Pour Une Relecture Des Bourgeois À Vienne (1813) Et Des Étrangers À Vienne (1814) D’Adolf Bäuerle
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UN THÉÂTRE « QUI NE FAIT DE MAL À PERSONNE » ? POUR UNE RELECTURE DES BOURGEOIS À VIENNE (1813) ET DES ÉTRANGERS À VIENNE (1814) D’ADOLF BÄUERLE Comme le propose Jacques Le Rider, éminent spécialiste de la littérature et de l’histoire culturelle autrichiennes, on peut sans doute « parler d’un système littéraire autrichien différent du système littéraire allemand, par exemple en termes de périodisation1. » Ainsi, des périodes majeures de l’histoire littéraire allemande telles que le Sturm und Drang ou le naturalisme sont presque absentes en Autriche, alors que le Biedermeier ou la modernité viennoise autour de 1900 sont bien plus représentés en Autriche qu’en Allemagne. Dans ce contexte, Adolf Bäuerle (de son vrai nom Johannes Andreas Bäuerle, 1786- 1859), écrivain et journaliste autrichien, fut également et surtout l’un des principaux représentants du « théâtre populaire viennois » (Wiener Volkstheater), genre sans véritable équivalent du côté allemand. Absent de la « haute » histoire culturelle et littéraire allemande, Bäuerle fait pourtant partie des auteurs autrichiens du XIXe siècle commençant qui méritent d’être redécouverts aujourd’hui par l’histoire théâtrale, tant pour l’intérêt intrinsèque de leur œuvre littéraire que pour leur position de précurseurs d’un genre, la farce satirique, genre que Johann Nestroy poussera à son point culminant en Autriche vers le milieu du XIXe siècle. 1. Adolf Bäuerle et la situation du théâtre populaire viennois avant Raimund : quelques jalons Jusqu’au milieu des années 1830, les scènes des théâtres des faubourgs de Vienne sont dominées par ceux que l’historien du théâtre populaire viennois Otto Rommel nommera les « trois grands », Josef Alois Gleich (1772-1841), Karl Meisl (1775-1853) et Adolf Bäuerle (1786-1859), qui écrivirent à eux seuls plus de cinq cents pièces et fournirent le programme d’au moins trente mille représentations entre 1804 et 1835. Parmi ces « trois grands » – une 1 Jacques Le Rider, « Autriche : littérature et identité littéraire », in : Dictionnaire du monde germanique, sous la dir. de Élisabeth Décultot, Michel Espagne et Jacques Le Rider, Paris, Bayard, 2007, p. 92 sq., ici : p. 92. formule certes séduisante, mais qui a pour conséquence d’effacer les spécificités des auteurs en présence –, Bäuerle fut assurément l’auteur le plus joué et le plus célèbre. Il convient de distinguer deux facettes dans la vie et l’œuvre d’Adolf Bäuerle2 : d’une part son activité de journaliste, d’autre part son activité d’auteur dramatique. Comme journaliste, Bäuerle fut, de 1806 à 1859, rédacteur en chef et éditeur de la Wiener Theaterzeitung, qui demeura jusqu’en 1847 le journal le plus diffusé en Autriche et compta parmi ses collaborateurs des hommes de lettres aussi célèbres que August von Kotzebue ou des critiques tels que le redouté Moriz Gottlieb Saphir. Exerçant parallèlement les fonctions de secrétaire du Theater in der Leopoldstadt de 1808 à 1828, Bäuerle y favorisa massivement l’essor du théâtre populaire. Comme dramaturge, Bäuerle connut rapidement le succès : ses pièces populaires (environ 80 au total) furent représentées surtout au Theater in der Leopoldstadt, sanctuaire du théâtre populaire, mais aussi au théâtre de la Porte de Carinthie (Kärtntertortheater, traditionnellement réservé plutôt à l’opéra), au Theater an der Wien, alors le plus grand théâtre de Vienne, ainsi qu’au Theater in der Josefstadt, le plus petit en taille des théâtres populaires viennois3. Pour ce qui est de ses intentions dramaturgiques, Bäuerle aspirait à un renouvellement du théâtre populaire en se rapprochant du « höheres Lustspiel » (une forme de « comédie plus noble » que les Haupt- und Staatsaktionen de Stranitzky), ce qui signifiait en premier lieu éviter dorénavant le comique grossier à la Hanswurst. Pour autant, l’élévation du style du théâtre populaire ne revenait pas pour Bäuerle à renoncer au dialecte (viennois), que le dramaturge utilise d’ailleurs de manière ciblée pour caractériser ses personnages, comme le fera également Nestroy après lui. En raison de leurs visées surtout divertissantes et malgré les intentions d’élévation du théâtre populaire affichées par Bäuerle, les pièces de Gleich, Meisl et surtout Bäuerle ont été très vite qualifiées de « théâtre populaire sans ambitions élevées4 » (Karl Goedeke) et leurs auteurs relégués dans la catégorie des amuseurs publics et des dramaturges inoffensifs, aux 2 Voir notamment la présentation très complète de la vie et de l’œuvre de Bäuerle faite par Richard Reutner, in : R. R., Lexikalische Studien zum Dialekt im Wiener Volksstück vor Nestroy. Mit einer Edition von Bäuerles Die Fremden in Wien (1814), Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 1998, p. 225-231. 3 Sur la situation des théâtres viennois autour de 1800, voir par exemple W. Edgar Yates, Theatre in Vienna. A Critical History 1776-1995, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 15-24 et 86-137, ainsi que Marc Lacheny, « Le théâtre, fête et exutoire ? Le répertoire des théâtres des faubourgs de Vienne pendant le congrès », Austriaca n° 79 (2014), p. 199-219, ici surtout p. 200-208. 