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Article de Daniel Couty reproduit avec l’aimable autorisation du site http://www.latribunedelart.com/

-Claude Monet (1840-1926) , ,Galeries nationales du Grand Palais, du 22 septembre 2010 au 24 janvier 2011 http://www.monet2010.com/ Galeries nationales du Grand Palais, 3, avenue du Général-Eisenhower, 75008 Paris. Tél : + 33 (0)1 44 13 17 17

1. Claude Monet (1840-1926) Soleil couchant sur la à Lavacourt, effet d’hiver, 1880 Huile sur toile - 100 x 150 cm Paris, Musée du Petit Palais Photo : Didier Rykner « Comme c’est curieux et quelle coïncidence » dirait le couple Martin de La Cantatrice chauve . Alors que depuis deux ans la RMN et le musée d’Orsay ont annoncé la grande rétrospective Monet , Jacques Taddei, éminent organiste et membre de l’Académie des Beaux-Arts, élu 1 à la direction du musée Marmottan à l’automne 2007, propose en même temps que les Galeries nationales du Grand Palais une exposition Claude Monet, son musée où seront offerts au public les 169 toiles et dessins de Monet que conserve le musée. Et par conséquent quelques œuvres demandées pour la rétrospective – Impression, soleil levant , Le Train dans la neige. La Locomotive ou Le Pont de l’Europe – resteront égoïstement à Marmottan 2. Que Jacques Taddei défende les intérêts de son musée, rien à redire. Qu’il ne s’associe pas, via quelques prêts justifiés, à l’exposition du Grand Palais, tient de l’abus de pouvoir 3 et ne saurait le ranger parmi les grands animateurs culturels, rôle qu’il ambitionne de jouer sur la scène parisienne, sinon internationale. Et ce n’est pas en dénonçant d’un ton hautain voire méprisant « les grandes messes spectaculaires des rétrospectives nationales 4 » qu’il convaincra que Marmottan, quelle que belle que soit sa collection, n’est pas un « petit musée » en marge du circuit des grandes institutions mondiales.

2. Claude Monet (1840-1926) Le Pavé de Chailly (Forêt de Fontainebleau) , vers 1865 Huile sur toile - 43,5 x 59 cm Paris, Musée d’Orsay Photo : Didier Rykner Ainsi donc au « Monet entier 5 » revendiqué par l’exposition du Grand Palais, le Musée Marmottan oppose « l’intégralité de sa collection Monet, la plus riche au monde ». Disons d’emblée que la visite au Ranelagh ne surprendra pas les habitués des lieux : les toiles ont été redistribuées selon un parcours thématique – « Les caricatures », « Les portraits », « Impression, soleil levant et les premiers paysages », « Les voyages » – qui s’achève au sous-sol avec une fantastique explosion rougeoyante de versions du Pont japonais , de l’ Allée de rosiers , du Saule pleureur ou de La Maison vue du jardin . Peut-on pour autant parler d’une exposition avec un projet, un parcours, un fil conducteur ? Assurément, non : il s’agit de montrer toute la collection, un point c’est tout !

Au Grand-Palais c’est une tout autre affaire . Malgré les défections mesquines de Marmottan – fort bien contournées par d’autres toiles explorant les mêmes sujets, tel le merveilleux Soleil couchant sur la Seine, effet d’hiver ( ill . 1) du Petit Palais (que l’on redécouvre ainsi) qui parvient à faire oublier l’historique Impression, soleil levant 6 – c’est bien un parcours à travers l’œuvre entier de Monet qu’ordonnent autour d’une grande coupure – l’année 1890 au cours de laquelle il acquiert Giverny et s’y fixe, abandonnant ses errances antérieures à travers la France – les commissaires de la rétrospective en montrant le cheminement tâtonnant d’abord, convaincu ensuite, personnel enfin de celui dont Zola disait avec admiration qu’il avait « un œil juste et franc 7 ».

