Livraisons de l'histoire de l'architecture

30 | 2015 Le dessin d'architecture : œuvre/outil des architectes ?

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/lha/437 DOI : 10.4000/lha.437 ISSN : 1960-5994

Éditeur Association Livraisons d’histoire de l’architecture - LHA

Édition imprimée Date de publication : 30 décembre 2015 ISSN : 1627-4970

Référence électronique Livraisons de l'histoire de l'architecture, 30 | 2015, « Le dessin d'architecture : œuvre/outil des architectes ? » [En ligne], mis en ligne le 30 décembre 2017, consulté le 03 juillet 2020. URL : http:// journals.openedition.org/lha/437 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lha.437

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NOTE DE LA RÉDACTION

Ces travaux ont été réalisés avec le soutien du Laboratoire d'Excellence Création, Arts, Patrimoines, portrant la référence ANR-10-LABX-82. Ils ont bénéficié d'une aide de l'État gérée par l'Agence Nationale de la recherche. Ouvrage publié avec le concours de l'École Pratique des Hautes Études.

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SOMMAIRE

Noir sur blanc Jean-Michel Leniaud

Avant-propos Christine Phal

Fantômes et revenants : les dessins français d’architecture gothique Étienne Hamon

Les relevés du et des Tuileries sous l’Ancien Régime Guillaume Fonkenell

L’Europe architecturale du second XVIIIe siècle : analyse des dessins Basile Baudez

Des frontispices aux « éléments analytiques », les compositions graphiques d’architecture à l’École des beaux-arts Jean-Philippe Garric

La machine optique de l’architecture : desseins et dessins de Jean-Paul Jungmann Agnès Callu

Dessins et design : représenter l’espace mental de l’architecture : les dessins déconstructivistes de Daniel Libeskind : Micromegas Antonella Tufano

Le dessin de l’architecture et la genèse de l’œuvre Pierre-Marc de Biasi

La querelle du décor : aspects et évolutions de l’architecture intérieure des musées Yannick Le Pape

Aujourd’hui à Chlef le centre Larbi Tebessi, hier à Orléansville le centre Albert-Camus (1955-1961), (architectes Louis Miquel et Roland Simounet) Soraya Bertaud du Chazaud

Authenticité ou décorativité ? Marques d’imprimeur comme ornements architecturaux Melinda Simon

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Noir sur blanc

Jean-Michel Leniaud

1 On n’aime guère le dessin d’architecture, pas plus qu’on n’aime l’histoire de l’architecture comme discipline universitaire : on les trouve l’un et l’autre austères, rigoureux, difficiles. Le marché lui-même privilégie les dessins de peintre et de sculpteur, plus immédiatement séduisants. Tout se passe comme si l’intérêt qu’il y porte, quand il lui en donne, résulte de la pénurie de marchandise à vendre. Bref, le dessin d’architecture tient du parent pauvre. Et pourtant, il se distingue par son ancienneté comme le prouve le peu qui subsiste du Moyen Âge. Par ses caractéristiques formelles : la précision du trait, l’ingéniosité des perspectives, la beauté d’un poché, la virtuosité d’un lavis. Par le rapport qu’il institue entre l’imaginaire et la réalité dans ses manipulations de l’espace, multiples et raisonnées. Par le caractère pionnier de ses expérimentations dans la fabrication du dessin : l’usage des boîtes optiques, de la photographie, voire de la photogrammétrie, de la programmation assistée par ordinateur ne donnent que quelques exemples qui s’inscrivent sur une longue liste. Il se distingue plus encore par la relation que la forme entretient avec l’idée : d’avantage que son homologue en peinture et en sculpture, il s’implique dans un dialogue avec un tiers auquel il doit communiquer les différentes phases dans l’élaboration du projet. Depuis l’esquisse, jusqu’aux plans d’exécution que le corps d’état doivent lire à l’appui du dossier de consultation des entreprises (DCE), son auteur lui assigne pour but de transposer, de façon de plus en plus précise selon les conventions du bidimensionnel et le cas échéant de l’axonométrique, l’idée plastique que le cerveau créateur conçoit. Plus que tout autre, le dessin d’architecture donne la trace du travail de conception qui s’effectue depuis la cosa mentale jusqu’à l’immeuble construit.

2 Il ne faudrait pas en déduire que le dessin d’architecture, à quelque phase qu’il se trouve, ne vaudrait que par sa capacité documentaire et n’intéresserait que les « archéologues » du projet. Il possède en soi une valeur d’art et range nécessairement l’architecte, aux yeux même de ceux qui en douteraient, dans la catégorie des plasticiens, des artistes, des créateurs. L’ancienne discipline des Beaux-Arts, celle qui s’est constituée lorsque, sous Napoléon, on entreprit de rassembler en un lieu unique, l’École des beaux-arts, l’enseignement de la peinture, de la sculpture et de l’architecture, l’initiait aux techniques d’expression plastique et, plus encore, lui faisait

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comprendre que ces trois arts s’unissaient sous l’empire du dessin, qu’ils cédaient même de celui-ci. Aujourd’hui, le jeune architecte, éloigné de la création plastique depuis les réformes de son art entreprises après 1968 dans des écoles d’architecture généralement peu versées dans des techniques de ce genre, réinvente avec son appareil photographique et son ordinateur de nouveaux modes de mission de la pensée architecturale mais plus d’un se met, dans le secret de son emploi du temps et de son agence, à l’étude du lavis, de la peinture, de la gravure, du modelé. C’est ce à quoi l’École d’architecture de Paris-Belleville incite ses élèves.

3 Car le dessin d’architecture tient de l’instrument de communication : non seulement avec le tiers exécutant, mais avec le client qu’il faut séduire. Pendant longtemps, la beauté graphique et picturale du projet a facilité cet objectif : dans les années 1830, l’austère dessin en géométral cède le pas devant le lavis romantique et ses couleurs suggestives. Un peu plus tard, Viollet-le-Duc qui veut faire entrer ses clients dans la compréhension des volumes déclare ne pas se satisfaire des ombres à 45 degrés que Boullée et la fin du XVIIIe siècle avaient mises au point et introduit des perspectives cavalières et axonométriques. Le Corbusier reprend les mêmes voies en laissant de côté, lui le cathare adonné au noir sur blanc, les artifices trop séducteurs de la couleur. Pour généraliser le propos, on pourrait énoncer que, chaque fois que sont apparues des architectures de formes et de fonctions inédites, il a fallu inventer de nouveaux modes d’expression graphique, ou autres, de plus en plus précis et évocateurs, de façon à faciliter la compréhension des clients désormais dépourvus de la possibilité de tenter des raisonnements analogiques avec l’existant.

4 Au regard des évolutions de l’architecture et de son enseignement, existe-t-il encore un avenir pour le dessin d’architecture ? La main, dont le présocratique Anaxagore affirmait que c’était grâce à elle que l’homme est intelligent, va-t-elle disparaître de ce mode d’expression ? Les deux questions sont disjointes car le dessin d’architecture n’est pas impérativement lié à l’usage de la main. On sent confusément pourtant qu’elles sont unies par un destin commun : non plus seulement celui de former l’œil du client et informer l’entrepreneur, mais prolonger le plaisir de concevoir et de construire par un acte bien propre de « consommation de masse » ne possède rien de choquant, bien au contraire : elle contribue à l’appropriation sociale de l’œuvre et à la mise en valeur de son concepteur. Gageons que le dessin d’architecture possède encore de beaux jours devant lui.

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Avant-propos Opening speech Vorwort

Christine Phal

1 Introduire ce colloque en ce lieu prestigieux est pour moi un très très grand honneur et je remercie Agnès Callu de m’y avoir invitée. En tant que présidente fondatrice de Drawing Now Paris, Le Salon du dessin contemporain, ce colloque m’apparaît important pour mettre en lumière une forme de dessin transversale dans les siècles : le dessin d’architecte.

Dessein et dessin une réalité pour le dessin d’architecte

2 Il est toujours important pour le dessin contemporain de trouver ses racines dans l’histoire du dessin et dans l’historique de toutes les formes et de toutes les définitions qui lui ont été attribuées au cours des siècles. Les apports historiques que vous allez faire par vos contributions au cours de cette journée autour du dessin d’architecture vont permettre d’aborder une des représentations du dessin qui, pour certains, est une représentation fonctionnelle du dessin.

3 En effet, pour le béotien, un dessin d’architecte a l’avantage d’être représentatif d’un projet, d’une idée, d’une future réalisation d’un dessein au sens premier de la terminologie. Il est précieux en ce sens car il permet de revenir aux origines du mot dessin qui s’est longtemps confondu avec celui de dessein. Qui mieux que l’architecte va savoir d’un trait de crayon nous faire rentrer dans son « dessein » ? Nous avons tous en mémoire le geste merveilleux d’Oscar Niemeyer qui, d’un trait, fait surgir Brasilia d’une feuille blanche !

4 Si les architectes contemporains ont pour certains perdu cette magie du crayon en le remplaçant par l’ordinateur, n’oublions pas que cette technologie, si elle nous prive de l’imaginaire, nous permet à sa façon de pénétrer dans le « dessein/dessin » du concepteur qui, par son trait numérique, nous facilite l’entrée et la visualisation du

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projet. C’est dans cette optique que, dans notre Salon Drawing Now Paris, nous posons notre réflexion sur des représentations larges du dessin, que ce soit dans ses techniques ou ses supports (ill. 1).

Ill. 1 : Alex Hamilton, Arch 6

2013, stylo et encre, fusain, pastel, peinture au pistolet, crayon à mine, gouache sur une photocopie de papier d’archive © Courtesy galerie Patrick Heide

Le trait élément commun de toutes les représentations

5 Ce qui peut rassembler toutes ces approches quelles qu’en soient les techniques, c’est la présence du trait. Le technique, au sens strict du terme, est alors secondaire : graphite, pastel, aquarelle, stylo bic, encres diverses, dessin numérique. Car le support, en sortant de la traditionnelle feuille de papier, peut aller du mur au plafond, d’une vitre de voiture, du sable d’une plage, à l’écran d’ordinateur voire à l’espace (ill. 2) !

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Ill. 2 : Martine Feipel, Jean Bechameil, La Nuit sans Lune

2013, graphite sur papier, 21 × 29 cm © Courtesy Galerie Gourvennec Ogor

6 Il est alors tentant de montrer comment, et avec quelle technique, des artistes contemporains vont aller piocher dans les racines de l’architecture pour se créer leur propre mythologie. Quelques artistes me semblent, à ce titre, assez représentatifs de ce croisement des genres et des époques, et leur propos s’imposent alors sans commentaire. Le dessin contemporain devient alors une œuvre à part entière et se détache de l’idée d’esquisse ou de projet pour nous offrir une nouvelle approche artistique.

7 Sans être des dessins d’architecte stricto sensu, je vous propose, à titre d’exemple, quelques œuvres de jeunes artistes, inspirées de l’architecture afin de partager nos réflexions sur le dessin d’architecte et de le ramener ici en tant qu’œuvre autonome (ill. 3).

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Ill. 3 : Stéphane Steiner, sans titre, extrait de la série Dessins d’architecture

100 × 70 cm, graphite sur papier © Courtesy Galerie Bertrand Baraudou

RÉSUMÉS

Christine Phal introduit le colloque en évoquant la pratique de quelques artistes contemporains dont le travail se nourrit de l’architecture réelle ou inventée.

Christine Phal introduces the conferences by reminding us of the drawing practice of some contemporary artists whose works deal with both real and fancy architecture.

Zur Einführung der Tagung stellt Christine Phal die Arbeit einiger zeitgenössischer Künstler vor, deren Vorgehensweise sich aus realer oder imaginierter Architektur speist.

AUTEUR

CHRISTINE PHAL Christine Phal est la présidente fondatrice de Drawing Now Paris I, le Salon du dessin contemporain. Après une formation universitaire à l’Université Paris-Descartes, elle exerce en officine une quinzaine d’années. En 1989, elle se forme au marché de l’art à l’IESA avant d’ouvrir sa première galerie à la Bastille fin 1990. Le dessin aura une place prépondérante dès les premières expositions, alternant artistes de la galerie et artistes invités. La crise de 1991 l’oblige à

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trouver des idées pour continuer : elle sera nomade de 1993 à 2000, puis s’installera rue Mazarine jusqu’en 2010. En 2007, elle crée le Salon du dessin contemporain sur le mode nomade. Devenu Drawing Now Paris en 2010, ce salon a désormais une place incontournable dans le calendrier des foires européennes. Depuis 2010 elle a choisi de se consacrer au développement du salon et au fonds de dotation pour le dessin qui permet d’accompagner les lauréats du prix Drawing Now, décerné chaque année. En 2016, l’événement fêtera son dixième anniversaire. Adresse électronique : [email protected].

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Fantômes et revenants : les dessins français d’architecture gothique Ghosts and revenants: French gothic architectural drawings Geister und Wiederauferstandene: gotische Architektur in französischen Zeichnungen

Étienne Hamon

1 S’il est un domaine de l’histoire de l’art gothique où la France accuse, eu égard à la qualité de son patrimoine, un retard criant sur ses voisins, c’est bien celui du dessin d’architecture. Le terrain est, avouons-le, semé d’embûches. Redécouvert il y a deux siècles en même temps que l’archéologie médiévale, le dessin d’architecture de cette période reste avant tout un objet de fantasmes. Bien au-delà du monde de l’archéologie, il fascine en effet par son étrangeté, son ancienneté et sa rareté. La bibliographie est à la mesure de cette séduction : volumineuse, concentrée sur une poignée de documents insatiablement revisités, et souvent hautement spéculative quand il s’agit, par exemple, de reconstituer les tracés directeurs de dessins dont on sait le support – le parchemin en général – supérieurement résistant mais instable.

2 Or le renouveau des études sur l’art français de la fin de l’époque gothique, qu’elles portent sur le processus de création architectural ou sur la culture technique et visuelle de ses acteurs, se heurte aujourd’hui à la pénurie de corpus raisonné de ces dessins. Car malgré des avancées récentes dans la connaissance de l’objet et l’exemple donné par quelques publications de corpus régionaux ou nationaux, les pièces issues du domaine français attendent toujours un recensement et des notices approfondies assortis d’études thématiques mobilisant, dans le même élan, les références aux pièces disparues. Le moment est opportun pour y remédier car les perspectives n’ont jamais été aussi prometteuses. Depuis qu’archivistes, historiens et historiens de l’art ont réinvesti le champ des arts graphiques et des sources documentaires de la création, il y a une trentaine d’années, les découvertes de nouveaux dessins se sont multipliées, tandis que la numérisation des fonds iconographiques et leur mise en ligne laissent, depuis peu, entrevoir une nouvelle moisson.

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3 En attendant, on est condamné à raisonner sur une base de quelques dizaines de pièces connues qui forment, pour la France entre le XIIIe siècle et le XVIe siècle, un ensemble disparate d’un point de vue géographique, chronologique, technique et plastique, alors que les œuvres construites alors selon les principes de la projection graphique se comptent encore par milliers. Il est donc trop tôt pour proposer du phénomène une approche globale renouvelée. Il n’est pas inutile, en revanche, de revenir sur certains aspects de son historiographie. Chaque pièce étant unique matériellement, c’est d’abord la fortune ou plutôt l’infortune que ces outils de médiation si singuliers ont connu à l’époque moderne qui les distingue dans l’histoire de l’archéologie médiévale.

Enjeux

4 Quelle qu’en soit la qualité, l’immense littérature sur le dessin d’architecture gothique rend compte, consciemment ou non de la part de ses auteurs, de l’importance de ce support dans la compréhension du processus de création. L’époque gothique marque un tournant dans l’histoire du dessin d’architecture. Elle en constitue le berceau, du moins pour la résurgence des formes techniquement les plus élaborées, que l’on se fie aux témoignages des textes ou aux œuvres conservées. En tant que tel ou à travers les sources qui y renvoient, il est donc un matériau de premier ordre pour la connaissance de l’architecture, des architectes et des modes de représentation du bâti à la fin du Moyen Âge, sans parler des questions de médiation et de transmission des modèles, à condition de ne pas se méprendre sur ses codes et sur son statut. L’étude du dessin d’architecture médiéval appelle donc un va et vient critique entre les trois principaux témoins du processus de création, lesquels se répondent rarement sur le terrain mais s’éclairent toujours mutuellement même en l’absence de liens historiques qui les unissent : les outils graphiques, les textes et les monuments.

5 Les textes et les mentions indirectes au nombre desquelles on peut ranger le Carnet de Villard de Honnecourt1 nous apprennent que le dessin à l’échelle était en usage sur les grands chantiers du début du XIIIe siècle sous forme de plans, coupes et élévations géométrales, que passé le milieu de ce siècle il était omniprésent dans le processus de création artistique, au sens large (le marché pour la châsse de Nivelle y renvoie explicitement en 1272), et qu’il se perfectionna pour revêtir, dans les années 1300, presque tous les aspects et toutes les fonctions qu’on lui connaît à l’époque moderne. Ils nous assurent, enfin que, dès le XIVe siècle, le dessin d’architecture pouvait être regardé comme une œuvre d’art à part entière, tandis que l’on en reconnaissait la propriété intellectuelle à son auteur. À ces caractéristiques, l’époque moderne apporta peu de bouleversements, le support le plus répandu depuis l’antiquité, le parchemin, restant en usage en plein XVIIe siècle. Les avancées touchèrent à la normalisation des systèmes scalaires et des codes d’usage des lavis ; à de nouvelles conventions pour la représentation du volume ; à la généralisation des maquettes en volume, dont l’emploi dans la France gothique reste encore l’objet de débats.

Un corpus résiduel mais exemplaire

6 Épures mises à part, les épaves, en France, de l’activité graphique des bâtisseurs gothiques, qu’il s’agisse des commanditaires, des architectes ou des peintres employés par les uns ou les autres, suffisent à illustrer les différentes étapes de l’évolution du

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dessin et la diversité de ses formes et fonctions. Les plus anciens témoins originaux remontent au milieu du XIIIe siècle, mais l’essentiel appartient aux XVe et XVIe siècles (ill. 1). Ils renvoient, selon les cas, à des usages dans la conception, la production, la diffusion, ou la réception. Et ils expriment des finalités techniques, médiatiques et, dans une moindre mesure chez nous, didactiques.

7 À côté de séries étrangères riches pour certaines de centaines de pièces et bénéficiant d’éditions récentes2, la France, berceau de l’art gothique et dont le patrimoine en la matière est le plus riche au monde, fait pâle figure avec ses quelques dizaines de dessins en attente de récolement et, à quelques exceptions près, rarement convoqués dans les essais sur l’histoire du dessin d’architecture. Les raisons de ce double décalage sont nombreuses. Elles tiennent à l’histoire des institutions, au statut incertain de ces documents au regard des cadres de classement des archives, à la dispersion précoce des collections thématiques nationales et à un certain désamour de la communauté scientifique jusqu’à une date récente.

8 Ainsi l’espace capétien n’a jamais abrité d’institutions de conservation des archives de chantier aussi émancipées et structurées que les fabriques des grandes églises des cités italiennes ou allemandes (Florence, Milan, Strasbourg, Cologne…). Ceux des dessins d’architecture qui n’étaient pas restés dans les mains de leurs auteurs trouvèrent difficilement place dans les cadres de classement des archives des communautés ou des administrations élaborés sous l’Ancien régime et normalisés au cours du XIXe siècle. Le statut des documents figurés produits en même temps que les documents écrits y a longtemps été subalterne en raison de leur faible valeur économique ou juridique. À l’époque moderne, la France a vu s’exiler ses collections privées de dessins d’architecture telles que celles qui, aujourd’hui, forment le fonds de l’Académie de Vienne. Enfin par leurs caractéristiques matérielles, à commencer par l’irrégularité de leur format, les dessins de commande furent les principales victimes de l’ouverture de séries graphiques factices dans les dépôts d’archives.

9 Le mal – réemplois, dispersions, soustractions – était fait quand, vers le milieu du XIXe siècle, archéologues et archivistes prirent conscience de l’intérêt de ces dessins, à défaut de toujours respecter l’unité des fonds garante de leur intelligibilité. En 1878, le Musée des Archives départementales, florilège des plus beaux documents conservés dans les dépôts départementaux, rassemblé à l’occasion de l’Exposition universelle, ne recensait que deux documents de cette nature, tous deux miraculeusement préservés dans leur fonds d’origine du fait que le dessin était tracé sur le même support que le contrat qu’il illustrait3. Or la grande majorité des dessins français rescapés n’offre pas ces caractéristiques. Leur conservation actuelle est donc soit le fruit d’un salutaire désintérêt pour leur série d’origine, soit au contraire l’aboutissement d’un parcours chaotique jalonné de remplois, d’oublis, de disparitions et de réapparitions.

Une érudition à éclipses

10 L’histoire du dessin d’architecture médiéval connut un tournant vers 1840 quand apparurent les premières éditions scientifiques. L’attention se focalisa alors sur des codex du XIIIe siècle entrés depuis peu dans des dépôts publics, à commencer par le Carnet de Villard de Honnecourt de la Bibliothèque royale. Sans rouvrir les débats sur sa fonction et sur le profil de son auteur, on rappellera qu’il suivit un parcours pour le moins sinueux : peut-être encore en usage comme carnet de modèles monumentaux à

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Paris vers 1430, il semble être entré en possession de la famille Félibien à la fin du XVIe siècle et au plus tard en 1666, avant d’échoir dans la bibliothèque de Saint-Germain- des-Prés où les révolutionnaires le saisirent4. Ses superbes dessins furent en partie gravés quelques années plus tard par Nicolas-Xavier Willemin dans ses Monuments français inédits (t. I, pl. 102 et suiv.). Cette collection entreprise en 1806 et publiée de façon posthume en 1839 perpétuait une tradition illustrée par Gaignières : les préoccupations de son éditeur allaient d’abord aux costumes des personnages représentés. Cette publication révéla l’existence du recueil aux pionniers de l’archéologie. Quicherat en donna en 1849 une notice illustrée dans la Revue archéologique ; Lassus en prépara une édition qui parut en 1858, après sa mort, en même temps que celle de Willis à Londres (1859). Entre-temps, en 1846, Didron avait publié un autre recueil de dessins connu depuis sous le nom de Palimpseste de Reims (Arch. dép. Marne, G 661), obituaire dans lequel furent remployées, après grattage et recoupage, plusieurs peaux couvertes de dessins à la finalité toujours discutée5.

11 Archéologues ou architectes, ces savants n’hésitèrent pas à mobiliser leurs réseaux dans le monde du clergé ou des antiquaires pour se constituer leurs propres collections de documents anciens. Ainsi le grand dessin du jubé du Mans aujourd’hui conservé dans les collections du musée municipal fut-il d’abord « récupéré » par Lassus à la faveur de ses travaux dans la cathédrale à partir de 1848. L’architecte avait sans doute prévu de le publier, ce que fit son complice Hucher des années plus tard6. Plus tôt, Alexandre Lenoir avait transmis à son fils Albert un dessin trouvé dans les archives du château de Gaillon qu’Achille Deville, qui rapporte la chose, publia en 1850 en le mettant en rapport avec les travaux du cardinal d’Amboise des années 1500, sans égards pour son archaïsme formel. Il n’est plus localisable aujourd’hui (ill. 2)7. En ce milieu du XIXe siècle, les sociétés savantes jouèrent un rôle déterminant dans la redécouverte de ces dessins, comme on le verra encore plus loin dans le cas de la Normandie. La Société archéologique de Montpellier publia ainsi dans ses Mémoires, en 1850, un dessin de portail alors en mains privées, qui tomba ensuite dans l’oubli pour un siècle (ill. 3).

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Ill. 2 : Fac-similé d’un dessin du temps pour la décoration de la chapelle du château de Gaillon

D’après A. Deville, Comtes et dépenses… op. cit.

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Ill. 3 : Projet de portail, fin du XVe siècle

Encre sur parchemin. New York, Cloisters museum, accession number 68.49. D’après R. Branner, « A Fifteenth-century French Architectural Drawing at the Cloisters », Metropolitan Museum Journal, 1976, vol. 11

12 D’abord « Monument » ou objet de collection, le dessin d’architecture médiéval accéda tardivement au statut d’objet d’étude en tant que tel. Il y parvint indirectement en endossant le rôle de support pédagogique pour l’enseignement de l’archéologie et de la diplomatique. En 1887, la Société de l’École des chartes sélectionna ainsi quelques planches du Carnet de Villard dans son « Album paléographique ». Mais un premier fac- similé de dessin gothique était entré dans les collections de l’École quelques années auparavant : celui du portail de Saint-Jacques-aux-Pèlerins à Paris (1473), qui, à une époque pas si éloignée de la nôtre, fut retiré des grands registres à onglets des chartes de l’hôpital pour être mis sous cadre dans le bureau du conservateur des archives de l’AP-HP. Avec un autre projet dessiné pour la châsse de la cathédrale de Noyon (1499), il avait été sélectionné par Brièle parmi les 170 documents du Musée des archives départementales (n° 137 et pl. LII) pour constituer le recueil publié par la Commission des archives départementales du Ministère de l’intérieur à l’occasion de l’Exposition universelle de 1878. La publication était supervisée par Jules Quicherat, alors directeur de l’École, et Léopold Delisle. Sa reproduction bénéficia du nouveau procédé d’héliogravure perfectionné par Dujardin, employé depuis 1872 pour constituer le « nouveau fonds » des planches paléographiques de l’établissement 8.

13 La Première Guerre mondiale, qui fit disparaître plusieurs de ces dessins comme celui de Notre-Dame de l’Épine9, détruit dans les bombardements de Reims, ouvrit une parenthèse scientifique d’un demi-siècle en France. Comme pour d’autres domaines, ce sont les allemands et les Anglo-saxons qui veillèrent à entretenir le flambeau. Le Carnet de Villard fut réédité par Hans Hahnloser à Vienne en 1935, dans un contexte si peu

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propice que les Français ne découvrirent cette entreprise qu’au moment de sa réimpression en 1972. Aux USA, de fins connaisseurs de l’architecture gothique restaient à l’affut d’opportunités d’acquisition, comme Robert Branner qui a milité pour l’entrée au Cloisters museum, en 1968, d’un dessin de portail oublié des Français depuis sa publication à Montpellier en 1850 (ill. 3)10.

14 La relance des études au cours des années 1980 a donc constitué un sursaut salutaire, orchestré en France par Roland Recht11. Il serait vain d’en résumer ici toutes les avancées. Retenons que la place de ces dessins dans les expositions est désormais légitimée au-delà de l’histoire de l’architecture, comme on l’a récemment vu au Grand- Palais en 2010 (1500 : L’Art en France entre Moyen-Âge et Renaissance), aux Archives nationales en 2012 (La Demeure médiévale à Paris) et au Palais des Beaux-Arts de Lille en 2013 (Illuminations) ; et que les découvertes bénéficient désormais d’une plus large publicité. Mais aujourd’hui comme hier, ce sont les trouvailles fortuites qui enrichissent régulièrement le corpus et, dans la majorité des cas, il s’agit de la découverte de remplois de dessins sur parchemin en couvertures de registres12.

Quelques destins singuliers

15 La plupart des dessins isolés ont eu, en effet, un destin capricieux voire rocambolesque. Mais quelques-uns, on va le voir, ont été de longue date l’objet d’une attention particulière. Le projet dessiné pouvant être, par nature, le témoin d’une réalisation jamais menée à son terme ni même entreprise, ou disparue sans avoir laissé de trace, il a souvent alimenté les spéculations en autorisant la restitution d’états disparus ou projetés. Dans certains contextes, il a même retrouvé une finalité pratique en devenant le support de créations historicisantes.

16 Il en va ainsi de la réutilisation, longtemps après leur création, de dessins pour terminer des édifices gothiques laissés inachevés. Les exemples amplement commentés des façades des cathédrales de Cologne et de Milan au XIXe siècle viennent immédiatement à l’esprit. On le sait moins, cette démarche a connu un certain engouement en France. On peut douter qu’elle ait été envisagée par Viollet-le-Duc au moment de terminer la cathédrale de Clermont-Ferrand vers 1855-1864 dans la mesure où l’architecte ne semble pas avoir eu connaissance du projet dessiné de façade tracé vers 1496. Au demeurant, ce dessin partiel n’aurait guère été aisément exploitable13. Elle a en revanche été engagée à la cathédrale de Beauvais pour laquelle plusieurs versions redessinées d’un prétendu dessin ancien furent publiées en 1824 et 1838 à l’appui de projets de construction d’une façade occidentale (ill. 4)14. L’existence même de ce dessin reste cependant sujette à caution. Et l’on ne peut exclure qu’un faux médiéval ait alors été produit pour justifier des projets d’achèvement aux enjeux importants, qu’ils soient politiques ou archéologiques. Mais la fin justifiait les moyens et, au début du, XIXe siècle, l’idée que l’on pût achever une cathédrale sur un plan apocryphe n’était pas aussi choquante qu’elle l’est devenue depuis la Charte de Venise.

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Ill. 4 : Élévation géométrale du grand portail projeté en 1570

Gravure publiée par Emmanuel Woillez en 1838 D’après F. Meunier, La Cathédrale Saint-Pierre de Beauvais : histoire, architecture, décoration, t. III, le transept, Beauvais, 2006.

17 C’est ce qui aurait pu advenir à Saint-Ouen de Rouen sans les aléas de l’histoire et les ambitions des restaurateurs modernes. L’impact des superbes gravures publiées par Dom Pommeraye au XVIIe siècle dans la fortune historique de ce monument laissé inachevé a été parfaitement mis en lumière. La légende qui accompagne la planche montrant l’élévation de la façade gothique complète laisse entendre que l’auteur l’a fait graver d’après un dessin d’architecte15. L’existence de ce type de projet semble accréditée par la légende d’un dessin à la plume acquis dans le commerce en 1851 et déposé à la bibliothèque municipale de Rouen (ill. 5). Daniel Ramée, qui le fit alors graver, pensait qu’il s’agissait d’une copie du début du XVIIe siècle d’une variante du projet reproduit par Pommeraye16. Reste à savoir si ces originaux fantomatiques dataient, comme on le pensait au XIXe siècle, des années 1490-1520, époque de la mise en chantier de la façade, ou du XVIIe siècle comme le supposait récemment Jacques Henriet17, ce qui en ferait un témoignage passionnant, mais pas unique, du gothic survival de l’époque classique. De cette nature, en effet, semble être le dessin du fonds Robert de Cotte pour la flèche de la Sainte-Chapelle18. On connaît la suite du dossier rouennais grâce aux vives controverses soulevées par le choix du programme définitif de Grégoire en 184519 : l’architecte renonça à ses premiers projets d’achèvement respectueux du dessin de Pommeraye et arasa l’ébauche de façade à tour biaises laissée par les architectes de l’époque flamboyante pour bâtir une composition régulière dans le goût du XIVe siècle. Il faut dire que les membres de la commission des Monuments historiques étaient fort mal disposés vis-à-vis de ce témoignage des fantaisies du gothique tardif : l’un d’eux ne déclarait-il pas que « les amorces de tours déjà

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construites sont d’une mauvaise époque et feraient un détestable effet si elles étaient achevées20. »

Ill. 5 : Portail de l’église de Saint-Ouen à achever depuis la galerie au-dessus de la rose

Dessin à la plume sur papier, 54 x 38 cm. Rouen, bibl. mun. Est. topo. g. 5518 Rouen, nouvelles bibliothèques.

18 La possibilité pour les dessins d’architecture de circuler comme modèles à travers l’espace et le temps a scellé le destin d’un autre dessin gothique rouennais moins connu : un projet pour la flèche de l’église Saint-André, édifice construit dans les années 1540. Ce dessin est signalé « à la Vaticane » au début du XVIIIe siècle par Du Souillet, l’éditeur de l’Histoire de Rouen de Farin (éd. de 1731, t. II, p. 110). En 1860, ce dessin fut redécouvert à la bibliothèque des Augustins de Rome (Angelica) par le peintre et archéologue André Durand alors qu’il dessinait les monuments de Rome pour la collection Demidoff. L’artiste s’en procura une copie qui fut gravée en 1862 par Eustache de la Querrière21 (ill. 6). Aux dires de ce dernier, le dessin était annoté d’une écriture italienne « de la fin du XVIe » siècle avec la formule « Piante del campanile della chiesa di san andrea alla cita di rouen, anno 1588 ». Une tradition locale des plus fragiles veut que le pape lui-même se soit fait envoyer ce relevé de flèche gothique22 ! Le document italien, étant désormais introuvable, le dossier reste pour l’heure en suspens23.

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Ill. 6 : Projet (plan et élévation) pour la flèche de l’église Saint-André de Rouen

V. 1540 à la Bibliotheca Angelica à Rome Gravure dans E. de la Querrière, Saint-André-de-la-ville, église paroissiale de Rouen supprimée en 1791, Rouen, 1862.

19 En plus des fantômes de Saint-Ouen et de Saint-André, Rouen abrite un authentique revenant qui se trouve être le dessin technique français le plus abouti par la qualité du trait et l’association d’un plan et d’une vue géométrale : le projet de « flèche » du trésor de la cathédrale de Rouen24. Ce très long parchemin aurait été découvert par un bibliothécaire rouennais chez un bouquiniste du Havre, qui l’avait acquis d’un marchand de ferraille qui le tenait lui-même d’un ex-gardien de musée de Paris ! Ou comment brouiller les pistes pour dissimuler une origine sans doute plus proche mais plus douteuse ! C’est le chapitre de Rouen, composé d’érudits chanoines, qui s’en porta acquéreur en 1887 ; et c’est l’archiviste de la communauté, l’abbé Sauvage, qui en assura la publication. Sa nature exacte reste malheureusement impossible à établir puisque le dessin est aujourd’hui incommunicable faute d’appartenir à un fonds doté de moyens de conservation et de communication dont devrait pourtant bénéficier ce type de document tout à fait exceptionnel en France.

20 En somme, le panorama esquissé ici fait apparaître une situation très contrastée quant à la qualité et à la finalité de ces dessins d’architecture gothique français et quant à leur sort passé ou présent. Il semble pourtant plus conforme à la réalité de la pratique médiévale et de la fortune moderne de ces dessins que l’image qu’en renvoient les vastes collections germaniques et leurs chefs d’œuvre de géométrie spatiale. Les dessins allemands, souvent privilégiés dans la démonstration du rôle du dessin dans la chaine opératoire de l’architecture, témoignent pour l’essentiel, en effet, d’un aspect très particulier de ce processus : la recherche d’excellence technique et de théorisation dans des milieux savants à la fin de l’époque gothique. Cette démarche a pu exister à la

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marge en France, pays marqué par un plus grand individualisme des architectes et par une moindre sélection par la théorie dans l’accès aux métiers du bâtiment. Les pièces issues du milieu français restant à découvrir, à identifier ou à retrouver çà et là ont peu de chance d’être aussi élaborées que celles d’outre-Rhin. L’enquête systématique n’en est pas moins nécessaire pour saisir la place exacte du dessin dans le processus de conception et de consommation de l’architecture gothique sur ses terres d’origine. En attendant, notre horizon s’élargit de jour en jour grâce aux redécouvertes facilitées par les campagnes de numérisation des fonds patrimoniaux. En 2014, ont ainsi été mis en ligne plusieurs dessins méconnus de monuments de la ville de Saint-Omer (ill. 7). Une série de quelques pièces qui pourrait valoir à la bibliothèque de l’agglomération de cette ville le titre de dépôt français le plus riche en dessins d’architecture gothique, si l’on excepte Strasbourg.

Ill. 7 : Projet de boulevard au-devant de la porte Sainte-Croix de l’enceinte urbaine de Saint-Omer

Encre et lavis sur papier (v. 1500), 56 x 56,5 cm, Saint-Omer, BASO, « cumulus », anc. côté 22 B. Cliché Étienne Hamon

NOTES

1. Sa dernière édition en date est celle de Carl F. Barnes : The portfolio of Villard de Honnecourt, Paris, Bibliothèque nationale de France, MS Fr 1909 : a new critical edition and color facsimile, Farnham, Burlington, Ashgate, 2009.

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2. Pour le monde germanique, il faut désormais compter avec les recueils de Hans-Joseph Böker commencés en 2005 avec les 425 dessins de Vienne (Architektur der Gotik. Bestandskatalog der weltgrössten Sammlung an gotischen Baurissen (Legat Franz Jäger) im Kupferstichkabinett der Akademie der bildenden Künste Wien, Salzburg, 2005) ; pour l’Italie du XIVe siècle, la référence est désormais Valerio Ascani, Il Trecento disegnato. Le basi progettuali del’architettura gotica in Italia, Rome, 1997. 3. Musée des archives départementales. Recueil de fac-similés héliographiques de documents tirés des archives des préfectures, mairies et hospices. Par Gustave Adolphe Desjardins, Paris, Imprimerie nationale, 1878, n° 137 et pl. LII (projet de portail pour Saint-Jacques-aux-Pèlerins), n° 140 et pl. LI (projet de châsse pour la cathédrale de Noyon). 4. Étienne Hamon, « Une source insoupçonnée de l’architecture flamboyante parisienne : le Carnet de Villard de Honnecourt », Bulletin monumental, 2007, p. 281-288. 5. Adolphe Napoléon Didron, « Dessins palimpsestes du XIIIe siècle », Annales archéologiques, t. V, 1846, p. 87-94. 6. Eugène Hucher, « Le jubé du cardinal Philippe de Luxembourg à la cathédrale du Mans », Bulletin de la société d'agriculture, Sciences et arts de la Sarthe, t. 12, 1869-1870, p. 321-365. E. Hucher, Le Jubé du cardinal Philippe de Luxembourg à la cathédrale du Mans : décrit d'après un dessin d'architecte du temps et des documents inédits, le Mans, 1875. 7. Achille Deville, Comptes et dépenses de la construction du château de Gaillon, Paris, 1850, p. CVII- CVIII et pl. XIV. À supposer qu’il soit authentique, le dessin montre des graphismes caractéristiques des années 1400 incompatibles avec le décor de la chapelle de Gaillon et une attribution à Colin Biart, vers 1500, comme l’imaginait Deville. 8. Emmanuel Poulle, « Les fac-similés », dans L'École nationale des chartes: histoire de l'école depuis 1821, Paris-Thionville, 1997, p. 39-49. Dans le recueil de 1878, le dessin est identifié à comme un « portail d’église » ; il s’agit en réalité de la porte d’un passage couvert. 9. Voir la récente mise au point de Jean-Pierre Ravaux à son sujet dans « Recueil de textes concernant les origines, la construction et le mobilier de Notre-Dame de l’Épine », Études marnaises, t. CXXII, 2007, p. 337-339. 10. Robert Branner, « A Fifteenth-century French Architectural Drawing at the Cloisters », Metropolitan Museum Journal, 1976, vol. 11, p. 133-136. 11. Les Bâtisseurs des cathédrales gothiques (catalogue de l’exposition, Strasbourg, 3 septembre-26 novembre 1989), sous la dir. de Roland Recht, Strasbourg, Musées de la ville, 1989. Roland Recht, Le Dessin d’architecture. Origine et fonction, Paris, Adam Biro, 1995. 12. Laurent Vissière, « Un plan de château français du début du xvie siècle », Bulletin monumental, 2004, p. 197-202 ; Dany Sandron, « Un dessin d’architecture du xve siècle pour la loge de mer de Perpignan », Revue de l’art. Architectures 1400, n° 166, 2009-4, p. 91-96. 13. Michael T. Davis, « “Troys Portaulx et Deux Grosses Tours”: The Flamboyant Façade Project for the Cathedral of Clermont », Gesta, vol. 22, n° 1, 1983, p. 67-83; et en dernier lieu ma notice dans 1500 : l’art en France entre Moyen Âge et Renaissance, Paris, 2010, cat. n° 1. 14. Florian Meunier, La Cathédrale Saint-Pierre de Beauvais : histoire, architecture, décoration, t. III, le transept, Beauvais, 2006, p. 20-21. Ou Martin et Pierre Chambiges. Architectes des cathédrales flamboyantes, Paris, Picard, 2015, p. 147-148. 15. Cette planche fut reprise en 1655 dans la Topographie de Claude Chastillon. 16. Daniel Ramée, L’Art et l’archéologie au XIXe siècle. Achèvement de Saint-Ouen de Rouen, Paris, Victor Didron, 1851, p. 17-25. 17. Notice sur l’ouvrage de Pommeraye dans Le Gothique retrouvé avant Viollet-le-Duc, Paris, 1979, cat. 116, p. 66. 18. BnF, Est., Va 441 (fonds Robert de Cotte, n° 2580). 19. Jean-Michel Leniaud, Fallait-il achever Saint-Ouen de Rouen ? Débats et polémiques. 1837-1852, Rouen, 2002.

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20. Françoise Bercé, Les Premiers travaux de la Commission des monuments historiques, 1837-1848 : procès-verbaux et relevés d'architectes, Paris, 1979, p. 139. 21. Eustache de La Querrière, Saint-André-de-la-Ville, église paroissiale de Rouen, supprimée en 1791, Rouen, 1862. 22. Elle est rapportée par François Verdier dans « Le beurre et la couronne », In situ, 1, 2001, note 4 ; URL : http://insitu.revues.org/1148, consulté le 2 février 2015. 23. Je remercie Mathieu Deldicque pour ses patientes investigations dans les bibliothèques romaines à la recherche de ce dessin. 24. . Le Trésor de la cathédrale de Rouen, cat. d’expo. du Musée des Antiquités de la Seine-Maritime, 1993, p. 99-100. De nouvelles pistes sur l’origine de ce dessin sont ouvertes dans Antoinette et Jacques Sangouard, « Les sources normandes dans l’achèvement de la cathédrale Sainte-Cécile d’Albi à la fin du Moyen Âge », Bulletin monumental, t. 169-4, 2011, p. 319-334.

RÉSUMÉS

Objet mythique de l’archéologie médiévale, le dessin d’architecture gothique (XIIIe-XVIe siècles) est pourtant très inégalement à l’honneur dans l’historiographie européenne. Dans l’aire française, la littérature s’est focalisée depuis deux siècles sur une poignée de documents, dont le carnet de Villard de Honnecourt, au détriment de la recherche d’un corpus raisonné et d’une étude diachronique des techniques et des conditions de l’utilisation de ces outils de communication et de diffusion. Les perspectives de découvertes ou redécouvertes, confirmées par des trouvailles récentes, sont cependant prometteuses. À travers quelques exemples de destins particuliers, cette communication interroge le statut singulier du dessin gothique dans le processus de création à la fin du Moyen Âge et sa place incertaine, jusqu’à aujourd’hui, dans l’histoire des collections.

Gothic architectural drawings (13th-16th century), mythical objects of medieval archeology, are rarely in the spotlight of European historiography. In French historiography, scientific literature for two centuries has mostly focused on a mere handful of documents such as the Villard de Honnecourt notebook, neglecting to form a systematic corpus or a diachronic study of the various techniques and conditions of using these tools of communication and dissemination. Short and long-term perspectives in research brought about by recent discoveries, are nevertheless promising. Covering some examples of particular fates, this contribution discusses the singular status of gothic drawing in creative processes during the late Middle Ages, as well as its uncertain place, until today, in the history of museums’ collections.

Die gotische Architekturzeichnung des 13. und 14. Jahrhunderts ist trotz ihrer Bedeutung als mythisches Objekt der mediävistischen Forschung bislang ungleich weniger präsent als Gegenstand der Geschichtswissenschaft. Im französischen Sprachraum hat sich die Forschung seit zwei Jahrhunderten auf eine Handvoll Dokumente wie das Skizzenbuch des Villard de Honnecourt konzentriert, wobei weder die Erstellung eines Gesamtverzeichnisses verfolgt wurde noch eine diachrone Studie von Techniken und Gebrauch dieser Medien. Gleichwohl versprechen die durch jüngste Funde angereicherten Quellen fruchtbare Perspektiven für die Forschung. Anhand ausgesuchter Beispiele verfolgt dieser Beitrag die Sonderstellung der gotischen

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Zeichnung im künstlerischen Schaffensprozess des Spätmittelalters und ihren immer noch umstrittenen Platz in der Sammlungsgeschichte.

