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Le patrimoine revisité: Histoire, mémoire et diaspora dans la littérature marocaine d’expression espagnole 1951-2009 el Haddad, Y.

Publication date 2013

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Download date:27 Sep 2021 8. LES ÉCRITURES DE L’EXIL : LA MÉMOIRE JUDÉO-MAROCAINE

8.1 Les départs des Marocains-Juifs

Dans cette introduction je tenterai de donner un bref aperçu de l’histoire des Juifs marocains à partir de l’année 1948. 545 Ce précis servira de cadre historique aux chapitres consacrés à la littérature judéo-marocaine contemporaine qui clôtureront cette étude. Les départs des Marocains-Juifs qui eurent lieu à l’époque avant le protectorat franco-espagnol, furent marginaux par rapport à la grande vague d’émigration qui commence dans la seconde moitié des années 1940. 546 À ce moment-là, plusieurs raisons sociopolitiques et historiques vont contribuer à un sentiment de malaise et d’insécurité qui conduira à l’émigration par étapes d’une partie considérable des Juifs marocains. Il s’agit d’un exode massif, le plus grand dans l’histoire du Maroc. 547 Quelles furent les principales raisons des départs des Juifs marocains de leur pays ? Quels sont les contextes de ces exodes ? C’est ce contexte historique et culturel qui sert d’arrière-plan pour les romans écrits par des auteurs juifs-marocains de langue espagnole qui, pour la plupart, venaient des régions du Nord. Comme le note l’historien Robert Assaraf, les Juifs du nord du Maroc avaient une position particulière par rapport aux autres communautés juives marocaines de ce pays :

Favorisés aussi bien par leur niveau culturel plus élevé de descendants directs des expulsés d’Espagne que par la géographie et l’histoire – proximité de l’Europe et précocité de l’ouverture vers l’extérieur – les juifs du nord du Maroc, et en tête ceux de Tétouan, dès le XVIII e siècle, ont entamé le mouvement- individuel – d’émigration du Maroc. 548

Ce sont justement ces Juifs-Marocains d’origine espagnole qui vont, pour la plupart, opter pour l’Espagne lorsqu’ils décident que la situation au Maroc devient

545 Cf. Le numéro spécial du magazine d’histoire du Maroc, Zamane , « Maroc, terre juive », nº 30, mai 2013. 546 Assaraf, Robert, 2005, p. 277. 547 Cf. Kenbib, Mohammed, Juifs et Musulmans au Maroc 1859-1948, Faculté des Lettres et des Sciences Humaines Université Mohammed V, , 1994. 548 Assaraf, Robert, 2005, p. 270. 179 intenable à cause des tensions au sein de la société et surtout des répercussions de la situation au Moyen-Orient, à savoir le conflit israélo-arabe. 549

8.2 Le début d’un schisme intercommunautaire

Selon l’historien Mohammed Kenbib, à partir des années 1859-1860— depuis la Guerre de Tétouan— les relations judéo-musulmanes au Maroc commencèrent à se dégrader. 550 Peu après, ce fut l’action de l’Alliance Israélite universelle et ses écoles, aujourd’hui appelée Ittihad-Maroc, qui eut un poids considérable sur les relations intercommunautaires. 551 La mainmise de son enseignement a certes contribué à créer un fractionnement entre Arabes et Juifs marocains. 552 Comme l’avance Guy Dugas : « L’école est également le lieu de l’acculturation, de la confrontation à l’Occident, de la rupture avec la majorité arabe… »553 Ceci est encore affirmé par Judith Roumani qui, en parlant des Juifs sépharades, dit ceci : « In causing Sephardim to identify with the colonizers, Alliance schools contributed to the demise of the age-old relationship between Jews and Muslims. »554 Cette occidentalisation des Juifs-Marocains par le biais de l’Alliance par laquelle l’influence de la France, principalement, était fortement perceptible, marqua le détachement (culturel) des Juifs de leur environnement autochtone. Dans ce mouvement d’« émancipation » et d’acculturation des Juifs s’inscrit aussi la politique coloniale française avec son dicton « diviser pour régner », qui représentait le comble dans la détérioration des relations judéo-musulmanes. 555 Comme l’explique l’écrivain Edmond Amran El Maleh :

549 Voir aussi Zafrani, Haïm, Juifs d'Andalousie et du Maghreb , Paris, Maisonneuve et Larose, 1996. 550 Voir par rapport à la Guerre de Tétouan et aux Juifs, Ortega, Manuel L., Los hebreos en Marruecos : estudio histórico, político y social , Madrid, Ed. hispano-africana, 1919, pp. 121-124. 551 Cf. Laskier, Michael M., The Alliance Israélite Universelle and the Jewish Communities in Morocco, 1862-1962 , Albany, State University of New York Press, 1983. 552 Grosrichard, Ruth, 22-28 novembre 2008, pp. 58. 553 Dugas, Guy, 1990, p. 29. 554 Roumani, Judith, (éd. Halevi-Wise, Yael), 2012, p. 217. 555 Kenbib, Mohammed, 1985, p. 88. Voir par rapport à l’influence des Puissances coloniales sur les Juifs-Marocains : Miège, Jean-Louis, Le Maroc et l’Europe, Paris, 1961-1962, tome I, pp. 559-572 et tome II, pp. 277-292 ; Laroui, Abdellah, Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain (1830-1912), Paris, 1977, pp. 310-319 ; Levy-Mongelli, Danielle, Un cas d’aliénation culturelle : les Juifs d’Afrique du Nord dans l’aventure coloniale française , Grenoble, La Pensée Sauvage, 1980. 180

Le Protectorat, on le sait, a dès avant son installation, et par le biais de l’Alliance Israélite, mis en œuvre une politique d’assimilation en profondeur, cherchant à « occidentaliser les juifs marocains », à soi-disant les « émanciper » pour les asservir comme auxiliaires de sa politique, en travaillant à les détacher de la réalité nationale ; ceci s’inscrit dans une plus large perspective d’une politique de division, comme on l’a vu lors du fameux dahir berbère. 556

La perspective d’Amran El Maleh est confirmée par d’autres spécialistes comme Mohammed Kenbib, Simon Lévy, Guy Dugas et Ruth Grosrichard qui, eux aussi, soulignent l’importance des écoles francophones de l’Alliance Israélite universelle ainsi que le susmentionné protectorat français. 557 Les Espagnols, quant à eux, réclamaient aussi cet effort d’« émancipation » des Juifs-Marocains dès 1860, prétendant être les « véritables initiateurs ». 558 Ceci était illustré notamment par la politique d’ouverture aux sépharades méditerranéens. Un autre facteur d’importance était la propagande sioniste qui joua un rôle significatif et décisif dans les départs du Maroc et qui s’est répandue comme une tache d’huile. L’influence sioniste mise en oeuvre— même avant l’installation du Protectorat franco-espagnol en 1912— à côté de l’occidentalisation, explique aussi le manque d’identification des couches d’élites juives à l’égard de la lutte pour l’indépendance du Maroc. 559 Le « processus de sionisation » comme le décrit Kenbib fut poursuivi de manière plus décidée après la Seconde Guerre Mondiale. 560 En 1947 déjà, des immigrations clandestines sont organisées depuis l’Algérie. Les choses commencent davantage à se déstabiliser au sein de la société autour de 1948, année où l’État d’Israël est proclamé. Une situation qui envenima davantage les choses déjà devenues assez sensibles entre les deux communautés, musulmane et juive, et qui engendra les premiers départs du Maroc. Une des raisons sous- entendues de ces départs fut pour quelques-uns, au commencement, plutôt d’ordre religieux, affilée par l’inspiration ou la conspiration sioniste. Israël, comme berceau religieux et terre promise faisait appel à la foi de nombreux Juifs du Maroc. 561 À

556 Amran El Maleh, Edmond, 1999, p. 211. 557 Grosrichard, Ruth, 22-28 novembre 2008, pp. 55. 558 Kenbib, Mohammed, 1985, p. 95. 559 Cf. Al Ālam, 21-12-2012. 560 Kenbib, Mohammed, 1985, p. 103. 561 Grosrichard, Ruth, 22-28 novembre 2008, pp. 56. Voir à cet effet aussi, Levy, André et Alex Weingrod (éd.), 2005, pp. 68-96. 181 partir de la proclamation de l’État d’Israël en 1948 jusqu’en 1956, le protectorat français autorise l’organisation de l’immigration clandestine vers Israël. 562 Ou comme le note Robert Assaraf : « […] elles acceptèrent de laisser faire et de fermer les yeux.» 563 Ces immigrations étaient aussi connues sous le nom d’ alyas .564 Mais la situation politique tendue et ambiguë allait aussi provoquer un schisme dans la société marocaine, cette fois entre les loyautés. 565 Les frictions portant sur le conflit israélo-arabe augmentèrent au sein des deux communautés. Cela eut des conséquences économiques et sociales— harcèlements, insultes, menaces, meurtres— pour les communautés juives au Maroc. À cet égard, on note la confusion suivante qui se produisit dans la société marocaine par rapport à ses citoyens musulmans :

La confusion la plus dommageable est celle qui consiste à ne pas faire la distinction entre « juif et sioniste » et entre « juif et israélien », à propos de la guerre qui oppose pays arabes et Israël, Palestiniens et Israéliens, et dont on sait combien elle pèse sur les relations entre juifs et musulmans au Maroc. 566

Cette identification sans nuances engendra des sentiments négatifs. 567 Mais plusieurs autres éléments entrèrent en jeu, créant un contexte de tensions et de déséquilibre social. Outre l’agitation au niveau international, la contestation des pays arabes à l’égard de la situation politique extrêmement tendue par la création de l’État d’Israël, fut l’événement qui changea de façon décisive la face des relations entre les citoyens juifs et musulmans marocains. 568 Dans cette problématique arabo-israélienne ou palestinienne à l’époque de l’indépendance du Maroc, qui toucha les communautés juives et musulmanes au Maroc, un autre aspect renforça la distanciation, notamment les polémiques soulevées par des articles dans la

562 Les autorités coloniales françaises instaurent néanmoins un quota de 600 départs par mois. Avec l’aide des Français un bureau appelé « Kadima » (en avant) est ouvert par l’Agence juive ainsi qu’un camp de transit près de Mazagan, l’actuel El Jadida. Voir, Assaraf, Robert, 2005, p. 535. 563 Assaraf, Robert, 2005, p. 517. 564 Alya ou aliah (selon la graphie) signifie l’immigration en Israël, en Terre Sainte. Le mot vient de l’hébreu et signifie littéralement « ascension » ou « montée ». 565 Voir à cet égard, Amran El Maleh, Edmond, « Juifs marocains et Marocains juifs », Les Temps Modernes, nº 375, octobre 1977, pp. 495-520. 566 Grosrichard, Ruth, 22-28 novembre 2008, pp. 53. 567 Cf. Aji, Sanaa el, « Les Marocains juifs », PanoramaMaroc.ma, 6 décembre 2012. 568 Cf. Lévy, Simon, Juifs du Maroc. Identité et Dialogue, Actes du Colloque International sur la communauté Juive Marocaine, 1980. 182 presse, qui opposaient des nationalistes marocains à des militants ou sympathisants sionistes. 569 Dans le monde arabe, le panarabisme battait son plein, inspirant les nationalistes marocains. On était en présence d’un mouvement nationaliste inspiré par le salafisme et orienté vers le panarabisme, chose qui compliquait encore la situation, distanciant les Juifs du processus d’indépendance d’un pays qui était aussi le leur. 570 En raison de tous ces éléments, le tout renforcé par le colonialisme, il se crée un écart culturel et social assez grand entre les deux groupes de Marocains : Juifs et musulmans, au moment de l’indépendance du Maroc en 1956. À ce moment-là, des groupes importants avaient déjà quitté le Maroc. 571 Comme le précise encore Kenbib de façon poignante : « [...] cette fois-ci, le problème ne se posait plus uniquement en termes d’aliénation et de déracinement culturel mais de déracinement stricto-sensu. »572 Tous ces événements se succèdent et alternent le paysage social marocain, entraînant des incertitudes quant au statut des Juifs au Maroc. Avant l’instauration du Protectorat franco-espagnol, les Juifs étaient protégés par le pact dhimmi qui leur garantissait la liberté de culte. 573 La situation se complique avec l’avènement du Protectorat. 574 Les déclarations du sultan et du parti de l’Istiqlal sur l’égalité des citoyens juifs ne résoudront pas l’ambivalence du statut du Marocain juif qui contribuera aussi à l’instabilité sociale. 575

569 Kenbib, Mohammed, 1985, p. 100. 570 Voir sur ce point, Lévy, Simon, « Les Juifs et la libération nationale au Maroc », Perspectives Nouvelles , nº spécial « Les Sépharades et la Paix », 1981, pp. 87-90. Cité dans, Kenbib, Mohammed, 1985, p. 102. Lévy dit à ce sujet :

Majoritairement, la communauté musulmane est passée de la conscience communautaire au sentiment national dans un cadre étatique stable au terme de cinq siècles de lutte contre les invasions portugaise, espagnole, turque ou française. Protégée, la minorité juive en est restée à un sentiment communautaire de terroir : fière de sa ville, de sa kéliha. Il a fallu attendre l’époque moderne pour qu’elle se pose le problème de l’identité nationale, sous les sollicitations contradictoires de la francisation, du sionisme et du patriotisme marocain.

571 Notons qu’entre 1957 et 1961, 25.000 de juifs-marocains sont passés par Madrid pour rejoindre Israël. Voir, Sebti, Adnan, avril 2013, pp. 64-65. 572 Kenbib, Mohammed, 1985, p. 104. 573 Assaraf, Robert, 2005, p. 622. 574 Assaraf, Robert, 2005, pp. 528-533. 575 Assaraf, Robert, 2005, p. 528. Voir aussi, Chouraqi, André, La Condition juridique de l’israélite marocain , Paris, Presses du Livre français, 1950. 183

8.3 L’émigration juive après l’Indépendance du Maroc

La situation causée par la tension au Moyen-Orient entre Israéliens et Palestiniens à la suite de la création de l’État d’Israël en 1948 eut, comme on l’a noté, des répercussions sur les rapports entre les communautés juive et musulmane au Maroc. Pendant les premières années de décolonisation franco-espagnole du Maroc, après 1956, le pays est marqué à tous les niveaux par une politique de « marocanisation » sans distinction de religion. 576 À partir de l’indépendance, une grande partie des Juifs marocains créèrent des liens de solidarité avec Israël, tandis que l’influence de la propagande sioniste restait considérable et devenait plus intense. L’indépendance met fin à l’immigration légale. Depuis le mois d’octobre 1956, l’agence de Kadima est fermée et la remise de passeports est également arrêtée. 577 Entre 1956 et 1961, l’immigration clandestine passe surtout par les présides espagnols Ceuta et Melilla, facilitée par le gouvernement espagnol. Les événements de 1961, la mort de Mohammed V— considéré comme un protecteur des Juifs— le drame du naufrage causant la mort de dizaines de personnes ; autant d’aspects qui contribuèrent à l’augmentation de l’insécurité, de la méfiance des Juifs envers leurs concitoyens. C’est après l’indépendance du Maroc que l’immigration prend un autre tour, l’affaire des passeports étant quasiment réglée sous le règne de Hassan II. 578 Selon les périodes, le départ en Israël ne fut pas encouragé par les autorités marocaines pour certaines personnes ou certains groupes de Juifs, ce qui entraîna l’arrêt des délivrances de passeports aux Juifs. 579 Cette mesure provoqua de nouveau la création de mouvements clandestins qui, avec l’aide des institutions (sionistes) israéliennes, parvenaient à organiser des voyages clandestins vers Israël. 580 Ceux qui partaient de Casablanca étaient les plus connus. Casablanca fut également le port d’embarquement des passagers du bateau Pisces qui fit naufrage au large d’El Hoceima et qui marque l’épisode

576 Assaraf, Robert, 2005, p. 709. 577 Cf. Laskier, Michael M., 1994, pp. 126-144. 578 Zafrani, Haïm, 2010, p. 302 ; Webster, Matt, Inside Israel’s Mossad : the Institute for Intelligence and Special Tasks , New York, The Rosen Publishing, pp. 28-29. 579 Assaraf, Robert, 2005, p. 710. Voir aussi, Bensimon, Agnès, Hassan II et les juifs. Histoire d’une émigration secrète , Paris, Seuil, 1991. 580 Une nouvelle vague de départs est entraînée par les guerres de 1967 (la guerre des Six Jours) et 1973. 184 d’immigration clandestine. 581 La majorité allait vers Israël, l’Espagne et d’autres pays européens. Il faudrait aussi noter que l’Espagne (outre Israël et des pays d’Amérique Latine) fut un des pays où les Juifs émigrèrent. Les origines espagnoles (de leurs ancêtres) et la solidarité, les liens qu’ils y avaient (maintenus) avec la langue et la culture sépharade ainsi que la présence de membres de famille facilitaient le choix pour l’Espagne au lieu d’Israël. En outre, un « retour », s’il s’agissait du pays d’origine, vers Israël n’était pas envisagé par tout le monde, même si l’idée de la terre promise restait fortement ancrée dans l’imaginaire collectif. Une des autres principales raisons du choix pour l’Espagne était la proximité et les raisons de sécurité, car il était plus sûr de voyager en Espagne que d’entreprendre un long voyage vers Israël. Et c’était aussi moins coûteux. Ce contexte socio-politique, notamment la manière triste et dramatique dont la plus grande partie des communautés juives quittèrent leur pays, fut en partie fictionnalisée dans la littérature judéo-marocaine, comme il sera montré par la suite. Cette histoire tragique trouva cependant un écho dans le cinéma marocain contemporain. En témoigne notamment le long-métrage Adieu mères de Mohamed Ismaïl, sorti en 2008 et tourné à Tétouan et à Casablanca, deux villes qui abritèrent d’importantes communautés juives. 582 Ce film de fiction est basé sur plusieurs faits historiques dont le naufrage du bateau Pisces ou Egoz en 1961, qui fit quarante- quatre victimes. 583 Ce bateau était actif lors des vagues d’immigration clandestine devant permettre aux Juifs marocains de quitter le Maroc pour aller en Israël. Il fit naufrage sur les côtes du Rif marocain dans la Méditerranée, ce qui constitue un événement symbolique et douloureux toujours présent dans la mémoire collective des Juifs sépharades marocains et pratiquement absent de l’histoire officielle du Maroc. Jusqu'à maintenant, il n’est que vaguement mentionné dans les manuels d’histoire marocains. D’autres films marocains qui abordent le thème de l’exode

581 Grosrichard, Ruth, 22-28 novembre 2008, pp. 57 ; Assaraf, Robert, 2005, p. 693. 582 Le film fut présélectionné pour les Oscars en 2009. Titre du film en arabe : Wadā’an umahāt. 583 La nuit du 10 au 11 janvier 1961 marque la date du départ du bateau Pisces (Egotz ) dans lequel quelques dizaines de familles juives-marocaines se sont embarquées et qui, à son départ de Casablanca vers Israël, coula non loin de la côte marocaine du Nord, près de la ville d’Al Hoceima, provoquant la mort de 44 personnes. Ce naufrage, épisode de l’émigration clandestine, suscita une très grande émotion chez la population juive du Maroc. Dans la mémoire collective juive marocaine, le naufrage du Pisces devint une sorte de figure de proue ou un symbole de l’organisation de l’émigration clandestine du Maroc vers Israël dans les années 60. C’est le souvenir d’un événement tragique pour beaucoup de personnes qui se sont reconnues dans le désir de partir vers Israël. Un événement qui marqua toute une communauté et qui reste gravé dans la mémoire des gens, prenant de l’ampleur dans un contexte de tensions et d’amalgames. 185 des Juifs marocains dans les années 1960 ou qui, d’une manière plus générale, traitent du thème des Juifs marocains et des relations entre Juifs et musulmans marocains, sont : Marock de Laila Marrakchi (2006) ; Fīn māshī yā mūshī ?/ Où vas- tu Moché ? (2007) de Hassan Benjelloun et le long-métrage documentaire, Tinghir- Jérusalem : les échos du Mellah de Kamal Hachkar (2012). 584 On a vu à quel point il est difficile de dénouer les différents éléments qui, selon l’historiographie académique, contribuèrent aux départs des Marocains juifs. La situation au Moyen Orient à la suite de la proclamation de l’État d’Israël, les changements perceptibles dans la société, le sentiment d’insécurité, l’infiltration sioniste qui œuvra de façon effective afin de diriger des groupes importants vers Israël, la politique de colonisation qui favorisait l’aliénation, furent des facteurs déterminants pour l’exode des Juifs marocains. Des départs qui, de nos jours, soulèvent encore de l’incompréhension et un sentiment de malaise, car la plus grande partie s’en alla au temps de l’indépendance, moment crucial de redéfinition dans l’histoire d’un pays. Dans ce contexte, arrêtons-nous sur la discussion récente, publiée dans le quotidien espagnol El País , entre les écrivains feu Edmond Amran El Maleh et Esther Bendahan, qui concrétisent ou symbolisent en quelque sorte cette « plaie juive-marocaine ». Les articles traitent des causes du départ des Juifs du Maroc à partir des deux perspectives, parfois différentes. À l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance du Maroc en 2006 (1956-2006) et de la parution de son premier roman, Esther Bendahan, d’origine sépharade, née au Maroc, publie un article dans El País , intitulé « Memoria rota de los judíos del norte de Marruecos ». 585 Dans son exposé, elle avance quelques raisons principales des départs de la diaspora juive du Maroc et fait le point sur l’antisémitisme qui fut aussi une des raisons des départs des Juifs. Une mémoire fracassée, selon Bendahan, qui illustre son propos par une visite récente de 300 personnes au quartier juif de Tétouan, où le cimetière est la seule trace qui témoigne de ce judería ou mellah . La réplique d’Amran El Maleh vient peu de temps après, dans un article intitulé « Patología de

584 Ajoutons aussi le téléfilm franco-israélien Revivre de Haïm Bouzaglo, 2009 et Un été à la Goulette (Halq al Wād) du réalisateur tunisien Farid Boughedir (1996) sur la guerre des Six Jours et le brisement de l’harmonie entre les communautés. 585 Bendahan, Esther, « Memoria rota de los judíos del norte de Marrueco » (Mémoire fracassée des juifs du nord du Maroc), El País, 29-03-2006 ; « Sobre los judíos de Marruecos », El País , 25 avril 2006. 186 la memoria » comme réponse directe à Bendahan. 586 El Maleh, de son côté, lui reproche la subjectivité dans son exposé et avance d’autres raisons de ces départs, insistant sur le rôle des sionistes qui, dans cette période d’exil, contribuèrent à effacer la présence juive au Maroc. 587 Ce qui me semble important et ce qui est à retenir dans cette polémique, c’est l’intérêt de la réflexion sur la mémoire juive du Maroc, considérée depuis différentes perspectives. Bendahan et Amran El Maleh revendiquent naturellement tous les deux la mémoire juive-marocaine, chacun à sa manière. Cette confrontation par le biais du journal El País , montre l’importance de la réflexion sur l’histoire et de la discussion sur le passé judéo-marocain ; ce regard en arrière sur les traces et les vides qui sont des témoins de la culture judéo- marocaine. Un carrefour où se renouent des liens, cassés par l’histoire, où l’identité et la mémoire individuelle se joignent aux mémoires de la conscience collective, là où l’histoire et la mémoire se croisent. C’est effectivement dans ce cadre que se situe notre analyse thématique ultérieure des oeuvres littéraires dans lesquelles la mémoire (individuelle) rencontre l’histoire (collective). Dans les chapitres suivants, on verra quel rôle jouent l’histoire et la mémoire dans l’écriture marocaine de langue espagnole, dans l’espace colonial et postcolonial.