Deux grandes sections donc, qui s’opposent comme l’extériorité à l’intériorité, celle-là couvrant la période des années 1863-1865 – au cours desquelles Monet fréquente avec d’autres peintres la forêt de Fontainebleau et y plante son chevalet pour fixer à plusieurs reprises Le Pavé de Chailly ( ill . 2) – jusqu’aux séjours à Belle-Île (1886) et dans la vallée de la Creuse (1889), celle-ci s’exprimant aussi bien dans des paysages plus fantomatiques que réels – telles toiles commencées lors du séjour vénitien (1908) mais achevées seulement à Giverny en 1912 – que dans la multiplication des séries – les Meules (1890), les Peupliers (1891) et la trentaine de versions de la Cathédrale de Rouen (1892-1894) saisie de trois points de vue à toutes les heures de la journée – et l’obsession quasi maniaque de fixer la nature de son jardin de Giverny, depuis le Pont Japonais jusqu’aux Nymphéas ¬ déclinés en tous formats, sous tous les angles et en toutes teintes.

3. Claude Monet (1840-1926) Le déjeuner sur l’herbe (fragment), 1865-1866 Huile sur toile - 248 x 217 cm Paris, Musée d’Orsay

Dans la très élégante et aérée mise en espace de Hubert Le Gall qui donne une véritable respiration aux tableaux (et permettra sans doute que par jour de grande affluence les toiles demeurent aisément visibles), le visiteur voit se dérouler un parcours classique du temps – Monet cherche à s’attirer les faveurs du Salon et c’est dans cette intention qu’il entreprend en 1865 une immense toile de 6 x 4,65m. avec douze personnages grandeur nature : Le Déjeuner sur l’herbe double hommage à Manet et Courbet, lequel visitant l’artiste pendant son travail lui fera quelques suggestions, raisons possibles de l’inachèvement du tableau dont ne subsistent que deux grands fragments au musée d’Orsay ( ill . 3) et une esquisse de taille réduite venue du Musée Pouchkine de Moscou – qui cherche à s’affranchir des ombres tutélaires et des courants à la mode. Que le naturalisme soit présent dans les toiles de Fontainebleau ou de la côte Normande ( Le Bord de mer à Honfleur (1864-1866, Los Angeles County Museum of Art), nul ne peut le contester. Mais ce naturalisme vire bien vite au monochromatisme à dominante de gris ( Grosse Mer à Etretat , 1868, Orsay) ou au contraire aux harmonies neigeuse de blanc bleuté (La Pie , 1869, Orsay) comme si la perception du sujet importait moins que le rendu d’une atmosphère qui, à la manière des « Correspondances » baudelairiennes, procède d’un travail synesthésique. D’ailleurs, ces mêmes côtes normandes peuvent fournir au peintre l’occasion d’user de couleurs joyeuses pour rendre un après-midi ensoleillé ( Terrasse à Sainte-Adresse , 1867, New York, The Metropolitan Museum of Art), ouvrant pleinement la perspective sur la mer et le ciel et ne laissant apparaître que l’ombre de l’hôtel sur le côté gauche de la terrasse.

Dans les années suivantes, avant qu’il ne se fixe à Vétheuil entre 1878 et 1881, Monet circule dans et autour de Paris : c’est la nature d’Île-de-France qu’il capte au travers de villages encore ruraux (telle la somptueuse Seine à , le soir , 1870, Northampton, Smith College Museum of Art) ou les splendides Coquelicots à (1873, Orsay) mais aussi la pénétration du modernisme qui, tel ce train traversant lointainement un paysage immuable, conjoint le permanent et l’éphémère ( Train dans la campagne , 1870, Orsay). Tout comme les diverses versions du Pont d’Argenteuil (1874) traduisent l’attrait qu’exerce sur le peintre l’intrusion de l’étrange dans une nature immuablement sereine. Et des trains traversant les campagnes avec leur panache de fumée aux gares il n’y a qu’un pas : ce sera La Gare d’Argenteuil (1872, Cergy-Pontoise, Conseil Général du Val d’Oise) et surtout les nombreuses toiles exécutées dans et autour de Saint Lazare ( ill. 4) dont les vapeurs des locomotives offrent à Monet des brumes artificielles à toute heure du jour, permettant à sa palette de vaporiser le paysage urbain. On conçoit aisément que Zola ait pu aimer ces tableaux parisiens : n’est-ce pas, en effet, l’expression de ce que Richard Thomson appelle « un naturalisme d’émotivité »8, expression qui adapte la formule zolienne du « coin de la création vu à travers un tempérament 9 ».

