DOCTORAT DE L’UNIVERSITÉ DE TOULOUSE UNIVERSITÉ DE TOULOUSE II – LE MIRAIL

UMR DYNAMIQUES RURALES

L’État et la paysannerie dans les projets agricoles

au . Le cas de la société de développement de la riziculture de l’Imbo (S.R.D.I)

Thèse pour l’obtention du titre de Docteur en Géographie-Aménagement, Mention « Études Rurales »

Présentée et soutenue publiquement par :

Valos RUNYAGU

Sous la direction de : Laurien UWIZEYIMANA, Professeur des universités, Université de Toulouse II - Le Mirail

II

À Amélie, Arnaud, Maryline et Audrine pour les nombreux sacrifices qu’ils se sont imposés à mon égard.

Aux frères et sœurs pour une fraternité exemplaire

III

AVANT-PROPOS

Avant de livrer à l’appréciation du lecteur les résultat de cette recherche, je voudrais d’abord remercier toutes les personnes qui, d’une manière ou d’une autre, ont contribué à l’aboutissement de la présente thèse réalisée en co-tutelle entre l’Université de Toulouse II et celle de Bujumbura au Burundi.

Ce travail n’aurait pu aboutir s’il n’avait pas bénéficié du concours et de la collaboration de plusieurs personnes qu’il me serait difficile de citer nommément sans en oublier quelques unes. Parmi ces dernières, une place particulière doit cependant être accordée à Monsieur Laurien UWIZEYIMANA. Il me serait impossible de dire tout ce que cette thèse lui doit. Je voudrais simplement lui faire part de ma profonde gratitude et le remercier très chaleureusement pour sa disponibilité et ses précieux conseils. Qu’il soit aussi remercié pour les nombreuses attestations qu’il a dû produire à l’endroit de mon employeur et de mon bailleur.

Mes sentiments de gratitude vont aussi aux responsables des institutions dans lesquelles j’ai mené mes recherches. Ils m’ont ouvert volontiers les archives et autres documents des institutions placées sous leur responsabilité. Je saisis également cette occasion pour remercier tous les interlocuteurs qui m’ont livré le fruit de leurs connaissances et leurs réflexions sur les transformations des milieux ruraux burundais au regard des politiques agricoles mises en place depuis l’indépendance du pays. Ma reconnaissance va aussi à l’endroit de tous ces hommes et femmes, producteurs de paddy, qui m’ont accueilli chez eux ou sur leurs lieux de travail pour de longues entrevues. Je voudrais leur dire ma reconnaissance et mon admiration pour le courage et l’ingéniosité dont ils font preuve en ces moments difficiles. Je dis également merci à Franck VIDAL ainsi qu’à Laurent JÉGOU pour leur concours en ce qui concerne les aspects cartographiques de ce travail.

La poursuite de mes études doctorales a été rendue possible par un accord de coopération inter-universitaire entre l’Université de Bujumbura et celle de Toulouse II. La présente thèse a alors été réalisée dans le cadre de cet accord avec les subsides du Service de Coopération et d’Action Culturelle (SCAC) de l’Ambassade de France à Bujumbura auquel je tiens à rendre IV un hommage sincère pour avoir apporté son appui dans un domaine où les moyens de l’État paraissent de plus en plus limités.

Nombreuses sont les personnes qui ont porté ce travail dans leur cœur et m’ont soutenu de toute leur affection. Je citerais en particulier mes frères et sœurs – avec une pensée particulière à feu Cyrille RUNYAGU parti trop tôt – qui ont su veiller sur ma famille pendant mes absences répétées. Il y a aussi Monsieur Guy DELINCÉ qui, en plus des conseils, discussions et encouragements dont j’ai pu bénéficier de sa part, a supporté le financement d’une partie des travaux de terrain que je ne parvenais pas à avoir facilement à travers le cadre institutionnel dans lequel s’inscrivait cette thèse. C’est aussi grâce à lui que ce travail a pu être reproduit.

Je ne saurais oublier mon épouse et mes enfants qui n’ont cessé de m’encourager et m’ont accompagné tout au long de ce périple. En plus des privations de tout genre rendues inévitables par la réalisation de la présente thèse, ils ont su supporter les doutes, le temps et l’énergie investis dans cette recherche.

Je ne pourrais remercier équitablement tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont contribué à l’aboutissement de cette thèse. Ils sont nombreux et forment un véritable réseau d’amis, de parents, de collègues et de partenaires de recherche. Qu’ils me pardonnent de ne pouvoir les citer tous. Je voudrais simplement leur dire merci. C’est grâce à eux que cette thèse vient d’aboutir.

Valos RUNYAGU V

SIGLES ET ABRÉVIATIONS UTILISÉS

ARFCB : Autorité de Régulation de la Filière Café du Burundi ASSOPRO : Association des Producteurs de Riz AVSF : Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières BNDE : Banque Nationale de Développement Économique du Burundi BRB : Banque de la République du Burundi BTC : Burundi Tobacco Company CAPRI : Collectif des Associations des Producteurs de Riz CEGET : Centre d’Études de Géographie Tropicale CIRAD : Centre International en Recherche Agronomique pour le Développement CMDT : Compagnie Malienne de Développement des Textiles CNAC : Confédération Nationale des Associations des Caféiculteurs du Burundi COGERCO : Compagnie de Gérance Cotonnière du Burundi CRE : Crédit de Réhabilitation Économique CRET : Centre de Recherche sur les Espaces Tropicaux CTB : Coopération Technique Belge CURDES : Centre Universitaire de Recherche pour le Développement Économique et Social CURE : Crédit d’Urgence pour la Réhabilitation Économique CVHA : Cultures Villageoises de Haute Altitude DEA : Diplôme d’Études Approfondies DPAE : Direction Provinciale de l’Agriculture et de l’Élevage FAO : Organisation des Nations Unies pour l’Alimentation et l’Agriculture Fbu : Francs burundais FIDA : Fonds International pour le Développement Agricole FLSH : Faculté des Lettres et des Sciences Humaines (Université du Burundi) FMI : Fonds Monétaire International FSEA : Faculté des Sciences Économiques et Administratives (Université du Burundi) IPPTE : Initiative en faveur des Pays Pauvres Très Endettés ISABU : Institut des Sciences Agronomiques du Burundi ISTEEBU : Institut des Statistiques et des Études Économiques du Burundi OCDE : Organisation de Coopération et de Développement Économiques VI

OCIBU : Office du Café du Burundi (ancien Office des Cultures Industrielles du Burundi) OHP : Office de l’Huile de Palme du Burundi ONCAD : Office National de Coopération et d’Assistance au Développement ONG : Organisation Non Gouvernementale OTB : Office du Thé du Burundi PIB : Produit Intérieur Brut PNB : Produit National Brut PNUD : Programme des Nations Unies pour le Développement RDC : République Démocratique du Congo (ex-Zaïre) RN : Route Nationale RTNB : Radio-Télévision Nationale du Burundi SOSUMO : Société Sucrière du Mosso SRD : Société Régionale de Développement SRDI : Société Régionale de Développement de l’Imbo UPRONA : Union pour le Progrès National (parti unique jusqu’en 1992) UTM : Université de Toulouse II-Le Mirail

VII

TABLE DES ILLUSTRATIONS

1. Tableaux Page

Tableau 1 : Les projets de développement rural au Burundi en 1993………………………...64 Tableau 2 : Évolution du prix du thé vert et du thé sec aux enchères de Mombassa….……...72 Tableau 3 : Évolution des indicateurs de la culture cotonnière de 1993 à 2008……………...78 Tableau 4 : Évolution des prix au producteur et à la vente du café …………..……………...98 Tableau 5 : Taux de migration par province en 1990.………………………………………112 Tableau 6 : Origine des riziculteurs du périmètre de Mugerero…………………………….114 Tableau 7 : Mise en place des villages des riziculteurs .……………………………..……..149 Tableau 8 : La guerre et la production du riz paddy ..……………………………….……...155 Tableau 9 : Comparaison des revenus du paddy et des autres cultures des riziculteurs ……172 Tableau 10 : Le poids du marché parallèle du paddy ..…………………………..…………187 Tableau 11 : Modèle de calcul du prix au producteur………………………………………195 Tableau 12 : Évolution de quelques indicateurs de la culture du riz (1990-2008) …………199 Tableau 13 : Marge bénéficiaire réalisée par la SRDI sur les intrants fournis aux riziculteurs...…………………………………………………...……………….205 Tableau 14 : La part des producteurs dans les revenus de la riziculture…...……………….208 Tableau 15 : Le poids des retenues sur les revenus des riziculteurs pour la saison agricole 2006-2007……………………………………………………………210 Tableau 16 : Utilisation des revenus du riz par les ménages………………………..………220 Tableau 17 : Nombre de casiers rizicoles par producteur …………………………………..230 Tableau 18 : Nombre de riziculteurs expulsés……………………………………….……...249 Tableau 19 : Répartition des transporteurs cyclistes par commune urbaine de la capitale…………………………………………………………………...261 Tableau 20 : Revenus moyens des activités extra-agricoles ………………………………..263 Tableau 21 : Mise en place des associations des riziculteurs……………………………….273 Tableau 22 : Avance de campagne aux associations des riziculteurs et taux de remboursement pour la saison 2006-2007 ……………………………………279 Tableau 23 : Sources de financement des associations des riziculteurs ……………………289 VIII

2. Figures

Figure 1 : Localisation : le Burundi en Afrique et dans sa région ...…………………………..1 Figure 2 : Les programmes de développement rural au Burundi en 1993 …………………...65 Figure 3 : Évolution des parts de l’État et du théiculteur sur le prix d’un kg de thé…………72 Figure 4 : Évolution comparée de quelques indicateurs de la culture cotonnière au Burundi (1990-2008) ……………………………………………………….……...79 Figure 5 : Évolution comparée des prix de vente et au planteur du coton …………………...80 Figure 6 : Prix au planteur et prix de vente du coton ………………………………………...80 Figure 7 : Parts de l'État et du producteur sur le prix d'un kg de café ……………………….98 Figure 8 : L’Imbo au Burundi ...…………………………………………………………….106 Figure 9 : Solde migratoire par province en 1990 .…………………………………………112 Figure 10 : Répartition de la population du Burundi (2008) ....……………………………..113 Figure 11: Provenance des riziculteurs du périmètre de la SRD-Imbo……………………...115 Figure 12 : Les paysannats de la plaine de la Rusizi..………………………………………120 Figure 13 : L’exploitation agricole et son environnement ………………………………….123 Figure 14 : Le calendrier agricole des hautes terres centrales du Burundi …………………127 Figure 15 : Structure des paysannats cotonniers…………………………………………….133 Figure 16 : Le périmètre rizicole de Mugerero à sa création………………………………..144 Figure 17 : Structure des villages et des blocs rizicoles : le cas de …………………149 Figure 18 : Le périmètre de Mugerero après son extension ….……………………………..151 Figure 19 : La production rizicole et la guerre civile………………………………………..155 Figure 20 : Calendrier agricole des riziculteurs …………………………………………….158 Figure 21 : Aire de consommation du riz paddy de la SRD-Imbo………………………….167 Figure 22 : Circuit de commercialisation du paddy avant la libéralisation de la filière ……182 Figure 23 : Périmètre de Mugerero : postes de contrôle des sorties du paddy .….…………184 Figure 24 : Les parts du marché officiel et du marché parallèle du paddy .....……………...187 Figure 25 : Évolution comparée des indicateurs de la culture du paddy …………….……..200 Figure 26 : Comparaison des prix du paddy et du riz blanc ………...……………….……..201 Figure 27 : La part des producteurs dans les revenus de la riziculture …...………………...209 Figure 28 : Importance des prélèvements selon les associations des riziculteurs .………….211 Figure 29 : Utilisation des revenus de la riziculture ………………………………………..220 Figure 30 : Mode de production dans le périmètre de la SRDI …………………………….222 Figure 31 : Répartition des casiers par riziculteur …….……………………………………230 IX

Figure 32 : Rapports entre les différents acteurs de la filière riz dans le périmètre de Mugerero………………………………………………………………………...235 Figure 33 : Grille d’analyse du développement rural et de ses acteurs dans le périmètre de la SRDI ……………………………………………………………………..265 Figure 34 : Circuit officiel de commercialisation du paddy après la mise en place des associations des riziculteurs………………………………………….……...279 Figure 35 : Taux de remboursement des crédits par les associations des riziculteurs ……...280

3. Planches photographiques

Photo 1 : Casiers rizicoles et de polyculture vivrière dans le périmètre de Mugerero .……..150 Photo 2 : Hangar de séchage et de stockage du paddy ……………………………………...183 Photo 3 : Des propriétaires étrangers au périmètre………………………………………….213 Photos 4 et 5 : Quelques aspects du contraste entre riziculteurs riches et riziculteurs pauvres.……………………………………………………………………...216 Photo 6 : Un notable devant ses stocks de paddy …………………..………………………217 Photo 7 : Unité privée de décorticage de paddy …………………………………………….218 Photo 8 : Paysans séchant leur paddy devant une décortiqueuse d’un fonctionnaire ………218 Photo 9 : Contraste entre les rizières des producteurs attendant tout de la SRDI et ceux utilisant leurs propres moyens…………………………………………….234 Photo 10 : Le repiquage du riz, un travail des enfants essentiellement …………………….259 Photo 11 : Le métier de taxi-vélo…………………………………………………….……..262 Photo 12 : Présidents des associations : des riziculteurs hors du commun………………….285 X

RÉSUMÉ DE LA THÈSE

Depuis les années 1970, les projets de développement ont été l’instrument privilégié d’exécution des transformations économiques et sociales en milieu rural burundais. En vue d’augmenter les revenus monétaires des ménages et d’assurer leur indépendance alimentaire, le gouvernement a mis en place en 1973 un projet de riziculture irriguée dans la partie centrale de la région de l’Imbo. Cette recherche tente alors de comprendre les rapports de force établis entre l’État et les riziculteurs à la suite de ce programme de mise en valeur. L’analyse des pratiques de la société SRDI montre que cette opération est à l’origine d’un malentendu durablement installé entre ses principaux acteurs. C’est en effet à travers des mécanismes économiques et fonciers pernicieux, agissant simultanément, que l’État s’assure du contrôle de la production paysanne dont il s’approprie une large part. La faiblesse des prix au producteur et l’insécurité foncière des agriculteurs n’ont pas permis à ce projet de jouer pleinement son rôle de locomotive du développement. Les rapports de production instaurés par cette société se traduisent au contraire par une exclusion d’une partie des producteurs du processus de production et un renforcement parallèle des potentialités productives d’une autre frange des producteurs. Cependant, le contexte de fragilité économique et politique dans lequel se trouve le pays depuis la crise de 1993 ne permet guère à l’État de conserver son monopole sur le marché du paddy.

Mots clés : Burundi, Imbo, riziculture, projet de développement, organisation paysanne, sécurité foncière, État, paysan, marché parallèle, stratégies des producteurs XI

TABLE DES MATIÈRES

Introduction générale………………………………………………………………….……….1 1. Itinéraire du chercheur .……………………………….……………………………….1 2. Des projets, encore des projets ..……………………………..……………….………..4 3. Arrière-plan de la recherche ……………………………..…………………………….7 4. Hypothèses et méthodologie de recherche………………..…………………………..10

Ière partie : L’UTOPIE DE L’ÉTAT DÉVELOPPEUR

Chapitre I : LE DÉVELOPPEMENT RURAL : MYTHES ET RÉALITÉS

Introduction ..……………………………………..…………………………………………..17 I. Développement : archéologie du concept …………………………...………….………….18 1. Origine d’un concept controversé ……………………………………………………..18 2. Une définition commune introuvable …………………………………………………20 3. Le développement : entre croissance et mieux-être …………………………………...22 II. Le développement à l’épreuve des faits .……………………………………….…………25 1. Un technicisme et un économisme naïfs ……………………………………………...27 2. Des solutions universelles à des problèmes locaux ...…………..…………………….28 3. Des savoir-faire locaux méprisés ……………………………………………………..32 III. L’impasse du développement exogène et ses nouvelles orthodoxies ……………………36 1. Le développement endogène ………………………………………………….……...37 2. La participation : une innovation ou un simple label ?….…………………….……...39 3. Le développement local ……………………………………………………….……..42 4. Des approches qui perturbent ..…………...…………………………….…………….43 IV. Innovations : facteur de déstabilisation et de destruction de l’espace social….………….46 1. Qu’est-ce que l’innovation ? ………………………………………………………...46 2. Quand l’innovation est source de déstabilisation et de perturbation………….……..48 3. L’innovation : facteur de différenciation sociale .…..………………….…….……...52 Conclusion …………………………………………………………………………….……..55

XII

Chapitre II : ENJEUX ET CONFLITS DE LA MODERNISATION AGRICOLE AU BURUNDI

Introduction ………………………….……………………………………………………….56 I. Essor des projets modernisateurs et mirage du développement rural ..….………….……...57 1. Un scénario alarmiste justificateur……. ……………………………………….……...57 2. Le rôle politique et idéologique de l’encadrement agricole ..………….……….……...59 3. Des résultats mitigés .….………………………………………………………………66 4. Des vivres ou de l’argent ? .……..……………………………………….…………….69 5. Cultures vivrières et cultures commerciales : dualisme ou complémentarité ?………..73 5.1 Des rapports longtemps conflictuels ………………………………….. ……...73 5.2 Mais qui se transforment, notamment par le vivrier marchand …….….……...76 II. Le projet comme une arène .………………………………………………………………83 Les acteurs à l’œuvre au sein du projet SRD-Imbo ………………………………………85 III. La logique étatique contre les logiques paysannes ....……………………………………87 1. Le concept de logique ………………………………………………………………..87 2. La logique étatique : une logique capitaliste ………………………………….……...89 3. Les logiques paysannes : des logiques en opposition avec celles de l’État ………….89 3.1 Diversité des logiques paysannes …………………………………….……...90 3.2 Des logiques déterminées par le souci de reproduction du groupe .….……...90 IV. Le surplus agricole et son contrôle ..…..…………………………………………………94 1. Les bas prix agricoles ………………………………………………………….……..97 2. La commercialisation de la production paysanne .…………………………………..100 Conclusion .....………………………………………………………………………………101

IIème partie : LE RIZ, L’ÉTAT ET LE PAYSAN OU LA SRDI A L’ŒUVRE

Introduction ………………………………………………………………………….……...104

Chapitre III : LE CONTEXTE GÉOGRAPHIQUE DE LA PRODUCTION RIZICOLE

Introduction ………………………………………………………………………….……...105 I. Une plaine fertile mais chaude et à dominante sèche …………………………………….107 XIII

II. Une région longtemps sous peuplée ……………………………………………………..110 1. Origine des riziculteurs de Mugerero ……………………………………………….111 2. Malgré la migration, des liens avec les zones d’origine …………………….……...114 III. Les paysannats : première forme d’encadrement rural de l’Imbo ……………….……..120 1. Système productif traditionnel des zones d’origine des migrants ………………….121 1.1 La multiplication des cycles de cultures …………………………………….127 1.2 Les combinaisons culturales ………………………………………….……..128 2. Les paysannats : une mise en valeur originale …….……………………………….131 3. Crise et renouveau des paysannats ………………………………………….……...136 IV. Un encadrement contraignant et déjà contesté …………………………………………137 V. Une région convoitée par les projets agricoles ………………………………………….140 Conclusion ………………………………………………………………………………….142

Chapitre IV : LE CADRE INSTITUTIONNEL DE LA PRODUCTION DU RIZ

Introduction ………………………………………………………………………….……...143 I. Une brève histoire du riz au Burundi ……………...……..……………………………….145 De nouvelles zones de culture du riz …………………………………………….………146 II. Le projet SRD-Imbo à l’œuvre …………………………………………………………..148 1. Repères historiques du projet ………………………………………………………..148 2. Les objectifs du projet .…………...………………………………………………….152 2.1 La promotion de la riziculture ……………………………………………...152 2.2 La polyculture vivrière ..……………………………………………. ……..154 3. Plus qu’un projet de développement, une filière technico-commerciale …………...160 4. Le riz et son territoire …..…………………………………………….……………..166 4.1 Combien gagne le riziculteur ? …………………………………………….167 4.2 Les infrastructures non directement productives…………………….……..173 Conclusion ………………………………………………………………………………….175 XIV

IIIème partie : CONTRÔLE DE LA FILIÈRE RIZICOLE OU PRÉCARISATION DES CONDITIONS DES PRODUCTEURS

Chapitre V : LES MÉCANISMES DE CONTRÔLE DE LA PRODUCTION PAYSANNE

Introduction ………………………………………………………………………….……...177 I. Le commerce du paddy …………………………………………………………………...178 1. Monopole sur le paddy : omnipotence et faiblesses de l’État ……………………...178 1.1 La filière clandestine : les raisons d’un circuit inévitable ……………………..179 1.2 Lutte contre le marché « illégal » du paddy …………………………….……..183 1.3 La libéralisation du marché du paddy : une libéralisation inévitable mais de façade ……………………………………………………………………….189 2. La fixation des prix : entre marché et politique ……………………………………193 2.1 Des modalités « consensuelles » de fixation des prix ..…………………….194 2.2 Des prix peu rémunérateurs ………………………………………………..197 2.3 Le poids des prélèvements ………………………………………….……...204 2.3.1 La redevance-eau …………………………………………………….206 2.3.2 Les dettes d’exercice ………………………………………….……...207 3. Pourtant, un périmètre qui attire …………………………………………….……..212 3.1 Une indépendance financière vis-à-vis de l’organe d’encadrement ……….214 3.2 Possibilité de choisir les meilleurs moments de vente ……………………..216 II. Gestion des rizières et insécurité foncière des producteurs ………………….…………..221 1. Les « droits » et les devoirs des acquéreurs ..……………………………….……….223 2. Expropriation et redistribution des terres …………………………………….……...225 2.1 Les conditions d’expropriation ………………………………………………….225 2.2 Redistribution des rizières ou renforcement des inégalités ……………………...228 III. Les stratégies paysannes d’adaptation ………………………………………………….237 1. Le concept de stratégies des agriculteurs …………………………………………..238 2. Les ventes « illégales » …………………………………………………………….243 2.1 Les ventes des récoltes sur pied ………………………………………………..244 2.2 La « désertion » du périmètre ………………………………………………….247 2.2.1 La vente des rizières …………………………………………….……..248 2.2.2 Location des casiers rizicoles ……………………….. ………………...251 XV

3. Des paysans pluri-actifs …………………………………………………….……...253 Conclusion ………………………………………………………………………………….264

Chapitre VI : LES ASSOCIATIONS DES PRODUCTEURS OU UNE AUTRE VOIE DE CONTRÔLE DE LA PRODUCTION PAYSANNE

Introduction ………………………………………………………………………….……...266 I. L’associativisme comme stratégie paysanne de reproduction …………………….…….. 266 II. Des organisations créées sans les paysans ……………………………….……….……..270 III. Partenaires ou concurrents ? Le rôle ambigu des organisations paysannes……………..274 IV. Des associations nécessaires au fonctionnement du système .....……………………….277 V. Des organisations étroitement contrôlées ………………………………………………..282 1. Mainmise sur les organes dirigeants ………………………………………………...283 2. La dépendance financière des associations ………………………………………….286 3. Contrôle technique et administratif ………………………………………………….290 4. Des avantages matériels contre une collaboration garantie ..………………………..292 Conclusion ……………………………………………………………….…………………295

Conclusion générale…………………………………………………………….….………..297 Bibliographie ………………………………………………………………………………..303 Annexes ………………………………………………………………………….………….315 XVI

Figure n° 1 : Localisation : le Burundi en Afrique et dans sa région

1

INTRODUCTION GÉNÉRALE

1. Itinéraire du chercheur

Bien que commencée depuis seulement quelques temps, cette recherche sur les projets de développement agricole au Burundi a une longue histoire. Elle n’est pas le résultat d’un simple hasard, mais d’une rencontre avec la réalité qu’il me faut peut être évoquer pour éclairer la relation que le chercheur établit avec son objet d’étude. On pourra ainsi mieux apprécier dans quel terreau la recherche scientifique prend racine et s’épanouit. Notre ambition de plonger dans l’histoire des projets de développement rural ne pourrait se comprendre en dehors de cet itinéraire.