586 Amran El Maleh, Edmond, « Patología de la memoria », El País , 19 avril 2006. Cf. Campoy-Cubillo, Adolfo, 2012, pp. 90-93. 587 Notons à cet effet aussi la polémique récente autour du film-documentaire Tinghir-Jérusalem : les échos du mellah du réalisateur Kamal Hachkar, sorti en 2012. Le film relate le départ des Juifs- Berbères au début des années 1960, ainsi que la cohabitation et la rupture des deux communautés par des circonstances historico-politiques. Le film a été accusé de « normaliser les relations avec les sionistes ». Voir, Grosrichard, Ruth, « Tinghir-Jérusalem, retour sur images », Zamane, nº 20, juin 2012, pp. 94-95.

187

8.4 « Le souvenir d’un immigré » :

El Indiano, el kadí y la luna et Indianos Tetuaníes , d’Isaac Benarroch Pinto

D’après Paloma Díaz-Mas, il y a deux tendances chez les écrivains sépharades de nos jours par rapport à leur héritage culturel, « la fictionnalisation du passé familial » et « la récupération de la mémoire de l’histoire récente. »588 Elle explique par la suite ces phénomènes récents de la façon suivante :

[…] par le fait qu’ils sont conscients d’avoir réussi à connaître (directement dans le cas des plus âgés et indirectement, pour les plus jeunes, au travers de leurs pères et grands-pères) le monde traditionnel des anciennes communautés sépharades d’Orient et du Maroc, en grand partie déjà disparu et qui risque de tomber dans l’oubli. 589

La tendance à « la fictionnalisation du passé familial » s’applique largement aux écrivains étudiés dans la dernière partie de ce chapitre, s’agissant des œuvres analysées d’Esther Bendahan et de Mois Benarroch. 590 Dans ce qui suit, je vais analyser les textes El Indiano, el kadí y la luna, 1951, d’Isaac Benarroch Pinto et Tetuán. Relato de una nostalgia, 2008, de Moisés Garzón Serfaty, qui se rapproche plutôt du phénomène de « la récupération de la mémoire de l’histoire récente ». Il s’agit surtout de récits où l’élément historique, culturel et folklorique l’emporte sur la fiction. Comme le note Haïm Zafrani, il s’agit de textes, de créations littéraires qui s’inspirent et puisent « dans une certaine historicité. »591

588 Paloma Díaz-Mas, 2009, p. 112. 589 Paloma Díaz-Mas, 2009, p. 112. 590 Même au niveau de la langue, de la hakétia , on observe cet élément identitaire significatif. Comme l’avance Joseph Chetrit: « Après son extinction à la suite de la prévalence de l’espagnol moderne, la hakitía est devenue au XX e siècle source d’identité et de déclaration ou de revendication d’appartenance pour les ressortissants de ces communautés et leurs descendants dispersés en Amérique latine, en Israël, en Espagne, en France et au Canada. », dans : Chitrit, Joseph, 2007, p. 69. 591 Zafrani, Haïm, 2003, p. 59. À cet égard, Haïm Zafrani distingue deux loyautés caractéristiques par rapport à cette thématique « juive ». Premièrement, une fidélité au judaïsme « universel » ou général. Deuxièmement, une fidélité au contexte géographique, historique et local, au même titre qu’au décor culturel et linguistique de l’Occident et de l’Orient musulmans d’un côté, et de l’ancien univers andalous-hispanique de l’autre côté, p. 59. 188

Chez Benarroch Pinto , cet élément fictionnel est quelque peu présent ; il invente des personnages, comme le dinandier, le qadi (juge) et le nomade Fadi, mais la prédominance d’éléments descriptifs dans son récit montre qu’il s’agit avant tout d’un livre de mémoire. Le fait que l’auteur, à l’encontre des autres auteurs dont je parlerai ici, ne se limite pas à l’histoire des Juifs de Tétouan dans le récit ¿Que hace Dios con la luna vieja cuando sale la nueva ?, peut être interprété comme un effort pour souligner, bien qu’implicitement, l’unité (ou bien la convivialité) des Juifs et des musulmans marocains à une époque précédant l’indépendance. Par rapport à Garzón Serfaty, on constate que l’élément fictionnel manque complètement, l’auteur visant principalement à enregistrer ou à fixer par écrit ce qui autrement se perdrait.

Entre fiction et mémoire

Isaac Benarroch Pinto naquit dans la ville blanche de Tétouan au nord du Maroc vers l’année 1920. Dans sa jeunesse, il émigra en Argentine où il entama une carrière de journaliste. À Caracas, il fut le chef de rédaction du quotidien La Esfera . En 1951, il publia à Tétouan El Indiano, el kadí y la luna (L’indien, le qadi et la lune ), un recueil de trois nouvelles, son unique œuvre. 592 Année pendant laquelle le Maroc se trouve encore sous tutelle coloniale franco-espagnole. Ce livre fut pionnier en ce sens qu’il constitue le premier recueil de nouvelles d’expression espagnole publié au Maroc. Ainsi, Benarroch Pinto fait partie des écrivains intellectuels et créateurs marocains qui s’exprimaient en espagnol sous le protectorat espagnol au Maroc (1912-1956). La première nouvelle du recueil El

592 Benarroch Pinto, Isaac, El Indiano, el kadí y la luna, 1951. Préface intitulée (de M.I. Benarroch Pariente) : Palabras al libro de mi hijo. Première partie: EVOLUCIÓN (pp.11-40). Deuxième partie : DOS CARTAS (pp. 41-58). Troisième partie : EL REGRESO (pp. 59-94). Chapitre I : La milagrosa vision de el Zugari (pp. 97-106). Chapitre II : De como Zoraida supo la maravilla (pp. 107-114). Chapitre III : Discurso en la mezquita grande (pp. 115-125). Chapitre IV : Fiestas y homenajes en honor del Zugari (pp. 127-134). Chapitre V : Festejos populares y peregrinacion a Muley Abdeslam (pp. 135-148). Chapitre VI : La visita del cadí (pp. 149-158). Chapitre VII : Muerte de Sidi Ali el Meknassi (pp. 159-165). Chapitre VIII : La tentación del cadí (pp.167-175). Chapitre IX : ¡Sea yo el decimoséptimo! (pp.177-186). ¿Que hace Dios con la luna vieja cuando sale la nueva ? (pp. 188-200). 189

Indiano, el kadí y la luna, intitulée Indianos Tetuaníes, fut rééditée à Madrid aux éditions Hebraica en 2008 par Jacob Israel Garzón et les héritiers d’Isaac Benarroch Pinto. La première édition du livre, réalisée en 1951 à Tétouan, était épuisée. Dans son introduction à cette nouvelle édition, Jacobo Israel Garzón écrit que l’œuvre de Benarroch Pinto contient des valeurs (historiques) qui méritent d’être connues du public contemporain. En ceci, cette nouvelle édition témoigne de l’effort, chez les actuels Sépharades, pour récupérer la mémoire d’un monde sépharade marocain en grande partie déjà disparu. 593 Le récit El Indiano compte trois parties qui relatent l’histoire de Salomon, l’indien parti au Vénézuela. La première partie s’intitule Evolución , la deuxième, Dos cartas et la dernière partie, El regreso (Le retour). La nouvelle raconte la vie du Juif modeste et zélé, Jacob Levy, dinandier de profession et dont on fait la connaissance à travers une description de son travail dans le quartier juif, judería ou mellah de Tétouan : « […] guiado por sus hábiles manos, iba grabando en el metal […] »594 L’art de travailler différentes sortes de fer à des fins diverses est décrit de façon détaillée :

En el fondo del cuchitril se amontonaban en heterogénea mezcolanza láminas de hoja de lata, trozos de diferentes metales, pedazos de cobre, que bajo las hábiles manos de Jacob se transformarían en brazaletes y anillos cristales de colorines, trapos, viejas herramientas y un sin fin de cosas más, con las que nuestro hombre fabricaba farolillos moriscos, teteras, candelabros, ajorcas y bandejas. 595

Ce qu’on apprend ici c’est que le métier d’ hojalatero (dinandier) sauvegarde une culture, une forme d’artisanat, un spécialisme transmis au cours des siècles,

593 Cf. Díaz-Mas, Paloma, 2009, p. 112. Suivant cet article, il s’agit d’un développement récent, non seulement au Maroc, mais aussi relatif aux anciennes communautés sépharades autour de la région méditerranéenne. On notera à cet égard une croissance considérable de publications au Maroc et en Espagne, de mémoires, autobiographies et chroniques (familiales) et même de livres de cuisine, concernant l’héritage culturel maroco-sépharade. On trouve cette tendance aussi dans le domaine de la littérature d’expression française. Voir par exemple, Bénabou, Marcel, Jacob, Menahem et Mimoun ; une épopée familiale , Paris, Seuil, 1995 ; Cohen, Gracia, Récit d’une enfance marocaine : une petite fille au mellah de Fès dans les années vingt, Paris, L’Harmattan, 2003. 594 « […] guidé par ses mains habiles, il grattait dans le fer. », p. 25. 595 « Au fond de la cabine s’accumulait en un pêle-mêle hétérogène de planches de feuilles en fer- blanc, des pièces de différentes métaux, des morceaux de cuivre, qui, sous les mains habiles de Jacob se transformaient en bracelets et bagues cristalines multicolores, chiffons, vieux outils et d’innombrables d’autres choses, avec lesquelles notre bonhomme frabriquait de petites lanternes morisques, des théières, des candélabres, des bijoux et des plateaux. », p. 25. 190 comme le savoir-faire des lanternes morisques. Dans ces descriptions très précises, le narrateur mentionne plusieurs lieux emblématiques de Tétouan. Des lieux (la cour Feddán et la fameuse porte arabesque Bab Tut ) où les dernières nouvelles s’échangent, des lieux de rencontre ou de passage de Tétouan ; comme pour les inscrire dans la mémoire. 596 Il s’avère que les responsables de la réédition ont ajouté au texte original entre crochets le nom que porte le lieu actuellement, ne serait-ce que pour rendre le livre plus complet et actuel. Il s’agit donc d’un ouvrage publié bien avant l’Indépendance du Maroc. Après l’indépendance du Maroc les noms des places ont été changés en appellations plus nationalistes, plus patriotiques, ce qui vaut par exemple pour l’ancienne place d’Espagne, qui s’appelle actuellement place Hassan II.

Une mémoire historique

L’arrière-plan historique du récit est constitué par le début de la guerre de Tétouan (aussi appelée Guerra de África ou Primera Guerra de Marruecos ) par les Espagnols, qui s’est déroulée à Tétouan à partir des attaques espagnoles contre le Maroc entre 1858 et 1860. 597 L’arrivée des troupes espagnoles annonçant la fin de la ville paisible, est décrite au moyen d’informations historiques très précises. L’histoire est décrite du point de vue de l’expérience juive de façon minutieuse avec des dates et jours précis. Il s’agit plus concrètement des événements les plus significatifs du début, du déroulement et de la fin de cette guerre, qui fut dramatique pour les Marocains. 598 Ainsi sont décrits les préparatifs défensifs des Tétouanais, appelés « moros » dans la nouvelle.

596 Les portes arabes en arabesques semblent renfermer une symbolique plus grande, de lieux de passage ou de rencontre historique, culturel et linguistique. « Porteurs » et « témoins » d’histoires, d’échanges et de changements. 597 Voir en particulier notre chapitre sur la Guerre de Tétouan. Le conflit a commencé suite à un désaccord sur les frontières de Ceuta. 598 Tout est très généralisé dans la nouvelle, cela vaut-il pour l’ensemble de la communauté juive émigrée de Tétouan ? Comme si le narrateur parlait pour tout le monde ou racontait une histoire qui valait pour tous ? Ceci semble être confirmé à la fin du livre quand le narrateur conclut : « Y esta es la historia de todos y cada uno de los judíos tetuaníes que han emigrado allente los mares desde aquella época pretérita. », p. 94. 191

À Tétouan, ce déclenchement de la guerre est annoncé publiquement aux Tétouanais à travers « el noticiario viviente ». Tout le monde est convoqué pour contribuer à la défense de la ville contre les attaques du « cristiano ». Peu à peu, les nouvelles concernant le grand nombre de blessés du côté des Marocains arrivent aussi au quartier juif « […] Los heridos no cabían en las casas y sus lamentaciones no cesaban en momento alguno. » 599 On trouve aussi une référence à la non- implication des Juifs dans cette guerre, comme le montre la citation suivante, comme s’ils se trouvaient à l’écart de la société. Cette donnée semble indiquer le statut et la position minoritaire des Juifs : « Y, por fin, después de la batalla de Wad-Ras, se firmó la paz entre moros y españoles, y estos últimos continuaron como dueños de la ciudad de Tetuán hasta que el Sultán pagase su deuda de guerra. »600 En faisant allusion à des faits historiques précis comme la bataille de Wad-Ras et le traité de paix entre Marocains et Espagnols auquel elle aboutit, l’écrivain fait un effort évident pour ancrer son récit dans l’histoire. De ce point de vue, l’expérience ou la mémoire humaine des événements et les effets sur les personnages sont importants, car ils nous montrent comment les habitants de la ville auraient possiblement vécu les choses, décrites du point de vue d’un Juif tétouanais. D’une part, il y a les conséquences des attaques des Espagnols sur la vie quotidienne des (Juifs) marocains. D’autre part, il y a les tensions nées de cette guerre hispano-marocaine, entre les habitants tétouanais de confession juive et musulmane. On voit que dans le récit, cet effet négatif de la guerre sur la relation entre les Maures et les Juifs de Tétouan est accentué. Cette façon de raconter des histoires vécues nous ramène à la transmission orale, à l’écriture de bribes de mémoires et de sentiments racontées. En d’autres termes, ces histoires restent gravées dans la mémoire des gens de manière trans- générationelle. Si l’on revient à l’histoire de la famille de Jacob, elle se compose de deux éléments bien distincts. Celui de la mémoire historique, jugeant les faits et les dates qui correspondent à la réalité historique, et celui de la construction imaginaire, c’est-à-dire un pur produit de l’imagination de l’auteur. Le narrateur lui-même

599 « […] Les blessés n’entraient pas dans les maisons et leurs lamentations ne s’arrêtaient à aucun moment. », p. 37. 600 « Et enfin, après la bataille de Wad-Ras, s’est signée la paix entre les musulmans et les Espagnols et ces derniers continuèrent à être les souverains de la ville de Tétouan jusqu’à ce que le Sultan ait payé sa dette de guerre. », p. 45. 192 nous pousse dans cette direction. Après avoir développé le contexte historique, il reprend le fil de son récit en soulignant en même temps le côté fictif de son histoire : « Pues bien, reanudamos nuestra interrumpida narración, cosa que hemos hecho para describir de forma esquemática el ambiente en que comienza a desarollarse nuestra historia que, si no es verídica, bien pudo haberlo sido. »601 Ce geste d’autoréférentialité renforce donc le caractère romanesque de la narration. Il est clair que les faits historiques correspondent au réel, mais l’on ne saurait dire la même chose de l’histoire racontée, comme nous le confirme le narrateur : « […] si no es verídica, bien pudo haberlo sido. » Dans El Indiano on trouve plusieurs dates qui marquèrent l’histoire de Tétouan et de ses habitants juifs. Comme nous l’avons déjà vu dans le chapitre consacré à la presse écrite en espagnol, le 1 er mars 1860 paraît le premier numéro du journal de Tétouan El Eco de Tétouan dirigé par Gutenberg. À propos de ce journal et de sa signification pour les Tétouanais, nous lisons : « […] con ello sus habitantes se pusieron en contacto con uno de los más grandes adelantos de la civilización. »602 Le journal signifiait donc une ouverture au monde, la voie de la modernité. Une autre date importante à laquelle le récit fait allusion est 1862, date du départ des Espagnols. C’est à ce moment-là, comme nous le fait savoir le narrateur, qu’une première dépendance de l’Alliance Israélite universelle est ouverte à Tétouan : « […] ya había empezado a funcionar en Tetuán una de las escuelas de la Allianza Israelita Universal, y con la llegada del barón de Montefiore este centro docente recibió nuevos alientos para proseguir su obra benefactora en todo el Imperio del Mogreb. »603 Cette citation montre bien l’objectif ambitieux que s’était posé l’Alliance. 604

601 « Bon, reprenons notre récit interrompu, chose qu’on a faite afin de décrire de forme schématique l’ambiance dans laquelle commence à se développer notre histoire qui, si elle n’est pas vraisemblable, aurait pu l’être. », p. 32. 602 « […] Avec lui, ses habitants se sont mis en contact avec l’un des plus grands progrès de la civilisation. », p. 45. 603 « […] il y avait déjà ouvert une des écoles de l’Alliance Israélite universelle à Tétouan, et avec l’arrivée du baron Montefiore, ce centre d’enseignement reçut de nouvelles haleines afin de continuer son œuvre de bienfaiteur dans tout l’Empire du Maghreb », p. 46. 604 Voir pour l’histoire et le développement de l’Alliance Israélite, Chouraqi, André, L’Alliance israélite universelle et la Renaissance juive contemporaine, 1860-1960 , Paris, P.U.F., 1965 et Kaspi, André, Histoire de l’Alliance israélite universelle. De 1860 à nos jours , Paris, Armand Colin, 2010. On lit aussi dans quelle mesure l’Alliance était importante pour les personnages de l’histoire. Au moment où Salomón revient à Tétouan pour une visite, il passe voir son professeur à l’Alliance : « […] se dirigió apresuradamente a la escuela de la Alianza donde se había formado su inteligencia […] », p. 66. 193

Au cours du récit, on comprend aussi la vaste influence que l’Alliance exerça au niveau de la profession de foi, de la « judaïté » des Juifs tétouanais, du lien (étroit) avec Israël qui, dans les années à venir, devrait mener au départ de nombreux Juifs vers la terre promise. L’influence de l’Alliance ne se limitait donc pas seulement à l’enseignement mais renforçait aussi le lien avec la terre promise, Israël. D’un autre côté, pour de nombreux Juifs d’expression espagnole du nord du Maroc, l’importance de la Castille , l’ancienne province espagnole, s’avérait importante également. Ceci est dû au rattachement ancestral ; les aïeux qui furent expulsés de l’Espagne à l’époque de la Reconquista , et au même titre, l’intérêt de la langue espagnole comme langue maternelle et langue de la terre des ancêtres. Outre l’Alliance Israélite, il y avait les cours d’espagnol donnés par les pères franciscains qui rêvaient aussi d’une grande importance pour la communauté juive de Tétouan à cause de l’importance donnée à l’enseignement. Le protagoniste de l’histoire, Salomón, suit des cours chez eux dans le quartier juif pour perfectionner sa connaissance de cette langue. On apprend que les Franciscains accompagnaient les soldats espagnols à leur arrivée au Maroc: […] los Padres franciscanos, que acompañaban al ejército ocupante […] 605 C’est la première fois qu’on rencontre dans cette histoire le mot « occupant », dans cette phrase « armée occupante », ce qui est très significatif, en ce sens que le narrateur note très clairement la situation politique du pays.

Les « Indiens » marocains

Un narrateur omniscient raconte de manière presque documentaire, au jour le jour et de mois en mois, la vie juive de cette famille tétouanaise d’origine espagnole. On apprend aussi beaucoup sur la vie familiale, en particulier sur le parcours du fils aîné Salomon. Adolescent, ce dernier voyage vers l’Argentine pour trouver du travail et faire fortune là où de nombreux Juifs étaient déjà établis et leurs « […] comercios eran los más florecientes de la joven República del Plata. »606

[…] se dirigeait précipitamment à l’école de l’Alliance où son intelligence s’était formée […] ». 605 « […] les Pères franciscains qui accompaignaient l’armée occupante […] », p. 45. 606 « […] commerces étaient des plus florissants de la jeune République d’argent. », p. 48. 194

Un sentiment de fierté envahit le père en pensant à son fils aux portes d’un destin aussi espagnol que ses ancêtres : « […] los grandes judíos de Castilla, cuya sangre corría por sus venas, en un país nuevo y tan español como España. »607 En fait, beaucoup de Juifs marocains partirent vers des pays de l’Amérique latine comme l’Argentine et le Vénézuela, un choix dicté par le fait que la langue était la même et qu’il y avait déjà des communautés juives dans ces pays, descendant également d’exilés sépharades. Les indianos (« indiens ») était la dénomination des immigrants espagnols qui, à partir des XVI e et XVII e siècles, allèrent en Amérique Latine, a las Indias , pour y trouver une vie meilleure. 608 Beaucoup d’entre eux firent fortune et retournèrent en Espagne. Cette dénomination (Indiens) portait jusqu'à leurs descendants. Des groupes importants de jeunes partirent « faire les Amériques », hacer las Américas : faire fortune et trouver une vie meilleure dans des pays comme le Vénézuela, le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay ou le Mexique. 609 Depuis le siècle d’Or espagnol, XVI e –XVII e siècle, le thème de l’Indien s’est figé dans la littérature espagnole. L’indien est la personnification de la richesse, du succès, parfois aux connotations péjoratives, mais souvent suscitant l’admiration. 610 On peut en déduire que le narrateur a appliqué le concept d’ « Indien » espagnol au Maroc, plus précisément aux habitants de Tétouan comme l’indique le titre de cette nouvelle. Ceci nous donne aussi une indication sur l’idée de l’appartenance culturelle du narrateur, à savoir judéo-espagnole et marocaine. Ces « Indiens » de Tétouan fonctionnaient en quelque sorte comme un lien interculturel entre l’Amérique Latine, continent d’accueil, l’Espagne, pays des ancêtres et le Maroc, pays de résidence.

