DERNIERS OUVRAGES PARUS DANS LA MÊME COLLECTION : COLETTE : LA PAIX CHEZ LES BÊTES 35 bois originaux de S. Lecoanet. AUGUSTE BAILLY : SOIR 33 bois originaux de Constant Le Breton. : DEUX HOMMES 40 bois originaux de Jean Lébédeff. MICHEL GEORGES-MICHEL : LES MONTPARNOS 34 bois originaux de Touchagues. ANDRÉ CORTHIS : LA NUIT INCERTAINE 32 bois originaux de Renefer. A. ROUBÉ-JANSKY : J'AI QUATORZE ANS 38 bois originaux de Jean Lébédeff. HENRI DUVERNOIS : LA POULE 36 bois originaux de Guy Dollian. MARCELLE VIOUX : LA NUIT EN FLAMMES 32 bois originaux de C. Pettier. OCTAVE AUBRY : NAPOLÉON III 22 bois originaux de Guy Arnoux. MAURICE MAETERLINCK : LA MORT 37 bois originaux de G. Tcherkessot. EDMOND JALOUX : SOLEILS DISPARUS 40 bois originaux de William Graux. BINET-VALMER : LE PLAISIR 35 originaux de Paul Baudier. JEAN : MAL D'AMOUR (Prix Concourt) 36 bois originaux de Roger Grillon. MARCEL BOULENGER : LE FOURBE 32 bois originaux de Jean Lébédeff. ANDRÉ GIDE : LA PORTE ÉTROITE 24 bois originaux de Morin-Jean. EUGÈNE DABIT : L'HOTEL DU NORD 36 bois originaux de Paul Baudier. FERNAND VANDEREM : LA VICTIME Bois originaux de Louis Graux. GEORGES DUHAMEL : SCÈNES DE LA VIE FUTURE 30 bois originaux de Guy Dollian. HENRI DUVERNOIS : A L'OMBRE D'UNE FEMME 42 bois originaux de Jean Lébédeff. A PARAITRE POL NEVEUX : GOLO Bois originaux de M. T. Goiffon. LE FILS CHÈBRE

GEORGES IMANN

LE FILS CHÈBRE 30 BOIS ORIGINAUX DE VALENTIN LE CAMPION

LE LIVRE DE DEMAIN ARTHÈME FAYARD & C ÉDITEURS — 18-20, rue du Saint - Gothard, 18 - 20

A EDMOND JALOUX avec mon admiration et mon amitié. G. I.