4. Claude Monet (1840-1926)/ La gare Saint-Lazare à l’extérieur (le signal) , 1877 Huile sur toile - 65 x 81,5 cm/Hanovre, Niedersachsisches Landesmuseum

5. Claude Monet (1840-1926) / Les glaçons , 1880/Huile sur toile - 60 x 100 cm/Paris, Musée d’Orsay

6. Claude Monet (1840-1926) / Sur la falaise à Pourville, 1882/Huile sur toile - 64 x 82 cm/Stockholm, Nationalmuseum

Reste que ce « tempérament », Monet va de plus en plus lui céder la place, délaissant toutes les traditions antérieures. C’est à Vétheuil qu’il produit ce qu’il faut bien considérer comme l’ébauche d’une « série » avec ces différentes versions de la débâcle de la Seine à l’hiver 1880 qui s’achève par Les Glaçons ( ill . 5), où les blocs de glace sous la lumière tamisée dérivent comme les futurs nymphéas de Giverny. La touche de Monet s’affirme dans les années suivantes, à l’occasion de nouveaux séjours normands (aux couleurs viennent s’ajouter des choix de plans en plongée – Sur la falaise à Pourville ( ill . 6) ou par temps clair (New York, The Museum of ) –, en contre-plongée – La Falaise à Dieppe (1882, Zurich, Kunsthaus) et (malheureusement absente de l’exposition) L’Eglise de Varengeville où le pinceau de Monet semble, tel celui de distordre la falaise et la chapelle) – en zooming – l’extraordinaire Manneporte de 1883 (New York, The Museum of Modern Art) toile dans laquelle Monet joue pleinement des contrastes entre ciel, vagues et roche pour créer une unité exclusivement artistique. Deux séjours en Méditerranée (1884 et 1888), occasions pour le peintre d’ouvrir sa palette à des tonalités jusqu’alors inexploitées ( Au Cap Martin , 1884) et de chercher, comme à Vétheuil à saisir un paysage à divers moments de la journée ( Antibes vue de La Salis , 1888, Toledo, Museum of Art) et Antibes, le matin (1888, Philadelphie, Philadelphia Museum of Art), que séparent une escale bretonne à Belle-Île (1886) au cours de laquelle il peint des rochers en surélevant sa ligne d’horizon de manière à laisser la lumière jouer pleinement sur les vagues et les roches ( La Côte Sauvage , Orsay ; Les Rochers de Belle-Île , Reims, Musée des Beaux-Arts ; Rochers à Port-Coton, le Lion , Cambridge, The Syndics of the Fitzwilliam Museum) et que suivra une virée en Creuse (1889) dont la rubescente version de la Creuse, soleil couchant , Colmar, musée d’Unterlinden. Monet a alors une cinquantaine d’années et, peintre désormais reconnu, il s’installe à l’écart du monde parisien, au milieu de cette nature normande qu’il chérit tant, dans la maison de Giverny qu’il habite depuis 1883 et qu’il achète enfin autant pour s’y livrer à son plaisir de japoniser le jardin que de « piocher […] pour rendre l’ instantanéité »10 . Voici donc venu le grand moment des « séries » mentionnées plus haut.