607 « […] les grands Juifs de Castille, dont leur sang courrait ses veines, dans un pays nouveau et aussi espagnol que l’Espagne. », p. 52. 608 « Indiano », Diccionario de la lengua española (22ª edición), 2001. 609 Voir par exemple, Bahamonde Magro, Ángel, Cayuela, José et José Gregorio Cayuela Fernández, Hacer las Américas: Las élites coloniales españolas en el siglo XIX , Madrid, Alianza Editorial, 1992. 610 On trouve par exemple, dans l’œuvre de Lope de Vega (1562-1635), El premio del bien hablar, La moza de cántaro et chez Calderón (1600-1681), dans Guárdate del agua mansa le thème de l’Indien revenu riche. Voir Pedraza Jiménez, Felipe B., González Cañal, Rafael et Elena Marcello, Calderón : Sistema dramático y técnicas escénicas: actas de las XXIII Jornadas de Teatro Clásico : Almagro, 11, 12 y 13 de julio de 2000 , Universidad de Castilla La Mancha, 2001. 195

Des anciens liens

Dans le roman les traditions juives-sépharades des Tétouanais sont décrites de manière très détaillée : « […] todo según las costumbres de las Comunidades judías expulsadas de Castilla. »611 On y trouve des références explicites aux origines espagnoles, qui reviennent dans tous les aspects de la vie quotidienne. En témoigne le cimetière juif qui s’appelle de Castilla et dans lequel reposent leurs aïeux expulsés de « la mère Espagne »612 : « […] porque allí reposan los huesos de judíos que vieron la primera luz en España. »613 Les usages et obligations religieuses sont désignés par des mots en hébreu dont le sens est expliqué dans le texte. La religion joue un rôle primordial dans la vie de tous les jours et comprend tous les aspects de la vie humaine, des prières quotidiennes et traditions de la cérémonie de mariage jusqu’aux rituels funéraires. Les traditions culturelles sont décrites en détail, les costumes traditionnels— à tel point qu’on croirait presque pouvoir toucher le tissu— les chansons ( romances , coplas et canciones de cuna ) de même que les habitudes culinaires. 614 Ceci est illustré par la description de la tenue judéo-marocaine que porte le jeune Salomon au moment de son départ pour l’Argentine :

Vestía Salomón su traje berberisco, compuesto de holgados zaragüelles (calzones muy anchos cerrados más abajo de la rodilla), un ceñido chaleco de color oscuro, abrochado hasta el cuello por medio de redondos botones de seda y adornado con algunos bordados de sedeño hilo negro, y, sobre todo elle, el caftán, especie de túnica abierta, ceñida a la cintura por una faja de severos colores ; cubría su cabeza con un negro casquete que dejaba ver sus negrísimos y alborotados cabellos y calzaba babuchas amarillas. 615

611 « […] tout selon les coutûmes des communautés juives expulsées de Castille. », p. 80. 612 « La vieja madre España » ; « la vieille mère Espagne », p. 109. Cf. « The motherland » : terre d’origine, terre de « retour ». 613 « […] car c’est là que reposent les os des Juifs qui virent le premier rayon de lumière en Espagne. », p. 44. 614 Sur les chansons traditionnelles judéo-espagnoles, voir Díaz-Mas, Paloma, « El cancionero popular sefardí. », dans : Los sefardíes: Cultura y literatura , Díaz-Mas (éd.), San Sebastián, Universidad del País Vasco, 1987, pp. 191-222. De nos jours, les chansons sépharades connaissent une renaissance grâce à des chanteuses contemporaines comme Amina Alaoui (née 1964) et Françoise Atlan (née 1964). 615 « Salomón s’est vêtu de son costume marocain, composé de zaragüelles (chausettes très spatieuses serrées en bas du genou), une veste cerrée de couleur foncée, boutonnée jusqu’au cou 196

On voit donc que chaque vêtement, chaque accessoire a été décrit minutieusement. La façon de raconter l’histoire est d’une grande variété, avec des passages descriptifs et des dialogues qui se succèdent et s’alternent. Après avoir réussi sa vie en Argentine, Salomon retourne vers sa ville natale pour voir sa famille et assister au mariage de sa sœur. Après trois mois de congé il repart, songeant à partager sa vie avec la fille du monsieur qui l’a aidé à faire sa vie à Buenos Aires.

Le « costumbrismo literario »

Le « costumbrismo literario » —en français « roman de mœurs »— s’est manifesté comme genre littéraire dans la littérature espagnole du XVIII e siècle, durant les années 1820 à 1870. 616 Les textes qu’on pourrait rattacher à ce genre réservent une place importante aux descriptions des us et coutumes sociaux sans que le narrateur analyse ce qu’il raconte. 617 Très proche du réalisme social, son aspect « réaliste », ainsi que des influences du romantisme, d’où le pittoresque, le poétique qu’on trouve parfois dans les descriptions, le « costumbrismo literario » cherche surtout à rendre et à fixer le mode de vie d’un groupe social spécifique. 618 Ainsi, le « costumbrismo literario » se distingue par plusieurs caractéristiques. Il s’agit premièrement de textes où la description occupe une place importante et qui s’intéressent en particulier au folklore du temps passé : « […] de captar algo que se tiene conciencia de que es cambiable y efimero, todo ello dentro del vasto panorama del siglo pasado. » 619 Le but de ce genre de littérature est de préserver, par l’écriture, l’ensemble des coutumes et des

par des boutons de soies ronds et adornée avec quelques bordures de fil de soie noir et surtout le caftan , sorte de tunique ouverte, cerrée à la taille par une ceinture de différentes couleurs ; il couvrit sa tête d’un béret noir qui laissait entrevoir ses cheveux noirisimes et désordonnés et chaussé avec de babouches jaunes. », pp. 49-50. 616 Quelques grands représentants de ce genre dans la littérature espagnole sont : Serafín Estébanez Calderón (1799-1867), Ramón de Mesonero Romanos (1803-1882) et Mariano José de Larra (1809-1837). 617 Bustos Tovar, José Jesús (éd.) Diccionario de literatura Universal , 1985. 618 Le mot « costumbrismo » vient de l’espagnol, costumbre signifiant « coutume », « habitude » ou « tradition ». 619 « […] de capter quelque chose qui tient conscience de ce qui est changeable et éphémère, tout cela au sein du vaste panorama du siècle dernier. » Soria, Andrés, 1991 (web). 197 spécificités culturelles, ethnologiques, religieuses et linguistiques d’une certaine région. 620 Ensuite, les deux principaux traits caractéristiques de ce genre, que l’on retrouve aussi dans le texte analysé ci-dessus, sont les suivants : l’auteur insiste sur le contexte urbain ou rural d’un certain milieu social. 621 Deuxièmement, le contexte est décrit de façon très détaillée et réaliste. Raison pour laquelle ces romans ou nouvelles sont aussi considérés parfois comme des romans ethnologiques ou folkloriques. Enfin, un des éléments qui contribue au caractère « costumbriste » des textes qui nous intéresse ici est lié à un emploi particulier de la langue et du vocabulaire. 622

Une langue « costumbriste » ?

Dans son ensemble, la nouvelle offre un panorama complet des mœurs et usages des Juifs d’origine espagnole de Tétouan. Au niveau de la forme, elle témoigne aussi de l’origine espagnole des protagonistes (et de l’écrivain lui-même). Le texte est parsemé de mots et d’expressions en hébreu appartenant très souvent au registre religieux et en hakétia des années 1940 du XVIII e siècle. 623 Elle constitue la

620 Dans ce cas, à partir du terroir marocain et d’une perspective sépharade-marocaine, plus spécifiquement tétouanaise. 621 Voir à cet égard, Ricci, Cristián H., 2010, pp. 41-45. Ricci catégorise la littérature marocaine contemporaine de langue espagnole en tant qu’une littérature « costumbrista ». 622 Sur ce point, on pourrait faire un rapprochement avec certains écrivains marocains d’expression française de la première génération. Certaines de leurs œuvres ont parfois été qualifiées d’« ethnographiques » et/ou « folkloriques », parce qu’ils avaient, eux aussi, l’habitude d’insister sur la description des coutumes et des traditions marocaines. En exemple, on pourrait citer Abdelkader Chatt, Mosaïques ternies , Paris, Éditions de la Revue mondiale, 1932 et , La Boîte à Merveilles , Paris, Seuil, 1954. Un autre exemple provenant d’un écrivain marocain d’expression arabe, Abdelkarīm Ghallab est le roman al-Mu’allim ‘Alī (maître ‘Alī) , Tripoli, Dār al `Arabiyya lil- Kitāb, 1981. Voir par rapport à ces éléments folkloriques ou ethnographiques : Gontard, Marc, Violence du texte , Paris, l’Harmattan et Rabat, SMER, 1981 ; Khatibi, Abdelkébir, Le Roman maghrébin , Rabat, SMER, 1979 ; Chraïbi, Driss, « Littérature nord-africaine d’expression française » in Confluent nº 5, Maître Paul Buttin, Meknès, 1960, pp. 24-29 et Laâbi, Abdellatif, « Défense du passé simple » in Souffles nº 5, « Driss et nous », Rabat, 1967, pp. 18-21. 623 La hakétia (ou jaquetía, haketía ou haketiyya selon la graphie) est la langue vernaculaire juive- espagnole des Juifs (sépharades) qui se sont installés au (Nord du) Maroc après leur expulsion de la Péninsule en 1492 et dont la principale caractéristique est l’influence de l’arabe. Or, le judéo- espagnol par contre — à ne pas confondre avec le ladino , qui est une langue écrite— est parlé par les Juifs espagnols qui se sont installés dans les Balkans et l’est de la Méditerannée, influencé par le portugais, l’italien, le grec, le turque, le français et les langues du Balkan. Cf. Lazar, Moshe et Aldina Quintana, « Ladino », Encyclopedia Judaica , Detroit, Macmillan Reference USA, 2007 ; Díaz-Mas, Paloma, Los Sefardíes : Historia, Lengua y Cultura, Barcelona, Riopiedras, 198 langue des Juifs espagnols du nord du Maroc, qui a subi une profonde ré- hispanisation. 624 Ceci est illustré par le passage suivant, s’agissant d’une partie d’une conversation dans laquelle Salomón s’adresse à son père : « - Babá (padre), estuvi (estuve) en el feddán y mirí (vi) cómo traían muchos feridos (heridos), más de doscientos […] » Están espantados (asustados) porque manque (aunque) en la batalla sacaron su caballería, los españoles siguieron avanzando. »625 On note d’ailleurs que les écrivains « ethnographiques » ont souvent l’habitude d’ajouter une traduction aux mots non espagnols (ou non français), comme c’est le cas ici, insérés dans le texte pour en augmenter le caractère pittoresque. Ceci me semble très intéressant, car l’auteur de cet ouvrage fait partie de la première génération d’écrivains marocains de langue espagnole, et ce qu’on voit, c’est que non seulement on assiste à cette époque à des changements importants par rapport à l’histoire, l’indépendance du Maroc en particulier, mais aussi à l’évolution du langage, la hakétia , de la première à la deuxième génération d’écrivains. 626 Il s’agit d’un phénomène qu’on peut observer dans tous les écrits des Juifs-Marocains, c’est-à-dire que la langue d’écriture devient de plus en plus proche de l’espagnol ou castellano . Dans le cadre de mon travail, ceci est notamment illustré par l’œuvre de Mois Benarroch et Esther Bendahan. Il sera également intéressant de faire un rapprochement entre les nouvelles de Benarroch Pinto et l’œuvre de Blanche Bendahan (1903-1975), auteur judéo-marocaine de la première génération, qui écrivit en français. 627 Comme Benarroch Pinto, Bendahan

1986 ; Vidal Sephipha, Haïm, Le ladino (judéo-espagnol calque) : structure et évolution d'une langue liturgique , Paris, Vidas Largas, 1982. 624 Benarroch Pinto, Isaac , (Introduction) dans Indianos Tetuaníes , 2008, p. 10. 625 « Père, j’étais au feddan et j’ai vu comment ils emmenaient les blessés, plus de deux cents […] ils sont effrayés car bienque dans la bataille ils sortirent leur cavalerie, les Espagnols continuaient à avancer. », p. 32. 626 Voir à propos de la hakétia : Bénoliel, José, Dialecto judeo-hispano-marroquí o haketía , Madrid, Copisteria Varona, 1977, Lévy, Solly, « La haquetía, langue vernaculaire des Judéo-espagnols du Maroc », Los Muestros , nº 57, décembre 2004 et Castro, Américo, « Entre los hebreos marroquíes: La lengua española de Marruecos », Revista Hispano-Africana 1 , nº 5, mai 1922, pp. 145-146. 627 Le roman « juif », Mazaltob, paru pour la première fois à Paris en 1930, de Blanche Bendahan donne une image de la communauté juive-tétouanaise (de la femme juive-tétouanaise) dans les années 1930 (on ne trouve aucune considération de nature ou du contexte politique. Rappelons que le Maroc était sous protectorat franco-espagnol à cette époque, sous administration et occupation étrangères). Le roman français raconte l’histoire de la belle fille Mazaltob Massiah qui est élevée dans un milieu juif-orthodoxe en tant que traditionnelle « femme de Tétouan ». Pourtant, elle n’est pas tout à fait comme les autres filles tétouanaises. Elle s’épanouit en lisant la littérature française, chante des chansons françaises et espagnoles de ses ancêtres venus de Castille, ancienne province espagnole. « Pourtant, elle est, comme ses sœurs, toujours asservie à la loi rigoureuse de Moïse. », p. 32. Elle est mariée à José qui, peu après la cérémonie du mariage, part en Argentine. Aimée par son 199 emploie beaucoup de mots et d’expressions en hakétia et en espagnol auxquels elle ajoute très souvent une traduction en français. 628 C’est aussi très souvent le cas chez les écrivains marocains d’expression française, comme Ben Jelloun, Laâbi et Serhane : dans une grande partie de leurs textes on peut reconnaître des proverbes et des expressions marocaines traduites en français. Sur ce point, la littérature marocaine d’expression française et la littérature marocaine d’expression espagnole se ressemblent.

Le conte du désert

Ce court récit intitulé « ¿Que hace Dios con la luna vieja cuando sale la nueva ? » se trouve à la fin du livre El Indiano, el kadí y la luna (1951). 629 À première vue, du fait du contexte géographique différent, il ne semble pas y avoir de lien avec les autres nouvelles réunies dans ce recueil. L’histoire raconte la vie du cheik Fadi Sahraoui, un riche et avare nomade. 630 Le caractère nomade de ce dernier est souligné par ami d’enfance, Jean, elle ne sait que faire, même si elle tente de faire des pas vers lui et s’épanouit au niveau de sa liberté individuelle, mais reste déchirée entre son amour pour lui et le cadre étouffant de son entourage et son éducation, dont elle n’arrive pas à sortir. Ils meurent tous les deux de leur séparation et de leur chagrin d’amour. Autres observations : le roman est plein d’expressions juives-tétouanaises (l’écrit ; véhicule de l’oralité). En dépit du fait que le livre est écrit en français, le texte est rempli de mots espagnols et de mots en hakétia , parfois traduits entre crochets. La langue espagnole parlée à la maison (indiquée comme hakétia ) et le français, langue apprise à l’école. Le rôle de l’Alliance Israélite est considérable (notons que c’est le cas dans tous les livres à thématique juive-tétouanaise analysés jusqu'à maintenant). Le thème des « Espagnols sans patrie », p. 45 ou « expulsés de Castille », p. 58 constitue la base de la communauté et des traditions, ainsi que les dogmes et traditions religieuses. Ainsi, on réfère à Tétouan comme « la ville sainte », p. 59. La préservation des traditions juives- espagnoles (culinaires, musicales, religieuses etc.) est un des fils rouges dans le livre. Un des autres traits récurrents est une critique de ces mêmes traditions (religieuses) par certains personnages, comme Jean, José (le mari disparu) et Mazaltob même. Mazaltob, le protagoniste, de culture française, essaie tout au long du livre de se débarrasser de ces contraintes, de cet « atavisme de fidélité ». Elle y parvient uniquement dans ses pensées. 628 Par exemple, l’expression « donner lumière » est une traduction de l’espagnol « dar luz » ce qui signifie « mettre au monde », p. 132 ou le mot « mouchoir de tête » qui vient de l’arabe-marocain « sebnia dyal rass » désignant un foulard que les femmes juives de Tétouan portaient à l’époque, p.150. C’est le langage qui caractérise le nord du Maroc avec les influences espagnoles et juives. 629 « Que fait Dieu avec la vieille lune quand la nouvelle lune apparaît ? ». 630 Ce thème des nomades sahraouis est intéressant car c’est un thème qui se place dans le même contexte historique que le Maroc du Nord. Le Sahara, ainsi que les régions du nord du Maroc, ont été occupés par les Espagnols (les seules régions à avoir été sous l’influence espagnole). D’ailleurs, on ne trouve guère ce thème dans les écrits contemporains marocains de langue espagnole. D’autant plus que ce thème était, me semble-t-il, plus actuel à l’époque du protectorat espagnol dans ces régions parmi les écrivains marocains de l’époque (Voir aussi Elissa Chimenti d’expression française). Mais ajoutons qu’il n’est nulle part indiqué qu’il s’agit du Maroc. On sait que le récit se situe en Afrique du Nord (Sahara septentrional) et que le nomade est sahraoui. Il pourrait donc 200 différents éléments dans le texte : on ne sait pas exactement où l’histoire se déroule, quelque part en Afrique du Nord sans doute, mais les lieux – on est dans le désert- ne sont pas précis : « […] en uno de los muchos oasis que siembran el desértico camino que conduce a las comarcas habitadas del norte de Africa. »631 Ajoutons à cela le fait qu’on sait aussi que le protagoniste est le chef d’un « village mobile ». Quant au narrateur, il commence par indiquer que cette narration est basée sur une vieille chronique dont il ne met guère en doute la véracité, qui est toujours redoutable quand il s’agit de contes oraux mis à l’écrit, et qui fait partie du caractère du genre : « […] a la vieja crónica de donde entresacamos esta verídica y singular historia. »632 Comme dans le récit précédent, les passages descriptifs y occupent une place importante. On y trouve des descriptions minutieuses des tentes des nomades, de l’installation de leur campement ; des cages des volailles et autres détails sur leur mode de vie. Ceci confère au récit le caractère d’un reportage. Le lecteur voit les images défiler devant ses yeux, comme une caravane de nomades. Néanmoins, la narration n’est pas entièrement neutre, car le narrateur ne dissimule pas toujours sa présence, bien au contraire. Par moments, il prend soin d’insister sur la complicité qui existe entre le lecteur (ou l’auditeur) et le narrateur. 633 En témoigne, par exemple, la phrase suivante : « Algunos jeques, como el de nuestra narración. »634 Le fait d’insister ici sur l’art de raconter une histoire, renforce le lien entre le narrateur et le lecteur. L’effet produit est celui d’un conte raconté à haute voix sur une place publique quelque part au Maroc, au lieu d’une lecture d’un texte écrit. Le narrateur, omniscient dans une première considération, ne se limite pas à raconter rien que l’histoire sèche. Il entre dans le récit en disant d’abord qu’il n’irait pas vérifier les paroles du cheik. Ainsi, nous lisons : « No me meteré a

aussi bien être algérien, ce qui est très déconcertant. On se trouve à une époque où le Sahara est sous domination espagnole. Les frontières du Sahara étaient déjà disputées à cette époque. Est-ce pour cette raison (neutralité) qu’on ne trouve pas de précision de lieu, de nationalité ? 631 « […] dans une des nombreuses oasis qui couvrent le chemin désertique qui conduit aux régions habitées du nord d’Afrique. », p. 189. 632 « […] à la vieille chronique d’où on a choisi cette vraisemblable et unique histoire. » p. 191. 633 En ce qui regarde le narrateur qui parle au nom du personnage, le mode narratif est régi par une narration de diegesis , dans laquelle le narrateur ne dissimule pas les signes de sa présence. Voir, Reuter, Yves, 2005, p. 61. 634 C’est nous qui soulignons. « Quelques cheiks, comme celui de notre récit », p. 190. 201 averiguar si lo que decía el jeque nómada era verdad o no […] »635 Et tout juste après, il confirme en quelque sorte les paroles du cheik : « […] pero el hecho comprobado (c’est nous qui soulignons) es que la palmera jamás abrió sus ramas a ningún peregrino […] »636 En utilisant une expression de « preuve » bien incontournable comme « el hecho comprobado » (le constat), il semble se mettre dans la même ligne que le protagoniste. Or, en considérant de plus près le reste de la phrase, on semble entrer dans le monde du surnaturel avec une bonne dose d’humour, à savoir pourquoi le palmier n’a plus jamais ouvert ses branches aux pélerins voyageurs : « […] seguramente porque el vientecillo perenne del desierto hacía que las palmas estuviesen recogidas de continuo y, por ello, el Fadi nunca dió hospitalidad a nadie en sus numerosas tiendas. »637 L’apparente « intrusion » du narrateur, qui commente l’histoire, se manifeste également d’une autre manière. La présence d’un narrateur ajoutant sa propre interprétation au récit qu’il raconte, confère à ce récit le caractère d’un conte oral. Ainsi, il dit : « A mi parecer, y también a la del viejo cronista que publicó este relato, nuestro amigo Fadi Sahraoui era como esos que salen a la calle en busca de trabajo mientras que en su interior van suspirando por no encontrarlo […] »638 Il s’ensuit que cette nouvelle ne répond pas aux caractéristiques du « costumbrisme littéraire » discuté au début du chapitre, même si les habitudes et les coutumes des protagonistes y sont décrites avec précision. En se mêlant à l’histoire en donnant son opinion personnelle, le narrateur rompt avec le réalisme du « costumbrismo literario. » Le narrateur omniscient et externe cède la place à un narrateur intrusif. Cela n’empêche que le caractère « folklorique » du récit est souligné par le mode narratif choisi par l’auteur, qui rappelle la tradition orale. Retournons au récit. Le protagoniste, Fadi, est présenté comme un homme pieux et serviable, suppliant toujours dans ses prières l’arrivée d’un passant à qui il

635 « Je ne me mettrai pas à juger si ce que le cheik nomade disait était vrai ou non […] », p. 192. 636 « […] Mais le fait accompli est que le palmier n’a plus jamais ouvert ses branches à aucun pèlerin […] », p. 192. 637 « […] sûrement parce que la brise persistante du désert faisait en sorte que les palmiers fussent constamment repliés et à cause d’eux Fadi n’offrait jamais l’hospitalité à personne dans ses nombreuses tentes. », p. 192. 638 « À mon avis, et aussi à celui du vieux chroniqueur qui a publié ce récit, notre ami Fadi Sahraoui était comme ceux qui sortent dans la rue à la recherche de travail tout en souhaitant, dans son for intérieur, ne pas en trouver […] », p. 192. On apprend ici sans équivoque qu’il s’agit d’une reprise d’une chronique publiée et que cette histoire a été basée sur cette « vieille chronique ». On y reviendra. « Y, según cuenta un viejo manuscrito […] », p. 196 : S’agit-il ici d’un autre manuscrit ? 202 pourrait offrir sa maison et son hospitalité afin d’accomplir cette recommandation de bonté humaine. 639 Le thème du « droit de l’hôte » (devoir d’hospitalité) ou ḥaq aḍ-ḍayf en arabe est une notion importante ici. Selon l’argumentaire du protagoniste, le palmier tend ses branches vers les voyageurs de passage quand ils s’assoient sous le palmier, pour leur offrir non seulement l’hospitalité mais aussi l’ombre de ses élégantes branches. 640 Ceci s’appliquait uniquement si le voyageur était considéré comme un bon croyant. Cette légende est avancée par le protagoniste de l’histoire. Ainsi est introduit un aspect surnaturel dans l’histoire, qui le change en une sorte de « légende du désert ». L’histoire de Fadi Sahraoui porte donc sur l’héritage culturel islamique du Maroc. C’est également le cas dans les huit courts récits qui sont centrés sur le personnage du qadi.