I

LE NOUVEAU JUDAS USSI loin qu'il remontât dans ses souvenirs, M. Louis Chèbre, dernier représentant de la famille Chèbre- Lozereau (Huiles d'origine, à Marseille), reconnaissait A que sa vie était bien la plus enviable qui fût. N'entendez pas par là une de ces carrières tourmentées, romanesques, qui arrachent aux femmes des cris d'admiration et broyent de nos- talgie le cœur des mauvais collégiens, derrière leur pupitre. Mme veuve Chèbre, née Lozereau, une sainte femme, ayant du sens, comme on dit, eût haussé les épaules à vous écouter. Durant quarante années, elle avait répété à son Louiset ce dic- ton de Provence : « Naître, vivre et mourir dans la même maison, C'est bonheur pour toute saison. » et lui, à quarante ans passés, rendait encore grâce à la sagesse de Mme Chèbre mère, et se réjouissait bassement de n'avoir point d'idéal. Et de fait, la platitude de sa vie eût dérouté un arpenteur. Elle possédait la régularité, la belle harmonie de ces existences bourgeoises qui peuvent impunément s'étaler au grand jour, tant la nuit serait, elle-même, impuissante à les rendre plus ternes qu'elles ne sont, et qui n'ont rien à cacher, sans doute à cause du vide absolu qui les caractérise; une existence aussi vierge d'histoire que les annales d'un peuple heureux, unie comme le miroir d'une mare, calme comme un mail de province à l'heure du Salut. C'est à peine si, çà et là, émergeaient de son uniformité quotidienne deux ou trois dates mémorables, non à la façon d'un îlot abrupt ou d'un récif, mais pareilles à d'indo- lentes bouées et qui servaient à Chèbre de repère entre une enfance paisible, une fade adolescence et une désolante maturité. A cinq ans, il avait reçu de M. Chèbre père, un arrosoir, à douze il avait fait sa première communion et à vingt-trois, failli se marier. L'histoire de l'arrosoir eût complètement disparu de son esprit, si Mme Chèbre mère ne s'était toujours appliquée à lui laisser entendre qu'il avait manifesté, au reçu de ce don, la joie la plus grande. Et, comme l'arrosoir était demeuré en possession de la famille, où son usage répondait à mille nécessités, Chèbre ne pouvait s'empêcher de répéter, chaque fois qu'il l'apercevait : « Voilà l'arrosoir que papa m'a donné lorsque j'avais cinq ans », à quoi Mme Chèbre ne manquait jamais d'ajouter : « Et le pauvre père put se vanter, ce jour-là, de t'avoir procuré un réel bonheur ! » Sa première communion lui avait laissé des souvenirs plus pré- cis. Elle représentait, selon la formule établie, le plus beau moment de sa vie, bien qu'il en gardât surtout la mémoire d'une sournoise migraine, d'un col trop haut qui fermait mal et d'une culotte étroite qu'il redoutait de voir se fendre à chaque génuflexion. La nuit précédente avait été, d'ailleurs, franchement mauvaise. Excédé par six mois d'instruction religieuse intensive, de scru- pules exaspérés, d'effrois mystiques et, pour finir, la veille encore, par deux confessions successives — il avait omis de s'accuser d'un péché d'envie à la première — Chèbre ne put trouver le sommeil qu'aux approches de minuit. Mais il se réveilla presque aussitôt, incommodé par la présence d'un crin de brosse à dents, logé chez lui entre deux molaires et qu'il redoutait d'avaler durant son sommeil, ce qui aurait eu pour effet de rompre le jeûne et contrarié les dispositions physiques que prescrit le catéchisme, dispositions indispensables, comme chacun sait. Quant aux dispositions morales, elles ne résistèrent pas à un incident banal en apparence, mais dans lequel n'était que trop visible la malice toujours vigilante du démon. Le saint sacrifice touchait à sa fin. L'un après l'autre, les communiants se levaient et s'avançaient en une double file qui se scindait dans le transept, les garçons à droite, guindés dans de prétentieux costumes de petits hommes, les filles à gauche, uni- formément pâles et évoquant, sous leurs voiles, une curieuse procession de minuscules mariées. L'officiant, ayant ouvert le tabernacle, s'agenouilla, puis, après avoir béni les fidèles, commença de descendre les marches de l'autel. Il allait par petits pas rapides, tenant très haut le ciboire plein d'hosties jusqu'au bord, que les enfants fixaient avec des regards noyés d'inquiétude, comme fascinés par la vue de tous ces blancs pétales qui devaient bientôt les nourrir d'une divine substance, les ravir de délices, les transporter d'une céleste ardeur. Dans l'église, l'orgue roulait inlassablement d'harmonieux tonnerres : un invisible chœur préluda au Panis Angelicus, l'encens fumait. On entendit des soupirs étouffés, la toux nerveuse des pères de famille qui, libres de tout respect humain, fléchissaient pieusement les genoux. Des femmes en pleurs se mouchèrent; les gens des nefs latérales montaient déjà sur les chaises. Devant la grille du transept, à la place même où la file des communiants se scindait, un jeune prêtre récitait à voix haute les prières que les enfants répétaient. Il en scandait les paroles ou marquait les arrêts au moyen d'une claquette, qui, se refermant avec un bruit sec, semblait le fouet dont il fouaillait furieusement leur zèle, excitait dans leur âme l'ardeur chrétienne, redoublait leur élan vers Dieu. Puis, soudain, la claquette se refermant