Comme toutes les thèses, celle-ci a aussi son histoire. Étant moi-même originaire de la région de l’Imbo, j’ai vécu depuis ma jeunesse quelques uns des aspects des relations conflictuelles pouvant exister entre un État et sa paysannerie à travers les projets de développement agricole, en particulier ceux de promotion des cultures d’exportation. Cette région est en effet considérée comme la cotton belt du pays étant donné qu’elle fournit 80% de la production nationale de coton. De ce fait, l’encadrement des producteurs a toujours été particulièrement serré afin de produire plus de coton, source de devises pour le pays.1 Mais le coton étant une culture envers laquelle le paysan n’a jamais manifesté d’enthousiasme en raison de la faiblesse de sa rentabilité, celui-ci a toujours été tenté de lui réserver peu de place au sein de son exploitation. Il a fallu, pour s’en convaincre, que baisse la pression de l’encadrement des producteurs à la suite de la guerre civile de 1993.2 L’effacement de l’État, consécutif à cette crise, n’a été en réalité qu’un accélérateur de l’histoire. S’il a ouvert des espaces à l’initiative et à l’organisation paysannes qui étaient jusque-là impensables, il a surtout étalé au grand jour un sentiment latent de méfiance envers le coton qui n’osait pas s’exprimer auparavant à cause d’un encadrement autoritaire.

1 Le coton est l’une des cultures d’exportation du pays. Il représente, avec le café et le thé, la quasi totalité des ressources d’exportation. 2 Le Burundi connaît depuis octobre 1993 une guerre civile opposant les Hutu aux Tutsi à la suite de l’assassinat du premier président Hutu de l’histoire du Burundi qui avait été démocratiquement élu en juin 1993. Celle-ci aurait fait 300.000 morts et causé une destruction quasi totale de l’infrastructure économique et sociale du pays. Ce conflit n’a pris fin qu’au mois d’avril 2009 avec l’agrément du dernier mouvement rebelle (le PALIPEHUTU-FNL) comme parti politique suivi de l’intégration de ses combattants dans le corps des forces nationales de défense et de sécurité. 2

Les autorités ont du alors recourir à la coercition pour perpétuer une culture « sans joie ni profit ».3 Les « descentes » des moniteurs agricoles étaient vécues comme des épreuves parti- culièrement traumatisantes par tous les producteurs dont les 80 ares réservés au coton n’étaient pas soigneusement entretenus.4 J’ai encore aujourd’hui en mémoire l’image de ces paysans qui décidaient de se cacher à l’arrivée du moniteur pour échapper à sa colère. La menace qui était régulièrement brandie à leur endroit était le retrait des propriétés à tous ceux qui ne parvenaient pas à « suivre et appliquer les instructions de valorisation de leurs propriétés […] au profit du gouvernement qui les cédera aux exploitants de meilleure volonté »5. Une perspective traumatisante d’autant plus que ces familles sont installées sur ces exploitations depuis de nombreuses années.6

Tel l’épée de Damoclès suspendu à leur cou, c’est cette hantise d’être dépossédés de leurs exploitations qui a persuadé les paysans de continuer tant bien que mal à cultiver le coton dans les paysannats de Cibitoke, partie septentrionale de l’Imbo. Actuellement, du fait du départ du Projet Imbo-Nord7 et des difficultés financières dans lesquelles se trouve l’État burundais depuis l’éclatement de la guerre civile, ce traumatisme pèse de moins en moins sur une paysannerie qui profite de cette déliquescence de l’État pour « libéraliser » l’exploitation des propriétés. Cette dilution de l’autorité étatique semble avoir ouvert, pour des paysans fatigués par un encadrement répressif, un espace de liberté et d’initiatives individuelles ou collectives, qui sont parfois porteuses de performances inédites.

Cette situation de méfiance entre le paysan et l’État, représenté par les autorités techniques et administratives, a été encore plus forte après l’introduction dans cette région en 1981 de la

3 B. LALLOU, « Quelles stratégies et quels dynamismes pour une paysannerie marginalisée ? Le cas des populations Banda de la région d’Alindao en RCA », in M. HAUBERT (s/dir.), 1997. 4 Dans le système paysannal qui caractérise cette région, chaque agriculteur dispose d’une fermette de 4 ha subdivisée en 10 parcelles de 40 ares chacune dont deux doivent être impérativement plantées en coton selon un système de rotation annuelle. Mais l’éclatement de la guerre civile a ébranlé cette discipline culturale qui caractérisait la mise en valeur des paysannats. A la faveur de la crise et face à la faiblesse des prix du coton, celui-ci est en train de perdre son importance malgré les mesures de relance de sa culture entreprises par les autorités nationales. 5 Articles 1 et 4 du titre d’exploitation des paysannats cotonniers. Il s’agit d’une convention que chaque acquéreur d’une propriété en paysannat devait signer à son installation. Celle-ci interdisait entre autres au propriétaire de vendre, céder ou louer sa propriété sans en aviser les autorités agricoles et administratives. A. CAZENAVE-PIARROT (1975) fait remarquer l’ambiguïté d’un tel accord écrit en français dans un pays de droit oral et où le français n’est guère utilisé que par une petite minorité. Si juridiquement le paysan de l’Imbo n’est pas toujours propriétaire de son exploitation, ce titre est tombé en désuétude puisque de nombreuses propriétés ont été vendues, cédées ou morcelées sans que les autorités soient averties. 6 La mise en place des paysannats dans cette zone remonte au début des années 1950. 7 Financé par la Coopération Technique Belge, c’est lui qui était chargé de l’encadrement des paysannats du nord de l’Imbo. Commencées en 1970, ses activités se sont arrêtées en 1990 à l’issue d’une troisième phase. 3 culture du tabac par une société privée de fabrication de cigarettes, la BTC. S’étant révélé plus rémunérateur, le tabac va fortement concurrencer le coton dont la production va sensiblement s’effondrer. Les paysans – de même que les représentants de cette société – vont être soumis à toutes sortes de pression pour les « ramener » à accorder plus d’attention à la culture du coton. Pour les autorités, il était en effet exclu qu’une nouvelle culture, qui plus est n’est pas une émanation de l’État, vienne concurrencer le coton sur son domaine traditionnel.

Cette politique de développement rural à travers les projets sera étendue à l’ensemble de la région de l’Imbo et aboutira, comme dans la zone cotonnière, à une méfiance entre l’État et les agriculteurs. Au centre, un projet de riziculture irriguée voit le jour en 19738 tandis qu’à la même époque un projet de plantation de palmiers à huile est créé dans la partie sud de l’Imbo. Dans un cas comme dans un autre, les paysans bénéficient de l’encadrement technique de l’État (fourniture de semences, d’intrants, mise en place d’infrastructures d’irrigation, services de vulgarisation, etc.) et en retour ils ont l’obligation de vendre leur production à cet État- encadreur.

C’est cette relation conflictuelle entre l’État et sa paysannerie à travers le processus de production agricole qui m’a amené plus tard à m’interroger sur le sens de l’encadrement des producteurs par les projets dits de développement agricole. Un mémoire de maîtrise m’a permis de voir quelles avaient été les conséquences de l’introduction de la culture du tabac dans cette zone, en particulier sa concurrence sur le coton, ainsi que les réactions protectionnistes des autorités en vue de maintenir vivace la culture du coton qui est la principale culture d’exportation de la région de l’Imbo.9 Plus tard, dans un mémoire de DEA, je jetais les bases de cette recherche en analysant la politique de développement du monde rural au Burundi qui, depuis l’indépendance du pays, a été menée à travers des programmes de modernisation agricole dont les maigres résultats ont été balayés par la guerre civile de 1993.10 Aujourd’hui, nous décidons de donner plus d’éclairage sur les rapports entre ces deux partenaires à travers l’analyse d’un projet de riziculture irriguée implanté dans cette même zone.

8 Il s’agit de la Société Régionale de Développement de l’Imbo (SRDI) qui fait objet de la présente thèse. 9 V. RUNYAGU, Étude géographique de la culture du tabac et de ses effets induits en commune de Rugombo. Mémoire de maîtrise, Université du Burundi, 1991. 10 V. RUNYAGU, Les projets agricoles et le développement rural au Burundi. Mémoire de DEA, université du Burundi, SPEE, 2003. 4

En répétant avec F. SABELLI (1993) qu’un chercheur conduisant une recherche dans sa région est davantage forcé de pratiquer la distanciation et l’objectivité qu’un chercheur étranger, nous sommes conscient du rôle que peuvent avoir ces fragments de notre propre histoire. La familiarité avec les lieux et les situations constituent souvent un obstacle à la compréhension de la réalité puisque tout paraît d’avance naturel, évident, allant de soi. On semble avoir une explication à tout alors que la maîtrise de la réalité des faits dépend de l’explication qui en est faite mais aussi, et surtout, de l’effort de distanciation accompli. Face à un terrain de recherche que l’on connaît déjà et dans lequel on vit, le chercheur doit prendre du recul en vue d’une analyse objective de la réalité qu’il cherche à démontrer. Cette préoccupation guidera notre réflexion pour éviter toute passion ou, au contraire, toute banalisation.

2. Des projets, encore des projets

A partir des années 1970, on assiste partout en Afrique subsaharienne à la mise en œuvre des politiques de développement agricole fondées sur des logiques étroitement technicistes et subordonnant les agriculteurs à des formes d’encadrement rigides. Dans la mesure où la production agricole figure parmi les principales valeurs économiques du Tiers-Monde, ces politiques visaient en réalité le contrôle de la production paysanne. Les campagnes et les paysanneries vont alors nourrir des convoitises de la part des pouvoirs publics qui vont partir à leur conquête. L’intervention étatique devient ainsi une caractéristique très forte des relations entre pouvoir et monde rural.

Le Burundi, dont l’économie est fondamentalement dominée par l’agriculture, a fait de cette dernière la priorité des priorités. Elle garde en effet une place essentielle dans les orientations du développement économique et social.11 Les questions agricoles ont toujours occupé une place centrale dans le discours politique et le monde rural est devenu un espace privilégié de la lutte pour le développement national. Il suffirait pour s’en convaincre de reprendre l’ensemble des déclarations, textes et autres discours officiels. Leur analyse témoigne de

11 Le rôle de ce secteur peut se mesurer par l’importance des investissements qui y ont été affectés par les différents plans quinquennaux de développement économique et social du pays. Pour la période 1968-1972, les investissements totaux s’élevaient à 17.500 millions Fbu. Ceux destinés au secteur rural s’élevaient à 12.846,50 millions Fbu, soit 73, 4 % des investissements totaux. La part revenant à l’agriculture était de 9.883 millions Fbu, soit 76% des investissements publics du secteur rural et 56,5% des investissements globaux. Cette tendance est restée la même pour tous les autres plans quinquennaux (1973-1977, 1978-1982, 1983-1987 et 1988-1992). Le domaine agricole, notamment le secteur d’exportation, a toujours bénéficié de la plus grande partie des investissements nationaux. Il a été et reste encore une préoccupation importante des autorités nationales. 5 l’importance particulière que le pays accorde à ses campagnes. Tous les plans quinquennaux par exemple lui réservent des rubriques entières où sont donnés les objectifs à atteindre, les défis à relever et les stratégies à adopter pour augmenter la production, tant vivrière que commerciale.

L’importance de ce secteur apparaît primordial lorsqu’on sait qu’il fournit une très large part de l’emploi total du pays (95% de la population active travaillent directement dans ce secteur), qu’il procure l’essentiel des recettes d’exportation (plus de 80%) et qu’il est essentiel pour assurer l’équilibre de la balance alimentaire du pays. La production agricole tient donc une place de premier choix à cause de l’importante part de la population qui s’y adonne, mais aussi de son rôle économique. Évoquant par exemple le rôle du café, A. HATUNGIMANA affirme que « tous les gouvernements, quelle que soit leur couleur politique ou ethnique, ont toujours lié leur essor à l’évolution du verger national [du café] et surtout à l’accroissement des tonnages exportés, et cela indépendamment des fréquentes humeurs du marché international ».12 En l’absence d’autres perspectives de développement, il apparaît clairement que le secteur rural continuera à jouer un rôle déterminant dans l’économie nationale. Il restera encore pendant longtemps l’épine dorsale de l’économie nationale, et partant, un important objet de planification et de politique générale pour les gouvernements.

Le choix des politiques de développement agricole s’est toujours concrétisé par une recrudescence des programmes agricoles avec pour objectif de « doter chaque commune d’un projet ».13 A partir des années 1980, ils ont été une des pièces maîtresses du développement rural et l’instrument privilégié d’exécution des transformations économiques et sociales du milieu rural. Rares sont en effet les régions qui n’ont pas été intégrées dans la circonscription d’un ou de plusieurs projets gouvernementaux réalisés avec l’appui financier d’organismes de coopération internationale. En fonction de leurs raisons sociales, ils porteront des dénomina- tions différentes : projet de développement rural intégré, projet de développement agro-sylvo- pastoral, programme d’appui aux collectivités locales, programme de gestion des ressources rurales, etc.

12 A. HATUNGIMANA, « Problématisation contemporaine du café au Burundi ». Communication au Colloque International sur les défis de la reconstruction dans l’Afrique des Grands-Lacs. Bujumbura, 24-28 septembre 2008. 13 RÉPUBLIQUE DU BURUNDI, Plan quinquennal de développement économique et social, 1983-1987.

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L’objectif déclaré de ces programmes était d’introduire de nouvelles façons culturales susceptibles d’améliorer les rendements agricoles et par voie de conséquence les conditions de vie de la paysannerie. Ils prétendent tous vouloir améliorer le niveau des populations sur le double plan nutritionnel et des ressources monétaires. Ce double rôle n’est pas sans relever de « l’injonction contradictoire » (G. BATESON, 1980) où les projets de développement ont à assumer une double fonction, tâche difficilement réalisable et où s’accumulent contradi- ctions et ambiguïtés. Pour sa part, le projet SRD-Imbo est chargé de l’encadrement technique des riziculteurs, de la collecte de leur production, de sa transformation et de la commerciali- sation du riz. Ces fonctions, regroupées au sein d’une même unité, paraissent contradictoires à sa mission qui consiste à apporter du développement aux riziculteurs.

Plusieurs chercheurs se sont déjà interrogés sur la capacité de tels programmes agricoles à transformer durablement les paysanneries du Tiers-Monde.14 Le constat général qui se dégage de leurs travaux est qu’après plusieurs décennies de pratique de projets agricoles, rares ont été les expériences qui ont pu accroître la production dans des proportions suffisantes pour combler le déficit alimentaire et permettre aux paysans de vivre mieux. Lorsque l’on regarde de plus près les mécanismes de ces interventions, force est de constater que pour l’essentiel, les actions projetées ont été source d’ambiguïtés qui n’ont cessé de se reproduire. Ainsi, ces dernières n’ont pu déboucher sur des perspectives dynamiques dans le domaine du développement du monde rural. Au lieu d’être des espaces de dialogue et de négociation, les opérations de développement, par leur caractère autoritaire et universalisant, ont été vécues comme des diktats par leurs bénéficiaires.

Tout au long de ce travail, nous nous situerons dans le prolongement de cette réflexion en précisant que le développement des pays pauvres en général, et le développement rural en particulier, ont besoin d’être regardés depuis des lieux d’observation indépendants, qui n’ont pas d’intérêt dans la perpétuation du système à l’identique. Ces lieux pourraient alimenter un débat sincère sur la définition des pratiques concrètes d’aide aux paysans.

14 Lire par exemple à ce sujet les travaux de C. BLANC-PAMARD, R. CHAMBERS, P-M. DECOUDRAS, M. HAUBERT, G. HYDEN, B. LECOMTE, S. MICHAÏLOF, J-P. OLIVIER de SARDAN, P. PELLISSIER et bien d’autres. 7

3. Arrière-plan de la recherche

S’interroger sur les impasses du développement rural en Afrique conduit aussi à examiner l’emprise de l’État post colonial sur les mécanismes des interventions publiques. Il paraît en effet difficile d’aborder la question paysanne sans parler de la fonction économique de l’État dans un secteur qu’il tend à monopoliser. Cela aurait pour conséquence de voiler les liens qui s’établissent entre le pouvoir et les activités économiques, en particulier l’agriculture à qui les autorités demandent de financer la modernisation des structures économiques nationales. Les sociétés de développement rural sont ainsi devenues un enjeu majeur pour les pouvoirs publics.

Support fondamental des économies nationales, les paysanneries ont depuis longtemps été au cœur des débats sur l’avenir des pays en développement. Il importe alors, afin de comprendre ce qui se passe dans ce milieu où vit la majorité des populations, de partir des stratégies qui s’élaborent loin d’elles afin de mesurer l’ampleur des conflits et des ruptures qui opposent les paysans à l’État. Dans cette perspective, il faut alors sortir le développement rural du « ghetto des analyses cliniques » (J-M. ELA, 1990) pour mettre en lumière les logiques sociales et dégager les mécanismes internes qui aggravent les situations de sous-développement dans des zones où le rôle des États est loin d’être innocent.

Comme on peut le constater dans la plupart des pays du Sud, le monde rural fait objet d’une bienveillance particulière. Les discours politiques et les programmes se sont multipliés à la faveur de ce monde. La finalité de cet intérêt des pouvoirs publics envers les campagnes paraît peu surprenante au regard du rôle que joue le secteur agricole au niveau économique. L’agriculture se présente comme un réservoir, sinon une réserve pour la société dominante dont l’État est l’incarnation. Du coup, la production paysanne est devenue un enjeu socio- politique que les classes privilégiées cherchent à s’approprier. Il importe dès lors de faire apparaître l’enjeu de ces conflits qui dessinent le paysage politique et économique des zones rurales en tenant compte des forces sociales impliquées dans les projets agricoles, véritables complexes à travers lesquels s’opère le contrôle du travail paysan. D’où la nécessité de porter un regard sur le rôle des États en référence au changement qu’ils disent vouloir apporter à travers leurs interventions. C’est ainsi qu’il nous paraît nécessaire de situer la question paysanne dans le champ du politique, c’est-à-dire « le champ du pouvoir qui englobe non seulement l’État et ses politiques, mais aussi les rapports entre la société et 8 l’État et, plus largement, l’ensemble des mécanismes de contrôle et d’imposition au sein des groupes et des institutions » (J-M. ELA, 1990). Dans cette perspective, il est possible d’éclairer les problèmes du monde rural en rapport avec les interventions étatiques. Les rapports entre le politique et l’économique offrent en effet un objet de recherche intéressant dans les territoires quadrillés par les sociétés de développement.

La question du développement rural doit dès lors être posée sur un fond de crise où les opérations de développement sont un lieu de conflit entre l’État et les ruraux. Ainsi, aborder les problèmes de développement en milieu paysan, c’est revenir à la question centrale de l’État à partir de ses réalités quotidiennes et montrer comment les pratiques de développement à l’œuvre depuis les indépendances ont systématiquement utilisé le paysan et sa force de travail. C’est en ce sens que E. FAUGERE (2000) conseille de ne pas dépolitiser la question de la pauvreté rurale car la question du développement rural est avant tout politique. Selon B. JOBERT et P. MULLER (1987), l’important doit consister à « saisir cet État, instrument et centre du pouvoir, facteur d’ordre et de désordre, facteur de changement et frein à l’innovation, extérieur à la société tout en la dévorant littéralement ».

Il faut alors porter un regard lucide sur les contradictions inhérentes au fonctionnement des projets de développement initiés par l’État. On ne peut pas négliger ces contradictions si l’on veut comprendre les enjeux sociaux, politiques et économiques qui se nouent autour des projets d’innovation confisqués par l’État. En développant une véritable économie de ponction, l’État post-colonial a systématiquement procédé à une confiscation économique et sociale du développement au détriment de la campagne et des masses paysannes. Ce système s’approprie la majeure partie du produit paysan parce que le mode de production s’y prête : il s’interpose entre les communautés et le marché, empêchant aux réels producteurs d’y avoir directement accès tandis que le capital marchand s’empare directement de leur production. Le paysan se trouve ainsi situé dans un rapport structurel asymétrique entre lui-même, producteur de surplus, et celui qui le contrôle par le biais de ce surplus. Le projet SRD-Imbo est révélateur de ces contradictions entre les objectifs déclarés et les enjeux socio-économiques des programmes de développement rural. Son analyse démontre le déséquilibre des rapports de force, la vigueur du contrôle du petit paysan par les pouvoirs publics et par les dominants locaux.

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En vue de comprendre le fonctionnement des projets de modernisation agricole, d’en révéler tant la structure que les normes et mettre en évidence les stratégies et les logiques des acteurs, une analyse par l’approche filière s’est imposée. Apparue dans les années 1960 en économie industrielle d’abord, l’approche filière s’est longtemps muée en une comptabilité des circulations et des consommations intervenant dans l’économie d’un produit. Elle est fonda- mentalement demeurée une analyse technique et économique des circuits commerciaux (supply chain) et des résultats micro-économiques entre les divers agents. Il s’agit, selon M. CERNEA (1998), d’un modèle centré sur le produit, « la chose », plutôt que sur les acteurs sociaux qui le produisent : « Ils concentrent leurs actions sur la production du café et à peine sur les cultivateurs, sur le développement de l’élevage et pas suffisamment sur les éleveurs, sur l’irrigation et pas sur ses usagers ». Or, en isolant les deux éléments d’un même système [la production et les producteurs], ce genre d’analyse fait abstraction des pratiques sociales, des modes de régulation et des différentes formes d’interactions du système.

Cette orientation économique et comptable d’une filière qui consiste à étudier les flux et la répartition des consommations intermédiaires entre ses différentes étapes ne sera pas la nôtre. Une filière se compose en effet d’acteurs qui interagissent entre eux pour le fonctionnement de l’ensemble. Ces agents ont leurs objectifs propres à partir desquels ils élaborent des stratégies opérationnelles au sein de l’environnement-projet. L’étude de ces objectifs et de ces stratégies permet d’identifier les relations de pouvoir, leurs forces respectives ainsi que les contraintes auxquelles ils sont soumis et qui se révèlent déterminants pour le fonctionnement du système.

