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Le patrimoine revisité: Histoire, mémoire et diaspora dans la littérature marocaine d’expression espagnole 1951-2009 el Haddad, Y.

Publication date 2013

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Citation for published version (APA): el Haddad, Y. (2013). Le patrimoine revisité: Histoire, mémoire et diaspora dans la littérature marocaine d’expression espagnole 1951-2009.

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Download date:02 Oct 2021

L’illustration de couverture : Entrée du quartier juif de Tétouan (1915). http://ait-souab.clicforum.com/t10465-TETOUAN-LA-COLOMBE-BLANCHE-VUE-PART- PHOTOS.htm?start=60 (consulté le 14-04-2013).

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LE PATRIMOINE REVISITÉ :

Histoire, mémoire et diaspora dans la littérature marocaine d’expression espagnole 1951-2009

ACADEMISCH PROEFSCHRIFT

ter verkrijging van de graad van doctor aan de Universiteit van Amsterdam op gezag van de Rector Magnificus prof. dr. D.C. van den Boom ten overstaan van een door het college voor promoties ingestelde commissie, in het openbaar te verdedigen in de Agnietenkapel op vrijdag 18 oktober 2013 te 12.00 uur

door

Yasmina el Haddad

geboren te Rhenen.

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Promotor :

Prof. dr. I.M. van der Poel

Overige leden :

Prof. dr. L.P.H.M. Buskens Prof. dr. G. Gullón Prof. dr. M. Lehdahda Dr. ir. F. Laroui Dr. A. Schippers

Faculteit der Geesteswetenschappen

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Dit proefschrift is tot stand gekomen in het kader van het onderzoeksproject « Diasporic Writing », waarvoor subsidie werd verleend door NWO (Nederlandse Organisatie voor Wetenschappelijk Onderzoek).

Printed by : Proefschriftmaken.nl || Uitgeverij BOXPress.

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TABLE DES MATIÈRES

REMERCIEMENTS ...... 10

NOTE SUR LA TRADUCTION ET LA TRANSCRIPTION ...... 14

INTRODUCTION ...... 15

VOLET I- UN CONTEXTE HISTORIQUE, CULTUREL ET LINGUISTIQUE ...... 29

1. LIENS HISTORICO-CULTURELS ENTRE LE MAROC ET L’ESPAGNE ...... 30 1.1. Les débuts (711-1492) ...... 30 1.2 L’expulsion des juifs sépharades et mudéjars ...... 34 1.3 L’exil de la diaspora andalouse : l’arrivée au Maroc ...... 39 1.4 Des passeurs de culture : une identité hybride ...... 42

2. LE COLONIALISME ESPAGNOL AU MAROC ...... 46 2.1 L’Espagne sur les côtes marocaines ...... 46 2.2 Le rôle de l’Espagne dans l’expansionnisme européen ...... 48 2.3 L’idéologie Africanista ...... 50 2.4 Un banquet colonial : la Conférence d’Algésiras (1906) ...... 52 2.5 Le Traité de Protectorat Franco-espagnol (1912) ...... 55 2.6 La Guerre du Rif (1921-1927) ...... 56 2.6.1 La Bataille d’Annual (1921) ...... 58 2.6.2 L’armée hispano-africaine ...... 60

3. LA LANGUE ESPAGNOLE DANS L’HISTOIRE DU MAROC ...... 64 3.1 La mission franciscaine : l’exemple de José Lerchundi (1836-1896) ...... 65 3.2 Les relations culturelles à partir de 1900 ...... 71 3.3 L’éducation coloniale espagnole : la création d’une élite ? ...... 72 3.4 La spécificité de la politique linguistique et de l’enseignement durant le protectorat espagnol...... 75 3.5 La politique culturelle franquiste à partir de 1939 ...... 78 3.6 Une nouvelle situation : l’époque postcoloniale ...... 79 3.6.1 L’Association des Écrivains Marocains de Langue Espagnole (AEMLE) . 84

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4. LA PRESSE ESPAGNOLE AU MAROC : UN APERÇU HISTORIQUE ...... 87 4.1 Une presse florissante sous protectorat espagnol (1912-1956) ...... 90 4.2 Les journaux après l’Indépendance (1956) ...... 93 4.3 Le groupe España ...... 94

VOLET II- ÉCRITURES POÉTIQUES HISPANO-MAROCAINS ...... 96

5. ÉCRIVAINS-POÈTES SOUS PROTECTORAT (1940-1950) ...... 97 5.1 Les débuts de « l’Hispanismo Marroquí » ...... 97 5.2 La revue littéraire hispano-marocaine Al-Motamid (1947-1956) ...... 98 5.3 Bilinguisme poétique et traductions ...... 102 5.4 L’inspiration mythique : Al-Motamid Ibn ‘Abbad ...... 107 5.5 Un contexte ambivalent : le Protectorat ...... 108 5.6 Abdelkader el Mokaddam et Mohammed Sabbagh dans la revue Al-Môtamid ...... 113 5.7 La revue littéraire Ketama (1953-1959) ...... 124

VOLET III- ENTRE HISTOIRE ET FICTION ...... 127

6. LA LITTÉRATURE HISPANOPHONE APRÈS L’INDÉPENDANCE : UNE LITTÉRATURE MINEURE ? ...... 128 6.1 Littérature « mineure » : écrivains marocains de langue espagnole ...... 128 6.2 Interlinguisme et interculturalité ...... 134 6.3 Représentations littéraires de l’Histoire et des villes du Maroc ...... 137 6.4 « Tétouan au temps du Protectorat espagnol : nostalgie coloniale ? » : Las inocentes oquedades de Tetuán de Mohamed Bouissef Rekab ...... 138 6.5 Trabanxi ou la « mythification » d’une ville : Trabanxi d’Achmed Ararou .... 152

VOLET IV- PATRIMOINES ET TRACES ...... 162

7. TÉTOUAN : « LIEU DE MÉMOIRES MULTIPLES » ...... 163 7.1 Introduction ...... 163 7.2 Histoire et mémoire : duo inséparable ...... 164 7.3 Un carrefour de mémoires ...... 167

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7.4 Brassage historico-culturel ...... 169 7.5 La culture andalouse : un patrimoine culturel ...... 171 7.6 Une littérature mémorielle ...... 174

8. LES ÉCRITURES DE L’EXIL : LA MÉMOIRE JUDÉO-MAROCAINE ...... 179 8.1 Les départs des Marocains-Juifs ...... 179 8.2 Le début d’un schisme intercommunautaire ...... 180 8.3 L’émigration juive après l’Indépendance du Maroc ...... 184 8.4 « Le souvenir d’un immigré » : El Indiano, el kadí y la luna et Indianos Tetuaníes , d’Isaac Benarroch Pinto ...... 188 8.5 « Une nostalgie sépharade » : Tetuán. Relato de una nostalgia de Moisés Garzón Serfaty...... 206 8.6 « L’objet de mémoire » : Déjalo, ya volveremos d’Esther Bendahan ...... 210 8.7 « Sur les traces du passé » : En las puertas de Tánger de Mois Benarroch .... 225

CONCLUSION ...... 245

RÉSUMÉ EN NÉERLANDAIS (SAMENVATTING) ...... 253

BIBLIOGRAPHIE ...... 264

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NOTE SUR LA TRADUCTION ET LA TRANSCRIPTION

Sauf mention contraire, les traductions de l’espagnol et de l’arabe sont les miennes. Un grand nombre de mots en arabe, en récurrence des noms marocains, sont transcrits d'une certaine façon, souvent basée sur la graphie française et espagnole héritée du colonialisme. J’ai choisi de les laisser tels quels, dans leur majorité, en raison de leur reconnaissance facile. Quant à l’espagnol, j’ai indiqué si nécessaire l’équivalent de la graphie en français. Pour le reste, j’ai suivi le système de transcription de l’ Encyclopedia of .

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INTRODUCTION

UNE LITTÉRATURE PEU CONNUE

Cette thèse est consacrée à la littérature marocaine d’expression espagnole : une littérature peu connue, sinon « oubliée », elle se trouve encore dans l’ombre du colonialisme français et de la littérature marocaine d’expression française. Au mois de février 2013, le mensuel d’histoire du Maroc, Zamane , a consacré un dossier à « la mémoire oubliée » du nord du Maroc. 1 Dans son éditorial, la rédaction du magazine fait le point sur la spécificité et la marginalisation de cette région. L’instauration de cette subordination trouve son origine dans l’implantation du colonialisme franco-espagnol au Maroc. 2 La région était divisée en deux zones d’influences, la France étant plus puissante que l’Espagne, qui était considérée comme « un simple sous-locataire » à l’égard de la France. 3 De plus, le nord du Maroc sous l’emprise des Espagnols fut considéré comme le « Maroc inutile ». Désormais, cette différence d’appréciation reste fixée dans la mémoire collective marocaine, favorisant le Sud par rapport aux « gens du Nord ». 4 Il n’est guère étonnant que cet état de choses se reflète aussi dans la réception de la production culturelle de cette région. Depuis le début du protectorat espagnol au Maroc (1912-1956), il s’est développé progressivement une littérature hispanophone au nord du Maroc. Il s’agit donc d’une littérature relativement jeune, née autour des années 1940 et encore relativement peu connue du grand public, des spécialistes des études hispaniques et des universitaires travaillant dans le domaine des littératures hispanophones. Elle est en tout cas nettement moins « visible » que la littérature marocaine francophone qui continue à s’épanouir, avant et davantage encore après

1 « Le Nord au-delà de l’oubli », Zamane , nº 27, février 2003. Sur son site web Zamane se présente ainsi : « Zamane s’attache à rendre l’Histoire du Maroc accessible à tous, pour satisfaire un large public friand d’anecdotes historiques et désireux de combler les lacunes du champ scolaire et médiatique – en témoigne l’importance croissante de l’histoire dans la presse marocaine. Zamane ouvre ses pages aux historiens marocains et étrangers, dont les écrits restent trop souvent confinés dans le cercle restreint de la recherche. » Zamane signifie « époque » ou « vieux temps » en arabe. http://www.zamane.ma/qui-sommes-nous/ (consulté le 14-03-2012). 2 p. 38. 3 Kenbib, Mohammed, 1994, p. 437. 4 Ou en darija (arabe-marocain), « nass dyal Schamal », p. 38. 15 l’indépendance du Maroc. 5 Ses représentants sont souvent publiés par des éditeurs français, ce qui facilite la distribution de leurs ouvrages. De plus, la notoriété internationale d’un fit beaucoup pour agrandir la visibilité de cette littérature dans les médias aussi bien que dans les études universitaires. La génération qui lui succède, dont fait partie par exemple, Fouad Laroui, lauréat du Goncourt de la Nouvelle 2013, a également contribué à renforcer encore cette littérature francophone. La littérature hispanophone, à l’opposé de celle de langue française, a toujours du mal à se faire publier. 6 Achmed El Gamoun, hispaniste et écrivain lui- même, fit quelques observations intéressantes à ce sujet, en particulier sur la problématique de l’édition :

Esta literatura sigue conociendo una larga e inquietante liturgia y una difícil gestación. En consecuencia, nuestros pocos pioneros andan dando palos de ciego, relegados a sus propias intuiciones y a sus sacrificios pecunarios, en ausencia de un respaldo material y de un interés crítico que pueda orientar sus pasos. 7

El Gamoun signale donc plusieurs éléments qui font défaut, en premier lieu l’absence d’une réception critique littéraire pouvant contribuer au développement de cette littérature. Puis il souligne le manque d’infrastructure adéquate et de soutien éditorial et promotionnel. 8 Le manque de support représente effectivement un problème fondamental pour ces auteurs, qui ne trouvent guère de possibilités au Maroc pour publier leurs œuvres, aussi faute de moyens financiers, ce qui les oblige parfois à se financer eux-mêmes. Par ailleurs, il s’avère difficile également pour un écrivain marocain de trouver un éditeur en Espagne. 9 Les

5 Cf. Redouane, Najib, Vitalité littéraire au Maroc , Paris, l’Harmattan, 2009. 6 Notons que la réception de cette littérature hispanophone du Maroc ne constitue pas le sujet de cette recherche. 7 « Cette littérature continue à connaître une longue et inquiétante liturgie et un développement difficile. Par conséquent, nos rares pionniers se battent aveuglés, reluégés à leurs propres intuitions et à leurs sacrifices pécuniaires en l’absence d’un appui matériel et d’un intérêt critique pouvant orienter leurs pas. », El Gamoun, Achmed, dans : Tazi, Aziz (éd.), 2004, p. 152. 8 Voir aussi, Bouissef Rekab, Mohamed, 1997, p. 17. 9 Il faut faire exception ici de quelques anthologies regroupant des nouvelles ou des contes écrits par des auteurs marocains hispanophones qui furent publiées dans leur majorité en Espagne où le marché est plus grand, compte tenu de la langue et peut-être aussi du fait du caractère représentatif de l’anthologie tant sur le plan littéraire que culturel. Je cite par exemple Chakor, Mohammed et Jacinto López Gorgé (éd.), Antología de relatos marroquíes en lengua española , , A. Ubago, 1985 ; Chakor, Mohammed, Encuentros literarios: Marruecos-España-Iberoamérica , Madrid, 16 critiques— arabisants ou écrivains espagnols et hispanistes ou écrivains marocains— cherchent à expliquer cette difficulté à publier en Espagne de différentes façons ; manque d’ambition de la part de l’écrivain, manque de qualité littéraire, faute d’intérêt ou simple méconnaissance de la part des éditeurs espagnols. 10 À cet effet, il est important de noter la place qu’occupe le Maroc en général en tant que sujet de recherche dans le monde académique en Espagne. Comme le précise très clairement l’historien et critique littéraire Gonzalo Fernández Parrilla :

Si nos fijamos en el lugar que ocupa Marruecos en nuestros planes de estudio y programas de investigación o en las traducciones realizadas, parecería que se trata de un remoto país árabe. En efecto, el peso de las relaciones políticas o la presencia española en Marruecos contrastan con las en realidad escasas relaciones en el ámbito cultural y literario. 11

Cette réalité montre bien à quel point la production littéraire hispanophone est absente et généralement inconnue en Espagne, ce qui ne vaut pas pour les littératures marocaines en langue française et arabe, qui sont amplement étudiées et publiées en traduction (Fernández Parrilla, 2005). 12

CantArabia, 1987 ; Chakor, Mohammed et Sergio Macías (éd.), Literatura marroquí en lengua castellana , Madrid, Magalia, 1996 ; Bouissef Rekab, Mohammed, Escritores marroquíes de expresión española. El grupo de los 90 , Tétouan, Tetuán-Asmir, 1997 ; López Gorgé , Jacinto (éd.), Nueva Antología de relatos marroquíes , Granada, Port-Royal Ediciones, 1999 ; Cerezales, Marta, Moreta, Miguel Ángel et Lorenzo Silva (éd.), La puerta de los vientos. Narradores marroquíes contemporáneos , Madrid, Destino, 2004; Bouissef Rekab, Mohamed, « Literatura marroquí de expresión española », dans : El español en el mundo. Anuario del Instituto Cervantes, Madrid, Instituto Cervantes, 2005, pp. 153-178 ; Pérez Beltrán, Carmelo (éd.), Entre las 2 Orillas. Literatura marroquí en lengua española , Granada, Universidad de Granada et Fundación Euroárabe de altos estudios, 2007; Gahete, Manuel et al., Calle del agua. Antología contemporánea de literatura hispano- magrebí, Madrid, Sial, 2008; Ricci, Cristián H., Letras Marruecas. Antología de escritores marroquíes en castellano , Madrid, Ediciones del Orto, 2012. 10 Cf. Warid, Khadija, « Juan José Sánchez Sandoval : « La escritura marroquí en lengua española representa un capital muy importante para la cultura española » , La Mañana , Algéciras, 8-04-2006. Juan José Sánchez Sandoval est arabisant et responsable académique de l’ Aula del Estrecho de l’Université de Cadiz. 11 « Si l’on considère la place qu’occupe le Maroc dans nos cursus d’étude et dans les programmes de recherches ou dans les traductions réalisées, il semble qu’il s’agit d’un lointain pays arabe. En effet, le poids des relations politiques ou la présence espagnole au Maroc, contrastent avec les relations, faibles en réalité, dans le domaine culturel et littéraire. », Fernández Parrilla, Gonzalo, 2005, p. 106. 12 Notons à titre d’exemple un groupe de recherche contemporaine des « Études Arabes Contemporaines » de l’Université de Grenade portant sur la « Littérature marocaine d’intérêt pour les relations transméditerranéennes », financé par le Département d’Innovation, Science et Entreprise de la Junta de Andalucía et le Pacte Andalou pour le livre (PAPEL). 17

Depuis quelques années, la littérature marocaine d’expression espagnole commence à susciter de l’intérêt des deux côtés de la Méditerranée. La discussion sur cette littérature se déroule surtout sur l’internet : parmi les participants, il y a des journalistes, des écrivains et des universitaires. 13 On pourrait y ajouter encore que depuis peu, quelques universitaires américains se sont engagés sur ce terrain encore largement laissé en friche par les hispanisants européens. Parmi ces pionniers, il convient de citer en premier lieu Cristián H. Ricci et Adolfo Campoy- Cubillo. 14 On peut supposer que l’intérêt suscité par cette littérature hispanophone jusque-là restée pratiquement inaperçue, trouve son origine dans le succès récent des études postcoloniales et des littératures migrantes en particulier. En Espagne, des conférences ont été organisées, dont les principaux agents sont par exemple l’ Aula del Estrecho de l’Université de Cadiz, l’Université de Grenade, la fondation Euroárabe et la Consejería de Cultura de la Junta de Andalucía et l’Université d'Alcala de Henares de Madrid.15 On constate aussi des efforts de la part des éditeurs et/ou universitaires qui se manifestent dans les publications des anthologies déjà mentionnées. 16 Quant au Maroc, des conférences et colloques y ont été tenus récemment aussi. Ainsi, les initiatives d’étude de ce sujet et de son contexte ont été mises en place par les Universités de Fès, et Tétouan, notamment en 2000 et 2003. 17 Il s’agissait aussi d’une tentative de regrouper les productions hispanophones dans leur ensemble, pour mieux montrer au monde ce qui se produisait dans ce

13 Voir à cet effet l’article de l’historienne espagnole María Rosa de Madariaga, « ¿Existe una élite hispanohablante en Marruecos ? », 30-09-2007 ; du critique universitaire Gonzalo Fernández Parilla, « Marruecos y España : ¿unos vínculos poco literarios ? », 2005, pp. 106-108 ; de l’écrivain et critique, José Sarria, «¿Literatura hispano-magrebí contemporánea ? » 11-2007 et de l’écrivain Mohamed Lachriri, « Sobre literatura marroquí en castellano », 19 juillet 2008. 14 Ricci, Cristián H., Literatura periférica en castellano y catalán: el caso marroquí , Madrid/Minneapolis, Ediciones Clásicas, University of Minnesota, 2010 ; Ricci, Cristián H., Letras Marruecas. Antología de escritores marroquíes en castellano , Madrid, Ediciones del Orto, 2012 ; Campoy-Cubillo, Adolfo, Memories of the Maghreb. Transnational Identities in Spanish Cultural Production , Hampshire, Palgrave Macmillan, 2012. 15 Jornadas de Literatura Marroquí de Expresión Hispana (Journées de littérature marocaine d’expression espagnole), organisées depuis 2003. À l’initiative de l’Université de Cadiz, l’Université Abdelmalik Essaâdi de Tétouan-Tanger et la mairie d’Algéciras, l’ Aula Universitaria del Estrecho (AUE) s’est créée en 2000 en tant qu’espace universitaire ayant pour but de renforcer les liens à un niveau supérieur avec le Maroc. Ceci dans le but de contribuer aux développements et collaborations en commun. 16 Des maisons d’éditons comme Destino, Port-Royal, Quorum (dans la Colección Algarabía Poesía ou Narrativa), Sial/Casa de África, Cálamo ou La Chilaba. 17 Citons comme illustration le colloque « Escritura Marroquí en Lengua Española », organisé en 1994 et en 2000 par la Faculté de Lettres et de Sciences Humaines de Fès. 18 domaine en espagnol. 18 Ceux qui s’occupent de ce sujet sont des universitaires, écrivains— presque tous universitaires eux-mêmes— hispanistes et journalistes. Il en découle que ces initiatives sont presque toutes de date récente et que l’inventaire des œuvres concernées, de même qu’une analyse détaillée des thèmes traités, restent encore à faire. Car si l’on compare l’ensemble des études consacrées à la littérature marocaine de langue française à celle qui traite de la littérature hispanophone, force est de constater qu’il s’agit encore d’une terre pratiquement inexplorée. 19 Un des motifs pour étudier cette littérature est qu’elle offre des témoignages décrits à partir d’un champ historico-culturel lié à la culture espagnole par la condition hybride qui l’a formée. Cela contribuerait aussi à éclairer en partie une production littéraire de langue espagnole qui se trouve grosso modo en dehors ou aux confins du domaine culturel de production espagnole dans la péninsule Ibérique. Le critique espagnol Gonzalo Fernández Parrilla met le point sur l’existence et la place incertaine qu’occupe cette littérature en Espagne, son centre de référence linguistique, et au Maroc, son terroir :

Pero, ¿hasta qué punto existe una literatura poscolonial en español? Cuestionarlo no implica negar la existencia de escritores marroquíes que se expresan en español, que los hay. Se trata de plantear si es un fenómeno que tiene trascendencia en el panorama cultural español o en el marroquí. 20

Ces auteurs écrivent depuis les marges d’un espace culturel espagnol et en même temps, celles de l’espace culturel et littéraire marocain, car ils s’expriment dans une langue minoritaire au Maroc. Or, cette situation difficile ne bloque en aucun

18 Voir sur l’édition chapitre III (en particulier 3.6.1). 19 Cf. Vera, Juana, 16-04-2000. Publié en 2000, Juana Vera met en avant quelques auteurs d’origine marocaine résidant en Espagne et écrivant en espagnol. Cet article fut l’un des premiers sur ce sujet en général. Notons que ces auteurs sont considérés dans l’article comme des auteurs africains et non pas espagnols d’origine marocaine, ce qui les positionne sur un continent lointain. On pourrait décrire cette attitude quant à l’ouverture du marché du livre espagnol à ces écrivains comme une « exotisation ». Voir à cet effet, Huggan, Graham, The Postcolonial Exotic. Marketing the margins , London/New-York, Routledge, 2001. Notons dans ce contexte la création de « La Biblioteca Africa » de la bibliothèque virtuelle de Cervantes digitale en ligne où des écrivains africains d’expression espagnole et leurs œuvres constituent le sujet principal. 20 « Mais dans quelle mesure peut-on parler d’une littérature postcoloniale en espagnol ? La remettre en question n’implique pas qu’on nie l’existence des écrivains marocains qui s’expriment en espagnol, il y en a. Il s’agit de soulever la question de savoir si c’est un phénomène qui a de l’importance dans le panorama culturel espagnol ou marocain. », Fernández Parrilla, Gonzalo, 2005, pp. 106-107, cité dans : Campoy-Cubillo, Adolfo, 2012, pp. 67-68. 19 cas les auteurs, qui continuent à écrire et à s’exprimer en espagnol depuis leur terroir culturel marocain, même si leur ancrage dans un terrain culturel concret fait défaut.

MOTIVATION

Le choix d’étudier de près des œuvres d’expression espagnole provenant du nord- ouest du Maroc s’explique par le fait qu’il s’agit d’une littérature hispanophone qui, à l’opposé de celle de l’Amérique latine, par exemple, n’a guère été étudiée par la critique universitaire. Pour bien délimiter le sujet de ma recherche, j’ai choisi de la consacrer entièrement à la littérature du nord-ouest du Maroc et en particulier de la région de Tétouan, d’Asilah et de Tanger—dont la plupart des écrivains sont originaires. Cette région m’a parue la plus intéressante à étudier pour plusieurs raisons : sa situation géographique particulière et les liens historico-culturels qui la rattachent à l’Espagne, et ma motivation personnelle pour le sujet. Ce qui la distingue des autres régions du Maroc, où il existe encore une littérature en espagnol, c’est sa proximité géographique et ses liens culturels multiples avec l’Espagne, comme l’héritage morisque et sépharade. De plus, les écrivains hispanophones d’origine judéo-maghrébine sont relativement nombreux parmi ces auteurs. Leurs œuvres, très peu remarquées par la critique universitaire jusqu’à maintenant, méritent qu’on s’y attarde plus longtemps. Mon choix du corpus est basé sur la curiosité qu’a suscité la thématique particulière chez certains écrivains choisis, dont le protectorat espagnol et le patrimoine marocain-juif hispanophone. Il s’agit d’écrivains marocains contemporains possédant une œuvre intéressante et qui, jusqu’ici, n’ont pas encore fait l’objet de recherches universitaires approfondies. Pour cette raison, ces auteurs me semblent représentatifs de leur génération et de la production littéraire du Maroc postcolonial . Enfin, la raison de mon choix pour la littérature de cette partie du Maroc est aussi personnelle. C’est une région où je puise partiellement mes racines et qui me tient à cœur. Ceci implique que je laisse de côté les ouvrages, considérablement moins nombreux d’ailleurs, qui font partie de la dite « littérature rifaine », pour

20 reprendre l’expression utilisée par Mo Toufali. 21 Citons par exemple des auteurs comme Fatima Bouziane, Mohamed Lemrini, Najib Elaoufi et Mo Toufali, ce dernier résidant aux États-Unis. Cela vaut aussi pour la littérature saharienne d’expression espagnole, qui est plus étendue et plutôt consolidée, si l’on en juge par le nombre de publications, en particulier concernant les recueils de poésie. 22 Le premier ouvrage sahraoui de langue espagnole date de 1995. 23 Il est intéressant de noter que ces auteurs sont publiés, dans leur majorité, chez des éditeurs espagnols. Pensons à des noms comme Limam Boicha, Bahia Mahmud Awah et Mohamed Salem Abdelfatah Ebnu. Cette littérature jouit aussi du soutien des instituts culturels espagnols. Cet intérêt s’explique par le fait que la région du Sahara marocain constitue un territoire particulier avec une histoire toute particulière, extrêmement marquée par la politique qui, encore de nos jours, continue à marquer ce bout de terre controversée. Contrairement à la région du nord du Maroc, la région du Sahara fut une colonie espagnole proprement dite, une occupation qui aura duré jusqu’en 1975. Des voix romanesques et poétiques, à la fois masculines et féminines, dont les écritures sont imprégnées d’une conscience affirmée ; citons par exemple Ali Salem Iselmu, Sas Nah Larosi, and Bachir Mohamed Ali Mojtar et Zahra Hasnaui. 24 Pour finir, je ne traiterai pas non plus les écrivains d’origine marocaine qui écrivent en catalan ou en espagnol et qui grandirent et vécurent en Espagne. 25 On pense notamment à Najat el Hachmi, Laila Karrouch et Saïd El Kadaoui Moussaoui, mais aussi à

21 Toufali, Mo (éd.), 2007. Dans ce livre, Toufali introduit des auteurs de nationalités et de langues d’expressions différentes, mais qui sont tous originaires du Rif marocain. Parmi eux on trouve aussi quelques écrivains originaires du Rif de langue espagnole. Notons que l’éditeur les regroupe sous la dénomination rifaine et non pas marocaine. Voir aussi, Toufali, Mo, « ¿Existe una literatura rifeña en castellano ? » dans : Cerezales, Marta, Moreta, Miguel Ángel et Lorenzo Silva (éd.), 2004, pp. 273- 278. 22 Voir par exemple, Mahmud Awah et. al., Don Quijote, el azri de la badia saharaui. Literatura saharaoui contemporánea. Un homenaje a la obra de Cervantes , Alcala de Henares, Universidad de Alcala, 2009. 23 Voir Campoy-Cubillo, Adolfo, 2011, pp. 69-71. 24 Cf. Mahmud Awah, Bahia, Literatura del Sahara Occidental , Madrid, Bubok, 2008. 25 Voir à cet égard, Ricci, Christián, « Najat El Hachmi y Laila Karrouch : escritoras marroquíes- imazighen catalanas en el marco del fenómeno migratorio moderno », EntreRíos. Revista de Artes y Letras, 6, Granada, 2007, pp. 92-97 ; Martín-Estudillo, Luis et Nicholas Spadaccini, New , New Literatures , Nashville, Vanderbilt University Press, 2010. Pour le contexte historique de cette immigration, voir, López García, Bernabé et Mohamed Berriane (éds.) Atlas de la Inmigración marroquí en España. Atlas 2004, Madrid, UAM-Observatorio Permanente de la Inmigración, Publicaciones Universidad Autónoma de Madrid, 2004. 21 leurs prédécesseurs, tels qu’Ahmed Daoudi et Nouman Aoraghe. Par conséquent, la littérature (issue) de l’immigration marocaine en espagnol sera également exclue de cette thèse, qui est entièrement consacrée à la littérature hispanophone (diasporique) du nord-ouest du Maroc. 26

ENTRE DEUX RIVES OU DES DEUX RIVES

De par sa situation géographique de proximité, le nord-ouest du Maroc se caractérise par un rapport tout particulier avec l’Espagne. Une topographie qui a été marquée par un va-et-vient entre les deux pays. Seulement quatorze kilomètres séparent ou bien rapprochent les deux pays. 27 Cette proximité géographique est à la base d’un échange linguistique et culturel très riche, qui, en dépit des hostilités politiques récurrentes, laissa ses traces dans cette région, dont les caractéristiques aussi bien socio-culturelles que linguistiques renvoient toujours à ce passé commun. Dans son manifeste intitulé « Against in-betweenness », Leslie Adelson, spécialiste des Cultural Studies turque-allemandes, met en avant son argumentaire contre le paradigme de l’« entre-deux mondes ». 28 Cette métaphore de l’entre-deux situe, ou plus exactement, positionne des écrivains en tant qu’entités immobiles et statiques entre deux mondes. 29 Dans son manifeste, Adelson s’oppose à ce paradigme littéraire qui englobe une façon binaire de penser le monde et qui caractérise les immigrés turcs et/ou leurs descendants en Allemagne comme des figures statiques entre deux cultures. 30 Elle montre, par le biais d’exemples

26 Cf. Dormir al raso , El Gheryb, Mohammed et Pascual Torregrosa, Madrid, Vosa, 1994. Ce livre constitue un témoignage sur l’expérience migratoire. Voir aussi, Andres-Suárez, Irene et Marco Kunz et.al., La inmigración en la literatura española contemporánea , Madrid, Verbum, 2002. 27 Une distance ou proximité qui a aussi donné lieu à l’immigration clandestine. Ce thème est aussi très présent dans la littérature des « ḥarraga » en espagnol, catalan, arabe, français, anglais et en néerlandais. Cette réalité affreuse (fictionnalisée) trouve aussi son écho dans les œuvres cinématographiques des pays concernés. 28 Adelson, Leslie, 2001, pp. 244-255. 29 Cf. Şenocak, Zafer, Atlas of a Tropical Germany : Essays on Politics and Culture, 1990-1998 , Lincoln, University of Nebraska, 2000. 30 Au sujet des discussions sur l’identité et la production littéraire d’écrivains issus de l’immigration des Pays-Bas, de la Belgique et de l’Allemagne voir, Boehmer, Elleke et Sarah de Mul (éd.), The Postcolonial Low Countries. Literature, Colonialism and Multiculturalism , Lanham, Lexington Books, 22 littéraires, que les écrivains allemands d’origine turque illustrent une identité hybride, une identité qui transcende la notion de nationalité, déconstruisant l’évidence de la notion d’un « chez soi » propre. 31 Ces textes littéraires problématisent et montrent comment la juxtaposition culturelle et ethnologique subvertit la dynamique des frontières closes et des catégories ethniques et nationales uniformes. Je me propose aussi d’aborder ces configurations narratives de temps et d’espace dans le contexte de cette étude historico-littéraire. Le concept de « l’entre-deux » s’applique aussi, d’une certaine manière, aux écrivains marocains qui m’intéressent ici. Bien qu’ils ne soient pas des immigrés proprement dits, loin de là, ils vivent tout de même, culturellement et linguistiquement, une situation bien particulière. Nés, pour la plupart, dans un contexte de colonisation, ils sont confrontés à la redéfinition du pays décolonisé, en termes d’identité nationale dans la période postcoloniale. Ceci est fortement lié à la question de l’utilisation de la langue. L’espagnol dans lequel les auteurs de mon corpus s’expriment, n’est pas la langue nationale de leur pays et dans la plupart des cas, ce n’est même pas leur langue maternelle. Cela nous intéresse dans le contexte de cette littérature qui, elle aussi, est caractérisée par deux mondes ; le monde marocain postcolonial et celui du mode d’expression littéraire espagnol, qui appartient à un autre terroir culturel et linguistique, à savoir : l’Espagne. Cette littérature de langue espagnole constitue une littérature minoritaire au Maroc, pays où l’espagnol n’est pas une langue officielle. En effet, l’espagnol constitue la deuxième ou troisième langue étrangère, selon la région. En Espagne, l’existence de cette littérature modifie l’idée « d’une » littérature espagnole de l’intérieur. Des écrivains qui s’expriment dans la langue du Centre, créent l’espagnol en périphérie. Quant à mon approche de ce concept de « l’entre-deux », il s’avère problématique dans le contexte que nous étudions ici. D’abord parce qu’on pense que cette situation d’ « entre – deux » est un état intenable et non productif. Cette classification est paralysante et elle ne rend pas justice au caractère symbiotique, hybride ou pluriel des écrivains et leurs textes. Ceux-ci appartiennent à deux

2012 et Minnaard, Liesbeth, New Germans, New Dutch. Literary Interventions. (Palimpsest : Disorientation, 1), Amsterdam, Amsterdam University Press, 2008. 31 Dans la théorie littéraire (postcoloniale) néerlandaise on trouve aussi un terme pareil pour désigner des écrivains immigrés ou issus d’immigration : « tussenfiguren » (figures d’entre-deux). Voir à cet égard aussi Kempen, Michiel van et Elisabeth Leijnse, Tussenfiguren : schrijvers tussen de culturen , Amsterdam, Het Spinhuis, 2001. 23 mondes (ou plusieurs), à des espaces multiples qui font plutôt partie l’un de l’autre, comme j’ai l’intention de l’illustrer à l’aide des textes étudiés ici. Dans cette perspective, il me paraît intéressant d’étudier un peu le paratexte des publications des textes d’auteurs marocains de langue espagnole, dont quelques anthologies et magazines culturels. En étudiant les recueils de nouvelles, de contes ainsi que les magazines littéraires qui consacrent leurs pages au phénomène de littérature marocaine en espagnol, on s’aperçoit que les titres renvoient à un domaine bien moins concret que les publications elles-mêmes. 32 Notons que la plupart des recueils et magazines publiés en Espagne se placent ou placent le contenu entre deux ou même parfois trois espaces. 33 Un « entre-deux » comme entité géographique. Comme par exemple, Entre aguas , Revista Tres Orillas, 34 Calle del agua. 35 (Entre eaux , Revue Trois Rives , Rue de l’eau ). Ces espaces sont bien évidemment le Maroc, l’Espagne (et le ) où les thèmes, les histoires, les langues et les cultures se sont croisés pendant des siècles. 36 Or, ces espaces d’« entre-deux » font référence au Détroit ou aux eaux entre les rives des

32 À propos des nombreuses apparitions anthologiques, Ahmed El Gamoun place un point critique en déconstruisant les prétentions qu’elles avancent :

« En ausencia de un material suficiente que ayude a esbozar un perfil de la misma y a rastrear sus manifestaciones temáticas y estéticas, esta literatura conoce la aparición prematura de unas antologías con autores, algunos de ellos puros fantasmas. Es obvio que una antología es la concretización de un período fecundo en actividad literaria, por eso ofrece al estudioso un material ordenado en función de géneros, de generaciones de la etapa histórica, de las escuelas estéticas o de las orientaciones ideológicas. Es un barómetro que permite reconocer la evolución de una literatura. », p. 152.

« En l’absence d’un matériel suffisant qui aide à tracer un profil de cette littérature et à suivre à la trace ses manifestations thématiques et esthétiques, cette littérature connaît l’apparition prématurée de quelques anthologies avec des auteurs, dont quelques-uns sont de purs fantasmes. Il est clair qu’une anthologie constitue la concrétisation d’une période féconde en activité littéraire, c’est pour cela qu’elle offre au spécialiste un matériel ordonné en fonction des genres, des générations par rapports aux étapes historiques, des écoles esthétiques ou des orientations idéologiques. C’est un baromètre qui permet de reconnaître l’évolution d’une littérature. »

El Gamoun se réfère surtout à une anthologie publiée à Madrid, à laquelle il reproche en quelque sorte de ne pas être représentative, suivant la prétention de son auteur de donner un aperçu complet. El Gamoun ne donne d’ailleurs pas de référence bibliographique par rapport à cette anthologie, ce qui rend son argumentaire incomplet. El Gamoun, Achmed, dans : Tazi, Aziz (éd.), 2004, pp. 152-153. 33 Entre las dos orillas . Literatura marroquí en lengua española , Carmelo Pérez Beltrán (Edición), Granada, Editorial Universidad de Granada / Fundación Euroárabe/ Consejería de Cultura de la Junta de Andalucía, 2007. 34 Ed. Asociación de Mujeres Progresistas « Victoria Kent », Algésiras. 35 Calle del Agua. Antología contemporánea de Literatura Hispanomagrebí , Manuel Gahete, Abdellatif Limami Ahmed M. Mgara, José Sarria, Aziz Tazi, Madrid, Sial, 2009. 36 Voir Chambers, Iain, Mediterranean Crossings: The Politics of an Interrupted Modernity, Durham, NC, Duke University Press Books, 2008. 24 deux pays. On peut se demander pourquoi les revues littéraires et les anthologies espagnoles publiées en Espagne, se placent sous ce signe d’un « entre-deux » obscur. 37 Cette littérature marocaine n’est-elle pas bien située et ancrée en territoire marocain ? Pourquoi ces écrivains se trouvent-ils entre les eaux et les rives ? Ce qui est aussi intéressant à noter, c’est que même au-delà de l’entre-deux (in-between), l’endroit géographique reste réduit aux bords des deux pays, à la périphérie, comme pour renforcer une parenté centenaire, comme par exemple le volume intitulé Cuentos de las dos orillas (Contes des deux rives ). 38

QUESTIONS DE RECHERCHE ET MÉTHODOLOGIE

Le premier but de mon travail est de faire l’inventaire de la littérature marocaine d’expression espagnole provenant du nord-ouest du Maroc. Ceci ne signifie pas que je ferai une étude exhaustive de tous les textes concernés – tâche impossible – mais que j’indiquerai les grandes lignes d’une recherche initiatrice qui devra être poursuivie et complétée par d’autres. Afin de mieux structurer ma recherche, j’ai fait en sorte qu’elle s’articule autour de la question suivante : comment et dans quelle mesure la littérature marocaine d’expression espagnole reflète-elle l’histoire, la mémoire, l’exil ou la diaspora des populations concernées ? Pour répondre à cette question, j’exposerai les grandes lignes de l’histoire de la rencontre culturelle entre le Maroc et l’Espagne (dont le rôle de la langue espagnole) et plus particulièrement l’histoire du nord-ouest du Maroc. J’ai prêté beaucoup d’attention au contexte historique, comme à l’environnement institutionnel (presse, enseignement etc.), en raison de l’infamiliarité de ce sujet.

37 Cf. Adelson, Leslie, 2001, pp. 244-255. Comme Adelson avance davantage : « The trope of « between-ness » often functions literally like a reservation, designed to contain, retrain and impede new knowledge, not enable it…The imaginary bridge « between two worlds » is designed to keep discrete worlds apart as much as it pretends to bring them together. Migrants are at best imagined as suspended on this bridge in perpetuity; critics do not seem to have enough imagination to picture them actually crossing the bridge and landing anywhere new. This has to do in turn with the national contours that are ascribed to these ostensible « worlds » linked by a bridge of dubious stability. », p. 245. 38 Édition bilingue de José Monleón (Programme Al Mutamid), Junta de Andalucía, Fundación El Legado Andalusí (Consejería de Cultura), Fundación Instituto Internacional del Teatro del Mediterráneo, IITM, ISEDAC, Granada, 2001. Et aussi, moins suggestive et plus accessible, le titre La puerta de los vientos. Narradores marroquíes contemporáneos , Cerezales, Marta, Miguel Ángel Moreta, Lorenzo Silva (éds.), Barcelone, Destino, 2004. 25

À partir de cette question principale, suivront des questions secondaires. Comment les écrivains marocains de langue espagnole perçoivent-ils et fournissent-ils dans leurs fictions une vue générale du Maroc du nord sous Protectorat espagnol ? Comment l’histoire marocaine est-elle représentée dans leurs écrits ? Et puis, comment la coopération entre les poètes espagnols et marocains dans la revue Al-Motamid à l’époque coloniale, essaya-t-elle de combler le fossé culturel entre colonisé et colonisateur par le bilinguisme poétique ? Quel est le rôle de l’héritage arabo-andalous dans les textes écrits à l’époque coloniale et après l’indépendance du Maroc ? Enfin, comment les auteurs sépharades d’origine marocaine repensent-ils leur identité et leur héritage culturel et linguistique en célébrant et en contemplant la ville de Tétouan comme lieu de mémoire ? Mon hypothèse se résume de la façon suivante : la littérature marocaine hispanophone célèbre des mémoires individuelles et collectives d’une part, et négocie ou réinvente la rencontre historico-culturelle entre le Maroc et l’Espagne — passé colonial et postcolonial souvent problématique —d’autre part. Ma méthode, qui relève de l’histoire littéraire, est donc d’abord descriptive. Mon analyse des textes, basée sur un close-reading ou lecture serrée est , bien entendu, thématique, mais elle s’informe aussi de quelques concepts empruntés à la théorie littéraire, postcoloniale en particulier. Ainsi, je me propose de définir le statut particulier de la littérature marocaine d’expression espagnole à l’aide de la notion philosophique-littéraire de « littérature mineure », introduite par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Je prendrai également en compte le concept d’hybridité, mis en avant par Homi Bhabha, mais en me basant plutôt sur le contre-concept formulé par Leslie Adelson dans « Against In-Betweenness ». Enfin, mon approche de la littérature marocaine en tant que littérature mémorielle sera informée par la pensée socio-historique de Pierre Nora en ce qui concerne les lieux de mémoire. Ainsi, j’étudierai les textes à partir d’une perspective qui se veut historico-culturelle d’abord, thématique et théorique par la suite. Comme il s’agit d’une littérature encore très peu connue, une place importante sera réservée à son contexte. Puis, et à l’opposé des recherches effectuées jusqu’à maintenant, je prendrai soin d’adopter une perspective marocaine pour mon analyse, et ce, dans le but de sortir des dialectiques coloniales.

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Cette recherche est en partie basée sur un travail d’archives. Cela vaut notamment pour la revue Al-Motamid et son contexte mais aussi pour une partie de mon corpus de textes littéraires, car à l’époque du protectorat, les productions littéraires restaient souvent inédites et sont, par conséquent, difficilement trouvables. Enfin, le choix d’écrire ma thèse en français trouve sa justification dans la perspective d’un public marocain, à première vue francophone, puisqu’il s’agit d’une littérature qui n’est toujours pas très connue au Maroc, pays d’où elle émane.

APERÇU DES CHAPITRES

Cette thèse est répartie en quatre volets et subdivisée en sept chapitres. Les deux premiers chapitres retracent dans les grandes lignes les liens historico-politiques et culturels qui existent entre le Maroc et l’Espagne. Le premier chapitre offre un aperçu des liens historiques, politiques et culturels qui, à partir de 711, le moment où les premiers musulmans débarquent en Espagne, relient le Maroc à l’Espagne. Le deuxième chapitre se centre sur l’expansion coloniale, en particulier le rôle de l’Espagne au Maroc et le développement du Protectorat espagnol au nord du Maroc. Le chapitre III est consacré, d’une part, au contexte linguistique par rapport à la situation de la langue espagnole au Maroc colonial et postcolonial. Dans sa prolongation, le chapitre IV résume brièvement, d’autre part, le rôle du système éducatif espagnol durant l’époque du protectorat espagnol au Maroc. Le V e chapitre met la lumière sur les débuts de ce qu’on appelle « hispanismo marroquí », phénomène qui marque le commencement d’une production littéraire en langue espagnole. Puis je m’arrêterai sur la revue hispano- marocaine, Al-Motamid dont j’analyserai quelques poèmes de poètes marocains pour donner une idée de la thématique de l’écriture en espagnol sous occupation espagnole. Un autre objectif est de mieux saisir le rôle que joua la langue espagnole dans la vie culturelle et littéraire marocaine de cette époque. Le chapitre VI aborde la question de la langue et de la littérature marocaine d’expression espagnole après la décolonisation. Ce chapitre représente également le cadre théorique de l’étude et part du contexte du Maroc postcolonial en décrivant brièvement le contexte linguistique des écrivains marocains s’exprimant 27 en espagnol. J’étudierai le thème de l’histoire et de l’identité dans une nouvelle d’Achmed Ararou et dans un roman de Mohammed Bouissef Rekab. Le chapitre VII est consacré à l’histoire de Tétouan en tant que « Lieu de mémoire » où est revendiqué un éventail de cultures. Le chapitre suivant (VIII), porte sur le thème de la mémoire judéo-hispano-marocaine et donne d’abord un bref aperçu des émigrations des Juifs marocains afin de mieux encadrer la thématique abordée par les écrivains. La première analyse littéraire se centre sur un des premiers ouvrages de langue espagnole, écrit par Isaac Benarroch Pinto, un tryptique romanesque sur le Maroc d’antan. Ce qui suit est une lecture serrée d’un récit de Moisés Garzón Serfaty. Dans les deux dernières parties, j’analyserai le thème de l’identité diasporique sépharade-marocaine dans les romans respectifs d’Esther Bendahan et de Mois Benarroch.

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VOLET I

UN CONTEXTE HISTORIQUE, CULTUREL ET LINGUISTIQUE

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1. LIENS HISTORICO-CULTURELS ENTRE LE MAROC ET L’ESPAGNE

1.1. Les débuts (711-1492)

L’émergence d’une littérature de langue espagnole sur le territoire marocain ne peut pas être dissociée des liens historiques et culturels multiples qui relient le Maroc à l’Espagne. Il est évident que cette histoire partagée, aussi riche que conflictuelle et tragique, et qui par moments resurgit aussi dans les textes littéraires du temps présent constituant le corpus de ma recherche, trouve ses origines dans la proximité géographique de ces deux pays. Là où l’Atlantique rencontre la Méditerranée, l’étendue de la mer qui sépare les deux rives est de quatorze kilomètres seulement. 39 Cette contiguïté est aussi à la base des différents affrontements entre les deux pays, fût-ce sous forme de conquête ou d’exode. Au cours des siècles, des relations politiques, militaires (guerres et tentatives d’occupations), mais aussi sociales et culturelles ont lié les deux rives. La relation entre les deux pays a toujours été dynamique, créant un va-et-vient continu. De plus, cette proximité géographique a continué à jouer un rôle majeur dans les projets économiques de l’Espagne par rapport à l’expansion coloniale de ce pays. Pour esquisser l’évolution de ce va-et-vient continu entre l’Afrique et l’Europe, il faut remonter à l’année 711, date qui illustre le mieux la dynamique des liens entre le Maroc et l’Espagne, qui ont façonné les rapports contemporains. 40 Ce chapitre se propose de faire un premier pas dans l’introduction de l’arrière-plan historico-culturel qui façonna les rapports entre le Maroc et l’Espagne, et ce, dans le but de servir de fond général de la littérature marocaine de langue espagnole plus loin dans cet ouvrage. En traçant les lignes historico-

39 Notons dans ce cadre dans lequel histoire, géographie et mythologie se croisent, l’origine mythologique du Détroit de Gibraltar et des deux côtés, l’Afrique et la péninsule Ibérique. 40 Les rapports entre l’Afrique du Nord et la péninsule Ibérique remontent à l’Antiquité. À propos de la première date des contacts entre les deux régions sont nommés les Tartessiens, originaires de l’Andalousie (d’y il y a 3000 à 4000 ans) qui « s’aventuraient » jusqu’au Rio de Oro, afin de s’y adonner à des activités de pêche. », García Bellido, Antonio, « Las navegaciones tartessias a lo largo de las costas africanas », Africa , juin 1943, pp. 31-34. Cité dans Benjelloun, Abdelmajid, 1990, pp. 29-30. Cf. Kouici, Nassera, « Los contactos entre la Péninsula Ibérica y el Norte de África según los datos histórico-arqueológicos de época púnico-romana », SPAL , nº II, 2002, pp. 277-296. 30 politiques à partir du contexte de la cohabitation des peuples musulmans, juifs et chrétiens dans la Péninsule ibérique au Moyen-âge, connue comme Al-Andalus, et en esquissant les développements culturels et linguistiques les plus caractéristiques et significatifs, je voudrais illustrer un passé composé de différentes cultures et religions dont le cadre politique fut décisif pour les mouvements de réfugiés qui en furent la conséquence tragique. Puis je décrirai brièvement l’exil de la diaspora andalouse, juive et musulmane, et le commencement dans un nouveau pays, le cas échéant le Maroc, et exposerai quelques-unes des premières couches historico-culturelles, symboliques et mythiques qui se sont implantées au Nord du Maroc et en particulier à Tétouan, à partir des liens existant depuis la Péninsule ibérique. L’année 711 marque l’avènement des groupes de musulmans venant de l’Afrique du Nord (Berbères) et de l’Orient (Arabes syriens). Sous la direction du général Tariq Ibn Zyad (mort en 720), ils débarquèrent à Gibraltar, firent la traversée du Détroit, et par là s’installèrent dans la péninsule Ibérique— Gibraltar, le , l’Espagne, l’Andorre et une partie du sud de la France contemporaine—par une victoire décisive contre le roi Wisigoth Rodéric le 19 juillet lors de la Bataille de Guadalete, s’emparant du royaume des Wisigoths. 41 Une conquête qui fut facilité par les conflicts de succession des Wisigoths. 42 Toute la Péninsule Ibérique, sauf le royaume d’Asturias, était sous leur emprise. Ils appelèrent le territoire Al-Andalus et le divisèrent en cinq régions administratives : l’Andalousie, la Lusitanie et la Galice, Castille et Léon, Aragon et la Catalogne, et la Septimanie, l’Afrique du Nord. Peu après, en Syrie, les membres de la dynastie des Umayyades (611-750), la première dynastie islamique après la mort du prophète Mohammed en 632, furent persécutés et tués par leurs rivaux, les Abbassides (749-1258) en 750. La dynastie des Umayyades avait à cette époque Damas comme capitale. Un des survivants, Abd ar-Rahman, s’enfuit en Afrique du Nord et s’établit comme souverain en 756 dans la région appelée Hispania ou Iberia par les Romains, déjà sous l’autorité des Berbères du Maghreb et des Syriens, battit le gouverneur andalou avec l’aide de ses compagnons loyaux aux portes de Cordoue

41 Le nom Gibraltar est dérivé de l’arabe Jabal Tāriq qui signifie la montagne ou le rocher de Tariq. 42 Abun-Nasr, Jamil M., 1987, p. 71. 31 et fonda la dynastie des Umayyades de Cordoue. 43 Al-Andalus constituait ainsi, sur le plan politique, la province la plus occidentale du Califat Umayyade. C’est ainsi que débute la civilisation hispano-islamique qui va se forger pendant huit siècles. 44 Cordoue était une des villes les plus réputées comme centre de connaissances et de progrès scientifique, de vie intellectuelle et artistique florissante formée par l’ensemble d’une société interculturelle. L’historienne et spécialiste d’Al-Andalus, María Rosa Menocal la décrit ainsi :

It was there that the profoundly Arabized Jews rediscovered and reinvented Hebrew; there that Christians embraced nearly every aspect of style – from the intellectual style of philosophy to the architectural styles of mosques – not only while living in Islamic dominions but especially after wresting political control from them; there that men of unshakable faith, like Abelard and Maimonides and Averroes, saw no contradiction in pursuing the truth, whether philosophical or scientific or religious, across confessional lines .45

La société était composée de trois groupes majeurs qui représentaient les communautés religieuses les plus importantes : chrétiens, musulmans et juifs. Les chrétiens qui vivaient sous domination musulmane étaient appelés mozarabes et empruntaient beaucoup d’éléments de la langue et culture arabe, tout en maintenant leurs traditions chrétiennes et leurs langues romanes. 46 Les musulmans étaient principalement des Arabes et des Berbères. Le califat de Cordoue se décomposa pendant une guerre civile qui dura de 1009 jusqu’en 1013. Al-Andalus était alors divisé en un certain nombre d’émirats ou royaumes indépendants nommés taïfas . Les plus importants étaient Toledo, Badajoz, Zaragoza, Dénia, Séville et Grenade. Cette dispersion du pouvoir du califat

43 Menocal, María Rosa, 2002, p. 6. 44 Sur cette nouvelle transformation avec l’avènement de l’islam sur la Péninsule, María Rosa Menocal dit ceci : « The virtue of this Arab-Islamic civilization (in this as in other things not so unlike the Roman) lay precisely in its being able to assimilate and even revive the rich gifts of earlier and indigenous cultures, some crubling, others crumbeld, even as it was itself being crafted. The range of cultural yearning and osmosis of the Islamic empire in this expansive moment was as great as its territorial ambitions: from the Roman spolia that would appear as the distinctive capitals on the columns of countless mosques to the Persian stories that would be known as The Thousand and One (or Arabian ) Nights , from the corpus of the translated Greek philosophical texts to the spices and silks of the farthest East. », Menocal, María Rosa, 2002, p. 21. 45 Menocal, María Rosa, 2002, p. 11. 46 De l’arabe must’arib , signifiant « arabisé ». Voir aussi García-Arenal, Mercedes, 2003, pp. 22-23. 32

Umayyade en royaumes de taïfa rendait l’équilibre de l’unité extrêmement fragile. 47 Comme le note l’historien, sociologue et géographe Ibn Khaldûn :

En Espagne, la dynastie des Omeïades succomba aussitôt qu’elle eut perdu l’appui des Arabes, dont le dévouement l’avait soutenue. Les chefs des villes et des provinces secouèrent le joug de la subordination, et, s’étant jetés à l’envi sur l’empire, ils s’en partagèrent les débris. Chacun d’eux s’arrogea l’autorité suprême dans le lieu où il commandait et se posa en souverain. 48

Il y avait aussi eu une division ethnique de l’élite du califat qui était composée d’Arabes, de Berbères et de musulmans ibériens connus comme muladís et anciens esclaves de l’Europe de l’est. 49 La dispersion en royaumes ou taïfas , par la division de l’unité de pouvoir central, constituait pour les royaumes chrétiens du Nord un avantage considérable. Ainsi, la stabilité des royaumes était constamment remise en question et affaiblie par les attaques des états du Nord. Il n’est donc pas étonnant qu’en 1085, le royaume de Tolède tombe aux mains de la Castille. Pour arrêter les attaques chrétiennes, les Umayyades demandèrent l’assistance de la dynastie des Almoravides (1073-1147) du Maroc. Ces derniers établirent bientôt leur souveraineté dans la Péninsule, réduisant le nombre de taïfas à cinq. Les Almoravides n’arrêtèrent les avances chrétiennes que temporairement et en même temps, ils n’étaient pas devenus très populaires à cause de leur intolérance envers les communautés juives et chrétiennes. C’est au milieu du XII e siècle, lorsque leur pouvoir s’était affaibli et que les taïfas réapparurent, que les Portugais et les croisés prirent Lisbonne en 1147, et que fut demandée l’aide de la dynastie des Almohades (1147-1269). Ceux-ci reconquirent de larges régions des chrétiens, réussissant à apporter plus d’unité ; seul le taïfa de Mallorca restait indépendant. Toutefois, dès le début du XIII e siècle, les petits royaumes chrétiens commencèrent à gagner du terrain : Aragon,

47 Gozalbes Busto, Guillermo, 1992, p. 42. 48 Ibn Khaldoun, Les Prolégomènes , traduit par Mac Guckin, William et Baron de Slane, 1863, pp. 320-321. « […] When its (The Umayyad dynasty) Arab group feeling was destroyed, small princes seized power and divided the territory among themselves. In competition with each other, they distributed among themselves the realm of the Umayyad dynasty. Each one of them seized the territory under his control and aggrandized himself. », Ibn Khaldûn, 2005, p. 124. 49 Suite à une conversion massive au X e siècle, la plupart des habitants d’Al-Andalus étaient devenus des muladís , des chrétiens convertis. En espagnol, renegados ou elche pour les catholiques. 33

Léon, Castille et le Portugal. Le royaume musulman fut alors divisé en cinq taïfas , Cordoue en 1236, Séville en 1248, Cadiz en 1262, Murcia en 1266 et Menora en 1283, ce qui cette fois-ci signifiait le début de la fin de la souveraineté de l’Espagne islamique. Avec le déclin du dernier royaume musulman des Nasrides de Grenade en janvier 1492, la convivencia ,50 la cohabitation ou l’esprit de convivialité et de tolérance qui était supposé régner entre chrétiens, musulmans et juifs dans la Péninsule ibérique— souvent décrite comme un paradis terrestre idyllique— prit fin de manière radicale. 51 Concernant cette tolérance, María Rosa Menocal, écrit ceci : « La tolérance, ne signifia que rarement la reconnaissance des libertés religieuses [...] » Elle se manifestait dans la croyance, sans doute tacite, que les contradictions, en elles-mêmes et au sein d'une culture, pouvaient être positives et productives. »52 C’est dans ce sens et dans cet esprit qu’on peut comprendre l’ambiance de convivencia , qui ne signifiait peut être guère une société harmonieuse, mais s’illustre plutôt par une cohabitation ou un vivre-ensemble généralement dans le respect mutuel.

1.2 L’expulsion des juifs sépharades et mudéjars

La conquête du royaume des Nasrides de Grenade, comme le souligne De Ley, servait aussi un but religieux, planifié quelques dizaines d’années auparavant, en tant que « croisade » contre l’islam, mais aussi contre tout ce qui n’était pas chrétien. 53 Du XI e jusqu’au XVI e siècle, des monarques chrétiens conquirent de larges parties des régions hispano-musulmanes dans la Péninsule ibérique. 54 Afin

50 Fondée par Mohammed ibn Yusuf Ibn Nasr des Banu al-Ahmar ou Banu Nazari, la dynastie des Nasrides régna de 1238 jusqu’en 1492. 51 Aussi connu sous l’appellation « la España de tres culturas ». En 1999, la fondation appelée Tres Culturas del Mediterráneo fut créée et se présentait comme une plate-forme sur la base de la paix, du dialogue et de la tolérance en vue d’encourager le rassemblement des différentes cultures de la Méditerranée. 52 Menocal, María Rosa, L’Andalousie arabe. Une culture de tolérance : VIII-XV e siècle, nº 92, Paris, Autrement, 2003. 53 Voir De Ley, Herman, 2007. 54 Dans ce « Messianisme », ils visaient une Méditerranée christianisée, en tentant de conquérir et Tunis ainsi que d’autres parties du Maghreb. Un exemple encore plus frappant est la destruction de la ville de Tétouan en 1399 par Henri III de Castille. Après 1492, beaucoup d’émigrants musulmans et juifs qui avaient été chassés allèrent à Tétouan et jouèrent un rôle 34 d’encourager ces musulmans espagnols à « rester », on leur donna une certaine liberté de professer leur religion, leur faisant la promesse qu’ils pourraient continuer à professer leur foi avec le Traité de Grenade de 1491. 55 La dynastie ibérique régnante de cette époque, Ferdinand V d’Aragon (1482-1516) et Isabelle de Castille (1474-1504), mieux connus comme « Los Reyes Católicos », avaient un projet rigide qui consistait à rassembler tous les petits royaumes pour ainsi vaincre l’ennemi. Les motifs religieux de cette croisade antisémite étaient évidents ; le couple régnant voulait réaliser l’unité chrétienne et une mono- religiosité dans l’ensemble de la Péninsule sans judaïsme ou islam. Dans cet antisémitisme catholique, les premiers à être persécutés et chassés furent les « Juifs séphardiques » ou Juifs espagnols connus comme étant originaires de la Péninsule ibérique, notamment de l’Espagne et du Portugal. 56 Le nom « sépharade » vient de l’hébreu Sepharad qui désigne un lieu biblique et fut identifié à l’Espagne à partir du Moyen-âge. Ainsi, Sepharad désigne l’Espagne actuelle au même titre que l’adjectif « sépharade » peut signifier la langue espagnole, les Espagnols ou ce qui est espagnol. 57 Pendant le Moyen- âge, les deux groupes constituaient des peuples menacés, principalement à cause de leur foi et de leur ethnicité après le déclin d’Al-Andalus (711-1492). Ceci malgré le fait que beaucoup de Juifs espagnols tenaient des postes politiques et religieux importants, entre autres sous la monarchie d’Aragon. Comme l’avance P. Scheindlin : « No other Jewish community produced as many Jews who achieved positions of status and power in the non-Jewish world […] »58 Avec le décret de 1480, les Juifs furent forcés, au début, à s’établir et à se tenir confinés dans leurs quartiers, les juderías , qui les isolaient complètement de la population chrétienne. Ceci faisait partie de la politique de limpieza de sangre,

considérable dans la reconstruction de la ville après les nombreuses invasions espagnoles destructives. 55 Il y avait 67 articles stipulant la « garantie », entre autres choses, de la liberté de religion pour les musulmans, assurant qu’une politique de conversion n’allait pas être exécutée. Voir, Ahmad Thomson, Blood on the cross. Islam in Spain in the light of Christian persecution through the ages , London, Ta-Ha, 1989, pp. 249-251. 56 Voir De Ley, Herman, Van Al-Andalus tot katholiek Spanje , URL, Centrum voor Islam in Europa, Universiteit Gent, 2007. Déjà en l’an 681 des mesures juridiques restrictives furent implémentées par rapport aux habitants juifs de la Péninsule. Voir, Fagel, Raymond et Eric Storms (éd.), 2011, p. 36. 57 Díaz-Mas, Paloma, 2009, p. 107. 58 Scheindlin, Raymond P., dans : Khadra Jayussi, Salma (éd.), 1993, « The Jews in Muslim Spain », p. 188. 35 pureté ou purification de sang. Seul le sang des chrétiens d’autrefois était considéré comme étant « pur » et par conséquent tous ceux qui n’avaient pas ce profil devaient être chassés ou tués. Le décret royal d’expulsion ou décret d’Al Hambra du 31 mars 1492 donnait à la population juive exactement quatre mois pour quitter la péninsule ibérique. 59 Entre 160.000-400.000 Juifs espagnols et portugais quittaient la Péninsule et allaient être connus comme meghorashim , qui signifie « ceux qui ont été chassés » ou « réfugiés ». 60 Ceux qui ne voulaient pas partir se convertirent au catholicisme ou vivaient comme Juifs cryptiques, tenant à leur foi en secret. 61 Les musulmans restés en Espagne sous l’autorité chrétienne, les mudéjars, choisirent de rester dans leur pays natal et d’accepter la situation basée sur le concept islamique de dār l-ḥarb— littéralement « maison de guerre » où l’islam n’est pas la religion principale— au lieu d’émigrer au dār l-islām , « maison de l’islam » où ils pouvaient pratiquer leur foi librement et vivre en liberté sans aucune restriction. 62 Ils étaient aussi appelés moros horros ou « musulmans libres » pour les distinguer des musulmans emprisonnés ou esclavagés, qui par conséquent n’avaient pas eu le choix de partir. 63 Ce choix était essentiel dans le cadre de leur statut qui les définissait comme mudéjars et sous lequel ils vivaient. Après la , les musulmans espagnols étaient, dans un premier temps, libres de « rester », même si cette « hospitalité » était basée sur l’intérêt personnel et des considérations économiques. 64 Comme disait un proverbe de cet époque : « a más moro, más oro » (plus de maures signifie plus d’or). Ils maintinrent donc leur statut de mudéjars pour un certain temps. Cela ne dura pas longtemps, car le décret signé de facto perdait en valeur et en signification une fois attribué. De larges groupes de mudéjars vivaient principalement dans les royaumes de Castille,

59 Dans la première partie du XV e siècle de nombreux Juifs se sont convertis au christianisme. Ils étaient appelés conversos ou marranos et aussi nuevos christianos (nouveaux chrétiens). 60 Cf. Zafrani, Haïm, Juifs d'Andalousie et du Maghreb , Paris, Maisonneuve et Larose, 1996. 61 Le nombre d’exilés juifs qui ne se sont pas convertis à la fin du XV e siècle est estimé entre 80.000 et 100.000. Cf. Amelang, James S., Historias paralelas : Judeoconversos y moriscos en la España moderna, Madrid, Akal, 2011. 62 L’expression mudéjars est dérivée de l’arabe mudajjan ou ahl a-dajn qui est traduit comme « ceux qui acceptent soumission, donc acceptaient la soumission aux autorités chrétiennes ». 63 Arabe pour « libre ». De Ley, Herman, 2007. 64 La « reconquête » chrétienne initiée dès le VIII e siècle. Voir aussi, Fagel, Raymond et Eric Storm (éd.), 2011, pp. 46-52. 36

Aragon, Navarre et Valencia. 65 Cependant, ils ne constituaient pas un groupe homogène. Comme le note L.P. Harvey : « […] chaque région possédait en fait ses propres caractéristiques nettement définies. » 66 Tout comme leurs concitoyens chrétiens, ils payaient leurs taxes, même si leur position en tant que minorité religieuse semblait toujours être ambiguë et controversée. 67 Ceux qui restaient en Iberia trouvaient un modus vivendi assez pénible ; ils devaient manier les restrictions et répressions continues au niveau social ainsi qu’au niveau culturel, mais ils n’avaient évidemment pas l’intention d’émigrer. Dans la seconde moitié du XV e siècle, ces mudéjars allaient subir le même genre de violences et de discriminations que les Juifs espagnols avant eux. Entre 1499 et 1526, on donna aux mudéjars le choix de se convertir au catholicisme ou de quitter l’Espagne, même si on leur avait attribué supposément la liberté de religion, en dépit du Traité de Capitulation de Grenade qui leur avait garanti la liberté. 68 Ces mudéjars , les descendants convertis des andalous musulmans qui ont été baptisés comme chrétiens, étaient appelés moriscos , ainsi que ceux qui émigraient vers d’autres pays suite au décret. 69 Sous l’influence de l’archevêque Francisco Jiménez de Cisneros, les conversions forcées, au moyen de baptêmes de masse, ne se firent pas attendre. Ces « nouveaux chrétiens », comme les Espagnols les appelaient, une fois baptisés, n’avaient pas le droit de quitter l’Espagne. De nombreux moriscos qui sont restés en Iberia vivaient comme musulmans cryptés, comme les conversos , leurs compatriotes juifs. 70 Dans cette atmosphère tendue de répression et de violence, les efforts de ceux qui restaient dans la Péninsule pour

65 Voir De Ley, 2007. 66 Harvey, L.P., « Mudejars », dans : Khadra Jayussi, Salma (éd.), 1993, p. 180. 67 Système protecteur qui dans les pays où gouvernait l’islam offrait un statut de protection aux citoyens juifs et chrétiens. En payant des taxes et en respectant certaines mesures restrictives, ces protégés pouvaient exercer librement leur foi. 68 Cf. García-Arenal, Mercedes et Gerard A. Wiegers (éd.), Los Moriscos. Expulsión y diáspora. Una Perspectiva internacional , València/Granada/Zaragoza, Publicacions de la Universitat de València, Editorial Universidad de Granada, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2013. 69 Voir sur l’expulsion même, Domínguez Ortiz, Antonio et Vincent Bernard, Historia de los Moriscos. Vida y tragedia de una minoría , Madrid, Alianza, 1985 ; Epalza, Míkel de, Los Moriscos antes y después de la expulsión , Madrid, Mapfre, 1992; De Zayas, Rodrigo, Los moriscos y el racismo de estado , Cordoba, Almuzara, 2006. 70 Dérivé du mot moro , l’expression espagnole « moro » était utilisée pour indiquer une personne avec des origines nord-africaines et de foi islamique. Avec le temps, l’expression a obtenu une connotation négative due aux dynamiques historiques et sociales. Etymologiquement, le mot moro est dérivé du latin maurus , indiquant un résident de l’ancienne province romane de Mauritanie ou Mauritania tingitana (146 avant J.-C.), la partie du nord du Maroc d’aujourd’hui et l’Algérie de l’Ouest. Le mot sarraceno était aussi employé. 37 maintenir leur culture religieuse, qu’on appelait les crypto-musulmans, se reflétaient dans différentes formes d’expression artistique dans des domaines culturels variés comme l’architecture, l’art, la musique, l’artisanat et une littérature en « espagnol ». Cette littérature appelée littérature aljamiada ou aljamía était exprimée en langue romane, dépendant du dialecte de la région, Aragon, Castille ou autre, mais était écrite en caractères arabes, une écriture connue comme l’ alifato arabe. 71 D’après Pedro Chalmeta, l’avènement de la littérature aljamiada au cours du XV e siècle était dû à une dégradation de la connaissance linguistique de la langue arabe. 72 En effet, depuis le progrès de la Reconquista , les manifestations culturelles et linguistiques dans cette langue étaient interdites, bannies ou ne devaient pas s’exprimer dans la vie quotidienne. 73 Cette dégradation ou acculturation linguistique est essentiellement attribuée à la disparition de l’élite arabo-islamique politique et culturelle au lendemain des conquêtes chrétiennes qui ont entraîné, lentement mais sûrement, la disparition de cette élite, causant parallèlement la fragmentation de la langue arabe. Par le biais de cette littérature qui comprenait pour la plus grande partie des textes religieux et juridiques, mais aussi des textes en prose et de la poésie, les moriscos essayaient de maintenir et de raviver leur culture et religion ancestrales par la langue romane. 74 Les études consacrées à ce sujet indiquent généralement le caractère secret, mystérieusement formulé de cette littérature. C’est seulement au XIX e siècle qu’on trouva et étudia textes en aljamiada.75 Une autre caractéristique importante est la structure archaïque de la langue employée dans les textes. 76 En tant que minorité religieuse en Espagne, les musulmans espagnols, les mudéjares , se sont servis de la littérature comme une forme de « résistance (littéraire) » à l’exclusion, à la marginalisation et à l’assimilation

71 Le mot Alifato est dérivé d’ Alif , la première lettre de l’alphabet arabe. Dérivé de l’arabe al- ’ajamiyya ce qui signifie « non-Arabe », aljamía en transcription espagnole, était utilisé par les musulmans d’Al-Andalus pour indiquer les dialectes romans du nord de la péninsule Ibérique. 72 Cf. Wiegers, Gerard A., Yça Gidelli (fl. 1450), his antecedents and successors. A historical study of Islamic literature in Spanish and Aljamiado , Leiden, 1991. 73 Chalmeta, Pedro, « Mudéjars », dans : Encyclopaedia of Islam , p. 288. 74 Voir sur le rôle des différentes langues dans la poésie andalouse, Schippers, Arie, « De rol van het Arabisch, Hebreeuws en Romance in de poëzie van het moslimse Spanje » dans : Boot, W.J. (éd.), Literatuur en tweetaligheid , Leiden, CNWS-publicaties nº 25, 1994, pp. 101-129. 75 De Ley, Herman, 2007. 76 Voir Sánchez Álvarez, Mercedes, « Observaciones sobre el arcaísmo lingüístico de los textos aljamiado-moriscos », Sharq al-Andalus, nº 2, 1995, pp. 339-348. 38 culturelle. Ainsi, ils ont su intégrer leur patrimoine linguistique, culturel et islamique à leur identité espagnole. En employant le mot « résistance » ici, je fais référence à Culture and Imperialism (1993) d’Edward Said, ouvrage qui a fait date. Bien qu’il soit hasardeux de rapprocher la situation des mudéjares à celle des colonisés du temps moderne décrits par Said, j’ai été frappée tout de même par la ressemblance qui existe sur ce point, entre la condition des mudéjares et celle de quelques poètes marocains hispanophones du temps du Protectorat (voir chapitre V). D’une certaine façon, les mudéjares font ici figures de « prédécesseurs ». 77 Cette manifestation de résistance littéraire avant la lettre montre clairement que la « résistance » dans la littérature, telle que définie par Edward Said dans son travail significatif Culture and Imperialism , dans ses formes et allures distinctes, avait déjà des « prédécesseurs » avant l’ère postcoloniale.

1.3 L’exil de la diaspora andalouse : l’arrivée au Maroc

Les sépharades et les moriscos constituaient tous deux des groupes marginalisés et exilés à partir de la fin du XIV e siècle que ce soit dans leur pays d’origine, la Péninsule ibérique ou dans les terres qui les accueillirent, le cas échéant, le Maroc. Dans ce qui suit, nous allons essayer d’esquisser leur parcours à partir du moment où ils furent obligés de trouver refuge autre part, jusqu’au moment de leur intégration— pas toujours aussi souple et évidente— dans la nouvelle société qui allait les accueillir. 78 Entre 1492 et 1497, avec la progression de la « Reconquista » et même avant comme on a pu voir, beaucoup de Juifs expulsés se dirigèrent vers l’Afrique du Nord. 79 En Europe, il n’y avait pas beaucoup de lieux où ils pouvaient habiter. Ceci était la principale raison pour laquelle de nombreux Juifs allaient vers les pays islamiques. 80 Une autre raison était la facilitation du processus d’intégration par le pacte dhimmi , qui leur permettait d’exercer leur foi plus aisément. D’autant plus

77 Said, Edward W., 1993, pp. 252-265. 78 L’Afrique septentrionale était appelée Berberie à cette époque. 79 On ne traitera pas le sujet des Juifs et musulmans espagnols qui sont allés vers les autres pays du Maghreb, car cela dépasse largement le cadre de ce travail. 80 García-Arenal, Mercedes et Gerard Wiegers, 2003, p. 22. 39 que les musulmans et les Juifs avaient un ennemi commun : le christianisme. Un des exemples les plus connus est la célébration publique des communautés juives de Fès et de Tétouan de la victoire marocaine dans la Bataille de Qasr al Kébir en 1578. Cela signifiait aussi que beaucoup de ces Juifs émigraient vers la terre de leurs aïeux. 81 D’ailleurs, comme le dit l’historien Haïm Zafrani : « C’est du Maroc que sont partis, au X e siècle, les premiers grammairiens, linguistes, poètes et auteurs de la littérature juridique décisionnaire que l’on considère, à juste titre, comme les fondateurs de l’« École espagnole. »82 Comme on le sait, les Juifs ont joué un rôle considérable dans l’épanouissement de la science et de la civilisation hispano-arabe. Au Maroc, ils allaient aussi contribuer, avec leurs connaissances culturelles et professionnelles, au développement des villes qui les accueillirent. Les megorashim , les « expulsés », arrivèrent et s’établirent dans les villes portuaires du Nord, comme Tanger, Tétouan, du côté de l’Atlantique, Asilah, Larache, Ksar el Kébir, Chefchauen, Rabat-Salé, Casablanca, Safi, Azemmour, Essaouira, mais aussi Fès et Marrakech à l’intérieur du pays. Ainsi : « […] apportant avec eux leur vieille langue castillane, leur science, leurs institutions communautaires inscrites dans leurs taqqanot « ordonnances rabbiniques », leurs usages, leurs coutumes […] »83 Parmi les symboles et les expressions culturels, la langue était d’une grande importance identitaire. La langue écrite était exprimée en aljamía : espagnol en caractères hébreux et non pas en arabe-espagnol comme

81 La présence des populations juives au Maroc remonte à l’époque gréco-romaine, même avant l’arrivée des Arabes. Haïm Zafrani, historien spécialisé dans le judaïsme marocain en dit ceci : « Historiquement, les juifs sont le premier peuple non berbère qui vint au Maghreb et qui ait continué à y vivre jusqu'à nos jours. », dans : Zafrani, Haïm, 1983, p. 11. Par rapport à l’ethnicité des Juifs marocains (et maghrébins en général), les opinions diffèrent : « La théorie selon laquelle la majorité des Juifs maghrébins serait d’origine berbère est soutenue par un certain nombre d’historiens chez qui la « judaïsation des Berbères » a acquis la réputation d’une donnée fondamentale. », p. 12. D’autres, comme Haïm Zeev Hirschberg affirment que la théorie des « berbères judaïsés » n’est pas suffisamment soutenue. Ceci est contesté par des recherches sur les langues parlées (orales) chez les Juifs dans l’Atlas ainsi que dans le sud du Maroc, indiquant chez ces communautés l’importance de la langue berbère dans leurs vies : « […] l’enseignement traditionnel utilisait, dans ces communautés, le berbère comme langue d’explication et de traduction des textes sacrés au même titre que, dans le reste du pays, les autres communautés employaient, aux mêmes fins, le judéo-arabe ou le judéo-espagnol. », idem., p. 13. Cf. Hirschberg, Haïm Zeev, A History of the Jews in North Africa I: From Antiquity to the Sixteenth Century , Leiden, Brill, I974. 82 Zafrani, Haïm, 1983, p. 15. 83 Idem., p. 16. 40 dans le reste du monde musulman. 84 Dans un premier temps, les sépharades expulsés restèrent longtemps confrontés aux Juifs marocains, les toshabim (habitants autochtones au Maroc), à cause de différences de tradition de cultes (liturgie). On trouve ce même phénomène « conflictuel », chez les moriscos quand ils arrivèrent au Maroc, ce dont on parlera plus tard. 85 Au cours des siècles et des dynasties successives, la position de l’ensemble des Juifs au Maroc a connu des périodes de stabilité et de paix, ainsi que des époques de répression difficile à cause des turbulences dans la société et des changements de souverains dynastiques. Dans les cours des dynasties des Mérinides, Wattassides et Saadites, les Juifs avaient des postes importants, notamment comme conseillers financiers, s’exercant dans la diplomatie et faisant du commerce (sucre ou farine/blé) avec l’Espagne depuis le XVI e siècle au Maroc. Ils maintenaient des contacts avec leurs coreligionnaires restés en Espagne, aux Pays-Bas et dans l’Empire Ottoman, à travers lesquels ils intégraient un réseau de commerce qui leur facilitait le travail commercial.86 D’autres professions caractéristiques des Juifs espagnols et des morisques étaient celles de traducteurs et interprètes, aussi connus comme trujamán (de l’arabe tarjiman ). Ceci était un élément important dans l’activité corsaire qui était encouragée par le gouvernement. Au Maroc, l’esprit de conversion expansionniste de la « reconquête » ; le rêve des rois ibériques d’une Méditerranée entièrement chrétienne, était fortement perceptible. Durant des siècles, les Espagnols et les Portugais rivalisèrent au sujet de l’occupation des villes et des régions les plus stratégiques et profitables. 87 Il est intéressant de souligner que l’Espagne et le Portugal s’efforçaient de s’unir, ce qui les obligeait aussi de resserrer étroitement les liens

84 García-Arenal, Mercedes et Gerard Wiegers, 2003, p. 49. 85 Cf. Aourid, Hassan, « Espagne-Maroc, les non-dits d’une relation tumultueuse », Zamane , avril 2012, pp. 26-29. 86 García-Arenal, Mercedes et Gerard Wiegers, 2003, p. 32. 87 L’Espagne faisait de grands efforts afin de tenter d’occuper des villes marocaines. En témoigne par exemple le désir de prendre la ville portuaire Larache. Cette cité navale sur l’Atlantique représentait aussi un danger pour les Espagnols à cause de l’avènement des corsaires morisques et plus tard, des corsaires anglais et hollandais dans la ville. Durant le règne de Philip II, des officiels espagnols tentaient de prendre pied dans cette ville afin de l’utiliser contre le Maroc. En 1610, ils réussirent à entrer dans la ville, au moyen d’un contrat avec le de Fès, Mulay l-Shaykh l Ma’mun. Voir, García-Arenal, Mercedes et Gerard Wiegers, 2003, pp. 30-31. 41 avec l’Afrique du Nord, malgré toutes les expulsions et les émigrations des Juifs et musulmans espagnols.