par deux fois, inter- rompait la prière. « Il est défendu de monter sur les chaises et d'occuper les abords de la grande nef. » Nouveau battement de claquette. Mais maintenant la claquette battait si furieusement à côté de Chèbre, qu'il en oublia son extase divine et, quoique agenouillé déjà à la sainte table, tourna la tête. « Les familles seules ont droit d'accès dans l'enceinte réservée ! », cria le prêtre. Chèbre tressaillit. Il répéta d'abord machinalement le mot qu'il venait d'entendre, puis l'association d'idées opéra en lui sous la forme d'une infernale et imprévue calembredaine. Il rapprocha, dans son esprit, la vue de cette enceinte auguste où les familles seules avaient le droit de pénétrer, avec l'image de sa cousine Sauze qui, ainsi que le disait Mme Chèbre, « attendait » pour le mois suivant. Mme Chèbre semblait, d'ailleurs, ne conjuguer ce verbe « attendre » qu'avec la plus grande répugnance, et ne s'autorisait à traiter ce sujet qu'en famille, comme si elle eût estimé que le fait de se diviser entre un si grand nombre de personnes en dimi- nuait singulièrement l'importance et espéré que le mot, frappant simultanément tant d'oreilles adultes, ne parviendrait que déformé, tronqué et privé de toute sa virulence nocive à celles vierges encore de son fils. Malheureusement, au mépris de toute prévision, ces réserves de Mme Chèbre sur l'état de la cousine Sauze et certains hochements de tête destinés à s'avertir mutuel- lement que le petit entendait, eurent-ils pour premier résultat d'éveiller son attention. Pourtant, un secret instinct dans lequel Mme Chèbre voyait la marque d'une parfaite innocence et qui n'était, au fond, que celui de sa sécurité personnelle, le prévint de solliciter de sa mère certaines explications. Il préféra donc s'en ouvrir à un condisciple, un certain Farnarier jeune, qui jouait dans le pensionnat où les demoiselles Garonne veillaient à instruire ces messieurs, le rôle assez sympathique du mauvais esprit. Farnarier jeune possédait quelques notions préliminaires assez vagues, et l'on dut décider de recourir, en dernière instance, à ce vieux corrupteur de l'adolescence française qu'est le Petit Larousse illustré. Le Petit Larousse illustré, malgré ses 5.800 gra- vures, 130 tableaux, 120 cartes et sa juste condamnation des dictionnaires sans exemples, se montra sur les diverses acceptions du verbe « attendre » d'une déplorable pauvreté. Il déclarait bien, à vrai dire, que l'on attend l'ennemi, l'omnibus, que le dîner attend, et que l'expression « attendez-moi sous l'orme » s'emploie en parlant d'un rendez-vous où on ne veut pas aller, d'une pro- messe qu'on ne veut pas tenir. Mais ceci posé, il évitait toute allusion à l'état de la cousine Sauze. Farnarier jeune, révolté, déclara en rejetant le Larousse, que « l'on ne trouvait jamais rien dans les dictionnaires », puis se ravisa et passa à la lette G, où « gros », « grosseur ou grossesse » valaient, paraît-il, la peine que l'on s'y arrêtât. Ils y découvrirent « femme grosse » et son synonyme « enceinte », à peu de distance du gros temps, du gros bétail et de la grosse cavalerie. Ils passèrent ensuite à « enceinte », qui se dit d'une femme grosse, et ne leur apporta pas d'autres précisions, mais leur servit de prolégomènes à une étude plus serrée de la question, un certain jeudi, dans le repas- sage de la maison Farnarier, grâce à un livre médical que Farna- rier jeune tenait de Farnarier aîné, qui l'avait acquis lui-même d'un bouquiniste de la rue Neuve, auquel il l'avait payé quinze sous. Ainsi, telle une maille en cédant met en péril toute une trame, la curiosité malsaine que Mme Chèbre avait éveillée dans l'âme de son fils, détruisit, peu à peu, tout ce beau réseau d'innocence dont elle s'était plu à l'envelopper. La pure ignorance de Louiset, en matière d'obstétrique, rejoignit dans un passé lointain son amour exclusif pour les arrosoirs, sa croyance au petit Noël et sa ferme conviction que la longueur et l'abondance des che- veux constituaient la seule différence entre les sexes. Tout ceci n'alla pas, d'ailleurs, sans de cuisants remords, un profond mépris de soi-même et de torturantes angoisses à la recherche d'une formule satisfaisante pour s'accuser en confession. Peines légères, pourtant, tourments médiocres, si on les compare à ceux qu'il endurait maintenant. Ce fut une lutte brève, atroce, durant laquelle il pensa mourir. Il avait beau tendre tout son esprit vers Dieu pour en chasser l'image monstrueuse, fixer une statue de saint Joseph, l'Enfant entre ses bras, haleter, comme un homme près de se noyer jette convulsivement les mots : « Au secours ! J'enfonce ! Aidez-moi ! », ceux que scandait près de lui la claquette, et répéter : « Jésus, venez, ô le Bien-Aimé de mon cœur! », les infernales syllabes sonnaient obstinément à ses oreilles, et il apercevait, toujours rond, lubrique, débordant, le ventre à jamais abhorré de l'inou- bliable cousine. IMPRIMÉ POUR LA COLLECTION " LE LIVRE DE DEMAIN " SUR LES PRESSES DE LOUIS BELLENAND ET FILS A FONTENAY-AUX-ROSES () SEPTEMBRE 1934 Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal. Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒ dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.