Il ne s’agira donc pas d’une analyse économique de la filière rizicole à laquelle nous allons nous adonner, fondée sur des calculs de rationalité et de maximisation. Il s’agira plutôt de repérer à travers cette opération de riziculture irriguée les acteurs à l’œuvre, les logiques de leurs comportements, ainsi que les stratégies que chacun met en œuvre pour valoriser au mieux son capital. Comme le fait remarquer M. LABONNE « l’utilité de l’analyse par filière est qu’elle permet de regrouper et de présenter les différents acteurs qui contribuent dans une filière et de saisir leurs logiques et leurs stratégies respectives ».15 L’importance d’une telle approche est qu’elle permet la décomposition d’un ensemble en ses divers éléments. Cette décomposition permet ensuite de restituer les lieux d’affrontement possibles entre ces acteurs

15 M. LABONNE, « Sur le concept de filière en économie agro-alimentaire », in Options Méditerranéennes, n° 32, 2001. 10 en interaction autour d’enjeux communs et d’identifier leurs rapports de force. Elle permet enfin de rendre compte des processus de différenciation économique et sociale et de l’inflexion possible de leur évolution par des mesures de politique économique générale. Plutôt que de se focaliser sur les performances technico-économiques des différents maillons des systèmes productifs, cette approche d’analyse par filière permet en fin de compte de comprendre les articulations ou interactions entre les stratégies d’acteurs, les modes de coordination et de régulation. C’est à ce titre qu’une analyse par filière constitue une grille privilégiée de lecture des relations entre les différents acteurs engagés dans une opération agricole. L’articulation entre les différents acteurs d’une filière demande que son analyse dépasse une approche purement fonctionnelle et mécaniste pour en saisir les ressorts et les implications socio-politiques. Par ailleurs, cette approche de la conflictualité constitue un moyen d’aller au-delà de la façade consensuelle et de mise en scène en direction de l’extérieur que les pratiques de développe- ment proposent souvent.

4. Hypothèses et méthodologie de recherche

L’objet de ce travail se situe à l’interface entre les populations visées par les interventions étatiques de développement et leur environnement politique et technico-économique. Il part du postulat général que la pertinence et l’efficacité d’une action publique dépendent de sa capacité à répondre aux attentes de ses bénéficiaires. Il concerne la mise en évidence des réactions paysannes vis-à-vis du modèle de production proposé par l’État, en même temps qu’il soulève la problématique de l’intégration par l’État des paysanneries aux programmes de développement rural, et donc d’échange marchand.

Mu par l’appropriation de la rente agricole, ce modèle de développement, qui reproduit presque à l’identique le modèle colonial de mise en valeur, s’est jusqu’à présent révélé d’une moindre efficacité quant à sa capacité à transformer le sort des populations rurales. C’est alors pour cela qu’il convient de s’interroger sur les « dessous des cartes » de ces opérations afin d’en déceler les logiques sous-jacentes pour les confronter aux préoccupations réelles des agriculteurs. Précisément, il faut identifier au sein du système de production agricole, d’une part, les stratégies (sociales, techniques, économiques, etc.) de contrôle mises en œuvre par l’État et, d’autre part, les réponses des ruraux pour enfin faire émerger les espaces de leur confrontation. C’est à travers la compréhension des rapports de force entretenus par les 11 acteurs locaux et les appareils de développement dans le jeu social qui préside au processus d’intégration du monde rural dans la modernisation que l’on peut saisir le sens des programmes de développement proposés par l’État.

Afin de rendre opérationnelle une telle démarche, la question de départ suivante a été posée : quelles répercutions a eu l’aménagement du périmètre rizicole de Mugerero sur les rapports entre les pouvoirs publics et les agriculteurs ? Autrement dit, dans quelles proportions les riziculteurs de ce périmètre tirent-ils profit de leur activité ? Vis-à-vis de la puissance publique, disposent-ils d’assez d’autonomie ou de ressources internes pour défendre leurs intérêts ? Face aux enjeux que représente la riziculture et aux logiques diverses à l’œuvre dans le cadre de cette opération, les relations entre ces deux acteurs ne risquent-elles pas d’être inégales ? Ces interrogations nous permettront d’analyser la nature des rapports de force entre l’État et la communauté des riziculteurs à travers cette opération de mise en valeur agricole. Il s’agira en définitive de s’interroger sur les transformations de cette action publique, ainsi que sur les mécanismes de son appropriation par l’ensemble des acteurs concernés.

Pour pouvoir répondre à toutes ces interrogations, les hypothèses suivantes vont guider notre réflexion : - les rapports (techniques et sociaux) de production instaurés par le projet SRDI ont abouti à des rapports inégaux entre l’État et les riziculteurs - ces mêmes rapports se sont traduits par une exclusion d’une partie des producteurs du processus de production du paddy et un renforcement parallèle des potentialités productives d’une autre frange de producteurs. Les stratégies productives et reprodu- ctives mises en place par les riziculteurs varient selon la catégorie sociale à laquelle ils appartiennent - la double précarité – foncière et économique – dans laquelle vivent la plupart des riziculteurs rend difficile, voire impossible, l’amélioration des conditions de vie des bénéficiaires de cette opération.

Choisir d’étudier les rapports de force entre l’État et sa paysannerie à travers une opération de production agricole trouve sa justification et sa légitimité dans cette volonté de comprendre et de faire comprendre les contradictions de cette expérience. Nous allons privilégier dans cette étude l’analyse des contraintes sociales et institutionnelles liées au fonctionnement de la 12

SRDI. Dans ce contexte qui nous intéresse, la dimension sociale et institutionnelle du développement garde un réel intérêt, surtout dans le cas du Burundi où cette vision a été souvent négligée au profit d’analyses essentiellement économiques et agronomiques. Plus que du riz lui-même, ce travail parle de l’espace et de la communauté des riziculteurs, dans leurs rapports avec les autres acteurs de cette filière. Il s’agit en définitive de montrer l’ampleur des enjeux qui se profilent derrière les choix qui sont faits et que l’on voudrait présenter comme étant de purs choix techniques. Pour cela, il nous faudra, comme le conseille P. CASTEX (1977), analyser la réalité de ce « système spécifique de production sous tous ses aspects généralement segmentés en instances économique, juridico-politique et idéologique ».

Sur le plan méthodologique, notre réflexion sur les rapports entre l’État et la paysannerie à travers le cas de la société rizicole de l’Imbo s’est basée, en plus des lectures d’ouvrages généraux, d’articles de revues, de thèses et autres documents en rapport avec notre problématique de recherche – les recherches antérieures ne constituent-elles pas en effet un creuset dans lequel d’autres chercheurs vont chacun à son tour pêcher de quoi éclairer ses propres travaux ? – sur des enquêtes et des entretiens que nous avons eus avec certaines personnes ressources. Cette phase de recherche bibliographique, préliminaire à toute démarche d’étude, nous a permis d’avoir une large vision de notre objet de recherche, en même temps qu’elle nous a préparé à aborder le travail de terrain.

Les personnes ressources avec lesquelles nous avons mené les entretiens comprennent les agriculteurs, les représentants des associations des riziculteurs, ainsi que les responsables de ce même projet. Au total, notre enquête a porté sur 90 riziculteurs, 6 présidents d’associations de producteurs de riz et 15 agents de la SRDI. Mais en réalité, ce sont 111 riziculteurs qui ont été enquêtés puisque les présidents des associations des riziculteurs, ainsi que tous les agents de la SRDI rencontrés sont également des producteurs de riz.

Dans le choix de notre échantillon, les agriculteurs ont été regroupés de manière aléatoire selon deux critères : le nombre de casiers dont ils disposent et le mode d’acquisition de ces derniers. Ces deux éléments constituent les principaux critères de caractérisation des riziculteurs de ce périmètre. Ils sous-entendent la catégorie sociale à laquelle appartient chaque producteur, et par conséquent les chances dont il dispose de rester dans le périmètre ou d’en être expulsé. Ainsi, près de 45% de notre échantillon dispose d’un seul casier rizicole 13 tandis que le reste appartient à la catégorie des riziculteurs qui disposent de plusieurs casiers (deux ou plus). Cette dernière catégorie est composée de familles paysannes locales riches, de commerçants et fonctionnaires locaux ou de la capitale située à une vingtaine de kilomètres seulement de ce périmètre, ce qui accroît d’ailleurs la pression sur ses terres. Il s’agit pour la plupart, de personnes ayant acquis leurs rizières par achat direct auprès de petits riziculteurs, ou qui ont racheté à la société d’encadrement les rizières confisquées aux producteurs en difficultés financières. La majorité d’entre eux sont alors nouveaux dans ce périmètre. Il s’agit en définitive d’un échantillonnage assez représentatif puisqu’il tient compte des différentes facettes socio-économiques des riziculteurs que nous avions pu établir au cours d’une enquête préliminaire réalisée pendant les mois de juillet et d’août 2007.

Ces enquêtes ont été complétées par des observations directes (observation participante selon J-P.OLIVIER de SARDAN, 1995). Parmi les diverses modalités de l’observation participante, nous avons pris part à deux réunions des associations de riziculteurs. Cette participation nous a permis de constater entre autres que ces réunions sont beaucoup plus des séances d’information des décisions déjà prises en amont, et non des cadres d’un débat contradictoire où sont posées et débattues les vraies questions des agriculteurs telles que la gestion de leurs associations, les conditions d’approvisionnement en intrants, le prix du paddy ou les questions relatives à la sécurité foncière des membres. Les associations des riziculteurs sont en effet « consultées » pour se prononcer sur des dossiers dont l’élaboration est déjà terminée et non lors de la réflexion préparatoire, c’est-à-dire pendant les étapes cruciales d’identification des problèmes des solutions possibles. Nous avons aussi accompagné les encadreurs agricoles dans leurs déplacements quotidiens auprès des riziculteurs.

Des entretiens guidés ou semi-directifs ont complété les enquêtes par questionnaire (voir les fiches en annexes). Ils visaient eux aussi les différents acteurs engagés dans cette opération de développement: les responsables du projet, les encadreurs agricoles, les riziculteurs et les dirigeants de leurs associations.

Cette recherche sur les relations entre l’État et sa paysannerie à travers les projets de modernisation agricole est subdivisée en trois parties précédées d’une introduction générale qui pose la problématique générale du travail ainsi que les objectifs de recherche que nous nous proposons de mener. La première partie consiste en une approche théorique du concept 14 de développement en général, et du développement rural en particulier. Elle essaie de confronter le contexte théorique de ce concept au cas du Burundi. Le deuxième chapitre de cette partie présente les enjeux ainsi que les conflits qui entourent le partage du fruit du travail paysan, notamment au Burundi. Cette partie montre que c’est l’extériorité de la plupart des programmes de développement, ainsi que leur tendance à s’approprier le fruit du travail paysan qui sont à la base d’un face-à-face toujours recommencé entre les États du Sud et leurs paysanneries. La deuxième partie analyse le projet SRD-Imbo à l’œuvre. Après avoir présenté les caractéristiques (physiques mais surtout sociales) de son milieu d’accueil, notamment la question des exploitations agricoles des paysannats, elle décrit le cadre institutionnel à travers lequel se réalise la production du paddy. Y sont successivement présentés les repères historiques de ce projet, ses objectifs, ainsi que les moyens institutionnels dont il dispose pour les réaliser.

La troisième partie consiste en un inventaire des mécanismes mis en place par le projet SRDI pour s’assurer du contrôle de la production paysanne de paddy. Parmi ces voies se trouvent le commerce du paddy, la lutte contre les marchés parallèles, la gestion des rizières, ainsi que le regroupement des riziculteurs au sein d’associations sur lesquelles il exerce un contrôle étroit. Cette même partie relève les réactions paysannes face à cette tentation de leur organisme d’encadrement. Mais pour beaucoup de producteurs, celles-ci s’assimilent davantage à des gestes de survie dans un contexte général de domination et d’exploitation, que de véritables stratégies offensives qui s’inscrivent dans une logique d’accumulation.

Les problèmes de moyens et d’insécurité auxquels nous avons été confronté ne nous ont pas permis d’atteindre la saturation de l’information qui est la garantie finale d’une enquête de terrain. Il faut cependant préciser que nous avons largement bénéficié des connaissances dont nous disposons dans cette région qui ont voulu aider « l’enfant du pays ». Sans cela, le travail de terrain aurait été plus difficile compte tenu des moyens très modestes dont nous disposions (alors qu’il fallait par exemple payer et déplacer nos accompagnateurs, mais aussi s’acquitter de la taxe imposée par les rebelles du PALIPEHUTU-FNL très actifs dans ce secteur) et de la méfiance envers les étrangers que plusieurs années de guerre, particulièrement meurtrière dans cette zone, ont généré. La situation sécuritaire instable de cette région (notamment après les opérations de l’armée régulière qui rendaient les rebelles extrêmement nerveux pendant 15 plusieurs semaines au cours desquelles il valait mieux interrompre les enquêtes) n’était pas de nature à permettre des recherches sereines. En outre, les populations manifestaient des réticences à aborder certaines questions, notamment celles relatives à leurs revenus ou aux quantités vendues par les voies non officielles. Mais au bout d’un certain temps, avec l’aide de ces connaissances, cette difficulté a été surmontée. Elles ont compris que nous n’étions pas un agent mandaté par l’État et un dialogue franc s’est finalement établi.

Cette connaissance du milieu a certainement facilité notre travail d’enquête, mais elle a été aussi une source de difficultés non négligeables. Les paysans venaient de trouver quelqu’un à qui confier leurs « misères », quelqu’un qui les portera peut-être plus haut (urabidushikanira imbere16) parce que sensible à la situation des « siens ». Pour eux, notre enquête devenait une tribune inespérée dont il fallait profiter pour faire connaître leurs difficultés. Il nous a fallu un effort constant pour les amener à parler d’autre chose puisque à chaque question posée, la tendance était d’allonger la liste des difficultés dans lesquelles ils vivent et travaillent, avec un faux espoir qu’elles allaient peut-être trouver une solution.

Enfin, le dépouillement des archives et des rapports de la société SRDI nous a fourni de précieuses informations qui sont à la base de cette recherche.

16 « Il faudra porter plus loin notre situation » 16

Ière partie : L’UTOPIE DE L’ÉTAT DÉVELOPPEUR

17

CHAPITRE I : LE DÉVELOPPEMENT RURAL : MYTHES ET RÉALITÉS

Introduction

« Le concept de développement doit être étoffé pour inclure la protection des droits de l’homme, de l’environnement et des droits sociaux. Cette complexité doit être étayée par la participation du plus grand nombre et permettre à une large palette de catégories sociales de faire entendre leur voix. […] Tous ces éléments devraient contribuer à une redéfinition du développement dans le sens d’une croissance résolument tournée vers l’être humain ».17

Cet appel de l’ancien président brésilien pour un autre développement en dit long sur les déconvenues du développement tel qu’il a été administré jusqu’à présent aux populations déshéritées du Sud, ainsi que l’urgence qu’il y a à en modifier le contenu. La principale question qui se pose lorsque l’on aborde le champ du développement est celle de la spécificité des analyses portant sur les sociétés auxquelles il a été appliqué. Est-il justifié d’utiliser les mêmes concepts analytiques pour ces sociétés que ceux élaborés pour comprendre les sociétés du Nord ? Autrement dit, les outils traditionnels de l’économie forgés dans le contexte des économies industrialisées sont-ils pertinents pour rendre compte du fonctionnement des économies du Tiers-Monde ? Appliquées sans discernement à l’ensemble des pays pauvres en quête de progrès, les théories du développement ont prouvé qu’un modèle social est difficilement transposable d’une société à une autre. Enfermées dans un économisme et un occidentalisme exagérés, les différentes approches de développement se sont trompées dans leurs diagnostics et leurs recommandations.

Face aux résultats décevants des nombreuses expériences de développement menées dans les pays du Sud, en particulier dans le domaine agricole, l’on peut se demander avec A-M. CHARTIER (1996) si le développement a finalement libéré l’homme de la pénurie. La notion du développement pose aujourd’hui plus de questions qu’elle n’apporte de réponses et la complexité des problèmes que soulève la crise des sociétés rurales du Sud pose aux États comme aux bailleurs des problèmes aigus de stratégie et de positionnement. Il paraît alors fondamental de cerner l’enracinement ancestral d’un concept crucial de la modernité et du progrès, mais aussi de dévoiler la fonction mythique que le développement va remplir depuis.

17 F-H. CARDOSO, in Rapport mondial sur le développement humain, PNUD, 1996 18

I. Développement : archéologie du concept

Concept flou et vague par excellence, la notion de développement est devenue omniprésente, particulièrement depuis le début de la deuxième moitié du siècle dernier. Pour les pays du Sud pour lesquels ce concept semble avoir été expressément inventé, on pourrait pourtant se demander quel cheminement doivent-ils choisir pour accélérer la croissance et le dévelop- pement. Autrement dit, sur quels secteurs et quelles couches sociales faire porter le poids de l’accumulation ? Autant de questions qui mettent en exergue la spécificité des pays en développement par rapport à ceux du Nord lorsque ce concept est évoqué.

1. Origine d’un concept controversé

Le développement est une notion fort complexe qu’une abondante littérature ne cesse de creuser depuis plus d’un demi-siècle. Elle a été précisée, éclairée, nuancée par une multitude d’études et d’ouvrages, émanant d’horizons scientifiques très divers à tel point que « l’amour mis à part, le développement est sans doute le sujet qui a suscité la littérature la plus abondante ».18 Apparu dans la littérature économique après la deuxième guerre mondiale, ce concept s’est très vite imposé et a fini par diviser le monde en « pays développés » et d’autres « sous- développés ». La force du discours sur le développement tient à la séduction qu’il exerce. En cherchant à satisfaire les « besoins fondamentaux » des populations les plus démunies, on cru enfin trouver un moyen de réduire les inégalités qui séparaient les États. Le spectacle de la misère, ainsi que la volonté d’y mettre fin, faisaient apparaître aux yeux de tout le monde le développement comme une panacée. C’est ainsi que le développement est devenu l’objectif déclaré des politiques tant nationales qu’internationales.

Historiquement, si tout le monde s’accorde à placer le début de ce concept à l’après-guerre, les fondements de la croyance occidentale du développement sont anciens. En effet, tout semblait déjà en place pour que l’Occident puisse se lancer, dès la fin du XIXème siècle, dans la grande aventure du développement. À travers l’idéologie coloniale, avec ses sentiments paternalistes de responsabilité à l’égard des « indigènes » qu’il convenait de « civiliser » et de « mise en valeur » des colonies se profile déjà ce catalogue de bonnes intentions que constitue

18 T. MENDE, De l’aide à la recolonisation : les leçons d’un échec. Paris, Seuil, 1982. 19 le développement. C’est ce que montre par exemple Paul LEROY-BEAULIEU lorsqu’il écrit en 1874 qu’« une société colonise quand, parvenue elle-même à un haut degré de maturité et de force, procrée, protège et place dans de bonnes conditions de développement ».19 Ici se lit déjà une certaine inégalité des conditions de vie entre les peuples ainsi qu’une volonté de la part de ceux « avancés » d’améliorer celles des peuples « en retard » qui constituent les piliers du développement. Le développement est d’autre part le thème central du livre d’Adam SMITH qui marque les débuts de l’économie politique moderne.20 D’une certaine manière, on pourrait affirmer que le développement était déjà là. Il ne manquait que le mot pour le qualifier.

Le concept de développement, dans son acceptation économique et sociale contemporaine, a commencé à se généraliser au lendemain de la deuxième guerre mondiale lorsque les pays industrialisés d’Europe et d’Amérique du nord ont pris conscience de l’écart de plus en plus croissant qui les séparait des pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. En réalité cet écart n’était pas nouveau puisqu’il remontait aux débuts de la révolution industrielle. Simplement il apparaissait aux yeux des Occidentaux de plus en plus insupportable de telle manière qu’ils ne pouvaient pas se dérober face à un certain « devoir d’intervention ». Des experts se mirent alors à chercher des explications en vue de remédier à cette situation. C’est depuis cette période que des politiques et des institutions de développement, imbues de positivisme et de saint-simonisme, tentent de trouver des solution aux problèmes que pose le dénuement de la majorité face à l’opulence de la minorité. Le concept de développement s’est dès lors vite imposé, nourri par la certitude que les progrès techniques et scientifiques peuvent assurer l’épanouissement et le progrès social. Le développement, c’est-à-dire ses institutions, son langage, ses ressources et ses infrastructures, est devenu une donnée fondamentale du paysage économique contemporain, rural comme urbain. Il n’est guère de village ou de quartier, particulièrement dans les pays en développement, où l’on ne rencontre des interventions exogènes destinées à transformer les comportements des acteurs locaux.

Mais depuis lors, cette notion a tellement évolué que « personne ne sait plus ce que c’est le développement »21. Elle est devenue si familière que, de prime abord, on n’en saisit plus spontanément le contenu. Même si chacun croit savoir de quoi il s’agit lorsque l’on en parle,

19 P. LEROY-BEAULIEU, De la colonisation chez les peuples modernes, 1874 (cité par G. RIST, Le développe- ment, histoire d’une croyance occidentale. Paris, Presses de Sciences Politiques, 1996). 20 A. SMITH, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776. 21 W. SACHS, « Le développement est un concept du passé », in Le Monde du 27 juin 2000. 20 le consensus favorable qui entoure ce terme est au cœur d’un malentendu qui paralyse le débat autour de ce concept (G. RIST, 1996). Il en est de même lorsque l’on parle de développement rural ou de développement agricole.

2. Une définition commune introuvable

Il est des notions tellement appropriées, tellement utilisées qu’elles en deviennent impensées. La notion de développement en fait partie. Lorsque l’on se penche sur cette notion pour chercher à en cerner les contours et tenter de la définir de manière opératoire, il apparaît que c’est une notion complexe, utilisée par de nombreuses disciplines. Ainsi, la première caracté- ristique de ce concept est la difficulté que l’on éprouve à vouloir le saisir de manière concise tant sa diversité et sa complexité sont grandes. Il s’agit d’une notion polysémique, et par conséquent difficile à définir avec plus ou moins de précision.

Concept mou et protéiforme, le terme développement est d’un usage très courant et fait l’objet d’un consensus tacite. Il est employé dans beaucoup de domaines et, malgré l’abondante littérature qui lui a été consacrée, ce concept est resté et reste toujours vague. Comme l’écrit si bien J. AUSRTY, « le développement est une notion faussement familière. Tout le monde croit savoir ce qu’est le développement et la fréquence d’emploi du terme comme la floraison des travaux qui lui sont consacrés contribuent à créer cette sensation de connaissance. Les lieux communs sur le développement ne saisissent que l’écume, tandis que les analyses scientifiques oublient souvent les problèmes du ‘‘quoi’’ et du ‘‘pourquoi’’ au profit de celui du ‘‘comment’’ ».22

Si étymologiquement ce terme désigne expansion, l’action de dérouler ou de déployer, en géographie et en économie, il a pris le sens de stade supérieur de la croissance.23 Et le consensus que les autres sciences mettent autour de cette notion disparaît dès qu’il s’agit de la science économique. Chaque acteur – ou groupe d’acteurs – met le sens à sa convenance, d’où la difficulté de dire avec exactitude ce qu’est le développement. Ainsi, G. RIST (1996) distingue deux catégories de définitions de ce concept. La première est d’une clarté sémantique évidente : lorsque les psychologues parlent du développement de l’intelligence,

22 J. AUSTRY, Le scandale du développement. Paris, Marcel Rivière, 1972. 23 R. BRUNET et al., Les mots de la géographie. Dictionnaire critique. Paris, Reclus-La Documentation Française, 3ème édition, 1993. 21 les mathématiciens du développement d’une équation et les photographes du développe- ment d’une pellicule, le sens qu’ils donnent au terme développement est clair. Tous ceux qui appartiennent au même champ professionnel en partagent la même définition.

En revanche, la seconde définition du développement, celle de la science économique particulièrement, a un contenu plutôt fuyant et polysémique. Cette définition du développe- ment par l’UNESCO l’illustre de façon particulière. Cette institution le définit comme étant « l’ensemble dynamique des techniques de production, d’institutions, d’attitudes et de valeurs permettant aux hommes et aux communautés de triompher des obstacles que leur opposent la nature et la société, de manière à disposer de bien meilleure qualité, propre à satisfaire les besoins changeants de la collectivité et de l’individu ». Comme on le voit, cette définition échappe aux critères de scientificité et semble se focaliser sur le souhaitable que sur les faits à définir. La définition du développement par la science économique est alors vague par rapport à celle des autres sciences. Pour Y. GOUSSAULT (1987), ce flou est souvent entretenu avec une négligence qui n’est pas toujours innocente dans la mesure où la science [économique] ne souhaite ni remettre en cause un domaine qui fonde sa compétence, ni se livrer à une clarification qui dévoilerait la vulnérabilité de ce concept ainsi que son caractère idéologique.