AUTEUR

ÉTIENNE HAMON Étienne Hamon, archiviste paléographe, est professeur d’histoire de l’art du Moyen Âge à l’Université de Picardie-Jules Verne et membre de l’équipe TrAme. Il consacre ses recherches aux arts monumentaux de la fin de l’époque gothique. Ses travaux ont porté sur plusieurs grands foyers de la création en France aux XVe et XVIe siècles à travers les chantiers, les artistes, leurs réalisations et leurs outils de médiation. Il est l’auteur de nombreux articles, de monographies (Gisors et les églises flamboyantes du Vexin français, Presses universitaires de Franche-Comté, 2008), de synthèses (Une capitale flamboyante, Picard, 2011) et de guides des sources (Art et architecture avant 1515, Archives nationales, 2008), et il a coordonné un catalogue d’exposition (La Demeure médiévale à Paris, Archives nationales - Somogy, 2012) et un volume d’actes de colloque (La Picardie flamboyante, PUR, 2015). Adresse électronique : [email protected].

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Les relevés du Louvre et des Tuileries sous l’Ancien Régime Louvre’s and Tuileries’ surveys under the Ancien Régime Die Aufrisse des Louvre und der Tuilerien unter dem Ancien Régime

Guillaume Fonkenell

1 L’inventaire des dessins concernant le Louvre et les Tuileries conservés dans les fonds de l’administration des Bâtiments du roi aux Archives nationales1 permet de dresser un premier constat sur le statut de ces dessins durant l’Ancien Régime : sur environ sept cents documents parvenus jusqu’à nous, il n’y en a aucun qui soit antérieur au règne de Louis XIII et seuls six dessins – témoignages de l’activité de – sont conservés pour le règne de ce souverain. Un peu plus d’une centaine de feuilles concerne le règne de Louis XIV, mais c’est bien peu comparé au XVIIIe siècle qui totalise un peu moins de six cents documents.

2 Les aléas de conservation ne sauraient à eux seuls expliquer la différence entre le nombre de dessins conservés datables du XVIIe siècle et ceux du XVIII e siècle. Cette disparité est d’autant plus surprenante que le règne de Louis XIV fut une période d’intenses travaux alors que le XVIIIe siècle, au contraire, apparaît comme un temps mort dans l’histoire du Louvre. Pour expliquer la différence de un à cinq entre le nombre de dessins conservés pour ces deux périodes, il faut donc postuler que la pratique et l’utilisation du dessin ont connu une véritable mutation au cours du XVIIIe siècle.

1692-1695 : d’Orbay, Desgodets et la naissance du relevé administratif

3 Le relevé de l’état existant d’un édifice est une première étape du travail de l’architecte évidente pour nous aujourd’hui, mais cette idée de dresser un constat d’état général n’est apparue au Louvre et aux Tuileries qu’à la toute fin du XVIIe siècle. Le plus ancien plan conservé aujourd’hui et dessiné par un architecte (non identifié) en charge du

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Louvre, qui remonte à 1595, est un curieux mélange entre relevé et projet ; tracé sur parchemin, il s’agit probablement d’un document de présentation et il est d’une grande inexactitude par rapport à la topographie réelle du site2. En 1660, alors qu’il reprend l’édification de la Cour carrée du Louvre qui exige de considérables travaux d’achat de terrains, se contente encore d’un surprenant relevé partiel : il ne fait dessiner que les maisons nécessaires à son projet et non pas l’ensemble du quartier entourant le château3. De même lorsqu’il entreprend de transformer les Tuileries en 1659, il fait dresser un plan complexe qui met sur le même plan relevé et projet4. Il en sera de même pour tous ses projets relatifs au Louvre. Le projet est donc premier et l’analyse du site ne sert en rien à le nourrir.

4 La situation change à partir du début des années 1690. Les Archives nationales conservent un relevé général du rez-de-chaussée du Louvre, annoté par François d’Orbay (ill. 1), et également un dessin schématique du rez-de-chaussée des Tuileries5. Le travail de d’Orbay semble cependant avoir débuté par des feuilles partielles, destinées à répondre à des questions précises (ill. 2) : plusieurs plans sont ainsi datés de janvier et de février 1692, date à laquelle la cession du Palais Royal à Philippe d’Orléans, le frère du roi, obligea à rapatrier les Académies d’art au Louvre. À cette occasion, d’Orbay a peut-être voulu faire le point sur les locaux déjà attribués à des institutions de ce type (l’Académie française et l’Académie des inscriptions étaient en effet déjà logées dans l’aile ouest du Louvre) et planifier la répartition des espaces pour les nouveaux arrivants.

Ill. 1 : François d’Orbay, Plan général du rez-de-chaussée du Louvre

Entre 1692 et 1694. Arch. nat., O1 1661, pièce 2 Cliché Guillaume Fonkenell

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Ill. 2 : François d’Orbay, Plan du premier étage de l’angle sud-ouest de la Cour carrée

31 janvier 1692. Arch. nat. (en dépôt au musée du Louvre, Arts graphiques), VA CCXVIII, pièce 35 Cliché Guillaume Fonkenell

5 Le plan général du Louvre est postérieur aux précédents, comme en témoignent les légendes qu’il porte : ainsi, la « Salle des Suisses proposée pour mettre/ Toutes les antiques qui sont a l’accademye/ D’architecture » de la feuille de détail est-elle devenue dans le plan général la « Salle des Suisses ou sont presentement les antiques qui estoient au Palais Royal ». Ce plan général a donc dû être élaboré vers 1692-1693, date corroborée par un paiement exceptionnel de 600 livres tournois à l’architecte « pour dépenses qu’il a été obligé de faire pour lever les plants des plusieurs maisons royales et des jardins qu’il a eu ordre de faire pour le service de SM6. » Ce plan est couvert d’écritures qui témoignent d’un double système d’élucidation par écrit : d’Orbay a porté de nombreuses annotations à la main pour donner l’affectation des espaces ; un second système de renvoi par numéro a été ajouté ultérieurement alors que des espaces avaient déjà été réattribués comme en témoignent par exemple la présence de deux numéros différents portés sur des pièces qui sont toutes légendées « Coypel père » par François d’Orbay. Ce système de renvoi par numéros est probablement postérieur à 1707, date du décès de Noël Coypel, malheureusement la clef qui devait l’accompagner n’a pas été retrouvée. Le plan général a été très longuement utilisé comme en témoigne son mauvais état de conservation et les multiples annotations au crayon qu’il comporte. Il était par ailleurs complété par de nombreuses retombes qui répondent dans le cas du relevé à une logique d’emploi nouvelle : il ne s’agit plus de suggérer des versions alternatives ou d’opposer projet et relevé, mais de faire figurer les entresols d’un édifice. Cette solution permet de comprendre très facilement le nombre et la disposition de ces demi-étages.

6 Le travail de d’Orbay a été poursuivi par Antoine Desgodets qui a été nommé contrôleur des bâtiments du Roi pour Paris au milieu de l’année 16947. Desgodets semble succéder à d’Orbay car il signe tous les plans postérieurs à son entrée en fonction8. Cependant, d’Orbay n’a jamais porté le titre de contrôleur de Paris dont Desgodets semble avoir été

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le premier titulaire. En dépit de ces changements de statut administratif, une réelle continuité se dégage entre le travail des deux hommes et Desgodets a parfois poursuivi un travail entrepris par d’Orbay, en particulier sur la question de l’adduction d’eau : un premier plan concernant les réseaux aux alentours des Tuileries a été dressé par d’Orbay le 18 février 1894. L’enquête sur l’ensemble du réseau a été poursuivie par Desgodets en 1695 ; elle détaille tout le parcours des eaux depuis leur captage à Rungis jusqu’à leur répartition dans Paris. Le relevé de la terrasse des Feuillants et des écuries attenantes fait l’objet de deux dessins identiques, l’un de la main de d’Orbay, l’autre de la main de Desgodets, daté du 16 juillet 1694, donc immédiatement après sa prise de fonction. Cette continuité dans les opérations de relevé implique sans doute une proximité entre les deux hommes qui avaient déjà eu l’occasion de travailler ensemble sur le chantier de Chambord. Desgodets est par ailleurs l’auteur du premier relevé général des Tuileries, qui vient compléter le schéma de son prédécesseur et comporte le détail des trois niveaux principaux. Il devait être complété par des retombes pour les entresols, aujourd’hui disparues, mais dont on voit encore les points d’attache sur la feuille.

7 D’Orbay et Desgodets sont les premiers à nous donner une vue globale du site du Louvre et des Tuileries (même si leurs documents mutilés ne peuvent plus répondre aujourd’hui à toutes nos questions). Pourquoi avoir exécuté ces dessins qui ont dû exiger une enquête minutieuse sur le terrain et un important travail de mise au net ? Les relevés de d’Orbay sont un moyen d’informer sa hiérarchie et de l’aider dans le processus de prise de décision. Le plus ancien relevé dressé le premier août 1691 concerne ainsi la reconstruction d’un mur mitoyen du Louvre. Un commis l’a apostillé de la réponse du directeur général en date du 7 août énonçant que la reconstruction de ce mur ne devait pas être faite aux frais de la surintendance des Bâtiments. Un second plan, montrant la distribution des appartements du Roi et de la Reine, a été intégralement annoté par le surintendant des Bâtiments, Colbert de Villacerf, pour fixer la répartition des Académies à l’intérieur de ces locaux. La prolifération de relevés autour des années 1690 pour le Louvre s’explique donc par la structuration administrative de la Surintendance des Bâtiments sous le règne de Louis XIV. Il ne s’agit plus seulement de gérer la construction et l’entretien des édifices mais aussi de fournir les documents nécessaires à l’affectation des lieux. Pour cela, un personnel de plus en spécialisé se met en place. Le moment clef semble bien être l’apparition des « contrôleurs » répartis topographiquement (à ne pas confondre avec les contrôleurs généraux dont l’existence est bien plus ancienne). Des contrôleurs affectés aux principaux châteaux en chantier sont attestés dès la fin de la surintendance de Colbert et le début de celle de Louvois et ce système se généralisa peu à peu. d’Orbay semble avoir encore eu le rôle d’architecte itinérant, compétent sur des édifices très éloignés géographiquement. Desgodets en revanche apparaît comme un fonctionnaire spécialisé, puisque avant d’exercer à Paris, il était contrôleur de Chambord.

8 Mais il faut aussi s’interroger sur le rôle plus précis de d’Orbay dans le développement du relevé systématique. François d’Orbay apparaît très tôt comme un dessinateur : dès 1669, il est payé « pour les plans et élévations des bastiments qu’il a fait », formule qui revient en 1670 et 16719. Dès 1676, cet architecte avait mené une importante enquête sur le château de Fontainebleau comportant au moins un grand plan général du domaine et deux élévations et coupes prises sur les axes de la cour du Cheval Blanc10. Ces élévations-coupes sont très originales puisqu’elles montrent non seulement les principales façades de la cour, mais aussi les dispositions intérieures des bâtiments qui

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les entourent et les corps de bâtiments attenants. La finalité de cette entreprise n’est pas claire, mais elle est contemporaine d’une hausse sensible des gages de l’architecte (de 1200 à 2000 livres en 1677) qui semble laisser penser qu’il exerce des fonctions très importantes à Fontainebleau11. Le relevé était-il le prélude à une publication sur le château, sur le modèle des travaux de Jacques Androuet du Cerceau ou d’Israël Silvestre ? Deux plans de Fontainebleau ont en tout cas été gravés par d’Orbay en 168212.

9 La pratique du relevé des fins administratives se poursuivit sous Robert de Cotte qui succéda à Desgodets en en février 1699, comme en témoigne un grand plan des logements de la Grande Galerie, conservé dans le fonds de cet architecte et datable autour de 171013. Il faut rapprocher ce plan de relevés à grande échelle de ces logements qui devinrent nécessaires dans le cadre de leur attribution14. Chaque bénéficiaire recevait en effet un brevet du Roi qui comportait l’état exact de la distribution intérieure ; il pouvait effectuer des modifications de détail à ses frais, après accord de l’administration des Bâtiments, mais ne pouvait prétendre s’en prévaloir au cas où il devait quitter son logement. C’est pour prévoir les contestations en rapport avec ces aménagements que des plans de plus en plus précis devinrent nécessaires.

1747-1749 : les plans en petit de Portail et les plans en grand de Potain et La Châtre : l’émergence du relevé architectural

10 L’association entre relevé et usage administratif se confirme avec la seconde grande campagne de relevé entreprise au XVIIIe siècle. Son histoire est bien connue depuis le travail que lui a consacré Alden Rand Gordon en 198515. Entrepris en 1745 à l’initiative de Philibert Orry, ce relevé ne fut mené à bien que sous Le Normant de Tournehem, et terminé entièrement sous Marigny après 1751. Il mobilisa une équipe d’au moins une dizaine de personnes qui devaient dresser un bilan détaillé de toutes les maisons royales. Cinq volumes virent le jour, mais la série est inachevée et ne comprend pas les demeures du Val de Loire pour lesquelles des relevés furent néanmoins commandés. Deux séries de ces volumes sont aujourd’hui conservées : la première, la plus complète, se trouve à la Pierpont Morgan Library de New York ; la seconde, partielle, aux Archives nationales. Les volumes sur le Louvre et les Tuileries sont présents dans les deux séries et on peut restituer assez clairement le processus de travail qui fut effectué pour Paris. Des dessins en grands furent commandés en 1745, peut-être à un dessinateur pratiquement inconnu par ailleurs : François de La Place16. Ils furent ensuite réduits en petit par deux jeunes frères, Maximilien et Anne François Brébion. Le premier était destiné à faire toute sa carrière au contrôle de Paris, comme inspecteur sous Soufflot qui était contrôleur ; dans les faits, il lui succéda après sa mort en 1780, même si la réforme de l’administration des Bâtiments en 1776 ne lui permit plus de porter le titre de contrôleur. L’entreprise de coordination de tous les relevés fut confiée à Jacques André Portail, ancien élève des Ponts et Chaussées qui était par ailleurs Garde des plans des Maisons royales. Le choix de ce personnage pour coordonner cette entreprise est révélateur : Portail dépendant directement du directeur des Bâtiments et pas du Premier Architecte du Roi. C’est bien une motivation administrative qui a une fois de plus donné naissance à ce type de relevé. Le format du relevé est par ailleurs révélateur : les volumes sont de petit format in-octavo (27 sur 20 cm) et sont reliés pour

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intégrer la bibliothèque d’un administrateur : les volumes de New York portent les armes de Marigny et sont restés entre ses mains jusqu’à sa mort alors que les ouvrages de Paris portent les armes de France. De d’Orbay à Portail, on assiste donc à une miniaturisation progressive du relevé.

11 En parallèle au travail de Portail, un second relevé fut entrepris17. Il est l’œuvre de deux jeunes architectes : Nicolas Marie Potain (alors âgé de vingt-six ans) et Louis Le Dreux (âgé de vingt-huit ans) qui était « secrétaire » du premier architecte18. Le relevé est contemporain du projet royal de reprise en main de l’urbanisme parisien, voulu après la paix d’Aix-la-Chapelle signée le 18 octobre 1748. Pour marquer sa présence dans la capitale, le souverain suscita principalement la création d’une place royale en son honneur. La Cour carrée était restée inachevée depuis le début de 1680 et seules les maçonneries de l’ensemble des ailes avaient pu être menées à bien. Terminer les travaux de cette cour faisait partie de ce grand programme édilitaire royal et le relevé de 1749 devait aider à définir les travaux et à proposer un projet d’appropriation de l’intérieur. Le fonds des Bâtiments du roi conserve pour la première fois toutes les étapes du travail des architectes : des feuilles de petite taille, écrites au crayon et abondamment cotées doivent correspondre à la minute relevée sur place. Deux jeux de plans en ont été tirés : le premier est décomposé par ailes (ill. 3) ; le second, fruit de l’assemblage de nombreuses feuilles, est composé de trois grands rouleaux qui montrent toute la cour, niveau par niveau. Ce relevé est profondément différent de celui de Portail : il ne s’intéresse en effet qu’au gros œuvre et omet tous les entresols et toutes les cloisons adventices qui encombrent le palais. Il comporte un système de cotes à la fois discrètes et précises qui permettent d’apprécier très vite les mesures de l’édifice. Ce relevé est une sorte de travail de restitution qui consiste à effacer tout ce qui est adventice pour ne figurer que les points durs de l’architecture, ce dont l’architecte devra tenir compte. C’est en fait le premier document conservé pour le Louvre qui témoigne d’une enquête en vue de la mise en œuvre d’un projet et il est significatif qu’il s’agisse d’une commande qui porte la marque du Premier Architecte. Plusieurs esquisses au crayon portées sur le relevé de l’aile est confirment d’ailleurs que ces documents ont été utilisés par Ange Jacques Gabriel ou par Jacques Germain Soufflot au moment où ils étudièrent l’implantation des services du Grand Conseil dans cette aile à partir de 1755. Ces plans ont par ailleurs bénéficié d’une « longévité » exceptionnelle : les grands rouleaux sont en effet aujourd’hui dans le fonds de l’agence du Louvre qui conserve le résultat de l’activité des architectes en charge du palais depuis 1848. On peut donc en déduire que le relevé fut encore utilisé à cette date. De fait, il ne fut remplacé par un nouveau relevé analogue qu’en 1849 à l’initiative de Félix Duban19.

Ill. 3 : Nicolas Marie Potain et Louis Le Dreux, Plan du premier étage de l’aile est de la Cour carrée

1479. Arch. nat., O1 1667, pièce 2 Cliché Guillaume Fonkenell

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1749-1755 : le relevé comme étude d’un modèle prestigieux

12 Potain et Le Dreux ne se limitèrent pas un relevé en plan ; ils procédèrent également à une minutieuse enquête sur les détails d’ordre du Louvre, également datée de 1749. Les vingt-trois feuilles que l’on peut leur attribuer formaient un cahier. Elles sont aujourd’hui reliées dans un recueil composite qui fit partie au XIXe siècle de la collection de l’architecte Hippolyte Destailleur et qui a été acquis par le Centre canadien d’architecture de Montréal20. Ces feuilles, facilement reconnaissables à leur liseré noir, forment une suite inachevée : la dernière planche, montrant un détail du chapiteau ionique du vestibule ouest, conçu par Jacques Lemercier, ne comporte ni cadre, ni rehauts de lavis et une partie est restée au crayon. Il est peu probable que ce relevé de détail ait fait partie d’une commande de Gabriel au même titre que les grands plans. Le fait même que les dessins ne soient pas restés dans les archives des Bâtiments du roi peut plaider en ce sens, de même que l’inachèvement de la série. De plus, la finalité de ce relevé est très différente de celle des grands plans. Il ne s’agit plus de proposer une vision synthétique de l’état du Louvre, mais une étude analytique très poussée de ses ornements. La mise en page peut d’ailleurs laisser à penser qu’une publication de ces détails d’architecture était envisagée. Deux élévations générales seulement sont fournies : la première est un schéma de proportion des ordres, esquissé au verso de la première planche et probablement ajouté après coup. Une coupe sur l’avant corps de la colonnade figure également pour permettre de localiser des détails d’ornements difficiles à situer, même pour un observateur déjà connaisseur du bâtiment. Tous ces éléments donnent le sentiment d’un travail personnel. On pourrait y voir l’influence plus particulière de Potain Cependant, le relevé est très minutieux et semble bien avoir été fait sur le bâtiment lui-même, ce qui est assez surprenant car certains détails sont très difficilement accessibles, comme la corniche située au-dessus des cariatides du pavillon de l’Horloge. Pour réaliser un tel relevé, il fallait soit bénéficier d’un échafaudage – ce qui ne devait sans doute pas être le cas dans cette partie – soit utiliser de petites structures volantes ou sellettes, sortes de planches arrimées à des cordes et que l’on pouvait faire glisser le long de la façade. Cela suppose un minimum de moyens. En attendant une information qui vienne nous éclairer sur le contexte de ce relevé, le recueil Destailleur nous permet de comprendre que la tentative de Potain et Le Dreux ne fut pas isolée mais s’inscrit au contraire dans une vaste production de relevés de détails ornementaux dans les années 1750. On trouve en effet dans ce recueil une autre série de détails ornementaux du Louvre, mêlée à des dessins d’ordre d’architecture copiés dans des traités, comme celui de Perrault. Parmi cette documentation hétérogène, une seconde série, gravée celle-ci, se dégage.

13 Il s’agit d’une suite de douze dessins gravés de détails de façade comprenant essentiellement des relevés des croisées du Louvre (ill. 4), mais aussi quelques fragments d’ordre. Un autre tirage de cette série est conservé à la réserve des Imprimés de la Bibliothèque nationale et il est précédé d’une dédicace de trois pages au marquis de Marigny, signée « Blondel »21. Les estampes furent présentées à l’Académie d’architecture le 1er décembre 175522. L’auteur est généralement identifié avec Jacques- François Blondel, mais cette identification doit être remise en question : en effet, ce dernier ne fut nommé membre de l’Académie que le 10 décembre 1755 et il ne pouvait

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donc présenter un ouvrage au sein de la Compagnie à cette date. Il faut reconnaître derrière cette signature, celle de Jean-François Blondel, comme l’a déjà justement fait remarquer Michel Gallet23. Le procès-verbal de l’Académie royale d’architecture précise que l’entreprise est une initiative personnelle du dédicataire et que les relevés ont été « dessinés et gravés à ses frais ». Le travail s’échelonna sur une assez longue période puisque trois dessins de croisées furent présentés à l’Académie dès le 23 juin 174924. Pour l’Académie, Blondel est l’exemple même de l’homme éclairé qui « à l’exemple de tous les architectes et amateurs de la belle architecture, a toujours regardé le Louvre et toutes les parties de son architecture comme le plus beau model d’une architecture noble et bien entendue ». La dédicace permet de préciser ses intentions : il s’agit tout d’abord de faire œuvre pédagogique auprès des « élèves qui se forment aujourd’hui sous [les] favorables auspices » du marquis de Marigny. Mais c’est aussi un moyen de « se garentir (sic) du mauvais goût dont l’Architecture a été infectée » et de proclamer « chez les Nations » la « supériorité du génie français ». Les relevés de Jean-François Blondel témoignent du statut du Louvre comme édifice fondateur dans l’émergence d’une architecture nationale. Il ne s’agit pas d’un avis isolé, mais bien d’un courant de fonds dont on trouve des échos aussi bien chez Voltaire que chez Jacques-François Blondel. Il s’inscrit à la fois dans la réaction contre le goût rocaille et dans la volonté d’un retour au Grand Goût25.

Ill. 4 : Jean-François Blondel, Croisée du premier étage de l’intérieur de la cour du Louvre, dans le pavillon du Milieu

1749-1755, coll. Part. Cliché Guillaume Fonkenell

14 L’étude des relevés du Louvre et des Tuileries permet de dresser un premier panorama des évolutions dans l’usage et la conception du relevé d’architecture : pour ces deux palais, les premiers grands relevés systématiques datent de la fin du règne de Louis XIV

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et témoignent d’une volonté de gestion administrative. Les années 1740 ont vu le développement de relevés spécialisés marqués par une tension entre le relevé administratif et le relevé d’architecte. Enfin, un troisième type de relevé doit être identifié : effectué à des fins d’étude, il témoigne des débats dont le Louvre a pu être l’objet. Ce palais (et lui seul car il n’existe pas de phénomène comparable pour les Tuileries dans ce dernier cas) semble bien être devenu à cette date une icône architecturale, un modèle à observer et à étudier. Il reste maintenant à comparer ces constatations faites à partir de l’exemple du Louvre avec d’autres maisons royales pour approfondir – ou contredire – ce que l’exemple parisien semble nous enseigner.

Annexe : liste des plans levés par François d’Orbay et Antoine Desgodets entre 1691 et 1699

15 Sauf mention contraire, tous les documents sont conservés aux Archives nationales.

François « Plan d’une partye du Carre du Louure/ de l’Estage VA CCXVIII, [mai 1676] d’Orbay attique ou sont des logemens » pièce 32

François « Louvre/ Plan de la petite ecuries et atteliers/ VA CXXVIII, Non daté d’Orbay mitoyen » [partie ouest de la Grande Galerie] pièce 47

« plans et memoires concernants l'hostel d'aumont François et petit hostel de villequier attenant lancien hostel 1er août O1 1676, pièce d’Orbay de longueuille et deuant le peristile du portail du 1691 199 louure »

François « Salle des Suisses proposée pour mettre/ Toutes les 23 janvier VA CCXVIII, fol. d’Orbay antiques qui sont a l’accademye/ D’architecture » 1692 34

François « Plan du Logement de Me La Comtesse de 25 janvier VA LIX, pièce 40 d’Orbay Soissons » [dans le pavillon nord des Tuileries] 1692

François [plan du rez-de-chaussée de l’angle nord-ouest de la 31 janvier VA CCXVIII, d’Orbay Cour carrée] 1692 pièce 33

François [plan du premier étage de l’angle sud-ouest de la 31 janvier VA CCXVIII, d’Orbay Cour carrée] 1692 pièce 35

« Plan du rez de chaussée d’une partie de la grande/ François VA CCXVIII, Gallerye du louure ou sont des logements au 5 août 1692 d’Orbay pièce 42 dessous »

« Plan particulier de l’Estage attique au dessus de la 15 François VA CCXVIII, salle des gardes et appartement du roy au chasteau novembre d’Orbay pièce 36 du louure » 1692

François [plan schématique du rez-de-chaussée du palais des 16 octobre NIII Seine, d’Orbay Tuileries] 1693 dossier 643

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François « Co[n]duite des Eaux de la Samaritaine et d'arqueïl 18 février NIII Seine, d’Orbay da[ns] le Louvre et dans les Tuilleries » 1694 dossier 622

François « Conduit pour la fontaine que/ demande M Seguin/ VA CXXVIII, Non daté26 d’Orbay a garder » [angle nord-est de la Cour carrée] pièce 38

François [entre 1692 [plan général du rez-de-chaussée du Louvre] O1 1666, pièce 2 d’Orbay et 1694]

François « Plan de laisle du bastiment du louure du coste/ de VA CXXVIII, Non daté27 d’Orbay la rue saint honnoré » pièce 40

NIII Seine, François [plan de l’allée en terrasse du jardin des Tuileries et [1694] dossier 692, d’Orbay des écuries ; double du plan de Desgodets] pièce 1

« Plan de l'allée en terrasse du Jardin des Tuilleries, NIII Seine, Antoine et des Ecuries de la grande ecurie, et partie du 15 juil 1694 dossier 692, Desgodets pallais des tuilleries » [double du plan de d’Orbay] pièce 2

« Le Louvre, les Tuileries et les rues existantes entre Bibl. nat., Va Antoine ces deux/ Monumens avec les conduites d’eau qui se 1694 440a, microfilm Desgodets trouvent dans cet Espace » H 187058

Antoine NIII Seine, « Distribution des Eaux de Rungis aux Tuilleries » 7 juin 1695 Desgodets dossier 623

Antoine 8 novembre « Plan du Palais des Tuilleries » VA LIX, pièce 10 Desgodets 1700

NOTES

1. Le calcul s’appuie sur le dépouillement des cartons spécifiquement consacrés au Louvre (Arch. nat., O1 1666 à 1683) auquel nous avons ajoutés les pièces extraites au XIXe siècle au profit de l’administration des Bâtiments civils (F21 3567, VA LIX, VA CCXVII et CCXVIII, ces deux derniers volumes étant déposés au musée du Louvre). Cet article n’aurait pas été possible sans l’aide et les conseils des responsables des cartes et plans et de la série O1. L’auteur tient à remercier plus particulièrement Cécile Souchon, Fabienne Audebrand, Jean-Charles Cappronnier, Nadine Gastaldi et Pierre Jugie. 2. Plan dit « Destailleur », Bibl. nat., Ve 53i, microfilm A 31892. 3. Arch. nat., F21 3567, pièce 8 ; Alexandre Cojannot, « Mazarin et le “grand dessein” du Louvre : projets et réalisations de 1652 à 1664 », Bibliothèque de l’École des chartes, n°161-1, 2003, p. 156-157. 4. Arch. nat., VA LIX, pièce 9. 5. Pour la liste complète des dessins créés durant ces années, voir tableau en annexe. Un seul relevé de d’Orbay antérieur à cette période et relatif au Louvre a été repéré.

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6. Jules Guiffrey (éditeur), Comptes des Bâtiments du roi, Paris, Imprimerie nationale, 1881-1901, III, col. 856. 7. Joëlle Barreau assistée de Guillaume Fonkenell, « Précisions biographiques sur Antoine Desgodets », à paraître. 8. On peut reconnaître la main de d’Orbay sur un plan accompagné par une élévation relatif à la reconstruction avec modification d’une maison rue du Chantre (Arch. nat., O1 1676, pièce 311). Située dans l’emprise du Grand Dessein du Louvre, cette maison était soumise à autorisation du surintendant des Bâtiments avant que son propriétaire ne puisse y faire des travaux. Le dessin, qui n’est pas signé de l’architecte ni daté, a pu être fait à la demande du commanditaire et non de l’administration. 9. Jules Guiffrey (éditeur), Comptes des Bâtiments du roi... op. cit., I, col. 365, 455 et 549. 10. Arch. nat., VA LX, pièce 10 ; Henri IV à Fontainebleau, un temps de splendeur (exposition, château de Fontainebleau, 7 novembre 2010-28 février 2011), Paris, édition de la réunion des Musées nationaux, 2010, p. 118-119. 11. Jules Guiffrey (éditeur), Comptes des Bâtiments du roi... op. cit., I, col. 997. En 1678, cette somme est imputée précisément sur les fonds pour Fontainebleau et en 1679, quoiqu’il s’agisse de gages par ordonnance, la ligne précise que le paiement est fait pour Fontainebleau (ibid., col. 1033 et 1210). 12. Bibl. nat., Cartes et plans, Ge D 6797 et 6798. 13. Bibl. nat., Estampes, Va 440a, microfilm H 186991. 14. Arch. nat., O1 1675. 15. Alden Rand Gordon, « Les Recueils des Maisons royales en Petit and the Office of Jacques- André Portail, Garde des Plans des Bâtiments du Roi », Eigtheenth-Century Life, 17, mai 1993, p. 102-145. 16. Quelques grands plans, non mentionnés par Alden Rand Gordon, correspondent peut-être à cette première phase. Ils comportent des renvois par chiffres à l’encre rouge ; voir par exemple, Arch. nat., VA LIX, pièces 50 à 52, plans des dépendances des Tuileries. Il est cependant possible qu’une partie de ces documents soient antérieurs à l’entreprise de Portail et aient été simplement réutilisés par lui. 17. Ce relevé est conservé sous les cotes suivantes : Arch. nat., 64AJ 653 (plans roulés) ; O 1 1667, pièces 1 à 8 et O1 1668, pièces 1 et 2 (plan par aile à l’encre et au lavis), O1 1667, pièces 9 à 15 (plans à l’encre) et pièce 16 (minute). 18. Arch. nat., O1 *2247, fol. 297 v et 299 : comptes des bâtiments du Roi, 1747, paiements à Le Dreux pour les « dépenses qu’il a faites pour le bureau dud. per architecte » et pour les « journées de dessinateurs, commis et autres frais qu’il a faits pour le bureau dud. premier architecte ». Des paiements analogues se retrouvent en 1748 (Arch. nat., O1 *2248, fol. 320 v et 325), mais disparaissent en 1749, pour des raisons qui demeurent inconnues. 19. La plus grande partie de ce relevé est conservée aux Arch. nat., 64AJ 287. 20. Montréal, Centre canadien d’architecture, DR 1986 : 0695. L’auteur remercie Pierre-Édouard Latouche, conservateur, pour son accueil et ses nombreuses informations. 21. Bibl. nat., réserve des Imprimés V 2055 (sous une attribution à Jacques-François Blondel) 22. Ibid., VI, p. 245-246. 23. Michel Gallet, Les Architectes parisiens du XVIIIe siècle. Dictionnaire biographique et critique, Paris, Mengès, 1995, p. 72. 24. Henry Lemonnier (éditeur), Procès-verbaux de l’Académie royale d’Architecture, Paris, J. Schemit, E. Champion et A. Colin, 1911-1929, VI, p. 122-123 25. Jean-Marie Pérouse de Montclos, L’Architecture à la française, Paris, Picard, 2001 (2e édition revue), p. 241-244 ; Wend Von Kalnein, Architecture in France in the eighteenth century, New Haven et Londres, Yale University Press, 1995, p. 131-134.

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26. La canalisation reportée en rouge sur ce relevé et mentionnée comme un projet est une extension du réseau relevé le 17 février 1694. 27. Le plan semble représenter un état légèrement postérieur au grand relevé du rez-de-chaussée (Arch. nat., O1 1666, pièce 2).

RÉSUMÉS

L’étude des relevés du Louvre et des Tuileries permet de dresser un premier panorama des évolutions dans l’usage et la conception du relevé d’architecture : pour ces deux palais, les premiers grands relevés systématiques datent de la fin du règne de Louis XIV et témoignent d’une volonté de gestion administrative. Les années 1740 ont vu le développement de relevés spécialisés marqués par une tension entre le relevé administratif et le relevé d’architecte. Enfin, un troisième type de relevé doit être identifié : effectué à des fins d’étude, il témoigne des débats dont le Louvre a pu être l’objet. Ce palais (et lui seul car il n’existe pas de phénomène comparable pour les Tuileries dans ce dernier cas) semble bien être devenu à cette date une icône architecturale, un modèle à observer et à étudier. Il reste maintenant à comparer ces constatations faites à partir de l’exemple du Louvre avec d’autres maisons royales pour approfondir – ou contredire – ce que l’exemple parisien semble nous enseigner.

Study of Louvre’s and Tuileries’ survey gives us a view of the practice's and design's evolutions in architectural survey. For those two palaces, first great surveys occurred at the end of King Louis XIV’s reign. They reveal a new administrative management. During the 1740s, the surveys are more specialised and reveal tensions between the administrative survey and the survey designed by architects. Finally, a third sort of survey shall be noticed, based on study purposes, it regards debates involving the Louvre. At the time, the Louvre (in difference to the ) might have been viewed as an architectural icon. It was also a model for observation and studying. Now comes the time to make comparisons between those evidences - concerning the Louvre - with other royal houses to dig deeper or reject what this parisian example seems to teach us.

Die Untersuchung von Skizzen und Plänen des Louvre und der Tuilerien erlaubt es, einen ersten Überblick zu erhalten über die Entwicklungen von Gebrauch und Konzeption von Architekturaufrissen. Bei beiden Palästen gehen die ersten großen, systematischen Erfassungen auf das Ende der Herrschaft Ludwigs XIV. zurück und zeugen vor allem von verwaltungstechnischen Anliegen. In den 1740er Jahren bildet sich zunehmend eine Spannung heraus zwischen einer mehr administrativen und einer mehr architektonischen Darstellung. Auch ein dritter Typus ist noch auszumachen, der vielmehr für Studienvorhaben erarbeitet worden scheint, die sich mit dem Louvre befassen; bereits zu diesem Zeitpunkt scheint der Louvre eine forschungsrelevante Architekturikone geworden zu sein. Es sei im Anschluss an diese Studie nunmehr zu wünschen, so der Autor, das Beispiel des Louvre weiter zu kontextualisieren und mit anderen Königsresidenzen zu vergleichen, um die Ergebnisse seiner Untersuchung in einen breiteren architekturhistorischen Kontext einzubetten und die Aussagekraft seiner Forschungsergebnisse bewerten zu können.

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AUTEUR

GUILLAUME FONKENELL Guillaume Fonkenell, ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de Lettres Classiques, architecte D.P.L.G, est conservateur du patrimoine au musée national de la Renaissance au château d’Écouen. Il est également chargé de cours à l’École des chartes et à l’École du Louvre. Il a publié plusieurs articles en rapport avec le Louvre et l’histoire de l’architecture du XVIe au XIXe siècle. Il a assuré plusieurs commissariats d’exposition : « Le Louvre pendant la guerre. Regards photographiques 1938-1947 » (2009) et du « Louvre au temps des Lumières » (2010) ; « The art of the Louvre’s Tuileries garden » (2013-2014). En 2010, il a publié un livre sur le palais des Tuileries. Il achève actuellement une grande somme collective sur l’histoire de l’architecture et du musée du Louvre. Adresse électronique : [email protected]

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L’Europe architecturale du second XVIIIe siècle : analyse des dessins The architectural Europe during the 18th century: analysing drawings Europas Architektur des späten 18. Jahrhunderts: eine Untersuchung anhand von Zeichnungen

Basile Baudez

1 Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, le débat né entre Giovanni Bottari et Francesco Milizia sur les capacités nécessaires à un bon architecte illustre la difficulté qu’avaient les hommes des Lumières à appréhender la nature de ce que l’on définissait encore en paraphrasant Vitruve comme l’art de bâtir. Comme Denis Diderot1, Bottari considérait, dans le troisième de ses Dialoghi sopra le tre arti del disegno publié en 1754, que pour être bon, un architecte devait avant tout être bon dessinateur2. Milizia qualifia trente ans plus tard cette thèse de falsa supposizione, car, pour lui, le dessin ne devait être qu’un outil au service de l’architecte et non le caractère essentiel de l’architecture3. Dans les mêmes années, de l’autre côté de la Méditerranée, Diego de Villanueva, professeur d’architecture à l’Académie de San Fernando de Madrid, reprenait en 1766 dans sa Colección de diferentes papeles críticos sobre todas las partes de la arquitectura les différentes matières vitruviennes, pour en faire un plan d’études4. Il divisait les matières d’enseignement en deux groupes : le premier comprenait les savoirs d’absolue nécessité pour l’architecte, à savoir les mathématiques, la physique des matériaux et le dessin ; dans le second, Villanueva rangeait les matières qui servaient d’ornements à un architecte civil : la grammaire, les langues étrangères, l’algèbre, la perspective, l’optique, la science des fortifications. L’aversion de Diego de Villanueva pour le baroque espagnol le rendait cependant méfiant envers l’étude du dessin en général et ornemental en particulier. Il rejoignait l’idée du professeur de mathématiques Benito Bails qui, en 1787, dans ses Elementos de matemáticas opposait le dessinateur à l’architecte, craignant que l’étudiant qui s’exercerait trop au dessin ne perde la seconde qualité au profit de la première5. Ces positions illustrent les réactions face à une tendance de fond de l’histoire du dessin européen au XVIIIe siècle : le rapprochement entre la figuration architecturale et le domaine des arts picturaux.

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2 Cette lente, mais radicale évolution de la représentation de l’architecture se fit particulièrement au sein de l’Académie royale d’architecture, fondée en 1671 et réorganisée sous la Régence6. Loin de se substituer à l’agence comme lieu principal de formation de l’architecte, l’Académie se posait comme une institution d’excellence dont le but était avant tout de distinguer l’élite de la profession qui devait être appelée un jour à porter le titre d’architecte du roi, réservé depuis 1676 à ses membres. Pour cela, l’institution proposait des cours magistraux publics, de théorie architecturale et de mathématiques, deux fois par semaine dans ses locaux au Louvre et organisait un concours annuel de dessin, le Grand Prix. La nomination du grand pédagogue Jacques- François Blondel à la chaire d’architecture en 1763 renforça le système des concours comme fondement de la pédagogie académique, avec l’introduction d’exercices mensuels, qu’il appela « concours d’émulation ». L’étude des dessins primés par un jury formé par l’ensemble des académiciens, réalisés en un mois ou, pour le grand prix, en trois mois, permet de tracer une histoire de la manière dont l’élite de l’architecture française concevait la manière dont devait être pensée l’architecture en deux dimensions. En comparant cette production avec celle des académies de San Luca de Rome et de San Fernando de Madrid, qui organisaient des concours similaires, l’une depuis 1702, l’autre depuis 1753, l’historien peut superposer à cette évolution chronologique une lecture géographique qui permet de dessiner une véritable carte des traditions européennes de dessin architectural dans la seconde moitié du XVIIIe siècle.

Les attentes des jurys

3 Au vu de nombre de dessins de concours parisiens qui nous sont parvenus, il est possible de dégager les priorités attendues par les jurys des concours7. Les concurrents s’exerçaient à réaliser des dessins destinés, non pas à des professionnels – il ne s’agissait pas de dessins destinés aux entrepreneurs ou à des ouvriers –, mais des dessins lavés faits pour emporter l’adhésion d’un éventuel maître d’ouvrage, ce que l’on appellerait des dessins de présentation. Les élèves n’y figuraient donc pas les cotes. Mais au cours du siècle, on assiste à la disparition progressive de l’échelle, signe de la transformation du dessin géométral en tableau d’architecture. Son absence est rare sur les dessins de grands prix conservés jusqu’en 1767 – le grand prix de Jean-René Billaudel de 1754 (ill. 1), celui de 1758 de Chalgrin constituent des exceptions –, à partir de 1767, on assiste au phénomène inverse : rares sont les dessins figurant l’échelle – ceux du prix extraordinaire de 1772, celui de Jacques-Étienne Thierry de 1773, tous les concurrents du grand prix de 1774, portant sur des bains publics, le projet de Louis- Jean Desprez de 1776 et l’esquisse des prisons de Gisors de 1778. Il semble qu’en règle générale, après les années 1760, les concurrents indiquaient plus souvent l’échelle sur leurs esquisses que sur leurs rendus. Pierre-François-Léonard Fontaine, en 1785 (ill. 2), n’en figure aucune, pas plus que le premier prix, Jean-Charles-Alexandre Moreau. La réaction hostile de certains membres de l’Académie devant les précédés picturaux employés par Fontaine dans son rendu ne déboucha cependant pas sur un retour du dessin géométral à l’échelle, comme on peut le constater dans le prix d’émulation de juillet 1786 par Thomas Froideau sur des casernes pour des régiments de cavalerie. L’échelle disparut plus tardivement des prix d’émulation : son absence devient plus fréquente après la mort de Jacques-François Blondel en 1774, ce qui tend à confirmer le décalage existant entre les deux types de compétition, puisque les prix d’émulation continuaient à être donnés et jugés par le professeur. Ce phénomène fut propre aux

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dessins des grands prix parisiens. Les rendus romains indiquaient l’échelle de manière systématique, à de très rares exceptions comme sur l’élévation et la coupe de la collégiale de Ghislain-Joseph Henry en 1779. À Madrid également, les seules exceptions concernent les vues perspectives réalisées par les concurrents pour le prix de première classe de 1772, un temple de l’honneur (ill. 3).

Ill. 1 : Jean-René Billaudel, Un salon pour des académies

Deuxième Grand Prix de 1754, 1,72 x 4,40 m, plume et encre de Chine, lavis gris et brun Paris, ENSBA

Ill. 2 : Pierre-François-Léonard Fontaine, Un monument sépulcral à l’usage des souverains d’un grand empire

Deuxième Grand Prix de 1785, 76,5 x 275 cm, plume et encre de Chine, lavis gris Paris, ENSBA

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Ill. 3 : Antonio Lopez de Losada, Temple de l’honneur et de l’immortalité

Prix de 1ère classe 1772, 62,1 x 94,1 cm, plume et encre de Chine, lavis gris et brun, aquarelle Madrid, Academia Real de Bellas Artes de San Fernando

4 À cette disparition progressive de l’indication de l’échelle graduée sur les dessins parisiens peut être associé un certain nombre de simplifications qui permettent de deviner les points d’intérêts des architectes du roi chargés de juger des dessins. On peut ainsi constater, grâce à l’étude de la manière dont sont figurées les charpentes sur les rendus, qu’à partir du milieu du siècle, les concurrents n’étaient pas jugés sur la vraisemblance et la précision de leur tracé. Celles qui figurent sur les coupes des grands prix jusque dans les années 1760 présentent des épaisseurs de fermes réalistes en fonction du poids que la charpente devait supporter. Pour le grand prix de 1768, Bernard Poyet obtient le deuxième prix devant Pierre-Adrien Pâris : sur la coupe longitudinale du premier, les versants du toit reposent sur une charpente figurée de manière imprécise ; le dessin de son concurrent semble plus maîtrisé. On ne comprend pas comment la seconde calotte du salon principal du palais de Claude-Thomas de Lussault, premier grand prix de 1772, aurait pu tenir. Le lanternon et l’escalier qui permet d’y accéder, que Louis Combes, premier grand prix de 1781, figure sur la coupe de sa cathédrale ne reposent sur presque rien. L’emploi de plus en plus systématique du couvrement en coupole fit disparaître peu à peu les dessins de charpente au profit de maçonneries qui posent des problèmes structurels dont les jurys n’ont apparemment pas tenu compte.

