du 25 octobre 1797 et du 24 f´evrier1799. Deux lettres ´ecritesles 21 mars 1799 et 25 f´evrier1821 attestent que des filles ˆag´eesde seize ans ´etaient des lectrices assidues du journal. L’une d’elles rapporte que sa tante lui fera faire une robe aussitˆotque l’on en verra une dans le p´eriodique. “Avec quelle impa- tience je vais attendre le prochain Num´erode votre Journal : car il est aussi d´edi´eaux Demoiselles, n’est-ce pas?” s’enqui`ere-t-elle.De longs articles dans les cahiers des 20 aoˆut1817 et 10 f´evrier1826 d´ecrivent la distribution des prix au coll`egeet des soir´eesd’enfants de deux `adouze ans. De tels articles n’´etaient sˆurement pas lus seulement par les adultes. Bref, l’illustr´ese faisait connaˆıtredes jeunes filles et mettait en place le processus d’encadrement qui ferait d’elles plus tard des passionn´eesde mode et des abonn´eesde la presse f´eminine.107 La condition sociale des lecteurs et abonn´esest ´egalement `aprendre en compte pour ´etablirune typologie pr´ecise.Les documents r´ev`elent que l’il- lustr´en’´etaitpas uniquement lu par ceux qui ´etaient “de la meilleure et de la plus haute soci´et´e”,dont parlait dans un habile plaidoyer pro domo le cahier du 28 f´evrier1838. En effet, chaque abonnement avait des lec- teurs suppl´ementaires qui ´etaient en moyenne de rang social inf´erieur`acelui de l’abonn´eet souvent analphab`etes.C’´etaitune foule de petites gens qui t´emoignaient d’une curiosit´eesth´etiqueassez grande pour jeter au moins un coup d’œil sur les gravures, en de nombreux cas `ad´efautde pouvoir lire les articles.108 Pour ces personnes, feuilleter le journal ´etaitgratuit, bien avant que l’on se mette `adistribuer la presse f´emininedans les salons de coiffure ou les salles d’attente des cabinets dentaires. Car dans les bonnes maisons du XIXe si`ecle,le personnel domestique, les visiteurs, les r´ep´etiteurset les adolescents, quand ils avaient du vague `al’ˆame,feuilletaient les pages tout autant que les abonn´esofficiels. S’ils n’´etaient pas capables de lire eux-mˆemes, ils se faisaient lire certains passages. On comptait aussi parmi les lectrices les employ´eesde marchands de nouveaut´eset quelques ouvri`eresde la mode

107 Des journaux pour enfants commencent `aparaˆıtre`ala mˆeme´epoque que les jour- naux de mode, vers la fin du XVIIIe si`ecle(voir Ch. Diavita-Bohlen, Die Kinder- und Jugendpresse des 19. Jahrhunderts in Frankreich, Munich, th`ese1975, puis A. Fourment, Histoire de la presse des jeunes et des journaux d’enfants, 1768–1988, Paris 1987). Dans les ann´ees1840 et 1850 paraˆıtun grand nombre de journaux de mode destin´esaux enfants et demoiselles : La Mode des Demoiselles (1845–48), La Mode des Enfants (1853–54), Le Moniteur des Modes de l’Enfance (1857–68). 108 L’analphab´etismef´eminin´etaitalors tr`essup´erieur`acelui des hommes, surtout dans les classes populaires. “A Toulouse, en 1785, quatre-vingts pour cent des femmes sont incapables de signer leur contrat de mariage, alors que cinquante-quatre pour cent des hommes signaient convenablement.” (J. Godechot, pr´eface`al’ouvrage d’E. Sullerot). 3.3 Abonn´eset lecteurs 131 des grandes villes. Quelques articles traitaient de l’habitude du personnel de sortir le soir pour se mˆeler`ala bonne soci´et´e.Souvent les femmes de chambre empruntaient les robes de leurs maˆıtresses,avec ou sans leur per- mission. “Fiez-vous-y”, ´ecrivait le journal le 20 mai 1813, “car on ne sait jamais qui se cache sous une toilette.” Et le 25 septembre 1823 on peut lire : “Le bon genre exige que le domestique d’un ´el´egant ait une mise ´el´egante.” Enfin, une servante constate dans une lettre adress´eeau journal le 15 juin 1828, qu’il serait inconvenant que “la femme de chambre d’une personne qui se met aussi bien que Madame ne fˆutpas `ala mode.”109 Il arrivait que des employ´esde la poste volaient les cahiers ou seulement les gravures afin de les revendre `aprix r´eduit.110 Pour empˆecher que les gens moins ais´esaient envie de se procurer ainsi l’information sur la mode et parce que La M´esang`erevoulait que les basses cat´egoriessociales soient bien habill´ees,il publia deux s´eriesde planches de mode `apart, presque sans texte, paraissant de fa¸conplus espac´eeet surtout moins ch`eresque l’abonnement au magazine : de 1816 `a1827 cinquante planches intitul´ees Costumes des Marchandes et Ouvri`eres de Paris,111 et de 1817 `a1828 quatorze gravures portant le titre de Costumes et coiffures des Parisiennes de haute et moyenne classe. Un Annuaire des Modes de Paris, qui ne coˆutaitque cinq francs, pr´esenta en 1814 douze illustrations et six en 1815. S’y ajoutaient quelques gravures de l’illustr´emontrant des mannequins issus des basses classes. On y trouve des domestiques et laquais (gr. 3176, 3348 et 3466 du journal) et des marchandes et ouvri`eres`ala mode (Fig. 3.14). Les avantages d’une vie simple sont par ailleurs mille fois d´ecritspar la r´edaction.Par exemple le 17 aoˆut1799, elle s’indigne d’une maˆıtressede mai- son qui agace sa femme de chambre en l’appelant `al’exc`esavec ses sonnettes. Ou encore le 30 septembre 1807, quand elle cite un po`emequi loue l’int´erˆet d’une existence o`ul’on se consacre soi-mˆeme`atoutes les occupations quoti- diennes. Pour faire rire les lectrices issues d’une couche sociale inf´erieure,La M´esang`eren’h´esitepas `apublier l’´echantillon plein de fautes d’orthographe d’une dame ´etrang`ere.“Cela venge (les demoiselles du Marais) de la sup´erio- rit´equ’affectent les dames des beaux quartiers,”´ecrit-ille 15 octobre 1813. Il

109 D’autres remarques de ce genre se trouvent dans les cahiers des 10 et 25 octobre 1823. 110 La M´esang`eres’indigne souvent de ces vols. Ainsi ´ecrit-ille 19 juillet 1802 dans une lettre envoy´ee`aF. Desvignes : “Si ton ´epouse a re¸cudes journaux sans gravures, c’est une infid´elit´edes employ´esde la poste et vraisemblement `ala poste de Paris : `a cause des gravures, on vole mes journaux `apoign´ees.”(Arch. Mun. de Baug´e).Dans son journal, il note le 15 mars 1818 : “M. le Conseiller-d’Etat, Directeur-g´en´eraldes Postes, vient d’adresser aux Directeurs et Contrˆoleurs,une circulaire par laquelle il leur annonce qu’ayant re¸cude nombreuses r´eclamationsrelativement `ades abus et des infid´elit´escommis dans l’envoi des journaux et des brochures, il a pris des mesures efficaces pour les r´eprimer, et punir d’une mani`ereexemplaire les Employ´esqui s’en rendroient (sic) coupables.” 111 Voir p. 362 et J. Grand-Carteret, XIXe si`ecle, p. 184. 132 3 L’apog´eede l’illustr´e

Figure 3.14 Le journal n’est pas exclusivement destin´eaux gens ais´es.Il montre plusieurs mod`elespour domestiques et ouvri`eres`ala mode. Ici les planches 382 et 508 des 5 mai 1802 et 2 novembre 1803. Le commentaire de la deuxi`emegravure pr´ecise: “Otez `acette figure le tablier et le carton; et sur le devant du chapeau, dans le creux des plis, mettez une touffe de fleurs; ce costume cessera d’ˆetrecelui d’une ouvri`ereen mode.” incite aussi les personnes riches `afaire l’aumˆone,par exemple le 25 mars 1815 : “Lorsque tu veux secourir la mis`ereque rien ne te retienne, rien! N’attends pas pour faire le bien qu’il ne soit plus temps de le faire.” Et il recommande la lecture d’ouvrages comme Des Prisons telles qu’elles sont, et telles qu’elles devroient ˆetre.112 Le 25 f´evrier1822, il remarque que des femmes de lettres existent “dans tous les milieux” et il fait ´etatd’un nouveau roman `asucc`es ´ecritpar une porti`erequi “vend (son) ouvrage dans sa loge, rue de S`evres, no 42”.113 Avec la R´evolution “le progr`esdu regard esth´etiqueest descendu des sph`eresmondaines aux couches larges de la population,” constate Da- niel Roche dans son aper¸cusur les changements sociaux de l’´epoque. “Le spectacle de la rue a perdu de ses contrastes, les signes de reconnaissance so-

112 Le livre de Louis-Ren´eVillerm´eest annonc´ele 5 mars 1820. 113 Il s’agit de Fid´elia,ou le Voile noir, par Mme Bayoud, n´eeM´etuel. 3.3 Abonn´eset lecteurs 133 ciale se sont affaiblis.”114 Le journal de La M´esang`erea aid´eau processus de d´emocratisationdu goˆut.Il allait au devant du d´esirg´en´eralde se conformer aux r`eglesde l’´el´egancesans ˆetrepourtant un p´eriodique de mode destin´eau menu peuple. Ces derniers magazines, ´ecritspour les basses classes sociales, ne virent le jour que bien apr`esla fin de la parution de l’illustr´e,dans les ann´ees1850.115 Une lettre publi´eele 18 f´evrier1799 par le Journal des Dames ... confirme que l’illustr´eavait plus de lecteurs que d’abonn´es.Tandis que le nombre de ces derniers varie entre mille et deux mille cinq cents, selon les ann´ees,il semble avoir ´et´elu par environ onze mille personnes, sans parler de l’´elar- gissement de l’audience dˆuaux contrefa¸cons´edit´ees`al’´etranger.Ce rapport entre abonn´eset lecteurs est comparable `acelui d’autres journaux.116 Dans les immeubles `aplusieurs ´etages,les locataires moins ais´es,dont ceux de la petite bourgeoisie, lisaient souvent le journal chez la porti`ereavant que les v´eritablesabonn´esne se l`event.117 En province, plusieurs familles se coti- saient souvent pour payer un seul abonnement : “Nous ne recevons qu’un Num´eropour nous tous,” remarqua un abonn´ele 24 juillet 1803. “Le soir, il est lu publiquement `ala soci´et´e,pour l’instruction de ceux qui, n’´etant pas assez fortun´es,ne sont point compris dans l’abonnement, et pour le plaisir des abonn´es,dont plusieurs aiment `ale relire deux fois. L’article de modes est

114 D. Roche, Apparences revolutionnaires´ ou revolution´ des apparences, Modes et R´evolutions, Paris 1989, pp. 105–127. Dans son livre sur La Culture des appa- rences, Roche note qu’une vulgarisation a g´en´eralis´eles habitudes “`ades cercles sociaux de plus en plus vari´es.”(p. 420). 115 Le premier p´eriodique de mode destin´eaux ouvri`eress’appelle le Journal de la Fille Laborieuse (1854). Il est pr´ec´ed´epar des journaux f´eministes, ´edit´essouvent par des ou- vri`eres,mais qui ne traitaient pas de mode. Pour les journaux f´eministes,voir p. 226 de cet ouvrage, puis les livres de J. Larnac, Histoire de la litt´erature f´eminineen France, Paris, 5e ´ed.1929, pp. 186/187; Li Dzeh Djen, La Presse f´eministeen France de 1869 `a 1914, Paris (th`esedact.) 1934; S. Schurch,¨ Les p´eriodiques f´eministes.Essai historique et iconographique, Gen`eve (travail de diplˆome)1942; L. Adler, A l’Aube du f´eminisme, Paris 1979. 116 Roederer (cit´epar A. Cabanis, La Presse ... , p. 314) a ´evalu´epour les journaux de l’Empire que “chacun passe entre les mains d’une dizaine de lecteurs (jusqu’`asoixante lecteurs pour les journaux expos´esdans les cabinets de lecture).” Le Journal des D´ebats a cinq `asix lecteurs par acheteur en mai 1820 (R. Jakoby, p. 51), le Constitutionnel de 1825 un chiffre de seize lecteurs par exemplaire vendu (M. Mouchon, Le Constitutionnel, Paris 1968, p. 192), le Compilateur de 1829 sept `adix lecteurs par exemplaire vendu (Statistique de la presse en France). En 1832, le p´eriodique anglais le Penny Magazine compte cinq lecteurs par acheteur. 117 Honor´ede Balzac d´ecritce processus dans son roman Le Cousin Pons : “On voit `a Paris comme en province les journaux circuler de mains en mains. Pons et Schmucke, tant qu’ils furent en bons termes avec la Cibot leur porti`ere,lurent gratuitement les journaux du premier et du second ´etage,dont les locataires se levaient tard et `aqui l’on eˆutdit au besoin que les journaux n’´etaient pas arriv´es.” 134 3 L’apog´eede l’illustr´e comment´e,interpr´et´e,expliqu´e,et le lendemain les jeunes femmes de la ville se mettent exactement comme l’indique votre gravure.” Un autre abonn´e´ecrit le 5 d´ecembre 1812 : “Il n’est pas de sous-pr´efectureo`uvous ne deviez avoir des abonn´es;ceux-ci se font une fˆetede faire circuler votre feuille. J’ai mˆeme ou¨ı dire que, quand il y a certains articles dont on peut tirer quelqu’allusion maligne, on en fait aussitˆotvingt copies.” A l’abonnement individuel souscrit par des particuliers ais´ess’ajoutaient en province comme `aParis des abon- nements collectifs pour les cercles, associations et autres ´etablissements.118 Parmi ces derniers comptaient les grands caf´es,quelques restaurants et les cabinets de lecture. Introduits `aParis en 1788 par le libraire Jacques-Fran¸coisQuillau, les cabinets de lecture, pr´ed´ecesseurs des biblioth`eques publiques, mettaient le journal `ala disposition de leurs clients pendant toute l’ann´eepour la moiti´edu prix d’un abonnement individuel environ.119 Si l’on avait envie de le lire de temps `aautre seulement, il fallait payer, en 1820, cinq centimes par jour.120 On pouvait louer un quotidien en 1820 pour 24 francs `al’ann´eesi l’on voulait le lire `ala maison, pour 18 francs pour le lire au cabinet de lecture. Il fallait payer 20 centimes par jour pour lire tous les journaux disponibles au cabinet mˆeme.Fran¸coiseParent-Lardeur note que les femmes ´etaient ex- clues des cabinets de lecture avant la R´evolution. Mais au moment de la parution du Journal des Dames ... on vit arriver dans ces ´etablissements des couturi`eres,des petites bourgeoises, l’actrice sans rˆole,l’´epouse honnˆete, des grisettes, la courtisane luxurieuse, la fausse d´evote, la fermi`eredes en- virons et mˆemela cuisini`ere.Les dames de la soci´et´echargeaient souvent leurs femmes de chambre de leur apporter journaux et livres des cabinets de lecture. “Le cabinet litt´erairede M. Delˆage,rue de Grammont (sic), no 16, pr`esle boulevart (sic) des Italiens, est plus fr´equent´eque jamais”, remarqua La M´esang`ere`ala date du 25 novembre 1813. “C’est l’´etablissement de ce genre le plus riche en bons ouvrages. Trois salons au rez-de-chauss´eesont meubl´es,chauff´eset ´eclair´esd’une mani`ereconvenable; l’un est consacr´e`ala lecture des journaux politiques, scientifiques et litt´eraireset `ala conversa- tion; l’autre, o`ule silence est de rigueur, est r´eserv´epour l’´etude;on fait de la musique dans un troisi`eme.Plus de seize mille volumes sont donn´esen lecture, tant dans l’´etablissement qu’aux abonn´espour la lecture au dehors.”

118 Un rapport du minist`erede l’int´erieur,de 1825, conserv´eaux Archives Nationales (F18 261), donne des pr´ecisionssur les abonnements collectifs. Pour les chiffres du Journal des D´ebats, voir R. Jakoby, p. 47, et Arch. Nat. F18 20, 23. 119 P. Dupont, Histoire de l’imprimerie, Paris 1854, t. II, p. 598. Les biblioth`equespu- bliques ne se d´evelopp`erent qu’`apartir de 1860 environ. 120 F. Parent-Lardeur, Les Cabinets de lecture ... sous la Restauration, Paris 1982, pp. 125–126. 3.3 Abonn´eset lecteurs 135

Parmi les p´eriodiques qu’on pouvait louer chez Monsieur Delˆagefigurait le Journal des Dames et des Modes. A condition de le garder tous les jours au maximum pendant une heure chez soi, on payait 16 francs par an ou 9 francs pour six mois. Moyennant un franc de plus par mois, la maison Delˆage se chargeait de le faire porter et de l’envoyer chercher chez les personnes qui avaient leur domicile tout pr`es(le si`egedu cabinet de lecture ´etaitnon loin du si`egedu journal, dans le quartier des grands boulevards).121 A la belle saison, quelques cabinets de lecture installaient des kiosques ambulants dans les jardins publics o`ules passants pouvaient lire certains magazines pour un sou seulement.122 La location de journaux semble avoir atteint son apog´ee sous la Restauration. Lire ´etaitalors une activit´e´etroitement li´ee`ala vie elle-mˆeme,tout comme la collection d’ouvrages imprim´es,y compris celle de son magazine pr´ef´er´e,qui permettait au collectionneur de refeuilleter `al’envi la s´eriecompl`ete. Les lectrices plus fortun´eespouvaient s’acheter le journal. Ce public se constituait surtout de riches bourgeoises telles ´epouses de commer¸cants, de banquiers, d’avocats, de magistrats, de m´edecins,de g´en´eraux,de rentiers, puis de quelques femmes tentant de parvenir `ala gloire par le journalisme ou la publication de livres. Des personnes issues de familles nobles y figu- raient, bien sˆur,comme cette vicomtesse d’Etaples pr`esde Montreuil dont on apprend l’opinion sur les lectrices ˆag´eespar une lettre publi´eele 30 sep- tembre 1822. Les reines d’Europe ´etaient ´egalement abonn´ees`al’illustr´e,ce qui est clairement exprim´edans un article publi´ele 20 septembre 1835 qui proteste contre le projet d’une censure appliqu´eeaux journaux de mode : “Quel l´egislateuroserait se mettre `ados l’Europe f´eminine,en proscrivant l’exposition, la publication et la mise en vente de ces gracieuses et inoffensives gravures ... Quel censeur oserait ternir de son souffle profane, ce miroir au- quel toutes les femmes et les reines elles-mˆemes(`acommencer par la reine des Fran¸cais,que nous comptons, ainsi que toutes les reines de l’Europe, parmi nos abonn´ees),viennent demander chaque soir conseil pour leur toilette du lendemain?” De bonnes descriptions sont par ailleurs faites sur le milieu de ces pri- vil´egi´eespar le rang et la fortune. A Paris, grand nombre de ces personnes ha- bitait le quartier de la Chauss´eed’Antin ou le faubourg Saint-Germain. Elles avaient tout leur temps pour lire le p´eriodique, l’´educationsuffisante pour comprendre les allusions qui se dissimulaient entre les lignes, et, bien sˆur,les moyens de satisfaire aux exigences esth´etiquespropag´eespar La M´esang`ere

121 Voir le prospectus de ce cabinet de lecture (microfilm de la BN, cote m 2700 A 57, bobine 29, 721 pages). Pour connaˆıtrela pr´esencedu Journal des Dames ... dans d’autres cabinets de lecture, il faudrait ´etudierles bobines contenant des prospectus de cabinets de lecture (22 pour Paris seul, class´eespar ordre alphab´etiquedes noms de propri´etaires). 122 G. de Bertier de Sauvigny, La Restauration ... , pp. 346–350. 136 3 L’apog´eede l’illustr´e

ainsi que de payer le prix exorbitant de 36 francs par num´ero.123 On peut ima- giner l’illustr´etraˆınant sur la table de toilette ou la chemin´eed’une ´el´egante de la rue Saint-Honor´e,qui avait l’habitude de se lever tard, de donner ses ordres `asa valetaille, de surveiller l’´educationdes enfants, de sortir faire une promenade en cal`eche l’apr`es-midiet de consacrer les soir´ees`arecevoir des amis chez elle ou `afr´equenter l’´eliteintellectuelle et artistique des salons en vogue lorsqu’elle n’allait pas au bal ou au th´eˆatreo`uelle devait ´eblouirpar son ´el´eganceune soci´et´eblas´eeet accoutum´ee`ala distinction. “On va moins `aune premi`ererepr´esentation pour jouir du spectacle que pour se donner en spectacle”, glosait le journal en date du 10 septembre 1812. Pour aider ses lectrices `asatisfaire leur besoin de s’instruire, l’ancien professeur qu’´etaitLa M´esang`ereobservait de pr`esles progr`esen p´edagogie. Il d´ecrivait souvent les qualit´esacquises par l’´educationet rendait compte des nombreux ouvrages p´edagogiquespour adultes publi´esou r´eimprim´es `al’´epoque.124 Le 22 octobre 1801, il ´ecrivait qu’il n’y a pas meilleur rem`ede contre la vieillesse que l’´education.“Quand on a votre cœur, vos talens, votre esprit,” ripostait-il `aune dame qui s’´etaitdit vieille, “sachez qu’on est toujours du printemps de son ˆage.”A l’´epoque, une bonne ´education ´etaitsurtout importante pour les femmes c´elibataires,faute de quoi elles ne pouvaient pas tenir un rang honorable dans la soci´et´e.L’´editeurvoulait que les femmes soient modestes, naturelles, gracieuses, de bonne humeur et d’une esth´etiqueirr´eprochable. Il leur recommandait de connaˆıtreles r`eglesde la

123 Ce prix on´ereuxcorrespondait `apeu pr`esau salaire mensuel d’un ouvrier sous la Restauration, qui, selon G. de Bertier de Sauvigny, (La Restauration, p. 254), ´etaiten moyenne entre 492 et 587 francs par an. Celui des employ´esdans l’administration ´etait de 1 200 francs par an. En avril 1831, La Mode fait savoir que “tout individu qui ... ne peut avoir ... qu’une rente au-dessous de 1 000 francs, est r´eput´eindigent, c’est-`a-direil est mal log´e,priv´edes soins hygi´eniquesn´ecessaires,des distractions de lectures, d’une nourriture choisie et vari´ee;il n’a pas toujours un vˆetement d´ecent; il ne peut se pr´eserver compl`etement du froid, ni interrompre ses travaux pour soigner convenablement sa sant´esi elle est alt´er´ee.”Entre 1823 et 1835, la journ´eede travail d’une ouvri`erede la couture ´etait pay´eeentre 1,2 et 1,5 francs si elle ´etaithabile et travaillait 10 `a12 heures (E. Sullerot, p. 169, et Journal des Dames et des Modes, 20 aoˆut1823). Voir aussi p. 167. 124 Voici quelques titres de p´edagogieannonc´esdans les pages du journal : De l’Influence de l’´etudesur le Bonheur (10 septembre 1817); Manuel du jeune orthographiste, ou Cours th´eoriqueet pratique d’orthographe, par F. Tremery (20 octobre 1817); De la Politesse (31 janvier 1820); Manuel pour apprendre seul l’art de l’´ecriture (25 janvier 1821); Essai sur l’´education des femmes, par la comtesse de R´emusat (10 juillet 1824); Nouvelle mani`ere de s’instruire, sans l’assujettissement `a ... un maˆıtre (15 novembre 1825); De l’Influence des femmes dans la soci´et´eet de l’importance de leur ´education, par la comtesse de Fla- marand (20 janvier 1827; l’orthographe pour le nom de l’auteur varie ; le journal ´ecrit: Flamarang, le Petit Courrier des Dames de mars 1827 : Flammarang, les dictionnaires actuels : Flamarand); Robertson’s Magazine, journal pour ceux qui se livrent `al’´etude de la langue anglaise (15 mars 1827); Art de peindre `al’aquarelle (20 mars 1828); Les principales difficult´esde la grammaire fran¸caise (25 octobre 1837). 3.3 Abonn´eset lecteurs 137 conversation et de pouvoir citer l’histoire, la mythologie et les philosophes, ´eventuellement de maˆıtriserplusieurs langues, la physique, la chimie et les math´ematiques,125 de savoir monter `acheval en habit d’amazone (voir plus loin Fig. 4.8), et surtout d’ˆetreadroites dans l’art de danser, dessiner, chanter et jouer d’un instrument. Le piano, la guitare et la harpe sont les instruments pour femmes du XIXe si`ecle.Lors d’une r´eunion,l’hˆotessedevait ˆetreagr´eable `ases invit´esen leur donnant des preuves de ses talents (voir plus loin Fig. 3.17, Fig. 4.9, Fig. E.5 et p. 142). L’illustr´erend compte de livres avec partitions de musique, par exemple le 25 mars 1813. Il enseigne le progr`esfait dans la construction des instruments de musique.126 Et il publie des pages de musique dans les premi´eresann´eesde parution pour r´epondre aux exigences des maˆıtressesde maison127 (Fig. 3.15). Quant au devoir de m`ereet d’´educatrice,le journal rapporte qu’`ala diff´erencede ce qui se passait sous l’Ancien R´egime,certaines m`eresfor- tun´eess’occupaient elles-mˆemesde leur prog´enituredans les premi`eresd´ecen- nies apr`esla R´evolution. Au lieu de les envoyer chez une nourrice, elles les allaitaient elles-mˆemes,et elles continuaient de veiller `aleur ´education quand ils ´etaient plus grands, prolongeant `ala maison ce qu’ils avaient ap- pris avec des maˆıtrespriv´esou dans des ´etablissements publics.128 On sent