En examinant les différentes tentatives de définitions du développement, G. RIST (1996) fait constater que ces définitions révèlent les différents présupposés de leurs auteurs : évolutionnisme social préconisant le rattrapage des pays industrialisés, individualisme préconisant le développement de la personnalité des êtres humains et économicisme préconisant la croissance économique et l’accès au revenu. De ces présupposés résultent, d’après ce même auteur, des pseudo-définitions du développement dont le principal défaut tient au fait qu’elles sont généralement fondées sur la manière dont une personne – ou un groupe de personnes – se représente (nt) les conditions idéales d’existence sociale.

La définition du développement de G. RIST (1996) résume mieux, à notre avis, les différentes orientations contenues dans les nombreuses définitions du développement. Pour lui en effet, le développement vise « une authentique et originale promotion sociale, caractérisée par la réalisation d’une croissance économique (plus avoir), l’amélioration des conditions physiques d’existence (mieux-être) et l’établissement de champs de liberté propices à l’épanouissement des potentialités individuelles et collectives (plus-être) ». De ces 22 orientations résulte la dimension multisectorielle du développement. En effet, celui-ci vise l’amélioration de la qualité de vie et le bien-être global des populations dans les différents domaines de leur vie. C’est cela que traduit par ailleurs l’indice du développement humain (IDH) adopté par le PNUD depuis la parution de son premier Rapport Mondial sur le Développement Humain en 1990. D’après cette organisation, le développement ne doit plus être appréhendé uniquement en termes économiques, mais il doit aussi tenir compte des réalités socio-économiques telles que l’espérance de vie, le niveau d’éducation et le PIB par habitant.

La caractéristique majeure du concept de développement réside alors dans l’acceptation particulièrement floue et extensible qui est la sienne. Il se débat dans une trame de signifi- cations contradictoires. La définition du développement qui rencontrerait l’unanimité reste introuvable. Aucune définition de ce concept n’a jamais été convaincante pour l’ensemble de ses utilisateurs. Seule son opposition au sous-développement, c’est-à-dire à la pauvreté, semble justifier son existence.

Cette impossibilité pour les experts en développement de converger sur une définition commune de ce concept tient au manque de points de repères constants et identiques entre tous les acteurs qui le manipulent. Il apparaît comme « une coquille vide qui reste à remplir et à spécifier […] Il est ce que les acteurs en font » (J-P. OLIVIER de SARDAN, 1995) Mais, quelle que soit la définition que l’on lui donne ou son objectif final, le vrai développement n’est-il pas, pour résumer la pensée de D. CLERC (2001), celui qui permet à l’homme de « vivre débout et non courbé » ?24 Le développement doit être appréhendé dans ce qu’il a de plus évident : la signification humaine.

3. Le développement : entre croissance et mieux-être

Les théories qui ont alimenté le débat sur le développement oscillent entre une amélioration quantitative et qualitative des conditions de vie des populations même si aujourd’hui, à la suite de nombreuses critiques sur la finalité du développement, la vision qualitative tend à s’imposer. La distinction jadis établie par F. PERROUX (1961) entre croissance et dévelop- pement est apparue pertinente pour beaucoup. Le développement n’est pas synonyme de

24 D. CLERC, « Le développement, une idée toujours nécessaire », in Faim et développement, n° 170-171, 2001. 23 croissance économique car « il ne se résume pas en une simple croissance numérique des flux et agrégats globaux » (H. de FRANCE, 2001). C’est une croissance accompagnée de transformations. Le développement est un mouvement qui bouleverse fondamentalement une société pour permettre l’apparition, la poursuite et l’orientation de la croissance vers une signification humaine.25 Le concept de développement est donc beaucoup plus large car il met l’accent, au delà de la simple croissance économique, sur la satisfaction des besoins fondamentaux de la population, l’accès à l’infrastructure de base, l’élimination des inégalités et de la pauvreté. De même que la croissance économique est nécessaire au développement, celui-ci est essentiel à la croissance économique. Il permet à la croissance de se poursuivre.

L. MALASSIS (1973) considère la croissance comme une simple augmentation dans le temps de grandeurs économiques caractéristiques tandis que le développement constitue un processus qualitatif de changement structurel lié à cette croissance. Selon D. CLERC (2001), « la croissance se jauge en chiffres, le développement en valeur humaine. La croissance se mesure par des quantités produites, le développement par la nature de ce qui est produit et la façon dont cette richesse est répartie ». La littérature économique abonde d’exemples de « croissance sans développement » ou de « croissance appauvrissante » lorsque le processus d’augmentation du produit national ne s’est pas accompagné d’une amélioration générale du niveau de vie des pauvres26 ni d’une atténuation progressive des injustices sociales.27 Cette situation de « mal-développement » aboutit inéluctablement à une aggravation des disparités régionales et sociales, situation fort éloignée de la finalité même du développement. Or, l’utilisation correcte du terme développement suppose que les fruits de l’expansion ou de la croissance servent à la recherche d’une meilleure redistribution, avec l’objectif d’un progrès social généralisé. Le vrai développement devrait être celui dont les effets rejaillissent sur l’ensemble des structures socio-économiques du corps social pour la satisfaction collective des besoins. Il consiste, selon G. MYRDAL (1968), en un « mouvement vers le haut de tout le

25 C’est le sens du célèbre discours de Mc NAMARA devant le conseil des gouverneurs de la Banque Mondiale à Nairobi le 24 septembre 1973 où il dénonçait la « croissance sans développement » et demandait que les critères du développement soient désormais la satisfaction des besoins essentiels des plus démunis et non la seule augmentation du PNB qui s’accompagne le plus souvent d’une aggravation des inégalités à l’intérieur des pays. 26 Parmi les plus fervents tenants de cette approche, une place importante doit être accordée à l’économiste MUHAMMAD Yunus, fondateur de la Grameen Bank au Bangladesh : « Lorsque je disais qu’aider une famille qui ne fait qu’un repas par jour pour en faire deux ou que permettre à une femme qui n’a rien pour se changer d’acheter un autre vêtement constituaient un miracle du développement, on se moquait de moi. Il ne s’agit pas de développement, me rappelait-on sévèrement. Le développement, c’est la croissance économique, disait-on » (Dix ans de développement humain, in Rapport mondial sur le développement humain, PNUD, 1999). 27 On peut évoquer celles décrites par Samir AMIN en Egypte, Celso FURTADO au Brésil ou par Gunnar MYRDAL et Francis DORE en Inde. 24 corps social ». C’est donc le confinement même de ce concept de développement à la sphère strictement économique qui est mis en cause par ces auteurs qui appellent en même temps à plus d’ouverture.

En réalité, la croissance et le développement sont deux notions complémentaires, mais la notion de développement est plus large que celle de croissance puisqu’elle exprime des changements et des transformations des structures socio-économiques et socio-culturelles dans les modes de production et d’organisation institutionnelle. C’est ce que démontre F. PERROUX (1970) lorsqu’il écrit que « le développement est la combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croître, cumulativement et durablement, son produit réel global [...] Le développement peut être entendu comme l’ensemble des changements observables dans le système économique et dans le type d’organisation qui conditionnent la croissance. Alors, le développement est le fait des changements dans les institutions ». La croissance est une condition nécessaire mais non suffisante pour le développement puisque il peut y avoir croissance sans développement. Une simple augmentation des revenus ou de la production d’un pays ne signifie pas développe- ment car elle peut augmenter la dépendance face au système global avec une moindre maîtrise des orientations de son avenir.

De toutes ces définitions, il ressort que la modification des structures de production et des institutions est une condition indispensable à la croissance économique et au développement car elle facilite l’adoption et l’adaptation des progrès scientifiques et technologiques. E. DUROUSSET montre à travers l’exemple du Nordeste brésilien combien l’absence de ces transformations institutionnelles et socio-économiques bloquent le processus de développe- ment: « les solutions techniques ne suffisent pas lorsqu’elles ne s’accompagnent pas de changements économiques et politiques. Dans le Nordeste, parce que les rapports sociaux sont brutaux, sans réelle volonté politique de proposer un avenir aux pauvres, tous les efforts n’ont servi à rien ».28

L’on peut donc déduire que le développement est un processus de modifications et de transformations continues dans les structures des classes sociales, dans les structures de production et dans celles du pouvoir. Ces changements visent la création des conditions de vie

28 E. DUROUSSET, A qui profitent les actions de développement ? La parole confisquée des petits paysans (Nordeste, Brésil). Paris, L’Harmattan, 2001. 25 favorables des populations touchées par les opérations de développement. De ce point de vue, le développement est plus une dynamique interne qu’un modèle transféré d’une société à une autre. Chaque pays devrait trouver sa propre voie sans attendre les recettes d’un développement « réussi » ailleurs car les situations à changer, c’est-à-dire les conditions de fonctionnement et de reproduction des sociétés, sont différentes d’une société à une autre. Même s’il est possible, et même nécessaire d’acquérir des connaissances en étudiant les expériences menées ailleurs, l’on ne peut généralement pas transférer ou exporter tels quels des modèles organisationnels d’un contexte à un autre. Or, ceci a été rarement le cas dans les pays en développement qui ont massivement adopté le modèle occidental de développement. Raison pour laquelle le bilan global de l’effort de l’aide au développement est resté maigre.

II. Le développement à l’épreuve des faits

Le constat d’un décalage entre pays développés et pays attardés a incité ces derniers, appuyés par les institutions internationales de développement, à vouloir combler ce déficit pour « raccourcir »29 la distance qui les sépare des premiers. Les pays industrialisés étaient présentés comme des modèles à suivre pour ceux qui étaient « à la traîne ». Il fallait se hisser à leur niveau le plus rapidement possible en accélérant notamment les transformations techniques. Le sous-développement des pays du Sud était perçu en termes d’écart et de retard par rapport aux pays développés qu’il fallait rattraper et combler en suivant le même chemin qu’eux. C’est ainsi que des « thérapies » leur furent proposées – voire imposées – afin de les aider à franchir les étapes successives du développement telles qu’elles avaient été identifiées (W. ROSTOW, 1982).

Après avoir pourtant consacré deux décennies au développement des pays pauvres30, l’on s’est rendu compte que leur situation économique ne s’était guère améliorée. Dans certaines situations d’ailleurs, le modèle occidental proposé a d’une part aggravé les différences de revenus entre les ruraux et les urbains et, d’autre part, accéléré les migrations vers les villes industrielles ou de services. Comme dans la plupart des cas cette migration dépassait de loin les capacités d’absorption des villes, elle a aggravé la misère urbaine.

29 Allusion à l’ouvrage de G. HYDEN : No short cuts to progress. African development management in perspective. London, Heinemann, 1983. 30 Les décennies 1960-1970 et 1970-1980 ont été proclamées « décennies du développement » par les Nations Unies. 26

Loin de garantir la prospérité du Sud, ce modèle a exercé sur celui-ci des effets de domination et de dépendance. Il a même dans certains cas, par le « mal-développement » qu’il a généré, fait plus de mal que de bien.31 Mais la théorie économique du développement considère ces conséquences destructrices comme des « effets secondaires » attribués à la nature des choses.

Il se pose dès lors la question de cette « occidentalisation du monde » (S. LATOUCHE, 1989) alors qu’il n’existe pas de théorie universelle en matière de développement. Les résultats auxquels l’Europe est arrivée dans des conditions historiques particulières, on ne peut pas demander aux autres sociétés, qui n’ont pas connu le même itinéraire historique et technique, de les découvrir puis de les répéter. Les pays industrialisés se sont développés selon une dynamique propre au système capitaliste ou libéral où la détention des capitaux joue un rôle primordial. Ce développement s’est effectué à l’initiative d’entrepreneurs animés par le souci de la production et de la rentabilité, dans un contexte de lutte des classes. Ce processus de changement a exigé beaucoup de temps pour résorber les perturbations, réduire les contradictions et surmonter les crises. Des mécanismes de régulation sociale se sont progressivement mis en place. Ces changements n’ont pas seulement affecté le technique et l’économique, mais également les relations sociales et les rapports au pouvoir. C’est l’ensemble du système économique, technique, social et politique qu’il faut prendre en considération pour comprendre les cheminements de ces pays.

Tandis qu’en Europe et en Amérique du nord, le développement fut un phénomène endogène qui s’est progressivement déroulé pendant de nombreuses années, le développement des pays pauvres du Sud devait être le résultat de « coups de boutoirs » extérieurs (P. BUIJSROGGE, 1989). Il devait être programmé, planifié et dirigé. La matérialisation de cette conception fut le projet. Mais en transposant sur des sociétés extra-occidentales les référentiels construits en Occident, on n’a transféré ni les conditions d’existence, ni toutes les conditions historiques qui les ont fait émerger. C’est alors cette incapacité à changer de registre quand la réalité sociale se transforme qui explique les nombreux échecs enregistrés dans ce domaine, lesquels

31 Parlant de la région du Ladakh au nord-est de l’Inde par exemple, H. NORBERG-HODGE (2002) note que « depuis que le développement a fait son entrée au Ladakh il y a un quart de siècle, j’ai vu le fossé entre riches et pauvres se creuser, les femmes perdre leur pouvoir et leur confiance en elles, le chômage, l’inflation et la délinquance faire leur apparition. J’ai vu la croissance démographique exploser, alimentée par diverses pressions économiques et psychologiques, les familles et les communautés se désintégrer. J’ai vu les gens s’éloigner de la terre à mesure que l’autosuffisance cédait peu à peu la place à la dépendance généralisée envers le monde extérieur ». 27 invitent à prendre du recul face aux théories globalisantes et prescriptives élaborées par les agences d’aide au développement.

En définitive, la notion de développement ne peut avoir d’autre signification que celle de l’accroissement de la maîtrise par une société donnée des orientations de son avenir. Il faut l’interpréter en termes de pouvoir, et non en termes de « modernisation », celle-ci pouvant d’ailleurs entraîner une aggravation de la subordination à d’autres groupes ou alors une incapacité à maîtriser les dynamiques de transformation.32 Le modèle de développement imposé aux pays pauvres, malgré le bien-fondé de ses objectifs qui ne peut pas être remis en question, fut sans cesse critiqué pour ses insuccès. Trois faits majeurs paraissent être à l’origine de cette crise de la théorie du développement.

1. Un technicisme et un économisme naïfs

D’une part, en réduisant le développement à un problème technique et en privilégiant des solutions également techniques aux problèmes de pauvreté, il avait peu de chances de pouvoir aboutir dans les sociétés non occidentales. L’échec du développement a permis de révéler combien une vision exclusivement économique et/ou technologique du changement peut difficilement aboutir en l’absence d’une analyse critique des fondements et des valeurs des sociétés. CANDIDO Mendès (1977) propose qu’en réfléchissant sur le développement, « un effort doit être fait pour se soustraire de cette schizophrénie de l’Occident qui fait alterner l’exaltation et la dépression à propos de formidables moyens techniques qu’il a créés ». Le développement ne peut donc pas être réduit simplement à des problèmes économiques ou techniques. Michel VERNIERES (cité par F. PETITEVILLE, 1995) résume bien une opinion courante dans la pensée des praticiens du développement lorsqu’il écrit que « le développe- ment est un processus complexe pour être limité à ses seuls aspects économiques. Il faut intégrer dans l’analyse d’autres éléments souvent regroupés sous le terme pratique, mais un peu vague, de culturel ». L’analyse économique à elle seule ne dit pas pourquoi une société change, ni à quels facteurs elle doit ce processus. Plusieurs auteurs, notamment ceux qui ont

32 À l’image des sociétés occidentales qui vivent aujourd’hui les effets pervers du progrès dans les domaines de l’économie, de la démographie, de l’environnement, de la culture, etc. La logique étroitement productiviste du modèle occidental de développement a fini par générer des externalités négatives dans beaucoup de domaines. Il procure aux hommes d’énormes moyens de vivre mais elle se révèle impuissante à leur donner des raisons de vivre. C’est ce que E. MORIN appelle la « crise du bonheur » qui se traduit par une montée importante des mouvements contestataires. Quant à H. NORBERG-HODGE (2002), elle évoque « le stress, l’ennui et les frustrations qui font désormais partie intégrante de le vie des Occidentaux en dépit des formidables moyens techniques mis à leur disposition ». 28 travaillé sur le paradigme culturaliste comme S. LATOUCHE et G. RIST, ont démontré que les facteurs purement techniques et économiques ne sont pas les plus déterminants. À l’évidence, le rôle des systèmes sociaux et politiques est considérable. Or, la théorie économique ne peut, par essence, qu’ignorer ce type de facteurs. C’est ainsi que J. PAVOINE (cité par F. PETITEVILLE, 1995), propose que des approches théoriques capables d’intégrer à la fois l’économie, la science politique et l’analyse sociologique pour amener à un renouvellement des théories du développement soient privilégiées. Le modèle occidental de développement a particulièrement négligé l’analyse de l’environ- nement social des zones d’accueil des projets de développement.33 Pourtant, c’est ce dernier qui forge les raisons d’agir de la population, ainsi que les systèmes de pratique qui les accompagnent.

La pauvreté des populations rurales du Sud est complexe et vouloir la combattre par les seules mesures techniques serait utopique. La faiblesse de la production agricole n’est qu’une des composantes multiples qui ne prennent leur sens qu’en interaction avec d’autres paramètres tout aussi essentiels que l’organisation sociale, la culture ou le milieu naturel. Il est alors réducteur de vouloir isoler un élément du réel sans tenir compte des autres. Les concepteurs des projets de développement ainsi que les responsables de l’action politique ne devraient pas le perdre de vue quand bien même l’appréhension de la totalité reste du domaine de l’utopie.

2. Des solutions universelles face à des problèmes locaux

D’autre part, par son caractère universalisant, les théoriciens du développement semblent avoir oublié que les pays du Sud se composent d’une « nébuleuse de sociétés » (S. LATOUCHE, 1991). « Au lieu que les originalités s’expriment et se fortifient, au lieu qu’apparaissent les caractères singuliers des peuples et des cultures, c’est un modèle identique qui s’est propagé à travers toutes les différences de situations, de cultures et de périodes »34. Chaque bailleur se

33 Parmi les tenants de cette thèse, on peut citer A. MEISTER (1977) qui considère la tradition comme un obstacle au développement et qui propose une rupture avec l’environnement social pré-existant. Pour lui, les solidarités sociales par exemple constituent un frein au développement dès lors que le recherche du profit en est le moteur. Cette solidarité oblige au détenteur des ressources de les partager avec le groupe. N’en retirant aucun avantage personnel, pourquoi serait-il tenté de faire un effort pour les augmenter ? Pour s’engager dans le changement, argumente A. MEISTER, la motivation essentielle serait l’intérêt personnel. Pour lui, rien ne sera possible tant que la société traditionnelle subsistera, et en conséquence est bon tout ce qui contribue à sa destruction. 34 M. CANDIDO, 1977, op. cit. 29 présente comme vecteur de méthodes et de procédures à vocation universelle, susceptibles de s’adresser, dans des termes presque identiques, à l’ensemble des situations. Or, étant donné l’infinie variété des réalités locales (politiques, économiques, culturelles, etc.), il est difficile de programmer une stratégie générale et globalisante du développement. Le développement est une réponse concrète à une situation précise et de ce fait aucune expérience ne peut être universelle.

La propension des Occidentaux est de vouloir imaginer un modèle universel de développe- ment sous prétexte que « le mal étant mondial, le traitement doit être unique ». M-C. GUENEAU et B. LECOMTE notent ironiquement que « universel, objectif, évident, le besoin [du paysan africain] saute aux yeux de l’expert étranger ».35 De part leur caractère universalisant, les référentiels de développement comportent les ingrédients de leur échec. Dans le domaine agricole par exemple qui a particulièrement intéressé les opérations de développement dans les pays pauvres, les mêmes techniques ont été vulgarisées avec les mêmes méthodes comme si les sociétés d’accueil étaient homogènes. Les modèles de développement se sont construits sur le mythe romantique d’une communauté paysanne homogène. Selon J-M. ELA (1990), appréhender le monde rural sans tenir compte de ses spécificités, c’est prendre le risque d’imposer le mythe d’un monde homogène et harmonieux, de présenter la paysannerie comme une réalité indifférenciée.

Et pourtant, ces paysanneries sont loin d’être homogènes. Il s’agit d’ensembles dynamiques de tensions et de conflits. L’idée de « population cible », chère aux développeurs, entretient l’illusion d’un paysan prototype. Il s’agit-là d’une vision simplificatrice car derrière l’unité de façade que laisse voir le terme « paysan », la configuration paysanne est faite de catégories variées d’acteurs aux relations souvent conflictuelles (hommes/femmes, aînés/cadets, riches/pauvres, etc.). P. CASTEX (1977) montre par exemple que dans un pays quelconque, il n’y a pas « une » paysannerie, mais des couches sociales définies par leur position socio- économique. Les familles paysannes présentent une grande hétérogénéité du point de vue foncier, capitalistique et technique. La situation sociale et économique des familles induit alors, par sa diversité, toute une gamme de micro-stratégies qui s’expriment par des contraintes ou des choix complexes.

35 M-C. GUENEAU et B. LECOMTE, Sahel : les paysans dans les marigots de l’aide. Paris, L’Harmattan, 1997.

30

Ainsi, face à une action publique, les populations touchées n’ont pas toutes les mêmes ressources, les mêmes compétences techniques ni les mêmes capacités d’appropriation. Elles ne disposent pas des mêmes manœuvres pour réinterpréter et réutiliser l’action de l’État en fonction de leurs propres intérêts. Dans le contexte social très inégalitaire qui caractérise les sociétés rurales des pays pauvres, on peut se demander par exemple de quel espace disposent les populations les plus démunies pour saisir les nouvelles opportunités offertes par une action publique. La position sociale, le sexe, l’âge des individus agissent en effet sur les latitudes qui leur sont laissées dans l’exploitation de cette ressource, ainsi que sur les avantages qu’ils en retireront. Chaque producteur, en fonction de son histoire, de sa trajectoire et de sa position dans l’espace social, entretient des relations particulières avec les projets successifs.

Pourtant, cette prodigieuse diversité des situations régionales et sociales n’empêche que « de la Mauritanie à Madagascar, les recommandations faites sont toujours les mêmes […] On parle toujours dans les mêmes termes de très forte densité de peuplement, que l’on soit dans une situation de 40 hab/km2 ou de 140 hab/km2 ».36 A propos des projets financés par la Banque Mondiale au nord du Nigeria, Gavin WILLIAMS (1987) note qu’ils sont tous conçus selon un modèle identique où les particularités d’ordre géographique (liste des populations, prévisions démographiques, superficies, données sur les rendements, les productions, les revenus, etc. ) sont insérées dans des blancs.37 Dans son étude sur les projets de développe- ment au Burkina Fasso, Patrick FREUDIGER note aussi que « le diagnostic de surpopulation est fait pour tous les territoires même si les densités de population varient d’un facteur dix ».38

Comme on peut le remarquer, la plupart des programmes de développement se sont contentés d’une généralisation abusive du diagnostic de pauvreté, quel que soit le contexte social et économique. La raison essentielle de cette uniformité des solutions est que les diagnostics ne sont pas élaborés à partir des acteurs locaux, mais par des acteurs extérieurs à partir des solutions disponibles. Les problèmes sont construits en fonction des types d’actions que l’expert connaît ou sait qu’il peut mobiliser selon l’optique du what we have is that they

36 J-D. NAUDET, Trouver des problèmes aux solutions. Vingt ans d’aide au Sahel. Paris, OCDE-Club du Sahel, 1999. 37 G. WILLIAMS, « Les contradictions de la Banque Mondiale et la crise de l’État en Afrique » in L’État contemporain en Afrique, E. TERRAY (s/dir.). Paris, L’Harmattan, 1987. 38 P. FREUDIGER, Étude comparative de six expériences en matière d’appui au développement local en milieu rural au Burkina Fasso. IUED, Genève, 1997. 31 need.39 Pour les bailleurs, le caractère universel d’une solution la rend beaucoup plus rentable qu’une solution prisonnière du seul problème pour lequel elle a été formulée. En conséquence, pour être rentable, une solution doit être exportée et répétée. Par ailleurs, il est beaucoup plus facile d’identifier des problèmes compatibles avec les solutions disponibles que d’imaginer de nouvelles solutions soulevées par les réalités du terrain.

