Histoire Des Juifs
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HISTOIRE DES JUIFS De Hirsch GRAËTZ traduit de l’allemand par MM. Wogue et Bloch TOME QUATRIÈME TROISIÈME PÉRIODE — LA DISPERSION (suite) Troisième époque — La décadence Chapitre premier — Reuchlin et les obscurants. Martin Luther — (1500-1530) Pour l’observateur superficiel, l’Allemagne, ravagée par des bandes de pillards, déchirée par des luttes incessantes, et dont la situation politique était des plus précaires, cet État si divisé et si affaibli paraissait être le dernier pays où pût naître un mouvement assez agissant pour ébranler l’Europe jusque dans ses fondements, la constituer sur des bases nouvelles et mettre fin au moyen âge. Mais, en réalité, il existait chez le peuple allemand des forces latentes qui, sous une impulsion vigoureuse, pouvaient produire des effets considérables. Les Allemands, d’une pédanterie légèrement ridicule, menaient encore une vie simple et austère, tandis que dans les pays romans, en Italie, en France et en Espagne, les mœurs étaient raffinées et corrompues. Le bas clergé aussi valait mieux en Allemagne que dans le reste de l’Europe. A Rome et en Italie, le christianisme, avec ses dogmes, était un objet de risée et de moquerie dans les milieux cultivés et principalement à la cour pontificale ; les dignitaires de l’Église ne tenaient à leur religion que pour le pouvoir politique qu’elle leur assurait. En Allemagne, au contraire, on prenait le christianisme au sérieux ; il apparaissait aux yeux des croyants comme un idéal qui avait été vivant autrefois et qui, forcément, devait reprendre vie. Mais ces qualités morales étaient comme endormies au fond du cœur du peuple allemand. Il fallait des circonstances favorables pour les éveiller et les rendre capables d’exercer, comme elles le firent, une influence considérable sur la marche de l’histoire. On peut affirmer hautement qu’une des principales causes de ce réveil fut le Talmud. Ce sont les polémiques suscitées à ce moment parle Talmud qui créèrent en Allemagne une opinion publique, sans laquelle la Réforme aurait probablement subi le même sort que les tentatives précédentes de ce genre, qui avaient toutes avorté. L’auteur inconscient de ce mouvement, qui devait prendre un si formidable développement, fut un Juif ignorant et vulgaire du nom de Joseph Pfefferkorn. Cet homme, boucher de son état, commit. un jour, un vol avec effraction. Arrêté, il fut condamné à la prison. mais. sur les instances de sa famille, on se contenta de lui infliger une amende. Ce fut sans doute pour laver cette tache que Pfeffcrkorn se fit asperger de l’eau du baptême à l’âge de trente-six ans, avec sa femme et ses enfants. A la suite de sa conversion, il devint le favori des dominicains de Cologne. On trouvait alors dans cette ville un grand nombre d’esprits étroits et fanatiques qui craignaient la lumière et s’efforçaient d’étouffer sous l’éteignoir les clartés naissantes. A leur tête marchait l’inquisiteur dominicain Hochstraten. homme violent et implacable, qui ressentait une vraie joie à voir baller des hérétiques. A côté de lui, il faut signaler Arnaud de Tongres, professeur de théologie dominicaine, et Ortuin de Graes, de Deventer, fils d’un ecclésiastique intolérant et fanatique. Ortuin de Graes, qui haïssait les Juifs avec passion, cherchait, par des écrits malveillants, à exciter contre eux la colère des chrétiens. Mais, trop ignorant pour composer tout seul même un mauvais pamphlet, il demandait à des Juifs convertis de lui fournir les matériaux nécessaires. C’est ainsi qu’il eut recours à un Juif qui, lors d’une persécution ou pour toute autre raison, avait embrassé le christianisme à l’âge de cinquante ans. Cet apostat, nommé Victor de Karben après sa conversion, savait peu d’hébreu et avait encore moins de connaissances talmudiques ; mais, pour donner plus de poids à ses accusations contre le judaïsme, Ortuin lui octroya le titre de rabbin. De plein gré ou par contrainte, Victor de Karben, qui déplorait pourtant amèrement que le baptême l’eût séparé de sa femme, de ses trois enfants, de ses frères et de ses. amis, reprochait à ses anciens coreligionnaires de détester les chrétiens et de mépriser le christianisme. Ce fut lui qui fournit à Ortuin les éléments de l’ouvrage que ce dernier écrivit contre les Juifs et le Talmud. A ce moment, les dominicains se disposaient à réaliser un plan préparé de longue main et qui, dans leur pensée, devait rapporter profits et honneur à leur ordre, chargé de juger les personnes et les livres hérétiques. Pour l’exécution de ce plan, ils avaient besoin d’un Juif. Victor de Karben ne pouvait pas servir, soit parce qu’il était alors trop âgé ou qu’il leur paraissait de valeur trop médiocre. Leur choix tomba sur Pfefferkorn. Celui-ci servit une première fois de prête-nom pour un nouvel ouvrage