125 Pour prouver l’utilit´ede savoir calculer, l’´editeurpr´esente le 31 octobre 1813 une femme qui, parce qu’elle connaˆıtles math´ematiques,est plus apte `ag´ererles d´epenses de la maison. 126 Le cahier du 10 janvier 1819 d´ecrit“comme tr`esdistingu´eeune harpe d’enfant orn´ee de perles, peinte et vernie en or et azur”, celui du 10 mai 1834 un piano qui a gagn´ele premier prix de l’exposition des produits industriels. 127 Le cahier du 1er avril 1798 publie la musique pour l’Air de Primerose par Dalayrac, paroles de Favi`ereet Vinde, qui ´etaitchant´ee`al’´epoque par Mlle Carline. Dix pages de musique pr´esentant trois pi`ecesdiverses sont donn´eesen suppl´ement le 21 septembre 1798 (en fin du volume 2, an VI, dans l’exemplaire de la Bibl. des Arts D´ecoratifsde Copen- hague). La premi`erepi`eceest du compositeur Bruni : La rencontre en voyage, “chant´ee par Mlle Rolando”; la seconde fut compos´eepar Della Maria : Air de Jacquot ou l’´ecole des m`eres, “chant´eepar le citoyen Gavaudan”; et la troisi`emea pour titre Romance de Jean- Baptiste, “paroles et musique du Cousin-Jacques, chant´eepar le citoyen Primo.” D’autres pi`ecesde musique sont pr´esent´eesle 18 f´evrier1799 (Romance d’Azalais, paroles de M. De Cailly, fils), le 3 juillet 1799, pp. 164–165 (Chanson. Air du citoyen B.....n fils, paroles du citoyen L....y) et le 22 aoˆut1799 (Romance, musique d’Eug`eneMortagne, paroles de Le Normand). 128 L’illustr´en’occulte pas les inconv´enients qui r´esultent du fait de l’allaitement par la m`ere.Voir l’article du 20 mars 1819 sur Le Sevrage, par un certain B***** (l’auteur serait-il Honor´ede Balzac? - voir aussi pp. 232 `a264). Pour aider les m`eres`apratiquer l’en- seignement, La M´esang`ererecommande quantit´ede livres : Le Fablier des Enfans ... avec des notes grammaticales, mythologiques et historiques (31 d´ecembre 1802); De l’Education physique, par M. Friedl¨ander (15 f´evrier1815); Lettres d’Octavie, jeune pensionnaire de la maison de Saint-Clair, ou Essai sur l’´education des demoiselles, par Mme de Renneville (5 avril 1818); nouvelle ´editionde L’Education des filles, par F´enelon(31 mars 1821); Manuel 138 3 L’apog´eede l’illustr´e

Figure 3.15 Le journal publie des pages de musique en 1798 et 1799. Ici une romance pr´esent´eeen suppl´ement le 21 septembre 1798. Son compositeur et auteur, le “Cousin- Jacques”, versificateur `ala mode depuis 1786, est en r´ealit´eLouis-Abel Beffroy de Reigny (1757–1811) qui, de janvier `aseptembre 1790, avait ´edit´eun bi-mensuel intitul´e Cousin Jacques. Il eut aussi beaucoup de succ`esavec ses diverses pi`ecesde th´eˆatreet ses descrip- tions de la R´evolution de 1789 imprim´ees`a56 000 exemplaires.

l’influence de Rousseau et de Mme Campan qui avaient mis `ala mode la m`eregouvernante.129 En mˆemetemps, La M´esang`erene cesse de claironner qu’un manque d’autorit´em`ene`ala d´egradationdes mœurs.130 Toutefois, les

des demoiselles, ou arts et m´etiersqui leur conviennent, par Madame Celnart (20 janvier 1826); Gymnastique des jeunes demoiselles (25 mars 1828); etc. 129 Jeanne-Louise-Henriette Genet, dame Campan (1752–1822), lectrice `ala cour de Marie-Antoinette, fondatrice d’une pension de jeunes filles et sous l’Empire directrice de la maison d’´educationd’Ecouen, a laiss´eplusieurs ouvrages sur l’´education,ainsi que des nouvelles, des com´edies`al’usage de la jeunesse et les M´emoires sur la vie priv´eede Marie- Antoinette. 130 Le 7 septembre 1802, il se plaint que l’autorit´epaternelle est nulle et que la s´ev´erit´e passe pour barbarie. Selon lui, une aveugle et molle indulgence m`ene`al’´ego¨ısme des membres de la famille et `ala destruction de toute esp`ecede moralit´e.“Les p`eresdeviennent extrˆemement aimables avec leurs enfans (sic); mais ils ont pour eux la politesse qu’on a 3.3 Abonn´eset lecteurs 139 m`eresn’avaient pas toutes le mˆemetalent ou la patience n´ecessairepour s’occuper de leurs enfants. Ce qui conduit l’illustr´e`apublier plusieurs an- nonces de femmes nourrices ou institutrices, par exemple le 25 mai 1817 celle d’une certaine Mme Rondel qui veut prendre en pension les tout petits, ou le 20 janvier 1837 celle d’une jeune Anglaise qui d´esireentrer dans une famille fran¸caisepour y enseigner la musique, le dessin et l’anglais. Apr`es 1820, les bonnes intentions prises apr`esla R´evolution sont oubli´ees.Faire ´elever ses enfants en dehors de la maison redevient `ala mode, tout au moins dans les familles ais´ees.“Tout est soumis `ala mode, depuis les chiffons jus- qu’`al’´education,”se r´esigneLa M´esang`erele 5 novembre 1821, et il annonce que l’allaitement en nourrice tout aussi bien que l’´educationdes jeunes dans les couvents sont fort en vogue.131 Le 25 avril 1835 on peut mˆemelire que “certaines femmes ne s’aper¸coivent presque plus qu’elles sont m`eres.” Parmi les lectrices ais´ees,un groupe bien particulier ne semble pas s’ˆetre pos´ele probl`emedes enfants, `asavoir les coquettes. Le journal se plaisait `amentionner cette classe sociale qui disposait librement de son temps et semblait n’avoir ni souci d’argent, ni contraintes familiales. A Paris, un grand nombre d’entre elles habitaient le quartier du Palais Royal, vivaient aux cro- chets d’un seul ou de plusieurs admirateurs, ´etaient par int´erˆetprofessionnel grandes amatrices des cr´eationsde mode et s’adonnaient parfois en dilettante `apeindre ou pianoter un peu, en g´en´eralavec plus de grˆaceque de talent, puis fr´equentaient les ateliers de peinture ou de musique. Il est int´eressant de voir que plusieurs de ces femmes, `aun moment ou `aun autre, avaient ´et´eemploy´eesdans un m´etierde la mode. Parmi les prostitu´eesarrˆet´ees,dont 55 pour cent d´eclaraient avoir une profession, 91 pour cent se r´eclamaient des m´etiersde l’´etoffe,du vˆetement, de la parure.132 C’est “un itin´eraire ais´e`asuivre de la mode `ala prostitution,” ´ecritD. Roche (p. 299). La mar- pour les ´etrangers,plutˆotqu’une v´eritableaffection; ils ne songent qu’`abien vivre avec eux, sans trop s’embarrasser comment ils vivent : uniquement occup´esde leur plaisir et de leur repos, ils ne sentent les vices de leurs enfans (sic) que lorsqu’il faut les payer.” Et le 31 juillet 1813 l’´editeurconstate : “M`eresde famille, le bonheur de vos enfans (sic) tient `al’´educationque vous leur avez donn´ee.Les exemples qu’ils puisent dans votre conduite leur servent de le¸conspour se conduire eux-mˆemes.Les jeunes demoiselles surtout doivent ˆetretenues un peu s´ev`erement.” 131 Sur l’allaitement, voir le cahier du 25 octobre 1825. Sur une maison d’´educationpour jeunes, le pensionnat de Saint-Denis, voir la livraison du 25 aoˆut1833. 132 Fait relev´epar M. Benabou, La Prostitution et la police des mœurs au XVIIIe si`ecle, Paris 1986, cit´edans D. Roche, La Culture ... , p. 520. Les liens entre ce milieu social et la presse f´emininese manifestent aussi grˆaceau journal Le Boudoir, gazette galante (1880–81). Au moment de sa fondation, ce p´eriodique avait ´et´ed´eclar´eau bureau de l’enregistrement par son directeur, un certain M. Fougaud, comme un journal de modes dont on n’aurait aucun risque `acraindre (Arch. Nat., F18 391, 42, fol. 141–153). Plus tard la censure le critiqua pour des articles pornographiques. La presse pornographique a donc ses racines dans les journaux de modes. 140 3 L’apog´eede l’illustr´e

Figure 3.16 ¿ Une Parisienne `ason Lever À : planche 81 du Bon Genre, ´edit´eeen 1815 au bureau du journal. La M´esang`erecommente cette planche : “La marchande ... qui fait admirer `aune femme ind´eciseune ´el´egante garniture de robe (pourrait ˆetre)compar´eeau chirurgien qui, avant de vous percer la veine, passe long-temps la main sur votre bras pour l’endormir : les marchandes, pour tirer l’argent de votre bourse, endorment aussi votre int´erˆet`aforce de pers´ev´eranceet de discours.” chande de mode, la ling`ereou la modiste apparaissent souvent comme les protagonistes de sc´enariosde s´eduction.Pour ces femmes, comme pour beau- coup de lectrices, il s’agissait surtout d’ˆetreriches et oisives (Fig. 3.16). Selon une lettre adress´eepar un domestique au r´edacteur,la devise de beaucoup de femmes `ala mode est de “ne rien faire”.133 En effet, nous avons d´ej`avu que La M´esang`erepr´ecisaitpour la gravure 484, pr´esentant une ´el´egante maniant une quenouille, que la quenouille ´etaitune licence du dessinateur, indiquant ainsi que la mode n’exigeait pas que les femmes travaillent. L’objet ´etait trop utilitaire dans un monde o`ule labeur ´etaitl’ennemi de la mode (voir pp. 120–121 et la figure en couleur 6.1). “Nos cahiers restent sur les pianos, sur les fauteuils, on les emporte `ala campagne”, explique l’illustr´e`ala date du 5 aoˆut1818. “On les parcourt pour s’endormir `al’heure de la m´eridienne,

133 Pour l’agenda d’une femme exclusivement vou´ee`ala mode, voir p. 422. 3.3 Abonn´eset lecteurs 141

Figure 3.17 Quelques gravures de l’illustr´epr´esentent des femmes en train de cultiver la musique ou la peinture. A gauche, la gravure 241 de l’´editionparisienne du journal publi´ee le 2 septembre 1800. A droite, la gravure 47 de l’´editionde Francfort de d´ecembre 1802. et quand ils ont pass´epar la main de toutes les femmes, ils tombent dans les mains des enfans (sic) qui d´ecoupent les figures et les font danser comme des capucines de cartes.” Le journal œuvrait ainsi avec un grand professionna- lisme `al’enseignement de tout ce qu’on peut faire quand on n’a ni besoin ni envie de travailler. Mode et libert´ed’agir continuaient `aaller de pair. Les illustrations du journal, reflet de la vie r´eelle,permettent aussi d’ana- lyser les pr´eoccupations quotidiennes des lectrices. Les mannequins sont peints dans diff´erents cadres : `ala maison, dehors ou dans des lieux d’amu- sement. On les voit ´etendussur un grand lit ou d´ej`alev´es,se vouant `ala peinture ou `ala musique (Fig. 3.17 et la figure en couleur 6.7), lisant une lettre, feuilletant un journal ou un livre, rˆevant devant la miniature d’un bien-aim´eou bavardant avec une voisine (Fig. 2.12, 2.9, 4.9, E.1.1 et E.3). Quelques-uns donnent des le¸consaux enfants, ou ils font quelques l´egers 142 3 L’apog´eede l’illustr´e

travaux m´enagers: ils arrosent des fleurs, nourrissent des oiseaux en cage, prom`enent des chiens ou font des travaux d’aiguille.134 On les pr´esente aussi se promenant `apied dans les parcs (Fig. 2.14 et 2.15) ou prenant l’air en voi- ture ou `acheval dans les bois parisiens.135 Quelques-uns pratiquent un sport : les mod`elessur les planches 1335 et 1918 le badminton (Fig. 4.8); celui sur la gravure 1233 le yo-yo. D’autres, au contraire, observent des sportifs : une femme suit de son t´elescope une montgolfi`ere(planche 68). La M´esang`ere contribue aussi au renouveau religieux en France en pr´esentant des croyants en train de faire leurs pri`eres`al’´eglisecomme ceux montr´essur la planche 390 du 4 juin 1802, au moment de la signature du Concordat (Fig. E.6), ou en faisant dessiner des jeunes mari´eesen robes appropri´eespour aller `al’´eglise,surtout en pleine ´epoque romantique.136 Ailleurs les mod`elesassis- tent `ades repr´esentations th´eˆatrales,`ades bals costum´esou `ades r´eunions mondaines.137 En soci´et´e,on les voit se faire courtiser, d´egusterune boisson ou une glace `aune fˆete,danser ou s’int´eresser`aun jeu de cartes.138 Mais avant tout, les gravures laissent entendre que la principale occupa- tion d’une femme consiste `as’habiller avec ´el´egance.Qu’elle se mire dans une glace (Fig. 3.18) ou s’apprˆete`amettre un chˆaleou un chapeau, elle se soucie de sa tenue.139 Enfin, pour compl´eterson raffinement, une dame distingu´ee est cens´eetenir le Journal des Dames et des Modes en main.140 Ce redou- blement de l’image, plus qu’une excellente publicit´epour le p´eriodique, plus

134 Voici quelques num´erosde gravures pr´esentant des mannequins en train de s’adonner `adiverses occupations : travaux d’aiguille : les planches 274, 346, 3325 et 3398; femmes arrosant des fleurs : 1322 et 1492; nourrissant des oiseaux : 1143 et 1334; promenant un chien : 285; une lecture en main : 346, 483, 2254, 2828 et 2927; rˆevant devant une miniature : 291, 412 et 413; bavardant avec d’autres personnes : 2953, 3003, 3041, 3101, 3114, 3285 et 3339; pratiquant la musique : 194, 241, 265, 267, 289, 414, 445, 2221, 3298, 3334 et 3494; ex´ecutant des peintures ou s’int´eressant `ala peinture : 261, 284, 311, 422, 424, 481, 1614, 2335, 2903 et 3208; donnant des le¸consaux enfants : 95, 242, 258, 765, 2247, 2415, 2608, 2886, 2922, 2971, 2991, 3162, 3221, 3325 et 3414. 135 Femmes en voitures : gravures 155 (Fig. E.8), 294 et 3556. Amazone : gravures 165, 223 (Fig. 4.8), 303, 453, 611, 740, 1556, 1816 et 3457. Par ailleurs, le nombre des planches montrant des hommes `acheval ou en voiture est n´egligeable.Une exception est le no 316. 136 Robes de mari´ees: gravures 1303, 1338, 1913, 2211, 2225, 2938, 3262, 3289 et 3550 (voir aussi Fig. 1.2). 137 Au th´eˆatre: gravures 2970 et 3336; aux bals costum´es: gravures 3055, 3239 et 3329; aux r´eunionsmondaines : gravures 3239, 3243 et 3341. 138 Femme et homme en tˆete-`a-tˆete: gravures 2218 et 3341; danse et d´egustations: gravures 16, 463, 609, 873, 1703, 1872 et 2223; jeu de cartes : gravure 407. 139 Miroir : gravures 292, 1563, 1652, 3560; chˆale: 357; chapeau : 2011, 2352. 140 Gravures 201, 299, 301, 346, 3093 et 3438. Gavarni a aussi dessin´eune aquarelle qui montre deux jeunes femmes en d´eshabill´eregardant les feuilles d’un journal de mode. Le dessin porte le titre ¿ Le journal de modes À. Il fut lithographi´epar Weber en 1832 et publi´epar un journal de mode (voir P.-A. Lemoisne, Gavarni, Paris 1928, t. II, p. 247). 3.3 Abonn´eset lecteurs 143

Figure 3.18 Quelques gravures du journal montrent la femme au moment o`uelle v´erifiesa tenue. Un dernier regard dans le miroir, une derni`ereretouche : et voil`aqu’elle est prˆete`a se pr´esenter en soci´et´e.A gauche la gravure 1652 du 5 juin 1817, `adroite la gravure 3560 du 15 mai 1838. mˆemequ’une pr´esentation de la lectrice id´eale,141 est l’aveu que le journal est une cr´eationde l’esprit o`ul’observateur peut regarder une gravure qui repr´esente un observateur regardant une gravure. C’est le fameux proc´ed´ede 142 ¿ mise-en-abyme À, sp´ecialit´edu monde des arts et de la litt´erature. Bien

141 Sur le lecteur id´ealde certains journaux, voir le d´epouillement de Fritz Nies : Wo die Lekture¨ des ¿ Constitutionnel À hinfuhrt.¨ Leser der franzosischen¨ Mas- senpresse des 19. Jahrhunderts als Thema der bildenden Kunst, Franz¨osische Presse und Pressekarikaturen 1789–1992, Mayence, pp. 48–54. 142 En 1893, Andr´eGide a introduit le terme technique de “mise-en-abyme” pour tout proc´ed´ede r´ep´etitionde ce genre (Journal, p. 41). Gide a pris cette expression de l’art h´eraldiqueo`ucertains blasons pr´esentent le mˆemeblason ad infinitum, ce qui communique l’impression d’ˆetreconduit en abˆıme.Pour les artistes et les auteurs, la mise-en-abyme permet la r´eflexionde leur propre situation. C’est une fa¸cond’ali´enerle spectateur ou le lecteur et de lui dire en mˆemetemps d’ˆetresur ses gardes. Comme exemples du livre dans le livre : Don Quichotte; du drame dans le drame : Hamlet; du tableau de peinture dans le tableau de peinture : plusieurs autoportraits de peintres ou “Las Meninas” de Velasquez ou le “Tableau st´er´eoscopiquesans terminer” de Dal´ı; de la sculpture dans la sculpture : les poup´eesrusses; du film dans le film : quelques films surr´ealistes.La 144 3 L’apog´eede l’illustr´e

que ces illustrations aient la pr´etention d’ˆetredes documents pris sur le vif, elles sont un clin d’œil au lecteur capable d’appr´ecierl’imaginaire (Fig. 3.19 ainsi que Fig. 2.9, E.1 et la couverture de cet ouvrage). En analysant la composition du lectorat, on peut se demander aussi si le Journal des Dames ... ne b´en´eficiaitpas d’une client`elemasculine. Plusieurs personnes du sexe masculin assuraient par courrier de leur int´erˆetpour l’il- lustr´e.“Les femmes n’aiment pas seules votre journal,” affirma un provincial le 24 juillet 1803. “Quelques jeunes gens en font aussi leur profit. J’ai vu mˆemedes p`eresde famille sourire `acertains articles o`uvous aviez la fran- chise de tourner en ridicule certaines modes qui le m´eritoient (sic) bien.” Ind´ependamment des ´epoux et des p`eresde jeunes filles d´esireuxde surveil- ler le comportement vestimentaire de leur entourage ou oblig´esde g´ererles d´epenses faites pour les marchandises recommand´eespar le magazine, les hommes ´el´egants, faute d’un illustr´ede mode pour hommes, devaient s’infor- mer aupr`esdu journal des dames pour connaˆıtrela mode masculine.143 Dans le journal de La M´esang`ere,environ 9,5 pour cent des gravures pr´esentent des vˆetements d’hommes,144 dont le num´ero268 qui montre un homme devant un miroir en train d’arranger sa tenue. Une tenue soign´ee jouait alors un grand rˆoledans la carri`ereet la r´eputationprofessionnelle d’un homme ambitieux – hier peut-ˆetredavantage qu’aujourd’hui.145 L’agenda

mise-en-abyme s’observe aussi dans la vie quotidienne : le rˆeve dans le rˆeve, le miroir dans le miroir, le poste de t´el´edans le poste de t´el´e.Pour des exemples en litt´erature, voir Annemarie Kleinert, Vorsicht Literatur! Eine literarische Lektion vom gefahrlichen¨ Lesen, Germanisch-Romanische Monatsschrift, 1983, pp. 94–100. 143 Les p`eresde famille, affirme le cahier du 5 d´ecembre 1810, ´etaient assur´esde veiller `ala paix domestique et au bonheur familial en feuilletant le journal. Plusieurs articles comparent les r´eflexionsdes hommes sur les d´epenses domestiques aux calculs des femmes pour les choses de luxe. Celui du 28 f´evrier1818 d´evoile que lorsque tout est noir pour le mari, tout est rose pour son ´epouse. Parfois le regard des hommes sur la mode allait en am´eliorerla qualit´e. 144 Il est difficile de faire le calcul des sujets de planches. Il y a souvent plusieurs personnes de sexe diff´erent sur une mˆemefeuille, et il manque certaines illustrations dans toutes les collections. Nous avons fait un calcul approximatif selon lequel, au total, `apart les 9,5 pour cent des modes masculines d´ej`amentionn´ees,78,7 pour cent des gravures pr´esentent des mod`elespour femmes, 9,5 pour cent des chapeaux et bustes (voir la figure en couleur 6.4 et Fig. E.11), 2 pour cent des mod`elespour enfants, et 0,3 pour cent des bijoux, des voitures etc. Bien sˆur,les proportions varient selon l’ann´ee.En 1813 par exemple, le journal ne publie que 57 gravures de femmes (soit 68 pour cent des planches), 12 chapeaux (14 pour cent des planches), 11 costumes d’hommes (13 pour cent) et 4 vˆetements d’enfants (5 pour cent). 145 Un exemple est Lucien de Rubempr´e,h´erosd’Illusions Perdues, qui, pour assurer sa r´eussitesociale, quitta ses vˆetements mis´erableset s’habilla chez des tailleurs, ling`eres, cordonniers ... de bonne r´eputation.Il “se commanda des chemises, des mouchoirs, enfin tout un petit trousseau, chez une ling`ereet se fit prendre mesure de souliers et de bottes par un cordonnier c´el`ebre.Il acheta une jolie canne chez Verdier, des gants et des boutons 3.3 Abonn´eset lecteurs 145

Figure 3.19 Certaines illustrations pr´esentent des mod`elesen train de lire ou de recevoir le Journal des Dames et des Modes. Ceci permet de voir comment la r´edactionimaginait la lectrice id´eale.Ici les num´eros301 et 3093 des 15 mai 1801 et 5 juillet 1833, avec en bas, les d´etailsqui montrent les titres du journal. 146 3 L’apog´eede l’illustr´e d’une semaine typique de ces hommes est donn´ele 20 novembre 1823 : “Lundi; mon chocolat `a10 heures; je ne serai visible pour personne jusqu’`a4 `a5 heures, demi-toilette, mon cabriolet. Mardi; grande chasse; je serai absent toute la journ´ee.Mon fusil ordinaire et mon nouveau fusil `apiston. Mon tilbury `acapote, en partant de Paris; un cheval de course `aViroflay. Mercredi; repos. Des gazettes; un proc`es,s’il se peut. Jeudi; je donne `ad´ejeuner: grande ch`ereet vins exquis; il n’y aura que des amis; je veux que tout le monde s’en aille malade. Vendredi; c’est mon jour de visites; que l’on mette au coup´emes meilleurs chevaux, ceux avec lesquels j’ai l’habitude de solliciter, si toutefois ils ne sont pas fourbus. Samedi; j’assiste `aun dˆınerd’´etiquette, `aune lecture de soci´et´eet `aun bal d’enfans; on mandera mon m´edecinde bonne heure pour le lendemain.”146 L’´editeurn’oublie pas de mentionner les d´etailsextravagants de l’apparence de certains petits-maˆıtres.En f´evrier 1820, il signale qu’ils “se font teindre ... le bas de la jambe, en rose, pour faire ressortir la broderie de leurs bas de soie”. En 1821 et 1822, il rel`eve leur habitude de porter des corsets et d’apparaˆıtreen public un ´eventail `ala main (Fig. 3.20). Dans les ann´ees1830, haute ´epoque des Muscadins, Fashionables, Jeune-France et Dandys, l’int´erˆetdu lectorat masculin pour le journal connut son apog´ee.Le 20 juillet 1834, par exemple, l’´editeurs’engagea `ane pas oublier “que si la premi`erepartie de notre titre s’adresse particuli`erement aux dames, la seconde nous fait un devoir de signaler dans les modes celles qui concernent les hommes.” Et il insistait en novembre 1834 : “la toilette des hommes est de notre domaine, nous devons nous en occuper pour remplir notre tˆache.” Les lettres adress´eesau r´edacteuret sign´eespar des hommes pr´ecisaient souvent la profession des exp´editeurs: hauts fonctionnaires, commer¸cants, rentiers, militaires, gens de th´eˆatre,fils de famille, parfois peintres, graveurs de chemise chez Mme Irlande; enfin il tˆacha de se mettre `ala hauteur des dandys.” (p. 285). A en juger par un best-seller de 1975 intitul´e Dress for Success (par J.T. Molloy), l’importance du chic distingu´eest de nouveau en hausse apr`esavoir ´et´em´epris´eesuite aux ann´eesr´evolutionnaires de 1968. 146 Certaines planches de la s´erie Incroyables et Merveilleuses, publi´eespar La M´esang`ere de 1810 `a1818, pr´esentent ces dandys. Lors de la r´e´editionchez Rombaldi en 1955, R.A. Weigert d´ecritle fashionable de fa¸consuivante : “Il se l`eve vers onze heures du matin, accorde audience au bottier, au tailleur, au chapelier et re¸coitses amis. Quelles conversa- tions profondes et savantes ces Messieurs tiennent entre eux! la finesse de leurs chevaux, le talent des auteurs, la beaut´edes actrices, tout est jug´eet appr´eci´e.Puis l’´el´egant se vˆet ... Un tour au jeu de Paume, ou ... `aLongchamp, une promenade au bois de Bou- logne, un changement de costume et le moment arrive de ... paraˆıtre`al’Op´era,faire sa cour aux femmes connues ... , passer `ala Com´edieFran¸caiseet finir la nuit au Palais Royal, sinon `aFrascati.” (p. IX). La M´esang`ererecommandait quelques ouvrages pour les gourmets parmi les dandys, par exemple le 10 mars 1828 : Manuel de l’amateur d’huˆıtres, par Alexandre Martin. 3.3 Abonn´eset lecteurs 147

Figure 3.20 Le journal pr´esente volontiers les extravagances de la mode. En 1821 et 1822, les dandys apparaissent en public, un ´eventail `ala main (gravure 2080 du 10 juillet 1822). Issus de familles riches ou devenus riches par le biais de sp´eculations,ces hommes adoptaient une tenue excentrique et professaient souvent une philosophie libertine. Ils ´etaient soit m´epris´es,soit ador´espour leur fain´eantise. ou ´ecrivains.147 Elles donnaient aussi des renseignements sur les pr´eoccupa- tions et les goˆutsdes lecteurs masculins. Pour attirer surtout cette client`ele,le journal publie des informations sur les inventions technologiques : le 10 avril 1818 sur la nouvelle construction m´ecaniquedu v´elocip`ede;le 5 f´evrier1820 sur l’intention “d’employer la vapeur au labourage des terres”; le 5 octobre de la mˆemeann´eesur “une baignoire de cuir imperm´eable,que l’on roule comme un matelas” et qui permet de “prendre un bain dans la plus ch´etive auberge”;