Dans le domaine de l’aide au développement, les stratégies et les politiques naissent conjointement de la perception par le donateur des besoins de la population et des instruments de réponse dont il dispose. Les « solutions » proposées sont ainsi rarement commandées par la nature des problèmes à résoudre. Le dessin de ces dernières est davantage dicté par les instruments à la disposition du bailleur que par les problèmes rencontrés.40 Les caractéristi- ques de ces instruments l’ont toujours emporté dans la détermination des solutions sur l’analyse des problèmes à résoudre.

La conséquence d’une telle situation est que les réponses proposées risquent de se révéler inefficaces en s’attaquant à d’autres problèmes que ceux réellement vécus par les populations concernées par l’aide. Dans le cas du Burundi par exemple, est-il logique d’envisager le développement de la même manière pour le paysan du Mugamba en lutte pour sa survie et celui de l’Imbo dont la survie n’est pas une préoccupation majeure ? Dans ce même sens, M. DUFUMIER (2004) se demande ce qu’il y a de commun entre un éleveur transhumant du Sahel, un riziculteur des hauts plateaux malgaches, un paysan désœuvré des anciens bantoustans sud-africains et un fermier du Pendjab.

En décrétant de façon unilatérale ce qui est bon pour les populations locales, les politiques de développement courent le risque de passer à côté des vrais problèmes vécus par ces mêmes communautés. Ceci ne veut peut être pas dire que les problèmes ne sont pas réels, mais tout simplement qu’ils ne se posent pas ou qu’ils ne sont pas appréhendés de la même manière par ceux qui les vivent au quotidien.

39 K. GRIFFIN, cité par J-D. NAUDET, 1999. 40 Y. MENY et J-C. THOENIG (cités par J-D. NAUDET, 1999) parlent à cet effet de la « tyrannie de l’offre » pour désigner cette pratique très répandue dans les milieux de l’aide au développement selon laquelle le public ne peut avoir besoin que de ce qu’on lui propose. C’est l’offre des bailleurs qui structure et conditionne les besoins des populations aidées. 32

Dans cette perspective, les innovations proposées ne feraient vraiment autorité qu’en respectant cette diversité des situations à relever et en incluant les ruraux au chapitre de la définition de leurs besoins. Autrement, on voit mal comment elles pourraient induire le changement souhaité car le développement est avant tout un « art de localité » (H. MENDRAS, 2001). La dimension et la diversité du Tiers-Monde n’autorisent guère de brosser un tableau général unique, et donc un remède unique à son principal mal qu’est la pauvreté. Il est alors vain d’espérer la généralisation d’un même modèle dans un univers aussi différencié. Une telle conception porte forcement ses propres limites dans la mesure où les objectifs assignés aux programmes à promouvoir ne tiennent pas compte des particularismes locaux.

3. Des savoir-faire locaux méprisés

L’autre élément à la base de l’échec de la plupart des projets de développement dans les pays du Sud vient du fait que ces interventions ont voulu faire table rase des techniques locales. Les praticiens du développement ont toujours sous-estimé la créativité des agriculteurs. Ignorance et mépris ont caractérisé leurs attitudes envers les savoirs techniques locaux dont ils ont gommé l'opérationnalité et la rationalité au nom d'une culture technico-scientifique dans laquelle ils ont évolué. A travers les programmes de développement et leurs modes d’intervention, le monde rural n’a jamais été perçu et reconnu pour ce qu’il est et veut devenir : un centre d’initiatives et de créativité où, à partir des ressources appropriées, naturelles et humaines, des savoirs et pratiques s’inventent pour affronter la vie et maîtriser leur destin. Tout se passe comme si pour progresser, ces populations doivent se considérer comme sous-développées et ignorantes. Elles sont ainsi sommées de s’insérer dans le changement, afin de créer autour d’elles le « cercle vertueux de la modernité ».41 Non seulement le savoir local est marginalisé, méprisé ou ignoré, mais il est surtout perçu comme un obstacle au changement.

Et pourtant, on sait depuis E. BOSERUP (1970) combien l’intensification progressive de l’agriculture doit aux innovations introduites par les petits producteurs, même si cela s’est fait sous la contrainte de la pression démographique, une « pression créatrice » selon M.

41 E. DUROUSSET (2001) explique ainsi ce cercle : l’augmentation de la production consécutive à l’utilisation de méthodes agricoles modernes conduirait le paysan à s’orienter vers l’économie monétaire. La vente des produits agricoles devrait augmenter ses revenus et permettre ainsi la création d’une dynamique de développement.

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LESOURD (1997) qui a pu assurer des rendements permettant de répondre à la croissance des besoins générée par cette pression démographique. Chacune de leurs techniques a exigé des années d’observation active et méthodique, des hypothèses hardies et contrôlées pour les rejeter ou pour les avérer au moyen d’expériences sans cesse répétées. On peut dès lors se demander si la négation par les projets de modernisation agricole de ce « déjà-là » représentait un bon point de départ pour un dialogue fructueux avec les paysans. Mais également s’il ne serait pas vain d’espérer pouvoir formuler des suggestions utiles et pertinentes en matière de développement agricole sans d’abord comprendre comment les agriculteurs en sont arrivés à mettre en œuvre leurs systèmes de culture.

Au Burundi, les résultats des travaux du siècle dernier, complétés par des études récentes, permettent de parler d’une « agriculture traditionnelle complexe ».42 H. COCHET (2001) par exemple relate un système original performant qui a pu assurer pendant très longtemps une relative sécurité alimentaire d’une population nombreuse et sans cesse croissante. Toutes les études sur les pratiques agricoles du pays concluent à « une paysannerie très laborieuse utilisant une technicité agricole faible mais ayant fait preuve jusqu’à présent d’une capacité d’adaptation remarquable ».43 Malgré l’absence quasi totale des moyens de production d’origine industrielle, la paysannerie burundaise a pu réaliser une véritable intensification des systèmes de production qui a permis un accroissement continu de la production agricole. Cette intensification s’est caractérisée par un accroissement de la quantité de travail, une diversification des cultures, ainsi que par une multiplication des cycles de cultures. Selon E. VERHAEGEN (1995), c’est la pression démographique qui a été le facteur décisif de ces « innovations obligées ».

Pour paraphraser B. LECOMPTE (1986), en matière de développement rural, aucune politique ne peut faire comme s’il s’agissait de l’année zéro du développement. Il existe déjà un savoir-faire que les acteurs de terrain ont patiemment élaboré et qui a fait ses preuves. Les différentes agricultures pratiquées de nos jours sont chacune le produit d’une longue histoire au cours de laquelle les paysans ont fait montre d’une grande capacité de création et d’innovation, dans des environnements écologiques et socio-économiques parfois hostiles. Les savoirs techniques populaires constituent des stocks de connaissances pragmatiques et

42 Sur les pratiques agricoles de l’agriculture burundaise, voir les travaux de J. GAHAMA, E. MWOROHA, J-P. CHRETIEN, M. MUKURI, H. COCHET (2001) et de A. PIARROT-CAZENAVE (2003). 43 O. SINDAYIZERUKA, « La logique de fonctionnement du système productif agricole du Burundi », in Mondes en développement, n° 82, T. 21, 1993. 34 opérationnelles qui couvrent quasiment tous les domaines de la vie sociale. Il n’existe aucun domaine où, quand une opération de développement veut intervenir, il n’existe pas déjà un savoir technique populaire en place.

Pourtant, bien qu’elles témoignent d’une connivence intime des paysans avec leurs terroirs, ces compétences n’ont jamais intéressé les programmes de développement en vue de les intégrer dans le « package technologique » qu’ils proposaient. Pourquoi aurait-on d’ailleurs eu besoin d’étudier et de connaître ce qui était amené à disparaître rapidement, tous les archaïsmes économiques, sociaux et culturels étant destinés à s’effacer devant la modernité et la rationalisation programmées de l’extérieur selon le credo des développeurs ? En vertu du principe de la supériorité technique et économique des innovations, élevée en dogme, celles-ci ne peuvent souffrir d’autre alternative, quels que soient les déboires ou les échecs subis.

Tout porte cependant à croire que l’évolution de l’agriculture et de la production agricole ne peuvent être envisagées, ni a fortiori planifiées en dehors de la valorisation et de la libération de ces savoir-faire locaux. L’appui aux initiatives locales ne devient fécond que lorsqu’il est enraciné dans les ressources propres du milieu. Les modes traditionnels de culture et de gestion des ressources naturelles doivent constituer un point d’appui pour la diffusion des nouvelles technologies. Tout projet qui les exclut crée une situation d’anomie qui ne permet pas d’enraciner les innovations dans les dynamiques locales. Ces propos d’Arthur LEWIS, rapportés par H. de FRANCE (2001) sont à cet effet significatifs : « dans les pays où les compétences supérieures en agriculture sont rares, il est souvent plus efficace d’utiliser celles qui existent dans le cadre des projets destinés à améliorer la production paysanne ».

Il ne s’agit pas ici de faire une divinisation des techniques traditionnelles. Leurs limites sont évidentes, face notamment à la pression des besoins alimentaires. Par ailleurs, comme le fait remarquer B. CHARLERY de la MASSELIERE (1994), considérer qu’on peut aujourd’hui maintenir les paysans dans leur intégrité originelle paraît hasardeux au regard des mouvements et des mutations qui ont affecté et qui affectent toujours ce corps social, à la suite notamment de leur intégration au marché. Cela signifie simplement que le rôle des intervenants devrait consister à améliorer ces pratiques empiriques au lieu de les vouer à une mort certaine puisque dans le contexte d’environnement – notamment économique – où elles se situent, elles constituent encore le meilleur compromis. 35

La crise du développement dans les sociétés du Sud remet alors en question à la fois la validité du modèle occidentalo-centrique du développement et les voies pour l’assurer. N’est- il pas illusoire de penser qu’une assistance technique et/ou financière limitée dans le temps puisse apporter une réponse complète et définitive aux problèmes qui s’opposent à l’évolution de la situation sociale des populations ? Les différents qualificatifs dont on ne cesse de parer ce concept ( autocentré, durable, humain, équitable, etc. comme si les modèles jusque-là proposés ne l’étaient pas et que les nouvelles approches sont infaillibles) constituent une sorte d’aveu de l’échec du développement.44

De part leur caractère universaliste et l’ignorance des caractéristiques des sociétés d’accueil, les projets de développement comportent les ingrédients de leurs échecs. Ils mettent eux- mêmes à l’épreuve le discours sur le développement du monde rural. Comment dès lors mettre en place, entre des communautés paysannes séculairement établies dans leurs structures agraires et des programmes de développement issus des conceptions de la technique, de l’organisation et du pouvoir, un système de communication efficace et fécond dans ses effets ? Voilà la question à laquelle tout projet de développement devrait essayer de trouver une réponse. C’est également en vue de satisfaire cette exigence que devraient être proposées de nouvelles – et honnêtes – pistes de développement.

44 S. LATOUCHE (1998) a montré que plus le système [du développement] se vide de sens, plus il produit d’avatars et il se pare de nouveaux qualificatifs ou objectifs. Mais ces nouvelles solutions et alternatives, ajoute B. CHARLERY de la MASSELIERE (1994), ne sont qu’une reprise d’idées anciennes qui sert de « ceintures protectrices » censées protéger le système de toute critique. 36

III. L’impasse du développement exogène et ses nouvelles orthodoxies

Les échecs des nombreuses expériences de développement menées dans les pays en développement ont provoqué critiques et nouvelles recherches sur le développement. De nombreuses voix ont exprimé avec insistance la nécessité d’une remise en cause de l’approche exclusivement économique du développement. Face à cette difficile reproduction du modèle occidental en dehors du système [socio-économique] qui l’a généré, les économies rurales du Tiers-Monde apparaissent de plus en plus comme ne relevant plus d’une société pré- capitaliste, mais bien d’un système autonome poursuivant ses propres finalités, ayant rendu possible pendant des siècles la poursuite de la reproduction sociale et devant être étudié pour lui-même.

C’est ainsi que depuis les années 1980, devant la reconnaissance plus ou moins forcée par le cours des événements, le débat semble désormais s’orienter vers une prise en compte de la réalité paysanne dans la conception et l’exécution des opérations de développement. Les stéréotypes anciens d’une paysannerie traditionnelle réfractaire au changement sont remplacés par des stéréotypes inverses qui reconnaissent les paysans comme « des agriculteurs rationnels en perpétuelle recherche d’adaptations ou d’opportunités »45. Dans le contexte qui prévalait jusqu’aux années 1980 dans le monde du développement rural, particulièrement en Afrique, cette « réinvention de la paysannerie »46 voulait faire pièce à l’afro-pessimisme ambiant qui se nourrissait de nombreux espoirs déçus. C’est alors dans ce nouveau contexte d’attitude « compréhensive » envers la réalité paysanne qu’apparaît l’approche participative du développement dans le milieu de la recherche, ainsi que celle du développement endogène. Elles vont désormais faire partie du vocabulaire dominant du discours sur le développement et en sont même devenues des thèmes récurrents. Comme le constate alors M. HAUBERT (1991), c’est désormais vers les acteurs locaux que l’on paraît se tourner pour résoudre la crise du développement. Ce retournement est significatif de l’épuisement des politiques et des idéologies axées sur le primat des solutions technico-économisistes au problème de pauvreté rurale.

45 C. BLANC-PAMARD et J. BOUTRAIS, (s/dir.), Thème et variations. Nouvelles recherches rurales au Sud. Paris, ORSTOM/Centre d’Etudes Africaines, 1997. 46 B. CHARLERY de la MASELIERE, « Le développement rural en Afrique », in O. de SOLAGES (s/dir.), Croissance ou développement des Tiers-Mondes. L’Harmattan, Paris/Montréal, 1997. 37

Les années 1980 ont donc marqué un tournant décisif à la fois dans les concepts qui président à l’élaboration des projets de développement et dans les modalités de la mise en œuvre de ces initiatives. Mais si ces nouvelles orthodoxies paraissent vouloir renverser la tendance des pratiques du développement, il n’en demeure pas moins que de nombreuses limites en ont réduit les effets attendus, les empêchant du coup de déstabiliser les fondements consacrés du développement.

1. Le développement endogène

Depuis leurs indépendances, la plupart des pays en développement ont fourni d’importants efforts en vue de moderniser leurs économies. Ces pays ont largement puisé dans l’expérience des pays riches, ainsi que dans leur technologie. Le modèle de développement adopté par les pays en développement a donc été exogène aux sociétés sur lesquelles il devait s’appliquer. Il était conçu comme un processus dépendant essentiellement des impulsions centrales et transmises aux sociétés rurales. Dans l’application de ce modèle, le rôle des acteurs locaux a été négligé. Toutes les stratégies accordaient une place prépondérante aux facteurs exogènes comme les financements et les transferts technologiques, ce qui laissait aux acteurs étrangers une position-clé au détriment des autochtones.

Les résultats décevants d’un développement fondé sur une forte intervention de l’État et le mimétisme ont rendu nécessaire la définition d’un autre modèle. Celui-ci se voulait endogène et auto-centré (self reliance). Il fallait envisager un développement qui vise l’autonomie et l’indépendance, ce qui signifie la réduction des contraintes extérieures et l’extraversion de l’économie. Cela suppose que chaque société doit pouvoir définir ses propres projets en fonction de ses besoins, de ses valeurs culturelles et des ses ressources (I. SACHS, 1981). C’est ce que J. LOMBART (1987) appelle la « logique de situation ». Chaque société doit donc, selon cette nouvelle approche, trouver sa propre voie sans attendre les recettes des expériences menées ailleurs car les situations et les conditions de fonctionnement et de reproduction des sociétés sont différentes d’une société à une autre. Comme le souligne G. RIST (1996), « le développement doit être considéré comme un processus endogène, c’est- à- dire qu’il doit surgir du for intérieur de chaque société. Il naît de la culture et ne se réduit pas à l’imitation des sociétés développées ». C’est l’enracinement dans leurs valeurs culturelles qui peut permettre aux peuples de retrouver la confiance et les motivations nécessaires à l’œuvre qu’impose le développement. 38

Cette volonté de réorienter la pratique du développement semble donc se baser sur l’idée que les pratiques endogènes s’enracinent solidement dans leur terroir. Elles se nourrissent de leurs propres créativités et de leurs propres performances suivant un agencement de rapports sociaux non dominés par l’État ou les organisations internationales de développement. Les nombreuses expériences de développement analysées ont montré que les changements qui ont le mieux réussi ont été le fruit d’une lente évolution au sein du système lui-même, ou qu’ils proviennent d’une longue et lente adaptation aux chocs exogènes.

Le vie paysanne des communautés traditionnelles se déroule à l’intérieur d’un cadre systé- mique très sensible à toute variation, notamment socio-économique, qu’elle soit issue de l’intérieur même du système ou suscité de l’extérieur. Cet environnement est une donnée qu’il appartient aux sociétés elles-mêmes de modifier à leur gré, suivant leurs motivations propres et leurs rationalités spécifiques. Les changements ne s’harmonisent pas nécessairement au calendrier du planificateur exogène. D’après G. BEDARD (1983), ils s’ajustent davantage à ceux du terroir, avec ses contraintes, ses convivialités coutumières et son imaginaire social. Le développement endogène serait donc ce développement à la fois spontané et calculé que les hommes s’imposent eux-mêmes. Il est autonome et indépendant de toutes formes de domination et de subordination. Quant au développement exogène, il est perçu comme une proposition traumatisante, mal reçue et finalement vouée à l’échec.

Il faut néanmoins reconnaître que ce développement autocentré ou endogène ne signifie pas que tous les facteurs doivent être internes à la société concernée. Comme le précise D. DESCENDRE (1991) à propos des pays africains, « cela n’implique pas que les milieux africains n’ont plus rien à apprendre de l’Occident ; cela veut dire qu’il faut leur donner la possibilité d’apprendre ce qu’ils veulent savoir et non pas leur apporter ce que nous pensons qu’ils doivent savoir ». Des emprunts ou échanges entre les sociétés sont toujours possibles, mais dans le respect des spécificités de chacune.

Toute situation de développement implique par ailleurs d’un côté une auto-prise en charge endogène, comme cela implique tout aussi nécessairement une intervention extérieure à travers un transfert de savoirs et de ressources. L’endogénéité n’exclut donc pas tout recourt à l’extérieur ; elle implique tout simplement un degré plus ou moins élevé d’autonomie dans l’élaboration de son projet. Paraphrasant G. BEDARD (1983), l’on pourrait dire qu’il faut jouer sur les synergies entre les deux modes de connaissances, entre les deux formes de 39 scientificités et proposer une nouvelle stratégie reliant les savoirs paysans à l’acquis scientifique du monde moderne. Malheureusement, les diverses pratiques de développement initiées dans les pays en développement tendront à écarter les populations de la définition de leurs besoins. Ces mêmes pratiques ne se sont jamais préoccupées de savoir dans quelles conditions, socio-économiques notamment, ces savoirs locaux ont pu être utiles et à quelles conditions les nouvelles pratiques pourraient être adoptées dans les régions au sein desquelles on envisage de les introduire.

Le développement n’est donc pas endogène stricto sensu, mais s’inscrit toujours dans un rapport entre des agriculteurs qui portent la mémoire des lieux où s’opère le changement, et des techniciens ou des politiques détenteurs d’un savoir extérieur. On considère qu’il n’y a eu, dans les échecs de la plupart des programmes de développement, qu’un « malentendu » entre les logiques paysannes et les logiques des projets, qu’une nouvelle approche participative suffirait à dissiper. Mais la question est-elle aussi simple que cela paraît?

2. La participation : une innovation ou un simple label ?

La participation est aussi devenue un thème à la mode pour toute action publique. Elle est progressivement devenue le point de vue dominant dans le domaine du développement. Face à la multiplication des échecs de la plupart des opérations de développement, elle est devenue la nouvelle orthodoxie des développeurs. Personne n’ose plus parler de développement sans inclure la nécessaire participation du peuple, reconnu désormais comme le principal acteur et la finalité ultime de ce développement. Le renversement des approches qu’elle va provoquer consistera désormais à partir d’« en bas » au lieu de partir d’« en haut ». On commence à comprendre que, pour être performants, les outils technologiques doivent avoir l’adhésion des populations qui, sans cela, n’ont d’autres langages que la résistance passive ou active. Les objectifs de développement ne peuvent, selon ce courant participatif, être atteints que dans la mesure où les populations sont associées à la définition et à la mise en œuvre des projets.

La participation populaire est ainsi devenue une dimension-clé du développement. Elle fait l’objet d’un consensus et on ne conçoit plus un programme de développement sans inclure un volet centré sur la participation. Pourtant, la question de son impact réel reste posée. Si l’on semble désormais s’intéresser vers des modes de prise en compte des populations dans le processus de décision, on est en droit de se demander comment les populations locales 40 peuvent devenir acteurs et décideurs face aux pouvoirs publics. Prises en tenaille entre des jeux de pouvoir qui les dépassent et des logiques de développement inadaptées à leurs stratégies de subsistance, arrivent-elles à faire reconnaître leurs besoins et à imposer la prise en compte de leurs intérêts aux actions publiques ?

D’après E. DUROUSSET (2001), s’il y a tant d’écarts entre les objectifs affichés de la participation et les réalisations effectives, c’est sans doute parce que le concept même de participation est mal cerné. En effet, cette notion est polysémique et n’est pas dépourvue d’ambiguïtés. Elle peut d’ailleurs être appréhendée sous plusieurs angles. Lorsqu’on parle de participation du producteur, s’agit-il d’une participation financière à l’intervention ? D’une participation à l’élaboration des objectifs du projet ? Ou d’une participation dans la gestion du projet, à travers notamment une association des bénéficiaires du projet ? Face à cette multipli- cité des formes de participation, il convient de préciser de quelle forme de participation il s’agit.47 Par ailleurs, l’expérience a montré que c’est essentiellement à travers des organisa- tions paysannes que les producteurs ont été conduits à « participer » aux projets qui leur sont proposés.