L’histoire du qadi

À la suite des trois parties sur l’histoire de Salomon, se trouvent huit petits chapitres qui sont centrés sur le personnage du kadí, le juge (qui s’appelle Ahmed el-Zugari). Dans ces courts récits, on est amené à suivre l’évolution d’un simple marchand qui, une nuit, est témoin d’une scène religieuse. Un soir de 1880, el Zugari se trouve devant les portes fermées de la ville Tétouan. Exclu à cause de l’heure tardive il est obligé de chercher un endroit où passer la nuit. C’est dans le cimetière juste en dehors de la ville qu’el-Zugari trouve refuge pour la nuit. Durant

639 Le nom Fadi (« sauveur ») en arabe. On pourrait interpréter cette signification du nom du protagoniste comme un clin d’œil ironique du narrateur ? Ce « sauveur » qui n’a jamais « sauvé » ou « sauvegardé » des hôtes ou des voyageurs de passage des conditions impitoyables du désert comme il est censé le faire selon le « droit de l’hôte » et ses obligations religieuses dont il prétend répondre ? 640 Fadi soumettait aux voyageurs et aux pèlerins un questionnaire sévère pour tester leur connaissance de la religion et par là la preuve de bonne foi avec comme question piège qui laissait chacun sans réponse adéquate : « […] ¿Que hace Dios, Todopoderoso, con la luna vieja cuando sale la nueva ? », p. 194. La nouvelle parvenait aussi à un certain Bakri el Saharita, médecin et notaire, habitant une oasis voisine. Bakri, avec sa réputation de gaité et d’habilité, a aussi le don du conte. Lui qui était passionné par cette histoire de Fadi l’avare, décida de prendre la route et de tromper en jouant son jeu et en mettant à l’épreuve l’hospitalité de Fadi. Sur son « heiri » ou « erragual » (chameau), il arrive dans le campement de Fadi et s’assied à l’ombre du palmier (de la légende). Quand il rencontre le mal famé Fadi et lui demande son hospitalité, il est aussitôt questionné par ce dernier. Bakri lui, intrépide, répond à la question piège en disant : « Pues bien : Dios coge la luna vieja y, como no tiene sitio donde guardar todas las que se le irían amontonando, la parte en pedazos ; en el acto los lanza al espacio, donde estos trozos de luna se transforman en estrellas. », laissant Fadi perplexe et par la suite jouissant « […] más allá del límite […] », (p. 199) de l’hospitalité tant exhibée de Fadi.

203 ces heures nocturnes il a une vision. Il est témoin du jugement d’un kadi tétouanais. Un spectacle entouré par des anges et illuminé par le Ciel. Ce kadi ne passe pas l’épreuve divine et est puni par les anges. Quand tout est terminé, Ahmed est aperçu par un ange qui touche sa joue pour y laisser la trace de la lumière divine. Une fois rentré chez lui, el-Zugari s’enferme dans sa chambre, laissant sa femme et le reste de son entourage préoccupés de lui. Ce vendredi, il attend le moment avant l’heure de la prière pour raconter l’histoire qu’il a vécue à sa femme et plus tard, après la prière collective dans la mosquée, à ses amis. Après avoir raconté tout ce qui s’est passé, el-Zugari obtient l’admiration et le respect de toute la ville, la marque divine sur sa joue augmentant encore à sa gloire. La série de récits sur le personnage el-Zugari nous raconte le développement d’un homme devenant un juge islamique. À un certain moment, el-Zugari est interpellé par le kadi de la ville qui lui demande l’honneur d’être son conseiller personnel durant tous les procès juridiques qu’il préside. El-Zugari accepte et devient lui-même un quasi-juge.

Les histoires d’un pays – conclusion

Comme je l’ai déjà indiqué ci-dessus, la deuxième partie du recueil de Benarroch Pinto se concentre sur la communauté musulmane de Tétouan, sur le métier de kadi (juge islamique) et peint un tableau de la vie quotidienne d’un juge d’islam. Les récits sont remplis de descriptions précises de préceptes islamiques (de la prière, des mouvements et des paroles), entre autres des rites funérailles islamiques. Ce qui relie cet ensemble de récits à l’histoire qui les précède sur les heurs et malheurs de Salomon (« l’Indien ») et sa famille sépharade, c’est avant tout le contexte tétouanais et la période historique déterminée, autour de 1880. Le dernier récit, celui du nomade, ne partage pourtant pas ce contexte tétouanais. Néanmoins, en joignant les trois grandes histoires, le lecteur peut se faire une idée plus complète d’ El Indiano, el kadí y la luna de Benarroch Pinto. On peut en déduire au moins quelques observations.

204

Les nouvelles qu’on vient d’analyser ont comme personnage principal « l’Indien » (le Juif marocain), le « qadi », le personnage du juge musulman ainsi que le nomade (le sahraoui). On a ici, me semble-t-il, un panorama des différents éléments et cultures dont le Maroc est composé, y compris l’élément linguistique : la darija , la hakétia , l’espagnol et la ḥassania (langue des sahraouis au sud du Maroc). 641 Seules les cultures et langues berbères manquent ici. Ce sont des histoires profondément marocaines, qui, en évoquant les différentes particularités régionales, linguistiques et religieuses, montrent une image riche et diversifiée du Maroc des années 1880. Dans la présente analyse, je me suis penchée sur les trois nouvelles d’ El Indiano, el Kadi y la Luna. En fait, elles sont très caractéristiques pour le sujet qui m’intéresse ici : la littérature marocaine d’expression espagnole telle qu’elle est liée aux deux régions où la présence espagnole s’est fait sentir le plus : le Maroc du Sud et le Nord du Maroc.

641 Dans la littérature contemporaine saharaoui d’expression espagnole, on trouve ce thème— l’histoire, la mémoire, la culture du peuple saharaouis— dans la littérature sahraoui d’expression espagnole avec fréquence, certainement aussi en ḥassania . Dans la région du Sahara, la langue vernaculaire des sahraouis est la ḥassania , langue orale, suivie par l’espagnol qui constitue la seconde langue. Cependant, une grande partie des écrivains et poètes de la région sont bilingues. En 2005 est créée à Madrid la Generación de la Amistad saharaui par un groupe de poètes et écrivains sahraouis, définissant l’ensemble comme : « Un grupo de poetas saharauis que pretenden transmitir el sufrimiento de su pueblo, unidos por historias de pastores que se perdieron persiguiendo sus sueños tras una nube. » (« Un groupe de poètes saharaouis qui prétendent transmettre la souffrance de leur peuple, unis par des histoires de bergers qui se sont perdus en poursuivant leurs rêves derrière un nuage. »). Quant à leur rapport avec la langue espagnole, se référant à l’histoire, un membre du groupe Generación de la Amistad Saharaui , Zahra Hasnaui Ahmed proclame ceci :

Un siglo de convivencia con los españoles nos ha legado su lengua, un bien cultural convertido en seña de identidad, en rasgo distintivo de la cultura saharaui, siendo el único pueblo árabe que habla español. Un bien que nos ha permitido unirnos en abrazos con otras culturas allende los mares.

« Un siècle de convivencia avec les Espagnols nous a légué sa langue, un bien culturel converti en signe d’identité, en un trait dinstinct de la culture saharaoui, étant le seul peuple arabe à parler l’espagnol. Un bien qui nous a permis de nous unir avec d’autres cultures dans un embrassement, au-delà des mers. » Parmi les écrivains saharaoui on peut citer : Ali Salem Iselmu, Bahia Mahmud Awah, Chejdan Mahmud, Limam Boicha, Mohamed Salem Abdfatah Ebnu, Mohamidi Fakal-la, Saleh Abdalahi et Zahra Hasnaui. 205

8.5 « Une nostalgie sépharade » :

Tetuán. Relato de una nostalgia de Moisés Garzón Serfaty

La ville de Tétouan, la « petite Jérusalem », comme on l’a surnommée autrefois à cause de son importante communauté juive, joue un rôle de premier plan dans Tetuán. Relato de una nostalgia (Tetuán. Récit d’une nostalgie) du poète maroco- vénézuélien Moisés Garzón Serfaty. 642 Tetuán. Relato de una nostalgia est le récit d’un retour au pays d’origine. Il est empreint de nostalgie, du mal du pays et du besoin de ressentir et de réaffirmer les éléments d’une jeunesse passée dans la ville natale, avec tout ce que cela implique. C’est « […] la nostalgia de lo que no ha de volver. » 643 Ce retour (« volver ») est aussi un retour à une époque et un espace (le temps et le lieu des origines) révolus, qu’on ne peut plus faire revenir ou rétablir. 644 C’est un thème qui traverse aussi l’œuvre d’un autre écrivain juif de langue française : Edmond Amran El Maleh où philosophie, humanisme et mysticisme s’alternent et se complètent. 645 Tetuán. Relato de una nostalgia fut publié en 2008 et traite de manière très individuelle et personnelle des mémoires et des éléments les plus caractéristiques de la vie juive de l’époque où l’auteur a grandi, de ses mémoires d’enfance, du Tétouan des années 1950 et 1960. 646 Ces mémoires se lisent comme un plan ; le narrateur nous guide dans les ruelles et maisons de la judería , du Mellah, le quartier juif de la ville. Une exploration vers les aspects les plus significatifs de sa nostalgie, de ses souvenirs. Il s’agit de morceaux de vies et de traditions générales spécifiques de la région, reconnaissables pour ceux qui ont grandi et vécu à Tétouan au moment où les communautés juives-sépharades y étaient encore présentes. Les mots-clés qui forment le fil rouge du récit sont sans doute la

642 Garzón Serfaty, Moisés, Tetuán. Relato de una nostalgia, Caracas, Centro de Estudíos Sefardíes de Caracas de la Asociación Israelita de Venezuela , 2008. 643 « […] la nostalgie de ce qui ne reviendra pas. », p. 13. 644 Le concept de « volver », de « retourner » est très présent dans la culture espagnole et est lié dans un sens général à l’histoire et à la spiritualité (aussi à la superstition). 645 Cf. Haddad, Yasmina el et Ieme van der Poel, « Variations sur la figure du double : la mémoire judéo-marocaine chez Edmond Amran El Maleh et Mois Benarroch », (lieux, mémoires, commémoration), Meknès, Presses Universitaires de l’Université de Meknès, 2012, sous presse. 646 Donne une sorte de vue générale (personnelle) des éléments juifs des communautés juives marocaines de Tétouan. 206 nostalgie et la tristesse, comme l’indique aussi le titre du récit, et comme l’illustre la couverture du livre. On y voit une peinture d’une belle jeune femme juive- marocaine vêtue d’une robe de mariée (caftan juif-marocain de mariée : keswa lkbira ), appelée traje de berberisca en espagnol. La robe est ornée de bijoux d’or caractéristiques de la femme marocaine d’origine sépharade de Tétouan. 647 Puis, en bas de la couverture on trouve un plateau avec des théières et des verres typiquement marocains représentant en quelque sorte les différents éléments folkloriques qui constituent le judaïsme marocain du nord du Maroc. 648 Le récit est divisé en sept grands chapitres traitant chacun de sujets ou d’éléments de la vie juive et/ou des traditions religieuses, mais aussi des moments mémorables de la vie (naissance, mariage), cérémonies, fêtes (commémoratives) ainsi que de l’éducation (religieuse). Ces derniers aspects sont décrits dans un cadre de prescriptions religieuses et de traditions ancestrales spécifiquement sépharades qui furent propres aux Juifs-marocains (du nord du Maroc). Chaque chapitre est consacré à un sujet comme la langue marocco-sépharade, la hakétia , le drame du bateau Pisces en 1961, l’Alliance Israélite mais aussi des odes sous forme de poésie chantant la ville de Tétouan, signées par différents poètes marocains et espagnols. Les autres chapitres sont constitués par des brins de mémoires— non concrètes et surtout non tangibles ni perceptibles, comme les scènes inoubliables— l’évocation de la musique andalouse, de la chanson héritée des ancêtres espagnols, de certains proverbes et du souvenir de certains personnages mémorables. Le livre se termine par des poèmes à la louange de Tétouan par les poètes les plus connus de la ville. Ecrire ou fixer par écrit est une manière pour l’auteur de concrétiser/fixer un passé au même titre qu’une culture éphémère, devenue non tangible de nos jours. Le fixer aussi comme témoignage, comme pour le rendre tangible et le transformer en quelque chose de réel et surtout de présent. Il s’agit d’une intention dérivée du fait que la culture sépharade de Tétouan n’est plus celle d’antan.

647 De nos jours, on trouve encore le caftan juif (sépharade) ou d’inspiration juive (avec des motifs juifs) dans les collections de nombreux créateurs de haute couture marocaine par rapport au caftan. Ces dernières années, ce patrimoine juif a connu une relance au Maroc, ce qui s’exprime entre autres dans le revival du caftan juif-marocain et aussi dans l’intérêt pour les traditions spécifiques de cérémonies concernant le mariage juif-marocain. 648 Voir la partie sur le « costumbrismo literario ». 207

Le thème du patrimoine oral et immatériel

Dans ce livre de Garzón Serfaty ainsi que dans celui de Benarroch Pinto on a remarqué l’utilisation répétitive de la hakétia , l’expression de la voix d’une culture spécifique, celle des Juifs-espagnols nés au nord du Maroc. 649 Contrairement à la langue connue comme ladino , la langue judéo-espagnole, la hakétia est le judéo- espagnol mélangé avec l’arabe marocain. 650 C’est dans cet effort de transmission d’une histoire, d’un héritage culturel que réside la volonté ou le désir d’inscrire et avant tout de sauvegarder un patrimoine oral, d’éléments culturels immatériels. 651 Comme on peut le lire dans l’introduction, le livre vise à retracer une culture, des vies et des souvenirs pour laisser un « […] recuerdo testimonial para quienes vivieron en Tetuán. »652 Ainsi, ce récit fait fonction de témoignage en se rapportant à l’entourage direct et à la vie quotidienne, et en partant du désir de conserver les traditions juives-marocaines caractéristiques de Tétouan, c’est-à-dire l’héritage sépharade ou espagnol ou hispano-mauresque. Il est né de l’intention de conserver et de transmettre aux générations suivantes une culture ou le souvenir des traditions culturelles et religieuses spécifiques et originales issues d’un croisement de cultures et de langues, car il s’agit d’une identité sépharade en voie de disparition et d’une identité qui n’a d’autre territoire que celui d’une mémoire culturelle vouée à l’oubli. Transmettre la vie juive tétouanaise, les us et coutumes sépharades, les mémoires des parents et des aïeux est un thème qu’on retrouve chez d’autres écrivains sépharades contemporains, comme Esther Bendahan et Mois Benarroch. Mais à l’encontre de Serfaty, ils ne se contentent pas d’effectuer un retour en arrière mais parlent aussi de la désintégration de la communauté sépharade- marocaine, de l’exil et du déracinement culturel qui en furent la conséquence.

649 Voir, Felipe, Helena de, « Oralidad y memoria para el estudio del Norte de Marruecos », dans : Aouad, Oumama et Fatiha Benlabbah, 2008, pp. 103-123. 650 Un exemple dans le cinéma de l’utilisation de la hakétia est le film La vida perra de Juanita Narboni de la réalisatrice Farida Belyazid paru en 2005 et basé sur le livre d’Antonio Ángel Vázquez paru en 1976. 651 Cf. les conteurs de la place Jamaa’l-Fna à Marrakech (Patrimoine Immatériel de l’UNESCO). La valeur de la transmission des contes, proverbes, chansons (poétiques). 652 Présentation du livre par Elías Farache Srequi, président de la Asociación Israelita de Venezuela, p. 14. « […] une mémoire de témoignage pour ceux qui ont vécu à Tétouan. » 208

Note sur l’oralité

L’oralité, comme l’indique le mot, se rapporte à tout ce qui se communique par la voix et la parole. C’est la graphie qui joue le rôle de la voix, elle est ainsi liée à l’acte d’écriture. Le Maroc est un pays qui possède une grande tradition littéraire orale ; transmise depuis des siècles, cette tradition s’est enrichie d’une génération à l’autre, notamment aux contacts de nombreuses civilisations. Les contes, légendes et chants populaires, qui tous reposent sur la voix, sont des récits qui caractérisent la littérature ou le patrimoine populaire véhiculés dans différentes langues orales du Maroc ; le tachelhit , le tamazight , le tarifit — les principales langues berbères—, la hakétia , la ḥassania et la darija ; l’arabe marocain. L’oralité fonctionne comme désir de faire résonner les particularités d’une langue (refoulée ou en voie de disparition) dans l’écriture, ce qui signifie d’abord un attachement à la mémoire populaire, un élément d’identité. Ce qui est caractéristique, c’est qu’ils puisent souvent dans l’histoire ou le patrimoine historique du pays afin de les transmettre pour les générations à venir. Notons que l’oralité n’est pas utilisée ici comme technique d’écriture ou plus explicitement encore comme stratégie littéraire de subversion, comme c’est le cas chez Mohammed Khaïr-Eddine ou Abdellatif Laâbi, d’expression francophone. C’est précisément là que ressort la majeure caractéristique de ces exemples d’une littérature hispanophone dont l’oralité est mise au service de la sauvegarde de la mémoire et de la langue maternelles, mémoire culturelle et principalement linguistique.

209

8.6 « L’objet de mémoire » :

Déjalo, ya volveremos d’Esther Bendahan

Écrivain, journaliste et traductrice, Esther Bendahan est née à Tétouan en 1964. Sa famille sépharade-marocaine a toujours maintenu des liens avec l’Espagne, s’y installant définitivement après le départ du Maroc. La jeune Esther Bendahan s’établit avec sa famille à Madrid où elle fait des études de psychologie et de littérature française. Actuellement, elle est directrice du programme télévisé Shalom de TV2 et travaille à l’Institut culturel Casa Sepharad-Israël de Madrid. Déjalo, ya volveremos (Laisse-la, on reviendra un jour ), le roman qui constitue le sujet de la présente analyse, paraît en 2006 aux Éditions Seix Barral à Barcelone et est son troisième roman. 653 Ses contes ont paru dans diverses anthologies. Déjalo, ya volveremos raconte l’histoire d’une petite fille de sept ans, Reina, issue d’une famille sépharade de Tétouan composée de quatre filles, dont elle est l’aînée. La première partie du roman se situe à Tétouan et dépeint l’ambiance dans laquelle l’héroïne a grandi : il s’agit d’une grande famille installée dans la rue Bengualid, entre « la calle Batual y la calle Mohamed Torres. Cerca de una plaza » à Tétouan. 654 C’est quelque temps après l’Indépendance du Maroc. C’est par l’information fournie par la nounou des enfants, Doña Francisca, que le lecteur peut se faire une idée plus exacte du contexte temporel dans lequel est situé le roman : « Independencia, gritaban, Istiqlal , pero uno piensa que no es posible el cambio. Luego todo cambia y la realidad se vuelve a fijar de tal manera que parece de nuevo inamovible. La zona española vivió los acontecimientos con mayor

653 À part ce roman publié aux éditions Seix Barral, à Barcelone, Esther Bendahan publia le roman Soñar con Hispania avec Ester Benari aux éditions Tantín en 2002, La sombra y el mar , Morales del Coso en 2003, Deshojando alcachofas (Effeuiller des artichauts ), Seix Barral en 2005 qui connut un succès considérable en Espagne et pour lequel elle reçut aussi le Prix Nuevo Talento de la Fnac. En 2007, elle reçut le Prix Tigre Juan de novela pour son roman La cara de Marte, Algaida et en 2009 est publié El secreto de la reina persa , La Esfera de los Libros. Elle traduit en espagnol (avec Adolfo García Ortega) le livre d’Alain Finkelkraut Au nom de l'Autre : Réflexions sur l'antisémitisme qui vient, Barcelone, Seix Barral, 2005. 654 p. 25. Au Maroc, les Juifs du Nord avaient une position particulière par rapport aux autres communautés juives marocaines, comme le note l’historien Robert Assaraf : « Favorisés aussi bien par leur niveau culturel plus élevé de descendants directs des expulsés d’Espagne que par la géographie et l’histoire –proximité de l’Europe et précocité de l’ouverture vers l’extérieur – les Juifs du nord du Maroc, et en tête ceux de Tétouan, dès le XVIII e siècle, ont entamé le mouvement- individuel – d’émigration du Maroc. », dans : Assaraf, Robert, 2005, p. 270. 210 tranquilidad que la zona francesa, creo y España cedió a la independencia, recuerdo que era el mes de abril, hace ya unos años, pronto hará diez. »655 L’histoire du roman commence donc autour des années 60, quelques années après l’indépendance (1956). Déjalo, ya volveremos est un roman écrit à la troisième personne, mais si l’histoire nous est racontée par un narrateur omniscient et externe, la focalisation passe pour une grande partie par le personnage de la petite Reina. C’est à travers ses yeux d’enfant, de jeune fille de nature curieuse, pensive et observatrice, que le lecteur découvre progressivement le drame humain qui est en train de se dérouler dans l’entourage de l’enfant. Cette particularité dans la façon de raconter l’histoire ajoute une dimension plus profonde. Le point de vue d’enfant comme procédé littéraire acquiert dans ce sens une signification multiple. La manière dont le récit est raconté et dont le lecteur le perçoit produit des effets spéciaux. Le dire (ou la narration) et la perspective accentuent par là les faits de l’histoire, les événements ou le contenu du récit. 656 Présenter les évènements du point de vue d’un enfant permet de parler d’une expérience traumatique, de transmettre d’une autre manière et à partir d’une autre perspective ce qui est difficile à raconter directement. La vision d’enfant souligne l’angoisse de faire un voyage vers l’inconnu. Reina, d’une grande sensibilité, sent instinctivement que quelque chose va changer, qui bousculera l’ordre des choses. Une certaine tension est sensible dès le début de l’histoire. Quelque chose de mystérieux marque la vie quotidienne de Reina. Ne sachant pas ce qui se passe, son angoisse est davantage accrue par le comportement de son entourage, leurs conversations à voix basse et certains mots entendus par hasard mais dont le vrai sens lui échappe : « […] a menudo se escuchaban las palabras cárcel, clandestino, exilio, secreto, huida, restistencia, ilegal. »657 Cette énumération indique clairement à quel point l’ambiance familiale et sociale est devenue lourde de dangers imminents et de menaces.