147 Une lettre publi´eele 20 f´evrier1798 pr´eciseque son exp´editeur,qui demande `aprendre le journal en abonnement, est membre d’une soci´et´epo´etiquer´eunissant dix-sept personnes d´esireusesde devenir des hommes de lettres. 148 3 L’apog´eede l’illustr´e le 5 mai 1821, sur “un bateau tout entier de fer forg´e,qui portera 300 per- sonnes” et qui, comme indiqu´ele 15 mai suivant, sera mˆupar une machine `avapeur “force de 22 `a25 chevaux”. La M´esang`ereavait dans sa biblioth`eque beaucoup de livres sur les progr`esde l’industrie, les nouvelles machines et les r´esultatsde la recherche en sciences appliqu´ees.Dans son journal, il traitait par exemple de la d´ecouverte du nouveau m´etalnomm´e palladium, des avan- tages et des inconv´enients de l’´eclairageau gaz, des exp´eriencesqui avaient pour but de mettre la t´el´egraphie`ala disposition des particuliers, de l’inven- tion de la douche et de la prolif´erationdes boˆıtes`amusique log´eesdans toutes sortes de meubles comme tiroir, divan, n´ecessairede voyage.148 D’autres ar- ticles parlaient des premi`eresmachines `a´ecrire,de l’histoire des voitures sur rails ou sur une simple route, mises en mouvement par une machine `avapeur, puis des inventions en chimie, physique et m´edecine: on venait de d´ecouvrir la pr´esencedu fer dans le sang, de construire un microscope qui augmente les objets 76 000 fois, etc. Enfin, l’ouverture des th´eˆatresappel´esdioramas, sorte de pr´ecurseursde nos cin´emas,fut mentionn´eedans plusieurs articles, ainsi que d’autres nouvelles qui ont dˆuint´eresser`al’´epoque surtout les lec- teurs masculins (voir pp. 393–400).149 Bref, l’illustr´en’avait pas de limites dans le choix de ses sujets qualifi´es“digne(s) de paraˆıtredans le Journal des Savants”.150 Une caricature de 1807 traitant de l’´educationlitt´eraireet artistique d’un jeune homme pr´esente le Journal des Modes traˆınant sur une chaise dans l’appartement d’un ´el´egant. Le dessin arbore deux personnes, le “fashionable” et un homme ˆag´e.Le premier personnage pourrait ˆetreun jeune homme d´esireuxd’apprendre les secrets de l’art de vivre et les r`eglesde la politesse. L’autre pourrait bien ˆetreMonsieur de La M´esang`ere,le maˆıtredes petits- maˆıtres(Fig. 3.21). Mais “dans tout ceci”, promet un article du 15 novembre 1834, “le Journal des Dames n’oubliera jamais qu’il est le journal des dames, c’est-`a-direque ses narrations seront gaies sans ˆetreinconvenantes, que ses esquisses seront attachantes sans ˆetrelibres, que ses plaisanteries n’auront point d’amertume; que s’il fait quelquefois sourire ses lecteurs, il ne les fera jamais rougir.” Ce public f´eminin-cibleauquel le journal ´etaitsurtout destin´eet qui permet de

148 Les boˆıtes`amusique connaissent une grande vogue. Le cahier du 15 janvier 1826 en pr´esente une “en forme d’orgue, qui peut rempla¸cerau besoin, un orchestre entier ... et qui joue 12, 24 et 36 contredanses modernes, et un nombre proportionn´ede walses.” 149 Palladium : 31 octobre 1823; ´eclairage`agaz : 5 octobre 1819 et 15 aoˆut1827; t´el´egraphie: 5 octobre 1830; douche : 5 juillet 1830; boˆıtes `amusique : 30 juin 1830; machine `a´ecrire: 5 aoˆut1831; voitures `acheval : 27 octobre 1802 (y sont mentionn´es: carrick, diligence, berline, tape-cul, char, demi-fortune, dormeuse, bockay, hollandaise); voitures `avapeur : 10 juillet 1831, 5 octobre 1832 et 25 septembre 1834; fer dans le sang : 15 janvier 1833; microscope : 25 mars 1834; diorama : 15 juillet 1838. 150 Journal des Dames et des Modes, 25 aoˆut1820. 3.3 Abonn´eset lecteurs 149

Figure 3.21 L’´educationlitt´eraired’un jeune homme en 1807 inclut la lecture du Journal des Modes. Le p´eriodique traˆınesur la chaise. L’homme ˆag´epourrait bien ˆetreMonsieur de La M´esang`ere,le maˆıtredes petits-maˆıtres. qualifier l’illustr´ede “journal f´eminin”,151 imposait des contraintes et des obligations. Il fallait ´eviterd’effrayer les femmes et les enfants, prˆonerles valeurs universelles de la famille bourgeoise, veiller au respect des bonnes mœurs, censurer tout exc`es,d´efinirles r`eglesde la biens´eanceet am´eliorer le comportement humain. C’est tout un programme que l’ancien abb´eet ses successeurs ont essay´ede mener `abien, mˆemesi parfois ils n’ont pu ´eviter que quelques propos ind´ecents ne se glissent dans les cahiers du magazine,

151 Certains chercheurs de la presse f´eminineont des probl`emespour d´efinirleurs objets de recherche. C. Rimbault inclut tous les journaux ´ecritspar des femmes dans le genre “presse f´eminine”,y compris les journaux politiques, litt´erairesetc. ´ecritspar des femmes, mˆemes’ils ne sont pas destin´esaux femmes. S. Van Dijk refuse d’inclure dans son ouvrage les journaux de mode autres que ceux ´ecritspar ou explicitement adress´es`ades femmes. Elle exclut de sa liste le Cabinet des Modes, bien qu’il fˆutsurtout destin´eaux femmes. U. Weckel, parlant de p´eriodiques f´emininsallemands, ne traite mˆemepas d’aucun journal de mode. A notre avis, un p´eriodique f´emininse d´efinitpar la majorit´edes lecteurs, qui doit appartenir au beau sexe. Il faut aussi faire une distinction entre journaux f´emininset journaux f´eministes.Les intentions des ´editeursde journaux f´eministes sont g´en´eralement moins pacifiques que celles des ´editeursde journaux f´eminins. 150 3 L’apog´eede l’illustr´e ce que la censure critiquait aussitˆot.152 En g´en´eral,le Journal des Dames ... mettait un point d’honneur `arespecter les convenances et `aexercer une influence moralisatrice sur les opinions. Cette politique fut surtout appr´eci´ee en province o`ul’on craignait, plus qu’`aParis, les propos frivoles dans les publications destin´eesaux femmes et aux enfants. Le public en savait gr´e`ala r´edactionqui, estim´eedigne de confiance, pouvait compter sur des lecteurs dociles et satisfaits. En g´en´eral,l’influence du journal sur la civilisation ´etait salutaire, ce que les abonn´eshonor`erent de leur fid´elit´ede longues ann´ees durant (Fig. 3.22).

Figure 3.22 Le journal pourrait ˆetrequalifi´ede haute ´ecolede galanterie fran¸caise.On y pouvait apprendre ce qui peut rendre les hommes d´esirables.Planches 2218 et 3314 pr´esent´eesles 29 f´evrier1824 et 25 octobre 1835, celle `agauche ex´ecut´eepar A. Delvaux, celle `adroite par Lant´eet Nargeot.

152 On observe un certain libertinage dans les num´eroscritiqu´espar la censure le 21 d´ecembre 1798 et les 9 avril et 20 juillet 1799 (voir p. 49). Mais, dans une lettre envoy´ee`a son ami Desvignes, La M´esang`erenote que sa revue ne renferme “rien qui soit contre les bonnes mœurs” (Arch. Mun. de Baug´e). 3.4 La M´esang`ere,m´ec`enede jeunes talents 151

3.4 La M´esang`ere,m´ec`enede jeunes talents. Le cas du peintre Gavarni

Afin de pr´eserver l’enthousiasme de ses lecteurs, La M´esang`ererechercha tout au long de ses trente-deux ann´eesd’´editeurdes collaborateurs g´eniauxsus- ceptibles d’am´eliorerla qualit´ede l’illustr´e.D’une part, il s’entoura d’hommes et de femmes au z´enithde leur carri`ereparmi lesquels figuraient les peintres Philibert Louis Debucourt et Carle Vernet, le graveur Pierre Charles Baquoy ainsi que les po`etesEloi Johanneau, Charles-Louis Mollevaut et la comtesse de Bradi (nous retra¸consleurs portraits `al’annexe, pp. 339–345). D’autre part, il eut la chance de d´ecouvrirplusieurs jeunes talents qu’il patronna et qui firent des d´ebutsremarquables `ason service : les dessinateurs Horace Ver- net et Louis Marie Lant´e(voir l’annexe, pp. 346–347), ainsi que les ´ecrivains Marceline Desbordes-Valmore,153 Emile Deschamps,154 Elisa Mercœur155 et

153 Pour la carri`erede Mme Desbordes-Valmore (1786–1859), po´etessed`es1810, actrice et m`erede trois enfants, voir le Dictionnaire de biographie fran¸caise, t. 10, pp. 1219– 1232. Apr`esavoir fr´equent´ele c´enacleconstitu´eau lendemain de la chute de Napol´eon, auquel particip`erent Mmes de Sta¨el, Amable Tastu, Sophie et Delphine Gay, elle arriva en 1818 `ase faire connaˆıtrepar un public plus large. Ses El´egieset romances, po´esies annon¸cant le romantisme, attir`erent l’attention de La M´esang`erequi, `aune ´epoque encore sous le charme des bergers de Florian et des ´egloguesde Watteau, fut un des premiers `areconnaˆıtreson talent. Le Journal des Dames ... , ensuite quantit´ed’autres journaux comme L’Observateur des Modes de 1818, La Muse fran¸caise, Le Mus´eedes familles et le Journal des Jeunes Personnes, ne cess`erent de publier des extraits de ses contes, romans et vers intimistes exposant une rˆeverie profonde. Le Duc de Montmorency, propos´eau mˆeme fauteuil qu’elle `al’Acad´emiefran¸caise,eut le geste g´en´ereuxde partager ses traitements avec cet ¿ Andr´eCh´enierdes Femmes À. 154 Sur Emile Deschamps de Saint-Amand (1791–1871), qui commen¸casa carri`ereen 1812 et devint le fondateur du premier c´enacledu romantisme, voir le Dictionnaire de biographie fran¸caise, t. 10, pp. 1272–1273. D`es1813, l’illustr´epublia r´eguli`erement ses vers et quelques-unes de ses nombreuses traductions par lesquelles il fit connaˆıtreen France la litt´erature´etrang`ere(Goethe, Schiller, Shakespeare). En 1818, il remporta un grand succ`esavec deux com´edies.En 1823 et 1824, il dirigea avec son fr`ereAntoine (1800–1869) le journal La Muse fran¸caise. 155 Pour le portrait peint et une esquisse biographique d’Elisa Mercœur, originaire de Nantes (1809–1835), voir Galerie des dames fran¸caisesdistingu´eesdans les lettres et les arts, Paris 1843, puis Qu´erard,t. VI, p. 65, et Grand Dictionnaire universel du XIXe si`ecle, t. 11, p. 59. En f´evrier1835, `al’occasion de sa mort pr´ematur´ee,la r´edactiondu Journal des Dames ... publie une n´ecrologiementionnant avoir ´et´e,en d´ecembre 1828, la premi`ere `ad´eposer “une fleur sur son berceau litt´eraireet ... le premier ´echo de ses m´elancoliques accents”. Pour faire allusion `asa vie de souffrances, elle se demande d’abord si les femmes de lettres ne seraient pas plus heureuses au sein d’un m´enage,pour r´epondre ensuite, de mani`erenette : “Non, les femmes qui ont un talent pareil ne doivent pas h´esiterde d´edierleur vie aux belles-lettres.” Sur les relations de cette po´etesseavec Chateaubriand, Lamartine, Chamisso et Kotzebue, voir ses Œuvres compl`etes, pr´ec´ed´eesdes m´emoiressur sa vie par sa m`ere,Paris 1843. 152 3 L’apog´eede l’illustr´e

Marco de Saint-Hilaire, jadis page `ala cour de Napol´eon(voir p. 342). Ses rapports avec chacun d’eux sont int´eressants, mais dans le cadre de cette ´etude,il est difficile de retracer toutes ces nombreuses rencontres, sauf mar- ginalement en notes ou en annexe. Toutefois, deux personnalit´esen d´ebut de carri`ereont eu des relations particuli`erement fascinantes avec l’´editeur: le romancier Honor´ede Balzac et le peintre Gavarni. Nous avons choisi de nous arrˆeterplus longuement sur leur engagement vis-`a-visdu journal parce qu’ils exploit`erent plus que les autres le contact avec lui pour s’´etablirdans la soci´et´eparisienne, effectuant par la suite un parcours extrˆement brillant. La M´esang`ereouvrit son p´eriodique `aHonor´ede Balzac, alors aux prises avec ses premiers embarras p´ecuniaires,lorsque celui-ci n’avait pas encore vingt ans et qu’il voulait devenir auteur. Cet ´episode biographique inconnu fut mis `ajour par hasard en scrutant les articles du journal. Nous y revien- drons plus tard (pp. 232 `a264). Dans ce chapitre, nous examinons le cas de Gavarni, n´ele 13 janvier 1804, ˆag´ede vingt-trois ans lorsqu’il entra en rela- tion avec La M´esang`ere,et `ala recherche de la voie qui devait le mener `ala gloire.156 L’ancien abb´efit la connaissance du peintre au printemps de 1827, `aune ´epoque o`ula pruderie bigote de pesait sur la vie culturelle et intellectuelle. L’embourgeoisement de la soci´et´eet un style compass´epa- ralysaient alors les nouveaut´esde la civilisation. Pendant cette p´eriode difficile pour le journal, les voix critiques ne man- quaient pas. En 1826, une soci´et´ed’´ecrivains lui avait reproch´ed’ˆetre“sans couleur”,157 et en avril 1827 une vieille lectrice faisait remarquer que certaines abonn´eesˆag´eesy avaient renonc´e“parce qu’elles ne trouvaient plus rien pour elles” dans l’illustr´e.En mars de la mˆemeann´ee,un nouveau concurrent avait paru qui offrait, avec chaque livraison, un bouquet de fleurs artificielles `ases lectrices.158 Ce p´eriodique voulait tenter sa chance `al’exemple du Petit Cour- rier des Dames qui, depuis juillet 1821, avait r´eussi`aporter ombrage `aLa M´esang`ere.159 Au printemps de 1827, un autre obstacle se pr´esenta quand

156 Pour plus de d´etailssur cette relation, voir Annemarie Kleinert, Les debuts´ de Gavarni, peintre des mœurs et des modes parisiennes, Gazette des Beaux-Arts, novembre 1999, pp. 213–224. 157 Voir la Biographie des journalistes ... , Paris 1826, p. 42. 158 Le premier num´eroporta le titre Album des Modes et Nouveaut´es, les suivants Le Bouquet. Sur ce p´eriodique, qui cessa de paraˆıtreen aoˆutde la mˆemeann´ee,voir Annemarie Kleinert, Die fruhen¨ Modejournale ... , pp. 162/163 et 176. 159 Ce journal parut dans sa premi`ereann´eesous le titre ´evocateur d’une concurrence : Nouveau Journal des Dames ou Petit Courrier des Modes. Fond´epar une Soci´et´ede lettres et d’artistes, la directrice, Donatine Thiery (1771–1827), collabora avec les r´edactrices Davot, Delarne, Guillois et sa fille Coralie Thiery (1795–1882), ´epouse de Joseph Taverne. Voir la courte notice sur Mme Thierry (sic) dans la Biographie des journalistes de 1826, puis La France litt´eraire, t. IV, p. 217, et Annemarie Kleinert, Die fruhen¨ Modejournale ... , pp. 166–173. Quatre des cinq enfants de Mme Thiery ont continu´e`a´editerle journal (voir 3.4 La M´esang`ere,m´ec`enede jeunes talents 153 le graveur attitr´edu magazine depuis sa fondation, Pierre Baquoy, presque septuag´enaire,annon¸caqu’il allait mettre fin `ases activit´esau Journal des Dames.160 Un peu plus tard, le dessinateur Horace Vernet, ´egalement un des artistes les plus f´econdsdu journal, ´etaitnomm´edirecteur de la prestigieuse Acad´emiede France `aRome et n’avait plus le temps de s’occuper de des- sins de mode. La M´esang`ereregrettait ces pertes d’autant plus qu’il offrait, depuis 1824, deux mod`elesau lieu d’un sur chaque planche, et qu’il venait d’augmenter le nombre d’illustrations de 85 `a96 par an. Il avait donc de plus en plus besoin de gens comp´etents pour remplacer Baquoy et Vernet. Enfin, ses soixante-sept ans commen¸caient `ase faire sentir et ne lui permet- taient plus de maintenir un rythme soutenu sans collaborateurs fiables.161 En homme r´ealiste,il savait qu’il ne pouvait pas se reposer sur ses lauriers s’il voulait continuer `aattirer des lecteurs. Ses successeurs ´ecrivent le 5 janvier 1838 dans le p´eriodique : “Il sentit qu’il ne suffit pas de croire `ala r´eussite pour r´eussir,il faut constamment y mettre de l’´energie.” Le hasard et son flair extraordinaire lui vinrent en aide : chez le libraire Blaisot au Palais Royal, il vit quelques aquarelles pr´esentant des costumes folkloriques des Pyr´en´eesainsi qu’une bande lithographi´eeintitul´ee Etrennes de 1825 ou R´ecr´eationsdiabolico-fantasmagoriques qui montrait plusieurs costumes fantastiques. On pouvait plier cette bande en zigzags et l’offrir en cadeau pour le Nouvel An. Voil`ace qu’il avait cherch´e: des formes de costumes sortant de l’ordinaire, un esprit novateur affranchi des traditions de la peinture bourgeoise et des mod`elesfig´esdans de sages poses. L’´editeur entra dans la boutique du libraire pour acheter des dessins de costumes des Pyr´en´eeset pour demander le nom de l’artiste. Il apprit qu’il s’agissait d’un certain Guillaume Sulpice Chevallier et que Blaisot avait ´edit´ece d´epliant. C’´etaitla deuxi`emepublication du peintre, la premi`ereayant paru un an plus tˆotchez Caroline Naudet qui lui avait recommand´el’artiste.162

J. Pouget-Brunereau, ¿ L’Indiscret À. Un periodique´ qui reste discret, Stendhal Club, 1995, pp. 207–216). 160 Lorsque Baquoy meurt `aParis le 4 f´evrier1829, l’´editeurperd un ami de qualit´e. Selon un article publi´epar le journal le 15 f´evrier1829, Baquoy avait de la droiture dans tous ses proc´ed´es.Voir aussi p. 349. 161 Les lettres de La M´esang`eret´emoignent de son grand sens de la pr´ecarit´ede la vie. Au sommet de sa carri`ere,il pense d´ej`a`ala possibilit´ed’une mort subite. Ainsi ´ecrit-ille 14 juillet 1811: “Si je ne datais d’un demi si`ecle,j’ach`eterais ... le morceau de terre.” (il s’agit d’un achat propos´epar son avocat de Baug´edans la r´egionnatale de La M´esang`ere). Et le 25 janvier 1812: “J’ai maintenant une grande aisance parce que je travaille; mais je suis d’un ˆage`acraindre que cette source tarisse.” Enfin le 5 juin 1823 : “Les projets d’acquisition (de terres) m’occupent peu; ma carri`ereest trop avanc´ee.” 162 Le peintre ´etaitle neveu du c´el`ebreacteur et caricaturiste Guillaume Thi´emetque connaissait La M´esang`ere.Il ´etaitle fils de la couturi`ereMonique Thi´emet.Sa m`ereayant toujours eu des gravures de mode chez elle, il a sans doute admir´ece genre de dessins d`es son enfance. 154 3 L’apog´eede l’illustr´e

Toujours prˆet`as’entourer de talents encore ignor´es,il demanda `aˆetremis en rapport avec Chevallier. Blaisot lui apprit que le peintre encore inconnu ´etaitparti dans les Pyr´en´ees,pr`esde Tarbes, o`uil ´etaitemploy´eau cadastre pour y faire des croquis de machines,163 et qu’il dessinait, dans la commune de Gavarnie (nom qui allait lui sugg´ererson pseudonyme en 1829164), `ases heures libres, quelques paysages, quelques portraits ainsi que des costumes r´egionaux,destin´es`aporter le titre Montagnards des Pyren´ees,fran¸caises et espagnoles.165 Loin de d´ecouragerLa M´esang`ere,l’information stimula son enthousiasme : il cherchait un dessinateur non seulement pour son p´eriodique, mais aussi pour les s´eriesde planches qu’il ´editaitet commentait. Trois s´eries venaient d’ˆetrecompl´et´eesdans les locaux de l’illustr´e: celle des costumes de Normandie, commenc´eeen 1804; celle des ouvri`eresde Paris, initi´eeen 1816, et celle des costumes de divers pays, publi´ee`apartir de 1821. Une quatri`eme, intitul´ee Costumes et coiffures des Parisiennes de haute et moyenne classes, en vente depuis 1817, devait finir de paraˆıtreen 1828. Enfin, une cinqui`eme, ayant pour titre Galerie des femmes c´el`ebres de l’ancienne France, dont il ve- nait de publier les premi`eresplanches, n’avan¸caitpas comme il l’aurait voulu. Il ´etaittemps de penser `aune nouvelle s´eriecar la concurrence ne dormait pas. Deux entreprises concurrentes, Martinet et Treuttel/Wurtz¨ avaient ´ega- lement manifest´ede l’int´erˆetpour la publication de suites de planches sur l’histoire du costume. Il devait ˆetresur ses gardes.166 Ayant constat´eque le sud de la France s’´etaitmoins ralli´eaux recom- mandations du journal que le nord, La M´esang`ereeut l’intention d’attirer l’attention du sud sur sa maison d’´edition.Un talent comme Gavarni serait l’homme idoine pour braver la concurrence et r´ealiserd’´el´egants dessins de costumes du sud. Blaisot accepta de servir de m´ediateur.Un accord ´ecritfut pass´epour un lot de cent dessins `araison de trente-cinq francs pi`ece,somme ´egalement obtenue par Horace Vernet de 1811 `a1817 pour ses illustrations destin´eesau journal de La M´esang`ere.167

163 Ce fait est rapport´epar le Bulletin de la Soci´et´ed’Encouragement, 1825. 164 Les r´ecitssur l’origine de ce pseudonyme varient. Une version veut qu’une aquarelle envoy´eeau Salon de peinture de 1829 ayant figur´epar erreur au catalogue sous le nom du lieu repr´esent´e,avec une erreur orthographique, l’artiste l’adopta comme pseudonyme. 165 F. Courboin, Histoire illustr´eede la gravure, Paris 1926, t. 3, p. 228, et Dictionnaire de biographie fran¸caise, t. 15, pp. 873–875. 166 Martinet a ´edit´ede 1811 `a1815 une s´erieintitul´ee Costumes des diff´erens d´epartemens de l’Empire fran¸cais, dont les six premi`eresgravures colori´eesportent en tˆete Empire fran¸cais et les 141 suivantes Costumes fran¸cais (ou suisses, espagnols, italiens, portugais). A partir de 1827, la maison Treuttel/Wurtz¨ a publi´ele premier volume de la s´erie Col- lection des Costumes ... pour servir `al’Histoire de France par Horace de Viel-Castel qui allait comprendre, jusqu’en 1845, quatre gros volumes. Selon Colas, ces planches sont “de mauvaise qualit´eet en rien comparables aux illustrations ´edit´eespar La M´esang`ere”. 3.4 La M´esang`ere,m´ec`enede jeunes talents 155

Un premier envoi de six dessins arriva `aParis en mai 1827, suivi bientˆot 168 de deux autres lots de dix ¿ demoiselles À. La M´esang`erefut d´econcert´e. Certes, cela ´egalaitles meilleures des quatre mille planches qu’il avait d´ej`apu- bli´ees.Mais comment s’en servir? Les illustrations ´etaient trop impr´ecises pour une s´erieconsacr´eeaux costumes nationaux et trop sp´ecialis´eespour son magazine. Repr´esentant une Espagnole (no 1), une Basquaise (sic) (no 2), une Irlandaise (no 3) (Fig. 3.23), une Catalane (no 4), une B´earnaise(no 5) etc., elles auraient tout au plus un int´erˆetpour le carnaval.169 Et encore! Les Parisiennes ne sortaient g´en´eralement pas de la trinit´ehi´eratiquede Pierrot, Polichinelle ou Arlequin. Quelques femmes auraient de quoi se moquer, dont Mme de Genlis pour qui tout travestissement manquait de noblesse et de d´ecence.170 En outre, certaines feuilles, dont la Bourguignonne, n’´etaient pas assez pr´ecisespour servir de patron de couture. La M´esang`eretint conseil avec ses couturi`ereset avec son graveur Gˆatinequi travaillait pour lui de- puis 1810. Ce dernier trouvait que certaines silhouettes, dessin´ees`ala plume, ombr´ees`al’encre de Chine et lav´eesavec des teintes plates, n’´etaient pas as- sez ¿ ´ecrites À. Les couturi`eresprotestaient qu’on ne pouvait ni porter de tels mod`elesni voir assez de d´etailspour les r´ealiser.L’´editeurenvoyait donc une lettre au peintre : “La femme de Gavarnie a-t-elle sous le bras une bouteille ou une cornemuse? Les r´eseauxnoirs des montagnardes espagnoles sont-ils en laine? Le tablier ´etroitque porte cette mˆemefemme paraˆıt fronc´ede mani`ere`apouvoir ˆetred´evelopp´e,le peut-il?” Il critiqua aussi que les deux derniers dessins p´echaient par les jambes qui ´etaient trop grˆeles,et il posa d’autres questions.171 Bref, les dessins furent jug´esinsatisfaisants par rapport aux crit`eresde l’art et de la mode et inopportuns pour ˆetrepubli´esdans un illustr´equi pourrait perdre sa r´eputation`apublier de telles extravagances. En juin 1827, La M´esang`erecommuniqua au jeune homme sa d´ecision de ne plus honorer le reste de la commande. Quarante et un dessins ´etaient prˆetsquand le peintre re¸cutla lettre. La M´esang`ereen fit graver vingt-deux par Gˆatineet les pr´esenta successivement de 1828 `a1830 sous forme de s´erie intitul´ee Travestissemens (sic). Le nom du graveur fut indiqu´een bas de