Le projet rizicole de la SRD-Imbo a instauré une double forme de participation. D’une part, les riziculteurs sont obligés de participer physiquement à la maintenance des aménagements et des infrastructures de production, notamment le réseau d’irrigation et de circulation. Selon l’article 16 du contrat signé entre la SRDI et chaque riziculteur, celui-ci a en sa charge « les travaux d’entretien des parties des réseaux tertiaires d’irrigation et de drainage correspon- dant à ses parcelles, ainsi que les voies de circulation, les drains et autres emplacements collectifs des villages ». En plus de ces travaux d’entretiens des drains attenants à sa rizière, tout riziculteur doit consacrer chaque saison 12 journées de travaux destinés aux ouvrages collectifs. Une amende de 2000 Fbu par jour d’absence est infligée à chaque riziculteur qui ne totalise pas ces journées de travail. Celle-ci est directement prélevée sur les revenus du

47 Concernant les formes de participation, les travaux réalisés (M. HAUBERT, R. CHAMBERS, D. DESJEUX, E. DUROUSSET, etc.) permettent de distinguer deux grandes formes de participation. D’une part, une participation en amont ou participation post-décisionnelle, lorsque la population participe directement à l’élaboration des objectifs du projet. Cette forme de participation est plutôt rare dans le domaine de l’aide au développement. D’autre part, une participation en aval qui consiste à inciter les populations à adhérer à un projet déjà conçu. Cette forme de participation reste en aval des décisions prises en lieu et place des bénéficiaires, à un stade où les enjeux sont considérablement moins importants que ceux de la planification. Elle ne représente, selon M-L. MATHIEU (2002), aucune menace ni pour l’ordre local établi par le fonctionnement des institutions, ni pour les idéologies développementistes, ni pour les enjeux diplomatiques internationaux qui se développement autour de l’aide au développement. Il s’agit en définitive d’une pseudo-participation étant donné que les populations n’ont pas voix au chapitre de la décision. 41 riziculteur au moment de la vente. Cette amende a sans doute été instaurée pour décourager toute velléité d’absentéisme à ces travaux dont les riziculteurs ne comprennent pas bien l’opportunité.

A côté de cette participation physique au projet, les agriculteurs contribuent financièrement à leur encadrement à travers une taxe appelée redevance-eau qu’ils payent. Elle s’élève à l’équivalent de 300 kg de paddy. Elle est prélevée sur la production des riziculteurs au moment de la vente. Il s’agit là d’une contribution du paysan aux frais de fonctionnement des aménagements.

D’autre part, en vue de rendre faciles certaines tâches telles que la distribution des intrants, des crédits et le recouvrement des redevances dues par les riziculteurs, les producteurs ont été organisés en associations de producteurs.48 Suite aux difficultés de plus en plus croissantes de recouvrement des dettes par la SRDI, les responsables du programme ont éprouvé le besoin de créer des associations chargées principalement du contrôle des membres en vue de permettre la régularisation de leur situation financière auprès de la SRDI. C’est ainsi que l’adhésion à une association est obligatoire pour l’ensemble des producteurs de son périmètre.

Au regard de ce qui précède, on peut s’interroger, à la manière de J-D. NAUDET (1999) si, dans le fond quelque chose a changé. La persistance avec laquelle le thème du développement participatif imprègne l’idéologie officielle amène à s’interroger sur sa réalité et ses possibi- lités. Proclamée mais rarement appliquée, l’approche participative du développement consiste à « trouver des problèmes aux solutions » puisque lorsqu’on vient consulter les populations, les décisions ont pour la plupart des fois été déjà prises. A la manière des plans architecturaux imprimés au bleu ammoniaqué (le blue print de G. BEDARD, 1983) qui tracent à l’avance et dans le moindre détail la marche à suivre pour ériger un barrage, une tour ou un stade olympique, peu de modifications peuvent être apportées aux plans des programmes de développement. Ce sont des projets clés en main qui continuent à être proposées aux popula- tions malgré ce discours de rupture avec le passé. On constate tant dans le projet SRD-Imbo que dans les autres projets qui ont été menés au Burundi, que les destinataires n’interviennent, dans le meilleur des cas, que dans la phase d’exécution. C’est ce que S. MICHAÏLOF (1987)

48 Le périmètre de la SRD-Imbo compte au total 17 associations pour lesquelles elle a élaboré les mêmes statuts et un même règlement d’ordre intérieur (voir en annexes). On peut aisément deviner que ces textes, à l’élaboration desquels les membres des associations ou leurs représentants n’ont pas participé, ne tiennent que très peu compte des intérêts paysans. D’où ils sont aujourd’hui ouvertement critiqués par les riziculteurs. 42 appelle une « participation passive » tandis que H. COCHET (2001) parle d’une « illusion participative » au moment où M. HAUBERT (1980) parle d’une « autonomie périmée » qui ne permet pas aux paysans d’agir aux différents endroits où se détermine leur destin.

Il s’agit en définitive de simples « replâtrage et réaménagement destinés à rendre les conséquences des programmes de développement plus supportables » (L. GAKOU, 1984). Contrairement à tous les poncifs du discours sur la participation, il s’agit toujours au bout du compte d’un intervenant extérieur qui tente de changer les choses, dans une relation dénudée de tout esprit de partenariat. Les projets émanent rarement d’initiatives locales ou d’une interaction entre les agriculteurs et les intervenants. Il s’agit d’une pseudo-participation qui focalise l’attention sur la diffusion et l’exécution des techniques et méthodes élaborées loin de leur sphère d’application. Il n’est donc pas étonnant que ces paquets techniques, élaborés au mépris des réalités locales, peinent à faire autorité au moment de leur application. Autant le misérabilisme – résultant d’une vision désespérée des paysanneries du Sud – avait caractérisé la première génération de projets de développement, autant le populisme caractérisera le développement participatif. C’est d’ailleurs dans ce va-et-vient permanent entre misérabilisme et populisme qu’il faut situer le développement rural des pays du Sud.

3. Le développement local

L’autre renversement qui a été initié dans la conduite du développement rural concerne le changement d’échelle. Jusque-là, le développement, ainsi que les actions pour le faire advenir, s’inscrivaient dans le cadre d’une entité géographique très vaste, à savoir le pays. La nouvelle orthodoxie du développement va alors proposer de passer d’une économie nationale théorique et vague, souvent d’ailleurs introuvable, à une conception territorialisée du développement. On se replie de plus en plus sur le local pour essayer d’y découvrir le sens et la complexité du réel. Le local devient ainsi le lieu où l’on cherche à reconstruire l’unité perdue des forces productives (B. CHARLERY de la MASSELIERE, 1994). C’est dans ce cadre que s’inscrit par exemple la promotion du mouvement associatif des paysanneries.

Pour P. HOUEE (1996), le local est un espace pertinent pour redécouvrir une identité collective et des solidarités efficaces. C’est un espace de démocratie qui a, en tant que tel, droit à être reconnu aussi comme espace de développement. Pour lui alors, le développement 43 local peut constituer un modèle alternatif d’autant plus qu’il met à jour la diversité des situations et donc des approches.

Cette nouvelle approche, « pragmatique et adaptée à la diversité des situations locales », est jugée plus apte à « garantir un développement durable en raison de son appropriation par les bénéficiaires ».49 Le développement local est conçu comme une mobilisation de ressources et de savoir-faire locaux, ainsi qu’une prise en compte des aspirations et des besoins de la population.

Mais comme pour les cas précédents, la question qui peut être posée est celle de savoir si cette nouvelle approche du développement a remis en cause ses traditionnels schémas conceptuels. Nous ne pouvons que reprendre, en guise de réponse à cette question, celle donnée par B. CHARLERY de la MASSELIERE (1994) : « il y a fort à parier que cette unité du local soit aussi introuvable que l’unité nationale et que les pratiques du développement s’orientent vers un utilitarisme ponctuel, générateur de nouvelles formes d’exclusions ».

4. Des approches qui perturbent

« Ceux qui connaissent les transformations du monde rural [en Afrique sub-saharienne] savent que le développement relève d’une histoire sans réelle concession aux idéaux de justice et de liberté, même si des idées généreuses peuvent se frayer un chemin dans le débat économique ». Ce constat réalisé par B. CHARLERY de la MASSELIERE (1997) témoigne de la difficulté éprouvée par les programmes de développement à rendre concrètes ces nouvelles approches du développement rural. Pour ces programmes, les rendre opération- nelles se révèle difficile et peu rentable. Bien que la remise en cause du modèle technico- économique du développement soit déjà ancienne, elle n’est pas encore parvenue à déstabiliser la pratique du développement.

Le développement endogène et l’approche participative qui font désormais partie du discours développementaliste exigent de la part des intervenants une certaine connaissance des réalités locales et leur prise en compte dans le cadre des projets de développement. Or, pour ces intervenants, ceci se révèle être un exercice difficile dans la mesure où cette reconnaissance

49 Ministère de la coopération et du développement, Politique agricole et développement rural en Afrique subsaharienne. Orientations de la coopération française. Paris, multigraphié, 1990. 44 risque de transformer les enjeux des projets. En outre, en considérant les réalités du milieu, les développeurs savent d’avance qu’ils vont se trouver en présence de sociétés différentes et que cette diversité des objets d’étude doit entraîner nécessairement de leur part une diversité des outils d’analyse. D’où cette « incapacité opérationnelle à créer des conditions réelles de partenariat avec les paysans […] Les recherches–systèmes sont orientées sur le développe- ment, elles ne peuvent se contenter de produire la connaissance scientifique »50

En théorie, l’idée de prendre en compte les situations locales est aujourd’hui acquise pour l’ensemble des programmes de développement. Elle est même devenue la nouvelle orthodoxie des bailleurs, en particulier la Banque Mondiale. Mais dans la pratique, tout écart avec le modèle devient une perturbation insupportable pour la configuration développementaliste. Tout apport de connaissances supplémentaires dérange en accroissant le degré d’incertitude par rapport aux stratégies déjà planifiées. Le projet est dès le départ parfaitement organisé, logique et rationnel. Dès lors, il ne doit, au moment de sa réalisation, se heurter à d’autres logiques. Les responsables se sont, dès le départ, construit une logique et une représentation des besoins si parfaitement structurées et organisées que tout changement paraît impossible car il viendrait bouleverser cet édifice. C’est ainsi que le savoir paysan est vécu comme un danger pour le projet et le processus – logique – d’adaptation interprété comme de la résistance. Dans ces conditions, seules les connaissances nouvelles mais qui ne remettent pas en cause le dispositif et les modèles des projets peuvent vraiment être prises en compte.

D’un autre côté, les programmes de développement étant financés par les bailleurs extérieurs, il est assez rare que ces derniers accordent les moyens (temps et argent) destinés à découvrir une communauté ou à améliorer sa connaissance avant de définir les axes de l’intervention en faveur de cette dernière. Sans oublier qu’une analyse sociologique pour chaque projet aurait pour effet d’en accroître les coûts pour des avantages incertains que l’on ne peut quantifier.51

Sous couvert d’une prise en compte des particularités locales, les projets de développement constituent une réponse aux préoccupations des bénéficiaires mais qui sont réinterprétées à

50 D. PILLOT et al., Recherche-Développement et Farming System Research. Concepts, approches et méthodes. GRET, Document de travail, 1985. 51 Mais rétrospectivement, l’absence de cette analyse peut se révéler beaucoup plus coûteuse. Dans une étude portant sur 57 projets financés par la Banque Mondiale axée sur la relation entre l’adéquation socio-culturelle des projets de développement rural et le taux de rentabilité économique, Conrad KOTTAK (1998) en est arrivé à la conclusion que le taux moyen de rentabilité économique des projets qui ont fait l’objet d’une analyse socio- culturelle est deux fois plus élevé que celui des projets dont l’évaluation sociologique est médiocre. 45 travers les moyens (techniques, financiers, logistiques, etc.) dont dispose le bailleur. Au-delà du simple discours sur la vertu de la participation populaire, les agents du développement ne semblent pas être allés trop loin dans sa concrétisation puisque leurs interventions restent toujours influencées par les présupposés que les bailleurs ont de ce qu’il faut pour les bénéficiaires.

Dès lors, ces nouveaux concepts, aux contours flous et ambigus, apparaissent comme de simples habillages idéologiques destinés à légitimer les politiques publiques. J-P. OLIVIER de SARDAN (1995) parle à cet effet de « populisme méthodologique » pour rendre compte de cette découverte des vertus paysannes. Une fois le discours laissé de côté, cette volonté affirmée de « permettre aux populations d’avoir une meilleure maîtrise de leur avenir » renvoie ces nouvelles approches dans « la sphère du simulacre, de la langue de bois et de l’écran de fumée » (M-L. MATHIEU, 2002). Leurs résultats se révèlent tout aussi insatisfai- sants que les échecs qui ont justifié leur mise en œuvre.

En paraphrasant J. POIRIER (1980), on peut dire que ce qui compte le plus n’est pas tant de réorienter l’action, mais de dégager des méthodes, voies et moyens qui permettront enfin, au- delà du simple verbalisme, de trouver les voies originales du développement. Il faut une réelle démocratisation du développement (M. HAUBERT, 1991), qui ne se réduise pas à une référence incantatoire à la participation/endogénéité et qui ne soit pas conçue non plus unique- ment comme un marché ni comme une simple technique de gestion, mais qui donne aux paysans un pouvoir effectif sur les conditions de production et sur les relations avec le marché, l’État et les autres groupes sociaux. Les hésitations paysannes face aux propositions des intervenants ne sont pas autre chose qu’une manifestation de leur volonté d’être maîtres de leur développement, de sortir du rôle de simples exécutants dans lequel ils sont confinés.

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IV. Innovations : facteurs de déstabilisation et de destruction de l’espace social

Le développement rural des pays du Sud, tel qu’il a été conçu et apporté à travers les projets agricoles, devait être le résultat des savoirs techniques mis au point par des organismes de recherche agronomique. Mis à part leur (in)capacité à transformer les paysanneries, on peut également s’interroger sur leurs conséquences sociales. Dans l’étude des innovations, les sociologues ont également pris en compte les conséquences de celles-ci sur les sociétés d’accueil. La littérature disponible à ce sujet témoigne d’une déstabilisation et d’une différen- ciation sociale dues au changement apporté dans le cadre des projets de modernisation agricole comme celui de riziculture irriguée de l’Imbo. L’introduction des innovations a très souvent entraîné de grands frais humains et une remise en cause conséquente de leur bien- fondé.

1. Qu’est-ce que l’innovation ?

L’innovation, au sens propre du terme, consiste à introduire des techniques de production et/ou d’organisation nouvelles pour remplacer les anciennes jugées archaïques afin de produire davantage au moyen de la modernisation, synonyme de progrès52. J-P. OLIVIER de SARDAN (1995) considère quant à lui l’innovation comme « une greffe de techniques, de savoirs ou de modes d’organisation inédits, généralement sous la forme d’adaptations locales à partir d’emprunts ou d’importations, sur des techniques, savoirs et modes d’organisation en place ». Toutes les définitions de l’innovation insistent sur le caractère exogène des changements et posent en filigrane la question de leur adoption par leurs sociétés d’accueil ainsi que leurs conséquences sur ces dernières, c’est-à-dire les effets de cette nouveauté sur l’ordre socio- économique préexistant.

La problématique de l’innovation a fait l’objet de plusieurs études, notamment sociologiques. En se basant sur ces dernières, on distingue deux types d’innovations : - L’innovation organisée : il s’agit de celle qui est apportée par les programmes de développement, avec d’importants moyens matériels et humains fournis par les gouver-

52 A. CHENEAU-LOQUAY, « Les conditions d’appropriation de l’innovation sont-elles réunies en milieu rural guinéen ? », in P. BYE et al. Innovations et sociétés. Quelles agricultures ? Quelles innovations ? CIRAD, Montpellier, 1995. 47

nements ou les bailleurs extérieurs. Ce type d’innovation se caractérise par une rationalité scientifique et technique. Dans ce genre de situation, lorsque les financements viennent à tarir ou lorsqu’ils se retirent, l’innovation échoue assez souvent ou alors ses résultats deviennent insignifiants. Les « après-projet » ressemblent ainsi aux « avant-projet » puisque les réalisations des projets les survivent rarement.

- L’innovation spontanée : il s’agit des innovations engagées par les paysans eux-mêmes, sans que les intervenants y soient pour quelque chose. P. ROUX (1993) les appelle les « innovations des exclus » tandis que J-P. OLIVIER de SARDAN (1995) parle des « innovateurs aux pieds nus » pour attirer l’attention sur les capacités adaptatives paysannes. N’obéissant pas forcément au raisonnement logique et linéaire des experts, ces innovations sont souvent des réponses spontanées à des situations particulières vécues par des individus. A l’opposé des premières, le soutien financier extérieur est inexistant ou minimal. Ce genre d’innovation est totalement approprié par la population et elle est souvent plus fructueuse dans des contextes de crise. C’est pour cela que A. MARTY (cité par J-P. OLIVIER de SARDAN, 1995) les appelle des « aventures de survie ».

Comme on le voit, le cadre théorique de l’innovation permet de distinguer les innovations qui relèvent du processus social de celles qui s’apparentent à des découvertes techniques. En Afrique comme dans l’ensemble des pays en développement, c’est surtout le premier type d’innovations qui est évoqué puisque il est rare qu’on reconnaisse aux paysanneries africaines – dont l’essence est, aux yeux des développeurs, d’être traditionnelles – la capacité d’inventer des innovations techniques.

Les mêmes études ont décrit le processus d’adoption des innovations. Selon J-P. OLIVIER de SARDAN (1995), la compréhension des phénomènes de refus ou d’acceptation d’une innovation doit être située dans son contexte sociétal, c’est-à-dire qu’elle doit procéder à une analyse de la société locale, avec ses conflits politiques, économiques et symboliques qui transforment souvent l’innovation en enjeu. Or, la riziculture irriguée – qui est l’objet de l’innovation dans notre cas53 – a justement été transformée en un enjeu qui tend à bouleverser

53 Si l’on admet avec J-P. CHAUVEAU (1999) que l’innovation est « l’adoption d’une nouveauté », la rizicul- ture n’est pas en réalité une nouveauté dans cette zone car elle y était pratiquée depuis longtemps sous forme inondée. Mais la mise en place de la SRDI s’accompagna par contre de la diffusion des techniques modernes issues de la révolution verte (irrigation, nouvelles variétés de semences hybrides, utilisation d’engrais et d’insecticides, etc.), impliquant une rupture avec les pratiques traditionnelles jugées peu productives. 48 le système social existant. Si cette innovation a été adoptée par toutes les populations au départ, aujourd’hui certaines classes sociales sont poussées à l’abandonner parce que ses enjeux les dépassent. Seules les catégories aisées profitent réellement de cette innovation qui est devenue excluante au fil du temps comme on va le voir plus loin.

Comme le reconnaît alors R. BRUNET (1992), l’innovation est un remarquable facteur de différenciation sociale. Toutes les études prouvent en effet que les innovations techniques, prises dans le système de compétition sociale, deviennent un enjeu important pour ceux qui veulent s’avancer dans la hiérarchie sociale ou renforcer leur influence dans la société. Les innovations permettent le décollage de certaines personnes qui ont pu en saisir les avantages. Tout en renforçant les inégalités de départ, les innovations provoquent également une perturbation chez ceux qui les adoptent, en particulier les plus vulnérables.

2. Quand l’innovation est source de déstabilisation et de perturbation

L’adoption d’une nouvelle technique ou d’un nouvel outillage en milieu rural passe inévitablement par la révision ou la destruction d’une situation antérieure, l’abandon des pratiques utilisées jusque-là et la dévalorisation de celles-ci pour en adopter de nouvelles. L’émergence du neuf exige automatiquement la destruction de l’ancien car « l’innovation est rupture dans le cours des choses » d’après R. BRUNET (1992). Dans cette perspective, innovation est donc synonyme de risque alors que « ce qui a déjà fait ses preuves est très rationnellement préféré au risque » (J-P. OLIVIER de SARDAN, 1995). En agriculture, les pratiques paysannes locales sont le plus souvent le produit d’une longue adaptation à un milieu, adaptation qui a fait ses preuves sur le long terme.

F. LANDY (1994) va encore plus loin et distingue, à côté du risque, l’incertitude. Le risque est un élément que connaît le paysan, qu’il a l’habitude de faire entrer en ligne de compte dans ses choix. L’incertitude est tout autre car elle correspond à la peur de l’inconnu. Les accidents climatiques présentent des risques dont le paysan connaît bien les probabilités tandis qu’une innovation (nouvelle variété de culture par exemple) engendre l’incertitude sans qu’aucune probabilité puisse être définie par expérience. Il conclut cependant que le risque peut avoir des effets positifs car il peut inciter à adopter une technologie nouvelle afin de le limiter, voire de le supprimer totalement. L’incertitude quant à elle contribue plutôt à empêcher l’adoption des nouveautés et serait au contraire un facteur de conservatisme. Ainsi, 49 l’adoption des techniques agricoles modernes, si elle augmente les profits nets, accroît également assez souvent la variabilité de ces profits et génère encore davantage d’incertitude. Dans le cadre des programmes de développement agricole, ce sentiment d’incertitude est d’autant plus fort que l’innovation ne permet pas à l’agriculteur une adaptation lente, voire partielle au système de référence économique que cette nouveauté requiert. L’innovation et ses implications doivent être admis ensemble.

Là où les organismes de développement voient généralement une « destruction créatrice », le paysan lui y trouve une source d’insécurité. Conscients des dangers de cette nouvelle aventure (technique et/ou biologique), il préfère rester dans l’ornière coutumière qui est un gage de stabilité. Cela explique les choix paysans en faveur de la stabilité et de l’équilibre de leurs systèmes. C’est ainsi alors que les agriculteurs hésitent, et parfois refusent les arguments « irréfutables » qui leur sont adressés au nom d’une logique incontestablement économique. C’est ce risque et cette incertitude que les populations hésitent à courir qui sont interprétés comme une résistance au changement alors que cette attitude traduit la lucidité paysanne face aux nouveautés. Comme le reconnaît J-M. BROUSSARD, « les agriculteurs pauvres sont souvent conscients des avantages que leur donneraient certaines pratiques culturales mais ils ne sont pas en état de les mettre en œuvre parce elles pourraient compromettre leur survie ».54

Depuis l’entrée en fonctionnement de la SRD-Imbo par exemple, la production vivrière a baissé dans le périmètre de Mugerero. Les techniques intensives très exigeantes qui ont été introduites, ainsi que le devoir du rendement auquel sont soumis les producteurs sous peine d’être expulsés, ont provoqué une importante concurrence du riz sur les autres cultures au niveau de la consommation du temps. Les responsables de la SRD-Imbo reconnaissent eux- mêmes les conséquences des travaux de la riziculture sur la production vivrière puisque dans le rapport annuel de 1990 on peut lire que « absorbés par les travaux des rizières, les paysans n’ont plus assez de temps pour s’occuper des cultures de la sole réservée à la polyculture vivrière. C’est ainsi que l’on a remarqué que l’amélioration des techniques culturales en riziculture se faisait au détriment des autres cultures ». Or, les revenus de la riziculture, dont une bonne partie est accaparée par les consommations intermédiaires et les différentes taxes, ne parviennent pas à compenser cette perte de sécurité

54 Inter-Réseaux et Développement Rural, Grain de sel, mars 1996. 50 alimentaire. Sur le plan strictement vivrier donc, la riziculture s’est accompagnée d’une dégradation de la sécurité alimentaire du paysan. Mais contrairement à d’autres paysans qui peuvent refuser les innovations qui leur sont apportées lorsqu’elles leur paraissent risquées, ceux encadrés par la SRDI ne peuvent pas s’en détourner du fait de la situation de précarité de leur statut foncier. Ils risquent à chaque moment une expulsion s’ils ne respectent pas les normes techniques de mises en valeur du périmètre.

Le contenu des innovations constitue une autre cause de déstabilisation et de perturbation, en particulier chez les petits producteurs. Pour cette catégorie précise de paysans, les techniques préconisées sont tellement différentes de leurs propres pratiques, de leur niveau d’aspiration et de leurs projets que souvent elles ne peuvent même pas être envisagées comme possibles. H. MENDRAS et M. FORSE (1983) montrent comment l’introduction du maïs hybride dans les Pyrénées Atlantiques a profondément transformé les façons culturales puisque les paysans devaient acheter les semences, les engrais et les désherbants, donc avoir de l’argent, ce qui n’était pas le cas avec le grand roux.