1.4 Des passeurs de culture : une identité hybride

Les premiers exilés andalous arrivèrent au Maroc durant le règne de la dynastie des Wattassides (1472-1554). Après, le point culminant de la fuite des morisques fut durant la guerre d’Alpujarras (1568-1572). 88 Ceux qui se basèrent dans le Nord, notamment, trouvèrent assez vite leur place, ouvrant la voie d’un épanouissement libre : « Dans le nord, les exilés ne rencontraient pas beaucoup de difficultés pour former des communautés autonomes, pratiquement indépendantes durant de nombreuses années. Ils avaient la liberté de développer leurs propres structures. »89 Ces exilés appartenaient à la classe dirigeante de la noblesse de Grenade. 90 Comme l’avance Gozalbes Busto : « Ceux qui ouvrent la marche de l’exil sont les nobles battus qui constituent la crème de la crème de l’armée de Grenade. » 91 Une des villes marocaines du Nord où ils s’établirent en bon nombre, était Tétouan. 92 Je reviendrai sur ce sujet dans le chapitre VII, qui est partiellement dédié au patrimoine culturel andalou de cette ville. Par le décret de 1610, de nombreux moriscos furent déportés dans des conditions déplorables — une période d’expulsions qui s’étendit en fait de 1609 (en Valencia) jusqu’en 1614— par le biais de l’Inquisition espagnole sous Philippe III. 93 Beaucoup d’entre eux, s’ils réussissaient à survivre aux persécutions, car nombreux sont ceux qui moururent avant d’être expulsés, fuirent vers le Portugal où ils furent persécutés plus tard par l’Inquisition, mais ils se dispersèrent aussi en Italie, en Turquie (l’Empire Ottoman de l’époque), en Hollande et en Grande-

88 Cf. Le roman historique de Hassan Aourid, Le Morisque , Rabat, Bouregreg, 2012. 89 « En el norte los exiliados no encuentran muchas dificultades para formar comunidades autónomas, prácticamente independientes durante muchos años, y libres para desarrollar sus propias estructuras. » Idem., p. 97. 90 Voir Abun-Nasr, Jamil M., A history of the Maghrib in the Islamic period, Cambridge, Cambridge University Press, 1987. 91 Gozalbes Busto, Guillermo, 1992, p. 15. « Los que abren la marcha del exilio son los derrotados nobles que constituyen la flor y nata del ejercito granadino. » 92 Voir Daoud, Mohammed, 2008. 93 Reglá Campistol, Juan, 1964, p. 35. Voir aussi Zayas, Rodrigo de, 2006, p. 201. Cf. Wiegers, Gerard, A., « Managing Disaster: Networks of the Moriscos during the Process of Expulsion from the Iberian Peninsula around 1609 », Journal of Medieval Religious Cultures , Vol. 36, nº 2, 2010, pp. 141-168. 42

Bretagne—pays protestants et considérés comme sûrs—, mais aussi dans des régions de nos jours connues comme le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, le Mali et la Mauritanie. 94 La plus grande partie de ces morisques allaient en Afrique du Nord. 95 Une deuxième vague de morisques partirent depuis la Castille en direction du Maroc. Pendant cette deuxième vague d’arrivées du début du XVII e siècle, les moriscos éprouvaient des difficultés d’acceptation et d’adaptation dans la société, se retrouvant dans une période de transition relative au pouvoir dynastique. Ainsi, la succession au Maroc d’Ahmad al-Mansour, qui mourut en 1603 (dynastie des Saâdiens 1554-1659), était disputée par ceux qui prétendaient être les successeurs légitimes. Leur immigration eut lieu pendant la guerre civile. Beaucoup servaient comme corsaires, alliés aux habitants autochtones, mercenaires du sultan, ou aux ennemis, les chrétiens. 96 Ce dernier aspect n’a rien d’étonnant à cette époque. Les Juifs et musulmans espagnols étaient confrontés aux mêmes sortes de difficultés après leur expulsion de l’Espagne et trouvèrent par la suite des solutions semblables. 97 Dans le domaine diplomatique, les Juifs profitaient de la connaissance des membres de leurs familles qui avaient travaillé dans les cours en Espagne comme agents commerciaux et secrétaires, et qui savaient comment se déroulaient les choses. La connaissance de la langue espagnole formait un avantage considérable. En partie sous l’influence des Juifs exilés, le castillan devint la langue de la communication diplomatique avec le Maroc aux XVI e et XVII e siècles. Les Juifs jouaient aussi un rôle important dans les relations entre le Maroc et l’Espagne, servant également de médiateurs entre les deux pays. 98

94 Wiegers, Gerard A., « Moriscos », in Encyclopaedia of Islam , 1991, p. 242. 95 García-Arenal, Mercedes, 2003, p. 112. 96 L’activité corsaire n’est pas à confondre avec la piraterie, qui toutes deux triomphaient au Moyen- âge. Les corsaires se trouvaient sous autorisation du gouvernement, naviguaient sous le drapeau d’un pays qui souvent n’avait pas les moyens de gérer sa propre flotte, dépendant des pouvoirs (souvent occupants) plus forts et attaquaient seulement les pays avec lesquels ils étaient en guerre. Les pirates, au contraire, pratiquaient du banditisme maritime, attaquaient tout le monde et avaient pour but le profit matériel. Cf. Fontenay, Michel, La Méditerranée entre la Croix et le Croissant. Navigation, commerce, course et piraterie (XVI-XIX siècle) , Paris, Classiques Garnier, 2010. 97 García-Arenal, Mercedes et Gerard Wiegers, 2003, pp. 83-86. 98 García-Arenal, Mercedes et Gerard Wiegers, 2003, pp. 32-39. 43

Aux XVI e et XVII e siècles, les morisques participaient pleinement à la vie internationale des cités portuaires de la Méditerranée et de l’Atlantique. 99 On parlait surtout l’arabe dans ces « villes polyglottes ». 100 Les morisques contribuèrent à cette pluralité culturelle et l’espagnol devint ainsi au Maghreb une langue beaucoup parlée, en particulier au Maroc. Au niveau de l’intégration, les choses n’allaient pas de soi non plus pour ce deuxième groupe de moriscos , notamment en ce qui concernait leurs traditions culturelles et religieuses. 101 D’autant plus qu’ils continuaient, tout comme leurs compatriotes juifs, à parler dans la langue castillane. Il semble qu’à ce moment-là, ils ne parlaient plus l’arabe. Comme le note Gozalbes Busto, spécialiste des moriscos du Maroc : « Ils avaient oublié l’arabe, s’habillaient comme les Européens et évidemment, leurs coutumes étaient substantiellement différentes de celles de leur nouveau pays. »102 Ceci montre que tout en s’intégrant à la société, ils restaient attachés à leur langue maternelle « espagnole » ainsi qu’à leur culture andalouse. Les couches supérieures des exilés de la société nasride de Grenade créèrent en 1627 une république andalouse à Rabat. 103 Comme à Tétouan, ils réussirent à établir une République libre et semi-autonome, comme celle de Venise, ce qui caractérise la présence de ces exilés chassés ; moriscos et sépharades venus s’installer au Maroc. 104

99 Maziane, Leila, « Salé au XVII e siècle, terre d’asile morisque sur le littoral Atlantique marocain », Cahiers de la Méditerannée , nº 79, 2009, pp. 359-372; Monqid, Safaa, « Les morisques et l’édification de la ville de Rabat », Cahiers de la Méditerranée , nº 79, 2009, pp. 351-358; Bunes Ibarra, Miguel Ángel de, « Les morisques dans le monde méditerranéen du XVI e au XVII e siècle », Cahiers de la Méditerranée , nº 79, 2009, pp. 240-248. 100 García-Arenal, Mercedes, 2003, p. 115. 101 Idem., p. 97. 102 « Habían olvidado el árabe, vestían a la europea y naturalmente, sus costumbres diferían de una manera sustancial, a las de la nueva patria. », Gozalbes Busto, Guillermo, 1992, p. 97. 103 Idem., p. 96. Selon l’historien Jamil Abun-Nasr, la République de BuRagrag fut fondé par les musulmans andalous qui s’établirent à Salé entre 1609-1614. Abun-Nasr, Jamil M., 1987, p. 221. 104 L’historien tétouanais d’origine andalouse et de descendance morisque, Mohammed Ibn Azzuz , avait demandé en 2001 au roi espagnol Don Juan Carlos, de la part des familles marocaines musulmanes d’origine andalouse : « le même droit moral à récupérer leur identité historique […] et le même traitement de préférence octroyé aux Juifs sépharades dans la loi de 1985. » En 2006, le parlement de la communauté autonome d’Andalousie avait introduit une proposition de loi afin de faciliter l’acquisition de la nationalité espagnole pour les descendants de la diaspora andalouse musulmane. Pour la diaspora des Juifs sépharades ceci est déjà le cas. Le 31 octobre 2006, une action semblable voit le jour sous la dénomination : « La declaración de Chauen », à l’initiative du professeur espagnol de droit civil Antonio Manuel Rodríguez Ramos de l’Université de Cordoue. Cette déclaration fut soutenue par la fondation « Tres Culturas del Mediterráneo », le siège de l’UNESCO de Résolution de Conflits Internationaux, Club UNESCO Córdoba et « Capital Cultural Europea « Córdoba 2016 ». 44

La deuxième vague de migration eut lieu dans la première moitié du XVII e siècle. Ce mouvement se composait de Juifs marocains convertis au catholicisme qui émigrèrent en Espagne et au Portugal. Ces Juifs avaient une meilleure connaissance de l’arabe et de l’hébreu, langues qu’ils avaient apprises dans les écoles juives au Maroc. Il y avait aussi des musulmans espagnols qui se convertirent et retournèrent ainsi volontairement en Espagne (et au Portugal). Cette forme de « conversion stratégique » était un moyen de pouvoir se déplacer d’une marge de la société/frontière à une autre. 105 Les migrations au Maghreb faisaient partie de l’histoire d’Al-Andalus. Au temps des conflits internes dans la Péninsule, les dissidents, juristes et intellectuels cherchaient refuge dans cette voie qui était aussi proche. 106 Les intérêts politiques et commerciaux d’Al-Andalus constituaient aussi une raison pour les réfugiés andalous de s’établir au Maghreb. On a vu que les rapports entre les deux rives méditerranéennes n’ont pratiquement pas cessé d’interagir dans le domaine social, professionnel et commercial. L’histoire des Juifs sépharades et morisques a montré qu’ils furent un exemple significatif de la contribution historique des couches multiculturelles et pluri-religieuses qui s’établirent au nord du Maroc, constituées par diverses populations de Juifs espagnols et morisques (gitans, mudéjars et mozarabes). Des villes qui furent des carrefours de mémoires culturelles et de langues : des carrefours qui sont devenus des symboles d’histoire, porteurs de mémoires dans des sens multiples. Dans le chapitre suivant, je me pencherai sur le début des tentatives européennes d’occupation du Maroc, qui aboutirons à l’occupation coloniale espagnole du Maroc en 1912 sous forme d’un Protectorat. Ceci me permettra d’étudier de plus près la signification de l’entreprise coloniale marocaine pour le Maroc.

105 García-Arenal, Mercedes et Gerard Wiegers, 2003, p. 38. 106 García-Arenal, Mercedes, 2003, p. 111. 45

2. LE COLONIALISME ESPAGNOL AU MAROC

Ce chapitre est la suite de l’aperçu historique du premier chapitre. À partir du contexte historico-politique qui fut significatif et caractéristique dans les relations entre les deux pays, je décrirai d’abord le rôle de l’Espagne dans ses tentatives de mettre pied sur la terre marocaine, ainsi que les tentatives et les réalisations d’occupations au Maroc. Puis je me pencherai sur la position de l’Espagne dans l’expansionnisme coloniale européen, m’arrêtant sur la Conférence d’Algésiras de 1906 qui fut capitale dans les projets de colonisation européens et qui conduira au Traité de Protectorat franco-espagnol en 1912, qui allait, de manière définitive, décider de l’avenir du Maroc. Ensuite, j’examinerai brièvement les principes coloniaux de l’idéologie Africanista , ainsi que l’armée hispano-marocaine qui fut une concrétisation de cette théorie et dans laquelle de nombreux soldats marocains combattirent aux côtés du régime franquiste. Enfin, je traiterai de la Guerre du Rif (1921-1927) et de la bataille d’Annual afin de mieux cerner la façon dont l’Espagne coloniale n’avait cessé de perdre du terrain et de l’autorité au Maroc, ce qui devait aboutir à la fin du Protectorat espagnol.

2.1 L’Espagne sur les côtes marocaines

Après la chute de Grenade en 1492, de nombreux points stratégiques et ports naturels le long de la côte méditerranéenne marocaine ont été occupés progressivement par les Espagnols. 107 Cela concernait la côte de la chaîne de montagnes du Rif, la ville de Melliliya ou Melilla en espagnol, à partir de 1497, l’île de Badis ou Vélez de la Gomera à partir de 1508, la ville de Larache en 1610, la ville de Sebta ou Ceuta en 1668, l’île de Nkour ou Peñón of Alhucemas en 1673, située à quelques 300 mètres de la côte de la ville d’Al Hoceima et des îles chafarinas ou

107 Voir Laroui, Abdallah, L’histoire du Maghreb. Un essai de synthèse , Casablanca, Centre Culturel Arabe, 2001. Jusqu’à ce jour, au total dix îles sur la côte du nord du Maroc ainsi que les villes de Sebta (Ceuta) et de Melilla sont encore sous la souveraineté espagnole. 46

Jazīrat Shuffār108 à partir de 1848. 109 Après 1856, l’Espagne commençait aussi activement à faire du commerce à partir de ces positions stratégiques, les presidios .110 Pendant la guerre de Tétouan de 1860, l’Espagne avait aussi pris possession de la ville de Sidi Ifni 111 au même titre que le Sahara occidental dans le sud-ouest du Maroc. 112 Au XIX e siècle, les commerçants européens étaient à la recherche de nouveaux marchés pour leurs produits. La croissance rapide de la population européenne, par exemple, fit exploser la demande du blé marocain. 113 Entre les années 1830 et 1840, le Maroc avait connu une énorme croissance commerciale, triplant la quantité des différentes marchandises. 114 La conquête de l’Algérie, à partir de 1830 et après, marquait un moment significatif et un tournant dans l’expansionnisme colonial européen, en particulier celui des Français. L’émir Abdelkader, qui résistait farouchement aux Français en Algérie, s’enfuit en 1843 au Maroc, où il demanda de l’aide pour lutter contre les troupes françaises, ce qu’il obtint dans la Bataille d’Isly, qui eut lieu en 1844 à la frontière algéro-marocaine près de la ville d’Oujda.115 Cet événement fit entrer la France encore un peu plus au Maroc. La conquête du Maroc par plusieurs pays européens rivalisant était basée sur un modèle classique. Après l’intrusion économique et commerciale— souvent forcée par des interventions militaires et des dettes extrêmement élevées— le pays fut placé sous restreints légaux, perdant ainsi son indépendance. 116 L’Espagne a elle aussi, mais dans une moindre mesure que la France, joué un rôle considérable dans la chute de la souveraineté marocaine.

108 En arabe-marocain, Jazīrat Shoffār signifie littéralement « îles des voleurs » en référence aux pirates qui fréquentaient les îles au XIX e siècle. Ils sont aussi appelés îles Kebdana ou Melwiya , Benjelloun, Abdelmajid, 1990, p. 25. 109 Fernandez Rodriguez, Manuel, 1985, op. cit., p. 5. 110 Obdeijn, Herman, et al., 2002, p. 106. 111 En octobre 1957, comme partie des mouvements généraux de décolonisation des nationalistes marocains, l’Afrique espagnole de l’Ouest (le Sahara) était attaquée par une série d’assauts armés culminant avec l’état de siège de la ville de Sidi Ifni. Cette guerre d’Ifni est connue en Espagne comme la Guerre Oubliée ( la Guerra Olvidada ). 112 L’Espagne maintenait le contrôle sur le Sahara Occidental jusqu’à la Marche Verte de 1975 et le territoire était partiellement restitué au Maroc. 113 Obdeijn, Herman, et al., 2002, op. cit., p. 105. 114 Fernández Rodríguez, Manuel, 1985, p. 3. 115 Obdeijn, Herman, et al., 2012, p. 102. 116 Obdeijn, Herman, et al., 2002, p. 102. 47

La croissance du commerce n’eut pas de conséquences majeures sur le plan de l’indépendance du pays. Néanmoins, chaque puissance européenne voulait agrandir son influence sur le Maroc. 117 Les points stratégiques susmentionnés, que l’Espagne avait déjà en mains : Ceuta, Badis et Nkour, qui autrefois avaient fonctionné comme prisons et garnisons, commençaient à être exploités à des fins commerciales. En ces moments, de nombreuses tribus berbères étaient déjà en train de résister et de combattre l’avance de l’expansion espagnole. Les points stratégiques occupés étaient donc continuellement assiégés par ces insurgés marocains.

2.2 Le rôle de l’Espagne dans l’expansionnisme européen

Au cours du XIX e siècle, l’intervention européenne et espagnole en particulier ne cessait de croître sur le plan politique, économique et commercial. En 1859, l’Espagne était déjà impliquée dans un conflit avec les tribus berbères du Maroc au Nord et dans le Sud-ouest. Le général Léopold O’Donnell, qui fut premier ministre en Espagne dès 1858, croyait qu’une victoire en Afrique allait contribuer à la crédibilité de son régime. Durant cette période, le pouvoir du sultan commençait déjà à s’estomper et il était devenu évident que l’Espagne se dirigeait vers une intervention armée. L’Espagne réussit à obtenir plus d’autorité dans les régions aux environs de Melilla et Ceuta ainsi que dans la ville occupée de Tétouan. Au cours de la Guerre de Tétouan— connue en Espagne comme La Guerra de África— qui avait débuté par un conflit sur les frontières de la ville de Ceuta et avait duré deux ans, jusqu’en 1860, l’Espagne accepta le repli des troupes après l’intervention des Britanniques, ce qui coûta cher au Maroc à cause de quelques clauses, dont l’assurance de certaines positions espagnoles. 118 En conséquence, l’influence espagnole s’étendait dans les territoires environnant Ceuta et Melilla, obligeant ainsi le Maroc à renoncer également au port d’Ifni dans le Sud. La défaite énorme qu’avait souffert le Maroc contre les Espagnols signifia un tournant dans l’histoire

117 Obdeijn, Herman, et al., 2002, op. cit., p.105. 118 Aussi connue comme la Guerre Hispano-marocaine durant laquelle l’armée marocaine se vit confrontée à l’armée espagnole près de la ville de Tétouan. 48 du pays au XIX e siècle. Le conflit armé exposait aussi les défauts de tous les pays concernés, aussi bien sur le plan économique que politique. 119 L’année 1898 fut importante mais particulièrement désastreuse pour l’Espagne. C’est en cette année, pendant le règne d’Alfonso XIII (1886-1941), que la flotte espagnole perdit la bataille au Santiago de Cuba contre les Américains. La défaite décisive dans la guerre Hispano-Américaine signifiait la fin du grand et puissant Empire espagnol d’autrefois. L’Espagne avait aussi perdu les territoires d’outremers, en plus de Cuba, Puerto Rico et les Philippines. La perte de Cuba mena à une intensification du régionalisme en Espagne, en particulier en Catalogne, l’économie catalane dépendant largement du commerce avec Cuba. L’incertitude des élites politiques après la guerre Hispano-Américaine constituait une motivation considérable pour le lancement d’une nouvelle entreprise coloniale espagnole au Maroc, mettant davantage l’accent sur l’extension des points de support, les presidios qu’ils contrôlaient déjà. Ce sentiment était encore consolidé par l’appel pour plus de libertés régionales. C’est dans ce contexte espagnol d’instabilité politique et sociale (chômage et déceptions) que des idées coloniales ou africanistas (dont je parlerai plus loin) commencent à se concrétiser de plus en plus. L’aspect économique des mines de fer dans la région du Rif était intéressant également. À partir de 1907, l’Espagne commença à intervenir dans les mines marocaines. Deux entreprises de mines furent créées, la Compañía Norte Africana et la Sociedad Española de Minas del Rif . Les deux se concentraient sur l’extraction des métaux au Maroc. En 1908, les attaques des mines espagnoles au Maroc par des tribus se multiplièrent, détournant temporairement l’attention de l’armée espagnole des problèmes intérieurs de la Péninsule. Avant 1908, le Maroc avait déjà connu une longue tradition d’interférences européennes sur son sol, même si le pays n’avait jamais été occupé entièrement par une seule puissance européenne. En Espagne, des mouvements antimilitaristes s’opposaient à la politique du Premier ministre Maure (1907-1909). Dans le port de Barcelone, ainsi qu’à Madrid, la capitale, de violentes démonstrations éclatèrent contre la guerre coloniale menée par le gouvernement. Les régionalistes et politiques de gauche protestaient contre le projet colonial des autorités. Les socialistes et les anarchistes faisaient

119 Laroui, Abdallah, 2001, p. 296. 49 appel à des grèves générales. Des combats eurent lieu entre les travailleurs, qui étaient incités par les anarchistes ainsi que l’armée. Ces insurrections atteignirent leur point culminant dans ladite Setmana Tràgica (Semana Trágica en espagnol ou Semaine Tragique ) du 25 juillet au 2 août 1909, et elles furent réprimées par le gouvernement. La Setmana Tràgica provoqua en 1909 la chute du premier ministre Maura. Pendant qu’en Catalogne les démonstrations anti-guerres battaient leurs pleins, le pays souffrait un considérable contrecoup militaire en dehors des frontières espagnoles, au Barranco del Lobo près de Melilla sur le territoire marocain. 120

2.3 L’idéologie Africanista

Les bases de cette idéologie africanista ont été jetées par le Traité de Tétouan—ou Traité de Wad Ras — de 1860 qui mit fin à la Guerre de Tétouan (1859-1860), contribuant au déclenchement du mouvement africaniste espagnol. Le mouvement trouve sa genèse dans la création de la Sociedad Española de Africanistas y Colonistas en 1884. 121 Cette association avait pour but de souffler une nouvelle vie dans les aspirations coloniales espagnoles. Les Africanistas étaient donc des militaires avec des intentions coloniales au Maroc. C’est avec la perte des colonies espagnoles en 1898, comme le décrit Germain Ayache que : « […] la nécessité impérative de leur ouvrir un nouveau champ d’action avec la perspective d’une revanche, de récompenses, d’avancement » s’avérait primordiale. »122 Il était devenu important de se trouver un nouveau projet colonial et le Maroc était jugé idéal pour poursuivre le projet impérial espagnol, car le grand thème des Africanistas s’appuyait sur les ressemblances entre l’Espagne et le Maroc, c’est-à- dire l’héritage commun historico-culturel, notamment celui d’Al-Andalus. 123 Au début, les Africanistas oeuvraient pour la liberté du Maroc. Après, lorsque les puissances européenes commencèrent à se faire concurrence pour coloniser le Maroc, les Africanistas aspirèrent à une politique plus explicite

120 Salafranca, Jesús F., 2001, p. 76. 121 Cf. Akmir, Youssef, 2009, pp. 102-105. 122 Cité dans Aziza, Mimoun, 2005, p. 3. 123 Campoy-Cubillo, Adolfo, 2012, p. 1. 50 relativement au rôle espagnol à jouer au Maroc, essayant d’en convaincre le gouvernement espagnol. Comme le précise encore l’historien Youssef Akmir :

[…] el discurso africanista intentaba expresar, por una parte, la realidad histórica de una España que no estaba capacitada para llevar a cabo en Marruecos una acción imperialista a nivel de las potencias europeas. Por otra, su defensa de la libertad y de la independencia del Imperio vecino significaba que cualquier acto colonialista dirigido hacia Marruecos amenazaría la permanecia de la soberanía española en Ceuta y Melilla y dejaría a España encerrada entre las grandes potencias. 124

C’est durant la moité du XIX e siècle que l’idée commence à prendre forme, chez les Africanistes, qu’ils avaient « historiquement » des droits sur le Maroc. D’abord par le lien séculaire entre les pays voisins, mais aussi par les présides déjà entre leurs mains et la proximité géographique. « Le Maroc est le prolongement de l’Espagne », proclamait à cet égard l’africaniste et membre de ladite Sociedad Española de Africanistas y Colonistas Joaquín Costa. 125 Les idées africanistes étaient alors centrées sur la similitude culturelle ou la fraternité avec le Maroc. Comme le décrit Adolfo Campoy-Cubillo : « This cultural affinity was often expressed as a brotherhood of colonizer and colonized, a dubious fraternal affect […] »126 C’est effectivement ce discours de « fraternité » hispano-marocaine qui allait propulser le développement d’une nouvelle entreprise colonialiste espagnole toute à fait particulière à l’opposé des autres pays européens qui se centraient sur des aspects comme l’avantage économique. 127 Susan Martín-Márquez résume et spécifie cette notion de la manière suivante :

124 « […] le discours africaniste tentait, d’une part, d’exprimer la réalité historique d’une Espagne qui n’avait pas les capacités d’accomplir une action impérialiste au même niveau que les puissances européennes. D’autre part, sa défense de la liberté et de l’indépendance de l’Empire voisin signifiait que n’importe quelle action coloniale dirigée envers le Maroc, menacerait la permanance de la souverainetéespagnole à Ceuta et à Melilla et laisserait l’Espagne enfermée entre les grandes puissances. », Akmir, Youssef, 2009, p. 123-124. 125 Cité dans Aziza, Mimoun, 2005, p. 2. 126 Campoy-Cubillo, Adolfo, 2012, p. 9. 127 Un autre élément de la rhétorique espagnole de « fraternité de sang » hispano-marocaine était basé sur l’héritage racial Ibéro-Berbère. Les liens de sang qu’ils supposaient avoir en commun étaient, selon Costa « a race of blonde hair and blue eyes ». Ici, on insistait sur la blancheur de la race, afin de s’éloigner de tout élément noir de l’Afrique. Les Africanistas à l’époque de Franco, dans les années 1940, se centraient en particulier sur la « fraternité de sang » ainsi que sur l’héritage d’Al-Andalus. Voir, Martín-Márquez, Susan, 2008, p. 76. 51

[…] the proclamation of Spaniards’ « fraternity » with Africans has been a staple of neo-imperialistic rhetoric ever since the mid-nineteenth century. While Moroccans were initially characterized as the « younger siblings » of the Spanish colonizers, who claimed the right to speak for them by adopting the guise of concerned older brother or parent […] 128

Dans la vision de Martín-Márquez, le discours de « fraternité » fait partie de la stratégie (néo)coloniale de l’Espagne. Un discours qui non seulement se rapporte à la politique, mais fut aussi déployé, n’est-ce autrement, dans le domaine culturel, comme il sera montré plus loin dans le chapitre V.

2.4 Un banquet colonial : la Conférence d’Algésiras (1906)

De nombreuses études historiques parlent de la Conférence d’Algésiras qui eut lieu du 16 janvier au 6 avril 1906 à Algésiras. Pourtant, moins nombreuses sont celles qui la décrivent ou la traitent à partir de la perspective marocaine, qui constituait une position faible. 129 Le motif de la Conférence était l’intervention dans la Première « Crise » Marocaine, aussi connue comme « Crise de Tanger » entre la France et l’Allemagne concernant le statut colonial du Maroc. 130 « La Crise Marocaine », articulée plus subtilement, était la « Crise » entre les pays européens en conflit concernant la répartition de leurs zones d’influence et d’exploitation au Maroc. 131 Le statut colonial du Maroc, le sujet principal de la Conférence, commençait à prendre de l’importance et à être remis en question lorsque deux puissances européennes, à savoir la France et l’Espagne, se mirent d’accord en secret sur des conventions mutuelles par rapport à leurs zones d’influences. En 1904, les deux pays convinrent discrètement que l’Espagne obtiendrait le contrôle de la partie de la côte du Nord ainsi que le Sud marocain, tandis que la

128 Martín-Márquez, Susan, 2008, p. 326 . 129 Voir en particulier, Akmir, Youssef, 2009, pp. 252-255. 130 Pennell, Richard C., 2000, p. 56. Voir aussi, Akmir, Youssef, 2009, pp. 38-39; Pintor Antonio, Pilar et Rosabel O’Neill Pecino, La Conferencia Internacional de Algeciras de 1906. Cien años después , Cadiz, Fundación Municipal de Cultura José Luis Cano, 2008. 131 Il y avait aussi une Seconde Crise Marocaine, aussi connue comme la Crise d’Agadir qui impliquait une tension internationale autour du port de la ville d’Agadir, le 1 er juillet 1911. 52

France saisirait le reste du territoire. Parallèlement, la réussite de l’Empire allemand rapprochait la Grande-Bretagne et la France. 132 L’année suivante, en 1905, l’empereur allemand Wilhelm II fit un voyage à Tanger, y attestant publiquement être en faveur de l’Indépendance du Maroc. Cette déclaration fut évidemment considérée par les autres pays en compétition comme inacceptable. L’Allemagne menaçait ainsi de tout gâcher pour les autres pays, n’étant elle-même pas du tout prête à accepter l’influence grandissante de la France dans la région. L’Allemagne initia donc une Conférence à Algésiras, pour obtenir le soutien qui garantirait l’intérêt commun Européen au Maroc. 133 Néanmoins, la Conférence ne fit qu’élargir l’influence des pouvoirs franco-espagnols, déjà confirmée par leurs conventions secrètes. En conséquence, la France commençait déjà à s’établir comme puissance de facto sur le territoire marocain, l’Espagne suivant son exemple. Au début du XIX e siècle, cette conférence était généralement considérée comme un événement important et décisif, vu le résultat majeur qui en émanait. En dépit de l’impact de ce fait— sachant que le Maroc allait définitivement être divisé, occupé et encore privé d’autres facultés— on trouve toutefois des descriptions presque idylliques formulant une supposée ambiance harmonieuse entre les pays rivaux, qu’on a du mal à imaginer :

[…] el ver reunidos representantes de la mayor parte de las Potencias europeas, del Sultán de Marruecos y aun de los Estados Unidos, en el bello palacio sombreado de adelfas y jazmines, que preside la gracia acogedora y suave de la bahía de Algeciras. 134

Ceci montre clairement dans quelle mesure des historiens contemporains donnaient un tournant « exotisé » voire oriental à la description de ce fait, mettant de côté la portée historique d’un événement officialisé qui signifiait l’occupation d’un territoire sous la pression agressive de l’Impérialisme européen du XIX e

132 Au moyen de l’ Entente Cordiale de 1904, la France et la Grande-Bretagne se mirent d’accord pour mettre un point final à leur rivalité coloniale, se promettant de s’assister l’une l’autre sur le plan militaire en cas d’éventuel conflit avec l’Allemagne. 133 Obdeijn, Herman, et al., 2002, p. 118. 134 « […] le panorama de la réunion des représentants de la majeure partie des Puissances européennes, le Sultan du Maroc et même les États-Unis, dans le beau palais ombragé d’oléandres et de jasmins, qui dominent la grâce attractive et douce de la baie d’Algésiras. », dans : Millas Vallicrosa, José María, 1945, p. 207, « De la Conferencia de Algeciras al regimen de protectorado », Chapitre 14. 53 siècle. À cette époque, l’Espagne n’occupait pas encore de façon concrète de larges partis du Maroc. Les actions stratégiques de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne interagissaient avec celles de l’Espagne. Dans leur rage d’expansion, cette rivalité européenne entre ces pays faisait de l’Espagne un adversaire, chacun désirant une part du gâteau. Dans le Traité de Protectorat français, des accords furent conclus avec l’Espagne concernant la distribution de la zone du Nord où l’Espagne possédait déjà quelques points de support (présides), qui n’allaient pas tarder à être assignés officiellement. De plus, l’agitation et la résistance de la population du Rif ainsi que le long de la côte Atlantique, étaient saisies comme des opportunités d’occupation ou de « protection » et de « pacification » ou encore de contrôle effectif de ces régions. 135 Ceci signifiait que de facto le sultan Moulay Youssef (1882-1927) jouissait encore de sa « souveraineté » et que son autorité allait rester telle quelle. 136 Cependant, cela signifiait en réalité que les fonctionnaires français et espagnols des protectorats respectifs étaient ceux qui décidaient sur le cours des choses dans le pays. Sur ce point, le Maroc était en voie d’être « pacifié », processus qui allait durer trente ans. 137 En d’autres termes, le pays était en train d’être mis sous contrôle des autorités coloniales franco-espagnoles. Un gouvernement central fut mis en place, qui mit fin à l’autonomie de grandes parties du pays que le sultan lui-même n’arrivait plus à gouverner. Les interventions françaises et espagnoles cherchaient, dans leur entreprise d’occupation, à stabiliser et à centraliser le pays. Après la Conférence d’Algésiras en 1906, les Espagnols multiplièrent les interventions et tentèrent avec virulence d’occuper plus de territoires et de pénétrer à l’intérieur du pays.

135 Cf. Martín Corrales, Eloy, (éd.), Marruecos y el colonialismo español (1859-1912). De la guerra de África a la « penetración pacífica », Barcelone, Bellaterra, 2002. 136 Faisant partie de la dynastie Alaouite, il fut sultan de 1912 à 1927. Son « règne » était marqué par les nombreuses révoltes dans le Rif contre l’occupation étrangère. 137 Obdeijn, Herman, et al., 2001, p. 124. 54

2.5 Le Traité de Protectorat Franco-espagnol (1912)

Le 27 Novembre 1912, en dépit de l’opposition allemande, le Maroc fut forcé de signer un traité de protectorat divisant le pays en deux zones. 138 L’instauration du Protectorat signifiait in facto que la souveraineté du Maroc, au même titre que l’Indépendance du sultan, allaient être respectées, ce qui ne fut pas le cas. 139 La présence de l’Espagne sur le territoire chérifien était largement marginalisée et ombragée par l’ampleur considérable, sur le plan politique, géographique et culturel, du protectorat français. Ceci s’explique par de multiples raisons dont, au niveau de la géopolitique, la zone relativement restreinte de l’Espagne comparé à la zone de la France, 25.000 km² contre 450.000 km².140 La zone espagnole comprenait la région montagneuse et difficilement accessible du Rif avec Nador et Al Hoceima ( Villa Sanjurjo ), comme les villes les plus importantes dans le Nord-est. En outre, Tarfaya (ancien Cape Jouby ), les villes de Dakhla et d’Al-Ayoun (le Sahara dans le Sud-ouest) ainsi que la région du Nord délimitée par le fleuve Draa, qui comprenait les villes de Larache, d’Asilah, de Chefchauen et de Tétouan comme capitale du Protectorat espagnol. 141 Contrairement aux Français, qui réussirent à « pacifier » ou à mettre leur zone sous contrôle, les Espagnols furent confrontés dès le début à une forte résistance organisée des tribus, qui allait être connue plus tard comme la Guerre du Rif. 142 Les tribus berbères parvinrent à restreindre l’influence des Espagnols dans les villes qui servaient de base et qui étaient déjà occupées. Après la « pacification » de la zone française, la lutte nationaliste marocaine battait déjà son plein. 143 Les Français commencèrent à être concernés

138 García Figueras, Tomás, 1944, p. 139. 139 Concernant la société marocaine sous Protectorat, l’historien Robert Assaraf dit ceci : « Le Protectorat fut en effet caractérisé par l’existence d’une société strictement hiérarchisée instituant une séparation entre le haut, les colons, et la masse « indigène », juifs et musulmans. », Assaraf, Robert, 2005, p. 621. 140 Cf. Aziza, Mimoun, La sociedad rifeña frente al Protectorado español de Marruecos (1912-1956), Barcelone, Bellaterra, 2003. 141 Cf. Martin Corrales, Eloy, 1999, pp. 145-158. 142 Abun-Nasr, Jamil M., 1987, p. 378. 143 Cf. Benjelloun, Abdelmajid, 1990, p. 200. À propos de la résistance marocaine, le rôle des Tétouanais dans la contribution à ce mouvement fut important. Citons parmi les protagonistes du nationalisme de l’ex-zone nord, Mohammed Daoud (1901-1984), Hadj Abdelslam Bennouna (1887- 1935) et Abdelhak Torres. Voir aussi, Benjelloun, Abdelmajid, « Au Nord étaient les nationalistes », Zamane , nº 27, février 2013, pp. 44-45. Voir concernant le mouvement nationaliste marocain en général, Laroui, Abdellah, Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain (1830-1912), Paris, Maspero, 1977 ; Benjelloun, Abdelmajid, Approches du colonialisme espagnol et du mouvement 55 au moment de l’insurrection d’Abdelkrim dans le Rif, qui constituait une large partie de la zone espagnole. Dans la zone espagnole aussi bien que dans la zone française, les tribus berbères dans le Rif, le Moyen et Haut-Atlas ainsi que dans le Sahara, résistèrent longuement contre l’occupation. Ceci prit fin lorsque l’armée espagnole fut renforcée par l’armée française, les deux s’alliant contre les tribus résistantes.

2.6 La Guerre du Rif (1921-1927)

Les campagnes espagnoles de « pacification » dégénérèrent d’emblée, donnant lieu à la Guerre du Rif qui dura jusqu’en 1927. Pendant les interventions et l’occupation des puissances européennes, la résistance contre l’envahisseur dans la région du Rif a toujours été forte. Les Rifains ont toujours résisté aux tentatives d’occupation —dont l’exemple des petits îlots en face de la côte rifaine— par les Espagnols. 144 Ceci aboutit dans un premier temps à une limitation de l’influence espagnole, outre les villes et îles déjà entre leurs mains, à savoir Melilla (1497), Ceuta (1415), El Hoceima, l’île de Badis (1564) et l’île Nkour (1673). L’autorité du sultan avait diminué dans la région après la mort du sultan Hassan I en 1894. De plus, les nombreuses interventions des pays européens avaient considérablement affaibli le gouvernement central du pays. Les conséquences se firent sentir particulièrement dans la région rifaine fragile où l’aridité, la pauvreté et les rivalités entre les différentes tribus, laissaient facilement libre cours au chaos et au déséquilibre social. Par suite de ce déséquilibre, le désordre et les rivalités entre les tribus ne faisaient qu’augmenter. Beaucoup de gens dans la région croyaient qu’avec l’aide des puissances occidentales les choses pouvaient changer pour eux. Parmi eux était Mohamed Abd al-Kareem al-Khattābi, plus connu comme Abdelkrim (1883- 1962). C’est une des figures les plus emblématiques dans l’histoire coloniale espagnole au Maroc, principalement parce qu’il représente parfaitement nationaliste marocain dans l'ex-Maroc khalifien , Rabat, Okad, 1988 ; Benjelloun, Abdelmajid (préface d’Abdelkébir Khatibi), Le mouvement nationaliste marocain dans l’ex-Maroc khalifien (1930-56), Rabat, Maarif el Jadida, 2011. 144 Voir, Madariaga, Maria Rosa de, L´Espagne et le Rif : pénétration coloniale et résistances locales 1909-1926 , Université de Paris I, Thèse de doctorat.

56 l’ambivalence de la situation coloniale et l’effet qu’il engendre au Maroc (du Nord), éléments qu’on examinera plus loin. Son père, Abd al-Kareem al-Khattābi sénior était un notable, un qadi ou qāḍi (juge en islam). Il avait été nommé qadi par le sultan au pouvoir, Hassan I en 1879 à Ajdir, près d’Al Hoceima. Cette petite ville constituait le berceau de la tribu des Béni Ouriaghal ou en tamazight , Aït Waryaghar, la tribu à laquelle appartenaient les Khattābi. Abdelkrim fréquenta d’abord l’école coranique puis l’école secondaire espagnole à Melilla. Il poursuivit ses études à l’Université prestigieuse d’Al-Qarawiyin à Fès, pour s’y consacrer aux sciences islamiques, étudiant plus tard le droit à l’Université de Salamanca, en Espagne. Parfaitement bilingue et formé dans deux cultures, il revient à Melilla en 1906 où il travaille comme enseignant et traducteur. Son père, le qadi Abdelkrim entretenait déjà de bonnes relations avec les autorités espagnoles de l’île de Nkour, une enclave espagnole dans la baie d’Al-Hoceima. L’historien Germain Ayache explique ainsi la perspective du partisan de l’implication espagnole au Maroc et dans le Rif en particulier :

[...] les décisions d’Algésiras lui en avaient donné confirmation. D’un côté, elles avaient précisé, comme c’était à prévoir, la perspective pour le Maroc, d’une tutelle européenne. Mais de l’autre, elles avaient, de façon implicite, garanti le maintien de son indépendance, et, sans nulle équivoque, elles avaient annoncé la venue vivifiante de la manne financière. D’ailleurs, il n’était plus question de choisir librement, car le Sultan avait tranché pour ses sujets en souscrivant lui-même à toutes ces décisions. C’est donc la loyauté qui, en définitive, dictait sa ligne de conduite, au cadi Abdelkrim (le père). Il se devait d’aider l’Espagne dans la mission spéciale dont l’avait investi l’Acte final d’Algésiras. 145

L’Espagne, de son côté, comme l’affirme Ayache dans La Guerre du Rif : « [...] aux moyens trop modestes pour songer à régner, ne pourrait que chercher à se faire accepter sur la base d’un échange mutuel de services et du partage des profits. »146 Abdelkrim, dans le même raisonnement que son père, semblait croire que la modernisation du Rif pouvait être possible par le biais d’une coopération avec les Espagnols, tout en demeurant « indépendant ». Notons que dans ce sens la plupart

145 Ayache, Germain, 1996, p. 32. 146 Ayache, Germain, 1996 , p. 21. 57 des tribus étaient quasi « autonomes » par rapport au reste du pays et que l’autorité du sultan avait une influence mineure dans cette région au cours des années. Pourtant, comme le signale Ayache : « [...] cette autonomie ne se confondait pas avec l’indépendance. Contrairement à ce qu’on a trop souvent dit, les tribus ont toujours reconnu le Sultan comme chef d’un État dont elles faisaient indissolublement partie. »147 Néanmoins, les activités des Espagnols, leurs investissements dans la construction des chemins de fer ainsi que l’exploitation des mines, continuaient à faire croire à Abdelkrim que leurs investissements ou leurs apports allaient contribuer au développement et à la modernisation du Rif. Il disait : « Je rêve, de voir mon pays couvert d’écoles, d’usines, de chantiers. »148 Abdelkrim exprimait ses idées progressives et son admiration pour des réformateurs modernes comme Kemal Atatürk et le réformiste Mohammed Abdu dans la chronique de langue arabe du journal « africaniste » El Telegramma del Rif (Le Télégramme du Rif) . Travaillant comme journaliste de langue arabe pour ce quotidien, il défendait l’intervention de l’Espagne dans le Rif et au Maroc. Il insistait sur le fait que cette intervention n’allait pas aboutir à une colonisation ou une soumission, « comme les fanatiques (religieux) croient, qui ne comprennent rien. »149

2.6.1 La Bataille d’Annual (1921)

Le 21 juillet 1921, l’armée espagnole souffrait une des plus grandes défaites dans l’histoire espagnole nationale, connue comme El Desastre d’Annual (Le Désastre d’Annual ). Un événement qui marqua le début d’une longue fin de la Guerre du Rif. À partir de 1925 l’armée française se joint à l’espagnole dans l’effort de mettre fin à la résistance rifaine. Le commandeur espagnol Manuel Fernández Silvestre (1871-1921) voulait consolider l’autorité espagnole dans l’intérieur du pays et avait envisagé une attaque militaire afin de concrétiser le contrôle de la région de la baie d’Al- Hoceima, le territoire des Béni Ouriaghal. De son côté, Abdelkrim, qui voyait la

147 Ayache, Germain, 1996, p. 19. 148 Daoud, Zakya, 2004, p. 11. 149 Telegrama del Rif du 15-6-1909, cité dans : Tahtah, Mohammed, 1999, p. 147. 58 menace, avait réussi à unir de nombreuses tribus berbères, surmontant ainsi les différences et les vendettas entre les familles des tribus, et il commença par la suite à mobiliser ses troupes pour s’efforcer de combattre l’ennemi commun sous sa direction. C’est dans cette période, peu après la mort de son père en 1920, qu’Abdelkrim se convertit en leader de la résistance. Il fut alors désigné comme dirigeant des tribus de « L’armée des combattants du Rif. »150 La résistance était considérable, à l’est du protectorat espagnol du nord on trouvait le rebelle Raisuni—qui lui aussi luttait contre les « protecteurs » espagnols après avoir été leur allié— combattant avec les tribus des Jbāla, et à l’ouest Abdelkrim, qui dirigeait les Rifains. Abdelkrim et ses hommes encerclèrent et attaquèrent le campement espagnol sur le plateau Annual, où ils infligèrent à l’ennemi une défaite écrasante durant ladite « Bataille d’Annual ». Les Espagnols durent alors se retirer à Melilla après avoir « perdu » le territoire qu’ils avaient occupé. Le désir d’indépendance des Rifains fut à son comble le 1er février de l’année 1923, lorsqu’Abdelkrim proclama son propre état, la República Independiente del Rif ou la République des tribus confédérées du Rif. Sa glorieuse performance résonnait partout dans le monde, où on le considérait comme un héros, devenu un symbole des peuples opprimés et colonisés, loué par de nombreux révolutionnaires qui le soutenaient ; du leader des surréalistes français, André Breton, au nationaliste vietnamien Ho Chi Minh, qui l’appelait « le précurseur ». Mais l’euphorie ne fut que de courte durée. En août 1925, les forces espagnoles et françaises se joignirent en mobilisant une armée énorme venant de l’Espagne et de la France, comprenant 32 divisions (50.000 hommes) sous la direction du maréchal français Pétain (1856- 1951). 151 Le plan d’attaque franco-espagnol avait deux volets : les Français assaillaient du Sud, tandis que les Espagnols débarquaient du Nord. L’armée espagnole, dont l’attitude était fortement violente et agressive, avait pour objectif de reconquérir l’ensemble de son protectorat. Au cours des batailles, pendant dix mois, l’armée hispano-africaine, comme elle était appelée, se tournait vers l’usage des armes chimiques contre la population rifaine où du gaz moutarde fut aspergé

150 Op. cit ., p. 27. 151 Cf. Balfour, Sebastian, Deadly Embrace: and the road to the Spanish Civil War , Oxford, Oxford University Press, 2002. 59 sur la région du Rif par des avions. 152 La suprématie des forces armées alliées aboutit à la reprise de la ville d’Al-Hoceima par les Espagnols. Abdelkrim et ses hommes se trouvèrent complètement bloqués par l’offensive menée par les deux parties. En 1926, Abdelkrim se rendit aux autorités françaises pendant que les Espagnols reprirent le contrôle de leur protectorat de la partie du nord du Maroc. En octobre 1926, Abdelkrim est banni à l’île française de la Réunion. Durant un transfert à destination de la France, il réussit à s’échapper en Egypte où il résidera jusqu'à sa mort. Au cours de son exil au Caire, il refuse de retourner au Maroc tant qu’il y a des troupes étrangères sur le sol marocain et que l’indépendance du pays n’est pas encore un fait accompli. Les rois marocains successifs, Mohammed V et plus tard son fils Hassan II lui rendirent visite au Caire. Abdelkrim meurt en 1962, l’année même où sont signés les accords concernant le départ des dernières troupes étrangères. Son exil aura duré 21 ans.

2.6.2 L’armée hispano-africaine

Les officiers coloniaux avaient des idées bien spécifiques sur l’armée coloniale, qu’on pourrait définir comme « Ideología Africanista ». 153 Ceux-ci avaient un respect profond pour des valeurs de bravoure comme le courage, la loyauté et la discipline, qu’ils plaçaient au-dessus du progrès technologique. La majorité des officiers qui faisaient leur service au Maroc avait un passé colonial dans l’une des anciennes colonies d’outre-mer espagnoles. Ce séjour temporaire à l’étranger les avait distanciés de leur patrie, l’Espagne, ainsi que de leurs contemporains. Beaucoup d’officiers coloniaux avaient été témoins de la défaite et de la perte des

152 Dans la politique espagnole, jusqu'à nos jours, le sujet est encore tabou. En février 2007, une proposition de loi a été rejetée qui demandait la reconnaissance de l’usage par l’Espagne des armes chimiques contre la population civile durant la Guerre du Rif (1921-1927) ainsi que des indemnités pour les descendants des victimes. Voir, Madariaga, María Rosa de et Carlos Lazaro Ávila, « La guerra química en el Rif (1921-1927) : estado de la cuestión », Historia 16 , 324 2003, pp. 50-87 ; Madariaga, María Rosa de, España y el Rif : crónica de una historia casi olvidada , Mellila, Ciudad Autónoma de Mellila, 2008 ; Charqi, Mimoun, « Le tabou de la guerre chimique doit cesser », Zamane , octobre 2011, pp. 76-77. 153 Zessen, Bart van, Franco en Afrika. Een onderzoek naar de invloed van « Afrikanistische » opvattingen in de uitingen van Franco vanaf de opstand van de Movimiento Nacional in 1936 tot aan de onafhankelijkheidsverklaring van Spaans-Marokko in 1956 , mémoire de maîtrise, Université Utrecht, 2004. 60 colonies espagnoles et en gardaient un sentiment profond de vengeance, stimulé davantage au Maroc. 154 Dans la culture coloniale espagnole traditionnelle, les principes militaires étaient censés avoir une plus grande importance que le progrès technologique au sein du développement du système militaire. Plus tard, ceci allait devenir une des raisons pour lesquelles les Espagnols furent battus par les tribus rifaines. Pour rétablir l’honneur espagnol, l’armée coloniale était d’un intérêt historique primordial. Le rappel de la mémoire d’Afrique et des moros a joué un rôle considérable au cours de la guerre contre la population tribale du Rif du Maroc. 155 En Espagne, la guerre coloniale était perçue par le gouvernement libéral à Madrid comme une mission irresponsable, dirigée par des officiers militaires espagnols corrompus. Malgré ce point de vue, la possibilité de promotion pour eux dans l’armée était ouverte, afin d’aider à résoudre le problème de recrutement pour l’armée hispano-africaine. Ceci était en contraste avec les soldats en Espagne, qui pouvaient seulement avoir une promotion sur la base de leur âge et du nombre d’années de service. Une autre façon de résoudre le déficit était le recrutement de soldats parmi les Rifains. Beaucoup de Marocains rejoignirent l’armée pour des motifs économiques. Au sein de l’armée hispano-africaine, ils formaient des unités particulières, comme par exemple les Regulares Indigenas. 156 Le général Millan Astray Terreros (1879-1954) était une personnalité importante pendant la présence coloniale de l’Espagne au Maroc ainsi que dans l’armée espagnole d’Afrique en particulier (aussi dans la guerre civile espagnole). En 1920, il crée (et est le premier commandant de) la Légion Étrangère Espagnole au Maroc, le Tercio de Extranjeros qui englobait toute la période des guerres du Rif successives jusqu’en 1927. 157 En 1920, Francisco Franco (1892-1975) se joignit au Tercio de Extranjeros , appelé aussi La Legión , qui allait plus tard être notoire pour ses

154 Idem. 155 Or, l’espace géographique de l’africanisme espagnol n’était pas limité au Maroc du Nord par ses liens historiques intimes. Le Sahara occidental fut une colonie espagnole et a aussi une histoire partagée avec l’Espagne (e.a. sa proximité aux îles Canaries). 156 De façon similaire, l’armée coloniale française recrutait des « indigènes » (en majorité de l’Afrique, mais aussi dans d’autres colonies françaises) qui participaient à de nombreuses guerres dans lesquelles la France fut engagée. En 2006, le film Indigènes , mis en scène par le réalisateur franco-algérien Rachid Bouchareb a montré cette page noire dans l’histoire coloniale française concernant le traitement discriminatoire et injuste envers les « soldats de la grande France ». 157 L’équivalent de La Légion Étrangère était établi par Louis Philippe, roi de France en 1831. En 1925, le nom était changé en Tercio de Marruecos et plus tard en La Légion . 61 actions extrêmement agressives et violentes contre les tribus berbères dans le Rif. Après une relative réussite d’occupation par les Espagnols de leur zone du protectorat, la confiance grandissait d’autant plus que l’armée hispano-africaine était une arme essentielle dans le rétablissement de l’honneur espagnol. Après le coup d’état du militaire Miguel Primo de Rivera à l’automne de 1923, le général Queipo de Llano (1875-1951) écrivait les lignes suivantes dans le magazine colonial La Revista de las Tropas Coloniales , louant l’accomplissement des hommes responsables du coup :

En risquant tout, ils ont essayé de souffler une nouvelle vie dans l’esprit espagnol, qui était ombré par les défaits soufferts contre l’ennemi Maure. Ils ont ramené l’Espagne sur le chemin dignifié de leur passé glorieux. 158

Dans la ligne de cette propagande coloniale, les Africanistas accentuaient le souci et l’intérêt historique de la guerre coloniale pour l’Espagne à laquelle ils commençaient à croire de plus en plus. Ce militarisme de revanche s’exprimait par des actions violentes, racistes et impériales contre les tribus locales, créant ainsi une situation paradoxale dans laquelle Espagnols et Marocains combattaient ensemble contre les tribus rebelles. En tant que jeune officier de l’armée, Franco dirige une armée de Regulares Indigenas , une unité militaire recrutée au Maroc espagnol et qui avait des bases à Tétouan, Ceuta et Melilla. 159 Les problèmes politiques en Espagne ne facilitaient pas l’entreprise coloniale. Dans ce contexte, il est important de noter qu’au cours des années, le Rif fut connecté d’une façon ou d’une autre avec les événements politiques du pays ibérique. L’exemple le plus connu est celui des soldats marocains qui ont combattu aux côtés du général Franco dans la guerre civile espagnole. 160 Quand, en 1936, la guerre civile éclate entre des factions politiques en Espagne, Franco débarque avec ses troupes marocaines en Andalousie. Il s’agit essentiellement de Marocains,

158 Cité dans Zessen, Bart van, 2004 : « Alles riskerend probeerden zij de Spaanse geest, die versomberd was door de nederlagen die de koloniale troepen tegen de Moorse vijand leden, nieuw leven in te blazen. Zij brachten Spanje terug op het waardige pad van haar glorieuze geschiedenis. » 159 Voir aussi le chapitre 3.5 pour plus de détails et de références. 160 En 2008, le Centre Marocain de la Mémoire Commune et de l’Avenir (CMCA, organe indépendant), lance, lors de sa première conférence de presse à Rabat, un appel à la vérité sur les milliers de disparus marocains de la guerre civile espagnole (1936-1939). 62 appelés « Regulares » et de soldats de la Légion étrangère. 161 Ils jouèrent un rôle considérable dans la guerre civile espagnole qui prit fin en 1939, quand Franco prit le pouvoir après la victoire des nationalistes. 162 Or, il y avait aussi des Marocains ; musulmans et juifs qui avaient participé volontairement aux côtés des républicains espagnols dans les brigades internationales. 163 Ce deuxième chapitre avait pour but de donner un aperçu, dans les grandes lignes, des efforts européens et surtout espagnols pour occuper le Maroc, et en particulier de l’action coloniale espagnole au Maroc, notamment les événements tels que la Guerre du Rif, qui ont joué un rôle décisif dans le déroulement du Protectorat espagnol au nord du Maroc. L’expérience du colonialisme espagnol au Nord du Maroc a engendré des situations complexes et ambiguës dues à des aspects politiques, économiques, sociaux ou idéologiques. Cette ambiguïté se reflète dans le destin de certains protagonistes comme le personnage mythique du leader Abdelkrim, ou les soldats marocains dont la majorité ont combattu aux côtés des nationalistes contre leurs propres compatriotes.

161 Pendant la guerre civile espagnole, le Tercio de Extranjeros a joué un rôle majeur. Après l’indépendance du Maroc, la légion a continué à exister. Ils ont aussi été actifs pendant la guerre d’Ifni (1957-1958). 162 C’est aussi à cette époque que la fraternité hispano-arabe est davantage accentuée par Franco afin de serrer des liens et trouver des alliés dans les pays arabes à cause de son isolement sur la scène coloniale européenne. 163 Merroun, Mustapha El, 2003, p. 180. Cf. Rozenberg, Danielle, L’Espagne contemporaine et la question juive. Les fils renoués de la mémoire et de l’histoire , Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2006. 63

3. LA LANGUE ESPAGNOLE DANS L’HISTOIRE DU MAROC

Ce chapitre se propose de retracer dans les grandes lignes le rôle de la culture espagnole et de l’espagnol au Maroc depuis la présence des Franciscains au XIII e siècle jusqu’à la période postcoloniale. Commençons par les Franciscains, dont certains, à côté de leur mission d’évangélisation, élargirent leur champ de travail et se mirent à étudier la langue et la culture du pays. Je m’arrêterai brièvement sur l’exemple de José Lerchundi, qui développa, parallèlement à ses activités religieuses, un autre parcours plus culturel et linguistique en étudiant les langues vernaculaires de la société marocaine, en particulier celle du Nord. Puis je soulèverai le thème des relations culturelles entre le Maroc et l’Espagne aux alentours de 1900 afin de voir où et comment se situaient l’espagnol et son contexte dans l’Empire chérifien. Ensuite, je tenterai d’esquisser un aperçu de la politique linguistique menée sous le système colonial espagnol. Ceci nous aidera à éclairer la situation culturelle et surtout linguistique de l’Espagne au Maroc, notamment par rapport à la force coloniale française, qui réussit à former une véritable élite de langue française. J’examinerai ensuite de près les éléments qui constituent la spécificité de la politique linguistique et du système d’éducation coloniale espagnols dont les valeurs de l’idéologie Africanista ont joué un rôle significatif. L’idéologie franquiste, elle aussi, avait des idées très précises sur une politique linguistique qui s’inscrivait dans l’entreprise coloniale. Enfin, j’étudierai le rôle attribué à la langue espagnole après l’indépendance du Maroc. Il s’agira d’initiatives déployées à la fois par les autorités marocaines et par l’Espagne au moment où le castillan, la langue de l’ancien occupant, devient progressivement une langue d’expression culturelle et littéraire. 164 La deuxième partie de ce chapitre sera consacrée à la presse écrite au Maroc, prise dans un contexte culturel plus large. Mon aperçu débute en 1820 avec la création du premier périodique en espagnol et se termine avec la création du groupe España en discernant les caractéristiques les plus significatives de cette

164 Notamment une association marocaine désirant regrouper les écrivains hispanophones et œuvrer pour la transmission de la langue et de la culture espagnoles. 64

époque, dont le grand intérêt des autorités coloniales espagnoles pour les langues du Maroc.

3.1 La mission franciscaine : l’exemple de José Lerchundi (1836-1896)

Avant 1900, les relations culturelles entre le Maroc et l’Espagne étaient maintenues, pour la plus grande partie, par le travail missionnaire des religieux franciscains. 165 Dans les premiers temps, ces missionnaires étaient venus pour aider les prisonniers chrétiens. 166 Ils entretenaient souvent des relations étroites avec les autorités marocaines ainsi qu’avec la population locale, ce qui favorisait davantage leur présence au Maroc. À partir du XVII e siècle, on peut parler d’une communication culturelle entre les deux pays, constituée par les prisonniers espagnols au Maroc et les prisonniers marocains en Espagne. 167 L’étude et la connaissance de l’arabe par les franciscains évangélistes commencent par petits pas au début du XIII e siècle dans le cadre de la Mission Catholique. Les premiers Franciscains arrivèrent en 1219, déployant leurs activités religieuses et humanitaires et offrant un soutien moral et spirituel aux captifs et aux soldats chrétiens. 168 Depuis ce temps, ils ont été toujours plus ou moins présents au Maroc, mais pas toujours aussi visibles. Ils s’occupèrent longtemps du service pastoral des prisonniers chrétiens, vivant souvent parmi ces derniers dans les mazmorras ou prisons souterraines où ils habitaient isolés de la société marocaine. 169 À partir du XVIII e siècle, le contacte avec le peuple autochtone devient un peu plus fréquent, une communication qui se déroule bien. 170 C’est aussi à cette époque que l’importance de l’arabe (dialectal), pour communiquer

165 Les franciscains étaient un ordre religieux catholique fondé en 1210 sous François d’Assise. Cf. Fernández y Romeral, Fortunato, Los Franciscanos en Marruecos, Tanger, Tipografía de la Misión Católica, 1921. 166 Voir aussi, Miège, Jean-Louis, « Les missions protestantes au Maroc (1875-1905) », dans : Hespéris, Tome XLII, Archives berbères et bulletin de l’institut des hautes études marocaines, 1955, Paris, Librairie Larose, pp. 153-192 ; par rapport à la population juive, voir, Attal, R., « Les missions protestantes anglicanes en Afrique du Nord et leurs publications en judéo-arabe à l’intention des Juifs », Revue des Études Juives , janvier-juin 1973, CXXXII, pp. 95-118. 167 Lourido Díaz, Ramón, 1992, p. 40. Lourido Díaz note que l’esclavage islamo-chrétien disparaît dans la seconde moité du XVIII e siècle grâce à l’entente à cet égard entre les souverains Sidi Mohammad Ben Abdellah et Carlos III. 168 En 1225 furent créés à Marrakech et à Fès des évêchés des franciscains et dominicains. 169 Voir notre chapitre VII à ce sujet. 170 Lourido Díaz, Ramón, 1992, p. 40. 65 plus facilement, commence à prendre de l’ampleur. Notons, dans ce cadre, qu’il n’existait point de convention ou d’accord entre les souverains marocains et espagnols dans le domaine culturel. 171 En 1800, une première école d’arabe voit le jour à Tanger, créée par le gouvernement espagnol. 172 Le but principal était d’apprendre l’arabe aux Franciscains, pour qu’ils puissent s’établir ultérieurement en Espagne comme intermédiaires, traducteurs et connaisseurs de la langue arabe. 173 Ce n’est que pendant la deuxième moitié du XVIII e siècle que l’« esclavitud islamo-cristiana » prend fin à la suite de la bonne entente entre les souverains des deux pays : Mohammed III (1720-1790) du Maroc et Carlos III d’Espagne (1716- 1788), même si cette alliance ne s’exprimait pas tant sur le plan socio-culturel, mais plutôt au niveau de la politique et des relations commerciales. 174 Les missionnaires franciscains – ou « frailía » – étaient d’abord au service des soldats chrétiens et dans un deuxième temps à celui des diplomates et des commerçants chrétiens qui s’étaient installés au Maroc. 175 Ils se chargeaient aussi de multiples autres actions humanitaires dont l’accueil des enfants abandonnés, l’assistance médicale et le logement des plus démunis, ce qui favorisait davantage l’image bienveillante des franciscains et du « chrétien ». 176 Sur l’aspect politique de leur entreprise, l’historien Youssef Akmir dit ceci : « Los hombres de la Iglesia eran indispensables porque representaban la parte demagógica del colonialismo […] les correspondía atraer a los autóctonos mediante acciones educativas y humanitarias. »177 À partir des premières années de l’instauration du Protectorat et même avant, les ordres catholiques fondaient des écoles et des centres de culture où l’on

171 Au XVIII e siècle, les rapports entre les deux pays au niveau des relations commerciales et politiques furent renforcés. Voir Lourido Díaz, Ramón, 1992, p. 41. 172 Lourido Díaz, Ramón, dans : Alberola Fioravanti, M a Victoria (éd), et al., 2010, p. 153. 173 Voir à cet effet, Zarrouk, Mourad, Los traductores de España en Marruecos (1859-1939) , Barcelone, Bellaterra, 2009; Zarrouk, Mourad, « Arabismo, traducción y colonialismo: el caso de Marrruecos », Awrāq , vol. XXII, 2001-2005, pp. 425-457. 174 Lourido Díaz, Ramón, « El padre Lerchundi, puente de enlace entre los arabistas europeos y los intelectuales marroquíes », pp. 295-316 dans M a Victoria Alberola Fioravanti (éd), et al., Ramón Lourido y el estudio de las relaciones hispanomarroquíes , Agencia Española de Cooperación Internacional para el Desarrollo, Ministerio de Asuntos Exteriores y de Cooperación, 2010, p. 296. 175 Lourido Díaz, Ramón, 2010, p. 312. 176 Akmir, Youssef, 2009, p. 187-188. 177 « Les hommes de l’Église étaient indispensables puisqu’ils représentaient la part démagogique du colonialisme […] Ils avaient la tâche d’attirer les autochtones à travers des actions éducatives et humanitaires. Il s’agissait de domestiquer les natifs, leur faisant croire aux vertues du colonialisme chrétien. De cette manière seulement, il était possible de faciliter l’adaptation des peuples colonisés avec l’occupation étrangère de leurs territoires. », Akmir, Youssef, 2009, p. 186. 66 enseignait l’espagnol et où l’on se dédiait à l’étude de la culture et de la langue du pays :

Estos franciscanos, por ser todos ellos de nacionalidad española, se convirtieron, en la práctica, en los representantes de la cultura española en Marruecos, siendo ellos los canalizadores de la misma en el país, y, también en gran medida de la cultura marroquí en España, tanto antes como después del sultanato de Hassan I. 178

À partir du XIX e siècle, le missionnaire et arabisant José Lerchundi (1836-1896) joua un rôle considérable dans la diffusion de la langue et de la culture espagnoles dans la zone du Nord. Lerchundi arriva au Maroc en 1862 et mourut à Tanger en 1896. Il est considéré comme le premier promoteur des relations culturelles entre le Maroc et l’Espagne de la fin du XIX e siècle. 179 Lerchundi maintenait aussi de bonnes relations avec le sultan ainsi qu’avec les tujār , les notables commerçants. 180 C’est lui qui contribua à revigorer les relations culturelles déjà plus ou moins existantes. 181 Il inventa aussi une manière d’étudier la langue et la culture que les arabistes espagnols universitaires ne pratiquaient pas. 182 Ainsi, il créa des écoles

178 Lourido Díaz, Ramón, « José Lerchundi y las relaciónes culturales hispano-marroquíes de finales del XIX », Hespéris-Tamuda , Vol. XXX, Fasc.1, Rabat, 1992, p. 41. « Ces franciscains, en étant tous de nationalité espagnole se convertirent en réalité en représentants de la culture espagnole au Maroc, étant les rassembleurs de cette culture dans le pays, et aussi dans une large mesure de la culture marocaine en Espagne, tant avant qu’après le sultanat de Hassan I. » 179 Idem. 180 Akmir, Youssef, 2009, p. 188. 181 Comme le note Ramón Lourido Díaz :

El P. Lerchundi no fue un simple viajero por tierras marroquíes, sino el primero en asentarse permanentemente para conocer la lengua y civilización en profundidad, relacionándose íntimamente con los nacionales […] De esta forma, se constituiría, inconscientemente, en el punto neurálgico de las nuevas relaciones culturales entre las gentes de uno y otro país, relaciones que no llegarían a cotas muy altas, es verdad, pero no por ello desdeñables.

Lourido Díaz, Ramón, « El padre Lerchundi, puente de enlace entre los arabistas europeos y los intelectuales marroquíes », pp. 295-316, dans : Alberola Fioravanti, M a Victoria, Ágreda Burillo, Fernando de et Bernabé López García, 2010, p. 297. « Le Père Lerchundi ne fut pas un simple voyageur sur les terres marocaines, mais le premier à s’établir de façon permanente afin de connaître en profondeur la langue et la civilisation, se liant intimement avec les autochtones […] De cette manière, se constitueraient inconsciemment sur le point neuralgique des nouvelles relations culturelles entre les gens d’un pays et d’un autre pays, des relations qui ne parviendraient pas à des quotas très elevés, c’est vrai, mais pas moins négligeables. » 182 Voir en particulier, López García, Bernabé, « Lerchundi entre arabistas y africanistas », dans : Lourido Díaz, Ramón (éd.), Marruecos y el Padre Lerchundi , Madrid, Mapfre, 1996, pp. 75-99. 67 primaires (les Casas de Misión ) qui étaient dirigées par ses collègues franciscains dans différentes villes du royaume : Safi, Al Jadida, Essaouira, Rabat et Casablanca jusqu’à Larache, Tanger et Tétouan. On y enseignait non seulement l’espagnol, mais aussi les mathématiques, les sciences, l’arabe et d’autres langues. 183 En raison de son dévouement à la communication interculturelle, Lerchundi dépassait, dans un sens, le cadre de sa mission religieuse pour s’impliquer dans un travail culturel, qui, dans un autre sens, faisait partie de sa mission évangélisatrice. Connu pour son engagement social comme le « Padre de los pobres » (Le Père des pauvres) il se consacrait au bien-être des enfants et des défavorisés dans la société. Lourido Díaz, historien et arabisant, résume les préoccupations du Père Lerchundi au Maroc de la façon suivante :

[…] Lerchundi se preocupó especialmente de poner en estrecha relación cultural y humana a los españoles que residían permanentemente en Marruecos con los naturales del país y su cultura, en una simbiosis enriquedora. 184

C’est effectivement sur cette base de communication et de symbiose culturelles que Lerchundi, au cours des années, se spécialisa dans les langues parlées de cette région du nord du Maroc, particulièrement à Tétouan où il vivait et travaillait. Il joua un rôle important dans l’étude de l’arabe marocain, en particulier en coopération avec l’arabiste Francisco Javier Simonet (1829-1897). 185 À Tanger, il fonde deux Colegios de Segunda Enseñanza (Collègues d’Enseignement Secondaire) et à Tétouan, l’ Escuela de Estudios Árabes (l’École des Études Arabes). En 1872, il écrit un ouvrage sur la grammaire de l’arabe marocain ou la darija ,186 un ouvrage que plusieurs générations d’Espagnols utilisèrent pendant cinquante ans au Maroc afin de maîtriser l’arabe marocain. 187

183 Lourido Díaz, p. 49. 184 Lourido Díaz, Ramón, « José Lerchundi y las relaciónes culturales hispano-marroquíes de finales del XIX », Hespéris-Tamuda , Vol. XXX, Fasc.1, Rabat, 1992, p. 48. « […] Lerchundi s’attachait en particulier à lier étroitement, sur le plan culturel et humaniste, les Espagnols qui résidaient de façon permanente au Maroc, avec la culture et les autochtones du pays, dans une symbiose enrichissante. » 185 Voir pour plus de détails sur Francisco Javier Simonet : Lourido Díaz, Ramón, 1992, p. 50-52. 186 Lerchundi, José, Rudimentos del árabe vulgar que se habla en el Imperio de Marruecos , Madrid, Imp. Rivaneira, 1872. 187 Valderrama Martínez, Fernando, « Un franciscano, arabista y diplomático: el P. Lerchundi », http://www.lamedina.org/historia/un%20franciscano.htm 68

En 1888, il installe la toute première presse hispano-arabe (Imprenta Hispano-Árábiga) de la Mission Catholique Franciscaine à Tanger où sont publiées de nombreuses œuvres sur le Maroc, écrites par les Franciscains, et autres livres dans les deux langues. 188 Une caractéristique de cette époque est le grand intérêt que portaient les Franciscains aux langues vernaculaires, notamment la darija et le rifain du nord du Maroc. Un livre de grammaire du rifain ou tachelḥīt écrit par P. Sarriorandia paraît en 1905. Lerchundi maintenait des contacts avec des arabisants en Espagne, qui demandaient son aide pour trouver une solution à des problèmes linguistiques relatifs à la darija qu’il connaissait à partir de son expérience pratique. Selon Díaz, la correspondance entre Lerchundi et ses collègues arabisants en Espagne montre effectivement la vaste influence de son travail linguistique, témoignant avant tout de ses efforts de rapprocher les peuples par le biais de son travail culturel et linguistique. 189 Il initia entre les deux pays des activités culturelles qui avaient été pratiquement inexistantes pendant des siècles. 190 Ce qui le distinguait des autres arabisants, c’est qu’il ne manifestait pas de soutien pour le mouvement espagnol africaniste, voire colonialiste, les arabisants espagnols de cette époque étant en majorité des partisans de l’africanisme. 191 La particularité de Lerchundi réside dans le fait qu’il doublait ses activités de religieux d’un travail d’enseignant. En raison des difficultés qu’il avait connues lui-même lors de son apprentissage de l’arabe, il voulait créer une nouvelle méthode pour apprendre la langue, englobant ainsi les activités de ses contemporains et de ses prédécesseurs. Néanmoins, il faut rappeler que l’activité

Dans « Homenaje a Fernando Valderrama Martínez, Seleccíon de sus separatas », edición de Mª Victoria Alberola Fioravanti, publié par la Agencia Española de Cooperación Internacional. 188 López García, Bernabé et Miguel Hernando de Larramendi (éd.), 2007, p. 79 ; García Figueras, Tomás, « Luces de España en Marruecos », http://www.lamedina.org/servicios-que- presta/historia/luces%20de%20espana%20en%20marruecos.htm (consulté le 12-10-2012). Voir aussi, Fernández Rodríguez, Manuel, España y Marruecos en los primeros años de la Restauración: 1875-1894, Madrid, Centro de Estudios Históricos, 1985. 189 Lourido Díaz, Ramón, 1992, p. 43. 190 Un des exemples de l’activité de la Misión Católica Española dans le domaine de l’enseignement fut la création en 1912 des Escuelas Españolas de Alfonso XIII (écoles espagnoles d’Alphonse XIII), grâce au marquis de Casa Riera à Tanger, aussi connues sous le nom de Fundación Casa Riera. Ces établissements scolaires, encore existants de nos jours, enseignaient en plus des matières de base, également le dessin, la musique, l’arabe et l’espagnol. Ils étaient ouverts à tous les enfants européens, musulmans et juifs de la ville. http://www.educacion.gob.es/exterior/centros/ramonycajal/es/quienessomos/historia.shtml (consulté le 12-10-2012). 191 Lourido Díaz, Ramón, 1992, p. 49. 69 de cet « arabiste évangéliste », comme le précise Mourad Zarrouk, ne se limitait pas à l’étude rigoureuse des langues et cultures « arabes », mais qu’il s’agissait aussi et avant tout de l’oeuvre missionariste franciscane consistant à répandre la religion chrétienne parmi « les mécréants ». 192 Ou, pour citer Lerchundi lui-même dans une lettre adressée au ministère d’État espagnol, écrite à la troisième personne :

[…] comprendiendo que el mejor medio de propagar la santa doctrina evangélica en estos países, era el de ponerse al alcance de las poblaciones infieles por medio del estudio de su civilización y de su lengua, se dedicó a observar la primera y estudiar y aprender la segunda, no sólo en la forma común y oral, sino por principios gramaticales. 193

Ce passage montre donc clairement l’intention principale du fray Lerchundi, sans que cela diminue l’importance du travail d’ordre linguistique qu’il a accompli. 194

192 Zarrouk, Mourad, 2001-2005, p. 449-451. Instistant davantage sur l’importance politique du contexte colonial dissimulé derrière la mission évangéliste, l’historien Youssef Akmir note ceci :

Detrás de la dignidad religiosa se camuflaban personajes expertos en política internacional y con grandes pretensiones de expansión colonial. El caso de don José Lerchundi fue paradigmático en este aspecto. Se trataba de un sacerdote con extraordinaria inteligencia y amplia formación cultural, religiosa y política. La misión del Padre Lerchundi en Marruecos a finales del siglo XIX coincidió con la competición internacional en la que España tomaba parte. Su perfecto conocimiento del idioma y de las costumbres marroquíes le ayudó en ganar la simpatía de los Gobiernos español y marroquí. El misionero Franciscano era consciente del trascendental papel que podía desempeñar a favor de su patria.