167 Pour les Incroyables et Merveilleuses, Vernet a re¸cuune somme plus ´elev´ee: 80 francs pi`ece(voir p. 65). Sur les revenus n´ecessairespour faire vivre une personne, voir p. 136. 168 “Je mets `ala diligence six demoiselles `aqui j’ai fait la recommandation expresse de m’envoyer vite et `acheval du quibus,” ´ecritGavarni `ala date du 26 mai 1827. “Mon cousin Th´eodore aura la bont´ede placer ces demoiselles dans le harem de M. la M´esang`ere.”Cit´e par les fr`eresGoncourt, Gavarni. L’homme et l’œuvre, Paris 1873, t. I, p. 61. Voir aussi des fr`eresGoncourt : Journal. M´emoires de la vie litt´eraire, Paris, t. I, pp. 76, 77 et 174, t. IV, p. 22 et t. V, p. 21. 169 Pour les l´egendesdes autres planches de la s´erie,voir p. 366. 170 Journal des Dames et des Modes, 25 f´evrier1818. 171 Voir la citation de ces questions dans Paul-Andr´eLemoisne, Gavarni. Peintre et lithographe, Paris 1924, t. I, p. 21. 156 3 L’apog´eede l’illustr´e

Figure 3.23 Dessins de Gavarni ex´ecut´essur les commandes de La M´esang`ereen 1827. L’artiste ´etaitencore inconnu `al’´epoque. Au moment de l’impression des planches sous le titre de Travestissemens (sic), l’´editeuret le peintre n’´etaient plus en bons termes. chaque feuille, `adroite. La place en bas `agauche, o`use trouve g´en´eralement le nom du dessinateur, resta libre (voir Fig. 3.23 et la figure en couleur 6.9).172 Mais `ala grande stup´efactionde l’´equipe du journal, le succ`esne se fit pas attendre. On s’arracha les gravures qui, `aen croire le cahier du 10 f´evrier1828, “se vendent `amerveille”, et qui, selon le cahier du 5 aoˆut1829, “ont ... inspir´eles costumiers du ballet Clarisse au th´eˆatrede l’Ambigu Comique”. Une annonce du journal, parue le 7 d´ecembre 1828, loue cinq nouveaux mod`elesde d´eguisements. “Leur grand m´eriteest de diff´ererde tout ce qui a ´et´egrav´e,”explique-t-on le 10 janvier 1829. A la suite, `al’occa- sion des carnavals de mars 1829 et f´evrier1830, plusieurs personnes ´etaient habill´eesd’apr`esces mod`eles.173 L’´editeuraurait dˆuse fier `asa premi`erein- tuition sur l’immense talent de Gavarni et confronter les lectrices du Journal des Dames ... avec ces d´eguisements. Les gravures comptent parmi les plus

172 Voir aussi cinq planches de cette s´eriereproduites dans l’article cit´e`ala note 156. 173 Journal des Dames et des Modes, 10 mars 1829, puis 15 et 28 f´evrier1830. 3.4 La M´esang`ere,m´ec`enede jeunes talents 157

Figure 3.24 Avant 1830, il ´etaitinhabituel pour la presse f´emininede pr´esenter des costumes pour le carnaval. Cela changea probablement `acause du succ`esinattendu de la s´erieau titre Travestissemens (sic) (1827–1830). De 1833 `a1838, pendant la saison du carnaval, le Journal des Dames ... montre plusieurs d´eguisements. Ici `agauche la gravure suppl´ementaire du 15 janvier 1835 ex´ecut´eepar Lant´eet Nargeot et `adroite la planche 3249 du 20 f´evrier1835 ex´ecut´eepar Lant´eet Gˆatine. r´eussies´edit´eespar lui, ce qui mena `adeux r´e´editionspar d’autres maisons, en 1838 et 1840. Dans les ann´ees`avenir, notamment de 1833 `a1838, la r´edactionassouplit son principe de ne pas pr´esenter de travestissements. Elle accueillit alors r´eguli`erement des dessins pour le carnaval, surtout dans les num´erosparus en d´ecembre, janvier ou f´evrierde chaque ann´ee174 (Fig. 3.24 et 4.1). Cela devint ´egalement pratique courante dans les autres titres de la presse f´eminine.Ces dessins se font `anouveau plus rares dans les p´eriodiques pour dames vers 1840.

174 Voir les cahiers des 15 f´evrier1833 (gr. 3055), 25 janvier 1834 (gr. 3146), 25 d´ecembre 1834 (gr. 3234), 15 janvier 1835 (gr. suppl´ementaire), 20 f´evrier 1835 (gr. 3249), 20 d´ecembre 1835 (gr. 3329), 25 janvier 1836 (gr. 3338), 10 f´evrier1836 (gr. suppl´ementaire pr´esentant une dizaine de costumes port´eslors d’ “Un bal travesti”) 25 d´ecembre 1836 (gr. 3426), 15 janvier 1837 (gr. 3431 et 3432), 30 janvier 1837 (gr. 3435), 15 d´ecembre 1837 (gr. 3520), 10 f´evrier1838 (gr. 3534), 22 et 29 d´ecembre 1838 (gr. 3617 et 3618). 158 3 L’apog´eede l’illustr´e

Ayant coup´ecourt `ala production de Gavarni, La M´esang`erene r´eussit pas `areprendre contact avec lui. A peine rentr´e`aParis, le peintre exploita le relatif succ`esde sa s´eriepour s’introduire aupr`esdes promoteurs de l’in- dustrie de l’art et des autres ´editeurs.Le libraire Rittner publia en 1829 le reste des d´eguisements. En collaboration avec Tilt `aLondres, le libraire pa- risien Aubert en fit bientˆotune r´e´edition.En octobre de la mˆemeann´ee,le commer¸cant Gaugain inaugura une exposition faite de deux cents aquarelles de mode de Gavarni, au Grand Colbert de la rue Vivienne no 2, au deuxi`eme ´etage,dans une galerie de trois trav´eeset deux vastes salons. C’est l’une des premi`eresexpositions compos´eesexclusivement d’aquarelles de mode. Balzac souligne `acette occasion dans La Mode, magazine r´ecemment cr´e´e,que ces dessins, issus de “l’´ecurie”de La M´esang`ere,“pape” des journaux de mode, “offriront un jour l’histoire pittoresque de la bonne compagnie `anotre ´epoque et qu’ils seront aussi recherch´espar les amateurs que telle ou telle œuvre de peintre ou de graveur.” En avril 1830, l’´editeurGirardin accueillit Gavarni dans l’´equipe du journal La Mode, qui, `ases d´ebutsen 1829, avait pr´esent´edes lithographies peu r´eussies.Il lui offrit un contrat d’exclusivit´epour 24 dessins trimestriels, au prix tr`eshonorable pour l’´epoque de 100 francs chacun.175 Du fait de cette collaboration, La Mode allait devenir le grand concurrent du Journal des Dames et des Modes. Gavarni y fit la connaissance de mar- chands ´el´egants comme Susse, Rittner, Goupil et Aubert, puis d’hommes de lettres : Balzac y ´etait,Eug`eneSue, Alphonse Karr et la duchesse d’Abrant`es. Il y apprit aussi qu’un ´editeurd’une revue de mode a tendance `arechercher des mod`elespratiques qu’on peut porter `ad’autres occasions qu’au carnaval. D´eveloppant peu `apeu un style visiblement personnel, il ex´ecuta50 des- sins pour La Mode en 1830, et jusqu’en juillet 1831, il y demeura l’artiste principal. Il signa encore des gravures pour La Mode une fois sa p´eriode de tˆatonnements pass´ee,plus particuli`erement d’aoˆut1832 `ad´ecembre 1834, puis d’aoˆut1836 `ad´ecembre 1837, en 1839, 1841, 1843, 1846 et 1847.176 Entre aoˆut1831 et juillet 1832, Gavarni cessa de collaborer `a La Mode. Cela venait d’une raison simple. La Mode avait ´et´evendue, en mai 1831, `aun certain Dufougerais, qui continua d’abord `afaire travailler Gavarni. Mais lorsque le nouvel ´editeurdevint ´egalement propri´etairedu Journal des Dames et des Modes en juin 1831, y succ´edant `aLa M´esang`ere,et qu’il introduisit l’habitude d’utiliser pour les deux journaux un grand nombre de planches identiques, changeant seulement la couleur des dessins et indiquant

175 Archives Nationales : F18 383 - 32 - 153. 176 Il manque un ouvrage qui donne des d´etailssur la collaboration de Gavarni `a La Mode. Voici les num´erosdes gravures de Gavarni publi´eespar La Mode dans la deuxi`eme moiti´ede 1836 (coll. de la BN) : 519 du 20 aoˆut;521, 522 et 524 des 3, 10 et 24 sept.; 527 et 528 des 15 et 22 octobre; 530, 531 et 532 des 5, 19 et 26 novembre; 534, 536 et 539 des 10, 24 et 29 d´ecembre 1836. 3.4 La M´esang`ere,m´ec`enede jeunes talents 159

Figure 3.25 Gravure de mode, dessin´eepar Gavarni et grav´eepar Nargeot. Elle fut publi´ee par La Mode le 22 septembre 1832, et par l’ancien journal de La M´esang`eretrois jours plus tard, comme planche suppl´ementaire. en l´egendele titre du journal en question, Gavarni se retira de La Mode.177 Sa collaboration au p´eriodique La Mode reprit seulement lorsque Dufougerais promit de ne pas publier les planches de Gavarni dans le Journal des Dames et des Modes. Cette r`eglea ´et´erespect´ee`aune exception pr`es: le 25 septembre 1832. Le Journal des Dames et des Modes pr´esente alors une illustration de cet artiste (Fig. 3.25), parue trois jours avant dans La Mode, la seule sign´ee Gavarni dans les pages de l’ancien illustr´ede La M´esang`ere.Elle est cens´ee repr´esenter le roi de Bavi`ere,Louis Ier, en conversation avec l’une de ses liaisons scandaleuses. L’artiste a en outre laiss´eses traces dans une cinquantaine de magazines, dont plusieurs journaux f´eminins,178 acqu´erant peu `apeu une r´eputation

177 Pour les planches identiques de La Mode et du Journal des Dames ... , publi´eesen octobre 1832, voir p. 200, pour celles de 1836, voir p. 212. 178 Entre autres dans L’Artiste, La Vogue, le Petit Courrier des Dames (par exemple le 20 janvier 1834 ou le 20 janvier 1835), Le Mus´eedes Familles, Le Fashionable, les Petits Bonheurs des Demoiselles, La Renaissance, Le Psych´e, Le Carrousel, La Sylphide, Le 160 3 L’apog´eede l’illustr´e de costumier id´ealde la femme. Cette renomm´ee´etaitcompatible avec son propre train de vie : il aimait se vˆetiravec ´el´egancepour rehausser son phy- sique agr´eable,ce qui lui valut le titre du “Fran¸caisqui s’habille le mieux”. Du 6 d´ecembre 1833 `amai 1834, il devint propri´etaired’un hebdomadaire de mode qu’il intitula, contre l’avis d’un homme aussi c´el`ebreque Balzac, Jour- nal des Gens du Monde.179 Grˆace`al’exp´erienceacquise, il y cr´eades illus- trations vivantes d’apr`esdes mod`elessans artifices, qui paraissaient comme surpris dans leur action et qui exprimaient une sorte de coquetterie `ala fois sensuelle et na¨ıve. Bien qu’ayant publi´edix-neuf num´erosseulement, cette re- vue pr´esenta seize planches de mode de Gavarni si bien r´eussiesque le peintre put consolider sa r´eputationde r´evolutionnaire du dessin de mode.180 Il y sugg´erala grˆaced’un vˆetement par des figures qui paraissaient aussi mobiles que dans la r´ealit´e,ce qui inspira au c´el`ebretailleur Humann la r´eflexion: “Il n’y a qu’un homme qui sache dessiner un habit noir; c’est Gavarni.”181 Selon Costa, les corps des femmes sont visibles sous les costumes qu’il peint.182 En effet, tous les dessins de costumes du peintre ont une sˆuret´edans le trait de plume et une fa¸coninimitable de camper des personnages extrˆemement ´el´egants. Parmi son œuvre immense de plus de dix mille feuilles environ, Ga- varni a laiss´eun grand nombre de costumes de travestissement, tous d’une ´etonnante fantaisie et d’une virtuosit´epleine de verve, `acommencer par ses travestissements peints pour La M´esang`ereet la suite de Nouveaux Traves- tissements dessin´eesur l’initiative de l’´editeurRittner en 1831, jusqu’aux travestissements dessin´esde 1832 `a1834, puis en 1838, 1840 et 1854. B´eraldi et Portalis les ont qualifi´esdes “plus jolis caprices sortis de son crayon”.183

Voleur, le Journal des Femmes, le Journal des Jeunes Personnes, Le Gymnase Litt´eraire, Paris El´egant, L’Abeille Imp´eriale et la Revue Cambr´esienne. Les rapports de Gavarni avec la presse f´emininem´eriteraient une ´etudes´epar´ee. 179 Balzac lui ´ecrivitle 22 novembre 1832 : “Je voudrais vous voir prendre un titre qui fˆutvrai - comme Journal de luxe, Journal des salons, ou des boudoirs.” La lettre fut adress´ee`aMonsieur Gavarni, no 1, rue Neuve Saint-Georges `aParis (Honor´ede Balzac, Correspondance, t. II, Paris 1962, p. 173). Imprim´eschez Auguste Mie et Frey, les dix-neuf cahiers du journal de Gavarni paraissaient tous les vendredis rue Castiglione no 5, publiant chacun douze pages de texte, une gravure de mode (dont seize par Gavarni lui-mˆeme)et une autre planche par un autre artiste. Ils coˆutaient plus chers que le Journal des Dames et des Modes, plus pr´ecis´ement 54 francs (voir BN Op´eracote π 344 et Bibl. Historique de la Ville de Paris). Gavarni s’´etaitassur´el’aide de plusieurs auteurs et artistes dont Alexandre Dumas, la duchesse d’Abrant`es,L´eonGozlan, Emile Deschamps, Charlet et les fr`eresJohannot. Cependant, la qualit´ede certains articles est contestable. 180 Une gravure du Journal des Gens du Monde est reproduite dans R. Gaudriault, La Gravure de mode ... (p. 70). Cet ouvrage pr´esente ´egalement la copie d’une planche de Gavarni r´ealis´eepour La Mode en 1836 (p. 88). 181 Grand dictionnaire universel du XIXe si`ecle, t. 8, p. 1093. 182 Vanina Costa, Les Gravures de mode, L’Estampille, 1981, pp. 45/46. 183 H. B´eraldi/R.Portalis, Les Graveurs du XIXe si`ecle, Paris 1885–92. On trouve les titres aussi dans R. Colas, t. I, pp. 448–449, et dans l’Inventaire du fonds fran¸cais, Paris 3.5 Vers 1830 : l’´editeurvieillissant se heurte `acertains obstacles 161

Un journaliste anonyme, qui n’est autre que Balzac, a d´ecritles travestis- sements de 1832 dans un article publi´epar L’Artiste : “ces mod`elesprˆetent de l’originalit´eaux figures les plus insignifiantes, et `aun mari le d´esirde les voir port´es.Une femme d´eguis´eeainsi est une femme toute neuve.”184 L’´ecrivain et le peintre ´etaient alors de bons amis, publiant tous les deux dans La Mode, La Silhouette et L’Artiste. Un long article de Balzac, consacr´e`aGavarni dans La Mode du 2 octobre 1830, avait port´el’artiste aux nues. Un an plus tard, le romancier l’introduisit aupr`esde L’Artiste. En 1836 et 1837, Gavarni r´ealisa de spirituelles illustrations pour l’´editionFurne de la Com´edieHumaine, et les mˆemesann´ees,huit costumes de mode pour le journal de Balzac Chro- nique de Paris, enfin un portrait de Balzac en 1840.185 Devenus c´el`ebres,ils se plaisaient tous les deux `ase rappeler La M´esang`erequi leur avait tendu la main pour sortir de l’ombre. Gavarni surtout, jusqu’`ala fin de sa vie survenue le 22 novembre 1866, n’oublia jamais la personne qui lui avait fait confiance `ases d´ebutset qui l’avait lanc´e.Il reconnaissait en lui le grand patron des arts et l’appelait le patriarche des amateurs et des collectionneurs modernes.

3.5 Vers 1830 : l’´editeurvieillissant se heurte `acertains obstacles

Certes, La M´esang`ereavait de nombreux admirateurs et amis, mais il avait ´egalement de plus en plus d’ennemis, surtout vers la fin de sa vie, lorsqu’il approchait ses soixante-dix ans. Parmi ses plus f´eroces d´etracteursfiguraient certains confr`eresenvieux de son succ`esqui voulaient lui d´erober sa client`ele. Le directeur du Figaro par exemple, au lieu d’organiser un honnˆete´echange de sp´ecimensde leurs journaux, s’´etaitabonn´eau Journal des Dames et des Modes pour guetter les derni`erescr´eationsde l’ancien abb´e.Les ´edi- teurs de La Mode, p´eriodique fond´een octobre 1829, all`erent jusqu’`apublier

1954, t. 8, pp. 465–581. La BN poss`edeune collection magnifique de ce peintre qu’elle doit surtout `ala g´en´erosit´edu fils de l’artiste. Voir aussi L’Œuvre de Gavarni. Catalogue raisonn´e par J. Armelhault (qui signe du pseudonyme Malh´erault)et E. Bocher, Paris 1873. Gavarni signait ses planches soit de “Gi, soit de “Gavarni”. 184 L’Artiste, 1832, t. III, pp. 50/51. Voir aussi le compte rendu du texte dans le Journal des Dames et des Modes, 4 mars 1832, et la citation de ce passage par les Goncourt, Gavarni... , ´ed.de 1912, p. 101. 185 Voir D. James, Gavarni and his Literary Friends, Harvard (th`esedact.) 1942, et R. Pierrot, Balzac et Gavarni, Etudes balzaciennes, 1958/59, pp. 153–159 : Gavarni a notamment ex´ecut´edes dessins pour les Petites mis`eres de la vie conjugale. Paris mari´e, plus tard dans Œuvres diverses, ´ed.Conard des Œuvres compl`etes, t. II, p. 147. Voir aussi Annemarie Kleinert, Le peintre Gavarni, cet autre Balzac, `aparaˆıtre. 162 3 L’apog´eede l’illustr´e

de m´echantes critiques sur La M´esang`ereet d’autres concurrents.186 Le 20 f´evrier1830, un r´edacteuranonyme, probablement Jules Janin, accusa l’´edi- teur d’ˆetreun “homme en retard”,187 et en octobre 1830, leur collaborateur Honor´ede Balzac railla dans son article intitul´e Gavarni le “mannequin im- mobile” des gravures du magazine. Balzac voulait probablement venger son ami Gavarni, auquel le maˆıtreen mati`erede mode avait fait des reproches en 1828 et qu’il n’avait pas int´egr´edans l’´equipe du Journal des Dames ... 188 Egalement en octobre 1830, le romancier r´edigeason Trait´ede la vie ´el´egante pour La Mode o`uil avait d’abord l’intention de tourner en ridicule les modes et les figurines de La M´esang`ere.Mais sachant que les accusations formul´ees dans son manuscrit d´eformaient la r´ealit´e,il les raya du texte d´efinitif(voir aussi p. 256).189 Quelles que soient les mauvaises intentions des ´editeursde La Mode, l’ar- ticle publi´ele 20 f´evrier1830 a le m´erited’ˆetrele premier `ad´ecrireen d´etail les habitudes de la personne qui dirigeait le plus ancien journal f´eminin,mˆeme si cette description est exag´er´ee.Il s’en prend d’abord `ases ´eternelshabits bleu barbeau, ses cravates blanches, ses hauts-de-chausse, ses bas chin´eset “sa perruque rousse `aqueue et relev´eesur le front”,190 ridicules aux yeux

186 La Mode attaque non seulement La M´esang`ereet son journal mais aussi le Petit Courrier des Dames `acause de ses “fausses indications de modes”. “Ces journaux oublient toujours,” ´ecrit La Mode en d´ebut1830 (t. II, 8e livraison, p. 191), “qu’il ne suffit pas qu’une chose soit nouvelle, qu’il faut encore qu’elle soit adopt´eeassez g´en´eralement pour acqu´erir l’autorit´ed’une mode quelconque.” Une critique similaire est publi´eequelques num´eros plus tard, p. 215. 187 L’article publi´epar La Mode le 20 f´evrier1830 (t. II, pp. 320–325) porte le titre explicite M. la Meseng´ ere` (sic!). Le fait que Janin en soit probablement l’auteur fut relev´epar J. Pouget-Brunereau, p. 109. Dans l’Histoire de la litt´erature dramatique de Janin (Paris 1853–58, t. III, pp. 54–58), il utilise quelques bouts de phrases sur l’´editeur identiques `acertaines tournures publi´eespar La Mode. 188 Balzac y d´enigreles gravures de La M´esang`ere: “Jusqu’ici les dessins de mode n’avaient ´et´econsid´er´espar les ´editeursque comme un objet de peu d’importance ... M. de la M´esang`erevivait ainsi ... nous seuls avons compris qu’il appartenait `ala France de mettre un luxe dans ce journal de luxe, et alors nous avons essay´ede joindre, au pat- ron d’habit accroch´esur le mannequin immobile de M. de la M´esang`ere ... une personne r´eelle,de la vie, un sentiment.” Voir les Œuvres diverses de Balzac, Paris : Conard, 1936, t. II, pp. 144–147. 189 Le passage ray´ese lit ainsi : “Quoique jeune et belle elle avait l’air d’une caricature. Elle ressemblait aux figurines et aux modes de M. de la M´esang`ere”(s’agissant d’une anecdote sur un oncle `ah´eritageet une femme mal habill´ee).Voir H. de Balzac, La Com´edie humaine, Paris : Gallimard (Pl´eiade),t. 12, pp. 926–927. 190 En 1830, une perruque chez un homme est un signe de l’adh´esion`ala mode de l’An- cien R´egime.S’il est vrai que La M´esang`ereportait une perruque, il faut se rappeler la signification du port des cheveux emprunt´es.L’ancien prˆetreavait v´ecudans sa jeunesse une p´eriode o`ules perruques pour hommes, alors tr`esen vogue, ´etaient interdites dans les cercles cl´ericaux(voir J. de Viguerie, pp. 286/287). Plusieurs recteurs de coll`egesconfes- sionnels avaient ´et´ed´emisde leur charge `acause du non-respect du r`eglement. Quand La 3.5 Vers 1830 : l’´editeurvieillissant se heurte `acertains obstacles 163 des jeunes dandys journalistes de La Mode, qui ne mettaient ni perruque ni d’autres accessoires de ce genre.191 L’article se moque aussi des “extrˆemes ridicules” de ce “digne gentilhomme”, dont plusieurs sont d´ecrits: sa large poche, sa tabati`ered´emesur´ee,son habit ´evas´e,son vaste chapeau, ses deux montres, sa bague `adiamants, sa canne `apomme d’or et son ´eternelpara- pluie sous le bras.192 Selon La Mode, La M´esang`ereest un “mod`elegrotesque”, empes´e,raide et rond, dont le “faux accoutrement” sied mal `aun homme qui “porte des arrˆetssouverains” sur la mode. “M. la M´eseng`ere(sic),” poursuit l’article, “vous m´eprisebien fort, gens de luxe; il tient aux vieilles habitudes, ... s’´ecartedes r`eglesordinaires du savoir-vivre et du bon sens, ... pousse des cris de joie (dans les salles de th´eˆatre), ... est dans l’extase (quand il faudrait se taire), ... rit tout haut, quand on lui parle de ... termes qu’il trouve charmants.” Le texte souligne aussi la parcimonie de l’´editeur,sa cal`eche au cuir sans vernis, aux roues ´eminc´ees,son cheval efflanqu´e,son co- cher en pantalon et bottes `arevers. Il d´enigreses pratiques d´esu`etes,comme celle de manger un gigot en hachis dans un cabaret o`ule beau monde ne dˆıneplus, ou celle de se rendre “chez une marquise de la rue de Quincampoix qui le tint sur les fonts baptismaux dans l’´egliseSaint-Germain-des-Pr´es”193 pour faire une partie de loto, jeu que les petits-maˆıtresavaient depuis long- temps d´elaiss´e,ou celle de ne pas s’acheter des meubles en bois indig`ene, fort en vogue `al’´epoque. Somme toute, La Mode le trouve trop “honnˆete