4 Karl Goedeke, « Volksbühne ohne ideale Ansprüche », in : K. G., Grundriß zur Geschichte der deutschen Dichtung, 1ère éd., Dresde, Ehlermann, 1881, p. 822. productions dénuées de tout tranchant critique ou satirique. Dans la même perspective que Goedeke, Otto Rommel décrit la production théâtrale massive de Gleich, Meisl et Bäuerle pour le compte des théâtres populaires viennois comme un « théâtre parfaitement honnête et entièrement autochtone, un théâtre d’hommes du peuple pour le peuple : une nourriture digeste, offerte et appréciée avec un égal délice5. » Leurs pièces mettraient, pour finir, en évidence « la vie joyeuse et colorée de la vieille ville impériale » (das heitere und farbige Leben der alten Kaiserstadt) dont pouvait se délecter le public des théâtres viennois. Rommel a beau devoir admettre que l’harmonie idyllique régnant à la fin des pièces de Gleich, Meisl et Bäuerle, notamment des Bourgeois à Vienne (Die Bürger in Wien) de Bäuerle, a souvent un caractère forcé et qu’elle relève surtout d’une convention inscrite dans le genre de la farce, il considère cela comme légitime et n’y trouve rien de particulier à redire. Cette présentation a été reprise à son compte par Horst Denkler dans Restauration und Revolution, qui ajoute au tableau brossé par Rommel la double accusation de conservatisme et d’absence de critique, reliant cet aspect à la finalité première de leurs pièces, divertir le public tout en arrondissant les recettes des scènes des faubourgs6. Il est, toujours chez Denkler, question des « dramaturges réactionnaires Gleich, Meisl et Bäuerle » (Restaurationsdramatiker Gleich, Meisl, Bäuerle7). Là encore, aucune allusion n’est faite au rôle, pourtant central, joué par la censure dans ce contexte. Fort opportunément, plusieurs chercheurs (dont Wendelin Schmidt-Dengler, Johann Sonnleitner et Matthias Mansky) se sont élevés contre cette lecture « aplanissante » et fortement réductrice des œuvres de Gleich, Meisl et Bäuerle. Ainsi Sonnleitner écrit-il : La réflexion publique concernant les affaires politiques, réprimée par la censure, sut toujours trouver un moyen de s’exprimer d’une manière indirecte et cryptée et se cacha avec habileté et avec une innocence désarmante dans des contes magiques, des farces et des parodies issus des théâtres des faubourgs qui semblaient à première vue tout à fait inoffensifs8. 5 Otto Rommel, « Einführung », dans O. R. (éd.), Besserungsstücke, 2 vol., vol. 1, Leipzig, Reclam, 1938, p. 5- 31, ici p. 21 : « ganz ehrliches, durch und durch bodenständiges Theater […] von Männern des Volkes für das Volk als bekömmliche Nahrung mit Freude geboten und mit Freude genossen. » 6 Voir Horst Denkler, Restauration und Revolution: Politische Tendenzen im deutschen Drama zwischen Wiener Kongreß und Märzrevolution, Munich, Fink, 1973, ici p. 85. 7 Ibid., p. 165. 8 Johann Sonnleitner, « Johann Nestroys Immunisierungsstrategien gegen die Zensur », in : Radikalismus, demokratische Strömungen und die Moderne in der österreichischen Literatur, éd. par Johann Dvorák, Francfort-sur-le-Main et al., Peter Lang, 2003, p. 71-86, ici p. 83 : « Die durch die Zensur unterbundene öffentliche Reflexion über politische Verhältnisse verhalf sich auf indirekte und verschlüsselte Weise immer L’ambition du présent article est de montrer précisément en quoi la lecture de Rommel et de Denkler, certes compréhensible si l’on s’en tient au caractère essentiellement divertissant du spectacle proposé, obère néanmoins une autre lecture de ces pièces, qui doivent être également et avant tout considérées dans leur contexte de production, marqué par une censure sévère, empêchant un traitement direct de questions politiques et imposant un filtrage, voire un codage du contenu polémique ou satirique. Il semble donc légitime de se demander si les pièces en question n’ont pu véhiculer, par-delà la légèreté de leur forme et leur apolitisme apparent, un message politique codé ou, à tout le moins, un certain nombre d’allusions plus ou moins explicites (et éventuellement critiques) à la situation sociopolitique viennoise. En d’autres termes, il s’agira d’interroger, à partir de deux pièces de Bäuerle (Les Bourgeois à Vienne et Les Étrangers à Vienne), la signification du théâtre comique « en temps de turbulences9 » (Bayerdörfer). 2. Les Bourgeois à Vienne (Die Bürger in Wien, 1813) : entre conservatisme et critique sociale ? La « farce locale » Les Bourgeois à Vienne (Die Bürger in Wien) d’Adolf Bäuerle fut représentée pour la première fois le 23 octobre 1813 au Theater in der Leopoldstadt, où elle obtint un succès colossal, avant de conquérir rapidement les scènes munichoises. Jouée quelque deux cents fois à Vienne au cours des sept années suivantes, elle compte parmi les plus grands succès de Bäuerle, un succès dû pour une large part au jeu du célèbre acteur Ignaz Schuster dans le rôle de Staberl, à la fois fabricant de parapluies et héritier du personnage comique autrichien (Hanswurst, Thaddädl, Kasperl ou encore Papageno dans La Flûte enchantée). La connaissance du contexte historique est importante pour comprendre pleinement la signification de la pièce.