Cette citation met encore l’accent sur le projet colonial espagnol dont le rôle de Lerchundi, en dépit de, et peut-être aussi, grace à, ses activités culturelles au Maroc, n’a pas été négligeable. « Derrière la dignité religieuse se camouflaient des personalités specialistes en politique internationale et avec de grandes prétentions d’expansion coloniale. Le cas de don José Lerchundi était exemplaire dans cet aspect. Il s’agissait d’un prêtre avec une intelligence extraordinaire et une ample formation culturelle, religieuse et politique. La mission du Père Lerchundi au Maroc à la fin du XIX e siècle coincidait avec la compétition internationale à laquelle l’Espagne prenait part. Sa connaissance parfaite de la langue et des coutumes marocaines l’aidait à gagner la sympathie des gouvernements espagnol et marocain. Le missionaire franciscain était conscient du rôle monumental qu’il pouvait jouer en faveur de sa patrie. », Akmir, Youssef, 2009, p. 188. 193 Cité dans Zarrouk, Mourad, 2001-2005, p. 450. « […] comprenant que le meilleur moyen de propager la sainte doctrine évangélique dans ces pays, était de se mettre à la portée des populations infidèles au moyen de l’étude de sa civilisation et de sa langue, il se dédiait à observer la première et à étudier et à apprendre la deuxième, non seulement dans la forme commune et orale, mais aussi par les principes grammaticaux. » 194 Dans l’histoire de l’arabisme espagnol, la figure de Lerchundi, classée parmi les « arabistes marginaux ou mineurs », suivant l’expression de Mourad Zarrouk (2001-2005, p. 451), a été oubliée. Voir à cet effet aussi, Alberola Fioravanti, M a Victoria et Fernando de Ágreda Burillo et Bernabé López García, Ramón Lourido y el estudio de las relaciones hispanomarroquíes , Madrid, Agencia Española de Cooperación Internacional para el Desarrollo, Ministerio de Asuntos Exteriores y de Cooperación, 2010. 70

3.2 Les relations culturelles à partir de 1900

La langue espagnole est un des éléments qui subsistent encore dans de nombreux contacts commerciaux et politiques entre les deux rives au cours des siècles passés. Même avant l’époque de la présence coloniale espagnole, la langue espagnole fut une des langues utilisées au Maroc :

Ese mismo idioma español fue durante siglos el segundo utilizado oficialmente en la cancillería marroquí y consecuencia de ello es el vocabulario de origin español que se ha utilizado en dicha cancillería en árabe hasta la implantación del Protectorado .195

Pendant des siècles les liens entre le Maroc et l’Espagne se limitèrent le plus souvent à des relations d’ordre commercial ou diplomatique. 196 L’historien affirme que ce n’est qu’à partir de 1900 que le Maroc moderne commença à construire des liens culturels avec des pays étrangers. 197 Ainsi, l’influence culturelle de l’extérieur commence à changer le paysage culturel marocain à partir de ce moment-là. En plus des renégats, Algériens, voyageurs orientaux et voyageurs espagnols et français, pour énumérer quelques groupes d’étrangers cités par Laroui, ce sont majoritairement des missionnaires espagnols qui, avant cette date, furent le plus « présents » au niveau de la culture. 198

195 Chakor, Mohammed, 1987, p. 10 dans : « Gálvez, precursor del entendimiento hispano-marroquí », par Mohammed Ibn Azzuz Hakim, II Encuentro de Intelectuales Españoles y Marroquíes , Madrid, Felmar, 1983, pp. 149-180. « Cette même langue espagnole fut utilisée officiellement pendant des siècles comme deuxième langue dans la chancellerie marocaine, et de là vient le vocabulaire d’origine espagnole qui fut utilisé dans ladite chancellerie en arabe jusqu’à l’instauration du protectorat. » 196 Cf. Kaddouri, Abdelmajid, Le Maroc et l'Europe du XV e au XVIII e siècles : la problématique du décalage , Rabat, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Rabat, 1998 ; Miège, Jean-Louis, Le Maroc et l’Europe, 1838-1894 , Paris, PUF, 1961 ; Ennaji, Mohamed, Expansion européenne et changement social au Maroc (XIV e-XIX e siècle), Casablanca, Eddif, 1996. 197 Laroui, Abdellah, 1977, p. 192. 198 Ibidem , p. 208. 71

3.3 L’éducation coloniale espagnole : la création d’une élite ?

Dans le but de créer une élite hispanophone locale, les autorités espagnoles utilisaient des instruments leur permettant de mieux ancrer leur poids colonial. Des initiatives comme, par exemple, les missions éducatives des Franciscains et l’insertion de l’espagnol dans les établissements scolaire de l’Alliance Israélite en témoignaient. 199 Avec l’instauration du traité de Protectorat, l’Espagne implanta son administration et sa culture dans la zone qui lui avait été attribuée. Cette zone était sous l’autorité d’un Haut Commissaire ou Résident Général. D’un côté, l’espagnol, mis en place par le colonisateur, devient par la suite la première langue de l’administration, de la presse et de l’éducation ainsi que des institutions marocaines. L’espagnol devient par conséquent aussi la deuxième langue de la population qui, d’une manière générale, est obligée de communiquer dans la langue du colonisateur dans le domaine commercial et social. D’un autre côté, un système d’enseignement était implanté visant en premier lieu à offrir une infrastructure éducative aux Espagnols qui s’établissaient dans la zone du Maroc espagnol/le protectorat espagnol. Il s’agissait en même temps d’investir par le système d’enseignement espagnol dans la création d’une élite hispanophone. L’enseignement de la langue et de la culture espagnoles allait de pair avec celui de l’arabe ainsi que les cours d’éducation religieuse. Ces écoles étaient connues sous diverses dénominations telles qu’écoles indigènes, écoles marocaines musulmanes ou écoles hispano-arabes. 200 Différentes mesures furent prises pour créer les bonnes conditions pour la création d’une élite, dont l’obligation du parcours scolaire jusqu’à 12 ans, la création d’un lycée pour résoudre le problème de distance entre école et maison et l’installation d’un baccalauréat marocain pour faire suivre l’école hispano-arabe et la marocanisation du corps enseignant. L’administration coloniale espagnole visait à introduire un système éducatif rénovateur influencé par des modèles d’Europe pour moderniser l’ancien système

199 González González Irene, « École et idéologie dans le protectorat espagnol au Nord du Maroc (1912-1956) », Institut de Recherches et d’Etudes sur le monde Arabe et Musulman, 18 octobre 2012, http://iremam.hypotheses.org/593 (consulté le 10-11-2012). 200 Idem. 72 d’apprentissage : apprendre la langue arabe classique par la mémoire et la répétition du Coran. Or, l’objectif de former une élite ne réussit pas complètement, vu que l’enseignement bénéficiait surtout aux Espagnols qui habitaient la zone. Plusieurs raisons expliquent cet échec partiel de la consolidation des écoles espagnoles et hispano-arabes. 201 La méfiance de la population locale envers le système éducatif était considérable. Les gens craignaient le recrutement ou l’incorporation des élèves dans l’armée espagnole. Une résistance était aussi perceptible dans la réaction des nationalistes marocains à la politique éducative espagnole, entre autres la fondation de l’école « ahlia » en 1925 par Abdelsalaam Bennouna et Mohammed Daoud, qui prônait l’enseignement en langue arabe. 202 La création de l’école « ahlia » signifiait la première école traditionnelle (l’enseignement de l’arabe et du Coran comme dans le masjid, la mosquée), organisée de façon moderne avec des tables et un tableau et de nouvelles matières comme l’histoire, la géographie, la littérature et le calcul. 203 On remarquera que l’administration coloniale espagnole avait à cet égard une position permissive et libre. Ceci s’explique peut-être par l’état déplorable dans lequel se trouvait l’enseignement marocain à cette époque. Il n’était pas tout à fait généralisé et les autorités espagnoles coloniales ne surent pas le régulariser non plus. 204 La politique culturelle des Espagnols au Maroc se distinguait par une « politique d’indigène » en ce sens qu’elle se basait sur un fond historique commun, afin de mieux renforcer une confiance « amicale » qui pourrait par la suite consolider la présence des Espagnols sur le sol marocain. Ceci va s’accentuer sous le régime franquiste, comme on le verra plus tard. Cette politique visait d’ailleurs aussi les Juifs dans la société, qui, eux aussi, jouissaient de privilèges spécifiques. Ainsi, les Espagnols poursuivaient deux buts : renforcer les liens entre colonisateurs et colonisés et contrarier la présence et l’entreprise des Français sur le même territoire, comme le montre la citation suivante :

201 Pour un aperçu plus détaillé voir en particulier l’article d’Irene González González, « Un instrumente al servicio de la colonización: La enseñanza en el Norte de Marruecos (1912-1956) », 2010, pp. 1-16. 202 Une autre action des nationalistes marocains date de 1935, année o ù est créé un enseignement secondaire moderne arabe, l’Instituto Libre ou Māhad l ḥorr à Tétouan, basé sur des méthodes éducatives d’Europe et du Moyen-Orient. Voir aussi González González, Irene, 2010, p. 15. 203 Benjelloun, Abdelmajid, 1990, p. 119. 204 Cf. Domínguez Palma, José, La presencia educativa española en el Protectorado de Marruecos, 1912-1956, Ceuta, Instituto de Estudios Ceuties, 2009 (Thèse de doctorat, UNED, 1996). 73

L’instrumentalisation de ce passé et sa présentation comme un patrimoine commun fondé sur des liens et des affinités plongeant leurs racines dans l’histoire et demeurant, malgré les siècles, toujours vivace, a été l’un des principaux fondements de cette politique. 205

Comme je l’ai déjà signalé dans mon premier chapitre, pour rivaliser avec le pouvoir colonial français, les Espagnols soulignaient l’existence des liens historico- culturels plus anciens et plus forts entre le Maroc et l’Espagne : le passé d’Al- Andalous. En la matière, les Espagnols menaient une « politique » qui témoignait d’un certain « libéralisme ». L’espagnol s’est répandu de manière vernaculaire, de façon naturelle. 206 Les établissements éducatifs espagnols dans la zone espagnole subissaient aussi la concurrence des écoles françaises qui visaient un enseignement élitaire, attirant aussi bien Marocains qu’Espagnols dans cette réussite de la politique linguistico-culturelle. 207

205 Kenbib, Mohammed, « Quelques éléments de la politique culturelle de l’Espagne au Maroc en zone Nord protectorat », p. 65. Dans: Rodríguez Mediano, Fernando et Helena de Felipe (éd.), El protectorado español en Marruecos. Gestión colonial e identidades, Madrid, LDM Ediciones, 2002. 206 Ceci vaut aussi pour les communautés juives au nord du Maroc. Comme langue vernaculaire, l’espagnol était parlé par les Juifs au cours de l’histoire, dès leur arrivée au Maroc, le plus souvent sous la forme du judéo-espagnol, la hakétia . Cette communauté, outre son attachement nostalgique à la langue, tenait aussi beaucoup à la culture espagnole (andalouse). Comme le montre la citation suivante du journaliste tangérois Pinhas Assayag : « Les Juifs de Tanger, Tétouan, Larache, Alcazar ou Mazagan parlent un espagnol plus ou moins correct, mais toujours un espagnol plus pur que celui de leurs coreligionnaires de Turquie. Bien que les personnes âgées utilisent dans leur correspondance l’alphabet hébraïque, elles écrivent en espagnol. Nous sommes espagnols en tout – dans nos goûts, nos impressions, nos exaltations et nos sentiments […]. Dans nos veines coule du sang espagnol, nous pensons en espagnol, nous ressentons de même nos mariages, nous les célébrons selon les règles établies par nos ancêtres en Espagne […]. Les Juifs du Maroc, particulièrement ceux de Tanger et de Tétouan, ont une prédilection spéciale pour l’Espagne. Nous pleurons ses malheurs et nous nous réjouissons de ses victoires. L’Espagne est notre patrie, c’est la terre bénie où reposent les restent de nos ancêtres et il est naturel que nous ressentions pour elle amour et vénération. » Cf. Assaraf, Robert, 2005, p. 232. On reviendra sur le rôle de l’espagnol (et la hakétia ) chez les Juifs du Nord dans le chapitre sur le judaïsme marocain (littéraire), notamment dans les œuvres des écrivains juifs marocains hispanophones. 207 Benzakour, Fouzia, et al ., 2000, p. 54. 74

3.4 La spécificité de la politique linguistique et de l’enseignement durant le protectorat espagnol

Contrairement aux Français, les Espagnols menaient une politique linguistique qui favorisait aussi l’enseignement de la langue et de la culture arabes ainsi que de l’arabe marocain, la darija et le tarifit (langue berbère parlée dans le Rif). 208 Comme il a déjà été montré dans le premier chapitre, cette démarche était favorisée par la politique pro-arabe de Franco. Ceci se manifestait en premier lieu au niveau de l’enseignement, 209 donnant ainsi libre cours au déploiement de toutes sortes d’initiatives particulières et faisant appel aux professeurs de langue arabe du Moyen-Orient, pour la majorité venant du Liban et de la Syrie, afin d’enseigner l’arabe classique. 210 En 1913 fut créée La Liga Africanista Española , qui fonctionnait comme catalyseur de propagande des intérêts de l’Espagne au Maroc. Ensuite, on créa par Décret Royal, le 3 avril 1913, le Junta de Enseñanza en Marruecos (Le Conseil d’Enseignement au Maroc) afin d’organiser l’enseignement dans la Zone du Protectorat. 211 Fernando Valderrama Martínez, qui fut le directeur du Haut Commissariat du Service de l’Enseignement Marocain de 1937 à 1957, décrit ainsi l’objectif de l’action « protectrice » culturelle de l’Espagne au Maroc par rapport à l’enseignement :

Desde los primeros momentos quedó bien definida, aunque no se dictó una disposición escrita hasta el año 1937 ; toda la acción cultural de España en Marruecos, basada en una obra fraterna de protectorado, sólo podía tener un objetivo: la evolución cultural de la zona asignada en Marruecos dentro de la religión islámica y en el marco de la lengua árabe, facilitando los medios económicos para llevarle a cabo y creando enseñanzas precisas para la formación eficiente de un profesorado idóneo, clave de la situación posterior. [...] 212

208 Voir en particulier, Tilmatine, Mohand, « La política cultural durante el protectorado español en Marruecos: el caso del bereber », Signos Lingüísticos , nº 9, vol. V, janvier-juin, 2009, pp. 9-36. 209 Madariaga, María Rosa de, « ¿Existe una élite hispanohablante en Marruecos? », 2007. 210 Kenbib, Mohammed, 2002, pp. 63-82. 211 Castro Morales, Federico et María Luisa Bellido Gant, 1999, p. 156. 212 Valderrama Martínez, Fernando, 2005, p. 5. « À partir des premiers moments, il était bien défini, même si ne fut pas prononcé une disposition écrite jusqu’à l’année 1937 ; toute l’action culturelle de l’Espagne au Maroc, basée sur l’œuvre fraternelle de protectorat, pouvait seulement avoir un 75

On voit donc jusqu’à quel point l’introduction de l’espagnol allait s’intégrer en respectant le cadre culturel et surtout linguistique préexistant. L’enseignement primaire marocain à cette époque avait traditionnellement un caractère séculaire et était essentiellement basé sur l’apprentissage du Coran dans de petites médersas, des masājid ou écoles coraniques. 213 Les normes du Protectorat espagnol étaient claires à cet égard. Ainsi, nous lisons :

Respetar la enseñanza primaria tradicional en su forma clásica y crear escuelas primarias modernas con un programa completo a cargo de un maestro español ; pero añadiendo a este programa una hora de enseñanza del Alcorán, dada por un « mudarrir », y en una sala independiente con su estera y todo el material tradicional. 214

Le personnel enseignant se composait de professeurs marocains et espagnols. On donnait quarante-cinq heures de cours par semaine. Le curriculum de cette nouvelle école comprenait les matières suivantes : cours d’enseignement du Coran, huit heures, et trois heures pour religion et morale. Côté langue, on programmait dix heures pour la langue arabe et autant pour la langue espagnole. Cinq heures pour l’arithmétique et la géométrie, et deux heures pour le dessin et le travail manuel. Au fil du temps, certaines matières furent enseignées en langue arabe, par exemple la géographie et l’histoire. L’enseignement secondaire espagnol, le bachillerato , était également ouvert, dès les tout premiers débuts, aux élèves marocains. Comme l’enseignement secondaire marocain était reconnu par le gouvernement espagnol, cela signifiait que les élèves marocains pouvaient sans problèmes passer à un baccalauréat espagnol. Après six ans d’enseignement secondaire, la voie vers l’Université objectif : l’évolution culturelle de la zone assignée au Maroc à partir de l’islam et dans le cadre de la langue arabe, en facilitant les moyens économiques afin de d’arriver à ce but et en créant des méthodes d’enseignement précises pour la formation d’un corps de professeurs apte, la solution pour la situation postérieure […] » 213 Enseignement primaire marocain musulman et juif. Cf. la création de l’institut Maimónides à Tétouan. 214 Valderrama Martínez, Fernando, 2005, p. 6. « Respecter l’enseignement primaire traditionnel dans sa forme classique et créer des écoles primaires modernes avec un programme complet à la charge d’un enseignant espagnol ; mais en ajoutant à ce programme une heure d’enseignement du Coran, donnée par un « mudarrir » (un professeur d’arabe), et dans une salle séparée avec son petit tapis et tout le matériel traditionnel. » 76 espagnole leur était ouverte. Une fois les études terminées, des bourses étaient aussi mises à la disposition des étudiants marocains pour aller faire des études supérieures en Espagne, en particulier à Grenade et à Madrid. Néanmoins, le nombre d’étudiants marocains, pour la majorité fils de notables de Tétouan, qui allaient dans les Universités Espagnoles était très restreint. Ceux qui voulaient suivre des études de lettres et de sciences humaines allaient le plus souvent au Caire, études subventionnées par l’Espagne. 215 Parallèlement à l’introduction de l’enseignement (primaire) espagnol dans le Protectorat, le gouvernement espagnol s’occupait aussi de la création d’une formation artistique et industrielle. Les années 20 forment le point de départ pour le développement de l’enseignement professionnel dans la zone espagnole du (nord du) Maroc. 216 L’enseignement professionnel, ( enseñanza professional ) était majoritairement spécialisé dans l’artisanat. Les autorités espagnoles montraient un grand intérêt et dévouement pour le développement et la conservation de l’artisanat traditionnel marocain qui très souvent reflétait le passé hispano-arabe commun, la splendeur d’Al-Andalous. Ceci s’exprimait surtout dans l’architecture des villes comme Tétouan et , marquée par l’influence culturelle des descendants des morisques et sépharades où de nombreuses écoles furent créées pour sauvegarder cette tradition artistique. Dans le domaine de l’enseignement professionnel et technique, la création d’écoles d’artisanat et d’écoles de beaux- arts était fortement stimulée. Valderrama Martínez en dit ceci : 217

[…] fueron especial motivo de preocupación, y era natural porque la artesanía y las artes industriales habían adquirido un notable desarollo entre los árabes, y buena

215 Aziza, Mimoun, « Le protectorat espagnol au Maroc entre « fraternalisme » et colonialisme », http://www.sebtamlilya.net/aziza1.html (consulté le 16-06-2008). 216 L’espagnol dans la zone espagnole sud du Maroc (Sahara occidental) semble être un sujet à part. Ces Marocains-là étaient en contact avec d’autres cultures hispanophones quant à leurs études supérieures. 217 Fernando Valderrama Martínez a été une figure centrale dans l’activité culturelle relative à l’enseignement, réalisée dans les dernières années du protectorat espagnol. Quelques années après, une période de négligence s’est installée (de la part des Espagnols). Dans les années 1967-1977, les autorités espagnoles renouvellent leur intérêt à faire prospérer la culture espagnole au Maroc. Au début, le projet était abordé avec enthousiasme. Mais cela semble s’être affaibli considérablement au fil du temps à cause d’un manque d’organisation qui a bloqué la communication avec les universités marocaines. 77

muestra en España. Las ciudades en Marruecos, en contacto con las de la España musulmana, habían gozado de un auge notable de las artes menores. 218

De cette initiative naît à Tétouan l’École des Arts Marocains. À partir de 1937, l’enseignement commençait peu à peu à être arabisé, remplaçant ainsi les professeurs espagnols et la langue espagnole dans laquelle on enseignait auparavant. Avec l’instauration du protectorat, l’espagnol, mis en place par le colonisateur, devient la première langue de l’administration ainsi que des institutions marocaines. D’un autre côté, l’espagnol devient par conséquent aussi la deuxième langue de la population, qui est obligée de communiquer dans la langue du colonisateur dans le domaine du commerce et des relations sociales. 219 Néanmoins, le résultat ou le travail de la part des Espagnols dans l’éducation fut minime en comparaison avec le système éducatif français qui s’est implanté dans la zone française de manière efficace et durable.

3.5 La politique culturelle franquiste à partir de 1939

Avec l’arrivée au pouvoir de Franco en 1939, des réformes furent introduites sur le plan éducatif dans le Protectorat, s’appuyant davantage sur les notions d’amitié et de fraternité, basées sur l’histoire commune andalouse :

La política educativa franquista hispano-árabe abogaba por el desarollo educativo y cultural de la zona bajo los principios del resurgir hispano-árabe através del discurso de la hermandad hispano-árabe. 220 La retórica del régimen franquista

218 Valderrama Martínez, Fernando, 2005, pp. 9-22, p. 10. « […] ils constituaient un motif particulier de préoccupation et c’était logique puisque l’artisanat et les arts industriels avaient acquis un notable développement parmi les Arabes et faisaient bonne preuve en Espagne. Les villes au Maroc, en contact avec celles de l’Espagne musulmane, avaient jouit d’un essor remarquable des arts. » 219 Voir par rapport au domaine de la traduction pendant le Protectorat, Zarrouk, Mourad, « Los truchimanes del protectorado español en Marruecos », dans : Aouad, Oumama et Fatiha Benlabbah (éd.), 2008, pp. 167-194. 220 González González, Irene, « Un instrumento al servicio de la colonización: La enseñanza en el Norte de Marruecos (1912-1956) », p. 12. 78

defendió la llegada de nuevo periodo de comprensión, apoyo y respeto hacía el pueblo marroquí basado en el pasado común hispano-árabe. 221

Trois éléments furent essentiels dans cette ligne suivie, « la réorganisation de l’administration de la structure d’enseignement coloniale, la valorisation de l’enseignement religieux et la revalorisation de l’enseignement hispano-arabe. »222 Et ce, pour s’aligner sur les idées du mouvement marocain nationaliste, qui avait soutenu les troupes marocaines dans la guerre civile espagnole. Le régime colonial franquiste mettait sur pied une marocanisation calculée du système éducatif, se référant au passé hispano-arabe. 223 L’appellation changeait d’enseignement hispano-arabe en enseignement marocain. La structure éducative était arabisée et le corps d’enseignants était marocanisé. Tous ces points visaient aussi un autre objectif politique, qui consistait aussi à donner une image plus positive de l’Espagne aux pays du Moyen-Orient. 224 Comme on l’a déjà vu, le système éducatif hispano-arabe avait une considération particulière pour la langue et la culture marocaines (religion musulmane ou juive) à l’opposé du programme éducatif espagnol destiné aux Espagnols.

3.6 Une nouvelle situation : l’époque postcoloniale

L’activité culturelle espagnole entreprise dans les dernières années du « Protectorat » au Maroc connaît un déclin considérable dans les années qui suivent l’Indépendance (1956). 225 Avec la fin du colonialisme, l’enseignement, au même titre que les autres secteurs, se met sur la voie du nationalisme marocain de redéfinition nationale. Ceci vaut particulièrement pour la politique d’enseignement marocaine, où l’arabisation commence à dominer. Bien que l’Espagne quitte la

221 Ibid., p. 16. 222 Ibid., p. 12. Voir aussi, González González, Irene, « La hermandad hispano-árabe en la política cultural del franquismo (1936-1956) », Anales de Historia Contemporánea, nº 23, 2007, pp. 183- 197. 223 Cf. Mateo Dieste, Josep Lluis, La « hermandad » hispano-marroquí. Política y religión bajo el Protectorado español en Marruecos (1912-1956), Barcelone, Bellaterra, 2003, pp. 221-274. 224 Idem. À propos des bourses données aux étudiants marocains pour l’Egypte, ce qui faisait partie de la politique franquiste durant le Protectorat marocain, voir González González, Irene, 2007, pp. 183-197. 225 Gil Grimau, Rodolfo, 2005, pp. 161-171. 79 scène politique marocaine en tant que colonisateur, ce pays continue à s’intéresser aux liens culturels avec le Maroc, mais non sans obstacles, car l’Espagne se voit à la fois confrontée à une arabisation qui progresse ou semble progresser, et à la concurrence du français qui lentement mais sûrement se positionne en tant que deuxième langue officielle du Maroc. 226 Les années 1960 ont donc été marquées par une faible présence de l’espagnol dans le domaine socioculturel au Maroc, même si les choses commencent à bouger peu à peu. Le 7 juillet 1957, le Maroc et l’Espagne signent la convention culturelle hispano-marocaine, dans une tentative d’établir des liens nouveaux. Pourtant, cet engagement de coopération ne semble pas véritablement résonner chez les deux parties concernées. La coopération entre les deux pays échoue à cause d’un manque d’organisation structurelle. À propos de cette situation d’impasse, Benyaya dit ceci :

Por un parte, el resentimiento por el pasado reciente, sin duda, no hizo ver con buenos ojos la iniciativa española en Marruecos, y por otra la incomprensión y el empecinamiento en un « diálogo de sordos », durante mucho tiempo, no benefició a ninguna de las dos partes. 227

Ce n’est que dans les années 1967-1977 que l’Espagne recommence véritablement à investir dans la langue et la culture espagnoles au Maroc. 228 Les initiatives se multiplient, notamment lorsque le Ministère des Affaires étrangères espagnol s’efforce de créer un département d’espagnol à l’Université de Rabat. Avant l’Indépendance, les Français y avaient déjà établi une section d’espagnol. Ce nouveau département allait, au commencement, répondre aux besoins des étudiants marocains du Nord, qui avaient terminé le bachillerato hispano- marocain et, de ce fait, ne parlaient pas le français. 229 Ainsi, au fil du temps, le

226 Benyaya, Zineb, 2007, p. 170. 227 Benyaya, Zineb, 2007, p. 170. D’un côté, le ressentiment pour le passé récent n’a sans doute pas montré avec de bons yeux l’inititiative espagnole au Maroc et de l’autre côté, l’incompréhension et la tenacité du « dialogue de sourds » durant une longue période n’a été favorable à aucune des deux parties. 228 Gil Grimau, Rodolfo, « A vueltas con la presencia y uso del idioma español en Marruecos y sus entresijos, en recuerdo de quien fue uno de sus maestros y dijo las cosas con claridad », 2005, p. 162. 229 Gil Grimau, Rodolfo, « El español en Marruecos », Diálogo Mediterráneo , avril 2003, p. 40. 80 nombre de départements d’espagnol dans les universités marocaines augmentait, à Fès, Tétouan, Casablanca et Agadir. Avant l’introduction de la licence espagnole à l’université marocaine, se manifestait aussi la volonté de créer « un núcleo de investigación sobre temas de Al-Andalus e hispanomarroquíes, con la posible publicación de un boletín de estudios. » 230 Ces projets ne seront finalement pas menés à bon terme, mais la revue scientifique marocaine de langue française, Hespéris, publiée par la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de l’Université Mohammed V de Rabat, fusionne en 1960 avec la revue hispano-marocaine Tamuda , formant ainsi Hespéris-Tamuda , qui se consacre à la Culture, aux Arts et à l’Histoire du Maroc en langue française et espagnole. La prise de conscience de l’Espagne de l’urgence d’une politique culturelle au Maroc se concrétise davantage. Ainsi, en 1971, un plan est lancé pour la réorganisation des centres éducatifs, ainsi que la création de nouveaux centres culturels à Rabat et à Fès. 231 En 1976, l’Institut Hispano-árabe de Cultura à Madrid organise un colloque sur les relations culturelles hispano-marocaines. 232 À partir de cette année-là, un bon nombre d’articles sont publiés sur l’espagnol au Maroc, ainsi que sur le rôle du département espagnol dans les universités marocaines. Les années suivantes sont caractérisées par des changements progressifs dans le paysage marocain par rapport à la langue espagnole. Ainsi, des méthodes d’apprentissage de l’espagnol (au lieu des méthodes françaises) vont commencer à être utilisées dans l’enseignement primaire et secondaire. Dans ce contexte, nous lisons dans un texte du programme espagnol de 1976 du Ministère Marocain de l’Éducation Primaire et Secondaire :

La enseñanza del español no debe pasar por la relación con el francés. Es peligroso acostumbrar a los alumnos a traducir al francés en lugar de aprender a pensar únicamente en lengua extranjera. 233

230 Gil Grimau, Rodolfo, 2005, p. 164. 231 Moranitos, 1993, p. 177. 232 Voir notre chapitre sur les institutions. 233 Programme d’espagnol, instructions officielles. Ministère de l’Enseignement Primaire et Secondaire, septembre 1976, p. 6. « L’enseignement de l’espagnol ne doit pas passer par la relation avec le français. Il est risqué d’habituer les élèves à traduire en français au lieu d’apprendre à réfléchir uniquement dans une langue étrangère. » 81

Trois ans après, en 1979, une nouvelle convention est signée afin de mieux consolider la relation entre les deux pays. Cette fois-ci, la convention met davantage l’accent sur l’enseignement et la recherche. À ce propos, l’article XI, qui est significatif, stipule ce qui suit :

[...] ambos Gobiernos facilitarán el establecimiento y el funcionamiento en sus Facultades de Letras, Cátedras y puestas de lectores de la lengua y cultura del otro país. Los dos Gobiernos juzgan deseable para la eficacia de la enseñanza que, en la medida de lo posible, se confíen los puestos de lectores profesores españoles en Marruecos y a profesores marroquíes en España. Cada país se esforzará en facilitar la impresión de los manuales o textos escolares especialmente los que se utilizan en los establecimientos de enseñanza secundaria para la enseñanza de disciplinas literarias e históricas. 234

Néanmoins, ces efforts qui semblent effectifs à première vue s’avèrent insuffisants pour donner un résultat déterminant à la collaboration hispano-marocaine au niveau culturel. S’ajoute à cela l’influence négative des relations politiques entre les deux pays, en particulier dans le domaine des accords de pêche qui ombragent les liens culturels. C’est dans ce sens que l’écrivain Antonio Gala disait à une occasion, en réaction aux querelles relatives à ces accords : « ¡Basta de sardinizar las relaciónes hispano-marroquíes ! »235 Selon Aziza Bennani, présidente de l’Association des Hispanistes Marocains: « buena parte de la culpa de esta situación la tienen los prejuicios y la falta de una visión valorizadora del otro, desliga del tópico. » 236 Dans les années suivantes, jusqu’en 90, le même Ministère des Affaires Etrangères espagnol mettra en place, en collaboration avec le Conseil de l’Éducation de l’Ambassade d’Espagne de Rabat ainsi que d’autres organismes

234 Convenio de Cooperación Cultural entre el Gobierno de España y el Gobierno del reino de Marruecos, Madrid, 8 novembre 1979. « […] les deux gouvernements faciliteront l’établissement et le fonctionnement dans ses facultés de lettres, professeurs et postes de conférenciers de la langue et de la culture de l’autre pays. Les deux gouvernements jugent désirable, pour l’efficacité de l’enseignement, dans la mesure du posible, que les postes soient confiés à des professeurs espagnols au Maroc et à des professeurs marocains en Espagne. Chaque pays s’efforçera, dans les établissements d’enseignement secondaire, de promouvoir [...] l’enseignement des matières littéraires et historiques. » 235 « Ça suffit maintenant, cessons de « sardiniser » les relations hispano-marocaines ! » 236 Benyaya, Zineb, 2007, p. 172. 82 interministériels, 237 des Centros Culturales 238 ayant pour principal but l’enseignement de l’espagnol et de la culture espagnole aux étrangers aux Maroc. Ce sont en effet ces centres qui formeront la base du projet d’État qui est monté en 1991 sous le nom de : Instituto Cervantes .239 À propos du rôle joué par ces centres culturels et la création de l’Institut Cervantes qui s’ensuivit, Gil Grimau nous dit ce qui suit :

El Cervantes no es una creación ex nihilo, sino que es la potenciación en forma más estructurada de algo que ya se venía haciendo. A partir de la estructuración su labor ha sido la de dar la imagen de marca del español allí donde haya hispanismo, ser el punto de referencia para los hispanistas; papel que era el de los Centros Culturales y que ha seguido cumpliendo en Marruecos con mejor coordinación y más possibilidades. 240

L’objectif principal de l’Institut est de promouvoir et d’enseigner la langue espagnole, ainsi que de diffuser la culture espagnole dans les pays hispanophones. 241 Cervantes est en outre le plus grand organisme responsable de l’enseignement en espagnol dans le système d’éducation marocain. Avec six centres, à Tanger, Tétouan, Rabat, Fès, Casablanca et Marrakech (et des dépendances à Meknès, Nador et à Al-Hoceima), le Maroc compte le plus grand nombre d’Instituts Cervantes au monde. D’ailleurs, le Maroc compte aussi le plus grand nombre d’instituts français dans le monde.

237 Benyaya, Zineb, 2007, p. 173. 238 Parmi ces centres se trouvent aussi des collèges, des institutions et des dépendances, dont les centres suivants : à Tanger l’Institut Severo Ochoa et le collège Ramón y Cajal , à Tétouan, le collège Jacinto Benavente et les instituts Juan de la Cierva et Nuestra Señora del Pilar. À Larache, le collège Luis Vives, à Rabat le Colegio Español, à Nador l’institut Lope de Vega et à Al-Hoceima, l’institut Melchor de Jovellanos et l’institut Juan Ramón Jiménez à Casablanca. 239 Gil Grimau, Rodolfo, 2003, p. 40. 240 Gil Grimau, Rodolfo, 2003, pp. 40-41. « L’institut Cervantes n’est pas une création ex nihilo , mais la potentialité dans une forme plus structurée de quelque chose qui était en train de se développer. À partir de la structruralisation, son travail a consisté à donner l’image de marque de l’espagnol, là où il y a de l’hispanisme, d’être le point de référence pour les hispanistes ; rôle des instituts culturels et que le Maroc a continué de réaliser avec une meilleure coordination et davantage de possibilités. » 241 http://www.cervantes.es/ (consulté le 11-02-2008). 83

3.6.1 L’Association des Écrivains Marocains de Langue Espagnole (AEMLE)

C’est au mois de septembre 1997, à l’initiative d’un groupe d’amis écrivains marocains d’expression espagnole, que l’Association des Écrivains Marocains de Langue Espagnole (AEMLE) voit le jour. 242 Plus étendue encore que son nom l’indique, l’Association des Écrivains Marocains de langue espagnole se veut être une plate-forme pour les échanges culturels avec le monde hispanophone, un centre d’union, de rencontre pour les passionnés de langue et de culture espagnoles, des hispanistes de différentes professions : journalistes, historiens, enseignants, responsables d’entreprises locaux et étudiants et traducteurs. Elle organise des conférences scientifiques en collaboration avec des universités marocaines et espagnoles afin d’élargir le champ d’investigation au niveau de l’hispanisme et des écritures marocaines d’expression espagnole. Elle vise ainsi à contribuer à faire entendre les voix scripturales des œuvres marocaines en espagnol et du phénomène appelé « Hispanismo Marroquí » en général. L’association siégea d’abord à Larache, berceau de nombreux écrivains marocains et espagnols et au même titre, ville inspiratrice d’une productivité littéraire considérable. 243 Dans un premier temps, l’association regroupait cinq membres, à savoir son président Mohamed Sibari, Mohamed Mamún Taha, Mohamed Bouissef Rekab, ainsi que Mohamed Lahchiri et Mohamed Akalay. Le groupe compte parmi ses objectifs : « entretenir des échanges culturels avec des gens actifs qui acceptent de travailler en groupe. » 244 Dans le prolongement de ces objectifs, les buts formulés sur le site web de l’association sont les suivants :

- Los objetivos de la AEMLE son la difusión del español en Marruecos, publicando libros y pronunciando charlas en todos los recintos posibles, siempre en lengua castellana. - Abrir el cauce ante los intelectuales marroquíes de una nueva vía de expresión, haciendo de la lengua española nuestra principal herramienta de trabajo.

242 Asociación de Escritores Marroquíes en lengua española. 243 Voir à cet effet, López Enamorado, Mā Dolores (éd.), Larache a través de los textos. Un viaje por la literatura y la historia, Junta de Andalucía. Consejería de Obras Públicas y Transportes, 2004. 244 « [...] mantener intercambios culturales con gente activa que acepte trabajar en grupo. » 84

- Acercamiento de la AEMLE a los escritores en lengua española y a hispanistas del mundo, con la idea de ensanchar el abanico cultural de Marruecos, utilizando el español como medio de expresión. 245

Les objectifs montrent bien à quel point l’accent est mis sur la dimension internationale de l’association dans un cadre qui dépasse celui du contexte marocain, s’étendant au monde hispanophone en général. 246 Cela est souligné davantage dans la citation suivante :

Las intenciones que nos embargan actualmente son las de contactarnos con los responsables culturales españoles para empezar a trabajar interesantes proyectos culturales, que sin lugar a dudas van a repercutir muy positivamente en los intercambios entre España y Marruecos. 247

Le but qui est peut-être le plus significatif dans le cadre du rôle de l’espagnol au Maroc et de l’existence d’un bon nombre d’hispanophones, est le désir exprimé par les représentants de cette littérature, d’être reconnus comme faisant partie de la littérature hispanophone, de la métropole culturelle espagnole, au même titre que les écrivains de l’Amérique Latine, par exemple :

Queda claro que nuestro primer fin es el de llegar a hacernos conocer en España, que se sepa que hay marroquíes que escriben en la lengua de Cervantes y que con el tiempo deben hallar un sitio en el seno de la cultura española. 248

245 « La diffusion de l’espagnol au Maroc, publiant des livres [...] D’ouvrir la voie par-devant les intellectuels Marocains d’un nouveau chemin d’expression, faisant de la langue espagnole notre principal outil de travail. Rapprochement entre l’AEMLE et les écrivains de langue espagnole et les hispanistes du monde entier, avec l’idée d’élargir l’éventail culturel du Maroc en utilisant l’espagnol comme moyen d’expression. » http://usuarios.lycos.es/aemle/_private/objetivos_de_la_aemle.htm (consulté le 08-08-2007). 246 Cf. La dimension internationale de la revue Souffles (1966 - interdite en 1972) ; les contributions des poètes du Mashreq et d’Amérique Latine sont significatives à cet égard. 247 « Les intentions qui nous occupent actuellement sont d’établir des contacts avec les responsables culturels espagnols pour commencer à travailler à d’intéressants projets culturels, qui vont sans aucun doute avoir des contre-coups très positifs dans les échanges entre l’Espagne et le Maroc. » 248 http://usuarios.lycos.es/aemle/_private/objetivos_de_la_aemle.htm (consulté le 08-08-2007). « Il est clair que notre premier but est de nous faire connaître en Espagne, qu’on sache qu’il y a des Marrocains qui écrivent dans la langue de Cervantes et qu’avec le temps ils doivent trouver une place au sein de la culture espagnole. » 85

L’indifférence de la plupart des institutions culturelles espagnoles envers l’existence d’une production littéraire considérable en espagnol au Maroc, a suscité l’indignation de nombreux intellectuels et écrivains, comme l’écrivain et fin connaisseur de la culture marocaine, Juan Goytisolo : « [...] nadie o casie nadie parece preocuparse de la labor creadora de los marroquíes hispanohablantes, pese a que muchas de sus obras merezcan ser conocidas. »249 En raison du manque de soutien des institutions culturelles et des gouvernements marocains et espagnols, notamment de l’ Agencia Española de Cooperación Internacional (AECI), l’AEMLE deviendra le tremplin pour l’édition des livres sur compte d’auteur afin de surmonter le problème de l’édition, car il s’avère encore difficile, pour les auteurs marocains d’expression espagnole, de se faire publier en Espagne. 250 Comme l’édition et la distribution des livres au Maroc sont encore peu développées, de nombreux ouvrages en espagnol ont été publiés sous la bannière de l’AEMLE. Depuis quelques années les activités de l’AEMLE ont cessé, ce dont on ignore les raisons exactes.

249 Chakor, Mohamed, 1933, p. 11. « […] personne ou presque, ne semble se préoccuper du travail créateur des Marocains hispanophones, cependant beaucoup de leurs oeuvres méritent d’être connues. » 250 Par rapport à l’édition au Maroc de cette littérature hispanophone, on peut dire ceci. Dans les années 90, de nombreux livres furent publiés à l’aide de l’AEMLE (Asociación de Escritores Marroquíes de Lengua Española), grâce aux subventions de l’A.E.C.I (Agencia Española de Cooperación Internacional). Puis, l’association culturelle Tetuán Asmir ainsi que la Faculté de Lettres et Sciences Humaines de Tétouan ont également publié des livres. On trouve aussi des contributions de l’Agence de développement socioéconomique des provinces et préfectures du nord du Maroc. Cf. Journées d’ Encuentro hispanomarroquí de poesía « Jacinto López Gorgé » organisé en 2009 par Ahmed Mgara (écrivain et journaliste) et Edith Checa (journaliste de l’UNED) à Tétouan et à Chefchaouen. Avec la collaboration de la direction régionale du Ministère marocain de la Culture, le consul d’Espagne à Tétouan, l’association Tetuán-Asmir, la fondation Dos Orillas de la municipalité de Cádiz, les musées archéologique et ethnografique de Tétouan et l’Ecole-Musée d’art traditionnel Dar Sanaa.

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4. LA PRESSE ESPAGNOLE AU MAROC : UN APERÇU HISTORIQUE

Dans la dernière partie de ce chapitre, je présenterai un aperçu de la presse écrite, notamment les journaux et les périodiques, afin de montrer le rôle de la langue espagnole et de la presse espagnole dans l’évolution historique de la presse écrite au Maroc. En parallèle, je tenterai d’expliciter davantage les implications de la politique des puissances étrangères, en particulier celle de l’Espagne, et l’évolution de la presse et sa signification ou sa contribution à celle en arabe dans ce domaine. Dans l’ensemble de la zone du nord du protectorat, la presse espagnole se développait dans tous les coins de cette région. D’Al-Hoceïma et de Ketama aux petits villages comme Mdiq, Snada et Ouad Laou à Larache à l’autre bout de la zone. 251 En 1820 paraît un des premiers journaux du Maroc, El liberal africano (Le libéral africain) rédigé en espagnol et imprimé à Madrid, dont ne paraissent que six numéros. 252 Le quotidien était géré par la « Société patriotique de Ceuta » qui regroupait des réfugiés politiques espagnols. Ce premier journal du Maroc était en même temps l’un des premiers des pays maghrébins, c’est-à-dire de l’Algérie, de la Tunisie, ainsi que de la Libye. 253 En 1822 paraît un deuxième journal, l’ Eco Constitucional (L’Echo Constitutionnel) qui disparaît aussi très vite. Quarante ans après, en 1860, après la guerre hispano-marocaine, paraît le premier journal véritablement imprimé et distribué au Maroc, qu’on pourrait mieux considérer comme le premier journal au Maroc, El Eco de Tetuán (L’Écho de Tétouan) entamé par Pedro Antonio de Alarcon, et qui s’adressait aux troupes espagnoles au Maroc. Ce journal eut une courte vie car un seul numéro parut, daté du 1 er mars 1860. El Eco de Tetuán était imprimé dans l’imprimerie de l’armée espagnole stationnée à Tétouan, un fait d’importance si l’on considère qu’elle fut la première imprimerie du Maroc. Cette ville jouait un rôle important à cette époque, car elle fonctionnait comme liaison entre l’Europe et le Maroc, servant comme ville de base pour les Espagnols. Notons que quelques années plus tard elle devint la capitale du protectorat espagnol. Son successeur El Noticiero de Tetuán (L’Informateur de

251 Sebti, Adnan, « L’âge d’or de la presse espagnole au Maroc », Zamane , nº 25, novembre 2012, p. 92. 252 Souriau-Hoebrechts, Christine, 1969, p. 37. 253 Ibid., p. 37. 87

Tétouan) a connu une vie plus longue, paraissant de 1860 à 1861. El Noticiero défendait les intérêts de la politique espagnole au Maroc et servait à la propagande coloniale. Une particularité assez spéciale était que ce journal était imprimé sur la première presse à utiliser des caractères arabes. À Ceuta parurent également plusieurs journaux espagnols, comme La Cronica de Ceuta (La Chronique de Ceuta) en 1868, El Liceo (Le Lycée) en 1889 et El Sinapismo en 1892. Dans la ville de Melilla, des journaux (quotidiens) virent également le jour en 1881 et en 1883, mais ils étaient écrits à la main. 254 À partir de l’année 1820 ne paraissent donc que des journaux rédigés et organisés par des non Marocains. Vers 1830, les responsables de ces journaux étaient essentiellement des réfugiés politiques libéraux. À Tanger, la capitale commerciale diplomatique de cette époque, la presse s’épanouissait véritablement dans une ambiance internationale. Les journaux privés étrangers jouissaient d’une liberté totale dont ils abusaient afin de minimaliser le pouvoir marocain, « pour attaquer l’administration chérifienne et réclamer la liberté du commerce, le contrôle européen sur le Maroc. »255 Ces journaux jouaient un rôle important de médiateurs dans l’interaction entre le Maroc et l’Europe et ont fortement contribué à l’augmentation de l’intérêt économique que portaient déjà les puissances européennes à ce pays. Dès 1887, les journaux et les feuilles commençaient à être financés par les légations, les « porte-parole » des grandes puissances au Maroc au même titre qu’en Europe. Ces légations, qui provenaient des représentants diplomatiques coloniaux, étaient des commissions données pour négocier avec les autorités marocaines concernant les médias écrits, sans doute afin de mieux gérer, contrôler ou superviser les choses. Ainsi, l’ Eco Mauritano (L’Echo Maure), paru en février 1886, « était inspiré par la Légation d’Angleterre »256 et se déclara plus tard « le soutien décidé des justes ambitions de l’Espagne au Maroc. »257 Le premier quotidien El Diario de Tanger (le Journal de Tanger) date de 1889. 258 Bien que ce fût un journal français, il était néanmoins rédigé en espagnol. Un des principaux autres hebdomadaires tangérois fut Al Maghreb al-aqsa (Le Maroc), de tendance anti-française et conservatrice, il parut en 1883 en langue

254 Op.cit., p. 37. 255 Op.cit., p. 38. 256 Op.cit., p. 39. 257 Ibid. 258 Voir à ce propos, p. 52. 88 espagnole. Il devenait de ce fait le journal officieux de la Légation d’Espagne. Plus tard, cet hebdomadaire fut repris par le Times of Morocco , qui fut fondé en 1884 et paraissait en anglais. Les journaux marocains d’expression arabe étaient très rares. De fait, ces quelques journaux qui trouvaient la voie du marché de la presse marocaine, y parvenait le plus souvent à l’initiative européenne, généralement sous la direction des Français. 259 Le seul journal arabophone au 19 e siècle était al-Maghrib (Le Maroc), paru en 1889. Il fut créé par Budget Meakin, le rédacteur du Times of Morocco, avec l’aide de deux rédacteurs libanais. 260 À partir du début du XX e siècle, les journaux européens influencés par la politique de « pénétration pacifique » au Maroc, ajoutaient aussi une page en arabe « dans laquelle la propagande coloniale serait adaptée à la clientèle marocaine. »261 Le premier journal national Lisān ul-Maghrib (La Voix du Maroc), distribué dans tout le pays, créé à Tanger par deux frères libanais, ne parut qu’en 1907. Au total, 84 numéros furent publiés. Ce n’est qu’en 1908, à Fès, que le tout premier journal véritablement marocain, At-Tā’ūn (La Peste) rédigé en arabe par un marocain, le chérif al-Kittānī (chef d’une confrérie à Fès), voit le jour à Fès. Notons le nom particulier dans ce contexte historique. Par conséquent, Tanger était la ville où la presse internationale florissait et s’épanouissait, d’abord indépendamment, plus tard sous l’influence grandissante de la politique en faveur des Européens. Les Espagnols étaient donc les premiers à se manifester comme présence « coloniale » avec une presse moderne au Maroc, du fait de sa situation (le Nord) stratégique en tant qu’entrée principale du pays. Les responsables des journaux européens furent les premiers à débuter et réussir dans une certaine mesure dans l’entreprise de la presse écrite au Maroc. Comme le souligne Souriau-Hoebergh, pour la majorité de ces feuilles de Tanger :

il importait de convaincre ou de contraindre les représentants étrangers, d’attirer l’attention des cabinets européens – non pas d’éclairer le partenaire marocain,

259 Les journaux au Maroc étaient pour la plupart basés sur des modèles européens, tandis que par exemple en Libye, le modèle ottoman servait d’exemple. Ceci s’explique bien évidemment par la présence des Européens au Maroc et l’absence des Ottomans dont l’influence au Maroc a été minime. 260 Op.cit., p. 40. 261 Op.cit., p. 40. 89

estimé quantité négligeable, sa seule force provenant de la faiblesse des « Puissances » neutralisées par leur jalousie ou leur suspicion. 262

On notera donc que dans cette période de commencement du développement de la presse écrite au Maroc, il s’agissait uniquement de journaux fondés par des Européens et écrits dans des langues européennes, tels que le français, l’espagnol, l’anglais et l’italien. L’existence de la plupart de ces journaux était néanmoins de courte durée. Ils disparaissaient très souvent après quelques numéros à cause du manque de moyens financiers et du nombre restreint des lecteurs. Après 1860, les premiers journaux espagnols officiels furent introduits au Maroc. Plus tard, ce furent les Français qui voulurent consolider leur position. En témoigne, par exemple, la création de La Vigie Marocaine à Casablanca en 1908, qui commença à y soutenir les intérêts coloniaux français. Nombreux étaient les journaux ayant un objectif plutôt politique ou idéologique qu’informatif.

4.1 Une presse florissante sous protectorat espagnol (1912-1956)

À partir de la conférence d’Algésiras de 1906, le Maroc fut pratiquement sous contrôle international. Le 27 novembre 1912, avec la Convention de Fès, l’Espagne obtint la zone dans le Nord et la zone Ifni-Tarfaya. La nouvelle loi autorisait uniquement les Français à éditer des journaux au Maroc. Ainsi, ils obtenaient le monopole et contrôlaient pour ainsi dire le marché « marocain » de la presse écrite. Le décret de 1920, qui suivit, empêchait les journaux de langue arabe et hébreu d’être publiés, car il stipulait qu’ils ne pouvaient paraître que s’ils avaient obtenu « l’autorisation préalable par arrêté vizirrel, toujours révocable. »263 Ainsi, jusqu’en 1932, aucun journal marocain arabophone ne put paraître. Les journaux arabes du Maghreb et du Moyen-Orient n’entraient et ne circulaient dans le pays que clandestinement. 264 Durant cette période, un grand nombre de journaux français et espagnols furent créés dans toutes les villes, comme Le sud Marocain ,

262 Dans Souriau-Hoebrechts, Christiane, 1969, p. 39. Voir aussi Jean-Louis Miège, op. cit., in Hespéris , 1954, p. 202. 263 Op.cit., p. 86. 264 Ibid., p. 87. 90

L’Eco de Meknès , El Heraldo de Marruecos (Le Héraut du Maroc) et Diario Marroqui à Larache. Cependant, le journal d’expression arabe as-Sa’āda , (La Félicité) paru en 1905, fut créé par la Légation de France à Tanger, et constitue un exemple de phénomène fréquent durant cette période de tutelle coloniale. En 1912, le siège du journal fut transféré à Rabat. Ce journal était dirigé par un officier français de la direction des Indigènes. De nombreux écrivains et poètes marocains écrivaient des articles littéraires et sociaux qui étaient publiés dans lesdits journaux. 265 La Légation de France avait aussi créé le Journal Officiel marocain dans lequel on ajoutait une version arabe Al jarida ar rasmiya (Le Journal Officiel). C’est dans ce journal, dans son tout premier numéro (du 1 er avril 1913) que fut imprimée la lettre d’abdication du Sultan Abdelhafīd (1908–1912). Depuis le début de la période du protectorat franco-espagnol, l’existence de deux presses coloniales, française et espagnole, contribuait à la prise de conscience nationale de la presse autochtone marocaine, servant de cette manière à des campagnes anticolonialistes. 266 Le milieu des années 50 marque l’âge d’or des premiers journaux marocains. 267 Ainsi, dans la zone du Nord espagnol, de nombreux journaux firent leur apparition, comme Al-Hurrīya (La Liberté) et Unidad Marroqui . Les journaux de langues européennes avaient donc une prépondérance considérable par rapport à ceux en langue arabe. Le français l’emportait largement sur les autres langues, en raison de l’influence et du rayonnement de l’enseignement français. Après une seule génération francisée, les journaux marocains commençaient à apparaître en langue française. Ce ne fut guère le cas pour les Espagnols qui, quant à eux, n’avaient pas atteint un tel niveau dans ce domaine. Un journal au contexte linguistique et politique particulier était El Telegrama del Rif . Basé à Melilla et fondé au début du XX e siècle, le journal régional El Telegrama del Rif portait comme sous-titre : Diario ajeno a la política. Defensor

265 Ibid., p. 86. 266 Voir, Ihral-Aouchar, Amina, « La presse nationaliste et le régime de Protectorat au Maroc dans l’entre-deux-guerres », Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, nº 34, vol. 34, 1982, pp. 91-104. 267 Bennani, Driss, « Rétrospective : Il était une fois la presse », Tel Quel (en ligne) , nº 130 (consulté le 12-08-2009). 91 de los intereses de España en Marruecos. 268 Ce journal fut créé le 1 er mars 1902 par le capitaine d’artillerie Cándido Lobera Girela. 269 L’imprimerie du Telegrama del Rif ne publiait pas de livres en langue arabe, bien qu’elle fût une des rares imprimeries à Melilla à disposer de caractères arabes. Toutefois, à partir de 1906, l’imprimerie commença à publier une chronique quotidienne en arabe. Abdelkrim remplit la fonction de rédacteur en chef de cette chronique de 1907 jusqu'à 1914. Le 17 janvier 1914, on créa une nouvelle classe, dans laquelle Abdelkrim fut nommé professeur pour enseigner le chelha ou chelja , une des langues berbères, dans l’ Academia Oficial de Árabe à Melilla. 270 Dans le prolongement de cette initiative, Abdelkrim écrivit un article à ce sujet, intitulé : « La Lengua Bereber » dans La Telegrama sur l’importance de l’enseignement dans les langues berbères. 271 Ainsi, il exposait un schéma des différents dialectes et expliquait l’absence d’un système d’écriture standardisé en tamazight (l’écriture s’appelle le tifinagh ). Il exprimait en même temps l’intérêt, pour les Espagnols, d’étudier les langues berbères :

Honrado con el nombramiento de profesor de schelja en la Academia Oficial de esta Plaza, he de procurar corresponder a la confianza que en mi se ha depositado, poniendo todos mis esfuerzos al servicio del fin que se persigue, o sea, que dentro de poco tiempo haya personas capaces de entenderse con los naturales. 272 Mis anhelos son que todos cuantos figuran en las clases, militares o pasianos, lleguen a poseer un idioma tan necessario aquí y ruego a Dios que así sea. 273

Pendant la Première Guerre Mondiale (1914-1918), l’Empire Ottoman faisait circuler de la propagande Panarabe, faisant appel au monde arabe et musulman tout entier pour qu’il résiste aux forces occupantes coloniales. Abdelkrim, quant à

268 Journal neutre de politique. Défenseur des intérêts de l’Espagne au Maroc. 269 Moga Romera, Vicente, 2008, p. 19. 270 Le terme n’est de nos jours pas tout à fait « correct », dans le sens où le berbère parlé du Rif a comme dénomination le tārifit. La chelja (ici dans l’orthographe espagnole), au contraire, est la langue des shlouḥ, les berbères du Moyen-Atlas, du Sousse. À cette époque, il n’existait pas encore toutes ces précisions, à cause de l’absence des études de langues et de cultures berbères au Maroc. Ainsi, la langue berbère en général était dénommée comme le chelja . 271 En 1924, les Français ouvrirent un institut de formation pour des fonctionnaires et des officiers où était enseigné le berbère ainsi que le français. Ceci faisait partie de la politique « diviser pour régner » dans laquelle on voulait arrêter l’arabisation de la région. Dans : Obdeijn, Herman, et al., 2002, p. 129. 272 Moga Romera, Vicente, 2008, p. 19. 273 Idem., p. 19. 92 lui, était très ouvert à l’égard de ce point de vue dans ses articles, et il fut emprisonné par les autorités espagnoles qui le jugeaient trop influent et dangereux pour leur entreprise d’occupation. Toutefois, il fut relâché peu après. Les choses commençèrent à devenir plus violentes en 1909, quand la ville de Melilla devint l’objet principal du conflit. À la fin de cette même année, les troupes espagnoles furent confrontées pour la première fois à une résistance de guérilla des tribus locales à l’endroit appelé El Barranco del Lobo (Le Ravin du Loup). Ceci annonçait le début d’une série de batailles armées entre les militaires espagnols (plus tard accompagnés par les Français) et les habitants des régions du Rif et des Yebala, qui durera jusqu'à 1926.

4.2 Les journaux après l’Indépendance (1956)

Les journaux marocains commencent à paraître à partir de 1955. La presse est dès lors réglementée par les statuts du 15 novembre 1958. 274 Parallèlement, les grands journaux français commencent à disparaître après l’Indépendance. Deux quotidiens du groupe de presse français MAS, Le Petit Marocain et La Vigie Marocaine subsisteront ainsi que quelques hebdomadaires économiques et culturels qui servaient des intérêts du protectorat français. 275 Le quotidien espagnol España continue également d’exister. Les journaux étrangers obtinrent six mois pour s’adapter à la nouvelle loi, notamment les journaux tels que Le Petit Marocain et La Vigie Marocaine , suspects en raison de leur passé colonial. 276 La presse en langue arabe s’étend de plus en plus. Les journaux officiels publient en arabe au même titre que tous les partis politiques très influencés par le panarabisme. En 1965, ce sont les partis politiques qui vont stimuler la presse marocaine en dépit de la concurrence mutuelle et de moyens financiers toujours limités. Un exemple significatif fut le quotidien francophone L’Opinion qui avait un supplément culturel hispanophone intitulé L’Opinion Semanal. Ce journal fut créé par le parti de l’Istiqlal (Parti de l’Indépendance) en 1982 et publiera jusqu’en

274 Voir Souriau-Hoebrechts, Christiane, 1969, p. 39 ; Miège, Jean-Louis, op. cit., in Hespéris , 1954 et Mollard, P.J., Le régime juridique de la presse , Rabat, 1963, passim. 275 Ibid., p. 113. 276 Concernant Le Petit Marocain, voir, Laâbi, Abdellatif, « Lisez « Le Petit Marocain », Souffles , nº 2, deuxième trimestre 1966, pp. 5-7 ; Pieprzak, Katarzyna, 2010, pp. 120-122. 93

1994.277 Un autre protagoniste de la presse marocaine était le secteur privé étranger espagnol, dont faisait partie le groupe España .

4.3 Le groupe España

Le groupe España possédait plusieurs journaux, comme El Diario de Africa (Le Journal d’Afrique) qui était fondé à Tétouan et publié à Larache. Au début, le tirage était de 5000 exemplaires en semaine et 10.000 le dimanche. 278 España fut crée en 1937 avec l’aide des autorités espagnoles nationalistes ou franquistes et fut repris vers 1945 par des libéraux espagnols. Le quotidien tangérois España avait pour but, en 1945, de constituer « un trait d’union entre l’Afrique et l’hispanité ». 279 Le journal était diffusé en Espagne et dans l’ancienne zone du nord du Maroc ainsi qu’à Rabat et à Casablanca ; il prospérait, ce qui permit de créer l’hebdomadaire España semanal (España hebdo ), consacré aux actualités marocaines et internationales. Le contexte politique de la Guerre civile espagnole (1936-1939) fit que certains journaux se joignirent aux idéaux franquistes, ou d’autres à ceux des républicains, faisant en sorte que leur influence atteignît non seulement les autorités « protectrices » à Tétouan mais aussi le pouvoir central à Madrid. Ainsi, de grands journalistes espagnols comme Eduardo Haro Tecglen, chroniqueur d’ El País jusqu’en 2005, occupaient, entre autres, le poste de directeur du journal España en 1967. La dispersion de cette presse espagnole était clairement ciblée. Comme le précise Adnan Sebti, cette presse devait : « servir d’instrument à l’Espagne coloniale (ou « protectrice) pour lui façonner une image du pays « ami » du Maroc et des Marocains, un État étranger certes, mais venu pour « civiliser » et non pour coloniser. »280 Ceci ouvrira la voie à des périodiques beaucoup plus marocains et en langue arabe, qui œuvreront, à l’opposé de la propagande coloniale des autorités espagnoles qui finançaient bon nombre de ces journaux, pour la libération du pays occupé.

277 Ricci, Cristián H., 2010, p. 25. 278 Sebti, Adnan, « L’âge d’or de la presse espagnole au Maroc », Zamane , nº 25, novembre 2012, p. 93. 279 Op. cit., p. 282. 280 Idem., p. 93. 94

Le double discours de l’espagnol et de l’arabe continuera à jouer un rôle important dans le Nord marocain. Dans le chapitre suivant seront mis en perspective les débuts d’une littérature hispanophone durant le protectorat espagnol (1912-1956) et après l’indépendance. Ceci est également illustré par la création de quelques revues littéraires bilingues donnant aussi bien de l’importance à l’arabe, langue écrite des colonisés, qu’à l’espagnol, langue du colonisateur.

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VOLET II

ÉCRITURES POÉTIQUES HISPANO-MAROCAINS

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5. ÉCRIVAINS-POÈTES SOUS PROTECTORAT (1940-1950)

5.1 Les débuts de « l’Hispanismo Marroquí »

La première manifestation du phénomène qu’on appelle « l’Hispanismo Marroquí » remonte à la fin du XIX e siècle. 281 Durant la présence coloniale espagnole au Nord du Maroc, essentiellement dans les années 1940 et 1950, un groupe considérable d’intellectuels marocains issus de différents domaines professionnels— historiens, traducteurs, journalistes, professeurs, metteurs en scènes, poètes et écrivains— participent activement à la vie culturelle de la zone espagnole du nord du Maroc. 282 Parmi les noms les plus connus de l’hispanisme marocain représenté par la première génération d’écrivains et poètes d’expression espagnole (souvent bilingues) qui commençèrent à publier pendant cette époque coloniale à partir de 1939, citons : Driss Diuri (poète et traducteur), Mohammed Ibn Azzuz Hakim (historien), Isaac Benarroch Pinto (écrivain), Abderrahim Jebbur (poète), Abdellatif Khatib (poète), Mohamed Temsamani (écrivain), Moisés Garzón Serfaty (poète) et Mohamed Sabbagh (romancier/poète bilingue). 283 Cependant, une grande partie de l’œuvre de cette génération est restée inédite, essentiellement à cause de l’absence de moyens financiers et des dispositions relatives à l’édition. On publiait le plus souvent à compte d’auteur, ce qui expliquerait aussi le nombre restreint d’œuvres parues à cette époque. 284 Néanmoins, beaucoup d’écrivains trouvaient dans les journaux et revues une importante voie d’expression. 285 Ainsi, des textes en prose —essais et articles— des poèmes et de courtes pièces de théâtre étaient publiés dans des journaux et revues littéraires espagnols qui existaient à l’époque du Protectorat ( Diario de Africa , España de Tánger,

281 Cf. Ibn Azzuz Hakim, Mohammed, 1983, pp. 149-180. 282 Bouissef Rekab, Mohamed, 2005 (web). Bouissef Rekab note que l’influence de ces hispanistes n’était pas si grande, mais que leurs activités et expressions en espagnol contribuaient néanmoins d’une manière constructive au champ culturel marocain. 283 On pourrait considérer la thématique sociale (implicitement engagée) du poète bilingue Mohamed Sabbagh comme l’exemple le plus marquant de l’esprit colonial de cette première génération. Cf. Del fuego y de la luna. Antología. Mohammed Sabbagh. Éd. López Gorgé, Jacinto, 1990. 284 Chakor, Mohamed et Macias, Sergio, 1996, p. 22. 285 Bouissef Rekab, Mohamed, 1997, p. 8. 97

Tamuda) .286 Comme le rappelle l’arabisant Rodolfo Gil Grimau : « Una de sus actividades colectivas más notable, y peculiar, fue la de la prensa escrita como medio de formación, opinión y lucha, en una época difícil como aquella. » 287 Une de ces revues bilingues les plus en vue était Al-Motamid. Verso y prosa (1947- 1956). 288

5.2 La revue littéraire hispano-marocaine Al-Motamid (1947-1956)

La revue Al-Motamid. Verso y prosa fut créée à Larache en 1947 par la poétesse espagnole Trina Mercader à l’époque où le Maroc du Nord était sous l’administration espagnole. 289 Cette revue littéraire (poésie, essais, prose, théâtre, critiques littéraires) fut publiée de 1947 jusqu'à 1956, année où le Maroc obtint son indépendance. Née à Larache, la revue se base ensuite en 1950 à Al-Hoceima pour s’installer définitivement à Tétouan en 1952, ville qui est à cette époque un centre culturel. Dans les neuf années de son existence, trente-trois numéros furent publiés en langue espagnole 290 avec pour la plupart des textes écrits ou traduits parallèlement en arabe, le plus souvent par les poètes participants eux-mêmes. 291 Le comité de rédaction comprenait, à la parution du 12 e numéro en 1948, les

286 A Melilla aussi, la vie culturelle était largement régie par les revues littéraires, comme Manatial . Cuadernos de poesía y crítica (1949-1951), dirigée par Jacinto López Gorgé dont six numéros paraissent, et Alcándara , dirigée par Miguel Fernández. Voir à cet effet : Carilla, José Luis, « Manatial y Alcándara: dos insólitas aventuras literarias melillenses », Manatial y Alcándara , Melilla, Ediciónes facsímil, 1997, pp. 9-42. 287 « Une de ces activités collectives les plus notables et singulières était la presse écrite comme moyen d’information, opinion et lutte à une époque difficile comme celle-là. » Dans: Chakor, Mohammed, 1987, p. 17. ( Miscelánea de la Biblioteca Española 1991 , Tanger, Centro Cultural Español, 1992, p. 88). 288 Dans sa graphie originale espagnole. Transcription arabe : Al-Mu’tamid. 289 L’idée pour la revue ainsi que le sous-titre Verso y prosa , lui ont été proposés par son ami Cesáreo Rodríguez Aguilera, juge magistral de métier à Larache et « crítico de arte », Fernández Hoyos, Sonia, 2006, p. 26. 290 À propos de l’écriture en espagnol de ce moment au Maroc, Mercader dit ceci : « Una « escritura » que, por hispánica, no deja de ser marroquí, de contenido árabe o árabizado, actual, inquita, e incluso lingüísticamente dialéctica. » (« Une écriture, qui par son être espagnol, n’en est pas moins marocaine, de contenu arabe ou arabisé, actuelle, inquiète et inclusivement linguistiquement raisonnée. »). Dans : Gil Grimau, Rodolfo, « Análisis y fuentes de la escritura marroquí en lengua española », 1992, p. 101. 291 Le premier numéro d’ Al-Motamid. Verso y Prosa , publié à Larache en mars 1947, était significatif à cet égard. On y trouve un poème en arabe (mètre khafif ), du poète tangérois Abdelkader El Mokaddam (le seul poète marocain qu’ils connaissaient à cette époque), intitulé « Las gotas de rocío » (« Les gouttes de rosée »), avec la version espagnole traduite par l’auteur lui-même. 98 poètes suivants : Jacinto López Gorgé, Abdelkader El Mokaddam, Pío Gómez Nisa, Eladio Sos, Mohammed Sabbagh et Juan Guerrero Zamora. Trina Mercader, de son nom civil Trinidad Sánchez Mercader (Alicante, 1919 - Grenade, 1984), vit à Grenade quand une invitation lui parvient, de la part de connaissances familiales, pour passer des vacances à Larache. À l’âge de 17 ans, elle part en 1936, accompagnée par sa mère, au moment où la guerre civile éclate en Espagne, en direction du Maroc du Nord, zone occupée à cette époque par l’Espagne. Elle y reste après le début de la guerre civile espagnole (1936-1939), finit sa formation et commence alors sa carrière littéraire à Larache. 292 Bien qu’elle collaborât à de nombreuses revues littéraires espagnoles, Mercader demeura longtemps ignorée dans le paysage littéraire espagnol. 293 En témoigne, par exemple, son absence dans les anthologies de poésie espagnole de cette époque et après. Sonia Fernández Hoyos, spécialiste de la poésie de Trina Mercader, a consacré à l’œuvre et à la vision d’écriture de Mercader, dans la revue Al-Motamid , une étude intitulée : Una estética de la alteridad : la obra de Trina Mercader .294 Fernández Hoyos dit ceci à propos de l’œuvre oubliée de Mercader : « Acercarse, pues, a Trina Mercader puede plantearse como un empeño imposible : mujer y poeta en la España de los años cuarenta y cincuenta llevaría a reconocer no tanto un silencio cuanto una supresión . »295 Cette « absence » du canon poétique espagnol de l’époque s’explique largement par le fait qu’elle était une femme- poète, comme c’était le cas pour beaucoup de ses contemporaines. Une grande partie de son œuvre reste encore inédite. Mercader publia trois recueils de poèmes, le premier, Pequeños poemas (1944) est sorti sous le pseudonyme « Tímida ». Ensuite, parurent Tiempo a salvo (1956) et Sonetos ascéticos (1971). Sur la couverture de son deuxième recueil, Tiempo a salvo , publié à Tétouan en 1956, elle se présente en avançant le lien étroit

292 Fernández Hoyos, Sonia, 2006, p. 19. 293 Trina Mercader qui dans un premier temps résidait à Larache avait, avant la création de sa revue, déjà publié quelques articles dans le journal El Avisador de Larache sous les pseudonymes « Tímida » et « Motamid », dont par exemple : « Égloga » et « Noche », (Cf. El Avisador de Larache , Año II, nº 116. Dir. Abate Bussoni, Larache 15 mars 1944). 294 L’étude de Sonia Fernández Hoyos, publiée en 2006 , traite de la conception de l’altérité dans la vision et l’écriture poétique de Trina Mercader et de sa revue en relation avec l’histoire arabo- andalouse et le roi-poète Al-Motamid. 295 « S’approcher donc à Trina Mercader peut se poser comme une tentative impossible : une femme et un poète dans l’Espagne des années quarante et cinquante mènerait à reconnaître pas nécessairement un silence mais plutôt une suppression . », Fernández Hoyos, Sonia, 2006, p. 16. 99 entre son entreprise (socio-) culturelle, la création de la revue et sa vie personnelle :

He nacido bajo el signo de marzo, en 1919. Mi primer nacimiento, en Alicante. El segundo, en Larache. Mi biografía debería titularse « Historia de una revista ». Porque una revista – « Al-Motamid » – es la que centra y orienta mi vida en Marruecos. Si en el destierto, agua significa vida, en Marruecos – país de conviviencias mixtas – « Al-Motamid » significa proximidad, unión, fortaleza y encauce de su vida literaria en sus dos vertientes, la marroquí y la española. 296

La dernière phrase de cette citation montre sans équivoque l’essence du projet qu’elle a voulu mettre sur pied : l’ambition et le désir de réunir le marocain et l’espagnol. Le but ou bien l’aspiration de la revue Al-Motamid était d’inspirer et de souffler un nouvel espoir dans l’esprit de la culture andalouse, qui symbolisait la convivencia harmonieuse du XI e siècle entre les différents éléments culturels et religieux, un contexte idyllique sans négativité. Ainsi, le nom de la revue Al- Motamid fait référence au roi-poète arabo-andalou de Séville, Mohammed Ibn Abbad Al-Motamid (1040-1095), le dernier souverain de la dynastie des Abbadides (ou Banu Abbad), qui règna à Séville de 1023 à 1091, et qui est principalement connu en tant que poète. S’exprimant davantage sur le nom symbolique et significatif de la revue et soulignant davantage le passé commun entre le Maroc et l’Espagne, Mercader dit dans la « Présentation » de son premier numéro de mars 1947 :

Aparece bajo la advocación de Al-Motamid, como homenaje al pueblo hermano, con impulsos de sincera cordialidad, y abre sus páginas a España en ofrenda de su última inquietud, esperando que su propósito- expuesto hoy modestamente- sea bien acogida y alentado. 297

296 « Je suis née sous le signe de mars, en 1919. Ma première naissance, à Alicante. La deuxième, à Larache. Ma biographie devrait s’intituler « Histoire d’une revue ». Parce qu’une revue –Al- Motamid– est ce qui centre et oriente ma vie au Maroc. Si, dans le désert, eau signifie vie, au Maroc, –pays de convivialité– « Al-Motamid » signifie proximité, union, force et enveloppement de sa vie littéraire dans ses deux facettes, la marocaine et l’espagnole. », Chakor, Mohammed, 1987, p. 38. 297 Présentation éditoriale, Al-Motamid. Verso y Prosa, nº 1, mars, Larache, 1947. « Elle (la revue) apparaît sous le patronage d’Al-Motamid en hommage au peuple frère, avec des élans de cordialité sincère et ouvre ses pages à l’Espagne en offrande de sa dernière inquiétude, espérant que son but- exposé aujourd’hui modestement- soit bien accueilli et encouragé. » 100

Cette citation montre que la revue opérait à partir d’une perspective marocaine, notons cependant sous « protection » coloniale en ouvrant « ses pages à l’Espagne ». Dans cette même ligne, elle explique que le nom Al-Motamid est un hommage au « peuple fraternel », le Maroc ou mieux dit, le lien historique arabo- espagnol. On voit donc que le positionnement de la revue est bilatéral, se « situant » presque sur les deux rives en même temps. 298 En tant qu’Espagnole, la fondatrice de la revue, Trina Mercader, rend hommage à l’héritage arabo-andalou (« le peuple fraternel ») en donnant à la revue le nom du roi-poète Al-Motamid, et souhaite créer de nouveaux liens de convivencia culturelle entre les deux peuples, basés sur l’échange. En même temps, elle vit au Maroc sous protectorat espagnol, désirant se présenter et se connecter à l’autre rive, l’Espagne, au niveau des productions et contributions littéraires à sa revue. À travers sa revue, Trina Mercader voulut souscrire au caractère universel de la poésie, qui surpasse toutes les différences de nature culturelle ou religieuse. On lit à cet égard : « Los elementos primarios que impulsan al Poeta, están en qualquier parte de la Tierra, porque son la Tierra misma puesta a mirar al Cielo. »299 Dans la présentation éditoriale du premier numéro de la revue de mars 1947, Mercader définit sa vision de son projet poétique de la façon suivante :

Nuestro Marruecos posee una juventud lírica española y marroquí que ve, siente y nace poesía junto al sentimiento árabe. Este sentimiento se une a lo hispánico y lo poético hasta dar forma a una nueva modalidad de espíritu: lo hispanomarroquí. 300

On voit donc que l’hispanisme marocain, comme défini par Mercader, dépasse ici largement le concept d’une identité uniforme et singulière, qu’il unit les poètes appartenant aux deux communautés linguistiques sous la bannière de l’écriture poétique et s’élève au-dessus des frontières linguistiques et nationales en créant une symbiose d’esprit. Elle poursuit :

298 Cela n’empêche que le nombre de contributions de poètes marocains reste inférieur à celui de poètes espagnols. 299 « Les éléments principaux qui poussent le Poète, se trouvent quelque part sur la Terre, parce que la Terre elle-même se dirige vers le Ciel. » 300 Ibídem. « Notre Maroc possède une jeunesse espagnole et marocaine, lyrique, qui voit, sent et naît poésie à côté du sentiment arabe. Ce sentiment s’unit avec l’espagnol et le poétique jusqu’à donner forme à une nouvelle modalité d’esprit : l’hispanomarocain. » 101

De ella nace una ambición : encauzar esta precisión inquieta ya que la poesía, por ser universal, es el camino más fácil y seguro de la unión humana duradera, en un gesto exacto y decidido; tener un lugar en el espacio y en el tiempo actuales y, sobre todo, ser desde esta cuaderno, motivo de aproximación. 301

L’objectif est clair : la réunion des peuples à travers l’universalité de la poésie, par la poésie. Cette ambition se concrétisera dans les différentes rubriques, « Poesía de Marruecos » et « En busca de una joven poesía de Marruecos » ainsi que dans les contributions diverses qui paraissent dans la revue au cours de son existence. 302

5.3 Bilinguisme poétique et traductions

De tendance internationale, la revue était également ouverte à la poésie venant de l’Amérique Latine et du Moyen-Orient. Or, c’est aussi par nécessité que les responsables de la revue en élargissaient le cadre géographique, car ils éprouvaient des difficultés à trouver des poètes marocains, manquant de plus de contacts suffisants. En raison de ce manque de poètes marocains —en particulier pendant la période de Larache— ils faisaient aussi appel aux poètes contemporains du Moyen-Orient (Syrie, Egypte, Irak et Liban). Le groupe de poètes ambitieux et enthousiastes visait à ouvrir et amplifier, par le biais de la traduction, le champ littéraire arabe pour un public hispanophone et inversement. Dans les mots de Mercader résonne l’appel de ce rassemblement poétique : « Hallazgo, la versión árabe de poetas españoles y la castellana de poetas árabes de Oriente y América. Hallazgo, de los más jóvenes arabistas españoles. Hallazgo, en fin, de nuestra mejor poesía. » 303

301 Ibídem. « D’elle naît une ambition : guider cette précision inquiète sachant que la poésie, en étant universelle, constitue la voie la plus facile et la plus sûre de la réunion humaine durable ; dans un geste précis et dédidé ; avoir un endroit dans l’espace et dans le temps actuels et, surtout, à partir de ce cadre, être un motif de rapprochement. » 302 « Poésie du Maroc », « À la recherche d’une jeune poésie marocaine. » 303 « Résultat, la version arabe des poètes espagnols et la version espagnole des poètes arabes du Moyen-Orient et de l’Amérique Latine. Trouvaille, des arabisants espagnols les plus jeunes. Résultat, enfin, notre meilleure poésie. », Chakor, Mohammed, 1987, pp. 38-39. 102

En effet, on trouve de nombreuses traductions en espagnol de certains poèmes de grands représentants de la poésie du Machrek et du mahjar, la diaspora arabe de cette époque. Il s’agit de textes de Said ‘Aql (Liban), Fadwa Tuqan (Palestine), Boulus Salama (Liban), Jibran Khalil Jibran et Mikha’il Na’ima. En même temps, la revue témoigne des efforts de traduction en arabe (par des poètes marocains et des arabisants espagnols comme Fernando de la Granja et Miguel Cruz Hernández) des grands noms de la poésie espagnole d’après-guerre 304 dont Juan Ramón Jiménez (Prix Nobel de Littérature en 1956), Vicente Aleixandre (Prix Nobel de Littérature en 1977), Rafael Alberti (Génération de 27), Miguel Hernández, José Hierro et Leopoldo Panero. 305 Le grand intérêt de ces traductions résidait dans l’amélioration de l’accessibilité des Espagnols à la poésie arabe et marocaine et vice-versa. Ainsi, non seulement étaient publiés des poèmes en espagnol provenant de la Péninsule et du Maroc, mais aussi des poèmes en arabe de poètes et d’auteurs marocains dont beaucoup étaient traduits en espagnol. La revue se proposait donc de réunir la poésie marocaine bilingue — de langue espagnole et arabe— et la poésie espagnole des poètes espagnols habitant dans la zone occupée du Maroc de cette époque, dans le même but de rapprocher les peuples, de créer une convergence linguistique et culturelle. Le choix de publier et de traduire aussi en arabe est très significatif, il constitue une volonté de rapprochement et représente une ouverture évidente vers la langue et la culture des colonisés, l’élite culturelle marocaine, sachant que l’espagnol était la langue officielle pendant le Protectorat espagnol. 306 Un choix qui a sans doute contribué à

304 La littérature espagnole du XX e et XXI e est généralement divisée selon la période antérieure ou postérieure de la guerre civile (1936-1939). 305 La participation des poètes espagnols renommés confirmait et légitimait aussi la revue dans le champ littéraire espagnol dans la Péninsule. Cf. Fernández Hoyos, Sonia, 2006, p. 120. 306 La comparaison avec la revue marocaine Souffles (créé en 1966 - interdite en 1972) est intéressante à cet égard . À la base du projet culturel (à l’époque postcoloniale) du groupe Souffles se trouvait le désir de reconstruction de la culture (langue(s)) nationale après l’indépendance. L’attitude du groupe par rapport à la langue française change radicalement à partir du numéro 10- 11 (troisième trimestre, 1968), moment où le groupe décide de rendre la revue bilingue. Ils commencèrent alors à déformer, à casser et à déconstruire et reconstruire la langue française dans leur poésie. En témoigne, par exemple, la « guérilla linguistique » de Mohammed Khaïr-Eddine qui exprime une libération de l’oppression où la désintégration des règles syntaxiques et les schémas traditionnels de l’écriture (et de la langue) sont délibérément subvertis. En 1971 est fondée la revue Anfas (arabe pour souffles ). À partir de là, la formule bilingue adoptée par Souffles disparaît. À l’opposé de la revue Al-Motamid , qui n’a jamais prétendu avoir des objectifs sociopolitiques ou de démystification coloniale, la revue Souffles s’oriente dès le nº 15 en 1969 explicitement vers la politique, s’engage dans les combats idéologiques menés à la fois à travers l’action sociale et la production poétique. En 1971, la revue est interdite. Son directeur Abdellatif Laâbi et Abraham 103 l’apparence exotique de la revue à cette époque et qui constitue, selon Fernández Hoyos, le motif de la participation de poètes renommés comme Juan Ramón Jiménez. 307 L’objectif de cette entreprise de traductions se manifestait de deux manières. Comme on peut le lire :

El nuevo trabajo empieza aquí : Introducir en la poesía española la árabe y en la árabe (Marruecos, Siria, Egipto) la española. Esta nueva labor sería formidable si nos tomasen seriamente. Sin embargo, tampoco nos desprecian. Para llevar a cabo tal idea : Crear los modernos de Al-Motamid , en donde se dan traducidos poemas de los mejores poetas españoles, y de los árabes al español. 308

Le choix pour l’emploi des deux langues repose sur l’ambition de réunir l’arabe et l’espagnol. C’est par cette écriture en deux langues, par l’intercommunication entre ces langues et via la traduction qu’une même conception de poésie moderne est censée être créée. 309 C’est alors par l’hybridité linguistique entre les deux langues qu’est produite une poésie orientale « fraternelle ». 310 Tout ce mécanisme de rapprochement est censé « prouver », si l’on peut dire, ou plutôt montrer que la pensée ne connaît pas de frontières et que le discours essentialiste prônant l’opposition binaire entre nous et eux s’avère illusoire. Le fait que la langue arabe occupe une place importante dans la revue rend cette entreprise unique dans le champ littéraire espagnol. Ce bilinguisme a une fonction centrale dans la revue comme projet de réunification des deux peuples. Comme le note Fernández Hoyos :

[…] la realidad de la revista se impondrá por el poder de la Poesía común en ambas lenguas. Y es que aunque el texto poético siempre sea producto de una lengua o una cultura concreta o local en sentido escricto, a partir de aquí se globaliza , y en ese proceso último la traducción posibilita la plenitud imaginada en el poema : es

Serfaty, compagnon de lutte, sont condamnés à des peines de prison très lourdes. Laâbi est libéré en 1980 après huit ans et demi de prison, Serfaty, quant à lui, n’en sort qu’en 1991. 307 Fernández Hoyos, Sonia, 2006, p. 27. 308 « Le nouveau travail commence ici : Introduire dans la poésie espagnole la poésie arabe et dans la poésie arabe (le Maroc, la Syrie, l’Egypte), la poésie espagnole. Ce nouveau labeur serait formidable si on nous prenait au sérieux. Cependant, ils ne nous désapprécient pas non plus. Pour réaliser une telle idée : Créer les modernes d’ Al-Motamid , dans laquelle se présentent des poèmes traduits des meilleurs poètes espagnols et des meilleurs poètes arabes en espagnol. », Fernández Hoyos, Sonia, 2006, p. 51. 309 Fernández Hoyos, Sonia, 2006, p. 69. 310 Fernández Hoyos, Sonia, 2006, p. 125. 104

un espacio desplegado en una lengua, vertida a otra donde la belleza imaginada perdura. 311

Quand la revue se déplace à Tétouan en 1952, le nombre de poètes marocains qui se joignent à la revue grandit. Comme on peut le lire dans le numéro 25 :

Del reciente traslado de la Dirección de Al-Motamid a Tetuán esperamos grandes cosas. La primera ha sido el hallazgo de la juventud literaria musulmana marroquí. Ahora sabemos que poetas como Ahmad Al-Bakkali, Mohammad Al-Boanani y Mohammad Sabbag crean, mantienen y propagan la moderna literatura de Marruecos. Con el actual grupo literario hispanomarroquí, baluarte y promesa de nuestras mejores esperanzas, Al-Motamid comienza una nueva época. 312

La revue accompagnait et soutenait les jeunes poètes et ouvrait la voie pour la publication de plusieurs recueils de poèmes, malgré la précarité des moyens financiers dont elle disposait. Comme le note Mercader : « El proyecto se lleva a cabo con una pobreza de medios que contrasta con la ambición que lo mueve. »313 Ainsi, une collection de recueils de poésie est publiée sous le nom de « Itimad »314 en annexe de la revue à partir de 1948. Le nom de cette collection fait référence à une autre femme-poète nommée Itimad Al-Rumayqiyya, poétesse arabo-andalouse et épouse du roi-poète Al-Mo’tamid de Séville. 315 Ainsi est créé un espace pratiquement bilingue constitué par l’espagnol et l’arabe ; un espace basé sur

311 Fernández Hoyos, Sonia, 2006, p. 52. « […] la réalité de la revue s’imposera par le pouvoir de la Poésie commune dans les deux langues. Et malgré que le texte poétique soit toujours le produit d’une langue ou d’une culture concrète ou locale au sens strict, à partir d’ici, il se globalise et c’est dans ce dernier processus que la traduction facilite la plénitude imaginée dans le poème : c’est un espace deployé dans une langue, transformé en une autre dont la beauté imaginée perdure. » 312 Cité par Fernández Hoyos, Sonia 2006, p. 13 (nº 25). « On attend de grandes choses de la direction d’ Al-Motamid qui s’est transférée récemment à Tétouan. La première a été la découverte de la jeunesse littéraire marocaine musulmane. Maintenant, on sait que des poètes comme Ahmad Al-Bakkali, Mohammad Al-Boanani et Mohammad Sabbag créent, maintiennent et propagent la littérature moderne du Maroc. Avec l’actuel groupe littéraire hispanomarrocain : le bastion et la promesse de nos meilleurs espoirs, Al-Motamid commence une nouvelle époque. » 313 Trina Mercader citée dans: Fernando de Agreda, « Al-Motamid y los poetas marroquíes », http://hassan-elhabti.blogspot.com/2007/08/al-motamid-y-los-poetas-marroques.html (consulté le 08-03-2009). « Le projet se réalise avec un manque de moyens qui contraste avec l’ambition qui l’anime. » 314 Le premier recueil de poèmes paru dans cette collection est en même temps le premier livre du poète Mohammad Sabbagh intitulé El árbol de fuego , coll. Itimad, 1954. 315 Voir à cet effet, Mercader, Trina, « Al-Motamid e Itimad: una experiencia de convivencia cultural en Marruecos », Revista de la Comisión Española de Cooperación con la UNESCO , 25 jan-mars 1981, pp. 76-80. 105 l’échange et le partage, qui ouvrait en même temps la voie à un premier groupe (ou une première génération) d’écrivains et poètes hispanistes, pour publier leurs textes. De cette manière, le projet poétique fonctionnait comme un pont entre les cultures, unissant des réalités et espoirs marocains et espagnols dans un même projet culturel. Le grand enjeu réside dans le bilinguisme (poétique) dans cette revue, dans la relation ou l’interaction entre la poésie arabophone et hispanophone. Comme on peut lire dans le « Llamamiento » (appel sous la forme d’un éditorial) du numéro 25 de mars 1953 ; un appel qui se présente à la fois comme appel à la solidarité et à la coopération :

Llamamiento contra el total aislamiento y sus duras consecuencias. Llamamiento en favor de la compenetración espiritual entre los hasta hoy dispersos escritores musulmanes y españoles ; porque este es el momento para que la unión poética y literaria de este país, eleve una sóla y segura voz que sea oída en el corazón de las organizaciónes literarias mundiales. 316

Après quelques années à Larache, la revue fut transférée à Al-Hoceima (l’ancienne Villa Sanjurjo) en 1950 pour une courte durée à cause de soucis financiers. À partir de ce moment-là, quatre amis-poètes espagnols de Melilla se joignent au groupe, élargissant ainsi le nombre de collaborateurs habituels de la revue. Après une période de deux ans, la revue s’établit à Tétouan, capitale du protectorat en 1952, où elle sera composée d’une partie en espagnol et d’une entièrement en arabe. 317 Notons que Tétouan jouait un rôle important en tant que centre culturel hispano- marocain, en particulier dans le domaine de la traduction.