5 L’emploi des coupoles surbaissées à oculus central, sur le modèle du Panthéon, qui semble apparaître en 1770 sur le grand prix de Jean-Jacques Huvé – timidement, car il s’agit d’une coupole dissociée du dôme proprement dit – entraîne de fâcheuses dispositions. En cherchant à masquer en élévation la verrière qui couvre la baie zénithale, le dessinateur fut obligé de la transformer en réceptacle d’eau de pluie, procédé repris par Jean-Baptiste Renard trois ans plus tard sur le programme d’un pavillon sur une terrasse, mais que sut éviter le deuxième prix, Mathurin Crucy. Ce dernier avait proposé en esquisse des solutions de couvrement peu claires, non suivies

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dans le rendu. Cette année-là, un autre concurrent, dont le projet porte la lettre « I », péchait par excès inverse : l’épaisseur de la calotte couvrant son vestibule est tellement fine qu’elle paraît impropre à éviter toute infiltration. Les simplifications apportées par les concurrents dans la représentation des structures démontrent clairement que les académiciens ne se souciaient pas de juger les concurrents sur leur maîtrise de la construction, le premier prix accordé à Jean-Charles-Alexandre Moreau et à son improbable et imprécise calotte en est un édifiant exemple (ill. 4).

Ill. 4 : Jean-Charles-Alexandre Moreau, Un monument à l’usage des souverains d’un grand empire

Premier Grand Prix de 1785, 64,3 x 144,3 cm, plume et encre de Chine, lavis gris et rose Paris, ENSBA

6 Sur ce point également, l’Académie royale d'architecture se distinguait de ses consœurs. On ne trouve pas de semblables aberrations structurelles à Rome ou à Madrid. L’attention aux détails se ressent plus fortement, comme on peut le voir sur la coupe du théâtre de Jacob Hempel de 1789, qui représente précisément la disposition des pierres surmontant les voûtes brisées, ou l’arrangement des lattis supportant les tuiles du toit (ill. 5). Les grands prix de l’Académie royale d'architecture ne sanctionnaient pas un savoir technique. La qualité du rendu permettait de mettre en lumière les qualités de composition du concurrent ; dans la composition s’affirmait la maîtrise du goût dominant.

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Ill. 5 : Jacob Hempel, Un théâtre magnifique sur le Corso

Concorso clementino de 1789, 1ère classe, 101.3 x 63,5 cm, plume et encre de Chine, lavis gris et brun, aquarelle Rome, Accademia nazionale di San Luca

Les outils du dessinateur

7 Les programmes des concours pour les prix d’émulation ou les grands prix ne fournissaient pas d’indication sur la technique à employer. Seule l’échelle était indiquée. Les concurrents rendaient leurs esquisses sur un papier de format pot, comme Antoine-Laurent-Thomas Vaudoyer pour le grand prix de 1783. Dans la seconde moitié du siècle les rendus dépassaient souvent les feuilles les plus grandes, grand- aigle, ou même grand-monde, ce qui obligeait les concurrents à en coller plusieurs entre elles. Ainsi, l’élévation conservée de Jean-René Billaudel pour le grand prix de 1754 (ill. 1) mesure-t-elle 172 cm de haut sur 440 cm de large ; ses concurrents, respectant l’échelle prescrite, un pouce et demi par toise, soit 4 cm pour 180 cm, présentèrent cependant des dimensions qui les rendaient plus maniables8. Les formats des prix d’émulation connurent la même inflation. La coupe des casernes de Thomas Froideau de juillet 1786 mesure 49 cm de haut et 245,5 cm de large. La taille croissante des formats répondait à une esthétique prônée par la génération d’Étienne-Louis Boullée qui favorisait l’effet et le spectaculaire sur la minutie et la précision du rendu. Les rendus participaient à l’élaboration d’une esthétique du sublime telle que Edmund Burke le définissait dès 17579 : la beauté résultant de la violence des émotions, elle provient le plus souvent de la contemplation du sentiment de l’infini, causé par de grandes dimensions. La taille croissante permettait également de rapprocher le dessin des dimensions du tableau, pour faire ces tableaux d’architecture prônés par le courant majoritaire à l’Académie à partir des années 1770. Cette inflation des formats reste cependant propre à Paris, les concurrents romains et madrilènes ne dépassant qu’exceptionnellement les quarante pouces, soit un peu plus d’un mètre. Le

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rapprochement entre dessin architectural et techniques picturales semble également être propre à la situation parisienne.

8 Dans l’article de l’Encyclopédie « Dessein, en architecture », Jacques-François Blondel, alors à la tête de son École des arts, distinguait le dessin au trait, au crayon ou à l’encre de Chine, sans ombre, puis le dessin lavé, sur lequel les ombres étaient marquées à l’encre de Chine, et enfin le dessin arrêté, côté pour l’exécution et sur lequel se faisait le marché10. Les élèves de l’Académie royale d'architecture ne travaillaient que le deuxième pour leurs prix, utilisant la plume et l’encre de Chine, le lavis, gris, bleu, ocre ou rose, même pour les esquisses. Le premier exemple de rehauts d’aquarelle verts date de 1730, sur les plans de l’arc de triomphe de Pierre Laurent11 ; ils deviennent courants sous le professorat de Jean Courtonne, puis semblent plus rares sous Denis Jossenay, avant de réapparaître sous Louis-Adam Loriot. S’agit-il d’un hasard ou Jossenay déconseillait-il à ses étudiants l’utilisation de l’aquarelle dans les rendus ? Les concurrents romains utilisèrent tardivement les rehauts de couleur, préférant le lavis gris et ocre pour figurer les ombres et le rose pour les murs en coupe. La vue perspective de la villa de plaisance de Pasquale Belli, second prix de première classe du concours clémentinien de 1775 conserve des tons monochromes (ill. 6). Son auteur, tout en figurant des arbres, des jardins et des figures pittoresques au premier plan, composant sa vue comme un paysage, n’employa pas de couleurs. Il fallut attendre la toute fin du siècle, en 1786 avec la chapelle sépulcrale du pensionnaire espagnol Jorge Durán, qui revenait sans doute de Paris12, puis avec le concours de 1795, pour voir apparaître dans les rendus romains l’utilisation de l’aquarelle et le jeu sur les oppositions de couleurs, et cela sous l’influence des concours parisiens (ill. 7). Les concurrents madrilènes utilisèrent exclusivement l’encre de Chine et le lavis gris jusqu’en 1772. Juan Pedro Arnal, grand prix de 1763, fit seul exception à la règle en lavant d’aquarelle bistre les colonnes triomphales de son palais épiscopal. Jusqu’en 176813, les esquisses conservées présentaient des dessins soit à la pierre noire, soit à l’encre de Chine, mais sans lavis. En 1772, pour le thème du temple de l’Immortalité, Antonio López de Losada utilisa toutes les techniques du dessin pour ses vues perspectives, figurant de vrais tableaux, mais les élévations et les coupes postérieures conservaient une monochromie et une retenue dans l’utilisation des lavis que l’on ne retrouvait pas à Paris (ill. 3). En 1784, pour le thème de la maison de plaisance, Juan Antonio Cuervo arrosa son jardin de larges aplats d’aquarelle marron, bistre, beige, verte et grise, mais pour l’élévation et les coupes de son bâtiment, il n’employa que le lavis gris et ses successeurs préférèrent cette technique à l’aquarelle.

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Ill. 6 : Pasquale Belli, Une villa

Concorso clementino de 1775, 1ère classe, 62 x 96 cm, plume et encre de Chine, lavis gris Rome, Accademia nazionale di San Luca

Ill. 7 : Giovanni Campana, Une chapelle sépulcrale

Concorso clementino de 1795, 1ère classe, 67 x 51 cm, plume et encre de Chine, lavis gris et brun, aquarelle Rome, Accademia nazionale di San Luca

9 On constate ainsi un décalage entre l’utilisation de la couleur dans les dessins des prix entre les trois académies. Les concurrents de l’Académie royale d'architecture, bien plus que leurs camarades de Madrid ou de Rome, composaient des tableaux colorés et

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utilisaient les ressources picturales pour représenter l’architecture. On retrouve les mêmes contrastes dans l’utilisation des contrastes lumineux.

Effets de lumière

10 Leon Battista Alberti avait déconseillé l’utilisation des ombres dans le rendu architectural. Philibert Delorme abonda dans son sens, tout en les utilisant dans ses ouvrages. Il écrivait cependant : « Croyez que tous ceux qui se sont amusez à faire beaux desseings ont esté ceux qui moins ont entendu l’art14. » Les ombres cristallisèrent tôt le débat sur la nature du dessin architectural15. L’attitude de Jacques‑François Blondel évolua sur la question. Dans l’Encyclopédie, en 1754, il commençait par écrire que « le dessein peut être regardé comme le talent le plus essentiel à l’architecte16 », mais dans le deuxième tome de son Cours d’architecture publié en 1771, il réagissait à la génération nouvelle des piranésiens : « Nous avons désiré que les jeunes artistes qui se vouent à l’architecture apprennent le dessin, plutôt chez nos habiles statuaires que chez nos peintres célèbres ; l’expérience nous ayant fait connoître qu’ils deviendroient plus véritablement savants dans la beauté des formes, moins outrés dans leurs contours, plus circonspects dans leurs compositions17. »

11 Une nouvelle utilisation de la lumière dans les dessins architecturaux était apparue dans les grands prix de l’Académie royale d'architecture avant le milieu du siècle : l’ombre oblique prenant l’angle à quarante-cinq degrés pour obtenir un effet de relief le plus important sur l’édifice. Gilbert Érouart a montré que l’attribution à Jean-Laurent Legeay de l’invention de ce rendu architectural dramatique était infondée et que son dessin se situait plus dans la tradition de Giovanni Paolo Pannini ou d’Israël Sylvestre que dans celui de la génération qui le suivit18. Ce furent les élèves de Legeay, notamment les pensionnaires romains19, comme Louis-Joseph Le Lorrain, puis Nicolas- Henri Jardin, Barthélémy-Michel Hazon et Jérôme-Charles Bellicard, qui introduisirent ce procédé pictural dans leurs dessins des années 1740. Auparavant, les ombres étaient soit droites comme pour le projet de Pierre-Noël Rousset pour le grand prix de 1731, soit obliques selon un angle à quatre-vingt-dix degrés comme l’élévation du projet d’écuries de Jean‑Pierre d’Orbay de 1739, même si l’angle à quarante-cinq degrés était utilisé régulièrement par les architectes. En 1746, Gabriel Turgis utilise cette dernière méthode pour son élévation sur cour, mais des ombres droites pour celle sur jardin. Au grand prix de 1747, Giroux est le seul à utiliser systématiquement des ombres portées à quarante-cinq degrés, de manière très discrète20. Pour son temple de la Paix en 1749, Julien-David Leroy adopta cette technique de manière plus accentuée pour l’élévation, ainsi que pour la coupe21. À partir de cette date, on ne rencontre plus de rendu disposant les ombres selon un mode différent. Alors que Julien-David Leroy avait choisi d’éclairer son édifice de la droite, ses successeurs adoptèrent tous le parti de faire venir la lumière de la gauche, ce qui présentait des avantages évidents pour les dessinateurs droitiers. L’importance de la lumière dans le rendu architectural dérivait directement de la proximité des architectes avec les modes de figuration picturale. Nicolas Le Camus de Mézières écrivait dans Le Génie de l’architecture ou l’analogie de cet art avec nos sensations en 1780 : « L’architecte le plus intelligent ne peut espérer de réussir qu’autant qu’il aura fait son dessin en conséquence de l’exposition du soleil qui éclaire les parties latérales de l’édifice à construire. Il faut que, comme un habile peintre, il sache profiter des

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ombres, des lumières, qu’il ménage ses teintes, ses dégradations, ses nuances, qu’il mette dans le tout un véritable accord et que le ton général soit propre et convenable ; il doit en avoir prévu les effets et être aussi circonspect sur toutes les parties que s’il en avait un tableau à produire22. »

12 À Rome, le premier exemple de l’utilisation de ces ombres date de 1750, on l’aperçoit sur l’élévation principale du collège des sciences et des arts de Gaetano Sintes et de manière plus marquée quatre ans plus tard sur la cathédrale du Parisien Bernard Liégeon. Il fallut cependant attendre le concours de 1779 pour voir la pratique se généraliser et être adoptée par tous les concurrents. À Madrid, Juan de Villanueva utilisa ce procédé pour la première fois, de manière assez maladroite, dans la coupe de son palais, sujet du concours de seconde classe de 1756. En 1760, Francisco Solinís utilisait des ombres droites, mais, à partir de 1763, le procédé fut couramment employé.

13 La réflexion sur la meilleure manière de concevoir les ombres s’appliqua dans le cercle fermé des concours parisiens. Les concurrents dessinaient de manière à plaire à la majorité des membres du jury, en l’occurrence aux architectes du roi, dominés dans le domaine de l’enseignement par Étienne-Louis Boullée à partir de la fin des années 1760. À Rome, les consignes ne pouvaient être strictes, les tendances restaient moins affirmées, car aucun courant particulier ne domina l’Académie et que surtout le recrutement des concurrents ne se limitait pas aux élèves patronnés par les membres du jury comme à Paris. En effet, les annonces des concours de l’Académie de San Luca se faisaient par voie de presse, tout un chacun pouvait y participer, les concurrents ne pouvaient spéculer avec autant de précision sur les attentes du jury. Ainsi, des techniques picturales comme l’introduction des ombres à quarante-cinq degrés résultèrent plus d’une mode tardivement venue de France, que d’une soudaine volonté de se conformer aux prescriptions tacites des académiciens. L’introduction d’éléments non architecturaux dans les rendus résultait également de la différence de nature des compétitions.

Le dessin d’architecture comme paysage

14 À Rome, on assista à la volonté de se libérer du dessin purement géométral dès les premiers concours architecturaux du XVIIIe siècle. La coupe du salon ovale du troisième prix remporté par Tommaso Morelli en 1709 figurait un ciel23. L’habitude de créer un premier plan végétal et de placer des figures devant la composition architecturale apparut dès 170624. L’introduction d’un dessin en perspective parmi la série des rendus devint pratiquement la norme à Rome et les étudiants madrilènes imitèrent aussitôt cette tendance25. Ce n’était pas le cas à Paris où la perspective dépendait du cours de mathématiques et fit l’objet de programmes spécifiques de prix d’émulation, comme le dessin en perspective de la porte de l’hôtel d’Uzès de Claude-Nicolas Ledoux demandé en 1784. Ledoux vantait d’ailleurs cette technique de représentation graphique quelques années plus tard dans son Architecture, regrettant que l’art de la perspective ne fût pas enseigné aux étudiants, ce qui était pourtant le cas à l’Académie royale d'architecture sous le professorat d’Antoine-Rémy Mauduit26. L’attachement au géométral à Paris s’expliquait sans doute par la peur de tomber tout à fait dans le genre du paysage tel qu’il était pratiqué de plus en plus couramment par les peintres d’architecture comme Jean-Baptiste Nicolas Raguenet, Pierre-Adrien Demachy ou même Hubert Robert27. Le dessin d’architecture, du moment qu’il restait fidèle au

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géométral, pouvait largement emprunter aux autres genres sans perdre sa spécificité et l’illusion de la vérité constructive.

15 Pour orner leur rendu, les concurrents romains rajoutaient des cartouches ornés28, les symboles des arts29, des guirlandes et des médailles30 et même des putti ou des figures de Renommée31. Un rouleau en trompe-l’œil servait de cadre au dessin32. Le texte des légendes figurait en bonne place sur la feuille, ce qui ne fut jamais le cas à Paris. Certaines fioritures subsistaient jusque dans les années 1780 : les titres et les légendes s’étalaient sur des rouleaux en trompe‑l’œil jusqu’au concours de 1783, où Vincenzo Martinucci, vainqueur sur un projet de palais de justice, encadrait encore ses légendes de rubans et de guirlandes33. Le caractère orné, fouillé, des dessins romains aurait pu s’expliquer par la différence de temps imparti aux concurrents. Quand les logistes parisiens ne disposaient que de trois mois, leurs camarades pouvaient peaufiner leurs dessins chez eux durant une période de six mois, tout en se faisant aider par des architectes ou des dessinateurs plus expérimentés. Pourtant, les concurrents madrilènes disposaient des mêmes conditions et les caractéristiques du rendu romain ne se retrouvaient pas dans leurs dessins. Il s’agissait donc d’une spécificité romaine, sans doute liée au caractère public de l’exposition des dessins de concours. En effet, alors qu’à Paris et à Madrid, les dessins étaient jugés en interne, sans que le public ne participe à aucun moment au processus de sélection ou n’en puisse commenter le résultat, l’Académie romaine organisait une exposition des dessins primés ainsi qu’une fastueuse cérémonie de remise des récompenses, dans les salons du Capitole, faisant ensuite imprimer et distribuer la relation du concours. Le paratexte si présent dans les dessins romains devait permettre au public non professionnel de pouvoir juger de la réponse au programme.

16 Ces légendes et apparati n’allaient pas forcément avec l’insertion de l’architecture dans un paysage et sous un ciel puisque ces modes de représentation furent abandonnées dans les années 1730 pour ne réapparaître qu’en 1795. Giovanni Campana s’inspira des rendus parisiens publiés peu auparavant34 en choisissant une vue nocturne, en contre- plongée, dans un paysage, sous un ciel nuageux (ill. 7)35. Entre-temps, les concurrents français avaient suivis les recommandations d’Étienne‑Louis Boullée, de Charles De Wailly ou de Pierre-Louis Moreau, visant à transformer le rendu architectural en exercice de peintre.

17 Pour le château du grand prix de 1776, Louis-Jean Desprez figurait quelques arbres et Charles Joachim Bénard faisait de même sur son élévation. Pour les alentours de leur édifice, les concurrents commençaient à abandonner le strict dessin géométral dans leurs esquisses, comme François Patu dans l’élévation du pavillon des bains de septembre 1777. C’est tout un paysage en arrière-plan qui se déploie derrière le cénotaphe de Henri IV de Léon Dufourny d’août 1778, mais il s’agit encore de cas isolés. Aucun des projets conservés de 1781 ne présentait d’élément végétal ou pittoresque. En juin 1782, on trouvait un jardin au naturel par Antoine-Laurent-Thomas Vaudoyer, mais le programme exigeait « une laiterie dans un magnifique parc36. » (ill. 8) Cependant, l’élève avait introduit dans son esquisse un ciel nuageux. fit de même en août de la même année pour « une maison d’un prince dans un jardin pittoresque37. » À partir de cette date, les concurrents figureront systématiquement un arrière-plan paysager et un ciel, ceci jusqu’au coup de tonnerre qui valut à Pierre- François-Léonard Fontaine de n’obtenir que le deuxième grand prix en 1785 (ill. 2). Le procès-verbal de la séance du 8 mai 1786 émit en effet les interdictions suivantes :

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« L’Académie défend aux élèves tant dans les esquisses que dans les desseins au net, les ciels, païsages, les perspectives et, en général, tout ce qui n’est pas du ressort d’un dessein purement géométral38. » L’interdiction ne fut pas entièrement respectée puisque, dès juillet 1786, Thomas Froideau remportait le prix d’émulation sur des casernes de cavalerie sous un ciel nuageux et qu’en septembre de la même année, Armand Corcelles présentait son école de navigation sous la pluie, sous un paysage montagneux parsemé de villages pittoresques et devant lequel croisaient des navires. Les jurys des années 1780 valorisent donc un style de dessin largement pictural, loin de la simplicité et de la sobriété des lignes à la plume et encre de Chine que l’on trouve dans le reste de l’Europe académique continentale.

Ill. 8 : Charles Percier, Une ménagerie

Deuxième Grand Prix de 1783, 58 x 80 cm, plume et encre de Chine, lavis gris et rose, aquarelle Paris, ENSBA

Résistances

18 À Madrid, la primauté du dessin fut contestée dès les premières années de l’enseignement académique. Lors de l’assemblée générale du 12 août 1760, on s’accorda F0 F0 pour affirmer que « dans cet art 5B l’architecture5D , l’habilité n’est précisément pas prouvée par la beauté du dessin, mais par la connaissance de la raison qui produit et les théories qui règlent et dirigent le travail39 ». De fait, aucun des rendus que nous avons consultés ne présente de ciel ou de paysage. Seule l’élévation étendue du projet de temple de l’honneur d’Antonio López de Losada de 1772 présentait un rocher en premier plan (ill. 3). Les dessins primés à Madrid conservèrent un caractère scolaire, analytique. La plupart des membres de l’Académie de San Fernando restaient hostiles à la contamination du dessin architectural par la peinture. Juan de Villanueva craignait que le bon dessinateur ne supplantât l’architecte. Dans les années 1780, José Ortiz y Sanz s’opposait pour des raisons esthétiques à cette tendance qui triomphait à Paris : « Trop [d’importance accordée] au dessin peut être préjudiciable aux architectes avides d’idées nouvelles et de caprices ; c’est dans cette manie que tomba Francesco Borromini40. » L’Académie de San Fernando s’était construite dans la lutte contre le baroque national, contre la prédominance des sculpteurs ornementaux sur les architectes ; l’idée que la peinture puisse désormais prendre le pas sur la rigueur scientifique du dessin architectural était insupportable à ceux qui avaient mené cette lutte.

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19 À l’Académie royale d'architecture, les effets qui triomphaient dans les années 1780 s’atténuèrent à la fin du siècle. Les dessins des années 1790 ne présentaient presque plus de ciels, limitaient les scènes anecdotiques et les dessins du grand prix de 1792 que nous conservons, ceux de Charles Normand et d’Antoine Bergognon, annoncent le retour d’un mode de figuration tel qu’il apparaît dans les gravures des grands prix par Armand-Parfait Prieur. La diffusion des prix sous cette forme, à partir des premiers cahiers de 1787, réduisait le dessin lavé à un dessin au trait41. Dans l’introduction à leur Recueil d’architecture, paru entre 1801 et 1812, Jean-Charles Krafft et Pierre-Nicolas Ransonnette justifiaient l’utilisation d’un fond paysager dans la représentation de cette architecture issue de « la révolution qui s’est opérée dans les arts et particulièrement dans l’architecture en France, depuis environ 25 ans42 ». La grandeur de la nature, son caractère sublime, ne venaient pas magnifier l’architecture et ne faire qu’un avec elle, comme dans la théorie boulléenne ou ledolcienne, ici au contraire, ses « formes libres contrastent d’une manière frappante avec les masses sévères des édifices43 ». L’enseignement de Jean-Louis-Nicolas Durand à l’École polytechnique s’inscrivit ensuite contre le rendu académique des années 1780. Dans son Précis des leçons d’architecture données à l’École polytechnique, paru en 1802, il écrivait : « Le dessin, nous l’avons presque réduit à un simple trait destiné à indiquer la forme et la disposition des objets : et si nous avons eu recours au lavis, ce n’a été que pour distinguer les pleins avec les vides dans les plans et dans les coupes [...]. Nous invitons donc les élèves à se préparer à l’étude de l’architecture par l’exercice du dessin, mais nous leur recommandons en même temps d’abandonner celui-ci lorsqu’ils étudieront celle-là44. »

20 L’École polytechnique formait des ingénieurs, mais alors que les élèves de l’École des Ponts et Chaussées au XVIIIe siècle étaient formés au dessin d’architecture à l’École des arts fondée par Jacques-François Blondel et produisaient des dessins au rendu proche de leurs camarades du Louvre45, la rupture révolutionnaire acheva de séparer architectes formés à l’École des Beaux-Arts dans la tradition picturale de l’Académie royale et ingénieurs qui adoptèrent le dessin analytique à l’École polytechnique et dans ses écoles d’application. Deux modes divergents de représentation de l’architecture coexistèrent alors selon des usages et des traditions qui constituent encore aujourd’hui la spécificité de la France sur la carte européenne de l’enseignement de l’architecture.

NOTES

1. Denis Diderot, Essai sur la peinture pour faire suite au salon de 1765, Paris, Jacques Chouillet éd., 1984, p. 71. Cité par Jörg Garms, « Le peripezie di un’armoniosa contesa », Aequa potestas. Le arti in gara a Roma nel Settecento, A. Cipriani dir., Rome, De Luca, 2000, p. 2. 2. Giovanni Gaetano Bottari, Dialoghi sopra le tre arti del disegno, Luca, Filippo Maria Benedine, 1754, p. 155-156. 3. Francesco Milizia, Opere complete di Francesco Milizia risguardanti le belle arti. Saggio di arcitettura civile e letterer risguardanti le belle arti, Rome, Cardinali e Frulli, 1827, p. 328.

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4. Diego de Villanueva, Colección de diferentes papeles críticos sobre todas las partes de la arquitectura, Valence, 1766, p. 48. Léon Tello, Francisco José Léon Tello, María Virginia Sanz Sanz dir., Estética y teoría de la arquitectura en los tratados españoles del siglo XVIII, Madrid, Consejo superior de investigaciones scientificas, 1994, p. 608. 5. Benito Bails, Elementos de matemáticas, Madrid, Ibarra, 1787, t. IX, p. 4-7. Cité par Francisco José Léon Tello, María Virginia Sanz Sanz dir., Estética y teoría de la arquitectura, op. cit., p. 607. Sur Bails, voir Claude Bédat , « Don Benito Bails, director de matemáticas de la Real Academia de San Fernando desde 1768 a 1797. Su biografía, su elogio y sus dificuldades con la Inquisición », Academia, Madrid, n° 27, 1968, p. 5-34. 6. Sur l’histoire de l’Académie royale d’architecture, nous renvoyons notamment aux travaux suivants : Helen Rosenau, « French "Academic" Architecture, c. 1774-1790 », The Journal of the Royal Institute of British Architects, vol. 67, n° 2, décembre 1959, p. 56-61 ; Wanda Bouleau-Rabaud, « L’Académie d’architecture à la fin du XVIIIe siècle », Gazette des Beaux-Arts, VIe période, t. LXVIII, 2e semestre 1966, p. 355-364 ; Monique Mosser, Daniel Rabreau, « L’Académie royale et l’enseignement de l’architecture au XVIIIe siècle », Archives d’architecture moderne, Bruxelles, n° 25, 1983, p. 47-67 ; Jean-Marie Pérouse de Montclos, « Les », concours de l’Académie royale d’architecture au XVIIIe siècle, Paris, Berger‑Levrault, ENSBA, 1984, 260 p. ; Jean-Pierre Épron, L’École de l’Académie (1671-1793) ou l’Invention du goût en architecture, rapport de recherche CEMPA- SRA, Villers-lès-Nancy, École d’architecture de Nancy, 1984, 167 p. ; Wolfgang Schöller, Die Académie royale d’architecture 1671-1793, Cologne, Böhlau, 1993, 558 p. et Basile Baudez, Architecture et tradition académique au siècle des Lumières, Rennes, PUR, 2012, 390 p. 7. L’École nationale supérieure des Beaux-Arts a hérité des collections artistiques des anciennes académies et conserve donc en ses murs à Paris l’ensemble des dessins primés lors de ces concours. 8. La coupe de Louis-Henri Jardin mesure 110 cm sur 120,5 cm. 9. Edmund Burke, A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of the Sublime and Beautiful, Londres, R. and J. Dodsley, 1757, 184 p. 10. Denis Diderot, Jean Le Rond d’Alembert dir., Encyclopédie des arts et des métiers, Paris, Le Breton, 1754, t. IV, p. 891. 11. Reproduit dans Jean-Marie Pérouse de Montclos, Les « Prix de Rome », op. cit., p. 39. 12. Voir Adrian Almoguera, Architectes espagnols à Rome. Ignacio Haan, master en histoire de l’architecture, s. dir. Basile Baudez, Université Paris-Sorbonne, 2014, t. I, p. 81. 13. José Moreno, autel, deuxième prix de première classe, 1768, esquisse. 14. Cité par Jean-Marie Pérouse de Montclos, Philibert Delorme, architecte du roi 1514-1470, Paris, Mengès, 2000, p. 100. 15. Sur ce débat, nous renvoyons entre autres aux études suivantes: Thomas Da Costa Kaufmann, « The Perspective of Shadow: the History of the Theory of Shadow Projection », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, vol. 38, 1975, p. 258-287; Michael Baxandall, Shadows and Enlightenment, New Haven, Yale University Press, 1995, 192 p.; Werner Oechslin, « Je fais la lumière: How the architect emerged from the shadows of the painter », Das Geheimnis des Schattens. Licht und Schatten in der Architektur, Tübingen, Berlin, Deutsches Architektur Museum, 2002, p. 78-95; Nicholas Savage, « Shadow, Shading and Outline in Architectural Engraving from Fréart to Letarouilly », Dealing with the Visual: Art History, Aesthetics and Visual Culture, Caroline Van Eck, Edward Winters ed., Aldershot, 2005, p. 242-283. 16. Jacques‑François Blondel, « Dessein, en architecture », Encyclopédie des arts et des métiers, op. cit., t. IV, p. 891.

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17. Jacques-François Blondel, Cours d’architecture ou Traité de la décoration distribution et construction des bâtimens, Paris, Desaint, 1771, t. II, p. X-XI. 18. Gilbert Érouart, L’architecture au pinceau. Jean-Laurent Legeay, un piranésien français dans l’Europe des Lumières, Paris, Electa Moniteur, 1982, p. 31. 19. Sur cette question, voir la synthèse récente de Janine Barrier, Les Architectes européens à Rome. 1740-1765. La naissance du goût à la grecque, Paris, Monum, 2005, p. 80-99. 20. Pour un arc de triomphe. Reproduit dans Jean-Marie Pérouse de Montclos, Les « Prix de Rome », op. cit., p. 49. 21. Reproduit dans Jean-Marie Pérouse de Montclos, Les « Prix de Rome », op. cit., p. 51. 22. Cité par Baldine Saint-Girons, Esthétiques du XVIIIe siècle, le modèle français, Paris, Sers, 1990, p. 585. 23. Paolo Marconi, Angela Cipriani, Enrico Valeriani, I disegni di architettura dell’Archivio storico dell’Accademia di San Luca, Rome, De Luca, t. I, fig. 217. 24. Élévation d’une fontaine publique, premier prix du concours clémentinien de 1706 par Filippo Vasconi. Publié dans Paolo Marconi, Angela Cipriani, Enrico Valeriani, I disegni di architettura, op. cit., t. I, fig. 156. 25. Voir, par exemple, la vue perspective de Pasquale Belli pour sa villa de 1775 (fig. 173). 26. « Je suis étonné qu’on ne l’ait pas soumise à l’instruction ; cette connoissance est très- nécessaire aux peintres et aux Architectes. C’est un moyen, pour les derniers, de développer des masses et de se rendre compte d’avance des effets qu’elles doivent produire quand elles sont exécutées. » Claude-Nicolas Ledoux, L’Architecture considérée sous le rapport de l’art, des mœurs et de la législation, Paris, Perronneau, 1804, p. 99, note 1. 27. Pour une synthèse récente, nous renvoyons à Guillaume Glorieux, « La peinture de vues urbaines au XVIIIe siècle », Le témoin méconnu. Pierre Adrien Demachy, Françoise Roussel-Leriche, Marie Pętkowska Le Roux dir., Musée Lambinet, Versailles, Magellan et Cie, 2014, p. 12-27 et plus largement à Stuart M. Blumin, The Encompassing City. Streetscapes in early modern art and culture, Manchester, Manchester University Press, 2008, 233 p. 28. Plan d’un palais royal, second prix du concours clémentinien de 1705 par Carlo Fontana. Paolo Marconi, Angela Cipriani, Enrico Valeriani, I disegni di architettura, op. cit., t. I, fig. 143. 29. Francesco Prevual, par exemple, sur son relevé du portail du couvent San Carlino, second prix de la troisième classe du concours clémentinien de 1710. Paolo Marconi, Angela Cipriani, Enrico Valeriani, I disegni di architettura..., op. cit., t. I, fig. 241. 30. Comme Giuseppe Doria pour le plan de la place principale de la cité maritime du concours de 1732. Paolo Marconi, Angela Cipriani, Enrico Valeriani, I disegni di architettura..., op. cit., t. I, fig. 400. 31. Comme Ermenegildo Sintes sur ses rendus de villa pour la seconde classe du concours clémentinien de 1754. Paolo Marconi, Angela Cipriani, Enrico Valeriani, I disegni di architettura..., op. cit., t. I, fig. 510‑513. 32. Comme Filippo Juvara pour son plan du palais royal, premier prix de la première classe du concours clémentinien de 1705. Paolo Marconi, Angela Cipriani, Enrico Valeriani, I disegni di architettura..., op. cit., t. I, fig. 141. 33. Paolo Marconi, Angela Cipriani, Enrico Valeriani, I disegni di architettura..., op. cit., t. I, fig. 816 et 817. 34. Jörg Martin Merz, « Piramidi i papi. Funzioni e significati della piramide nell’architettura tra Settecento e Ottocento », Contro il barocco. Apprendistato a Roma e pratica dell’architettura civile in Italia 1780-1820, Rome, Campisanto Editore, 2007, p. 320. Voir Helen Rosenau, « The Engravings of the Grands Prix of the French Academy of Architecture », Architectural History. Journal of the Society of Architectural Historians of Great Britain, vol. 3, 1960, p. 17‑180. 35. Paolo Marconi, Angela Cipriani, Enrico Valeriani, I disegni di architettura..., op. cit., t. I, fig. 907.

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36. Séance du 3 juin 1782. Henry Lemonnier éd., Procès-verbaux de l’Académie royale d’architecture, 1671-1793, Paris, Picard, t. IX, p. 76. 37. Prix d’émulation d’août 1782. Séance du 2 septembre 1782. Henry Lemonnier éd., Procès- verbaux, op.cit., t. IX, p. 85. 38. Séance du 8 mai 1786. Henry Lemonnier éd., Procès-verbaux, op.cit., t. IX, p. 182. 39. « En esta Arte no se aprueva la pericia precisamente por el primor del dibujo, sino es por saber la razón que se executa, y las doctrinas que reglan y dirijen las operaciones. » Cité dans Hacia una nueva idea de la arquitectura : premios generales de arquitectura de la Real Academia de Bellas Artes de San Fernando, 1753-1831, Madrid, la Real Academia, 1992, p. 36. 40. « El demasiado dibujo puede ser perjudicial a los arquitectos ansiosos de ideas nuevas y caprichosas ; en esta manía dio Francesco Borromini. » Cité par Francisco José Léon Tello, María Virginia Sanz Sanz dir., Estética y teoría de la arquitectura, op. cit., p. 615. 41. Helen Rosenau, « The Engravings of the Grands Prix of the French Academy of Architecture », op. cit., p. 19-21. Le 8 juillet 1787, Prieur présentait en séance le premier cahier des grands prix gravés. Henri Lemonnier éd., Procès-verbaux, op. cit., t. IX, p. 208-209. 42. Jean-Charles Krafft, Nicolas Ransonnette, Recueil d’architecture civile contenant les plans, coupes, élévations des châteaux, maisons de campagne, et habitations rurales, jardins anglais, temples, chaumières, kiosques, ponts, etc., situés aux environs de Paris et dans les départemens voisins, Paris, De Clousier, 1801-1812, 2 vol. Voir Katia Frey, « La figuration graphique de l’architecture néo-classique et le rôle de la gravure au trait dans les recueils de Jean-Charles Krafft », Klassizismen und Kosmopolitismus : Programm oder Problem ? Austausch in Kunst und Kunstheorie im 18. Jahrhundert, Pascal Griener, Kornelia Imesch dir., Zürich, Schweizerisches Institut für Kunstwissenschaft, 2004, p. 221-232. 43. Jean-Charles Krafft, Nicolas Ransonnette, Recueil d’architecture civile, op. cit., s. p. 44. Cité sans référence par Laurent Pelpel, La Formation architecturale au XVIIIe siècle en France, op. cit., p. 145. 45. Voir Antoine Picon, Architectes et ingénieurs au siècle des Lumières, Marseille, Parenthèses, 1988, 317 p. ; Antoine Picon, Yvon Michel, L’Ingénieur artiste. Dessins anciens de l’École des Ponts et Chaussées, Paris, Presses de l’École nationale des Ponts et Chaussées, 1989, 206 p. ; Antoine Picon, L’Invention de l’ingénieur moderne. L’École des Ponts et Chaussées 1747‑1851, Paris, Presses de l’École nationale des Ponts et Chaussées, 1992, 768 p.

RÉSUMÉS

La seconde moitié du XVIIIe siècle correspond à une période de grandes transformations dans le dessin d’architecture, une évolution particulièrement sensible au sein des académies européennes. Alors que les dessins des concurrents de l’Académie romaine de San Luca conservaient durant presque tout le siècle les caractéristiques du dessin baroque italien – monochromie, usage de la perspective conique, format relativement petit, larges légendes ornées –, ceux des concours de l’Académie royale d’architecture de Paris connurent une évolution radicale. Sous l’influence de la génération des architectes formés à l’école de Jean-Laurent Legeay et frottés à Rome à l’atelier de Piranèse, les élèves parisiens se mirent à faire des « tableaux

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d’architecture », sur des formats de plus en plus importants, en empruntant aux peintres leurs couleurs éclatantes et des techniques rhétoriques destinées à séduire un jury de plus en plus dominé par les tenants de « l’architecture au pinceau ».

The second half of the 18th century sees a lot of great changes in the architectural drawing; a development that can be experienced throughout European academies. When the San Luca drawing contenders kept on repeating, during nearly the whole century, the characteristics of the Italian baroque drawing – including monochromy, use of conic perspective, relatively small canvas, large ornamented borders –, the Royal Academy of Architecture of Paris' members made a significant step in the meantime. Under the influence of architects who graduated from the school of Jean-Laurent Legeay, used to the Roman architecture inside Piranesi's studio, those Parisian students tended towards “architectural paintings” through larger and larger canvas, borrowing flashing colors to the painters alongside rhetorical techniques initially meant to seduce the jury which was more and more dominated by the holders of the “brush architecture”.

In der zweiten Hälfte des 18. Jahrhunderts durchläuft die Architekturzeichnung eine Zeit umfassender Veränderungen, insbesondere innerhalb der europäischen Akademien. Während die Zeichnungen der Kandidaten der Academia di San Luca in Rom weiterhin die Charakteristika der italienischen Barockzeichnung aufweisen ‒ monochrome Farbigkeit, Verwendung der konischen Perspektive, kleines Format umgeben von breiten verzierten Legenden ‒ erfahren jene der Académie royale d'architecture in Paris eine radikale Veränderung. Unter dem Einfluss einer Generation von Architekten, die an der Schule von Jean-Laurent Legeay ausgebildet worden war und in Rom das Atelier Piranesis kennengelernt hatte, beginnen die Pariser Schüler "Architekturgemälde" von immer größeren Format zu erstellen und übernehmen dabei aus der Malerei die kräftigen Farben und rhetorischen Mittel, um eine mehr und mehr von Verfechtern der "Pinselarchitektur" dominierte Jury zu überzeugen.

AUTEUR

BASILE BAUDEZ Basile Baudez, archiviste paléographe, agrégé d’histoire, est maître de conférences en histoire du patrimoine moderne et contemporain à l’Université Paris-Sorbonne. Il a codirigé Les Hôtels de la Guerre et des Affaires étrangères à Versailles en 2010 chez Nicolas Chaudun, publié en 2012 aux Presses universitaires de Rennes Architecture et tradition académique au siècle des Lumières, et organisé au printemps 2015 l’exposition Architectures de papier, de Piranèse à Mallet Stevens au Musée Nissim-de-Camondo. Il prépare un ouvrage sur l’histoire des conventions graphiques dans la représentation de l’architecture en Occident. Adresse électronique : [email protected]

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Des frontispices aux « éléments analytiques », les compositions graphiques d’architecture à l’École des beaux-arts From frontispieces to “analytic elements”, graphic architecture compositions at the École des beaux-arts in Paris Vom Frontispiz zum 'Analyseelement'. Die graphischen Architekturkompositionen an der École des Beaux-Arts

Jean-Philippe Garric

1 Suivant les catégories d’ichnographia, orthographia et scenographia données par Vitruve1, les principaux types de dessin d’architecture utilisés en Occident depuis la Renaissance sont bien connus et peu nombreux : plan, coupe et façade, pour les vues en géométral, perspective et axonométrie pour les vues en trois dimensions. On peut bien les décliner selon le niveau de définition ou l’usage qui sont les leurs : esquisse, avant-projet, document d’exécution, document de concours ou de présentation, d’ensemble ou de détail ; ou considérer leurs hybridations : coupe-perspective, plan ombré permettant d’appréhender la troisième dimension, cela n’en détermine pas moins une gamme limitée de modes d’expression assez étroitement codifiés. Que ceux-ci s’appliquent à une construction bien réelle ou qu’on entend réaliser, à un exercice d’école ou à un projet utopique n’a d’incidence que sur leur degré de précision ou sur la façon avec laquelle ils s’attachent à certains aspects matériels ou pratiques. Les vues en trois dimensions ont pour leur part un statut plus ambigu, la perspective notamment constituant un terrain partagé entre peintres, scénographes et architectes, tandis que l’on connaît l’importance qu’eut l’axonométrie pour plusieurs artistes majeurs du XXe siècle.

2 Pourtant, à partir de la fin du XVIIIe siècle, dans la lignée notamment de Piranèse et des piranésiens, les architectes français développèrent un autre type de dessin, plus libre parce que moins directement finalisé – ne se proposant pas la description d’un édifice

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suivant un principe de réduction explicite – mais qui s’est pourtant imposé parmi les élèves et les anciens élèves de l’École des beaux-arts, jusqu’au cœur du système pédagogique. Permettant de présenter des ornements dans des compositions d’invention et de démontrer ainsi conjointement un goût du détail, un sens de l’arrangement des masses, une habileté graphique et une aisance dans le maniement du pinceau, cette forme répondait aux ambitions artistiques des architectes. Elle soutenait l’hypothèse fondatrice de l’architecture Beaux-Arts, selon laquelle il existe un lien direct entre maîtrise du dessin et compétence à édifier. Elle s’est même imposée comme l’une des pratiques et l’un des modes d’évaluation principaux de cet enseignement, à travers notamment l’exercice des « éléments analytiques », vulgairement surnommés, par les élèves, les « analos ».

3 Souvent qualifiée de « composition de fragments », cette forme entretient aussi une relation particulière avec le livre, à la fois par ses origines et son lien durable avec l’imprimé qui justifie l’appellation de « frontispice », en référence à ses origines livresques et en raison de son statut « théorique ». Destinée, non à résumer l’édifice à l’une de ses dimensions ou de ses aspects (plan, coupe, façade, ou perspective) mais à produire une synthèse graphique qui en expliciterait les aspects principaux tout en visant, dans son ensemble à lui être analogue, elle se donne en un sens comme une méta-architecture, une production architecturale créatrice comme un concept dessiné amalgamant en une image l’essence du monument représenté.

Charles Percier et les origines du « frontispice » à l’École des beaux-arts

4 Rappelons que pour leur premier livre, au lendemain de la Révolution, Charles Percier et Pierre Fontaine avaient choisi une forme étroitement déterminée par un modèle de vente2. Les cent planches de leur recueil gravé étaient divisées en quinze parties de six planches et une de dix correspondant à autant de fascicules de livraison. Comme nous l’avons montré ailleurs, ce mode de production, dicté par le souci de financer la publication au fur et à mesure de son avancement, eut des conséquences directes sur l’organisation du contenu du volume3. En particulier parce que chacune de ces parties commençait par une page de titre décorative, conformément au détail donné dans l’annonce imprimée sur les couvertures des livraisons : « Il en paraîtra un cahier tous les mois. Chaque cahier contiendra une feuille de fragmens anciens ou modernes ; quatre feuilles de plans coupes et élévations ; une feuille de vues prise dans les intérieurs ».

5 La vente d’une publication par livraisons et l’usage du frontispice décoratif n’étaient pas des innovations mais, dans le domaine du livre d’architecture, la conjugaison des deux suivant une séquence si rapide était sans précédent. Les compositions ornementales se répétaient, en effet, avec une telle fréquence, qu’elles finissaient par former une part significative du contenu, alors même que leur propos pouvait sembler en décalage avec le thème annoncé par le titre, Palais, maisons et autres édifices modernes dessinés à Rome, puisqu’il s’agissait, dans la plupart des cas, de compositions d’invention rassemblant des fragments antiques.