M´esang`ere´etaitdevenu professeur `aLa Fl`eche, le fait de porter une perruque ´etaitde- venu signe d’un esprit novateur parmi les hommes religieux. L’´editeuraurait donc affich´e `al’origine une attitude r´evolutionnaire en portant perruque. Dans la premi`eremoiti´edu XIXe si`ecle,les perruques ´etaient surtout vues chez les femmes. Voir Annemarie Kleinert, Perucke¨ , Lexikon der Aufkl¨arung, Munich 1995, pp. 300–302. 191 Les ´editeursde La Mode, Emile de Girardin et Charles Lautour-M´ezeray, ´etaient de bons vivants, aux mani`eresde poseurs, le cam´eliaaccroch´e`ala boutonni`ereet toujours `a l’affˆutd’affaires qui pouvaient multiplier leur fortune. Ils se faisaient voir dans les salons du grand monde, ´eblouissant par leur mise impeccable. Quant aux journalistes de La Mode, Sophie Gay, Eug`eneSue, George Sand et Balzac, et aux dessinateurs Mme Delessert, Gavarni et d’autres, ils ´etaient tous vaniteux et empress´esde pratiquer l’´el´egance.Voir E. de Grenville, Histoire du journal ¿ La Mode À, Paris 1861, et P. Pellissier, Emile de Girardin. Prince de la presse, Paris 1985, pp. 46–52. 192 A propos de ces objets, F.J.M. Fayolle note que “La M´esang`eresortait toujours sans parapluie”, mais qu’il en achetait un s’il venait `apleuvoir. “Il oubliait souvent sa tabati`ere, et, dans ce cas, il en achetait une autre. Chaque fois qu’il sortait, il achetait quelque chose : tantˆotune paire de bas de soie, tantˆotune paire de souliers, un habit ou un chapeau.” (Biographie universelle, 1854–65, t. 23, p. 82). S’il est vrai que La M´esang`ererevenait toujours `ala maison avec quelque objet, il n’est probablement pas vrai qu’il les achetait. Sans doute lui ´etaient-ils offerts pour qu’il les d´ecrive dans son journal (voir p. 71). 193 Cette remarque n’est pas une allusion au vrai baptˆemede La M´esang`erequi eut lieu `aSaint Martin-d’Arc´e,paroisse de Pontign´e(Maine-et-Loire), avec sa tante Marie et son oncle Joseph comme parrains (voir p. 59). Elle fait probablement allusion `aune amiti´e intime de l’abb´eavec une dame noble, nou´eeau moment o`uil arrivait `aParis (1797). 164 3 L’apog´eede l’illustr´e bourgeois”, trop simple, content, sˆurde sa bonne r´eputationet surtout trop vertueux et na¨ıf. Le dernier point : le juger comme une “personne trop ver- tueuse et na¨ıve”, est loin de la v´erit´e`aen croire quelques livres et dessins licencieux ´edit´espar La M´esang`ereou trouv´eschez lui apr`essa mort.194 Le texte incendiaire est aussi injuste `apropos de la validit´edes avis que l’ancien abb´e´emetsur le bon goˆutet la vie moderne. La pol´emique,prononc´eedans le but de d´egoˆuterles lecteurs de ce maˆıtre,est ´evidente. Quelques phrases y prononc´eessont invent´ees: que l’´editeurpr´ef`ereles pi`eces“du temps de M. Gr´etry”comme critique de th´eˆatre,et qu’il revient toujours `ala litt´era- ture ancienne en parlant de belles lettres. En un mot, ce brˆulotridiculise La M´esang`eresur plusieurs pages. Si cette diatribe est all´eetrop loin, tout n’y est pas faux. Il est exact, par exemple, que La M´esang`ereposs´edaitquantit´ed’habits bleu barbeau. A sa mort, on en a mˆemetrouv´esoixante-douze chez lui, curiosit´epeut- ˆetredˆueau fait que les tailleurs faisaient des cadeaux d’habits `acet homme parcimonieux pour qu’il vante leurs produits. Avec cette couleur, il ´etait habill´ede fa¸condistingu´eesans trop suivre la mode, habitude probablement gard´eedepuis les ann´eeso`uil ´etaitprˆetreet portait des habits fonc´es.195 Il est vrai aussi que, dans les ann´ees1820, il ne cultivait pas l’habitude romantique consistant `ad´ecorerson appartement de meubles en bois clair venant de France. L’inventaire de ses biens pr´eciseque tout son mobilier : tables, chaises, chiffonni`eres,gu´eridonet cadre de miroir, ´etaitalors encore en acajou, bois import´e,style empire, `al’exception d’un fauteuil en noyer et d’un petit bureau en merisier. Quant `asa perruque et ses mani`eresd´esu`etes, les Goncourt en font aussi ´etat,peut-ˆetreparce qu’ils s’appuient sur l’article

194 Il s’agit de deux sp´ecimenspr´esent´essous enveloppe lors de la vente aux ench`eres des objets de son “cabinet noir”. L’un est un livre intitul´e Le Pornographe ou id´eesd’un honnˆetehomme sur un r`eglementpour les prostitu´ees, par R´etifde la Bretonne, Londres 1769. L’autre consiste en deux petits dessins sur feuille de v´elin“dont un pr´esente un vieillard la culotte bas, et se faisant infliger une correction par une jeune fille; une autre est occup´ee`aune seconde action qui ne peut se d´ecrire”(Catalogue du Cabinet de feu M. la M´esang`ere, no 301, pp. 44/45). Un ouvrage, ´edit´epar La M´esang`ereen 1798, t´emoigne aussi de son esprit libertin. Il s’agit des Voyages en France, rassemblage de textes et d’illustrations d’auteurs anciens et modernes, o`ul’on trouve, au premier volume (p. 64), pour illustrer un texte de Chapelle et Bachaumont, un bas relief des ar`enespr`esdu Pont du Gard o`usont pr´esent´esdes phalli. Cette figure manque dans la plupart des exemplaires du livre. Pour ce qui est des articles “immoraux” du Journal des Dames ... critiqu´espar la censure, voir p. 51. 195 Le costume des prˆetresde la Doctrine chr´etiennese composait d’une tunique noire “couvrant la culotte et les bas noirs en descendant jusqu’aux chevilles”, puis d’un man- teau et d’un bonnet carr´enoir (R. Digard, p. 242). Quelques Doctrinaires ne respectaient pas avec rigueur les r`eglesvestimentaires, s’affublant d’ornements de fantaisie et imitant l’ext´erieurdes abb´esde cour qui portaient des bas de soie et des boutons d’or (J. de Viguerie, p. 286). 3.5 Vers 1830 : l’´editeurvieillissant se heurte `acertains obstacles 165 publi´epar La Mode en f´evrier1830.196 Enfin, il est vrai que c’´etaitun homme fort ´econome.Il refusait souvent `ason ami baugeois, qui g´eraitses fermes h´erit´ees`aBaug´e,de faire effectuer certaines r´eparationsdemand´eespar les fermiers. Il v´erifiaitaussi avec grand soin tous les comptes.197 Tout cela n’aurait eu que peu d’importance si l’´editeuravait toujours eu l’´energien´ecessairepour protester contre ses ennemis. Mais, peu avant sa mort, il n’y ´etaitplus apte. Il avait ´egalement perdu la capacit´ed’´eliminer ses concurrents, de gagner ses proc`eset de commander `ases collaborateurs comme bon lui semblait. Bref, il ´etaitd´ebord´eface aux journaux rivaux, aux poursuites judiciaires de ses employ´es,`ala rotation du personnel et aux difficult´esqu’implique tout travail de cette envergure. Examinons tous ces facteurs. On peut mesurer combien l’influence de La M´esang`ereavait baiss´een examinant ses r´eactionsface aux journaux de mode qui l’attaquaient et cherchaient `alui nuire. Entre 1799 et 1800, au meilleur de sa forme, il en avait ais´ement ´elimin´equatre. Il avait int´egr´ele premier fond´een 1797 au titre de Tableau G´en´eral ... `ason propre illustr´eet fait de l’ancien r´edacteuren chef, Jean-Jacques Lucet, son adjoint; il avait condamn´e`amort le deuxi`emeintitul´e Le Mois en engageant son dessinateur et graveur Labrousse; enfin, il avait fait disparaˆıtre par sa sup´eriorit´eses troisi`emeet quatri`emerivaux, La Mouche et Le Messager des Dames.198 De mˆeme,dans les ann´ees1810 `a1829 : La M´esang`ereavait su prouver sa sup´eriorit´een prenant le contrˆolede plusieurs journaux dangereux, en 1810, L’Art du Coiffeur (1802–1810), en 1823, L’Observateur des Modes (1818– 1823) et L’Indiscret (d’avril `ad´ecembre 1823). Il les annexa et engagea l’´edi- teur du premier, le dessinateur J. N. Palette. La M´esang`ere´etaitsurtout soulag´ed’avoir ´elimin´eles deux derniers concurrents car il battait l`aun an- cien rival, le libraire et ´editeurAaron Martinet, dont les estampes avaient ´et´eplus appr´eci´eesque celles de La M´esang`ereen 1800 et qui avait raill´eson journal plus d’une fois, par exemple en 1819 `ala page 143 de L’Observateur

196 Les Goncourt, qui taxent La M´esang`erede grand vieillard poudr´e,la politesse du si`ecledernier en personne (Gavarni, p. 61), n’indiquent pas leur source. Ils ´ecrivent : “(La M´esang`ere)´etaitrest´efid`ele`al’ancienne coutume : son habit ´etait`al’antique mode, il n’en portait jamais d’autre, sa coiffure ´etaitencore une ancienne coiffure d’incroyable; il porta jusqu’`ala fin les bijoux qui servaient d’ornement `asa jeunesse dor´ee,y compris les boucles d’oreilles et la tabati`ered’or. Il prenait du tabac d’Espagne, il avait un jabot et des manchettes; sa jambe, `al’´etroitdans un bas de soie, avait pour soutien un pied bien fait dans un soulier vernis `aboucle d’or; la canne aussi ´etaitorn´ee;il portait la double montre, et le gilet au milieu du ventre; on eˆutdit un portrait de famille descendu de son cadre ... Il ´etaitle dernier classique en son genre.” 197 Archives Municipales de Baug´e: diverses lettres envoy´ees`aFran¸coisDesvignes. 198 Pour les noms et dates de ces journaux, voir Fig. 2.1, puis p. 16 et p. 66. Le titre du Tableau G´en´eral ... avait chang´een : La Correspondance des Dames, puis en : L’Arlequin. 166 3 L’apog´eede l’illustr´e

des Modes.199 En 1827, quand un nouveau rival fait son apparition sous le titre d’Album des Modes et Nouveaut´es, fond´epar une soci´et´ede dames, il s’arrange pour que celui-ci ne vive pas plus de six mois. Enfin, en f´evrier1829, il l’emporte sur Le Fashionable, p´eriodique lanc´equatre mois auparavant. Mais, vers 1830, sa combativit´es’est ´epuis´ee.Une phalange de jeunes publicistes, presque tous install´esdans son quartier, avaient alors envahi le terrain et submerg´ele march´ed’une dizaine de nouveaux magazines de mode (voir Fig. 2.1).200 Dans tous les secteurs de la presse p´eriodique, le nombre des titres avait ´enorm´ement augment´eautour de 1830. Si l’on en comptait au total 45 en 1812, on en trouve 179 en 1826 et 309 en 1829.201 Toutefois, les nouvelles publications de la presse f´eminineapportaient peu d’id´eesori- ginales, ce qui, `aen croire Balzac, ´etaitune raison de plus pour empoisonner la fin de la vie de l’´editeur.202 Fin 1830, La M´esang`erefut encore une fois confront´e`aun recueil de quinze planches de mode lithographi´eeset colori´ees, ´edit´esous le titre Costumes parisiens pendant les glorieuses journ´eesdes 27, 28 et 29 juillet 1830, titre dont les deux premiers mots copient la l´egendedes gravures de son journal. La r´edactiondu Journal des Dames ... constate dans une r´etrospective publi´eele 15 novembre 1834 : “Il arriva `aM. de la M´esang`erece qui arrive

199 Sur Martinet, voir p. 69. Le fait que Martinet fut mˆel´edans la publication de L’Ob- servateur des Modes et de L’Indiscret n’est connu que grˆace`aun petit nombre d’indices. A partir d’octobre 1822, les planches du premier journal portent la signature “chez Mar- tinet”, et l’adresse du dernier indique “`aParis au bureau, rue Sainte-Apolline, no 20, chez Martinet” (les bureaux sont transf´er´esle 15 octobre 1823 au 4 bd. St. Martin). Les deux fils de Martinet ´etaient graveurs d’estampes au burin (Louis-Achille Martinet, n´ele 21 janvier 1806, et Charles-Alphonse, n´ele 17 septembre 1821). En 1822, Aaron Martinet assurait l’abonnement du Petit Courrier des Dames, rue du Coq-St.-Honor´e.Plus tard, il a fait circuler des reproductions de certaines planches du Journal des Dames et des Modes qui portent sa signature, par exemple les num´eros2250, 2300, 2336, 2340 des ann´ees1824 et 1825 (exemplaires de la biblioth`equeLipperheide de Berlin, Staatliche Museen zu Berlin). 200 Deux grands rivaux, La Mode et Le Follet, furent fond´esen automne 1829. En 1830, furent cr´e´esencore quatre journaux de mode pour le grand public : le Mercure des Salons; Le Narcisse; Le Lys et L’Echo de Longchamps; puis quatre autres destin´esaux gens de m´etiertels que tailleurs ou coiffeurs : Album Grandjean (fond´een 1829, qui changea son titre en Album G´en´eral des Modes Fran¸caises); L’Observateur, journal indicatif des modes parisiennes; Journal des Tailleurs; enfin, La Nouveaut´e, journal pratique des modes pari- siennes exclusivement vou´eaux int´erˆetset au service des professions assujetties aux lois de la mode. Voir Annemarie Kleinert, Die fruhen¨ Modejournale ... , pp. 162 et 326/327. Pour l’adresse de certains d’entre eux, voir p. 72. 201 Selon la Statistique comparee´ de la presse periodique´ en 1812 et 1829 ... , publi´eedans La Revue Fran¸caise, janvier 1830, pp. 157–167. 202 Balzac est le seul `aavoir exprim´eque les “derniers jours (de La M´esang`ere)ont ´et´e empoisonn´espar la concurrence ... Le vieillard mourut de chagrin” (version int´egralede la Monographie de la presse parisienne, dans : Etudes Balzaciennes, oct. 1959, p. 322. Le texte fut ray´ede la version imprim´eeen 1842). 3.5 Vers 1830 : l’´editeurvieillissant se heurte `acertains obstacles 167

`atous les conqu´erants; il s’endormit dans son triomphe; les ann´eesvinrent pe- ser sur sa tˆete, ... son activit´ese ralentit; au lieu de lutter avec la concurrence qui assi´egeaitsa porte, ... il la regarda du haut de ses anciens succ`es.”Ceci eut pour cons´equenceune chute rapide du tirage, plus pr´ecis´ement de deux mille cinq cents exemplaires, chiffre stable pendant deux d´ecadesenviron,203 `amille en 1830. L’illustr´eavait perdu sa premi`ereposition, passant en 1832 `ala troisi`emeplace, puis `ala quatri`eme,la cinqui`emeet enfin en 1837 `ala huiti`emeparmi les magazines de mode (Fig. 3.26).

1 2 3 4 5 6 7 8 Journal Petit Observateur 1821 des Dames Courrier des Modes 2 500 500 300 Le Journal Petit 1827 Bouquet des Dames Courrier 3 000 2 500 2 000 La Petit Journal Iris Le Mode Courrier des Dames Narcisse Follet et 1832 Messager L’Observateur des Dames r´eunis 3 200 2 000 1 000 600 500 Follet Petit Le La Journal Narcisse Nouveaut´e Journal 1837 Courrier Bon Ton Mode des Tissus des Dames 2 982 2 580 2 180 1 722 1 512 1 260 1 064 995

Figure 3.26 Vers 1830, le tirage du Journal des Dames commence `ad´ecroˆıtre.Comparaison avec les chiffres de ses concurrents dans les ann´ees1821 `a1837. Les chiffres proviennent de d´eclarationsde divers imprimeurs (Arch. Nat. F18 1–119) et, pour 1837, de tableaux ´etablissur la quantit´ede papier soumis au timbre (Arch. Nat. BB17 A 99, 14). La plupart des quotidiens parisiens tiraient ´egalement entre 2 000 et 3 000 exemplaires, sauf quelques “grands” quotidiens comme le Constitutionnel, qui tirait `a16 250 exemplaires en 1824.

Ces chiffres ´etaient d’autant plus d´ecevants que le Journal des Dames ... avait augment´ele format de ses pages et le nombre de ses gravures tout en ne majorant pas son prix.204 Celui-ci, malgr´eune forte inflation, resta de 36 francs pour toute la p´eriode de 1799 `a1839.205 Cette situation ´etaitpar- ticuli`erement alarmante dans une p´eriode domin´eepar une forte croissance

203 Pour 1813 `a1830, voir p. 110 et 351. 204 Dans le nombre de ses illustrations par an, qui varie entre 83 `a86 entre 1802 et 1825, le journal passe `a94 en avril 1826. Le chiffre augmente encore de deux planches en 1827 et d’une autre planche en 1831 (voir p. 317). De surcroˆıt,`apartir du 31 janvier 1824, La M´esang`erepr´esente `ala fin de chaque mois, deux personnages par gravure au lieu d’un seul. En 1827, presque toutes les gravures pr´esentent deux personnages par illustration au lieu d’un. 205 En 1827, un ouvrier gagne entre 40 et 50 francs par mois. Le 25 octobre 1823, La M´esang`ereindique le prix d’une robe faite sur le mod`elede la gravure 2166 du Journal des Dames ... , en gros de Naples broch´esatin et crˆepe : l’´etoffecoˆute91 francs, la fa¸con 12 francs. 168 3 L’apog´eede l’illustr´e

de la population. Paris, au lieu des 550 000 habitants de 1801, en comptait 774 000 en 1831.206 Il faut donc noter que l’illustr´ene respectait pas la loi tacite de la presse moderne qui dit que “tout journal qui n’augmente pas sa masse d’abonn´esquelle qu’elle soit, est en d´ecroissance.”207 Quant aux diff´erentes actions en justice, alors qu’en 1822 La M´esang`ere avait gagn´eais´ement un proc`esintent´econtre lui, il eut du mal `asauver la r´eputationdu p´eriodique en 1830, apr`esla condamnation d’un de ses r´edac- teurs pour une affaire de mœurs. Le proc`esde 1822 avait ´et´ela suite d’un compte rendu publi´epar le journal se rapportant `al’ouvrage d’un certain M. Galin de Bordeaux. L’auteur avait port´eplainte en ´evoquant “la mauvaise intention” de l’article. Les juges, ayant constat´eque l’´editeury avait d´ecrit, sans ironie ni agressivit´e,le nouveau proc´ed´ede M. Galin pour enseigner la musique, avaient estim´el’article “tout `afait innocent” et d´eclar´ela plainte nulle et non avenue.208 Au lieu de recevoir r´eparationdu soi-disant dommage subi, le plaignant fut condamn´eaux d´epens.209 Alors que cette cause tourna `al’avantage de l’ancien abb´e,le 23 mars 1830 l’un des principaux r´edacteurs de La M´esang`ere,Charles-Fr´ed´ericHerbinot de Mauchamps, accus´ed’avoir viol´eune de ses domestiques mineures, fut en revanche condamn´edevant la Cour d’Assises de la Seine `ahuit mois de prison ferme. Dans ce cas, ce fut ce r´edacteurqui dut r´eglerles frais judiciaires.210 L’´editeur,r´epugnant `aˆetre

206 Voir Charles H. Pouthas, La Population fran¸caisependant la premi`ere moiti´edu XIXe si`ecle, Paris 1956. 207 Cette loi fondamentale fut formul´eepar Honor´ede Balzac en 1842 dans sa Mono- graphie de la presse parisienne (Œuvres compl`etes, Paris 1956, p. 394). 208 Galin ´etaitl’auteur d’un Nouveau Trait´ede Musique et co-auteur d’une Bibliographie musicale de la France et de l’Etranger. Le 15 octobre 1818, La M´esang`ereavait publi´eun compte rendu du Nouveau Trait´e ... , et le 31 mars 1822 un autre se rapportant `ala Bi- bliographie ... Ayant cit´edans ce dernier un passage de la page 507 de la Bibliographie ... qui d´ecritune nouvelle m´ethode pour enseigner la musique : des ´el`eves solfient en chœur tandis qu’un chef d’orchestre prom`eneplusieurs baguettes sur un tableau “m´eloplaste” marqu´ede lignes sans notes improvisant ainsi un air donn´e,Galin crut n´ecessairede por- ter plainte contre La M´esang`ere,probablement parce que le journal avait ´ecritque cette m´ethode r´eussissait“`ala surprise et satisfaction des spectateurs”. 209 La quasi totalit´edes archives de la pr´efecturede police ayant brˆul´een 1871, pendant la Commune, il ne reste que les traces de ce proc`esdans le journal. Le cahier du 20 juillet 1822 publie le jugement rendu le 9 juillet 1822 par la sixi`emechambre du tribunal de la Seine. Selon le juge, “aucune mauvaise intention ne paraˆıtavoir dict´e”l’article, “il n’a occasionn´eaucun dommage r´eelau sieur Galin” et “il ne peut pas y avoir de r´eparation de dˆue(sic) l`ao`uil n’y a point eu d’offense”. 210 E. Sullerot (pp. 191–209) a enquˆet´esur le r´edacteur,sans pourtant faire des recherches sur le proc`esde 1830. Elle souligne plutˆotun second proc`esintent´eau journaliste en 1838 “pour incitation `ala d´ebauche de filles au-dessous de 21 ans et attentat `ala pudeur publique”, deuxi`emed´elitdu genre, `ala suite duquel il fut incarc´er´e`ala Grande-Roquette, ce qui signifiait pour lui l’abandon de la Gazette des Femmes qu’il avait fond´eedans l’entre- temps. Sur les activit´esd’Herbinot de Mauchamps, voir p. 342. 3.5 Vers 1830 : l’´editeurvieillissant se heurte `acertains obstacles 169 mˆel´e`aune affaire susceptible de ternir le renom du journal et sa r´eputation d’homme de probit´e,211 se d´efenditavec sa plume pour seule arme en pu- bliant le 10 septembre 1830 un article sur les “pr´eventions contre la haine” ainsi qu’un po`emeintitul´e Les Le¸consd’un vieillard. Ce fut pour lui donc une tout autre exp´eriencede la justice.212 Jusqu’`ace proc`es,Herbinot de Mauchamps avait ´et´el’homme de confiance de La M´esang`ere: il avait veill´eavec perspicacit´e`aune gestion et une direc- tion rigoureuses de l’entreprise et il avait r´edig´ebon nombre d’articles pour le journal, notamment des histoires `asensation, comme le 10 mars 1827 le compte rendu d’un ouvrage sur la perte tragique d’un navire de la compagnie des Indes, ou le 15 mars 1828 le r´ecitd’un homme condamn´e`amort ex´ecut´eet rappel´e`ala vie. Son z`eleavait permis `al’´editeurvieillissant de se d´echarger d’une partie de ses obligations pour reprendre, dans le recueillement et le calme, ses activit´esd’homme de lettres. Six grands projets n’´etaient toujours pas achev´es.Un Dictionnaire du luxe fran¸cais,accompagn´ede gravures, qu’il avait commenc´ed`es1800 et dont plusieurs centaines de notes s’entassaient sur fichiers alphab´etiquesdans deux boˆıtesoblongues en carton d’un pied de long environ et dans deux portefeuilles in-8o;213 un manuscrit de 245 pages intitul´e Recherches sur les mœurs, les usages, l’industrie des Fran¸cais,de-

211 La probit´ede La M´esang`ereest lou´eeen 1830 par un r´edacteurde La Nouveaut´e : “Je respecte M. de La M´esang`erecomme le P`eredes journaux de modes; j’honore en lui sa politesse exquise, sa probit´ereconnue; j’estime dans son journal et l’exactitude et le soin de l’ex´ecution.” 212 Quatre ans plus tard, les secousses de ce proc`esse faisaient sentir encore : le r´edacteur fut expuls´edu v´en´erableInstitut historique. On lui reprochait d’avoir fait l’objet d’accusa- tions inacceptables pour un membre de leur institution, leur but ´etant de “maintenir l’ordre et l’union dans le sein de la soci´et´e”.Herbinot de Mauchamps r´epond dans une brochure intitul´ee Institut historique. Premi`eres recherches ... , Paris 1834 (BN : 4o Ln27 9721). 213 La M´esang`erementionne l’ouvrage `aparaˆıtredans la troisi`eme´editiondu Diction- naire des proverbes fran¸cais, Paris 1823, p. 756. Voir aussi la citation de ce dictionnaire au Catalogue des livres de ... La M´esang`ere ou est mentionn´e,au no 390, Notes, observa- tions, etc. sur les costumes, usages etc. Manuscrit autographe, et au no 456, Dictionnaire ´etymologique, descriptif et anecdotique. Manuscrit autographe. Les cartons et portefeuilles contenant le manuscrit se trouvent `ala Bibl. Mun. de Rouen (Fds Leber 5897). Il y existe aussi un exemplaire dactylographi´edes fichiers du carton (cote mm 4540). Le fichier pr´esente, sous la rubrique “journaux de mode”, quelques d´etailsint´eressants sur l’histoire de la presse f´eminine.Le dictionnaire allait surtout traiter de l’habillement f´eminin.La M´esang`erefait parfois allusion `acet ouvrage dans son Journal des Dames ... , par exemple le 15 septembre 1807 : “Personne ne fera-t-il donc l’histoire des modes? Cela seroit (sic) curieux! On retrouveroit (sic) des d´enominationsplaisantes, des ´etymologies heureuses.” En 1822 avait paru chez Lefuel un titre du mˆemegenre : Miroir des Grˆaces, ou diction- naire de la parure et de la toilette, par C. Mazeret et A.M. Perrot. Cette publication en petit format in-8o de 175 p. a probablement d´ecourag´eLa M´esang`erede poursuivre son manuscrit (voir le Journal des Dames ... `ala date du 15 janvier 1822). Le 5 octobre 1829, des extraits de l’ouvrage sont publi´esdans le Journal des Dames ... , notamment les dossiers sur la “broderie”, les “gants”, la “gorge”, les “parfums”, les “perruques”, la 170 3 L’apog´eede l’illustr´e

puis l’origine de la monarchie;214 une ´editioncritique d’un ouvrage publi´een 1655 par P. Borel;215 la quatri`eme´editionde son Dictionnaire des proverbes, enrichie d’un nombre important d’additions (la seconde ´edition´etant pass´ee de 438 `a596 pages, quelques mois apr`essa premi`erepublication en 1823, et la troisi`eme,deux ans plus tard, `a760 pages, la quatri`eme´editionallait probablement arriver `aun millier de pages);216 plusieurs notices `ar´ediger pour la belle s´eriede gravures format in-folio intitul´ee Galerie des femmes c´el`ebres;217 enfin, la r´eimpressiondes cahiers qui manquaient pour une col- lection compl`eteet la mise en volume de toutes les livraisons d´ej`aparues du journal, depuis ses d´ebuts,218 ainsi que le classement de seize cents aquarelles, par ordre de dessinateurs, qui s’´etaient entass´eesdans son cabinet (Fig. 3.27). La M´esang`eres’´etaitmis `al’œuvre. Il avait l’habitude de travailler vite, de remplir sa biblioth`equede livres susceptibles de l’aider,219 enfin de tran-