316 « Llamamiento », Al-Motamid. Verso y Prosa , nº 25, mars, 1953, Tétouan. « Appel contre l’isolement total et ses dures conséquences. Appel en faveur de l’entente spirituelle entre les écrivains musulmans et espagnols jusqu’aujourd’hui, dispersés ; car c’est le moment pour que l’union poétique et littéraire de ce pays élève une seule et sûre voix qui soit entendue dans le cœur des organisations littéraires mondiales. » 317 C’est exactement dans cette même période que la revue Ketama (1953-59) est fondée par un de ses amis de Melilla, Jacinto López Gorgé. La section arabe de la revue est dirigée par le poète Mohammed Sabbagh. 106

5.4 L’inspiration mythique : Al-Motamid Ibn ‘Abbad

Mercader s’est inspirée d’un livre de l’arabisant néerlandais Reinhart P. Dozy (1820-1883), qu’elle a utilisé principalement comme fondement « théorique » ou point de départ de sa revue. Son œuvre la plus connue, majoritairement basée sur des sources arabes, traite de l’histoire « exotisée » de l’Espagne musulmane et s’intitule : Histoire des Musulmans d'Espagne, jusqu'à la conquête de l'Andalousie par les Almoravides, 711-1110 (Leyde, 1861). 318 Cette source d’inspiration est explicitée par la publication de nombreux articles et synthèses dans la revue. 319 Ainsi, inspirés par cette œuvre de Dozy, les numéros un à quatre, six à huit et treize s’ouvrent par des articles dans lesquels l’histoire d’Al-Motamid est poétisée. 320 Ce passé commun qui fait partie de l’histoire de l’Espagne, est incarné par la personne du roi-poète Al-Motamid . Fernández Hoyos explique ce qui a attiré Trina Mercader dans l’œuvre de l’historien :

[…] Lo que encuentra en el historiador holandés es la nostalgia por la antigua tradición oriental, la posibilidad de rescatar del olvido ese medievo orientalista no para construirlo, sino para tratar de confeccionar una nueva convivencia que evitará las características motamidianas más negativas : despotismo con su correlato de crueldad, el atraso, el autoritarismo o feudalismo que representaba […] 321

318 Le livre a été traduit pour la première fois en espagnol en 1877. Fernández Hoyos, Sonia, 2006, p. 34. 319 Outre le livre de R. Dozy, l’autre source d’inspiration historique est constituée par le livre de l’historien Henri Pérès, Esplendor de al-Andalus. La poesía andaluza en árabe clásico en el siglo XI. Sus aspectos generales, sus principales temas y su valor documental, Madrid, Hiperión, 1983. Publication originale : La poésie andalouse en arabe classique au XIe siècle. Ses aspects généraux, ses principaux thèmes et sa valeur documentaire , 1937. Voir par exemple l’ouverture du nº 13 de mars 1948, « Al-Motamid a través de su poesía », p. 2. 320 Il s’agit des textes suivants : « Visión poética de un soberano en su paisaje, nº 1, mars 1947, pp. 3-5, « Poesía y tragedia de una amistad », nº 2, avril 1947, p. 2, « Ante un suave acento de amor », nº 3, mai 1947, p. 2, « Una buena anécdota de Al-Motamid », nº 4, juin 1947, p. 2, « Al-Motamid ante la muerte de Abad », nº 6, août 1947, p. 4, « Al-Motamid, mago de si mismo », nº 7, septembre 1947, p. 3, « Al-Motamid soberano andaluz, nº 8, octobre 1947, p. 4, « El amor en Al-Motamid », nº 16, mai 1949. 321 Fernández Hoyos, Sonia, 2006, p. 34. « […] Ce qu’elle trouve dans l’historien néerlandais c’est la nostalgie pour la vieille tradition orientale, la possibilité de sauver de l’oubli cet orientaliste du Moyen-âge non pas pour le construire, mais pour essayer d’élaborer une nouvelle convivencia qui évitera les caractéristiques motamidiennes les plus négatives : le despotisme avec son rapport de cruauté, de retard, d’autoritarisme ou féodalisme qu’il représentait […] » 107

L’œuvre de l’historien Dozy lui offre un imaginaire orientaliste de l’histoire d’Al- Motamid. 322 Dans cette attirance s’exprime alors une fascination littéraire pour l’Orient dans le sens où cet Orient est réécrit lyriquement. 323 Ainsi, la création d’un lien culturel entre le Maroc et l’Espagne au temps présent était censée passer par le meilleur du passé commun arabo-andalou personnifié par Al-Motamid. C’est par le regard vers l’extérieur (ce qui est marocain) depuis l’intérieur— car cette histoire orientale se trouve sur la Péninsule elle-même— qu’une nouvelle forme de poésie doit voir le jour. Cette histoire médiévale commune est reconstruite à leur manière afin de nier la négativité sur le plan culturel. Tout ceci part de la volonté de créer une poésie commune dans le respect des différences ; une poésie hispano- marocaine.

5.5 Un contexte ambivalent : le Protectorat

La revue, née dans les années 1940, se trouvait alors en pleine époque du Protectorat. C’est dans ce contexte d’occupation coloniale, à travers la poétique et sa traduction, qu’elle a voulu représenter une fraternité hispano-marocaine. Cette situation ambiguë illustre, à première vue, des ressemblances avec la rhétorique de fraternité hispano-arabe du discours colonial espagnol de l’ Africanismo répandu à cette époque. 324 C’est notamment la traduction— des textes en arabe— qui était considéré comme un moyen de resserrer les liens entre l’Espagne et le Maroc,

322 L’Orientalisme comme défini par Edward W. Said englobe l’ensemble d’imaginaires sur l’Orient. Dans le cas de l’Espagne, cet Orient fait partie intégrante de l’identité du pays, d’où la facilité pour Trina Mercader de remonter à une histoire commune afin de construire une nouvelle dynamique culturelle. Voir, Said, Edward W., Orientalism. Western Conceptions of the Orient, 1978 ; Culture and Imperialism , 1993. 323 L’orientalisme espagnol célèbre l’Autre dans le cadre de l’historiographie de la culture et de l’identité espagnoles. Il est en particulier centré sur l’arabisme, spécifiquement sur l’époque médiévale. Ainsi, par exemple, islam et christianité ont souvent été identifiés à des fins politiques dans le cadre du colonialisme espagnol au Maroc. Cf. Aziza, Mimoun, « Un orientalisme « périphérique » : l’orientalisme espagnol face au passé arabo-musulman de l’Espagne », dans : Pouillon, François (éd.), Maghreb et sciences sociales 2012. De la colonie à l’État-nation : constructions identitaires au Maghreb , Thème 1, Paris, L’Harmattan, 2012, pp. 43-50 ; Tofiño- Quesada, Ignacio, « Spanish Orientalism: Uses of the past in Spain’s colonization in Africa » dans: Comparative Studies of South Asia, Africa and the Middle East , 23, 1&2, pp. 141-148 et Puig Montada, Josep, « Edward Said and the Spanish Orientalists », pp. 1-20, http://eprints.ucm.es/11764/1/Puig_CentroMohamed6.pdf (consulté 10-08-2012). 324 Voir en particulier le chapitre 2.5.2. 108 centré sur l’Espagne musulmane ou métisse. 325 Mais loin du colonialisme, le projet de la revue visait à mener à terme une constellation culturelle hispano-marocaine, dans l’intention de rapprocher les deux langues et cultures, ce dont les activités traductrices et la poésie témoignent sans équivoque. Notons encore dans ce contexte que la revue n’était pas financée par les autorités coloniales espagnoles, 326 qui menaient, rappelons-le, une politique de langues spécifique, privilégiant la langue arabe (et les langues berbères) par rapport à l’espagnol afin de mieux atteindre les objectifs politico-idéologiques. 327 Quant à la censure, Al- Motamid n’eut pas de difficultés. 328 D’après ce que j’ai pu constater, la revue n’avait pas de buts politiques ou de domination quelconque, mais force est de constater qu’elle était sous le charme « oriental », en particulier dans sa phase constitutive. Néanmoins, malgré le contexte sociopolitique dominé par le colonialisme et l’insistance sur une inspiration « exotisée », la revue Al-Motamid n’adhéra pas aux points de vue ou perspectives des Africanistes espagnols. 329 Ce qui comptait c’était la connaissance et la solidarité envers l’autre. 330 L’autre est considéré comme un objet de connaissance, comme une entité active et non pas passive. Dans un entretien réalisé après l’expérience vécue d’ Al-Motamid , Mercader elle-même commente avec précision qu’il s’agissait d’une intention et d’un projet exclusivement culturels :

Pero la cultura viva de Marruecos existía. Bastó que alguien la convocara sin otros intereses que los estrictamente culturales, para que hiciese acto de presencia. Por

325 López García, Bernabé et Miguel Hernando de Larramendi (éd.), 2007, p. 284. Ce domaine se caractérisait aussi par le contact avec des arabistes (ou orientalistes) européens, comme Reinhart Dozy, première source d’inspiration pour Trina Mercader et sa revue Al-Motamid. 326 Gonzalo Fernández Parrilla et Ruth Rodríguez López informent que la revue fut « soutenue » par les autorités coloniales espagnoles. Voir, López García, Bernabé et Miguel Hernando de Larramendi (éd.), 2007, pp. 289-290. Fernández Hoyos au contraire déclare dans son livre que la revue n’eut point de soutien financier de la part des autorités coloniales espagnoles. Ceci m’a été encore confimé par le poète Mohammed Sabbagh dans un entretien que j’ai eu avec lui à Rabat. Entretien inédit, Rabat, 2-3 novembre 2012. 327 Voir à cet effet le chapitre III sur la politique des langues. 328 Notons aussi que les collaborateurs de la revue contournaient la censure en publiant les articles éditoriaux de façon anonyme. Fernández Hoyos, Sonia, 2006, p. 39. 329 Voir aussi 2.2.1. 330 Fernández Hoyos, Sonia, 2006, p. 85. 109

iniciativa de un grupo de artistas españoles, residentes en Larache […] fundamos « Al-Motamid » en 1947, revista de verso y prosa, editada en español y árabe... 331

La citation de Mercader souligne explicitement qu’il s’agit d’une initiative purement culturelle. De plus, comme le souligne encore Fernández Hoyos par rapport à une quelconque position politique ou idéologique où le Protectorat deviendrait un espace frontalier :

El proyecto se sitúa al margen del oficialismo africanista, porque el modelo que se propone no pretende civilizar a los naturales o salvajes, sino que trata de producir un conocimiento colectivo o participativo a través de los topoi compartidos en la frontera : el Protectorado es un lugar de frontera […] 332

C’est alors ce qui est partagé qui est pris comme point de départ du procès culturel unificateur. Bien que la revue ne se soit ni explicitement exprimée contre la présence coloniale espagnole au Maroc, ni en faveur de celle-ci. Une position fortement paradoxale dans leur projet de réunion. Elle ne s’est pas non plus déclarée partisane prononcée d’un Maroc libre et indépendant. Or, dans les neuf années de son existence, ses collaborateurs, espagnols et marocains ont toujours été à la recherche d’une nouvelle poésie marocaine, une poésie qui devait être « reconstruite », forgée à partir du territoire marocain aux mains des Espagnols. 333 Et c’est là où les choses deviennent encore plus ambiguës, car il s’agissait d’un Maroc espagnol (occupé) à cette époque. En revanche, par rapport à l’africanisme espagnol qui domine l’époque du colonialisme du XIX e siècle jusqu'à l’Indépendance en 1956, la question de la « supériorité » présupposée d’une culture ou d’une langue sur l’autre, est

331 « Mais la vive culture du Maroc existe. Il suffit que quelqu’un la convoque sans d’autres intérêts que ceux strictement culturels, pour qu’elle fasse acte de présence. À l’initiative d’un groupe d’artistes espagnols, résidant à Larache […] on a fondé « Al-Motamid » en 1947, revue de vers et de prose, éditée en espagnol et en arabe…», Ágreda, Fernando de, « Driss Diuri y la revista Al-Motamid (Trina Mercader) : una aventura utópica », 2006, http://ecodetetuan.blogspot.nl/2006_09_01_archive.html (consulté le 12-03-2011). 332 « Le projet se situe en marge de l’idéologie africaniste, parce que le modèle choisi ne prétend pas civiliser les autochtones ou sauvages, mais il s’agit par contre de produire une culture collective ou participative par le biais des topoi partagés à la frontière : le Protectorat est un lieu de frontière […] », Fernández Hoyos, Sonia, 2006, p. 126. 333 Une poésie en arabe qui sera aussi destinée au public marocain, car elle « va destinado al lector marroquí », (« Est destinée au lecteur marocain »), cité dans Fernández Hoyos, Sonia, 2006, p. 74. Un public (élitaire) qu’on imagine très restreint à cette époque. 110 complètement niée par l’équipe de la revue. Les collaborateurs créèrent par là un espace qui était détaché des paramètres oppressifs et coloniaux de l’africanisme espagnol. Celui-ci était beaucoup plus centré sur l’héroïsme de la guerre et des combats que sur une image stéréotypée de « l’Arabe » et tous ses préjugés. Comme le note Fernández Hoyos : « No se articuló como deseo del Otro : el África imaginada por los españoles tiene más concomitancias con los ensueños caballerescos y los combates. » 334 Les supposés imaginaires ou le trope du désir de l’africanisme sont en général basés sur des suppositions idéologiques ou politiques (victoire militaire et héroïsme). Ensuite, pour avoir choisi les deux langues, le refus de « civiliser » ou d’imposer la langue et la culture espagnoles s’imposait sans équivoque. En outre, l’essentiel pour le groupe était le développement et l’épanouissement de la poésie et de l’écriture, dans un esprit de convivencia et de coopération mutuelle. C’est justement ce concept de convivencia puisé dans l’histoire de cette Espagne médiévale orientale, qui fonctionne comme directive primaire dans ce projet d’unification culturelle, notamment une poésie nouvelle : l’hispano-marocain. Pourtant, il faut noter qu’ Al-Motamid a voulu réaliser cette convivencia sur le territoire marocain et non pas en Espagne comme c’était le cas dans le passé. Ce qui est aussi remarquable, c’est que dans la revue les références à la cohabitation ou la convivencia (hispano-arabo-berbère) sont multiples, mais qu’on ne trouve pas de référence ou de mention sur le fait que les Juifs et Arabes espagnols ont été chassés en masse de l’Espagne sous le règne de Ferdinand et Isabelle. 335

Au moyen d’une approche bilingue—pourtant pas tout à fait équilibrée comme je l’ai déjà noté—, la revue s’est efforcée de jeter un pont, par le biais de traductions de la poésie (et aussi de prose, d’essais, de critiques littéraires ou d’autres textes d’opinions), entre deux cultures avec comme fondement une histoire partagée, l’Espagne maure, pour arriver à une synthèse poétique et culturelle : l’hispano- marocain. C’est ainsi qu’on lit dans le « Llamamiento » du numéro 25 de mars 1953 :

334 Fernández Hoyos, Sonia, 2006, p. 25. « Il ne s’est pas articulé comme désir de l’Autre : l’Afrique imaginée par les Espagnols a plus de concordances avec les rêveries chevaleresques et les combats. » 335 Cf. Halevi-Wise, Yael (éd.), 2012.

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En los brazos que « Al-Motamid » mantenía extendidos, se posa su destino : sus frutos y sus pájaros. Y es hermoso este arribo de realidad creciente, cuando el rumor se apaga y da paso a esta potente voz hispanomarroquí, tan ardientemente deseada como presentida. Los más jóvenes poetas musulmanes, los más jóvenes literatos de este país, dueños de un verdadero mundo creador constantemente defendido, se unen a la más joven literatura de españoles en Marruecos, en igualdad de circunstancias. Y es ahora, y aquí, cuando el milagro crea su ambiente de pureza, derribando silencios y falsas lejanías. 336

La réalité sociale et politique dans laquelle est née la revue constituait un territoire où plusieurs frontières linguistiques, culturelles et sociopolitiques se croisaient, un espace frontalier où « la hybridación como forma de superar esos limites sea característica básica. » 337 Ce qui caractérisait la revue est sa vision de la culture non pas comme un domaine uniforme où le singulier et l’idée nationaliste dominent, mais comme une réalité plurielle marquée par l’ouverture et l’échange culturel et humain à partir de « lieux » partagés. 338 Ou comme l’a formulé Mercader elle-même :

Y lo que mis amigos los poétas hispanomarroquíes pretenden es algo que la poesía pura nunca ha pretendido : crecer en el entendimiento de las gentes ; en la mejoría de las gentes ; en la dignidad posible de un Marruecos, que no tiene la culpa del olvido intelectual de la Península. 339

336 « Llamamiento », Al-Motamid . Verso y Prosa , nº 25, mars, Tétouan, 1953. « Dans les bras qu’ « Al- Motamid » maintenait écartés, se posa son destin : ses fruits et ses oiseaux. Et c’est beau, cette présence de réalité évoluante, quand la rumeur s’éteint et donne libre cours à cette voix potente hispanomarocaine, tant ardemment désirée que pressentie. Les plus jeunes poètes musulmans, les plus jeunes littéraires de ce pays, propriétaires d’un véritable monde créateur en permanence défendu, s’unissent à la littérature la plus jeune des Espagnols aux Maroc, dans l’égalité de circonstances. Et c’est maintenant et ici que le miracle crée son ambiance de pureté, abattant des silences et des faux éloignements. » 337 Fernández Hoyos, Sonia, 2006, p. 126. « […] L’hybridité sera la forme pour dépasser ces limites, soit la caractéristique principale. » 338 Fernández Hoyos, Sonia, 2006, pp. 127-128. 339 « Llamamiento » nº 7, Al-Motamid . Verso y Prosa , septembre 1947, p. 2. « Et ce que mes amis, les poètes hispanomarocains prétendent est quelque chose que la poésie pure n’a jamais prétendu : grandir dans la compréhension entre les gens ; grandir dans l’amélioration des gens ; grandir dans la dignité possible d’un Maroc qui n’a aucune faute de l’oubli intellectuel de la Péninsule. » 112

Tout ceci n’empêche pas que dans ce contexte, il est intéressant d’étudier ce qui occupait les écrivains et poètes marocains dans les textes parus dans la revue. Dans la partie suivante, j’analyserai plus en détail la poésie écrite par deux poètes marocains (bilingues), Abdelkader el Mokaddam et Mohamad Sabbagh, qui, par leurs publications littéraires relativement nombreuses, peuvent être considérés comme les auteurs les plus représentatifs de la poésie marocaine d’expression espagnole de la revue. 340 J’étudierai ces poèmes à partir d’une perspective marocaine en examinant les équivalents des poèmes en langue arabe. Sur ce point, mon approche diffère de l’étude réalisée par Fernández Hoyos, en ce sens qu’elle a étudié la revue et la poésie du côté espagnol et ne s’est pas penchée sur le contenu des poèmes des poètes marocains publiés dans la revue Al-Motamid .

5.6 Abdelkader el Mokaddam et Mohammed Sabbagh dans la revue Al- Môtamid

Comme on l’a vu, le premier numéro de la revue Al-Môtamid de mars 1947 incluait, à côté des contributions en espagnol, un poème du poète tangérois Abdelkader el Mokaddam. Il était l’unique poète marocain à avoir contribué à ce numéro qui marquait le lancement de la revue. Dans les mots préliminaires de la fondatrice elle-même : « […] Abdelkader el Mokaddam, residente en Tánger, al que ofrecimos las páginas centrales como muestra de nuestra preferencia por lo árabe. »341 La contribution d’Abdelkader el Mokaddam à la revue consistait en un total de dix poèmes écrits en espagnol et de deux poèmes en arabe. 342 Un des poèmes le plus remarquables d’Abdelkader el Mokaddam nous ramène par sa thématique au contexte historique, voire colonial que nous venons d’évoquer ci-dessus. Il est intitulé « La pascua » est un poème en prose qui contient des éléments religieux—

340 Cf. López Gorgé, Jacinto, « Poesía árabe en lengua castellana », Diario de Africa , Tétouan, 3-11- 1956. 341 Chakor, 1987, p. 40. « Abdelkader el Mokaddam, résident à Tanger, à qui on offre les pages principales comme preuve de notre préférence pour ce qui est arabe. » 342 Les deux poèmes étaient traduits en espagnol par Idriss el Yai, intitulés « El ancho mundo », dans le numéro sept de septembre 1947, p. 10. Ensuite, « Noche triste » traduit par le groupe de traducteurs de la revue, dans le numéro treize de mars 1948, p. 9. 113 provenant de la terminologie catholique— et patriotiques. 343 Cette atmosphère de foi se manifeste dans le tout premier vers où le sens général de « pascua » en tant que fête relative à la fête pascale. « Pascua » dans son étymologie relève de l’hébreu pessakh qui veut dire « passage » et peut à cet égard signifier le passage de l’obscurité, ici de l’occupation à la libération du pays. La fête religieuse n’est pas désignée ici comme un cocon de sécurités et de traditions récurrentes :

La pascua no es un vestido; ni este aroma de fiesta esparcido por toda la casa: ni la subita belleza de la muchacha, ni el intercambio que los hombres hacen de amor y de bondad, olvidados de su proprio desgracia. 344

Dans la deuxième strophe du texte poétique, la tempête des pensées, symbolisée par l’aube, s’installe et l’obscurité domine, l’espoir s’envole. Les mystères, la mort, les rêves cachés et les incertitudes de l’aube s’annoncent dans un espace indéterminé :

Tras los sueños van sus tormentos: es el que, hambriente y desfallecido, occulta sus penas. Y se lamenta. Y llora. No halla consuelo en el repose ni en el caminar. Y ruega una muerte que le libre de su propia vida en la que sus flores las guidecen secas las obras que lo ama mataron. 345

On assiste ensuite à un retour joyeux au foyer, un tournant vers un pays indéterminé où la tristesse s’évapore :

Pero la pascua es esta vuelta al hogar, esta alegria que quisieramos interminable. 346

343 Al-Motamid . Verso y Prosa , nº 23, Larache, juin 1951, p. 11. 344 […] Pâques n’est pas un vêtement ; ni cet arôme de fête diffusé à travers toute la maison ; ni la soudaine beauté de la fille, ni l’échange que les hommes font de l’amour et de la bonté, oubliant leur propre malheur […] 345 Derrière les rêves vont ses orages : c’est lui qui, avec faim et tombé en défaillance, cache ses peines. Et il se désole. Et pleure. Il n’y a pas de consolation dans le repos ni dans le cheminement. Et prie une mort qui le libère de sa propre vie dans laquelle ses fleurs le guident sèches sont les oeuvres qu’il aime, le tuent.

114

La fête religieuse ou plutôt la résurrection se révèle dans la lumière, insistant cette fois plus clairement, avec une majuscule, sur l’élément de la résurrection, de la révélation, de la re naissance et du renouvellement. Dans ce prolongement, la délivrance ou la libération s’impose dans une ambiance lourde d’oppression :

Pero cuando la opresion oscuriere el ambiento, siempre hay un relampago de donde brote la luz. Es la Pascua: la fidelidad: lo que todos necesitamos para salvarnos. 347

Le dernier alinéa du poème révèle l’essence de la « résurrection », de la « pascua » pour le poète. L’exclamation de la résurrection du cher pays natal qui fleurit :

Que viva, por siempre, feliz nuestro amado pueblo, con su Pascua verdadera. Sea feliz nuestro gobernante, por el que lucharemos. ¡Que viva nuestro Jalifa porque su amor para con su pueblo es como un bálsamo extendido sobre las muchedumbres !348

Cette résurrection ou renaissance chargée de religiosité symbolique acquiert une signification lyrique dans un contexte de colonisation, d’un pays occupé « por el que lucharemos » (« pour lequel nous lutterons »). Le vocabulaire semble renforcer davantage cette idée : « pueblo » (peuple), « gobernante » (gouverneur), « lucha » (lutte). On pourrait lire une certaine forme de résistance dans ce poème. La publication de ce poème en prose dans Al-Motamid en 1951 coïncide avec les dernières années du protectorat espagnol. Il n’est donc pas illusoire qu’il réfère par sa thématique à la situation politique du Maroc des années 1950. Le

346 Mais Pâques est ce retour au foyer, cette joie qu’on souhaiterait interminable. 347 Mais quand l’oppression obscurcit l’atmosphère, il y a toujours un éclair d’où surgit la lumière. C’est Pâques : le bonheur : ce dont on a tous besoin pour nous sauver. 348 Que vive dans le bonheur, pour toujours, notre pays aimé, sa véritable Pâques. Qu’il soit un gouvernant heureux, pour qui on se bat. Que vive notre Khalife parce que son amour pour son pays est comme un baume étendu sur les foules !

115 dernier vers est assez significatif à cet égard ; le mot « Jalifa »349 renvoie certes à la zone espagnole du Maroc où les poètes d’expression espagnole se trouvaient majoritairement, tandis que le « Chérif » représentait la zone occupée par les Français. Le khalifa à Tétouan était considéré comme le dépositaire de la légitimité du souverain Mohammed V. 350 Le « Jalifa » l’amour exprimé du poète pour son pays, devient ainsi symbole d’un Maroc libéré, un baume pour les masses qui attendent, luttent et réclament le retour du roi, de l’exilé Mohammed V. 351 Pendant la période où la revue fut basée à Larache, un certain nombre de poètes marocains y participaient. Ils y publiaient des poèmes, parfois dans une version bilingue,352 parfois dans une seule langue. Le poète publia trois poèmes en espagnol et deux traduits de l’arabe. 353 Ibrahim el Ilgui publia deux poèmes en espagnol et un essai, traduit par Driss Diuri. Nayib Abumalham, d’origine libanaise et résidant au Maroc, publia un poème en espagnol, et un autre en arabe, Idriss el Yai, à la fois traducteur et poète dans la revue, publia un poème en espagnol, de même que Abdelghani S’kires. Parmi les autres poètes, on peut citer Ahmed el Bakali (trois poèmes, nr. 25, 26, 30), Mohamed al Boannani (deux poèmes, nr. 25-26) et une des premières femmes- poètes marocaines de langue espagnole, Amina Loh, qui publia un poème dans l’avant-dernier numéro en 1955. Le poète le plus remarquable de la période tétouanaise de la revue fut Mohammad Sabbagh (Tétouan, 1927 - Rabat, 2013), poète consacré de langue arabe et espagnole et grand connaisseur de la littérature espagnole. Selon Abdellatif Laâbi : « l’un des premiers intellectuels à s’être placé dans le rôle de

349 Graphie espagnole. On garde ici la transcription dans sa prononciation espagnole pour rester fidèle au language du poème (« Khalifa » est la graphie selon le système de transcription de l’ Encyclopeadia of Islam ). 350 Assaraf, Robert, 2005, p. 575. 351 La version arabe du poème contient des mots significatifs en comparaison avec la version espagnole écrite par le poète lui-même. Le premier mot est « al-‘āhilu » et signifie « souverain » ou « monarche » et le mot « fidāhu » veut dire « sacrifice pour quelqu’un ou quelque chose » ou « se protéger contre ». Ces mots recquièrent davantage de signification dans ce contexte de lutte pour l’indépendance dans lequel le poème fut publié. Ainsi, la notion de « fidā’ » était utilisée par les nationalistes marocains, dont une illustration est le nashid ou l’hymne composé par ‘Allal el Fassi (1910-1974) du Parti de l’Istiqlal (ou Parti de l’indépendance). L’utilisation de ce mot spécifique en arabe souligne un engagement explicite de la part du poète. 352 On trouve aussi ce « bilinguisme littéraire » ou double usage de langue dans la revue Tamuda qui va continuer dans la même ligne tracée par Al-Motamid par le poète Jacinto López Gorgé. 353 Voir par exemple, Sh’aib, Ahmed, Dirāsa l-adabiya bil Maghrib : ‘Abdellah Guennoun namudājan , Tanger, Manshurat madrassat al malik Fahd al ‘ulya li tarjama, 1991. 116 passeur entre les cultures ». 354 Après des études de bibliothécaire à Madrid, Sabbagh retourne au Maroc où il exerce plusieurs fonctions dans le domaine culturel. En dehors de quelques recueils de poésie en arabe, il publie cinq poèmes dans Al-Motamid .355 En 1956, il publie son recueil de poèmes, El Árbol de fuego en collaboration avec Trina Mercader. 356 La version en arabe paraît la même année. 357 Sur ce point, on ignore à quel niveau cette collaboration eut lieu. Sabbagh, en tant que poète bilingue, publia plus en arabe qu’en espagnol, même si son œuvre en espagnol n’est pas négligeable. Cela nous amène à considérer l’utilisation quasiment bilingue de sa langue d’expression littéraire, qui en fin de compte était le plus souvent l’arabe. 358 Il est cependant clair que ses publications poétiques bilingues, traduites par la suite, ont une importance considérable, à tel point qu’on ne peut pas bien faire la distinction entre langue originale et langue traduite. Mohammed Sabbagh commença à être connu et apprécié en Espagne grâce aux traductions de ses poèmes dans les revues tétouanaises Al-Motamid et Ketama . Il créa son propre répertoire poétique, dans lequel les revues jouèrent un rôle significatif. Il acquit plus de renommée encore par ses contributions aux revues littéraires espagnoles, par des poèmes qu’il traduisait de l’arabe en espagnol comme dans Caracola (Málaga), Cántico (Córdoba) et Poesía Española (Madrid). À partir du Maroc, il faisait fonction d’intermédiaire entre les deux rives méditerranéennes, introduisant la poésie arabe des années 90 en Espagne. Ceci est

354 Laâbi, Abdellatif, 2005, p. 233. 355 Dans le nº 25, mars 1953, « Oración ». Nº 26, août 1953, « Renacer », p. 5. Nº 27, février 1954, « Mi cosecha » et « Muero en mi corazón ». Nº 28, mars 1954, « De antigua sombra ». 356 Sabbagh, Mohammad, El árbol de fuego , version avec Trina Mercader, Col. Itimad, Tétouan, Éd. Al-Motamid, 1954. 357 Dans la préface d’ El árbol de fuego , de l’édition d’ Al-Motamid, Vicente Aleixandre écrit les lignes suivantes sur ce recueil de Sabbagh :

La poesía de Mohammad Sabbag tiene para mí un perfume ancestral, con una emanación desprendida de un corazón de hoy. Algo nos toca de cerca en la voz de este joven poeta de lengua árabe, que, en medio de su pueblo, eleva unos cantos inconfundibles, donde hay tanto de pasión propia, coloreada y patética, como de alcanzados acentos de iluminada solidaridad.

Vicente Aleixandre, cité dans Sabbagh, Mohammed, (Jacinto López Gorgé, éd.), 1990, p. 16. « La poésie de Mohammed Sabbag a pour moi un parfum ancestral, avec une émanation détachée d’un coeur d’aujourd’hui. Quelque chose nous touche de près dans la voix de ce jeune poète de langue arabe, qui, au centre de son pays, élève quelques chants singuliers, dont il y a autant de passion propre, colorée et pathétique, que d’accents atteints de solidarité illuminée. » 358 Aroma ardiente , 1953, d’abord publié en arabe, El árbol de fuego , 1954, d’abord publié en espagnol, puis en arabe, Aliento herido , 1955, La luna y yo , 1956, d’abord publié en arabe, Cascada de leones , 1956, seulement publié en langue arabe. 117 encore confirmé par le critique et poète Jacinto López Gorgé : « Es el quien fue acercándonos, de una manera global y pormenorizada a la gran poesía árabe del Novecientos, escasamente conocida en España. » 359 Le rôle qu’il joua en tant que médiateur entre la culture littéraire (ou poétique) marocaine/arabe et espagnole fut important ; il contribua de manière significative et productive à l’échange culturel hispano-arabe, non seulement entre le Maroc et l’Espagne, mais aussi en s’orientant vers le Moyen-Orient et l’Amérique Latine. Dans son anthologie de la poésie marocaine, Abdellatif Laâbi caractérise la poésie de Sabbagh comme innovatrice : « Avec Mohammed Sabbagh, nous assistons à une autre première d’envergure : l’introduction dans la poésie marocaine du vers libre et du poème en prose, et ce, dès les années cinquante. »360 Dans une note supplémentaire du deuxième récit (semi-)autobiographique de l’écrivain , Le Temps des erreurs , on lit à propos de Mohammed Sabbagh :361

Mohammed Essabbagh est né en 1929. […] Il fait partie des rares écrivains maghrébins considérés comme les héritiers de l’école symboliste et du romantisme moderne issus de la renaissance culturelle arabe au Moyen-Orient, et ayant atteint leur apogée avec les écrivains du mahjar syro-libanais émigrés aux Amériques. 362

Le lien évident entre la production littéraire des poètes marocains de cette époque et celle des poètes du Moyen-Orient, notamment libanais, égyptiens et syriens est constitué par la langue commune : l’arabe moderne standard. Le premier livre de Sabbagh en arabe, Aroma ardiente, paraît à Tétouan en 1953, avec un prologue du poète libanais Bulus Salama (dont plusieurs poèmes ont été traduits dans Al- Motamid ), et connaît un grand succès dans le monde littéraire arabe. 363 Les poètes marocains, le cas échéant Abdelkader el Mokaddam et Mohammad Sabbagh, se

359 Prologue de Jacinto López Gorgé dans : Sabbagh, Mohammed, (Jacinto López Gorgé, éd.), 1990, p. 12. « C’est lui qui nous a rapprochés d’une manière générale et détaillée de la grande poésie arabe des années 90, à peine connue en Espagne. » 360 Laâbi, Abdellatif (2005), p. 233. 361 Le poète Jacinto López Gorgé parle de Sabbagh et de son écriture poétique en espagnol dans l’anthologie Del fuego y de la luna. Antología. Mohammed Sabbagh. Éd. López Gorgé, Jacinto, Madrid, Rialp, 1990. 362 Choukri, Mohamed, Le temps des erreurs , 1994 (traduction française de Tahar Ben Jelloun), p. 99. Titre original : Zamān l Akhṭā’, Rabat, 1992. 363 Ángel Valente, José, « Poesía árabe de hoy en Marruecos », http://www.editorialmuleyrubio.com/html/cordel3/poesiaarabe.htm (consulté le 4-04-2010). 118 sont inspirés des tendances modernes de la poésie arabe au Machrek. José Angel Valente, poète espagnol et connaisseur de la poésie arabe en dit ceci :

Su impulso contemporáneo, muy intenso pero en gran medida minoritario, arranca desde 1900 y se realizó bajo la influencia y la penetración de poetas occidentales de lengua inglesa y francesa, primero los románticos, luego los simbolistas sobre todo: Poe, Baudelaire, Rimbaud. 364

Chez Mohammad Sabbagh, le poète marocain qui publia le plus grand nombre de poèmes dans la période tétouanaise de la revue, au total cinq, on trouve la même thématique d’engagement subtil mais prononcé, mélangé de symbolisme comme on le trouve aussi chez Abdelkader Mokaddam. 365 Le poème qui paraît dans le numéro 27 de février 1954 s’intitule « Muero en mi corazón ». 366 Ce poème peut être rattaché au symbolisme poétique où la nature, la métaphysique et le mystère dominent, même si le sujet « engagé » semble jouer un rôle considérable dans le poème. Revenons au poème précité, intitulé « Muero en mi corazón ». C’est un poème court, composé de plusieurs vers en deux, parfois trois phrases. Dès le premier vers, on est dans un espace dominé par la nature et ses éléments constituants, comme l’ouragan, le soleil, les fleurs :

ASI como el huracán habla en su lengua a los altos árboles y a las florecillas: así como el sol viste con sus rayos las extensas llanuras, las quebradas y los abismos,367

364 Ángel Valente, José, « Poesía árabe de hoy en Marruecos », http://www.editorialmuleyrubio.com/html/cordel3/poesiaarabe.htm (consulté le 4-04-2010). « Son élan contemporain, très intense mais dans une large mesure minoritaire, s’est lancé depuis 1900 et s’est réalisé sous l’influence et l’introduction des poètes occidentaux d’expression anglaise et française. Premièrement, les romantiques et plus tard les symbolistes, notamment : Poe, Baudelaire et Rimbaud. » 365 Parfois aussi écrit selon la graphie arabe, Essabbagh ou Sebbagh. 366 Dans ce numéro, il manque la version arabe de ce poème. Il existe un poème en arabe intitulé « Kulla dhalika kāna bil ams » (Tout cela était hier). À la fin de la page on trouve une note indiquant que ce poème fut traduit en espagnol et publié par le magazine Dābu en janvier 1954 à Majorque. 367 C’est aini que parle l’ouragan dans sa langue aux arbres élevés et aux petites fleurs : ainsi que le soleil s’habille avec ses rayons

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Il semble que c’est à travers la symbolique de la nature que le poète témoigne d’un arrêt du temps, de quelque chose d’insaisissable mais avec un désir d’articulation :

mirad : sobre el espino el corazón de la amapola ; en el cielo, una inmovil bandada de palomas mensajeras; 368

Puis, c’est l’essence de la vie, le lieu de l’origine, de la formation qui entrent dans le cadre du naturel. Ce sont les nids (lieux de naissance) qui personnifient le sein de la mère, source de nutrition et de croissance. En effet, c’est dans le sein que se trouvent les peuples et les nations encore à naître :

en los nidos, plumas de distintos colores, y en el seno materno, pueblos y naciones nonatas. ¿ A qué me preguntáis sobre mi odio, hermanos mios?369

La symbolique dans cette dernière phrase est tout à fait claire. On quitte le registre de la nature pour entrer dans le domaine du social et du politique. Ainsi, les mots « peuples » et « nations » « pas encore nées » semblent refléter l’esprit de décolonisation des pays colonisés dans les années 1950, le cas échéant, du Maroc. Le poète s’adresse dans la dernière phrase à « ses frères » au sujet de « sa haine ». Ce questionnement qu’il fait de façon rhétorique semble insister sur la complicité entre lui et « ses frères », ses compatriotes. Or, l’atmosphère devient plus lourde et menaçante quand la mort fait son entrée. La particularité réside ici dans le fait que la mort se trouve littéralement dans les mots et leurs significations ; la « frontière » ou le « seuil » de la patrie indéfinie. Des mots qui n’ont pas pu sortir, le feu et la destruction d’une essence ou authenticité de soi, marquent une désolation, une

les longues pleines, les ravins et les abîmes, 368 voyez : au-dessous de l’épine le coeur de du coquelicot ; dans le ciel, une volée inmobile de pigeons voyageurs ; 369 dans les nids, des plumes de différentes couleurs, et dans le sein maternel, des pays et des nations pas encore existants. ¿ Mes frères, pourquoi vous me questionnez sur ma haine ?

120 incapacité, indiquant en même temps une lourde responsabilité (de lutte) qui perdure depuis longtemps. Ainsi, on lit :

En la cumbre os dejé mis labios ardientes, Mi destrozada entraña sobre el lago Y en la orilla, palpitando, girones de mi piel. 370

Muerto estoy en el umbral de vuestra patria. 371

La espada de vuestros generaciónes, descansa sobre mi cuello y el látigo de vuestros años me flagella. 372

Muero bajó vuestros pies para vivir en vuestras lenguas : para mezclarme al hielo invernal y brotar en la primavera capullo de vuestras flores Las hojas de los árboles se marchitan pero sus semillas son el inextinguible eco de la tierra. 373

Mi corazón me invade mientras me contemplaís. Y así, lentamente, me apago

370 Au sommet, je vous ai laissé mes lèvres brûlantes, Mon essence détruite sur le lac Et au bord, palpitant, des lambeaux de ma peau. 371 Mort, suis-je sur le seuil de votre patrie. 372 L’épée de vos générations, repose sur mon cou et le fouet de vos années me punit. 373 Je meurs sous vos pieds Pour vivre dans vos langues : pour me mêler à la glace hivernale et pousser au printemps bouton de vos fleurs. Les feuilles des arbres se fanent. mais leurs graines sont l’inextinguible écho de la terre.

121

Ahora que vuestros cuerpos crecen ante mis ojos. 374

Cette combinaison des thèmes dérivés de la nature et de la mystique, semble symboliser la renaissance et l’ombre de l’oppression. À travers la glace hivernale, l’ouverture des boutons de fleurs, et en dépit des feuilles de l’arbre qui se décolorent est annoncée la force terrestre des graines d’espoir référant à un nouveau début. Le dernier vers annonce cette mort dans l’essence de soi qui s’éteint lentement. Un tableau triste rempli de compassion. Ce poème montre dans son ensemble que des mots comme « patrie », « sein maternel », « générations », « langues », « frères », « seuil », ne sont pas gratuits à cause de la charge symbolique qu’ils renferment. D’autant plus qu’ils peuvent être considérés comme fortement significatifs dans le contexte colonial marocain par l’ambigüité des symboles. 375 Citons aussi à ce propos le point de vue du poète José Ángel Valente concernant le deuxième recueil de Sabbagh :

El árbol de fuego recoge una poesía tensa, vibrante, donde el poeta conjuga su personal pasión con el sentimiento de solidaridad hacia su pueblo cuya tragedia 376 hace suya. La profunda intención social de este libro está resuelta en formulas eminentemente poéticas, cuya calidad no decae un solo momento, y esto por una razón obvia, porque está verdaderamente sentida. 377

Cette « solidarité » de Sabbagh fait référence à son pays occupé, étant décrite par Valente comme une « tragédie » qu’il intériorise dans son expression poétique. L’esprit engagé qu’il montre à travers ce livre fait résonner une authenticité poétique et une intégrité convaincante.

374 Mon coeur m’envahit pendant que vous me contemplez. Et c’est ainsi que lentement, je m’éteins Maintenant que vos corps grandissent devant mes yeux. 375 Voir aussi López Gorgé, Jacinto, « La poesía social de Mohammad Sabbag », Ateneo , 15-11-1954. 376 C’est nous qui soulignons. 377 Angel Valente, José, « Poesía árabe de hoy en Marruecos », Indice , nº 80, 1955, cité dans le prologue par Jacinto López Gorgé, dans : Sabbagh, Mohammed, 1990, p. 15. « L’arbre de feu » regroupe une poésie tendue, vibrante dans laquelle le poète unit sa passion personelle et le sentiment de solidarité envers son peuple dont il intériorise la tragédie. La profonde intention sociale de ce livre est exprimée dans des formules éminemment poétiques, dont la qualité ne faiblit pas un seul instant, et ce, pour une seule raison, parce c’est véritablement senti. » 122

Dans son ensemble, la revue réussit, dans les neuf années de son existence, à créer une certaine unité et un échange culturel et linguistique auxquels elle aspirait. De plus, l’analyse des poèmes d’Abdelkader el Mokaddem et de Mohammed Sabbagh a permis de mettre en évidence une attitude qui s’oppose à l’occupation « protectrice » espagnole perceptible au sein de la revue. 378 Dans les poèmes analysés de Mokkadem et Sabbagh—en espagnol et en arabe—, on lit en effet autre chose que cette fraternité hispano-marocaine, l’idée principale propagée par la revue. Dans ces poèmes, les auteurs expriment une prise de conscience « nationaliste » et patriotique, témoignant d’une compassion pour leur peuple et d’un désir de libération qui, dans ce contexte d’occupation coloniale, acquiert autant de signification. Bien que la revue ne soit jamais devenue le porte- parole de la lutte pour l’indépendance, loin de là, elle permettait tout de même à ses auteurs de s’exprimer en toute liberté à cet égard. Bien que la thématique de nationalisme et d’indépendance des poètes étudiés fût exprimée de manière implicite, il est concevable que ce ne fût guère une raison pour donner lieu à une censure ou une interdiction de la revue. On a pu constater que même si la revue

378 À propos de son recueil Cascada de leones (Shalāl l-usūd) , Mohammed Sabbag dit dans un entretien avec la revue littéraire espagnole La Estafeta Literaria de Madrid :

Cascada de leones es mi libro más importante y, en cuanto a su significación, creo que, por ser la historia poemática de la independencia marroquí, la de alcanzar en el futuro una transcendencia que ya anunciaron algunos críticos y publicaciones árabes de Marruecos.

« Cascades de lions est mon livre le plus important, et en qui concerne sa signification, je crois, parce qu’elle est l’histoire poétique de l’indépendance marocaine, sa signification est celle d’atteindre dans l’avenir une importance déja annoncée par quelques critiques et publications arabophones du Maroc. »

Cet extrait montre son engagement social de façon claire. Il se prononce explicitement sur les possibilités de l’avenir de la littérature marocaine d’expression arabe, ce qui indique la voie préférable pour (une des ?) nouvelle(s) identité(s) littéraire(s) marocaine(s). Cette conscience montre un esprit conscient et ferme dans la vision d’un pays décolonisé et libre. Le titre de ce recueil pourrait dans ce contexte être interprété comme un élément authentique si l’on sait que les lions représentent l’emblème du Maroc, l’armoirie royale. La cascade pourrait être interpretée comme une force de fraîcheur, de nouveauté, dans la perspective de la décolonisation. Ce qui frappe, c´est le fait que ce soit un recueil qui fut uniquement publié en arabe. Sabbagh, dans cette citation parle aussi de publications arabes annonçant ainsi une nouvelle phase dans sa carrière de poète. Dans ce même entretien on lit aussi : « […] Marruecos es un país viejo y nuevo al propio tiempo y se encuentra en inmejorables condiciones para producir una poesía y una literatura nacionales. » […] Le Maroc est un pays en même temps vieux et nouveau et il se trouve dans des conditions parfaites pour produire une poésie et une littérature nationales. » Il reste cependant peu clair dans quelle langue cette nouvelle poésie et littérature devrait voir le jour. Cité dans : Sabbagh, Mohammed, (Jacinto López Gorgé, éd.), 1990, p. 20. Quelques poèmes de Cascadas de leones furent traduits en espagnol par Leonor Martínez Martín dans la revue Ketama . 123 n’avait pas de programme politique— nationaliste/coloniale ou anticoloniale—, les poètes étudiés réfléchissaient et s’exprimaient en effet dans leur travail littéraire sur l’indépendance du Maroc et ce, en deux langues.

5.7 La revue littéraire Ketama (1953-1959)

Considérée comme l’héritière d’ Al-Motamid , la revue bilingue Ketama, 379 dirigée par Jacinto López Gorgé (1925-2008), se consacrait principalement à la poésie et à la prose (contes et courtes nouvelles) et voulait être : « un pequeño espacio de encuentro y confluencia de culturas », notamment la culture espagnole et la marocaine. 380 Dès sa naissance, cette revue est complètement bilingue. Ce point de départ est non seulement significatif et symbolique, lorsqu’on considère le contexte colonial, mais montre aussi la volonté de coopération et d’échange culturel vers de nouveaux espaces littéraires. 381 Ketama paraît à Tétouan pour la première fois en 1953 comme supplément littéraire de la revue scientifique marocaine Tamuda. Revista de investigaciones marroquíes, éditée par la Délégation d’Éducation et de Culture du Haut Commissariat d’Espagne au Maroc. 382 À cet égard, il est intéressant de noter que cette revue, aussi « semi-officielle » que la revue Al-Motamid , s’est présentée comme « une création littéraire hispano-arabe » dans le but de contribuer et de « faire bonne preuve » du travail protecteur de l’Espagne au Maroc. 383 Un travail qui se place, dans ce cadre, sous le signe de l’entente et de l’échange culturel, en

379 Ketama fait référence à la région du Rif du même nom, connue pour ses forêts de cèdres. Ces arbres forment l’illustration de la couverture du magazine. 380 Cité dans : « Presentación Ketama » par Martínez Montávez, Pedro, p. 15. « Un petit espace de rencontre et de confluence cultureles. » 381 Cf. Charia, Zakariae, Las revistas literarias españolas en Marruecos , Thèse de doctorat, Madrid, Universidad Complutense de Madrid, 2010. 382 La revue se joint à Hesperis , donnant à partir de 1960 la revue Hesperis-Tamuda . La revue est présentée ainsi : La revue HESPÉRIS-TAMUDA est consacrée à l’étude du Maroc, de son sol, de ses populations, de sa civilisation, de son histoire, de ses langues et, d’une manière générale, à l’histoire de la civilisation de l’Afrique et de l’Occident musulman. Elle continue sa mission, en les rassemblant en une seule publication, HESPÉRIS, qui était le Bulletin de l’Institut des Hautes Études Marocaines, et TAMUDA, Revista de Investigaciones Marroquíes, qui paraissait à Tétouan. Elle paraît, en principe, en trois fascicules simples par année. Chaque fascicule comprend des articles originaux, des communications, des comptes rendus bibliographiques, principalement en français et en espagnol et, éventuellement, en d’autres langues. 383 Cité dans : « Presentación Ketama » par Martínez Montávez, Pedro, p. 15. 124 particulier poétique. Six numéros sont publiés entre 1953 et 1959. 384 Les contributeurs étaient entre autres Mohammed Sabbagh, Mohamed Larbi Khattabi et Abdellatif Al Khatib. Sabbagh était responsable de la section arabe de la revue Ketama où il coordonnait la coopération avec des poètes et des écrivains du Maghreb et du Moyen-Orient. Beaucoup d’écrivains et poètes commencèrent à publier leurs écrits dans cette revue. Le poète Abdullatif Al Khatib (Jatib : orthographe espagnole), né à Tétouan en 1926, fit des études supérieures en Espagne. Écrivain, traducteur et journaliste, il fut directeur de la revue arabophone Al Anuar . Il traduisit en arabe de nombreux grands noms de la poésie espagnole, entre autres, Juan Ramón Jiménez, Jacinto Benavente, José Ortega y Gasset et des poètes du groupe de 27 dont quelques traductions parurent dans la revue Ketama (1953-1959). Dans le deuxième numéro de Ketama , paru en 1958, Al Khatib exprime avec ferveur l’importance du rôle des revues littéraires bilingues de cette époque dans un essai intitulé « Un patrimonio común » tout en évoquant aussi l’avantage non négligeable d’un passé partagé :

[...] Y son las revistas bilíngües las que deben jugar un papel primordialísimo para la realización de tan ferviente voto, puesto que su misión no quedaría cumplida si no dedicasen una especial atención al logro de esta meta. Logro que será apreciado en su justo valor por las generaciones futuras, que no vacilarán en agradecer nuestro actual esfuerzo y cotidiana labor. [...] Porque nuestra historia común no adquiriría su proporción natural y verdadera si no se hiciera renovar tanta grandeza dormida. No cabe duda que nuestros dos países han sido siempre campo feraz y lugar de intercambio para las culturas oriental y occidental. Para ser fieles a su historia, deben continuar la pasada labor como radiante prólogo a un futuro lleno de promesas. 385

384 López García, Bernabé et Miguel Hernando de Larramendi (éd.), 2007, p. 110. 385 Al Khatib, Abdullatif, « Un patrimonio común », Ketama. Suplemento literario de « Tamuda », nº 2, Tétouan, 1958, p. 2. « […] Et ce sont les revues bilingues qui doivent jouer un rôle primordial dans la réalisation d’une vote aussi fervente, vu que sa mission ne s’accomplira pas s’ils ne dédient pas une attention particulière à la réussite de ce but. Une réussite qui sera appréciée à sa juste valeur par les générations à venir, qu’ils ne doutent pas de valoriser notre effort actuel et notre labeur quotidien. […] Car notre histoire commune ne s’emparerait pas de sa dimension naturelle et réelle si elle ne faisait pas rénover tant de grandeur endormie. Pour qu’ils soient loyaux à leur histoire, ils doivent continuer le labeur précédent comme prologue radiant d’un avenir plein de promesses. » 125

Abdullatif Al-Khatib insiste ici sur le devoir marocain et espagnol de travailler ensemble, en se basant sur l’histoire commune et l’échange culturel, d’où l’importance des revues bilingues. L’histoire de Ketama , créée une décennie plus tard, rappelle celle de Souffles /Anfas (1966-1971), malgré les grandes différences en ce qui concerne le contexte politique et social. Très vite, Souffles , d’abord revue francophone, se doubla d’une revue arabophone : Anfas . Pourtant, à l’encontre de Ketama , la revue Souffles cherchait à déconstruire la langue française, à la subvertir. Du fait de son caractère novateur et militant, Souffles fut à l’origine d’un renouveau artistique et intellectuel tant souhaité à cette époque postcoloniale où une redéfinition de l’identité marocaine était primordiale. Ketama vit le jour dans les dernières années du Protectorat et continua son travail au début de l’indépendance du Maroc, mais elle fut financée par les autorités espagnoles – ce qui la rendait ambiguë, même si les poètes marocains et espagnols impliqués insistaient sur le « diálogo cultural entre las dos lenguas y las dos literaturas », – offrant un espace d’échange par rapport aux traductions dans les deux langues, comme Al-Motamid , son prédécesseur .386 S’agissant d’une revue qui trouve sa genèse dans les années 1950, époque pendant laquelle le Maroc du Nord se trouvait encore sous occupation espagnole, il est d’autant plus remarquable qu’un groupe de poètes espagnols et marocains s’unissent dans l’effort de créer un nouveau dispositif culturel et linguistique défini comme « hispanisme marocain », quand les oppositions entre colonisé/colonisateur étaient le plus présentes. 387 Comme nous le verrons par la suite, l’espagnol ne disparaît pas du domaine littéraire et culturel marocain mais se maintient à côté de l’arabe.

386 « Ketama et Al-Motamid ont impulsé sans précédent une sorte de dialogue culturel entre les deux langues et les deux littératures. » López García, Bernabé et Larramendi, Miguel Hernando de (éd.), 2007, p. 290. 387 Dans le cadre de ce travail, on n’a pas pu développer davantage sur cette revue et les contributions marocaines de langue espagnole pour donner une image plus élaborée et plus complète, faute d’archives complètes. 126

VOLET III

ENTRE HISTOIRE ET FICTION

127

6. LA LITTÉRATURE HISPANOPHONE APRÈS L’INDÉPENDANCE : UNE LITTÉRATURE MINEURE ?

6.1 Littérature « mineure » : écrivains marocains de langue espagnole

Dans ce chapitre, j’essaierai d’esquisser une synthèse de quelques œuvres théoriques qui ont été écrites sur les littératures minoritaires ou mineures. Je tenterai par la suite d’aboutir à une définition de certains concepts, à savoir interlinguisme et interlangue , qui sont intrinsèquement liés aux littératures mineures et qui se reflètent dans les textes analysés, en particulier au chapitre VII. Le fait que les hispanophones constituent une minorité restreinte au sein de la société marocaine – et ceci vaut aussi pour la littérature marocaine écrite en espagnole – explique la situation compliquée d’une littérature dite « mineure ». Dans Kafka, pour une littérature mineure (1975), Gilles Deleuze et Félix Guattari mettent en avant la notion de « littérature mineure » : « Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure. »388 Pour illustrer leur propos, Deleuze et Guattari citent l’exemple de Franz Kafka, écrivain et intellectuel juif-tchèque (1883-1924) né à Prague et écrivant en allemand. L’allemand constituait pour les Juifs de Prague la langue d’assimilation. Comme le note Pascale Casanova, l’allemand était la : « […] langue de ceux qui, en l’assimilant, ont réussi à faire oublier aux Juifs de Prague (et plus largement de toute l’Europe occidentale) leur propre culture. »389 Cette langue « oubliée » ou « refoulée » est le yiddish, langue que Kafka ne maîtrisait pas et dans laquelle il ne pouvait donc pas écrire ni s’exprimer. 390 Ainsi, Kafka écrit en allemand, langue qu’il connaît le mieux, pourtant une langue qu’il considérait comme « volée » et « dont l’usage serait donc toujours pour lui illégitime. »391 Alors, son œuvre est écrite dans sa langue maternelle, l’allemand ; à cette époque,

388 Deleuze, Gilles et Félix Guattari, 1975, p. 29. 389 Casanova, Pascale, 2008, p. 366. 390 Sur ce point, le problème du yiddish est effectivement quelque peu comparable à celui de la darija au Maroc, car dans les deux cas il s’agit d’une langue qui est surtout parlée et dont la graphie diffère aussi (en arabe/en latin). Cf. Baumgarten, Jean, Le Yiddish : Histoire d’une langue errante , Paris, Albin Michel, 2002. 391 Casanova, Pascale, 2008, p. 378. 128 au début du XX e siècle à Prague, cette langue était parlée par une minorité car Prague était composée d’une majorité tchèque et de minorités allemandes et juives. Il s’ensuit que Kafka écrit son œuvre en allemand, qui à Prague, sa ville natale, avait à cette époque le statut politique, culturel et social d’une langue « mineure ». Il en était de même pour la langue parlée pas ses aïeux, le yiddish. Il importe de voir si la notion de littérature mineure telle que définie par Deleuze et Guattari, pourrait s’appliquer également à la situation des écrivains hispano- marocains après l’indépendance du Maroc, donc au moment où l’espagnol y avait perdu son statut officiel en tant que langue officielle des institutions du protectorat espagnol dans les régions du Nord et du Sud. 392 Selon Deleuze et Guattari, la littérature mineure a trois caractères principaux, 393 la déterritorialisation de la langue, l’engagement politique et l’articulation collective ou plus précisément, pour citer Deleuze et Guattari : 394 « Les trois caractères de la littérature mineure sont la déterritorialisation de la langue, le branchement de l’individuel sur l’immédiat-politique, l’agencement collectif de l’énonciation. »395 La première caractéristique, la déterritorialisation de la langue, est exemplifiée par la déterritorialisation géographique de Kafka, l’être déterritorialisé de Kafka, au même titre qu’une aliénation symbolique comme Juif de Prague, qui faisait partie dans le passé de la « minorité opprimée » de langue allemande, exclue de la société allemande.

392 Boukouss, Ahmed, p. 80. 393 Deleuze et Guattari ne parlent pas en termes scientifiques de « caractéristiques », mais de « caractères » en termes psychologiques. 394 La définition de la notion de « déterritorialisation » : « décrit tout processus de décontextualisation d'un ensemble de relations qui permet leur actualisation dans d'autres contextes ou dans les mots de Deleuze & Guattari « as the movement by which something escapes or departs from a given territory » (1987), p. 508. Deterritorialisation is always a complex process involving at least a deterritorialising element and a territory, which is being left behind or reconstituted […] When Deleuze and Guattari suggest that societies are defined by their lines of flight or by their deterritorialisation, they mean that fundamental social change happens all the time, even as the society reproduces itself on other levels. Sometimes change occurs by degrees, as with the steady erosion of myths about sexual difference and its role in social and political institutions. Sometimes, change occurs through the eruption of events, which break with the past and inaugurate a new field of social, political or legal possibilities. », p. 73. Dans : Adrian Parr (éd.), 2010, en particulier pp. 69-72. Voir à cet effet aussi, « Le vocabulaire de Gilles Deleuze » sous la direction de Sasso, Robert et Arnaud Villani, Les Cahiers de Noesis . Vocabulaire de la philosophie contemporaine de langue française , nº 3, printemps 2003. 395 Deleuze, Gilles et Félix Guattari, 1975, p. 33. 129

Le deuxième caractère est le branchement de l’individuel sur l’immédiat- politique ou l’engagement politique. Chez Deleuze et Guattari, cette orientation politique semble avoir à faire avec un geste collectif vu que la littérature mineure comprend perte(s) et retrouvailles de l’identité et de la mémoire collectives. Ces trois « caractères » sont les « mécanismes complexes par lesquels parviennent à émerger toutes les nouvelles littératures nationales. »396 La littérature mineure du migrant ou des écrivains exilés— culturellement ou linguistiquement— est donc « chargée » du rôle et de la fonction de l’expression collective dont la conscience (nationale) s’exprime nécessairement à travers la langue et la littérature. En s’exprimant individuellement, souvent à travers des éléments nationaux issus de l’héritage culturel, comme l’oralité, les légendes etc., ils parviennent à quelque chose qui leur est propre. 397 L’écrivain en question ne peut s’empêcher de « représenter », qu’il le veuille ou non, un collectif plus large que lui-même par sa condition de migrant ou d’exilé. Il s’ensuit donc que cette orientation politique est connectée avec un autre aspect important et crucial, à savoir la migration, sur laquelle je reviendrai plus tard afin d’approfondir ce sujet. La troisième caractéristique de la littérature mineure, est ce que Deleuze et Guattari nomment l’agencement collectif de l’énonciation. L’orientation politique est plus étroitement liée avec cette articulation collective de littérature mineure qui en constitue la dernière et troisième caractéristique. L’aspect politique né ici du fait que l’individu parle (écrit) dans une certaine langue déracinée et par conséquent s’exprime par nécessité « politiquement », justement parce que cette langue ne constitue pas une langue nationale, étant celle d’une communauté minoritaire. 398 Selon Deleuze et Guattari, l’élément politique dans Kafka se

396 Deleuze, Gilles et Félix Guattari, 1975, p. 287. 397 Deleuze, Gilles et Félix Guattari, 1975, p. 287. 398 Le cadre philosophique contre lequel Deleuze et Guattari s’opposent est la philosophie de l’identité ou la philosophie du sujet qui a fait son entrée depuis Descartes. Cette philosophie part du principe que l’homme a une identité unique et propre. Descartes se base sur l’idée que la conscience humaine (douter ou penser) est la seule chose sûre qu’il a et constitue donc le fondement de son identité, d’où le slogan Cogito ergo sum (je pense donc je suis), dans lequel la pensée et l’être coïncident et forment une identité. La seule chose qu’on sait avec certitude est qu’on pense, qu’on doute. On ne peut pas douter qu’on doute. Cela englobe l’identité de l’homme. Toute la philosophie qui suit, c’est-à-dire jusqu'à Nietzsche, Marx et Freud (dénommés par Ricœur « les maîtres du soupçon ») part de cette pensée. Cela a aussi laissé des traces sociopolitiques et culturelles. L’idée d’un état où une langue est parlée par un peuple en est un exemple. Ceci est illustré par le surgissement des états nations jusqu'à 1900 et la décomposition de ces états par la (dé) colonisation au XX e siècle. Il s’est produit un mélange des langues, des peuples et un déplacement des frontières qui forment cette identité. Depuis Nietzsche, la philosophie de la 130 caractérise par sa nature subversive, tandis que pour Kafka lui-même, la politique se limitait à la question nationale. 399 Suivant cette ligne de pensée, j’aimerais citer un autre cas ou une autre question « national(e) ». Dans l’étude d’Azade Seyhan, intitulée Writing outside the nation , l’auteur analyse et compare deux littératures mineures qui toutes les deux trouvent leurs racines dans la migration ou dans l’immigration. Il s’agit de la littérature Chicano/a. 400 La littérature Chicano en tant que littérature mineure est constituée par des écrivains originaires du Mexique (Chicanos ou Mexicains- Américains) qui sont nés, ont émigré ou ont fui aux États-Unis. 401 Selon certains universitaires/chercheurs, les origines de cette littérature remontent déjà au XVI e siècle. 402 Néanmoins, l’essor de cette littérature date d’après l’année 1848, quand les États-Unis, après la guerre américano-mexicaine (1846-1848) annexent de grandes parties de ce qui avait été le Mexique. Des milliers de Mexicains sont aussi devenus des citoyens américains. De là, une nouvelle culture hybride s’est développée au cours du temps, issue d’une synthèse linguistique et culturelle des deux côtés, formée davantage par les migrations aux États-Unis du XIX e au XXI e siècle. Cette littérature Chicano est écrite en espagnol ou en anglais, ou dans un mélange des deux langues, formant le spanglish ou espanglish. 403 Comme il s’agit d’une littérature hispanophone également, il m’a paru intéressant de l’inclure dans culture du XX e siècle tourne autour de cette idée et part justement des différences. Identité n’est pas un début comme chez Descartes mais le résultat d’un mélange des différences précédentes. L’essentiel est donc de voir comment cette synthèse d’identités est née ou se produit comme l’exprime Deleuze ainsi que les penseurs de différence. Cette philosophie de l’événement s’exprime dans le cas Kafka, sa littérature étant une littérature mineure. Néanmoins, ce terme est ambigu ou trompeur, car il suscite l’association avec des groupes minoritaires qui se pensent en termes traditionnels (limités) d’identité (un peuple, une langue, une nation, une frontière). C’est pour cela que Deleuze et Guattari parlent de caractères et non pas de caractéristiques des littératures mineures. En effet, les caractères sont capricieux et se constituent par rapport aux langues, à l’environnement, aux pays, aux frontières etc. Si un changement intervient dans cet état de choses, comme ce fut le cas chez Kafka, il se passe alors quelque chose entre ces trois piliers, ce que Deleuze et Guattari appellent une littérature mineure. 399 Voir en particulier l’exposé sur ce sujet dans Casanova, Pascale, 2008, pp. 287-292. 400 Ainsi que la littérature allemande écrite par des écrivains d’origine turque (première et seconde génération). 401 La littérature Chicana (féminine/féministe) réfère aux citoyennes américaines d’origine mexicaine. La plupart des chicanas/os tracent leur héritage dans la culture hispanique et indienne- américaine. 402 Voir en particulier Augenbraum, Harold et Margarite Fernández Olmos, « Introduction : An American Literary Tradition », dans : Augenbraum, Harold et Margarite Fernández Olmos, The Latino Reader , Boston, Houghton Mifflin, 1997. 403 Voir aussi, Acuña, Rodolfo, Occupied America. A History of Chicanos , 6ème edition, New York, Longman, 2007; Ortego y Gasca, Felipe, Backgrounds of Mexican American Literature , New Mexico, University of New Mexico, 1971. 131 la présente analyse du caractère « minoritaire » de la littérature marocaine d’expression espagnole. Si nous comparons la situation des auteurs marocains hispanophones d’après- l’Indépendance avec celle des représentants d’une littérature mineure décrite par Deleuze et Guattari, on note tout de suite une différence. Selon la définition de Deleuze et Guattari, une littérature mineure trouve souvent ses origines dans la migration ou un exil politique, culturel, linguistique ou un mélange de ces données spécifiques. La situation n’est donc pas la même concernant l’idée d’une langue, d’un pays, d’un peuple et d’une frontière. Si l’on réfléchit à partir de la question de savoir ce qui s’est passé et entre quoi, les nouvelles frontières ne se sont pas déplacées, mais depuis se sont établies. Et pourtant, les frontières se déplacent de nouveau, souvent non pas physiquement, mais mentalement ou culturellement. Il s’agit des différents contextes dans lesquels se trouvent les écrivains. En revanche, les écrivains marocains d’expression espagnole d’après l’Indépendance—comme Kafka d’ailleurs— n’ont jamais émigré ni se sont exilés dans un autre pays, même s’ils écrivent dans une langue qui les place en situation « mineure », ce qui est dû au fait qu’au Maroc l’espagnol constitue une des langues « minoritaires ». Dans ce sens, l’émigration ou l’exil se trouve ici dans le mouvement ou le « déplacement » non pas géographique mais mémoriel, culturel et linguistique, aussi au niveau de l’espace temporel que constitue l’histoire. Ils vivent alors partiellement dans une langue, partiellement dans l’autre, toujours de façon fragmentée ou bilatérale. 404 Car, comme je l’ai indiqué plus haut, après l’Indépendance du Maroc l’espagnol n’y a plus de statut officiel. Seul le statut de l’arabe est réglementé dans la Constitution en tant que langue nationale et officielle. Il n’empêche que des règles non écrites peuvent au même titre que des lois nationales entraver quelqu’un dans son usage linguistique. Les auteurs hispanophones du Maroc écrivent cependant dans une langue majeure tout comme Kafka, une langue mondiale, tandis que la langue « nationale » ou langue vernaculaire, la darija ou les langues amazighes parlées n’ont pas de statut

404 La question est aussi de savoir s’ils sont véritablement « libres » dans ce choix d’écrire en espagnol, qui pour la majorité n’est pas la langue maternelle. Voir à cet effet, Khatibi, Abdelkébir, Amour bilingue , Montpellier, Fata Morgana, 1983 ; Derrida, Jacques, Le monolinguisme de l’autre ou La Prothèse d’origine , Paris, Galilée, 1996. Dans ces œuvres les auteurs évoquent leur langue maternelle. 132

« littéraire » proprement dit. 405 À cet égard, ces langues diffèrent encore du yiddish, langue dans laquelle il existait déjà une littérature écrite à l’époque de Kafka. 406 Il est important de noter que la maîtrise de la langue espagnole par ces écrivains, qui pour la majorité d’entre eux est la langue d’expression littéraire, est le résultat de l’expérience coloniale ou « protectrice » espagnole et non pas de la migration, d’un retour ou d’une redéfinition/extension d’identité. D’un point de vue historique, la situation des écrivains marocains est comparable à celle des Chicano, annexés par les États-Unis. Contrairement à la plupart des écrivains diasporiques, ils partagent donc un lien historique, culturel et linguistique avec le pays colonisateur. Un lien qui peut être vécu comme problématique, il est vrai, bien que de nos jours la vieille dichotomie colonisé/colonisateur commence à s’estomper lentement, restant encore souvent présente dans l’imagination collective. 407 Les écrivains et intellectuels hispano-marocains d’après l’Indépendance ne semblent pas correspondre à la définition ou au profil prédéterminé et généralement esquissé d’une littérature mineure. En effet, la plupart des littératures mineures émanent de communautés migratoires ou exilées et sont définies comme mineures à cause de leur déplacement géographique commun. L’espagnol fonctionne aussi, pour ces écrivains, comme un moyen essentiel d’expression qui leur permet en outre d’atteindre un public hispanophone plus large. Mais qu’est-ce que les littératures mineures ont en commun ? Premièrement, le déplacement d’une communauté minoritaire. Ceci est illustré par l’exemple des écrivains d’origine marocaine qui ont émigré à un jeune âge en

405 À cause de la migration de main-d’œuvre après la Seconde Guerre mondiale, la darija et les langues amazighes sont parlées plus qu’avant. 406 Voir à cet égard, Miron, Dan, A Traveler Disguised: A Study in the Rise of Modern Yiddish Fiction in the Nineteenth Century , New York, Schocken, 1973, reprint edition Syracuse University Press, 1996. 407 Les rapports historiques entre le Maroc et l’Espagne refont surface dans la contemporanité, en particulier par rapport à l’immigration en Espagne ; voir à cet effet, Martín-Rodríguez, Manuel, « Aztlán y Al-Andalus: la idea del retorno en dos literaturas inmigrantes », La Palabra y El Hombre 120, 2001, pp. 29-38; Ricci, Cristián H., « El regreso de los moros a España: fronteras, inmigración, racismo y transculturación en la literatura marroquí contemporánea », Cuadernos de ALDEEU XXI , 2005, pp. 1-12; Flesler, Daniela, The return of the moor. Spanish responses to Contemporary Moroccan Immigration, West-Lafayette, Perdue University Press, 2008. Voir aussi pour une relecture contemporaine dans un contexte européen de l’expulsion des morisques, Catherine, Lucas, Morisco’s. Een vergeten ethnische zuivering in Andaloesië , Berchem, EPO, 2009. Sur la culture et les traces morisques dans l’identité espagnole, voir, Manuel, Antonio, La huella morisca. El Al Ándalus que llevamos dentro , Cordoba, Almuzara, 2010. 133

Espagne ou y sont nés de parents immigrés. Pourtant, l’idée du déplacement ne s’applique pas aux écrivains marocains (au Maroc) s’exprimant en espagnol. En ce qui concerne les écrivains d’après l’Indépendance, ils pourraient être considérés comme « déplacés », non pas dans un sens géographique, mais plutôt symboliquement ou plus exactement, linguistiquement. Écrire en espagnol au Maroc les coupe du reste de la population marocaine qui écrit en français, en arabe (ou en darija soit en amazighe), les plaçant dans une situation parfois assez ambiguë. 408 Pourquoi encore écrire en espagnol (ou en français) vu que l’époque du protectorat fait partie du passé, pourquoi ne pas écrire en arabe, en darija ?409 Ceci pose aussi la question de l’emploi de la darija comme langue littéraire, question qui dépasse cependant le cadre de mon travail. 410 On notera que les écrivains hispano-marocains nés dans les années 1940- 1950 ont grandi entourés des deux langues : l’arabe (marocain) et l’espagnol, une situation de diglossie due au contexte coloniale espagnol déjà mentionné. Ils vivaient donc souvent une situation de diglossie et se situent pour la plupart dans les deux cultures car ils vivent, travaillent et écrivent dans les deux langues (l’arabe et l’espagnol pour certains, le français et l’espagnol pour d’autres). Certains de ces auteurs sont même trilingues, car beaucoup d’écoles primaires et secondaires au Maroc (en particulier dans le Nord), enseignent aussi en français, à côté de l’arabe et de l’espagnol.

6.2 Interlinguisme et interculturalité

Dans cette perspective de multiplicité de langues, j’aimerais introduire un autre concept appelé « l’interlinguisme » qui est lié à l’interculturalité. Le terme d’interlinguisme a été introduit par le critique Chicano Juan Bruce-Novoa pour décrire le parler Chicano où l’on trouve mélangés des mots d’anglais et d’espagnol

408 En caractères latins, arabes ou dans l’alphabet tifinagh. 409 Voir en particulier, Benchemsi, Achmed, « Darija, langue nationale », TelQuel , nº 34, 15 juin 2002; Laroui, Fouad, Le drame linguistique marocain , Paris, Zellige, 2011 ; Moustaoui Srhir, Adil, « Language planning, standarization and dynamics of change in Moroccan Arabic », Dialectologia, n˚9, 2012, pp. 53-69. Cf. par exemple, le livre d’Amine Al-Alamy, Youssef, écrit entièrement en darija : Tqarqib an-nāb, Khbar bladna, Tanger, 2006. 410 Pour une analyse plus approfondie de cette question, on se reportera à Laroui, Fouad, 2011. 134 mais aussi un modèle cross-culturel, des modèles grammaticaux et du vocabulaire .411 Ce concept semble s’appliquer largement à cette littérature/écriture, vu que sa définition semble s’appliquer dans des termes exacts à la situation linguistique dans laquelle se trouvent ces écrivains. Même si ce terme semble inventé ou créé pour décrire à première vue un parler particulier (unique), le parler Chicano, et qu’il est par conséquent utilisé dans un contexte culturel et linguistique spécifique. Une autre perspective similaire est celle de l’ interlangue , introduite par Jean-Marc Moura, spécialiste de la littérature francophone. Moura a étudié ce phénomène, entre autres, dans l’œuvre de l’écrivain franco-ivoirien Ahmadou Kourouma. 412 D’après Moura, il s’agit d’une stratégie littéraire qui se caractérise, entre autres choses, par le renversement de la syntaxe, l’introduction de nouveaux mots et d’images empruntés de sa langue maternelle, le malinké. 413 Si dans les exemples précédents la notion d’interlangue est appliquée à un domaine littéraire spécifique, celui de la littérature chicano, dans le cas de Juan Bruce-Novoa, et de la littérature francophone subsaharienne, dans le cas de Moura, je pense qu’elle s’applique aussi aux écrivains marocains de langue espagnole. Ces auteurs, tous originairesdu Maroc, où l’espagnol a eu le plus d’influence et continue à se maintenir, bien que sous une forme réduite, mélangent dans leurs textes l’espagnol avec des mots en arabe-marocain écrits en caractères latins, ce qui présente aussi une certaine spécificité géographique, celle de la région du Nord où l’influence de l’espagnol fut la plus forte. 414 Ceci vaut aussi pour l’utilisation de la hakétia , langue judéo-espagnole du Nord du Maroc. Il semble donc que la littérature écrite par les écrivains chicano reflète fidèlement la situation de la diglossie qu’une grande partie de ces auteurs vivent jour après jour. Commençons par constater que ce phénomène linguistique et littéraire rappelle la culture des moriscos et Juifs-sépharades évoqués plus haut. Ceux-ci s’exprimaient en espagnol mélangé avec des résidus de leurs langues « d’origine »,

411 Bruce-Novoa, Juan, 1990, p. 50. 412 Le terme a été développé en pédagogie par Klaus Vogel. Cf. Moura, Jean-Marc, Littératures francophones et théorie postcoloniale , Paris, Presses Universitaires de France, 1999. 413 Voir aussi, pour approfondir le sujet, Moura, Jean-Marc, Littératures francophones et théorie postcoloniale , Paris, Presses Universitaires de France, 1999 et Kourouma, Ahmadou, Les soleils des indépendances , Paris, Seuil, 1970. 414 Étudier le caractère hybride et interculturel, voir de quelle manière cette influence est exprimée dans le texte littéraire. 135 créant ainsi une langue et une littérature qui appartenaient aux deux rives, combinant deux cultures (ou plus) qui toutes soutenaient une authenticité dans leur expression linguistique, illustrant par ce biais les aspects culturels et sociaux. Il est donc intéressant que ces résidus linguistiques se retrouvent d’une certaine façon dans le parler et l’écriture des écrivains marocains hispanophones d’aujourd’hui. Dans ce qui suit, je ferai une analyse principalement centrée sur la thématique de l’histoire chez deux écrivains contemporains qui font partie de cette littérature « mineure » : le nouvelliste Ahmad Ararou et le romancier Mohamed Bouissef Rekab. De même, le chapitre VII de mon travail sera consacré au thème de la mémoire marocaine juive des auteurs de la diaspora marocco-sépharade d’expression espagnole, notamment Esther Bendahan et Mois Benarroch. 415 Si la présente étude est surtout centrée, au moyen de lectures serrées, sur les aspects (contextes) historiques, culturels et sociaux de cette littérature, je me propose aussi d’étudier dans une moindre mesure les aspects interculturels et interlinguistiques. Néanmoins, ses particularités langagières feront partie d’une étude de la littérarité des textes et non pas d’une étude proprement linguistique, cela dépassant le cadre de mon travail. La principale question est ici de savoir si les écrivains marocains de langue espagnole (sous le protectorat espagnol et après l’Indépendance) introduisent des mots en darija , haketía , hébreux, arabe comme une stratégie littéraire consciente, ou si cette utilisation de plusieurs registres linguistiques et culturels (identité linguistique/culturelle plurielle) est tout à fait naturelle (inconsciente) et propre ou même caractéristique de ces écrivains multi-linguistes. Ou encore, si ce n’est que le reflet fidèle de la situation linguistique (compliquée pour d’autres, problématique) qu’ils vivent aussi au quotidien, faisant usage de différents registres linguistiques. 416

415 Voir Bhabha, Homi, 1994; Hall, Stewart, 1994. 416 Ce que Fouad Laroui appelle le « drame linguistique marocain ». 136

6.3 Représentations littéraires de l’Histoire et des villes du Maroc

Je voudrais maintenant disserter sur la thématique spécifique de quelques œuvres de différents écrivains de cette littérature. L’Histoire du Maroc joue un rôle principal dans l’œuvre de la plupart des écrivains et poètes marocains d’expression espagnole. 417 L’espace temporel dans lequel sont encadrés ces thèmes historiques qu’on a étudiés, va du protectorat espagnol jusqu'à l’époque de l’Indépendance du pays et la contemporanéité. Les grands thèmes de l’histoire du nord du Maroc sont passés en revue ; la présence coloniale espagnole, les citoyens espagnols venus vivre au Maroc, la guerre du Rif, la lutte nationaliste pour l’Indépendance du pays, l’histoire des Marocains juifs, et enfin, les changements de la fin du protectorat espagnol. Ceci vaut aussi pour les grandes figures de l’histoire du Maroc, comme le sultan Mohammed V. Dans cette littérature issue du nord du Maroc, certaines villes ont une fonction significative dans les œuvres littéraires, comme Tétouan, l’ancienne capitale du protectorat, et la petite ville d’Asilah (située entre Tanger et Larache). Leurs histoires sont liées à des événements importants des annales historiques du pays. Dans ce qui suit, je m’attarderai sur des écrivains contemporains de langue espagnole, notamment sur un conte d’Ahmed Ararou et un roman de Mohammed Bouissef Rekab, qui ont en commun le thème principal de l’histoire. Ces deux textes reflètent, chacun à sa manière, dans leur cadre fictionnel, des allusions à certains éléments historico-culturels du passé du Maroc, utilisant respectivement Tétouan et Asilah comme fond de leurs récits.