655 « Indépendance, criaient-ils, Istiqlal , mais le changement ne semble pas possible. Après, tout change et la réalité revient à se figer de telle manière qu’elle paraît de nouveau immobile. La zone espagnole vivait les événements avec une plus grande tranquilité que la zone française, je crois que l’Espagne cédait à l’indépendance, je me rappelle que c’était au mois d’avril, il y a quelques années déjà, bientôt cela fera dix ans. », p. 27. 656 Reuter, Yves, 1991, pp. 49-56. 657 « […] Les mots, prison, clandestin, exil, secret, fuite, résistance, illégal s’entendaient souvent. », p. 13. 211

À l’angoisse que vit l’enfant et qui est causée par la situation incompréhensible qui l’entoure, s’ajoute encore la terreur que lui inspirent la nuit et l’obscurité. Lorsqu’elle se lève pendant la nuit, elle entend des voix qui s’élèvent quelque part dans la maison. Curieuse de savoir de quoi il s’agit, dans les petites heures pendant lesquelles elle est censée être au lit, Reina écoute aux portes. Pour l’instant, ses questions restent encore sans réponses. Or, il devient de plus en plus clair d’où ces tensions viennent et dans quelle mesure la situation est compliquée. C’est durant une conversation entre les parents de Reina, Julia et Samuel, que les choses sont mises au clair : « […] después del caso de los Abitbol hay que estar prevenido nada más […] »658 Un peu plus loin, le reste de l’histoire est dévoilé et il devient clair de quoi les adultes parlent : « En una clínica de Casablanca, en el año 57, se organizaba la salida clandestina de judíos marroquíes hacia Israel. »659 La mère Julia, quant à elle, garde une certaine neutralité ou distance par rapport à l’idée d’une éventuelle immigration (clandestine). Cette question les touche aussi, pusiqu’ils font partie de la communauté juive dans son ensemble : « Yo no digo que no haya que ayudar a esta gente a irse a Israel –concluyó su madre–, pero nosotros no estamos preparados para hacerlo, no nos corresponde y nos pone en peligro […] »660 Les choses semblent ne plus être les mêmes pour la société marocaine dans son ensemble. Quelques jours plus tard, c’est toujours sa mère, Julia, qui exprime sa préoccupation, ce qui permet à Reina de saisir plus ou moins la gravité de la situation : « No, la situación es mala. Hay mucha tensión […] al menos hay ya una tierra donde podemos vivir sin que nos hagan un favor. Aquí ya no es lo mismo y la vida se ha vuelto provisional. La ciudad se vacía […] »661 Progressivement et discrètement, la ville de Tétouan se vide de ses habitants. Et les commerces se

658 « […] Après le cas des Abitbol, il faut être prévenu, c’est tout […] », p. 21. Ceci réfère à la politique. Un peu plus loin, on trouve une mention du Mossad, une des agences de renseignement d’Israël. Le Mossad a demandé à un couple nommé Abitbol de venir à Tanger de Casablanca. Ils ont été mis en prison par les autorités marocaines à Tétouan. Peu de temps après cet incident, des personnes sont arrêtées avec de faux passeports. 659 « Dans une clinique de Casablanca, en l’année 57, s’organisait la sortie clandestine des Juifs marocains vers Israël. », p. 21. 660 « Je ne dis pas qu’il ne faut pas aider ces gens à s’en aller en Israël- concluait sa mère-, mais nous ne sommes pas préparés à le faire, cela ne nous convient pas et nous met en danger […] », p. 22. 661 « Non, la situation va mal. Il y a beaucoup de tension […] il y a au moins déjà une terre où on peut aller vivre sans qu’ils nous rendent un service. Ce n’est plus pareil ici et la vie est devenue provisoire. La ville se vidait […] », p. 23. 212 ferment, laissant des absences, des vides et un sentiment de solitude : « Había mucha gente y aun así estaban solos. »662 Pour Reina, la désintégration de la plus grande partie de la communauté juive tétouanaise demeure encore un mystère, les questions s’accumulent dans ses pensées, lorsqu’elle cherche à comprendre et à saisir la situation : « ¿Dónde irían ? […] »663 Trop d’agitations pour Reina pour rester indifférente à ce qui se passe autour d’elle, mais cela n’empêche pas qu’elle reste, en dépit de la situation, une fillette de sept ans avec tout ce que cela implique. Quand elle apprend que son père a été absent pendant un bon moment, incarcéré et questionné, une fois la peur et l’inquiétude passées, l’ordre des choses revient : elle avait, malgré toutes ses péripéties, appris à nager. À la suite d’une conversation entre Samuel, le père de Reina, et son ami Saïd, le lecteur commence à avoir une idée du contexte social de la situation vécue comme angoissante. Said dit ceci : « […] la verdad es que desde el cuarenta y ocho entre nosotros y vosotros es igual. Pero éste es vuestro país. »664 La réplique de Samuel nous fait entrer dans le cœur de la matière : « Es mi país y el de mi familia desde hace cientos de años, incluso Tetuán lo formaron los que llegaron de la península, es una ciudad sefardí, pero Said, debes de comprender lo que está sucediendo, nos tratan como enemigos, nos hacen responsables de lo que sucede al otro lado del Mediterráneo. »665 Il est bien évident que le père fait référence à la situation tendue au Moyen-Orient, surtout après la création de l’État d’Israël en 1948. Cette tension qui déchirait (et continue à le faire) Palestiniens et Israéliens fit qu’au Maroc aussi, une grande partie des juifs prirent partie pour Israël. 666 Reina passe beaucoup de temps avec Doña Francisca, qui garde les enfants le soir lorsque les parents sont sortis. Curieuse de tout savoir et intriguée par les histoires que Doña Francisca lui raconte, souvent puisées dans son histoire

662 « Il y avait beaucoup de gens et même ainsi ils étaient seuls. », pp. 78-88. 663 « Où allaient-ils ? […], pp. 88. 664 « […] la vérité est que depuis quarante-huit, les choses sont les mêmes entre vous et nous. Mais ce pays est le vôtre. », p. 41. Notons que 1948, la date de la création de l’Etat d’Israël, fut aussi significative dans l’histoire du Maroc comme on l’a montré dans la partie 7.1. 665 « C’est mon pays et celui de ma famille depuis des centaines d’années, même Tétouan a été construite par ceux qui sont venus de la Péninsule, c’est une ville sépharade, mais Said, il faut que tu comprennes ce qui est en traîn de se passer, on nous traite comme des ennemis, on nous juge responsables de ce qui se passe de l’autre côté de la Méditerannée. », p. 41. 666 La propagande sioniste et l’influence des instituts israéliens au Maroc ont joué un rôle significatif/décisif sur ce point. Cf. la partie 7.1 213 personnelle, Reina veut surtout entendre des histoires ancestrales comme : « […] de cuando llegaron los españoles a Tetuán y trajeron objetos interesantes. » 667 De plus, pour passer le temps agréablement, Reina et Doña Francisca ont inventé un jeu appelé, le « Jeu du faux Passeport » qui a pour but de donner un faux passeport à chaque personne (juive-marocaine) désireuse de quitter le pays et de s’exiler. À l’origine de ce jeu il y a une conversation que Reina a entendue par hasard quelque part : « Una vez escuchó hablar de un barco, se llamaba Pisces , no recuerda la conversación, pero supo que era gente que viajaba a Eretz Israel. »668 Sous la plume de Bendahan, ce qui à première vue paraît être une pure invention, un jeu d’enfant, se convertit progressivement en « mémorial » pour la population juive tétouanaise disparue. Ainsi, le texte fictionnel fournit une liste très précise où figurent non seulement des noms d’individus mais aussi des familles entières, parfois avec les noms, les occupations, les lieux de naissance, les ambitions et cetera : « José Jabes Benchimol. Es de Tetuán, pero vive en Xauen. Es un hombre muy religioso, rasgo de su personalidad […]. Dicen que los textos que escribe para las mezuzot , que luego están en los umbrales de vuestras puertas, tienen cualidades especiales. Decidió irse a Tierra Sante […] »669 L’innocent en apparence, le « Jeu du faux Passeport » fait référence à des faits historiques très précis. 670 Comme le constate l’historien Robert Assaraf : « Depuis 1956, les gouvernements successifs du Maroc […] s’étaient efforcés de retenir les Juifs dans leur patrie ancestrale et de les soustraire à l’influence de la propagande sioniste. 671 Cette politique eut pour conséquence : « […] selon les époques et les catégories sociales concernées, la délivrance aux Juifs de passeports. »672

667 « […] du temps où les Espagnols arrivèrent à Tétouan, apportant avec eux des objets intéressants. », p. 30. 668 « Une fois, j’entendis parler d’un bateau qui s’appelait Pisces, je ne me rappelle plus la conversation, mais j’ai su que ces gens voyagaient à Eretz Israël. », pp. 30-31. 669 « José Jabes Benchimol. Il vient de Tétouan, mais habite à Chaouen. C’est un homme très religieux, caractéristique de sa personnalité […] Ils disent que les textes qu’il écrit pour les mezuzot , qui plus tard se trouvent aux seuils de vos portes, contiennent des qualités spéciales. Il décida de partir en Terre Sainte […] », p. 31. 670 Voir à cet effet aussi l’analyse de Campoy-Cubillo, Adolfo, 2012, pp. 86-87. 671 Assaraf, Robert, 2005, p. 709. 672 Assaraf, Robert, 2005, pp. 709-710. 214

Parmi les faits historiques auxquels le roman fait référence il y a également le drame du bateau Pisces. 673 Dans le texte, c’est l’oncle de Reina qui lui raconte l’histoire du bateau : « Muchos quisieron llegar a Eretz Israel. Cuando el Pisces , el Egoz como se conoce en Israel, salió de Casablanca en su tercer viaje clandestino, naufragó, no olvidaré ese miércoles, 10 de enero 1961, en la costa cercana a Tetuán, muchos fuimos a buscar supervivientes pero sólo pudimos enterrar a los muertos. »674 Dans la mémoire collective juive marocaine, le naufrage du Pisces est devenu le symbole de l’organisation de l’émigration clandestine du Maroc vers Israël dans les années 1960. 675 Cet événement marqua toute une communauté et resta gravé dans la mémoire des ses membres. 676 Le point de vue de l’enfant permet non seulement à l’auteur d’évoquer cette triste histoire mais aussi de la dépasser en quelque sorte. En effet, grâce au pouvoir de l’imagination propre aux enfants, Reina est capable de donner à cette histoire un dénouement heureux : elle pourrait aider ces gens et les diriger vers la terre promise, Israël. Dans les paroles de Reina : « La emigración ilegal era algo de lo que no se hablaba pero que todos conocían. Ella se puso en contacto con « ellos. » Había un barco que saldría en pocos días. Decidió irse en el barco Pisces hacia La Tierra Prometida, la tierra de leche y miel. »677 Un pays que la petite fille décrit en termes bibliques, à l’exemple d’une grande partie des Juifs-Marocains, comme un paradis terrestre.

673 Outre la référence au naufrage du bateau et le contexte de la mer, on pourrait lire dans le mot Pisces une allusion à la diaspora sépharade, dispersée dans le monde. 674 « Nombreux sont ceux qui voulaient arriver en Eretz Israel. Quand le Pisces , l’ Egoz comme il est connu en Israël, sortit de Casablanca pour son troisième voyage clandestin, il fit naufrage. Je n’oublirai pas ce mercredi 10 janvier 1961, sur la côte près de Tétouan. Beaucoup d’entre nous allèrent chercher des survivants, mais nous pûmes seulement enterrer les morts. », p. 232. 675 Cf. Le film Adieu Mères (Wadā’n umāhat ) du réalisateur Mohammed Ismaïl, sorti en 2008. 676 À travers cette fictionnalisation du voyage du bateau Pisces on peut lire la « vraie » histoire du bateau du même nom dans lequel quelques dizaines de familles juives-marocaines se sont embarquées, et qui, à son départ de Casablanca vers Israël a coulé près de la côte marocaine du Nord à cause du mauvais état du bateau, près de la ville d’Al Hoceima, le 10 janvier 1961. 677 Reina : « L’émigration clandestine était quelque chose dont on ne parlait pas, mais dont tout le monde était au courant. Elle se mettait en contact avec « eux. » Il y avait un bateau qui allait sortir dans quelques jours. Elle décida de partir dans ce bateau Pisces vers la Terre Promise, la terre du lait et du miel. », p. 150. 215

Madrid

La seconde partie du roman est consacrée au départ de la famille et à son installation dans la ville de Madrid. Le départ, qui n’est autre qu’un exil définitif, est présenté aux enfants sous l’aspect de vacances d’été prolongées. L’adieu à la ville représente une sorte d’hommage aux caractéristiques pittoresques de la ville blanche andalouse de Tétouan : « Y desapareció la ciudad, las casas blancas, los azules y verdes de los portales, las palmeras y el aire que las mueve, los arcos de medio punta, los cafetines, las callejuelas empinadas, las plazas, las sinagogas. » 678 À l’approche de la frontière marocco-espagnole, la tristesse évoquée par le départ semble se refléter dans la nature qui entoure les émigrés, un nuage épais couvrant la frontière. Cette pression atmosphérique pesante accentue davantage le poids psychologique de ce départ : « Y una nube cubrió la frontera. Parecía solitaria, era una puerta de entrada y salida, un lugar ficticio e irreal que sin embargo parecía presente. »679 Le nuage acquiert alors une signification symbolique, de porte ouverte et d’endroit ouvrant sur quelque chose de nouveau. Le départ semble inévitable ; dans les paroles du père : « […] había que huir […] »680 Une fois la famille arrivée à sa destination finale pour y commencer une nouvelle vie, les différences et le choc du déracinement culturel et géographique se font très vite sentir, en particulier pour Reina. L’éloignement physique de sa ville natale engendre chez elle en premier lieu un éloignement d’esprit : « Tetuán se fue borrando de su mente, convirtíendose en una tierra lejana, olorosa y llena de calor. »681 À l’école, le changement se note aussi. Pendant le cours de français, l’héroïne découvre qu’elle a un avantage sur ses camarades de classe, car elle connaît déjà le français, langue d’enseignement à l’Alliance Israélite de Tétouan. 682

678 « Et la ville disparaissait, les maisons blanches, les bleus et verts des entrées, les palmiers et l’air qui les faisaient bouger, les arcs de demi pointe, les petits cafés, les ruelles en pente, les places, les synagogues », p. 93. Tétouan en tant que cité juive dénommée Petite Jérusalem . 679 « Et un nuage couvrait la frontière. Il paraissait solitaire, c’était une porte d’entrée et de sortie, un endroit fictif et irréel, qui pourtant avait l’air présent. », p. 93. 680 « […] il fallait fuir […] », p. 193. 681 « Tétouan s’effaçait de son esprit, la transformant en une terre lointaine, odorante et pleine de chaleur. », p. 100. 682 Sur ce point, il est interéssant de noter la différence qui existe entre les pays du Maghreb concernant l’influence du français, institutionalisé par l’Alliance Israélite. À ce propos, Guy Dugas, spécialiste de la littérature judéo-maghrébine d’expression française, dit ceci : « En effet, alors que c’est au Maroc que furent créées les premières écoles de l’Alliance, la judaïté de ce pays demeura toujours, des trois communautés maghrébines, la moins attirée par la culture et la langue 216

Mais elle est aussi confrontée à des choses moins agréables. L’enfant a également des difficultés d’adaptation, à l’école, elle est l’autre, la Juive. La notion de déplacement géographique devient ainsi plus grande (plus concrète) qu’elle- même : « […] la adaptada sin país era ella, y que nunca tendría país, que los echarían siempre, y que ser judío no sólo era un insulto sin que era ser echado. »683 Ce sentiment de rejet la préoccupe. Notons que les mots sont très chargés ; le rejet, l’expulsion, sont des mots qui font immédiatement penser au rejet et à l’expulsion des Juifs espagnols au XIII e siècle. Chez l’enfant, la confrontation avec son nouveau milieu et avec une nouvelle réalité suscitent de l’inquiétude. Même la synagogue madrilène que la famille fréquente dorénavant n’est pas à la hauteur comparée à celle de Tétouan : « Era un edificio antiguo en la calle Pizarro. Una sinagoga en un piso. No tenía esa calidez de las que ella recordaba en Tetuán, faltaba luz dorada, la tenue espiritualidad de la atmósfera. »684 Les journées de fête juives qu’ils célèbrent sont d’une importance majeure dans la famille. Toute la vie des personnages du roman est pour ainsi dire centrée sur les jours festifs et commémoratifs relatifs au judaïsme. C’est ce qu’exprime le père de Reina en des termes très précis et significatifs, en parlant des jours commémoratifs : « Todo adquiere sentido en nuestra memoria. Esta celebración es un ejercicio de memoria. »685 C’est comme une matérialisation de la mémoire et des mots, de la langue : « […] Somos palabras y memorias. »686 Les coutumes juives fonctionnent ici comme un « exercice de mémoire. » Le départ de la famille et le nouveau commencement à Madrid touchent le père, qui éprouve des difficultés à s’habituer à la nouvelle situation, tourmenté par les questionnements identitaires. Un déplacement de lieu et le changement de circonstances, altèrent le présent et étendent la notion de géographie, de stabilité topographique. Reina, de son côté, essaie surtout d’unir le présent aux mémoires

françaises, ce qui explique d’une part le petit nombre d’auteurs judéo-marocains présents dans nos inventaires […] », dans : Dugas, Guy, 1990, p. 31. 683 « […] elle était l’adaptée sans pays, et qu’elle n’aurait jamais de pays, qu’ils l’expulseraient toujours et qu’être juif n’était pas seulement une insulte mais que c’était la même chose qu’être expulsé. », p. 106. 684 « C’était un ancien édifice dans la rue Pizarro. Une synagogue dans un appartement. Elle n’avait pas cette chaleur des synagogues dont elle se souvenait de Tétouan, il manquait la lumière dorée, la spiritualité ténue de l’ambiance. », p. 118. 685 « Tout requiert un sens dans notre mémoire. Cette célébration est un exercice de mémoire. », p. 205. 686 « […] On est fait de mots et de mémoires. », p. 205. 217 du passé, de faire en sorte que ces deux réalités vécues soient compatibles. Et même dans cet état esprit, il est d’une grande importance de se souvenir : « […] que lo vivido, lo soñado, lo recordado ocupan espacios de realidad simultáneos, que el pasado al ser sabido tiene presencia actual, que la aparición de uno no alteraba la existencia del otro […] había que recordar. »687

La mémoire revisitée

Autour de la petite Reina, la nostalgie de la terre natale et les souvenirs de Tétouan sont omniprésents. Dans la rue, une quelconque odeur la fait revenir à Tétouan où son père était directeur de Pepsi et avait un garage dans lequel travaillaient ses employés. Aussi, un beau matin, les préparations du petit déjeuner se joignent à des récollections du passé : « […] el olor del café invadió la habitación, un olor intenso, cálido […] un olor también lleno de recuerdos ; el tostadero de Tetuán, las tardes con su padre, ese olor familial y a la vez exótico que despertaba muchos deseos. »688 La mémoire est donc étroitement liée à des sensations olfactives. 689 Mais les souvenirs d’un monde perdu s’investissent aussi dans un objet matériel : une armoire. C’est au moment où sa mère l’embrasse après une expérience désagréable à l’école, qu’elle retourne à cet objet tant aimé qu’elle avait dû laisser derrière elle : « Déjalo, ya volveremos » avait dit son père au départ. 690 L’armoire bleue qu’elle ne pouvait pas emmener avec elle, reste gravée dans sa mémoire, liée à la notion d’un retour à Tétouan, sa ville natale. Un retour qui semble impossible, irréaliste, elle savait que ce retour était improbable. C’est un retour éternel, un va-et-vient d’un lieu à un autre, du présent au passé. Cette armoire fonctionne comme le symbole de tout ce que l’héroïne a dû laisser derrière elle, toute sa vie à Tétouan, au moment où elle entame une nouvelle vie en

687 « […] que le vécu, le rêvé, le souvenir occupaient des espaces de réalités simultanés, que le passé, pour être connu a une présence actuelle, que l’apparition de l’un n’altérait pas l’existence de l’autre […] il fallait se souvenir. », p. 235. 688 « […] l’odeur du café envahit la chambre, une odeur intense, chaleureuse […] une odeur aussi pleine de souvenirs ; le grilloir de Tétouan, les après-midis avec son père, cette odeur à la fois familiale et exotique qui réveillait beaucoup de désirs. », p. 156. 689 Cf. Poel, Ieme van der, « Lorsque Combray s’appelle Alger ou Saigon : Pour une « déterritorialisation » des saveurs », Savoirs, saveurs , Delmeule, Jean-Christophe (éd.), Lille, Presses de l’Université de Lille III, 2010, pp. 239-251. 690 « Laisse-la, on reviendra un jour », p. 106. 218

Espagne. Dans ce sens on pourrait aussi le voir comme une métaphore de la mémoire du passé ; un bagage historique et sentimental qui, comme l’armoire en tant qu’objet matériel, s’est avéré trop grand et trop lourd pour l’emporter en Espagne. Malgré l’émotion qu’éprouve Reina lorsqu’elle pense à son armoire bleue qu’elle a été obligée de laisser, objet qui symbolise le passé, son enfance et Tétouan, cet abandon qui revêt à la fois une réalité physique et mentale a aussi un côté positif. Il représente un nouveau commencement sans le « poids de l’armoire bleue », sans le poids des mémoires, du passé. Dans son analyse du roman anglophone The Gunny Sack de M.G. Vassanji, Rosemary Marangoly George fait mention d’un sac de voyage ( gunny sack ) qui, dans le milieu des migrants indiens qui y est décrit, joue un rôle comparable à celui de l’armoire bleue chez Bendahan. 691 Ce qui est intéressant aussi, c’est qu’il s’agit, comme chez les Juifs du Maroc, d’un exil dédoublé. Car cette famille indienne a d’abord quitté son pays d’origine pour l’Afrique, pour fuir ensuite vers l’Angleterre. Comme l’armoire chez Bendahan, le sac de voyage fonctionne comme porteur de l’histoire familiale de quatre générations d’immigrés. Pour certains membres de la famille, le sac devrait être abandonné, car ils le considèrent comme un fardeau les empêchant de commencer quelque chose de nouveau. Pour d’autres, l’oubli ou l’élimination du sac est illusoire. Pour ces derniers, le passé ne peut pas être oublié aussi simplement, car on a besoin du passé pour reconstruire le présent. On pourrait encore faire le rapprochement avec les observations faites par l’ethnographe Marjo Buitelaar à propos d’une famille d’immigrés d’origine marocaine aux Pays-Bas. Dans le cas décrit par Buitelaar il s’agit d’une jarre marocaine. Cet objet est chéri par la fille qui s’est complètement intégrée dans son nouveau pays européen. La mère en revanche, par ailleurs beaucoup plus traditionnelle que sa fille, ne comprend pas pourquoi sa fille tient tant à cet objet venu d’un autre monde. 692 Nous retrouvons donc ici les mêmes éléments réunis autour d’un objet fétiche qui, dans les trois cas cités, est aussi un réceptacle. Contenant de façon métaphorique le passé de l’immigré ou de l’exilé, l’objet fétiche peut être considéré comme un instrument thérapeutique qui, chéri ou rejeté, aide les personnes déplacées à se créer une place dans leur nouvelle patrie.