“plume”, la “poudre”, le “tablier”, la “queue”. Pour d’autres d´etailssur ce dictionnaire, voir p. 332. 214 Voir Catalogue des livres de ... La M´esang`ere, no 1515. 215 Il s’agit du Tr´esordes recherches et antiquit´esgauloises et fran¸coises,r´eduitesen ordre alphab´etique (in-4o). Voir le Catalogue des livres ... , no 547. 216 Le manuscrit de la 4e ´edition,distribu´edans huit portefeuilles, est vendu aux ench`eres pour 79 francs `aun certain Mancelle en 1831 (Catalogue des livres ... , no 1028). La M´esang`erey aura incorpor´eles recherches publi´eespar de M´eryen 1828 dans son His- toire g´en´erale des proverbes, adages, sentences, livre qu’il poss´edait.L’´editionde 1823 du dictionnaire de La M´esang`ereest jug´ee“the most complete collection of French proverbs” (Oxford Companion to French Literature, 1959, p. 212), jusqu’au moment de la publication du Livre des proverbes fran¸cais de Leroux de Lincy en 1842. R. Houlier (p. 315) la qualifie comme celle o`u“apparaˆıtle plus la grande ´eruditionde l’´ecrivain car pour chacune des tr`esnombreuses maximes populaires cit´ees,en un style ´eclatant de bonhomie, il donne une explication, indique l’origine, parfois longuement, et ajoute souvent des r´eflexions”.Voir aussi p. 365. 217 Colas (no 1765 et no 1766) mentionne un album de 54 planches “qui doit ˆetrela toute premi`ere´emission”du recueil et un autre qui renferme encore seize autres planches que La M´esang`eren’a pas eu le temps de commenter avant sa mort. Voir aussi J.-Ch. Brunet, Manuel du libraire ... , Paris 1809 (t. III, 1922, pp. 794/795 dans l’´editionpubli´ee`a Berlin). Une publication du mˆemegenre, sp´ecialis´eedans la pr´esentation de portraits de femmes de l’´epoque, est annonc´eedans le Petit Courrier des Dames du 5 juin 1824. Son titre : “Galerie des contemporaines, par MM. Chabert et Hermet, libraires, ´edit´eetoutes les six semaines par livraisons de quatre portraits, in-folio, 10 fr. pour Paris et 12 pour les d´epartements”. Elle a probablement empˆech´eque La M´esang`ereint`egredans sa s´erieles c´el´ebrit´esayant v´ecudans les derni`eresann´eesavant la publication du recueil. 218 On trouve un exemplaire complet de cette r´eimpression`ala Biblioth`equedu Mus´ee des Arts D´ecoratifsde Copenhague, exemplaire qui porte sur les premi`erespages des vo- lumes la marque De l’Imprimerie du Journal des Modes. Collection du Journal des Dames et des Modes. Ouvrage accompagn´ede Gravures enlumin´ees,repr´esentantles Costumes Parisiens. Grˆace`acette r´eimpressionnous connaissons le premier cahier du journal. 219 Sa biblioth`equecontenait, par exemple, un grand nombre de pr´ecieuxouvrages sur les proverbes, dont celui de C. Bovilli Samacobrini, Proverbium vulgarium libr. tres, Paris 1531; Bonne r´eponse `atous propos, livre ... contenant grand nombre de proverbes, Anvers 3.5 Vers 1830 : l’´editeurvieillissant se heurte `acertains obstacles 171

Figure 3.27 Vers la fin de sa vie, La M´esang`erea fait relier en seize volumes une partie des milliers d’aquarelles ex´ecut´eespour le journal (conserv´eesaujourd’hui `ala Biblioth`eque Municipale de Rouen). Ces volumes de seize cents feuilles montrent qu’il commanda beau- coup plus de dessins que ceux qu’il publiait. A gauche une ´etudepr´eparatoirepour la gravure 622 publi´eele 6 mars 1805. A droite l’esquisse pour la planche 740 pr´esentant, le 25 juillet 1806, une amazone tenant un cheval par la bride. scrire des passages de livres pour trouver l’inspiration n´ecessaire.220 Quelques dessins pour le Dictionnaire du luxe fran¸cais, ex´ecut´espar Louis Lant´e,un des principaux dessinateurs du magazine, ´etaient fin prˆetset n’attendaient que d’ˆetreimprim´es.Crapelet, qui avait ´egalement imprim´ela plupart des autres s´eriesde gravures ´edit´eespar La M´esang`ere,harcelait l’ancien abb´ede

1555; Refranes e proverbios espan˜oles traduzidos en lengua francesa, par C. Oudin, Bru- xelles 1634; L’´etymologie ou explication des proverbes fran¸cois, par Fleury de Bellingen, La Haye 1656; Les illustres proverbes nouveaux et historiques, Paris 1665; Dictionnaire des proberbes fran¸cois, par Andr´ePanckoucke, Paris 1749 (Michaud note dans sa Biographie universelle ... , t. 39, p. 480, que le livre de Panckoucke a ´et´erendu inutile par “celui que M. La M´esang`erea publi´esous le mˆemetitre”); enfin, Matin´eesSenonoises, ou proverbes fran¸cais, par Tuet, Paris 1789. 220 Ainsi copiait-il une partie des M´emoires historiques pour servir `al’histoire d’Anjou, par l’abb´eRangeard. Le Catalogue des livres ... , no 1664, cite quatre cahiers manuscrits. 172 3 L’apog´eede l’illustr´e

questions sur l’´etatdu manuscrit,221 argumentant qu’un certain A. Mifliez ´etaiten train de composer un ouvrage similaire sous le titre de Costumes fran¸caisdepuis Clovis jusqu’`anos jours.222 Quant aux cahiers d’´etudesqui devaient servir `acomposer les Recherches ... , ils ´etaient ´egalement bien remplis. Seules quelques corrections restaient encore `afaire. L’incarc´erationdu fid`elecollaborateur de La M´esang`erecoupa malheureu- sement court `atoutes ces activit´es.Il se vit contraint de s’occuper de nouveau du journal, d’´ecrired’innombrables lettres aux collaborateurs, aux abonn´es ou aux personnes susceptibles de faire de la r´eclamepour le journal,223 enfin de courir Paris `ala recherche de sujets int´eressants. Pour assurer la parution des s´eriesde gravures, il lui fallait d´ecidero`udevaient figurer certains des- sins. Par exemple est-ce qu’il fallait mettre ceux de la comtesse de Suze, de la marquise de Boufflers et de Mme R´ecamierdans celle portant sur les femmes c´el`ebresou dans son dictionnaire du luxe?224 Une autre s´eriede 272 illus- trations intitul´ee Collection de costumes et portraits des Rois et Reines de France attendait toujours que La M´esang`erese d´ecide`ay ajouter des annota- tions, des titres et une pr´efacepour pouvoir l’envoyer chez l’imprimeur.225 La s´erie Meubles et Objets de Goˆut, con¸cuecomme suppl´ement au Journal des Dames ... , r´eclamait´egalement son attention bien qu’il eˆutd´ej`adiminu´ele rythme de parution des planches de format folio-oblong de 48 `amoins de 10 par an.226 De surcroˆıt,il passa un temps inutile, `ases yeux, `asatisfaire aux

221 Faute de pouvoir ex´ecuterce travail parce que le manuscrit ´etaitinachev´een 1831, ann´eede la mort de La M´esang`ere,(Georges Eug`ene?) Crapelet a publi´ele Catalogue des livres de la biblioth`equede feu La M´esang`ere. 222 L’ouvrage de Mifliez parut de 1834 `a1839, en quatre tomes. Chaque tome ´etaitillustr´e de 160 planches, dessin´eeset grav´eespar L. Massard (G. Vicaire, p. 1033). Un ouvrage analogue allait ˆetrepubli´een 1883 par Ernest Bosc, sous le titre Dictionnaire de l’art, de la curiosit´eet du bibelot, Paris, chez Didot. 223 Nous avons trouv´edes lettres manuscrites envoy´ees`aAdrien Beuchot, coll`eguedu Journal de la Librairie (BN microfiche m 16927 : ann´ees1820, 1821 et 1823), et des re¸cus pour des sommes pay´eesau bureau du journal, formulaires o`uLa M´esang`eremettait le nom du payeur, la somme, la date, le titre de l’ouvrage vendu et sa signature (BN manuscrit NAF 21537 : ann´ee1825). 224 Il existe un album gard´e`ala Bibl. Mun. de Rouen, cote Leber 6118, sous le titre Mod`elesde la Toilette des dames fran¸caises,dans chaque si`ecle,depuis Saint Louis jusqu’`a nos jours, in-4o. Le catalogue attribue ces aquarelles au Dictionnaire du luxe, mais celles pr´esentant Mlle de Lafayette et la duchesse de Maine font partie de la Galerie des femmes c´el`ebres. 225 Voir p. 366. Les dessins, aquarelles et gouaches de cette s´erie,pour lesquels La M´esang`ereavait d´epens´eplus de mille ´ecus,auraient n´ecessit´e“une seconde fois ce qu’elles ont coˆut´e”,la plupart des illustrations ´etant rehauss´eespar des touches d’or ou faites sur velin du XVIIe si`ecle. Catalogue des livres du Fonds Leber, t. III, no 6116. 226 On ne peut avoir qu’une id´eeapproximative du nombre des planches parues chaque ann´eede cette s´erie Meubles et Objets de Goˆut dans les ann´ees1820, avant la mort de La M´esang`ere.Puisque 700 planches ont paru jusqu’en avril 1831 (dont 48 par an `apartir de 3.5 Vers 1830 : l’´editeurvieillissant se heurte `acertains obstacles 173 nouvelles exigences administratives. Outre de devoir d´eposer, comme d’ha- bitude, tous les cinq jours, cinq exemplaires de son magazine de mode au Bureau de la Librairie, la municipalit´ede Paris exigeait depuis le 18 juillet 1828 des d´eclarationssuppl´ementaires attestant chaque ann´eequ’il ´etaitbien l’´editeurdu Journal des Dames et des Modes et qu’il avait la capacit´en´eces- saire pour g´ererce p´eriodique (Fig. 3.28). Que de formalit´es!Tout le monde ne savait-il pas qu’il ´etaitle responsable de cet illustr´edepuis une trentaine d’ann´ees?227 La gestion du personnel posa un probl`emesuppl´ementaire. Son dessina- teur Horace Vernet fut nomm´edirecteur de l’Acad´emiede France `aRome en 1828; un autre peintre, Victor Adam avait quitt´el’´equipe en 1829; son ancien graveur Pierre Baquoy ´etaitd´ec´ed´een 1829; enfin, le jeune Gavarni n’´etaitplus disponible, comme nous l’avons montr´eau chapitre pr´ec´edent, participant, depuis avril 1830, `ala r´edactionde La Mode qui venait d’ˆetre fond´ee.Heureusement, grˆace`ases relations, La M´esang`ereavait pu les rem- placer. Il s’´etaitassur´ela collaboration du c´el`ebrepeintre Jean-Baptiste Isa- bey, qui avait compos´e,en 1804, une magnifique s´eriede Costumes officiels, et qui, en 1818, avait contribu´e`ala s´eriedu Bon Genre.228 Il pouvait ´ega- lement compter sur Bouchardy, qui avait d´ej`a´et´eson collaborateur vers 1800, puis sur Louis Lant´e,qui lui ´etaitfid`eledepuis 1814. Souvent, ces der- niers apportaient tout simplement une touche de modernit´eaux figures que La M´esang`ereavait en r´eserve et ils se servaient d’aquarelles dessin´eespour

1803, 24 `apartir de 1807, et 18 `apartir de 1809, on peut supposer que La M´esang`ereavait r´eduitle nombre `aquelques rares planches par an vers 1830 (voir p. 191 et 356–358). La s´eriea ´et´eappel´eele Journal des Meubles par les juges lors de la vacation des biens de La M´esang`ereen 1831 bien qu’il n’existe pas de feuilles de texte (voir p. 69). 227 Une loi de d´eclarationavait d’abord ´et´eintroduite en juin 1819, mais sans ˆetre strictement appliqu´ee.Seulement apr`esl’introduction de la loi dite de cautionnement du 18 juillet 1828, qui insistait sur une r´ealisationde ce cautionnement, les administrations de journaux devaient r´eguli`erement ´ecriredes lettres aux autorit´es.Grˆace`aces documents, conserv´espour la plupart aux Archives Nationales, l’identit´ede beaucoup d’´editeursde journaux est r´ev´el´ee.Pour le Journal des Dames ... , voir les lettres envoy´eesau Bureau de la Librairie, conserv´eesaux Arch. Nat. F18 368 (55), fol. 167–171. 228 Pour les dessins d’Isabey ex´ecut´esen 1804, voir le catalogue Modes et R´evolution, pp. 34 et 37. Quant aux dessins d’Isabey pour La M´esang`eresous le Consulat et en 1818, voir p. 65 et p. 88. Concernant sa contribution au Journal des Dames ... vers 1830, voir Mme de Basily-Callimaki, J.-B. Isabey, Paris 1909, pp. 305–313. Puisqu’aucune gravure de 1828 `a1830 ne porte de signature, il est impossible de connaˆıtrecelles qui sont de sa plume. “Isabey avait une adresse extrˆemepour attifer et habiller les femmes;” ´ecrit Basily-Callimaki `apropos des activit´esdu peintre vers 1830; “ses diff´erentes occupations le conduisirent `as’occuper de dessins pour les journaux de mode; La M´esang`ere,qui dirigeait avec habilet´edes publications de mode lui demanda son concours pour les dessins de ses costumes parisiens”. L’ouvrage de Mme Basily-Callimaki contient la reproduction de trois planches non sign´ees: les num´eros2463 de 1826, 2761 de 1830 et 2927 de 1831, sans pourtant confirmer que ces dessins sont de lui. 174 3 L’apog´eede l’illustr´e

Figure 3.28 Lettre ´ecritepar La M´esang`erele 5 aoˆut1828. Il s’agissait d’affirmer qu’il satisfaisait aux “conditions de capacit´e”prescrites par la loi dite de cautionnement, vot´ee le 18 juillet 1828. Cette loi obligeait tout g´erant d’un p´eriodique d’ˆetrede sexe masculin, majeur, sujet du roi, de jouir des droits civils, de surveiller et diriger la r´edactionet de poss´ederau moins une part de l’entreprise et au moins un quart du cautionnement exig´e. Le cautionnement ´etaitretenu par la censure en cas d’infraction aux r`eglesprescrites (voir p. 198). 3.5 Vers 1830 : l’´editeurvieillissant se heurte `acertains obstacles 175 des recueils publicitaires.229 Pour attirer l’attention sur les dessins de son illustr´e,La M´esang`eres’arrangea pour que la Gazette des Tribunaux publiˆat le 5 juin 1830 un article ´elogieuxsur les gravures relevant leur avantage de ne pas seulement pr´esenter des mannequins habill´esmais “des groupes anim´es, ing´enieusement dessin´eset colori´esavec le soin que l’on mettrait `ades dessins d’album.” L’´editeuravait aussi des ennuis avec ses journalistes. Honor´ede Balzac, qui a probablement eu des liens avec l’illustr´eentre 1819 et 1822 environ, avait d´eclin´eson offre pour celle des jeunes ´editeursde La Mode. Plusieurs places ´etaient libres et La M´esang`ereavait du mal `ales faire remplacer. Il dut donc assurer la plus grande partie du travail r´edactionnellui-mˆeme,ce qui l’´eloignaitde son cabinet de travail et l’obligeait `areprendre ses fonctions d’homme public, alors que le cœur n’y ´etaitplus. Ce retour `ala gestion active de l’illustr´e,caus´epar l’incarc´erationd’Her- binot de Mauchamps en mars 1830, se produisit juste `al’aube de la r´evolution de juillet 1830. En vieux routinier du journalisme, La M´esang`erepressentit les ´ev´enements. On pourrait mˆemedire que sa revue a contribu´e`acr´eerl’at- mosph`erequi engendra l’insurrection. Pendant les quelques mois pr´ec´edant la r´evolte, l’´editeurranima les souvenirs de 1789 en citant des passages de livres ´evoquant la naissance de tempˆetessociales et de r´evolutions dans d’autres pays.230 Il s’interrogea aussi sur l’injustice que constituaient les hi´erarchies arbitraires, mit en cause tout r´egimequi favorisait des personnes dont le seul m´erite´etaitd’ˆetrebien n´e,et d´ecrivitla nouvelle salle de la Chambre des D´eput´es,endroit qui allait bientˆotˆetrele centre de grands d´ebats.231 Mais surtout, le p´eriodique d´etournal’attention de Charles X pour la porter sur la famille du Duc d’Orl´eans,cr´eant ainsi des souverains clandestins avant leur arriv´eeofficielle au pouvoir.232 Bien que nullement anti-royaliste (selon J. Janin, il avait mˆeme´et´e“bon royaliste”), La M´esang`eren’avait gu`ered’estime pour Charles X `acette ´epoque, le tenant pour responsable de tous les abus, de la d´ebauche `ala Cour et de la mis`eredu peuple. Le roi est consid´er´ecomme un homme in- souciant sans comp´etence,aveugle aux v´eritablesprobl`emes: famine apr`es un hiver extrˆemement rigoureux, fermeture de nombreux ateliers, difficult´es

229 Pour Lant´e,ce fait est relev´epar le catalogue Dessins sous toutes les coutures, p. 105. De 1827 `a1831, Lant´eex´ecutades tˆetesde coiffure pour le recueil publicitaire d’un certain Monsieur Albin, dessins qu’il int´egraplus tard dans le Journal des Dames. 230 Journal des Dames et des Modes, cahiers des 5 et 31 mars 1830 et du 20 avril 1830. 231 Voir les cahiers des 15 janvier et 5 mars 1830. 232 A la premi`ered’Hernani de Victor Hugo, au Th´eˆatreFran¸cais,le 25 f´evrier1830, la r´edactions’int´eresseplus `ala loge du duc d’Orl´eansqu’`acelle du Roi. Aux “Jeux du Roi” aux Tuileries, elle admire la toilette de la duchesse, et au “Te Deum” en la Cath´edrale de Notre Dame, le 15 juillet 1830, elle souligne sa pr´esenceparmi toutes les dames de l’assistance. 176 3 L’apog´eede l’illustr´e de ravitaillement des Parisiens, ajournement de la convocation des Chambres qui voulait mettre fin `ala corruption et au protectionnisme. A la date du 10 mars 1829 et encore le 20 octobre de la mˆemeann´ee,on le pr´esente prenant part `ades bals masqu´eset allant `ala chasse. Les cahiers du 25 f´evrieret des 5 et 20 avril 1830 le d´epeignent comme un souverain qui convie le Tout-Paris `ades fˆetessomptueuses de mille deux cents personnes aux Tuileries pour y partager sa passion du jeu et son amour de la bonne ch`ere,avec truffes au vin de champagne, pˆat´esaux huˆıtreset rˆotisde cygne (Fig. 3.29). Bref, l’an- cien abb´en’´etaitnullement en retard sur son ´epoque, comme l’avait pr´etendu en f´evrier1830 La Mode qui, de son cˆot´e,adh´era`ades opinions l´egitimistes apr`esla r´evolution de juillet et devint un organe d’opposition f´eroce prˆechant le retour `al’ancienne monarchie. D’autres ´editeursde journaux de mode au- raient mieux m´erit´ecette qualification par exemple ceux du Lys, publication qui n’allait pas survivre aux changements politiques.

Figure 3.29 Juste avant la R´evolution de juillet 1830, les fˆetesaux Tuileries, avec plus de mille invit´es,se multiplient. C’est une des raisons pour lesquelles le peuple, alors sujet `ala famine et au chˆomage,se r´evolte apr`esun hiver et un printemps extrˆemement rigoureux. Ici les modes port´eeslors des bals de f´evrier1830. 3.5 Vers 1830 : l’´editeurvieillissant se heurte `acertains obstacles 177

Apr`esles trois jours de r´evolte des 27, 28 et 29 juillet 1830, La M´esang`ere s’adapta tout aussi vite `ala nouvelle situation. Estimant que la premi`ere mission d’un journal de mode est de d´ecrireles comportements vestimen- taires, mˆemeen temps de coup d’Etat, il publia, dans les six cahiers pa- rus apr`esl’insurrection, des commentaires de modes cr´e´eespour promou- voir les id´eespolitiques. Louis-Philippe ayant promulgu´edans l’une de ses premi`eresordonnances le port de la cocarde nationale, l’´editeurindiqua `ases lecteurs quand et o`uplacer cette rosette : le 5 aoˆut1830, “`ala seconde boutonni`ere”de l’habit, le 10 aoˆut“`amoiti´ede la hauteur de la forme du chapeau, `agauche”... Les ´etoffeset accessoires en bleu-blanc-rouge ´etaient `anouveau arbor´esen signe de libert´e,ce que montrent plusieurs gravures de 1830 `a1833 (voir les figures en couleur 6.2 et 6.4),233 tout comme elles l’avaient ´et´een 1789, lorsque le premier journal de mode fran¸caisavait fait ´etatd’inventions engendr´eespar la Grande R´evolution. Il fallait rester fid`ele `ala tradition.234 Tandis que l’´equipe de r´edactiondu journal de 1789 avait ´et´esurprise par les ´ev´enements (retard dans l’envoi des cahiers, d´emission de r´edacteurset pr´esentation des modes tricolores au bout de dix semaines), celle de La M´esang`erefit l’adaptation sans d´elaien 1830. L’int´erˆetpour l’actualit´epolitique se maintient dans les mois qui suivent. Le 31 juillet 1830, un compte rendu du Purgatoire de Dante fournit `aLa M´esang`erel’occasion de juger la r´evolution de fa¸contr`esdiscr`ete.Le 5 aoˆut 1830, il est plus direct, annon¸cant la mise en circulation de pi`ecesd’or et d’argent frapp´ees`al’effigie de Louis-Philippe; le 15, il fait ´etatde l’av`ene- ment au trˆonedu nouveau monarque; le 20, il d´ecritun concert donn´eau b´en´eficedes bless´eset rend compte d’un livre sur les Actions h´ero¨ıques des Parisiens pendant les journ´eesdes 27, 28 et 29 juillet 1830; le 25, il annonce un ouvrage sur l’histoire de la famille d’Orl´eans;le 31 aoˆut1830, il fait un

233 La M´esang`erepr´eparel’acceptation des couleurs nationales en 1829 d´ej`a.La planche chiffr´ee2704 de 1829 montre alors une robe bleu-blanc-rouge. D’autres gravures du journal pr´esentent des femmes en robes blanches, ornement´esde rubans, ceintures, chapeaux, chˆaleset fleurs artificielles aux couleurs bleu, blanc et rouge. Elles portent les num´eros 2818, 2821, 2830, 2844, 2860, 3015 et 3089. Les illustrations ´etalant des chapeaux tricolores ont les chiffres 2819, 2858 et 2948. Dans les ann´eespr´ec´edentes, c’´etaitmˆemeune audace de se pr´esenter avec les couleurs tricolores (pour 1810, voir les M´emoires de la duchesse d’Abrant`es,Paris 1895–98, vol. 3, pp. 246–248). 234 Pour les tenues vestimentaires de la r´evolution de 1789, voir nos divers articles : 1) Annemarie Kleinert, La Mode - Miroir de la Revolution´ franc¸aise, Francia, 1989, pp. 75–98; 2) le mˆemetitre, mais d’autres figures, dans : Modes et R´evolutions, catalogue du Mus´eede la Mode et du Costume, 1989, pp. 58–81; 3) La Revolution´ vue par le premier illustre´ paru en France, Dix-huiti`emesi`ecle, 1989, pp. 285–309; 4) Mode und Politik. Die Vermarktung der franzosischen¨ Revolution in Frankreich und Deutschland, Waffen- und Kostumkunde¨ , 1989, pp. 24–38; 5) Les manifestations vestimentaires de la Revolution´ franc¸aise etudi´ ees´ par la presse feminine´ , dans : L’Image de la R´evolution, Oxford, New York, 1989, pp. 287–296. 178 3 L’apog´eede l’illustr´e commentaire sur la salle de la Chambre des Pairs, nouvellement d´ecor´ee;et le 5 septembre 1830 une publicit´eannonce la brochure La Charte telle qu’elle a ´et´eadopt´eepar la Chambre des D´eput´eset pr´esent´ee`al’acceptation du Duc d’Orl´eans.235 Les fˆetesorganis´eesen l’honneur de la Garde Nationale sont d´ecritesles 5 septembre et 10 octobre 1830. Enfin, la nouvelle reine et ses deux filles retiennent beaucoup d’attention, surtout quand elles participent `ades c´er´emoniespolitiques, `ades repr´esentations th´eˆatralesou `ades courses hippiques (un ph´enom`enesimilaire s’observe dans la presse de cœur de nos jours). En un mot, l’agitation s’empare pour quelques mois du chroniqueur du Journal des Dames ... qui ne pouvait alors plus se cantonner dans la routine. Si La M´esang`erea r´esist´e`ace dur travail avant, pendant et quelques mois apr`esla R´evolution de Juillet, il accusa une grande fatigue d`esle re- tour d’Herbinot de Mauchamps fin novembre 1830. Il avait travaill´esamedis, dimanches et jours f´eri´es,sans se soucier de sa sant´e,sans se permettre la moindre absence.236 Le journal observant un rythme de parution tous les cinq jours, introduit `al’´epoque o`ule syst`emed´ecadairedu calendrier r´evo- lutionnaire ´etaiten usage, il devait donner les derni`eresnouvelles six fois par mois.237 Sur le plan financier, il n’avait nul besoin de se tuer `ala tˆache depuis bien des ann´ees.Rien que les loyers de ses deux hˆotelsparticuliers dans le VIe arrondissement lui rapportaient environ trois mille francs par an.238 S’il continuait, c’´etaitpour ses collaborateurs, `aen croire l’explication donn´eepar son imprimeur Crapelet apr`essa mort, et parce qu’il ne voulait pas abandonner l’œuvre de sa vie. En Allemagne, ses coll`eguesdu Journal des Luxus und der Moden s’´etaient d´ej`as´epar´esde leur magazine en 1827, au