417 Voir sur la fictionnalisation du réel et de l’histoire dans la littérature marocaine de langue française et arabe, Zekri, Khalid, Fictions du réel. Modernité romanesque et écriture du réel au Maroc, 1990-2006 , Paris, L’Harmattan, 2006. 137

6.4 « Tétouan au temps du Protectorat espagnol : nostalgie coloniale ? » :

Las inocentes oquedades de Tetuán de Mohamed Bouissef Rekab

Paratexte et instance narrative

Le romancier Mohamed Bouissef Rekab Luque est né à Tétouan en 1948, de mère espagnole et de père marocain. Après avoir suivi des études et obtenu un doctorat d’espagnol à l´université de Madrid, il entame une carrière académique. De retour au Maroc, il travaille d’abord à l´université Abdelmalek Essaâdi de Tétouan puis à l´UNED (Universidad Nacional de Educación a distancia) de Ceuta. Auteur d´une oeuvre diverse, il publia huit romans, une anthologie et un livre de contes. Las inocentes oquedades de Tetuán (Les innocentes vides de Tétouan ) est un roman publié en 2009 aux éditions Alcalá en Espagne. Un titre qui peut faire allusion aux vides laissés par la communauté espagnole dans les premières années après l’Indépendance du Maroc. Le paratexte de ce roman volumineux est remarquable et nécessite une analyse plus détaillée. À la première page on lit : « Titre original : Las inocentes oquedades de Tetuán » suivi d´une phrase expliquant qu´il s´agit d´une oeuvre écrite directement en espagnol. Cette mention explicite indique la volonté de souligner l´authenticité de la langue d´expression de l´écrivain. Que veut dire cette précision au juste ? Existe-t-il alors des livres qui ne sont pas écrits directement en espagnol, mais qui sont néanmoins présentés en tant que tels ? En tout cas, on peut en déduire que l’auteur a voulu insister sur le fait que de nos jours il existe toujours des auteurs hispanophones au Maroc, même s’ils portent un nom à consonance arabe. La page suivante porte une citation de l´écrivain péruvien Mario Vargas Llosa, concernant le « métier » d´écrivain dans un pays où la lecture n´est pas chose courante. La situation décrite par Vargas Llosa se rapporte effectivement très bien à la situation au Maroc où les auteurs, quelque soit leur langue d´expression, connaissent un lectorat relativement limité et appartiennent à une élite économique et sociale. Mohamed Bouissef Rekab aborde ici, bien qu’indirectement, un sujet essentiel et précaire, celui d´un public littéraire hispanophone restreint au Maroc, ainsi que le statut (précaire) de la langue espagnole au Maroc. 138

Le ton du roman de Bouissef Rekab est annoncé par l’incipit renfermant un extrait tiré de l’ouvrage Notas marruecas de un soldado d’Ernesto Jiménez Caballero, l´écrivain espagnol phalangiste (1899-1988). Cette ouverture crée en même temps un lien intertextuel avec la présence coloniale espagnole au Maroc et en particulier à Tétouan, vu que dans ce court texte, Jiménez Caballero décrit ses mémoires personnelles, impressions et expériences en tant que soldat pendant la Guerre de Tétouan (1859-1860), aussi dénommée Guerra de África. 418 Dans ce court incipit on lit des observations de Jiménez Caballero sur le spectacle du coucher de soleil vu d’une terrasse, le gestuaire de la prière musulmane et l’aura mystérieuse qui émane du paysage de Tétouan. Cette description imbue de spiritualité fait qu’on a du mal à croire que le texte se situe en période de guerre et d’occupation. À cet égard, elle montre des similarités avec le trope que Mary Louise Pratt appelle le « -of all-I-survey scene ». 419 C’est la description d’une scène dans laquelle le « colonisateur » contemple le paysage de haut, et donc domine (littéralement) la terre qu’il vient de conquérir. D’après Pratt, cette figure de style est une des caractéristiques de la littérature de voyage de l’époque coloniale. La vue plongeante affirme ainsi le pouvoir colonial ou impérial. Comme l’avance Pratt : « […] many standard elements of the imperial trope are present: the mastery of the landscape, the estheticizing adjectives, the broad panorama anchored in the seer. » 420 Insistant sur l’autorité visuelle du regard panoramique attribué à l’écrivain (voyageur) basé, le texte attire notre attention sur l’autorité politique exercée par lui et les siens sur le territoire en question. 421 Le fragment de Jiménez Caballero, que cite Bouissef Rekab, encadre son roman, et, comme un cadre servant à présenter un tableau d’une certaine façon, donne déjà le ton de ce qui va suivre. Il s’agit de l’idée que la guerre et l’occupation ne sont pas nécessairement incompatibles avec un certain amour pour le pays, aussi paradoxal que cela puisse paraître. 422

418 Jiménez Caballero, Ernesto, Notas marruecas de un soldado , Madrid, Imp. Ernesto Giménez (autoedité), 1923. 419 Pratt, Mary Louise, 2008, pp. 197-209. 420 Pratt, Mary Louise, 2008, p. 205. 421 Mair, Christian (éd.), The Politics of English as a World Language. New Horizons in Postcolonial Cultural Studies , Amsterdam/New York, Rodopi, 2003, p. 223. 422 Cf. Nanclares, Gustavo, « Tetuán en la narrativa española de la Guerra de África : Notas marruecas de un soldado de Ernesto Giménez Caballero », Letras Peninsulares 21.1, 2008, pp. 67-85. 139

La perspective de narration est hétérodiégétique, passant par un narrateur omniscient. Concernant l’espace temporel, le récit est coupé en différents épisodes qui ne s’alternent pas forcément selon l’ordre chronologique. Ainsi sont présentées, de façon arbitraire, les années 1936, 1964, 2003, 1974. L’histoire principale des protagonistes se situe pourtant dans les années 1950, époque à laquelle Tétouan se trouve sous protectorat espagnol. L´espace narratif du roman de Bouissef Rekab est constitué par la ville de Tétouan, à l’exception du début du roman, qui décrit une scène du commencement de la guerre civile espagnole de 1936 à Tolède, lors de laquelle les troupes franquistes remportèrent la victoire. À travers une description dramatique, évocatrice et haute en couleurs d’une scène de guerre, est présenté « un jeune soldat musulman » qui fait partie des Regulares et qui observe la fuite et la terrible défaite des soldats républicains. 423 Dans cet épisode, le narrateur met un accent particulier sur l’importante participation des Marocains dans l’armée victorieuse : « […] valiente y arrojado avance del ejército sublevado, beneficiado por la presencia de miles de marroquíes en sus filas. »424 Il informe minutieusement le lecteur sur la situation des soldats marocains, leur recrutement dans la zone espagnole du Maroc sous prétexte de combattre l’ennemi de l’islam, afin de former l’unité de « Regulares », et de leur rôle dans les autres fractions de l’armée franquiste, notamment la Phalange et la Légion. 425 Cependant, comme le montre le narrateur, leur rôle fut ambigu en ce sens qu’il les opposa à leurs propres compatriotes marocains. Le détail historique dans ces deux pages d’ouverture l’emporte sur la narration qui, par la suite, ramènera le lecteur à l’an 1964. Il (ou elle) est introduit(e) auprès de

423 Les Regulares ou les Forces régulières indigènes (Fuerzas Regulares Indigenas, en espagnol), étaient l'ensemble des troupes d'infanterie et de cavalerie de l'armée espagnole recrutées au Maroc espagnol. Cf. Sebti, Adnan, « Les Regulares marocains », Zamane, nº 24, octobre 2012, pp. 70-75. 424 […] l’avancée courageuse et déterminée de l’armée soulevée, bénéficiant de la présence de milliers de Marocains dans leurs rangs. », p. 13. 425 Franco a renforcé le corps de son armée en recrutant des milliers de Marocains entre 80.000 et 100.000 soldats marocains qui ont participé à la fondation d’une République sous la direction de Franco. Les Regulares s’enrôlaient comme soldats dans l’armée franquiste souvent sous faux- semblants sociaux et économiques. De plus, des soldats souvent analphabètes étaient recrutés sous le masque de la propagande franquiste qui mettait les « rouges » infidèles sur la même ligne que les « infidèles », ennemis de l’islam. Sebti, Adnan, mars 2011, pp. 54-56. Voir à cet effet aussi le chapitre II de cette thèse. Cf. Ibn Azzuz Hakim, Mohammed, Actitud de los moros ante el alazamiento : Marruecos 1936, Málaga, Algazara, 1997 ; Madariaga, María Rosa de, Los moros que trajo Franco. La intervención de tropas coloniales en la Guerra Civil española, Barcelone, Ed. Martínez Roca, 2002; Sánchez Ruano, Francisco: prologue d’, Islam y guerra civil española : Moros con Franco y con la República, Madrid, La esfera de los libros, 2004. Voir aussi sur le sujet, le film de Driss Deiback, Los perdedores , sorti en 2006. 140 señor Paz, propriétaire d´une agence d´assurances venu vivre à Tétouan dans les années 50. Locataire d´un complexe d´appartements peuplé de gens différents, il traite ces voisins et employés musulmans et chrétiens de la même façon. L’autre protagoniste, señor Abdeslam, est son ancien compagnon d´armes de la guerre civile espagnole. Mais ce n’est pas la seule chose qui les lie, car leurs enfants respectifs, Inès et Suleimán, forment un couple amoureux, relation qui n’est pas vraiment appréciée par leurs pères. Le père d´Inès, qui tient avec ferveur à ses convictions catholiques, ne peut en aucun cas imaginer d´autres points de vue ou une autre croyance. Il exprime sans équivoque ce qu´il entend être la personne désignée comme futur époux de sa fille : « […] un español cristiano como mandan los cánones. » 426 En dépit du passé partagé avec son frère d’armes musulman, il est clair sur les relations interreligieuses : « La relación con los incrédulos debía mantenerse en el sector de los negocios, de los oficios…en las tareas diarias que permitían ayudarse mutuamente, nada más...es decir, respetarse y socorrerse en la vida social [...] »427 Du respect ou plutôt de la tolérance : « Que cada gente permaneciera en su bando... » 428 Ainsi, la solidarité, le respect et la tolérance de l’Autre excluent tout de même le mariage. Ici, le personnage du père espagnol se fait le porte-parole du législateur colonial qui, durant le Protectorat, menait une politique stricte en s’appuyant sur la police, dans le but d’empêcher le plus possible les liens conjugaux entre Espagnols et Marocains. 429 Dans cette perspective, on remarquera que dans les études anthropologiques sur la Méditerranée, l’idée d’une cohabitation sans métissage des différentes religions est aussi mentionnée. Ainsi, Christian Bromberger note que dans le monde méditerranéen : « les relations entre communautés n’ont jamais abouti à la formation de collectivités métisses, mais se sont traduites, au mieux, par une coexistence pacifique et empreinte de curiosité sympathique […] La Méditerranée n’est pas, sauf exceptions remarquables, une terre de mixité

426 « […] un espagnol chrétien comme le stipulent les lois. », p. 50. 427 « La relation avec les incroyants doit se maintenir dans le domaine des affaires, des bureaux…dans les tâches quotidiennes dans le cadre desquelles il est permis de s’entraider mutuellement, rien de plus…c’est-à-dire, se respecter et se secourir dans la vie sociale. », p. 47. 428 « Que chaque peuple reste dans son groupe…», p. 53. 429 Voir à cet effet l’article de Sebti, Adnan, « Amours sous surveillance », Zamane , nº 12, octobre 2011, pp. 80-83. 141 matrimoniale et ce n’est pas sur ses rives que s’est épanouie une religion métisse comme l’ umbanda brésilien. » 430 Dans le roman, Inès et Suleimán finissent par se marier. Parcours exceptionnel donc, même s’il est important d’ajouter que les mariages entre un homme musulman et une femme chrétienne (ou juive) sont plus facilement acceptés que l’inverse. De temps à autre, les habitants juifs de Tétouan et des villes avoisinantes font aussi leur apparition dans le roman de Bouissef Rekab. En témoigne notamment l’allusion à l´institution qui a été de grande importance pour la majorité des Juifs-Marocains : l´Alliance Israélite. 431 Il est également fait mention de personnages marocains, musulmans et juifs qui s’inscrivent à l’institut espagnol Nuestro Señora del Pilar ou El Pilar tout court, à l’opposé, respectivement, de l’école marocaine ou de celle de l’Alliance. Les personnages marocains juifs sont le plus souvent représentés comme vendeurs, fournisseurs et propriétaires de boutiques, fonctionnant ainsi comme des constituants indispensables à la dynamique sociale de la société décrite dans le roman. Les personnages achètent du calc blanc chez « l´hébreu Momo »,432 des fruits secs dans le magasin du « simpático hebreo Isaac Benoliel ». 433 Il est aussi fait référence au mellah , le quartier juif, ce qui souligne le caractère mythique de cette partie centenaire de la ville. Dans leurs conversations, les personnages font de temps en temps allusion à la situation des habitants de confession juive, par exemple au moment où est évoqué le départ soudain d´une famille juive, les Bendalac, nous indiquant que les choses ne vont pas très bien. Un départ, parmi d’autres, qui se rapporte à un épisode de l´histoire du Maroc – peu avant et après 1956, l’année de l’Indépendance – au cours de laquelle plusieurs vagues de Marocains juifs quittèrent le pays. Ainsi, l’émigration ou l’exil de nombreuses familles juives sont représentés comme faisant partie intégrante de l’histoire de Tétouan.

430 Bromberger, Christian, « Une vision de la Méditerranée, une manière ethnologique d’être au monde », pp. 43-94, dans : Bromberger, Christian et Tzvetan Todorov, 2002, p. 81. Voir en particulier pour ce contexte colonial espagnol au Maroc, Dieste, Josep Lluis Mateo, « Pourquoi tu ne m’écris plus…? Les relations mixtes et les frontières sociales dans le protectorat espagnol au Maroc », Hawwa , Vol.1, nº 2, Leiden, Brill, 2003, pp. 241 -268. Cf. Benjelloun, Abdelmajid, « La vie des Espagnols dans l’ex–Maroc khalifien » dans : Aouad, Oumama et Fatiha Benlabbah (éd.), 2008, pp. 51-70 ; Sebti, Adnan, « La vie marocaine des Espagnols », Zamane , nº 27, février 2013, pp. 54-58. 431 Voir aussi notre chapitre VII. 432 p. 43. 433 p. 42. 142

La fin d’une époque

À travers les dialogues entre señor Paz et ses amis - l’épisode se déroule en 1947 - le lecteur commence à se faire une idée de la situation politique à Tétouan. Les éléments politiques qui sont passés en revue reflètent des événements spécifiques de l’Histoire du Maroc. Pourtant, et cela me paraît remarquable, ces événements sont relatés pour la plupart du point de vue des Espagnols. De la mention de la défaite de la Bataille d’Annual en 1921, de l’exil d’Abdelkrim et du possible danger qu’il représente, en passant par l’allusion au Parti de l’Indépendance marocaine, jusqu’à l’un de ses leaders politiques, Abdelhak Torres. Les conversations entre les personnages espagnols alternent avec des informations relatives aux événements politiques données par le narrateur à partir d’une perspective marocaine. 434 Ainsi, il y est fait référence au grand protagoniste du nationalisme tétouanais, Abdeslam Bennuna, le narrateur indiquant par là que le point de vue marocain des événements n’est pas omis, qu’il est aussi présent que la perspective coloniale espagnole véhiculée par les personnages. C’est à travers les dialogues entre Espagnols également, dans lesquels ceux- ci expriment leur déception et incompréhension, que le lecteur apprend l’avènement du nationalisme à Tétouan. À cet égard, on notera que ces personnages espagnols se réfèrent à l’historiographe Tomas García Figueras, une figure importante de l’Africanisme. L’idéologie coloniale espagnole de cette époque prônait l’amitié et la fraternité avec le peuple marocain pour le bien du Maroc, afin de mieux atteindre les objectifs coloniaux. L’ambiance de la lutte pour l’Indépendance devient perceptible dans le roman. Une date mémorable est mentionnée, le 24 septembre 1931, cette fois-ci, à partir de la perspective marocaine des événements par la voix du narrateur : « En Tetuán, nunca

434 Selon Mikhail Bakhtin, l’interaction entre ces dialogues et la voix du narrateur entre dans ce qu’il appelle « dialogisme », et cela fait ici référence aux multiples voix présentées dans le roman. Donc, celles des personnages espagnols et marocains, ainsi que celle du narateur omniscient. Ces voix, souvent contradictoires, créent un espace ouvert et polyphonique dans le récit. Comme le note Alec Hargreaves: « The novel form, according to Bakhtin, is grounded in the recognition and orchestration of heteroglossia through a process which he calls dialogism. In dialogism, discourse is constantly relativised through the more or less open confrontation of contrasting speech types. », Hargreaves, Alec G., 1997, p. 100. 143 olvidaremos este dato...». Date chargée d’importance et de symbolique, où les habitants tétouanais purent organiser des élections libres. 435 L’épisode suivant évoque une période du Maroc indépendant, notamment en 1964. Les affaires du señor Paz vont mal à cause de la nouvelle situation au pays. Entre-temps, le Maroc a obtenu son indépendance. C’est à travers des conversations entre le señor Paz et ses collègues et amis espagnols qu’on comprend que l’ambiance politique reflète une nouvelle orientation dans la politique dirigeante du pays où le français, bien que cette langue ne compte pas parmi les langues officielles du pays, va progressivement remplacer l’espagnol. Les conséquences pour l’entreprise de Paz sont graves : « Su negocio iba viento en popa hasta que las firmas aseguradoras franco-marroquíes empezaron a instalarse en Tetuán...a quitarle clientes... y como las autoridades marroquíes centrales apoyaban sin ambages a esas empresas pro galas, él vio abocado a aceptar la realidad tal como se presentaba. » 436 De tous les employés du señor Paz, personne ne parle français. Dû au changement du statut de l´espagnol après l´abolition du protectorat espagnol et le départ des forces espagnoles colonisatrices, le français l’emporte sur l’espagnol et devient la nouvelle langue administrative. Paz se voit alors obligé de renvoyer quelques-uns de ses employés pour les remplacer par d´autres provenant de l’ancienne zone française. Cet épisode du roman montre donc à quel point le passage de l´espagnol— langue officielle de l’administration du protectorat espagnol—au français bouleversa la société du nord du Maroc. Un changement qui a aussi touché le domaine de la presse écrite, comme le remarque señor Paz dans une conversation : « ¿ Por qué cree usted que el África ha dejado de publicarse hace ya un par de años? Pues porque los periódicos en francés lo están avasallando todo...Lo que escriben ellos es la verdad...» 437 L’indifférence dont témoigne l’Espagne envers le Maroc après l’indépendance occupe aussi les pensées de ce personnage : « No olvide que si es

435 « […] À Tétouan, on n’oubliera jamais cette date », p. 117. 436 « Son affaire marchait sans problèmes et avec succès jusqu’au jour où les entreprises d’assurances franco-marocaines commençèrent à s’installer à Tétouan…à s’emparer de la clientèle... [...] et comme les autorités marocaines centrales soutenaient ouvertement ces entreprises pro galas, il se vit obligé d’accepter la réalité telle qu’elle se présentait. », pp. 45-46. 437 « ¿ Pourquoi pensez-vous que le journal África a cessé de se publier il y a déjà quelques années ? Car les journaux en français sont en train de soumettre le tout…Ce qu’ils écrivent est la vérité…», p.43. 144 así, la causa proviene de España, que no ha sabido mantener su orgullo de país protector...En el 56 se fue y se olvidó de todo lo que la unía a Marruecos [...] »438 C’est surtout un sentiment de désarroi qui domine chez lui. La société n’est plus la même, avec tout ce que cela implique, aussi à l’égard de sa personne en tant qu’Espagnol. Il a de plus en plus l’impression de devenir un étranger dans son propre pays. À cela s’ajoute chez lui un sentiment d’une autre nature où arrogance et racisme se confondent : « [...] una secreta emoción de venganza contra « estos moros », que tanto nos necesitan y que se atrevieron a echar a España de Marruecos [...] »439 Cette amertume est proche de l’idée que dans le passé où l’Espagne occupait le Maroc, tout était pour le mieux. Pourtant, quand sa fille se marie au Maroc, señor Paz refuse de revenir à Tétouan qu’il a quittée quelques années auparavant : « […] me han echado de ahí y no pienso volver a visitar ese sitio mientras viva. » 440 Un sentiment profond l´unit au Maroc : « Marruecos me persigue. Nunca podré dejar de sentirlo en las entrañas. » 441 Ce pays où il a vécu tant d´années et d´où il a voulu partir, fût-ce contre son gré. Au moment où la communauté espagnole quittait le pays, Tétouan n’était plus comme avant et il ne s’y sentait plus chez lui.

Une ville en décadence – 2003

Tétouan, décor principal de ce roman, avec ses caractéristiques emblématiques, comme les anciennes portes, la médina, les monuments et les rues populaires, est représentée comme une ville où l’histoire est encore très présente. Les références à la beauté et au charme pittoresque de la vieille médina sont nombreuses. Or, cette admiration renferme aussi une sérieuse critique de la décadence de la médina à l’heure actuelle et pose aussi la question de la responsabilité de sa

438 « N’oublie pas que si c’est comme ça, la cause vient de l’Espagne, qui n’a pas su maintenir son orgueil de pays protecteur…L’Espagne s’en est allée en 56 et a oublié tout ce qui l’unissait au Maroc [...] », p. 43. 439 « [...] une émotion secrète de vengeance contre « ces maures », qui nous nécessitent tant et qui ont osé mettre l’Espagne hors du Maroc [...] », p. 43. 440 « […] ils m’ont expulsé de là et je ne pense pas revenir visiter cet endroit tant que je suis en vie », p. 219. 441 « Le Maroc me poursuit. Je ne pourrai jamais écarter ce sentiment au fond de moi. », p. 217. 145 négligence. Ce sont les protagonistes du roman qui témoignent au présent des merveilles architecturales de la ville. Comme le personnage Hammad, qui dit ceci :

[...] se trataba de un pavimento con adoquines de hacía cientos de años, posiblemente aquellos que los moriscos pusieron; de las callejuelas estrechas y luminosas, oscuras y lúgubres en algunos recorridos [...] Las aldabas, de cobre casi todas, de las bonitas puertas árabes, esperaban ansiosas ser tocadas, para despejar el secreto de las vidas de los moradores de esas casas; las portezuelas, maravillosas hojas de madera, pequeñas unas, enormes otras, se empecinaban en permancer cerradas, dejando el secretismo tetuaní en su perennidad... 442

Cette citation où le personnage fait allusion à l’histoire de cette ville et à ses fondateurs morisques, avance une préoccupation qui est exprimée plus loin par d’autres personnages. La sauvegarde de ce patrimoine culturel se fait entendre comme un cri urgent. Les vieux monuments qui portent en eux cette histoire, ont besoin d’attention et d’un soin adéquat pour ne pas disparaître pour toujours. Le personnage d’Anisa, en parcourant la ville, dit ceci : « El muro de Bab al Okla está cayéndose a trozos. ¿ Por qué esos responsables, de no sé qué sector, no lo rehabilitan para que todo esté bonito? Creo que es una reliquia de los tetuaníes, que si no cuidan, perderán para siempre...» 443 Ce souci fait preuve, de la part de l’auteur, d´un intérêt pour le patrimoine culturel et historique de la ville. Même si l´actuelle médina de Tétouan fut classée Patrimoine Mondial il y a longtemps, on ne peut pas vraiment parler de sauvegarde ou d´investissement dans des travaux de rénovation.444 Dans le roman, les allusions explicites aux monuments et à l’infrastructure typique de la ville sont aussi nombreuses. Ainsi, les institutions juives et espagnoles, faisant partie intégrante du caractère de la ville « juive » et « espagnole » de cette époque, sont

442 « […] il s’agissait d’un pavé avec une pierrerie d’il y a des centaines d’années, peut-être ceux que les morisques ont mis ; des ruelles étroites et lumineuses, obscures et lugubres dans certains chemins […] Les heurtoirs, presque tous en cuivre, de jolies portes arabes attendaient d’être touchées, afin de révéler le secret des vies des habitants de ces maisons; les petites portes, merveilleuses lames de bois, quelques-unes petites, d’autres énormes, s’obstinaient en restant fermées, laissant le mystère tétouanais dans sa continuation…», p. 311. 443 « Le mur de Bab al Okla est en train de se désintégrer. ¿ Pourquoi ces responsables de je ne sais quel secteur, ne le rénovent pas pour que tout soit joli ? Je crois que c’est une relique des Tétouanais, que s’ils ne la conservent pas, ils vont la perdre pour toujours…», p. 296. 444 Cf. Nejarri, Amel, « La préservation des lieux de mémoire en question. Tétouan se désintéresse de son passé », Libération , 2009 (web). 146 mentionnées à travers les personnages, comme le mellah juif et l’institut espagnol Nuestro Señora del Pilar . Un exemple significatif est celui du « trolleybus » ou « trole » instauré par les Espagnols à l´époque du Protectorat, un héritage infrastructurel de nos jours disparu. 445 Toutes ces références créent un tableau espagnol de la ville, d’une époque où elle était sous l’autorité espagnole. Le narrateur donne l’impression qu’en dépit de la colonisation, la ville était éblouissante et s’engageait dans la voie de la modernité. Ces descriptions témoignent aussi d’un désir de faire revivre tous les constituants et particularités de la ville d’il y a une soixantaine d´années. L´auteur exprime par là un sentiment d’inquiétude et d’affection pour les lieux et les bâtiments les plus emblématiques de la ville et de son histoire. Ainsi, faire revivre une mémoire du passé, oblige à réévaluer l’infrastructure citadine qui contextualise l’imaginaire et qui lui donne plus de véracité.

Entre histoire et fiction

Comme nous l’avons vu, le roman de Bouissef Rekab est rempli d’un grand nombre de références à des entités ou des faits historiques, à commencer par la ville de Tétouan et la période du protectorat espagnol. Ainsi, ce texte répond à la définition du roman historique telle que l’ont formulée Aude Déruelle et Alain Tassel dans leur étude Problèmes du roman historique :

Dans son essence, le roman historique se caractérise par une tension entre la vocation fictionnelle inscrite dans le substantif roman - et bien sensible dans le glissement de l’adjectif romanesque vers l’illusoire, le chimérique- et l’attraction vers une Histoire a majuscule […] 446

445 Cf. p. 310. Le trolleybus exista à Tétouan de 1950 à 1975, ligne suburbaine qui menait à Martil, localité balnéaire au nord-est de la ville. À Casablanca, le trolleybus opéra de 1932 à 1972. Sur ce point, on remarquera donc que les colonisateurs – et l’architecture de la ville de Casablanca en constitue l’exemple le plus frappant – firent un grand effort pour faire entrer la modernité dans les villes coloniales marocaines qu’ils administraient. 446 Déruelle, Aude et Alain Tassel, 2008, p. 20. 147

Ainsi, le destin des peuples, d’un pays, se mêle aux événements et aux personnages connus, montrant comment fiction et Histoire se complètent. Dans le roman de Bouissef Rekab, la présence abondante de figures historiques, de dates empruntées à l’historiographie du Maroc du Nord et d’indications géographiques précises, illustrent comment l’auteur a essayé de « greffer » la fiction sur le « réel » ou sur l’histoire. Le roman témoigne aussi de l’effort de témoigner de cette période, de raconter un épisode de l’histoire tout en privilégiant le fond « vrai » des événements racontés. 447 Les éléments de fiction ou le caractère fictionnel complètent en quelque sorte, dans ce roman historique, les faits d’histoire. Pour citer encore une fois les auteurs de Problèmes du roman historique : « L’Histoire se concentre sur les grands faits, les grands hommes, les grands mouvements publics ; la fiction sur la petite histoire, la couleur locale, les aventures et les passions privées. » 448 Ce sont ces ingrédients qui ajoutent de la vie ou de la vivacité à une mémoire ou une histoire du passé. Dans le roman de Bouissef Rekab, les références aux faits historiques se rapportent d’abord à des personnalités qui ont vraiment existé, comme le général Franco, García Figueras, le leader nationaliste marocain Abdelhak Torres et Abdelkrim. La présence confère au récit un certain degré de réalisme historique. Puis, à travers des personnages fictifs, par exemple, señor Paz et señor Abdeslam, le narrateur s’efforce de mettre en lumière des aspects qui ne sont pas traités dans l’historiographie proprement dite. Il s’agit surtout des relations humaines dans une société où colonisateurs et colonisés vivaient ensemble et des aspects sous- exposés, comme la cordialité et le respect mutuel. Le contexte de la société tétouanaise sous la tutelle protectrice est mis en arrière-plan, même si les

447 Voir aussi à cet égard l’analyse d’Adolfo Campoy-Cubillo d’un autre roman de Bouissef Rekab, El dédalo de Abdelkrim (publié en 2002) sur le personnage historique d’Abdelkrim et dans lequel l’élément historique —détaillé et généreux—domine. Campoy-Cubillo le décrit partiellement comme un : « narrative discourse […] of a historiographic thesis. », p. 62. Une autre similarité entre Los inocentes oquedades de Tetuán et El dédalo de Abdelkrim est la perspective double : l’expérience coloniale espagnole décrite à partir de la perspective marocaine et espagnole, d’où l’abondance de faits historiques dans la fiction (dans une moindre mesure dans le roman analysé ici). Dans Los inocentes oquedades de Tetuán , la perspective ou la situation marocaine est parfois aussi décrite à partir de personnages marocains. Comme l’explique Campoy-Cubillo : « […] the interaction between literary and historical discourses of El dédalo de Abdelkrim can be, to a certain extent, interpreted as the cultural product of these hybrid historiographies. », p. 63. Campoy-Cubillo, Adolfo, 2012, pp. 61- 66. Cf. Schmidt, Elmar, « El dédalo de Abdelkrim de Mohamed Bouissef Rekab: reconstrucciones caleidoscópicas de la historia colonial hispano-marroquí », Iboromania, mai 2012, nº 1, vol. 73-74, pp. 13-27. 448 Déruelle, Aude et Alain Tassel, 2008, p. 20. 148 conséquences de la situation politique, le départ des Espagnols dans le cadre de l’indépendance, sont sensibles et importants pour les habitants de la ville. En fin de compte, il s’agit des relations humaines, des changements politiques et de leurs implications pour les gens ainsi que de l’ambiance de cette époque. À cet égard, il est important de noter que les personnages, Marocains et Espagnols, parlent dans leur majorité de l’époque du Protectorat avec beaucoup d’attachement, comme d’un temps ou tout était bien. On pourrait rapprocher ce désir du narrateur de retourner en arrière, d’une nostalgie pour l’époque coloniale qui rappelle la notion de Tempo Doeloe dans la littérature néerlandaise. Tempo Doeloe signifie « le temps d’autrefois » ou dans l’usage populaire « le bon vieux temps » en Pasar Malay, la langue parlée durant le colonialisme dans les Indes Néerlandaises (L’Indonésie coloniale). 449 La nostalgie pour les Indes Néerlandaises joue un rôle significatif dans la littérature néerlandaise d’après-guerre. 450 Dans le roman de Bouissef Rekab, cette nostalgie est comparable au Tempo Doeloe dans la mesure où elle se réfère à une époque qui n’existe plus, notamment celle du Protectorat espagnol. Mais aussi dans le sens où le Protectorat constituait un espace composé de deux mondes qui se croisaient. Ainsi, la société coloniale que dépeint Bouissef Rekab comme une cohabitation cordiale entre Espagnols et Marocains, constitue l’élément représentatif de cet air nostalgique. Le « regret » de la splendeur de la ville d’antan, évoqué ci-dessus, qui se perd peu à peu (plus de trolley), fait aussi partie de cette nostalgie de Tempo Doeloe. 451 Or, cette représentation littéraire d’une époque révolue souligne aussi une absence. Elle exprime une volonté de retenir ou de retrouver une partie de l’identité de soi, d’une culture ou d’une ville qui n’est plus. L’auteur explore ainsi

449 De Mul, Sarah, « Nostalgia for empire : « Tempo Doeloe » in contemporary Dutch Literature », 2010, pp. 413-414. Après l’indépendance de l’Indonésie en 1945 (reconnue par les Pays-Bas qu’en 1949), environ 300.000 immigrés et repatriés Indo-Européens, Indonésiens et Hollandais sont arrivés aux Pays-Bas. Des écrivains comme Hella Haasse (1918-2011) et Rudy Kousbroek (1929- 2010) écrivaient sur leur jeunesse dans les Indes. Le thème principal qu’on trouve dans leurs écrits se rapporte à la double condition de l’immigré Indo-Européen qui vit dans deux mondes, aux Pays- Bas et dans les Indes d’autrefois. Voir sur ce thème, Gilroy, Paul, After Empire. Melancholia or Convivia Culture? , London/New York, Routledge, 2004; Said, Edward W., « Invention, Memory and Place », Critical Inquiry nº 26, (2), 2000, pp. 175-192. 450 Voir concernant cette littérature, Pattynama, Pamela, « Autobiografische teksten van Indische migrantenschrijvers », Tydskrif vir Nederlands & Afrikaans , 2003, nº 10, vol. 2, pp. 270-286. 451 Ce sentiment de mémoire ressentie et de nostalgie est aussi caractéristique du colonialisme de l’époque de l’entre-deux-guerres (1918-1939). Les immeubles art déco que les Français ont construit à Casablanca en sont un exemple. Cf. Guide des architectures du XX e siècle de Casablanca , Casablanca, Casamémoire et Mutual Heritage, (éd. Revue Maure & Graphely), 2011. 149 une partie de l’héritage du colonialisme espagnol à Tétouan dans un effort de restaurer une continuité là où il n’y a qu’une rupture entre le passé et le présent. Cette rupture est accentuée davantage dans le roman par une chronologie (rétrospective) hachée et fragmentée. Quand le présent est problématique ou pas à la hauteur du passé, la nostalgie fait son apparition. Le roman de Bouissef Rekab se présente comme un texte qui propose de discuter ou de questionner la relation difficile et ambiguë que présente toujours le passé colonial espagnol du nord du Maroc. Dans le roman, ceci est illustré, par exemple, par l’évocation de la guerre civile espagnole depuis une perspective marocaine— sujet encore sous-exposé dans l’historiographie réelle— et par la présence des personnages espagnols qui croient encore en la supériorité de leur condition et de l’emprise coloniale sur le Maroc, et qui résistent à l’indépendance marocaine. La trame principale du roman réside dans la destinée des deux personnages, señor Paz et señor Abdeslam, de nouveau réunis par la liaison de leurs enfants. 452 Ils sont d’abord mis ensemble par leur expérience partagée dans la guerre civile puis confrontés l’un à l’autre par une rencontre plus ambiguë, car pour señor Paz le fils de son ancien camarade de guerre s’avère être l´« amiguito moro » de sa fille. 453 C’est dans cette alliance problématique que se reflète aussi la confrontation historique entre le Maroc et l’Espagne. Une rencontre qui est davantage accentuée et problématisée (personnifiée) par l’amour impossible entre les enfants, Inès et Suleimán. Dans le roman, cet amour est jugé inacceptable par leurs parents à cause de l’opposition des différences religio-culturelles. Le lecteur se trouve alors confronté à deux rencontres historiques. L’une représentée par la guerre civile espagnole dans laquelle le soldat marocain est le compagnon d’armes du soldat espagnol. En ouvrant son récit par la guerre civile espagnole, le narrateur souligne le rôle important qu’ont joué les Marocains dans cette guerre, comme pour leur rendre justice en quelque sorte. Un rôle encore souvent sous-exposé dans l’histoire coloniale espagnole et marocaine.

452 Notons l’ironie subtil dans ce contexte colonial du nom de señor « Paz » signifiant paix. Son départ après la fin du Protectorat peut indiquer la paix au Maroc, au même titre que le nom de señor Abdelslam, par son prénom, peut faire allusion à Abdelslam Bennuna, figure de proue du mouvement nationaliste à Tétouan. 453 « petit ami maure », p. 53. Notons que le terme « moro » a souvent une connotation péjorative. 150

L’autre confrontation s’exprime par le contexte de l’occupation coloniale dans laquelle la cohabitation respectueuse est tolérée jusqu’à certains points. Dans le roman, ce symbolisme entre la relation ambiguë—aussi due aux relations de dichotomie, de colonisé et colonisateur— ouvre et expose une volonté de dialogue afin de pouvoir parler de l’histoire coloniale partagée entre le Maroc et l’Espagne. Enfin, il est important de souligner que le narrateur se réfère également à l’actualité du Maroc. Ainsi, il est fait mention des attentats de Casablanca du 16 mai 2003 visant le centre culturel Casa de España et le drame contemporain des ḥarragas ou clandestins. Ceux-ci tentent de traverser le Détroit en direction de l’Espagne pour trouver une meilleure vie en Europe. Ces passages du roman montrent que les liens historiques entre l’Espagne et le Maroc non seulement se poursuivent au présent, mais qu’ils continuent à être problématiques et ambigus tant qu’un dialogue ouvert avec soi-même et l’autre fait défaut. Tout ceci nous ramène au titre du roman : Los innocentes oquedades de Tetuán (Les vides innocents de Tétouan). Le titre pourrait se référer aux vides créés par la disparition de l’aspect espagnol de Tétouan, ainsi qu’à l’absence des Juifs qui ont quitté la ville. Des vides qui se reflètent aussi dans la décadence de l’architecture de la vieille ville, témoin de sa riche histoire pluriculturelle. Or, dans ce contexte colonial espagnol auquel se réfère principalement le roman, ces vides sont-ils vraiment « innocents », comme le suggère le titre ? Le titre et « l‘innocence » à laquelle il fait allusion, peuvent aussi être compris dans une perspective contemporaine et post-coloniale, comme si le narrateur du roman voulait attirer notre attention sur le fait qu’une réflexion sur la signification de ces vides reste encore à faire, en Espagne aussi bien qu’au Maroc.

151

6.5 Trabanxi ou la « mythification » d’une ville :

Trabanxi d’Achmed Ararou

Le court récit intitulé Trabanxi , qui fait l’objet de cette étude, fut publié en 2004 dans un recueil de nouvelles, intitulé : La puerta de los vientos . Narradores marroquíes contemporáneos par Marta Cerezales, Miguel Angel Moreta et Lorenzo Silva. 454 Vu qu’une grande partie des livres d’écrivains marocains contemporains de langue espagnole sont publiés au Maroc, ce recueil de nouvelles se trouve être une exception, car il fut publié en Espagne. On ajoutera que la plupart des œuvres littéraires hispanophones du Maroc sont publiées à compte d’auteur, les éditeurs spécialisés dans ce domaine étant très rares. Ahmed Ararou, l’écrivain de ce conte, est né en 1953 à Asilah, petit port pittoresque sur la côte Atlantique du nord du Maroc. Auteur marocain d’expression espagnole, il se considère lui-même comme un « écrivain sans œuvre », n’ayant publié - dès 1997 - que des essais et contes dans divers magazines littéraires au Maroc. On peut classer Trabanxi dans la catégorie du conte merveilleux 455 en référence à la définition de Tzvetan Todorov selon laquelle le merveilleux se définit d’abord par son caractère surnaturel et par le fait que le conte est situé dans un passé pour la plupart du temps indéterminé. 456 Dans Trabanxi , il se situe « dans les veillées du temps inexistant. »457 Le récit s’ouvre avec des méditations profondes sur l’homme, son identité, l’individu, le pays natal et les mythes des origines. Le narrateur évoque Ulysse chanté par Homère dans son Odyssée avec qui, « [...] commence le mythe de la race civilisée [...] », célébré pour son intelligence et sa ruse. 458 Il ouvre dans l’histoire et dans ce conte la voie des hommes modestes qui, eux : « […] se nourrissent des

454 Textes réunis par Cerezales, Marta, Moreta, Miguel Ángel et Lorenzo Silva, La puerta de los vientos . Narradores marroquíes contemporáneos , Barcelone, Destino, 2004, pp. 65-75. 455 Je n’entrerai pas ici dans la problématique du genre, qui dépasse le cadre de cet article qui se veut surtout être une analyse de la représentation de la ville. 456 Todorov, Tzvetan, 1970, pp. 46-62. 457 « […] en las veladas del no tiempo […] », p. 66. 458 « […] empieza el mito de la raza civilizada [...] », p. 65. 152 mythes […], car comme « les hommes ne sont que des hommes [...] et comme l’homme n’est pas un demi-dieu, il est capable des plus surprenants changements. »459 Le protagoniste de ce conte, Trabanxi, est un de ces mortels. À première vue, il semble avoir beaucoup en commun avec le personnage mythique d’Ulysse. Mais à l’opposé de ce dernier, Trabanxi, quant à lui « […] n’a jamais abandonné son Itaca. »460 Un jour, Trabanxi se charge de tirer sa ville natale de l’oubli et de la doter d’un passé et d’une mémoire, parce que ce village, écarté de l’histoire, a été oublié « des dieux, de l’économie et de la culture [...] »461 Il s’identifie à sa ville natale à tel point « [...] que son Itaca était lui et non pas un point donné sur la carte. »462 La vie du protagoniste semble se confondre avec le destin et l’histoire de la ville qu’il habite, qu’il transforme, qu’il réécrit. En outre, son nom « Trabanxi » pourrait être interprété comme une dérivation du verbe espagnol trabarse, qui signifie « brouiller » ou « confondre » de la même façon que sa personne se mêle ou se confond avec la ville : « [...] que sa terre se confond avec lui, parle de lui... ». 463 Le prénom du personnage principal auquel réfère le titre du conte est frappant à ce sujet, se prêtant à de nombreuses interprétations au niveau sémantique. Est-ce une allusion à la mémoire du maâlem Trabanji , le chef d’orchestre de l’ancien groupe de musique « Tarab Al Andaloussi » d’Asilah ? Une phrase semble confirmer cette supposition : « [...] et de chansons notre Trabanxi en savait assez, puisque chef d’orchestre était son activité principale durant les mois d’été. »464 Trabanxi semble donc se confondre avec l’identité même de la ville. Cette idée est renforcée par une phrase dans laquelle chaque descendant de sa ville est considéré comme étant forcément un des fils de Trabanxi : « [...] fils natif d’Arcilla et par conséquent fils de Trabanxi [...] 465 Bref, Trabanxi fait figure d’un Ulysse, personnage méditerranéen par excellence, qui cependant ne voyage pas dans l’espace, mais dans le temps. Les actions du protagoniste se résument alors en

459 « […] coman y beban de los mitos […] Los hombres sólo son hombres [...] y como el hombre no es un semidiós, es capaz de las más sorprendentes diferencias. », p. 65. 460 « [...] nunca abandonó su Ítaca [...] », p. 65. 461 « [...] de los dioses, de la economía, y de la cultura [...] », p. 66. 462 « que su Ítaca era él y no un punto dado del mapa. », p. 65. 463 « [...] que su tierra se confundiera con él, hablara de él...», p. 65. 464 « [...] y de cantares sabía mucho nuestro Trabanxi, puesto que jefe de orquesta era su actividad principal los meses de verano [...] », p. 71. 465 « [...] un hijo natural de Arcilla y, por lo tanto, de Trabanxi [...] », p. 69. 153 termes d’errances narratives à travers l’histoire de sa ville, qu’il cherche et réinvente, comme s’il se cherchait et se réinventait lui-même. Et c’est à partir de ces errances que les différences avec Ulysse se manifestent plus nettement. Il fut ainsi : « [...] l’antithèse d’Ulysse […] »466 Cette juxtaposition est exprimée davantage : « Il n’a pas écrit d´élégies, ni composé d’hymnes afin de sentir d’où il venait. Il n’a pas dû entreprendre non plus de longues odyssées sur des terres étrangères pour avoir conscience de ce qu’il avait été. » 467 L’idée est claire. Trabanxi n’a pas eu à s’éloigner de sa ville natale pour l’apprécier à sa juste valeur. Ce n’est pas une absence mais une présence qu’il cherche à évoquer. Ainsi, il parcourt ou « réécrit » les différentes périodes de l’histoire de sa ville natale dès sa fondation, de l’occupation romaine et portugaise au protectorat espagnol, jusqu'à l’indépendance de son pays. Dans l’effort de retracer les origines de sa région, il remonte en nageant à l’année du déluge et réinvente (ou réécrit) l’histoire biblique du déluge. C’est ainsi que Noé « [...] charge un couple de pigeons amoureux de mener une mission de reconnaissance [...] et débarque à une ville nommée « Arcilla ». 468 Après cette « navigation dans le passé », Noé est « éliminé » du conte car pour Trabanxi, il serait inimaginable qu’ « [...] un personnage se rebelle contre lui, au milieu ou à la fin d’une narration. »469 Par la suite, Trabanxi se voit accusé de collaboration avec le protectorat espagnol par un homme « blindé par son nationalisme panarabe » (68), qui lui reproche d’avoir « inventé » son histoire. L’intrus nationaliste disparaît alors et se cache dans la zone Internationale (Tanger) où il se consacre à modifier l’histoire de Trabanxi et traduit en arabe « Arcilla » par « Tinya », attribuant la scène biblique à la ville de Tanger. Une partie des habitants de la ville, indignés par cette nouvelle, « célèbrent des cérémonies nocturnes maritimes » (70) dans de petits bateaux sur le Détroit honorant ainsi la mémoire de leur prédécesseur Noé. Le Nord, de son côté, fait de son mieux pour perfectionner les mesures de sécurité afin de se protéger contre le flux migratoire « des nouveaux Noés » (70) de notre époque. Trabanxi, lui, construit un bateau mais n’embarque pas. Le reste des

466 « [...] la antítesis de Ulises […] », p. 65. 467 « No ha escrito elegías ni compuso panegíricos para sentirse de donde era; tampoco tuvo que protagonizar larguísimas odiseas en tierras forasteras para tener conciencia de quién fue. », p. 65. 468 « [...] encargó a un par de enamoradas palomas una misión de reconocimiento por los lejanos horizontes. », p. 66. 469 « [...] se le rebelera un personaje [...] en medio o al final de una narración. », p. 67. 154 habitants, quant à eux, ont surtout le regard dirigé vers le monde extérieur. Les enfants rêvent de jouer dans les grands clubs de football espagnols. Les filles essayent chaque été de charmer les amis des cousins qui viennent de l’étranger, pendant que l’ensemble des habitants de la ville attend l’argent versé par les membres de familles qui résident à l’étranger et rêvent : « [...] de mondes, de personnages, de produits, de saveurs et de couleurs de loin. »470 Cette citation se place dans un contexte actuel, celui de l’influence écrasante de l’Espagne sur le Nord du Maroc où tout semble être penché sur l’autre rive dont la proximité géographique ne semble qu’étendre l’influence, en particulier sur les jeunes. Ainsi, comme l’affirme le narrateur, il ne peut en être autrement dans cette région du nord du Maroc, les grands clubs de foot espagnols, notamment le FC Barcelone et le Real Madrid sont : « [...] les seuls partis qui forment le système politique local [...] »471 Le motif méditerranéen de Noé est aussi lié à la problématique actuelle des ḥarragas , qui au péril de leur vie, cherchent un avenir meilleur. Par ailleurs, on sait que c’est un thème qu’on trouve chez de nombreux auteurs marocains contemporains, qu’ils soient francophones, (Mahi Binebine, Youssouf Amine Elalamy, , Tahar Ben Jelloun), arabophones (Rachid Nini), hispanophones (Mohamed Bouissef Rekab, Ahmed Daoudi, León Cohen Mesonero) ou anglophones (). 472

La ville d’ Arcilla

On est introduit dans cette ville d’ Arcilla , à travers des portes et murailles séculaires, des édifices et de nombreux cafés où tout est nommé. Cela renforce la dimension identitaire de la ville qui respire une tradition de brassages culturels, d’héritages du patrimoine culturel de toute la région. Les cafés caractéristiques, dont le petit café portant le nom symbolique de la Renaissance , forment des points de référence dans le conte, car c’est dans ces cafés que le protagoniste, Trabanxi,

470 « [...] mundos, personajes, productos, sabores y colores del más acá. », p. 74. 471 « [...] los únicos partidos que configuran el sistema político local. », p. 72. 472 Cf. Mdarhri-Alaoui, Abdallah, Aspects du roman marocain (1950-2003) , Rabat, Ed. Zaouia, 2006, pp. 73-79 ; Poel, Ieme van der, « Le drame des harragas vu de près et de loin : Youssef Amine Elalamy rencontre Hafid Bouazza », Littératures africaines et comparatisme, Paravy, Florence (éd.), préface de Jean-Marc Moura, Metz, Université de Lorraine, 2011, pp. 155-171. 155 s’adresse à ses concitoyens. C’est dans ces cafés que les histoires du protagoniste sont racontées ou transmises. Sur ce point, cet homme qui surgit de temps en temps dans les cafés, peut être considéré comme l’équivalent méditerranéen du flâneur, personnage-type urbain, ou plutôt un flâneur de l’histoire, apparaissant dans ces endroits. 473 En effet, c’est dans ces endroits que l’histoire de la ville et de Trabanxi, véhiculée par la tradition orale, est altérée et mythifiée, devenant ainsi : « [...] un interminable acte narratif que les générations de villageois disputent et réinventent jusqu'à ce jour. » 474 Dans le conte, la ville semble fonctionner, pour me servir d´une belle phrase de Patricia Yeager, comme un lieu où « le temps et l’espace sont étirés et éparpillés. » 475 La ville d’ Arcilla telle qu’elle est présentée dans le conte semble refléter sous ce pseudonyme à la fois symbolique et significatif, la ville marocaine d’Asilah, située au Nord-ouest du Maroc à quelques quarantaines de kilomètres au sud de Tanger. Malgré son caractère mythique, de nombreuses références topographiques ancrent le récit dans l’histoire du Maroc. Par exemple ; les mines de sel de Briech, situées entre Asilah et Tanger : « il a souligné, parmi d’autres jours, celui de la révolte des mines de sel de Briech, sous les Romains, menée par Saladillo [...] »476 Puis d’autres indications de lieu nous sont données. On sait par exemple que la ville de Tétouan était la capitale du protectorat espagnol au Maroc : « [...] du nationalisme Nord-Africain, ajoutait une information dactylographiée destinée au chef du gouvernement à Tétouan [...] »477 Et puis : « [...] offrant à tort le protagonisme de la scène biblique mentionnée, à Tanger, son lieu de séjour et refuge. »478 Dans le conte d’Ararou, il y a en effet de nombreuses références à la ville actuelle d’Asilah. Comme les murs séculaires, les vestiges qui entourent la ville, qui renvoient à l’occupation portugaise que la ville a connue pendant le XV e siècle. Nombreuses sont aussi les références aux édifices qui datent du protectorat

473 Hélène et Gilles Menegaldo, 2007, pp. 12-14. 474 « un interminable acto narrativo que las generaciones de lugareños se disputan y reinventan hasta hoy día. », p. 65. 475 Yeager, Patricia, « […] time and space are stretched, elastized and shredded. », dans : « Introduction: Dreaming of Infrastructure », 2007, p. 22. 476 « Destacó, entre otros días, el de la revuelta de las salinas de Briex, bajo los romanos, protagonizada por Saladillo [...] ». (C’est nous qui soulignons), p. 71. 477 « [...] del nacionalismo norteafricano, añade un informe mecanografiado destinado al jefe de la gobernación en Tetuán [...] ». (C’est nous qui soulignons), p. 69. 478 « [...] regalando injustamente el protagonismo de la mencionada escena bíblica a Tánger, su paradero y refugio [...] ». (C’est nous qui soulignons), p. 69. 156 espagnol, dont le cinéma Magali et les barcazas atuneras de Carranza , le dépôt de la pêche au thon. On sait qu’Asilah vivait principalement de la pêche artisanale. À la page 66 on lit à ce sujet : « [...] De cette niche incrustée dans la très ancienne muraille de la médina, non loin de la Puerta del Mar […] »479 La Puerta del Mar est une des portes d’Asilah qui s’ouvre de la médina à la tour El Kamra , située au- dessus de la mer. À la page 69, les indications se multiplient : « […] les fermes des Frères Fulanítez et Menganítez 480 […] »481 À Asilah, surtout après le protectorat espagnol, il y avait de nombreuses familles espagnoles qui possédaient des fermes dans la région. On trouve aussi des personnalités populaires, comme le saint patron, le chérif de la ville Sidi Larbi Ghailan, décrit de façon ironique : « [...] le saint Sidi Larbi Gailan, protecteur incontestable des ultra-lucides, omis à tort dans les annales psychiatriques du pays [...] »482 Par ailleurs, on sait que même de nos jours, ce marabout est fréquenté, réputé pour ses pouvoirs de guérison de maladies psychologiques selon des croyances populaires. On trouve aussi « Aïcha la farruca » ou populairement « Aïcha la folle », réputée pour ses vives insultes : « La pensionnaire » du sanatorium Sidi Larbi.... « Aïcha la fière », l’inégale en insultes lancées contre tout et tous. »483 Enfin, toutes ces références semblent indiquer que le texte renvoie à une ville marocaine réelle : Asilah. Le sens du nom « Arcilla », comme la ville est appelée dans le conte, s’avère particulièrement significatif dans le cadre du conte. Arcilla signifiant « argile », formée et travaillée par l’érosion, nous semble symboliser ainsi la modulation de la ville par l’Histoire, créant par la suite un nouveau passé et par là un présent altéré. La symbolique du toponyme peut ainsi représenter les déformations que la ville a connues au fil du temps à cause des invasions et des bombardements des occupations étrangères. Chaque fois, comme avec les bombardements, quelque chose est effacée, comme le montre Trabanxi en réinventant l’histoire de la ville, en

479 « Desde ese nicho incrustado en la antiquísima muralla de la medina, no lejos de la Puerta del Mar […] » (C’est nous qui soulignons), p. 66. 480 Notons le renversement comique du nom commun Fulanito y Menganito ou Fulano y Mengano , pour se référer à des personnes inconnues ou des personnes qu’on ne veut pas préciser. L’auteur en a fait un nom propre. 481 « […] las fincas de los Hermanos Fulanítez y Menganítez […] » (C’est nous qui soulignos), p. 69. 482 « […] el santón Sidi Larbi Gailán, protector incontestable de los ultralúcidos, injustamente omitido en los anales psiquiátricos del país […] », p. 72. 483 « [...] La pensionaria » del sanatorio Sidi Larbi…« Aïcha la farruca », la sin par en insultos proferidos contra todo y todos. », p. 72. 157 insérant « […] épisodes locaux, dates-clés et éphémérides. »484 En outre, le protagoniste, comme le constate (le critique universitaire) Cristián Ricci, montre : « […] l’importance du processus créatif de l’homme et la capacité d’illustrer/tromper ses compatriotes concernant l’origine babylonienne ou biblique de l’humble village. » 485 Au même titre que l’argile constitue aussi une matière de créativité. Les errances narratives du protagoniste à travers l’Histoire montrent ainsi la symbolique du toponyme. Au moment où le protagoniste incorpore et réinvente l’histoire biblique du déluge dans le passé d’ Arcilla , la vie de la petite ville est rythmée par des averses. En fait, l’eau joue un rôle significatif dans le conte. Il y a un rapport étroit avec la symbolique du toponyme mais surtout avec le déroulement de l’histoire comme symbole de renouvellement ou de purification. Ici, l’eau est un référent matériel à interpréter plutôt au sens figuré, au sens du caractère fluide, de mouvement et de continuité. Tout ceci est encore renforcé par les multiples rapports, dans le conte, avec le nombre 40 dans la Bible, qui généralement fait référence à une période d’attente, soit une durée de temps qui précède un changement. 486 À ce titre, les exemples qu’on peut citer dans le conte sont nombreux : « On dit que pendant quarante nuits, Trabanxi, sans se brouiller une seconde, connecta ses auditeurs avec ses prédécesseurs les plus lointains. »487 Ainsi, c’est après ces 40 jours de contact surnaturel avec ses aïeux qu’il sait comment faire pour retracer les origines de sa région. Dans le conte, il en résulte presque toujours une transformation causée par les éléments naturels ; les averses, la boue et le vent, travaillant ainsi l’argile au même titre que le cours des choses dans l’histoire. C’est aussi après « [...] 40 heures et 40 minutes [...] » (66) que les deux pigeons messagers reviennent de leur mission de reconnaissance. Le nombre symbolique 40 semble donc faire allusion aux transformations qui forment la trame du conte. C’est effectivement cet écho biblique qui contribue à

484 « [...] episodios locales, fechas claves y eferemides. », p. 66. 485 « [...] la importancia del proceso creativo del hombre y la capacidad para ilustrar/engañar a sus paisanos en lo concerniente al origen babilónico o bíblico del humilde pueblo. », Ricci, Cristián H., « Literatura marroquí de expresión castellana : literatura fronteriza-literatura sin fronteras », 15 novembre 2007. 486 Cf. Moïse demeura sur la montagne pendant 40 jours et 40 nuits, Exode 24 : 18 ; Deutéronome , 9 : 9, La pluie tomba sur la terre pendant 40 jours et 40 nuits avant le déluge , Genèse 7 : 12, Genèse 7 : 17. Cf. Sourate Al-Baqara , 2 : 48 et sourate Al-A’raf, 7 : 142. 487 « Dicen que durante cuarenta noches, Trabanxi, sin trabarse ni un segundo, conectó a sus oyentes con sus antecesores más remotos. », p. 66. 158 la mystification des événements et par-là à la mythification de la ville. Le protagoniste amplifie l’image de cette ville « biblique » à tel point que même ses habitants y croient : « Le plus important [...] est qu’Arcilla est aujourd’hui, dans l’imagination de ses habitants, une ville aussi biblique qu’Ur, Kufa, Jérusalem et la Mésopotamie entière [...] »488 Dans cette même ligne, les héros épiques, évoqués dans le conte comme Ulysse, Homère et Hérodote participent aussi à l’exaltation de la ville et contribuent à sa mythification au temps présent. 489 Ces « [...] héros qui se confondent avec le temps. »490 La ville, mythifiée par son héros qui lui-même est présenté comme un personnage mythique, devient alors une sorte de centre mondial à tel point qu’elle se suffit à elle-même, diminuant ainsi l’importance du reste du monde. Cette focalisation est surtout accentuée par la réinvention ou plutôt la réappropriation de l’histoire du déluge, de mythes et légendes. Par l’insertion de dates clés méconnues ou inventées, de personnalités populaires locales, de périodes et d’événements mémorables, Arcilla semble enfin avoir acquis sa propre place dans l’Histoire. Cette ville réinventée et glorifiée serait ainsi une ville aussi vaste que cet horizon qu’une partie des habitants qui s’embarquent dans ces petits bateaux, désirent atteindre. Le narrateur semble donc aborder dans son histoire fictive la réalité et le drame de l’immigration clandestine, de ces individus qui traversent le Détroit, de ce Sud, comme le souligne le narrateur lui-même qui se trouve : « [...] hypnotisé par l’irrésistible sifflement digital des sirènes paraboliques du nouvel Eldorado. » 491 Cette image lyrique met l’accent sur l’attraction des paraboles, symboles de tentation au même titre que ces créatures mythiques, les sirènes, constituaient une tentation pour Ulysse qui d’après l’histoire d’Homère, sut échapper à leurs chants. L’histoire se répète sous d’autres formes, ancrée dans ce grand bassin méditerranéen des origines culturelles communes toujours baignées entre mythe et réalité.

488 « Lo más importante [...] es que Arcilla es hoy, en la imaginación de sus habitantes, una ciudad tan bíblica como Ur, Kufa, Jerusalén y la Mesopotamia entera [...] », p. 67. 489 Cf. Poel, Ieme van der, « Homer’s Heritage: Writing the Mediterranean Today », Pharos , vol. XII, 2004, pp. 151-159. 490 « [...] héroes que se confunden con el tiempo. », p. 65. 491 « [...] hipnotizado por el irresistible silbo digital de las parabólicas sirenas del nuevo Dorado. », p. 70. 159

Aujourd’hui, bon nombre de gens sont influencés par la parabole, un des symboles et véhicules de la mondialisation, par des images idéalisées et séductrices sur lesquelles le narrateur porte un regard critique. 492 Le héros du conte, Trabanxi, semble incarner cette idée même, n’ayant pas abandonné sa patrie et, contrairement à Ulysse, n’ayant pas entrepris « […] de longues odyssées en terres étrangères […] »493 Il semble montrer ainsi le danger que représente l’assimilation de ces images idéalisées avec la réalité des choses, qu’on risque de ne jamais atteindre, selon l’histoire réinventée de Trabanxi, à cause de deux pigeons amoureux qui prirent la mauvaise route et « qui sont allés au Sud au lieu d’aller au Nord. »494 Ce conte d’Ararou s’inscrit aussi dans l’actualité en abordant la problématique de l’immigration clandestine et l’influence acculturante et souvent néfaste des images paraboliques. On se demande alors si l’on peut considérer la ville fictive d’ Arcilla comme une ville d’échange quand on sait que le regard de ses habitants est dirigé vers l’extérieur, vers cet autre monde qu’est l’Espagne, qu’ils perçoivent à travers l’antenne parabolique et qui en réalité, en dépit de la proximité qu’elle fait apparaître, n’est pas si facilement accessible. Or, on ne peut pas nier non plus l’« échange » ou l’ « interaction » qui se fait entre ceux qui veulent partir vers cet autre horizon et ceux qui perfectionnent les mesures de sécurité, même s’il s’agit d’un échange qui n’est pas égal. Échange équivaut à ouverture, tandis que frontières et barrières constituent les premières choses qui attendent les harragas lorsqu’ils arrivent sur l’autre rive. Le conte d’Ararou se situe donc dans un espace inextricablement lié : le Maroc et le sud de l’Espagne. Deux régions liées par leurs histoires, liées au même titre par cette mer mythique qu’est la Méditerranée, qui sert de passerelle instable pour ces nombreux « nouveaux Noés du siècle. »495 Trabanxi a peut-être montré la reconstruction d’une identité historique de la ville fictive d’ Arcilla dans le cadre de l’histoire mondiale, à travers une réécriture cocasse de l’histoire biblique et de la quasi-juxtaposition du personnage d’Ulysse avec Trabanxi, et ce, dans un ensemble riche de petites histoires et de légendes.

492 Cf. Voir à l’égard de la littérature marocaine hispanophone sur l’immigration clandestine, Ricci, Cristián H., 2010, pp. 29-30. 493 p. 65. 494 « [...] que fueron al Sur en vez de ir al Norte [...] », p. 70. 495 « [...] nuevos Noés del siglo […] », p. 70. 160

Son personnage principal, Trabanxi, semble aspirer à renouer passionnément avec sa ville, son histoire, à chercher une identité plus complète, à incruster une mémoire dans l’identité de son pays dans un cadre plus large. Le conte d’Ararou nous guide dans une odyssée à travers le temps et l’espace, les mythes universels et l’histoire du nord-ouest du Maroc. La ville, mythifiée, devient ainsi un espace narratif où le narrateur chante sa mémoire/son protagoniste. Par-là même, Arcilla outrepasse ce rapport entre l’histoire et la mémoire et contribue à retrouver ou à réinventer par le passé, un présent plus éveillé, plus conscient. Une mélodie créée à partir d’un voyage narratif, permettant ainsi de considérer un nouvel espace imaginaire, exploré et conçu à travers l’écriture. Revenons sur les questions que je me suis posée à la page 12. Si l’interlinguisme est peu présent dans le texte d’Ararou, la culture évoquée dans ce texte constitue sans doute une culture plurielle. Si les Espagnols ont quitté le Maroc en 1956, la culture espagnole est tout de même présente sous forme de nouvelle technologie, en particulier la parabole. La proximité géographique joue un rôle un peu négatif dans le sens où dans le récit d’Ararou, les jeunes sont séduits par cette autre rive qui est l’Espagne. 496 Le voisinage historique joue un rôle plutôt positif chez Ararou. Ainsi, l’auteur réussit à créer un ensemble spatio-temporel où l’espace géographique est surtout lié au voisinage des deux pays dans le temps présent, tandis que le temps correspond surtout à une histoire et à un héritage culturel partagés. L’analyse de ce récit marque ainsi le passage de l’espace (de la proximité géographique au présent) au temps (proximité historique au passé), thème important qui marquera les analyses à suivre.

496 Voir à cet effet, El Hadari, Rachid, « Nord Marocain vs Sud Espagnol : Villes d’échange ou hispanisation ? », Villes d'échange(s) Maghreb – Europe, Kaddouri, Abdelmajid et Ieme van der Poel (éd.), 2009, pp. 81-92.

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VOLET IV

PATRIMOINES ET TRACES

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7. TÉTOUAN : « LIEU DE MÉMOIRES MULTIPLES »

7.1 Introduction

La ville de Tétouan occupe, avec sa riche histoire, une place particulière dans l’écriture marocaine de langue espagnole. Cette position s’articule, en tant qu’élément d’inspiration thématique majeur, dans une grande partie de l’oeuvre de ces auteurs. Tétouan : son historique, la ville en tant que décor citadin ou rustique, ses particularités culturelles (et linguistiques) ainsi que l’affinité personnelle de chaque écrivain ou poète, déterminent la couleur et la façon dont la ville est dépeinte dans leurs écrits. Dans ce cadre, la question principale que je me pose est la suivante : quel rôle joue Tétouan dans la littérature marocaine de langue espagnole et pour ses écrivains ? J’essaierai de montrer que Tétouan peut être partiellement caractérisée, à l’exemple du concept de l’historien Pierre Nora, comme un « Lieu de mémoire », afin de mieux comprendre le positionnement ou la centralité de cette cité en tant que thème dans la littérature marocaine d’expression espagnole. Ensuite, je me pencherai sur le brassage culturel historique qui s’est développé au cours de l’histoire à Tétouan, et dont je décrirai les aspects les plus caractéristiques et significatifs. J’accorderai une attention particulière au patrimoine andalou de la ville, qui fut à l’origine de sa fondation définitive. Pour finir, j’entrerai plus en détail dans la description et l’analyse d’une littérature que j’appellerai « mémorielle », pour la valeur du souvenir historique que les écrivains attribuent à la ville. Le passé de la ville de Tétouan s’est largement façonné par sa position géographique, sa proximité avec les pays du Maghreb, la rive européenne du Sud et en particulier la péninsule Ibérique. Ce contact réciproque des deux rives méditerranéennes était surtout marqué, à partir du Moyen-âge, par des rapports politiques, commerciaux, maritimes et militaires— des tentatives d’occupations de la part de l’Espagne et du Portugal— ainsi que l’activité corsaire, la piraterie des deux côtes et les flux migratoires. Par sa position stratégique, en tant que port

163 méditerranéen ouvert, son accessibilité facile, elle fut aussi maintes fois victime, au cours des siècles, d’attaques ibériques, espagnoles et portugaises. Cet intérêt particulier pour cette ville peut être illustré par le fait que, dans leur majeure partie, les écrivains qui s’expriment en espagnol naquirent, furent élevés ou vécurent dans la région même de Tétouan-Larache-Tanger. 497 En outre, ils parlent le dialecte de la région, influencé par l’espagnol. Ces langues forment le contexte socio-culturel de leur histoire, des événements historiques « familiers » qui font de Tétouan une ville métisse. Ces périodes de changements et de dynamisme contribuèrent à faire de la ville un bastion de multiples influences culturelles et religieuses façonnant son caractère. Cette histoire plurielle est devenue partie intégrale de la culture de cette ville. Histoires qui, par le biais des événements politiques des deux pays, marquèrent profondément une partie de la population concernée, le plus souvent issue de la migration forcée. Les Juifs sépharades et les Morisques, expulsés de leur pays natal et immigrés à Tétouan en sont l’exemple le plus significatif. Des expulsions qui ont créé des absences, des marques, formant souvent des thèmes d’inspiration historique dans les écrits de ces auteurs. Je tenterai de montrer que Tétouan devint ainsi, en tant que ville, un « lieu de mémoire. » Un lieu doté de mémoires multiples en raison des mouvements de l’histoire qui l’ont parcouru.

7.2 Histoire et mémoire : duo inséparable

Grâce à sa riche histoire et au souvenir qu’en ont les écrivains qui la mettent en avant et la maintiennent vivante, la ville de Tétouan peut aussi être considérée comme un « lieu de mémoire ». Dans l’introduction de son ouvrage devenu un classique, Les Lieux de mémoire, Pierre Nora prend soin de distinguer mémoire et histoire de la façon suivante : « La mémoire est la vie, toujours portée par des groupes vivants et à ce titre, elle est en évolution permanente, ouverte à la dialectique du souvenir et de l’amnésie […] L’histoire est la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus. La mémoire est un phénomène

497 Il ne s’agit pas ici des écrivains issus du Rif ni de ceux originaires du sud du Maroc (Sahara). 164 toujours actuel, un lien vécu au présent éternel ; l’histoire, une représentation du passé. »498 D’après Nora, l’histoire est donc constituée par des événements situés dans le passé, tandis que la mémoire est quelque chose de vivant. 499 Ainsi, il établit une distinction entre la signification de l’histoire, plutôt de nature universelle, d’un côté, et la mémoire, à la fois collective et individuelle, de l’autre côté. 500 La mémoire est de caractère affectif, réconfortant et ajustable par l’émotion qu’elle suscite. Pierre Nora la décrit ainsi : « Parce qu’elle est affective et magique, la mémoire ne s’accommode que des détails qui la confortent […] »501 Nora prend soin de souligner aussi le caractère dynamique de la mémoire : il s’agit d’histoires qui sont transmises - oralement ou par écrit - par les membres d’une même communauté, de génération en génération. De cette manière, elles évoluent tout en restant vivantes. Les lieux de mémoire, en revanche, servent à fixer ce qui est éphémère : « […] La raison d’être fondamentale d’un lieu de mémoire est d’arrêter le temps, de bloquer le travail de l’oubli, de fixer un état de choses, d’immortaliser la mort, de matérialiser l’immatériel pur […] enfermer le maximum de sens dans le minimum de signes […] », p. XXXV. Dans Les lieux de mémoire , Nora traite les différents lieux, matériels et immatériels, qui forment la mémoire nationale de la France. Il s’agit de lieux de mémoire nationaux qui risquent de disparaître et qui, d’après l’auteur, constituent les éléments les plus significatifs de l’héritage culturel français servant ainsi de repère aux Français. Nora définit son ouvrage comme une « exploration sélective et savante de notre héritage collectif, qui tire sa justification la plus vraie de l’émotion qu’elle éveille encore en chacun d’entre nous, un reste d’identification vécue à ces symboles à demi effacés. »502 Il me semble que le concept de lieu de

498 Nora, Pierre, 1992, p. XIX. 499 Idem., 1992, p. XIX. 500 Notons quant à l’utilisation de ce terme, que ce n’est pas notre intention de faire une critique conceptuelle du terme de Nora. Il s’agit simplement d’utiliser ce concept en tant qu’outil pour illuster l’analyse d’une donnée remarquable dans la littérature étudiée dans cette thèse. 501 Nora, Pierre, 1984, p. XIX. 502 Nora, Pierre, 1984, p. XII. Il faut ajouter ici que ce fut Maurice Halbwachs (1877-1945) qui développa le concept de la mémoire collective. Cette mémoire collective est partagée, construite et transmise par un groupe ou la société qui crée sa cohésion. Comme elle fait aussi partie du domaine collectif, elle est intimement liée à l’histoire. Voir, Halbwachs, Maurice, La mémoire collective , Paris, Presses Universitaires de France, 1950. Dans ce cadre on note aussi le terme « cultural memory », qui désigne un phénomène culturel dans lequel la mémoire peut être vécue individuellement ou 165 mémoire s’applique très bien à la ville de Tétouan. Il est constitué par son patrimoine culturel, religieux et linguistique dans plusieurs sens : « Ils sont lieux, en effet, dans les trois sens du mot, matériel, symbolique et fonctionnel, mais simultanément, à des degrés seulement divers. » ( LM , p. 34). Mais, comme le souligne Nora, pour qu’un lieu se transforme en lieu de mémoire, « il faut qu’il ait volonté de mémoire ». 503 Cette volonté, ou ce désir, nous ramène à la littérature. Car c’est dans les textes littéraires qu’elle réussit à s’exprimer souvent de façon très claire. 504 Pour ce qui est de Tétouan, pensons d’abord aux nombreuses dédicaces faites par des écrivains marocains (ou espagnols) de langue espagnole, natifs, ou ayant vécu à Tétouan. 505 Ces dédicaces sont adressées à la ville elle-même, à ses habitants et à ceux qui y sont nés ou qui y ont grandi. En témoignent Mohamed Bouissef Rekab, Esther Bendahan et Moisés Garzón Serfaty. Le premier dédie son ouvrage Las inocentes oquedades de Tetuán: « A todos los que, de alguna manera aman a Tetuán ». 506 Esther Bendahan a fait précéder son roman (semi-) autobiographique Déjalo, ya volveremos, auquel je reviendrai, de la dédicace « A Tetuán », 507 tandis que Moisés Garzón Serfaty a dédicacé son Tetuán. Relato de una nostalgia à tous les amoureux de la ville : « A los que amaron, aman y amarán a Tetuán y cantaron, cantan y cantarán su belleza. » 508 Ce qui relie ces dédicaces, c’est que les auteurs ont investi de l’émotion dans une ville comme s’il s’agissait d’une personne vivante et aimée. Outre ces dédicaces, il y a aussi un autre phénomène littéraire qui témoigne de cette volonté de mémoire. Bon nombre

collectivement. La mémoire est un phénomène qui est lié au présent par sa dynamique, car notre idée du passé est influencée par le présent. Ceci fait en sorte que le passé est sans cesse redéfini. 503 Nora, Pierre, « III. Les lieux de mémoire, une autre histoire », 1992, p. 37. Cf. Erll, Astrid et Ansgar Nünning (éd.), A Companion to Cultural Memory Studies. An International and Interdisciplinary Handbook , Berlin/New-York, Walter de Gruyter, 2008 504 Voir à ce propos, par exemple, Lehdahda, Mohamed, « Mémoire du sensible, mémoire des lieux. À propos de Marrakech, lumière d’exil et La controverse des temps de Rajae Benchemsi », pp. 321- 328, dans : Arnal Gély, et al., La ciudad Mediterránea: sedimentos y reflejos de la memoria , Granada, Editorial Universidad de Granada, 2010. 505 Dans l’œuvre de l’écrivain et poète Mohammed Chakor (Tétouan, 1937), la ville de Tétouan joue un rôle significatif. Voir à cet effet, Concha L. Sarasúa « Tetuán en la obra de M. Chakor » dans Chakor, Mohammed, La llave y latidos del sur , Alicante, Editorial Cálamo, 1997, pp. 137-141. 506 Bouissef Rekab, Mohamed, Las inocentes oquedades de Tetuán , Colección Arabía nº 8, Alcalá la Real, Alcalá Grupo Editorial, 2010. 507 Bendahan, Esther, Déjalo, ya volveremos , Barcelone, Seix Barral, 2006. 508 Garzón Serfaty, Moisés, Tetuán. Relato de una nostalgia, Colección Biblioteca Popular Serfadí, Caracas, Ediciones de la Asociación Israelita de Venezuela y del Centro de Estudios Serfadíes de Caracas, 2008. 166 d’écrivains et poètes espagnols (ou voyageurs) qui visitèrent Tétouan ou y passèrent un certain temps ont écrit des œuvres à la louange de la ville. Pensons, par exemple, à « Belleza del entorno de Tétuan » de Benito Pérez Galdós (1843- 1920) et à « Recuerdos de una visita a la medina de Tétuan » de Vicente Aleixandre (1898-1984). 509 Dans le chapitre suivant, nous examinerons de près la place qu’occupe Tétouan dans les écrits des auteurs marocains hispanophones.

7.3 Un carrefour de mémoires

Pour revenir au concept de lieu de mémoire tel que l’a défini Nora, il s’agit donc d’une reconstitution volontaire d’un passé, d’une conscience de l’histoire. Cette prise de conscience va de pair avec la sauvegarde d’éléments et de symboles considérés comme essentiels et porteurs de significations par rapport à ce passé. Ainsi, histoire et mémoire s’entremêlent et se confondent. Or, dans quelle mesure la notion de « lieu de mémoire », définie par Nora, est-elle applicable à Tétouan ? L’exemple de Tétouan montre aussi que les lieux de mémoire ne se limitent pas forcément, comme chez Nora, à l’histoire nationale d’un pays. Ce qui constitue une des particularités de Tétouan, c’est le lien spécial que cette ville entretient avec son passé ibérique. Une histoire marquée par la migration et l’établissement de divers groupes culturels : morisques, mudéjares et sépharades ; les Juifs espagnols. Un passé qui fut caractérisé par une cohabitation ou convivencia de plusieurs cultures et religions et qui allait être miroité à Tétouan. Dans ce sens, conserver la mémoire historique d’un pays ou d’une ville comme Tétouan comprend aussi la sauvegarde des relations, conflictuelles ou non, entre deux pays, l’Espagne et le Maroc ; tout comme celle d’une culture spéciale, puisque composite, d’une civilisation. 510 Sur ce point, les rencontres historiques entre le Maroc et l’Espagne pourraient être définies comme des « encontres », concept introduit par Mireille Rosello et qu’elle définit ainsi : « Une encontre serait ce moment où, malgré la violence qui règne et

509 Voir aussi, Bennani, Aziza, Tetuán, ciudad de todos los misterios. Antología. Prologue de Juan Goytisolo, Granada, Universidad de Granada, 1992. 510 En témoigne par exemple les aides de la Junta de Andalucía (Gouvernement autonome d’Andalousie) à la sauvegarde et la restauration de certains endroits à Tétouan, ancienne capitale du protectorat espagnol. 167 impose ses règles, un protocole inconnu, inouï, vient se substituer à ce script »511 L’exemple de Tétouan soulève aussi un autre problème : le fait que Nora, en se centrant sur l’histoire nationale de la France, fit abstraction de l’histoire coloniale. Selon lui, l’indépendance des pays colonisés, la décolonisation, aboutit à « l’effondrement central » de la mémoire nationale. Pourtant, comme nous avons pu le voir, en France comme ailleurs, les groupes minoritaires décolonisés exigent aussi leur place dans la commémoration nationale du passé. 512 Dans un article intitulé « Colonial history, postcolonial memory : contemporary perspectives », Charles Forsdick discute l’absence de toute référence au passé colonial de la France dans Les lieux de mémoire :

What is clear, however, from the range of cases recently prominent in the French media (e.g. Algeria, New Caledonia, Haiti, the Ivory Coast), in which memories appear divergent or convergent, antagonistic or complementary, is that a self- sufficiently national memory of Empire remains inevitably partial and increasingly unsustainable. Any such memory ignores both the emergence of more complex spaces (underpinned by the dynamics of memory), and the often contrastive, contrapuntal, even dissonant existence of competing alternative memories. 513

Ainsi, Forsdick note que les mémoires créées dans les pays décolonisés peuvent être opposées ou complémentaires à celle de (l’ancienne) mère-patrie et que l’idée d’une mémoire nationale et « autosuffisante » n’est guère acceptable de nos jours. Une telle mémoire nie la complexité de l’histoire, de même que le fait qu’il existe des mémoires différentes contrastant entre elles. Contrairement à Nora, Forsdick propose l’idée d’une multiplicité de mémoires incluant toutes les visions du passé. Un tel modèle transnational et transculturel répondra mieux à l’interdépendance

511 Rosello, Mireille, 2006, p. 15. 512 Un exemple de ceci dans le cinéma est le film Indigènes du réalisateur algérien Rachid Bouchareb, sorti en 2006. Le film met en avant la participation des soldats des anciennes colonies (et protectorat) français dans la Seconde Guerre mondiale. Il donne une image plus complète de cette guerre et de la contribution de ces soldats à la libération de l’Europe et a voulu donner une voix à ceux encore vivants, qui sont sans pensions ni allocations à cause de leur statut d’anciens combattants coloniaux. 513 Forsdick, Charles, 2007, p. 115. Voir aussi, Anderson, Perry, La Pensée Tiède : un regard critique sur la culture française. Suivi de la Pensée réchauffée : réponse de Pierre Nora , Paris, Seuil, 2005 et Mbembe, Achille, « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ? » dans : Esprit nº 330, Paris, Esprit, 2006, pp. 117-133. 168 entre les différents pays, qui est, entre autres, le résultat de la colonisation d’abord et de l’immigration par la suite.