691 Marangoly George, Rosemary, 1999, pp. 171-197. 692 Buitelaar, Marjo (éd.), 2010, pp. 85-96. Voir aussi, Buitelaar, Marjo, Van huis uit Marokkaans. Over verweven loyaliteiten van hoogopgeleide migrantendochters , Amsterdam, Bulaaq, 2004. 219

De ce point de vue, le titre du roman Déjalo, ya volveremos , se prête à plusieurs interprétations. D’abord, il y a l’apparente facilité avec laquelle le père s’adresse à Reina concernant l’armoire, « Laisse-la… », puis le « on reviendra », qui est porteur d’ambiguïté. C’est dans la combinaison des mots du titre que réside le paradoxe. On laisse quelque chose derrière soi, dans le cas présent l’armoire, symbole du passé, du bagage devenu inutile, qu’on abandonne pour commencer une nouvelle vie. Et en même temps, il y a la promesse du retour, un retour possible, d’une part ; on peut toujours retourner, revivre les mémoires (ou y avoir accès), se souvenir des senteurs, des personnes, des lieux, des moments, etc. D’autre part, le père de Reina sait très bien qu’ils ne retourneront pas au Maroc. Une promesse de réconfort, de retour ? Dans ce sens, l’armoire abandonnée est cette chose matérielle qui reste là comme référence, comme point d’attachement, comme réconfort et comme preuve, comme une « trace » de cette communauté disparue. Cette promesse en l’air, laissée ouverte, offrant toujours la possibilité de retourner, comme pour maintenir l’illusion vivante qu’un jour, la réunion avec la terre natale, l’armoire tant aimée de Reina, serait possible. Une illusion nécessaire pour le père, de même que pour Reina, pour pouvoir entamer une nouvelle vie en Espagne sans perdre le soutien spirituel, sans perdre « sa terre », son « chez-soi » natal. C’est à partir de ce bout de terre natale que tout autre voyage, toute autre vie est définie et c’est là qu’ils trouveront toujours leur origine. Le souvenir est souvent aussi accompagné d’une tristesse et d’une certaine résignation. Pourquoi se souvenir quand le retour n’est pas une option, quand les choses qui manquent ne peuvent pas être proches. Ainsi, les fêtes juives n’ont pas la même ambiance. Au fil du temps, pour Reina, le souvenir lointain de Tétouan se mêle à une certaine insensibilité ou indifférence. Seule la réalité vécue, comme lorqu’il est question de son père en prison, lui affirme le vécu. Néanmoins, l’idée du retour revient sans cesse, même dans la vie de tous les jours. Quand Reina arrive chez elle après une excursion pendant laquelle elle a failli se perdre, et qu’elle ne trouve pas sa mère chez elle, c’est la voix rassurante de grand-mère qui lui dit : « Va a volver, las madres siempre vuelven, mi bueno , no llores. »693 Ainsi, ce retour de la mère, ce retour à la terre natale semble circulaire, répétitif, et en même temps libérateur et réconfortant. Partir et revenir vers cette

693 « Elle reviendra, les mères toujours reviennent, mi bueno (ma chère), ne pleure pas. », p. 177. 220 même terre, le même retour. C’est une notion philosophique du retour où le départ et l’arrivée convergent comme on peut lire dans la citation suivante : « Algún día regresarían, pero ya habían vuelto. Y si tenían que irse, sería para llegar a un lugar al que estaban volviendo. »694 À la fin, on pourrait dire que l’endroit laissé derrière soi ne l’est pas, mais qu’il reste chéri et est toujours là, comme l’avance Doña Francisca au moment des adieux : « […] que uno deja sitios, pero que nunca los abandona. »695 Un « lieu de mémoire » qu’on ne peut jamais abandonner, car il sera toujours là pour qu’on se souvienne de lui. Une autre dimension de la mémoire qu’on trouve dans ce roman est le souvenir des ancêtres, des origines culturelles, de la mémoire sépharade. Quand Reina apprend qu’un nouveau bébé est attendu dans sa famille, il est tout de suite identifié à une appartenance espagnole :

Sería el primer español de la familia ; luego añadían que ellos eran sefarditas, que eran españoles de siempre y que además también habían nacido en el protectorado, que era una manera de estar y ser de España…. Pero de cualquier manera repetían que era el primero de la familia en la península. 696

La notion d’ « hispanité » ou plutôt de « sépharadisme » est significative car non seulement elle renvoie aux origines culturelles et linguistiques de la famille, mais elle renforce encore un aspect important de la culture sépharade. 697 Une culture qui s’est désintégrée et dispersée dans le monde, une culture sépharade de nos jours sans véritable terre. La citation, un Espagnol ou Sépharade sur terre espagnole souligne et montre justement la tragédie des exilés sépharades et de leurs descendants. En ce qui concerne Reina, après une année passée dans ce nouveau pays, passé, histoire et présent s’unissent enfin grâce aux souvenirs qu’elle s’est faits.

694 « Un jour ils retourneront, mais ils étaient déjà retournés. Et s’ils devaient s’en aller, c’était pour arriver à un lieu d’où ils étaient en train de revenir. », p. 239. 695 « […] qu’on part des lieux, mais qu’on ne les abandonne jamais. », p. 94. 696 « Il sera le premier Espagnol dans la famille ; après ils ajoutaient qu’ils étaient sépharades, qu’ils étaient espagnols depuis toujours et qu’en plus, ils étaient aussi nés pendant le protectorat, que c’était une façon d’être espagnol…. Mais de toute façon, ils répétaient qu’il allait être le premier de la famille dans la Péninsule. », p. 238. 697 Cf. Bendahan, Esther, « Sefardistán », El País , 2 février 2007, http://elpais.com/diario/2007/02/08/opinion/1170889205_850215.html (consulté le 27-03- 2008) ; Vidal Sephipha, Haïm, « La cité perdue des Séfarades », Le Monde diplomatique , juillet 1997, http://www.monde-diplomatique.fr/1997/07/VIDAL_SEPHIHA/8868 (consulté le 14-04-2008). 221

C’est cette fermeture du cercle qui unit l’expérience de l’immigration à celle d’un nouveau début et des mémoires. La mémoire ancestrale familiale se trouve aussi exprimée par des femmes exemplaires dans la famille. En compagnie de sa grand- mère, Reina se met à lire des livres le soir. C’est ainsi qu’on fait connaissance avec une certaine Blanche Bendahan que la grand-mère lui présente comme une parente lointaine :

Vamos a leer este libro […] quiero que conozcas a Blanche Bendahan, era pariente de un familiar mío. Nacío en Orán, escribe novelas, supo muy bien recoger nuestro espíritu, sobre todo acerca del amor, en una ocasión le conté algo que me sucedió y ella escribió un cuento. 698

Il me semble que le narrateur fait référence à l’écrivain francophone Blanche Bendahan qui grandit à Tétouan. 699 Cette évocation d’un éventuel lien de parenté par le nom de famille, crée aussi un lien intertextuel entre le roman d’Esther Bendahan et Mazaltob (1930), le roman de Blanche Bendahan où celle-ci représentait la communauté sépharade de Tétouan des années 30 du siècle dernier. 700 Ce lien métatextuel me semble significatif dans la mesure où il permet au narrateur de revendiquer ou de se rapprocher de l’héritage culturel dont elle se réclame, notamment celui de « nuestro espíritu », la culture juive du Maghreb issue d’Espagne. 701 Un rapprochement au féminin qui surpasse la langue d’expression littéraire.

698 « On va lire ce livre […] j’aimerais te faire connaître Blanche Bendahan, elle était membre de la famille d’une connaissance à moi. Elle est née à Oran, elle écrivait des romans et elle a très bien su résumer notre esprit, surtout concernant l’amour. Une fois, je lui ai raconté quelque chose qui m’était arrivée et elle en a écrit un conte. », p. 178. 699 Cf. Bensoussan, Albert, « L’image de la femme judéo-maghrébine à travers l’œuvre d’Elissa Rhaïs, Blanche Bendahan et Irma Ychan », Plurial, 1, Rennes, Université de Rennes II, 1987, pp. 29-33 ; Dugas, Guy, « La littérature judéo-algérienne d’expression française : Blanche Bendahan », Parcours , nº 13-14, 1990, p. 61. 700 Pour une analyse plus détaillée de Mazaltob , voir le chapitre VII, p. 10, note 24. 701 Voir à cet effet l’analyse de roman de Campoy-Cubillo, qui discute l’appartenance identitaire de Bendahan et qui tend, selon lui, à une identité espagnole-européenne-séphardique. Campoy-Cubillo, Adolfo, 2012, pp. 86-90. 222

Conclusion

L’essentiel, si l’on peut dire, du roman d’Esther Bendahan, consiste à unir le présent et les mémoires du passé, à intégrer ces dernières dans le présent. Dans ce qui suit, je ferai un résumé des moyens divers qui permettent à l’héroïne de relier le présent au passé. Le premier, c’est ce qu’on appelle depuis Proust la mémoire involontaire. Il s’agit de sensations olfactives, comme l’odeur du café qui lui fait revivre son enfance passée à Tétouan. Le second est le patrimoine juif religieux, comme les fêtes commémoratives juives, les traditions culinaires et religieuses. À cet égard, l’hispanité fait aussi partie de l’aspect mémoriel. Elle sert de moyen, comme nous l’avons déjà montré, pour réconcilier la famille avec un départ, un exil, qui, historiquement parlant, peut être considéré aussi comme un retour aux racines ou une recherche identitaire implicite. 702 Le troisième élément comprend l’objet fétiche qui représente un passé qui n’est plus. Marangoly George souligne le fait que l’on retrouve souvent la référence à de tels objets dans l’écriture de l’exil. J’y ajouterai pour ma part que ce sont souvent des réceptacles, des objets pour garder ou transporter des choses. Dans un des romans anglophones analysés par Marangoly George il s’agit d’une vieille valise, chez l’écrivain Edmond Amran El Maleh ( Mille ans, un jour , 1986) il y a le coffret de thuya qui contient les lettres du grand-père défunt ; dans l’autobiographie d’Edward Saïd ( À Contre-voie. Mémoires, 2002), ce sont les clés de la maison à Jérusalem, abandonnée par les exilés palestiniens. Chez Bendahan, enfin, c’est une armoire bleue que l’enfant a dû abandonner dans sa maison de Tétouan et qui devient quasiment l’emblème de ce chez-soi qui n’existe plus. Enfin, la référence intertextuelle qui fait le lien entre le roman d’Esther Bendahan et celui de Blanche Bendahan, enracine ce texte dans l’ensemble de la littérature judéo-marocaine du Maghreb. Par contre, chez Esther Bendahan, la référence à l’état d’Israël est quasiment absente, car la famille n’a jamais envisagé

702 L’idée de l’exil est très importante dans le cadre historique et culturel. Ce qui revient est le va-et- vient entre le Maroc et l’Espagne, un va-et-vient continu jusqu'à nos jours, même si la nature et le contexte de l’exil changent (je pense notamment aux harragas qui font la traversée en quête d’une vie meilleure). Les Juifs (berbères) marocains ancestraux (surtout l’élite) sont allés en Espagne pendant l’Âge d’Or des cultures juives et islamiques (X e siècle), apporter leurs connaissances et profiter de la prospérité de l’époque dans la péninsule Ibérique. Puis, des années bien avant la Reconquête catholique, les juifs (avant les moriscos ) sont expulsés, de nombreux Juifs se sont exilés vers le Maroc, pays de leurs aïeux. Au XIX e siècle, on assiste au départ (in)volontaire de centaines de Juifs vers, par exemple, l’Espagne. 223 de partir pour Israël, en ce sens que le choix de l’Espagne était plus évident, vu l’histoire généalogique familiale. Ce récit souligne par contre l’idée de l’ancienne convivencia hispano-marocaine. Le lien intertextuel renforce l’idée d’un rapport très étroit et ancestral entre l’Espagne et l’Afrique du Nord. Pour les Juifs de Bendahan, le vrai pays serait soit le Maroc (le Maghreb), soit l’Espagne, Sefarad , le pays d’origine.

224

8.7 « Sur les traces du passé » :

En las puertas de Tánger de Mois Benarroch

D’ici la Qriquia, d’ici le cimetière, la distance n’est pas grande, le parcours est immobile. Où est la trace, où est le lieu ? 703

Edmond Amran El Maleh, Le café bleu Zrirek , 1998.

Dans cette citation mise en exergue, faisant référence au cimetière juif de la ville marocaine d’Asilah, l’écrivain marocain de langue française, Edmond Amran El Maleh fait allusion à un épisode important de l’histoire du Maroc. 704 Il s’agit du tragique et profond drame du départ massif de la majeure partie des Juifs marocains dans les années 1960 et 1970. 705 Trois murs sont encore debout et entourent le cimetière, le quatrième mur qui devrait le protéger de la mer est tombé en ruines. 706 Ces pierres tombales témoignent de générations et d’histoires familiales enfouies dans le passé et d’une filiation (généalogie) interrompue. Mais elles sont avant tout des témoignages de vies, devenues des fragments de mémoires (immatérielles), de distance non saisissable et des symboles d’un vide laissé derrière soi : l’absence (de la présence) de la communauté juive au Maroc. Dans la définition de Jacques Derrida, la trace constitue l’« arche-phénomène de mémoire ». 707 Ainsi, elle fonctionne comme un vecteur de signification. C’est dans l’opposition « présence-absence », qui maintient cette dynamique, que toute autre

703 Amran El Maleh, Edmond, 1998, p. 19. 704 Edmond Amran El Maleh est né à Safi en 1917 (1917-2010). Il commence à écrire à l’âge de 63 ans. C’est la visite au cimetière juif d’Asilah en 1979-80 qui a inspiré l’écriture de son premier livre, Parcours immobile (Maspéro, 1980) dans lequel il décrit la mort de Nahon, le dernier Juif d’Asilah. 705 On distingue en gros trois périodes d’émigration. La création de l’Etat d’Israël proclamé en 1948. Après l’indépendance du Maroc en 1956 et après la Guerre des Six jours au Moyen-Orient en 1967 (aussi dans les années 60 à cause de la propagande anti-juive du Parti de l’Istiqlal). 706 Asilah est une des rares villes, comme Safi, qui n’a pas eu de quartier juif ou mellah . Juifs et musulmans marocains vivaient mélangés. 707 Derrida, Jacques, 1967, p. 70. Il est à noter que Jacques Derrida (1930-2004) est également issu de la communauté juive du Maghreb. Il est né en Algérie où il passa son enfance. 225 chose peut être comprise. 708 C’est dans cet espace d’interaction entre une présence et une absence, que la notion de « mémoire » est illustrée. C’est ce rapport qui constitue la « mémoire » de la trace. Car comme la mémoire, la trace est à la fois absence et présence. Sa visibilité est éphémère, elle s’efface dans le temps. Elle fait allusion à quelque chose qui a été, qui n’est plus. Nathalie Martinière écrit à ce propos :

La notion de trace suggère une marque physique, l'empreinte du passage d'un objet sur un autre et son caractère fugace. Elle oscille donc entre connotations positives - comme repère dans le temps et dans l'espace - et connotations négatives, voire douloureuses - marque ou cicatrice [...]. Elle tend aussi à s'effacer, et de cet effacement vient qu'on la remarque particulièrement ; suggérant la présence dans l'absence (ou l'inverse), elle capte l'attention parce qu'elle suggère sa propre disparition et par association, la disparition de toute chose. 709

C’est ainsi que la trace et la mémoire se concrétisent dans le passé et dans le présent. Ce thème, la trace et la mémoire, est au centre du roman En las puertas de Tánger écrit par Mois Benarroch, qui fait l’objet de la présente analyse. 710 Dans cet ouvrage, l’auteur va à la recherche des traces laissées par la communauté juive du Maroc du Nord, l’élément marocain d’une identité sépharade, de même qu’il questionne la notion d’appartenance. Ce roman pourrait également être considéré comme une variation sur un thème récurrent dans la littérature marocaine d’expression française, à savoir « le retour au pays », qu’on trouve par exemple chez Fouad Laroui dans Méfiez-vous des parachutistes (1999) ou chez dans Au pays (2009).

Né à Tétouan en 1959, Mois Benarroch, d’origine sépharade, émigre en Israël avec ses parents à l’âge de 13 ans, comme de nombreux Juifs-Marocains à cette époque. Il fait partie d’une des vagues d’émigration des Juifs-Marocains qui, dans les années 1960 et 1970, décidèrent de partir et de quitter le Maroc. Écrivain et poète juif- marocain, sépharade, israélien, Benarroch écrit en plusieurs langues dans

708 Idem., p.71. 709 Martinière, Nathalie, 2008, p. 111. 710 Benarroch, Mois, En las puertas de Tánger , Barcelone, Ediciones Destino, 2008. 226 lesquelles son identité multiple s’articule. Il commence à écrire en anglais et en hébreu, et plus tard aussi dans sa langue maternelle, l’espagnol. 711 À propos de l’espagnol, il dit :

My mother tongue is Spanish, so this language should have been the most obvious choice. But I never learned Spanish formally […]. I went to a school in Morocco where the teaching language was French, the Alliance Française. Spanish wasn’t even a second language, or a third. As a matter of fact, we learned English, Hebrew and Arabic, but not Spanish. This is a strange fact since this was the mother tongue of all the pupils and most of the teachers. 712

En las puertas de Tanger de Mois Benarroch fut publié en 2008 aux Éditions Destino à Barcelone. 713 Un narrateur omniscient introduit l’histoire de la famille sépharade-marocaine Benzimra. Le décès du père les a réunis chez un avocat pour le partage de l’héritage. À ce moment-là, ils découvrent que leur père leur a non seulement légué de l’argent, mais aussi un demi-frère dont personne n’imaginait l’existence : « Un silencio absoluto cayó en la oficina del abogado Ilan Oz en la calle Ben Yehuda 7 en Jerusalén. »714 Signalons que le nom de cette rue, Ben Yehuda signifie dans les deux langues sémitiques, en arabe et en hébreu, « Fils de Juif ». S’agit-il d’une allusion au demi-frère qui, parce que de père juif est considéré selon l’islam comme « juif » ? : « […] según el judaísmo, es musulmán, porque su madre es musulmana. Según el islam, es judío porque su padre es judío […] »715 Par ailleurs, le numéro de la rue, 7, peut confirmer cette interprétation. Le demi-frère tout juste découvert constituerait en effet le septième membre de la famille. Ce

711 Trois livres sont publiés en Espagne, dont deux écrits en espagnol. En 2000, il publie un recueil de poèmes intitulé : Esquina en Tetuán , Colleción Esquío de poesía. En 2008 paraît aux éditions Destino le roman que nous allons analyser ici, En las puertas de Tánger . Puis le roman Lucena traduit de l’hébreu aux éditions Lf en 2005. En 2008, il gagne le prix israélien « premier ministre de littérature », un prix de 13.000 euro pour l’ensemble de son œuvre. Au total, il a publié jusqu'à maintenant dix recueils de poèmes, quatre romans et des livres de contes. 712 Alkalay-Gut, Karen, « An interview with Moshe Benarroch », 2003 (web). 713 Adolfo Campoy-Cubillo nous révèle ceci, suite à son entretien avec Benarroch, s’agissant de la langue double d’écriture de ce roman : « When he started working on En las puertas de Tanger , he decided to write in Hebrew and translate and edit into Spanish until he ended up with two versions of the same novel one in Hebrew and another in Spanish. », Campoy-Cubillo, Adolfo, 2012, p. 96. Voir aussi pour l’analyse de Campoy-Cubillo de ce roman, Campoy-Cubillo, 2012, pp. 96-99. 714 « Un silence absolu tomba dans le bureau de l’avocat Ilan Oz dans la rue Ben Yehuda 7 à Jérusalem. », p. 11. 715 « […] selon le judaïsme, il est musulman, car sa mère est musulmane. Selon l’islam, il est juif, car son père est juif. […] », p. 161. 227 frère est le fruit d’une relation du père avec une marocaine musulmane, la « Fátima »716 qui s’occupait de la maison et gardait aussi les enfants à l’époque où ils vivaient à Tétouan. Néanmoins, cette nouvelle choque tout le monde. Afin de récupérer l’héritage du père, au total une somme de 600.000 dollars, les enfants sont priés avec insistance par leur père défunt d’aller chercher et de rencontrer leur frère au Maroc, plus précisément dans la ville de Tétouan où ils ont grandi. Mais l’annonce de la nouvelle et le retour à leur ville et pays natals pour trouver le frère et obtenir l’argent de l’héritage suscitent un trouble et des pensées très variées et contradictoires chez les différents membres de la famille. Ainsi, un des frères, Fortu, dit ceci : « Treinta años pasé lejos de Tetuán, sin ir allí. Siempre estaba allí, un allí eterno, un allí que no se acaba, una palabra del pasado, una palabra del olvido, una palabra de la memoria. »717 Dans cette citation, ce mot allí (là-bas) , est significatif. Ce mot exprime la distance géographique et émotionnelle qui s’est créée entre les frères et sœurs et leur pays natal, le Maroc, ce pays qu’ils ont quitté et dont ils ont été arrachés brusquement. En fait, il s’avérera au cours de l’histoire que la distance entre « là-bas » et « ici » est incommensurable, ce qui va justement entraîner une confusion et éveiller des questionnements profonds. Ce sentiment d’éloignement et d’hésitation est aussi partagé par Alberto : « Y mi padre dejó allí un hijo, un recuerdo a la tierra, nació medio año antes de su emigración, como si no pudiese dejar el sitio donde nació […] dejó un espermatozoide, una raíz para que crezca en su tierra 718 en las próximas generaciónes. »719 Cette nouvelle oblige les frères et les sœurs à contempler leur vie, revisiter le passé, leur identité, le frère inconnu, les souvenirs d’enfance et à se questionner sur le frère inconnu, Tétouan et le Maroc, avant d’entreprendre le