235 En usage depuis le 4 juin 1814, la Charte, compromis entre l’Ancien R´egimeet les acquis de la R´evolution, ´etaitalors modifi´eepour r´eduireles pr´erogatives du roi qui, par exemple, ne pouvait plus ajourner ou dissoudre la Chambre des D´eput´es. 236 On est renseign´esur cette fid´elit´eau poste par la correspondance de La M´esang`ere avec Fran¸coisDesvignes, notaire et gestionnaire du patrimoine de l’´editeur`aBaug´e.Des- vignes l’avait souvent invit´e,mais sans succ`es.Dans plusieurs lettres conserv´eesaux Arch. Mun. de Baug´e,La M´esang`ere´ecrit: “Je ne trouve aucun moyen de m’absenter”, ou “je suis extraordinairement occup´e”,ou “mon commerce prosp`ere,mais je suis clou´e`amon bureau”, ou “je ne sais comment me faire remplacer”, ou “malheureusement, j’ai des oc- cupations telles que, mˆemedans le cas le plus urgent, je ne puis faire une absence subite”, ou encore “je ne puis r´eussir`ame faciliter mˆemeune courte absence”. 237 Les cahiers parurent aux 5e, 10e, 15e, 20e, 25e et 30e (ou 31e) jour des mois, sauf en f´evrier.L`ale cahier apr`esle 25 f´evrier´etaitcelui du 28 (ou 29) f´evrier.Cela voulait dire qu’au mois de f´evrierla p´eriodicit´efut encore plus serr´ee: l’´editeuravait alors 3 ou 4 jours entre les derniers cahiers de f´evrierau lieu des 5 `a6 `ala fin des autres mois. 238 Le 22 novembre 1817, il avait achet´e,pour 20 000 francs, une maison au 338, rue Saint Denis, propri´et´equi lui rapportait 1 400 francs annuels (Arch. de Paris, DQ18 art. 237, vol. 11). Un immeuble encore plus grand, dont il ´etaitle propri´etaire,se trouvait au 18, rue Toucherat. Voir aussi p. 185. 3.5 Vers 1830 : l’´editeurvieillissant se heurte `acertains obstacles 179 bout de 42 ann´eesd’une publication ininterrompue.239 Apr`esla r´evolution, `ason grand regret, tout semblait s’effondrer : l’´el´egancedans les formes, dans les mises et dans les dires fit place `aune sorte de laisser-aller de mauvais goˆut, attitude ne rappelant aucunement la vieille urbanit´efran¸caisedont il s’´etait fait l’avocat.240 Il en ´etaittr`esaffect´e. A la d´eceptionsur la d´ecadencedes mœurs, `ala lassitude, `ala con- trari´et´eque provoquait en lui l’hostilit´ede ses adversaires s’ajoutait une autre cause de d´ecouragement. Il voyait mourir autour de lui de plus en plus d’amis et de connaissances : Louis-Philipon de la Madelaine, ancien prˆetreet auteur comme lui, dont il avait publi´ede nombreux vers depuis 1810, ´etaitd´ec´ed´ed`es 1818;241 en 1825, il avait pris part aux obs`equesde L´eonardLaglaisi`ere,agent de th´eˆatre,et d’Ad´ela¨ıde Dufr´enoy, femme de lettres souvent mentionn´ee dans son journal;242 en 1826, sa sœur Catherine avait succomb´e`aune maladie

239 En 1786, le Journal des Luxus und der Moden fut fond´epar F.J. Bertuch et l’artiste Georg Melchior Kraus. Bertuch avait beaucoup de traits communs avec La M´esang`ere. Apr`es des ´etudes de th´eologie et de lettres, il avait r´edig´e et ´edit´e des ouvrages de g´eographieet d’histoire naturelle ainsi que des livres pour enfants. Il fut ´editeurde divers p´eriodiques, dont London und Paris illustr´ede belles planches colori´ees,et m´ec`ened’ar- tistes qu’il int´egradans son entreprise. En juillet 1809, La M´esang`ereest mentionn´edans les pages du Journal des Luxus und der Moden comme “´editeurde goˆutet d’une grande conscience professionnelle”. Pour une comparaison du p´eriodique de La M´esang`ereavec ce magazine de Weimar, voir Annemarie Kleinert : Die franzosischsprachige¨ Kon- kurrenz des ¿ Journal des Luxus und der Moden À, Actes du colloque d’I´enaau titre Kultur um 1800, Heidelberg, `aparaˆıtre.Sur l’histoire du journal de mode de Wei- mar, voir Doris Kuhles, Das ¿ Journal des Luxus und der Moden À (1786-1827), dans : Gerhard Kaiser/Siegfried Seifert, Friedrich Justin Bertuch (1747–1822). Schrift- steller, Verleger und Unternehmer im klassischen Weimar,Tubingen¨ 2000, pp. 489–498. 240 Janin ´ecrit: “Plus d’une fois, (La M´esang`ere)avait oppos´eune barri`ereutile aux tours de force, aux coups de tˆete,au mauvais goˆut.”(Histoire de la litt´erature dramatique, p. 58). L’ancien abb´eavait en effet souvent regrett´edans son journal que la politesse se perde en France, par exemple le 20 avril 1827 : “Il est rare qu’un jeune homme en entrant aujourd’hui dans un salon, salue le maˆıtre;ce n’est qu’`ala maˆıtressede maison qu’il rend ses devoirs, encore souvent va-t-il tout droit `a l’´ecart´e (= jeu de l’´epoque).” 241 Voir le cahier du 10 mai 1818, avec des extraits de l’oraison fun`ebreprononc´eesur sa tombe par le vicomte Pr´evost d’Iray. N´een 1734, et j´esuitejusqu’`ala R´evolution, Louis-Philipon de la Madelaine avait publi´ecomme La M´esang`ere,dans les ann´ees1790, un livre de g´eographiesur la France “consid´er´eedans tous ses d´epartements”. Plus tard, il fut ´editeuret compositeur d’ouvrages linguistiques, de dictionnaires, de manuels de litt´erature,de livres de chansons et en mˆemetemps Intendant des Finances et honoraire de son Altesse Royale Monsieur. Selon le journal “ce doyen des chansonniers ... fut un homme de bonne compagnie dans les cercles brillans (sic) du grand monde; ses chansons ´etaient chant´eesdans la capitale; ce fut un monument de l’ancienne urbanit´e.” 242 Ad´ela¨ıde-Gillette Petit-Dufr´enoy, n´eeBillet (1765–1825), a publi´ede nombreux ou- vrages : livres de po´esies,´etudesg´eographiques,opuscules sur les femmes et la religion. De 1818 `a1821, elle a dirig´eles 37 volumes de la Biblioth`equechoisie pour les dames, de 1818 `a1825 une dizaine de volumes intitul´es Hommages aux demoiselles, et de 1820 `a1821 les deux volumes de La Minerve litt´eraire. Son nom s’´ecritaussi Dufresnoy-Billet. 180 3 L’apog´eede l’illustr´e

chronique;243 en 1827, un de ses dessinateurs mourut, Jean-Fran¸coisBosio, ainsi qu’une femme du nom de Marie Antoinette Nicole Bazin dont il devint l’ex´ecuteurtestamentaire; son ancien graveur Pierre Baquoy d´ec´edaen f´evrier 1829, nous l’avons dit; enfin, en d´ecembre 1830, Mme de Genlis, cette dame ´eloquente dont il avait si souvent cit´eles vers et romans, succomba `aun ˆage avanc´e. Plusieurs t´emoinstrouv`erent que La M´esang`erevieillissait rapidement en ce d´ebutdes ann´ees1830 alors qu’il avait toute sa vie joui d’une excellente sant´e.En 1831, un r´edacteuranonyme du journal lui donna sept ans de plus qu’il n’en avait;244 et Honor´ede Balzac, pour qui la M´esang`erea ´et´esans doute une sorte de m´ec`eneen d´ebutde carri`ere,le crut “quasi s´eculaire”,lui prˆetant un tiers de si`ecleen trop.245 La M´esang`ere´etaitdevenu misanthrope. “Ce tyran de la mode ... qui pr´evoyait, dominait, indiquait sans avoir l’air de rien indiquer, observe Jules Janin, (´etait)bien cass´e”.246 Il pr´ef´eraits’en- fermer dans son cabinet, entour´ede milliers de livres et d’objets pr´ecieux collectionn´essoigneusement au cours de sa longue vie de passionn´ed’histoire culturelle. A part les deux commis, il ne voulait plus voir personne en ce d´ebutde 1831. Que d’autres assument la tˆache qu’il avait commenc´ee! Apr`esune courte maladie, le 22 f´evrier1831, un mardi `acinq heures du soir, l’ancien abb´e,ˆag´ede 69 ans, meurt dans son lit, entour´ed’une dizaine de personnes.247 “Il s’esquive de la sc`enediscr`etement, comme un t´emoinqui aurait termin´esa d´eposition,” ´ecritun journaliste anonyme dans un article

243 Les rapports de La M´esang`ereavec sa sœur ´etaient quelque peu tendus. Dans ses lettres, il se plaint du fait que son p`erela favorisait `ases d´epens et il lui reprochait sa prodigalit´e.En 1806, `ala mort de leur p`ere,le partage de la succession familiale attribuait `acelle-ci le plus grand domaine de la famille, la ferme des Brosses `aSaint-Martin d’Arc´e. Elle consentit le 14 d´ecembre 1811 `alaisser cette propri´et´e`ason fr`ereen ´echange d’une rente viag`erede deux mille francs par an, de fa¸conqu’elle eˆutdes rentr´eesr´eguli`eres.A l’occasion de sa mort, La M´esang`erevendit ce domaine. Voir p. 185. 244 Voir l’introduction `al’oraison fun`ebrepour La M´esang`ere,publi´eele 28 f´evrier1831 par le journal : “M. ... La M´esang`ereest d´ec´ed´e ... ˆag´ede 76 ans”. 245 H. de Balzac, version pr´eliminairede la Monographie de la presse parisienne, Etudes Balzaciennes, oct. 1959, p. 322. Ce passage sur La M´esang`erefut ray´edu texte de 1842 peut-ˆetre`acause d’une incertitude de Balzac sur l’ˆagede l’´editeur.Il faut tenir compte du fait qu’il ´etaitalors exceptionnel d’atteindre `aun grand ˆage.D´ej`a`al’ˆagede 41 ans, La M´esang`erecrut ne pas vivre au-del`ade 50 ans (lettre du 10 juillet 1802 : Arch. Mun. de Baug´e).Voir aussi les lettres cit´ees`ala note 161 de ce chapitre. 246 J. Janin, Histoire de la litt´erature dramatique, p. 57. Janin, dans son enthousiasme pour La M´esang`ereet ses œuvres, exag`erequand il ´ecrit,dans le mˆemearticle, que La M´esang`ere“avait ´etabliet fond´ele seul journal imp´erissable,le seul journal ´eternel,le seul journal qui soit `al’abri de la censure, `al’abri de la foudre.” Mais il a raison d’admirer cet ´editeuret de dire que La M´esang`ere,au faˆıtede sa gloire, ´etait“le dominateur des tyrans eux-mˆemes ... Quel homme!”. 247 Voir l’oraison fun`ebreet le proc`es-verbal de la mise sous scell´esdes objets du d´efunt (Arch. de Paris, D2 U1 176). R. Houlier ´ecritque l’´editeurn’a jamais eu confiance en la 3.6 Le conflit entre les h´eritiersde La M´esang`ere 181 sur la s´erie Meubles et objets de goˆut.248 Et chez Jules Janin on peut lire : “La veille encore il commandait en tyran `ala soie, au velours, aux satins, aux rubans, aux plus belles couleurs. Pas un pli `acette ´etoffeet pas une plume `aces chapeaux, sans la permission de ce grand homme. Il ´etaitplus absolu mille fois, et plus ob´eidans ses domaines, que l’empereur dans ses royaumes.” Ainsi s’ach`eve, sans secousse et sans bruit, la carri`erede “ce h´erosde l’´etiquette”,de cet “homme de haute importance”, selon l’expression utilis´ee de fa¸conironique par un r´edacteurde La Mode un an auparavant, en f´evrier 1830. Pour ce rival, c’´etaitun “litt´erateur ... qui a la plus extraordinaire des pr´etentions, le plus singulier pouvoir ... la plus incroyable profession qui se puisse imaginer ... - (il) fait des modes! Des modes pour aujourd’hui, pour demain, pour apr`es-demain,pour la cour, pour la ville, pour Versailles, pour la province ... Ces modes, avait poursuivi ce confr`ereen 1830, c’est sa vie, c’est son drame, c’est son bonheur, c’est sa profession, son m´etier,son art; c’est lui tout entier, lui tout seul. La mode, c’est M. la M´eseng`ere(sic); M. la M´eseng`ere,c’est la mode ... (Il a) fait des modes depuis trente ans; il en fera jusqu’`ala fin.” Une page d’histoire venait d’ˆetretourn´ee.

3.6 Le conflit entre les h´eritiersde La M´esang`ere

La mort de La M´esang`ereavait plong´eses amis et connaissances dans une pro- fonde affliction. Ses proches surtout se d´esolaient : son voisin et compagnon de musique Hector Gabriel Guillon, compositeur et r´edacteurdu journal, qui, dans le discours prononc´esur sa tombe, mit en valeur sa force de caract`ere, “les bont´es”qu’il avait prodigu´ees,“les larmes qu’il a si souvent empˆech´ede verser”, son art de consoler, sa vertu, sa g´en´erosit´e,sa modestie, son esprit, sa d´elicatesse;249 son gar¸conde bureau et commis Marie Ferdinand Victor, qui, dans les premi`eressemaines apr`esla mort de son maˆıtre,r´eglales d´epenses in´evitablestels que les frais de maladie et de fun´erailles;la veuve Edm´ee Marguerite Dubois Miolle, demeurant ´egalement au no 1 boulevard Mont- m´edecine(Pierre-Antoine Lebouc ... , Acad´emiede sciences ... d’Angers, 1988, p. 310). 248 Le Decorateur´ qui regne` sur l’Empire, Connaissance des Arts, oct. 1960, pp. 92–99. 249 L’oraison fun`ebreintimiste et romantique, pleine de soupirs et de larmes, publi´ee`a la derni`erepage du cahier du 28 f´evrier1831, apporte peu de pr´ecisionssur la carri`ere publique de La M´esang`ere.Elle ne rel`eve ni ses m´eritesd’homme de lettres et d’´editeur ´eloquent, ni d’autres faits saillants de sa vie de litt´erateurpers´ev´erant (voir la reproduction de cette oraison dans Annemarie Kleinert, Un pretreˆ flechois´ devenu auteur ... , Cahier Fl´echois, 1998, p. 47). Sur Guillon, qui habitait rue Montmartre no 3, et d’autres amis du d´efunt, voir p. 76. Sur la “modestie cl´ericale”ordonn´eepar la constitution des P`eres de la Doctrine chr´etienne, voir J. de Viguerie, Une Œuvre d’´education... , p. 289. 182 3 L’apog´eede l’illustr´e

martre, gardienne de l’immeuble et femme de confiance de La M´esang`ere; puis quelques amis du pays de son enfance : son avocat baugeois Fran¸cois Desvignes, ancien camarade de classe pour qui il avait nourri une amiti´esans faille pendant quarante ans, ainsi que la fille de celui-ci, Elisa; ses cousin et cousine Pierre Ren´eDespoulains et Madelaine Delisle; son ancien camarade de chasse Le Monnier et ses anciens voisins M. et Mme Thomassin. Des personnes moins proches regrettaient ´egalement sa mort : les pauvres du quartier auxquels il avait toujours fait l’aumˆone– les orphelins, les veuves et les ouvriers et ouvri`eresindigents;250 le propri´etairede son appartement qui avait perdu un locataire solide dont le loyer ´etaittoujours pay´eun an d’avance;251 de nombreuses personnes auxquelles il avait prˆet´eou envisag´ede prˆeterdes sommes consid´erables;252 beaucoup de professionnels de la mode enrichis par lui comme tailleurs, modistes et marchands de modes ainsi que leurs employ´es;enfin, les enfants qu’il rencontrait r´eguli`erement pr`esdu bas- sin des Tuileries o`uil avait l’habitude de rire tout haut, d’apporter du pain aux poissons rouges et de cracher dans l’eau pour faire des ronds.253 Les collaborateurs du journal aussi d´eploraient la perte de leur chef, dont surtout les r´edacteursHerbinot de Mauchamps et Guillon, le dessinateur Lant´eet le graveur Gˆatine.Nomm´esg´erants provisoires du p´eriodique, ces quatre personnes assum`erent cette tˆache pendant quatre mois environ, jus-

250 L’oraison fun`ebres’adresse `acette cat´egoriede personnes : “Et vous orphelins, aux- quels il a servi de p`ere;veuves qu’il a consol´ees;ouvriers qu’il a tant de fois sauv´esde la mis`ere ... rendons un dernier hommage au plus vertueux, au meilleur des hommes.” Fayolle observe que La M´esang`ere“avait toujours dans sa poche des pi`ecesde quinze et de trente sous, pour donner aux pauvres qu’il rencontrait dans la rue.” (Biographie uni- verselle, 1854–65, t. 23, p. 82). A sa mort on a mˆemetrouv´echez lui plusieurs milliers de francs en petite monnaie (Nouvelle biographie g´en´erale, 1859, t. 39, p. 200). Le faire-part de sa mort note ´egalement cette qualit´e: “homme estimable que regretteront ... surtout les malheureux” (publi´ele 25 f´evrier1831 par le journal : Fig. 3.30). Plusieurs lettres, conserv´eesaux Arch. Mun. de Baug´e,font preuve de sa g´en´erosit´eenvers les pauvres. Ainsi exprime-t-il le 30 novembre 1807 le d´esirqu’`al’Eglise, le jour du service pour son p´ere,d´ec´ed´een 1806, il soit fait aux pauvres, `ases frais, “une distribution de pain pour une somme de cent livres”. Et le 11 janvier 1810, il demande de pr´elever sur ses fermages une somme de vingt-quatre livres et de la remettre au cur´ede Baug´epour les pauvres. La M´esang`eresemble donc avoir v´ecula devise de ses confr`eresde la Doctrine chr´etienne: pratiquer la charit´ebas´eesur l’amour et la confiance en Dieu. 251 Pour le loyer de 105 francs par mois, voir Arch. de Paris, DQ7 3434, 20 aoˆut1831, no 642. 252 Au moment de sa mort, il avait dix-sept d´ebiteursqui lui devaient 15 400 francs environ. Les plus grosses sommes ´etaient prˆet´ees`ala famille Rouchar (6 000 francs), `aM. Lauresqui (4 000 francs) et `aMM. Desvignes et Gaillon (environ 500 francs chacun). Le registre des Archives de Paris (DQ7 3434) note encore deux reconnaissances de 1 000 francs chacune sans mentionner les noms des d´ebiteurs,plus 11 “mandats, bons, reconnaissances ou billets sur divers d´efaill´es”pour 2 000 francs environ. 253 Selon La Mode, 20 f´evrier1830. 3.6 Le conflit entre les h´eritiersde La M´esang`ere 183

Figure 3.30 Faire part et costume en velours noir, pr´esent´esle 25 f´evrier1831, trois jours apr`esla mort de Pierre de La M´esang`eredans le p´eriodique qui lui a assur´eune c´el´ebrit´emondiale et une grande fortune. La robe, montr´eede face et de dos `ala page 89, est typique du style romantique : taille de guˆepe, un corsage tripl´e,manches `agigot et jupe large descendant jusqu’`ala cheville. Le collet de toile fine, pliss´eet empes´e,appel´e e ¿ fraise À en souvenir des collets du XVI si`ecle,devint une mode entre autres par la r´eimpressiondes œuvres de Rabelais par Johanneau, collaborateur du journal. qu’`ala vente du journal, et veill`erent `ala parution sans interruption du Journal des Dames. En effet, trois jours apr`esla mort parut le num´erosui- vant parce qu’ils avaient tout de suite embauch´eun homme de lettres du nom de Lagarenci`erequi s’en occupa.254 Dans ce cahier on devine `apeine le d´esarroide l’´equipe : une courte notice n´ecrologique(Fig. 3.30) et deux

254 Lagarenci`ere,demeurant 14 rue des Petits Augustins, r´eclama240 francs pour sa collaboration en f´evrieret mars 1831. “C’est une cruelle chose que d’avoir des occupations futiles, quand on est afflig´e,”avait ´ecritLa M´esang`ere`ason avocat de Baug´equelques ann´eesplus tˆot,le 2 f´evrier1807 (Arch. Mun. de Baug´e).Les g´erants auraient pu prononcer cette sentence `ace moment difficile. 184 3 L’apog´eede l’illustr´e gravures de femmes en robes fonc´ees.Bien que les robes ne soient pas d´ecrites comme habits de deuil, elles se d´etachent nettement des autres mod`elesen blanc ou pastel pr´esent´esen 1831. Le jour de l’enterrement, le 25 f´evrier,l’´equipe au grand complet et une foule d’amis et d’admirateurs rendirent un dernier hommage `al’´editeur.Au cimeti`ere,aux cˆot´esdes g´erants de l’illustr´e,se tenaient la comtesse de Bradi, r´edactricedu magazine depuis 1818, avec sa fille Marie de l’Epinay, qui allait devenir ´editricedu journal dans les ann´ees1836 `a1837; Hugier de Saint-Amand, journaliste dont La M´esang`ereavait lev´el’anonymat dans la troisi`eme´editionde son Dictionnaire des proverbes (voir p. 253); les po`etes Deschamps, Mollevaut, Vien et Desbordes-Valmore, dont les vers avaient ´et´er´eguli`erement publi´esdans le p´eriodique; les artistes Isabey et Delvaux,255 cr´eateursde nombreuses gravures de la revue; Gaigni`eres,ami qui lui avait prˆet´edes portraits en miniature pour que les artistes du journal en fassent des dessins pour la Galerie des femmes c´el`ebres; enfin Carpentier-M´ericourt,l’im- primeur du magazine depuis 1823. La M´esang`ereavait ´et´ele bienfaiteur de nombre d’entre eux et les avait tous impressionn´espar son ´enorme´erudition et son fantastique talent d’organisateur. Janin, alors observateur du cort`ege fun`ebre,´ecritdans ses souvenirs, publi´esen 1853 : “Les jeunes ouvri`eresat- tendirent le convoi sur la porte, et firent une belle r´ev´erence`aleur seigneur et maˆıtre. ¿ Adieu, disaient-elles, ing´enieuxcoureur d’aventures `atravers la gaze et le satin! Adieu, l’inventeur des plus amusantes fanfreluches! À On saluait, on pleurait, on riait au passage de cette bi`erefrivole. Un po`etede l’Almanach des Muses ... improvisa une ´el´egieen l’honneur de ce d´efunt qui avait habill´eet d´eshabill´etant de passions; un bel esprit ´ecrivait sur sa tombe `apeine ferm´eeune sentence qui ne pouvait convenir qu’au fondateur du Journal des Modes : ¿ Ne rien croire et tout oser! À Il repose ... dans une touffe de coquelicots, de roses et de romarin.”256 (voir plus loin Fig. C.4).

255 L’artiste Delvaux, qui signa de 1831 `a1839 plusieurs planches du journal, est difficile `aidentifier. Quelques gravures portent la simple signature Delvaux, d’autres sont sign´ees ou bien Aug. Delvaux, A. Delvaux, Aug. Delv., A. Dx ou AD (voir pl. 2218 et 2970 de Fig. 3.22 et 4.4). Il existe une famille de graveurs du nom de Delvaux. Le p`ere,Remi-Henri- Joseph Delvaux (1750–1823) signait g´en´eralement de son seul nom. Son fils, Marie Auguste Delvaux (1786–1836), mettait un pr´enomet le nom. A en croire B´en´ezit(Dictionnaire ... , Paris, t. 3, 1960, p. 166) il y eut aussi une fille du pr´enomde Marie-Augustine Delvaux, n´eela mˆemeann´eeque son fr`ereet graveur comme lui et son p`ere.Fr`ereet sœur auraient utilis´ela mˆemesignature. En tout cas, un ou plusieurs Delvaux ont grav´egrand nombre de planches du journal, ainsi qu’une illustration de la s´erie Costumes de ... haute et moyenne classes (vers 1828). La collaboration d’un A. Delvaux est aussi attest´eed`es1822 par le Petit Courrier des Dames et de 1832 `a1834 par La Mode. 256 Janin, Histoire de la litt´erature dramatique, p. 58. Les ann´ees1831 et 1832 de L’Alma- nach des Muses ne comportent pas de vers personnels sur La M´esang`ere,mais un po`eme par Salme jeune intitul´e Les Fun´erailles, d´ecrivant d’une fa¸cong´en´eralela c´er´emoniede l’enterrement d’un homme riche. En voici quelques lignes : “Cur´e,vicaire, enfant de chœur 3.6 Le conflit entre les h´eritiersde La M´esang`ere 185