7.4 Brassage historico-culturel

Au cours de l’histoire de Tétouan, nombreux furent les peuples et les civilisations qui ont marqué la ville et ceux qui ont fortement contribué à son caractère, formant les éléments constitutifs les plus importants. Cette interaction entre la ville et ceux qui la touchent, ces brassages eurent lieu quand la ville était en ruines, détruite par ses ennemis ou quand elle représentait un lieu de refuge pour des milliers d’exilés réfugiés. D’abord les Juifs, mudéjars et plus tard aussi les Morisques chassés d’Espagne. À l’intérieur du Maroc, un autre élément constitutionnel fut le flux migratoire des régions environnantes des Jbāla , du Rif et de Fès. Les toutes premières civilisations qui laissèrent leurs empreintes furent celles des Phéniciens, Puniciens, Maurétanniens et Romains. Les origines de Tétouan remontent à la fondation de l’antique cité Tamuda— site qui se trouve proche de la ville actuelle— au III e siècle avant Jésus-Christ. En 1305, le sultan Abou Tabit de la dynastie berbère Mérinide (1244-1465) y bâtit une ville fortifiée. En 1399, Tétouan fut détruite par le roi Castillan Henry III. La prise de Grenade en 1492, sous le signe de la Reconquista par les rois catholiques, marqua la fin du royaume grenadin et donna lieu à une vague d’émigration de Morisques et de Juifs chassés d’Espagne dont un nombre considérable se dirigea vers l’Afrique du Nord. Une grande partie de ces émigrés s’installèrent au Maroc et en particulier à Tétouan. À la fin du XV e siècle, la ville fut reconstruite par les Morisques et Juifs- sépharades qui fuyaient l’Inquisition espagnole sous la direction du chevalier et capitaine grenadin Ali al-Mandari. 514 Une reconstruction qui annonça la naissance

514 Au XVI e siècle, Tétouan et Chefchaouen furent gouvernées par Sayda el Horra, « Femme libre » (1495-1562). Surnommée « Citalforra » ou « la noble dame » dans la littérature, elle fut la première et unique femme à régner une bonne partie du nord du Maroc. Née à Chefchaouen, de mère espagnole convertie à l’islam, son père était le chef de Chefchaouen, Moulay Ali Ibn Rachid (règne de 1537-1542). Elle épousa le fameux andalous Ali Al-Mandari, celui qui a reconstruit Tétouan. Bilingue, lettrée et connue pour son élégance, elle combattait les Espagnols et déclarait ouvertement la guerre aux Portugais. Cf. Véronne, Chantal de la, 1956, pp. 222-225 et Benumeya Grimau, Rodolfo Gril, 2010 (web). 169 d’une ville andalouse à partir de l’architecture grenadine de l’époque. 515 La ville fut surnommée « Fille de Grenade » à cause de la présence et de l’apport culturels et sociaux des réfugiés grenadins. Ce fut le début d’une renaissance culturelle, sociale et architecturale de la ville. Au début du XVII e siècle, environ 10.000 réfugiés morisques s’installèrent à Tétouan, à la suite du Décret d’expulsion de 1609 de Philippe III. 516 Ils étaient originaires de toutes les régions d’Espagne, en particulier de Castille et d’Aragon. Ces nouveaux groupes d’émigrants qui s’installèrent à Tétouan contribuèrent davantage à l’agrandissement et au développement de la ville. Après le règne des Mandarites, de nombreuses grandes familles d’origine andalouse dirigèrent la région de Tétouan. Leurs successeurs furent les Naqsis (ils règnèrent sur la ville de 1597-1672), les Riffi et les Ash-ash qui gouvernèrent tous de manière quasi souveraine et avaient aussi en commun la foi musulmane. 517 Pour la péninsule Ibérique, Tétouan fut notamment d’une grande importance de par sa position stratégique : « […] durante muchos años se debaten y proyectan planes para su conquista o destrucción, comenzando por el proprio Fernando el Católico, hasta Felipe II. » 518 Du fait de sa position géographique, proche à la péninsule Ibérique, Tétouan accueillait aussi des émigrés andalous qui s’orientaient vers d’autres villes du Maroc, dont l’exemple le plus connu est celui de la communauté des Hornacheros — originaires du village Hornachos de la province espagnole d’Extremadura— qui s’établirent à Rabat-Salé. 519 Grâce à ces vagues d’immigrations de musulmans et de Juifs espagnols, mais aussi de Fassis, qui s’installèrent dans la ville au XVII e siècle, d’immigrants de régions environnantes comme Jbala et le Rif, ainsi que d’Espagnols dans la première partie du XX e siècle, la ville sut intégrer ces différents éléments culturels et linguistiques. Tous ces immigrés laissèrent leurs empreintes distinctes. Les éléments significatifs

515 Benaboud, M’hammad, et al., 2009, p. 13. 516 El-Khatib-Boujibar, Naïma et al., 2000, p. 165. 517 Voir pour un aperçu plus détaillé, Benaboud, M’hammad, et al., 2009, pp. 10-28. 518 Gozalbes Busto, Guillermo, Al-Mandari, el grandino de Tetuán , L’auteur, 1993, p. 22. « […] pendant beaucoup d’années se débattent et se projettent des plans pour sa conquête ou sa destruction, commençant par Fernando le Catholique lui-même, jusqu’a Felipe II. » 519 Cf. Zayas, Rodrigo de, 2006, pp. 217-218. Epalza, Míkel de, Los moriscos antes y después de la expulsión , Madrid, Mapfre, 1992 ; Maziane, Leïla, Salé et ses corsaires (1666-1727). Un port de course marocain au XVII e siècle, Caen, Presses Universitaires de Caen, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2007 et Guerra Caballera, Antonio, « Moriscos de Hornachos y República de Rabat », 03-03-2009, http://www.webislam.com/articulos/35670- moriscos_de_hornachos_y_republica_de_rabat.html (consulté le 05-05-2012). 170 andalous, par exemple, que Tétouan avait en commun avec la ville de Fès, lui valurent le surnom de « Sœur de Fès ». 520

7.5 La culture andalouse : un patrimoine culturel

La ville de Tétouan constitue avec d’autres villes comme Fès, Chefchauen et Rabat- Salé, la partie du Maroc qui fut imprégnée le plus par la culture andalouse et où celle-ci demeure encore vivante. En fait, Tétouan fut un des lieux d’accueil les plus importants de la civilisation andalouse au Maroc, hébergeant un grand nombre d’émigrés andalous, juifs et musulmans, qui allait faire partie intégrante de la ville. Comme on peut lire dans Tétouan. Ville andalouse marocaine : « Les immigrants andalous à Tétouan construisirent en effet une nouvelle cité alors que ceux qui s’étaient installés dans d’autres villes du Maroc, à Fès, Salé ou Chaouen, se fixèrent dans des quartiers particuliers, bientôt nommés quartiers andalous. » 521 Ceux qui s’y établirent étaient aussi appelés « los andaluces de Tetuán. »522 Ce sont ces Andalous qui vont influencer la vie culturelle, spirituelle et artistique avec tout ce qu’ils vont apporter à la ville de Tétouan, qui va devenir dès lors un bouillon de cultures :

[…] Tetuán va a ser la meta ilusionada de muchas miles de criaturas, marginadas como minoría vencida, suspirando por su libertad política y religiosa ; mudéjares primero, moriscos después, junto a un grupo no despreciable de judíos .523

La ville, complètement détruite en 1399 par Henri III, était reconstruite grâce aux Juifs et aux Andalous arabes d’origine grenadienne : « Tetuán va a ser, en realidad, una ciudad forjada, formada y desarollada bajo el influjo de lo granadino. De la

520 Voir en particulier, Daoud, Mohammed, Tārīkh Tiṭwān , Murāj’a wa tanqiḥ Hasnā’ Dāwūd, Al- Muzara, 2008. 521 Miège, Jean-Louis et al., 1996, p. 13. 522 Gozalbes Busto, Guillermo, 1992, p. 50. 523 Gozalbes Busto, Guillermo, 1992, p. 22. « […] Tétouan va devenir l’objectif espéré de beaucoup de millions de créatures, marginalisées comme minorité vaincue pour leur liberté politique et religieuse ; d’abord des mudéjars, puis des Morisques, avec un groupe non négligeable de Juifs. » 171

Granada que acaba de caer en manos de los cristianos. » 524 La ville fut fondée et reconstruite plus tard avec l’arrivée des premiers exilés andalous sous la direction du capitaine grenadien Al-Mandari. 525 À ce propos, Léon l’Africain écrivait ceci :

Los portugeses le llamaban Almandarí y obtuvo autorización para restablecer el gobierno de la ciudad y beneficiarse de él. Recontruyó las murallas, levantó una fortaleza y ciñó ésta y aquellas de fosos [...]. Todo ello con un grupo de trescientos caballeros, todos granadinos, que eran la flor de Granada .526

Tétouan devint ainsi aussi un centre important d’attaques contre les chrétiens. 527 Cet élément fondateur grenadin va profondément marquer et altérer le caractère de la ville. Les réfugiés andalous, dans leur ensemble, vont exercer leur influence dans tous les domaines. En effet, l’architecture et la culture tétouanaises, les us et coutumes, l’habillement, la langue, l’artisanat et la cuisine, témoignent le plus visiblement, de nos jours, de l’héritage culturel andalous/espagnol. Mais, comme je le montrerai par la suite, tous ces vestiges concrets et matériels ont aussi une valeur symbolique et sont profondément gravés dans la mémoire collective. C’est un héritage tout à la fois individuel (singulier) et collectif (pluriel). Pour revenir au patrimoine architectural, il est encore largement présent dans les murs, les bâtiments, les ruelles, les portes, les mosquées, les places, les zelliges et les boiseries de Tétouan. Tous ces éléments de l’architecture citadine reflètent largement l’influence mudéjare : l’héritage culturel des habitants émigrés venus de l’Espagne. L’ancienne médina de Tétouan fut classée patrimoine culturel mondial de l’humanité par l’UNESCO en 1997. Un autre exemple particulier de ce patrimoine andalou est le sous-sol de la médina tétouanaise où se trouvent les matamir ou mazmorras (matamores).528 Ce

524 Gozalbes Busto, Guillermo, 1992, p. 97. « Tétouan va devenir en réalité une ville forgée, formée et développée sous l’influence du grenadin. De la Grenade qui vient de tomber aux mains des chrétiens. » 525 Cf. Bouzineb, Hussain et Gerard A. Wiegers, « Tetuán y la expulsión de los moriscos », dans : Titwān khilāl al-qarnayn 16 wa 17 , Tétouan, Université Abdelmalek Essaadi, 1996, pp. 73-108. 526 Léon L’Africain, p. 268, dans : Gozalbes Busto, Guillermo, 1992, p. 44. « Les Portugais l’appelaient Almandarí et ils obtinrent l’autorisation de rétablir le gouvernement de la ville et d’en bénificier. Il réconstruisirent les murailles, dressèrent une fortesse et l’entouèrent (et celles) de fossés […] Tout cela avec un groupe de trois cents cavaliers, tous grenadins, qui étaient la fleur de Grenade. » 527 Abun-Nasr, Jamil M., 1987, p. 208. 528 Il existe un autre élément architectural andalou lié à l’eau caractéristique de Tétouan. Il s’agit du « scoundo », un réseau de distribution d’eau calcaire naturelle qui court à travers la médina. Il fut 172 sont des grottes, cachots et galeries calcaires souterrains qui furent utilisés au XVI e siècle, entre autres comme prisons. Ce réseau ou labyrinthe est dû au sol calcaire sur lequel Tétouan fut bâtie. 529 Ces cavités parcourent la ville d’est en ouest. Les 30.000 captifs, esclaves et soldats chrétiens qui y furent incarcérés contribuèrent à la construction de la ville. 530 Des recherches archéologiques ont démontré la présence d’une église catholique appelée « Nuestra Señora de los Dolores », église où les prêtres espagnols tenaient des services pour les détenus chrétiens. 531 Les Franciscains y construisirent aussi un hôpital. Ces caves souterraines furent fouillées en 1921. 532 Enfin, il y a le cimetière de l’ancienne médina, autre vestige de cet héritage andalou, où reposent les nombreux fondateurs grenadins de la ville. À Tétouan, la culture andalouse se manifeste aussi par le dialecte, 533 ainsi que par les traditions sociales : « Le cas de Tétouan est significatif du rôle des émigrés andalous dans l’évolution de la société qu’ils ont construite en préservant leurs traditions, mais aussi en adoptant celles des milieux qui les accueillaient. »534 Parmi ces traditions sociales (mixtes), la cuisine tétouanaise est un exemple significatif, pétrie d’éléments andalous, qui de nos jours subsistent encore dans les habitudes culinaires de la région, et qui sont connues pour être raffinées. 535 Un patrimoine historico-culturel pluriel revendiqué par de nombreux écrivains marocains de langue espagnole qu’on verra plus loin.

construit par le fondateur de la ville, le grenadin al-Mandari. Sur la signification du terme existent en gros deux hypothèses. Le nom pourrait provenir du mot espagnol « escondido », qui signifie « caché » ou « dissimulé » en référence au caractère secret du réseau. Une autre hypothèse avance qu’il s’agit d’une dérivation du mot « segundo », signifiant « deuxième », le scoundo étant le second système, après le nouveau système de distribution d’eau qui était mis en place pendant le protectorat. Voir Benaboud, M’hammad et. al., 2009, pp. 48-103. 529 Des prisons similaires se trouvent en Algérie (Alger) en Espagne (Caceres) et en Italie. Voir Benaboud, M’hammad, et al., 2009, pp. 104-132. 530 El-Khatib-Boujibar, Naïma, et al., 2000, p. 173. 531 Nejarri, Amel, « La préservation des lieux de mémoire en question. Tétouan se désintéresse de son passé », Libération , 17-01-2009. 532 Miège, Jean-Louis, et al., Tétouan. 1996, p. 25. 533 Le dialecte du nord du Maroc est, selon sa géographie, influencé par l’espagnol, la hakétia et le rifain ( tachelhit ). Ainsi, le dialecte tétouani ou tétouanais est dérivé du judéo-espagnol. Voir aussi : Zouggari, A. et Vignet-Zunz, J, Jbala : Histoire et société , dans Sciences Humaines , 1991 et Vidal- Sephiha, Haïm, « Langues juives de la diaspora », Plurielles , nº7, Hiver-Printemps 98-99, pp. 70-77. 534 Miège, Jean-Louis, et al., 1996, p. 16. 535 Voir aussi R’hounia, Fatima, Cuisine of Tetouan. An Andalusian Heritage. Dans ce livre, l’influence de la cuisine de l’Algérie durant l’occupation ottomane est aussi reflétée, ainsi que l’influence juive, présente déjà pendant des siècles dans la région de Tétouan. http://www.saveursetcuisinedumaroc.com/en/index.php?option=com_content&task=view&id=10 &Itemid=5 (consulté le 28-10-2010). 173

7.6 Une littérature mémorielle

L’histoire du Maroc offre un excellent exemple d’une telle interdépendance au niveau de la mémoire collective. Par son histoire coloniale – la période des protectorats - elle est liée à la France, aussi bien qu’à l’Espagne. Mais aussi au sein de son « propre » passé, il se trouve plusieurs héritages culturels collectifs, plusieurs mémoires alternatives et antagonistes. Un exemple en est fourni par l’histoire des Juifs au Maroc. Ce qui vaut pour le Maroc vaut aussi pour les villes, et pour Tétouan en particulier. 536 Cette ville montre en effet ce qu’est un lieu de mémoire transnational. En plus, elle constitue un lieu de mémoires multiples qui est lié à la fois à l’exode des Juifs d’Espagne et au départ graduel des Juifs sépharades du Maroc à partir des années 1940 du siècle dernier. Il s’agit donc en premier lieu de Tétouan, lieu de mémoire d’Al-Andalus, symbole de la convivencia entre Juifs, musulmans et chrétiens. En second lieu, la ville est le symbole de l’exode des Juifs marocains déjà mentionné. Nous abordons ici un thème ou bien un patrimoine culturel et linguistique dont la place dans l’histoire officielle du Maroc est encore ambiguë, sinon quasi oblitérée. Il est donc d’autant plus remarquable qu’il soit fréquemment exprimé dans la littérature. Comme le note Zineb Ali-Benali : « Les fictions romanesques interpellent l’histoire et la travaillent sur ses marges et dans ses oublis, mais aussi dans les zones de turbulence où le sens n’est pas encore venu, où le sens ne s’est pas encore stabilisé […] »537 Finalement, Tétouan, lieu de mémoire du Maroc juif, se trouve multipliée encore par un troisième départ douloureux : celui des républicains espagnols qui avaient trouvé refuge au Maroc (1939-1975) durant le franquisme ainsi que des Espagnols établis au Maroc avant et durant le protectorat espagnol. 538 Dans la suite

536 Cf. Leibovici, Sarah, Chronique des Juifs de Tétouan (1860-1896), Paris, Maisonneuve & Larose, 1984 ; Kenbib, Mohammed, « Les Juifs de Tétouan, entre la Chronique et l’Histoire », Hespéris- Tamuda , vol. XXIV, 1986, pp. 273-299. 537 Ali-Benali, Zineb, 2004, p. 284. 538 Voir pour un aperçu plus complet sur la présence des Espagnols au Maroc : Españoles en Marruecos 1900-2007. Historia y memoria popular de una convivencia, Rabat, Publication de l’IEHL, 2008. Voir aussi pour plus d’historique sur les républicains espagnols exilés au Maroc : Luis Santiago, Jerónimo Lloris et Rafael Barrera, Internamiento y resistencia de los Republicanos españoles en África del Norte durante la segunda guerra Mundial , San Cugat del Vallés, Rafael Barrera Roldán, 1981 ; Baldó, Ricardo, Exiliados españoles en el Sahara, 1939-1943 : un punto negro en la historia, Alcoy, La Victoria (éd. de l’auteur), 1977. Et le témoignage de Eduardo Haro Tecglen, Hijo del siglo: crónica , Madrid, País-Aguilar, 1998. Sur l’époque du protectorat espagnol, Tanger et la 174 de ce chapitre, je me limiterai cependant à la littérature judéo-marocaine. Ce choix trouve son explication dans la longue histoire qui lie les Sépharades au territoire du Maroc, et plus spécialement à la ville de Tétouan. Au Maroc, comme le note l’historien Robert Assaraf, les Juifs du Nord avaient une position particulière par rapport aux autres communautés juives marocaines :

Favorisés aussi bien par leur niveau culturel plus élevé de descendants directs des expulsés d’Espagne que par la géographie et l’histoire –proximité de l’Europe et précocité de l’ouverture vers l’extérieur – les Juifs du nord du Maroc, et en tête ceux de Tétouan, dès le XVIII e siècle, ont entamé le mouvement- individuel – d’émigration du Maroc. 539

C’est ainsi, comme j’essaierai de le montrer, que le roman précède souvent l’historiographie proprement dite. Car l’histoire partiellement refoulée resurgit souvent, bien que fictionnalisée, dans les écrits de ces écrivains. C’est autour de cette absence qui est aussi une présence que le passé se manifeste dans le présent. Ainsi, les drames de l’histoire obtiennent une signification, une valeur et un sens. Les auteurs que j’ai choisis sont tous natifs de Tétouan mais appartiennent à des générations différentes. Les premiers, Isaac Benarroch Pinto et Moisés Garzón Serfaty font partie de la génération d’écrivains qui écrivirent sous le protectorat espagnol. Puis, Esther Bendahan et Mois (ou Moshe) Benarroch, nés à Tétouan peu avant ou après la décolonisation, quittèrent le Maroc quand ils étaient encore enfants. Ce qui relie ces auteurs, c’est qu’ils ont choisi la ville de Tétouan comme décor de leurs fictions. 540 Dans la formule employée par Paloma Díaz-Mas, ces textes se caractérisent par une fictionnalisation du passé familial et une récupération de la mémoire de l’histoire récente. 541 La ville de Tétouan y représente donc plus qu’un simple décor : elle fonctionne à la fois comme

Seconde Guerre mondiale, voir le roman de María Dueñas, El tiempo entre costuras , Madrid, Planeta, 2009. Voir concernant le contexte littéraire espagnol, Gullón, Germán, « La modernidad y la narrativa del exilio de 1939: « El Réquiem de Ramón J. Sender », Diálogos hispánicos de Amsterdam , nº 9, 1990, pp. 1-12. 539 Assaraf, Robert, 2005, p. 270. 540 Cf. Le roman de l’écrivain marocain arabophone, Mohammed ‘Ankār, intitulé l-Maṣrī (L’Egyptien ) qui traite des aspects sociaux et pittoresques tétouanais et qui a comme arrière-fond de son roman la ville de Tétouan (Dār l-Baydā, Az-Zamān, 2004 ; voir aussi le recueil de nouvelles Tiṭwān taḥkī : qiṣas (Tétouan raconte : nouvelles ) de Mohammed Sabbagh (Dar l-Baydā, Dār Taqāfa, 1979). 541 Díaz-Mas, Paloma, 2009, p. 112. 175 référence culturelle et ancestrale, lieu de naissance, lieu d’absence(s), d’où source de nostalgie. Comme je l’ai indiqué plus haut, le passé tétouanais évoqué dans ces textes est étroitement lié aux origines sépharades de cette ville. Il est donc question d’une culture, ou plutôt d’un héritage culturel, qui se trouve aujourd’hui sans lieu géographique fixe. S’il est sauvegardé et continue à vivre, c’est grâce à la tradition orale et à la mémoire de ceux et de celles qui se souviennent encore de la vie juive à Tétouan et dans d’autres villes marocaines. D’après Paloma Díaz-Mas, c’est à cause de la fragilité de cet héritage culturel, justement- car qui s’en souviendra encore dans les siècles à venir ?- que dans une époque récente, de plus en plus d’écrivains ont revisité l’histoire des Sépharades d’Espagne pour en nourrir leurs fictions :

Cela peut s’expliquer pour nombre d’entre eux par le fait qu’ils sont conscients d’avoir réussi à connaître (directement dans le cas des plus âgés et indirectement, pour les plus jeunes, au travers de leurs pères et grands-pères) le monde traditionnel des anciennes communautés sépharades d’Orient et du Maroc, en grande partie déjà disparu et qui risque de tomber dans l’oubli. 542

Par exemple, Díaz-Mas - dont la recherche porte également sur la mémoire d’autres communautés sépharades que celle du Maroc - et plusieurs autres auteurs qui ont collaboré au numéro spécial de la revue Horizons maghrébins (2009) consacrée à « L’héritage de l’Espagne des trois cultures : musulmans, juifs et chrétiens », se réfèrent aussi à un certain nombre d’auteurs espagnols et latino- américains qui abordèrent ce sujet dans leurs œuvres. De même, dans la littérature marocaine contemporaine, l’héritage sépharade n’est pas non plus l’apanage exclusif des auteurs judéo-marocains d’expression castillane ; bien au contraire. Presque tous les écrivains marocains de langue espagnole ont abordé le thème du « Juif marocain » dans leurs œuvres, le plus souvent sous forme de nouvelle. Citons parmi eux Mohamed Akalay « El judío sabio » et Mohamed Chakor, « La bella cabalista de Tanger. » 543

542 Díaz-Mas, Paloma, 2009, p. 112. 543 « El judío sabio », dans : Cerezales, Marta, et al., 2004, pp. 165-170 et Mohamed Chakor, « La bella cabalista de Tanger », dans : Ricci, Cristián H. et Ignacio López Calvo (éd.), 2007, pp. 220-223. 176

Dans la littérature marocaine d’expression française, le thème du judaïsme marocain ou de l’identité judéo-marocaine est également assez récurrent. Parmi les auteurs on peut citer des écrivains d’origine sépharade qui ont traité ce thème dans leurs œuvres, comme et Elisa Chimenti et des auteurs non-juifs comme Tahar Ben Jelloun et Fouad Laroui. 544 Fortement enracinées dans la géographie et l’histoire marocaines, les villes représentées dans ces œuvres sont entre autres Fès, Tanger, Safi, Asilah et Essaouira. Notons cependant que dans ces livres d’expression française figurent rarement les villes de Tétouan (aussi appelée « la petite Jérusalem ») et de Chefchauen. Ceci pourrait trouver son explication dans les frontières géographiques (et linguistiques) tracées par le protectorat franco-espagnol (1912-1956), qui divisa le pays en une zone française et une zone espagnole. C’est dans la zone du Nord, région de Tanger, Tétouan, Chefchauen, Asilah, Larache, et Ksar el Kébir, assignée aux Espagnols— Tanger étant une zone internationale— que vivaient une grande partie des Juifs sépharades ayant très souvent l’espagnol comme langue maternelle. Revenons maintenant aux « écrits de Tétouan » qui seront traités dans les chapitres suivants. Ce qui relie ces auteurs entre eux, c’est qu’ils sont tous des « exilés » ou des enfants d’exilés qui ont choisi d’écrire en espagnol, la langue de leurs ancêtres marocains, qui a actuellement au Maroc le statut de langue minoritaire. Mise à part cette affinité, on peut supposer qu’il y a encore d’autres points communs entre ces œuvres qui n’ont jamais été étudiées dans leur ensemble. Afin de faire ressortir les ressemblances mais aussi les différences qui existent entre ces écrivains issus de la diaspora sépharade du Maroc, je me poserai les questions suivantes : Dans quel sens leurs œuvres se rattachent-elles à cette tendance internationale à braquer l’attention sur un passé légendaire ? Comment ce passé lointain, « l’Espagne des trois cultures », se rapporte-t-il au « Maroc des trois cultures » (arabe/berbère, juive, chrétienne) tel qu’il exista sous le

544 Voir sur la thématique d’Edmond Amran El Maleh, Mdarhri-Alaoui, Abdallah, Aspects du roman marocain (1950-2003) , Rabat, Ed. Zaouia, 2006, pp. 41-52 ; Bouazza Benachir, Edmond Amran El Maleh, cheminements d’une écriture , Paris, L’Harmattan, 1997.

177 protectorat espagnol ? Le thème de la convivencia est-il mêlé à celui du judaïsme ou sont-ils traités séparément ? D’autres questions qui retiendront notre attention concernent la relation entre la quête personnelle et les deux formes de mémoire, individuelle et collective, que nous avons distinguées plus haut, ainsi que le thème intergénérationnel ; le rôle que jouent les « déplacements », et « le retour à l’origine. » Ces derniers seront considérés aussi bien dans le sens littéral du mot, sous la forme d’un voyage effectué par (le ou) les protagonistes par exemple, qu’au sens figuré, sous la forme d’un ou de plusieurs voyages imaginaires.

178

8. LES ÉCRITURES DE L’EXIL : LA MÉMOIRE JUDÉO-MAROCAINE

8.1 Les départs des Marocains-Juifs

Dans cette introduction je tenterai de donner un bref aperçu de l’histoire des Juifs marocains à partir de l’année 1948. 545 Ce précis servira de cadre historique aux chapitres consacrés à la littérature judéo-marocaine contemporaine qui clôtureront cette étude. Les départs des Marocains-Juifs qui eurent lieu à l’époque avant le protectorat franco-espagnol, furent marginaux par rapport à la grande vague d’émigration qui commence dans la seconde moitié des années 1940. 546 À ce moment-là, plusieurs raisons sociopolitiques et historiques vont contribuer à un sentiment de malaise et d’insécurité qui conduira à l’émigration par étapes d’une partie considérable des Juifs marocains. Il s’agit d’un exode massif, le plus grand dans l’histoire du Maroc. 547 Quelles furent les principales raisons des départs des Juifs marocains de leur pays ? Quels sont les contextes de ces exodes ? C’est ce contexte historique et culturel qui sert d’arrière-plan pour les romans écrits par des auteurs juifs-marocains de langue espagnole qui, pour la plupart, venaient des régions du Nord. Comme le note l’historien Robert Assaraf, les Juifs du nord du Maroc avaient une position particulière par rapport aux autres communautés juives marocaines de ce pays :

Favorisés aussi bien par leur niveau culturel plus élevé de descendants directs des expulsés d’Espagne que par la géographie et l’histoire – proximité de l’Europe et précocité de l’ouverture vers l’extérieur – les juifs du nord du Maroc, et en tête ceux de Tétouan, dès le XVIII e siècle, ont entamé le mouvement- individuel – d’émigration du Maroc. 548

Ce sont justement ces Juifs-Marocains d’origine espagnole qui vont, pour la plupart, opter pour l’Espagne lorsqu’ils décident que la situation au Maroc devient

545 Cf. Le numéro spécial du magazine d’histoire du Maroc, Zamane , « Maroc, terre juive », nº 30, mai 2013. 546 Assaraf, Robert, 2005, p. 277. 547 Cf. Kenbib, Mohammed, Juifs et Musulmans au Maroc 1859-1948, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Université Mohammed V, Rabat, 1994. 548 Assaraf, Robert, 2005, p. 270. 179 intenable à cause des tensions au sein de la société et surtout des répercussions de la situation au Moyen-Orient, à savoir le conflit israélo-arabe. 549

8.2 Le début d’un schisme intercommunautaire

Selon l’historien Mohammed Kenbib, à partir des années 1859-1860— depuis la Guerre de Tétouan— les relations judéo-musulmanes au Maroc commencèrent à se dégrader. 550 Peu après, ce fut l’action de l’Alliance Israélite universelle et ses écoles, aujourd’hui appelée Ittihad-Maroc, qui eut un poids considérable sur les relations intercommunautaires. 551 La mainmise de son enseignement a certes contribué à créer un fractionnement entre Arabes et Juifs marocains. 552 Comme l’avance Guy Dugas : « L’école est également le lieu de l’acculturation, de la confrontation à l’Occident, de la rupture avec la majorité arabe… »553 Ceci est encore affirmé par Judith Roumani qui, en parlant des Juifs sépharades, dit ceci : « In causing Sephardim to identify with the colonizers, Alliance schools contributed to the demise of the age-old relationship between Jews and Muslims. »554 Cette occidentalisation des Juifs-Marocains par le biais de l’Alliance par laquelle l’influence de la France, principalement, était fortement perceptible, marqua le détachement (culturel) des Juifs de leur environnement autochtone. Dans ce mouvement d’« émancipation » et d’acculturation des Juifs s’inscrit aussi la politique coloniale française avec son dicton « diviser pour régner », qui représentait le comble dans la détérioration des relations judéo-musulmanes. 555 Comme l’explique l’écrivain Edmond Amran El Maleh :

549 Voir aussi Zafrani, Haïm, Juifs d'Andalousie et du Maghreb , Paris, Maisonneuve et Larose, 1996. 550 Voir par rapport à la Guerre de Tétouan et aux Juifs, Ortega, Manuel L., Los hebreos en Marruecos : estudio histórico, político y social , Madrid, Ed. hispano-africana, 1919, pp. 121-124. 551 Cf. Laskier, Michael M., The Alliance Israélite Universelle and the Jewish Communities in Morocco, 1862-1962 , Albany, State University of New York Press, 1983. 552 Grosrichard, Ruth, 22-28 novembre 2008, pp. 58. 553 Dugas, Guy, 1990, p. 29. 554 Roumani, Judith, (éd. Halevi-Wise, Yael), 2012, p. 217. 555 Kenbib, Mohammed, 1985, p. 88. Voir par rapport à l’influence des Puissances coloniales sur les Juifs-Marocains : Miège, Jean-Louis, Le Maroc et l’Europe, Paris, 1961-1962, tome I, pp. 559-572 et tome II, pp. 277-292 ; Laroui, Abdellah, Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain (1830-1912), Paris, 1977, pp. 310-319 ; Levy-Mongelli, Danielle, Un cas d’aliénation culturelle : les Juifs d’Afrique du Nord dans l’aventure coloniale française , Grenoble, La Pensée Sauvage, 1980. 180

Le Protectorat, on le sait, a dès avant son installation, et par le biais de l’Alliance Israélite, mis en œuvre une politique d’assimilation en profondeur, cherchant à « occidentaliser les juifs marocains », à soi-disant les « émanciper » pour les asservir comme auxiliaires de sa politique, en travaillant à les détacher de la réalité nationale ; ceci s’inscrit dans une plus large perspective d’une politique de division, comme on l’a vu lors du fameux dahir berbère. 556

La perspective d’Amran El Maleh est confirmée par d’autres spécialistes comme Mohammed Kenbib, Simon Lévy, Guy Dugas et Ruth Grosrichard qui, eux aussi, soulignent l’importance des écoles francophones de l’Alliance Israélite universelle ainsi que le susmentionné protectorat français. 557 Les Espagnols, quant à eux, réclamaient aussi cet effort d’« émancipation » des Juifs-Marocains dès 1860, prétendant être les « véritables initiateurs ». 558 Ceci était illustré notamment par la politique d’ouverture aux sépharades méditerranéens. Un autre facteur d’importance était la propagande sioniste qui joua un rôle significatif et décisif dans les départs du Maroc et qui s’est répandue comme une tache d’huile. L’influence sioniste mise en oeuvre— même avant l’installation du Protectorat franco-espagnol en 1912— à côté de l’occidentalisation, explique aussi le manque d’identification des couches d’élites juives à l’égard de la lutte pour l’indépendance du Maroc. 559 Le « processus de sionisation » comme le décrit Kenbib fut poursuivi de manière plus décidée après la Seconde Guerre Mondiale. 560 En 1947 déjà, des immigrations clandestines sont organisées depuis l’Algérie. Les choses commencent davantage à se déstabiliser au sein de la société autour de 1948, année où l’État d’Israël est proclamé. Une situation qui envenima davantage les choses déjà devenues assez sensibles entre les deux communautés, musulmane et juive, et qui engendra les premiers départs du Maroc. Une des raisons sous- entendues de ces départs fut pour quelques-uns, au commencement, plutôt d’ordre religieux, affilée par l’inspiration ou la conspiration sioniste. Israël, comme berceau religieux et terre promise faisait appel à la foi de nombreux Juifs du Maroc. 561 À

556 Amran El Maleh, Edmond, 1999, p. 211. 557 Grosrichard, Ruth, 22-28 novembre 2008, pp. 55. 558 Kenbib, Mohammed, 1985, p. 95. 559 Cf. Al Ālam, 21-12-2012. 560 Kenbib, Mohammed, 1985, p. 103. 561 Grosrichard, Ruth, 22-28 novembre 2008, pp. 56. Voir à cet effet aussi, Levy, André et Alex Weingrod (éd.), 2005, pp. 68-96. 181 partir de la proclamation de l’État d’Israël en 1948 jusqu’en 1956, le protectorat français autorise l’organisation de l’immigration clandestine vers Israël. 562 Ou comme le note Robert Assaraf : « […] elles acceptèrent de laisser faire et de fermer les yeux.» 563 Ces immigrations étaient aussi connues sous le nom d’ alyas .564 Mais la situation politique tendue et ambiguë allait aussi provoquer un schisme dans la société marocaine, cette fois entre les loyautés. 565 Les frictions portant sur le conflit israélo-arabe augmentèrent au sein des deux communautés. Cela eut des conséquences économiques et sociales— harcèlements, insultes, menaces, meurtres— pour les communautés juives au Maroc. À cet égard, on note la confusion suivante qui se produisit dans la société marocaine par rapport à ses citoyens musulmans :

La confusion la plus dommageable est celle qui consiste à ne pas faire la distinction entre « juif et sioniste » et entre « juif et israélien », à propos de la guerre qui oppose pays arabes et Israël, Palestiniens et Israéliens, et dont on sait combien elle pèse sur les relations entre juifs et musulmans au Maroc. 566

Cette identification sans nuances engendra des sentiments négatifs. 567 Mais plusieurs autres éléments entrèrent en jeu, créant un contexte de tensions et de déséquilibre social. Outre l’agitation au niveau international, la contestation des pays arabes à l’égard de la situation politique extrêmement tendue par la création de l’État d’Israël, fut l’événement qui changea de façon décisive la face des relations entre les citoyens juifs et musulmans marocains. 568 Dans cette problématique arabo-israélienne ou palestinienne à l’époque de l’indépendance du Maroc, qui toucha les communautés juives et musulmanes au Maroc, un autre aspect renforça la distanciation, notamment les polémiques soulevées par des articles dans la

562 Les autorités coloniales françaises instaurent néanmoins un quota de 600 départs par mois. Avec l’aide des Français un bureau appelé « Kadima » (en avant) est ouvert par l’Agence juive ainsi qu’un camp de transit près de Mazagan, l’actuel El Jadida. Voir, Assaraf, Robert, 2005, p. 535. 563 Assaraf, Robert, 2005, p. 517. 564 Alya ou aliah (selon la graphie) signifie l’immigration en Israël, en Terre Sainte. Le mot vient de l’hébreu et signifie littéralement « ascension » ou « montée ». 565 Voir à cet égard, Amran El Maleh, Edmond, « Juifs marocains et Marocains juifs », Les Temps Modernes, nº 375, octobre 1977, pp. 495-520. 566 Grosrichard, Ruth, 22-28 novembre 2008, pp. 53. 567 Cf. Aji, Sanaa el, « Les Marocains juifs », PanoramaMaroc.ma, 6 décembre 2012. 568 Cf. Lévy, Simon, Juifs du Maroc. Identité et Dialogue, Actes du Colloque International sur la communauté Juive Marocaine, 1980. 182 presse, qui opposaient des nationalistes marocains à des militants ou sympathisants sionistes. 569 Dans le monde arabe, le panarabisme battait son plein, inspirant les nationalistes marocains. On était en présence d’un mouvement nationaliste inspiré par le salafisme et orienté vers le panarabisme, chose qui compliquait encore la situation, distanciant les Juifs du processus d’indépendance d’un pays qui était aussi le leur. 570 En raison de tous ces éléments, le tout renforcé par le colonialisme, il se crée un écart culturel et social assez grand entre les deux groupes de Marocains : Juifs et musulmans, au moment de l’indépendance du Maroc en 1956. À ce moment-là, des groupes importants avaient déjà quitté le Maroc. 571 Comme le précise encore Kenbib de façon poignante : « [...] cette fois-ci, le problème ne se posait plus uniquement en termes d’aliénation et de déracinement culturel mais de déracinement stricto-sensu. »572 Tous ces événements se succèdent et alternent le paysage social marocain, entraînant des incertitudes quant au statut des Juifs au Maroc. Avant l’instauration du Protectorat franco-espagnol, les Juifs étaient protégés par le pact dhimmi qui leur garantissait la liberté de culte. 573 La situation se complique avec l’avènement du Protectorat. 574 Les déclarations du sultan et du parti de l’Istiqlal sur l’égalité des citoyens juifs ne résoudront pas l’ambivalence du statut du Marocain juif qui contribuera aussi à l’instabilité sociale. 575

569 Kenbib, Mohammed, 1985, p. 100. 570 Voir sur ce point, Lévy, Simon, « Les Juifs et la libération nationale au Maroc », Perspectives Nouvelles , nº spécial « Les Sépharades et la Paix », 1981, pp. 87-90. Cité dans, Kenbib, Mohammed, 1985, p. 102. Lévy dit à ce sujet :

Majoritairement, la communauté musulmane est passée de la conscience communautaire au sentiment national dans un cadre étatique stable au terme de cinq siècles de lutte contre les invasions portugaise, espagnole, turque ou française. Protégée, la minorité juive en est restée à un sentiment communautaire de terroir : fière de sa ville, de sa kéliha. Il a fallu attendre l’époque moderne pour qu’elle se pose le problème de l’identité nationale, sous les sollicitations contradictoires de la francisation, du sionisme et du patriotisme marocain.

571 Notons qu’entre 1957 et 1961, 25.000 de juifs-marocains sont passés par Madrid pour rejoindre Israël. Voir, Sebti, Adnan, avril 2013, pp. 64-65. 572 Kenbib, Mohammed, 1985, p. 104. 573 Assaraf, Robert, 2005, p. 622. 574 Assaraf, Robert, 2005, pp. 528-533. 575 Assaraf, Robert, 2005, p. 528. Voir aussi, Chouraqi, André, La Condition juridique de l’israélite marocain , Paris, Presses du Livre français, 1950. 183

8.3 L’émigration juive après l’Indépendance du Maroc

La situation causée par la tension au Moyen-Orient entre Israéliens et Palestiniens à la suite de la création de l’État d’Israël en 1948 eut, comme on l’a noté, des répercussions sur les rapports entre les communautés juive et musulmane au Maroc. Pendant les premières années de décolonisation franco-espagnole du Maroc, après 1956, le pays est marqué à tous les niveaux par une politique de « marocanisation » sans distinction de religion. 576 À partir de l’indépendance, une grande partie des Juifs marocains créèrent des liens de solidarité avec Israël, tandis que l’influence de la propagande sioniste restait considérable et devenait plus intense. L’indépendance met fin à l’immigration légale. Depuis le mois d’octobre 1956, l’agence de Kadima est fermée et la remise de passeports est également arrêtée. 577 Entre 1956 et 1961, l’immigration clandestine passe surtout par les présides espagnols Ceuta et Melilla, facilitée par le gouvernement espagnol. Les événements de 1961, la mort de Mohammed V— considéré comme un protecteur des Juifs— le drame du naufrage causant la mort de dizaines de personnes ; autant d’aspects qui contribuèrent à l’augmentation de l’insécurité, de la méfiance des Juifs envers leurs concitoyens. C’est après l’indépendance du Maroc que l’immigration prend un autre tour, l’affaire des passeports étant quasiment réglée sous le règne de Hassan II. 578 Selon les périodes, le départ en Israël ne fut pas encouragé par les autorités marocaines pour certaines personnes ou certains groupes de Juifs, ce qui entraîna l’arrêt des délivrances de passeports aux Juifs. 579 Cette mesure provoqua de nouveau la création de mouvements clandestins qui, avec l’aide des institutions (sionistes) israéliennes, parvenaient à organiser des voyages clandestins vers Israël. 580 Ceux qui partaient de Casablanca étaient les plus connus. Casablanca fut également le port d’embarquement des passagers du bateau Pisces qui fit naufrage au large d’El Hoceima et qui marque l’épisode

576 Assaraf, Robert, 2005, p. 709. 577 Cf. Laskier, Michael M., 1994, pp. 126-144. 578 Zafrani, Haïm, 2010, p. 302 ; Webster, Matt, Inside Israel’s Mossad : the Institute for Intelligence and Special Tasks , New York, The Rosen Publishing, pp. 28-29. 579 Assaraf, Robert, 2005, p. 710. Voir aussi, Bensimon, Agnès, Hassan II et les juifs. Histoire d’une émigration secrète , Paris, Seuil, 1991. 580 Une nouvelle vague de départs est entraînée par les guerres de 1967 (la guerre des Six Jours) et 1973. 184 d’immigration clandestine. 581 La majorité allait vers Israël, l’Espagne et d’autres pays européens. Il faudrait aussi noter que l’Espagne (outre Israël et des pays d’Amérique Latine) fut un des pays où les Juifs émigrèrent. Les origines espagnoles (de leurs ancêtres) et la solidarité, les liens qu’ils y avaient (maintenus) avec la langue et la culture sépharade ainsi que la présence de membres de famille facilitaient le choix pour l’Espagne au lieu d’Israël. En outre, un « retour », s’il s’agissait du pays d’origine, vers Israël n’était pas envisagé par tout le monde, même si l’idée de la terre promise restait fortement ancrée dans l’imaginaire collectif. Une des autres principales raisons du choix pour l’Espagne était la proximité et les raisons de sécurité, car il était plus sûr de voyager en Espagne que d’entreprendre un long voyage vers Israël. Et c’était aussi moins coûteux. Ce contexte socio-politique, notamment la manière triste et dramatique dont la plus grande partie des communautés juives quittèrent leur pays, fut en partie fictionnalisée dans la littérature judéo-marocaine, comme il sera montré par la suite. Cette histoire tragique trouva cependant un écho dans le cinéma marocain contemporain. En témoigne notamment le long-métrage Adieu mères de Mohamed Ismaïl, sorti en 2008 et tourné à Tétouan et à Casablanca, deux villes qui abritèrent d’importantes communautés juives. 582 Ce film de fiction est basé sur plusieurs faits historiques dont le naufrage du bateau Pisces ou Egoz en 1961, qui fit quarante- quatre victimes. 583 Ce bateau était actif lors des vagues d’immigration clandestine devant permettre aux Juifs marocains de quitter le Maroc pour aller en Israël. Il fit naufrage sur les côtes du Rif marocain dans la Méditerranée, ce qui constitue un événement symbolique et douloureux toujours présent dans la mémoire collective des Juifs sépharades marocains et pratiquement absent de l’histoire officielle du Maroc. Jusqu'à maintenant, il n’est que vaguement mentionné dans les manuels d’histoire marocains. D’autres films marocains qui abordent le thème de l’exode

581 Grosrichard, Ruth, 22-28 novembre 2008, pp. 57 ; Assaraf, Robert, 2005, p. 693. 582 Le film fut présélectionné pour les Oscars en 2009. Titre du film en arabe : Wadā’an umahāt. 583 La nuit du 10 au 11 janvier 1961 marque la date du départ du bateau Pisces (Egotz ) dans lequel quelques dizaines de familles juives-marocaines se sont embarquées et qui, à son départ de Casablanca vers Israël, coula non loin de la côte marocaine du Nord, près de la ville d’Al Hoceima, provoquant la mort de 44 personnes. Ce naufrage, épisode de l’émigration clandestine, suscita une très grande émotion chez la population juive du Maroc. Dans la mémoire collective juive marocaine, le naufrage du Pisces devint une sorte de figure de proue ou un symbole de l’organisation de l’émigration clandestine du Maroc vers Israël dans les années 60. C’est le souvenir d’un événement tragique pour beaucoup de personnes qui se sont reconnues dans le désir de partir vers Israël. Un événement qui marqua toute une communauté et qui reste gravé dans la mémoire des gens, prenant de l’ampleur dans un contexte de tensions et d’amalgames. 185 des Juifs marocains dans les années 1960 ou qui, d’une manière plus générale, traitent du thème des Juifs marocains et des relations entre Juifs et musulmans marocains, sont : Marock de Laila Marrakchi (2006) ; Fīn māshī yā mūshī ?/ Où vas- tu Moché ? (2007) de Hassan Benjelloun et le long-métrage documentaire, Tinghir- Jérusalem : les échos du Mellah de Kamal Hachkar (2012). 584 On a vu à quel point il est difficile de dénouer les différents éléments qui, selon l’historiographie académique, contribuèrent aux départs des Marocains juifs. La situation au Moyen Orient à la suite de la proclamation de l’État d’Israël, les changements perceptibles dans la société, le sentiment d’insécurité, l’infiltration sioniste qui œuvra de façon effective afin de diriger des groupes importants vers Israël, la politique de colonisation qui favorisait l’aliénation, furent des facteurs déterminants pour l’exode des Juifs marocains. Des départs qui, de nos jours, soulèvent encore de l’incompréhension et un sentiment de malaise, car la plus grande partie s’en alla au temps de l’indépendance, moment crucial de redéfinition dans l’histoire d’un pays. Dans ce contexte, arrêtons-nous sur la discussion récente, publiée dans le quotidien espagnol El País , entre les écrivains feu Edmond Amran El Maleh et Esther Bendahan, qui concrétisent ou symbolisent en quelque sorte cette « plaie juive-marocaine ». Les articles traitent des causes du départ des Juifs du Maroc à partir des deux perspectives, parfois différentes. À l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance du Maroc en 2006 (1956-2006) et de la parution de son premier roman, Esther Bendahan, d’origine sépharade, née au Maroc, publie un article dans El País , intitulé « Memoria rota de los judíos del norte de Marruecos ». 585 Dans son exposé, elle avance quelques raisons principales des départs de la diaspora juive du Maroc et fait le point sur l’antisémitisme qui fut aussi une des raisons des départs des Juifs. Une mémoire fracassée, selon Bendahan, qui illustre son propos par une visite récente de 300 personnes au quartier juif de Tétouan, où le cimetière est la seule trace qui témoigne de ce judería ou mellah . La réplique d’Amran El Maleh vient peu de temps après, dans un article intitulé « Patología de

584 Ajoutons aussi le téléfilm franco-israélien Revivre de Haïm Bouzaglo, 2009 et Un été à la Goulette (Halq al Wād) du réalisateur tunisien Farid Boughedir (1996) sur la guerre des Six Jours et le brisement de l’harmonie entre les communautés. 585 Bendahan, Esther, « Memoria rota de los judíos del norte de Marrueco » (Mémoire fracassée des juifs du nord du Maroc), El País, 29-03-2006 ; « Sobre los judíos de Marruecos », El País , 25 avril 2006. 186 la memoria » comme réponse directe à Bendahan. 586 El Maleh, de son côté, lui reproche la subjectivité dans son exposé et avance d’autres raisons de ces départs, insistant sur le rôle des sionistes qui, dans cette période d’exil, contribuèrent à effacer la présence juive au Maroc. 587 Ce qui me semble important et ce qui est à retenir dans cette polémique, c’est l’intérêt de la réflexion sur la mémoire juive du Maroc, considérée depuis différentes perspectives. Bendahan et Amran El Maleh revendiquent naturellement tous les deux la mémoire juive-marocaine, chacun à sa manière. Cette confrontation par le biais du journal El País , montre l’importance de la réflexion sur l’histoire et de la discussion sur le passé judéo-marocain ; ce regard en arrière sur les traces et les vides qui sont des témoins de la culture judéo- marocaine. Un carrefour où se renouent des liens, cassés par l’histoire, où l’identité et la mémoire individuelle se joignent aux mémoires de la conscience collective, là où l’histoire et la mémoire se croisent. C’est effectivement dans ce cadre que se situe notre analyse thématique ultérieure des oeuvres littéraires dans lesquelles la mémoire (individuelle) rencontre l’histoire (collective). Dans les chapitres suivants, on verra quel rôle jouent l’histoire et la mémoire dans l’écriture marocaine de langue espagnole, dans l’espace colonial et postcolonial.

586 Amran El Maleh, Edmond, « Patología de la memoria », El País , 19 avril 2006. Cf. Campoy-Cubillo, Adolfo, 2012, pp. 90-93. 587 Notons à cet effet aussi la polémique récente autour du film-documentaire Tinghir-Jérusalem : les échos du mellah du réalisateur Kamal Hachkar, sorti en 2012. Le film relate le départ des Juifs- Berbères au début des années 1960, ainsi que la cohabitation et la rupture des deux communautés par des circonstances historico-politiques. Le film a été accusé de « normaliser les relations avec les sionistes ». Voir, Grosrichard, Ruth, « Tinghir-Jérusalem, retour sur images », Zamane, nº 20, juin 2012, pp. 94-95.

187

8.4 « Le souvenir d’un immigré » :

El Indiano, el kadí y la luna et Indianos Tetuaníes , d’Isaac Benarroch Pinto

D’après Paloma Díaz-Mas, il y a deux tendances chez les écrivains sépharades de nos jours par rapport à leur héritage culturel, « la fictionnalisation du passé familial » et « la récupération de la mémoire de l’histoire récente. »588 Elle explique par la suite ces phénomènes récents de la façon suivante :

[…] par le fait qu’ils sont conscients d’avoir réussi à connaître (directement dans le cas des plus âgés et indirectement, pour les plus jeunes, au travers de leurs pères et grands-pères) le monde traditionnel des anciennes communautés sépharades d’Orient et du Maroc, en grand partie déjà disparu et qui risque de tomber dans l’oubli. 589

La tendance à « la fictionnalisation du passé familial » s’applique largement aux écrivains étudiés dans la dernière partie de ce chapitre, s’agissant des œuvres analysées d’Esther Bendahan et de Mois Benarroch. 590 Dans ce qui suit, je vais analyser les textes El Indiano, el kadí y la luna, 1951, d’Isaac Benarroch Pinto et Tetuán. Relato de una nostalgia, 2008, de Moisés Garzón Serfaty, qui se rapproche plutôt du phénomène de « la récupération de la mémoire de l’histoire récente ». Il s’agit surtout de récits où l’élément historique, culturel et folklorique l’emporte sur la fiction. Comme le note Haïm Zafrani, il s’agit de textes, de créations littéraires qui s’inspirent et puisent « dans une certaine historicité. »591

588 Paloma Díaz-Mas, 2009, p. 112. 589 Paloma Díaz-Mas, 2009, p. 112. 590 Même au niveau de la langue, de la hakétia , on observe cet élément identitaire significatif. Comme l’avance Joseph Chetrit: « Après son extinction à la suite de la prévalence de l’espagnol moderne, la hakitía est devenue au XX e siècle source d’identité et de déclaration ou de revendication d’appartenance pour les ressortissants de ces communautés et leurs descendants dispersés en Amérique latine, en Israël, en Espagne, en France et au Canada. », dans : Chitrit, Joseph, 2007, p. 69. 591 Zafrani, Haïm, 2003, p. 59. À cet égard, Haïm Zafrani distingue deux loyautés caractéristiques par rapport à cette thématique « juive ». Premièrement, une fidélité au judaïsme « universel » ou général. Deuxièmement, une fidélité au contexte géographique, historique et local, au même titre qu’au décor culturel et linguistique de l’Occident et de l’Orient musulmans d’un côté, et de l’ancien univers andalous-hispanique de l’autre côté, p. 59. 188

Chez Benarroch Pinto , cet élément fictionnel est quelque peu présent ; il invente des personnages, comme le dinandier, le qadi (juge) et le nomade Fadi, mais la prédominance d’éléments descriptifs dans son récit montre qu’il s’agit avant tout d’un livre de mémoire. Le fait que l’auteur, à l’encontre des autres auteurs dont je parlerai ici, ne se limite pas à l’histoire des Juifs de Tétouan dans le récit ¿Que hace Dios con la luna vieja cuando sale la nueva ?, peut être interprété comme un effort pour souligner, bien qu’implicitement, l’unité (ou bien la convivialité) des Juifs et des musulmans marocains à une époque précédant l’indépendance. Par rapport à Garzón Serfaty, on constate que l’élément fictionnel manque complètement, l’auteur visant principalement à enregistrer ou à fixer par écrit ce qui autrement se perdrait.

Entre fiction et mémoire

Isaac Benarroch Pinto naquit dans la ville blanche de Tétouan au nord du Maroc vers l’année 1920. Dans sa jeunesse, il émigra en Argentine où il entama une carrière de journaliste. À Caracas, il fut le chef de rédaction du quotidien La Esfera . En 1951, il publia à Tétouan El Indiano, el kadí y la luna (L’indien, le qadi et la lune ), un recueil de trois nouvelles, son unique œuvre. 592 Année pendant laquelle le Maroc se trouve encore sous tutelle coloniale franco-espagnole. Ce livre fut pionnier en ce sens qu’il constitue le premier recueil de nouvelles d’expression espagnole publié au Maroc. Ainsi, Benarroch Pinto fait partie des écrivains intellectuels et créateurs marocains qui s’exprimaient en espagnol sous le protectorat espagnol au Maroc (1912-1956). La première nouvelle du recueil El

592 Benarroch Pinto, Isaac, El Indiano, el kadí y la luna, 1951. Préface intitulée (de M.I. Benarroch Pariente) : Palabras al libro de mi hijo. Première partie: EVOLUCIÓN (pp.11-40). Deuxième partie : DOS CARTAS (pp. 41-58). Troisième partie : EL REGRESO (pp. 59-94). Chapitre I : La milagrosa vision de el Zugari (pp. 97-106). Chapitre II : De como Zoraida supo la maravilla (pp. 107-114). Chapitre III : Discurso en la mezquita grande (pp. 115-125). Chapitre IV : Fiestas y homenajes en honor del Zugari (pp. 127-134). Chapitre V : Festejos populares y peregrinacion a Muley Abdeslam (pp. 135-148). Chapitre VI : La visita del cadí (pp. 149-158). Chapitre VII : Muerte de Sidi Ali el Meknassi (pp. 159-165). Chapitre VIII : La tentación del cadí (pp.167-175). Chapitre IX : ¡Sea yo el decimoséptimo! (pp.177-186). ¿Que hace Dios con la luna vieja cuando sale la nueva ? (pp. 188-200). 189

Indiano, el kadí y la luna, intitulée Indianos Tetuaníes, fut rééditée à Madrid aux éditions Hebraica en 2008 par Jacob Israel Garzón et les héritiers d’Isaac Benarroch Pinto. La première édition du livre, réalisée en 1951 à Tétouan, était épuisée. Dans son introduction à cette nouvelle édition, Jacobo Israel Garzón écrit que l’œuvre de Benarroch Pinto contient des valeurs (historiques) qui méritent d’être connues du public contemporain. En ceci, cette nouvelle édition témoigne de l’effort, chez les actuels Sépharades, pour récupérer la mémoire d’un monde sépharade marocain en grande partie déjà disparu. 593 Le récit El Indiano compte trois parties qui relatent l’histoire de Salomon, l’indien parti au Vénézuela. La première partie s’intitule Evolución , la deuxième, Dos cartas et la dernière partie, El regreso (Le retour). La nouvelle raconte la vie du Juif modeste et zélé, Jacob Levy, dinandier de profession et dont on fait la connaissance à travers une description de son travail dans le quartier juif, judería ou mellah de Tétouan : « […] guiado por sus hábiles manos, iba grabando en el metal […] »594 L’art de travailler différentes sortes de fer à des fins diverses est décrit de façon détaillée :

En el fondo del cuchitril se amontonaban en heterogénea mezcolanza láminas de hoja de lata, trozos de diferentes metales, pedazos de cobre, que bajo las hábiles manos de Jacob se transformarían en brazaletes y anillos cristales de colorines, trapos, viejas herramientas y un sin fin de cosas más, con las que nuestro hombre fabricaba farolillos moriscos, teteras, candelabros, ajorcas y bandejas. 595

Ce qu’on apprend ici c’est que le métier d’ hojalatero (dinandier) sauvegarde une culture, une forme d’artisanat, un spécialisme transmis au cours des siècles,

593 Cf. Díaz-Mas, Paloma, 2009, p. 112. Suivant cet article, il s’agit d’un développement récent, non seulement au Maroc, mais aussi relatif aux anciennes communautés sépharades autour de la région méditerranéenne. On notera à cet égard une croissance considérable de publications au Maroc et en Espagne, de mémoires, autobiographies et chroniques (familiales) et même de livres de cuisine, concernant l’héritage culturel maroco-sépharade. On trouve cette tendance aussi dans le domaine de la littérature d’expression française. Voir par exemple, Bénabou, Marcel, Jacob, Menahem et Mimoun ; une épopée familiale , Paris, Seuil, 1995 ; Cohen, Gracia, Récit d’une enfance marocaine : une petite fille au mellah de Fès dans les années vingt, Paris, L’Harmattan, 2003. 594 « […] guidé par ses mains habiles, il grattait dans le fer. », p. 25. 595 « Au fond de la cabine s’accumulait en un pêle-mêle hétérogène de planches de feuilles en fer- blanc, des pièces de différentes métaux, des morceaux de cuivre, qui, sous les mains habiles de Jacob se transformaient en bracelets et bagues cristalines multicolores, chiffons, vieux outils et d’innombrables d’autres choses, avec lesquelles notre bonhomme frabriquait de petites lanternes morisques, des théières, des candélabres, des bijoux et des plateaux. », p. 25. 190 comme le savoir-faire des lanternes morisques. Dans ces descriptions très précises, le narrateur mentionne plusieurs lieux emblématiques de Tétouan. Des lieux (la cour Feddán et la fameuse porte arabesque Bab Tut ) où les dernières nouvelles s’échangent, des lieux de rencontre ou de passage de Tétouan ; comme pour les inscrire dans la mémoire. 596 Il s’avère que les responsables de la réédition ont ajouté au texte original entre crochets le nom que porte le lieu actuellement, ne serait-ce que pour rendre le livre plus complet et actuel. Il s’agit donc d’un ouvrage publié bien avant l’Indépendance du Maroc. Après l’indépendance du Maroc les noms des places ont été changés en appellations plus nationalistes, plus patriotiques, ce qui vaut par exemple pour l’ancienne place d’Espagne, qui s’appelle actuellement place Hassan II.

Une mémoire historique

L’arrière-plan historique du récit est constitué par le début de la guerre de Tétouan (aussi appelée Guerra de África ou Primera Guerra de Marruecos ) par les Espagnols, qui s’est déroulée à Tétouan à partir des attaques espagnoles contre le Maroc entre 1858 et 1860. 597 L’arrivée des troupes espagnoles annonçant la fin de la ville paisible, est décrite au moyen d’informations historiques très précises. L’histoire est décrite du point de vue de l’expérience juive de façon minutieuse avec des dates et jours précis. Il s’agit plus concrètement des événements les plus significatifs du début, du déroulement et de la fin de cette guerre, qui fut dramatique pour les Marocains. 598 Ainsi sont décrits les préparatifs défensifs des Tétouanais, appelés « moros » dans la nouvelle.

596 Les portes arabes en arabesques semblent renfermer une symbolique plus grande, de lieux de passage ou de rencontre historique, culturel et linguistique. « Porteurs » et « témoins » d’histoires, d’échanges et de changements. 597 Voir en particulier notre chapitre sur la Guerre de Tétouan. Le conflit a commencé suite à un désaccord sur les frontières de Ceuta. 598 Tout est très généralisé dans la nouvelle, cela vaut-il pour l’ensemble de la communauté juive émigrée de Tétouan ? Comme si le narrateur parlait pour tout le monde ou racontait une histoire qui valait pour tous ? Ceci semble être confirmé à la fin du livre quand le narrateur conclut : « Y esta es la historia de todos y cada uno de los judíos tetuaníes que han emigrado allente los mares desde aquella época pretérita. », p. 94. 191

À Tétouan, ce déclenchement de la guerre est annoncé publiquement aux Tétouanais à travers « el noticiario viviente ». Tout le monde est convoqué pour contribuer à la défense de la ville contre les attaques du « cristiano ». Peu à peu, les nouvelles concernant le grand nombre de blessés du côté des Marocains arrivent aussi au quartier juif « […] Los heridos no cabían en las casas y sus lamentaciones no cesaban en momento alguno. » 599 On trouve aussi une référence à la non- implication des Juifs dans cette guerre, comme le montre la citation suivante, comme s’ils se trouvaient à l’écart de la société. Cette donnée semble indiquer le statut et la position minoritaire des Juifs : « Y, por fin, después de la batalla de Wad-Ras, se firmó la paz entre moros y españoles, y estos últimos continuaron como dueños de la ciudad de Tetuán hasta que el Sultán pagase su deuda de guerra. »600 En faisant allusion à des faits historiques précis comme la bataille de Wad-Ras et le traité de paix entre Marocains et Espagnols auquel elle aboutit, l’écrivain fait un effort évident pour ancrer son récit dans l’histoire. De ce point de vue, l’expérience ou la mémoire humaine des événements et les effets sur les personnages sont importants, car ils nous montrent comment les habitants de la ville auraient possiblement vécu les choses, décrites du point de vue d’un Juif tétouanais. D’une part, il y a les conséquences des attaques des Espagnols sur la vie quotidienne des (Juifs) marocains. D’autre part, il y a les tensions nées de cette guerre hispano-marocaine, entre les habitants tétouanais de confession juive et musulmane. On voit que dans le récit, cet effet négatif de la guerre sur la relation entre les Maures et les Juifs de Tétouan est accentué. Cette façon de raconter des histoires vécues nous ramène à la transmission orale, à l’écriture de bribes de mémoires et de sentiments racontées. En d’autres termes, ces histoires restent gravées dans la mémoire des gens de manière trans- générationelle. Si l’on revient à l’histoire de la famille de Jacob, elle se compose de deux éléments bien distincts. Celui de la mémoire historique, jugeant les faits et les dates qui correspondent à la réalité historique, et celui de la construction imaginaire, c’est-à-dire un pur produit de l’imagination de l’auteur. Le narrateur lui-même

599 « […] Les blessés n’entraient pas dans les maisons et leurs lamentations ne s’arrêtaient à aucun moment. », p. 37. 600 « Et enfin, après la bataille de Wad-Ras, s’est signée la paix entre les musulmans et les Espagnols et ces derniers continuèrent à être les souverains de la ville de Tétouan jusqu’à ce que le Sultan ait payé sa dette de guerre. », p. 45. 192 nous pousse dans cette direction. Après avoir développé le contexte historique, il reprend le fil de son récit en soulignant en même temps le côté fictif de son histoire : « Pues bien, reanudamos nuestra interrumpida narración, cosa que hemos hecho para describir de forma esquemática el ambiente en que comienza a desarollarse nuestra historia que, si no es verídica, bien pudo haberlo sido. »601 Ce geste d’autoréférentialité renforce donc le caractère romanesque de la narration. Il est clair que les faits historiques correspondent au réel, mais l’on ne saurait dire la même chose de l’histoire racontée, comme nous le confirme le narrateur : « […] si no es verídica, bien pudo haberlo sido. » Dans El Indiano on trouve plusieurs dates qui marquèrent l’histoire de Tétouan et de ses habitants juifs. Comme nous l’avons déjà vu dans le chapitre consacré à la presse écrite en espagnol, le 1 er mars 1860 paraît le premier numéro du journal de Tétouan El Eco de Tétouan dirigé par Gutenberg. À propos de ce journal et de sa signification pour les Tétouanais, nous lisons : « […] con ello sus habitantes se pusieron en contacto con uno de los más grandes adelantos de la civilización. »602 Le journal signifiait donc une ouverture au monde, la voie de la modernité. Une autre date importante à laquelle le récit fait allusion est 1862, date du départ des Espagnols. C’est à ce moment-là, comme nous le fait savoir le narrateur, qu’une première dépendance de l’Alliance Israélite universelle est ouverte à Tétouan : « […] ya había empezado a funcionar en Tetuán una de las escuelas de la Allianza Israelita Universal, y con la llegada del barón de Montefiore este centro docente recibió nuevos alientos para proseguir su obra benefactora en todo el Imperio del Mogreb. »603 Cette citation montre bien l’objectif ambitieux que s’était posé l’Alliance. 604

601 « Bon, reprenons notre récit interrompu, chose qu’on a faite afin de décrire de forme schématique l’ambiance dans laquelle commence à se développer notre histoire qui, si elle n’est pas vraisemblable, aurait pu l’être. », p. 32. 602 « […] Avec lui, ses habitants se sont mis en contact avec l’un des plus grands progrès de la civilisation. », p. 45. 603 « […] il y avait déjà ouvert une des écoles de l’Alliance Israélite universelle à Tétouan, et avec l’arrivée du baron Montefiore, ce centre d’enseignement reçut de nouvelles haleines afin de continuer son œuvre de bienfaiteur dans tout l’Empire du Maghreb », p. 46. 604 Voir pour l’histoire et le développement de l’Alliance Israélite, Chouraqi, André, L’Alliance israélite universelle et la Renaissance juive contemporaine, 1860-1960 , Paris, P.U.F., 1965 et Kaspi, André, Histoire de l’Alliance israélite universelle. De 1860 à nos jours , Paris, Armand Colin, 2010. On lit aussi dans quelle mesure l’Alliance était importante pour les personnages de l’histoire. Au moment où Salomón revient à Tétouan pour une visite, il passe voir son professeur à l’Alliance : « […] se dirigió apresuradamente a la escuela de la Alianza donde se había formado su inteligencia […] », p. 66. 193

Au cours du récit, on comprend aussi la vaste influence que l’Alliance exerça au niveau de la profession de foi, de la « judaïté » des Juifs tétouanais, du lien (étroit) avec Israël qui, dans les années à venir, devrait mener au départ de nombreux Juifs vers la terre promise. L’influence de l’Alliance ne se limitait donc pas seulement à l’enseignement mais renforçait aussi le lien avec la terre promise, Israël. D’un autre côté, pour de nombreux Juifs d’expression espagnole du nord du Maroc, l’importance de la Castille , l’ancienne province espagnole, s’avérait importante également. Ceci est dû au rattachement ancestral ; les aïeux qui furent expulsés de l’Espagne à l’époque de la Reconquista , et au même titre, l’intérêt de la langue espagnole comme langue maternelle et langue de la terre des ancêtres. Outre l’Alliance Israélite, il y avait les cours d’espagnol donnés par les pères franciscains qui rêvaient aussi d’une grande importance pour la communauté juive de Tétouan à cause de l’importance donnée à l’enseignement. Le protagoniste de l’histoire, Salomón, suit des cours chez eux dans le quartier juif pour perfectionner sa connaissance de cette langue. On apprend que les Franciscains accompagnaient les soldats espagnols à leur arrivée au Maroc: […] los Padres franciscanos, que acompañaban al ejército ocupante […] 605 C’est la première fois qu’on rencontre dans cette histoire le mot « occupant », dans cette phrase « armée occupante », ce qui est très significatif, en ce sens que le narrateur note très clairement la situation politique du pays.

Les « Indiens » marocains

Un narrateur omniscient raconte de manière presque documentaire, au jour le jour et de mois en mois, la vie juive de cette famille tétouanaise d’origine espagnole. On apprend aussi beaucoup sur la vie familiale, en particulier sur le parcours du fils aîné Salomon. Adolescent, ce dernier voyage vers l’Argentine pour trouver du travail et faire fortune là où de nombreux Juifs étaient déjà établis et leurs « […] comercios eran los más florecientes de la joven República del Plata. »606

[…] se dirigeait précipitamment à l’école de l’Alliance où son intelligence s’était formée […] ». 605 « […] les Pères franciscains qui accompaignaient l’armée occupante […] », p. 45. 606 « […] commerces étaient des plus florissants de la jeune République d’argent. », p. 48. 194

Un sentiment de fierté envahit le père en pensant à son fils aux portes d’un destin aussi espagnol que ses ancêtres : « […] los grandes judíos de Castilla, cuya sangre corría por sus venas, en un país nuevo y tan español como España. »607 En fait, beaucoup de Juifs marocains partirent vers des pays de l’Amérique latine comme l’Argentine et le Vénézuela, un choix dicté par le fait que la langue était la même et qu’il y avait déjà des communautés juives dans ces pays, descendant également d’exilés sépharades. Les indianos (« indiens ») était la dénomination des immigrants espagnols qui, à partir des XVI e et XVII e siècles, allèrent en Amérique Latine, a las Indias , pour y trouver une vie meilleure. 608 Beaucoup d’entre eux firent fortune et retournèrent en Espagne. Cette dénomination (Indiens) portait jusqu'à leurs descendants. Des groupes importants de jeunes partirent « faire les Amériques », hacer las Américas : faire fortune et trouver une vie meilleure dans des pays comme le Vénézuela, le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay ou le Mexique. 609 Depuis le siècle d’Or espagnol, XVI e –XVII e siècle, le thème de l’Indien s’est figé dans la littérature espagnole. L’indien est la personnification de la richesse, du succès, parfois aux connotations péjoratives, mais souvent suscitant l’admiration. 610 On peut en déduire que le narrateur a appliqué le concept d’ « Indien » espagnol au Maroc, plus précisément aux habitants de Tétouan comme l’indique le titre de cette nouvelle. Ceci nous donne aussi une indication sur l’idée de l’appartenance culturelle du narrateur, à savoir judéo-espagnole et marocaine. Ces « Indiens » de Tétouan fonctionnaient en quelque sorte comme un lien interculturel entre l’Amérique Latine, continent d’accueil, l’Espagne, pays des ancêtres et le Maroc, pays de résidence.

607 « […] les grands Juifs de Castille, dont leur sang courrait ses veines, dans un pays nouveau et aussi espagnol que l’Espagne. », p. 52. 608 « Indiano », Diccionario de la lengua española (22ª edición), 2001. 609 Voir par exemple, Bahamonde Magro, Ángel, Cayuela, José et José Gregorio Cayuela Fernández, Hacer las Américas: Las élites coloniales españolas en el siglo XIX , Madrid, Alianza Editorial, 1992. 610 On trouve par exemple, dans l’œuvre de Lope de Vega (1562-1635), El premio del bien hablar, La moza de cántaro et chez Calderón (1600-1681), dans Guárdate del agua mansa le thème de l’Indien revenu riche. Voir Pedraza Jiménez, Felipe B., González Cañal, Rafael et Elena Marcello, Calderón : Sistema dramático y técnicas escénicas: actas de las XXIII Jornadas de Teatro Clásico : Almagro, 11, 12 y 13 de julio de 2000 , Universidad de Castilla La Mancha, 2001. 195

Des anciens liens

Dans le roman les traditions juives-sépharades des Tétouanais sont décrites de manière très détaillée : « […] todo según las costumbres de las Comunidades judías expulsadas de Castilla. »611 On y trouve des références explicites aux origines espagnoles, qui reviennent dans tous les aspects de la vie quotidienne. En témoigne le cimetière juif qui s’appelle de Castilla et dans lequel reposent leurs aïeux expulsés de « la mère Espagne »612 : « […] porque allí reposan los huesos de judíos que vieron la primera luz en España. »613 Les usages et obligations religieuses sont désignés par des mots en hébreu dont le sens est expliqué dans le texte. La religion joue un rôle primordial dans la vie de tous les jours et comprend tous les aspects de la vie humaine, des prières quotidiennes et traditions de la cérémonie de mariage jusqu’aux rituels funéraires. Les traditions culturelles sont décrites en détail, les costumes traditionnels— à tel point qu’on croirait presque pouvoir toucher le tissu— les chansons ( romances , coplas et canciones de cuna ) de même que les habitudes culinaires. 614 Ceci est illustré par la description de la tenue judéo-marocaine que porte le jeune Salomon au moment de son départ pour l’Argentine :

Vestía Salomón su traje berberisco, compuesto de holgados zaragüelles (calzones muy anchos cerrados más abajo de la rodilla), un ceñido chaleco de color oscuro, abrochado hasta el cuello por medio de redondos botones de seda y adornado con algunos bordados de sedeño hilo negro, y, sobre todo elle, el caftán, especie de túnica abierta, ceñida a la cintura por una faja de severos colores ; cubría su cabeza con un negro casquete que dejaba ver sus negrísimos y alborotados cabellos y calzaba babuchas amarillas. 615

611 « […] tout selon les coutûmes des communautés juives expulsées de Castille. », p. 80. 612 « La vieja madre España » ; « la vieille mère Espagne », p. 109. Cf. « The motherland » : terre d’origine, terre de « retour ». 613 « […] car c’est là que reposent les os des Juifs qui virent le premier rayon de lumière en Espagne. », p. 44. 614 Sur les chansons traditionnelles judéo-espagnoles, voir Díaz-Mas, Paloma, « El cancionero popular sefardí. », dans : Los sefardíes: Cultura y literatura , Díaz-Mas (éd.), San Sebastián, Universidad del País Vasco, 1987, pp. 191-222. De nos jours, les chansons sépharades connaissent une renaissance grâce à des chanteuses contemporaines comme Amina Alaoui (née 1964) et Françoise Atlan (née 1964). 615 « Salomón s’est vêtu de son costume marocain, composé de zaragüelles (chausettes très spatieuses serrées en bas du genou), une veste cerrée de couleur foncée, boutonnée jusqu’au cou 196

On voit donc que chaque vêtement, chaque accessoire a été décrit minutieusement. La façon de raconter l’histoire est d’une grande variété, avec des passages descriptifs et des dialogues qui se succèdent et s’alternent. Après avoir réussi sa vie en Argentine, Salomon retourne vers sa ville natale pour voir sa famille et assister au mariage de sa sœur. Après trois mois de congé il repart, songeant à partager sa vie avec la fille du monsieur qui l’a aidé à faire sa vie à Buenos Aires.

Le « costumbrismo literario »

Le « costumbrismo literario » —en français « roman de mœurs »— s’est manifesté comme genre littéraire dans la littérature espagnole du XVIII e siècle, durant les années 1820 à 1870. 616 Les textes qu’on pourrait rattacher à ce genre réservent une place importante aux descriptions des us et coutumes sociaux sans que le narrateur analyse ce qu’il raconte. 617 Très proche du réalisme social, son aspect « réaliste », ainsi que des influences du romantisme, d’où le pittoresque, le poétique qu’on trouve parfois dans les descriptions, le « costumbrismo literario » cherche surtout à rendre et à fixer le mode de vie d’un groupe social spécifique. 618 Ainsi, le « costumbrismo literario » se distingue par plusieurs caractéristiques. Il s’agit premièrement de textes où la description occupe une place importante et qui s’intéressent en particulier au folklore du temps passé : « […] de captar algo que se tiene conciencia de que es cambiable y efimero, todo ello dentro del vasto panorama del siglo pasado. » 619 Le but de ce genre de littérature est de préserver, par l’écriture, l’ensemble des coutumes et des

par des boutons de soies ronds et adornée avec quelques bordures de fil de soie noir et surtout le caftan , sorte de tunique ouverte, cerrée à la taille par une ceinture de différentes couleurs ; il couvrit sa tête d’un béret noir qui laissait entrevoir ses cheveux noirisimes et désordonnés et chaussé avec de babouches jaunes. », pp. 49-50. 616 Quelques grands représentants de ce genre dans la littérature espagnole sont : Serafín Estébanez Calderón (1799-1867), Ramón de Mesonero Romanos (1803-1882) et Mariano José de Larra (1809-1837). 617 Bustos Tovar, José Jesús (éd.) Diccionario de literatura Universal , 1985. 618 Le mot « costumbrismo » vient de l’espagnol, costumbre signifiant « coutume », « habitude » ou « tradition ». 619 « […] de capter quelque chose qui tient conscience de ce qui est changeable et éphémère, tout cela au sein du vaste panorama du siècle dernier. » Soria, Andrés, 1991 (web). 197 spécificités culturelles, ethnologiques, religieuses et linguistiques d’une certaine région. 620 Ensuite, les deux principaux traits caractéristiques de ce genre, que l’on retrouve aussi dans le texte analysé ci-dessus, sont les suivants : l’auteur insiste sur le contexte urbain ou rural d’un certain milieu social. 621 Deuxièmement, le contexte est décrit de façon très détaillée et réaliste. Raison pour laquelle ces romans ou nouvelles sont aussi considérés parfois comme des romans ethnologiques ou folkloriques. Enfin, un des éléments qui contribue au caractère « costumbriste » des textes qui nous intéresse ici est lié à un emploi particulier de la langue et du vocabulaire. 622

Une langue « costumbriste » ?

Dans son ensemble, la nouvelle offre un panorama complet des mœurs et usages des Juifs d’origine espagnole de Tétouan. Au niveau de la forme, elle témoigne aussi de l’origine espagnole des protagonistes (et de l’écrivain lui-même). Le texte est parsemé de mots et d’expressions en hébreu appartenant très souvent au registre religieux et en hakétia des années 1940 du XVIII e siècle. 623 Elle constitue la

620 Dans ce cas, à partir du terroir marocain et d’une perspective sépharade-marocaine, plus spécifiquement tétouanaise. 621 Voir à cet égard, Ricci, Cristián H., 2010, pp. 41-45. Ricci catégorise la littérature marocaine contemporaine de langue espagnole en tant qu’une littérature « costumbrista ». 622 Sur ce point, on pourrait faire un rapprochement avec certains écrivains marocains d’expression française de la première génération. Certaines de leurs œuvres ont parfois été qualifiées d’« ethnographiques » et/ou « folkloriques », parce qu’ils avaient, eux aussi, l’habitude d’insister sur la description des coutumes et des traditions marocaines. En exemple, on pourrait citer Abdelkader Chatt, Mosaïques ternies , Paris, Éditions de la Revue mondiale, 1932 et , La Boîte à Merveilles , Paris, Seuil, 1954. Un autre exemple provenant d’un écrivain marocain d’expression arabe, Abdelkarīm Ghallab est le roman al-Mu’allim ‘Alī (maître ‘Alī) , Tripoli, Dār al `Arabiyya lil- Kitāb, 1981. Voir par rapport à ces éléments folkloriques ou ethnographiques : Gontard, Marc, Violence du texte , Paris, l’Harmattan et Rabat, SMER, 1981 ; Khatibi, Abdelkébir, Le Roman maghrébin , Rabat, SMER, 1979 ; Chraïbi, Driss, « Littérature nord-africaine d’expression française » in Confluent nº 5, Maître Paul Buttin, Meknès, 1960, pp. 24-29 et Laâbi, Abdellatif, « Défense du passé simple » in Souffles nº 5, « Driss et nous », Rabat, 1967, pp. 18-21. 623 La hakétia (ou jaquetía, haketía ou haketiyya selon la graphie) est la langue vernaculaire juive- espagnole des Juifs (sépharades) qui se sont installés au (Nord du) Maroc après leur expulsion de la Péninsule en 1492 et dont la principale caractéristique est l’influence de l’arabe. Or, le judéo- espagnol par contre — à ne pas confondre avec le ladino , qui est une langue écrite— est parlé par les Juifs espagnols qui se sont installés dans les Balkans et l’est de la Méditerannée, influencé par le portugais, l’italien, le grec, le turque, le français et les langues du Balkan. Cf. Lazar, Moshe et Aldina Quintana, « Ladino », Encyclopedia Judaica , Detroit, Macmillan Reference USA, 2007 ; Díaz-Mas, Paloma, Los Sefardíes : Historia, Lengua y Cultura, Barcelona, Riopiedras, 198 langue des Juifs espagnols du nord du Maroc, qui a subi une profonde ré- hispanisation. 624 Ceci est illustré par le passage suivant, s’agissant d’une partie d’une conversation dans laquelle Salomón s’adresse à son père : « - Babá (padre), estuvi (estuve) en el feddán y mirí (vi) cómo traían muchos feridos (heridos), más de doscientos […] » Están espantados (asustados) porque manque (aunque) en la batalla sacaron su caballería, los españoles siguieron avanzando. »625 On note d’ailleurs que les écrivains « ethnographiques » ont souvent l’habitude d’ajouter une traduction aux mots non espagnols (ou non français), comme c’est le cas ici, insérés dans le texte pour en augmenter le caractère pittoresque. Ceci me semble très intéressant, car l’auteur de cet ouvrage fait partie de la première génération d’écrivains marocains de langue espagnole, et ce qu’on voit, c’est que non seulement on assiste à cette époque à des changements importants par rapport à l’histoire, l’indépendance du Maroc en particulier, mais aussi à l’évolution du langage, la hakétia , de la première à la deuxième génération d’écrivains. 626 Il s’agit d’un phénomène qu’on peut observer dans tous les écrits des Juifs-Marocains, c’est-à-dire que la langue d’écriture devient de plus en plus proche de l’espagnol ou castellano . Dans le cadre de mon travail, ceci est notamment illustré par l’œuvre de Mois Benarroch et Esther Bendahan. Il sera également intéressant de faire un rapprochement entre les nouvelles de Benarroch Pinto et l’œuvre de Blanche Bendahan (1903-1975), auteur judéo-marocaine de la première génération, qui écrivit en français. 627 Comme Benarroch Pinto, Bendahan

1986 ; Vidal Sephipha, Haïm, Le ladino (judéo-espagnol calque) : structure et évolution d'une langue liturgique , Paris, Vidas Largas, 1982. 624 Benarroch Pinto, Isaac , (Introduction) dans Indianos Tetuaníes , 2008, p. 10. 625 « Père, j’étais au feddan et j’ai vu comment ils emmenaient les blessés, plus de deux cents […] ils sont effrayés car bienque dans la bataille ils sortirent leur cavalerie, les Espagnols continuaient à avancer. », p. 32. 626 Voir à propos de la hakétia : Bénoliel, José, Dialecto judeo-hispano-marroquí o haketía , Madrid, Copisteria Varona, 1977, Lévy, Solly, « La haquetía, langue vernaculaire des Judéo-espagnols du Maroc », Los Muestros , nº 57, décembre 2004 et Castro, Américo, « Entre los hebreos marroquíes: La lengua española de Marruecos », Revista Hispano-Africana 1 , nº 5, mai 1922, pp. 145-146. 627 Le roman « juif », Mazaltob, paru pour la première fois à Paris en 1930, de Blanche Bendahan donne une image de la communauté juive-tétouanaise (de la femme juive-tétouanaise) dans les années 1930 (on ne trouve aucune considération de nature ou du contexte politique. Rappelons que le Maroc était sous protectorat franco-espagnol à cette époque, sous administration et occupation étrangères). Le roman français raconte l’histoire de la belle fille Mazaltob Massiah qui est élevée dans un milieu juif-orthodoxe en tant que traditionnelle « femme de Tétouan ». Pourtant, elle n’est pas tout à fait comme les autres filles tétouanaises. Elle s’épanouit en lisant la littérature française, chante des chansons françaises et espagnoles de ses ancêtres venus de Castille, ancienne province espagnole. « Pourtant, elle est, comme ses sœurs, toujours asservie à la loi rigoureuse de Moïse. », p. 32. Elle est mariée à José qui, peu après la cérémonie du mariage, part en Argentine. Aimée par son 199 emploie beaucoup de mots et d’expressions en hakétia et en espagnol auxquels elle ajoute très souvent une traduction en français. 628 C’est aussi très souvent le cas chez les écrivains marocains d’expression française, comme Ben Jelloun, Laâbi et Serhane : dans une grande partie de leurs textes on peut reconnaître des proverbes et des expressions marocaines traduites en français. Sur ce point, la littérature marocaine d’expression française et la littérature marocaine d’expression espagnole se ressemblent.