qu’Ortuin publia contre les Juifs. Ce livre, composé d’abord par Ortuin en latin, était intitulé : Le Miroir avertisseur, et invitait les Juifs à se convertir. Il était écrit dans un langage doucereux, flattant les Juifs, déclarant calomnieuses les accusations de rapt et de meurtre d’enfants chrétiens qu’on dirigeait si souvent contre eux, et invitant les chrétiens à ne pas expulser les Juifs, chassés jusqu’alors d’une contrée dans une autre, et à ne pas trop les opprimer, puisqu’ils étaient aussi des hommes. Mais cette bienveillance n’était qu’apparente; il s’agissait tout simplement de tâter le terrain avant d’entrer sérieusement en campagne. Les dominicains étaient, en effet, hantés du désir de faire confisquer les exemplaires du Talmud, comme du temps de saint Louis en France. C’était déjà là le but poursuivi par le premier pamphlet de Pfefferkorn, qui cherchait surtout à rendre suspect le Talmud. Tour à tour bienveillant et injurieux, cet écrit dénonce l’usure des Juifs, leur attachement aveugle au Talmud et leur obstination à ne pas fréquenter les églises. Il conclut en engageant les princes et les peuples à s’opposer à l’usure des Juifs, à les pousser de force dans les églises pour écouter les prédicateurs chrétiens, et, enfin, à détruire le Talmud. Mettre la main sur cet ouvrage, voilà ce qui présentait surtout de l’intérêt pour les dominicains. On disait alors ouvertement en Allemagne qu’en demandant la confiscation du Talmud, les obscurants de Cologne espéraient réussir à réaliser avec Pfefferkorn une bonne affaire. Car, les exemplaires du Talmud, une fois mis sous séquestre, seraient confiés à la garde des dominicains, en leur qualité de juges de l’Inquisition, et, comme les Juifs allemands ne pourraient pas se passer de cet ouvrage, fis essaieraient sûrement d’en faire annuler la confiscation à prix d’argent. Aussi les dominicains s’acharnèrent-ils dans leurs attaques contre les juifs et le Talmud. Une année après la publication du premier livre paru sous le nom de Pfefferkorn, ils publièrent sous le même nom plusieurs autres écrits encore plus virulents, où ils déclaraient qu’il est du devoir des chrétiens de traquer les Juifs comme des animaux malfaisants. Si les princes ne prennent pas l’initiative de cette persécution, il appartient au peuple d’exiger d’eux qu’ils enlèvent aux Juifs tous les livres religieux, à l’exception de la Bible, ainsi que tous les gages, qu’ils s’emparent de leurs enfants pour les élever dans la foi chrétienne et qu’ils expulsent ceux qui se montreront récalcitrants à toute amélioration. Les seigneurs ne commettent, du reste, aucun péché en maltraitant les Juifs, car ceux-ci leur appartiennent corps et biens. En cas de refus de la part des princes, le peuple a le droit de leur imposer sa volonté par la violence et l’émeute. Qu’il se proclame chevalier du Christ et exécute son Testament. Quiconque persécute les Juifs est un vrai chrétien, mais ceux qui les favorisent sont encore plus coupables qu’eux et s’exposent à la damnation éternelle. Heureusement, les temps étaient changés. Quoique la haine contre les Juifs fait encore aussi violente qu’à l’époque des croisades et de la Peste noire, la populace ne pouvait plus se ruer sur eux avec la même facilité pour les piller et les tuer. Les princes non plus ne se montraient pas disposés à les chasser de leurs domaines, car leur départ les eût privés d’une source importante de revenus réguliers. On ne montrait même plus beaucoup d’enthousiasme pour la conversion des Juifs, et plus d’un chrétien raillait les apostats juifs. On comparait alors volontiers, parmi les chrétiens, les Juifs convertis à du linge blanc. Tant que le linge est propre, l’usage en est agréable ; mais il suffit de quelques jours pour le souiller, et on le jette ensuite dans un coin. Il en est de même, disait-on, pour les renégats juifs. Immédiatement après le baptême, ils sont choyés par les chrétiens, mais peu à peu ils sont négligés, puis totalement délaissés. Les agissements de Pfefferkorn n’étaient pas sans danger pour les Juifs d’Allemagne, qui résolurent de se défendre vigoureusement. Des médecins juifs, influents à certaines cours princières, paraissent s’être servis de leur crédit auprès de leurs protecteurs pour démontrer l’inanité des accusations de leur adversaire. Sur un point, cependant, les obscurants de Cologne espéraient avoir facilement cause gagnée. Ils pensaient qu’on leur accorderait volontiers l’autorisation de faire des perquisitions dans les maisons juives et, au besoin, d’en soumettre les propriétaires à la torture pour mettre la main sur les exemplaires du Talmud et, en général, sur tout ouvrage religieux, en dehors de la Bible. Dans ce but, ils se mirent à circonvenir l’empereur Maximilien, qui, d’habitude, était opposé à toute violence, et à l’aire agir sur lui sa sœur Cunégonde.