Quant aux lecteurs du journal, ils ne s’aper¸curent que petit `apetit de la disparition de l’´editeur.Jusqu’au 30 septembre 1831, au bas de la derni`ere page de chaque cahier, la r´edactioncontinuait d’´ecrireque “tout ce qui est relatif `ace Journal doit toujours ˆetreadress´e,port franc, `aM. La Mesang´ ere` ”. Apr`es,jusqu’`ala fin de 1831, la note fut remplac´eepar la formule : “doit toujours ˆetreadress´e,port franc, Au Directeur, boulevart (sic) Montmartre, no 1”. A partir du 5 janvier 1832, est signal´eun change- ment d’adresse (place de la Bourse no 9), mais le nom du nouveau directeur, qui avait d´ebut´een juillet 1831, n’est toujours pas indiqu´e.257 En outre, le style de l’illustr´ene changea qu’`apartir de mars 1832. Toutefois, dans les coulisses, la mort du maˆıtreavait provoqu´etout de suite beaucoup de remous, notamment sur le plan juridique. Les autorit´es avaient mis en route les formalit´esd’inventaire des biens du d´efunt : son notaire Joseph Genoux avait pr´evenu le juge de paix du deuxi`emearron- dissement, le jour mˆemedu d´ec`es,pour faire poser les scell´essur l’appar- tement de l’´editeur.Une demi-douzaine d’h´eritiers,vrais et faux, s’´etaient pr´esent´esrapidement pour r´eclamerleur part de la succession en perspec- tive. La M´esang`ere´etaitun parent de grand int´erˆet: il ´etaitd´ec´ed´eintestat et sans enfants; il avait poss´ed´edeux grandes maisons qui allaient rapporter `aleur vente environ 100 000 francs chacune;258 et il avait collectionn´edes objets pour plus de 55 000 francs,259 fortune qui correspond `ades centaines ou suisse,/ Dans son accoutrement chacun s’est surpass´e:/ C’est fˆetepour l’Eglise .... un riche est tr´epass´e!/Le d´efunt qu’on attend laisse force richesses,/ Aussi, ses h´eritierspro- diguent leurs largesses;/ Et l’on peut dire, au moins : Ils d´epensent en frais/ Ce qu’ils ne pourraient pas d´epenser en regrets./ La maison du Seigneur est, dans son ´etendue,/D’un long tapis de deuil artistement tendue :/ Bientˆotquatre chevaux, richement harnach´es/ Traˆınent un corbillard dont les coins panach´es,/R´ev`elent au passant la classe fortun´ee/ Du mortel dont finit l’obscure destin´ee./...” (L’Almanach des Muses, 1831, pp. 214–215). 257 En fin des cahiers, la mention “tout ce qui est relatif `ace Journal ... ” disparaˆıt`a partir du 5 janvier 1833. Alors l’adresse est indiqu´ee`ala premi`erepage des num´eroso`u sont ´egalement mentionn´esle prix, la p´eriodicit´e,le nombre des gravures par mois, etc. 258 Ayant h´erit´een 1806 de ses parents plusieurs fermes et terres dans les r´egionsbau- geoise et angevine, La M´esang`ereavait vendu, le 22 mai 1827, les trois domaines les plus grands, au gestionnaire de ces possessions immobili`eres,Fran¸coisDesvignes, notaire vivant `aBaug´e,pour une somme de 70 000 francs, puis `adiverses personnes les autres propri´et´es angevines. Toute sa vie, ces biens avaient ´et´e“des objets p´enibles”,`aen croire plusieurs lettres, dont celle du 20 avril 1804. Avec l’argent, il achetait deux maisons `aParis. Apr`es sa mort, sa premi`erepropri´et´e`aParis, l’hˆotelparticulier situ´eau 338 rue Saint-Denis, fut vendue pour la somme de 93 143 francs, le 10 mai 1833, au couple Charles et Marie Rose Toussaint (n´eeLebigot). Plus tard, en 1863, cette maison fut d´emolie(Arch. de Paris, DQ18 art. 237, vol. 11). L’autre immeuble, situ´eau 18, rue Toucherat, dont les documents de vente sont introuvables, doit avoir ´et´eencore plus grand car il rapportait un loyer plus consid´erable.Voir aussi p. 178. 259 La somme s’´el`eve pr´ecis´ement `aune valeur estim´eede 55 633,15 francs (Arch. de Paris, DQ7 3434, no 642). 186 3 L’apog´eede l’illustr´e de millions de francs actuels.260 Certaines personnes, notamment le gar¸con de bureau du journal et les quatre g´erants charg´esd’assurer la survie de ses p´eriodiques dans des conditions difficiles, avaient un int´erˆetl´egitime`aem- ployer provisoirement au moins des sommes minimes de l’argent accumul´epar La M´esang`ere.Ils devaient r´eglerles nombreux probl`emesfinanciers et struc- turels qui ne manquaient pas de se poser.261 D’autres gens, ˆapresau gain, ´etaient l`aparce que ce riche d´efunt suscita leur curiosit´e. L’´evaluation des biens allait prendre quatre mois, tant il y avait de choses pr´ecieusesdans le duplex du no 1 du boulevard Montmartre.262 On avait trouv´eplusieurs trousseaux de cl´esde placards, commodes et consoles rem- plis de papiers et d’objets de prix. Les pi`ecesles plus pr´ecieusesde l’apparte- ment ´etaient la vaste biblioth`equeet un cabinet de curiosit´esappel´e“cabinet noir” qui renfermait un grand nombre de sp´ecimensde collection.263 La bi- blioth`eque´etaitriche de milliers de livres, dont certains anciens et rares. De nombreux ouvrages ´etaient en plusieurs volumes ou en double. Dans le ca- binet de curiosit´eson d´enombrait des milliers d’objets d’art et des bibelots pr´ecieux,par exemple des tableaux peints `al’huile dont 1 500 portraits ou miniatures d’hommes et de femmes c´el`ebresdepuis le XIVe si`ecle.264 Au to- tal, la valeur des objets de ces pi`ecesde l’appartement fut estim´ee`a28 000 francs environ, une richesse qui s’explique en partie par l’habitude qu’avait La M´esang`ered’acheter ou de collectionner jour apr`esjour ce qui pouvait l’aider dans ses ´etudeset son entreprise. Certains ouvrages ´etaient sans doute des sp´ecimensre¸cus`atitre gratuit afin qu’il en fasse des comptes rendus dans le journal.265

260 Voir la table comparative de la valeur de l’argent donn´eepar R. de Livois, p. 318. Comme cette table s’arrˆeteen 1964, il faut tenir compte de l’inflation depuis (voir p. 20). 261 Le commis paya 664 francs pour les frais de maladie du d´efunt, 183,40 francs pour les fournitures de marchandises, 163 francs au coiffeur Fran¸coisMarie Lefay, 212 francs pour les frais fun´eraireset 100 francs de gages aux employ´esdomestiques (dont ceux d’un portier d’une maison appartenant `aLa M´esang`ere).Les appointements des collaborateurs et r´edacteurset les frais de mat´eriauxet de timbre n´ecessaires`ala publication du journal et aux s´eriesde gravures s’´elevaient `a1 500 francs (voir le proc`es-verbal de la pose des scell´essur l’appartement de La M´esang`erequi fournit des indications sur les mesures prises apr`essa mort et sur les personnes impliqu´ees: Archives de Paris, D2 U1 176). 262 Pour une description de cet appartement, voir pp. 82 et 83. 263 Les cabinets de curiosit´es, install´es dans beaucoup d’habitations riches du XIXe si`ecles,avaient une tradition remontant `ala renaissance. Voir Horst Bredekamp, La Nostalgie de l’antique : statues, machines et cabinets de curiosit´es, Paris 1995. 264 Plusieurs gravures de la Galerie des femmes c´el`ebres portent en l´egende“D’apr`esun portrait (sur bois ou `al’huile) (ou d’apr`esune miniature ou des ´emaux)du Cabinet de l’Editeur”. 265 Parmi les ouvrages de la biblioth`equedont le compte rendu se trouve dans le journal, figurent les Œuvres diverses de Lacretelle aˆın´e, Paris 1802, les Œuvres in´editesde Grosley, 3.6 Le conflit entre les h´eritiersde La M´esang`ere 187

Apr`esavoir tout examin´eet class´e,le juge de paix apposa une vingtaine de scell´essur les portes et tiroirs. Il ´etaitassist´epar un commis greffier qui ´etaittellement impressionn´epar cette exp´eriencequ’il prit la d´ecision, malheureusement jamais r´ealis´ee,de publier ses impressions.266 Dans les jours suivants, une quinzaine de personnes encore prenaient part `acet inventaire : un expert charg´ed’estimer la valeur de chaque objet, des gens de service engag´es`aporter les paquets, les deux domestiques du d´efunt, les g´erants du journal, les vrais et faux h´eritiers.Tous allaient et venaient, observant, prenant des notes, organisant ou perturbant les op´erations. Il fallut plusieurs jours rien que pour compter les exemplaires invendus des gravures qui s’entassaient dans les placards et vitrines de la grande anti- chambre menant au bureau du journal. On finit par les mesurer en m`etres.Un placard contenait `alui seul : “Trois m`etresde gravures de modes & voitures, le m`etrecontenant environ 4 800 gravures, soit un total d’environ 14 400 gra- vures. Deux m`etresquatre-vingt-dix de gravures de costumes de divers pays, soit environ 14 000 gravures. Un m`etrede gravures de femmes c´el`ebres, soit environ 4 800 gravures. Quarante centim`etresde travestissemens (sic) et de caricatures, soit 1 600 gravures ... ” Il y avait onze placards dans la seule entr´eedu bureau. On trouva au total 123 800 ´epreuves d’estampes de couleur environ, y compris la collection de celles qui n’´etaient pas fabriqu´eesdans l’en- treprise de l’´editeur.Le seul nombre des illustrations provenant du Journal des Dames et des Modes s’´elevait `a52 700. Parmi les autres gravures r´eper- tori´eesfigurent “20 000 ´epreuves de couleur du Journal des Meubles, 7 200 des cauchoises, 6 400 des costumes de divers pays, 4 800 des femmes c´el`ebres, 4 000 du Bon Genre, 1 600 des grisettes et ouvri`eres de Paris, 1 300 des tra- vestissements, 1 200 des haute et moyenne classes, 800 des merveilleux, 100 des costumes orientaux et une vingtaine de chacune des s´eriesmineures telles que costumes d’enfans (sic), costumes italiens et vues de Paris” (Fig. C.3). Les officiers minist´erielsdevaient ´egalement d´eterminerla valeur de 13 000 dessins et aquarelles (Fig. 3.31), dont plus de 2 700 cr´e´espour le Journal des Dames ... , ainsi que la valeur de 3 000 cuivres ayant servi `aimprimer ces feuilles artistiques. L’ensemble des illustrations fut estim´e`aplus de 12 000 francs, compte tenu d’une ´evaluation de chaque planche `aquelques centimes ou quelques francs seulement, selon les sujets repr´esent´eset les ann´eesde

Paris 1812, les Œuvres compl`etesde La Fontaine, ´edit´eespar Pillet en 1817, et les M´emoires pour servir `al’histoire des mœurs et usages des Fran¸cais, par Caillot, Paris 1827. 266 Il s’agit de Michel Augustin Duhamel, plus tard avocat, alors apprenti du juge Jean Paul Lerat de Magnitot, charg´ede l’´evaluation des biens. Le 20 septembre 1838, la r´edactiondu journal avertit le lecteur qu’il pourra lire une s´eried’articles “dans le tri- mestre d’octobre 1838 `ajanvier 1839” intitul´ee La Biographie de M. de la M´esang`ere par Duhamel. Cette s´erien’a jamais ´et´epubli´ee,peut-ˆetre`acause des difficult´esrencontr´ees en janvier 1839, avant la disparition du journal. 188 3 L’apog´eede l’illustr´e

Figure 3.31 A la mort de La M´esang`ere,on a trouv´e,dans son cabinet de travail, plus de 123 800 illustrations, dont surtout les dessins et gravures non vendus des publications ´edit´eesau bureau de l’ancien abb´e.Ici deux aquarelles, l’une pour la s´erie Modes de Paris. Costumes d’enfans (sic), l’autre pour le Journal des Dames et des Modes, munie du chiffre 1807 pour indiquer l’ann´eede parution. parution. Les planches parues en 1830 et 1831 ´etaient ´evalu´eesplus cher que les planches ant´erieures.Aujourd’hui, une seule gravure de mode coˆuteentre 50 et 500 francs! Il fallut ensuite compter les pi`ecesd’argent enfouies dans les tiroirs de l’appartement (presque 4 400 francs), ´evaluer le prix des meubles et affaires personnelles (700 francs), trier les reconnaissances de dettes pour les sommes prˆet´ees(au total exactement 15 437,15 francs), classer les mandats de poste et les titres de propri´et´eimmobili`ere.Le loyer annuel des deux maisons de La M´esang`eres’´elevait `a3 000 francs environ. Les h´eritiersauraient aussi le droit de se faire rembourser les 1050 francs du loyer de l’appartement, pay´ed’avance et non utilis´e. Parmi les personnes r´eclamant leur droit `al’h´eritage,deux vivaient dans le pays d’enfance de La M´esang`ere,plus pr´ecis´ement entre Le Mans et Angers, pr`esde La Fl`eche, aux confins des d´epartements de la Sarthe et du Maine-et- 3.6 Le conflit entre les h´eritiersde La M´esang`ere 189

Loire.267 L’une ´etaitun cousin au cinqui`emedegr´een ligne maternelle, Pierre Ren´eDespoulains, habitant une propri´et´e`aBaug´eet maire de la commune de Pontign´e,o`u´etaitn´el’´editeur.L’autre ´etaitune cousine au septi`eme degr´edu cˆot´epaternel, Madelaine Charlotte Jos´ephineBourr´e,´epouse du propri´etaireMarie Ren´eLeballeur Delisle, demeurant au Lude.268 Ne pouvant venir `aParis en personne, ces deux h´eritiersavaient autoris´eCharles-Jean- Marie Leballeur, fils de l’h´eriti`ereBourr´eet employ´e`al’administration des Postes `aParis, `aagir en leur nom. Les quatre autres personnes se pr´esentant comme h´eritiers´etaient mem- bres d’un clan parisien, la famille Damours. L’une habitait pr`esde chez La M´esang`ere,l’un d’eux exer¸caitle m´etierde graveur, ce qui explique qu’ils connaissaient le d´efunt.269 Leur demande ´etant contest´eepar le cousin et la cousine, un proc`ess’engagea entre les v´eritablesayants droit et les Damours. Elle provoqua des menaces r´eciproques, des intimidations lanc´eescontre les g´erants du journal, des retards dans l’inventaire des biens du d´efunt, en- fin un gaspillage de temps en appels inutiles.270 Bientˆotla r´eclamationdes pr´etendush´eritiersparisiens s’av´erafallacieuse. Ils ´etaient accus´esde n’avoir “produit aucune pi`ece´etablissant leur pr´etenduequalit´e”,documents pro- mis d’une s´eance`al’autre, de n’avoir cess´ed’“entraver par des difficult´es de toute esp`ece,par des tracasseries sans objets le juge de paix” et d’avoir d´erang´etoutes les parties engag´ees`ainventorier les biens du d´efunt. On les condamna aux d´epens, tout en s’indignant de leur impudence. Une fois de

267 Voir le plan de cette r´egion,p. 332. Le journal eut grand nombre d’abonn´esdans les petits bourgs de cette r´egion,notamment `aMarolles, `aMamers, `aLa Fert´e-Bernard,`a Montdoubleau, `aBaug´e,`aAngers et au Mans (voir Fig. 3.8 et 3.9). 268 Le 22 mars 1831, l’´epoux de l’h´eriti`erepr´esenta les documents attestant la parent´e avec le d´efunt, documents ´etablispar M. Fr´emont, notaire au Lude et par M. Brin, juge au Tribunal de La Fl`eche (voir le manuscrit de l’inventaire apr`esd´ec`esconserv´eaux Archives d´epartementales de Maine-et-Loire). 269 Il s’agit de Charlotte Badoulleau, veuve Damours, habitant faubourg Poissonni`ere, d’Augustin et d’Hyppolite Damours (le dernier ´etaitgraveur), et de Marie Louise Damours, veuve Belin Deballu. Voir les notes du proc`es-verbal conserv´eesau Grand Minutier des Archives Nationales, cote III, 1465. 270 L’avocat des Damours, un certain Lemonnier, s’en prend `ala g´en´ealogiepr´esent´eepar les v´eritablesh´eritiers,faisant remarquer que les documents attestent divers pr´enomset que “cette diff´erencede pr´enomsrend leurs droits pr´etendusau moins fort incertains s’ils ne sont compl`etement nuls” (l’´editeurs’appelait Pierre Joseph Antoine ou Pierre Antoine, son fr`erecadet Pierre Joseph seulement). Il y eut aussi diff´erentes fa¸consd’´epeler le nom qui prˆetait`ades fautes d’orthographe : Delalain note dans L’imprimerie ... : La M´esang`ere, Lam´esang`ere, Lam´eseng`ere. La Biographie indiscr`ete ... de 1826 appelle l’´editeur M. de la Messang`ere. Le Dictionnaire des 25 000 adresses de 1827 le d´esignemˆemecomme mad. La M´esang`ere. Au cours du proc`es,les h´eritierssoup¸connent aussi les g´erants provisoires du journal de vouloir s’enrichir, puisque ceux-ci s’´etaient fait verser une somme de 1 500 francs en billets, lettres de change et mandats postaux pour r´eglerles d´epenses urgentes. 190 3 L’apog´eede l’illustr´e plus, des richesses accumul´eesavec probit´ependant de longues ann´eesavaient excit´ela cupidit´ede gens malhonnˆetes. Pendant la dur´eedu proc`esse d´eroulaitla vente des biens de La M´e- sang`ere.Elle allait s’´etendresur plusieurs mois et fut ainsi r´epartie: une journ´eeau d´ebutdu mois de juillet 1831, le 4, pour c´ederle Journal des Dames et la s´erie Meubles et Objets de Goˆut; une semaine `ala mi-juillet pour d´ebiterles objets d’art; vingt-trois jours en novembre et d´ecembre pour vendre les ouvrages de la biblioth`equeet le gros lot des exemplaires inven- dus de gravures et dessins. Quant aux objets d’art, ils ´etaient en mat´eriaux pr´ecieux: “en ivoire sculpt´e,´emailde Limoges, laque de Chine, ´ecaille,bur- gau, bronze, fer damasquin´e ... , agathe, jaspe, lapis, bois p´etrifi´e,bois odo- rant, cornaline ou succin”. Il y avait des coffrets garnis en argent vermeil, des plaques, vases, horloges, verrous, bustes, coupoirs, tabati`eres,boˆıtes,verres, coupes, bonnets tiss´esen or, tableaux encadr´es,peintures sous verre et por- traits en miniature, dont plusieurs remontant `ala Renaissance. Un catalogue fut r´edig´epour faire connaˆıtreces objets, ´enum´erant 364 titres, un autre pour annoncer les manuscrits, livres et p´eriodiques de La M´esang`ere.271 Les amateurs des ouvrages de la biblioth`equese pressaient pour examiner surtout les manuscrits sur v´elin,ornement´esde lettres en or et en couleur. Le lot le plus cher fut un Mist`ere de la Passion, J´esuscristjou´e`aAnger (sic), ´editiongothique d’une grande raret´evendue 301 francs (no 723 du Ca- talogue ... ). Un autre lot tr`espr´ecieuxde cinq volumes fut vendu 283 francs, intitul´e Catalogue raisonn´edes livres de la biblioth`equede l’abb´eGoujet, tran- scrit fidellement sur son manuscrit par son neveu. On offrit aussi `aun prix ´elev´edes ouvrages ornement´esde tr`esbelles figures dont un grand nombre d’Heures Gothiques comme le Miroir des vanit´eset pompes du monde (no 50 du Catalogue ... ) ainsi que des histoires du costume richement illustr´ees.272

271 Ces catalogues, que nous avons consult´e`ala BN, permettent aussi de connaˆıtreles prix obtenus et les acqu´ereursde certains objets de vente : Catalogue du Cabinet de feu M. la M´esang`ere, Paris 1831 (55 p.) et Catalogue des livres de la biblioth`equede feu M. de la M´esang`ere, Paris 1831 (200 p.). La vente des objets d’art eut lieu du 18 au 23 juillet 1831, celle des livres du 14 novembre au 7 d´ecembre 1831. 272 Parmi les histoires du costume, un des titres les plus chers ´etaitun lot de gravures intitul´e Costumes des seizi`emeet dix-septi`emesi`ecles, par Bonnard, en 4 vol., vendus 229 francs. D’autres titres pr´ecieux´etaient un Recueil de tous les costumes des ordres religieux et militaires, par Bar, Paris 1778, 6 vol. (161 francs); The Costume of Great Britain, par W. Pyne, pr´esentant 60 planches en couleurs (105 francs; no 475 du Catalogue); Costumes de l’Empire de Russie, ayant 73 planches en couleurs (91 francs; no 477); Costumes de la Chine, illustr´esde 60 planches en couleurs (78 francs; no 480); Tableau historique des costumes, des mœurs et des usages des principaux peuples de l’antiquit´eet du moyen ˆage, par R. de Spallart, en 14 vol., Metz 1804 et 1810 (76 francs); enfin, un Recueil des habillements de diff´erentes nations, anciens et modernes, d’apr`esHolbein, Van-Dyck et Hollar, Londres 1757, 2 vol., contenant 240 planches colori´ees(57,50 francs). 3.6 Le conflit entre les h´eritiersde La M´esang`ere 191

La biblioth`equecontenait aussi une grande collection de journaux : non seu- lement ceux sur la mode comme le Cabinet des Modes et ses successeurs, ann´ees1785 `a1793 en 9 volumes, ainsi que les journaux f´emininsallemands et anglais comme le Journal des Luxus und der Moden, ann´ees1798 `a1813, et le Repository of Arts, ann´ees1809 `a1815, mais aussi quantit´ed’autres p´eriodiques tels que le Mercure de France des ann´ees1717 `a1792 et 1809 `a1819, les 46 volumes du Journal des Arts des ann´ees1799 `a1815, les 17 vo- lumes des Archives Litt´eraires de l’Europe de 1804, les 16 volumes du Journal des Gourmands de 1806, et les 11 volumes des Actes des Apˆotres du temps de la R´evolution de 1789. Les 2 091 titres offerts au cours de l’adjudication de la biblioth`eque´etaient catalogu´essur 200 pages sous les rubriques de Th´eologie, Jurisprudence, His- toire, Belles-Lettres, Sciences et Arts. Plusieurs livres de la section Th´eologie (probablement achet´eslorsque La M´esang`ere´etaitprˆetre)contenaient des additions manuscrites de sa plume.273 La section Histoire ´etaittr`es´etoff´ee, contenant 700 titres. Celle de Sciences et Arts, plus volumineuse encore, ´etaitclass´eeen plusieurs cat´egories: Philosophie (dont plusieurs livres sur l’´ethique), Commerce, Politique, Economie, M´etaphysique, Magie, Physique, Histoire Naturelle, Agriculture, Botanique, Histoire des animaux, M´edecine, Chimie, Math´ematiques, Arts lib´eraux, Beaux-Arts, Gravures (surtout pr´esen- tant des costumes), Architecture, Militaire, Gymnastique, Industrie, Belles- Lettres, Mythologie, Philologie, Epistolaires ... Quantit´ede titres compre- naient des dizaines de volumes. Ainsi avait-on class´esous Recueil de Lettres - 93 volumes; sous Recueil de dictionnaires - 77 volumes; sous Recueil sur les Femmes - 68 volumes; sous Recueil de voyages - 63 volumes; sous Recueil de fables de diff´erens auteurs - 59 volumes. Plusieurs centaines d’ouvrages, jug´essans grande valeur, ´etaient r´eunissous forme de lots intitul´es“anec- dotes”, “m´emoires”,“atlas”, “biographies”, “esprit”, “catalogues”, “anas”. Les anas seuls comprenaient 37 volumes. Les commissaires assur`erent aussi deux vacations `apart pour les livres d´esassortiset bon march´e. Mais avant les ventes des objets pr´ecieuxet des livres eut lieu celle qui r´eglaitla succession du Journal des Dames et des Modes et de la s´eriesur les meubles et objets de goˆutappel´ee Journal des Meubles.274 Cette premi`ere

273 La M´esang`erene perdit jamais l’int´erˆetqu’il avait pour la th´eologie.A sa mort, sa biblioth`equecomprenait nombre de volumes de th´eologiedont ceux d’une grande valeur : l’Histoire des ordres religieux (de A. Schoonebeck, Amsterdam 1695), l’Histoire du clerg´e (4 vol., Amsterdam 1716), et un Recueil des costumes religieux (de P. Bonnein, Nuremberg 1724). Il avait mˆemecopi´e`ala main quatre cahiers d’un livre ´ecritpar un religieux, l’abb´e Rangeard, intitul´e M´emoires historiques pour servir `al’histoire d’Anjou (voir p. 171). 274 Sur le Journal des Meubles, voir pp. 69, 172 et 356 `a358. Il manque un ouvrage de recherche sur cette s´eriesi importante ´edit´eepar La M´esang`ere.Il est surtout difficile de dater pr´ecis´ement les planches dans les premi`ereset derni`eresann´eesde parution. 192 3 L’apog´eede l’illustr´e vente, pr´evuepour le 4 juillet 1831 `atreize heures pr´ecises,fut annonc´ee publiquement par une grande affiche (Fig. 3.32), puis par le magazine d’an- nonces judiciaires et l´egales Les Affiches Parisiennes, cahier du 17 juin 1831. L’estimation pour la liquidation fut maigre : 703 francs 50 centimes au total, dont 475 francs pour le Journal des Dames et des Modes. La vente allait donner droit `ala publication des deux p´eriodiques et allait inclure, pour le Journal des Dames, l’achat de 224 cuivres, de 10 700 gravures et de 2 400 cahiers du magazine, ainsi que pour le Journal des Meubles, l’achat de 100 cuivres et de 5 800 ´epreuves de couleur. Cette somme estim´eefut d´erisoire pour des titres publi´espendant trente ans environ, qui avaient procur´eune telle fortune `aLa M´esang`ere,d´erisoiresurtout par rapport aux livres et ob- jets d’art c´ed´espar la suite lors des deux autres ventes aux ench`eres.Une seule collection des cahiers du Journal des Dames comprenant les ann´eesde 1797 `a1829 et reli´esen 36 volumes, allait y trouver un acheteur `a137 francs. Treize ans avant la mort de l’´editeur,le 25 mai 1818, un r´edacteurano- nyme du journal, peut-ˆetreLa M´esang`erelui-mˆeme,avait philosoph´esur le d´ec`esde ceux qui poss`edent des biens : “une vente apr`esd´ec`es ... - rien, `amon avis, n’est plus triste. A peine, les tentures noires sont-elles enlev´ees, que vite on ouvre les portes `adeux battants. L’un marchande le lit du d´efunt, l’autre sa garde-robe, personne ne veut de son portrait.” C’est vrai : le por- trait de l’homme qui a collectionn´eet fait dessiner tant d’hommes et de femmes c´el`ebresreste introuvable.275 Selon La Mode du 20 f´evrier1830, une caricature de Charlet portant la l´egende“Caporal, v’nez reconnaˆıtre” est cens´eerepr´esenter l’ancien prˆetre.Mais on n’y voit qu’un homme vu de dos, sans traits particuliers.276 Peu importe. L’œuvre que La M´esang`erea laiss´ee en dit plus sur sa vie et ses aspirations que mille esquisses de sa personne.

275 Au Cabinet des Estampes de la BN (cote Ne 63 et N 2, 961) est conserv´ele portrait grav´ed’une marquise de La M´esang`ere, originaire de Rouen, fille de Mme de la Sabli`ere, amie de La Fontaine (`alaquelle il d´ediala fable Daphnis et Alaimandre) et mod`eled’un personnage fictif mis en sc`enepar Fontenelle dans La Pluralit´edes mondes. Il nous a ´et´e impossible de savoir si cette dame est une ancˆetrede La M´esang`ere. 276 Il s’agit d’une caricature pr´esentant un soldat face `aun ours (BN Est. DC 102, fol. t. V, inv. 265, pi`ece17). R. Gaudriault estime que cette caricature n’a rien `avoir avec La M´esang`ere(La Gravure de mode ... , p. 147). Tout de mˆeme,elle pourrait pr´esenter deux personnages importants pour le journalisme : l’´editeurd’un journal en n´egociation avec un employ´ed’imprimerie. Car selon Balzac (Illusions Perdues, p. 124), les pressiers de l’imprimerie ´etaient surnomm´es“ours”, de par leur “mouvement de va-et-vient, qui ressemble assez `acelui d’un ours en cage, par lequel ils se portent de l’encrier `ala presse et de la presse `al’encrier”. Concernant le caporal, Balzac compare le monde de la presse `aune arm´eemilitaire : “dans l’arm´eede la presse, chacun a besoin d’amis, comme les g´en´erauxont besoin de soldats! Lousteau (un des journalistes d’Illusions Perdues) voulait passer caporal, l’autre voulait ˆetresoldat” (p. 349). La M´esang`ereserait alors le caporal de la caricature, l’ours un pressier qui lui demande si les copies des feuilles fraˆıchement imprim´eessont bonnes. 3.6 Le conflit entre les h´eritiersde La M´esang`ere 193

Figure 3.32 Affiche de 1831 annon¸cant la vente du Journal des Dames et des Modes et celle de la s´erie Meubles et Objets de Goˆut apr`esla mort de leur ´editeurPierre Joseph Antoine de La M´esang`ere.