Le conte du désert

Ce court récit intitulé « ¿Que hace Dios con la luna vieja cuando sale la nueva ? » se trouve à la fin du livre El Indiano, el kadí y la luna (1951). 629 À première vue, du fait du contexte géographique différent, il ne semble pas y avoir de lien avec les autres nouvelles réunies dans ce recueil. L’histoire raconte la vie du cheik Fadi Sahraoui, un riche et avare nomade. 630 Le caractère nomade de ce dernier est souligné par ami d’enfance, Jean, elle ne sait que faire, même si elle tente de faire des pas vers lui et s’épanouit au niveau de sa liberté individuelle, mais reste déchirée entre son amour pour lui et le cadre étouffant de son entourage et son éducation, dont elle n’arrive pas à sortir. Ils meurent tous les deux de leur séparation et de leur chagrin d’amour. Autres observations : le roman est plein d’expressions juives-tétouanaises (l’écrit ; véhicule de l’oralité). En dépit du fait que le livre est écrit en français, le texte est rempli de mots espagnols et de mots en hakétia , parfois traduits entre crochets. La langue espagnole parlée à la maison (indiquée comme hakétia ) et le français, langue apprise à l’école. Le rôle de l’Alliance Israélite est considérable (notons que c’est le cas dans tous les livres à thématique juive-tétouanaise analysés jusqu'à maintenant). Le thème des « Espagnols sans patrie », p. 45 ou « expulsés de Castille », p. 58 constitue la base de la communauté et des traditions, ainsi que les dogmes et traditions religieuses. Ainsi, on réfère à Tétouan comme « la ville sainte », p. 59. La préservation des traditions juives- espagnoles (culinaires, musicales, religieuses etc.) est un des fils rouges dans le livre. Un des autres traits récurrents est une critique de ces mêmes traditions (religieuses) par certains personnages, comme Jean, José (le mari disparu) et Mazaltob même. Mazaltob, le protagoniste, de culture française, essaie tout au long du livre de se débarrasser de ces contraintes, de cet « atavisme de fidélité ». Elle y parvient uniquement dans ses pensées. 628 Par exemple, l’expression « donner lumière » est une traduction de l’espagnol « dar luz » ce qui signifie « mettre au monde », p. 132 ou le mot « mouchoir de tête » qui vient de l’arabe-marocain « sebnia dyal rass » désignant un foulard que les femmes juives de Tétouan portaient à l’époque, p.150. C’est le langage qui caractérise le nord du Maroc avec les influences espagnoles et juives. 629 « Que fait Dieu avec la vieille lune quand la nouvelle lune apparaît ? ». 630 Ce thème des nomades sahraouis est intéressant car c’est un thème qui se place dans le même contexte historique que le Maroc du Nord. Le Sahara, ainsi que les régions du nord du Maroc, ont été occupés par les Espagnols (les seules régions à avoir été sous l’influence espagnole). D’ailleurs, on ne trouve guère ce thème dans les écrits contemporains marocains de langue espagnole. D’autant plus que ce thème était, me semble-t-il, plus actuel à l’époque du protectorat espagnol dans ces régions parmi les écrivains marocains de l’époque (Voir aussi Elissa Chimenti d’expression française). Mais ajoutons qu’il n’est nulle part indiqué qu’il s’agit du Maroc. On sait que le récit se situe en Afrique du Nord (Sahara septentrional) et que le nomade est sahraoui. Il pourrait donc 200 différents éléments dans le texte : on ne sait pas exactement où l’histoire se déroule, quelque part en Afrique du Nord sans doute, mais les lieux – on est dans le désert- ne sont pas précis : « […] en uno de los muchos oasis que siembran el desértico camino que conduce a las comarcas habitadas del norte de Africa. »631 Ajoutons à cela le fait qu’on sait aussi que le protagoniste est le chef d’un « village mobile ». Quant au narrateur, il commence par indiquer que cette narration est basée sur une vieille chronique dont il ne met guère en doute la véracité, qui est toujours redoutable quand il s’agit de contes oraux mis à l’écrit, et qui fait partie du caractère du genre : « […] a la vieja crónica de donde entresacamos esta verídica y singular historia. »632 Comme dans le récit précédent, les passages descriptifs y occupent une place importante. On y trouve des descriptions minutieuses des tentes des nomades, de l’installation de leur campement ; des cages des volailles et autres détails sur leur mode de vie. Ceci confère au récit le caractère d’un reportage. Le lecteur voit les images défiler devant ses yeux, comme une caravane de nomades. Néanmoins, la narration n’est pas entièrement neutre, car le narrateur ne dissimule pas toujours sa présence, bien au contraire. Par moments, il prend soin d’insister sur la complicité qui existe entre le lecteur (ou l’auditeur) et le narrateur. 633 En témoigne, par exemple, la phrase suivante : « Algunos jeques, como el de nuestra narración. »634 Le fait d’insister ici sur l’art de raconter une histoire, renforce le lien entre le narrateur et le lecteur. L’effet produit est celui d’un conte raconté à haute voix sur une place publique quelque part au Maroc, au lieu d’une lecture d’un texte écrit. Le narrateur, omniscient dans une première considération, ne se limite pas à raconter rien que l’histoire sèche. Il entre dans le récit en disant d’abord qu’il n’irait pas vérifier les paroles du cheik. Ainsi, nous lisons : « No me meteré a

aussi bien être algérien, ce qui est très déconcertant. On se trouve à une époque où le Sahara est sous domination espagnole. Les frontières du Sahara étaient déjà disputées à cette époque. Est-ce pour cette raison (neutralité) qu’on ne trouve pas de précision de lieu, de nationalité ? 631 « […] dans une des nombreuses oasis qui couvrent le chemin désertique qui conduit aux régions habitées du nord d’Afrique. », p. 189. 632 « […] à la vieille chronique d’où on a choisi cette vraisemblable et unique histoire. » p. 191. 633 En ce qui regarde le narrateur qui parle au nom du personnage, le mode narratif est régi par une narration de diegesis , dans laquelle le narrateur ne dissimule pas les signes de sa présence. Voir, Reuter, Yves, 2005, p. 61. 634 C’est nous qui soulignons. « Quelques cheiks, comme celui de notre récit », p. 190. 201 averiguar si lo que decía el jeque nómada era verdad o no […] »635 Et tout juste après, il confirme en quelque sorte les paroles du cheik : « […] pero el hecho comprobado (c’est nous qui soulignons) es que la palmera jamás abrió sus ramas a ningún peregrino […] »636 En utilisant une expression de « preuve » bien incontournable comme « el hecho comprobado » (le constat), il semble se mettre dans la même ligne que le protagoniste. Or, en considérant de plus près le reste de la phrase, on semble entrer dans le monde du surnaturel avec une bonne dose d’humour, à savoir pourquoi le palmier n’a plus jamais ouvert ses branches aux pélerins voyageurs : « […] seguramente porque el vientecillo perenne del desierto hacía que las palmas estuviesen recogidas de continuo y, por ello, el Fadi nunca dió hospitalidad a nadie en sus numerosas tiendas. »637 L’apparente « intrusion » du narrateur, qui commente l’histoire, se manifeste également d’une autre manière. La présence d’un narrateur ajoutant sa propre interprétation au récit qu’il raconte, confère à ce récit le caractère d’un conte oral. Ainsi, il dit : « A mi parecer, y también a la del viejo cronista que publicó este relato, nuestro amigo Fadi Sahraoui era como esos que salen a la calle en busca de trabajo mientras que en su interior van suspirando por no encontrarlo […] »638 Il s’ensuit que cette nouvelle ne répond pas aux caractéristiques du « costumbrisme littéraire » discuté au début du chapitre, même si les habitudes et les coutumes des protagonistes y sont décrites avec précision. En se mêlant à l’histoire en donnant son opinion personnelle, le narrateur rompt avec le réalisme du « costumbrismo literario. » Le narrateur omniscient et externe cède la place à un narrateur intrusif. Cela n’empêche que le caractère « folklorique » du récit est souligné par le mode narratif choisi par l’auteur, qui rappelle la tradition orale. Retournons au récit. Le protagoniste, Fadi, est présenté comme un homme pieux et serviable, suppliant toujours dans ses prières l’arrivée d’un passant à qui il

635 « Je ne me mettrai pas à juger si ce que le cheik nomade disait était vrai ou non […] », p. 192. 636 « […] Mais le fait accompli est que le palmier n’a plus jamais ouvert ses branches à aucun pèlerin […] », p. 192. 637 « […] sûrement parce que la brise persistante du désert faisait en sorte que les palmiers fussent constamment repliés et à cause d’eux Fadi n’offrait jamais l’hospitalité à personne dans ses nombreuses tentes. », p. 192. 638 « À mon avis, et aussi à celui du vieux chroniqueur qui a publié ce récit, notre ami Fadi Sahraoui était comme ceux qui sortent dans la rue à la recherche de travail tout en souhaitant, dans son for intérieur, ne pas en trouver […] », p. 192. On apprend ici sans équivoque qu’il s’agit d’une reprise d’une chronique publiée et que cette histoire a été basée sur cette « vieille chronique ». On y reviendra. « Y, según cuenta un viejo manuscrito […] », p. 196 : S’agit-il ici d’un autre manuscrit ? 202 pourrait offrir sa maison et son hospitalité afin d’accomplir cette recommandation de bonté humaine. 639 Le thème du « droit de l’hôte » (devoir d’hospitalité) ou ḥaq aḍ-ḍayf en arabe est une notion importante ici. Selon l’argumentaire du protagoniste, le palmier tend ses branches vers les voyageurs de passage quand ils s’assoient sous le palmier, pour leur offrir non seulement l’hospitalité mais aussi l’ombre de ses élégantes branches. 640 Ceci s’appliquait uniquement si le voyageur était considéré comme un bon croyant. Cette légende est avancée par le protagoniste de l’histoire. Ainsi est introduit un aspect surnaturel dans l’histoire, qui le change en une sorte de « légende du désert ». L’histoire de Fadi Sahraoui porte donc sur l’héritage culturel islamique du Maroc. C’est également le cas dans les huit courts récits qui sont centrés sur le personnage du qadi.

L’histoire du qadi

À la suite des trois parties sur l’histoire de Salomon, se trouvent huit petits chapitres qui sont centrés sur le personnage du kadí, le juge (qui s’appelle Ahmed el-Zugari). Dans ces courts récits, on est amené à suivre l’évolution d’un simple marchand qui, une nuit, est témoin d’une scène religieuse. Un soir de 1880, el Zugari se trouve devant les portes fermées de la ville Tétouan. Exclu à cause de l’heure tardive il est obligé de chercher un endroit où passer la nuit. C’est dans le cimetière juste en dehors de la ville qu’el-Zugari trouve refuge pour la nuit. Durant

639 Le nom Fadi (« sauveur ») en arabe. On pourrait interpréter cette signification du nom du protagoniste comme un clin d’œil ironique du narrateur ? Ce « sauveur » qui n’a jamais « sauvé » ou « sauvegardé » des hôtes ou des voyageurs de passage des conditions impitoyables du désert comme il est censé le faire selon le « droit de l’hôte » et ses obligations religieuses dont il prétend répondre ? 640 Fadi soumettait aux voyageurs et aux pèlerins un questionnaire sévère pour tester leur connaissance de la religion et par là la preuve de bonne foi avec comme question piège qui laissait chacun sans réponse adéquate : « […] ¿Que hace Dios, Todopoderoso, con la luna vieja cuando sale la nueva ? », p. 194. La nouvelle parvenait aussi à un certain Bakri el Saharita, médecin et notaire, habitant une oasis voisine. Bakri, avec sa réputation de gaité et d’habilité, a aussi le don du conte. Lui qui était passionné par cette histoire de Fadi l’avare, décida de prendre la route et de tromper en jouant son jeu et en mettant à l’épreuve l’hospitalité de Fadi. Sur son « heiri » ou « erragual » (chameau), il arrive dans le campement de Fadi et s’assied à l’ombre du palmier (de la légende). Quand il rencontre le mal famé Fadi et lui demande son hospitalité, il est aussitôt questionné par ce dernier. Bakri lui, intrépide, répond à la question piège en disant : « Pues bien : Dios coge la luna vieja y, como no tiene sitio donde guardar todas las que se le irían amontonando, la parte en pedazos ; en el acto los lanza al espacio, donde estos trozos de luna se transforman en estrellas. », laissant Fadi perplexe et par la suite jouissant « […] más allá del límite […] », (p. 199) de l’hospitalité tant exhibée de Fadi.

203 ces heures nocturnes il a une vision. Il est témoin du jugement d’un kadi tétouanais. Un spectacle entouré par des anges et illuminé par le Ciel. Ce kadi ne passe pas l’épreuve divine et est puni par les anges. Quand tout est terminé, Ahmed est aperçu par un ange qui touche sa joue pour y laisser la trace de la lumière divine. Une fois rentré chez lui, el-Zugari s’enferme dans sa chambre, laissant sa femme et le reste de son entourage préoccupés de lui. Ce vendredi, il attend le moment avant l’heure de la prière pour raconter l’histoire qu’il a vécue à sa femme et plus tard, après la prière collective dans la mosquée, à ses amis. Après avoir raconté tout ce qui s’est passé, el-Zugari obtient l’admiration et le respect de toute la ville, la marque divine sur sa joue augmentant encore à sa gloire. La série de récits sur le personnage el-Zugari nous raconte le développement d’un homme devenant un juge islamique. À un certain moment, el-Zugari est interpellé par le kadi de la ville qui lui demande l’honneur d’être son conseiller personnel durant tous les procès juridiques qu’il préside. El-Zugari accepte et devient lui-même un quasi-juge.

Les histoires d’un pays – conclusion

Comme je l’ai déjà indiqué ci-dessus, la deuxième partie du recueil de Benarroch Pinto se concentre sur la communauté musulmane de Tétouan, sur le métier de kadi (juge islamique) et peint un tableau de la vie quotidienne d’un juge d’islam. Les récits sont remplis de descriptions précises de préceptes islamiques (de la prière, des mouvements et des paroles), entre autres des rites funérailles islamiques. Ce qui relie cet ensemble de récits à l’histoire qui les précède sur les heurs et malheurs de Salomon (« l’Indien ») et sa famille sépharade, c’est avant tout le contexte tétouanais et la période historique déterminée, autour de 1880. Le dernier récit, celui du nomade, ne partage pourtant pas ce contexte tétouanais. Néanmoins, en joignant les trois grandes histoires, le lecteur peut se faire une idée plus complète d’ El Indiano, el kadí y la luna de Benarroch Pinto. On peut en déduire au moins quelques observations.

204

Les nouvelles qu’on vient d’analyser ont comme personnage principal « l’Indien » (le Juif marocain), le « qadi », le personnage du juge musulman ainsi que le nomade (le sahraoui). On a ici, me semble-t-il, un panorama des différents éléments et cultures dont le Maroc est composé, y compris l’élément linguistique : la darija , la hakétia , l’espagnol et la ḥassania (langue des sahraouis au sud du Maroc). 641 Seules les cultures et langues berbères manquent ici. Ce sont des histoires profondément marocaines, qui, en évoquant les différentes particularités régionales, linguistiques et religieuses, montrent une image riche et diversifiée du Maroc des années 1880. Dans la présente analyse, je me suis penchée sur les trois nouvelles d’ El Indiano, el Kadi y la Luna. En fait, elles sont très caractéristiques pour le sujet qui m’intéresse ici : la littérature marocaine d’expression espagnole telle qu’elle est liée aux deux régions où la présence espagnole s’est fait sentir le plus : le Maroc du Sud et le Nord du Maroc.

641 Dans la littérature contemporaine saharaoui d’expression espagnole, on trouve ce thème— l’histoire, la mémoire, la culture du peuple saharaouis— dans la littérature sahraoui d’expression espagnole avec fréquence, certainement aussi en ḥassania . Dans la région du Sahara, la langue vernaculaire des sahraouis est la ḥassania , langue orale, suivie par l’espagnol qui constitue la seconde langue. Cependant, une grande partie des écrivains et poètes de la région sont bilingues. En 2005 est créée à Madrid la Generación de la Amistad saharaui par un groupe de poètes et écrivains sahraouis, définissant l’ensemble comme : « Un grupo de poetas saharauis que pretenden transmitir el sufrimiento de su pueblo, unidos por historias de pastores que se perdieron persiguiendo sus sueños tras una nube. » (« Un groupe de poètes saharaouis qui prétendent transmettre la souffrance de leur peuple, unis par des histoires de bergers qui se sont perdus en poursuivant leurs rêves derrière un nuage. »). Quant à leur rapport avec la langue espagnole, se référant à l’histoire, un membre du groupe Generación de la Amistad Saharaui , Zahra Hasnaui Ahmed proclame ceci :

Un siglo de convivencia con los españoles nos ha legado su lengua, un bien cultural convertido en seña de identidad, en rasgo distintivo de la cultura saharaui, siendo el único pueblo árabe que habla español. Un bien que nos ha permitido unirnos en abrazos con otras culturas allende los mares.

« Un siècle de convivencia avec les Espagnols nous a légué sa langue, un bien culturel converti en signe d’identité, en un trait dinstinct de la culture saharaoui, étant le seul peuple arabe à parler l’espagnol. Un bien qui nous a permis de nous unir avec d’autres cultures dans un embrassement, au-delà des mers. » Parmi les écrivains saharaoui on peut citer : Ali Salem Iselmu, Bahia Mahmud Awah, Chejdan Mahmud, Limam Boicha, Mohamed Salem Abdfatah Ebnu, Mohamidi Fakal-la, Saleh Abdalahi et Zahra Hasnaui. 205

8.5 « Une nostalgie sépharade » :

Tetuán. Relato de una nostalgia de Moisés Garzón Serfaty

La ville de Tétouan, la « petite Jérusalem », comme on l’a surnommée autrefois à cause de son importante communauté juive, joue un rôle de premier plan dans Tetuán. Relato de una nostalgia (Tetuán. Récit d’une nostalgie) du poète maroco- vénézuélien Moisés Garzón Serfaty. 642 Tetuán. Relato de una nostalgia est le récit d’un retour au pays d’origine. Il est empreint de nostalgie, du mal du pays et du besoin de ressentir et de réaffirmer les éléments d’une jeunesse passée dans la ville natale, avec tout ce que cela implique. C’est « […] la nostalgia de lo que no ha de volver. » 643 Ce retour (« volver ») est aussi un retour à une époque et un espace (le temps et le lieu des origines) révolus, qu’on ne peut plus faire revenir ou rétablir. 644 C’est un thème qui traverse aussi l’œuvre d’un autre écrivain juif de langue française : Edmond Amran El Maleh où philosophie, humanisme et mysticisme s’alternent et se complètent. 645 Tetuán. Relato de una nostalgia fut publié en 2008 et traite de manière très individuelle et personnelle des mémoires et des éléments les plus caractéristiques de la vie juive de l’époque où l’auteur a grandi, de ses mémoires d’enfance, du Tétouan des années 1950 et 1960. 646 Ces mémoires se lisent comme un plan ; le narrateur nous guide dans les ruelles et maisons de la judería , du Mellah, le quartier juif de la ville. Une exploration vers les aspects les plus significatifs de sa nostalgie, de ses souvenirs. Il s’agit de morceaux de vies et de traditions générales spécifiques de la région, reconnaissables pour ceux qui ont grandi et vécu à Tétouan au moment où les communautés juives-sépharades y étaient encore présentes. Les mots-clés qui forment le fil rouge du récit sont sans doute la

642 Garzón Serfaty, Moisés, Tetuán. Relato de una nostalgia, Caracas, Centro de Estudíos Sefardíes de Caracas de la Asociación Israelita de Venezuela , 2008. 643 « […] la nostalgie de ce qui ne reviendra pas. », p. 13. 644 Le concept de « volver », de « retourner » est très présent dans la culture espagnole et est lié dans un sens général à l’histoire et à la spiritualité (aussi à la superstition). 645 Cf. Haddad, Yasmina el et Ieme van der Poel, « Variations sur la figure du double : la mémoire judéo-marocaine chez Edmond Amran El Maleh et Mois Benarroch », (lieux, mémoires, commémoration), Meknès, Presses Universitaires de l’Université de Meknès, 2012, sous presse. 646 Donne une sorte de vue générale (personnelle) des éléments juifs des communautés juives marocaines de Tétouan. 206 nostalgie et la tristesse, comme l’indique aussi le titre du récit, et comme l’illustre la couverture du livre. On y voit une peinture d’une belle jeune femme juive- marocaine vêtue d’une robe de mariée (caftan juif-marocain de mariée : keswa lkbira ), appelée traje de berberisca en espagnol. La robe est ornée de bijoux d’or caractéristiques de la femme marocaine d’origine sépharade de Tétouan. 647 Puis, en bas de la couverture on trouve un plateau avec des théières et des verres typiquement marocains représentant en quelque sorte les différents éléments folkloriques qui constituent le judaïsme marocain du nord du Maroc. 648 Le récit est divisé en sept grands chapitres traitant chacun de sujets ou d’éléments de la vie juive et/ou des traditions religieuses, mais aussi des moments mémorables de la vie (naissance, mariage), cérémonies, fêtes (commémoratives) ainsi que de l’éducation (religieuse). Ces derniers aspects sont décrits dans un cadre de prescriptions religieuses et de traditions ancestrales spécifiquement sépharades qui furent propres aux Juifs-marocains (du nord du Maroc). Chaque chapitre est consacré à un sujet comme la langue marocco-sépharade, la hakétia , le drame du bateau Pisces en 1961, l’Alliance Israélite mais aussi des odes sous forme de poésie chantant la ville de Tétouan, signées par différents poètes marocains et espagnols. Les autres chapitres sont constitués par des brins de mémoires— non concrètes et surtout non tangibles ni perceptibles, comme les scènes inoubliables— l’évocation de la musique andalouse, de la chanson héritée des ancêtres espagnols, de certains proverbes et du souvenir de certains personnages mémorables. Le livre se termine par des poèmes à la louange de Tétouan par les poètes les plus connus de la ville. Ecrire ou fixer par écrit est une manière pour l’auteur de concrétiser/fixer un passé au même titre qu’une culture éphémère, devenue non tangible de nos jours. Le fixer aussi comme témoignage, comme pour le rendre tangible et le transformer en quelque chose de réel et surtout de présent. Il s’agit d’une intention dérivée du fait que la culture sépharade de Tétouan n’est plus celle d’antan.

647 De nos jours, on trouve encore le caftan juif (sépharade) ou d’inspiration juive (avec des motifs juifs) dans les collections de nombreux créateurs de haute couture marocaine par rapport au caftan. Ces dernières années, ce patrimoine juif a connu une relance au Maroc, ce qui s’exprime entre autres dans le revival du caftan juif-marocain et aussi dans l’intérêt pour les traditions spécifiques de cérémonies concernant le mariage juif-marocain. 648 Voir la partie sur le « costumbrismo literario ». 207

Le thème du patrimoine oral et immatériel

Dans ce livre de Garzón Serfaty ainsi que dans celui de Benarroch Pinto on a remarqué l’utilisation répétitive de la hakétia , l’expression de la voix d’une culture spécifique, celle des Juifs-espagnols nés au nord du Maroc. 649 Contrairement à la langue connue comme ladino , la langue judéo-espagnole, la hakétia est le judéo- espagnol mélangé avec l’arabe marocain. 650 C’est dans cet effort de transmission d’une histoire, d’un héritage culturel que réside la volonté ou le désir d’inscrire et avant tout de sauvegarder un patrimoine oral, d’éléments culturels immatériels. 651 Comme on peut le lire dans l’introduction, le livre vise à retracer une culture, des vies et des souvenirs pour laisser un « […] recuerdo testimonial para quienes vivieron en Tetuán. »652 Ainsi, ce récit fait fonction de témoignage en se rapportant à l’entourage direct et à la vie quotidienne, et en partant du désir de conserver les traditions juives-marocaines caractéristiques de Tétouan, c’est-à-dire l’héritage sépharade ou espagnol ou hispano-mauresque. Il est né de l’intention de conserver et de transmettre aux générations suivantes une culture ou le souvenir des traditions culturelles et religieuses spécifiques et originales issues d’un croisement de cultures et de langues, car il s’agit d’une identité sépharade en voie de disparition et d’une identité qui n’a d’autre territoire que celui d’une mémoire culturelle vouée à l’oubli. Transmettre la vie juive tétouanaise, les us et coutumes sépharades, les mémoires des parents et des aïeux est un thème qu’on retrouve chez d’autres écrivains sépharades contemporains, comme Esther Bendahan et Mois Benarroch. Mais à l’encontre de Serfaty, ils ne se contentent pas d’effectuer un retour en arrière mais parlent aussi de la désintégration de la communauté sépharade- marocaine, de l’exil et du déracinement culturel qui en furent la conséquence.

649 Voir, Felipe, Helena de, « Oralidad y memoria para el estudio del Norte de Marruecos », dans : Aouad, Oumama et Fatiha Benlabbah, 2008, pp. 103-123. 650 Un exemple dans le cinéma de l’utilisation de la hakétia est le film La vida perra de Juanita Narboni de la réalisatrice Farida Belyazid paru en 2005 et basé sur le livre d’Antonio Ángel Vázquez paru en 1976. 651 Cf. les conteurs de la place Jamaa’l-Fna à Marrakech (Patrimoine Immatériel de l’UNESCO). La valeur de la transmission des contes, proverbes, chansons (poétiques). 652 Présentation du livre par Elías Farache Srequi, président de la Asociación Israelita de Venezuela, p. 14. « […] une mémoire de témoignage pour ceux qui ont vécu à Tétouan. » 208

Note sur l’oralité

L’oralité, comme l’indique le mot, se rapporte à tout ce qui se communique par la voix et la parole. C’est la graphie qui joue le rôle de la voix, elle est ainsi liée à l’acte d’écriture. Le Maroc est un pays qui possède une grande tradition littéraire orale ; transmise depuis des siècles, cette tradition s’est enrichie d’une génération à l’autre, notamment aux contacts de nombreuses civilisations. Les contes, légendes et chants populaires, qui tous reposent sur la voix, sont des récits qui caractérisent la littérature ou le patrimoine populaire véhiculés dans différentes langues orales du Maroc ; le tachelhit , le tamazight , le tarifit — les principales langues berbères—, la hakétia , la ḥassania et la darija ; l’arabe marocain. L’oralité fonctionne comme désir de faire résonner les particularités d’une langue (refoulée ou en voie de disparition) dans l’écriture, ce qui signifie d’abord un attachement à la mémoire populaire, un élément d’identité. Ce qui est caractéristique, c’est qu’ils puisent souvent dans l’histoire ou le patrimoine historique du pays afin de les transmettre pour les générations à venir. Notons que l’oralité n’est pas utilisée ici comme technique d’écriture ou plus explicitement encore comme stratégie littéraire de subversion, comme c’est le cas chez Mohammed Khaïr-Eddine ou Abdellatif Laâbi, d’expression francophone. C’est précisément là que ressort la majeure caractéristique de ces exemples d’une littérature hispanophone dont l’oralité est mise au service de la sauvegarde de la mémoire et de la langue maternelles, mémoire culturelle et principalement linguistique.

209

8.6 « L’objet de mémoire » :

Déjalo, ya volveremos d’Esther Bendahan

Écrivain, journaliste et traductrice, Esther Bendahan est née à Tétouan en 1964. Sa famille sépharade-marocaine a toujours maintenu des liens avec l’Espagne, s’y installant définitivement après le départ du Maroc. La jeune Esther Bendahan s’établit avec sa famille à Madrid où elle fait des études de psychologie et de littérature française. Actuellement, elle est directrice du programme télévisé Shalom de TV2 et travaille à l’Institut culturel Casa Sepharad-Israël de Madrid. Déjalo, ya volveremos (Laisse-la, on reviendra un jour ), le roman qui constitue le sujet de la présente analyse, paraît en 2006 aux Éditions Seix Barral à Barcelone et est son troisième roman. 653 Ses contes ont paru dans diverses anthologies. Déjalo, ya volveremos raconte l’histoire d’une petite fille de sept ans, Reina, issue d’une famille sépharade de Tétouan composée de quatre filles, dont elle est l’aînée. La première partie du roman se situe à Tétouan et dépeint l’ambiance dans laquelle l’héroïne a grandi : il s’agit d’une grande famille installée dans la rue Bengualid, entre « la calle Batual y la calle Mohamed Torres. Cerca de una plaza » à Tétouan. 654 C’est quelque temps après l’Indépendance du Maroc. C’est par l’information fournie par la nounou des enfants, Doña Francisca, que le lecteur peut se faire une idée plus exacte du contexte temporel dans lequel est situé le roman : « Independencia, gritaban, Istiqlal , pero uno piensa que no es posible el cambio. Luego todo cambia y la realidad se vuelve a fijar de tal manera que parece de nuevo inamovible. La zona española vivió los acontecimientos con mayor

653 À part ce roman publié aux éditions Seix Barral, à Barcelone, Esther Bendahan publia le roman Soñar con Hispania avec Ester Benari aux éditions Tantín en 2002, La sombra y el mar , Morales del Coso en 2003, Deshojando alcachofas (Effeuiller des artichauts ), Seix Barral en 2005 qui connut un succès considérable en Espagne et pour lequel elle reçut aussi le Prix Nuevo Talento de la Fnac. En 2007, elle reçut le Prix Tigre Juan de novela pour son roman La cara de Marte, Algaida et en 2009 est publié El secreto de la reina persa , La Esfera de los Libros. Elle traduit en espagnol (avec Adolfo García Ortega) le livre d’Alain Finkelkraut Au nom de l'Autre : Réflexions sur l'antisémitisme qui vient, Barcelone, Seix Barral, 2005. 654 p. 25. Au Maroc, les Juifs du Nord avaient une position particulière par rapport aux autres communautés juives marocaines, comme le note l’historien Robert Assaraf : « Favorisés aussi bien par leur niveau culturel plus élevé de descendants directs des expulsés d’Espagne que par la géographie et l’histoire –proximité de l’Europe et précocité de l’ouverture vers l’extérieur – les Juifs du nord du Maroc, et en tête ceux de Tétouan, dès le XVIII e siècle, ont entamé le mouvement- individuel – d’émigration du Maroc. », dans : Assaraf, Robert, 2005, p. 270. 210 tranquilidad que la zona francesa, creo y España cedió a la independencia, recuerdo que era el mes de abril, hace ya unos años, pronto hará diez. »655 L’histoire du roman commence donc autour des années 60, quelques années après l’indépendance (1956). Déjalo, ya volveremos est un roman écrit à la troisième personne, mais si l’histoire nous est racontée par un narrateur omniscient et externe, la focalisation passe pour une grande partie par le personnage de la petite Reina. C’est à travers ses yeux d’enfant, de jeune fille de nature curieuse, pensive et observatrice, que le lecteur découvre progressivement le drame humain qui est en train de se dérouler dans l’entourage de l’enfant. Cette particularité dans la façon de raconter l’histoire ajoute une dimension plus profonde. Le point de vue d’enfant comme procédé littéraire acquiert dans ce sens une signification multiple. La manière dont le récit est raconté et dont le lecteur le perçoit produit des effets spéciaux. Le dire (ou la narration) et la perspective accentuent par là les faits de l’histoire, les événements ou le contenu du récit. 656 Présenter les évènements du point de vue d’un enfant permet de parler d’une expérience traumatique, de transmettre d’une autre manière et à partir d’une autre perspective ce qui est difficile à raconter directement. La vision d’enfant souligne l’angoisse de faire un voyage vers l’inconnu. Reina, d’une grande sensibilité, sent instinctivement que quelque chose va changer, qui bousculera l’ordre des choses. Une certaine tension est sensible dès le début de l’histoire. Quelque chose de mystérieux marque la vie quotidienne de Reina. Ne sachant pas ce qui se passe, son angoisse est davantage accrue par le comportement de son entourage, leurs conversations à voix basse et certains mots entendus par hasard mais dont le vrai sens lui échappe : « […] a menudo se escuchaban las palabras cárcel, clandestino, exilio, secreto, huida, restistencia, ilegal. »657 Cette énumération indique clairement à quel point l’ambiance familiale et sociale est devenue lourde de dangers imminents et de menaces.

655 « Indépendance, criaient-ils, Istiqlal , mais le changement ne semble pas possible. Après, tout change et la réalité revient à se figer de telle manière qu’elle paraît de nouveau immobile. La zone espagnole vivait les événements avec une plus grande tranquilité que la zone française, je crois que l’Espagne cédait à l’indépendance, je me rappelle que c’était au mois d’avril, il y a quelques années déjà, bientôt cela fera dix ans. », p. 27. 656 Reuter, Yves, 1991, pp. 49-56. 657 « […] Les mots, prison, clandestin, exil, secret, fuite, résistance, illégal s’entendaient souvent. », p. 13. 211

À l’angoisse que vit l’enfant et qui est causée par la situation incompréhensible qui l’entoure, s’ajoute encore la terreur que lui inspirent la nuit et l’obscurité. Lorsqu’elle se lève pendant la nuit, elle entend des voix qui s’élèvent quelque part dans la maison. Curieuse de savoir de quoi il s’agit, dans les petites heures pendant lesquelles elle est censée être au lit, Reina écoute aux portes. Pour l’instant, ses questions restent encore sans réponses. Or, il devient de plus en plus clair d’où ces tensions viennent et dans quelle mesure la situation est compliquée. C’est durant une conversation entre les parents de Reina, Julia et Samuel, que les choses sont mises au clair : « […] después del caso de los Abitbol hay que estar prevenido nada más […] »658 Un peu plus loin, le reste de l’histoire est dévoilé et il devient clair de quoi les adultes parlent : « En una clínica de Casablanca, en el año 57, se organizaba la salida clandestina de judíos marroquíes hacia Israel. »659 La mère Julia, quant à elle, garde une certaine neutralité ou distance par rapport à l’idée d’une éventuelle immigration (clandestine). Cette question les touche aussi, pusiqu’ils font partie de la communauté juive dans son ensemble : « Yo no digo que no haya que ayudar a esta gente a irse a Israel –concluyó su madre–, pero nosotros no estamos preparados para hacerlo, no nos corresponde y nos pone en peligro […] »660 Les choses semblent ne plus être les mêmes pour la société marocaine dans son ensemble. Quelques jours plus tard, c’est toujours sa mère, Julia, qui exprime sa préoccupation, ce qui permet à Reina de saisir plus ou moins la gravité de la situation : « No, la situación es mala. Hay mucha tensión […] al menos hay ya una tierra donde podemos vivir sin que nos hagan un favor. Aquí ya no es lo mismo y la vida se ha vuelto provisional. La ciudad se vacía […] »661 Progressivement et discrètement, la ville de Tétouan se vide de ses habitants. Et les commerces se

658 « […] Après le cas des Abitbol, il faut être prévenu, c’est tout […] », p. 21. Ceci réfère à la politique. Un peu plus loin, on trouve une mention du Mossad, une des agences de renseignement d’Israël. Le Mossad a demandé à un couple nommé Abitbol de venir à Tanger de Casablanca. Ils ont été mis en prison par les autorités marocaines à Tétouan. Peu de temps après cet incident, des personnes sont arrêtées avec de faux passeports. 659 « Dans une clinique de Casablanca, en l’année 57, s’organisait la sortie clandestine des Juifs marocains vers Israël. », p. 21. 660 « Je ne dis pas qu’il ne faut pas aider ces gens à s’en aller en Israël- concluait sa mère-, mais nous ne sommes pas préparés à le faire, cela ne nous convient pas et nous met en danger […] », p. 22. 661 « Non, la situation va mal. Il y a beaucoup de tension […] il y a au moins déjà une terre où on peut aller vivre sans qu’ils nous rendent un service. Ce n’est plus pareil ici et la vie est devenue provisoire. La ville se vidait […] », p. 23. 212 ferment, laissant des absences, des vides et un sentiment de solitude : « Había mucha gente y aun así estaban solos. »662 Pour Reina, la désintégration de la plus grande partie de la communauté juive tétouanaise demeure encore un mystère, les questions s’accumulent dans ses pensées, lorsqu’elle cherche à comprendre et à saisir la situation : « ¿Dónde irían ? […] »663 Trop d’agitations pour Reina pour rester indifférente à ce qui se passe autour d’elle, mais cela n’empêche pas qu’elle reste, en dépit de la situation, une fillette de sept ans avec tout ce que cela implique. Quand elle apprend que son père a été absent pendant un bon moment, incarcéré et questionné, une fois la peur et l’inquiétude passées, l’ordre des choses revient : elle avait, malgré toutes ses péripéties, appris à nager. À la suite d’une conversation entre Samuel, le père de Reina, et son ami Saïd, le lecteur commence à avoir une idée du contexte social de la situation vécue comme angoissante. Said dit ceci : « […] la verdad es que desde el cuarenta y ocho entre nosotros y vosotros es igual. Pero éste es vuestro país. »664 La réplique de Samuel nous fait entrer dans le cœur de la matière : « Es mi país y el de mi familia desde hace cientos de años, incluso Tetuán lo formaron los que llegaron de la península, es una ciudad sefardí, pero Said, debes de comprender lo que está sucediendo, nos tratan como enemigos, nos hacen responsables de lo que sucede al otro lado del Mediterráneo. »665 Il est bien évident que le père fait référence à la situation tendue au Moyen-Orient, surtout après la création de l’État d’Israël en 1948. Cette tension qui déchirait (et continue à le faire) Palestiniens et Israéliens fit qu’au Maroc aussi, une grande partie des juifs prirent partie pour Israël. 666 Reina passe beaucoup de temps avec Doña Francisca, qui garde les enfants le soir lorsque les parents sont sortis. Curieuse de tout savoir et intriguée par les histoires que Doña Francisca lui raconte, souvent puisées dans son histoire

662 « Il y avait beaucoup de gens et même ainsi ils étaient seuls. », pp. 78-88. 663 « Où allaient-ils ? […], pp. 88. 664 « […] la vérité est que depuis quarante-huit, les choses sont les mêmes entre vous et nous. Mais ce pays est le vôtre. », p. 41. Notons que 1948, la date de la création de l’Etat d’Israël, fut aussi significative dans l’histoire du Maroc comme on l’a montré dans la partie 7.1. 665 « C’est mon pays et celui de ma famille depuis des centaines d’années, même Tétouan a été construite par ceux qui sont venus de la Péninsule, c’est une ville sépharade, mais Said, il faut que tu comprennes ce qui est en traîn de se passer, on nous traite comme des ennemis, on nous juge responsables de ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerannée. », p. 41. 666 La propagande sioniste et l’influence des instituts israéliens au Maroc ont joué un rôle significatif/décisif sur ce point. Cf. la partie 7.1 213 personnelle, Reina veut surtout entendre des histoires ancestrales comme : « […] de cuando llegaron los españoles a Tetuán y trajeron objetos interesantes. » 667 De plus, pour passer le temps agréablement, Reina et Doña Francisca ont inventé un jeu appelé, le « Jeu du faux Passeport » qui a pour but de donner un faux passeport à chaque personne (juive-marocaine) désireuse de quitter le pays et de s’exiler. À l’origine de ce jeu il y a une conversation que Reina a entendue par hasard quelque part : « Una vez escuchó hablar de un barco, se llamaba Pisces , no recuerda la conversación, pero supo que era gente que viajaba a Eretz Israel. »668 Sous la plume de Bendahan, ce qui à première vue paraît être une pure invention, un jeu d’enfant, se convertit progressivement en « mémorial » pour la population juive tétouanaise disparue. Ainsi, le texte fictionnel fournit une liste très précise où figurent non seulement des noms d’individus mais aussi des familles entières, parfois avec les noms, les occupations, les lieux de naissance, les ambitions et cetera : « José Jabes Benchimol. Es de Tetuán, pero vive en Xauen. Es un hombre muy religioso, rasgo de su personalidad […]. Dicen que los textos que escribe para las mezuzot , que luego están en los umbrales de vuestras puertas, tienen cualidades especiales. Decidió irse a Tierra Sante […] »669 L’innocent en apparence, le « Jeu du faux Passeport » fait référence à des faits historiques très précis. 670 Comme le constate l’historien Robert Assaraf : « Depuis 1956, les gouvernements successifs du Maroc […] s’étaient efforcés de retenir les Juifs dans leur patrie ancestrale et de les soustraire à l’influence de la propagande sioniste. 671 Cette politique eut pour conséquence : « […] selon les époques et les catégories sociales concernées, la délivrance aux Juifs de passeports. »672

667 « […] du temps où les Espagnols arrivèrent à Tétouan, apportant avec eux des objets intéressants. », p. 30. 668 « Une fois, j’entendis parler d’un bateau qui s’appelait Pisces, je ne me rappelle plus la conversation, mais j’ai su que ces gens voyagaient à Eretz Israël. », pp. 30-31. 669 « José Jabes Benchimol. Il vient de Tétouan, mais habite à Chaouen. C’est un homme très religieux, caractéristique de sa personnalité […] Ils disent que les textes qu’il écrit pour les mezuzot , qui plus tard se trouvent aux seuils de vos portes, contiennent des qualités spéciales. Il décida de partir en Terre Sainte […] », p. 31. 670 Voir à cet effet aussi l’analyse de Campoy-Cubillo, Adolfo, 2012, pp. 86-87. 671 Assaraf, Robert, 2005, p. 709. 672 Assaraf, Robert, 2005, pp. 709-710. 214

Parmi les faits historiques auxquels le roman fait référence il y a également le drame du bateau Pisces. 673 Dans le texte, c’est l’oncle de Reina qui lui raconte l’histoire du bateau : « Muchos quisieron llegar a Eretz Israel. Cuando el Pisces , el Egoz como se conoce en Israel, salió de Casablanca en su tercer viaje clandestino, naufragó, no olvidaré ese miércoles, 10 de enero 1961, en la costa cercana a Tetuán, muchos fuimos a buscar supervivientes pero sólo pudimos enterrar a los muertos. »674 Dans la mémoire collective juive marocaine, le naufrage du Pisces est devenu le symbole de l’organisation de l’émigration clandestine du Maroc vers Israël dans les années 1960. 675 Cet événement marqua toute une communauté et resta gravé dans la mémoire des ses membres. 676 Le point de vue de l’enfant permet non seulement à l’auteur d’évoquer cette triste histoire mais aussi de la dépasser en quelque sorte. En effet, grâce au pouvoir de l’imagination propre aux enfants, Reina est capable de donner à cette histoire un dénouement heureux : elle pourrait aider ces gens et les diriger vers la terre promise, Israël. Dans les paroles de Reina : « La emigración ilegal era algo de lo que no se hablaba pero que todos conocían. Ella se puso en contacto con « ellos. » Había un barco que saldría en pocos días. Decidió irse en el barco Pisces hacia La Tierra Prometida, la tierra de leche y miel. »677 Un pays que la petite fille décrit en termes bibliques, à l’exemple d’une grande partie des Juifs-Marocains, comme un paradis terrestre.

673 Outre la référence au naufrage du bateau et le contexte de la mer, on pourrait lire dans le mot Pisces une allusion à la diaspora sépharade, dispersée dans le monde. 674 « Nombreux sont ceux qui voulaient arriver en Eretz Israel. Quand le Pisces , l’ Egoz comme il est connu en Israël, sortit de Casablanca pour son troisième voyage clandestin, il fit naufrage. Je n’oublirai pas ce mercredi 10 janvier 1961, sur la côte près de Tétouan. Beaucoup d’entre nous allèrent chercher des survivants, mais nous pûmes seulement enterrer les morts. », p. 232. 675 Cf. Le film Adieu Mères (Wadā’n umāhat ) du réalisateur Mohammed Ismaïl, sorti en 2008. 676 À travers cette fictionnalisation du voyage du bateau Pisces on peut lire la « vraie » histoire du bateau du même nom dans lequel quelques dizaines de familles juives-marocaines se sont embarquées, et qui, à son départ de Casablanca vers Israël a coulé près de la côte marocaine du Nord à cause du mauvais état du bateau, près de la ville d’Al Hoceima, le 10 janvier 1961. 677 Reina : « L’émigration clandestine était quelque chose dont on ne parlait pas, mais dont tout le monde était au courant. Elle se mettait en contact avec « eux. » Il y avait un bateau qui allait sortir dans quelques jours. Elle décida de partir dans ce bateau Pisces vers la Terre Promise, la terre du lait et du miel. », p. 150. 215

Madrid

La seconde partie du roman est consacrée au départ de la famille et à son installation dans la ville de Madrid. Le départ, qui n’est autre qu’un exil définitif, est présenté aux enfants sous l’aspect de vacances d’été prolongées. L’adieu à la ville représente une sorte d’hommage aux caractéristiques pittoresques de la ville blanche andalouse de Tétouan : « Y desapareció la ciudad, las casas blancas, los azules y verdes de los portales, las palmeras y el aire que las mueve, los arcos de medio punta, los cafetines, las callejuelas empinadas, las plazas, las sinagogas. » 678 À l’approche de la frontière marocco-espagnole, la tristesse évoquée par le départ semble se refléter dans la nature qui entoure les émigrés, un nuage épais couvrant la frontière. Cette pression atmosphérique pesante accentue davantage le poids psychologique de ce départ : « Y una nube cubrió la frontera. Parecía solitaria, era una puerta de entrada y salida, un lugar ficticio e irreal que sin embargo parecía presente. »679 Le nuage acquiert alors une signification symbolique, de porte ouverte et d’endroit ouvrant sur quelque chose de nouveau. Le départ semble inévitable ; dans les paroles du père : « […] había que huir […] »680 Une fois la famille arrivée à sa destination finale pour y commencer une nouvelle vie, les différences et le choc du déracinement culturel et géographique se font très vite sentir, en particulier pour Reina. L’éloignement physique de sa ville natale engendre chez elle en premier lieu un éloignement d’esprit : « Tetuán se fue borrando de su mente, convirtíendose en una tierra lejana, olorosa y llena de calor. »681 À l’école, le changement se note aussi. Pendant le cours de français, l’héroïne découvre qu’elle a un avantage sur ses camarades de classe, car elle connaît déjà le français, langue d’enseignement à l’Alliance Israélite de Tétouan. 682

678 « Et la ville disparaissait, les maisons blanches, les bleus et verts des entrées, les palmiers et l’air qui les faisaient bouger, les arcs de demi pointe, les petits cafés, les ruelles en pente, les places, les synagogues », p. 93. Tétouan en tant que cité juive dénommée Petite Jérusalem . 679 « Et un nuage couvrait la frontière. Il paraissait solitaire, c’était une porte d’entrée et de sortie, un endroit fictif et irréel, qui pourtant avait l’air présent. », p. 93. 680 « […] il fallait fuir […] », p. 193. 681 « Tétouan s’effaçait de son esprit, la transformant en une terre lointaine, odorante et pleine de chaleur. », p. 100. 682 Sur ce point, il est interéssant de noter la différence qui existe entre les pays du Maghreb concernant l’influence du français, institutionalisé par l’Alliance Israélite. À ce propos, Guy Dugas, spécialiste de la littérature judéo-maghrébine d’expression française, dit ceci : « En effet, alors que c’est au Maroc que furent créées les premières écoles de l’Alliance, la judaïté de ce pays demeura toujours, des trois communautés maghrébines, la moins attirée par la culture et la langue 216

Mais elle est aussi confrontée à des choses moins agréables. L’enfant a également des difficultés d’adaptation, à l’école, elle est l’autre, la Juive. La notion de déplacement géographique devient ainsi plus grande (plus concrète) qu’elle- même : « […] la adaptada sin país era ella, y que nunca tendría país, que los echarían siempre, y que ser judío no sólo era un insulto sin que era ser echado. »683 Ce sentiment de rejet la préoccupe. Notons que les mots sont très chargés ; le rejet, l’expulsion, sont des mots qui font immédiatement penser au rejet et à l’expulsion des Juifs espagnols au XIII e siècle. Chez l’enfant, la confrontation avec son nouveau milieu et avec une nouvelle réalité suscitent de l’inquiétude. Même la synagogue madrilène que la famille fréquente dorénavant n’est pas à la hauteur comparée à celle de Tétouan : « Era un edificio antiguo en la calle Pizarro. Una sinagoga en un piso. No tenía esa calidez de las que ella recordaba en Tetuán, faltaba luz dorada, la tenue espiritualidad de la atmósfera. »684 Les journées de fête juives qu’ils célèbrent sont d’une importance majeure dans la famille. Toute la vie des personnages du roman est pour ainsi dire centrée sur les jours festifs et commémoratifs relatifs au judaïsme. C’est ce qu’exprime le père de Reina en des termes très précis et significatifs, en parlant des jours commémoratifs : « Todo adquiere sentido en nuestra memoria. Esta celebración es un ejercicio de memoria. »685 C’est comme une matérialisation de la mémoire et des mots, de la langue : « […] Somos palabras y memorias. »686 Les coutumes juives fonctionnent ici comme un « exercice de mémoire. » Le départ de la famille et le nouveau commencement à Madrid touchent le père, qui éprouve des difficultés à s’habituer à la nouvelle situation, tourmenté par les questionnements identitaires. Un déplacement de lieu et le changement de circonstances, altèrent le présent et étendent la notion de géographie, de stabilité topographique. Reina, de son côté, essaie surtout d’unir le présent aux mémoires

françaises, ce qui explique d’une part le petit nombre d’auteurs judéo-marocains présents dans nos inventaires […] », dans : Dugas, Guy, 1990, p. 31. 683 « […] elle était l’adaptée sans pays, et qu’elle n’aurait jamais de pays, qu’ils l’expulseraient toujours et qu’être juif n’était pas seulement une insulte mais que c’était la même chose qu’être expulsé. », p. 106. 684 « C’était un ancien édifice dans la rue Pizarro. Une synagogue dans un appartement. Elle n’avait pas cette chaleur des synagogues dont elle se souvenait de Tétouan, il manquait la lumière dorée, la spiritualité ténue de l’ambiance. », p. 118. 685 « Tout requiert un sens dans notre mémoire. Cette célébration est un exercice de mémoire. », p. 205. 686 « […] On est fait de mots et de mémoires. », p. 205. 217 du passé, de faire en sorte que ces deux réalités vécues soient compatibles. Et même dans cet état esprit, il est d’une grande importance de se souvenir : « […] que lo vivido, lo soñado, lo recordado ocupan espacios de realidad simultáneos, que el pasado al ser sabido tiene presencia actual, que la aparición de uno no alteraba la existencia del otro […] había que recordar. »687

La mémoire revisitée

Autour de la petite Reina, la nostalgie de la terre natale et les souvenirs de Tétouan sont omniprésents. Dans la rue, une quelconque odeur la fait revenir à Tétouan où son père était directeur de Pepsi et avait un garage dans lequel travaillaient ses employés. Aussi, un beau matin, les préparations du petit déjeuner se joignent à des récollections du passé : « […] el olor del café invadió la habitación, un olor intenso, cálido […] un olor también lleno de recuerdos ; el tostadero de Tetuán, las tardes con su padre, ese olor familial y a la vez exótico que despertaba muchos deseos. »688 La mémoire est donc étroitement liée à des sensations olfactives. 689 Mais les souvenirs d’un monde perdu s’investissent aussi dans un objet matériel : une armoire. C’est au moment où sa mère l’embrasse après une expérience désagréable à l’école, qu’elle retourne à cet objet tant aimé qu’elle avait dû laisser derrière elle : « Déjalo, ya volveremos » avait dit son père au départ. 690 L’armoire bleue qu’elle ne pouvait pas emmener avec elle, reste gravée dans sa mémoire, liée à la notion d’un retour à Tétouan, sa ville natale. Un retour qui semble impossible, irréaliste, elle savait que ce retour était improbable. C’est un retour éternel, un va-et-vient d’un lieu à un autre, du présent au passé. Cette armoire fonctionne comme le symbole de tout ce que l’héroïne a dû laisser derrière elle, toute sa vie à Tétouan, au moment où elle entame une nouvelle vie en

687 « […] que le vécu, le rêvé, le souvenir occupaient des espaces de réalités simultanés, que le passé, pour être connu a une présence actuelle, que l’apparition de l’un n’altérait pas l’existence de l’autre […] il fallait se souvenir. », p. 235. 688 « […] l’odeur du café envahit la chambre, une odeur intense, chaleureuse […] une odeur aussi pleine de souvenirs ; le grilloir de Tétouan, les après-midis avec son père, cette odeur à la fois familiale et exotique qui réveillait beaucoup de désirs. », p. 156. 689 Cf. Poel, Ieme van der, « Lorsque Combray s’appelle Alger ou Saigon : Pour une « déterritorialisation » des saveurs », Savoirs, saveurs , Delmeule, Jean-Christophe (éd.), Lille, Presses de l’Université de Lille III, 2010, pp. 239-251. 690 « Laisse-la, on reviendra un jour », p. 106. 218

Espagne. Dans ce sens on pourrait aussi le voir comme une métaphore de la mémoire du passé ; un bagage historique et sentimental qui, comme l’armoire en tant qu’objet matériel, s’est avéré trop grand et trop lourd pour l’emporter en Espagne. Malgré l’émotion qu’éprouve Reina lorsqu’elle pense à son armoire bleue qu’elle a été obligée de laisser, objet qui symbolise le passé, son enfance et Tétouan, cet abandon qui revêt à la fois une réalité physique et mentale a aussi un côté positif. Il représente un nouveau commencement sans le « poids de l’armoire bleue », sans le poids des mémoires, du passé. Dans son analyse du roman anglophone The Gunny Sack de M.G. Vassanji, Rosemary Marangoly George fait mention d’un sac de voyage ( gunny sack ) qui, dans le milieu des migrants indiens qui y est décrit, joue un rôle comparable à celui de l’armoire bleue chez Bendahan. 691 Ce qui est intéressant aussi, c’est qu’il s’agit, comme chez les Juifs du Maroc, d’un exil dédoublé. Car cette famille indienne a d’abord quitté son pays d’origine pour l’Afrique, pour fuir ensuite vers l’Angleterre. Comme l’armoire chez Bendahan, le sac de voyage fonctionne comme porteur de l’histoire familiale de quatre générations d’immigrés. Pour certains membres de la famille, le sac devrait être abandonné, car ils le considèrent comme un fardeau les empêchant de commencer quelque chose de nouveau. Pour d’autres, l’oubli ou l’élimination du sac est illusoire. Pour ces derniers, le passé ne peut pas être oublié aussi simplement, car on a besoin du passé pour reconstruire le présent. On pourrait encore faire le rapprochement avec les observations faites par l’ethnographe Marjo Buitelaar à propos d’une famille d’immigrés d’origine marocaine aux Pays-Bas. Dans le cas décrit par Buitelaar il s’agit d’une jarre marocaine. Cet objet est chéri par la fille qui s’est complètement intégrée dans son nouveau pays européen. La mère en revanche, par ailleurs beaucoup plus traditionnelle que sa fille, ne comprend pas pourquoi sa fille tient tant à cet objet venu d’un autre monde. 692 Nous retrouvons donc ici les mêmes éléments réunis autour d’un objet fétiche qui, dans les trois cas cités, est aussi un réceptacle. Contenant de façon métaphorique le passé de l’immigré ou de l’exilé, l’objet fétiche peut être considéré comme un instrument thérapeutique qui, chéri ou rejeté, aide les personnes déplacées à se créer une place dans leur nouvelle patrie.

691 Marangoly George, Rosemary, 1999, pp. 171-197. 692 Buitelaar, Marjo (éd.), 2010, pp. 85-96. Voir aussi, Buitelaar, Marjo, Van huis uit Marokkaans. Over verweven loyaliteiten van hoogopgeleide migrantendochters , Amsterdam, Bulaaq, 2004. 219

De ce point de vue, le titre du roman Déjalo, ya volveremos , se prête à plusieurs interprétations. D’abord, il y a l’apparente facilité avec laquelle le père s’adresse à Reina concernant l’armoire, « Laisse-la… », puis le « on reviendra », qui est porteur d’ambiguïté. C’est dans la combinaison des mots du titre que réside le paradoxe. On laisse quelque chose derrière soi, dans le cas présent l’armoire, symbole du passé, du bagage devenu inutile, qu’on abandonne pour commencer une nouvelle vie. Et en même temps, il y a la promesse du retour, un retour possible, d’une part ; on peut toujours retourner, revivre les mémoires (ou y avoir accès), se souvenir des senteurs, des personnes, des lieux, des moments, etc. D’autre part, le père de Reina sait très bien qu’ils ne retourneront pas au Maroc. Une promesse de réconfort, de retour ? Dans ce sens, l’armoire abandonnée est cette chose matérielle qui reste là comme référence, comme point d’attachement, comme réconfort et comme preuve, comme une « trace » de cette communauté disparue. Cette promesse en l’air, laissée ouverte, offrant toujours la possibilité de retourner, comme pour maintenir l’illusion vivante qu’un jour, la réunion avec la terre natale, l’armoire tant aimée de Reina, serait possible. Une illusion nécessaire pour le père, de même que pour Reina, pour pouvoir entamer une nouvelle vie en Espagne sans perdre le soutien spirituel, sans perdre « sa terre », son « chez-soi » natal. C’est à partir de ce bout de terre natale que tout autre voyage, toute autre vie est définie et c’est là qu’ils trouveront toujours leur origine. Le souvenir est souvent aussi accompagné d’une tristesse et d’une certaine résignation. Pourquoi se souvenir quand le retour n’est pas une option, quand les choses qui manquent ne peuvent pas être proches. Ainsi, les fêtes juives n’ont pas la même ambiance. Au fil du temps, pour Reina, le souvenir lointain de Tétouan se mêle à une certaine insensibilité ou indifférence. Seule la réalité vécue, comme lorqu’il est question de son père en prison, lui affirme le vécu. Néanmoins, l’idée du retour revient sans cesse, même dans la vie de tous les jours. Quand Reina arrive chez elle après une excursion pendant laquelle elle a failli se perdre, et qu’elle ne trouve pas sa mère chez elle, c’est la voix rassurante de grand-mère qui lui dit : « Va a volver, las madres siempre vuelven, mi bueno , no llores. »693 Ainsi, ce retour de la mère, ce retour à la terre natale semble circulaire, répétitif, et en même temps libérateur et réconfortant. Partir et revenir vers cette

693 « Elle reviendra, les mères toujours reviennent, mi bueno (ma chère), ne pleure pas. », p. 177. 220 même terre, le même retour. C’est une notion philosophique du retour où le départ et l’arrivée convergent comme on peut lire dans la citation suivante : « Algún día regresarían, pero ya habían vuelto. Y si tenían que irse, sería para llegar a un lugar al que estaban volviendo. »694 À la fin, on pourrait dire que l’endroit laissé derrière soi ne l’est pas, mais qu’il reste chéri et est toujours là, comme l’avance Doña Francisca au moment des adieux : « […] que uno deja sitios, pero que nunca los abandona. »695 Un « lieu de mémoire » qu’on ne peut jamais abandonner, car il sera toujours là pour qu’on se souvienne de lui. Une autre dimension de la mémoire qu’on trouve dans ce roman est le souvenir des ancêtres, des origines culturelles, de la mémoire sépharade. Quand Reina apprend qu’un nouveau bébé est attendu dans sa famille, il est tout de suite identifié à une appartenance espagnole :

Sería el primer español de la familia ; luego añadían que ellos eran sefarditas, que eran españoles de siempre y que además también habían nacido en el protectorado, que era una manera de estar y ser de España…. Pero de cualquier manera repetían que era el primero de la familia en la península. 696

La notion d’ « hispanité » ou plutôt de « sépharadisme » est significative car non seulement elle renvoie aux origines culturelles et linguistiques de la famille, mais elle renforce encore un aspect important de la culture sépharade. 697 Une culture qui s’est désintégrée et dispersée dans le monde, une culture sépharade de nos jours sans véritable terre. La citation, un Espagnol ou Sépharade sur terre espagnole souligne et montre justement la tragédie des exilés sépharades et de leurs descendants. En ce qui concerne Reina, après une année passée dans ce nouveau pays, passé, histoire et présent s’unissent enfin grâce aux souvenirs qu’elle s’est faits.

694 « Un jour ils retourneront, mais ils étaient déjà retournés. Et s’ils devaient s’en aller, c’était pour arriver à un lieu d’où ils étaient en train de revenir. », p. 239. 695 « […] qu’on part des lieux, mais qu’on ne les abandonne jamais. », p. 94. 696 « Il sera le premier Espagnol dans la famille ; après ils ajoutaient qu’ils étaient sépharades, qu’ils étaient espagnols depuis toujours et qu’en plus, ils étaient aussi nés pendant le protectorat, que c’était une façon d’être espagnol…. Mais de toute façon, ils répétaient qu’il allait être le premier de la famille dans la Péninsule. », p. 238. 697 Cf. Bendahan, Esther, « Sefardistán », El País , 2 février 2007, http://elpais.com/diario/2007/02/08/opinion/1170889205_850215.html (consulté le 27-03- 2008) ; Vidal Sephipha, Haïm, « La cité perdue des Séfarades », Le Monde diplomatique , juillet 1997, http://www.monde-diplomatique.fr/1997/07/VIDAL_SEPHIHA/8868 (consulté le 14-04-2008). 221

C’est cette fermeture du cercle qui unit l’expérience de l’immigration à celle d’un nouveau début et des mémoires. La mémoire ancestrale familiale se trouve aussi exprimée par des femmes exemplaires dans la famille. En compagnie de sa grand- mère, Reina se met à lire des livres le soir. C’est ainsi qu’on fait connaissance avec une certaine Blanche Bendahan que la grand-mère lui présente comme une parente lointaine :

Vamos a leer este libro […] quiero que conozcas a Blanche Bendahan, era pariente de un familiar mío. Nacío en Orán, escribe novelas, supo muy bien recoger nuestro espíritu, sobre todo acerca del amor, en una ocasión le conté algo que me sucedió y ella escribió un cuento. 698

Il me semble que le narrateur fait référence à l’écrivain francophone Blanche Bendahan qui grandit à Tétouan. 699 Cette évocation d’un éventuel lien de parenté par le nom de famille, crée aussi un lien intertextuel entre le roman d’Esther Bendahan et Mazaltob (1930), le roman de Blanche Bendahan où celle-ci représentait la communauté sépharade de Tétouan des années 30 du siècle dernier. 700 Ce lien métatextuel me semble significatif dans la mesure où il permet au narrateur de revendiquer ou de se rapprocher de l’héritage culturel dont elle se réclame, notamment celui de « nuestro espíritu », la culture juive du Maghreb issue d’Espagne. 701 Un rapprochement au féminin qui surpasse la langue d’expression littéraire.

698 « On va lire ce livre […] j’aimerais te faire connaître Blanche Bendahan, elle était membre de la famille d’une connaissance à moi. Elle est née à Oran, elle écrivait des romans et elle a très bien su résumer notre esprit, surtout concernant l’amour. Une fois, je lui ai raconté quelque chose qui m’était arrivée et elle en a écrit un conte. », p. 178. 699 Cf. Bensoussan, Albert, « L’image de la femme judéo-maghrébine à travers l’œuvre d’Elissa Rhaïs, Blanche Bendahan et Irma Ychan », Plurial, 1, Rennes, Université de Rennes II, 1987, pp. 29-33 ; Dugas, Guy, « La littérature judéo-algérienne d’expression française : Blanche Bendahan », Parcours , nº 13-14, 1990, p. 61. 700 Pour une analyse plus détaillée de Mazaltob , voir le chapitre VII, p. 10, note 24. 701 Voir à cet effet l’analyse de roman de Campoy-Cubillo, qui discute l’appartenance identitaire de Bendahan et qui tend, selon lui, à une identité espagnole-européenne-séphardique. Campoy-Cubillo, Adolfo, 2012, pp. 86-90. 222

Conclusion

L’essentiel, si l’on peut dire, du roman d’Esther Bendahan, consiste à unir le présent et les mémoires du passé, à intégrer ces dernières dans le présent. Dans ce qui suit, je ferai un résumé des moyens divers qui permettent à l’héroïne de relier le présent au passé. Le premier, c’est ce qu’on appelle depuis Proust la mémoire involontaire. Il s’agit de sensations olfactives, comme l’odeur du café qui lui fait revivre son enfance passée à Tétouan. Le second est le patrimoine juif religieux, comme les fêtes commémoratives juives, les traditions culinaires et religieuses. À cet égard, l’hispanité fait aussi partie de l’aspect mémoriel. Elle sert de moyen, comme nous l’avons déjà montré, pour réconcilier la famille avec un départ, un exil, qui, historiquement parlant, peut être considéré aussi comme un retour aux racines ou une recherche identitaire implicite. 702 Le troisième élément comprend l’objet fétiche qui représente un passé qui n’est plus. Marangoly George souligne le fait que l’on retrouve souvent la référence à de tels objets dans l’écriture de l’exil. J’y ajouterai pour ma part que ce sont souvent des réceptacles, des objets pour garder ou transporter des choses. Dans un des romans anglophones analysés par Marangoly George il s’agit d’une vieille valise, chez l’écrivain Edmond Amran El Maleh ( Mille ans, un jour , 1986) il y a le coffret de thuya qui contient les lettres du grand-père défunt ; dans l’autobiographie d’Edward Saïd ( À Contre-voie. Mémoires, 2002), ce sont les clés de la maison à Jérusalem, abandonnée par les exilés palestiniens. Chez Bendahan, enfin, c’est une armoire bleue que l’enfant a dû abandonner dans sa maison de Tétouan et qui devient quasiment l’emblème de ce chez-soi qui n’existe plus. Enfin, la référence intertextuelle qui fait le lien entre le roman d’Esther Bendahan et celui de Blanche Bendahan, enracine ce texte dans l’ensemble de la littérature judéo-marocaine du Maghreb. Par contre, chez Esther Bendahan, la référence à l’état d’Israël est quasiment absente, car la famille n’a jamais envisagé

702 L’idée de l’exil est très importante dans le cadre historique et culturel. Ce qui revient est le va-et- vient entre le Maroc et l’Espagne, un va-et-vient continu jusqu'à nos jours, même si la nature et le contexte de l’exil changent (je pense notamment aux harragas qui font la traversée en quête d’une vie meilleure). Les Juifs (berbères) marocains ancestraux (surtout l’élite) sont allés en Espagne pendant l’Âge d’Or des cultures juives et islamiques (X e siècle), apporter leurs connaissances et profiter de la prospérité de l’époque dans la péninsule Ibérique. Puis, des années bien avant la Reconquête catholique, les juifs (avant les moriscos ) sont expulsés, de nombreux Juifs se sont exilés vers le Maroc, pays de leurs aïeux. Au XIX e siècle, on assiste au départ (in)volontaire de centaines de Juifs vers, par exemple, l’Espagne. 223 de partir pour Israël, en ce sens que le choix de l’Espagne était plus évident, vu l’histoire généalogique familiale. Ce récit souligne par contre l’idée de l’ancienne convivencia hispano-marocaine. Le lien intertextuel renforce l’idée d’un rapport très étroit et ancestral entre l’Espagne et l’Afrique du Nord. Pour les Juifs de Bendahan, le vrai pays serait soit le Maroc (le Maghreb), soit l’Espagne, Sefarad , le pays d’origine.

224

8.7 « Sur les traces du passé » :

En las puertas de Tánger de Mois Benarroch

D’ici la Qriquia, d’ici le cimetière, la distance n’est pas grande, le parcours est immobile. Où est la trace, où est le lieu ? 703

Edmond Amran El Maleh, Le café bleu Zrirek , 1998.

Dans cette citation mise en exergue, faisant référence au cimetière juif de la ville marocaine d’Asilah, l’écrivain marocain de langue française, Edmond Amran El Maleh fait allusion à un épisode important de l’histoire du Maroc. 704 Il s’agit du tragique et profond drame du départ massif de la majeure partie des Juifs marocains dans les années 1960 et 1970. 705 Trois murs sont encore debout et entourent le cimetière, le quatrième mur qui devrait le protéger de la mer est tombé en ruines. 706 Ces pierres tombales témoignent de générations et d’histoires familiales enfouies dans le passé et d’une filiation (généalogie) interrompue. Mais elles sont avant tout des témoignages de vies, devenues des fragments de mémoires (immatérielles), de distance non saisissable et des symboles d’un vide laissé derrière soi : l’absence (de la présence) de la communauté juive au Maroc. Dans la définition de Jacques Derrida, la trace constitue l’« arche-phénomène de mémoire ». 707 Ainsi, elle fonctionne comme un vecteur de signification. C’est dans l’opposition « présence-absence », qui maintient cette dynamique, que toute autre

703 Amran El Maleh, Edmond, 1998, p. 19. 704 Edmond Amran El Maleh est né à Safi en 1917 (1917-2010). Il commence à écrire à l’âge de 63 ans. C’est la visite au cimetière juif d’Asilah en 1979-80 qui a inspiré l’écriture de son premier livre, Parcours immobile (Maspéro, 1980) dans lequel il décrit la mort de Nahon, le dernier Juif d’Asilah. 705 On distingue en gros trois périodes d’émigration. La création de l’Etat d’Israël proclamé en 1948. Après l’indépendance du Maroc en 1956 et après la Guerre des Six jours au Moyen-Orient en 1967 (aussi dans les années 60 à cause de la propagande anti-juive du Parti de l’Istiqlal). 706 Asilah est une des rares villes, comme Safi, qui n’a pas eu de quartier juif ou mellah . Juifs et musulmans marocains vivaient mélangés. 707 Derrida, Jacques, 1967, p. 70. Il est à noter que Jacques Derrida (1930-2004) est également issu de la communauté juive du Maghreb. Il est né en Algérie où il passa son enfance. 225 chose peut être comprise. 708 C’est dans cet espace d’interaction entre une présence et une absence, que la notion de « mémoire » est illustrée. C’est ce rapport qui constitue la « mémoire » de la trace. Car comme la mémoire, la trace est à la fois absence et présence. Sa visibilité est éphémère, elle s’efface dans le temps. Elle fait allusion à quelque chose qui a été, qui n’est plus. Nathalie Martinière écrit à ce propos :

La notion de trace suggère une marque physique, l'empreinte du passage d'un objet sur un autre et son caractère fugace. Elle oscille donc entre connotations positives - comme repère dans le temps et dans l'espace - et connotations négatives, voire douloureuses - marque ou cicatrice [...]. Elle tend aussi à s'effacer, et de cet effacement vient qu'on la remarque particulièrement ; suggérant la présence dans l'absence (ou l'inverse), elle capte l'attention parce qu'elle suggère sa propre disparition et par association, la disparition de toute chose. 709

C’est ainsi que la trace et la mémoire se concrétisent dans le passé et dans le présent. Ce thème, la trace et la mémoire, est au centre du roman En las puertas de Tánger écrit par Mois Benarroch, qui fait l’objet de la présente analyse. 710 Dans cet ouvrage, l’auteur va à la recherche des traces laissées par la communauté juive du Maroc du Nord, l’élément marocain d’une identité sépharade, de même qu’il questionne la notion d’appartenance. Ce roman pourrait également être considéré comme une variation sur un thème récurrent dans la littérature marocaine d’expression française, à savoir « le retour au pays », qu’on trouve par exemple chez Fouad Laroui dans Méfiez-vous des parachutistes (1999) ou chez Tahar Ben Jelloun dans Au pays (2009).

Né à Tétouan en 1959, Mois Benarroch, d’origine sépharade, émigre en Israël avec ses parents à l’âge de 13 ans, comme de nombreux Juifs-Marocains à cette époque. Il fait partie d’une des vagues d’émigration des Juifs-Marocains qui, dans les années 1960 et 1970, décidèrent de partir et de quitter le Maroc. Écrivain et poète juif- marocain, sépharade, israélien, Benarroch écrit en plusieurs langues dans

708 Idem., p.71. 709 Martinière, Nathalie, 2008, p. 111. 710 Benarroch, Mois, En las puertas de Tánger , Barcelone, Ediciones Destino, 2008. 226 lesquelles son identité multiple s’articule. Il commence à écrire en anglais et en hébreu, et plus tard aussi dans sa langue maternelle, l’espagnol. 711 À propos de l’espagnol, il dit :

My mother tongue is Spanish, so this language should have been the most obvious choice. But I never learned Spanish formally […]. I went to a school in Morocco where the teaching language was French, the Alliance Française. Spanish wasn’t even a second language, or a third. As a matter of fact, we learned English, Hebrew and Arabic, but not Spanish. This is a strange fact since this was the mother tongue of all the pupils and most of the teachers. 712

En las puertas de Tanger de Mois Benarroch fut publié en 2008 aux Éditions Destino à Barcelone. 713 Un narrateur omniscient introduit l’histoire de la famille sépharade-marocaine Benzimra. Le décès du père les a réunis chez un avocat pour le partage de l’héritage. À ce moment-là, ils découvrent que leur père leur a non seulement légué de l’argent, mais aussi un demi-frère dont personne n’imaginait l’existence : « Un silencio absoluto cayó en la oficina del abogado Ilan Oz en la calle Ben Yehuda 7 en Jerusalén. »714 Signalons que le nom de cette rue, Ben Yehuda signifie dans les deux langues sémitiques, en arabe et en hébreu, « Fils de Juif ». S’agit-il d’une allusion au demi-frère qui, parce que de père juif est considéré selon l’islam comme « juif » ? : « […] según el judaísmo, es musulmán, porque su madre es musulmana. Según el islam, es judío porque su padre es judío […] »715 Par ailleurs, le numéro de la rue, 7, peut confirmer cette interprétation. Le demi-frère tout juste découvert constituerait en effet le septième membre de la famille. Ce

711 Trois livres sont publiés en Espagne, dont deux écrits en espagnol. En 2000, il publie un recueil de poèmes intitulé : Esquina en Tetuán , Colleción Esquío de poesía. En 2008 paraît aux éditions Destino le roman que nous allons analyser ici, En las puertas de Tánger . Puis le roman Lucena traduit de l’hébreu aux éditions Lf en 2005. En 2008, il gagne le prix israélien « premier ministre de littérature », un prix de 13.000 euro pour l’ensemble de son œuvre. Au total, il a publié jusqu'à maintenant dix recueils de poèmes, quatre romans et des livres de contes. 712 Alkalay-Gut, Karen, « An interview with Moshe Benarroch », 2003 (web). 713 Adolfo Campoy-Cubillo nous révèle ceci, suite à son entretien avec Benarroch, s’agissant de la langue double d’écriture de ce roman : « When he started working on En las puertas de Tanger , he decided to write in Hebrew and translate and edit into Spanish until he ended up with two versions of the same novel one in Hebrew and another in Spanish. », Campoy-Cubillo, Adolfo, 2012, p. 96. Voir aussi pour l’analyse de Campoy-Cubillo de ce roman, Campoy-Cubillo, 2012, pp. 96-99. 714 « Un silence absolu tomba dans le bureau de l’avocat Ilan Oz dans la rue Ben Yehuda 7 à Jérusalem. », p. 11. 715 « […] selon le judaïsme, il est musulman, car sa mère est musulmane. Selon l’islam, il est juif, car son père est juif. […] », p. 161. 227 frère est le fruit d’une relation du père avec une marocaine musulmane, la « Fátima »716 qui s’occupait de la maison et gardait aussi les enfants à l’époque où ils vivaient à Tétouan. Néanmoins, cette nouvelle choque tout le monde. Afin de récupérer l’héritage du père, au total une somme de 600.000 dollars, les enfants sont priés avec insistance par leur père défunt d’aller chercher et de rencontrer leur frère au Maroc, plus précisément dans la ville de Tétouan où ils ont grandi. Mais l’annonce de la nouvelle et le retour à leur ville et pays natals pour trouver le frère et obtenir l’argent de l’héritage suscitent un trouble et des pensées très variées et contradictoires chez les différents membres de la famille. Ainsi, un des frères, Fortu, dit ceci : « Treinta años pasé lejos de Tetuán, sin ir allí. Siempre estaba allí, un allí eterno, un allí que no se acaba, una palabra del pasado, una palabra del olvido, una palabra de la memoria. »717 Dans cette citation, ce mot allí (là-bas) , est significatif. Ce mot exprime la distance géographique et émotionnelle qui s’est créée entre les frères et sœurs et leur pays natal, le Maroc, ce pays qu’ils ont quitté et dont ils ont été arrachés brusquement. En fait, il s’avérera au cours de l’histoire que la distance entre « là-bas » et « ici » est incommensurable, ce qui va justement entraîner une confusion et éveiller des questionnements profonds. Ce sentiment d’éloignement et d’hésitation est aussi partagé par Alberto : « Y mi padre dejó allí un hijo, un recuerdo a la tierra, nació medio año antes de su emigración, como si no pudiese dejar el sitio donde nació […] dejó un espermatozoide, una raíz para que crezca en su tierra 718 en las próximas generaciónes. »719 Cette nouvelle oblige les frères et les sœurs à contempler leur vie, revisiter le passé, leur identité, le frère inconnu, les souvenirs d’enfance et à se questionner sur le frère inconnu, Tétouan et le Maroc, avant d’entreprendre le

716 Beaucoup de femmes qui gardaient des enfants et travaillaient comme bonnes s’appelaient Fatima, aussi ce prénom s’est-il transformé dans le parler espagnol en substantif. Ainsi, la Fátima , réfère à celle qui garde les enfants, fait le ménage, les courses etc : « […] a todas las que trabajan en casa las llamábamos Fátimas […] », p. 202. Dans le monde musulman, le nom a une forte valeur significatrice, parce que la fille du prophète s’appelait Fátima (Zahra), raison pour laquelle le prénom est aussi répandu. 717 « J’ai passé trente ans loin de Tétouan, sans y aller. Il était toujours là-bas, un là-bas éternel, un là-bas sans fin, un mot du passé, un mot de l’oubli, un mot de la mémoire. », p. 17. 718 Le Maroc serait-il la terre (promise) du père ? 719 « Et mon père y a laissé un fils, une mémoire de la terre. Il est né six mois avant son émigration, comme s’il ne pouvait pas laisser l’endroit où il est né […] Il a laissé un spermatozoïde, une racine pour qu’il grandisse dans sa terre dans les générations à venir. », pp. 44-45. 228 voyage qui les réunira. 720 En témoigne la conversation assez cynique et distante que Fortu/Messod a dans son esprit avec ce frère inconnu : « Aquí estás, Yosef, 721 tú, hijo de mi padre, no sabía que mi padre tenía otro hijo, pero él sí se acordó de ti y te nombró en esa herencia, aquí, ves, firma, y recibirás cien mil dólares, tal vez poco más, y eso es todo, somos hermanos, muchas gracias […] »722 Après l’émigration des parents en Israël en 1974, la famille, composée de six frères et sœurs dont Israël, décédé au Liban, se disperse dans le monde. 723 Silvia vit à Paris, Isaque à New York, tandis que les autres sont allés à Jérusalem. Fortu, qui est médecin, est resté à Madrid après avoir fini ses études. Alberto, écrivain de profession, vit à Jérusalem, ainsi que leur mère Estrella et l’autre sœur, Ruth. Ce personnage se confond parfois avec le narrateur, par exemple au moment où il insiste sur le désir de vouloir écrire un livre sur ce voyage entrepris : « […] y quiero escribir también este libro en el que una familia sale en busca de un hermano perdido. »724 Dans le texte on trouve aussi le titre de ce livre à venir : Esquina en Tetuán. Même la trame du roman se confond parfois avec celle du livre que le personnage, Alberto, qui est écrivain, veut écrire : « […] y el problema es que no lo veo aquí, no veo la trama […] »725 La recherche identitaire est ici significative. Les incertitudes et questionnements dominent, le personnage Alberto ne sait plus exactement qui il est, ce qu’il veut ou ce qu’il cherche : « Alberto, tienes que esperar que pase algo para poder escribir el libro, […], algo que se descubre. »726 Cette quête identitaire est reflétée par ce dédoublement entre lui et l’auteur : Mois Benarroch. Cette

720 « […] todos estos años nos escapamos de la ciudad, todos nos escapamos como si fuesemos la mujer de Lot y si nos atreviésemos a mirar hacia atrás nos convertiríamos en una estatua de sal […] », p. 22. 721 On apprend plus tard que le frère s’appelle Yusuf. Ici on lit la graphie espagnole pour le prénom arabe Yusuf. Sa propre mère (Fátima) dit dans une conversation avec sa fille Zohra : « ¿Y quién era ese Yusuf ? – Tu hermano, pero murió cuando tenía un año. Hace mucho tiempo. », p. 209. 722 « Te voici, Yosef, toi, fils de mon père, je ne savais pas que mon père avait un autre fils, mais lui par contre, se souvenait de toi et de ton nom dans cette héritage, ici, tu vois, signe et tu reçevras cent mille dollars, peut-être un peu plus, et c’est tout, on est frères, merci beaucoup […], p. 20. 723 Il est mort dans la guerre des Six Jours au Liban en 1967. Il est considéré par sa famille comme un véritable « héros » israélien. À ce propos, Silvia dit ceci : «Es la única forma de convertirte en un verdadero israelí, un marroquí que se muere en la guerra se convierte en un israelí verdadero […], p. 36. C’est la seule manière de te convertir en vrai soldat israélien, un Marocain qui meurt pendant la guerre se convertit en vrai Israélien […] » 724 « […] et je veux aussi écrire ce livre dans lequel une famille va à la recherche d’un frère perdu. », pp. 91-92. 725 « […] et le problème est que je ne le vois pas ici, je ne vois pas la trame […] », p. 185. 726 « Alberto, tu dois attendre qu’il se passe quelque chose pour pouvoir écrire le livre […], quelque chose qui se découvre. », p. 185. 229 confusion entre le personnage et l’auteur crée une mise en abyme. Un des ouvrages publiés par Benarroch porte le même titre, Esquina en Tetuán, que celui qu’Alberto est en train d’écrire, mais il s’agit en fait (en réalité) d’un recueil de poèmes et non pas d’un roman comme dans le cas du personnage d’Alberto. Notons par ailleurs qu’il n’y pas de pacte autobiographique vu que le personnage du romancier s’appelle Alberto et non pas Mois comme l’auteur que nous sommes en train de lire.