716 Beaucoup de femmes qui gardaient des enfants et travaillaient comme bonnes s’appelaient Fatima, aussi ce prénom s’est-il transformé dans le parler espagnol en substantif. Ainsi, la Fátima , réfère à celle qui garde les enfants, fait le ménage, les courses etc : « […] a todas las que trabajan en casa las llamábamos Fátimas […] », p. 202. Dans le monde musulman, le nom a une forte valeur significatrice, parce que la fille du prophète s’appelait Fátima (Zahra), raison pour laquelle le prénom est aussi répandu. 717 « J’ai passé trente ans loin de Tétouan, sans y aller. Il était toujours là-bas, un là-bas éternel, un là-bas sans fin, un mot du passé, un mot de l’oubli, un mot de la mémoire. », p. 17. 718 Le Maroc serait-il la terre (promise) du père ? 719 « Et mon père y a laissé un fils, une mémoire de la terre. Il est né six mois avant son émigration, comme s’il ne pouvait pas laisser l’endroit où il est né […] Il a laissé un spermatozoïde, une racine pour qu’il grandisse dans sa terre dans les générations à venir. », pp. 44-45. 228 voyage qui les réunira. 720 En témoigne la conversation assez cynique et distante que Fortu/Messod a dans son esprit avec ce frère inconnu : « Aquí estás, Yosef, 721 tú, hijo de mi padre, no sabía que mi padre tenía otro hijo, pero él sí se acordó de ti y te nombró en esa herencia, aquí, ves, firma, y recibirás cien mil dólares, tal vez poco más, y eso es todo, somos hermanos, muchas gracias […] »722 Après l’émigration des parents en Israël en 1974, la famille, composée de six frères et sœurs dont Israël, décédé au Liban, se disperse dans le monde. 723 Silvia vit à Paris, Isaque à New York, tandis que les autres sont allés à Jérusalem. Fortu, qui est médecin, est resté à Madrid après avoir fini ses études. Alberto, écrivain de profession, vit à Jérusalem, ainsi que leur mère Estrella et l’autre sœur, Ruth. Ce personnage se confond parfois avec le narrateur, par exemple au moment où il insiste sur le désir de vouloir écrire un livre sur ce voyage entrepris : « […] y quiero escribir también este libro en el que una familia sale en busca de un hermano perdido. »724 Dans le texte on trouve aussi le titre de ce livre à venir : Esquina en Tetuán. Même la trame du roman se confond parfois avec celle du livre que le personnage, Alberto, qui est écrivain, veut écrire : « […] y el problema es que no lo veo aquí, no veo la trama […] »725 La recherche identitaire est ici significative. Les incertitudes et questionnements dominent, le personnage Alberto ne sait plus exactement qui il est, ce qu’il veut ou ce qu’il cherche : « Alberto, tienes que esperar que pase algo para poder escribir el libro, […], algo que se descubre. »726 Cette quête identitaire est reflétée par ce dédoublement entre lui et l’auteur : Mois Benarroch. Cette

720 « […] todos estos años nos escapamos de la ciudad, todos nos escapamos como si fuesemos la mujer de Lot y si nos atreviésemos a mirar hacia atrás nos convertiríamos en una estatua de sal […] », p. 22. 721 On apprend plus tard que le frère s’appelle Yusuf. Ici on lit la graphie espagnole pour le prénom arabe Yusuf. Sa propre mère (Fátima) dit dans une conversation avec sa fille Zohra : « ¿Y quién era ese Yusuf ? – Tu hermano, pero murió cuando tenía un año. Hace mucho tiempo. », p. 209. 722 « Te voici, Yosef, toi, fils de mon père, je ne savais pas que mon père avait un autre fils, mais lui par contre, se souvenait de toi et de ton nom dans cette héritage, ici, tu vois, signe et tu reçevras cent mille dollars, peut-être un peu plus, et c’est tout, on est frères, merci beaucoup […], p. 20. 723 Il est mort dans la guerre des Six Jours au Liban en 1967. Il est considéré par sa famille comme un véritable « héros » israélien. À ce propos, Silvia dit ceci : «Es la única forma de convertirte en un verdadero israelí, un marroquí que se muere en la guerra se convierte en un israelí verdadero […], p. 36. C’est la seule manière de te convertir en vrai soldat israélien, un Marocain qui meurt pendant la guerre se convertit en vrai Israélien […] » 724 « […] et je veux aussi écrire ce livre dans lequel une famille va à la recherche d’un frère perdu. », pp. 91-92. 725 « […] et le problème est que je ne le vois pas ici, je ne vois pas la trame […] », p. 185. 726 « Alberto, tu dois attendre qu’il se passe quelque chose pour pouvoir écrire le livre […], quelque chose qui se découvre. », p. 185. 229 confusion entre le personnage et l’auteur crée une mise en abyme. Un des ouvrages publiés par Benarroch porte le même titre, Esquina en Tetuán, que celui qu’Alberto est en train d’écrire, mais il s’agit en fait (en réalité) d’un recueil de poèmes et non pas d’un roman comme dans le cas du personnage d’Alberto. Notons par ailleurs qu’il n’y pas de pacte autobiographique vu que le personnage du romancier s’appelle Alberto et non pas Mois comme l’auteur que nous sommes en train de lire.

Le retour au Maroc

Silvia, Alberto et Fortu 727 se donnent rendez-vous à l’aéroport Barajas de Madrid, et attendent tous l’arrivée de leur frère Isaque, en provenance de New York, pour continuer le voyage vers Tétouan (Madrid-Malaga-Tétouan-Chefchauen). 728 Un voyage qui n’est pas tant désiré, comme on s’en aperçoit à travers les paroles d’Alberto : « […] y nada, nada puede ya parar nuestro viaje de vuelta a Tetuán, no quiero viajar a Tetuán, ¿qué se me perdió allí ? […] »729 En attendant, ont lieu des événements inexplicables et bizarres, chacun les vivant tout seul sans que personne d’autre n’ait pu être témoin de ces scènes oniriques. Alberto fait connaissance avec un homme appelé Yosef, qui ressemble à son frère mort. Silvia, à son tour, voit une femme qui ressemble fort à Israël. Isaque, quant à lui, voit peu après son arrivée à l’aéroport une femme musulmane avec deux enfants, nommés Yusuf et Zohra. 730 Tous sont seuls dans leurs expériences respectives, qui semblent aussi être complètement détachées de la notion de temps. Silvia décrit ainsi la scène vécue :

727 On apprend que l’autre sœur Ruth ne les accompagne pas à cause de sa grossesse. 728 Ce lieu, cet aéroport n’est pas sans signification et constitue en fait une étape historique mémorable pour les frères et sœurs après leur départ du Maroc. Pour Silvia, le retour à cet aéroport Madrilène pour rencontrer ses frères, lui rappelle ce moment décisif de séparation : « […] y recuerdo cómo viajé a Madrid en 1977, dos años después de la muerte de Franco […] y todo era tan raro, en tres años éramos ya tan diferentes, los que llegaron a España y los que llegaron a Israel […] », p. 32. 729 « […] et rien, rien ne peut arrêter notre voyage de retour à Tétouan, je ne veux pas aller à Tétouan, qu’est-ce que j’ai perdu là-bas? […] », p. 93. 730 Notons que Zohra est aussi le prénom de leur demi-sœur, personnage androgyne, qui était né homme et s’appelait Yusuf, et qui, suite à une erreur médicale au moment de la circoncision, fut castré. 230

[…] miré a mis hermanos, y no vieron nada, no se dieron cuenta que hable con ella, nada, walo, 731 como si no hubiese pasado, y miré a Alberto y entonces me contó sobre ese israelí que encontró, pero cuando ocurrió todo esto, no pasó ningún tiempo, hubo algún momento en el que el tiempo se equivocó en Barajas. ¿Qué pasó en ese segundo ? Tal vez horas, años, vidas. Todos estábamos confuses. ¿Habremos soñado un sueño ?732

Ces chimères, ces apparitions et disparitions soudaines sont très vite expliquées par Israël, le frère mort, qui erre 733 comme un fantôme dans cet aéroport qui n’est pas sans signification pour la famille, comme on peut le lire : « Vivo desde siempre 734 en este aeropuerto por el que pasamos en 1974 y volamos a Marsella. »735 Les mots d’Israël, « depuis toujours », indiquent que la notion de temps n’existe pas et qu’on se trouve dans un espace temporel indéfini.

L’aéroport, lieu de transit

Le lieu dans lequel ces apparitions et ces rencontres se déroulent, n’est pas sans signification. L’aéroport fonctionne premièrement comme un lieu de transfert, un lieu où l’on peut se déplacer géographiquement d’un espace à un autre et d’un fuseau horaire à un autre pour arriver à sa destination. 736 La fratrie se rencontre à Madrid pour ensuite poursuivre son voyage. Israel, ou bien son ombre, erre dans cet aéroport « depuis toujours », sans qu’il ait pu trouver la paix pour se reposer

731 Notons ici l’utilisation de la darija , qui de l’arabe marocain signifie « rien ». Cet élément marocain nous semble renforcer davantage cette identité (linguistique) plurielle des protagonistes. 732 « […] je regardai mes frères, et ils ne virent rien, ils ne se rendirent pas compte que j’avais parlé avec elle, rien, walo , comme si rien ne s’était passé, et je regardai Alberto et il me parla ensuite de cet Israélien qu’il avait rencontré. Mais tout cela s’est passé quand, le temps n’a pas passé, il y eut un certain moment dans lequel le temps se confondit à Barajas. Que s’est-il passé dans cette seconde ? Peut-être des heures, des années, nous étions tous confus. Avions-nous fait un rêve ? », pp. 74-75. 733 Cette errance nous conduira au mythe du « Juif errant ». J’y reviendrai. 734 C’est nous qui soulignons. 735 « Je vis depuis toujours dans cet aéroport par lequel nous sommes passés en 1974 pour prendre le vol pour Marseille. », p. 79. 736 Khatibi reflète ici très bien cette « idée de transit ». Non pas relativement à la géographie, mais par rapport à la langue : « Permutation permanente. Il l’avait mieux compris à partir d'une petite désorientation, le jour où, attendant à Orly l'appel du départ, il n'arrivait pas à lire à travers la vitre le mot « Sud », vu de dos. En l'inversant, il s'aperçut qu'il l'avait lu de droite à gauche, comme dans l'alphabet arabe - sa première graphie. Il ne pouvait mettre ce mot à l'endroit qu'en passant par la direction de sa langue maternelle. », dans : Khatibi, Abdelkébir, 2007, p. 219. 231 pour l’éternité. Dans cette configuration, l’errance d’Israel peut être considérée comme une référence au mythe du « Juif errant ». 737 Dans ce mythe, le Juif est destiné à errer 738 éternellement. Comme le repos est perdu, la raison de l’errance est questionnée. 739 Ici, le Juif errant représenté par le personnage d’Israel, le frère mort, se fait voir de temps en temps, se manifestant à travers d’autres personnes qui représentent ce qu’il aurait pu être dans sa vie s’il ne l’avait pas perdue si tôt : « […] A veces soy un niño, a veces una mujer, un hombre, soy todo lo que fui y todo lo que podía haber sido, pero siempre estoy aquí. »740 L’errance d’Israel se réduit néanmoins aux limites de l’aéroport de Barajas 741 dans un espace temporel indéterminé, comme on a déjà pu le constater. Israel met davantage la lumière sur le motif de son errance: « Vivo en aeropuertos, busco la razón de mi muerte […] », p. 188. Notons que dans ce cas, l’errance de fait n’est pas nécessairement le signe d’une faute qui a entraîné une condamnation, contrairement au mythe. Le personnage même cherche la raison de son errance. Il le confirme plus loin en quelque sorte, même s’il ne fait pas nécessairement référence à lui-même : « […] y le veo allí, al nuevo 742 judío errante […] es religioso, ultraortodoxo, laico, converso, asimilado, pero sabes que es judío […] 743 », p. 188. Ce mot « nuevo » signale un renouveau dans l’ancienne conception du « Juif errant » en définissant le nouveau « Juif errant » dans une pluralité totale, sans mettre pour autant de côté l’aspect « juif ». Symboliquement, la référence à ce personnage légendaire peut aussi constituer une personnification métaphorique de la diaspora juive. Et plus précisément dans ce roman, une métaphore qui illustre

737 Le mythe du « Juif errant » est une légende chrétienne qui s’est répandue en Europe au XIII e siècle. La légende raconte l’histoire d’un personnage juif dans le contexte de la crucification de Jésus. À cause d’un refus/mépris envers Jésus (il existe différentes versions) il est condamné à l’errance éternelle. 738 Cf. On trouve ce thème de l’errance aussi dans un roman de l’écrivain français J.M.G. Le Clézio, Étoile errante (1992), qui traite du croisement des destins de deux jeunes filles, sans qu’elles le sachent, l’une juive, Esther, et l’autre palestinienne, Nejma. L’errance incontournable (l’émigration) dans ce roman montre comment différents destins et modes de pensées peuvent se croiser. 739 Brunel, Pierre, 1988, pp. 857-868. 740 « […] Parfois je suis un enfant, parfois une femme, un homme, je suis tout ce que j’étais et tout ce que j’ai pu être mais je suis toujours ici. », p. 79. 741 Le nom de cet aéroport est significatif. C’est le « double jeu », un jeu de cartes qui se joue à travers la rencontre entre Silvia, Alberto et Fortu à l’aéroport, et d’un autre côté, l’apparition de leur frère mort Israel. Silvia dit à ce sujet : « […] qué pasó en Barajas, era como una baraja de cartas, tal vez cartas de tarot, cuando sale el trece es la muerte, el ángel de la muerte, pero esta muerte no es una muerte física, es la destrucción de algo para que se construya lo nuevo. », p. 72. 742 C’est nous qui soulignons. 743 « […] et je le vois là-bas, le nouveau Juif errant […] il est religieux, ultra-orthodoxe, laïque, converse, assimilé, mais tu sais qu’il est juif […] », p. 188. 232 l’expérience du Juif marginalisé, le Juif marocain d’origine espagnole. Les thèmes de l’errance et de la diaspora vont de pair et sont liés à l’idée de retrouver sa place ou sa patrie. La présence du mythe, de la légende du « Juif errant » dans ce roman, ainsi que les références au surnaturel, relèvent, comme nous verrons plus loin, des caractéristiques du réalisme magique en littérature. Le fond historique et culturel de ce mythe, ainsi que tous les aspects surnaturels qui entourent le personnage mort d’Israel dans les scènes de l’aéroport, forment un tout où le surnaturel et le réel se confondent. Or, ces éléments surnaturels ne sont pas nécessairement perçus comme irrationnels. Ce que l’on pourrait considérer comme « irrationnel », quelqu’un d’autre le percevrait comme un signe. C’est ainsi qu’on pourrait considérer cette manifestation surréelle, ici en la présence du frère décédé, Israel, qui se « montre » sous différentes formes à ses frères et sœur à l’aéroport, comme une façon de les inciter à la réflexion. Dans un sens plus philosophique, on pourrait même aller plus loin en affirmant que pour ces personnages croyants, ce qu’ils croient avoir vu constitue non seulement un signe mais est aussi considéré comme un événement d’une portée qui va au-delà de la raison. Cette ambigüité est aussi exprimée dans le texte. Après cet épisode rempli de visions oniriques, pour Silvia et Alberto c’est le doute qui reste : « […] empecé a preguntarme si esto había pasado. ¿Tal vez era mi pensamiento literario que empezó a meterse en mi vida ? »744

Tétouan, lieu d’absence(s)

L’arrivée à leur ville natale Tétouan bouleverse chacun des personnages. C’est quoi « retourner », comme le note Israel ?745 Cela signifie aussi, pour chacun et chacune d’entre eux, le début d’une quête intérieure à la recherche de réponses aux questions qui les tourmentent. De toutes leurs vies, ce sont les mémoires d’enfance qui dominent leurs pensées. Le retour semble inévitable : « Todos vuelven, los que

744 « […] je commençais à me demander si cela est vraiment survenu. Peut-être que c’étaient mes pensées littéraires qui avaient commencé à s’intégrer dans ma vie ? », p. 70. 745 « ¿Qué es volver ? », p. 91. 233 quieren y los que no quieren, al final todos vuelven. »746 Les attentes sont vives. Ce retour à Tétouan annonce pour un des frères, Fortu, toutes les réponses aux questions posées, comme si tout allait être réparé à Tétouan : « Y ahora vamos a verlo, ver cómo se paró el tiempo en nuestra ciudad, el tiempo nos espera allí, lo sé, volveremos y entenderemos todo, volveremos y todo tendrá sentido, podremos componer el rompecabezas. »747 Une fois à Tétouan, ils rencontrent par hasard une cousine qui les invite à dîner, c’est chez elle qu’ils obtiennent d’autres indices pour trouver Fatima Elbaz et le frère inconnu. C’est là qu’ils découvrent qu’elle vit à Chefchaouen. Arrivés dans la petite ville pittoresque de Chaouen, ils font la connaissance de Fatima, une vieille femme aveugle et très malade qui leur raconte que son fils est décédé quand il avait un an. 748 Qu’elle n’avait jamais eu de fils, mais que sa fille, Zohra, vit à Paris. Mais c’est la femme qui la soigne qui raconte ce qui s’est passé, elle avait un fils d’un an qui a décédé. L’histoire « finit » lorsque Zohra, qui vient juste de terminer ses études de médecine et de décrocher un poste comme gynécologue, se prépare pour aller voir sa mère malade à Chaouen. Incertaine quant à son identité, elle sollicite son dossier médical à Tanger (où elle est née), dans lequel elle découvre qu’elle était née homme. En cours de route, elle rencontre à Ceuta, Fortu qu’elle ne connaît pas (et qui lui, revient de Chaouen). En arrivant enfin à Chaouen pour voir sa mère qui est mourante, la vérité sur son identité est dévoilée : « Pero no murió Yusuf, soy yo Yusuf, yo, Zohra. » 749 Israel, qui regarde tout « de haut », dévoile le but de ce voyage qui signifie beaucoup plus que la recherche du demi-frère : « Veo a mis hermanos viajando a Marruecos, un viaje de cuatro personas y veinte aeropuertos, no saben que la historia del medio hermano es media invención, que tienen que viajar a Tetuán para arreglar algo en sus almas […] »750 Le voyage se change progressivement en une recherche identitaire personnelle ainsi qu’en une confrontation avec les choix

746 « Ils retournent tous, ceux qui veulent et ceux qui ne veulent pas, à la fin, tous retournent. », p. 144. 747 « Et on va aller le voir, on va le rencontrer maintenant, voir comment le temps s’est arreté dans notre ville, le temps nous attend là-bas, je sais, on va retourner et comprendre tout, on retournera et tout aura un sens, on pourra résoudre le casse-tête. », p. 83. 748 Abréviation populaire de Chefchaouen (en toutes lettres). 749 « Mais Yusuf n’est pas décédé, je suis Yusuf, moi, Zohra. », p. 209. 750 « Je vois mes frères voyager au Maroc, un voyage de quatre personnes et vingt aéroports, ils ne savent pas que l’histoire du demi-frère est à moité une invention, qu’ils doivent aller à Tétouan pour régler quelque chose dans leurs âmes […] », p. 189. 234 faits auparavant par leur père : le départ du Maroc et sa relation avec cette femme musulmane. Pour les protagonistes, la ville n’est plus la même après le départ massif de la population juive. Aussi, et surtout après leur départ, la ville de Tétouan a complètement changé de visage au point qu’elle est devenue presque méconnaissable. La ville est vidée de sens :

¿Que es una ciudad ? Una ciudad es tu comunidad, y en el momento que la comunidad desaparece, la ciudad desaparece. Los musulmanes también lo sienten, viven en una ciudad sin judíos, un país que no es el mismo país, un Marruecos sin judíos […] 751

L’identité plurielle et caractéristique de la ville de Tétouan n’est plus la même sans sa communauté juive, n’est plus reconnaissable. C’est une nostalgie amère comme l’articule Alberto :

[…] Tetuán sin su comunidad judía no es Tetuán, no es cuestión de vistas, montes, mares, no se trata de eso, era una comunidad que vivía una vida paralela a las comunidades cristianas y musulmanas, eso era Tetuán. 752

Cette confrontation avec la ville, l’architecture et les maisons fonctionne comme une preuve de l’absence des habitants qui ne sont plus là. C’est la concrétisation des traces laissées derrière soi. C’est l’absence de soi-même et de ce qui a disparu. Dans les mots d’Isaque : « […] no hay nada aquí, cuando vuelves lo único que ves es tu ausencia, ves que has desaparecido. »753 Ce retour au pays, cette recherche, s’accompagnent de l’idée d’un échec : qu’il est impossible de trouver des réponses claires aux questionnements qui les tourmentent. Les protagonistes ne vont trouver que des traces de cette identité juive-marocaine, de leur marocanité, principalement sous la forme de leur ville natale, Tetuán, qui n’est plus la même sans sa « vie juive ». Les allures de la ville