Dans la plupart des projets agricoles initiés au Burundi, l’itinéraire technique imposé (culture pure, semis en ligne, fossés anti-érosifs doublés de haies vives, paillage systématique du caféier et du théier, aménagement des compostières, usage d’engrais minéraux, stabulation permanente, etc.) s’est révélé inadapté pour beaucoup d’exploitations parce que ces pratiques sont coûteuses en argent ou en espace, ou qu’elles imposent un surcroît de travail55. Certaines techniques exigent des moyens financiers dont les agriculteurs ne disposent toujours pas alors que d’autres impliquent un travail supplémentaire que le paysan ne peut pas exécuter sans recourir à une main d’œuvre salariée.

55 On peut donner ici quelques exemples qui illustrent cette inadaptation des contenus techniques des projets au contexte socio-économique des exploitations paysannes. - la réalisation des fossés anti-érosifs est mal acceptée puisqu’elle est synonyme de perte d’une bonne partie de la propriété dans un contexte d’exploitations agricoles extrêmement réduites, - le paillage du café, malgré ses vertus agronomiques qui peuvent se révéler incontestables, est difficilement réalisable à cause des difficultés de plus en plus évidentes à se procurer la matière végétale nécessaire à la suite de la mise en valeur des marais et de la surexploitation des terres ayant entraîné le défrichement de presque toutes les facettes du milieu, - la culture pure a aussi du mal à passer car les associations culturales représentent la meilleure façon de faire face à la faiblesse de la productivité et aux aléas climatiques. Le mélange des cultures est donc pour le paysan synonyme de sécurité alimentaire, - le semis en ligne exige un surcroît de travail et de main d’œuvre pendant une période déjà surchargée sans permettre, aux yeux du paysan, un quelconque accroissement des rendements, - l’éclaircissement obligatoire de la bananeraie passe aussi difficilement car la bananeraie représente pour nombre de paysans une importante source de biomasse et de revenus, certes faibles mais réguliers.

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Ces techniques, systématiquement vulgarisées quelles que soient les conditions agro- écologiques, pédoclimatiques ou socio-économiques des exploitations, ont rencontré l’hostilité des paysans et n’ont été rendues possibles que par un encadrement autoritaire.

Face à l’acharnement des opérations de développement à imposer un itinéraire technique souvent inadapté à l’environnement socio-économique de leurs exploitations, les paysans peuvent recourir à plusieurs pratiques notamment la sélection et le détournement.

La sélection est le processus par lequel les paysans s’approprient uniquement certains thèmes, ce qui a pour effet de désarticuler la cohérence technique des projets et de neutraliser l’efficacité des innovations proposées. Ce processus de sélection explique le démantèlement des paquets technologiques proposés aux agriculteurs qui sélectionnent les éléments en fonction de leurs propres objectifs. Aucun ensemble proposé n’est adopté en bloc par ses destinataires. Il est toujours désarticulé par la sélection que ceux-ci opèrent en son sein. Il ne s’agit donc ni d’un rejet total, ni d’une adoption totale, mais d’une adoption sélective. Ce phénomène de sélection est plus important dans les opérations de développement dites intégrées qui associent l’encadrement agricole à d’autres volets au nom d’une « cohérence horizontale du développement » (J-P. de SARDAN, 1995).

Quant au détournement, il s’agit d’une dénaturation des objectifs des projets dans la mesure où les paysans utilisent des opportunités fournies par un programme pour les mettre au service de leurs propres objectifs. J-M. GASTELLU (1987) y voit une « plasticité des utilisations » alors que F. LANDY (1994) parle d’une perversion des buts originels des projets dans la mesure où les objectifs de départ ne sont pas respectés. Les paysans se servent de l’infrastru- cture mise en place par les projets agricoles, mais en la détournant pour leur propre compte. La stratégie consiste à subvertir de l’intérieur les structures d’encadrement. M. HAUBERT (1985) évoque en guise d’exemple, dans le cas des aménagements hydro- agricoles, la réalisation des cultures dérobées qui détournent l’eau des réseaux d’irrigation, ou l’utilisation sur les champs privés des moyens de production (engrais, charrues, etc.) destinés à la culture officielle. Ce dernier cas peut être évoqué au Burundi à propos des engrais distribués par la COGERCO et l’OTB qui sont détournés par les paysans au profit des cultures vivrières. Il en est de même des insecticides distribués par ces mêmes sociétés afin de traiter les plantations de coton et de thé mais qui sont utilisés à d’autres fins comme le traitement des cultures maraîchères ou le détiquetage du bétail. 52

Dans un cas comme dans un autre, il s’agit des tentatives paysannes destinées à rendre moins douloureuses les pratiques autoritaires des structures de vulgarisation. Le détournement, comme l’adoption sélective, peuvent être considérés comme des formes d’appropriation d’un projet par ses destinataires. Le paradoxe est que cette appropriation se retourne contre les objectifs et les méthodes des projets.

3. L’innovation : facteur de différenciation sociale

L’on peut également se demander si les innovations profitent à tous les membres de la société de la même manière et se poser aussi la question de savoir qui innove. Ce qui est évident c’est que les innovations ne sont pas introduites dans des sociétés en équilibre ou exemptes d’inégalités de tout genre, ce qui n’est dès lors pas de nature à favoriser les conditions de l’émergence d’une dynamique globale de développement.

Une fois introduite, l’innovation a sa propre logique. Thérèse SAINT-JULIEN (1985) écrit que l’espace à l’intérieur duquel se diffusent les innovations n’est jamais homogène. Les familles rurales n’ayant pas les mêmes ressources, certaines trouveront dans les innovations un moyen d’améliorer leur situation. Tous les exploitants ne montreront donc pas les mêmes dispositions à s’engager sur la voie du changement et à profiter des ressources apportées par un projet. Les contraintes économiques, sociales et les caractéristiques personnelles se conjugueront pour freiner ou au contraire favoriser l’adoption. D’ailleurs, les comportements des agriculteurs sont déterminés par la position de chaque acteur dans l’arène politique et économique villageoise et dans les réseaux qui interviennent dans l’accès aux ressources, tant matérielles que symboliques (J-P. CHAUVEAU, 1997).

Dans l’ensemble, les innovations contribuent à accentuer les écarts entre les producteurs et à marginaliser ceux qui sont déjà fragiles. Ce sont les groupes favorisés qui innovent en s’identifiant au projet qu’ils perçoivent comme un complice. Toutes les études prouvent que les innovations représentent un enjeu important pour ceux qui veulent s’avancer dans la hiérarchie sociale ou renforcer leur influence dans la société. A propos des caféiculteurs de l’Afrique orientale par exemple, B. CHARLERY de la MASSELIERE (1998) relève que le succès était limité à « quelques planteurs qui ont su de façon circonstancielle contourner ces blocages [pénurie des terres, coût de la main d’œuvre salariée, accès au crédit, etc. ] ». Au Burkina Faso et au Mali, la culture du coton ne s’est révélée rentable que pour « la petite 53 minorité des producteurs qui disposent des surfaces importantes, d’un bon niveau d’équipement, qui ont accès à la main d’œuvre et qui parviennent à suivre les itinéraires techniques recommandés » (A. BONNASSIEUX, 2001).

Les mécanismes sociaux au sein des exploitations jouent alors en faveur des agriculteurs les plus aisés et les innovations techniques peuvent accentuer les différenciations sociales. D’un côté, les paysans riches peuvent augmenter leur assise foncière, acheter des équipements ou utiliser une main d’œuvre salariée. J-P. OLIVIER de SARDAN (1995) évoque plusieurs cas où les paysans les plus influents utilisent la mise en place d’un projet pour agrandir leur patrimoine foncier ou pour le valoriser, augmenter leur audience politique ou leur réseau de clientèle, accumuler capital, revenus ou prestige.56 Par contre, les paysans pauvres, souvent endettés et en voie de prolétarisation, perdent leurs terres et sont contraints de recourir à l’exode ou de s’engager comme salariés agricoles. A propos de l’introduction du maïs hybride dans le Béarn par exemple, H. MENDRAS (1984) conclut que « comme tout progrès, il enrichissait les riches et appauvrissait les pauvres ». Très avantageux pour les riches, il n’avait guère d’intérêt pour les petits qu’il entraînait dans des investissements ruineux.

Les solutions techniques conduisent alors à la constitution des classes caractéristiques de l’économie capitaliste et à la décomposition de larges fractions de la paysannerie. P. COUTY relève par exemple comme conséquences des innovations techniques dans le domaine agricole « des phénomènes de concurrence, d’ascension et de déclassement social introduisant ou manifestant dans les rapports de production des discontinuités significatives ».57 Les opérations de développement sont ainsi souvent appropriées autrement que ne le souhaitaient leurs initiateurs en ce sens que des groupes particuliers dans les population cibles s’en servent à leur profit pour accroître leurs privilèges ou simplement pour en acquérir. Toute action de développement peut ainsi être vue comme une mise à la disposition d'une population divisée en groupes d’un certain nombre de facilités, avantages et opportunités.

56 Néanmoins, des situations inverses peuvent se produire. Un groupe défavorisé (les femmes par exemple ou les jeunes) peut profiter directement ou indirectement d’une innovation. En Afrique de l’ouest par exemple (Côte d’Ivoire, Cameroun, Mali), les cultures d’exportation ont détourné les hommes des revenus des cultures vivrières qui ont amélioré la situation financière des femmes. 57 P. COUTY, « La production agricole en Afrique subsaharienne : manières de voir et façons d’agir », in Cahiers des Sciences Humaines, systèmes de production agricole en Afrique tropicale, vol. 23, n° 3-4, Paris, ORSTOM, 1988. 54

L’innovation se présente alors comme un enjeu, et certaines personnes ou certains groupes sont mieux préparés que d’autres pour en tirer parti. Cette réalité caractérise aussi le projet de riziculture irriguée de la SRD-Imbo comme on va le constater plus loin. Les bourgeoisies locales et urbaines parviennent à rendre la riziculture rentable malgré les ponctions élevées de l’organe d’encadrement, ce qui n’est pas le cas pour les petits producteurs dont une partie est d’ailleurs exclue du périmètre pour « mise en valeur insuffisante » de leurs casiers. Le statut social des producteurs montre qu’une partie de plus en plus importante des casiers rizicoles appartiennent à cette bourgeoisie qui récupère les terres de ceux qui n’ont pas pu s’acquitter de leurs redevances envers l’organe d’encadrement et qui sont chassés du périmètre. Ceci a pour conséquence la concentration des terres entre les mains d’une minorité de personnes. Cette situation a été récemment dénoncée par le deuxième vice-président de la République qui, au cours d’une visite dans ce périmètre le 4 août 2007, déclarait que « aujourd’hui, seules les personnes aisées peuvent encore cultiver le riz. Nous devons combattre cette situation ».58

En définitive, si l’innovation est présentée par les intervenants comme une réponse à une perturbation, elle peut aussi être à l’origine d’une nouvelle perturbation. L’innovation joue donc deux fonctions contradictoires : la régulation (un accroissement de la production par exemple ) et la perturbation (travail ou investissements trop importants, différenciation sociale insupportable). L’innovation, généralement introduite pour rectifier un dysfonctionnement perçu, ou tout au moins pour améliorer une situation jugée insuffisante, est porteuse de perturbation en ce sens qu’elle vient déstabiliser l’état du système à un moment donné. La réorganisation de la production qu’entraîne la mise en œuvre des solutions techniques dans le domaine agricole des pays en développement s’accompagne donc assez souvent d’un coût social important.

58 « Abifise nibo bonyene basigaye barima umuceri. Dutegerezwa kugwanya iyo ngendo » Radio-Télévision Nationale du Burundi, journal radiodiffusé du 5 août 2007. Il faut souligner ici, pour peut-être comprendre le sens de cette déclaration, qu’il est originaire de la province qui abrite le projet SRDI et qu’il fait partie de cette nouvelle génération d’hommes politiques issus des classes pauvres qui ont été portés au pouvoir par la longue guerre civile qu’a connue le pays. C’est donc un « enfant du pays » qui parle pour défendre une cause qu’on peut supposer qu’il maîtrise assez bien. 55

Conclusion

Les problèmes de développement rural des pays du Sud ont suscité durant ces dernières décennies des réponses sous des formes normalisées exécutées par des organismes publics ou privés. Mais l’optimisme suscité par leur mise en œuvre a été tempéré par la froideur de leurs résultats. Les échecs ont été nombreux, les réussites rares et entre les deux, de très nombreux cas de résultats médiocres et éphémères alors que le développement devrait être un processus irréversible. La persistance d’une pauvreté d’ensemble des paysanneries du Sud a suffi à marquer la fin du mythe technologique du développement. Sa raison d’être ne semble plus tenir qu’à une simple évidence, celle qu’il y a malgré tout « quelque chose à faire », mais à travers un travail stérile et une indifférence/résignation quasi-générales devant la modicité des résultats obtenus. Alors qu’elle n’avait pas droit à l’erreur du fait qu’elle concerne directement la survie des centaines de millions d’hommes, la science du développement s’est trompée dans ses diagnostics des milieux ruraux, et par conséquent dans ses recommandations. Le développe- ment rural en Afrique comme dans l’ensemble des pays pauvres, a toujours reposé sur des bases théoriques fragiles, puisant leur fonctionnalité dans l’évidence de l’universalité du concept de développement et de ses attributs.

Cette incapacité à transformer durablement les paysanneries tient au mépris des réalités locales dont ont fait preuve les opérateurs du développement qui a conduit à la mise en place de politiques inappropriées à leurs milieux d’accueil. Mais elle teint aussi, comme le montrera la suite de ce travail, à la récupération économique du travail paysan que ces programmes ont rendu possible. Les communautés paysannes ont rarement été les véritables bénéficiaires du progrès économique et social généré par de tels programmes. C’est donc cette extériorité des programmes de développement, ainsi que leur tendance à s’approprier le fruit du travail paysan, qui expliquent le face-à-face toujours recommencé entre les États du Sud et leurs paysanneries. 56

CHAPITRE II : ENJEUX ET CONFLITS DE LA MODERNISATION AGRICOLE AU BURUNDI

Introduction

Comme on vient de le voir, le développement rural des pays du Sud a été caractérisé par une forte intervention de l’État sous la forme de projets de développement. Ces derniers devaient corriger les déséquilibres économiques dont les causes étaient perçues comme étant exclusivement techniques. Mais il paraît évident que, au-delà des problèmes habituellement évoqués pour expliquer la crise des paysanneries de ces pays, il est essentiel de prendre en compte la fréquente contradiction entre les objectifs et la finalité de ces programmes. La démarche compréhensive dans ce domaine permet en effet de constater que ce sont moins les contraintes techniques et naturelles que les dynamiques sociales dans leur imbrication avec les pouvoirs d’État qui exercent une influence prépondérante sur la configuration et le résultat des actions entreprises.

Les interventions étatiques dans le domaine rural sont multiples et plus diversifiées que dans les autres secteurs de l’activité économique. Cet interventionnisme pose la question des rapports entre l’État et la paysannerie, deux partenaires qui appartiennent à des systèmes de reproduction différents et dont les objectifs sont souvent différents et contradictoires. Avec quelle (s) logique (s) les États interviennent-ils dans le milieu rural ? A qui profitent en définitive leurs réalisations ? De quelles marges de manœuvre disposent les ruraux face à la tentative étatique de les maintenir sous son contrôle ? C’est sur base de ces interrogations qu’il semble indispensable d’examiner un certain nombre de politiques qui ont été menées dans les pays du Sud depuis leurs indépendances. Cela conduit à reprendre à son compte la question formulée par S. MICHAÏLOF (1987) : quelle agriculture et pour qui produire ? En effet, il ne s’agit pas seulement de magnifier la production pour elle-même, mais de découvrir son utilité pour les classes productives.

Les rapports entre ces deux partenaires engagés dans le développement du monde rural, faits de malentendus depuis la vulgarisation des techniques agricoles « modernes » jusqu’au contrôle du produit de cette vulgarisation, mettent à nu les intentions de chaque acteur et expliquent les stratégies mises en œuvre par chacun d’eux en vue de les faire aboutir. On sait 57 que les choix les plus techniques et les plus neutres en apparence, élaborés par les experts, correspondent en réalité à des choix politiques déguisés. La stratégie des projets étatiques demande donc à être discutée et interrogée car une intervention publique n’est jamais neutre. Elle revêt forcément des dimensions politiques impliquant la position et le rôle de l’État. Dans ces pays où les expériences de développement sont avant tout menées pour assurer la survie de l’État, il serait superficiel d’aborder la question du développement rural sans identifier les enjeux et les conflits qui entourent la production paysanne.

I. Essor des projets modernisateurs et mirage du développement rural

Depuis les années 1970, une image revient de façon récurrente dans la littérature d’expertise consacrée aux agricultures africaines : celle d’agricultures confrontées à des « défis majeurs » pour sortir les masses rurales de la pauvreté et du sous-développement. Tous les révélateurs de l’état de crise se réfèrent depuis cette période au monde rural africain. Depuis, des programmes – dont on peut s’interroger sur l’efficacité et la finalité – se sont multipliés à la faveur de ce monde.

1. Un scénario alarmiste justificateur

Les interventions en milieu rural sous la forme de projets puisent une part importante de leur justification dans un discours alarmiste excessif : sécheresses, famines, démographie galopante, déficit vivrier chronique, déforestation, érosion catastrophique, etc. La vie quotidienne du paysan est perçue comme une accumulation d’impasses qui nécessitent des interventions en vue d’améliorer son sort. La fonction de ce discours, qui occupe le devant de la scène et se répète selon des modes variés depuis de nombreuses années au point d’en évacuer une toute autre approche, n’est pas neutre. Selon L. MALASSIS (1973), ce pessimisme radical dominant tire l’essentiel de sa force de son utilité sociale et politique. Il sert de soubassement à la légitimité fonctionnelle que les élites dirigeantes se sont elles-mêmes reconnues et qui justifie les politiques de sur- encadrement des producteurs. C’est ce même pessimisme qui a poussé les États, aidés de leurs bailleurs, à initier un nombre important de projets de développement agricole59. Le projet de développement est devenu la forme privilégiée de l’action développementaliste.

59 J-D. NAUDET (1999) soutient à cet effet que beaucoup d’États, notamment du Sahel, ont recouru au noircissement systématique des diagnostics de leurs paysanneries en vue de bénéficier d’aides plus importantes. 58

L’objectif maintes fois déclaré de ces programmes était d’introduire de nouvelles variétés de cultures ou de nouvelles techniques culturales susceptibles d’améliorer les rendements agricoles et, par conséquent, les conditions de vie des paysanneries. De ce point de vue, ces interventions étaient soutenues par l’unanime conviction que le progrès technique allait lever toutes les contraintes de productivité paysanne et résoudre le problème de pauvreté rurale.

Au Burundi, une logique semblable admet l’existence d’une paysannerie laborieuse mais dont les performances semblent avoir atteint leurs limites. Ainsi, la perte de l’autosuffisance alimentaire et la menace permanente d’une crise alimentaire majeure ont attiré bailleurs de fonds et ONGs au point de couvrir le pays d’une densité peu commune de projets (figure 2, p. 65). Les interventions de l’État en milieu rural tirent leur origine dans un discours catastrophiste tenu par les autorités à l’endroit du monde rural, fondé sur le schéma malthusien. Celui-ci fait apparaître un grave déséquilibre entre la population et les ressources alimentaires à cause d’un accroissement rapide de la population et de ses corollaires qui sont notamment l’atomisation des exploitations agricoles, la baisse de fertilité, bref une réduction générale des disponibilités alimentaires.60 Selon ce même discours, l’augmentation rapide de la population, la réduction de la taille des exploitations, le rythme peu élevé attribué à la croissance de la production vivrière faisaient présager de pires désastres.

Or, malgré les faibles performances de l’agriculture burundaise, le scénario catastrophique longtemps annoncé ne s’est pas encore produit. Comme le fait remarquer P. POUPART en réaction à un rapport du Conseil Économique et Social, « le spectre malthusien est régulière- ment brandi. La croissance démographique est désignée comme étant l’obstacle principal au développement rural[…]Pourtant, les sombres prévisions annoncées par plusieurs généra- tions de planificateurs ne se sont pas encore produites ».61

Le projet de riziculture irriguée de l’Imbo, à l’image d’autres projets mis en place par le gouvernement, s’inscrit dans cette logique. Seule une intervention étatique, par ses effets multiplicateurs sur les rendements paysans, pouvait permettre aux populations d’accroître

Cette « invention de la misère » n’a été trop souvent qu’un alibi qui leur a permis d’obtenir des fonds importants destinés à la soulager. 60 Lire à ce propos H. COCHET, 2001. 61 P. POUPART, Étude sur les systèmes de production dans la région de Buyenzi. Synthèse de travaux d’enquêtes. Bujumbura, SNES, 1987. 59 leurs rendements de paddy et les sortir de leur situation de précarité économique. Or, à bien y regarder, les programmes étatiques de développement ont fort peu contribué à l’accroissement de la production, surtout vivrière. Ce sont par contre les paysans eux-mêmes, en dehors de tout encadrement, qui sont responsables de la progression globale de la production vivrière, et donc du maintien relatif des disponibilités alimentaires. Les gains de production enregistrés depuis quelques décennies ont été obtenus sans d’importants moyens de production d’origine industrielle ou biologique. Cette extraordinaire capacité de l’agriculture burundaise à assurer le minimum vital s’est matérialisée encore une fois depuis l’année 1993 où les effets combinés de la guerre civile et de l’embargo économique imposé au Burundi menaçaient le pays d’une catastrophe alimentaire réelle.62 On pourrait même parler d’une véritable résilience de la paysannerie burundaise. Pour paraphraser H. COCHET, on pourrait alors dire que « le scénario catastrophique a ses vertus politiques et financières ».63

2. Le rôle politique et idéologique de l’encadrement agricole

Le rôle économique des projets de modernisation agricole dans les pays en développement n’a plus besoin d’être démontré. C’est leur principale raison d’être. L’intégration des paysanneries et des espaces agricoles à l’économie nationale en constitue l’enjeu majeur. Cependant, l’analyse du fonctionnement de ces organismes permet d’en révéler une autre dimension, politique et idéologique. L’analyse des interventions étatiques permet en effet de comprendre comment le pouvoir s’établit et s’exerce sur les populations rurales érigées en territoires des États. Historiquement, ces interventions ont constitué des occasions d’investir et d’assurer le contrôle des territoires nationaux et des population qui les habitent. Comme l’affirme R. POURTIER (1989), « l’État et son espace sont d’une certaine manière consubstantiels. L’interaction entre les deux est telle que l’on peut dire que l’un engendre l’autre ». La construction du territoire politique et économique de l’État est la fonction que celui-ci a fait jouer au processus d’encadrement des paysanneries. Le rapport à l’État s’impose comme une constante historique des paysanneries du Tiers-Monde.