7. Claude Monet (1840-1926) Charing Cross Bridge, la Tamise , 1899-1901 / Huile sur toile - 73,5 x 100 cm/Lyon, Musée des Beaux-Arts

Et même lorsqu’il quitte son havre de l’Eure lors de ses trois séjours londoniens (1899,1900 et 1901), c’est encore pour « s’entêter à une série d’effets différents 11 » appliqués au Parlement ou au Charing Cross Bridge sur la Tamise (série que l’on comparera très utilement à cette toile faite lors d’un précédent séjour en 1871, toile de vie plus que de rêve, aux teintes whistlériennes : La Tamise et le Parlement , Londres, The National Gallery). Et tandis qu’il devient ce « jardinier artiste » qui creuse un nouveau bassin pour ses nénuphars voués à la célébrité et le fait enjamber d’un pont japonais que couvrent les glycines – « un but de motifs à peindre » écrit-il au Préfet de l’Eure en 1893 –, Monet se fait « l’esclave du travail, cherchant toujours l’impossible 12 ». Et c’est en plein conflit mondial qu’il exécute dans un atelier spécialement construit à Giverny ses Grandes Décorations de nymphéas qu’il offre à la France et qui ne seront présentées qu’au lendemain de sa mort, dans deux grandes salles ovales du musée de l’Orangerie 13 conçues par lui-même. « Chapelle Sixtine de l’impressionnisme 14 », l’Orangerie représente bien une « création » démiurgique si l’on veut bien admettre avec Marcel Proust que les quatre-vingt onze mètres couverts par les quelque vingt-deux panneaux de Monet « harmonisent [les fleurs et la nature] en une étendue bleue ou rosée, […] intention de peintre puissamment manifestée à [les] dématérialiser en tout ce qui n’est pas la couleur 15 ».

Notes

1. Il semble, tant Jacques Taddei insiste sur « son » élection à la tête du musée Marmottan qu’il veuille justifier d’une légitimité plus grande que celle de Guy Cogeval, « nommé » en Conseil des ministres. Et rappelons que le choix de M. Taddei ne s’est reporté sur lui que parce que le candidat favori avait retiré in extremis sa candidature.

2. Mais Impression, soleil levant ira contre monnaie sonnante et trébuchante cet été à Martigny à la Fondation Gianadda… Et l’on rappellera que pour son exposition inaugurale, Monet. L’œil impressionniste , Jacques Taddei avait pu compter sur 7 prêts de toiles par le musée d’Orsay.

3. Abus qu’il a manifesté dès sa prise de fonction en limogeant les trois collaboratrices principales du musée.

4. Jacques Taddei, catalogue de l’exposition Claude Monet, son Musée , Hazan, p. 9.

5. Guy Cogeval, catalogue de l’exposition Monet, RMN/Musée d’Orsay, p. 13. Et Cogeval de préciser : « non pas Monet en entier , selon l’illusoire exhaustivité des prétendues rétrospectives, mais Monet entier avec ses contradictions, ses évolutions… »

6. A propos de la toile de 1880 Monet écrit à Théodore Duret : « Je travaille à force à trois grandes toiles dont deux seulement pour le Salon car l’une est trop de mon goût à moi ». Sylvie Patin note à juste titre qu’elle peut être lue comme une reprise en grand format d’ Impression, soleil levant de 1874.

7. Emile Zola, « Mon Salon, IV, Les Actualistes », 1868.

8. Richard Thomson in catalogue de l’exposition Monet, RMN/Musée d’Orsay, pp. 33-47.

9. Emile Zola, « Proudhon et Courbet », I, dans Mes Haines , publié dans Le Salut Public , 26 et 31 août 1865.

10 . Lettre à Gustave Geoffroy, 7 octobre 1890.

11 . Ibid. Sylvie Patin qui consacre dans le catalogue une section aux « Répétitions et séries » s’attache au terme « série » mais ne s’arrête pas sur celui d’« effet » qui dans le cas de Monet entre très fréquemment dans le titre de ses toiles. Désignant étymologiquement « ce qui est produit, réalisé », l’effet se spécialise au sens « d’impression recherchée » (1660) et, plus précisément à partir du XIXes., désigne un « rendu de lumière ». Effet, impression : les deux termes renvoient bien à une même conception du regard pictural selon Monet.

12 . Lettre à G. Bernheim Jeune, 3 août 1918.

13 . Un billet groupé permet la visite de l’exposition du Grand Palais et des Nymphéas de l’Orangerie.

14 . André Masson, « Monet le fondateur », Revue Verve , 1952.

15 . Marcel Proust, « les Eblouissements par la Comtesse de Noailles », Le Figaro , 15 juin 1907.