6 On sait que c’est Charles Percier qui s’investit personnellement dans ce qui apparaît comme la dimension la plus artistique du livre, celle qui fait appel à une liberté

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créatrice et à une adresse graphique particulière. À cette occasion, il signait un travail qui, sans échapper tout à fait au domaine de l’architecture dans lequel il avait obtenu le Prix de Rome, relevait tout autant, sinon davantage, de l’ornement, de l’ameublement et du graphisme. Ce positionnement à cheval sur plusieurs disciplines artistiques, qui annonçait la suite de sa carrière, s’il faisait écho à un tempérament ou un penchant particulier, s’enracinait aussi dans son parcours. Ses premières années de formation, au sortir de l’enfance, à l’École gratuite de dessin, s’étaient en effet déroulées loin des réalités du bâtiment, dans un contexte étroitement lié aux arts décoratifs. Il s’y était appliqué à un apprentissage du trait, à travers une pédagogie fondée sur la copie. Il s’y était exercé à reproduire les gravures que l’on y donnait aux élèves comme feuilles de modèles, côtoyant des jeunes gens appelés pour certains à devenir architectes, mais qui, pour la plupart, étaient destinés à former l’élite des artistes et des artisans d’art du début du XIXe siècle. Plusieurs devinrent ses amis ou ses collaborateurs4.

7 De nombreuses autres productions gravées d’après ses dessins, dans les années où paraissait l’ouvrage sur les palais de Rome, témoignent de la reconnaissance qu’il acquit alors dans le domaine des arts graphiques. Pour certaines il s’agissait de commandes ponctuelles, comme l’éventail que la ville de Paris fit réaliser en 1797 pour l’offrir à Joséphine de Beauharnais5, ou les nouveaux billets de banque de la Caisse des comptes courants6, ou encore le frontispice du premier volume des Annales du musée de Charles Landon7. Mais les deux ensembles les plus consistants, liés à ses travaux d’architecte et de décorateur mais susceptibles aussi de l’imposer dans d’autres cercles artistiques, sont l’illustration, en 1799, des œuvres d’Horace publiées par Pierre Didot l’aîné8 et sa contribution, à partir de 1800, au catalogue du Musée des monuments français d’Alexandre Lenoir9. Dans le premier cas, il obtint cette commande parce qu’il était recommandé par David, au même titre que plusieurs élèves du peintre chargés des autres volumes de la collection. Dans le second, il manifestait bénévolement un engagement rarement souligné dans la découverte des monuments de sculpture français du Moyen Âge et de la Renaissance, gravant lui-même de nombreuses planches et concevant même une composition d’invention intitulée « serrures et détails d’architecture du beau palais d’Ecouen10. » (ill. 1) Cette gravure au simple trait et sans profondeur, assemblant des motifs représentés à des échelles différentes plutôt que de véritables objets est modeste par ses dimensions, déterminées par celles du livre où elle se trouve, et d’un rendu austère, mais elle est particulièrement graphique. Rapprochant des éléments classiques directement imités de l’Antiquité, de formes qui témoignent au contraire d’une tradition française et d’un héritage médiéval, elle se donne comme une synthèse de la Renaissance française.

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Ill. 1 : Charles Percier, Composition de serrures et de détails d’architecture du palais d’Écouen

D’après Alexandre Lenoir, Musée des monuments français, 1800, t. 5, pl. 209 Cliché Jean-Philippe Garric

8 On sait, enfin, que Percier utilisa par la suite ses talents d’artiste du livre et son penchant pour la création graphique de bandeaux décoratifs et de frontispices pour illustrer plusieurs de ses propres ouvrages, en particulier le recueil consacré aux villas de Rome et le livre destiné à commémorer le sacre de Napoléon et Joséphine11, on connaît moins le frontispice qu’il réalisa pour le Voyage en Espagne d’Alexandre de Laborde, ou bien sa contribution aux voyages pittoresques de Taylor et Nodier, pour lesquels il dessina la vignette de titre pyramidante, couronnée d’un épicéa, du volume dédié à la Franche-Comté12 – région dont sa famille était originaire – ou encore le cadre décoratif encore plus exubérant qu’il conçut pour accompagner le portrait d’Henri IV par Gérard imprimé en frontispice de l’édition de la Henriade publiée par Firmin Didot en 181913.

Les frontispices à l’école de Percier

9 De même que la forme du recueil imprimé par livraisons retenue Percier et Fontaine pour Palais, maisons et autres édifices modernes dessinés à Rome servit de référence aux élèves de Percier lauréats du Prix de Rome, qui publièrent à leur retour des ouvrages issus de leurs propres études en Italie, les frontispices de Percier furent abondamment imités, au point de s’imposer au sein de l’École des beaux-arts. Les premiers à suivre assidument cette voie furent Auguste Famin et Auguste Grandjean de Montigny, pour leur recueil sur l’Architecture toscane, le second remportant également une médaille d’or au salon de 1808 pour une composition de fragments à la manière de Percier et faisant graver, dans les mêmes années, une planche semble-t-il isolée, intitulée « Raccoltà di diversi frammenti antichi disegnati in Roma da Augusto Grandjean »14. On pourrait

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ainsi multiplier les exemples choisis dans les livres des premières décennies du XIXe siècle, depuis le Recueil d’architecture d’Italie de François Léonard Séheult 15, jusqu’à l’ Architecture italienne de Callet et Lesueur16, en passant par les papiers des élèves les plus fidèles, comme Hippolyte Lebas, dont l’École des beaux-arts conserve une belle « réunion de divers fragments antiques » choisis dans les jardins romains de la villa Albani17.

10 Mais il est plus frappant de constater encore que cette pratique perdura très au-delà des continuateurs les plus directs de Percier. Comme nous l’avons déjà souligné, c’est par un frontispice du même type, dessiné par Jean Hulot, que s’ouvrit en 1906 la première année de L’Architecte, la revue de la Société des architectes diplômés par le gouvernement, preuve de la continuité de cette forme de dessin durant plus d’un siècle18. Parmi les exemples les plus emblématiques et bien connus de compositions de ce type produites au fil du XIXe siècle, on peut citer une rapide esquisse au crayon sur papier bleuté assemblant des détails choisis au Forum de Trajan par Charles Garnier ou encore, dans les mêmes années, la « composition de fragments antiques » dessinée et rendue à la perfection en 1851 par Gabriel Ancelet et publiée par Hector d’Espouy dans Fragments d’édifices19. Le genre du frontispice réunissant des morceaux choisis d’architecture ou de décor se répandit au-delà des frontières, comme dans le recueil de Julius Eugen Ruhl20, et dépassa le milieu des architectes formés à l’École des beaux-arts, comme le recueil de Ferdinand de Dartein consacré à l’architecture lombarde en fournit une illustration21.

11 La publication par Jules Boussard, en 1867, d’un projet de Pierre Félix Julien – qui avait été l’élève d’Hippolyte Lebas – pour un « frontispice pour un ouvrage d’architecture » témoigne à la fois de l’importance de ce type d’exercice et de son statut un peu marginal22. (ill. 2) Bien que l’objet de l’ouvrage de Boussard ait été, suivant son titre, de publier des « concours de l’école des beaux-arts (médailles et mentions) », la première planche de son premier volume échappe à cette catégorie. « Ce frontispice », note-t-il, « appartient à la catégorie des travaux extra-réglementaires destinés aux expositions de fin d’année ». Et il ajoute : « le programme que s’est donné M. Julien avait pour but de rassembler des morceaux d’architecture et de sculpture de la Renaissance française pour servir de frontispice à un ouvrage sur cette période de l’art »23. À défaut de publication sur la Renaissance française, Julien fournit ainsi son frontispice à Boussard, avec une composition jouant de la profondeur des plans successifs et du contraste, entre le gisant lumineux de l’amiral Chabot et l’écran sombre de l’arc de Gaillon sur fond duquel il se découpe.

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Ill. 2 : Jean-Marie Boussard (graveur), d’après Pierre Félix Julien, Frontispice pour un ouvrage d’architecture

Dans Boussard, Concours de l’École des Beaux-Arts (médailles et mentions) dessinés d’après les originaux, Première série, 1874, pl. 1 Cliché Jean-Philippe Garric

12 Enfin, l’application du principe de tels assemblages pittoresques d’éléments de décor ou d’architecture ne se limita pas toujours à des productions dessinées. Sur le chantier de Saint-Pierre de Montrouge, c’est une composition grandeur nature qu’Émile Vaudremer imagina et s’attacha à mettre en œuvre (ill. 3). Utilisant cette fois, non des fragments anciens, mais des chapiteaux, des acrotères, des corniches, des frises ou des figures en ronde-bosse réalisés dans le cadre de la construction de son église, il confia à Charles Marville le soin de pérenniser par la photographie cette mise en scène éphémère24, qui évoquait le fatras des ateliers contemporains de moulage ou de sculpture. Ce fut donc seulement a posteriori que cette fantaisie en trois dimensions, inspirée de la tradition des frontispices ornementaux, se transforma elle-même en un véritable frontispice, lorsque les étudiants de l’atelier Questel, qui éditaient la revue de « l’Intime-Club », Croquis d’architecture, décidèrent, en 1880, de se servir de ce cliché pour exécuter un dessin qui devint la page de titre de la 14e année de leur publication.

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Ill. 3 : Charles Marville (photographe)

D’après une composition d’Émile Vaudremer. Vers 1870 Cliché Jean-Philippe Garric

Un principe de composition libre et convenu, marqueur du style Beaux-Arts

13 Parmi les livres d’architecture les plus importants de l’histoire des Beaux-Arts, c’est peut-être le recueil héliogravé d’Hector d’Espouy intitulé Fragments d’architecture25 qui contribua le plus directement à cette tradition. Selon une préférence pour l’implicite caractéristique de cet enseignement, l’auteur ne s’y explique pas sur le choix d’un titre utilisant la notion mal définie de « fragment » : parti pris d’autant moins évident à saisir que le premier volume commence par un dossier complet dédié à l’Acropole d’Athènes, qui comprend des détails, mais aussi des vues d’ensemble des différents temples et même une élévation générale du site.

14 On retrouve pourtant dans cette publication plusieurs planches de synthèse présentant des compositions d’éléments ou de « fragments » d’architecture, notamment celles de Guillaume Ancelet et de Jean Hulot, déjà évoquées26, ou encore celle qu’Edmond Paulin a consacrée à Pompéi et qui réunit chapiteau, masque de théâtre, acrotère, autel et pavement de mosaïque, offrant ainsi en un dessin unique une série d’éléments caractéristiques de la cité antique. Mais c’est peut-être la composition consacrée par Victor Blavette au temple d’Hercule à Cori27, qui incarne le mieux cette forme particulière de représentation architecturale, qui joua un rôle si important dans la formation des élèves architectes, les « éléments analytiques » (ill. 4). Elle rassemble en effet des informations dessinées à différentes échelles : détails de l’ordre dorique, élévation générale du temple avec son soubassement et un aperçu du paysage à

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l’arrière, partie du plan, détails de la porte principale, le tout étroitement imbriqué selon un emboîtement savant.

Ill. 4 : Victor Blavette, composition de fragments antiques d’après le temple « dit d’Hercule » à Cori

Dans Hector d’Espouy, Fragments d’architecture, 1905, t. 1, pl. 35 Cliché Jean-Philippe Garric

15 Ce type d’exercice, que les étudiants des années 1960 surnommaient « l’analo », était à la fin du XIXe siècle l’un des passages obligés pour les élèves de seconde classe, qui avaient la possibilité de s’y confronter six fois par an. Il était ainsi défini par un contemporain : « Ce projet consiste en une composition à grande échelle sur des sujets fragmentaires, chapiteau, portique ou façade, dont on demande habituellement un plan, une coupe, et un détail au quart de l’exécution […] Pour le rendu, tous les dessins doivent être lavés, le jury tenant compte de l’exactitude du tracé des ombres, le rendu de ce concours se fait au lavis, à l’encre de Chine, souvent rehaussé de couleurs…28 »

16 En d’autres termes il permettait de juger en bloc de la maîtrise du dessin et du détail d’architecture, de la correction du tracé des profils et de celui des ombres, du rendu au pinceau. Cette forme à la fois codifiée et propice à l’invention, laissait aux élèves une grande liberté d’interprétation tout en amalgamant des savoir-faire de nature différente. Fortement déterminante de l’identité Beaux-Arts, reprenant implicitement l’hypothèse d’une étroite coïncidence entre conception d’ensemble et forme du détail, elle s’inscrivait dans la continuité directe des approches « au pinceau » de la fin du XVIIIe siècle.

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NOTES

1. Voir Vitruve, Livre II, chap. 2. On peut se reporter à l’édition bilingue de Charles Louis Maufras, Paris, Panckoucke, 1847, vol. 1, p. 42-43. 2. Charles Percier, Pierre Fontaine [Claude Bernier et Léon Dufourny], Palais, maisons et autres édifices modernes dessinés à Rome, Paris, les auteurs, 1798. Voir la réédition de cet ouvrage : Charles Percier et Pierre Fontaine, Palais de Rome [réédition de l’exemplaire aquarellé de la collection Jacques Doucet] présentation par Jean-Philippe Garric, Wavre, Mardaga / Institut national d’histoire de l’art, 2008. 3. Voir Jean-Philippe Garric, Recueil d’Italie. Les modèles italiens dans les livres d’architecture français, Liège, Mardaga, 2004, p. 110-112 ; p. 128-133. 4. Voir Jean-Philippe Garric, Percier et Fontaine, les architectes de Napoléon, Paris, Belin, 2012, p. 17-19. 5. Avec Godefroy, Chaudet et Fontaine. Il existe plusieurs épreuves de la gravure ayant servie à réaliser l’éventail, en particulier un tirage en bleu sur satin (New York, Smithsonian Cooper- Hewitt 1962-58-4) et un exemplaire de l’éventail monté (New York, Metropolitan Museum, Accession Number 33.82.1). 6. Il s’agit des billets dits « 500 fr Germinal » et « 1000 fr Germinal » imprimés en 1800. De nouveaux dessins furent demandés à Percier pour des coupures du même montant en 1807. 7. Charles Landon (dir.), Annales du musée et de l’école moderne des beaux-arts, Paris, Landon, t. 1, 1800. 8. Horace, Œuvres, Paris, Pierre Didot l’aîné, 1799. 9. Alexandre Lenoir, Musée des Monuments français ou description historique et chronologique des statues en marbre et en bronze…, Paris, [l’auteur], 1800 et suiv., 6 vol. Il existe une édition séparée des planches illustrant ces 6 volumes : Alexandre Lenoir, Recueil de gravures pour servir à l’histoire des arts en France, Paris, l’auteur, 1812. 10. Alexandre Lenoir, Musée, op. cit., t. 5, pl. 209. 11. Voir Charles Percier et Pierre Fontaine, Villas de Rome, dans le Choix des plus célèbres maisons de plaisance de Rome et de ses environs de Percier et Fontaine, réédition intégrale de l’édition de 1809, présentée par Jean-Philippe Garric, Wavre, Mardaga, 2007 (éd. originale, Paris, Pierre Didot l’aîné, 1809) ; Charles Percier et Pierre Fontaine, Description des cérémonies et des fêtes qui ont eu lieu pour le couronnement de LL MM Napoléon, empereur des français et roi d'Italie, et Joséphine son auguste épouse, Paris, Leblanc, 1807. 12. Charles Nodier, James Taylor et Alphonse de Cailleux, Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, Paris, Jules Didot l’aîné, 1825. 13. François Gérard, Charles Percier, et Henri Charles Muller (graveur), Portrait d'Henri IV en buste et de profil, inscrit dans un ovale orné d'armoiries et de figures allégoriques, d'après l'œuvre du baron Gérard : L'Entrée d'Henri IV dans Paris en 1594. Frontispice pour La Henriade, s. l., édition de Firmin-Didot, 1819. 14. Auguste Grandjean de Montigny et Auguste Famin, Architecture toscane, ou Palais, maisons et autres édifices de la Toscane, Paris, les auteurs, [1806]-1815. Le dessin qui valut une médaille d’or à Grandjean est aujourd’hui conservé au Musée national des beaux-arts de Rio de Janeiro. Voir Donato Melo Junior, Annie Jacques et alli, Grandjean de Montigny (1776-1850), un architecte français à Rio, Paris, Institut de France, 1988, notice n° 7. Nous avons publié la gravure volante de Grandjean dans Jean-Philippe Garric, « Présentation » dans Charles Percier et Pierre Fontaine, Palais de Rome, op. cit., p. 26, fig. 17. 15. François Léonard Séheult, Recueil d’architecture dessiné et mesuré en Italie, Paris, l’auteur, 1821.

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16. Félix Emmanuel Callet et Jean-Baptiste Lesueur, Architecture italienne septentrionale ou édifices publics et particuliers de Turin et Milan, Paris, Bance, 1855. 17. Hippolyte Lebas, « Réunion de divers fragments antiques », Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, cote 3510. 18. Jean-Philippe Garric, « Présentation » dans Charles Percier et Pierre Fontaine, Palais de Rome, op. cit., p. 27, fig. 20. La même planche a été également publiée dans Hector d’Espouy, Fragments d’édifices, Paris, 1905, t. 2, pl. 33. 19. Voir Bruno Girveau (dir.), Charles Garnier, un architecte pour un empire, Paris, 2010, fig. 81, p. 192 ; Hector d’Espouy, Fragments d’édifices, Paris, 1905, t. 2, pl. 62. 20. Julius Eugen Ruhl, Dankmaeler der Baukunst in Italien. Nach den Monumenten, Darmstadt, 1821. 21. Ferdinand de Dartein, Étude sur l’architecture lombarde et sur les origines de l’architecture romano- byzantine, Paris, Dunod, 1865-1882. 22. Jean-Marie Boussard, Concours de l’école des beaux-arts (médailles et mentions) dessinés d’après les originaux par J. Boussard, Première série, Paris, Morel, 1874, pl. 1. 23. Idem, p. [5]. 24. Photographie disponible sur le site internet Wikimedia Commons d’après un tirage original conservé par la State Library of Victoria, sous la cote H88.19/2/77. 25. D’Espouy, op. cit. 26. Voir supra notes 18 et 19. 27. D’Espouy, op. cit., vol. 1, pl. 35. 28. Henry Guédy, L’Enseignement à l’École nationale et spéciale des beaux-arts. Section architecture, Paris, Aulanier, 1899, p. 151.

RÉSUMÉS

Dans son premier livre dédié aux édifices modernes de Rome, publié en 1798 en association avec Pierre Fontaine, Charles Percier s’occupe plus particulièrement de concevoir les seize frontispices placés au début de chacune des livraisons. Ces compositions de fragments architecturaux sculptés, inspirées notamment de Piranèse, enrichissent ce volume, consacré pour l’essentiel à l’architecture domestique de la Renaissance, d’une dimension ornementale inspirée de l’Antiquité. En même temps, par leur forme, ces planches imposent un type de dessin architectural différent des traditionnels plans, coupes, façades et perspectives, plus libres et qui incarne une dimension artistique de la pratique de l’architecte. Imités par ses disciples et plus généralement par les élèves architectes, les frontispices à la Percier donnent naissance à l’exercice des « éléments analytiques » qui s’impose à la fin du XIXe siècle comme l’une des clés de la formation dispensée par l’école et un marqueur de la culture Beaux-Arts.

In his first book dedicated to the Roman modern buildings, published in 1798 with the help of Pierre Fontaine, Charles Percier deals in particular with sixteen frontispieces, each of them realized and placed at the beginning of the sixteen livraisons. All those artistic drawings are composed with sculpted fragments of architecture, inspired by Piranesi, and they enrich this volume, which is furthermore basically dedicated to the domestic architecture of the Renaissance, bearing in mind the theme of ornament in the Antiquity. At the same time, these drawings, thanks to their shape, demand a new kind of architectural drawing, different from the traditional plans, cross-sections, facades and perspectives, in a more permissive way that

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embodies an artistic dimension in the practice of architecture. Copied by his disciples, and more generally by students in architecture, the frontispieces “à la Percier” generated the typical exercise about the “analytic elements” (éléments analytiques), which established itself at the end of the 19th century as one of the keys to the scholar training of students at the École des beaux- arts and a marker of the “fine arts” culture.

In seinem ersten, den modernen Bauten Roms gewidmeten Buch, das er 1798 zusammen mit Pierre Fontaine veröffentlicht, beschäftigt sich Charles Percier insbesondere mit dem Entwurf von sechzehn, dem Anfang jeder Ausgabe vorausgestellten Frontispizen. Diese insbesondere von Piranesi inspirierten Kompositionen aus skulptierten Architekturfragmenten verleihen der Gestaltung dieses hauptsächlich der bürgerlichen Renaissancearchitektur gewidmeten Bandes ein stark an die Antike angelehntes Gepräge. Gleichzeitig bildet sich darin ein neuer, freierer Typus der Architekturzeichnung heraus, der sich von den herkömmlichen Plänen, Schnitten, Fassaden und Perspektiven unterscheidet und der die künstlerische Dimension der Architektentätigkeit herausstellt. Das Modell des Frontispiz à la Percier wird von seinen Schülern und darüber hinaus in der Architektenausbildung breit rezipiert und führt zur Praxis sogenannter „analytischer Elemente“, die sich am Ende des 19. Jahrhunderts als ein zentrales Element der Architektenausbildung durchsetzen, das insbesondere die Lehrkultur der École des beaux-arts kennzeichnet.

AUTEUR

JEAN-PHILIPPE GARRIC Jean-Philippe Garric est professeur d’histoire de l’architecture à l’Université Paris 1 Panthéon- Sorbonne. Ancien pensionnaire de l’Académie de France à Rome (1987-1989), chercheur au Centre canadien d’architecture (2004), puis conseiller scientifique à l’Institut national d’histoire de l’art (2006-2012), il est membre de l’HiCSA et directeur du labex CAP. Ses travaux portent sur l’architecture en France et en Europe de 1750 à 1914, avec un intérêt particulier pour le livre, la théorie et l’enseignement de l’architecture. Il a notamment publié Recueils d’Italie (2004), La Construction savante (2008, avec Valérie Nègre et Alice Thomine), Le Livre et l’architecte (2010, avec Émilie d’Orgeix et Estelle Thibault), Percier et Fontaine, les architectes de Napoléon (2012), Vers une agritecture. Architecture des constructions agricoles. 1789-1950 (2014). Adresse électronique : jean- [email protected]

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La machine optique de l’architecture : desseins et dessins de Jean-Paul Jungmann The optical engine in architecture: Jean-Paul Jungmann's drawings and intentions Die optische Maschine der Architektur: Planungen und Zeichnungen von Jean- Paul Jungmann

Agnès Callu

« Il se peut que le dessin soit la plus obsédante tentation de l’esprit » Paul Valéry

1 Évoquer les dessins de Jean-Paul Jungmann ouvre une rêverie esthétique, graphique et poétique enivrante, assurément, dense et attendant l’étude, plus encore. De telle sorte qu’observer la sûreté de son trait et les vagues d’une utopie datée « 70 »1 retient car, par-delà l’histoire d’une trajectoire individuelle, c’est bien une génération au travail, des projets in progress et une culture urbaine qui deviennent saillants et, dès lors, connaissent une inscription lourde dans le territoire de l’historien. À la hauteur d’une seule contribution, l’exercice panoramique n’est pas favorable quand il faut croiser biographie et stances de vie créatives. Pourtant, lui seul autorise l’interprétation, en épaisseur, de la place du dessin dans la construction « monumentée » d’une vie, d’une envie d’architecte. Aussi bien, une démonstration historique en trois mouvements chrono-thématiques est-elle à prévoir. D’abord, la montée en charge d’une construction identitaire ouverte aux influences telluriques de Mai 68. Après, au centre, une installation graphique dans la seconde moitié des années 1970 et jusqu’au coude des Eighties, qualifiable dans l’oxymore architecturale Utopie2 versus Réalisme qui entend Roland Barthes écrire que « l’architecture est toujours rêve et fonction » (sic)3. Enfin, un focus sur les détails d’un projet, en l’espèce ici, la Colline de Chaillot, pour partager, depuis l’intérieur, à partir du premier geste dessiné, la mise en place d’un processus créatif sans équivalent.

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2 Le dossier critique de l’analyse est sûr car homogène. Le répertoire iconique est fourni par les dessins de J.-P. Jungmann rassemblés dans la collection graphique du musée des Arts décoratifs4. Les outils théoriques reposent, d’un côté, sur l’écriture, dense, de J.-P. Jungmann : ses auto-discours, ses notes de travail, ses conférences ; de l’autre, sur la narration effectuée par ceux de son « réseau » ou celle que ses contemporains livrent sur lui et son travail. Enfin, à la manière d’un marqueur historiographique, il est impératif de considérer que l’étude se présente comme une recherche présentiste, donc issue de l’histoire du temps présent, écrite sous l’œil du témoin, avec lui, contre lui, près de lui encore, avec les anamorphoses produites par des séries d’objectivations et, dans le même instant, les subjectivités attachées à ce type d’exposé5.

3 À toutes forces et afin que l’invalidité de l’exemple unique soit immédiatement rejetée, inscrire J.-P. Jungmann dans sa classe d’âge est une nécessité. Né en 1935, il participe de la génération qui a connu les traumas de la Guerre, l’Algérie et « se retrouve » trentenaire en Mai 68. Dans l’enquête publiée en 2010 aux Presses du Septentrion sous le titre Le Mai 68 des historiens : entre histoire orale et identités narratives, sont expliquées les imprégnations socio-culturelles d’une telle classe d’âge6. Ainsi, c’est l’évidence, le facteur générationnel est déterminant quand il configure en épaisseur les aspirations d’un groupe, dès lors socialement mais intuitivement aussi, fédéré dans ses croyances par un/des événement(s) fondateur(s), des valeurs partagées, des figures fonctionnelles etc.

4 De la sorte, hors de son profil, à l’écart presque de ses goûts, de ses fondations et de ses références, J.-P. Jungmann est issu d’une classe emblématique : la « 35 » (sic), celle qui précède les Baby-boomers de la Libération. C’est pourquoi le fait générationnel se pose en note séminale puisqu’il est prescripteur pour analyser, en profondeur, l’influence matricielle des environnements, les postures sociétales, les curiosités, les prises de position d’un sujet « pensant et agissant ».

5 Il faut traverser Strasbourg, la sphère familiale et la marée des envies esthétiques de J.- P. Jungmann pour arriver, rapidement, au seuil des années 68. Là, l’historiographie récente a rappelé l’implication décisive de l’architecte dans le « moment gonflable » (sic), en attelage avec Antonio Stinco et Jean Aubert7. On connaît leur appui théorique : Frei Otto, créateur du Pavillon allemand de Montréal8. On se souvient qu’ils ont présenté leur projet de « Gonflables » pour le diplôme d’architecte aux Beaux-Arts en juillet 1967. Là, J.-P. Jungmann s’était centré, singulièrement, sur le petit volume évoquant le bonhomme Michelin : un assemblage de matelas pneumatiques et de ballons de football baptisé « Diodon », du nom d’un poisson des mers qui enfle démesurément quand on le sort de l’eau.

6 Le postulat des trois jeunes architectes retient parce que, là encore, il est totémique d’une génération. Il faut bien en entendre le ressort. Ni Stinco, ni Aubert ni J.-P. Jungmann ne veulent ériger un nouveau système. Cela est même le contraire quand ils s’élèvent contre toutes les formes de systématisation qui veulent figer l’architecture, celle du gonflable, du cube, de la sphère, de l’oblique et sq. Ils aspirent à défricher des voies nouvelles, à étudier des matériaux modernes qui autorisent la création de structures légères appliquées à des constructions mobiles. Leurs mots-clefs ? Légèreté. Mobilité9. Les problèmes d’urbanisation, de circulation les attrapent de manière frontale. J.-P. Jungmann veut des habitations futuristes et elles sont à leur place dans les chantiers provisoires, au service d’expéditions polaires ou sahariennes (voire lunaires), en faveur d’hébergements en cas de catastrophes. Et cela fonctionne aussi

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pour l’aménagement intérieur car, avec l’ameublement pneumatique, le problème de place disparaît : dégonflés et pliés, les différents éléments n’occupent pas plus de volume qu’une pile de draps10.

7 En définitive, l’idée de confort – très « soixhante-huitarde » – est rectrice mais elle n’est pas univoque. De fait, en substrat, les A.J.S. (Aubert/Jungmann/Stinco) qui fondent en 1969 le groupe Aérolande, traversé de connaissances esthétiques, techniques, historiques et de voyages d’études, intègrent, précisément, le gonflable dans certains programmes d’architecture11. Le groupe défend la position suivante : de matériaux nouveaux naissent des formes nouvelles12. Mort du cube, bien sûr, mais aussi jeu de l’opaque, du transparent. En un mot, et dans la simplification, le gonflable provoque une sorte de happening permanent dans la mesure où, modifiant l’ensemble des paramètres d’une appréhension spatiale, il crée un univers ludique, rassurant, presque « un effet matriciel ». Il est immédiatement un objet architectural ; il qualifie « en live » l’espace ; il accomplit l’architecture ; il gomme le processus de construction, les savoir- faire, les techniques ; il est l’objet préfabriqué par excellence : il transcende l’idéal du monde industriel, architecture de consommation au même moment qu’architecture jetable13.

8 On se rappelle aussi que de 1966 à 1971, les A.J.S. participent à la revue Utopie, revue de sociologie de l’urbain14 qui, promouvant démarches, débats et savoirs pluri- transdisciplinaires, regroupe des chercheurs attachés à l’étude de la problématique urbaine15. Là, la personnalité d’Hubert Tonka fonctionne à la manière d’un accélérateur de particules. « Outsider curieux de tout », dit de lui J.-P. Jungmann, il suit les séminaires de Foucault, Deleuze, est à Nanterre avec Henri Lefebvre, fréquente le « séminaire Tony Garnier »16, débat avec Jean Baudrillard « grand regardeur des choses » (sic)17.

9 Pour les A.J.S., l’architecte solitaire, entouré des formes nouvelles de la création, est une posture qui n’existe plus. Ils promeuvent le collectif et se montrent attentifs à une connaissance minutieuse de la société, de ses modes de production, des possibilités de l’industrie en ses matériaux nouveaux. Ils reconnaissent, admettent, acculturent l’impact des formes nouvelles sur l’utilisateur. Leur architecture n’est pas une esthétique qui arpenterait les marges de la Société. Ailleurs et plus loin, elle formalise un « nouveau monde », des rapports sociaux restructurés, des échanges entre l’homme et l’objet repensés. Loin de mettre en forme une société qu’ils critiquent, ils espèrent la questionner par l’architecture. L’enjeu ? Rompre l’hégémonie architecturale qui depuis la fin des années 1940 ne cesse de grandir. En cela, ils aspirent à casser l’idée que l’espace de l’architecture recouvre celui de la société. Ils s’engagent à montrer qu’en aucun cas ledit espace serait intégralement contenu dans une création volumétrique. En définitive : les A.J.S. manifestent – et c’est bien d’un manifeste qu’il s’agit – pour transformer les structures de pensées architecturales en se reposant non seulement sur les acquisitions technico-formelles, mais encore sur la poussée des sciences sociales récentes afin de constituer un savoir architectural et une nouvelle situation de l’architecture dans la société18.

10 La marche forcée chronologique a ses limites. Cependant – et ce préambule était fondamental – considérer la seconde moitié des années 1970 comme fonctionnant à partir d’une tabula rasa intellectuelle et graphique eût été d’évidence contre-sensuel. De fait, en 1977, à la source de L’Ivre de pierre, J.-P. Jungmann, est un architecte théoricien engagé qui réfléchit ses pratiques, son art, son travail, son insertion dans la société à la

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fois comme un homme de sa génération19, l’homme d’un groupe, l’homme unique au fort capital charismatique aussi dont les autres et lui-même disent qu’il est « doué » (sic)20.

L’Ivre de pierres

11 Avec L’Ivre de pierres – soit quatre tomes publiés en 1977, 1978, 1980 et 198421 en grand format proches des revues de bandes dessinées – (et dans ce cadre, Aérolande quitte sa fonction de structure « commerciale » pour devenir une maison d’édition), J.-P. Jungmann crée la rupture. De fait, il suggère, par-delà l’utopie, un dessin poétique et Pierre Joly, dans une livraison de L’Œil au printemps 1978, de saluer un « dessin montrant les chemins de l’invention » (sic). On y arpente les « Sentiers de la création » inventés chez Skira par le philosophe Gaëtan Picon22, découvrant « des norias remuant les eaux mortes de canaux emmurés, des biplans aux ailes entretoisées survolant, vaguement anachroniques, des cités industrielles qu’aurait pu tracer le crayon de Tony Garnier23 ».

12 D’abord, il apparaît fondamental de désigner les enjeux et les catégories d’une telle initiative artistique. Les enjeux ? Un esprit chagrin les inscrirait du seul côté de la crise économique qui multiplie le chômage en même temps qu’il décroît les commandes. Pourtant investir le dessin – et lui seul – pour les architectes ne peut seulement s’analyser comme le moyen d’échapper aux circuits habituels de l’architecture (financements versus chantiers). Il ne doit non plus se comprendre à la seule lumière d’un désir de reconnaissance par les architectes d’être considérés, vus, reconnus, compris (enfin) comme des artistes produisant des créations, des livres d’artistes, singulièrement, au contenu et à la valeur esthétique (marchande aussi quand un dessin de Gaetano Pesce se vend quelque 80 000 francs d’alors)24.

13 Ces raisons évidentes – et il est impossible d’en faire l’économie dans un dispositif démonstratif – sont cependant (et c’est presque tautologique de le rappeler) contingentes. Pourquoi ? Parce que le dessin se situe dans « l’architecture de papier » (sic). Au coude des années 1970, correspondant, sur une échelle extra-hexagonale, à un renouvellement, presque un retournement épistémologique du dessin d’architecture, il est possible de définir trois catégories de dessins : le dessin en tant qu’instrument d’élaboration du projet ; le dessin comme représentation finale du projet, c’est-à-dire comme « rendu » ; le dessin au titre d’objet architectural lui-même.

14 Ce dernier courant est celui qui intéresse, questionne, soulève J.-P. Jungmann quand il y est question d’ouverture. On le comprend d’instinct : le dessin offre des champs d’architecture beaucoup plus vastes que la réalité construite ; il permet une réflexion hors limites sur les espaces, les formes, les géométries, les matières, les couleurs. Il occupe une fonction critique à l’égard de la production d’alors ; il reconfigure les rapports habituels entre forme et fonction recherchant de nouveaux modes de représentation portés par des techniques graphiques renouvelées. Il compose, au réel, une part de la recherche architecturale au même titre que la recherche théorique ou historique.

15 De surcroît, et pour rester dans un processus de catégorisation, il faut séparer, dans la pratique du dessin, deux tendances : d’un côté, la théorique pour laquelle le dessin d’architecture sert à illustrer des positions sur l’habitation, la ville ou l’histoire (et de ce côté, on pense à Aldo Rossi et ses collages urbains25, John Hejduk et ses abstractions

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géométriques26, aux frères Krier encore27. Il est possible d’y inclure le dessin polémique, celui qui, dans un concours, refuse d’assumer tels contrainte ou programme) ; de l’autre, se déploie la « tendanza » romanesque qui propose une vision romantique du projet, un idéal graphé où le texte occupe une place au sein du dessin lui-même, dans lequel le programme se voit défini sur des bases littéraires et poétiques, ou la « progettazione » y est décrite, de façon exhaustive, parfois de sa construction jusqu’à sa ruine. Et J.-P. Jungmann, bien sûr, Aubert, mais aussi Gaetano Pesce hanté par les lieux souterrains, Emilio Ambasz, Raimund Abraham, Anne et Patrick Poirrier avec leurs villes calcinées, s’y retrouvent28.

16 Stinco décrit le travail de J.-P. Jungmann, célébrant chez son ami, trois trends identitaires : la puissance du gratuit, l’intensité du désir, la conjonction positive entre dessin et écriture29 : « Les projets de J.-P. Jungmann et Aubert seront peut-être taxés de mauvais goût. Leur forme est loin des élégances abstraites, des axonométries à l’atmosphère raréfiée […]. Ils veulent un dessin qui puisse jouer un rôle d’exploration sensible de l’imaginaire, instrument plus proche de l’intuition, révélateur d’images risquées et même inavouables par leur naïveté et qui rappelle par la discipline qu’elle impose qu’il est la seule pratique « manuelle » de l’architecte. Il s’agit surtout de chercher, dans la narration architecturale une verve perdue, la joie d’inventer des formes arrachées aussi à la fatalité du goût, du quotidien, du prévu […]. Si tous ces projets ont quelque chose à faire avec l’utopie, c’est qu’ils sont le fruit du désir et non de la résignation et de la soumission à la commande ; ils ont plus à voir avec la séduction qu’ils ne sont tentés par la vérité […]. Lequeu30 disait « écrire ses architectures ». Les textes apportent dans tout ce travail, fait du « matériel » hybride qui est celui des architectes quand le bâti ne vient pas sanctionner définitivement leurs formes, le calme de la régularité merveilleuse de la ligne écrite, la beauté de la typographie sur la feuille blanche et toute la richesse expressive du texte dans la simplicité formidable d’une feuille. »

17 En synthèse, et « grand angle », dans l’exaltation d’une utopie celle qui salue l’eutopia : lieu agréable plus que l’outopia : sans lieu, le dessin chez Jungmann explique moins un projet qu’une attitude générique, globale vis-à-vis de l’urbain. Selon l’architecte, écrire un projet s’apparente à de la recherche fondamentale. « Le projet d’architecture, est une activité intellectuelle et théorique, un instrument de réflexion et de recherche, un regard singulier à l’écoute de la rumeur de la cité, immanent à sa modernité et son hasard » (sic). Le projet est premier car il : « Dit la ville chaotique et réfractaire à sa propre théorie mais dit aussi son utopie et son « autre côté », non pas l’utopie hors du territoire ou du temps, mais celle concrète, la pensée du présent qui s’arrange avec le réel en le fondant dans une harmonie personnelle, jardin privé d’un quotidien plus exaltant, vision d’un mieux, rêverie primordiale origine de toute production poétique, prélude de l’art et de l’imagerie architecturale31. »

18 À écouter J.-P. Jungmann, la conception de la ville utopique est donc une pensée en trois dimensions qui considère la ville comme une énorme machine – machinerie et son milieu physique comme déterminant pour l’ensemble de la vie urbaine. C’est dit : architecture et urbanisme constituent un potentiel de rupture et d’innovation dans un environnement de progrès.

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La colline de Chaillot

19 Alors, critique et révolutionnaire pacifiste, J.-P. Jungmann, dessine et écrit/écrit et dessine dans des manifestes graphiques, jamais cyniques mais toujours poétiques quand, adossés à un dossier critique faits de photographies, de cartes postales, d’imageries mentales surtout pour certaines empruntées à Cendrars, il pense, fantasme, rêve la colline de Chaillot en 1977. Là-bas, entre dessin d’architecture et bande dessinée d’anticipation, la poésie du cosmos sensible, le premier soleil, le préau du matin, les ombres du Levant, le socle de l’été, la vallée des jeux d’eau et les portiques ruisselants du Midi, baignent une forêt de murs, d’élévations graphiques, de falaises de verre, de pentes crépusculaires de l’automne ou de vitres frileuses du soir.

20 Et la « Colline », J.-P. Jungmann ne la dessine pas « en live » mais en rêve, une rêverie vagabonde effectuée depuis son atelier inscrit au cœur de la maison, de la vie socialisée. Les traits y sont libres, vifs. Rouges, verts pour certains mais selon des choix chromatiques non esthétisants, guidés par la seule recherche typographique tant l’homme n’oublie pas le réel de son goût pour l’imprimerie et les techniques (ill. 1, ill. 2, ill. 3). Comprendre les enjeux d’un tel projet (soit trente-huit planches de dessins de grand format au crayon rouge), oblige à avoir à l’esprit, d’abord, la notion d’utopie concrète nourrie du concept « lieu vide/lieu plein » ; ensuite, de recevoir les places et rôles assignés à chacun ; enfin, de saisir, au centre, la fonction sociale et symbolique que J.-P. Jungmann assigne au dessin32.

Ill. 1 : Jean-Paul Jungmann, Récit autour d’une ruine future sur la colline de Chaillot ou Le Bel aujourd’hui, La vallée des jeux d’eau (pl. X)

1977-1978. Inv. 2010.85.3, musée des Arts décoratifs, Paris Musée des Arts décoratifs, Paris, don Jean-Paul Jungmann, 2010

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Ill. 2 : Jean-Paul Jungmann, Récit autour d’une ruine future sur la colline de Chaillot ou Le Bel aujourd’hui, La grande faille humide et les cascades (pl. XIII)

1977-1978. Inv. 2010.85.4, musée des Arts décoratifs, Paris Musée des Arts décoratifs, Paris, don Jean-Paul Jungmann, 2010

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Ill. 3 : Jean-Paul Jungmann, Récit autour d’une ruine future sur la colline de Chaillot ou Le Bel aujourd’hui, Les falaises de verre et le palais métallique de la minéralité (pl. XXX)

1977-1978. Inv. 2010.85.9, musée des Arts décoratifs, Paris Musée des Arts décoratifs, Paris, don Jean-Paul Jungmann, 2010

21 Premièrement, à entendre J.-P. Jungmann, l’architecte utopiste doit se positionner dans un lieu (et non pas dans le non-lieu de l’utopie)33. Il lui appartient alors de voir quelles sont les potentialités du lieu en question, et plus encore, ce qui lui manque. Ce questionnement-là est fondateur car il participe soudain, par une esthétique de l’ajout, à construire une pensée, une programmation, une formalisation, en somme, un projet d’architecture. J.-P. Jungmann est sur ce point très explicite : « C’est le manque des choses qui fait que l’on projette en avant ce que l’on aimerait bien vivre ou y vivre quand il s’agit d’un lieu34. »

22 Deuxièmement, trop souvent, dans les projets, J.-P. Jungmann ne voit que trop courtes (décevantes aussi) les pratiques sociales et urbaines, rarement de la contextualisation ample et inventive de l’architecture. Il rêve de conjonctions de profils, c’est-à-dire que les mêmes auteurs/artistes/architectes/penseurs fassent les projets d’architecture et en écrivent le programme. La disjonction des actions, du travail et des tâches est la source première, selon lui, de la faiblesse architecturale contemporaine.

23 Troisièmement, J.-P. Jungmann pose comme charte que « le dessin est une projection » (sic)35 : « Vous accélérez la pensée en dessinant. Quand je dessine, j’aide les autres à voir. Et puis, j’y joins ma façon d’imaginer dans l’espace. La vision dans l’espace se perd un peu. Les jeunes architectes, parce qu’ils n’apprennent à dessiner que sur des ordinateurs et presque plus à la main, ont du mal à voir en trois dimensions. Cette qualité de pouvoir imaginer dans toutes les directions, de visualiser en croquis est une qualité qu’il faut cultiver, un apprentissage par le dessin manuel36. »

24 La conclusion souligne deux traits, l’un biographique, l’autre graphique. J.-P. Jungmann est signé de sa génération en sorte qu’il est infusé à l’univers esthétique et aux outils théoriques, mêlés, de Piranèse, de la revue Archigram37 (elle-même influencée par

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l’univers fantastique de la bande dessinée)38, de Buckminister Fuller39, de l’ingénieur Le Ricolais concepteur de structures légères et spatiales40 ou de Moebius41. Mais il est aussi, lui-même, un rêveur. Il faut citer Tonka42 : « Depuis longtemps, l’art comme le monde sont constitués de deux parties. Ils sont formés de rêveurs et de pilleurs. Les pilleurs de rêves accèdent au pouvoir, méprisent les rêves que viennent d’éructer leur propre corps, se parent des rêves des autres et leurs parures séduisent rêveurs et pilleurs futurs. »

25 Quant à la « pensée-dessin » de J.-P. Jungmann, émanation du trinôme œil/main/ papier, elle est celle de la reconnaissance, de la croyance en une architecture, une société, un monde dont le geste graphique, dans la gratuité de son élan, la force de son talent, peut faire bouger/vaciller les lignes. Traits utopiques, graphes fantasmés, enchâssements de ductus anticipatifs, le dessin quitte la marge pour s’installer au centre. Les études de marché indiquent que L’Ivre de pierre subit le silence des médias architecturaux et enregistrent des ventes demeurées marginales. Pour autant, plusieurs générations d’architectes ont rêvé et continuent de le faire devant « l’univers dessin » de J.-P. Jungmann tant, et Bachelard le rappelle, « le rêve est à l’écart de toutes les échelles de comptage43. »

NOTES

1. Jean-Paul Jungmann, « Voyage aux alentours d’Utopie », dans L’Architecture d’aujourd’hui, n° 135, décembre 1967, LIX-LXVI. 2. Norbert Elias, L'utopie [traduit de l'allemand par Hélène Leclerc et de l'anglais par Delphine Moraldo et Marianne Woollven ; introduction et supervision des traductions par Quentin Deluermoz], Paris, La Découverte, 2014. 3. Hans Ulrich Obrist, « À propos d’utopie et d’architecture : interview de Jean-Paul Jungmann », 17 décembre 2001, [non pag.]. 4. Musée des Arts décoratifs, département des Arts graphiques, corpus J.-P. Jungmann, cf. 2010.85.1.37 et FNAC-1870.1.38. 5. Henry Rousso, La Dernière catastrophe : l’histoire, le présent, le contemporain, Paris, Gallimard, 2012. 6. Agnès Callu (dir.), Le Mai 68 des historiens : entre identités narratives et histoire orale [avant-propos de Michel Zink, préface de Jacques Revel et postface de Daniel Roche], Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2010. 7. Juliette Courtillier, « Les structures gonflables des années 1960 », (Serge Lemoine dir.), mémoire de DEA, Paris IV, 2005. 8. Winfried Nerdinger, Frei Otto: complete works, Hardcover, mai 2005. 9. Jean Aubert, Gérard Dietrich-Sainsaulieu, Jean-Paul Jugmann, Antoine Stinco, « Précisions sur la mobilité en architecture », dans Profil, n° 1 [Dossier l’Architecture magique], juillet-août 1975, [non pag.]. 10. Voir, en particulier, contemporains, « Structures gonflables », L’Humanité Dimanche, n° 160, mars 1968 ; « Formes et techniques : le monde dynamique des structures gonflables », Le Monde, 14 mars 1968 ; Claire de Bartillat, « L’air pour l’art…ou le domaine illimité des structures gonflables », Combat, 3 avril 1968. 11. « A.J.S. Aérolande. Le Dyodon-Habitation 67 », Paris, Centre Pompidou, 2008.