Le retour au Maroc

Silvia, Alberto et Fortu 727 se donnent rendez-vous à l’aéroport Barajas de Madrid, et attendent tous l’arrivée de leur frère Isaque, en provenance de New York, pour continuer le voyage vers Tétouan (Madrid-Malaga-Tétouan-Chefchauen). 728 Un voyage qui n’est pas tant désiré, comme on s’en aperçoit à travers les paroles d’Alberto : « […] y nada, nada puede ya parar nuestro viaje de vuelta a Tetuán, no quiero viajar a Tetuán, ¿qué se me perdió allí ? […] »729 En attendant, ont lieu des événements inexplicables et bizarres, chacun les vivant tout seul sans que personne d’autre n’ait pu être témoin de ces scènes oniriques. Alberto fait connaissance avec un homme appelé Yosef, qui ressemble à son frère mort. Silvia, à son tour, voit une femme qui ressemble fort à Israël. Isaque, quant à lui, voit peu après son arrivée à l’aéroport une femme musulmane avec deux enfants, nommés Yusuf et Zohra. 730 Tous sont seuls dans leurs expériences respectives, qui semblent aussi être complètement détachées de la notion de temps. Silvia décrit ainsi la scène vécue :

727 On apprend que l’autre sœur Ruth ne les accompagne pas à cause de sa grossesse. 728 Ce lieu, cet aéroport n’est pas sans signification et constitue en fait une étape historique mémorable pour les frères et sœurs après leur départ du Maroc. Pour Silvia, le retour à cet aéroport Madrilène pour rencontrer ses frères, lui rappelle ce moment décisif de séparation : « […] y recuerdo cómo viajé a Madrid en 1977, dos años después de la muerte de Franco […] y todo era tan raro, en tres años éramos ya tan diferentes, los que llegaron a España y los que llegaron a Israel […] », p. 32. 729 « […] et rien, rien ne peut arrêter notre voyage de retour à Tétouan, je ne veux pas aller à Tétouan, qu’est-ce que j’ai perdu là-bas? […] », p. 93. 730 Notons que Zohra est aussi le prénom de leur demi-sœur, personnage androgyne, qui était né homme et s’appelait Yusuf, et qui, suite à une erreur médicale au moment de la circoncision, fut castré. 230

[…] miré a mis hermanos, y no vieron nada, no se dieron cuenta que hable con ella, nada, walo, 731 como si no hubiese pasado, y miré a Alberto y entonces me contó sobre ese israelí que encontró, pero cuando ocurrió todo esto, no pasó ningún tiempo, hubo algún momento en el que el tiempo se equivocó en Barajas. ¿Qué pasó en ese segundo ? Tal vez horas, años, vidas. Todos estábamos confuses. ¿Habremos soñado un sueño ?732

Ces chimères, ces apparitions et disparitions soudaines sont très vite expliquées par Israël, le frère mort, qui erre 733 comme un fantôme dans cet aéroport qui n’est pas sans signification pour la famille, comme on peut le lire : « Vivo desde siempre 734 en este aeropuerto por el que pasamos en 1974 y volamos a Marsella. »735 Les mots d’Israël, « depuis toujours », indiquent que la notion de temps n’existe pas et qu’on se trouve dans un espace temporel indéfini.

L’aéroport, lieu de transit

Le lieu dans lequel ces apparitions et ces rencontres se déroulent, n’est pas sans signification. L’aéroport fonctionne premièrement comme un lieu de transfert, un lieu où l’on peut se déplacer géographiquement d’un espace à un autre et d’un fuseau horaire à un autre pour arriver à sa destination. 736 La fratrie se rencontre à Madrid pour ensuite poursuivre son voyage. Israel, ou bien son ombre, erre dans cet aéroport « depuis toujours », sans qu’il ait pu trouver la paix pour se reposer

731 Notons ici l’utilisation de la darija , qui de l’arabe marocain signifie « rien ». Cet élément marocain nous semble renforcer davantage cette identité (linguistique) plurielle des protagonistes. 732 « […] je regardai mes frères, et ils ne virent rien, ils ne se rendirent pas compte que j’avais parlé avec elle, rien, walo , comme si rien ne s’était passé, et je regardai Alberto et il me parla ensuite de cet Israélien qu’il avait rencontré. Mais tout cela s’est passé quand, le temps n’a pas passé, il y eut un certain moment dans lequel le temps se confondit à Barajas. Que s’est-il passé dans cette seconde ? Peut-être des heures, des années, nous étions tous confus. Avions-nous fait un rêve ? », pp. 74-75. 733 Cette errance nous conduira au mythe du « Juif errant ». J’y reviendrai. 734 C’est nous qui soulignons. 735 « Je vis depuis toujours dans cet aéroport par lequel nous sommes passés en 1974 pour prendre le vol pour Marseille. », p. 79. 736 Khatibi reflète ici très bien cette « idée de transit ». Non pas relativement à la géographie, mais par rapport à la langue : « Permutation permanente. Il l’avait mieux compris à partir d'une petite désorientation, le jour où, attendant à Orly l'appel du départ, il n'arrivait pas à lire à travers la vitre le mot « Sud », vu de dos. En l'inversant, il s'aperçut qu'il l'avait lu de droite à gauche, comme dans l'alphabet arabe - sa première graphie. Il ne pouvait mettre ce mot à l'endroit qu'en passant par la direction de sa langue maternelle. », dans : Khatibi, Abdelkébir, 2007, p. 219. 231 pour l’éternité. Dans cette configuration, l’errance d’Israel peut être considérée comme une référence au mythe du « Juif errant ». 737 Dans ce mythe, le Juif est destiné à errer 738 éternellement. Comme le repos est perdu, la raison de l’errance est questionnée. 739 Ici, le Juif errant représenté par le personnage d’Israel, le frère mort, se fait voir de temps en temps, se manifestant à travers d’autres personnes qui représentent ce qu’il aurait pu être dans sa vie s’il ne l’avait pas perdue si tôt : « […] A veces soy un niño, a veces una mujer, un hombre, soy todo lo que fui y todo lo que podía haber sido, pero siempre estoy aquí. »740 L’errance d’Israel se réduit néanmoins aux limites de l’aéroport de Barajas 741 dans un espace temporel indéterminé, comme on a déjà pu le constater. Israel met davantage la lumière sur le motif de son errance: « Vivo en aeropuertos, busco la razón de mi muerte […] », p. 188. Notons que dans ce cas, l’errance de fait n’est pas nécessairement le signe d’une faute qui a entraîné une condamnation, contrairement au mythe. Le personnage même cherche la raison de son errance. Il le confirme plus loin en quelque sorte, même s’il ne fait pas nécessairement référence à lui-même : « […] y le veo allí, al nuevo 742 judío errante […] es religioso, ultraortodoxo, laico, converso, asimilado, pero sabes que es judío […] 743 », p. 188. Ce mot « nuevo » signale un renouveau dans l’ancienne conception du « Juif errant » en définissant le nouveau « Juif errant » dans une pluralité totale, sans mettre pour autant de côté l’aspect « juif ». Symboliquement, la référence à ce personnage légendaire peut aussi constituer une personnification métaphorique de la diaspora juive. Et plus précisément dans ce roman, une métaphore qui illustre

737 Le mythe du « Juif errant » est une légende chrétienne qui s’est répandue en Europe au XIII e siècle. La légende raconte l’histoire d’un personnage juif dans le contexte de la crucification de Jésus. À cause d’un refus/mépris envers Jésus (il existe différentes versions) il est condamné à l’errance éternelle. 738 Cf. On trouve ce thème de l’errance aussi dans un roman de l’écrivain français J.M.G. Le Clézio, Étoile errante (1992), qui traite du croisement des destins de deux jeunes filles, sans qu’elles le sachent, l’une juive, Esther, et l’autre palestinienne, Nejma. L’errance incontournable (l’émigration) dans ce roman montre comment différents destins et modes de pensées peuvent se croiser. 739 Brunel, Pierre, 1988, pp. 857-868. 740 « […] Parfois je suis un enfant, parfois une femme, un homme, je suis tout ce que j’étais et tout ce que j’ai pu être mais je suis toujours ici. », p. 79. 741 Le nom de cet aéroport est significatif. C’est le « double jeu », un jeu de cartes qui se joue à travers la rencontre entre Silvia, Alberto et Fortu à l’aéroport, et d’un autre côté, l’apparition de leur frère mort Israel. Silvia dit à ce sujet : « […] qué pasó en Barajas, era como una baraja de cartas, tal vez cartas de tarot, cuando sale el trece es la muerte, el ángel de la muerte, pero esta muerte no es una muerte física, es la destrucción de algo para que se construya lo nuevo. », p. 72. 742 C’est nous qui soulignons. 743 « […] et je le vois là-bas, le nouveau Juif errant […] il est religieux, ultra-orthodoxe, laïque, converse, assimilé, mais tu sais qu’il est juif […] », p. 188. 232 l’expérience du Juif marginalisé, le Juif marocain d’origine espagnole. Les thèmes de l’errance et de la diaspora vont de pair et sont liés à l’idée de retrouver sa place ou sa patrie. La présence du mythe, de la légende du « Juif errant » dans ce roman, ainsi que les références au surnaturel, relèvent, comme nous verrons plus loin, des caractéristiques du réalisme magique en littérature. Le fond historique et culturel de ce mythe, ainsi que tous les aspects surnaturels qui entourent le personnage mort d’Israel dans les scènes de l’aéroport, forment un tout où le surnaturel et le réel se confondent. Or, ces éléments surnaturels ne sont pas nécessairement perçus comme irrationnels. Ce que l’on pourrait considérer comme « irrationnel », quelqu’un d’autre le percevrait comme un signe. C’est ainsi qu’on pourrait considérer cette manifestation surréelle, ici en la présence du frère décédé, Israel, qui se « montre » sous différentes formes à ses frères et sœur à l’aéroport, comme une façon de les inciter à la réflexion. Dans un sens plus philosophique, on pourrait même aller plus loin en affirmant que pour ces personnages croyants, ce qu’ils croient avoir vu constitue non seulement un signe mais est aussi considéré comme un événement d’une portée qui va au-delà de la raison. Cette ambigüité est aussi exprimée dans le texte. Après cet épisode rempli de visions oniriques, pour Silvia et Alberto c’est le doute qui reste : « […] empecé a preguntarme si esto había pasado. ¿Tal vez era mi pensamiento literario que empezó a meterse en mi vida ? »744

Tétouan, lieu d’absence(s)

L’arrivée à leur ville natale Tétouan bouleverse chacun des personnages. C’est quoi « retourner », comme le note Israel ?745 Cela signifie aussi, pour chacun et chacune d’entre eux, le début d’une quête intérieure à la recherche de réponses aux questions qui les tourmentent. De toutes leurs vies, ce sont les mémoires d’enfance qui dominent leurs pensées. Le retour semble inévitable : « Todos vuelven, los que

744 « […] je commençais à me demander si cela est vraiment survenu. Peut-être que c’étaient mes pensées littéraires qui avaient commencé à s’intégrer dans ma vie ? », p. 70. 745 « ¿Qué es volver ? », p. 91. 233 quieren y los que no quieren, al final todos vuelven. »746 Les attentes sont vives. Ce retour à Tétouan annonce pour un des frères, Fortu, toutes les réponses aux questions posées, comme si tout allait être réparé à Tétouan : « Y ahora vamos a verlo, ver cómo se paró el tiempo en nuestra ciudad, el tiempo nos espera allí, lo sé, volveremos y entenderemos todo, volveremos y todo tendrá sentido, podremos componer el rompecabezas. »747 Une fois à Tétouan, ils rencontrent par hasard une cousine qui les invite à dîner, c’est chez elle qu’ils obtiennent d’autres indices pour trouver Fatima Elbaz et le frère inconnu. C’est là qu’ils découvrent qu’elle vit à Chefchaouen. Arrivés dans la petite ville pittoresque de Chaouen, ils font la connaissance de Fatima, une vieille femme aveugle et très malade qui leur raconte que son fils est décédé quand il avait un an. 748 Qu’elle n’avait jamais eu de fils, mais que sa fille, Zohra, vit à Paris. Mais c’est la femme qui la soigne qui raconte ce qui s’est passé, elle avait un fils d’un an qui a décédé. L’histoire « finit » lorsque Zohra, qui vient juste de terminer ses études de médecine et de décrocher un poste comme gynécologue, se prépare pour aller voir sa mère malade à Chaouen. Incertaine quant à son identité, elle sollicite son dossier médical à Tanger (où elle est née), dans lequel elle découvre qu’elle était née homme. En cours de route, elle rencontre à Ceuta, Fortu qu’elle ne connaît pas (et qui lui, revient de Chaouen). En arrivant enfin à Chaouen pour voir sa mère qui est mourante, la vérité sur son identité est dévoilée : « Pero no murió Yusuf, soy yo Yusuf, yo, Zohra. » 749 Israel, qui regarde tout « de haut », dévoile le but de ce voyage qui signifie beaucoup plus que la recherche du demi-frère : « Veo a mis hermanos viajando a Marruecos, un viaje de cuatro personas y veinte aeropuertos, no saben que la historia del medio hermano es media invención, que tienen que viajar a Tetuán para arreglar algo en sus almas […] »750 Le voyage se change progressivement en une recherche identitaire personnelle ainsi qu’en une confrontation avec les choix

746 « Ils retournent tous, ceux qui veulent et ceux qui ne veulent pas, à la fin, tous retournent. », p. 144. 747 « Et on va aller le voir, on va le rencontrer maintenant, voir comment le temps s’est arreté dans notre ville, le temps nous attend là-bas, je sais, on va retourner et comprendre tout, on retournera et tout aura un sens, on pourra résoudre le casse-tête. », p. 83. 748 Abréviation populaire de Chefchaouen (en toutes lettres). 749 « Mais Yusuf n’est pas décédé, je suis Yusuf, moi, Zohra. », p. 209. 750 « Je vois mes frères voyager au Maroc, un voyage de quatre personnes et vingt aéroports, ils ne savent pas que l’histoire du demi-frère est à moité une invention, qu’ils doivent aller à Tétouan pour régler quelque chose dans leurs âmes […] », p. 189. 234 faits auparavant par leur père : le départ du Maroc et sa relation avec cette femme musulmane. Pour les protagonistes, la ville n’est plus la même après le départ massif de la population juive. Aussi, et surtout après leur départ, la ville de Tétouan a complètement changé de visage au point qu’elle est devenue presque méconnaissable. La ville est vidée de sens :

¿Que es una ciudad ? Una ciudad es tu comunidad, y en el momento que la comunidad desaparece, la ciudad desaparece. Los musulmanes también lo sienten, viven en una ciudad sin judíos, un país que no es el mismo país, un Marruecos sin judíos […] 751

L’identité plurielle et caractéristique de la ville de Tétouan n’est plus la même sans sa communauté juive, n’est plus reconnaissable. C’est une nostalgie amère comme l’articule Alberto :

[…] Tetuán sin su comunidad judía no es Tetuán, no es cuestión de vistas, montes, mares, no se trata de eso, era una comunidad que vivía una vida paralela a las comunidades cristianas y musulmanas, eso era Tetuán. 752

Cette confrontation avec la ville, l’architecture et les maisons fonctionne comme une preuve de l’absence des habitants qui ne sont plus là. C’est la concrétisation des traces laissées derrière soi. C’est l’absence de soi-même et de ce qui a disparu. Dans les mots d’Isaque : « […] no hay nada aquí, cuando vuelves lo único que ves es tu ausencia, ves que has desaparecido. »753 Ce retour au pays, cette recherche, s’accompagnent de l’idée d’un échec : qu’il est impossible de trouver des réponses claires aux questionnements qui les tourmentent. Les protagonistes ne vont trouver que des traces de cette identité juive-marocaine, de leur marocanité, principalement sous la forme de leur ville natale, Tetuán, qui n’est plus la même sans sa « vie juive ». Les allures de la ville

751 « C’est quoi une ville ? Une ville, c’est ta communauté et au moment où ta communauté disparaît, la ville disparaît. Les musulmans le sentent aussi, ils vivent dans une ville sans Juifs, un pays qui n’est pas le même pays, un Maroc sans Juifs […] », p. 162. 752 « […] Tétouan sans sa communauté n’est pas Tétouan, ce n’est pas une question de vues, de montagnes, de mers, il ne s’agit pas de cela. C’était une communauté qui a vévu une vie parallèle à celles des communautés chrétiennes et musulmanes, c’était cela Tétouan. », p. 41. 753 « […] il n’y a rien ici, quand tu retournes, la seule chose que tu vois est ton absence, tu vois que tu as disparu. », p. 162. 235 s’en trouvent définitivement changées. L’absence du père, qui était là au Maroc quand ils grandissaient et qui n’y est plus ; l’absence de la famille réunie à cette époque et dont les membres sont aujourd’hui dispersés à travers le monde. Le retour presque obligatoire à Tétouan soulève beaucoup de poussière, les personnages sont obligés de réfléchir sur leur identité, et ils commencent à se poser des questions sur les choix faits durant leurs vies depuis leur départ du Maroc. Pourquoi ont-ils dû quitter le Maroc aussi brusquement ? Qu’est que leur père allait chercher en Israël avec ses cinquante-quatre ans ? Qu’est-ce qu’il pensait trouver là-bas ? Des questions qui restent néanmoins sans réponse. Le retour, le questionnement sur soi, l’identité, l’appartenance sont en fait des questions très philosophiques : « […] nosotros escapándonos de la tierra en la que nacimos y en la que nuestros abuelos nacieron porque se acabaron los judíos. […] ¿Qué se acabó ? Pues la comunidad judía de Marruecos. Se acabó, el final inevitable. » 754 Ce qui reste après le retour au pays natal est un goût amer. Tout ce qu’ils attendaient y retrouver, les odeurs et les couleurs de leur jeunesse, tout ce qu’ils avaient connu avant de partir, avant le déchirement, n’est plus là. Ceci vaut aussi pour la mort du pater familias et le voyage entrepris à contrecœur pour chercher le demi-frère au Maroc et pouvoir partager l’héritage paternel. La notion de « chez soi » reste ambiguë. « Retourner » ou revenir ne semble plus possible, car l’espace n’est plus le même, entre-temps quelque chose s’est cassé, qui n’est plus réparable. On part et on abandonne son environnement habituel, mais les choses ne sont plus les mêmes quand on revient. Dans cette immobilité d’espace et de temps, le temps semble s’être arrêté dans la ville natale vidée de sa signification antérieure. C’est dans ce contexte qu’on pourrait comprendre l’épigraphe de Townes Van Zandt placé au début de la première partie de A las puertas de Tanger : You cannot count the miles until you feel them. 755 Le retour au passé, les mémoires qui surgissent et bouleversent le présent, l’avenir, tout cela symbolise le voyage intérieur. 756

754 « […] nous, en fuyant la terre qui nous a vu naître et où nos grands-parents sont nés, parce qu’ils en ont fini avec les Juifs […] Qu’est-ce qui est fini ? Eh bien, la communauté juive du Maroc. C’est fini, la fin inévitable. », p. 104. 755 On trouve l’épigraphe au début de la première partie intitulée : « Le voyage chez soi » (El viaje a casa). 756 Voir à cet effet, Todorov, Tzvetan, L’homme depaysé , Paris, Seuil, 1996. 236

Conversations entre deux mondes

En las puertas de Tanger comprend deux grandes parties qui se complètent et forment la trame du roman. La première partie s’intitule : El viaje a casa (Le voyage chez soi). La seconde partie est intitulée La vuelta a casa (Le retour chez soi). À partir de ces deux parties, l’histoire est divisée en sous-parties, chacune représentant une étape du voyage décrite à partir de la perspective d’un des personnages : Alberto, Isaque, Silvia, Fortu/Messod et Israel, le frère décédé. 757 Entre toutes ces parties, on trouve de petits textes d’ordre métaphysique où se succèdent des méditations spirituelles et philosophiques du personnage mort Israel, ainsi que des bribes de conversations avec le père décédé. Dans ces petits textes oniriques, le père est en dialogue avec son fils Israel et parfois aussi avec Yusuf, tous deux décédés. En alternance, on y trouve des passages où l’un des fils s’adresse à l’un de ses autres frères. Ils se parlent mais il n’est pas clair s’ils sont ensemble dans un même espace. À un certain moment, on ne sait plus qui parle à qui ; on est dans le rêve et le délire. Ces dialogues tournent autour de la mort, de la disparition, du vide de l’attente et de mille questionnements. Néanmoins, on n’a pas l’impression de se trouver dans un univers obscur ou effrayant, bien au contraire. Y sont évoqués également des éléments de la nature, comme les nuages, la mer, des oiseaux en vol, la pluie, les îles, les pierres, ce qui crée une ambiance paisible et calme. Mais dans cet espace de rêve, même la notion de temps est confuse. On est dans l’attente, sans savoir la plupart du temps exactement de quoi. Le présent et le passé sont entremêlés, le désir de voir les choses du passé autrement l’emporte sur la réalité des choses : « Cada vez que visito mi pasado, cambia. »758 Ensuite est attendue l’arrivée d’une sorte de Messie sous la forme d’un aigle appelé David (référence au judaïsme), sur un cheval blanc appelé Mohammed (référence à l’islam), se trouvant dans une cave inconnue et jamais vue. Cet

757 Cette utilisation du prénom dans deux langues indiquant deux appartenances culturelles est intéressante. Il s’appelle Messod (arabe/hébreu pour « celui qui a de la chance/ le bienheureux »). Son père l’appelle Fortu , qui est un diminutif de l’espagnol « Afortunado », « celui qui a de la chance ». Cela peut faire références aux origines espagnoles (sépharades). De plus, la langue maternelle des enfants était l’espagnol. 758 « Mon passé change chaque fois que je le visite. », p. 109. 237 avènement qui guidera les frères et leur père « chez eux » pourrait être interprété comme l’expression d’un désir de fraternité entre Juifs et musulmans, ouvrant la voie pour arriver chez soi. Une phrase semble l’indiquer : « Darán luz a casa y a montañas altas y respirarán el mismo aire. »759 D’autant plus que ce paradoxe « religieux » se trouve au cœur de l’idée du « chez soi » des Benzimra, car c’est leur singularité d’être juifs au Maroc qui les marginalise à un certain moment dans l’histoire, au même titre que leur « marocanité » en Israël. L’idée de « retour » est omniprésente dans le texte et revient fréquemment dans les conversations entre les différents personnages. Un retour qui verra sa fin « cuando la idea de volver se acabe. » 760 Ainsi, quand le fils Yusuf demande au père, qu’il n’a jamais connu, quand ils pourront vivre dans le même monde, le père répond dans un langage presque prophétique : « Cuando digamos « mi planeta » y no « mi pueblo » o « mi país » et « Cuando veamos su destrucción », annonçant la fin du monde pour concevoir ce nouveau monde sans dichotomies essentialistes. 761

Le réalisme magique

La dimension magique de ces dialogues est apparente, raison pour laquelle on pourrait rattacher ce texte au réalisme magique. Les éléments « magiques » exprimés ici, fonctionnent comme un instrument qui sert à répondre implicitement aux questions posées et à rétablir ou retrouver les choses perdues. La nature offre un élément de réalisme magique par le biais des sphères célestes évoquées et d’autres éléments surnaturels, comme le désir de voler et l’aigle accompagné du cheval blanc. 762 Dans leur étude sur la présence du réalisme magique dans le

759 « Ils donneront de la lumière aux maisons et aux hautes montagnes et respireront le même air. », p.118. 760 « […] quand l’idée de retourner prend fin. », p.128. 761 « Quand on dira « ma planète » et non pas « ma ville » ou « mon pays » et « quand on verra sa destruction », p. 128. 762 Les manifestations du réalisme magique, dans ce cas, pourraient se résumer de la façon suivante : « […] driven by desire at one level to grapple with reality and the epistemological systems in place for knowing it, and at another level to transcend here and now and imagine an alternative world. », Hart, Stephen M. et Wen-Chin Ouyang, 2005, p. 19. Le fait de se trouver dans une situation ou dans un monde qu’on ne peut pas vraiment changer, fait que le monde surréel offre non seulement une manière de s’en détacher mais aussi la possibilité d’exprimer des tensions sociales et de dénoncer l’injustice sociale entre les différents groupes, comme dans l’image de l’aigle David et du cheval Mohammed, qui ensemble : « respirarán el mismo aire. », p.118. 238 roman postcolonial contemporain, Stephen Hart et Wen-Chin Ouyang soulignent le fait que dans ces textes les auteurs ont souvent recours au surnaturel pour adresser des problèmes politiques et réels auxquels se voient confronter de nos jours les pays émergents :

The politics of fantasy […] are driven by desire at one level to grapple with reality and the epistemological systems in place for knowing it, and at another level to transcend here and now and imagine an alternative world. In its flights of fantasy, it problematizes, as magical realism does, the various social and cultural institutions based in religion, ethnicity, class and gender. 763

C’est ainsi que le conflit au Moyen-Orient, qui a partiellement décidé du sort des membres de la famille Benzimra, se trouve transfiguré dans le rêve d’une possible réunification des deux monothéismes qui sont si étroitement liés à l’histoire du Maroc.

L’intertextualité

Dans En las puertas de Tanger , il y a aussi la référence explicite à un autre roman faisant partie de la littérature juive contemporaine et qui y est nommé trois fois. Il s’agit du livre de l’écrivain américain Philip Roth intitulé : Operation Shylock : A Confession (1993). Cette « trace » nous semble apporter des éléments significatifs par rapport à la thématique du roman de Benarroch : l’appartenance à la diaspora juive (sépharade) et sa « place » dans le monde. Les personnages de Fortu et d’Alberto trouvent ce livre pendant leur voyage de retour (de Tétouan à Madrid et de Tétouan à Jérusalem). Le livre appartient à Zohra (leur demi-sœur inconnue) qui l’oublie dans un car lorsqu’elle arrive à destination. Dans les mots de Zohra : « Llevé conmigo un libro bastante grueso para leer en el viaje, era el libro de Philip Roth, Operación Shylock , que Marcel me había regalado. »764 Operación Shylock raconte l’histoire du voyage que le protagoniste, le célèbre écrivain ‘Philip Roth’

763 Hart, Stephen M., et Wen-Chin Ouyang, 2005, p. 19. 764 « J’ai pris avec moi un livre assez épais à lire pendant le voyage, c’était le livre de Philip Roth, Operación Shylock , dont Marcel m’avait fait cadeau. », p. 197. 239 entreprend en Israël où il assiste au procès du supposé criminel de guerre, John Demjanjuk. Le protagoniste essaye en même temps de démasquer un double qui se fait passer pour lui, et qui utilise la réputation de Philip Roth, écrivain célèbre, pour propager l’idéologie du « diasporisme ». Le « diasporisme » vise à rapatrier tous les Juifs israéliens d’origine européenne vers le pays où ils ont vécu avant le commencement de la Seconde Guerre mondiale. Parallèlement à ce retour massif, l’idéologie aspire à une démobilisation de l’armée israélienne et au retour aux frontières tracées en 1948. Ce lien intertextuel incite à une réflexion profonde et critique sur la notion des origines. Ce qui est propagé dans le roman de Roth est tout d’abord une idée qui représente un contrepoint à l’idéologie sioniste. C’est donc une autre façon de penser et de voir l’idée du retour. Dans le roman de Benarroch, le départ du Maroc en direction d’Israël se place justement dans cette idée de retour à « l’origine », c’est-à-dire en Israël, pays censé être la terre promise des Juifs. Or, ce « retour » n’en est pas un pour tous les membres de la famille, en particulier pour les enfants, car c’est le Maroc qui est en fin de compte le pays natal. Néanmoins, l’émigration et la vie diasporique soulèvent des questionnements au fil du temps sur l’appartenance et l’idée de « chez-soi ». En se référant explicitement au texte de Philip Roth, Benarroch semble vouloir ouvrir d’autres horizons idéologiques ou conceptuels. Ainsi, il s’engage dans un débat sur le conflit israélo-palestinien et sur la question du chez-soi qui, dans le texte du roman proprement dit, relèvent du non-dit. Par l’intermédiaire de Roth, Benarroch fait l’éloge d’une existence sans attache, sans cadre strictement singulier, sans racine (cosmopolitisme), ce qui est confirmé encore par le frère mort qui hante l’aéroport. La question de savoir quel est le vrai pays d’origine, le Maroc ou Israël, reste sans réponse.

Traces de langues

Dans le roman on trouve plusieurs langues qui reflètent les appartenances culturelles des protagonistes, l’hébreu et la darija (l’arabe marocain) en particulier, qui ont un lien étroit avec la quasi-disparition de la communauté juive au nord du Maroc. Dans le cadre de cette histoire, les personnages sont des descendants des

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Juifs-sépharades, descendants de ceux qui furent expulsés d’Espagne en 1492 et dont un grand nombre vécut pendant des générations à Tétouan. Cette ville fut une des villes les plus importantes où les Juifs espagnols expulsés trouvèrent refuge au XI e siècle. La langue et la culture sépharades (judéo-espagnole) survécurent partiellement pendant quelque temps au Maroc, en particulier au nord du pays, se mélangeant très vite avec l’arabe marocain pour former la hakétia .765 Le mot hakétia dans son étymologie souligne aussi un aspect important de cette langue juive vernaculaire. Dérivé du verbe arabe ḥaka qui signifie « dire » ou « raconter », la langue ou le dialecte (selon la qualification qu’on veut y attribuer), relève pour une grande partie de la culture orale. Raison pour laquelle elle tend de nos jours à disparaître. C’est cette culture/tradition orale dans le parler qu’on voit ressurgir dans ce roman de Benarroch, écrit en espagnol. Dans une autre perspective, il est à noter que les mots d’une autre langue (liés à l’émotion) peuvent resurgir dans la pensée, réunissant la pensée présente à la langue de mémoire. Dans le cas qui nous intéresse ici, la hakétia apparaît comme symbole des années de la jeunesse. Dans le roman on trouve un exemple assez significatif de l’utilisation de la hakétia , notamment l’expression zorear , visiter (les tombes), tiré du verbe arabe zār (visiter). Ainsi, quand les protagonistes arrivent à Tétouan, leur ville natale, une des premières choses qu’ils font est de visiter les tombes de leurs aïeux. Cette utilisation de la hakétia ne nous semble pas fortuite, car elle est chargée de symbolique par son contexte culturel et le registre religieux (la visite de la synagogue, le cas échéant du cimetière) : « Tal vez nos encontramos en Tetuán, en la sinagoga o en el cementerio…seguramente subiréis al cementerio, a zorear las tumbas de vuestro antepasados. »766 Dans ce contexte lourd de mémoires du passé, le mot en hakétia , mis en italiques par l’auteur, acquiert une signification importante. Visiter les tombes, au-delà de l’acte même, c’est insister sur l’expérience des souvenirs des ancêtres réfugiés, de leur histoire ancestrale espagnole et de leur origine juive-sépharade. La langue des personnages reflète justement cette identité plurielle juive-maroco-sépharade.

765 Principalement dans la région de Tétouan, ainsi que dans les villes de Chaouen, Tanger, Asilah, Larache, Ksar el Kébir. 766 « Peut-être qu’on se rencontra à Tétouan, à la synagogue ou au cimetière …c’est sûr que vous allez monter au cimetière, a zorear les tombes de vos ancêtres. », p. 69. 241

La recherche du frère et le retour à la ville natale, Tétouan, vont de pair avec un questionnement sur les langues, véhicules essentiels de la culture, mais qui pourrait également contribuer à un déchirement identitaire : « Después el sueño fue alejándose, la distancia entre nosotros se ensanchó, el lenguaje empezó a cambiar, su lenguaje (de la mère), el mío, el lenguaje de mis hermanos. »767 Cette altération de la langue semble aussi renvoyer à la lente disparition ou au refoulement de la hakétia au profit d’autres langues. De plus, cette aliénation culturelle et linguistique (et familiale) montre aussi ce que la séparation et l’émigration peuvent engendrer au sein d’une famille : « […] las distancias, las distancias que se acentuan cada vez que volvemos a vernos […], cada uno ha ido a una lengua diferente, a una cultura diferente […] »768 On notera aussi l’importance de l’hébreu, comme lien avec la culture religieuse et les valeurs spirituelles. La citation suivante montre à quel point, au moment où la famille décide d’émigrer en Israël, l’hébreu joue un rôle dans l’idée d’attachement social, culturel et familial : « Tienen nuevos amigos –decía mi madre-, y hablan hebreo, y eso es lo importante, lo importante es que hablemos hebreo. »769 Dans ce vaste processus d’émigration qui va de pair avec le brusque choc du changement, la langue « sacrée », l’hébreu, est considérée comme unificatrice et comme la seule chose sûre qui résistera à la force destructive du temps qui passe.

Conclusion

L’histoire de ce roman se place dans le cadre de l’émigration des Juifs-Marocains dans les années 1950 et 1960, qui provoqua la quasi-disparition de la communauté juive au Maroc, en particulier de ceux qui étaient d’origine sépharade et qui vivaient au nord du Maroc (Tétouan). 770 L’histoire est centrée sur la question de

767 « Après, le rêve s’éloignait, la distance entre nous s’agrandissait, le langage commençait à changer, son langage le mien, le langage de mes frères. », p. 19. 768 « […] les distances, les distances qui s’accentuaient à chaque fois qu’on se voyait de nouveau […], chacun est allé vers une langue différente, vers une culture différente […] », p. 26. 769 « Ils ont de nouveaux amis –avait dit ma mère-, et ils parlent l’hébreu, et c’est cela qui est important, l’essentiel est que nous parlions l’hébreu », p. 20. 770 Alberto : « […] desde la expulsión de los judíos de España, desde el jarro de mi abuela que sale todos los Pessaj y que viene de Castilla, y de él bebemos el vino. », p. 183. 242 l’histoire et de l’appartenance. Le roman se réfère à plusieurs épisodes relatifs à l’histoire du Maroc : l’arrivée des Juifs espagnols expulsés du Maroc sous protectorat espagnol ; l’indépendance du Maroc en 1956 et le départ de la majeure partie des Juifs-Marocains. 771 À la fin de l’histoire, les protagonistes se rendent compte que ce qu’ils ont perdu ne sera pas retrouvé sous la même forme. Ceci vaut aussi pour le Maroc et surtout leur ville natale, le Tétouan des années 1960, qui sans sa communauté juive ne sera plus jamais la même ville. Le thème de la disparition de la communauté sépharade-marocaine se superpose à celui de la recherche de l’appartenance culturelle. 772 Le sentiment d’avoir laissé ou abandonné quelque chose au Maroc, provoque un déracinement presque total. Le paradoxe est pourtant présent dans les deux scenarios. Les protagonistes ne se sentent plus chez eux au Maroc, mais en même temps, en Israël, ils ne se sentent pas non plus vraiment chez eux et de plus, ils n’y sont pas acceptés en tant qu’Israéliens à cause de leur « marocanité » et de la distinction qui y est encore faite entre les Ashkenazim , originaires de l’Europe, toujours en opposition aux Sepharadim , les descendants des Juifs espagnols. Dans les mots du personnage Isaque : « […] y sólo aquí, en Israel, descubrimos hasta qué punto somos marroquíes, y no sólo judíos, lo mismo que en Madrid, o en Paris, o en Nueva York, descubrimos nuestro marroquismo […] »773 Ceci accentue encore le sentiment d’identité et appartenance marocaine et de n’être chez soi nulle part. Ces questionnements sur l’appartenance ouvrent aussi chez les protagonistes des réflexions sur le sionisme, l’appartenance à Israël et le judaïsme orthodoxe (ainsi que le possible choix entre la foi et la religion). Sur le plan de la narration (du récit), l’année 1974 marque le départ du Maroc de la famille Benzimra et sa dispersion à travers le monde. L’histoire de cette famille à la recherche d’un frère, à la recherche de son appartenance, en quête des réponses aux questionnements identitaires, symbolise également la recherche de cette communauté juive-sépharade au Maroc, presque disparue, dont il ne reste que des traces. Ceci vaut aussi pour la langue juive vernaculaire, la

771 L’enseignement, « l’école française », était en français à l’Alliance Israélite dans la zone du Nord, tandis que les enfants avaient l’espagnol comme langue maternelle. 772 Voir aussi l’analyse de ce roman par Campoy-Cubillo, Adolfo, 2012, pp. 96-99. 773 « Et c’est seulement ici, en Israël, que nous avons découvert à quel point nous sommes des Marocains et non seulement des Juifs, de même qu’à Madrid ou à Paris ou à New York, où nous découvrîmes notre marocanité […] », p. 41. 243 hakétia , qui porte l’empreinte du mélange des cultures et des langues qui se sont croisées au fil du temps. De la péninsule Ibérique où les Juifs emportaient avec eux l’espagnol, jusqu'au Maroc où une partie d’entre eux trouvait refuge et où elle se mélangea avec l’arabe marocain. Tous ces éléments, espagnols, hébreux et marocco-arabes se reflètent dans ce roman. Il convient aussi de signaler qu’outre l’ absence de cette communauté, on trouve aussi, dans l’histoire racontée, la dispersion de la culture sépharade-marocaine. Ce thème de Juif-sépharade articulé dans le texte montre la complexité de la diaspora sépharade et donne une image du Juif hybride et de sa marginalisation. Dans le roman de Benarroch le réalisme magique est très présent et se manifeste sous différentes formes. On a vu l’expression du mythe, de la légende du « Juif errant » qui fonctionne comme un symbole du Juif marginalisé. Un autre exemple que l’on pourrait qualifier de réalisme magique est constitué par la scène des animaux David et Mohammed, guides de lumière et métaphores de la fraternité entre peuples et religions. Le mélange entre les aspects surnaturels et la réalité crée un espace trouble et confus. C’est à partir de là que sont posées des questions essentielles sur la réalité du présent et du passé. Dans l’interstice de ces deux cadres temporels, un espace (une voix) inspiré du surnaturel prend la relève et s’oppose aux discours essentialistes et réducteurs en proposant des pensées alternatives souvent aussi marginalisées. On trouve l’expression engagée d’un désir d’ouverture d’esprit. C’est dans ce sens que le titre de ce roman En las puertas de Tanger (Aux portes de Tanger) peut être compris. Tanger, ville dotée d’une centaine de portes séculaires et porte principale du Maroc symbolise justement cette ouverture. À un niveau plus métaphorique, c’est l’histoire du demi- frère/sœur et l’expérience du retour au pays natal des Benzimra et ce qu’ils ont laissé derrière eux en passant les portes du Maroc. C’est cette ouverture totale qui caractérise le dénouement du roman, la plupart des questions restant sans réponse, engendrant d’autres questions.

244

CONCLUSION

Dans cette thèse, j’ai étudié six œuvres littéraires appartenant à la littérature marocaine d’expression espagnole, essayant de répertorier le contexte historique du Maroc par rapport à l’Espagne. La question principale que je me suis posée au début se résume de la façon suivante : dans quelle mesure la littérature marocaine d’expression espagnole reflète-t-elle l’histoire du nord du Maroc ? Quel rapport entretiennent ces textes avec la mémoire des différents groupes ethniques qui y ont vécu ou y vivent toujours, et comment se rapportent-ils à la diaspora de la minorité juive qui, dans sa grande majorité, a quitté ces terres après l’indépendance du Maroc ? Et enfin : quels sont les thèmes ou les aspects les plus importants qui sous-tendent cette littérature marocaine d’expression espagnole ? Puis suivent des questions secondaires : Comment les écrivains marocains de langue espagnole perçoivent-ils ou envisagent-ils dans leurs fictions le Maroc du Nord sous Protectorat espagnol ? Comment la coopération entre les poètes espagnols et marocains dans la revue Al-Motamid , à l’époque coloniale, a-t-elle essayé de combler le fossé culturel entre colonisé et colonisateur ? Quel rôle joue l’héritage arabo-andalous dans ces textes ? Comment les auteurs sépharades d’origine marocaine vivant en exil repensent-ils leur identité et leur héritage culturel et linguistique dans leur célébration et leur contemplation de Tétouan comme lieu de mémoire ? La réponse de mon hypothèse se résume de la façon suivante : d’une part, la littérature marocaine hispanophone célèbre des mémoires individuelles et collectives, et d’autre part, elle négocie ou réinvente le passé—souvent problématique— colonial et postcolonial, de la rencontre historico-culturelle entre le Maroc et l’Espagne. Avant de me pencher sur l’analyse des textes littéraires, je suis passée de l’évocation du contexte historique du lien entre le Maroc et l’Espagne à la position de la langue espagnole au Maroc et des institutions culturelles et linguistiques (l’enseignement, la presse), qui y est liée et dont j’ai fait l’inventaire. Ces institutions indiquent que la relation entre les deux pays était déjà très étroite avant la période coloniale, ce qui est illustré, entre autres, par le fait qu’il y avait

245 déjà des journaux espagnols au Maroc en 1820, donc avant que le Nord devienne un protectorat espagnol. J’ai montré comment l’espagnol commença à exister au Maroc à partir des relations culturelles et des missions éducatives des évangélistes franciscains qui portaient un intérêt particulier aux langues marocaines. Le cas de José Lerchundi illustre très bien l’ambiguïté de l’entreprise. Son travail de linguiste a certainement contribué à une meilleure connaissance de la culture de la région, mais le discours africaniste qui le sous-tend montre bien l’esprit colonial qui l’animait aussi. La politique de l’enseignement et des langues que menaient les autorités coloniales espagnoles dès 1912 diffère de celle de l’administration française, qui réussit à mettre en place une politique de langues ferme et efficace avec comme objectif la création d’une élite francophone. La politique espagnole, par contre, qui était basée sur des liens « d’amitié hispano-arabe » et inspirée du passé andalous partagé, afin d’atteindre les objectifs coloniaux, ne fit pas preuve d’appropriation de cette stratégie politique et linguistique. À partir de 1939, sous l’autorité franquiste au Maroc, le discours « fraternel » s’accentua davantage, également à plusieurs fins politico-stratégiques. Or, la problématique de cette double rhétorique de fraternité réside dans l’exploitation et dans le rapport inégal entre colonisé et colonisateur. La politique linguistique des Espagnols se distinguait de celle de la politique française, parce que les premiers valorisaient la langue arabe (berbère) et la culture marocaine. On a aussi vu que cette « double » action coloniale espagnole n’avait pas abouti à une implantation sérieuse d’hispanophonité dans la région. Cette appréciation des langues et de la culture marocaines caractérise l’emprise coloniale espagnole au Maroc. Quant à l’espagnol, elle faisait de langue officielle sous le protectorat, après la décolonisation l’espagnol perd son statut officiel au Maroc, mais elle continue à fonctionner comme une langue d’expression littéraire. La revue Al-Motamid , dans son projet d’unification culturelle et linguistique sous le protectorat espagnol—dans les années 1940-1950 notamment— attribua une place importante à la langue arabe dès la naissance de la revue dont l’intention était d’unir l’arabe et l’espagnol. L’Espagne médiévale, ou Al-Andalus, a fonctionné comme source d’inspiration poétique. Un héritage commun, idéalisé et exotisé, donnant une signification double aux objectifs de la revue. Cette fois, c’étaient les Espagnols qui étaient au Maroc et non pas les Arabes ou les Marocains en Espagne

246 comme autrefois. L’idéologie de fraternité de l’Africanisme a certes servi de contexte socio-politique à la revue, par la réalité qu’elle imposait, mais les intérêts politiques n’ont pas joué un rôle explicite dans la revue même. Au contraire, le groupe oeuvrait vers un dialogue interculturel, sous le signe du partage et du rapprochement, ce qu’ils arrivaient à faire par les traductions des poèmes espagnols en arabe et vice-versa ainsi que par la coopération avec des poètes renommés du Moyen-Orient, de la diaspora arabe, de l’Espagne péninsulaire et de l’Amérique latine. Tout ceci dans le but de réunir deux cultures, deux langues : l’hispanomarocain dans l’espace hybride que créa la revue. Les poètes marocains jouaient aussi un rôle actif et équivalent. Il reste ambivalent que le fond de domination colonisatrice ou « protectrice » ne touchât pas, du moins à première vue, les collaborateurs de cette revue, Marocains ou Espagnols, qui croyaient tous en cette réunion culturelle, mais comme l’illustre mon analyse des poèmes d‘Abdelkader el Mokaddem et de Mohammed Sabbagh, le nationalisme marocain était effectivement présent, ne serait-ce qu’en filigrane. Mon analyse des poèmes bilingues a montré que depuis le point de vue marocain, ils s’exprimaient sur le désir de se libérer de l’occupation coloniale. Ainsi, la présente analyse donne une perspective tout à fait nouvelle à l’étude de la revue faite par Fernández Hoyos, qui n’a pas étudié les poètes marocains de la revue. Mais elle jette aussi une lumière quelque peu différente sur le contexte socio-culturel de cette époque. On a vu qu’au-delà de la fraternisation et du projet poétique hispano-marocain, vu du côté marocain—à travers la version arabe des poèmes—tout ceci était accompagné d’un sentiment anticolonial et de l’expression d’une situation linguistique bivalente. Pour citer Mohammed Sabbagh : « Muero bajó vuestros pies. Para vivir en vuestras lenguas » (« Je meurs sous vos pieds. Pour vivre dans vos langues »). Cette phrase poétique illustre bien l’ambiguïté de la situation pour le poète marocain. L’amour pour la langue espagnole dans laquelle il a écrit une partie de son oeuvre s’avère incompatible avec les vicissitudes de l’histoire représentées par l’occupation espagnole du nord du Maroc. Ce qui est tout à fait remarquable, c’est qu’on trouve aussi un sens caché, dans la version espagnole du poème, dans lequel le thème anticolonial/patriotique est voilé sous un vocabulaire chrétien (Pâques, résurrection). Cela fait penser d’une certaine façon à la littérature aljamíada des

247 morisques, discuté dans le premier chapitre, qui exprimait une résistance dans leurs textes littéraires. Ensuite, j’ai traité la contextualisation et le cadre théorique de cette littérature postcoloniale, issue de l’implantation culturelle et linguistique de la politique coloniale espagnole. Suivant l’exemple de Deleuze et Guattari, j’ai qualifié cette littérature marocaine d’expression espagnole comme une littérature « mineure », car il s’agit d’un groupe linguistique minoritaire (les Hispanophones du Maroc) qui s’expriment dans une langue majeure : l’espagnol. Une des caractéristiques de cette littérature que j’ai relevée, est son rattachement à l’histoire du Maroc : de la Guerre de Tétouan vue et vécue par les Marocains à l’avènement du mouvement nationaliste. À cet égard, j’ai aussi traité le thème de la mémoire du patrimoine historico-culturelle Marocco-espagnol. Une histoire présentée dans les fictions analysées comme diversifiée et plurilinguistique. Cette liaison historico-culturelle et linguistique joue un rôle significatif pour la majorité des écrivains étudiés ici, car tous s’en inspirent au niveau de la thématique. Ceci constitue une autre différence avec la littérature marocaine francophone, dans laquelle la géographie et l’histoire du Maroc ne sont pas si explicitement présentes que dans la littérature hispanophone. Or, le thème de la relation historique entre le Maroc et Espagne ne s’articule pas de la même façon chez les différents auteurs. Chez Ararou, le rapport avec l’Espagne est double. Dans « Trabanxi », il se réfère à la culture andalouse, mais regrette profondément le départ des jeunes Marocains vers l’Espagne au temps présent. Le roman de Bouissef Rekab, Las inocentes oquedades de Tetuán , un roman historique, est centré sur le vide de Tétouan après le départ des Espagnols (et des Juifs). L’auteur traite l’histoire de la présence et surtout de l’absence des Espagnols à l’époque du Protectorat dans laquelle les relations trans-générationnelles servent d’illustration du changement brusque de la transition de la colonisation à l’indépendance. Dans son roman, l’alliance problématique contemporaine entre une Espagnole et un Marocain reflète la confrontation historique entre le Maroc et l’Espagne, ouvrant par-là une parenthèse de réflexion. Une autre problématique est illustrée par la cohabitation entre les communautés, qui s’exprimait par la tolérance. Ce roman est imbu d’une nostalgie de l’époque coloniale. L’auteur rentre

248 par là dans une tendance qui existe en Espagne et dans laquelle domine la nostalgie coloniale ( tempo doeloe ), comme le montre le succès du roman El tiempo entre costuras de María Dueñas. Dans le roman, ce symbolisme entre la relation problématique—aussi due aux relations de dichotomie, de colonisé et colonisateur— ouvre et expose une volonté de dialogue afin de pouvoir parler de l’histoire coloniale partagée entre le Maroc et l’Espagne. Le roman de Bouissef Rekab relève du genre réaliste, qui se distingue de la nouvelle d’Ararou par l’abondance de références à l’historiographie. Le récit d’Ararou s’incrit dans la littérature fantastique inspirée des mythes universels et du réalisme magique. Il aborde aussi des thèmes comme l’influence du patrimoine du Protectorat espagnol, jouant avec l’histoire de la ville d’Asilah en lui inventant un nouveau passé. Tous les deux, chacun à sa manière, font refléter dans leurs fictions plusieurs épisodes marquants de l’histoire de l’Empire chérifien. Ils insistent ainsi, tous les deux, bien que différemment, sur le patrimoine historique des villes et commémorent le rapport avec l’ancien « protecteur », l’Espagne, que ce soit dans le passé ou au temps présent. Chez Benarroch Pinto, dont l’œuvre se rattache à la période du Protectorat, j’ai discerné un lien fort avec la littérature hispanophone de l’Amérique latine, à travers les « indianos tetouaníes », qui crée une « ascendance » avec le contexte marocain hispanophone au contexte latino-américain. L’auteur introduit « l’indien marocain », qui représente le Juif marocain et se rapporte à ladite immigration. La similarité de L’Amérique latine, du « nouveau monde », avec l’Espagne est constituée par la langue et le rapport avec le Maroc par la communauté Juive- marocaine établie là-bas. Sa nouvelle se centre aussi sur le patrimoine religieux musulman, ainsi que sur les traditions des saharaouis, au sud du Maroc, représentant ainsi de différents éléments culturels du Maroc. Dans le roman de Bendahan, Déjalo, ya volveremos , le lien Maroc-Espagne représente l’exil des Juifs comme un exil dédoublé en quelque sorte. D’abord par l’héritage des aïeux qui se sont exilés de l’Espagne vers le Maroc et ensuite par le départ pour l’Espagne (d’une partie) de cette minorité après l’indépendance du Maroc. Chez Benarroch, la fiction met l’accent plutôt sur le cosmopolitisme des Marocains-Juifs que sur le rapport spécifique qui rattache cette communauté à l’Espagne.

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La ville de Tétouan occupe une place hautement symbolique dans l’histoire et la littérature du Maroc étudiées ici. Éponge de langues et cultures qui l’habitent, elle peut être considérée comme un lieu de mémoire au sens multiple. Dans la majorité des œuvres étudiées ici (à l’exception du conte d’Ararou, comme nous l’avons vu) l’action se déroule à Tétouan. Ainsi, ce décor citadin est placé au cœur de cette littérature, par sa géographie et son histoire. Chez Garzón Serfaty on trouve la ville juive avec ses spécificités sépharades, comme l’accent sur le métier centenaire de dinandier, hérité des ancêtres andalous venus d’Espagne. Chez Bouissef Rekab, par contre, l’accent est mis sur la ville moderne en tant que création des colonisateurs espagnols. Cela n’empêche que le souci de la préservation des legs culturels et architecturaux joue aussi un rôle important dans ce texte. Dans les œuvres analysées, le rôle de la mémoire se rapporte surtout à ce riche patrimoine culturel et linguistique. Ceci s’inscrit dans un travail de mémoire collectif et individuel des écrivains qui y sont nés ou y ont vécu. À travers ces œuvres on entend aussi un appel à la préservation des legs culturels et architecturaux, et à la sauvegarde de langues en voie de disparition, comme la hakétia . Dans cette ligne, j’ai analysé de près le thème de la mémoire judéo-hispano marocaine de certaines œuvres trans-générationelles. La principale caractéristique que j’ai pu relever est la culture sépharade de Tétouan, décrite de manière détaillée et mettant l’accent sur la conservation de l’héritage culturel de Tétouan. En ce qui concerne Garzón Serfaty, son récit porte sur le retour au pays. Il vise surtout à enregistrer ou fixer par écrit des mémoires de jeunesse et des traditions familiales juives tétouanaises fortement marquées par la nostalgie et le désir de sauvegarder le souvenir du passé. Le patrimoine sépharade, hérité des ancêtres espagnols exilés notamment à Tétouan, est un point commun entre les romans discutés ici. Quant aux œuvres de la diaspora sépharade-marocaine contemporaine, l’appartenance et la quête identitaire sont des sujets principaux. Chez Bendahan, les années après l’indépendance forment le contexte temporel, marquant le départ des Juifs du Maroc en direction de l’Espagne. Le roman de Benarroch est marqué par les traces historiques, culturelles et linguistiques, se référant principalement à la disparition de la communauté juive de Tétouan. Ainsi, le questionnement sur

250 l’appartenance identitaire et culturelle (religieuse), tinté par le cosmopolitisme, constitue un des fils rouges dans cette histoire. La marocanité des personnages est mise en perspective à l’occasion de leur retour forcé dans leur ville natale : Tétouan. Chez Benarroch, le réalisme magique s’exprime d’une autre manière que chez Bendahan, car influencé par le mysticisme et les mythes. Par contre, le roman de Bendahan est marqué par le monde de la pensée magique des enfants. Un autre point commun chez Bendahan et Benarroch est la vue générale de plusieurs siècles d’histoire des Sépharades, où passé et présent s’unissent et se questionnent. C’est l’articulation d’une culture sans terre fixe et d’un exil pas toujours choisi. Les deux romans traitent le thème de la mémoire des Juifs-sépharades de Tétouan et celui de la diaspora sépharade marocaine, de l’identité plurielle compliquée qui est questionnée par les protagonistes. Le roman de Bendahan parle du passé sépharade, du lien entre les mémoires du passé et le présent dans lequel l’hispanité ou la « sépharadité » joue un rôle primordial, en ce sens que ce patrimoine culturel et religieux fonctionne comme une consolation par rapport au déchirement de l’exil. Cet exil fait référence à l’émigration juive-marocaine des années 1950-1960. La protagoniste de son roman est obligée de laisser derrière d’abandonner, dans sa ville natale, Tétouan, une armoire qui représente pour elle l’exil et sa jeunesse. Le point commun de tous les écrivains sépharades-marocains est qu’ils questionnent et commémorent l’identité culturelle personnelle et collective à travers un retour aux origines familiales, culturelles et linguistiques. L’histoire du nord-ouest du Maroc et de l’Espagne a été marquée depuis de nombreux siècles par une dynamique de va-et-vient migratoire. Ce rapport historico-culturel entre les deux pays est aussi miroité dans la thématique de la littérature, entre autres la nostalgie, la mémoire et le passé colonial. Dans ce sens, le nord-ouest du Maroc témoigne de l’importance de son histoire, de sa géographie et de sa richesse culturelle. De par ses caractéristiques, cette région continue à fonctionner comme héritière de ce lien étroit entre les deux rives. Le corpus que j’ai étudié a montré l’importance et la particularité de cette région.

Le but de la présente étude a été avant tout d’explorer et de faire connaître une littérature hispanophone écrite en dehors du territoire espagnol, qui jusqu’ici, à quelques exceptions près, a été largement ignorée par les études postcoloniales.

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Mon objectif a donc été de déblayer un domaine de recherche encore largement inconnu, plutôt que d’en faire un inventaire exhaustif. Il en découle qu’il reste encore beaucoup de sujets à explorer. Pensons d’abord à la revue Ketama , notamment à la poésie arabophone qu’elle a publiée, ainsi qu’à des écrivains et poètes dont l’œuvre se rattache soit à la période du protectorat soit à celle de l’indépendance, et qui, jusqu’à présent, n’ont jamais retenu l’attention de la critique universitaire. Ensuite, j’ai cru bon d’attirer l’attention sur la littérature judéo-marocaine d’expression espagnole qui, à l’opposé de la littérature coloniale proprement dite, continue toujours à s’élargir. Il sera aussi intéressant de comparer ces textes liés à l’exil à ceux, également écrits en espagnol, qui se rattachent au phénomène de l’émigration économique. Car dans les deux, la terre d’origine, les villes du nord-ouest du Maroc et le Rif est la même, tandis que les départs débutèrent grosso modo à la même époque. Enfin, espérons que dans un proche avenir, une équipe de chercheurs originaires des deux rives s’attellera à la tâche d’établir une histoire de la littérature hispanophone du Maroc dans son ensemble.

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RÉSUMÉ EN NÉERLANDAIS (SAMENVATTING)

TERUGKEER NAAR HET CULTURELE ERFGOED : Geschiedenis, herinnering en diaspora in de Spaanstalige literatuur van Marokko 1951-2009

In dit proefschrift heb ik geprobeerd om de Spaanstalige literatuur van Noordwest- Marokko (vanaf 1951 tot en met 2009) in kaart te brengen op basis van de thema’s geschiedenis , herinnering en diaspora . Vanaf het begin van het Spaanse protectoraat in Marokko (1912-1956) heeft zich geleidelijk aan een Spaanstalige Marokkaanse literatuur ontwikkeld die rond de jaren veertig van de twintigste eeuw gestalte krijgt. Het gaat om een relatief jonge literatuur die nauwelijks bekend is bij het grote publiek en bij de specialisten op het gebied van de Spaanstalige literatuur. Het specifieke doel van deze studie is om een van de Spaanstalige literaturen te verkennen die buiten Spanje geschreven is. Deze literatuur heeft binnen de postkoloniale studies nauwelijks enige aandacht gekregen. Dit proefschrift beoogt dan ook geen uitputtende studie te zijn, maar is hoofdzakelijk verkennend van aard. Het Noorden van Marokko onderhoudt al sinds de achtste eeuw een bijzondere relatie met Spanje. De korte afstand tussen beide landen is van grote invloed geweest op de onderlinge politieke, culturele en linguïstische uitwisseling. De Spaanse beïnvloeding heeft diepe sporen achtergelaten in Noordwest-Marokko. Zowel op sociaal-cultureel als op linguïstisch gebied zijn er vele kenmerken die nog altijd verwijzen naar dit gedeelde verleden. Deze historische en culturele context draagt in belangrijke mate bij aan het begrip van de literatuur en haar thematiek die ik in dit proefschrift heb onderzocht. Vanwege de relatieve onbekendheid van bovengenoemde literatuur heb ik veel aandacht besteed aan haar historische oorsprong en ontwikkeling om zo beter inzicht te verkrijgen in de thema’s die de schrijvers uit mijn corpus behandelen. Daarbij was het uitgangspunt van mijn

253 analyses een Marokkaans perspectief en niet een (neo-) koloniale invalshoek, dit in tegenstelling tot voorgaande onderzoekers. De belangrijkste vragen worden als volgt geformuleerd: in hoeverre weerspiegelt de Spaanstalige Marokkaanse literatuur de geschiedenis van Noordwest-Marokko? En welk verband onderhouden de literaire teksten met de herinneringen van de verschillende gemeenschappen die er hebben gewoond of er nog steeds wonen? Hoe verhouden deze teksten zich tot de diaspora van de Joodse minderheid, die voor het grootste gedeelte uit Marokko vertrok na de onafhankelijkheid? En als laatste: wat zijn de belangrijkste thema’s of aspecten die ten grondslag liggen aan deze Spaanstalige Marokkaanse literatuur? Mijn onderzoeksmethode is ontleend aan de literatuurgeschiedenis. Ik geef een chronologische beschrijving van de geschiedenis waarin deze literatuur haar oorsprong vindt, alvorens de literaire teksten aan de hand van deze achtergrond onder de loep te nemen. Ik beroep me daarbij op twee concepten: de literair- filosofische notie van minor literature van Gilles Deleuze en Félix Guattari en het sociaal-historische begrip lieux de mémoires (oftewel: plaatsen van herinnering) van Pierre Nora. Mijn hypothese aangaande de literaire analyses vat zich op de volgende manier samen: aan de ene kant verbeeldt de Spaanstalige Marokkaanse literatuur individuele en collectieve herinneringen, aan de andere kant, bevraagt, bediscussieert of fictionaliseert deze literatuur het (vaak problematische) koloniale en postkoloniale verleden van de historisch-culturele ontmoeting tussen Marokko en Spanje. Het proefschrift bestaat uit vier delen. Het eerste deel schetst de historisch- culturele en linguïstische achtergrond van deze literatuur. Het tweede deel is gewijd aan de poëtische productie tijdens en na het protectoraat, waarbij ik speciale aandacht schenk aan de Marokkaanse (Arabisch-talige) bijdragen aan het tijdschrift Al-Motamid . Het derde deel concentreert zich op de relatie tussen geschiedenis en fictie en gaat in op de definitie van deze literatuur als minor literature . Hierop volgen twee literaire analyses die zich richten op de literaire representaties van Marokkaanse geschiedenis in relatie tot steden. In het vierde en laatste deel ga ik in op de symbolische betekenis van de stad Tétouan in deze

254 literatuur en analyseer ik vier werken van de Joods-Marokkaanse Spaanstalige diaspora. Het eerste deel schetst de historisch-culturele en linguïstische context voor de literaire teksten die later aan bod komen. Hierbij ligt de nadruk op de historisch-culturele band tussen Marokko en Spanje. Verder heb ik het Spaans kolonialisme in Marokko behandeld, waarbij bijzondere aandacht is geschonken aan de rol van de ideologie van de Afrikanisten (Spaanse militairen met koloniale ambities). Deze ideologie werkte niet alleen door in de koloniale politiek, maar ook in de culturele uitdrukkingen en in de literaire verbeelding, hoewel minder uitgesproken en zichtbaar. De Afrikanisten baseerden zich, voor politiek gewin, op de gelijkenissen tussen Spanje en Marokko en het gedeelde Spaans-Arabische verleden. Ook heb ik veel aandacht besteed aan de positie van het Spaans in Marokko en de wijze waarop de Spaanse taal (en cultuur) zich in Noordwest-Marokko heeft ontwikkeld. Ik heb een kort overzicht gegeven van de culturele en linguïstische instituties (zoals de onderwijsinstellingen en de pers die zich bezighouden met de Spaanse taal en cultuur). De geschiedenis van deze instituties laat zien dat de relatie tussen beide landen al reeds voor de koloniale periode zeer nauw was. Dit wordt bijvoorbeeld geïllustreerd door het feit dat er al in 1820 Spaanstalige kranten bestonden in Marokko, ruim voordat Noord-Marokko werd ingelijfd als Spaans protectoraat. Ik heb laten zien hoe het Spaans zich in Marokko heeft gemanifesteerd aan de hand van de culturele relaties en invloed én de educatieve missies van de evangelische Franciscanen (missionarissen) die een bijzondere interesse toonden in de Marokkaanse taal (talen) en cultuur. Het geval van José Lerchundi laat goed de dubbelzinnigheid van de hele onderneming zien. Zijn werk als taalkundige heeft bijgedragen aan een betere kennis van de cultuur van de regio (zoals ook aan de ontwikkeling van taalmethodes voor het darija en het Riffijns), maar het afrikanistische discours dat daaraan ten grondslag ligt, weerspiegelt ook de koloniale geest die het eveneens bezielde. De onderwijs- en talenpolitiek die de Spaanse koloniale autoriteiten vanaf 1912 voerden, verschilt van die van het Franse gezag. De Fransen slaagden erin een stellige en effectieve taalpolitiek te implementeren met als voornaamste doel het creëren van een francofone elite. De Spaanse politiek, daarentegen, gebaseerd

255 op de banden van « Spaans-Arabische vriendschap » en geïnspireerd op het gedeelde Andalusische verleden – evenwel om koloniale doelstellingen te realiseren – slaagde niet in het scheppen van zo’n elite. Vanaf 1939, onder de autoriteit van Franco in Marokko, versterkte het « broederlijke » discours zich meer, eveneens met verscheidene politieke en strategische doeleinden. De taalpolitiek van de Spanjaarden onderscheidde zich verder van die van de Fransen door de bijzondere waardering en aandacht voor het Arabisch en het Riffijns evenals voor de Marokkaanse cultuur die deze talen inbedt. Ik heb ook gezien dat deze « dubbelzinnige » Spaanse koloniale expeditie niet heeft geleid tot een serieuze invoering van Spaanstaligheid in de regio. De appreciatie voor de Marokkaanse talen en cultuur is kenmerkend te noemen voor de Spaanse koloniale overheersing in Marokko. Het Spaans fungeerde tijdens het protectoraat als officiële taal, maar verliest haar officiële status na de dekolonisatie, hoewel het blijft functioneren als een taal van literaire expressie. Deel twee beschrijft het werk van Marokkaans Spaanstalige dichters uit de tijd van het Spaanse protectoraat, met name het fenomeen « Marokkaans hispanisme » wordt belicht dat het begin van literaire producties in het Spaans markeert. Ik ga nader in op de tweetaligheid die deze dichters toepassen op hun poëtisch werk en hun vertalingen. Hoewel ik heb gepoogd enkele gedichten uit deze periode te analyseren, is dit vanwege onvoldoende literatuur over de sociaal- culturele geschiedenis van dit tijdsbestek niet geheel uit de verf gekomen. Het literaire tweetalige tijdschrift Al-Motamid (1947-1956), was in de periode van het protectoraat gedurende de jaren veertig en vijftig de spil van culturele activiteit in Noord-Marokko. Het putte uit het rijke Andalusische verleden en ontleende haar naam aan de befaamde dichter-koning Al-Motamid Ibn ‘Abbad (1069-1091), wiens werk tevens als voornaamste inspiratiebron fungeerde voor de medewerkers van het blad. Het meest opvallende kenmerk van het tijdschrift was haar tweetaligheid. De auteurs publiceerden in het Spaans én in het Arabisch in een tijd waarin dit geen vanzelfsprekendheid was, namelijk de Spaanse koloniale bezetting van Noord-Marokko. Deze terugkerende ambivalentie was tegelijkertijd ook karakteristiek voor de Spaanse overheersing in Noord-Marokko. Het tijdschrift Al-Motamid kende vanaf het begin een belangrijke rol toe aan het Arabisch. De ambitie was om de twee culturen en talen, het Arabisch (lees ook:

256

Marokkaans) en Spaans, te verenigen. Het middeleeuwse, islamitische Spanje, oftewel Al-Andalus, fungeerde daarbij als primaire poëtische inspiratiebron. Het gedeelde erfgoed, geïdealiseerd en geëxotiseerd, gaf een dubbele betekenis aan de doelstellingen van het tijdschrift. Het anders-zijn werd benadrukt net zoals dat Al- Andalus werd beschouwd als voorbeeld. Dit alles binnen de context van Spaans politieke bezetting in Marokko. Ten tijde van het tijdschrift zaten de Spanjaarden in Marokko en niet, zoals vroeger het geval was, de Arabieren en Berbers in Spanje. De ideologie van het Afrikanisme heeft als sociaal-politieke context gediend voor het tijdschrift, omdat het kolonialisme nu eenmaal de feitelijke sociaal-politieke situatie was tijdens het bestaan van het blad. Echter, politieke beweegredenen lijken geen expliciete of uitgesproken rol te hebben gespeeld in het tijdschrift zelf. Integendeel, de groep dichters werkte naar een interculturele dialoog toe, om toenadering en samenwerking te bevorderen. Daar zijn ze in twee opzichten in geslaagd: middels de vertalingen van de Spaanstalige gedichten naar het Arabisch en vice versa en door de samenwerking met gerenommeerde dichters uit het Midden-Oosten, de Arabische diaspora, het Iberisch schiereiland en Latijns- Amerika. Dit alles had als hoofddoel om twee culturen en twee talen samen te brengen, en zo creëerde het tijdschrift een hybride ruimte waarin het « Spaans- Marokkaanse » kon leven. De Marokkaanse dichters speelden daarin een actieve en gelijkwaardige rol. Wat ambivalent blijft is dat de koloniale achtergrond van de Spaanse bezetting de dichters van het tijdschrift, Marokkanen of Spanjaarden, op het eerste gezicht niet raakte. Zij geloofden allen stellig in deze culturele samenkomst, maar zoals mijn analyse van de gedichten van Abdelkader el Mokaddem en Mohammed Sabbagh laat zien, was het Marokkaanse nationalisme wel degelijk aanwezig, zij het op subtiele wijze. Zo werpt mijn analyse een nieuw licht op een eerdere studie van het tijdschrift door Sonia Fernández Hoyos, die de Marokkaanse dichters van het tijdschrift buiten beschouwing heeft gelaten. De bestudering van de tweetalige gedichten heeft naar voren gebracht dat vanuit Marokkaans standpunt de dichters zich uitspraken over de wens bevrijd te worden van de koloniale bezetting. Maar het biedt ook een nieuw, ietwat ander perspectief op de sociaal-culturele achtergrond van die tijd. Er was dus sprake van latent verzet tegen de sociaal-politieke situatie van die tijd.

257

Vanuit Marokkaans perspectief gezien werd het poëtische Spaans- Marokkaanse project Al-Motamid de uitdrukking van een ambivalente linguïstische situatie en een antikoloniaal sentiment, middels de Arabische versie van de gedichten. Om Mohammed Sabbagh te citeren: « Muero bajo vuestros pies. Para vivir en vuestras lenguas » (« Ik sterf onder jullie voeten. Om te leven in jullie talen »). In deze versregel schemert goed de dubbelzinnigheid van de situatie door die zeker voor de Marokkaanse dichters gold. De liefde voor de Spaanse taal, waarin Sabbagh een deel van zijn œuvre heeft geschreven, bleek op een bepaalde manier toch onverenigbaar met de Spaanse bezetting in Noord-Marokko. Het opmerkelijke hieraan is, dat er ook een verborgen betekenis in de Spaanse versie van het gedicht is te vinden, waarin het antikoloniale en/of patriottistische thema versluierd is onder een christelijk vocabulaire (Pasen, opstanding). Dit doet op een bepaalde manier denken aan de aljamíada -literatuur van de Moriscos , die verzet toonden via hun literaire teksten. Na de onafhankelijkheid van Marokko (1956) bleef de literaire activiteit levend, want Al-Motamid had al voor haar einde een opvolger in het literaire tijdschrift Ketama (1953-1959) waarvan de medewerkers ook deel uitmaakten van de poëtische cirkel van bevriende collega-dichters van Al-Motamid . In deel drie heb ik de context en het theoretisch kader behandeld van de postkoloniale literatuur, die haar oorsprong vindt in de taal- en cultuurvestiging van de Spaanse koloniale politiek in Marokko. Deze Marokkaans Spaanstalige literatuur heb ik gedefinieerd aan de hand van het filosofisch-literaire begrip « minor » -literatuur van Deleuze en Guattari, omdat het om een linguïstische minderheidsgroep gaat (de Spaanstaligen in Marokko) die zich in een meerderheidstaal uiten, namelijk het Spaans. Een van de kenmerken van deze literatuur is de wijze waarop de literaire teksten uiting geven aan de verbondenheid met de geschiedenis, van bijvoorbeeld de Oorlog van Tétouan (1859-1860), gezien en beleefd door Marokkaanse personages, tot de opkomst van de nationalistische beweging net voor de onafhankelijkheid van Marokko. In dit opzicht heb ik ook het thema van de herinnering van het historisch-culturele erfgoed van Spaans-Marokko behandeld. Deze literaire representatie van de geschiedenis blijkt in de geanalyseerde literaire fictie uiterst veelzijdig, multi- linguïstisch en betekenisvol.

258

De historisch-culturele en linguïstische band speelt een betekenisvolle rol voor het gros van de hier bestudeerde schrijvers die zich allen hierdoor op thematisch niveau hebben laten inspireren. Op dit punt onderscheidt deze literatuur zich van de Franstalige Marokkaanse literatuur waarin de geografie en geschiedenis van Marokko niet zo expliciet aanwezig zijn als in de Spaanstalige Marokkaanse literatuur. Desalniettemin uit zich het thema van de historische band tussen Marokko en Spanje niet op dezelfde manier bij de verschillende auteurs. Bij Achmed Ararou is de relatie met Spanje dubbelzinnig. In het korte verhaal « Trabanxi », verwijst hij naar de Andalusische cultuur, maar betreurt hij het huidige migratiefenomeen van jongeren uit Noord- Marokko richting Spanje zeer. De roman van Mohammed Bouissef Rekab, Las inocentes oquedades de Tetuán (De onschuldige leegtes van Tétouan ), een historische roman, richt zich op de leegte in Tétouan na het vertrek van haar Spaanse en Joodse bewoners. De auteur refereert in dit werk aan de geschiedenis van de Spaanse aanwezigheid in de periode van het protectoraat en met name aan de afwezigheid van de Spanjaarden na de onafhankelijkheid, in een verhaal waarin de relaties tussen de opeenvolgende generaties als illustratie dienen voor de bruuske verandering van de overgang van de bezetting naar de onafhankelijkheid. In zijn roman weerspiegelt de niet-geaccepteerde relatie tussen een Spaanse en een Marokkaan, de historische confrontatie tussen Marokko en Spanje, waarmee de auteur uitnodigt tot reflectie. De symboliek van deze relatie staat voor een bepaalde openheid en een wil tot dialoog, om te kunnen communiceren over de gedeelde koloniale geschiedenis tussen Marokko en Spanje die nog steeds gevoelig ligt. Een ander vraagstuk wordt naar voren gebracht aan de hand van een verhalende beschrijving van de convivencia of harmonieuze samenleving van de verschillende gemeenschappen waarbij de roman ook enigszins getuigt van nostalgie naar de koloniale tijd. De auteur sluit daarmee aan bij een actuele tendens in Spanje waarin koloniale nostalgie ( tempo doeloe ) de boventoon voert, waar de succesvolle roman El tiempo entre costuras van María Dueñas een voorbeeld van is. De roman van Bouissef Rekab behoort tot het realistische genre, dat zich onderscheidt van het korte verhaal van Ararou door de talrijke verwijzingen naar de geschiedschrijving. Het verhaal van Ararou valt onder de littérature fantastique , geïnspireerd door universele mythen en het magisch realisme. Ararou kaart ook andere thema’s

259 aan, zoals de invloed van het erfgoed van het Spaans protectoraat. Dit doet hij al spelenderwijs met de geschiedenis van het stadje Asilah waarvoor hij een nieuw verleden creëert. Zowel Ararou als Bouissef Rekab geven in hun ficties, ieder op hun eigen manier, verschillende sleutelepisodes weer van de geschiedenis van het Cherifiaanse (Marokkaanse) rijk. Ze benadrukken op deze wijze, alhoewel ieder op een andere manier, het historisch erfgoed van Noord-Marokkaanse steden en herdenken de band met de oude « protector » (beschermer), Spanje, zowel in het verleden als het heden. Deel vier gaat over het cultureel en linguïstisch erfgoed van de stad Tétouan evenals over de Joods-Marokkaanse herinnering van de hispanofone Marokkaans- Joodse diaspora van deze stad. Ik heb in mijn benadering hierbij het concept « lieux de mémoire » (plaatsen van herinnering), ontleend aan de historicus Pierre Nora, om de bijzondere status van Tétouan in deze literatuur te definiëren en te benadrukken. Deze stad wordt door de schrijvers gebruikt als achtergrond van hun literaire werken en staat tevens voor herinneringen en andere plaatsen in het verleden. In de bestudeerde werken verhoudt de rol van de herinnering zich met name tot het rijke culturele en linguïstische erfgoed. Dit blijkt uit de wil van de schrijvers die er zijn geboren en opgegroeid of er hebben gewoond, om een collectieve en individuele herinnering in stand te houden. Via deze werken is er ook een roep hoorbaar tot behoud van de culturele en architectonische erfenis, zoals de instandhouding van de herinnering van de Joods-Marokkaanse taal hakétia . Ik heb uitputtend het thema van de Joodse Spaans-Marokkaanse herinnering in zijn algemeenheid geanalyseerd in bepaalde werken van verschillende generaties. Het belangrijkste kenmerk dat ik heb onderscheiden is de Sefardische cultuur van Tétouan, op gedetailleerde wijze beschreven en met het accent op het behoud van het culturele erfgoed van Tétouan. In de literatuur neemt de stad Tétouan een uiterst symbolische plaats in als stad die op vele manieren betekenis geeft aan de verbeelding of representatie van het verleden en het heden. Het overgrote deel van de werken die in deze studie zijn bestudeerd (met uitzondering van het korte verhaal van Ararou), speelt zich dan ook af in Tétouan. Zo is het stedelijke decor in het hart van deze literatuur geplaatst, vanwege de geografische ligging, geschiedenis en culturele en linguïstische rijkdom van deze

260 stad. Bij Moisés Garzón Serfaty maken we kennis met het Joodse Tétouan en haar Sefardische kenmerken, zoals de aandacht voor het eeuwenoude beroep van kopersmid, overgedragen door de Andalusische voorouders die uit Spanje overkwamen. Bij Bouissef Rekab ligt het accent juist op de moderne stad als creatie van de Spaanse overheersers. De zorg om het behoud van het culturele en architectonische erfgoed speelt echter ook een belangrijke rol in zijn roman. De geschiedenis van Noordwest-Marokko en Spanje is sinds eeuwen getekend door een dynamiek van migratie, over en weer. Deze historisch-culturele link tussen beide landen wordt ook weerspiegeld in de thematiek van de bestudeerde literatuur, waarin nostalgie, herinnering en het koloniale verleden centraal staan. Zo wordt het belang van de geschiedenis, de geografie en de culturele rijkdom van het Noordwesten van Marokko getoond. Vanwege deze kenmerken, blijft deze regio fungeren als erfgenaam van de band tussen de twee oevers. Het corpus dat ik heb bestudeerd heeft het belang en het specifieke van deze regio onderstreept. In het werk van Isaac Benarroch Pinto, waarvan het werk aan de periode van het protectoraat verbonden is, heb ik een sterke link gevonden met de Spaanstalige literatuur van Latijns-Amerika. De auteur introduceert de « Marokkaanse indiaan », die staat voor de Marokkaanse Jood uit Tétouan en zijn migratie van Tétouan naar Latijns-Amerika. Benarroch Pinto’s verhaal over de « indianos tetouaníes » (indianen van Tétouan) is een verwijzing naar Latijns- Amerika. De overeenkomst van Latijns-Amerika de « nieuwe wereld », met Spanje wordt ten eerste bepaald door de taal en de band met Marokko middels de Joods- Marokkaanse gemeenschap die in het continent gevestigd is. Zijn korte verhaal richt zich ook op het religieus islamitische erfgoed, evenals op de tradities van de saharaouis, in het zuiden van Marokko, die verschillende culturele elementen van Marokko vertegenwoordigen. Het tweede gedeelte van dit laatste deel wordt ingeleid door een kort overzicht van de migratie van Joodse Marokkanen uit Marokko om de door de auteurs aangekaarte thematiek te contextualiseren. In de roman van Bendahan, Déjalo, ya volveremos (Laat maar, we keren wel terug ), verbeeldt de link tussen Marokko en Spanje het vertrek van de Joden als een soort dubbele « ballingschap » ; ten eerste vanwege de herinnering aan de

261 voorouders die vanuit Spanje naar Marokko vluchtten en ten tweede vanwege het vertrek (of de terugkeer) naar Spanje van een gedeelte van deze minderheid voor en na de onafhankelijkheid van Marokko. Bij Mois Benarroch in zijn roman En las puertas de Tanger (Bij de poorten van Tanger ) ligt het accent eerder op het kosmopolitisme van de Joodse Marokkanen dan op de specifieke band die deze gemeenschap met Spanje heeft. De roman van Bendahan bespreekt het Sefardische verleden, de band tussen de herinneringen aan het verleden en het heden waarin « hispaniteit » of « sefarditeit » een essentiële rol speelt, in die zin dat dit culturele en religieuze erfgoed fungeert als een troost voor het verscheurde leven van een balling. Deze ballingschap refereert aan de Joods-Marokkaanse migratie van de jaren vijftig en zestig van de twintigste eeuw, maar ook aan die van de voorouders die Spanje uitgezet werden. De hoofdpersoon van Bendahan’s roman, is genoodzaakt om in haar geboortestad Tétouan een kast achter te laten, die voor haar staat voor ballingschap en haar jeugd. De raakvlakken die al deze Sefardisch- Marokkaanse schrijvers hebben, is dat ze hun individuele en collectieve culturele identiteit bevragen en herdenken. Dit doen ze door een terugkeer naar hun familiale, culturele en linguïstische herkomst die sterk verbonden is met de Spaanse voorouders en met het Spaanse vasteland waar de sefardische Joden hun oorsprong vinden. Ze creëren zo een historisch-cultureel kader dat sterk verbonden is aan de Spaanse cultuur en beschreven wordt vanuit de hybride identiteit. Garzón Serfaty’s verhaal gaat over de terugkeer naar het vaderland. Hij richt zich vooral op het schriftelijk vastleggen van zijn jeugdherinneringen en van de Joodse familietradities van Tétouan, die sterk zijn getekend door nostalgie en het verlangen om de herinnering aan het verleden levend te houden. Het Sefardisch erfgoed van de Spaanse voorouders die naar Tétouan vluchtten, is een onderwerp dat de bestudeerde romans gemeen hebben. De belangrijkste thema’s van de werken van de hedendaagse Sefardisch-Marokkaanse diaspora zijn « het zich thuis voelen » bij een cultuur, religie of land en de zoektocht naar identiteit. Bij Bendahan vormen de jaren na de onafhankelijkheid het tijdskader waarin het dramatische en pijnlijke vertrek van een gedeelte van de Joodse Marokkanen richting Spanje centraal staat. De roman van Benarroch wordt gekenmerkt door het traceren van historische, culturele en linguïstische sporen van identiteit en

262 familie, voornamelijk verwijzend naar de verdwijning van de Joodse gemeenschap van Tétouan en de betekenis van deze stad als geboorteplaats. Het bevragen van de identiteit en het toebehoren aan een cultuur of religie, al dan niet gekleurd door kosmopolitisme, vormt een van de rode lijnen in En las puertas de Tanger . De « Marokkaniteit » van de personages wordt in perspectief gebracht en opnieuw gewaardeerd bij hun genoodzaakte terugkeer naar hun geboortestad Tétouan. Bij Benarroch uit zich het magisch realisme op een andere manier dan bij Bendahan want bij eerstgenoemde wordt dit beïnvloed door « het mystieke » en door mythen. Bendahan’s roman wordt gekenmerkt door de magische denkwereld van kinderen. Dit is een andere invalshoek om moeilijke thema’s te belichten. Wat Bendahan en Benarroch gemeen hebben is het beeld dat zij schetsen van meerdere eeuwen geschiedenis van de Sefarden waarin verleden en heden samenkomen en bevraagd worden. Ook hier is nostalgie een sleutelwoord. Het is de uitdrukking van een cultuur zonder vaste grond en van een niet altijd gekozen ballingschap. De twee romans behandelen het thema van de herinnering van de Sefardische joden en die van de Spaanstalige Sefardische diaspora van Marokko en het thema van een veelzijdige gecompliceerde identiteit die niet alleen bevraagd, maar vooral herdacht wordt. Het is een veelomvattend erfgoed dat de schrijvers « herbezoeken » in hun literaire fictie, waardoor zij in ieder geval aan de hand van literatuur deze rijke geschiedenis laten voortleven.

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