751 « C’est quoi une ville ? Une ville, c’est ta communauté et au moment où ta communauté disparaît, la ville disparaît. Les musulmans le sentent aussi, ils vivent dans une ville sans Juifs, un pays qui n’est pas le même pays, un Maroc sans Juifs […] », p. 162. 752 « […] Tétouan sans sa communauté n’est pas Tétouan, ce n’est pas une question de vues, de montagnes, de mers, il ne s’agit pas de cela. C’était une communauté qui a vévu une vie parallèle à celles des communautés chrétiennes et musulmanes, c’était cela Tétouan. », p. 41. 753 « […] il n’y a rien ici, quand tu retournes, la seule chose que tu vois est ton absence, tu vois que tu as disparu. », p. 162. 235 s’en trouvent définitivement changées. L’absence du père, qui était là au Maroc quand ils grandissaient et qui n’y est plus ; l’absence de la famille réunie à cette époque et dont les membres sont aujourd’hui dispersés à travers le monde. Le retour presque obligatoire à Tétouan soulève beaucoup de poussière, les personnages sont obligés de réfléchir sur leur identité, et ils commencent à se poser des questions sur les choix faits durant leurs vies depuis leur départ du Maroc. Pourquoi ont-ils dû quitter le Maroc aussi brusquement ? Qu’est que leur père allait chercher en Israël avec ses cinquante-quatre ans ? Qu’est-ce qu’il pensait trouver là-bas ? Des questions qui restent néanmoins sans réponse. Le retour, le questionnement sur soi, l’identité, l’appartenance sont en fait des questions très philosophiques : « […] nosotros escapándonos de la tierra en la que nacimos y en la que nuestros abuelos nacieron porque se acabaron los judíos. […] ¿Qué se acabó ? Pues la comunidad judía de Marruecos. Se acabó, el final inevitable. » 754 Ce qui reste après le retour au pays natal est un goût amer. Tout ce qu’ils attendaient y retrouver, les odeurs et les couleurs de leur jeunesse, tout ce qu’ils avaient connu avant de partir, avant le déchirement, n’est plus là. Ceci vaut aussi pour la mort du pater familias et le voyage entrepris à contrecœur pour chercher le demi-frère au Maroc et pouvoir partager l’héritage paternel. La notion de « chez soi » reste ambiguë. « Retourner » ou revenir ne semble plus possible, car l’espace n’est plus le même, entre-temps quelque chose s’est cassé, qui n’est plus réparable. On part et on abandonne son environnement habituel, mais les choses ne sont plus les mêmes quand on revient. Dans cette immobilité d’espace et de temps, le temps semble s’être arrêté dans la ville natale vidée de sa signification antérieure. C’est dans ce contexte qu’on pourrait comprendre l’épigraphe de Townes Van Zandt placé au début de la première partie de A las puertas de Tanger : You cannot count the miles until you feel them. 755 Le retour au passé, les mémoires qui surgissent et bouleversent le présent, l’avenir, tout cela symbolise le voyage intérieur. 756

754 « […] nous, en fuyant la terre qui nous a vu naître et où nos grands-parents sont nés, parce qu’ils en ont fini avec les Juifs […] Qu’est-ce qui est fini ? Eh bien, la communauté juive du Maroc. C’est fini, la fin inévitable. », p. 104. 755 On trouve l’épigraphe au début de la première partie intitulée : « Le voyage chez soi » (El viaje a casa). 756 Voir à cet effet, Todorov, Tzvetan, L’homme depaysé , Paris, Seuil, 1996. 236

Conversations entre deux mondes

En las puertas de Tanger comprend deux grandes parties qui se complètent et forment la trame du roman. La première partie s’intitule : El viaje a casa (Le voyage chez soi). La seconde partie est intitulée La vuelta a casa (Le retour chez soi). À partir de ces deux parties, l’histoire est divisée en sous-parties, chacune représentant une étape du voyage décrite à partir de la perspective d’un des personnages : Alberto, Isaque, Silvia, Fortu/Messod et Israel, le frère décédé. 757 Entre toutes ces parties, on trouve de petits textes d’ordre métaphysique où se succèdent des méditations spirituelles et philosophiques du personnage mort Israel, ainsi que des bribes de conversations avec le père décédé. Dans ces petits textes oniriques, le père est en dialogue avec son fils Israel et parfois aussi avec Yusuf, tous deux décédés. En alternance, on y trouve des passages où l’un des fils s’adresse à l’un de ses autres frères. Ils se parlent mais il n’est pas clair s’ils sont ensemble dans un même espace. À un certain moment, on ne sait plus qui parle à qui ; on est dans le rêve et le délire. Ces dialogues tournent autour de la mort, de la disparition, du vide de l’attente et de mille questionnements. Néanmoins, on n’a pas l’impression de se trouver dans un univers obscur ou effrayant, bien au contraire. Y sont évoqués également des éléments de la nature, comme les nuages, la mer, des oiseaux en vol, la pluie, les îles, les pierres, ce qui crée une ambiance paisible et calme. Mais dans cet espace de rêve, même la notion de temps est confuse. On est dans l’attente, sans savoir la plupart du temps exactement de quoi. Le présent et le passé sont entremêlés, le désir de voir les choses du passé autrement l’emporte sur la réalité des choses : « Cada vez que visito mi pasado, cambia. »758 Ensuite est attendue l’arrivée d’une sorte de Messie sous la forme d’un aigle appelé David (référence au judaïsme), sur un cheval blanc appelé Mohammed (référence à l’islam), se trouvant dans une cave inconnue et jamais vue. Cet

757 Cette utilisation du prénom dans deux langues indiquant deux appartenances culturelles est intéressante. Il s’appelle Messod (arabe/hébreu pour « celui qui a de la chance/ le bienheureux »). Son père l’appelle Fortu , qui est un diminutif de l’espagnol « Afortunado », « celui qui a de la chance ». Cela peut faire références aux origines espagnoles (sépharades). De plus, la langue maternelle des enfants était l’espagnol. 758 « Mon passé change chaque fois que je le visite. », p. 109. 237 avènement qui guidera les frères et leur père « chez eux » pourrait être interprété comme l’expression d’un désir de fraternité entre Juifs et musulmans, ouvrant la voie pour arriver chez soi. Une phrase semble l’indiquer : « Darán luz a casa y a montañas altas y respirarán el mismo aire. »759 D’autant plus que ce paradoxe « religieux » se trouve au cœur de l’idée du « chez soi » des Benzimra, car c’est leur singularité d’être juifs au Maroc qui les marginalise à un certain moment dans l’histoire, au même titre que leur « marocanité » en Israël. L’idée de « retour » est omniprésente dans le texte et revient fréquemment dans les conversations entre les différents personnages. Un retour qui verra sa fin « cuando la idea de volver se acabe. » 760 Ainsi, quand le fils Yusuf demande au père, qu’il n’a jamais connu, quand ils pourront vivre dans le même monde, le père répond dans un langage presque prophétique : « Cuando digamos « mi planeta » y no « mi pueblo » o « mi país » et « Cuando veamos su destrucción », annonçant la fin du monde pour concevoir ce nouveau monde sans dichotomies essentialistes. 761

Le réalisme magique

La dimension magique de ces dialogues est apparente, raison pour laquelle on pourrait rattacher ce texte au réalisme magique. Les éléments « magiques » exprimés ici, fonctionnent comme un instrument qui sert à répondre implicitement aux questions posées et à rétablir ou retrouver les choses perdues. La nature offre un élément de réalisme magique par le biais des sphères célestes évoquées et d’autres éléments surnaturels, comme le désir de voler et l’aigle accompagné du cheval blanc. 762 Dans leur étude sur la présence du réalisme magique dans le

759 « Ils donneront de la lumière aux maisons et aux hautes montagnes et respireront le même air. », p.118. 760 « […] quand l’idée de retourner prend fin. », p.128. 761 « Quand on dira « ma planète » et non pas « ma ville » ou « mon pays » et « quand on verra sa destruction », p. 128. 762 Les manifestations du réalisme magique, dans ce cas, pourraient se résumer de la façon suivante : « […] driven by desire at one level to grapple with reality and the epistemological systems in place for knowing it, and at another level to transcend here and now and imagine an alternative world. », Hart, Stephen M. et Wen-Chin Ouyang, 2005, p. 19. Le fait de se trouver dans une situation ou dans un monde qu’on ne peut pas vraiment changer, fait que le monde surréel offre non seulement une manière de s’en détacher mais aussi la possibilité d’exprimer des tensions sociales et de dénoncer l’injustice sociale entre les différents groupes, comme dans l’image de l’aigle David et du cheval Mohammed, qui ensemble : « respirarán el mismo aire. », p.118. 238 roman postcolonial contemporain, Stephen Hart et Wen-Chin Ouyang soulignent le fait que dans ces textes les auteurs ont souvent recours au surnaturel pour adresser des problèmes politiques et réels auxquels se voient confronter de nos jours les pays émergents :

The politics of fantasy […] are driven by desire at one level to grapple with reality and the epistemological systems in place for knowing it, and at another level to transcend here and now and imagine an alternative world. In its flights of fantasy, it problematizes, as magical realism does, the various social and cultural institutions based in religion, ethnicity, class and gender. 763

C’est ainsi que le conflit au Moyen-Orient, qui a partiellement décidé du sort des membres de la famille Benzimra, se trouve transfiguré dans le rêve d’une possible réunification des deux monothéismes qui sont si étroitement liés à l’histoire du Maroc.

L’intertextualité

Dans En las puertas de Tanger , il y a aussi la référence explicite à un autre roman faisant partie de la littérature juive contemporaine et qui y est nommé trois fois. Il s’agit du livre de l’écrivain américain Philip Roth intitulé : Operation Shylock : A Confession (1993). Cette « trace » nous semble apporter des éléments significatifs par rapport à la thématique du roman de Benarroch : l’appartenance à la diaspora juive (sépharade) et sa « place » dans le monde. Les personnages de Fortu et d’Alberto trouvent ce livre pendant leur voyage de retour (de Tétouan à Madrid et de Tétouan à Jérusalem). Le livre appartient à Zohra (leur demi-sœur inconnue) qui l’oublie dans un car lorsqu’elle arrive à destination. Dans les mots de Zohra : « Llevé conmigo un libro bastante grueso para leer en el viaje, era el libro de Philip Roth, Operación Shylock , que Marcel me había regalado. »764 Operación Shylock raconte l’histoire du voyage que le protagoniste, le célèbre écrivain ‘Philip Roth’

763 Hart, Stephen M., et Wen-Chin Ouyang, 2005, p. 19. 764 « J’ai pris avec moi un livre assez épais à lire pendant le voyage, c’était le livre de Philip Roth, Operación Shylock , dont Marcel m’avait fait cadeau. », p. 197. 239 entreprend en Israël où il assiste au procès du supposé criminel de guerre, John Demjanjuk. Le protagoniste essaye en même temps de démasquer un double qui se fait passer pour lui, et qui utilise la réputation de Philip Roth, écrivain célèbre, pour propager l’idéologie du « diasporisme ». Le « diasporisme » vise à rapatrier tous les Juifs israéliens d’origine européenne vers le pays où ils ont vécu avant le commencement de la Seconde Guerre mondiale. Parallèlement à ce retour massif, l’idéologie aspire à une démobilisation de l’armée israélienne et au retour aux frontières tracées en 1948. Ce lien intertextuel incite à une réflexion profonde et critique sur la notion des origines. Ce qui est propagé dans le roman de Roth est tout d’abord une idée qui représente un contrepoint à l’idéologie sioniste. C’est donc une autre façon de penser et de voir l’idée du retour. Dans le roman de Benarroch, le départ du Maroc en direction d’Israël se place justement dans cette idée de retour à « l’origine », c’est-à-dire en Israël, pays censé être la terre promise des Juifs. Or, ce « retour » n’en est pas un pour tous les membres de la famille, en particulier pour les enfants, car c’est le Maroc qui est en fin de compte le pays natal. Néanmoins, l’émigration et la vie diasporique soulèvent des questionnements au fil du temps sur l’appartenance et l’idée de « chez-soi ». En se référant explicitement au texte de Philip Roth, Benarroch semble vouloir ouvrir d’autres horizons idéologiques ou conceptuels. Ainsi, il s’engage dans un débat sur le conflit israélo-palestinien et sur la question du chez-soi qui, dans le texte du roman proprement dit, relèvent du non-dit. Par l’intermédiaire de Roth, Benarroch fait l’éloge d’une existence sans attache, sans cadre strictement singulier, sans racine (cosmopolitisme), ce qui est confirmé encore par le frère mort qui hante l’aéroport. La question de savoir quel est le vrai pays d’origine, le Maroc ou Israël, reste sans réponse.

Traces de langues

Dans le roman on trouve plusieurs langues qui reflètent les appartenances culturelles des protagonistes, l’hébreu et la darija (l’arabe marocain) en particulier, qui ont un lien étroit avec la quasi-disparition de la communauté juive au nord du Maroc. Dans le cadre de cette histoire, les personnages sont des descendants des

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Juifs-sépharades, descendants de ceux qui furent expulsés d’Espagne en 1492 et dont un grand nombre vécut pendant des générations à Tétouan. Cette ville fut une des villes les plus importantes où les Juifs espagnols expulsés trouvèrent refuge au XI e siècle. La langue et la culture sépharades (judéo-espagnole) survécurent partiellement pendant quelque temps au Maroc, en particulier au nord du pays, se mélangeant très vite avec l’arabe marocain pour former la hakétia .765 Le mot hakétia dans son étymologie souligne aussi un aspect important de cette langue juive vernaculaire. Dérivé du verbe arabe ḥaka qui signifie « dire » ou « raconter », la langue ou le dialecte (selon la qualification qu’on veut y attribuer), relève pour une grande partie de la culture orale. Raison pour laquelle elle tend de nos jours à disparaître. C’est cette culture/tradition orale dans le parler qu’on voit ressurgir dans ce roman de Benarroch, écrit en espagnol. Dans une autre perspective, il est à noter que les mots d’une autre langue (liés à l’émotion) peuvent resurgir dans la pensée, réunissant la pensée présente à la langue de mémoire. Dans le cas qui nous intéresse ici, la hakétia apparaît comme symbole des années de la jeunesse. Dans le roman on trouve un exemple assez significatif de l’utilisation de la hakétia , notamment l’expression zorear , visiter (les tombes), tiré du verbe arabe zār (visiter). Ainsi, quand les protagonistes arrivent à Tétouan, leur ville natale, une des premières choses qu’ils font est de visiter les tombes de leurs aïeux. Cette utilisation de la hakétia ne nous semble pas fortuite, car elle est chargée de symbolique par son contexte culturel et le registre religieux (la visite de la synagogue, le cas échéant du cimetière) : « Tal vez nos encontramos en Tetuán, en la sinagoga o en el cementerio…seguramente subiréis al cementerio, a zorear las tumbas de vuestro antepasados. »766 Dans ce contexte lourd de mémoires du passé, le mot en hakétia , mis en italiques par l’auteur, acquiert une signification importante. Visiter les tombes, au-delà de l’acte même, c’est insister sur l’expérience des souvenirs des ancêtres réfugiés, de leur histoire ancestrale espagnole et de leur origine juive-sépharade. La langue des personnages reflète justement cette identité plurielle juive-maroco-sépharade.

765 Principalement dans la région de Tétouan, ainsi que dans les villes de Chaouen, Tanger, Asilah, Larache, Ksar el Kébir. 766 « Peut-être qu’on se rencontra à Tétouan, à la synagogue ou au cimetière …c’est sûr que vous allez monter au cimetière, a zorear les tombes de vos ancêtres. », p. 69. 241

La recherche du frère et le retour à la ville natale, Tétouan, vont de pair avec un questionnement sur les langues, véhicules essentiels de la culture, mais qui pourrait également contribuer à un déchirement identitaire : « Después el sueño fue alejándose, la distancia entre nosotros se ensanchó, el lenguaje empezó a cambiar, su lenguaje (de la mère), el mío, el lenguaje de mis hermanos. »767 Cette altération de la langue semble aussi renvoyer à la lente disparition ou au refoulement de la hakétia au profit d’autres langues. De plus, cette aliénation culturelle et linguistique (et familiale) montre aussi ce que la séparation et l’émigration peuvent engendrer au sein d’une famille : « […] las distancias, las distancias que se acentuan cada vez que volvemos a vernos […], cada uno ha ido a una lengua diferente, a una cultura diferente […] »768 On notera aussi l’importance de l’hébreu, comme lien avec la culture religieuse et les valeurs spirituelles. La citation suivante montre à quel point, au moment où la famille décide d’émigrer en Israël, l’hébreu joue un rôle dans l’idée d’attachement social, culturel et familial : « Tienen nuevos amigos –decía mi madre-, y hablan hebreo, y eso es lo importante, lo importante es que hablemos hebreo. »769 Dans ce vaste processus d’émigration qui va de pair avec le brusque choc du changement, la langue « sacrée », l’hébreu, est considérée comme unificatrice et comme la seule chose sûre qui résistera à la force destructive du temps qui passe.

Conclusion

L’histoire de ce roman se place dans le cadre de l’émigration des Juifs-Marocains dans les années 1950 et 1960, qui provoqua la quasi-disparition de la communauté juive au Maroc, en particulier de ceux qui étaient d’origine sépharade et qui vivaient au nord du Maroc (Tétouan). 770 L’histoire est centrée sur la question de

767 « Après, le rêve s’éloignait, la distance entre nous s’agrandissait, le langage commençait à changer, son langage le mien, le langage de mes frères. », p. 19. 768 « […] les distances, les distances qui s’accentuaient à chaque fois qu’on se voyait de nouveau […], chacun est allé vers une langue différente, vers une culture différente […] », p. 26. 769 « Ils ont de nouveaux amis –avait dit ma mère-, et ils parlent l’hébreu, et c’est cela qui est important, l’essentiel est que nous parlions l’hébreu », p. 20. 770 Alberto : « […] desde la expulsión de los judíos de España, desde el jarro de mi abuela que sale todos los Pessaj y que viene de Castilla, y de él bebemos el vino. », p. 183. 242 l’histoire et de l’appartenance. Le roman se réfère à plusieurs épisodes relatifs à l’histoire du Maroc : l’arrivée des Juifs espagnols expulsés du Maroc sous protectorat espagnol ; l’indépendance du Maroc en 1956 et le départ de la majeure partie des Juifs-Marocains. 771 À la fin de l’histoire, les protagonistes se rendent compte que ce qu’ils ont perdu ne sera pas retrouvé sous la même forme. Ceci vaut aussi pour le Maroc et surtout leur ville natale, le Tétouan des années 1960, qui sans sa communauté juive ne sera plus jamais la même ville. Le thème de la disparition de la communauté sépharade-marocaine se superpose à celui de la recherche de l’appartenance culturelle. 772 Le sentiment d’avoir laissé ou abandonné quelque chose au Maroc, provoque un déracinement presque total. Le paradoxe est pourtant présent dans les deux scenarios. Les protagonistes ne se sentent plus chez eux au Maroc, mais en même temps, en Israël, ils ne se sentent pas non plus vraiment chez eux et de plus, ils n’y sont pas acceptés en tant qu’Israéliens à cause de leur « marocanité » et de la distinction qui y est encore faite entre les Ashkenazim , originaires de l’Europe, toujours en opposition aux Sepharadim , les descendants des Juifs espagnols. Dans les mots du personnage Isaque : « […] y sólo aquí, en Israel, descubrimos hasta qué punto somos marroquíes, y no sólo judíos, lo mismo que en Madrid, o en Paris, o en Nueva York, descubrimos nuestro marroquismo […] »773 Ceci accentue encore le sentiment d’identité et appartenance marocaine et de n’être chez soi nulle part. Ces questionnements sur l’appartenance ouvrent aussi chez les protagonistes des réflexions sur le sionisme, l’appartenance à Israël et le judaïsme orthodoxe (ainsi que le possible choix entre la foi et la religion). Sur le plan de la narration (du récit), l’année 1974 marque le départ du Maroc de la famille Benzimra et sa dispersion à travers le monde. L’histoire de cette famille à la recherche d’un frère, à la recherche de son appartenance, en quête des réponses aux questionnements identitaires, symbolise également la recherche de cette communauté juive-sépharade au Maroc, presque disparue, dont il ne reste que des traces. Ceci vaut aussi pour la langue juive vernaculaire, la

771 L’enseignement, « l’école française », était en français à l’Alliance Israélite dans la zone du Nord, tandis que les enfants avaient l’espagnol comme langue maternelle. 772 Voir aussi l’analyse de ce roman par Campoy-Cubillo, Adolfo, 2012, pp. 96-99. 773 « Et c’est seulement ici, en Israël, que nous avons découvert à quel point nous sommes des Marocains et non seulement des Juifs, de même qu’à Madrid ou à Paris ou à New York, où nous découvrîmes notre marocanité […] », p. 41. 243 hakétia , qui porte l’empreinte du mélange des cultures et des langues qui se sont croisées au fil du temps. De la péninsule Ibérique où les Juifs emportaient avec eux l’espagnol, jusqu'au Maroc où une partie d’entre eux trouvait refuge et où elle se mélangea avec l’arabe marocain. Tous ces éléments, espagnols, hébreux et marocco-arabes se reflètent dans ce roman. Il convient aussi de signaler qu’outre l’ absence de cette communauté, on trouve aussi, dans l’histoire racontée, la dispersion de la culture sépharade-marocaine. Ce thème de Juif-sépharade articulé dans le texte montre la complexité de la diaspora sépharade et donne une image du Juif hybride et de sa marginalisation. Dans le roman de Benarroch le réalisme magique est très présent et se manifeste sous différentes formes. On a vu l’expression du mythe, de la légende du « Juif errant » qui fonctionne comme un symbole du Juif marginalisé. Un autre exemple que l’on pourrait qualifier de réalisme magique est constitué par la scène des animaux David et Mohammed, guides de lumière et métaphores de la fraternité entre peuples et religions. Le mélange entre les aspects surnaturels et la réalité crée un espace trouble et confus. C’est à partir de là que sont posées des questions essentielles sur la réalité du présent et du passé. Dans l’interstice de ces deux cadres temporels, un espace (une voix) inspiré du surnaturel prend la relève et s’oppose aux discours essentialistes et réducteurs en proposant des pensées alternatives souvent aussi marginalisées. On trouve l’expression engagée d’un désir d’ouverture d’esprit. C’est dans ce sens que le titre de ce roman En las puertas de Tanger (Aux portes de Tanger) peut être compris. Tanger, ville dotée d’une centaine de portes séculaires et porte principale du Maroc symbolise justement cette ouverture. À un niveau plus métaphorique, c’est l’histoire du demi- frère/sœur et l’expérience du retour au pays natal des Benzimra et ce qu’ils ont laissé derrière eux en passant les portes du Maroc. C’est cette ouverture totale qui caractérise le dénouement du roman, la plupart des questions restant sans réponse, engendrant d’autres questions.

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