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12. Jean-Paul Jungmann, « L’ivresse du projet théorique », The inflatable moment: Pneumatics and protest in 68, New York, Architectural League of New York, 28 mai 1998. 13. Mobi boom : l’explosion du design en France, 1945-1975, Paris, Les Arts décoratifs, 2010. 14. Craig Buckley, « Interview with Jean-Paul Jungmann, co-éditor of Utopie : Sociologie de l’urbain from 1967-1969 (1970) », Paris, juin 2007. 15. Les thématiques soulevées dans Utopie, publiée aux éditions Anthropos, entre 1967 et 1969, sont éclairantes. À signaler : « Notes sur marxisme et esthétique » ; « Devenir suranné » ; « La répression » ; « Villes de papier », « Qui ne considèrera pas seulement le terrain strict du papier », « Le rapport ville-nature dans les réalisations urbaines françaises de 1945 à 1965 », « La logique de l’urbanisme », novembre 1967 ; « Des raisons de l’architecture », mars-septembre 1968 ; « L’argent de l’urbanisme », mars 1969 ; « Utopie ne s’écrit pas au futur », avril 1969 ; « Le ludique et le politique », « Critique de l’idéologie urbaine », « Critique du concept de participation », « De la participation des putains Nature et Culture aux agissements du maquereau Capitaliste pour perpétuer la servitude des femmes », mai 1969 ; « Contribution à la critique radicale », « La critique n’est pas une passion de la tête mais la tête de la passion », « La pratique sociale de la technique » « L’argent de l’urbanisme », décembre 1969. 16. Philippe Dufieux, Sculpteurs et architectes à Lyon (1910-1960) de Tony Garnier à Louis Bertola [préface de Jean-Michel Leniaud], Lyon, Éditions Mémoire active, 2007. 17. Nicolas Poirier (dir.), » Jean Baudrillard. L’expérience de la singularité », colloque tenu à l’Université Paris Ouest-Nanterre La défense, 26-28 novembre 2014. 18. Groupe Aérolande, « Un élément oublié de l’architecture : notes sur la poésie perdue, la présence du tissu et l’usage qu’il en est fait aujourd’hui dans l’Architecture », Revue Techniques et Architectures, 1968, n° 304, p. 79-84. 19. Caroline Maniaque, « Exposition Jean-Paul Jungmann et les utopies des années 60 », exposition de la Bibliothèque des Arts décoratifs en 2010, Archiscopie, n° 99, décembre 2010, p. 20-22. 20. Entretien de J.-P. Jungmann avec Agnès Callu le 15 janvier 2015. 21. Jean-Paul Jungmann, « L’ivre de pierres », L’ivre de pierres, AJS Production, 1977. 22. Agnès Callu, Gaëtan Picon (1915-1976) : Esthétique et Culture [préface de Jean-François Sirinelli et postface d’Yves Bonnefoy], Paris, Éditions Honoré Champion, 2011. 23. Pierre Joly, L’Art, l’architecture et le mouvement moderne, Paris, Édition de La Villette, 1994. 24. François Barré (dir.), Gaetano Pesce : le temps des questions, Paris, Centre Pompidou, 1996. 25. Aldo Rossi, Dessins, 1990-1997, Paris, Actes Sud, 1999. 26. Sanctuaries, the last works of John Hejduk: selections from the John Hejduk archive at the Canadian centre for architecture, Montreal & the Menil collection, Houston, New York, Whitney Museum of American Art, 2003. 27. Rob Krier, Town spaces : contemporary interpretations in traditional urbanism, Basel, Birkhäuser, 2003. 28. Fulvio Irace, Emilio Ambasz : Una technological arcadia, Milan, Skira, 2004 ; Brigitte Groihofer, Raimund Abraham,Vienne, New York, Springer, 1996 ; Anne et Patrick Poirier, Dans les nervures du temps : entretiens avec Françoise Jaunin, Lausanne, La Bibliothèque des Arts, 2013. 29. Antoine Stinco, Une Éducation architecturale : Tunis, Paris, Rome, Paris, Sens et Tonka, 2014. 30. Philippe Duboÿ, Jean-Jacques Lequeu : une énigme, Paris, Hazan, 1987. 31. Jean-Paul Jungmann, « Architecture et utopie ou le rêve de l’architecte », Séminaire de l’Institut parisien de recherche Architecture, urbanisme et sociétés (IPRAUS), « Architecture et Utopie », Jean-Louis Violeau (dir.), Paris, École d’architecture de Paris-Belleville, 4 avril 2001. 32. Jean-Paul Jungmann, « L’image de l’image », Images et imaginaires d’architecture, Paris, Centre Georges Pompidou, 1984. 33. Jean-Paul Jungmann et Paul Virilio, « La cité idéale : un projet d’exposition et un thème de recherche », novembre 1989.

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34. Jean-Paul Jungmann et François Billard, « Le bal du millénaire : un événement musical et architectural, une allée musicienne de toutes les musiques festives de cette fin du XXe siècle, pour un bal de 4 km de long à Paris, capitale de la musique populaire », juin 1997. En 1989, J.-P. Jungmann, rêve, avec Tonka, de « Tuileries révolutionnaires » : « […] Une nouvelle vision d’un jardin historique, le temps d’une célébration ; cheminements, perspectives, allées et bosquets révélés par une scénographie de fabriques, un parcours historique, symbolique et rituel, un dispositif paysagé et architectural constitué d’œuvres d’art contemporaines, éphémères pour une grande partie d’entre elles, œuvres spécialement conçues à cet effet : raconter et évoquer le mythe de 89. Le Jardin des Tuileries, transformé en exposition nationale et jardin du Bicentenaire, garderait sa fonction initiale du jardin urbain, gratuit et ouvert au public tous les jours et toute la journée, mais aussi le soir exceptionnellement où une mise en lumière spécifique ferait apparaître une autre vision, à la fois du jardin actuel et de ses nouvelles installations. Ce concept du jardin révolutionnaire sera celui d’un défi lancé à l’art contemporain, celui de sa possibilité d’exprimer, d’évoquer, de ritualiser les cérémonies d’une commémoration ou célébration de cette nature […]. » 35. Jean-Paul Jungmann, « Scénographie urbaine et écriture multimédia », 2000-2001, École d’Architecture de Paris La Villette. 36. Jean-Paul Jungmann, « La cité idéale et les projets théoriques de villes : thèses provisoires sur l’attitude utopique et sa place dans la culture urbaine », étude provisoire, mars 2000. 37. Dance with Archigram, Séoul, Space Publishing, 2005. 38. Brigitte Lemaine, « Pour une architecture fantastique », Anne Cauquelin (dir.), thèse soutenue à Paris X, 1981. 39. Buckminster Fuller, Scénario pour une autobiographie, Paris, Éditions Images modernes, 2004. 40. Le Ricolais : espace, mouvement et structures, Nantes, Musée des Beaux-Arts, 1968. 41. Moebius transe forme, Paris, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2010. 42. Voir, en particulier, Hubert Tonka, Fiction de la contestation aliénée : la contestation se fonde dans sa propre quotidienneté, le monde se retourne, Sens et Tonka, 2001. 43. Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie, Paris, PUF, 2009.

RÉSUMÉS

Configuré par la pensée de Mai 68 et ses rêves d’utopie, Jean-Paul Jungmann invente une architecture de papier au centre de laquelle le dessin, poétique, littéraire et fantasmagorique, recompose pratiques et formes urbaines.

With Mai 1968 events in mind and dreams, Jean-Paul Jungmann fancies an architecture of paper, inside which poetic, literary and phantasmagoric drawing, rebuilds urban shapes and practices.

Unter dem Einfluss der Pariser 68er-Bewegung und deren gesellschaftlicher Utopien entwickelt Jean-Paul Jungmann eine papierbasierte Architektur, in deren Zentrum die poetische, literarische und phantastische Zeichnung steht, welche urbane Formen und Praktiken neu zusammenfügt.

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AUTEUR

AGNÈS CALLU Agnès Callu, ancienne élève de l’École nationale des chartes (thèse publiée sur la Réunion des musées nationaux sous la IIIe République, Prix Lenoir) et de l’Institut national du Patrimoine (INP), est docteur en histoire contemporaine de l’IEP / Sciences Po - Paris (thèse publiée sur le philosophe nietzschéen Gaëtan Picon, Prix Chaix d’Est Ange), Habilitée à diriger des recherches à l'EPHE (dossier d'habilitation intitulé « Culture, Médias et Patrimoines : enjeux contemporains »). Elle est historienne, conservateur du Patrimoine au musée des Arts décoratifs, chargé du cabinet des dessins, chercheur permanent au CNRS (Institut d’histoire du temps présent, IHTP) et chercheur associé à Sciences Po (Centre d'Histoire de Sciences Po, CHSP), chargé de cours à l’École des chartes. Adresse électronique : [email protected]

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Dessins et design : représenter l’espace mental de l’architecture : les dessins déconstructivistes de Daniel Libeskind : Micromegas Drawings and design: The representation of mental space in architecture: Drawings by Libeskind: Micromegas Zeichnung und Design: den mentalen Raum der Architektur wiedergeben: Zeichnungen von Daniel Libeskind: Micromegas

Antonella Tufano

1 Les dessins d'architecture sont les porteurs d'une poétique et d'une esthétique de l’espace et, souvent, ils racontent une vision du monde, une projection, que l’architecte concrétise dans ses traits.

2 Au tournant des années 1970-1980, le dessin d’architecture se réinvente sous l’effet de facteurs esthétiques, techniques, économique et politiques au cœur de la conception et réalisation des architectures et des villes. Ce tournant opère une mutation importante non seulement dans la représentation, mais également dans la manière de concevoir l’espace.

3 Les dessins postmodernes ou déconstructivistes racontent cette métamorphose et sont les indicateurs de la genèse d’un nouvel espace mental du design, en entendant par design la démarche de conception globale nécessaire pour des projets aussi différents qu’un objet ou une ville.

4 Cette métamorphose se déroule en trois temps que les dessins de Daniel Libeskind synthétisent : le dessin se transforme d’un outil de représentation à un outil de présentation d’un espace architectural d’une nature nouvelle.

5 Depuis la Renaissance, la représentation architecturale crée un espace mental pour une architecture virtuelle ; cette construction correspond à une modification de la manière d’entendre le rôle de l’architecte. Ainsi, lorsqu’au tournant des années 1970 le

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numérique impose un espace virtuel qui simule l’espace réel, la construction moderne et rationnelle est soumise à une observation par ce nouveau prisme.

6 À son tour, la simulation du réel impose une ré-réflexion esthétique du dessin et amorce une deuxième révolution. Elle intervient en parallèle avec de profondes métamorphoses sociétales et pose une question cruciale : à quoi sert le dessin à l’âge de la simulation numérique ? Au lieu de le rejeter ou de le transformer en acte esthétique disjoint du projet, le dessin se réinvente grâce au travail critique de certains architectes. Il devient le vecteur de monstration d’une rupture radicale dans la manière de concevoir les espaces et les codes architecturaux.

7 Cette radicalité se transforme en outil épistémologique : le dessin peut être décodé et donne à lire la mutation du travail de l’architecte ; la feuille blanche s’ouvre sur un espace sans fonds, devient la projection de l’espace mental de l’architecture. La lecture de Micromegas, dessins réalisés par Daniel Libeskind en 1979, montre leur capacité à donner à voir cet espace mental ainsi que le cheminement de rupture et la réinvention du code architectural.

Représenter un espace autre

8 Nul doute qu’en architecture le dessin est avant tout la projection d’une idée, un projet dont les formes sont multiples, comme le rappelle le Thesaurus de la langue française.

9 Dessin et projet se lient pour devenir à la fois un message, une forme et un contenu. C’est une pratique ancienne dont la codification géométrique intervient à la Renaissance. Avec la mise en perspective géométrique, sont posées les conditions pour légitimer un espace parallèle où le projet dessiné possède une force inégalée. Il ne s’agit pas simplement de l’expédient pour représenter l’espace et y déposer de manière ordonnée les objets, mais d’un espace en soi où l’on peut indifféremment poser des objets représentés ou des objets inventés.

10 Comme le note Franco Alessio1, la perspective existait depuis le XIIIe siècle comme instrument – un peu technique et un peu théologique – pour comprendre la lumière et ses effets.

11 À la fin du XIIIe siècle, d’une part, la perspective glisse de l’étude de la métaphysique à celui de la physique en devenant un instrument optique et, d’autre part, fait sortir la lumière du registre surnaturel pour la transformer échelon de mesure de la profondeur de l’espace. À travers la médiation critique de Biagio Palacani de Parme2, Brunelleschi effectue une synthèse entre la perspective et les différents objets représentés – ville, architecture, territoire – qui restera le code de représentation le plus utilisé pendant des siècles. Les traités d’architecture diffuseront et vulgariseront cette complexe construction, où la représentation correspond à une réalité d’une autre nature. Comme le résume Ciucci : « L’œil de Ledoux qui reflète la réalité semble s’identifier à ce « Je » (celui de Descartes) : la lumière qu’illumine le monde physique de l’architecture, l’espace artificiel, semble avoir origine dans l’esprit ; l’unité n’est plus dans la nature, naturelle ou artificielle, mais bien dans l’esprit de l’homme3 » et les instruments de représentation comme la géométrie descriptive sont : « le moyen pour chercher la vérité ». Werner Oechslin montre dans ses ouvrages la légitimation que les mathématiques offrent à cet espace architectural créé par l’esprit, un espace à la fois lisible et abstrait.

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12 Système spatial indépendant, le dessin subit une transformation centrale avec sa virtualisation et la simulation des espaces que les outils numériques rendent possible dans les années 1970. À partir des premières expériences de Muriel Cooper4 au MIT, en 1973, notamment l’expérience Visible Language Workshop, un autre espace, dit « cyberespace », s’oppose à l’espace construit géométriquement. En effet, l’image figurée, réplique du réel, saturée de messages univoques, bouscule les référentiels classiques, tant dans la conception que dans la réalisation des projets ; ainsi, après l’épopée moderne qui avait porté à ses extrêmes les possibilités classiques du dessin et assuré à l’architecte un rôle de démiurge, la crise de la modernité rend nécessaire une réflexion où la place du dessin est, en apparence, mise à mal par la force du virtuel.

13 La virtualisation de l’espace est un phénomène poussant l’abstraction à ses limites ou, comme le précise Galimberti5, accomplissant la tâche conjointe de la philosophie et de la mathématique qui encouragent à formuler des concepts de référence pour toutes les formes du concret. Depuis Descartes l’esprit a le rôle de construire une réalité virtuelle, de discerner « dans une image dématérialisée, l’effet de la réalité matérielle sans l’encombre de la matière6 » ; avec la critique de la modernité, l’esprit est soumis à une critique dont le but est la compréhension du nouveau statut de la forme dématérialisée. Une forme dématérialisée n’assumant plus l’abstraction mais se proposant comme un alter-espace qui, paradoxalement, réduit les possibilités d’interprétation et limite radicalement son potentiel d’exploration.

Espace postmoderne et déconstructiviste : la mutation du rôle du dessin

14 La virtualisation et la dématérialisation de l’image sont les deux aspects les plus visibles de la virtuosité atteinte par les représentations numériques ; cette prouesse technique, très versatile, se prête à toutes les interprétations, ainsi l’image hyper réelle est au centre des deux courants qui dominent les années 1970-1980 : le postmoderne et la déconstruction. Les deux mouvements partagent la volonté de sortir de la modernité ; les deux accordent à l’image une place prépondérante et, pour s’opposer à une image médiatique trop écrasante, confèrent au dessin un pouvoir de critique.

15 La postmodernité critique va plus loin que le retour au passé utilisé par les architectes7. Elle se fonde sur des contradictions et paradoxes que le critique littéraire Ihab Hassan8 avait remarquablement identifiés à travers des oppositions, dont les plus importantes sont celle du logos au silence, de la présence à l’absence, de l’enracinement au rhizome, de la narration à la micrologie ou encore de l’origine à la différence.

16 Dans le droit fil de cette décomposition, le mouvement déconstructiviste sera une méditation sur la dissolution de ces quelques préceptes et concepts. Dans ce contexte, la postmodernité et le déconstructivisme9 sont les deux visages d’une même crise de l’architecture et de sa représentation. Les témoignages de deux architectes aussi opposés que Stanley Tigerman et Bernard Tschumi en sont la preuve.

17 Le premier, formé à Chicago, radicalement investi dans la postmodernité venturienne, souligne le rôle du dessin au tournant des années 1970 comme un élément qui va au- delà de l’aide à la réalisation ou à la compréhension du projet.

18 Après le choc pétrolier, la construction ralentit ; une sensibilité au contexte émerge ; les architectes, redécouvrent alors le dessin comme « consolation et inspiration » ;

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Tigerman affirmera même que la vision conceptuelle ne peut être « nourrie que par la liberté du dessin.10 » La Biennale de Venise de 1976 marquera un tournant en montrant l’architecture comme une discipline dont la légitimation est faite par les projets dessinés plus que par les projets réalisés11. Comme le disait avec un certain humour le critique italien Giulio Carlo Argan, les dessins sont des d’exercices de gymnastique intellectuelle pour les architectes.

19 Le deuxième, formé dans les années 1970 à la AA school à Londres, le lieu où le changement se préparait et où se croisent Zenghelis, Koolhaas, Krier et Libeskind, raconte le contexte d’émergence de cette nouvelle vague : « La France et l’Italie avaient été dévastées par la rupture de 1968 : il n’y avait pas de production, aucun travail. Les Ecoles étaient complémentent épuisées. À cette époque, en Europe, le place to be était vraiment Londres, et AA était le centre de la scène londonienne. […] Une nouvelle sensibilité architecturale se développait. […] à cette époque il existait le pressentiment qu’une transformation était en train de s’accomplir. Mais ça sera seulement dix ans après que les personnes commenceront à construire vraiment12. »

20 Et, dans ce laps de temps, les architectes dessinent. Tschumi invente, en 1976, avec le Joyce’s garden, un langage nouveau fait de dessin, de textes, de représentations fantasques à la présentation géométrique impeccable.

21 L’exposition qui s’ouvre au Moma en juin 1988, présentée souvent comme le coup d’envoi de la Deconstructivist Architecture, n’est en fait que le point final de tous ces débats. Les commissaires, l’architecte Philip Johnson et le théoricien Marc Wigley, ne se trompent pas en soulignant le « pluralisme qui règne » ainsi que le fait que les sept architectes choisis ne forment pas un « isme13 » mais sont unis par une volonté de rompre avec les règles très conservatrices de l’architecture, qui est à la recherche depuis des décennies de la forme pure : ils ont en commun de vouloir la déstabiliser14.

22 Le dessin, outil principal de l’architecte, deviendra dans leurs mains l’instrument d’invention de ce nouvel espace. Dans un écrit de 1985 qui accompagne la publication en France du travail dessiné de quelques architectes (Libeskind, Hejduk, Eisenmann…), Jacques Guillerme15 a bien mis en évidence la relation entre les dessins de ces architectes (qu’on n’appelle pas encore déconstructivistes) et la révolution informatique. Il y voit un point en commun : la disparition du projet en tant que geste dessiné et, à la place, l’apparition d’un code d’exécution de tâches complexes, un protocole, qui peut se passer de représentation. Devant cette apparente impasse, il s’appuie sur les considérations d’un spécialiste du numérique, Philippe Queau, et affirme qu’on peut enfin faire des projets sans plans. Bien au-delà de l’approche simpliste, Guillerme oppose à l’ordinateur en tant que « truchement productif d’un artifice16 » la capacité implicite de l’outil à créer une maquette totale, une chose composite faite de visuel, de technique, de numérique, ainsi que de virtuel informatif. La maquette de synthèse est « une gerbe de solutions approximatives », une image absolue au sens de Bachelard, la préfiguration de celle qu’on appellera plus tard une image paramétrique. Souple et évolutive, cette manière de concevoir permettra d’appréhender le non mesurable, d’ouvrir à la perception.

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La résistance par le dessin : Micromegas

23 Ce paradoxe, représenter le non représentable, sera donc l’objectif commun des représentations (dessins, photomontages, installations…) déconstructivistes. La transformation de l’architecture en en image de l’architecture et les questions que cela provoque sont le point qui rapproche les démarches utopistes de Coop Himmelblau, à la médiatisation de Koolhaas ou encore à l’expression sculpturale de l’architecture de Gehry. Les explorations numériques conduiront Tschumi et Hadid à des performances dans la conception assistée par ordinateur, qui renverse la relation au dessin traditionnelle. Et, sur un autre versant, l’image accompagnée d’une lecture critique dont le dessin est l’expression sera le dénominateur commun au travail de Peter Eisenmann et Daniel Libeskind, ces derniers ayant partagé aussi l’expérience de pédagogie et de recherche au sein de Cooper Union avec John Hejduk17.

24 Daniel Libeskind, plus particulièrement, opte pour un dessin qui exprime la « rematérialisation » de l’architecture post-déconstructiviste. Les dessins qu’il réalise dans la période d’enseignement à Cranbrook, entre 1978 et 1985, portent in nuce le déploiement possible de son architecture.

25 Par le dessin, il pense un code de projet qui correspond à la refonte totale des outils de conception, de représentation, mais aussi de réalisation de l’architecture. En allant dans une direction plus théorique que les autres, il comprend que la base du problème est la construction perspective renaissante, son illusion de connaissance de la réalité confortée par les formules géométriques.

26 Il va ainsi proposer une lecture alternative, méticuleusement étudiée, calculée sur la base d’une interprétation des nombres entendus comme la clé d’un système harmonique emprunté à la musique, qu’il complexifie jusqu’à donner naissance à un univers algorithmique.

27 Dans un texte manifeste, datant de 1981, Daniel Libeskind revendique : « Ce qui nous intéresse, de toute manière, est la dimension herméneutique de l’architecture, c'est-à- dire la tentative de récupérer la signification ; cette récupération n’est possible que par la concrétisation des objets18 ». Une concrétisation des objets, et non une réalisation : ce passage important souligne l’importance accordée au dessin, le seul outil capable de concrétiser un langage alternatif de l’architecture.

28 Libeskind propose des architectures dessinées qui incorporent l’esprit pour échapper à une réduction de l’architecture au jeu de références ou à l’imitation d’une figure organique. Loin du leurre de l’image augmentée, d’une nature artificielle plus vraie que nature, il insiste sur le fait que le langage architectural est antinaturel et symbolique. C’est un acte d’entendement immédiat, une phénoménologie architecturale qui échappe aux longs procédés de calcul.

29 Les dessins de Micromegas, réalisés à cette époque, sont le reflet de recherche ; comme le dira Hejduk dans Crossover19, il ne s’agit pas des dessins « préparatoires » mais d’œuvres architecturales avec leurs règles de lisibilité et de réception, des dessins qui se légitiment et légitiment leur propre possibilité d’exister. (Ill. 1 à 3) Libeskind parachève la réflexion critique d’un Hejduk sur le dessin, comme le résume Alain Pélissier : « Mondialement connus par leurs dessins, ils (Hejduk et Libeskind) refusent à ce dernier la primauté sur le bâti. Dessiner, c’est pour eux condenser une somme

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d’opérations mentales et physiques dont le projet architectural s’alimente également. Dessiner, c’est l’activité synthétique où le projet se met en place. Dessiner, c’est le premier acte constructeur. Construire c’est un acte constructeur d’un autre type. Dessiner et construire participent de la même volonté d’élaborer un objet réfléchi qui ne se contente pas d’être là mais qui donne à penser20. »

Ill. 1: Daniel Libeskind, Micromegas, Time Sections, 1979

Courtesy Studio Libeskind

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Ill. 2: Daniel Libeskind, Micromegas, Leakage, 1979

Courtesy Studio Libeskind

Ill. 3: Daniel Libeskind, Micromegas, Vertical Horizon, 1979

Courtesy Studio Libeskind

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30 Daniel Libeskind, architecte aux cultures multiples21, ouvert à l’approche sensible, engagé dans l’enseignement avec une grande intensité à la Cranbrook Academy, accomplit donc un acte fondateur de déconstruction et reconstruction avec cette série de dessins.

31 Exposés à Helsinki22, puis dans le reste de l’Europe lors de la célébration des cinquante ans d’activités de la Cranbrook Academy of Art, ces dessins font aussi l’objet de l’admiration de l’architecte commissaire de l’exposition, Juhani Pallasmaa23. Pallasmaa souligne la précision presque maniaque que Libeskind met à réaliser ses dessins, comme s’ils devaient se matérialiser et concrétiser cette nouvelle architecture où se croisent : « Secret scores of astronomical rites ; El Lisstzky’s Prouns to second power ; Encyclopedia of architectural motives ; Sound clusters of Ligeti and Penderetski in visual form24. »

32 Présenté dans un coffret en nombre limité, Micromegas rend hommage à Voltaire non pas comme une illustration du conte philosophique, mais en tant qu’invention d’une narration architecturale qui n’a ni début ni fin, où les échelles s’entrelacent, une narration qui déconstruit ironiquement les éléments de l’histoire de la modernité. « L’espace de l’architecture dessinée ne connaît aucune restriction ou gravité », dira encore Pallasmaa, le dessin n’est plus « simplement une manière de communiquer des images architecturales, le dessin est une pensée architecturale25 . »

33 Dans Micromégas , Voltaire raconte le voyage d’initiation de son protagoniste – un savant venant de Syrius, à la taille impressionnante de trente kilomètres – accompagné d’un savant nain – qui ne mesure que quelques dizaines de kilomètres. Les deux voyageurs se penchent sur le sort des habitants de plusieurs planètes, jusqu’à une étrange planète, la Terre, où des minuscules habitants ont la présomption de tout connaître. Récit à interprétations multiples, Micromégas est une critique portée à la science lorsqu’elle s’arroge le droit de donner accès à la Vérité. En pensant par le dessin, le Micromegas de Libeskind, propose des scènes à interprétation multiple où commence le redéploiement de l’architecture : The Garden, Time sections, Leakage, Little Universe, Arctic flowers, The burrow laws, Dance sounds, Maldoror’s equation, Vertical horizon, Dream Calculus, sont en effet, des micrologies que l’architecte nous livre presque sans commentaires.

34 Le voyage de Daniel Libeskind commence dans un jardin, The Garden, qui donne vie à une « explosion sans bruit26. » Cette explosion marque la genèse d’une nouvelle architecture qui ne peut pas se lier à une quelconque tradition : « Notre architecture est toujours dans le présent ; il n’existe plus d’âge ancien, dans le jardin il n’y a plus d’arbres ou de chlorophylle, on se meut d’obscurité en obscurité. Nous sommes les témoins d’un épisode de naissance de l’architecture27. » De ce point de non-origine, commence une exploration dont le but est de détruire quelques fausses certitudes architecturales.

Détruire la surface.

35 Libeskind intitulera un texte de la fin des années 1980 The Surface Must Die . A Proof28, qui explique non seulement la nécessité de déstructurer la forme, mais aussi de réinventer

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un langage. Le temps semble donc exploser dans le dessin Time sections et un ironique point d’horizon ou fuite est proposé par Leakeage.

Détruire la fausse représentation naturaliste.

36 Artic Flowers et Little Univers se répondent dans l’emboitement du grand et du petit, une superposition entre les rythmes temporels. Il s’agit peut-être des dessins plus proches du texte de Voltaire, notamment dans les passages où l’observation au microscope jette le savant Micromégas dans le plus grand désarroi et l’amène à conclure que l’observation sans esprit ne sert à rien, qu’il faut aller au-delà du sens commun et se fier à la perception.

Détruire le sens commun.

37 Les dessins The burrow laws et Maldoror’s equation renvoient au rôle de l’imagination comme faculté qui dépasse tout naturalisme. Mise en abîme d’autres textes littéraires, notamment le Terrier de Kafka et les Chants de Maldoror, cet ensemble de dessins exprime une fragmentation surréaliste où l’incomplétude des figures accompagne le vacillement des certitudes.

Détruire toute certitude.

38 Le dessin Sound dances fonctionne comme un pivot. Dans cet univers sans sons ni bruits, s’ouvre un probable espace immatériel, où le chiffre ne compose pas de vertigineuses constructions rationnelles mais donne des indications subjectives à suivre.29 Une orientation relative dans une géométrie éclatée.

Détruire la géométrie.

39 Libeskind affirme avoir commencé les dessins en lisant les Origines de la géométrie de Husserl30. Vertical horizon31 est un dessin qui pose donc frontalement la question des repères spatiaux et Dream Calculus termine la série avec une redoutable désintégration de toutes les composantes spatiales. Comme il l’écrit : « [En] comprenant que la genèse historique de la géométrie a subi une évolution à partir des problèmes liés à la mesure du réel (j’entends le calcul comme produit de l’étude du mouvement ou les statistiques comme produit de l’étude des collectivités), j’ai compris de mieux en mieux que l’ouverture du premier horizon (en délimitant par-là l’espace des premières découvertes), est le garant du lien dans le projet d’objectivation. »

40 Il ne s’agit donc pas de superposer des hiérarchies, mais bien de donner des couches d’interprétation différentes : « draws only which allows itself to be drawn into32 », incite Libeskind en revendiquant pour ses dessins un statut « [d’]énigmes [riddles], instruments inconnus dont l’usage reste encore à trouver33. »

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De Venise à Venise…

41 Ses conclusions sibyllines renvoient à l’œuvre de Voltaire. Le philosophe termine en racontant comment Micromégas « Promit [aux humains] de leur faire un beau Livre de Philosophie, qui leur apprendroit des choses admirables & qui leur montreroit le bon des choses. Effectivement il leur donna ce Livre avant son départ : on le porta à Paris à l’Académie des Sciences ; mais quand le vieux Secrétaire l’eut ouvert il ne vit rien qu’un Livre tout blanc. Ah ! dit-il, je m’en étois bien douté34. »

42 À cette conclusion ouverte, Libeskind répond par une pratique du dessin de plus en plus nourrie d’éléments classiques et, en même temps, de plus en plus déstructurante. L’acte ultime de cette phase, seront les machines qu’il réalise en 1985.

43 En 1985, Libeskind propose pour la Biennale de Venise une installation intitulée Three lessons in Architecture, composée de trois machines inspirées de textes et concepts anciens : Reading Machine, Writing Machine et Memory Machine35. Il va recevoir la médaille de la Biennale et entamer le chemin de constructeur qui le conduit à Berlin où il accompli avec Between the lines son projet phare pour l’extension du Musée de culture juive.

44 En 2014, Daniel Libeskind revient à la Biennale de Venise intitulée Fundamentals (ill. 4). Dans cette apothéose de la pensée koolhaassienne, il crée un espace à part, un espace en abime, où le dessin se matérialise en un couloir lumineux. Intitulé Sonnets in Babylon, cet ensemble de dessins représente des formes non identifiées, naturelles et artificielles, des villes et des corps s’entrechoquant sur des surfaces translucides. Agrandis, ces dessins nous font rentrer dans une pénombre qui s’oppose en tout point à l’hypercommunication koolhaassienne. Quelques textes énigmatiques et des sonnets composés par Libeskind accompagnent cette expérience spatiale. Dans un coin inaccessible, en haut, un tableau noir annonce une Recette qui nous laisse espérer dans une clé de lecture que, in fine, il ne donnera pas.

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Ill. 4: Daniel Libeskind, Sonnets in Babylon

2014, Biennale de Venise, Italie Cliché Antonella Tufano

NOTES

1. Franco Alessio, La filosofia e le artes mechanicae, Spoleto, CISAM, 1984, 160 p. 2. Graziella Federici Vescovini, Filosofia, scienza e astrologia nel Trecent europeo, Padoue, Il Poligrafo, 1992, 222 p. 3. Franco Ciucci, « Rappresentazioni », Rassegna, n° 9, Bologne, CIPIA, 1982, p. 11. 4. Muriel Cooper participe avec Nicolas Negroponte à la mise en place du Media Lab du MIT, dont son atelier était une préfiguration. 5. Umberto Galimbert, Parole nomadi, Milan, Universale Feltrinelli, 2006 (1994), 242 p. 6. Umberto Galimberti, Parole nomadi, op. cit., p. 221 7. Charles Jencks, The Post-Modern Reader, Londres, Academy editions, 1992, 416 p. Le débat entre les postmodernes, tel que Jencks, qui reprochent à la déconstruction son nihilisme, donnera lieu à une vaste littérature, dont la réponse la plus tranchante est donnée par Jacques Derrida dans un entretien avec Christopher Norris, « Jacques Derrida in discussion with Christopher Norris », Andreas Papadakis, Catherine Cooke et Andrew Benjamin, Deconstruction. Omnibus Volume, Londres, Academy Editions, 1989, p. 70 et suiv. 8. Hassan Ihab, « Toward a concept of postmodernism », The postmodern turn : essays in postmodern theory and culture, Columbus, Ohio State University Press, 1987, p. 84-96.

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L’article est repris dans l’ouvrage Linda Hutcheon et Joseph Natoli, A Post modern reader, New York, State University of New York Press, 1993, p. 273-286, qui constitue une excellente synthèse des mutations intervenues depuis les années 1970. 9. Cf. Martin McQuillan, Deconstruction. A reader, New York, Routledge, 2001, 553 p. 10. Cf. l’article intitulé « Architecture and its trace « (1978), Stanley Tigerman, Schlepping through Ambivalence, Londres et New Haven, Yale University Press, 2011, p. 24 et suiv. 11. Intitulée Art/Architecture Year zero, la Biennale de 1976, guidée par Vittorio Gregotti avec l’aide de l’historien Franco Raggi et du critique Germano Celant, avait l’objectif d’élargir la notion d’art à celle d’environnement et d’inclure l’architecture (représentée par une confrontation d’architectes américains et européens), ainsi que le design, à travers l’histoire du Werkbund et l’hommage à Ettore Sottsass. 12. Bernard Tschumi, « Bernard Tschumi », GA extra, n° 10, Tokyo, A.D.A., 1997, p.16. 13. Coop Himmelblau, Eisenmann, Gehry, Hadid, Koolhas, Libeskind, Tschumi sont issus de différentes cultures, comme le souligne Johnson, tout en précisant qu’à l’instant même où l’exposition se déroule leur production converge vers un point commun. Cf. Philip Johnson, « Preface », Deconstructivist Architecture, New York, Moma, 1988, p. 8. 14. Mark Wigley, « Deconstructivist Architecture », Deconstructivist Architecture, op. cit., p. 10 et suiv. 15. Jacques Guillerme, « Tracés contemporains et espace moderne. La puissance du factice du lavis aux images de synthèse », Techniques & Architecture, n° 358, Paris, Altedia, p. 54-57. 16. Cité par Jacques Guillerme, op. cit., p.56. 17. Ce dernier ne sera pas exposé au Moma mais gardera une place centrale dans la réflexion déconstructiviste. 18. Daniel Libeskind, « La decostruzione dell’architettura », Lotus International, n° 32, Milan, Electa, 1981, p. 94. 19. Ce texte, écrit en décembre 1979, est reproduit dans le catalogue du musée d’Architecture de Helsinki. John Hejduk, « Crossover », Symbol and Interpretation. Cranbrook Academy of Art Department of Architecture, 1981-1982, Helsinki, Museum of Finnish Architecture Press, 1982, p. 58. 20. Alain Pellisier, « L’architecture aux limites », Machines d’architecture, Paris, Fondation Cartier pour l’Art Contemporain, 1993, p. 11 21. Daniel Libeskind commence ses études de musique en Isräel et les poursuit aux Etats Unis. En 1960, il se réoriente vers l’architecture qu’il étudie à Cooper Union où il obtient son bachelor degree avant son master en Histoire et théorie de l’architecture à l’université d’Essex, en Angleterre. Il sera Unit master à la AA, entre 1975 et 1977, et devient chef du département d’architecture à Cranbrook en 1978. 22. Cranbrook a été modelé par Eliel Saarinen dont l’enseignement reste encore une référence dans la culture finlandaise, notamment dans la génération de Pallasmaa par la médiation de Gullichsen. 23. Daniel Libeskind, Micromegas. Architectural drawings, Helsinki, Artek, Museum of Finnish Architecture, 1980, 20 p. 24. Juhani Pallasmaa, « 3 Images in the Libeskind macroscope », Micromegas, op.cit., p. 5 25. Juhani Pallasmaa, « The Architectural Drawing – Tool and end Product », Micromegas, op.cit., p. 10 et suiv. 26. Cf. ci-dessus John Hejduk, « Crossover », op.cit., p. 58 27. John Hejduk, op. cit., p. 58

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28. Daniel Libeskind, « The surface must die », AD Deconstruction II n° 77, Londres, Academy Press, 1989, p. 21. 29. Thorleif Boman, Hebrew Thought compared with Greek, Philadelphie, Westminster Press, 1960, 224 p. 30. Le texte de Husserl est écrit en 1936 et publié en allemand en 1954 ; il paraît en France dans une édition traduite et introduite par Jacques Derrida : Edmund Husserl, L’origine de la géométrie, Paris, PUF, 1962, 219 p. 31. Ce thème sera poursuivi dans une autre série de dessins ; cf. Daniel Libeskind, Chamber Works : Architectural meditations on Themes from Heraclitus, Londres, Architectural Association, 1983, 33 p. 32. Ce texte accompagne les dessins de Micromegas et il est reproduit dans la monographie sur Libeskind, AD Countersign, Architectural monograph, n° 16, Londres, Academy Press, p. 10 et suiv. 33. Ibid., p. 15 et suiv. 34. Voltaire, Micromégas (Le) de M. Voltaire, Londres, s. e., 1752, p. 92-93. 35. Ces machines seront exposées à Paris en 1992. Cf. Daniel Libeskind, « Sens dessus dessous », Machines d’architecture, op. cit., p. 23

RÉSUMÉS

Au tournant des années 1970-1980, le dessin d’architecture se réinvente sous l’effet de facteurs esthétiques, techniques, économiques et politiques qui impactent la conception et réalisation des architectures et modifient la posture intellectuelle de certains architectes. Ces modifications opèrent une mutation importante non seulement dans la représentation, mais aussi dans la manière de concevoir l’espace dessiné. Les dessins d’architecture de l’époque sont les indicateurs de la genèse d’un nouvel espace mental du design, en entendant par design la démarche de conception globale nécessaire à la réalisation de projets aussi différents que celui d’un objet ou d’une ville. Ce propos sera illustré à travers une série de dessins de Daniel Libeskind, Micromegas, ainsi que par les textes de l’architecte et la lecture croisée des écrits philosophiques et critiques qui accompagnent l’émergence du déconstructivisme.

At the turn of the 70's – 80's, the architectural drawing transformed under the effect of esthetical, technical, economical and political factors; those influence the conception and the construction of architecture, alongside the intellectual posture of some of them. These modifications occurred an important mutation in the way they conceived the architectural representation and also the “drawing space”. The drawings of this time are the indicators of a new mental space genesis available for design ; and design means in this way the global path towards the achievement of various projects such as objects or cities. This article will be illustrated throughout a series of drawings by Daniel Libeskind called Micromegas, as well as the writings of the architect in parallel with the lecture of both philosophical and critical essays that accompanied the birth of the deconstructivism.

Zwischen den 1970er und 1980er Jahren erfährt die Architekturzeichnung einen grundlegenden Wandel, der auf neue ästhetische, technische, ökonomische und politische Einflüsse zurückzuführen ist, die sich in Konzeption und Realisation von Architektur niederschlagen und überdies auch die intellektuelle Haltung zahlreicher Architekten verändern. Dieser Wandel wirkt sich nicht nur auf die Darstellung des gezeichneten Raumes aus, sondern auch auf dessen

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Konzeption. Die Architekturzeichnungen dieser Epoche künden vom Aufkommen eines neuartigen mentalen Designraumes, wobei der Begriff „Design“ das Vorgehen einer globalen Konzeption beschreibt, die der Realisierung von unterschiedlichsten Formen, vom kleinsten Objekt zur ganzen Stadt, zugrunde liegt. Dazu präsentiert dieser Beitrag eine Reihe von Zeichnungen von Daniel Libeskind, Micromegas, sowie einige Texte des Architekten, die weiteren philosophischen und kritischen Schriften aus der Zeit des aufkommenden Dekonstruktivismus gegenübergestellt werden.

AUTEUR

ANTONELLA TUFANO Antonella Tufano est architecte-urbaniste de l'Université Federico II (Naples-Italie). Docteur en art et littérature (EHESS), elle a travaillé sur le rôle des représentations littéraires et picturales dans la construction de l’esthétique du paysage. En poursuivant cette analyse et en l’élargissant au digital, elle travaille actuellement sur la perception et la conception augmentée, notamment en relation à la production de la ville et des territoires. Maître assistant à l'ENSAPLV, elle est chercheur au laboratoire Gerphau-Lavue UMR 7218. Adresse électronique : [email protected]

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Le dessin de l’architecture et la genèse de l’œuvre The architecture drawing and the works genesis Die Architekturzeichnung und das Werden des Werkes

Pierre-Marc de Biasi

Le dessin et le projet

1 La langue française classique a affiché pendant trois siècles une hésitation troublante sur l’orthographe du mot « dessin » : jusqu’au XVIIIe siècle, on pouvait écrire indifféremment dessin ou dessein. Le mot « dessin » avait le sens de « graphisme » tandis que « dessein », tout en signifiant aussi tracé graphique, contenait une acception seconde : l’idée d’intention, de but, de visée. L’unité des deux sens traversait bien d’autres formulations : en italien, l’esquisse initiale se disait « primo pensiero », première idée. Le dessin/dessein est « cosa mentale ». Au XVIIIe siècle le mot dessein perd progressivement son sens graphique pour ne plus signifier que « conception par l'esprit d'un but à atteindre, d'une fin à réaliser » : forme personnelle et secrète que peut revêtir un projet. C’est le même mot italien disegno, du verbe disegnare, qui avait donné naissance aux deux graphies françaises, et ces deux graphies étaient apparues en France au XVe siècle, c’est-à-dire, à quelques années près, au moment même où Alberti venait de définir, à Rome puis à Florence, les principes de l’architecture moderne. Dessin et dessein finissent de consommer leur divorce au XIXe siècle, dans une période qui voit précisément s’éteindre la longue polémique entre peinture et architecture : l’exigence d’une conception antérieure au chantier avait conduit l’architecte à privilégier son statut de dessinateur, en rivalisant avec le peintre, au risque d’en oublier son rôle de bâtisseur. Avec la grande fracture des Lumières et les débuts de l’âge industriel, les idées nouvelles de « génie », d’« originalité », de « travail intellectuel » et de « Progrès » se traduisent par un nouveau scénario à la fois artistique et professionnel : désormais l’architecte se définit lui-même comme l’acteur d’une conception dont le médium est un dessin entièrement habité par le principe final du

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« projet », un dessin qui revendique toujours le statut de geste artistique mais dont la portée se situe hors de lui dans l’édifice à bâtir qu’il préfigure : un dessin qui intègre le dessein comme l’anticipation même de l’exigence constructive dans la réalisation graphique. En fait, à la différence du peintre ou du dessinateur qui finit par ne plus être concernés que par le « dessin », l’architecte a toujours été et reste un homme du dessein autant du dessin parce que son objet, depuis l’origine est précisément le « projet ». La notion de « projet », qui est attestée en langue française depuis 1470 au sens de « idée qu'on met en avant, plan que l’on propose pour réaliser cette idée », était déjà au XVe siècle un quasi-synonyme de « dessein ». Mais, bien vite, en 1529, le terme de « projet » acquiert en français la signification technique qu’il possède toujours aujourd’hui en architecture : « dessin qui représente en plan, coupe... un bâtiment à exécuter conformément aux intentions de celui qui fait bâtir, ou l'ensemble d'un édifice d'après un programme donné1. » À partir du XVIIIe siècle les architectes, comme les écrivains, prennent soin de conserver et de léguer leurs archives de travail : des dossiers de « projets » constitués en majorité de « dessins ».

2 Depuis cette époque, d’énormes fonds d'archives sur la création architecturale se sont progressivement constitués, un peu partout dans le monde, d’abord à l’initiative des architectes eux-mêmes, puis grâce à l’action patrimoniale d’institutions publiques ou privées. Ces documents de travail sur la genèse des œuvres, qui reprennent vie grâce aux chercheurs, commencent à former l’horizon d’un véritable chantier théorique – l’approche génétique de la création architecturale - dans un contexte intellectuel d’autant plus stimulant que le phénomène, international, touche des cultures architecturales très diversifiées et concerne aussi bien l’histoire des siècles passés que la création contemporaine : il s’agit de rien moins que de réinterpréter un patrimoine d’une immense richesse – à la fois archivistique et monumental – qui constitue notre cadre de vie et notre mémoire, et dans lequel se croisent d’une manière permanente des traditions techniques, sociales, scientifiques et artistiques. Mais ces fonds de dessins architecturaux obligent aussi à reformuler la question des archives et de leur valorisation.

La collection ou le fonds

3 L’émergence d’un nouveau point de vue – génétique – sur les archives de la création et leur valorisation scientifique se traduit depuis une vingtaine d’années par une interrogation croissante sur les choix qui doivent prévaloir en matière de patrimoine, tout spécialement en architecture où, à côté d’une sauvegarde des monuments, la muséographie « documentaire » et la conservation des traces de la création graphique sont placées devant une alternative essentielle : la collection ou le fonds. L’idée traditionnelle de « collection », par nature éclectique, est fondée sur le principe du prestige : une sélection de pièces exceptionnelles donnant à voir le meilleur de chaque artiste, c’est-à-dire un florilège de sa production graphique la plus caractéristique et la plus aboutie. Ce principe a servi à rassembler des chefs-d’œuvre et permet d’organiser de brillantes expositions thématiques. Il reste en revanche insuffisant et souvent inadéquat pour répondre aux aspirations d’un public qui, à travers les documents qu’il admire, cherche aussi à comprendre le contexte natif de l’œuvre, son processus, le travail de conception de l’architecte.

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4 Imaginons, sur le même modèle, une collection éclectique de manuscrits littéraires – disons par exemple une collection Flaubert – qui serait composée de quelques documents sélectionnés pour leur valeur symbolique : la page la plus impressionnante d’un scénario romanesque, quelques feuillets de brouillon avec de belles ratures, un fragment de manuscrit définitif. Le florilège serait prestigieux, émouvant, mais aussi parfaitement vain si, à travers ces manuscrits, on prétendait vouloir atteindre l’écrivain, comprendre son projet, élucider son travail et le sens de son œuvre, bref révéler ce qui fait que Flaubert est Flaubert. Or, si ce n’est pas cela que l’on cherche en constituant et en rendant publique une collection, que cherche-t-on ? À quoi reviendrait un tel rituel de valorisation ? à exhiber les signes d’une consécration convenue, à entretenir un consensus sur ce que l’on sait déjà d’une œuvre : à promouvoir un stéréotype.

5 Il n’en va pas autrement en architecture : quelques beaux dessins isolés de Frank Lloyd Wright, de Le Corbusier ou de Mies Van der Rohe ne passeront sûrement pas inaperçus sur une cimaise ni dans un inventaire. Dans une exposition, ils pourront tenir lieu de chefs-d’œuvre et constituer un moment fort pour le visiteur, mais la plupart du temps sans fournir le moindre moyen d’entrer plus avant dans la connaissance de l’œuvre qui, à son échelle, transcende radicalement ces dessins. Ce qui fait illusion, c’est la proximité admise du modèle pictural : le dessin du peintre, le fait qu’il a donné lieu depuis très longtemps à des « collections » au même titre que les peintures, bref la coutume qui consiste à penser qu’un beau dessin de maître (fût-il une étude ou une esquisse extraite d’une série de dessins préparatoires) constitue spontanément en soi- même une œuvre. Le dessin de l’architecte n’est-il pas, indépendamment du bâtiment qu’il représente, l’équivalent de ce qu’est le dessin du peintre, pris en lui-même, indépendamment du tableau qu’il prépare ?

6 L’histoire classique de l’architecture n’a cessé de se débattre avec cette question, au point de multiplier – notamment chez les Utopistes – les œuvres purement graphiques, détachées de toute réalisation effective. Or, précisément, l’architecte n’a conquis sa véritable autonomie dans le domaine graphique qu’en inventant la forme inédite d’une nouvelle fonctionnalité professionnelle à l’acte de dessiner : la conception, engagée dans la logique constructive du projet. Il n’est pas interdit de regarder le dessin de travail d’un architecte comme une œuvre d’art autosuffisante, mais si elle devait se résumer à la clôture du jugement de goût, cette relation esthétique ne pourrait avoir lieu qu’au prix d’une impasse herméneutique qui, pour l’essentiel, consisterait à évacuer de la performance graphique ce qui fait sa spécificité architecturale : sa fonctionnalité projectuelle.

7 Qu’on le veuille ou non, le dessin d’architecture renvoie à une finalité située hors de lui, qui le dépasse et qui ne s’affirme comme donatrice de son sens qu’à l’échelle d’une démarche graphique prise dans sa totalité. La coupe ou l’élévation la plus spectaculaire d’un édifice ne constitue qu’une infime partie du projet. Cela ne signifie pas que ce dessin n’est pas une œuvre d’art ; cela signifie qu’être une œuvre d’art pour un dessin d’architecture, c’est devenir perceptible dans son incomplétude, dans l’énergie de son inachèvement. Pour une esthétique proprement architecturale, le dessin ne devient interprétable, comme œuvre d’art à part entière, que rapporté à l’entité organique du « projet », c’est-à-dire à l’ensemble rendu intelligible de tous les autres dessins qui le précèdent et qui le suivent. Chaque dessin est la trace d’un moment de la conception et le projet ne se constitue lui-même qu’à travers l’aventure transformationnelle de ses

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métamorphoses, avant d’aboutir à sa finalisation (le « projet définitif ») et, le cas échéant, à sa matérialisation, sous la forme d’une nouvelle genèse : celle du processus constructif, du chantier, de l’œuvre bâtie, du bâtiment2.

8 Arraché à son contexte génétique et formel, le dessin d’architecte est une esthétisation picturale, un artefact muséographique. À côté de collections qui pourront continuer à privilégier l’acquisition sélective de documents rares et de dessins précieux, en acceptant le principe d’une juxtaposition de pièces éblouissantes mais isolées et décontextualisées, c’est-à-dire destinées à faire illusion en faisant allusion, il est tout à fait essentiel que se confirme et se développe une politique d’enrichissement privilégiant l’acquisition de fonds entiers, sous la forme d’une récollection aussi complète que possible des documents qui témoignent véritablement des conditions de la création : non seulement les plans, dessins, maquettes et textes archivés par l’agence ou l’architecte, mais aussi les carnets, les notes, les dossiers écrits, la bibliothèque de l’architecte, sa documentation personnelle, ses échantillons de matériaux, et jusqu’aux traces de l’environnement (professionnel, technique, culturel, social, politique) dans lequel le travail a concrètement eu lieu.

Conceptualiser sans dessiner

9 Réfléchir sur la place du dessin dans la genèse de l’œuvre architecturale, et sur son statut – d’œuvre ou d’outil – ne doit pas faire oublier que le dessin comme médium réflexif se trouve toujours, dans le travail, en concurrence avec un autre médium, à tendance hégémonique : la langue parlée et écrite. L’importance du recours explicite au verbal dépend des techniques de travail des architectes. Toute étude initiale du programme repose nécessairement sur une lecture attentive et commentée, sur une véritable « explicitation » du texte. Une fois cette analyse engagée, les premières postures réflexives peuvent s’orienter selon les cas, vers plus ou moins de langage, plus ou moins de dessin. Certains architectes commencent à travailler de manière purement conceptuelle et dialogique, en cherchant, généralement dans le cadre d’une discussion entre les principaux responsables de l’agence, à articuler la réflexion avec les moyens strictes du langage : comparaisons, métaphores, métonymies, figures de rhétorique, jeux de mots, associations d’images verbales, slogans, argumentation hypothético- déductive, etc. sont mis à contribution pour l’interprétation des énoncés du programme, l’élaboration des questions, l’élucidation d’une problématique, l’esquisse d’une idée matricielle, une proposition globale, la répartition des tâches... Avec des situations de communication variables (discussions de groupe, dialogue, monologue), le même type de réflexion pourra intervenir, plusieurs fois au cours de la genèse, notamment à chaque réfection décisive du projet. Il est rare que ce genre de débat ne se traduise pas, assez vite, par l’apparition de représentations graphiques (croquis, schémas, diagrammes, dessins) dont la portée synthétique reste irremplaçable dans une discussion qui met en jeu des schèmes spatiaux ou des représentations géométriques.

10 Il arrive aussi que cette « facilité » soit résolument frappée d’interdit provisoire : certains architectes se méfient du recours trop précoce au graphique, en raison même de sa capacité synthétique et de sa puissance argumentative qui peuvent constituer des obstacles à la réflexion, masquer des difficultés non résolues ou engager la conception dans l’anticipation prématurée d’une solution qui deviendra vite une entrave ou une impasse.

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11 Mais, pour les mêmes raisons, cette méfiance envers les illusions graphiques peut aller jusqu’à remettre en cause une utilisation trop fonctionnelle du langage lui-même : à force d’accepter que la forme architecturale à l’état naissant soit de part en part traversée par l’élucidation conceptuelle (le débat d’idées, l’argumentation dialogique, la normativité de la formulation parlée et écrite), ne risque-t-on pas de refouler la part d’ombre et de désir qui réside dans le langage, qui « travaille » en lui, qui lui assure la puissance et la liberté associative du rêve ? Comment utiliser efficacement cette ressource inconsciente de la langue, ou cette productivité signifiante de l’inconscient, sans passer trop tôt par des expressions (verbalisées, écrites ou dessinées) qui en bloqueraient la mobilité et l’énergie ?

12 Le Corbusier explique que, face à une nouvelle commande, son secret consiste précisément à ne rien dessiner, ne rien dire et même ne rien penser : « Lorsqu’une tâche m’est confiée, j’ai pour habitude de la mettre au-dedans de ma mémoire, c’est-à-dire de ne me permettre aucun croquis pendant des mois. La tête humaine est ainsi faite qu’elle possède une certaine indépendance : c’est une boîte dans laquelle on peut verser en vrac les éléments d’un problème. On laisse alors « flotter », « mijoter », « fermenter ». Puis, un jour, par une initiative spontanée de l’être intérieur, le déclic se produit ; on prend un crayon, un fusain, des crayons de couleur (la couleur est la clef de la démarche) et on accouche sur le papier : l’idée sort, — l’enfant sort, il est venu au monde, il est né3. »

13 Remarquons le parti pris graphique et l’ellipse radicale sur le langage : à l’interdit du dessin, qui permet la phase d’élaboration mentale dans la « mémoire », succède sans transition le dessin comme expression directe, totale et souveraine de la pensée. À vrai dire, il est difficile de suivre Le Corbusier lorsqu’il fait de ce premier dessin et de ses développements l’équivalent d’un accouchement sans douleur, la naissance d’un être achevé dont la gestation aurait eu lieu en amont. Dans la plupart des cas il n’y a pas d’amont (le travail de conception et les tout premiers dessins commencent le même jour, avec l’analyse du programme) et il reste difficile de résumer à une sorte d’instantané (« l’idée sort, — l’enfant sort, il est venu au monde, il est né ») un travail qui va occuper toute l’agence pendant des mois et se traduire par des centaines ou des milliers de dessins préparatoires. Qu’il puisse y avoir un dessin matriciel donné, c’est ce qu’atteste en effet la plupart des dossiers de genèse architecturale ; mais au départ, ce dessin-noyau n’est pas seul : il coexiste avec une foule d’autres propositions graphiques qui peuvent entraîner la genèse, au moins pour un moment, dans de tout autres directions. La valeur originaire et finale du dessin-noyau n’est que rétrospective : c’est l’histoire du projet qui lui donnera ce statut dans l’après-coup. Les premières séquences de dessins sont consacrées à une appropriation de la forme globale du projet par une multiplication de points de vue sur une entité virtuelle encore assez imprécise : de côté, en perspective et en élévation, de dessus en axonométrie et en plan, de dessous par perspective en contre-plongée, etc. Assez vite, des lignes de force dominantes se dégagent avec, en effet, la résurgence d’options présentes dans le dessin-noyau et la définition de zones critiques qui font l’objet d’un examen attentif. À ce stade purement exploratoire, les tracés varient du 1/500e au 1/200 e : qu’il parte d’un détail ou d’un principe transversal, l’architecte travaille à petite échelle, ou sans échelle du tout, en s’intéressant à quelques générateurs primaires : l’articulation des volumes, l’investissement du site, les orientations, la lumière, etc. Il s’agit de baliser l’ensemble de l’espace, d’y inscrire les repères d’une première formulation du problème tout en faisant émerger les grandes lignes d’une intention artistique.

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La pensée-dessin

14 Que se passe-t-il au juste dans la période de gestation où Le Corbusier laisse « flotter » le problème dans sa tête ? C’est toute la question de la « boîte noire » et des aspects les plus obscurs du processus de conception dans ses toute premières étapes : attention flottante, mémoire autobiographique, émergence de paradigmes, évocation spontanée, sélection, évaluation automatiques des similarités et des oppositions, naissance des connexions, linéaments terme à terme, contiguïtés... il y a fort à parier que dans cette fermentation-là, bien des traits caractéristiques de la langue se trouvent secrètement en action. Mais il advient toujours assez vite un moment où l’architecte prend la tangente et passe à un tout autre mode de raisonnement : celui de la « pensée-dessin ». Le dessin pour l’architecte n’est pas seulement un moyen d’expression adéquat à sa pratique et à son objet ; c’est un rapport physique au réel et à l’imaginaire : là où l’écrivain ressent et cherche à communiquer la beauté d’un spectacle ou le sens d’une idée à travers une formulation verbale, l’architecte perçoit et exprime cette beauté ou cette signification par la médiation du dessin. La pensée-dessin résulte évidemment d’un apprentissage et d’un talent formé par l’école, elle évolue et se perfectionne tout au long de la carrière de l’architecte, mais elle repose aussi sur une disposition originaire à substituer aux ressources de la pensée verbale un recours raisonné aux données du schéma corporel. Devant, derrière, dessous, dessus, en haut, à gauche, de côté, entre les deux, etc. : chacune des catégories verbo-motrices qui servent ordinairement à vivre avec une certaine confiance dans les trois dimensions, possède pour l’architecte un équivalent spontané et disponible dans l’ordre de l’expression graphique. La pensée-dessin ne consiste pas à traduire ou à transposer des concepts spatiaux en formes dessinées, mais à manipuler le médium graphique comme expression immédiate de la conscience des formes, avec, dans l’exercice psychomoteur du dessin, un investissement imaginaire du corps qui se trouve comme projeté tout entier dans l’espace de la représentation et peut s’y déplacer librement. Tracés, lignes, couleurs, ombres, épaisseur du trait, échelle ou absence d’échelle, type de représentation géométrale, non finito, etc. : pour l’architecte, la synergie de ces moyens reste indécomposable et irréductible à un discours parce qu’il s’agit moins de « moyens » ou de « procédés » que de véritables opérativités expressives qui manifestent un savoir de la main dont l’esprit analytique ne pourra comprendre qu’ultérieurement et au prix de grands efforts, tous les tenants et aboutissants. Quand la main se trompe, quand le dessin échoue, c’est bien souvent que sa liberté d’initiative a été bridée par la vigilance rationnelle, par une interférence de la pensée verbale et argumentative dans la pensée-dessin. Une grande partie de la pédagogie en architecture consiste à apprendre au jeune architecte à faire confiance aux capacités de sa main, à ne pas vouloir tout maîtriser intellectuellement, et un peu comme le jeune héros de George Lucas, dans la Guerre des étoiles : à se laisser guider par la « force » qui est en lui. Cela s’apprend, n’est nullement magique mais suppose à l’initial une prédisposition particulière de la sensibilité à éprouver l’espace et à anticiper l’existence de formes virtuelles. L’« idée » qui va guider toute la conception n’est pas formulable autrement que sur le mode graphique ; son affirmation a lieu sous la forme d’une sorte d’épiphanie qui relève de l’évidence : son émergence, condition initiale de tout travail de conception, est l’expression d’une faculté synthétique a priori de représentation spatiale. Et voilà pourquoi les premiers dessins d’un architecte peuvent formuler un

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état déjà quasi définitif du projet : comme un « cadeau » venu de la boîte noire, la main délivre un objet graphique entièrement élaboré par les ressources mentales d’une réflexion antéprédicative qui a construit une proposition spatiale idéale. Tout le travail de l’architecte consistera à élucider cette obscure évidence pour la rendre d’abord interprétable à lui-même, puis communicable aux autres, et enfin décomposable en consignes d’exécution, constructible.

15 Comme chez le peintre ou le sculpteur, la réussite du dessin s’éprouve chez l’architecte par une sensation interne de joie, par une jubilation enfantine, mais d’autant plus étrange qu’à la différence de l’artiste plasticien, cette impression intime de succès peut résulter d’une performance graphique très éloignée de ce que l’on appellerait un « beau dessin ». Il peut s’agir d’un simple croquis, de médiocres dimensions, aux couleurs violentes et aux traits maladroits. Sa beauté, le bonheur physique qu’il contient, résident dans sa puissance à formuler le secret d’un espace virtuel qui constitue un vrai lieu pour le corps. Idéalement le concepteur en a fait l’expérience totale dans sa sensibilité avant toute formulation communicable.

Le papier et la boîte noire

16 La pensée-dessin n’est qu’accessoirement instrumentale : elle est d’abord l’expression du corps propre de l’architecte aux prises avec un problème dont il cherche et trouve la solution. Et voilà pourquoi, en dépit des succès foudroyants du dessin numérique, le papier calque a encore de beaux jours devant lui. Aux moments-clés de la genèse de l’œuvre, quand il s’agit de prendre les décisions cruciales, d’inventer et de trouver les solutions, ce n’est jamais à l’écran que les architectes travaillent, mais sur des modestes rouleaux de calque d’étude. Pourquoi ? Parce que, en architecture, face à la résolution d’un problème global, le vecteur cerveau-œil-main-papier possède une efficacité infiniment plus grande et plus rapide que le meilleur ordinateur du monde. Qu’est-ce que le papier peut offrir de plus ? Un espace naturel de projection pour le corps propre, et un espace de projection entièrement vierge, non normé : sans échelle. L’ordinateur vous fera les calculs les plus vertigineux à la vitesse lumière, mais si vous voulez dessiner, il vous demandera toujours à quelle échelle vous souhaitez le faire. Or, ce qui se passe dans la boîte noire relève d’une autre logique, associative et symbolique : ça a presque toujours lieu hors échelle.

17 Les dessins de l’architecte, si exhaustifs qu’ils soient, ne représentent donc qu’une partie seulement du processus intellectuel et artistique qui a donné naissance au projet. L’essentiel a eu lieu antérieurement dans la boîte noire. Et c’est un peu ce que voulait dire Le Corbusier : sa réflexion, citée plus haut, sur la lente gestation sans dessin du projet était en fait une réponse ironique. On venait de lui demander s’il se félicitait de voir publiés ses dessins préparatoires de son projet de Ronchamp. Il répond que « oui », bien entendu, qu’il en est très heureux. Mais il s’empresse aussitôt de laisser entendre le contraire – que les dessins sont peu de chose, que l’essentiel reste hors de portée – en intercalant une sorte de « oui, mais » sous-entendu : « Publier les croquis de naissance d’une œuvre architecturale peut être intéressant. [oui, mais] Lorsqu’une tâche m’est confiée, j’ai pour habitude de la mettre au-dedans de ma mémoire, c’est-à-dire de ne me permettre aucun croquis pendant des mois. […] On laisse alors « flotter », « mijoter », « fermenter ». Puis, un jour, par une initiative spontanée de l’être intérieur, le déclic se produit ; on prend un crayon [...]4. »

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18 L’essentiel reste-t-il hors de portée ? Les dessins sont-ils le dérivé dégradé d’une intuition plus haute qui a eu lieu dans le secret de la boîte noire et qui restera définitivement inaccessible ? On peut soupçonner Le Corbusier d’entretenir ici un vieux mythe romantique, celui de l’inspiration. Même si un architecte de génie était capable (ce qui est douteux) de construire un projet intégralement dans son esprit, les dessins qui en résulteraient ne se borneraient pas à extérioriser une version utilisable. Ils en seraient non seulement la formulation explicite, mais une optimisation effective : une réalisation portant sa pensée – dans le réel – beaucoup plus loin qu’il n’avait pu le faire dans le confinement purement virtuel de la « boîte noire ». En passant du médium mental au médium graphique, c’est toute l’expérience créative qui recommence et s’intensifie dans un ordre de réalité où chaque tracé imaginé par l’esprit et réinventé par la main devient une aventure à part entière : l’œuvre n’est rien d’autre que cette aventure. La genèse de l’œuvre n’est pas seulement la diachronie événementielle d’un processus mental qui se conclurait par la réalisation d’un objet. Elle est ce processus de conception lui-même tel qu’il s’investit et se matérialise en se risquant dans un objet qui lui permettra non seulement de résider dans une œuvre construite, mais encore de rester actif comme processus, bien après la disparition physique de son concepteur, sous la forme d’une relation esthétique.

Dessins : de quoi parle-t-on ?

19 L’analyse génétique d’une création architecturale repose, comme toute analyse génétique, sur la « constitution » du dossier de genèse. Le chercheur doit s’assurer qu’il est aussi complet que possible par un inventaire général des pièces, une datation absolue ou relative de chaque élément et une spécification des documents par types : programme et cartographie, notes, esquisses, croquis et dessins de conception, représentations graphiques de présentation, documentation, dossier du bureau d’étude, avant-projet sommaire (APS), avant-projet détaillé (APD), permis de construire, dessins d’exécution, dossier de consultation des entreprise (DCE), etc. Une fois le dossier bien structuré par la chronologie et la spécification des pièces, chaque sous-ensemble de documents fera l’objet, élément par élément, d’une étude approfondie. La priorité sera donnée au sous-ensemble qui constitue le cœur de la genèse architecturale : le dossier des « dessins de conception ». Or, pour ce travail d’analyse sur les dessins, le chercheur se trouve aujourd’hui dans une situation particulièrement embarrassante : même s’il dispose d’un fonds de dessins particulièrement bien conservé et exhaustif, ces documents lui sont communiqués à travers des inventaires dont la terminologie descriptive est le plus souvent approximative ou inexistante. Des dessins d’accord, mais quels genres de dessins ?

20 La mondialisation des échanges entre grandes institutions patrimoniales a permis d’avancer vers une homogénéisation du lexique utilisé dans les catalogues et les inventaires raisonnés pour décrire les œuvres du patrimoine bâti, les monuments et les édifices construits, les documents réglementaires d’une œuvre aboutie. Mais tout ou presque reste à faire pour l’immense domaine des documents de travail et des traces écrites ou dessinées qui témoignent de la genèse architecturale. Le vocabulaire géométral est à peu près clair – on sait ce que veut dire un plan, une coupe, une élévation, une axonométrie, une perspective cavalière, etc. – mais les choses deviennent beaucoup plus floues quand il s’agit de parler du médium de travail proprement dit. Qu’entend-on

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exactement par dessin, dessin préparatoire, esquisse, croquis, ébauche, crayon, tracé large, étude, étude de détail, calque, calque correctif, etc. ?

21 Comment définir précisément chacun de ces régimes graphiques en tenant compte à la fois du corpus étudié, de la période historique, du vocabulaire académique du moment, des usages du métier, du programme, des commanditaires, du contexte professionnel (commande, concours, recherche libre), des techniques de travail personnelles de l’architecte, de sa culture, de sa démarche et de ses objectifs, de la répartition des tâches dans l’agence, du rôle que l’architecte se réserve dans la réalisation des documents, des phases du travail de conception, etc. ? Comment classer ces documents selon l’ordre de leur apparition, sur quel axe logique les situer comme indicatifs d’étapes d’un processus créatif aboutissant (ou non) à l’œuvre en tant que projet, en tant que chantier, en tant qu’œuvre bâtie ?

22 Les fonds graphiques de la création architecturale sont dispersés dans des institutions publiques ou privées dont les terminologies sont souvent divergentes. Le problème devient presque insurmontable lorsqu’il s’agit de traduire en transposant le terme dans une autre langue et dans un autre environnement culturel : certains concepts relèvent littéralement des « intraduisibles ». À une époque où l’œuvre architecturale est de plus en plus globalisée en termes de création, d’exposition, de catalogues, de publication et de reproduction, une telle réflexion méthodologique sur les transferts culturels et le plurilinguisme des archives de la création s’impose.

23 Pour lever cet obstacle scientifique et méthodologique, l’équipe Histoire de l’art de l’ITEM, soutenu par le Labex TranSferS, a lancé le projet d’une ambitieuse base de données (DIGA : Données internationales de génétique artistique)5 réunissant environ cinq cents entrées (de la Renaissance à nos jours) qu’il s’agit de documenter (histoire, discipline, typologie, définition, textes de références, exemples de corpus) et de traduire en six langues européennes (français, anglais, allemand, italien, espagnol, portugais) puis, à terme, dans les quinze langues les plus pratiquées dans le monde. DIGA se veut un espace d’échanges et de transferts de savoirs scientifiques entre les créateurs, le milieu académique et les professionnels de la conservation. Il s’agit de combler un manque conceptuel et d’optimiser l’approche génétique des œuvres mais aussi de jeter, notamment dans le domaine graphique, les bases d’un véritable socle terminologique sur lequel la génétique architecturale pourra construire ses propositions théoriques.

NOTES

1. Project & modele au susdit Pape Iules pour faire neuue Lesglise : voir Geoffroy Tory, Champ Fleury, fo 59 ro dans Romania, t. 51, p. 43 2. Notons au passage qu’il n’en va peut-être pas différemment pour les dessins de travail du peintre : une histoire de l’art inspirée par la démarche génétique n’aurait aucune difficulté à démontrer que le processus constitue l’essentiel de la puissance qui anime l’œuvre graphique : il n’existe lui-même dans toutes ses virtualités que rapporté à la séquence des métamorphoses dont

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il est une étape. C’est le paradigme complet de la série dont il n’est qu’une occurrence, la variance à l’intérieur de laquelle il exprime sa propre proposition qui donne à ce dessin précis toute son authenticité et sa singularité d’œuvre d’art. 3. Le Corbusier, Textes et dessins pour Ronchamp , Paris, Éditions Forces vives, p. XXX. 4. Le Corbusier, loc. cit. 5. Projet piloté par François-René Martin et Pierre-Marc de Biasi, avec la coopération de Marianne Jakobi, Ilaria Andreoli et Richard Walter (informatique).

RÉSUMÉS

Comme le montre l’histoire des termes « dessin », « dessein » et « projet », la création graphique en architecture est indissociable du mouvement qui aboutit à la valorisation des dessins de travail comme témoins du processus de conception de l’œuvre. La sauvegarde de fonds doit donc prévaloir sur la collection de pièces, même exceptionnelles. Bien que précédées d’une phase de conceptualisation non graphique (la « boîte noire », la « mémoire » de Le Corbusier), les séquences génétiques des dessins permettent de reconstituer la genèse de l’idée matricielle et les métamorphoses plastiques qui donnent forme au projet sous l’effet de la « pensée-dessin » qui doit être pensée comme unité originairement synthétique du geste graphique (outil) et de la proposition esthétique (œuvre) développée en tant que processus.

As it is showed in the history of terms “drawing” (dessin), “design” (dessein) and “draft” (projet), the architectural graphic creation can't be separated from the movement that leads to valorizing work drawings as testimonies of the process of conceptualization of the piece of work. For this reason, saving the “funds” (wherein documents come from the same producer) rather than in “collections” of archives pieces, even if these are exceptional, must be the utmost priority. Although those drawings are usually preceded by a conceptualization phase which is non-graphic (Le Corbusier talks about the “black box” (boîte noire) and the “memory” (mémoire)), drawing genetic sequence gives us the opportunity to trace back the genesis of the original idea and its plastic metamorphosis : both of these shape the “draft”, influenced by the “thinking- drawing” (pensée-dessin), which encompass the graphic gesture (with a tool) as well as the esthetic understanding of the draft, in a process-like development.

Wie bereits an der Begriffsgeschichte der Termini „dessin“ (Zeichnung), „dessein“ (Vorhaben/ Absicht) und „projet“ (Projekt/Plan) zu erkennen ist, ist der graphische Schaffensprozess in der Architektur untrennbar mit einer zunehmenden Aufwertung der Arbeitszeichnung als Zeugnis der Konzeption eines Werkes verbunden. Der Erhalt dieser Bestände sollte daher, so der Autor, Vorrang haben vor der Sammlung einzelner, selbst außergewöhnlicher Stücke. Auch wenn der eigentlichen Zeichnung eine Phase der nicht-graphischen Konzeptualisierung vorausgeht (vgl. die sogenannte „boîte noire“/„blackbox“, das „Gedächtnis“ LeCorbusiers), so erlauben es doch die aufeinanderfolgenden Vorzeichnungen, das Entstehen der Grundidee und die darauf folgenden plastischen Metamorphosen nachzuvollziehen, die dem Projekt schließlich unter dem Einfluss eines „Zeichengedankens“ Form verleihen, der seinerseits als eine ursprünglich synthetische Einheit des graphischen Gestus (und seines Werkzeugs) und der ästhetischen Ausformung (als Werk) zu verstehen ist, die in einem andauernden Prozess entwickelt wird.

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AUTEUR

PIERRE-MARC DE BIASI Pierre-Marc de Biasi est chercheur, écrivain et plasticien. Directeur de recherche au CNRS, producteur délégué à France Culture, auteur de films pour Arte, directeur de collections chez CNRS éditions et chez EAC, il a publié une trentaine d’ouvrages et environ deux cents articles scientifiques sur Flaubert, la critique génétique, l’art, l’architecture, les humanités numériques, l’histoire des idées. Dans le prolongement d’une mission du Ministère de l’équipement réalisée sur l’œuvre des architectes Fernando Montès et Édith Girard (Plan-Construction, 1988) il a défini le principe d’une approche génétique de l’architecture (Genesis n° 14. CCA-JM Place éd., 2000). Son travail de plasticien a donné lieu à une cinquantaine d’expositions et à six commandes publiques en France et à l’étranger. Site : www.pierre-marc-debiasi.com. Adresse électronique : [email protected]

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La querelle du décor : aspects et évolutions de l’architecture intérieure des musées Dispute over decor. Features and developments of museum interior design Der Dekorstreit. Aspekte und Entwicklungen der Innenarchitektur von Museen

Yannick Le Pape

1 En arrivant au musée, les œuvres d’art ne font pas qu’intégrer une collection. Elles intègrent aussi un nouvel environnement architectural et décoratif avec lequel elles vont devoir composer. Que le bâtiment soit lui-même chargé d’histoire complique certes les choses, comme en témoignait Georges Salles, l’ancien directeur du Louvre, en 1950, lorsqu’il constatait que la disposition des sculptures au sein du musée devait être pensée « en rapport avec les volumes des salles, leurs formes, leur perspectives et leurs styles1. » Le décor du musée, en d’autres termes, représenterait une véritable contrainte, sans que cela, d’ailleurs, ne soit nécessairement préjudiciable : ainsi André Chastel souligna-t-il combien « Michel Laclotte a fort heureusement tiré parti, avec ses décorateurs, du cadre du XVe siècle 2 » à l’occasion de la création du musée du Petit Palais, à Avignon. Le décor offert aux collections royales, à la fin du XVIIIe siècle, avait déjà suscité le débat, avec une préférence clairement exprimée pour « la salle du Louvre qui par son étendue et la magnificence de son architecture est la plus belle pièce qu’il y ait dans aucun palais du Roy3 ». Les visiteurs, du reste, ne s’y trompaient pas : lorsque le révérend Dawson Warren visita le Museum National en novembre 1801, il ne manqua pas de mentionner non seulement les collections mais aussi les « salles magnifiques4 » qui les accueillent.

Indigence, exubérance et mauvais goût : le décor à l’amende

2 La pauvreté en matière décorative fut parfois source d’inquiétude, comme en 1931, lorsqu’on évoqua l’installation du musée du costume dans le château de Sceaux : le

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Bulletin des musées de France rapporte à cette occasion que « les plus ardents promoteurs du futur musée l’avaient accepté malgré ses inconvénients évidents : éloignement du centre parisien, exiguïté relative des locaux, médiocrité du décor5 ». Philippe de Chennevières, directeur des Beaux-Arts, rapportait dès 1883 combien le président Mac- Mahon avait été indisposé par la banalité des salles que le Louvre consacrait aux antiquités6. On peut aussi se remémorer ce que disait Prosper Mérimée dans la Revue des deux mondes au sujet du Salon Carré tel qu’il se présentait avant 1848 : « Chacun s’est demandé si des Raphaëls et des Titiens devaient être suspendus sur des murailles mal crépies et s’il était décent d’exposer tant de trésors dans une salle qui, pour la décoration, ressemblait fort à une écurie7 ! ».

3 La solution, dès lors, est peut-être d’intervenir sur le décor. Les efforts en la matière lors de la création du pavillon Denon8, au Louvre, montrent que l’option était connue. Encore faut-il faire l’unanimité dans ce domaine. Viollet-le-Duc ne cacha pas son scepticisme quant aux murs recouverts de tentures colorées du British Museum9 : « J’irais à Londres […] que je n’irais pas voir les bas-reliefs du Parthénon […] et que si je les voyais dans leur trou actuel, je ne pourrais plus me les figurer qu’entourées de rideaux verts10. » Manuel Escriva de Romani, du Prado, condamnait de la même manière en 1936 les pinacothèques du XIXe siècle, aux murs rougeâtres : » Dans certains cas, écrivait-il, le caprice du décorateur s’emparait d’un motif archaïque dépourvu de toute raison d’être et qui n’était qu’un échantillon […] du mauvais goût du moment11. »

4 Le Rijksmuseum conçu par Pierre Cuypers, à la fin du XIXe siècle, subit les mêmes reproches. David C. Röell, directeur du musée entre 1945 et 1959, s’exprimait à ce sujet lors de la rénovation de 1955 : « Ce bâtiment, qui date de 1885, était certes digne d’éloges du point de vue des proportions et de l’éclairage. Mais, fils de son temps, Cuypers y avait multiplié les ornements et les inscriptions sans toujours se soucier de leur opportunité, et construit des salles inutilisables rappelant les styles d’autrefois12. » (ill. 1) Les choix de Félix Duban pour la décoration du Louvre, lorsqu’il prit la suite de Pierre-François-Léonard Fontaine en 1848, n’avaient pas fait non plus l’unanimité. « Ainsi, regrettait Gustave Planche, la décoration du Musée, incohérente au-dedans, timide à l’extérieur, établit clairement l’insuffisance de M. Duban, et tous les vrais amis de l’architecture ont le droit de regretter qu’il ait été chargé d’une tâche si délicate13. » Le Salon Carré (ill. 2) demeure représentatif de ce vocabulaire ornemental si décrié. Théophile Gautier, quant à lui, proposa qu’on reprenne totalement la voûte de la Grande Galerie : « L’affreux plafond à rosace chicorée n’a rien qu’on puisse regretter14 ». En 1895, Gustave Larroumet, de la direction des Beaux‑Arts, jugeait de son côté que, pour rendre la visite du Louvre plus agréable, il conviendrait surtout de « gouverner le talent de nos architectes ; il faudrait les obliger à subordonner l’installation aux œuvres, à ne pas écraser les tableaux et les statues par l’ornement des plafonds15. » Henri Verne, ancien directeur des musées nationaux, s’exprima lui aussi sur ces questions lors d’un plan de rénovation du Louvre en 1927-1934 : « Depuis 1849, estimait-il, Duban et ses successeurs ornaient des salles trop hautes de plafonds dorés et sculptés. La tradition des intérieurs trop ornés, dont les œuvres d’art, loin de tirer une mise en valeur, semblaient presque les accessoires, s’est continuée16. »

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Ill. 1: Pierre Cuypers, Rijksmuseum (Amsterdam, 1876-1885)

La salle des porcelaines, vers 1905-1909 Courtesy Rijksmuseum, Amsterdam

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Ill. 2 : A. Provost, « Le Grand Salon Carré et la Galerie du Louvre un jour d’Étude »

Recueil Collection de Vinck. Un siècle d’histoire de France par l’estampe, 1770-1870. vol. 158 (pièces 18946-19052), Second Empire. Lithographie en camaïeu ; 29,6 x 24,5 cm, 1852. Paris, Bibliothèque nationale de France

« Les modes peuvent changer »

5 Même si Henri Verne parle de « tradition », l’aménagement des salles, au Louvre particulièrement, est toujours resté sensible aux évolutions des idées en matière d’architecture intérieure. Les décors commandés à Fontaine par Charles X, intégraient ainsi des « plafonds peints par quelques-uns des peintres les plus en vogue17 », garants du succès de la rénovation. Autre époque, autre style avec Lefuel, qui supprima les tons clairs, le gris et l’or pour se mettre « au goût du jour18 ». Autour de 1900, l’historicisme se fait sa place, notamment avec Gaston Redon et son décor néo-baroque pour la Galerie Médicis. Dans les années 1930-1950, la tendance fut en revanche de masquer « les décors trop présents19 », en atteste la reprise de la salle des États par Jean-Jacques Haffner, en 1950, et la suppression totale du décor des voussures. L’approche changea encore à la fin des années 1960, lorsque les rénovations consistèrent non plus à créer de nouveaux décors ni à en gommer certains mais à restituer le décor Napoléon III20. Pour l’architecte, il faut donc suivre le mouvement, au risque de paraître anachronique : en 1904, les ornements et les moulures de style Renaissance du décor intérieur du Bode museum, à Berlin, furent jugés dépassés dès l’ouverture du musée21. Plus récemment, la reprise des espaces intérieurs du musée d’Orsay par Jean-Luc Wilmotte, moins de vingt- cinq ans après l’intervention de Gae Aulenti, est emblématique de cette versatilité décorative. Aussi Christine Bernier constatait-elle en 2002 que, dans ce domaine comme dans d’autres, « les modes peuvent changer22 ».

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6 On se souvient d’ailleurs que Germain Bazin et Michel Laclotte, à quelques années de distance, avaient des vues divergentes en ce qui concerne l’aménagement intérieur du Louvre. Le premier, en 1955, revendiquait « un certain luxe sobre, caractérisé par l’emploi des étoffes de velours, des boiseries, des faux marbres23 ». Le second réclamait plus d’authenticité et déplorait les effets de « mise en scène » (mur en fausse pierre, reconstitution de cabinet de collectionneur, etc.) imaginés par Jean-Charles Moreux et Emilio Terry, les deux architectes-décorateurs auxquels Bazin avait confié le chantier : « C’était une sorte d’évocation-reconstitution au troisième degré24 », raillait-il.

La tentation du pastiche

7 L’initiative n’était pourtant pas inédite. Pour abriter le Museo civico de Castelvecchio, en 1923, on avait ainsi procédé à des collages d’éléments néo-gothiques destinés à donner à l’ensemble l’allure d’un palazzo médiéval25. À la fin des années 1950, au musée national d’Athènes, la salle des antiquités mycéniennes avait elle-même été peinte et décorée de façon à évoquer le palais des Atrides26. Le musée archéologique de Metz, en 1977, opta quant à lui pour un plafond surbaissé, appuyé sur des murs courbes, pourpre foncé, afin de restituer « l’atmosphère d’un temple souterrain », en accord avec les œuvres exposées27. Alexandre Lenoir, dans son musée des monuments français, souhaitait déjà donner « à chacune des salles le caractère, la physionomie exacte du siècle qu’elle doit représenter28. » L’idée fut reprise plus tard à la Glyptotek de Munich, où Léo von Klenze fit communiquer l’architecture et son contenu en décorant les salles selon le style des œuvres exposées29. Champollion était lui-même très clair lorsqu’on lui confia la création du musée égyptien, en 1826 : « Il faut absolument, écrivait-il, que mes salles soient décorées à l’Egyptienne30 ».

8 Le principe fit école : Friedrich Stüler, en 1853, imagina ainsi pour les collections égyptiennes du Neue Museum de Berlin un somptueux décor « aux fresques bariolées31 », avec hiéroglyphes et colonnes factices. Au Kunsthistorisches museum de Vienne, dans le dernier quart du XIXe siècle, l’architecture des salles des antiquités égyptiennes pensée par Gottfried Semper et Carl von Hasenauer s’inspirait des comptes rendus d’une expédition de 1849 (ill. 3) : le plafond voûté, les contours de porte et le décor des murs (couverts de motifs égyptisants dessinés par Ernst Weidenbach) plagiaient l’architecture des anciens temples égyptiens. En 1912, c’est une logique similaire qui avait mené les concepteurs du musée Pouchkine, à Moscou, à doter leur propre salle égyptienne de colonnes lotiformes reprenant celle du temple de Louxor et d’une « ornementation imitant celle des plafonds de l’Egypte antique32. »

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Ill. 3 : Kunsthistorisches Museum, Vienne

La salle des antiquités égyptiennes en 1891. Architectes: Gottfried Semper, Carl von Hasenauer KHM Museumsverband

9 Pour sa salle orientale, le musée Pouchkine décida de reproduire certaines décorations assyriennes. Trente ans plus tôt, en 1883, le Louvre avait déjà pris le même parti en chargeant Charles Lameire d’imaginer le décor peint de la « salle assyrienne » du Louvre, ouverte en 1888. On fera usage d’un principe décoratif similaire au Vorderasiatisches museum de Berlin, au début des années 1930, pour agrémenter l’arc du passage constitué par deux sculptures monumentales assyriennes, en l’occurrence deux taureaux androcéphales ailés. Inspirés de relevés archéologiques de la fin des années 1840, ces ornements peints, dont la disposition est par ailleurs correcte, n’en sont pas moins artificiels.

10 Il n’est certes pas anodin que le projet d’aménagement « dans l’esprit de la fin du XIXe siècle33 » qui fut retenu pour la récente rénovation de la Wallace Collection, à Londres, ait été taxé de « pastiche ». Qu’à cela ne tienne, l’approche a toujours eu ses militants. Jacques Thuillier, en 1986, regrettait bel et bien que l’on n’ait pas décidé de ressusciter le XIXe siècle et « le goût de Laloux34 » lorsqu’on décida de réhabiliter l’ancienne gare d’Orsay pour en faire un musée. Clarence Samuel Stein, l’architecte du Wichita Art Institute, en 1933, avait en revanche été intraitable sur la question : « Les imitations d’anciennes décorations d’intérieurs sont inadmissibles. Si le visiteur sait qu’il s’agit d’un trucage, il est porté à mettre en doute l’authenticité de tous les objets exposés35. »

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Haro sur le décor

11 Trucage ou pas, il est fréquemment reproché au décor d’être trop présent. C’est ce que déplorait Charles J. Holmes, de la National Gallery, en 1928 : « L’ancienne conception de la décoration murale avait imposé des tons riches, vert foncé et rouge, sur un fond rehaussé d’un grand dessin de feuillages. (qui) attiraient l’œil au détriment des tableaux36. » La salle Van Dyck du Louvre, en 1929, présentait encore ce type de murs revêtus d’une toile peinte au pochoir, à motifs floraux sur fond brun.

12 De quoi, effectivement, détourner l’attention des visiteurs. Aussi peut-on comprendre que Louis Reckelbus, conservateur au musée de Bruges au début des années 1930, ait estimé que « le bon musée est celui qui n’existe pas pour lui-même mais pour les œuvres. Il est inutile que le visiteur s’intéresse au ton des parois37. » Il fallait, selon ses dires, « que le musée s’oublie ». Et le résultat était en effet austère, comme en témoigne le commentaire de l’époque sur les salles de la peinture du XVe siècle : « À gauche part une enfilade d’alvéoles communiquant entre elles par des ouvertures en plein cintre […] Un bandeau de briques roses agrémente délicatement le contour des portes. Nul autre ornement n’est admis dans cette partie du musée ». À la même période, Leo van Puyvelde, conservateur aux musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, estimait sans détour « [qu’] il est de première importance de donner aux parois contre lesquelles on place des objets, une tonalité neutre et claire. Les fonds portant des décorations nuisant à l’aspect des œuvres d’art38. » Le débat était d’ailleurs ancien : lorsque, en raison de la grande guerre, la décoration intérieure du Science Museum de Londres ne put être réalisée, on avait finalement conclu que « dans cet état inachevé et sans décoration, l’édifice offrait un décor certainement plus heureux pour les objets à exposer39. » Du reste, le rapport des conservateurs du musée du Louvre, le 13 décembre 1794, se montrait déjà intransigeant à ce sujet : « La décoration intérieure doit se réduire à séparer par des colonnes les objets d’art ou les écoles40 ».

13 Il s’agirait donc, un tant soit peu, d’en finir avec le décor. Marcel Proust, on peut s’en souvenir, avait en son temps milité en faveur de la « nudité » et du « dépouillement » de la salle de musée41. Louis Hautecoeur, en 1933, précisait que la présence des collections suffit et rend inutile toute ambition décorative : « Dans un musée moderne, écrivait-il, l’architecte doit renoncer au décor pour le décor : ce sont les objets d’art eux-mêmes qui ornent le musée42. » Martin Wagner, en Allemagne, dans les années 1920, soutenait déjà un édifice purement fonctionnel, sans ornement. En Allemagne, toujours, mais bien plus tard, Detlef Hoffman appréciait que dans son musée romano- germanique de Cologne, le choix ait été de faire disparaître le décor en le plaçant dans l’obscurité43. Récemment, Frédéric Bonnet, dans le Journal des arts, prisait aussi l’absence de « concession faite à l’ornementation » au musée de Bolzano44 et Renaud Piérard, l’architecte chargé de la muséographie du département des arts de l’Islam, au Louvre, arguait que son projet ne comportait « pas de design superflu45. » Le risque étant, bien sûr, d’en arriver à un anonymat qui peut faire polémique. Laurent Wolf se montrait volontiers critique en 2004 : « Rien ne ressemble plus à un centre d’art français qu’une Kunsthalle allemande. Rien ne ressemble plus, malgré les prouesses des architectes, aux salles d’un musée d’art contemporain d’ici que celles d’un musée d’art contemporain d’ailleurs46. »

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Du compromis à la confusion

14 Dès 1934, Paul Cret avait jugé bon de prendre parti contre ce qu’il appelait « la vogue actuelle des salles dépourvues de toute ornementation47. » Son opinion était simple : « L’architecture dans le musée n’a pas à jouer le rôle de parente pauvre. » D’un côté, il faut renoncer à ce qu’il décrit comme « les murs antiseptiques du musée idéal », de l’autre il convient de faire preuve de modération. Il résumait ainsi la situation : » S’il ne faut pas faire un “faux” temple égyptien ou un “faux” salon Louis XIV, il ne faut pas non plus que les meubles de Boulle aient l’air d’attendre le déménageur. »

15 Un compromis est donc suggéré, en déclinant par exemple le décor du musée en regard des œuvres d’art. Le lien peut en premier lieu être iconographique. À l’ouverture du Musée des Antiques, fin 1800, les sculptures présentées dans la salle des Saisons et dans la salle des Hommes illustres furent ainsi choisies en regard des décors du plafond. Le lien peut aussi être plus ténu, comme au musée de Valladolid, dans le premier tiers du XXe siècle, où l’aspect des murs avait été pensé en écho aux statues polychromées de la collection48. Le projet rejoignait celui du musée d’art de Catalogne, en 1935, comme le raconte le directeur de l’époque : » En ce qui concerne le caractère des aménagements ou, pour mieux dire, “le style” des installations, on ne s’est pas écarté du principe suivant lequel la fonction primordiale du musée est la mise en valeur des objets exposés. C’est pourquoi les lignes, les surfaces, les couleurs et les matières qui forment l’ambiance des œuvres d’art, ont été choisies en se basant sur la nature des objets – d’après leurs formes, leur caractère et leur aspect matériel49. » Henri Van de Velde, en 1902, avait déjà pensé le décor intérieur du Museum Folkwang, à Hagen, en adéquation complète avec les œuvres présentées, sur le modèle conceptuel de l’œuvre d’art totale50.

16 Avec, en bout de course, le risque de confondre les collections et l’environnement architectural, sur le modèle de la Villa Albani, où les reliefs antiques étaient insérés dans le décor d’ensemble. Les collections privées du XVIIe siècle maintenaient déjà une certaine ambiguïté entre les œuvres de la collection et les objets de décor, du moins dans certaines parties des lieux51. Quitte, parfois, à être un brin expéditif, comme au musée de Vienne au début du XVIIIe siècle : « Pour les faire entrer à tout prix dans la “décoration” on n’a pas craint de mutiler les œuvres, de les amputer ou leur ajouter des “compléments”52 », constate Vinzenz Oberhammer. On peut aussi se souvenir, dans un registre plus léger, de ce qu’écrivait Paul-Emile Botta à Jules Mohl en 1844 au sujet des sculptures monumentales découvertes sur le site de Khorsabad, en Assyrie : « Elles feront une belle porte pour le musée53. »

NOTES

1. Georges Salles, Au Louvre. Scènes de la vie du musée, Paris, Domat, 1950, 250 p., p. 85-86. 2. André Chastel, « Dans les murs de Jules II », André Chastel, Le présent des œuvres, Paris, Fallois, 1993, 280 p., p. 72.

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3. Voir Geneviève Bresc-Bautier, « La salle des Antiques du palais du Louvre », Jean-Luc Martinez (ed.), Les Antiques du Louvre. Une histoire du goût d’Henri IV à Napoléon Ier, Paris, Fayard, 2004, 240 p., p. 67-78. 4. Cité par Jean Galard dans Promenades au Louvre : en compagnie d’écrivains, d’artistes et de critiques d’art, Paris, Robert Laffont, 2010, 1231 p., p. 86. 5. P. V., « Le Musée du costume, à Fontenay-aux-Roses », Bulletin des Musées de France, n° 10, octobre 1931, 16 p., p. 222-223. 6. Philippe de Chennevières, Souvenirs d’un directeur des Beaux-Arts, première partie, Paris, Aux bureaux de « L’Artiste », 1883, 111 p., p. 53. 7. Cité par Christiane Aulanier dans Histoire du palais et du musée du Louvre. Le Salon Carré, Paris, Réunion des musées nationaux, 1950, 85 p., p. 65. 8. Voir Pierre Quoniam (dir.), Le Louvre. Sept visages d’un musée, Paris, Réunion des musées nationaux, 1986, 367 p., p. 19. 9. Une carte postale satirique de 1822 (Tom and Bob in search of the Antique, British Museum, CE115/2/31/1) atteste de cet aménagement. 10. Voir Bruno Foucart (éd.), Viollet-le-Duc. L’éclectisme raisonné, Paris, Denoël, 1984, 335 p., p. 161-163. 11. Manuel Escriva de Romani, « Les principes de la décoration intérieure des musées de Madrid », Mouseion, vol. 31-32, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1935, 257 p., p. 103-110, citation p. 103-104. 12. D. C. Röell, « Nouveaux aménagements du Rijksmuseum, Amsterdam », Museum, vol. VIII, no 5, 1955, Paris, Unesco, 72 p., p. 28-34, citation p. 28. 13. Gustave Planche, Portraits d’artistes : peintres et sculpteurs, Paris, Michel Lévy, vol. II, 1853, 372 p., p. 274. 14. Théophile Gautier, « Étude sur le musée », Théophile Gautier, Tableaux à la plume, Paris, G. Charpentier, 1880, 336 p., p. 23. 15. Gustave Larroumet, L’Art et l’État en France, Paris, Hachette, 1895, 370 p., p. 237. 16. Henri Verne, « Le plan d’extension et de regroupement méthodique des collections du musée du Louvre. Les travaux de 1927 à 1934 », Bulletin des musées de France, janvier 1934, 40 p., p. 1. 17. Jean-Louis de Cenival, « Antiquités égyptiennes », Pierre Quoniam, op. cit., p. 64. 18. Christiane Aulanier, La Grande galerie du bord de l’eau, Paris, Réunion des musées nationaux, 1948, 46 p., p. 33. 19. Jean-Luc martinez, « L’exposition des sculptures antiques au musée du Louvre : histoire d’un malentendu », Jean-Luc Martinez (ed.), op. cit., p. 211. 20. Georges Bernier, « La rénovation de la Grande Galerie », L’Œil, n° 166, octobre 1968, 84 p., p. 4-13 et 48-49. 21. Bernard Schulz, « Treasure island », Speech, « Myzeѝ », novembre 2013, 288 p., p. 178-197. Voir p. 193. 22. Christine Bernier, L’Art au musée. De l’œuvre à l’institution, Paris, L’Harmattan, 2002, 261 p., p. 73. 23. Germain Bazin, « Nouveaux aménagements du département des peintures, Musée du Louvre, Paris », Museum, vol. VIII, no 5, op. cit., p. 16-23, citation p. 21-22. 24. Michel Laclotte, Histoire de musées : souvenirs d’un conservateur, Paris, Scala, 2003, 255 p., p. 97-98. 25. André Gob, Noémie Drouguet, La Muséologie. Histoire, développements, enjeux actuels, Paris, Armand Colin, 2006, 293 p., p. 255. 26. Hans Möbius, « La reconstruction du Musée national d’Athènes », Museum, vol. XII, no 2, Paris, Unesco, 1959, 63 p., p. 86-94. 27. Gérard Collot, « Ouverture des nouvelles salles au Musée archéologique de Metz », Musées et collections publiques de France, n° 137, Paris, 1977-1, 47 p., p. 7-11.

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28. Cité par Jaap Harskamp dans « Renaissance and renovation. The influence of Lenoir’s « Musée des monuments français », 1795-1816 », Gazette des Beaux-Arts, t. 136, no 1580, septembre 2000, 51 p., p. 103. 29. Peter von Seidlein, « Munich Glyptothek », The Architectural Review, vol. CLXXI, n° 1023, mai 1982, 86 p., p. 32-38, voir p. 34. 30. Lettres d’Italie, 4 octobre 1826. Cité par Sylvie Guichard (éd.), Notice descriptive des monuments égyptiens du musée Charles X, Paris, Louvre, Khéops, 2013, 368 p., p. 36. 31. Dietrich Wildung, L’Art égyptien à Berlin. Chefs-d’œuvre du musée Bode et de Charlottenburg, Berlin, SMPK, 1998, 60 p., p. 4. 32. S. Hodžaš, V. Deul, « La nouvelle exposition du Département des antiquités égyptiennes et orientales au Musée Pouchkine des beaux-arts, Moscou », Museum, vol. XXIII, no 4, Paris, Unesco, 1970-1971, 72 p., p. 286-289, citation p. 286. 33. Maureen Marozeau, « La Wallace collection prête pour le XX e siècle », Le Journal des Arts, n° 419, 19 septembre-2 octobre 2014, 40 p., p. 7. 34. Jacques Thuillier, « De la gare au Musée d'Orsay », Revue de l'Art, 1986, n° 74, 77 p., p. 5-11, citation p. 7. 35. Clarence S. Stein, « Architecture et aménagement des musées », Mouseion, vol. 21-22, no 1-2, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1933, 290 p., p. 7-26, citation p. 12. 36. Sir Charles J. Holmes, « Les transformations de la « National Gallery » à Londres », Mouseion, no 4, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, avril 1928, 261 p., p. 1-6, citation p. 2. 37. Paul Fierens, « Le Musée communal de Bruges », Mouseion, vol. 29-30, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1935, 258 p., p. 213-236, citation p. 219. 38. Leo van Puyvelde, « Principes de la présentation des collections dans les musées », Mouseion, vol. 25-26, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1934, 235 p., p. 36-43, citation p. 40. 39. John H. Markham, « Le plan et la conception architecturales de musées », Mouseion, vol. 29-30, op. cit., p. 7-22, citation p. 8-9. 40. Cité par Christiane Aulanier, La Grande galerie du bord de l’eau, op. cit., p. 16. 41. Voir À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, Editions de la Nouvelle Revue française, 1920, 250 p., p. 197. 42. Louis Hautecoeur, « Architecture et organisation des musées », Mouseion, vol. 23-24, Paris, Institut international de coopération intellectuelle, 1933, 257 p., p. 5-29, citation p. 14. 43. Detlef Hoffmann, « Problème d’une conception didactique du musée », André Desvallées (éd.), Vagues. Une anthologie de la nouvelle muséologie I, Mâcon, Editions W., Savigny-le-Temple, MNES, 1992, 529 p., p. 387-404. 44. Frédéric Bonnet, « Un Museion en transition », Journal des Arts, n° 423, 14 novembre 2014, 40 p., p. 14. 45. Véronique Prat, « L’islam en plein art », Le Figaro, 14 septembre 2012. En ligne : http:// www.lefigaro.fr/arts-expositions/2012/09/14/03015-20120914ARTFIG00761-l-islam-en-plein- art.php ?pagination =5 46. Laurent Wolf, Vie et mort du tableau. 1273-1973. 1. Genèse d’une disparition, Paris, Klincksieck, 2004, 170 p., p. 13. 47. Paul P. Cret, « L’architecture des musées en tant que plastique », Mouseion, vol. 25-26, op. cit., p. 7-16, citation p. 15. 48. F.-J. Sanchez Canton, « Le nouveau musée national de sculpture de Valladolid », ibid., p. 84-105. 49. Joaquim Folch y Torres, « La nouvelle installation du Musée d’Art de Catalogne », Mouseion, vol. 31-32, op. cit., p. 61‑66, citation p. 64.

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50. Voir Katherine Kuenzli, « The Birth of the Modernist Art Museum : The Folkwang as Gesamtkunstwerk », Journal of the Society of Architectural Historians, vol. 72, no 4, décembre 2013, 187 p., p. 503-529. 51. Christophe Piccinelli-Dassaud, « Collectionner des marbres antiques en France au xviie siècle », Jean-Luc Martinez (éd.), op. cit., p. 13-20. 52. Vinzenz Oberhammer, La peinture au musée de Vienne, Paris, Editions Cercle d’art, 1965, non pag. 53. Cité par Elisabeth Fontan, « Adrien de Longpérier et la création du musée assyrien du Louvre », Elisabeth Fontan, Nicole Chevalier (dir.), De Khorsabad à Paris, Paris, RMN, 1994, 286 p., p. 226-239, p. 226.

RÉSUMÉS

Si le musée offre aux œuvres d’art un refuge souvent bienvenu, il les confronte dans le même temps à un cadre architectural bien différent du contexte dans lequel (et parfois pour lequel) elles avaient été pensées. Sur ce point, les opinions divergent. D’un côté, on estime que cette contrainte doit être assumée et même exacerbée, quitte à justifier le pastiche ou à accorder à l’architecture intérieure du musée une attention trop importante pour ne pas être préjudiciable à la contemplation des œuvres ; de l’autre, on juge que le respect des collections discrédite toute initiative en matière de décor au profit d’un aménagement de la salle d’exposition volontiers « antiseptique » (Paul Cret). Décliner le décor du musée en regard des œuvres exposées constitua alors une alternative attractive, notamment pour Henri Van de Velde à Hagen, en 1902 (Museum Folkwang). Au risque d’être tenté d’instrumentaliser les collections et d’en faire l’objet d’une simple démonstration architecturale, voire de les rendre elles-mêmes purement décoratives, comme ce fut le cas au Kunsthistorisches Museum sous Charles VI ou au musée assyrien de Paris en 1847.

For the most part, works of art on view in museums had to desert the first environment they’ve been created in. The new architectural surroundings build up by the museum, far from being left untold, has often aroused critics, claims or dissensions. Opinion is clearly divided : in one way, the fitting requirement has to be assumed and even exacerbated, even if that very position keeps up the pastiche or emphasizes the interior design as far as the works of art themselves ; in another way, a respectful approach of the collections suggests “antiseptic” exhibition rooms (Paul Cret) instead of muggy decoration. Henri Van de Velde showed in Hagen (Museum Folkwang, 1902) that drafting the whole design of the museum from the theme or from the style of the masterpieces remains an attractive option - attractive enough, by the way, to exploit the collection in a decorative purpose, as recorded in the Kunsthistorisches Museum by the beginning of the 18th century or in the Assyrian museum (Paris) in 1847.

Auch wenn das Museum für Kunstwerke ein oftmals willkommenes Refugium bietet, so konfrontiert es sie doch gleichzeitig mit einem architektonischen Rahmen, der sich grundlegend von jenem unterscheidet, in welchem (bzw. für welchen) sie ursprünglich gedacht waren. Die Meinungen dazu sind oft konträr. Einerseits wird argumentiert, dieser Umstand müsse hingenommen und gar betont werden, auch wenn dadurch möglicherweise Umgestaltungen gerechtfertigt würden und die Innenarchitektur des Museums dadurch eine zu große Bedeutung

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erhalte, die der Kontemplation der Werke abträglich sein könne ; andererseits wird angeführt, dass eine überhöhte, jegliche Umformung missbilligende Huldigung der Sammlungen schließlich zu bewusst „antiseptischen“ (Paul Cret) Ausstellungsräumen führen könne. Eine vielversprechende Alternative schien daher zu sein, die Einrichtung des Museums den jeweils ausgestellten Werken anzupassen, wie es insbesondere Henri van de Velde für das Folkwangmuseum in Hagen 1902 konzipierte – auch auf die Gefahr hin, dabei die Sammlungen in den Dienst der Architektur zu stellen (bzw. ihnen gar rein dekorative Zwecke zuzusprechen, wie es beispielsweise der Fall war im Kunsthistorischen Museum Wien unter Karl VI. oder im Musée Assyrien in Paris 1847).

AUTEUR

YANNICK LE PAPE Yannick Le Pape est un ancien élève de l’École normale supérieure de Cachan, docteur de l’École des hautes études en sciences sociales (qualification en tant que maître de conférences, section 21). Il a enseigné pendant neuf ans dans la banlieue de Paris. Il est désormais ingénieur des services culturels et du patrimoine (Ministère de la culture et de la communication), en poste depuis 2008 au musée d’Orsay, où il est chargé de mission autour des questions relatives à la politique culturelle de l’établissement. Auteur de L’image subtile. Jeux visuels et manipulations de l’image dans l’art de l’Antiquité (L’Harmattan, collection « L’Art en bref », 2009), il collabore fréquemment à la revue Histoire antique et a beaucoup publié sur l’actualité des musées et des expositions, en France et à l’étranger. Il poursuit actuellement des recherches sur la muséification du patrimoine, notamment au XIXe siècle, avec comme première préoccupation l’impact qu’a le « devenir muséal » des œuvres d’art sur leur réception, sur leur compréhension voire sur leur nature même. Adresse électronique : [email protected]

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Aujourd’hui à Chlef le centre Larbi Tebessi, hier à Orléansville le centre Albert-Camus (1955-1961), (architectes Louis Miquel et Roland Simounet) Today in Chlef the center “Larbi Tebessi”, yesterday in Orléansville the center “Albert-Camus” (1955-1961), (architects Louis Miquel and Roland Simounet) Heute in Chlef das Centre Larbi Tebessi, gestern in Orléansville das Centre Albert-Camus (1955-1961), Werke der Architekten Louis Miquel und Roland

Soraya Bertaud du Chazaud

1 Après des recherches sur l’Aéro-habitat de Louis Miquel à Alger, sujet d’un premier mémoire de Master 1 à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, mon intérêt pour l’architecture moderne en Algérie s’est accru. C’est en consultant le numéro 329 de la revue Technique et architecture, qui consacre pour les mois de février-mars 1980 un numéro spécial sur l’Algérie, que je découvre le centre culturel Albert-Camus d’Orléansville. Bâti entre 1955 et 1961, il survit au tremblement de terre meurtrier et dévastateur de 1980 à El-Asnam, nom donné à la ville après l’indépendance. Aujourd’hui la ville s’appelle Chlef, et le centre « Larbi Tebessi ».

2 Depuis mon précédent travail sur l’Aéro-habitat, je connais les difficultés à ouvrir les archives algériennes. Nombre d’architectes ont quitté l’Algérie en y laissant leurs archives, c’est le cas de Louis Miquel et de Roland Simounet, et elles ont disparu. En France, les archives de ces deux architectes sont facilement accessibles, celles de Miquel à l’Institut français d’architecture à Paris et celles de Simounet aux Archives nationales du monde du travail à Roubaix. Après enquête, j’ai pu être assurée que celles-ci sont nourries de ce projet d'Orléansville.

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3 Pour parler objectivement, sinon le plus complètement possible, d’un bâtiment, deux visites se sont imposées en 2012 et en 2014 pour effectuer cette « promenade architecturale » chère à Le Corbusier, et noter son évolution et sa réception actuelle. Mes problématiques sont restées les mêmes que celles posées pour l’Aéro-habitat, à savoir : la question de la conservation de ce patrimoine culturel des années 1950, la question de l’héritage d’une architecture réservée à la population française sur un territoire algérien et la question du transfert de ce lieu culturel et sportif après l’indépendance.

Un contexte particulier

Le séisme du 9 septembre 1954

4 Les 9 et 10 septembre 1954, un tremblement de terre provoque la destruction quasi totale de la ville. La ville est détruite à 80%, le bilan est lourd : 1600 morts, 5000 blessés, 65 000 maisons détruites dont 25 000 très endommagées.

5 À la veille du séisme, Orléansville est une ville moyenne, réputée pour ses vergers, dont la cité et les faubourgs comptent 40 000 habitants, parmi lesquels 5000 européens occupant le centre-ville. Il est à l’image d’une ville provinciale du midi de la France conçue pour les européens.

6 Les Algériens se répartissent depuis 1900 deux quartiers extérieurs : la « Ferme » au nord et « Bokat Sahnoun » au sud. La résorption de ces quartiers surpeuplés sera une des priorités lors de la reconstruction de la ville. Il faut donc attendre le tremblement de terre de septembre 1954 pour qu’Orléansville « accepte » de s’agrandir et de reloger toutes les populations, quelles que soient leurs origines.

7 À la suite de cette catastrophe, un décret du 6 octobre 1954 met en place un Commissariat à la reconstruction dépendant du Gouvernement général et piloté par Jean de Maisonseul, alors directeur du service départemental d’urbanisme de la région d’Alger. Le projet de reconstruction est intéressant dans la mesure où il est un exemple d’élaboration d’un plan de ville nouvelle comme ce fut le cas pour la reconstruction des villes bombardées après la Seconde Guerre mondiale.

8 Venus d’Alger, des groupes d’architectes aux doctrines opposées sont en concurrence : Fernand Pouillon, l’agence du Plan d’Alger et une école « corbuséenne » algéroise composée d’élèves ou d’admirateurs du « maître ». Pour des raisons politiques, Fernand Pouillon est écarté du projet de reconstruction dévolu aux architectes des deux autres tendances.

9 Le Gouvernement général veut mettre en œuvre une reconstruction rapide et exemplaire. Dès le lendemain du tremblement de terre, Jean de Maisonseul est à Orléansville pour mesurer la gravité des dommages. La ville est désormais sous l’autorité de son service, et Jean de Maisonseul détient les pleins pouvoirs sur le choix de l’équipe d’architectes qui devra se charger de cette tâche. De plus, le contexte politique étant difficile en ce début de guerre d’Algérie, on lui permet de travailler dans le secret le plus complet, sans subir aucune influence politique locale. Quarante-cinq architectes d’opération sont recrutés : des architectes locaux venant de toutes les tendances algéroises arrivent les premiers, suivis d’autres venant de France.

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10 Pour superviser la reconstruction, on fait dans un premier temps appel à André Ravéreau1. Il reste peu à Orléansville. Il est appelé sur l’île grecque de Céphalonie, également dévastée un an auparavant, en 1953, par un tremblement de terre. Pour lui succéder, Jean Bossu, ancien collaborateur de Le Corbusier, est nommé architecte en chef de la reconstruction d’Orléansville en juillet 1955. Il est choisi pour sa neutralité, son impartialité et surtout son regard neuf sur l’Algérie: il n’appartient ni au « camp » de l’agence du Plan, ni à celui de Pouillon, ni aux corbuséens algérois.

11 Il récupère le projet du centre de commerces et d’habitations Saint-Réparatus (ill. 1) qu’il construit entre 1955 et 1964 avec ce qu’il appelle « le produit rouge », la brique s’adaptant au climat et se confondant au paysage environnant, ce qui en fait sa singularité. Contrairement aux autres architectes européens, Jean Bossu fait une architecture attentive au site, notamment après son voyage au M’zab. Le centre Saint- Réparatus succombera au second tremblement de terre de 1980.

Ill. 1 : Centre Saint Réparatus, architecte Jean Bossu, carte postale antérieure à 1962

Technique et architecture, n°329 , février-mars 1980, numéro spécial Algérie

12 Entre 1954 et 1958, en seulement quatre ans, l’équipe de Jean de Maisonseul reconstruit presque entièrement une ville détruite à environ 80%, contrairement à la lenteur des reconstructions d’Après-guerre. Orléansville se veut être un exemple.

13 Au printemps 1955, accompagné de Jean de Maisonseul, Louis Miquel et Roland Simounet, Albert Camus visite Orléansville. Il est frappé par l’ambiance qui règne sur ce vaste chantier. Il note ses impressions et de retour à Paris, il partage son admiration dans un article de L’Express en mai 1955, décrivant le climat chaleureux et humain qui y règne : « En communauté, sans aucun confort, d’une vie à demi monastique par le dénuement et la sobriété, mais que l’énergie, la lumière, la joie de faire, la

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camaraderie, remplissent de bonnes jouissances [...]. Loin de nos faux métiers, de nos petits ressentiments, de nos communautés vides ou destructrices, de nos solitudes incomplètes, ils exercent, dans la chaleur du travail créateur, un métier d’homme. »

14 On peut se demander pourquoi Jean de Maisonseul, lui aussi fervent admirateur de Le Corbusier et l’ayant déjà rencontré, n’a pas sollicité le « maître » pour la reconstruction d’Orléansville. Le Corbusier, dont les projets d’urbanisme radical depuis le plan « Voisin » des années 1920 sont souvent refusés (Barcelone, Bogota, La Palice, plan Obus d’Alger), met enfin en œuvre ses idées sur l’urbanisme et l’architecture à Chandigarh. Il y travaille déjà en 1954 au moment du séisme d’Orléansville. Peut-être n’est-il pas disponible à ce moment-là ?

Le début de la guerre d’Algérie et l’apport d’Albert Camus

15 Il existe à Alger un cercle d’intellectuels (comédiens, écrivains, journalistes, architectes etc.) proche du parti communiste, ayant lutté aux côtés des républicains espagnols en 1936 puis contre le fascisme durant la Seconde guerre mondiale. À partir de 1954, ils luttent contre les discriminations raciales et militent pour la cohabitation des deux peuples nés sur un même territoire. L’art et le théâtre sont leur premier ciment.

16 Louis Miquel et Roland Simounet se sont engagés aux côtés des nationalistes algériens.

17 En hiver 1955, pendant le projet du centre culturel de la jeunesse et de sports d’Orléansville, est fondé un comité pour une trêve civile en Algérie dont Louis Miquel sera le co-fondateur avec Albert Camus, dont Roland Simounet et Jean de Maisonseul sont signataires, ce qui vaudra à ce dernier d’être jeté en prison.

18 La reconstruction d’Orléansville est perçue comme un événement « symbolique », intervenu au tout début de la guerre, qui permet aux architectes d’essayer de créer un nouvel espoir de cohabitation entre les communautés, l’espoir d’une ville fraternelle et égalitaire chère aux utopies de Camus mais aussi à celles du Mouvement moderne et de Le Corbusier.

Un espoir dans la tourmente : le centre de la jeunesse et de sports Albert-Camus

Louis Miquel, Roland Simounet : les « enfants du pays »

19 Né en 1913 à Aïn-Témouchent près d’Oran, Louis Miquel décède en 1986 à Sète en France. Il est à la fois architecte, urbaniste et décorateur de théâtre.

20 Après la conférence de Le Corbusier en 1931 à Alger, Louis Miquel devient un corbuséen « inconditionnel », nom que lui attribue le « maître », après un passage à l’atelier de la rue de Sèvres. À la fin de sa bourse, en 1935, il lui conseillera de partir au Brésil mais Miquel préfèrera rentrer à Alger dont il se sent plus proche culturellement et où il exercera jusqu’en 1962.

21 Dès son retour à Alger en 1935, il fonde avec Pierre Miquel, son frère, et Albert Camus, devenu un ami très proche, la troupe de comédiens amateurs du Théâtre du travail, devenu « L’Équipe » en 1938, pour lesquels il réalise des décors avec un grand souci de sobriété et de simplicité (ill. 2). Jean de Maisonseul est à l’initiative du choix de Louis

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Miquel en tant qu’architecte pour le centre culturel Albert-Camus, comme il l’a été aussi pour l’Aéro-habitat.

Ill. 2 : Croquis de Louis Miquel pour les décors du théâtre « L’Équipe » et du « Théâtre du travail »

Reconstitution de 1974 IFA, fonds Louis Miquel cote Miqlo-B-36 ifa 007 1-9

22 Né le 31 août 1927 à Guyotville (aujourd’hui Aïn-Benian près d’Alger), Roland Simounet y passe toute son enfance, puis il étudie et pratique son métier d’architecte jusqu’en 1962 à Alger. Joseph Abram, historien de l’architecture, écrit : « Simounet donne une forme tangible aux aspirations de toute une génération d’architectes, qui voient dans le vernaculaire et la culture populaire un moyen de renouveler la modernité2. »

23 Lorsqu’il rejoint Louis Miquel pour la construction du centre Albert-Camus, les notions de « nécessité » et de justesse, qu’il aura apprises lors de son étude sur le bidonville de Mahieddine et qu’il communiquera au CIAM 9 d’Aix-en-Provence en 1953, sont à nouveau une base de travail pour ce projet d’Orléansville après le séisme de 1954 : un petit projet, mais généreux et juste, tant par la forme que par la taille des bâtiments.

24 Miquel et Simounet sont proches par leur humanisme, leur éthique professionnelle, l’amour de la terre algérienne et leur admiration pour Le Corbusier, leur « maître » en architecture.

25 Pour tous les deux, c’est une de leurs dernières réalisations en Algérie. Son élaboration et sa construction couvrent pratiquement toute la durée de la Guerre d’Algérie, commencée une année après le soulèvement de 1954 et inaugurée une année avant l’Indépendance de 1962.

26 Les qualités humaines des deux hommes vont déteindre sur la qualité architecturale du centre culturel et sportif qu’ils vont édifier ensemble : il s’en dégage une philosophie

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hédoniste chère à Camus. Le programme du centre culturel prévoyait de rassembler les hommes dans un lieu où la culture l’emporterait sur la division et la haine.

Les conditions du programme : une maison des jeunes et de la culture avant l’heure

27 Le programme, pensé par de Maisonseul, illustre la combinaison de la culture et du sport, issue des idéaux progressistes d’avant-guerre, mais surtout le principe de l’articulation de plusieurs locaux d’activités culturelles autour d’une salle de théâtre. Le programme que doivent traiter Louis Miquel et Roland Simounet anticipe le programme des Maisons de la culture qui se développe en France à partir de 1959 avec la création du secrétariat d’État aux Affaires culturelles dirigé par André Malraux. Certains composants du programme qui se développent autour d’une salle de théâtre ainsi que la polyvalence des espaces qui est explicitement demandée, relèvent de ce qui sera le programme phare de la politique d’action culturelle de la France des années soixante.

28 Au cours d’un séjour d’Albert Camus à Alger au début de l’année 1955, les architectes lui ont demandé de les conseiller sur le choix d’un dispositif scénique. Il leur propose de s’inspirer du théâtre élisabéthain réputé pour son concept très libre par opposition au concept classique soumis à des règles très strictes, qu’il s’agisse de l’architecture du théâtre lui-même, de la mise en scène ou du jeu des comédiens.

29 La scène élisabéthaine est logée dans un édifice à ciel ouvert, de forme polygonale ou circulaire, formant une arène ; elle est entourée de galeries sur trois étages où se tenait le public. Miquel et Simounet prennent le parti de volumes clairs, simples et épurés, imbriqués les uns dans les autres. Ce décor est réduit à quelques meubles qui posent le lieu et l’action. Le fond de mur devient alors support pour le metteur en scène. L’austérité domine, sans grandiloquence. Louis Miquel écrit à Albert Camus le 1er octobre 1955 pour lui demander son avis sur les dispositifs scéniques de la salle de théâtre du centre. « La scène pourrait être utilisée aussi dans son dépouillement, en la limitant simplement par des panneaux […]. Elle pourrait même servir dans sa nudité totale, les acteurs pouvant aller d’un côté à l’autre en passant par les dessous où sont situées les loges d’artistes et des magasins à décors et accessoires. Les scènes latérales, quand elles ne seraient pas utilisées, pourraient servir de promenoirs en y installant des garde-corps amovibles. La salle pourrait être asses rude (matériaux brutes). Les sièges seraient simplement constitués par des planches de bois poli scellés sur les gradins. L’obliquité de ceux-ci me semble nécessaire pour faciliter la visibilité des scènes latérales. »

30 Albert Camus répond le 23 novembre 1955 en lui confirmant qu’il est intéressé par ce projet et la conception scénique de ce théâtre.

Le chantier

31 Le terrain affecté à l’édification de ce centre est une ancienne pépinière du génie militaire, une vaste cuvette plantée d’arbres magnifiques. Le terrain disponible est en creux, en forme d’amphithéâtre, boisé de pins. Le programme est celui d’un centre d’accueil avec une auberge de jeunesse sur deux étages comprenant des dortoirs pour filles et garçons. Un réfectoire et sa cuisine, le logement du directeur, des salles de

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travail et de réunion et un laboratoire de photos. Les salles sont conçues avec cette même volonté de simplicité des formes et de clarté des distributions. Ce centre d’accueil est relié au centre culturel par un passage traversant un enclos d’exposition à ciel ouvert, une promenade architecturale qui n’est pas sans rappeler le discours de Le Corbusier et ses rampes (ill. 3). Là, s’ouvre un vaste hall polyvalent (foyer, salle de jeux, exposition) largement éclairé sur la façade principale par un shed percé de panneaux de claustras donnant l’aspect d’une « cathédrale », les vitraux étant remplacés par des pans de verres colorés filtrant la lumière (ill. 4). Des impostes au ras du plafond assurent une bonne ventilation. Une petite salle de conférence-bibliothèque sur deux niveaux est reliée au foyer par un grand panneau pivotant ; elle est agrémentée de claustras et de vitraux au sud.

Ill. 3 : Enclos d’exposition en plein air reliant le centre d’accueil au centre culturel

IFA, fonds Louis Miquel cote IFA-007 ifa2-10

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Ill. 4 : Détails des claustras et vitraux

IFA, fonds Louis Miquel cote IFA-007 ifa2-10

32 En suivant les conseils de Camus et les principes du théâtre élisabéthain, la scène intérieure est pourvue d’un dispositif scénique fixe formant un seul volume avec la salle : pas de rideau, pas de cache de scène, pas de machinerie, mais uniquement des loggias ou balcons sur divers niveaux en fond de scène et sur un côté de la salle. Des communications multiples entre les loggias, la scène, la salle et les coulisses offrent ainsi une grande diversité de lieux scéniques (ill. 5). L’unité architecturale du volume salle-scène offre une liaison permanente entre le public et les spectateurs. Les gradins de 600 places épousent parfaitement la pente du terrain en vue d’une bonne visibilité. Le décor devenu inutile s’est réduit à quelques éléments situant le lieu et l’action.

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Ill. 5 : Salle de théâtre intérieure, photo de chantier

IFA, fonds Louis Miquel cote IFA-007 ifa2-10

33 Une série de rampes, de passerelles et d’escalier relient ce centre culturel au centre de manifestation en plein air polyvalent (théâtre, concert, chorégraphie, natation) avec des gradins pour 1500 spectateurs. À la manière des théâtres romains en hémicycle et par souci de préserver le plus grand nombre d’arbres, ces gradins utilisent la pente naturelle tout en insérant dans leur construction quelques grands pins qui ne nuisent pas à la visibilité. La piscine réglementaire de 25 mètres de long est incorporée à la scène, elle peut être couverte en partie ou en totalité par des panneaux de bois (ill. 6).

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Ill. 6 : Piscine du centre Albert-Camus et plan du théâtre de plein air et de la piscine

1961 AMT, fonds Roland Simounet cote 1997017595

34 Un terrain de jeux (basket-ball, volley-ball, hand-ball, tennis, piste de course à pied de 400 mètres, sautoirs) est envisagé. Afin de préserver les arbres, la piste de course est déformée. Enfin, des vestiaires collectifs pour les installations sportives sont prévus.

35 On peut y voir la concrétisation du « théâtre idéal » recherché déjà par Louis Miquel dans ses premières réalisations de décor théâtral avec Camus. Également, dans cette imbrication de plusieurs programmes on pense à Le Corbusier avec son théâtre en plein air sur le toit de l’Unité d’habitations de Firminy, à côté de l’école et du gymnase.

36 Tous les bâtiments sont en béton banché laissé brut de décoffrage à l’extérieur et à l’intérieur, les claustras apportent un jeu de couleurs primaires contrastant avec la rudesse grise du béton.

La réception du bâtiment

L’inauguration du centre culturel

37 Le 4 avril 1961 est inauguré le centre de la Jeunesse et de sports Albert-Camus à Orléansville. Cette manifestation est avant tout l’occasion de rendre un vibrant hommage à Albert Camus, décédé un an auparavant. Elle rassemble ses amis algériens.

38 Après les discours d’inauguration, les participants découvrent l’exposition des peintres et amis de Camus dans la galerie de plein air conçue à cet effet. Ils assistent à la présentation de travaux effectués lors d’un stage d’art dramatique par les instructeurs du « théâtre populaire », Françoise Becht, Abderrahmane Kaki, Henri Cordreaux et

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Kamal Babadoun, entre autres. Dans le théâtre en plein air est jouée en arabe La mégère apprivoisée de Shakespeare, mise en scène par Kamal Babadoun (ill. 7).

Ill. 7 : Activité théâtrale sur l’une des plates-formes du théâtre en plein air

Le 4 avril 1961 IFA, fonds Louis Miquel cote IFA-007 ifa2-10

39 Quant au contexte et à l’ambiance de cette inauguration, bien qu’agréable et festive, elle a lieu seulement quinze mois avant l’indépendance de l’Algérie. Dans cette atmosphère trouble et chaotique durant laquelle la reconstruction de la ville ne recule pas, les journalistes n’oublient pas de saluer la conception scénique nouvelle pour une activité théâtrale modernisée. « Une scène dont ont rêvé certainement, ou dont rêvent les metteurs en scène Charles Dullin, Georges Pitoëff, Jacques Copeau ou Vilar3. »

40 Le centre culturel a fonctionné un an sous l’administration française, un prospectus de 1961 témoigne des activités théâtrales qui y étaient programmées.

De 1962 à aujourd’hui : un bâtiment en survie

41 En 1963, juste après l’indépendance, le nom du centre culturel « Albert-Camus » est remplacé par celui de « Larbi Tebessi ». M. Boudia, directeur du « café littéraire » de Chlef et écrivain, parle « d’une conjoncture historique », il ajoute même que « d’après certains, Cheikh Larbi Tebessi était lié d’amitié avec Albert Camus, car ils avaient peut- être les mêmes vues sur la finalité de la lutte du peuple algérien. »

42 Des photographies de 1963 attestent que le centre culturel est en pleine activité, la piscine olympique est remplie d’eau et comme préparée pour recevoir une compétition. Le site internet « Culture à Chlef- El-Asnam » tenu par M. Boudia, relate une émission

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radio retraçant l’historique du centre Larbi Tebessi. En passant en revue les pièces jouées depuis son ouverture en 1961, on note qu’en 1966 la troupe d’El-Asnam remporte le 1er prix du festival d’art dramatique au cinéma « Atlas » à Alger.

43 Les années « noires » et le lourd tribut payé par les artistes auront des répercussions sur le dynamisme et le bon fonctionnement du centre de la jeunesse et de sports.

44 Le 30 octobre 1980, la terre tremble à nouveau à El-Asnam. Le séisme, plus violent que celui de 1954, détruit à nouveau la ville à 80 %. On compte 2633 morts, des milliers de blessés et de disparus pour une population de 120 000 habitants en 1980.

45 L’architecture nouvelle a souvent mal résisté aux violentes secousses. Au contraire, le centre Albert-Camus, pour lequel Miquel et Simounet avaient prévu des poutres, des chaînages et des voiles antisismiques, ne sera pas détérioré, hormis quelques fissures sans conséquence sur la solidité du bâti.

46 Ce cataclysme a permis une prise de conscience et l’établissement d’une réglementation parasismique algérienne (le RPA) pour les futures constructions.

47 Lors d’une visite au centre culturel en avril 2012, nos accompagnateurs nous font savoir qu’après 1980 il n’y a eu aucune modification sur les bâtiments, mais que le bâtiment souffrait d’un manque d’entretien. Ce n’est qu’entre 2002 et 2004 que l’on commence à s’occuper de son état et de sa rénovation. Hormis des modifications à l’intérieur du bâtiment et sur l’entrée principale, la façade principale ne semble pas avoir subi de modifications. On regrette cependant l’occultation des vitraux du théâtre créant autrefois des jeux de lumières, et l’ajout d’un rideau de scène pourtant exclu du projet de Miquel et Simounet car contraire aux principes du théâtre élisabéthain (ill. 8).

Ill. 8 : Centre culturel Larbi Tebessi

Avril 2012 Cliché Soraya du Chazaud

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48 En 2012, du centre culturel de la jeunesse et de sports il ne reste que le centre culturel et son théâtre, le théâtre en plein air et sa piscine, et l’aire sportive transformée en terrain de football. Le hall d’exposition en plein air n’est plus en usage, quelques graffitis recouvrent les murs, la piscine n’est plus en fonctionnement, le centre d’accueil est squatté.

49 Malgré tout, les défenseurs de ce lieu culturel sont bien là, solidaires, et ont réussi à en faire un espace toujours vivant, un refuge pour la jeunesse et un lieu d’espoir et de chaleur humaine avec des moyens très limités mais avec beaucoup d’imagination. On assiste à des répétitions de groupes de musique et à un atelier de confection de marionnettes.

50 Deux articles, issus du quotidien « El Watan » et datés de novembre 2009 et mai 2012, témoignent de cette « agitation positive » et de son intérêt patrimonial. Le premier présente le centre Larbi Tebessi comme « un site culturel en quête d’un classement national », quant au second il relate la huitième édition du Festival national du théâtre universitaire dont le coup d’envoi est donné au « temple du théâtre dans la région. »

51 En octobre 2014, lors d’une seconde visite, l’architecte Mansour Boucktach, dont le bureau d’études était déjà chargé en 2002 de la rénovation du bâtiment du centre culturel, redémarre une nouvelle campagne de rénovation. Le centre d’accueil, vidé de ses squatters, va redevenir une auberge de jeunesse. L’architecte veut retrouver le souffle et la volonté qui animèrent Louis Miquel et Roland Simounet, tant pour les matériaux, en retrouvant le béton banché originel des façades et en réinstallant les panneaux de claustras colorés, que pour le programme, en restituant l’enclos d’exposition en plein air et en restaurant les terrains de sports. La piscine seule est menacée : certains voudraient la combler, et l’architecte se bat pour lui redonner son utilité et son agrément.

52 Les espaces extérieurs, pourvus des mêmes eucalyptus de 1961 et d’une végétation associée au béton brut banché des façades du centre culturel, donnent à ce lieu la même magie et sensation d’osmose entre le site et le bâti voulue par ses architectes en 1955. Une architecture « juste », où l’esprit du lieu est encore présent.

NOTES

1. L’architecte André Ravéreau est arrivé en Algérie en 1954 pour la reconstruction d’Orléansville et la quitte en 1976. Il fut architecte en chef des monuments historiques en Algérie de 1965 à 1971. En 1970 il créa l’Atelier d’étude et de restauration de la vallée du M’zab. Il construit dans le M’zab une architecture adaptée au site, au climat, aux usages. 2. Gérard Monnier (dir.), Joseph Abram, L’Architecture moderne en France, tome 2. Du chaos à la croissance 1940-1966, Paris, Picard, 1999, p. 276. 3. L’Écho d’Alger, 5 avril 1961.

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RÉSUMÉS

Après le séisme de 1954 à Orléansville, Jean de Maisonseul, ami de Le Corbusier et directeur du service d’urbanisme du département d’Alger, met en place une équipe dynamique, issue de l’Agence du plan d’Alger, dirigée alors par Dalloz et Hanning, et décidée à mettre en œuvre une ville « neuve ». De beaux morceaux d’architecture s’érigèrent à la place des ruines de la cité : le centre commercial Saint-Reparatus de Jean Bossu, la mosquée de Robert Hansberger, le centre de jeunesse et de sports de Louis Miquel et Roland Simounet. Ce dernier prendra le nom de d’Albert- Camus lors de son inauguration le 4 avril 1961. Rebaptisé Larbi Tebessi, ce centre culturel n’a pas cédé au terrible séisme de 1980, et l’état actuel de son bâti démontre sa résistance à la nature, au temps et aux hommes. Cet ensemble architectural pensé et construit entre 1955 et 1960, en pleine guerre d’Algérie, est un témoignage touchant de la sincérité de ses créateurs humanistes, architectes généreux liés à la terre qui les a vus naître. Aujourd’hui, le centre de jeunesse et des sports de Miquel et Simounet a résisté au séisme de la nature. Menacé par l’indifférence des hommes, renaît tout de même l’espoir d’une rénovation attentive pour cette architecture remarquable.

After the earthquake of 1954 in Orléansville, John Maisonseul, a friend of Le Corbusier and director of the Urban Planning Service Department of Algiers, sets up a dynamic team from the Algiers Plan Agency, at the time headed by Dalloz and Hanning, and decided to implement a “new ” city. Beautiful pieces of architecture erected in place of the ruins of the city: the Saint- Reparatus mall by Jean Bossu, the Robert Hansberger mosque, the youth and sporting center by Louis Miquel and Roland Simounet. The latter took the name of Albert-Camus when it opened on April 4th 1961. Renamed Tebessi Larbi, this cultural center has not yielded against the terrible 1980 earthquake, and the current state of its frame demonstrates its strength against Nature, time and people. This architecture which was thought and built between 1955 and 1960, in the middle of the war of Algeria, is a touching testimony of the sincerity of his humanist creators, generous architects who kept in touch with the land where they were born. Today, the center of Youth and Sports by Miquel Simounet has withstood the earthquake of Nature. Threatened by the indifference of men, it still revived hopes of a careful renovation for this remarkable architecture.

Nach dem Erdbeben von 1954 in Orléansville setzt Jean de Maisonseul, ein Freund Le Corbusiers und Leiter der Stadtplanungsamtes von Algier, eine aus Mitarbeitern des Bebauungsplans von Algier hervorgegangene, von Pierre Dalloz und Gérald Hanning geleitete Arbeitsgruppe ein, die sich dazu entschließt, ein gänzlich neue Stadt zu erbauen. So entstehen an der Stelle von zerstörten Gebäuden der Altstadt unter anderem das Einkaufszentrum Saint-Reparatus von Jean Bossu, die Moschee von Robert Hansberger sowie das Jugend- und Sportzentrum von Louis Miquel et Roland Simounet. Letzteres wird zu seiner Eröffnung am 4. April 1961 auf den Namen Albert Camus getauft. Der später nach Larbi Tebessi benannte Bau hält dem erneuten Erdbeben von 1980 stand und steht noch heute als besonderes Beispiel architektonischer Widerstandskraft gegen Natur, Mensch und Zeitläufte. Dieses inmitten des Algerienkrieges zwischen 1955 und 1960 errichtete Ensemble ist ein prägendes Zeugnis der Tätigkeit regional verwurzelter, von humanistischen Ideen geleiteten Architekten. Es besteht heute die Hoffnung, so die Autorin, dass dem erdbebengebeutelten Jugend- und Sportzentrum der Architekten Miquel und Simounet eine der Qualität und Bedeutung des Baus gerechte Restaurierung zuteil werde.

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AUTEUR

SORAYA BERTAUD DU CHAZAUD Soraya du Chazaud est historienne de l’architecture. Diplômée d’un Master 2 en histoire de l’architecture contemporaine à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne en 2012, elle a consacré ses deux sujets de mémoire à l’architecture du mouvement moderne en Algérie. Dans un premier travail de recherche soutenu dans le cadre du Master 1, elle traite de l’immeuble « Aéro-habitat » de l’architecte Louis Miquel, construit entre 1950 et 1955 à Alger. En Master 2, elle s’intéresse au centre culturel de la jeunesse et de sports Albert-Camus des architectes Louis Miquel et Roland Simounet, construit entre 1955 et 1961 à Chlef, ex-Orléansville. Adresse électronique : [email protected]

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Authenticité ou décorativité ? Marques d’imprimeur comme ornements architecturaux Functional or not? Printers’ devices as decorative elements of library buildings Authentizität oder Gepränge? Druckerzeichen als architektonisches Ornament

Melinda Simon

1 Au tournant du XIXe et du XXe siècle et pendant les premières décennies du XXe siècle, les premières marques d’imprimeur étaient très à la mode. En effet, c’est l’époque de la publication des grandes séries de la littérature relative (par exemple les volumes de Die Büchermarken oder Buchdrucker- und Verlegerzeichen édités par Paul Heintz, suivant une répartition selon les villes, publiés entre 1892-1908, ou les volumes de Die Drucker- und Buchhändlermarken, suivant une répartition selon les unités géographiques, parus entre 1924-1929 à Munich) et de nombreuses monographies importantes (par exemple l’ouvrage de Ronald McKerrow sur les marques d’imprimeur anglais et écossais en 19131 ou l’œuvre de base d’Annemarie Meiner en 1922)2. En Hongrie, c’est également à cette époque-là que Gyula Végh a fait paraître les marques des libraires de Buda3.

2 Cette vogue est également reflétée dans les revues de l’époque, dont les numéros parus dans les années 1920 et 1930 ont souvent publié – uniquement en tant qu’illustrations, sans études correspondantes – des marques anciennes hongroises ou étrangères. Une revue lancée dans les années 1930 aux États-Unis a choisi comme titre le dauphin d’Alde Manuce (ill. 1), signalant ainsi son intention de s’adresser au public bibliophile4.

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Ill. 1 : Marque typographique d’Aldus Manutius

Mosaïque, Madison Winsconsin Historical Society

3 Même parmi les ornements des bibliothèques américaines construites au cours des décennies en question, les marques typographiques occupent une place dominante. D'ailleurs, pour l’ornementation des bâtiments, on utilisait fréquemment des figures allégoriques, des statues et reliefs de personnages célèbres ou des citations émanant de ces derniers. À titre d’exemple, Sabine Knopf, dans son étude substantielle5, a analysé les figures allégoriques se trouvant sur les façades des palais de libraires et d’éditeurs, construites au tournant du XIXe et du XXe siècle au centre-ville de Leipzig.

4 Parmi les bâtiments de bibliothèques faisant l’objet de mes analyses, sur la façade de la Cincinnati University Library on peut trouver entre autres un relief de Johannes Gutenberg. Évidemment, la sculpture ne peut pas être fidèle à la réalité, elle se base uniquement sur les traditions de la représentation de Gutenberg, mais c’est justement grâce à l’image développée par consensus public qu’elle parvient à mettre en évidence l’identité de la personne représentée6. Toutefois, sur les ornements architecturaux, on pouvait représenter les bâtiments célèbres d’une ville (par exemple sur les fenêtres de la Lithgow Public Library six bâtiments de la ville d’Augusta)7, des armoiries municipales, étatiques ou universitaires (par exemple sur la façade de la Boston Public Library)8. Sur trois énormes lustres dorés de la bibliothèque universitaire de Texas, on trouve des citations prises de la Constitution texane9 et, dans l'aile orientale de la bibliothèque, une salle a été baptisée Hall of Noble Words à cause des nombreuses citations substantielles marquées sur les poutres en béton du plafond.

5 À part ces ornements, l’usage massif des marques typographiques semble être en particulier un phénomène typiquement américain. Jusqu’ici, ce sujet n’était traité que

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superficiellement dans une courte étude de Karen Nipps, qui n’a publié aucune donnée concrète10.

6 Pendant mes recherches, j’ai recueilli des données sur 32 bâtiments de bibliothèques, dont un seul se trouve en Europe (Edinburgh Central Library). Les dates d’inauguration de ces bâtiments sont parlantes : chacun d’eux a été inauguré entre 1890 et 1954, les dernières étant la bibliothèque de la Rice University de Houston11 et de la bibliothèque de la University of Oregon se trouvant dans la ville de Eugene.

7 Le style des bâtiments présente une gamme variée allant de l'historisme (surtout des réminiscences du style roman et de la renaissance) à l’art déco, ce qui laisse conclure que l'usage des marques typographiques en tant qu'ornement était indépendant du style. Les établissements faisant l’objet de mon étude sont, en premier lieu, des bibliothèques universitaires (18) et, en second lieu, des bibliothèques publiques ou des bibliothèques d’établissements étatiques (14).

8 Dans presque la moitié des cas, les constructeurs des ornements sont connus : dans la plupart des cas, c’étaient des compagnies basées à New York ou à Boston qui ont produit parfois des milliers d’objets de décoration pour les universités américaines, et ceux qui n'ont pas été utilisés pour un bâtiment donné ont été réinclus dans les plans d’autres bâtiments. L’atelier de G. Owen Bonawit (1891-1971) en est un exemple. Il a fabriqué des vitraux de verre peints notamment pour le compte de l’établissement d’enseignement supérieur Missouri State Teachers College. En 1939, l’atelier a reçu un mandat pour préparer 47 vitraux à l’université (la plupart de ceux-ci représentaient des marques d’imprimeur). Bonawit en a utilisé beaucoup à d’autres endroits, par exemple sur le bâtiment de la Taft School for Boys (Watertown, Connecticut). Ses œuvres se trouvent également en abondance à l’université Yale : d’après une étude, dans la seule Sterling Memorial Library il y en a 88712.

9 Le statuaire Domingo Mora (1840–1911) a également procédé de la même manière : il a préparé une cinquantaine de modèles pour ses sculptures représentant des marques d’imprimeur sur la façade de la Boston Public Library mais, plus tard, il n’en a sculpté sur pierre que 33. Les modèles non utilisés pour ledit bâtiment ont été appliqués sur le plafond de la Rhode Island State Library13.

10 Parfois, la fabrication en masse a provoqué des présentations imprécises. Sur l'un des trente reliefs en pierre de la façade de la St. Louis Public Library, on peut même constater une petite erreur : au lieu de la mention « Elsevirs » la mention « Elsivers » y est indiquée. Similairement, dans la mention « Labore et constantia » indiquée sur la marque de Plantin qui comporte un compas, le mot « laborare » apparaît erronément sur le vitrail en flint-glass décorant actuellement la collection spéciale de l’université de Chicago, ayant été préparé initialement pour la société d’imprimerie R. R. Donnelley.

11 Il se peut que parmi les noms des fabricants ceux de Mundhenk et de Schoomaker (New York) ou de Phipps, Slocum and Co. (Boston) ne soient pas très parlants pour nous, mais il y en a un qui est sans doute généralement connu : la compagnie Tiffany de New York. Cette entreprise a fabriqué des vitraux pour la salle de renseignement de la bibliothèque publique de la ville de Winchester (État de Massachusetts)14.

12 Joseph H. Tyler (1829–1892) fut longtemps bibliothécaire de cet établissement, c’est à sa mémoire que sa famille a offert ses vitraux à la bibliothèque en 1894. En ce qui concerne les trois vitraux, celui qui se trouve au milieu représente Gutenberg en train de présenter son invention, la presse typographique et sur les deux vitraux latéraux on

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peut voir l’arbre du savoir sur les branches duquel les marques des premiers imprimeurs sont suspendues. Parmi toutes les représentations à traiter ci-après, c'est l'une des conceptions les plus originales.

13 Le nombre des marques représentées est variable : à l’université Harvard, sur le relief se trouvant au-dessus de la porte d’entrée de la bibliothèque Widener15, il n’y en a que quatre alors que dans la Library of Congress (Thomas Jefferson Building, Great Hall) on trouve 57 marques au total et que les vitres de la Thompson Memorial Library de Poughkeepsie sont ornées par 82 représentations sur flint-glass16. Ce sont cependant des cas extrêmes. Si l’on calcule la moyenne des données relatives à tous les établissements, le résultat est de 25 marques par bâtiment (cela peut être considéré comme un chiffre relativement élevé).

14 En étudiant les techniques utilisées, on peut détecter une diversité fantastique : • vitres en flint-glass et vitraux peints (12 cas) ; • sculptures sur pierre intérieures et extérieures (sur les façades, au-dessus des fenêtres et des portes, sur les jambages, dans les cages d’escaliers, 9 cas) ; • peintures murales (6 cas) ; • reliefs en bronze au-dessus des portes ou sur les portes (3 cas) ; • peintures (sur des plafonds en bois à caissons ou sur les pierres supportant des poutres en béton, 3 cas) ; • grilles de bronze placées sur des fenêtres ou des portes (2 cas) ; • lustres (2 cas) ; • sculptures en bois ornant des jambages (1 cas) ; • puits d’eau potable, préparé de bronze (1 cas) ; • stucs et lames d’or ornant un plafond (1 cas) ; • mosaïques de sol (1 cas).

15 Le choix des marques des premiers imprimeurs (des XVe et XVI e siècles) est une tendance générale dans l’ornementation mais, à certains endroits, on peut constater la représentation de marques d’éditeur américain moderne (des XIXe et XXe siècles). Dans quelques-unes de ces représentations, les marques modernes n’apparaissent qu’à titre indicatif : Wisconsin Historical Society (1), Boston Public Library (1), University of Cincinnati (2), University of Texas (3), University of Rochester (6), St. Louis Public Library (7), Library of Congress (8). En revanche, on peut constater la séparation intentionnelle et l’application massive de ces marques sur le bâtiment de l’Indiana State Library. Sur le plafond de la History Reference Room, on trouve 21 marques d’imprimeur classiques, alors que le plafond de la Data Center & Indiana North Room est orné des marques de 30 éditeurs américains modernes (éditeurs privés et universitaires de grande renommée). Dans les cas où l’imprimeur que l’on souhaitait représenter ne disposait pas de marque, celle-ci a été remplacée soit par les armoiries de la ville où l’imprimeur exerçait son activité, soit par des emblèmes généraux de la sagesse (comme par exemple dans le cas de la St. Louis Public Library)17. Les 24 marques modernes figurant parmi les 32 peintures murales de l’Enoch Pratt Free Library (Baltimore) ont également été aménagées de manière à être séparées des marques classiques18.

16 Avant de passer aux marques représentées le plus fréquemment, je tiens à noter que parmi les 32 bibliothèques faisant l’objet de mes analyses, dans trois cas je n’ai pas de données précises concernant les marques représentées (Winchester Public Library, University of Minnesota – Walter Library, Southeast Missouri State University – Kent

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Library), dans un cas mes données sont incomplètes (Rhode Island State Library). J’ai traité en commun les cas dans lesquels la même marque ou les variantes légèrement différentes de celle-ci ont été utilisées par plusieurs personnes, étant donné que ces marques peuvent être considérées comme identiques du point de vue iconographique. Ainsi, parmi les plus de 150 marques classiques et les marques modernes dont le nombre est approximativement 60, ce sont les marques suivantes qui se trouvent en tête de la liste de popularité.

17 Marques classiques

William Caxton, Wynkyn De Worde (Westminster) 24

Alde Manuce, Paul Manuce (Venise) 22

Fust et Schöffer (Mainz) 21

Christophe Plantin (Anvers) 17

Johannes Frobenius (Bâle) 12

Robert Estienne, François Estienne (Paris) Noli altum sapere 11

Lucantonio Giunta, Giunta testvérek (Florence) 10

Richard Pynson (Londres) 9

Elzevir (Leiden) Non solus 9

Simon Vostre (Paris) 9

Juan Rosembach (Barcelone) 7

Thomas Anshelm (Hagenau) 6

Richard Grafton (Londres) 6

Julian Notary (Londres) 6

Simon de Colines et Guillaume Chaudière (Paris) 5

Melchior Lotter (Leipzig) 5

Berthold Rembolt (Paris) 5

Ottaviano Scotto (Venise) 5

L’imprimeur de St. Albans 5

Antoine Vérard (Paris) 5

Jean Dupré (Lyon) 4

Johannes Grüninger (Strasbourg) 4

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Jehan Petit (Paris) 4

Jehan Treschel, Melchior Treschel, Gaspard Treschel (Lyon) 4

Thomas Vautrollier (Édimbourg et Londres) 4

Andreas Wechel (Paris) 4

Nicolaus Jenson (Venise) 4

18 Marques modernes

Riverside Press (Houghton, Mifflin and Company, Cambridge) 6

Harper and Brothers (New York) 4

Bruce Rogers 4

William Morris 3

Appleton 3

Century Co. 3

De Vinne Press 3

Dodd, Mead and Co. 2

J. B. Lippincott Co. 2

Benjamin Franklin (Philadelphia) et Christopher Saur (Germantown) 2

Charles Scribner's Sons 2

Doubleday Doran 2

Harvard University Press 2

Henry Holt & Co. 2

Little, Brown & Co. 2

Longmans 2

Yale University Press 2

19 Ces chiffres mettent en évidence qu'il y a des cas où le maître d’œuvre – ou l’ingénieur – fait une véritable orgie de marques d’imprimeur et, par conséquent, on peut revoir la même marque à plusieurs endroits, reproduite par différentes techniques ; par exemple dans le bâtiment de la Carl Blegen Library de l’Université de Cincinnati on peut

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remarquer Fust et Schöffer à trois endroits, William Caxton, Alde Manuce ou Christophe Plantin à deux différents endroits.

20 Ces marques considérées comme importantes se trouvent en général à des endroits remarquables : à titre d’exemple, la marque de William Caxton est placée en milieu de salle, au-dessus de l’horloge, sur la peinture sur bois du caisson du plafond (University of Southern California, Doheny Reading Room), ou bien la marque de Fust et de Schöffer se trouve également en milieu de salle, sur la fenêtre en face de la porte d’entrée (University of Illinois, Main Library).

21 Compte tenu des critères de sélection, la question se pose de savoir pourquoi ces marques-là se trouvent dans les bibliothèques ?

22 Dans une partie des cas, c’est évidemment la primauté de l’imprimeur qui compte d’un point de vue quelconque : l’importance de Johannes Fust et de Peter Schöffer est due au fait qu'ils étaient les premiers à utiliser des marques typographiques, l’importance de William Caxton est due au fait qu’il était le premier imprimeur à imprimer en langue anglaise, l’imprimeur anonyme du monastère de St. Albans est remarquable parce qu’il était le premier à utiliser une marque typographique en Angleterre, et Alonso de Molina se distingue par l’impression du premier livre sur le continent américain.

23 Dans d’autres cas, le facteur déterminant est l'importance de l'imprimeur dans l'histoire de l'imprimerie : c’est le cas d’Alde Manuce (Venise), de Christophe Plantin (Anvers), de Johannes Frobenius (Bâle) ou de la famille Elzevier (Leiden et Amsterdam).

24 Les marques typographiques témoignant de l'attachement local sont rares et reflètent une attention particulière, comme celles de Walter Chepman et d’Andrew Myllar, les premiers imprimeurs écossais (1473-1533) qui paraissent sur la façade de la bibliothèque municipale d’Édimbourg. Ce même choix conscient se manifeste dans le Andover Hall (Cambridge, Massachusetts) destiné à héberger la Harvard Divinity School et l’Andover Seminary : « Les ornements au plomb de la série de vitres éclairant la tribune d’orgue représentent les marques des premiers imprimeurs allemands, vénitiens et anglais ayant publié des écritures chrétiennes19. »

25 Toutefois, ces cas ne représentent qu'une minorité. Malgré le fait que ceux-ci sont représentés le plus fréquemment, ces cas ne constituent pas la majorité des marques typographiques utilisées comme ornements. Alors, dans quoi les personnes compétentes ont-elles puisé ?

26 On peut considérer que, dans la plupart des cas, les choix sont aléatoires : les marques ont été tout simplement copiées des anciens livres de la bibliothèque ou reproduites sur la base des images publiées dans une monographie spécialisée. La plupart des marques ont été choisies uniquement en raison de leur valeur décorative – à titre d’exemple, on a largement fait usage des marques typographiques sur lesquelles le propriétaire représentait un jeu de mots faisant référence à son propre nom ou de celles qui étaient spectaculaires en elles-mêmes. Le même phénomène peut être constaté dans le cas du choix des marques d'éditeur américain des XIXe et XXe siècles (voir par exemple le garçonnet de la Riverside Presse jouant de la flûte à bec au bord d’un ruisseau).

27 Le même effet décoratif pouvait être atteint par la juxtaposition rythmique de marques similaires : comme dans le cas de la construction de la General Library de l’université de Cincinnati, sur la porte de bronze du hall de laquelle on peut remarquer 6 marques combinant la croix, le globe et le chiffre 4 (ce type était très fréquemment utilisé aux

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15e et 16e siècles). Il est évident que dans ce cas-là l’identité des imprimeurs n’avait aucune importance20. De même, on s'est servi de la rythmicité (mais, cette fois-ci, avec la répétition de la même marque) pour atteindre l’effet décoratif dans le cas des 14 marques peintes en-dessous du plafond de la Doheny Memorial Library de la University of Southern California.

28 La représentation des marques d’imprimeur est très souvent différente des versions originales (par exemple une marque exposée verticalement a été représentée en exposition horizontale). Dans certains cas, c’est la technique qui a exigé de diverger de la version originale. À titre d’exemple, sur les vitres de la Sperry Room appartenant à la Harvard Divinity School, on a utilisé la forme très simplifiée des marques (même avec des lignes supplémentaires) parce qu’autrement, la vitre en plomb n’aurait pas été stable.

29 Cependant, dans la plupart des cas, la « falsification » s’explique par des raisons esthétiques et non techniques. En effet, il s’agit du fait que l’architecte aurait voulu voir une décoration dont l’ambiance était entièrement identique à celle du bâtiment rêvé, et à cette fin il a modifié la marque en toute conscience.

30 L’une des différences correspond à l’utilisation de couleurs : les premières marques typographiques étaient en général des tirages monochromes (noirs), et très rarement des tirages préparées par la méthode de bichromie. Donc, l’utilisation des teintes du gris, du brun et du jaune servait en toute évidence à la création de l'ambiance.

31 La modification du dessin-même constituait une différence plus importante car, dans ces cas-là, c’est l’authenticité des marques qui a été mise en cause, ce qui fait poser la question suivante : qui avait le droit d’intervenir dans le processus ?

32 La grande expérience relative des compagnies fabriquant des ornements est évoquée dans le cas de la Harvard Divinty School, où c’est le concepteur, la compagnie Allen & Collens, qui a proposé une série dont Albert Parker Fitch (doyen de l’Andover Seminary entre 1909-1917) et Owen Gates (bibliothécaire de l’Andover Seminary) ont choisi les marques qui leur plaisaient, et qui ont été ensuite autorisées par William Whittemore (directeur économique de l'Andover Seminary et membre du Comité de construction) et le Comité de construction21. Donc, dans ce cas-là, ce n’est pas un spécialiste en histoire de bibliothèques qui a lancé le processus, mais un bibliothécaire qui avait le droit de se prononcer sur la décision.

33 La situation était relativement simple là où la décision a été prise par une seule personne ou par un groupe restreint (dans la plupart des cas, par le bibliothécaire même ou par une personne qui s’y connaissait en histoire de la culture) : les fresques du plafond de la Indiana State Library ont été choisies par Louis J. Bailey (directeur de la bibliothèque entre 1926 et 1935) ; les vitraux de verre de la Charles Deering Library de la Northwestern University par Theodore Koch, bibliothécaire universitaire22 ; les peintures des vitres de la Lithgow Public Library par les membres du Comité de construction ; les sculptures sur pierre de la façade de la Boston Public Library par l’artiste Domingo Mora ; les plans des reliefs de la façade de la St. Louis Public Library par le bibliothécaire (Frederick M. Crunden) et les membres du directoire ; les peintures des vitraux de la Southeast Missouri State University vraisemblablement par le réalisateur, G. Owen Bonawit ; les grilles de bronze de la porte et les sculptures sur pierre de l’escalier de la University of Rochester par le bibliothécaire (Donald Bean Gilchrist) ; les peintures se trouvant sur les socles de pierre des poutres en béton du Hall of Noble Words à l’université de Texas ont été choisies vraisemblablement par le

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professeur de philologie classique, William James Battle et par le président du Comité de construction.

34 La situation était beaucoup plus difficile lorsque l'avis et les points de vue des personnes prenant part au processus de décision étaient nettement divergents. Dans le cas de la bibliothèque de University of Illinois, la situation était la suivante : le directeur de la bibliothèque (Phineas Windsor) a fait des propositions, les deux architectes (Charles A. Platt et James M. White) en ont choisi et en ont désapprouvé plusieurs, et c’est l’artiste (J. Scott Williams) qui a mené la concertation avec ceux-ci. Heureusement, les notes de ce dernier ont suivi le processus du début jusqu’à la fin. En effet, ces notes ont révélé que le directeur de la bibliothèque a fait une liste de ses propositions à l’architecte principal, en reconnaissant que certaines d’entre elles « ne sont pas artistiques, mais si l’on les omettait, il nous faudrait toujours expliquer les raisons aux chercheurs. J’espère de tout mon cœur que vous et Monsieur Platt intègreront plutôt quelques-unes de celles-ci, et moins de marques des imprimeurs moins connus23. »

35 Suite aux affrontements, la plupart des imprimeurs connus ont été inclus dans la sélection, mais les marques de cinq autres (Davidson, Frellon, Wolfe, Berthelet et Hester) ont été également incluses, parce que – selon Williams – « celles-ci ne sont pas tellement importantes, mais elles plaisent à l’architecte. » Dans un autre cas, l’architecte et l’artiste avaient d’abord voulu utiliser la marque typographique de Johannes Amerbach mais, vu que celle-ci n’était pas assez efficace, elle a été remplacée par la marque d’un autre imprimeur de Bâle, celle d’Henri Petri. D’après Williams : « Il n’était pas tellement important qu’Amerbach, mais sa marque esthétique était plus appropriée pour l’objectif visé. » C’est donc une autre illustration du fait que l’argument esthétique l’a emporté sur l’argument professionnel.

36 L’artiste s’est consumé à mi-chemin, entre les deux positions. Il a déclaré que : « Évidemment, j’ai consulté des spécialistes en histoire de l’imprimerie concernant le choix des imprimeurs importants, mais cela ne coïncidait pas avec la conception de l’architecte selon laquelle les marques devaient s’intégrer au style architectural et aux dimensions données... J’apprécie chacune des deux positions, celle de l’architecte et celle de l’homme scientifique, et j’essaie de les harmoniser. »

37 Les architectes ont mis un accent particulier sur le fait que les motifs sur les vitres constituent une unité esthétique avec le style géorgien de la bibliothèque. En février 1926, Williams a écrit à l’architecte principal de l’université : « L’encadrement orné de feuilles harmonise cette marque d’ailleurs gothique ou à caractère allemand avec les vitres. Platt et son associé, Goldstone ne supportent absolument rien qui puisse avoir un effet baroque à caractère allemand. Néanmoins, mon expert en imprimerie me propose d’utiliser cette marque. »

38 En effet, il s’agissait de William Caxton, du premier imprimeur anglais qui ne pouvait être négligé en aucun cas, bien que l’architecte « ait refusé l’utilisation complète de la marque du fait de son lourd encadrement carré ». Williams a essayé trois différentes possibilités. « Évidemment, c’est le monogramme qui est l’élément important », a-t-il écrit à White. « Pourriez-vous l’accepter avec l’encadrement géorgien ? »

39 Cependant, il connaissait les plus grandes difficultés avec la marque de Johannes Fust et de Peter Schöffer. L’inclusion de celle-ci était importante parce que Gutenberg n’utilisait pas de marque d’imprimeur, mais il y avait des efforts pour le faire représenter d’une certaine manière dans tous les recueils de cette sorte ; et la marque

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Fust-Schöffer en offrait l’occasion. « Je suis fier de cette vitre », a écrit Williams. « Initialement j’aurais voulu placer la marque en haut, mais on me l’a refusé en disant que celle-ci ressemblait à deux reins. Finalement, j’ai peint les portraits de Gutenberg, de Fust et de Schöffer et j’ai mis la marque Fust-Schöffer miniaturisée en bas. »

40 Toutefois, c’est une meilleure solution que celle que l’on peut voir sur les vitraux de la Southeast Missouri State University Kent Library. Là-bas, en-dessous de la marque de Josse Bade représentant une presse typographique, l’indication porte le nom de Gutenberg, qui ne se servait pas de marque.

41 Finalement, l’éloignement abstrait par rapport aux versions originales est illustré par la représentation « secrète » de la marque d’imprimeur de Christophe Plantin sur la sculpture sur pierre de la façade de la Carl Blegen Library (Cincinnati, Ohio). Celle-ci ne représente guère la marque d’imprimeur, elle inclut uniquement une allusion y relative (avec le compas dans la main de l’homme), et de ce fait, cible le visiteur de bibliothèque instruit. L’unique objectif de cette représentation est de l’intégrer harmonieusement parmi les autres panels et de rendre la façade du bâtiment spectaculaire.

42 T. R. Sullivan, dans un article paru en 1896, un an après l’inauguration de la bibliothèque publique de Boston, exprime son enthousiasme relatif au caractère spectaculaire du nouveau bâtiment de la bibliothèque : « Au-dessus de cet étage on trouve la série des fenêtres ogivales de la salle de lecteurs centrale, entre les arcs des fenêtres il y a une série de médaillons en pierre reproduisant fidèlement les marques de certains imprimeurs célèbres des débuts jusqu’à nos jours. Ces marques typographiques se sont révélées extrêmement décoratives24. » Toutefois, d’après une autre source « il faut noter que ce n’est pas la réputation d’un imprimeur, mais plutôt l'effet décoratif des marques typographiques qui a motivé leur choix, et en conséquence, de nombreuses personnes relativement insignifiantes ont été incluses25. »

43 L’architecte de la Doheny Memorial Library (University of Southern California), Ralph Adams Cram avait également pour conviction qu’à la conception d'établissements de l'enseignement supérieur le principal but est de susciter le sentiment de dévouement des visiteurs envers la finalité du bâtiment. Ainsi, il a conçu les vitres de verre, les lustres, les meubles du bâtiment que ceux-ci empruntassent à cet endroit une ambiance semblable à celle des cathédrales26.

44 Pour conclure, je tiens à ajouter que l’utilisation de marques d’imprimeur en tant qu'ornements architecturaux est un phénomène intéressant, bien discernable dans le temps et dans l’espace. Les marques d’imprimeur ont été utilisées uniquement pour décorer les bâtiments de bibliothèques, indépendamment du style des bâtiments, se servant de toutes les techniques possibles. D'après les recherches menées jusqu’à ce jour il s’agit d’une « vogue » répandue (surtout sur la côte orientale des États-Unis), dont la durée estimée englobe la période de 1890 à 1950. Vu que l’unique objectif était la décorativité et la recherche de l’effet, les marques n’étaient pas toujours représentées de manière réelle, et ont été adaptées aux bâtiments, aux techniques et aux possibilités.

45 Finalement, on peut conclure que, malgré le fait que les marques d’imprimeur utilisées en tant qu’ornements architecturaux aient perdu leur fonctionnalité originale (et, dans bien des cas, leur forme originale aussi), elles ont obtenu une nouvelle fonctionnalité : elles ont trouvé leur place parmi les motifs décoratifs des bâtiments, quel qu’en soit le

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style, et contribuent à la création de l’ambiance, même jusqu’à nos jours, et ceci avec beaucoup de succès (ill. 2, ill. 3).

Ill. 2 : Marque typographique d’Aldus Manutius

Lustre, New York Cliché Arlene Shaner

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Ill. 3 : Marque typographique d’Aldus Manutius

Puits d’eau potable, Cincinnati University of Cincinnaty

Annexe 1 : Données relatives aux bâtiments et aux éléments décoratifs traités dans l’étude

nombre Bâtiment/ inauguration établissement des technique préparateur salle du bâtiment marques

Edinburgh Central Library sculptures sur McCullogh (Édimbourgh, 1890 9 pierre placées (Londres) Écosse, Grande- sur la façade Bretagne)

Morrisson-Reeves Library Tiffany & Co Reading Room 1893 4 vitraux peints (Richmond, (New York) Indiana)

Winchester Public Library Reference Tiffany & Co 1894 inconnu vitraux peints (Winchester, Room (New York) Massachusetts)

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Boston Public sculptures sur Library McKim 1895 33 pierre placée Domingo Mora Building (Boston, sur la façade Massachusetts)

Reference Carnegie Library peintures Services 1895 6 (Pittsburg) murales Department

Lithgow Public Phipps, Slocum Library Reading Room 1896 32 vitraux peints and Co. (Augusta, Maine) (Boston)

Thomas 56 fresques sur Library of Jefferson le plafond, 1 Congress 1897 57 Building, Great relief sur une (Washington D.C.) Hall porte en bronze

Nichols Memorial Library vitres en flint- Reading room 1898 11 (Kingston, New glass Hampshire)

Wisconsin Historical Society Historical 1900 6 mosaïque de sol (Madison, Society Library Wisconsin)

Rhode Island State stucs sur le House Rhode Island 1904 16 plafond, lames Domingo Mora State Library (Providence, d’or Rhode Island)

Frederick Vassar College Ferris John Hardman vitres en flint- (Poughkeepsie, Thompson 1905 82 & Company glass New York) Memorial (Birmingham) Library

Harvard Divinity School Andover Hall, vitres en flint- 1911 24 (Cambridge, Sperry Room glass Massachusetts)

St. Louis Public Central sculptures sur Library Library 1912 30 pierre placées (St. Louis, Building sur la façade Missouri)

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Harvard Harry Elkins sculptures sur University Widener pierre au- 1915 4 (Cambridge, Memorial dessus de la Massachusetts) Library porte d’entrée

University of Illinois J. Scott Main Library 1923 27 vitraux peints (Urbana- Williams Champaign, Illinois)

University of sculptures de Minnesota, pierre et de bois Institute of placées sur le Walter Library 1924 12 Technology jambage de (Minneapolis, portes Minnesota) intérieures

Iowa State sculptures sur University Parks Library 1925 7 pierre (Ames, Iowa)

University of California University peintures 1927 40 (Los Angeles, Library murales California)

Special University of Collections vitres en flint- 1929 8 Edgar Miller Chicago Research glass Center

Wilson University of Library, Main 1929 4 lustres North Carolina Reference Room

University of Carl Blegen 1 puits d’eau Cincinnati 1930 28 Library potable (Cincinnati, Ohio)

Mundhenk és 6 sculptures sur Schoomaker pierre (New York)

6 lingots en bronze placées sur des portes

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7 grilles de fenêtre

préparées de bronze

14 reliefs en bronze placés

au- dessus de portes

Albert D. Johns Hopkins Hutzler University J. Scott University 1930 19 vitraux peints Williams (Baltimore, Library, Maryland) Gilman Hall

16 grilles en bronze placées University of sur des portes, Philipp Merz Rochester Rush Rhees 1930 41 25 sculptures (Gordon and (Rochester, New Library sur pierre dans Kaelber) York) des cages d’escaliers

Doheny University of Memorial peintures sur Southern Library, Los bois réalisées John D. California (Los 1931 14 Angeles Times sur des plafonds Smeraldi Angeles, Reference à caissons California) Room

Enoch Pratt Free Library peintures Central Hall 1931 32 (Baltimore, murales Maryland)

Charles Northwestern Deering G. Owen University Library 1932 7 vitraux peints Library, Bonawit (Evanston, Illinois) Seminar Room

Indiana State Data Center & Library fresques sur le Indiana North 1934 51 plafond (Indianapolis, Room Indiana)

The New York Library, Academy of Malloch Rare 1934 9 lustres Medicine (New Book Room York)

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peintures sur Main Building, University of les pierres Life Science Texas 1937 16 supportant des Library, Hall of poutres en (Austin, Texas) Noble Words béton

Southeast Missouri State G. Owen University (Cape Kent Library 1939 47 vitraux peints Bonawit Girardeau, Missouri)

Rice University University of Library, peintures 1949 8 Houston (Texas) Fondren murales Reference Room

University of sculptures sur Oregon (Eugene, Allen Hall 1954 9 pierre Oregon)

NOTES

1. Ronald Brunlees McKerrow, Printers' and publishers' devices in England and Scotland 1485-1640, Londres, 1913. 2. Annemarie Meiner, Das Deutsche Signet. Ein Beitrag zur Kulturgeschichte, Leipzig, 1922. 3. Julius von Végh, Ungarische Verleger- und Buchdrucker-Zeichen. 1. Ofner Buchhändlermarken 1488-1525, Budapest, 1923 ; Gyula Végh, The book-marks of the Buda booksellers and publishers 1488-1525, Hungary. A quarterly review of Hungarian life, letters and affairs, 1930, p. 37-41. 4. The Dolphin, a periodical for all people who find pleasure in books, New York (à partir de 1933). 5. Sabine Knopf, « Merkur und Minerva, Greif und Eule, Gutenbergköpfe und Druckerwappen. Schutzpatrone und Insignien von Buchhandel und Buchgewerbe als Bauschmuck », Gutenberg- Jahrbuch, 2005, p. 245-263. 6. À propos de ce sujet voir George D. Painter, « The True Portrait of Johann Gutenberg », Gutenberg-Jahrbuch, 1965, p. 73-79 ; George D. Painter, « The Untrue Portraits of Johann Gutenberg », Gutenberg-Jahrbuch, 1967, p. 54-60. 7. The history of Lithgow Library, URL : http://www.lithgow.lib.me.us 8. Thomas Russell Sullivan, « The New Building of the Boston Public Library », Scribner’s Magazine, n°1, 1896, p. 83-97. 9. University of Texas, Old Main, URL : http://www.utexas.edu/tours/mainbuilding/oldmain/ index.html

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10. Karen Nipps, « Printers’ devices as decorative elements in library architecture », The Library Quarterly, n°3, 2013. p.°271-278. 11. Cory Masiak, « On our marks. Symbols of early printers adorn Fondren Reference Room », The Flyleaf, 1989, n°40, p.°2-7. 12. Missouri State Teachers College, « The dedication of the new library building », November 7, 1939. Cape Girardeau, 1939. Chapitre intitulé « The college library windows », p.°11-33. 13. Herbert Small, Handbook of the New Public Library in Bosto, Boston, 1895, p.°9. 14. « Art in the library. Tyler memorial windows by Tiffany and Company », URL : http:// www.winpublib.org/about-the-library/art-in-the-library 15. Mason Hammond, « A carved tablet showing early printers’ marks on the Widener Library », Harvard Library Bulletin, n°4, 1988, p. 373-380. 16. A list of the printers’ marks in the windows of the Frederick Ferris Thompson Memorial Library, Vassar College. Poughkeepsie, 1917. 17. The central library building of the Public Library of the city of St. Louis, St. Louis, 1912, p. 15– 17. 18. Printers’ and publishers’ devices shown in the central hall of the new library building, Baltimore, Enoch Pratt Free Library, 1933. 19. « The new buildings of Andover Seminary », Harvard Graduate’s Magazine, 1911, n°78, p. 284-285. (Les citations figurant dans le texte sont des traductions de l’auteur de la présente étude.) 20. Edward A. Henry, A descriptive report on the University of Cincinnati General Library building. With particular attention to the interpretation of the sculpture, the chandeliers, and the printers marks which are used as decoration, Cincinnati, 1951. 21. Frances O’Donnell, « Glances at artful signs of ages past », Harvard Divinity Bulletin, 2005, n°1. 22. Janet Olson, Russ Clement, « Storytelling in glass. Deering Library’s window medallions », Footnotes, 2003, n°2, p. 1-2. 23. Source de la citation ci-dessus et des citations ultérieures : Amanda M. Flattery, « Printers' marks as library window decorations », Library Journal, novembre 1927, p. 1015-1017. 24. Thomas Russell Sullivan, « The new building of the Boston Public Library », Scribner's Magazine, n°1, 1896, p. 83-97, italicisations de l’auteur. 25. Walter Muir Whitehill, « The making of an architectural masterpiece – The Boston Public Library », American Art Journal, Automne 1970, p. 10. 26. University of Southern California – Doheny Memorial Library, URL : http://www.usc.edu/ libraries/locations/doheny/history

RÉSUMÉS

Cet article présente un cas particulier d’ornements architecturaux de bibliothèques. L'auteur a rassemblé les données autour de 32 édifices qui, tous à l'exception d'un seul, furent érigés aux États-Unis entre 1890 et 1954. Les institutions étudiées sont principalement des bibliothèques universitaires (18) et des bibliothèques publiques (14). Nous connaissons les fabricants des ornements dans la moitié des cas. En moyenne, 25 marques d'imprimeur sont présentes par immeuble. Les techniques appliquées sont : le verre au plomb et le vitrail, la sculpture en relief

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sur pierre, la peinture murale, le gaufrage sur cuivre, différentes techniques picturales, les grilles en cuivre, les chandeliers, une gravure sur bois, une fontaine en cuivre, un stuc et une mosaïque de sol. Les images choisies pour ces ornements étaient avant tout les marques des premiers imprimeurs, mais dans certains cas les marques des éditeurs américains modernes ont aussi été utilisées. L'auteur donne une liste de popularité des 150 marques anciennes et des 60 marques modernes répertoriées dans son étude.

The paper presents a special case of library buildings’ decorations. The author has gathered data on 32 edifices, which all but one were erected in the USA between 1890 and 1954. The printers’ marks were used as decorative elements regardless of the style of the building. The institutions examined are mainly university libraries (18) and secondly public libraries (14). We know the manufacturers of the decorations in half of the cases. On average there are 25 printers’ marks featured in one building. The applied techniques are: lead glass and stained glass windows, stone reliefs, murals, brass embossing, paintings, brass gratings, chandeliers, a wooden carving, a brass fountain, a stucco and a floor mosaic. The images chosen were mostly early printers’ marks, but in some cases modern devices of American publishers were also featured. The author gives a list of popularity of the 150 old and the 60 modern devices counted.

Dieser Beitrag beschäftigt sich mit dem Sonderfall von architektonischem Dekor in Bibliotheken. Die Autorin hat Daten über 32 Bauten erhoben, die bis auf einen alle zwischen 1890 und 1954 in den USA erbaut worden sind. Bei den untersuchten Institutionen handelt es sich hauptsächlich um Universitätsbibliotheken (18) sowie öffentliche Bibliotheken (14). In der Hälfte der Fälle sind die Urheber der Ornamente bekannt. Im Durchschnitt sind 25 verschiedene Druckerzeichen pro Bau vertreten. Die angewandten Techniken setzen sich zusammen aus Bleiglastechnik und Glasmalerei, steinerner Reliefskulptur, Wandmalerei, Kupferprägung, verschiedenen Maltechniken, Verzierungen auf Kupfergittern und -brunnen, Verzierungen von Kerzenleuchtern, Holzstich, Stuck und Bodenmosaiken. Die für die Ausschmückung jeweils gewählten Motive orientieren sich vor allem an frühen Druckerzeichen, doch finden sich auch einzelne Beispiele von zeitgenössischen amerikanischen Verlegern. Die Autorin erstellt in ihrem Beitrag eine Übersicht über den Bekanntheitsgrad von 150 alten sowie 60 modernen Druckerzeichen, die sie in ihrer Studie untersucht hat.

AUTEUR

MELINDA SIMON Melinda Simon est docteur, chargée de cours au Department of Cultural Heritage and Human Information Science à l'Université de Szeged en Hongrie. Ses recherches portent sur l'histoire de l'imprimerie. Ses domaines de spécialisation incluent l'étude et l'inventaire des marques d'imprimeur et d'éditeur hongrois, et les caractéristiques des objets d’imprimerie européens des XVIIIe, XIXe et XXe siècles. Adresse électronique : [email protected]

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