62 De juillet 1996 à janvier 1999, les pays de la sous-région ont imposé au Burundi un embargo économique total pour protester contre le coup-d’État du major Pierre BUYOYA. 63 H. COCHET, « Agriculture paysanne et production alimentaire au Burundi », in Les paysans, l’État et le marché. Sociétés paysannes et développement, M. HAUBERT (s/dir.). Paris, Publications de la Sorbonne, 1997. 60

Ce rôle politique et idéologique de l’encadrement agricole s’observe notamment à travers la mise en place des organisations coopératives paysannes étroitement contrôlées par les pouvoirs publics. Celles-ci doivent en effet pouvoir capter et contenir les revendications paysannes les plus diverses. C’est dans ce cadre par exemple que Peter GESCHIERE et Jos VAN DER KLEI (1987) rapportent à propos du Cameroun que « toute forme d’organisation paysanne en dehors du parti unique était strictement interdite ».64 L’analyse du mouvement coopératif dans le périmètre de la SRDI montrera que cette dernière exerce une forte main- mise sur les organisations des riziculteurs qu’elle a d’ailleurs elle-même mis en place.

Si l’on ne peut donc remettre en cause cette volonté des gouvernements d’assurer un niveau de vie adéquat à la population – qui constitue l’objectif déclaré de tels programmes – , l’on ne saurait non plus nier que d’autres objectifs, notamment politiques et idéologiques, justifient les interventions gouvernementales dans le domaine rural et que parfois d’ailleurs ils lui ont volé la vedette au niveau des moyens. Parlant du bassin arachidier du Sénégal, J. LOMBARD (1997) a constaté qu’« un autre but visé a été de chercher à contrôler au maximum les paysans, qui représentent la base politique sûre et indispensable au pouvoir […] Les agents de la vulgarisation, comme ceux de l’administration, avaient tous des pouvoirs sur les paysans. Leur tâche était double : inculquer des pratiques de productivité agricole et maintenir passive la clientèle paysanne ».65

Au Burundi, les interventions de l’État en milieu rural semblent aussi avoir constitué une forme de contrôle et de domination des masses paysannes. C’est d’ailleurs pour cela que pendant longtemps l’encadreur agricole était tout aussi un agent de l’animation politique représentant l’administration centrale sur les collines. Cela explique pourquoi ils ont toujours été recrutés parmi les membres fervents du parti unique. « L’agronome de commune et les moniteurs agricoles cumulent toujours les fonctions de vulgarisateur, de policier, d’agent d’animation politique […] Il est donc aisément compréhensible que l’organisation technique de la production paysanne soit indissociable du processus de reconstitution à la base d’un

64 P. GESCHIERE et J. VAN DER KLEI, « La relation État-paysans et ses ambivalences : modes populaires d’action politique chez les Maka (Cameroun) et les Diola (Casamance) », in E. TERRAY (s/dir.), L’État contemporain en Afrique, Paris, L’Harmattan, 1987. 65 J. LOMBARD, « Acteurs et enjeux dans le bassin arachidier sénégalais », in C. BLANC-PAMARD et J. BOUTRAIS, (s/dir.), Thème et variations. Nouvelles recherches rurales au Sud. Paris, ORSTOM-Centre d’Études Africaines, 1997. 61 pouvoir exécutif plus ou moins représentatif et disposant de relais organisés parmi la paysannerie ».66

La dissociation des fonctions d’assistance technique des tâches d’encadrement politique semble difficile pour deux raisons fondamentales. D’une part, l’État n’a pas les moyens financiers suffisants pour entretenir à ce niveau un corps de techniciens spécifiques. En décidant que les encadreurs agricoles jouent en même temps le rôle d’animateurs politiques, l’État voulait sans doute réduire ses charges. D’autre part, l’État a voulu utiliser ces personnes qui sont en contact direct et permanent avec la population pour renforcer ses liens avec la paysannerie. C’est ainsi que cet encadrement politico-technique de l’État a été ressenti par la paysannerie comme une forme d’oppression politique et économique. De façon générale, du fait des ressources limitées, les politiques de développement mises en place ont combiné encadrement agricole des paysans par les pouvoirs publics ou par des organismes sous son contrôle et encadrement politique et idéologique.

L’autre objectif poursuivi par le gouvernement à travers sa politique d’interventions rurales est d’assurer une stabilité et une paix sociales. P. CASTEX (1977) a montré que plus l’économie est fragile, plus les menaces internes sont dangereuses. Quant à S. MICHAÏLOF (1987), « la misère rurale est fondamentalement déstabilisatrice. Elle est génératrice de tensions et de conflits dont certains sont déjà patents […] tandis que d’autres mûrissent et n’attendent pour éclater qu’une accentuation de la pression démographique conjuguée à une mauvaise récolte ou à une catastrophe naturelle ». La hargne avec laquelle les riziculteurs nous parlaient de l’exploitation dont ils font l’objet de la part du projet encadreur lors de nos enquêtes peut laisser penser qu’il ne manque peut-être aussi qu’un élément déclencheur pour que la situation explose.

Le gouvernement, dans le souci d’asseoir une stabilité sociale et éviter les conflits qu’ont connu les pays latino-américains par exemple, a voulu permettre à la population d’assurer une certaine autosuffisance alimentaire. Le président Pierre BUYOYA, au pouvoir de 1987 à 1993, puis à nouveau de 1996 à 2003, l’a clairement souligné lorsqu’il écrivait que « l’expéri- ence l’a démontré. Des paysans pauvres, qui n’ont rien à perdre, sont des proies facilement

66 A. GUICHAOUA, T.1, 1989, op. cit. 62 manipulables par des semeurs de haine ».67 Cette paix sociale était d’autant plus facile à obtenir dans le contexte burundais que les structures foncières sont très peu inégalitaires comme dans les pays ci-haut cités où les gouvernements ont dû opérer des réformes agraires pour éviter ou pour calmer des troubles sociaux. L’encadrement agricole devait ainsi contribuer à l’instauration de cette paix sociale. La crise politique grave qui a éclaté en 1993 a mis à jour cette corrélation fatale entre la précarité économique d’une importante fraction de la population et l’implosion sociale qu’elle peut provoquer. En dépit de certaines analyses qui continuent à confiner ces événements tragiques dans le domaine exclusivement politico-ethnique, il est clair que la situation économique précaire des paysanneries a pesé de tout son poids dans le déclenchement et la poursuite de la crise.

La misère sociale des ruraux peut également susciter un important mouvement d’exode rural. L’absence d’un développement rural creuse le fossé entre les villes et la campagne et accélère inexorablement le mouvement d’exode rural. Or, les gouvernements successifs, à travers leurs programmes de développement du monde rural, ont voulu garder les ruraux à la campagne où ils constituent une main d’œuvre nombreuse, soumise et laborieuse, véritable cheville ouvrière de l’économie nationale. Il faut en même temps, pour les pouvoirs publics, éviter l’entassement des populations désœuvrées en ville où elles constitueraient à plus ou moins brève échéance une source inévitable de graves problèmes sociaux.

C’est dans ce cadre que le gouvernement procéda, durant les années 1970, à des opérations policières de « rapatriement » des jeunes ruraux de la capitale vers leurs collines d’origine où une politique de villagisation forcée n’allait pas tarder à se mettre en place.68 Comme on peut le lire dans le rapport-programme du parti UPRONA de 1984, « la finalité du village n’est pas le regroupement en lui-même. Ce dernier doit permettre la diffusion des valeurs nouvelles, la principale étant de dissuader les jeunes d’aller en ville par la formation idéologique permanente de la population en inculquant tôt à la jeunesse des idées nouvelles, progressistes, basées sur une idéologie de développement communautaire ».69

67 P. BUYOYA, Mission possible : construire une paix durable au Burundi. Paris, L’ Harmattan, 1998. 68 Cette politique de regroupement de la population dans les villages (ibigwati) a été adoptée par le congrès national du parti unique UPRONA tenu à Bujumbura du 26 au 29 décembre 1979. 69 UPRONA Rapport-programme du comité central du parti UPRONA. Bujumbura, 1984. 63

Face à la réticence des populations à répondre à ce mouvement de villagisation, « un travail intense d’éducation a été indispensable afin de faire comprendre à la population les efforts que le gouvernement consent pour leur développement dans le cadre du regroupement ».70

En définitive, en plus de son rôle économique qui a permis aux différents régimes post- coloniaux de se consolider et d’investir le territoire national, la paysannerie burundaise a dû répondre à d’autres sollicitations de la part de ces mêmes régimes, notamment de nature politico-idéologique. Les projets dits de développement rural ont été le moyen le plus sûr pour pouvoir toucher et faire bouger les masses rurales tout en donnant du souffle à l’économie nationale. Avec la crise politique de 1993 qui a causé la mort, l’exil ou le déplacement de plusieurs centaines de milliers de personnes, cette paysannerie semble avoir été démantelée. Une reconstitution de cette dernière s’avère indispensable car il est difficile d’imaginer pour le moment la survie de l’État burundais – dont le maintien n’est lié qu’à une rente extérieure provenant de l’aide d’urgence – sans une paysannerie solide, elle qui constitue la principale, sinon la seule force productive.

70 D. NGENDAHAYO, Politique sur le regroupement des populations. Bujumbura, Ministère de l’agriculture et de l’élevage, note ronéotypée, 1979. 64

Tableau n° 1 : Les projets de développement rural au Burundi en 199371.

Région traditionnelle Superficie Dénomination du projet (km2) BUGESERA 1960 -Projet de développement rural intégré de KIRUNDO BURAGANE 1170 - S.R.D. BURAGANE BUTUTSI 1401 - Projet de développement agro-sylvo-pastoral du BUTUTSI - Projet BUTUTSI-SUD BUYENZI 2105 - S.R.D. BUYENZI - Projet caprin de VYEGWA BUYOGOMA 4278 - Projet de développement agro-sylvo-pastoral de RUTANA - Projet agro-sylvo-pastoral de CANKUZO -Projet Gestion des Ressources Rurales de RUYIGI BWERU 2382 -Projet de développement rural intégré de MUYINGA IMBO 1755 -Projet IMBO-NORD de MPARAMBO (actuel centre naisseur d’élevage de MPARAMBO) - S.R.D. IMBO - S.R.D. RUMONGE - Projet de développement rural de NYANZA-LAC KIRIMIRO 2758 - S.R.D. KIRIMIRO KUMOSO 2865 -Projet sucrier du KUMOSO (complexe agro- industriel) -Projet de développement rural intégré KINYINYA- NYABITSINDA -Projet de développement rural intégré BUKEMBA- GIHOFI MUGAMBA 2466 - Projet MUGAMBA –NORD - Projet C.V.H.A. - Projet Thé villageois

MUMIRWA 2723 - Projet de développement rural intégré de la région de MUMIRWA -Programme d’appui au développement des communes ISALE-MUBIMBI - Projet MUHUTA-KANYOSHA - Projet d’intensification agricole en communes RUMONGE, BURAMBI et BUYENGERO -Projet de développement des systèmes d’exploitation agricole (D.S.A. MUHUTA, MUTAMBU, KABEZI)

71 Cette date coïncide avec l’arrêt des financements pour la plupart des projets de développement à cause de l’insécurité qui régnait dans leurs zones d’action. La crise politique dans laquelle le pays est plongé depuis cette date a eu comme conséquence d’éroder la confiance des bailleurs de fonds qui n’osent plus contribuer au financement du développement agricole dans le pays. Aujourd’hui seules la Banque Mondiale et la FAO financent encore quelques projets d’urgence à travers les systèmes CURE et CRE. Quant à l’État, les seuls projets qu’il finance encore sont essentiellement ceux à caractère commercial dont le rôle dans l’économie nationale est évident. Le projet de riziculture irriguée de l’Imbo figure parmi ceux-là. 65

Figure n° 2 : Les programmes de développement rural au Burundi en 1993

1 : Projet Mparambo, 2 : SRD Imbo, 3 : Office de l’Huile de Palme, 4 : Projet Nyanza-Lac, 5 : Projet Mumirwa, 6 : Programme d’appui au développement des communes Isale-Mubimbi, 7 : Projet Muhuta-Kanyosha, 8 : Projet de développement des systèmes d’exploitation agricole de Muhuta-Mutambu-Kabezi, 9 : PIA Rumonge-Burambi-Buyengero, 10 : SRD Buyenzi, 11 : Projet caprin de Vyegwa, 12 : Projet Mugamba-Nord, 13 : Projet CVHA, 14 : Projet agro- pastoral du Bututsi, 15 : Projet Bututsi-Sud, 16 : SRD Kirimiro, 17 : SRD Buragane, 18 : Projet de développement rural intégré de Kirundo, 19 : Projet de développement rural intégré de Muyinga, 20 : Projet agro-sylvo-pastoral Cankuzo, 21 : Projet de gestion des ressources rurales de Ruyigi, 22 : Projet de développement rural intégré de Kinyinya- Nyabitsinda, 23 : Projet de développement agro-sylvo-pastoral de Rutana, 24 : Projet de développement rural intégré de Bukemba-Gihofi, 25 : Projet sucrier du Mosso.

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3. Des résultats mitigés

Selon G. DURUFLE (1988), un projet de développement agricole peut être considéré comme la mise en œuvre d’un ensemble de moyens (investissements, organisation) visant à accroître la production agricole dans des conditions économiquement viables. Les objectifs et les moyens d’un projet sont articulés par un calendrier et visent à opérer des transformations techniques, économiques et sociales mesurables dans un espace et dans un laps de temps donnés. Ainsi compris, le projet se présente comme un agencement de moyens techniques et institutionnels destinés à soulager la misère rurale.

Or, lorsque l’on regarde de plus près les mécanismes de ces interventions, force est de constater que pour l’essentiel, elles n’ont pas débouché sur des perspectives dynamiques quant à la progression du développement du monde rural. Au contraire, ces interventions ont surtout mis en relief leur inadaptation au milieu d’accueil ainsi qu’une opposition manifeste entre les intérêts des paysans et ceux de la « configuration développementiste »72. Au-delà du gaspillage des moyens financiers parfois importants, ces projets se sont également parfois révélés néfastes parce qu’ils déstructurent les embryons d’organisations paysannes qui se mettent en place ou parce qu’ils les mettent sous tutelle socio-économique, les empêchant de remplir correctement leur rôle. F. GRESLOU rapporte à ce propos les inquiétudes issues de sa propre expérience d’agent de développement rural au Pérou : « inconsciemment, n’a-t-on pas contribué à une déstabilisation profonde des communautés et à créer une situation exacte- ment inverse de celle que l’on avait l’intention de générer ?[…] Non seulement aucune de nos structures n’a résisté, mais il est à craindre que leur mise en place ait contribué à démanteler la communauté paysanne comme telle ».73

Les opérations étatiques de promotion du développement, fer de lance du développement rural des pays du Sud, ont eu dans leur ensemble des impacts très limités. Des résultats ont été obtenus dans certains cas, mais le bilan global n’a jamais été à la hauteur ni des espérances, ni des moyens importants engagés. Jusqu’à aujourd’hui, l’État-entrepreneur, ainsi que son élite

72 J-P. OLIVIER de SARDAN (1995) la définit comme étant « cet univers largement cosmopolite d’experts, de bureaucrates, de responsables d’ONGs, de chercheurs, de techniciens, de chefs de projets et d’agents de terrain qui vivent en quelque sorte du développement des autres et mobilisent ou gèrent à cet effet des ressources matérielles et symboliques considérables ». 73 F. GRESLOU, Le coopérant, missionnaire ou médiateur? Rencontre de cultures et développement dans les Andes : un témoignage. Paris, Syros, 1995. 67 administrative, n’ont pas encore fait preuve d’une très grande efficacité en matière de promotion du développement.

Les nombreux chercheurs qui ont tenté d’expliquer les raisons de l’inefficacité de ces programmes insistent sur l’ignorance ou le mépris dont ils ont fait preuve à l’endroit des sociétés concernées ainsi que la divergence des intérêts entre les différents acteurs impliqués. Les projets ne sont pas créés par les besoins du terrain de mise en œuvre, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas produits par/avec les populations destinataires en tant que réponses à des situations perçues comme problématiques. Conçues de l’extérieur de leurs milieux d’exécution, dans la négation quasi-absolue de leurs spécificités, ces opérations ont obtenu des résultats très en deçà des espoirs qu’elles avaient suscités.

En outre, la plupart des fois, les projets ne sont que « de simples habits neufs dont s’enrobent des politiques antérieures » (J-D. NAUDET, 1999), ce qui ne représente aucun changement pour les destinataires. Dans cette perspective, il est tout à fait probable que les tactiques paysannes se nourrissent des représentations héritées des actions antérieures et pèsent sur les politiques nouvelles et diminuent ainsi les chances de leurs succès. Car de ce « déjà-là » résulte un habitus d’où doivent se puiser les rationalités structurant les protagonistes du projet. La mémoire, à l’évidence vivace, que les paysans gardent des opérations de développement antérieures, influence leurs réactions vis-à-vis des opérations ultérieures. Selon J-P. OLIVIER de SARDAN (1995), ces dernières ont en général moins de mémoire que les paysans puisqu’elles se comportent volontiers comme si elles arrivaient sur un terrain vierge.

Or, chaque projet intervient dans un milieu qui a généralement déjà subi de nombreuses interventions et en a gardé trace, bien que la tendance naturelle de tout projet soit de toujours considérer que « l’histoire démarre avec le projet » (D. GENTIL et M. DUFUMIER, 1984) et sous-estime systématiquement tout ce qui s’est fait auparavant tout en surestimant son propre impact. Au Burundi par exemple, les politiques publiques en milieu rural remontent à l’entre- deux-guerres dans le cadre du mandat belge. Elles se feront de plus en plus nombreuses après la deuxième guerre mondiale à la suite des critiques des Nations Unies face au « devoir de tutelle » auquel était soumise la puissance coloniale.74 Ces actions se poursuivront avec une intensité encore plus particulière après l’indépendance, notamment à la fin des années 1970.

74 Voir le Plan décennal pour le développement économique et social du Rwanda-Urundi, Ministère des colonies, Bruxelles, éditions Visscher, 1951. 68

C’est à cette période que remonte les principaux projets de modernisation agricole, en particulier les Sociétés Régionales de Développement (SRD).

Les sociétés paysannes ont presque toutes une histoire des opérations de développement, depuis la « mise en valeur » coloniale jusqu’aux projets post-coloniaux. Et cette histoire est, selon J-P. OLIVIER de SARDAN (1995), « tissée de récits de corruption, de clientélisme, de despotisme et d’incurie bureaucratique, quatre données de base omniprésentes dans les relations des paysanneries avec l’extérieur étatique ou para-étatique […] Partout, en tout cas, on peut mettre à jour une histoire locale particulière, que l’on pourrait appeler une histoire locale des contacts avec l’interventionnisme politico-économique, qui structure nécessairement les comportements présents ». C’est alors cette histoire-là qui commande, au moins en partie, les réactions paysannes. Les recommandations des intervenants sont analysées, adoptées ou rejetées en fonction de cette histoire des contacts avec l’interventionnisme politico-économique. La question de « la mémoire sociale » de l’intervention publique (E. DUROUSSET, 2001) n’est pas si anodine qu’il paraît à première vue. Ce sont les traces cette histoire dans la mémoire collective qui finissent par façonner un capital symbolique, ressort essentiel de la résistance à la pression idéologique et aux violences de toutes sortes. Toute nouvelle opération de développement déroule alors ses effets, c’est-à-dire ses échecs ou ses succès, à partir de ce fond historique. Dans cette perspective, les projets de développement n’ont pas le droit de faire l’impasse sur l’histoire socio-institutionnelle des interventions étatiques et les représentations qu’en ont gardées les paysanneries.

D’autre part, on assiste la plupart du temps à des situations de chevauchement des projets au sein d’une même zone. Des organismes relevant de plusieurs bailleurs s’incrustent et s’entrecroisent et ne travaillent pas toujours dans un esprit de concertation. Il en résulte alors une incohérence qui crée la confusion chez les paysans. Chaque projet agit selon ses propres critères ou ses propres intérêts dans une ignorance quasi totale de ce que font ou ont fait les autres programmes. Il invoque une cohérence qui lui est propre et qui le légitime, souvent par opposition à des projets antérieurs ou voisins, la configuration développementaliste étant un univers fortement concurrentiel.75

75 On peut illustrer cela par ces propos d’un villageois de Torodi au Niger dont le village venait de bénéficier d’un projet de gestion de terroirs : « le projet précédent était comme un étranger qui avait offert une canne à un vieillard fatigué pour lui permettre de se relever. Le projet actuel est comme un étranger qui ne tend pas la canne 69

La prolifération des projets dans une même zone met en évidence l’absence d’une approche globale qui tienne compte de la complexité des problèmes ruraux. Chaque intervenant a une perception différente de son rôle auprès des bénéficiaires de ses prestations. Les paysans sont alors écartelés entre des agents multiples et concurrents qui proposent, chacun, ses méthodes en ignorant ce que les autres proposent. Au sein des organismes déchirés par les conflits d’intérêts, il y a alors risque d’enlisement de leurs actions au lieu de s’inscrire dans des dynamiques concrètes qu’exige une politique cohérente de développement rural.76

Le Burundi n’a pas échappé à cette superposition de projets sur un même espace. Le cas le plus illustratif est celui de la partie centrale du Mugamba où trois projets se partageaient le même public : le projet CVHA pour les cultures vivrières, en particulier la pomme de terre, le projet OTB chargé de la promotion de la théiculture villageoise et le projet Mugamba-Nord chargé de l’amélioration de l’élevage traditionnel et de la promotion de l’artisanat local. Les nombreux travaux réalisés sur ces programmes ne montrent aucune collaboration entre eux.77 Ces opérations parallèles et concurrentes constituent un gaspillage de moyens que l’on peut pourtant éviter par une planification adéquate.

4. Des vivres ou de l’argent ?

Un autre élément qui a caractérisé les programmes de développement agricole du Burundi est leur tendance à s’intéresser de façon prioritaire aux cultures commerciales au détriment de la production vivrière. Ceci s’est traduit notamment par l’importance des moyens accordés au secteur commercial. À titre d’exemple, les investissements dans le domaine des cultures vivrières sont passés de 10,5 millions Fbu durant la période 1968-1972 à 4, 635 milliards pour la période 1988-1992, enregistrant un total de 11,781 milliards sur toute cette période. Ces dépenses n’ont rien à voir par rapport à celles destinées aux cultures commerciales pendant la même période. Celles-ci sont passées de 3,481 milliards Fbu pendant le plan quinquennal 1968-1972 à 15,398 milliards durant le plan 1988-1992, avec un total de 25,114 milliards durant toute la période.

mais la jette par terre pour demander au vieillard de faire un effort pour la reprendre » (S. MAMAN SANI, cité par J-P. OLIVIER de SARDAN, 1995). 76 On peut citer à titre d’exemple le cas des relations conflictuelles évoqué dans l’introduction de ce travail entre la compagnie cotonnière du Burundi et la société de culture et de transformation de tabac, la BTC, dans la partie nord de l’Imbo. 77 Essentiellement les mémoires de maîtrise des étudiants, mais aussi les rapports de ces mêmes projets. 70

Ces statistiques montrent qu’on est assez éloigné de l’objectif sans cesse rappelé par les autorités nationales qui fait de l’agriculture en général, et de l’agriculture vivrière en particulier, la priorité des priorités compte tenu des besoins alimentaires énormes et sans cesse croissants. Elles mettent à jour une nette marginalisation de l’agriculture vivrière par rapport aux cultures d’exportation et ce malgré le discours officiel de complémentarité entre ces deux secteurs. Cette marginalisation s’est traduite par une évolution moins importante de la production vivrière qui a connu un taux moyen d’accroissement annuel de 2,3 % durant la période 1970-1987 contre un taux de 3,1 % pour les cultures d’exportation.78

Il est trivial de rappeler que les cultures commerciales jouent un rôle de premier plan dans le fonctionnement des États grâce aux ressources provenant de leur vente. En effet, lorsque l’on analyse les politiques agricoles des différents États africains en général, il apparaît clairement que les actions consacrées au secteur vivrier sont restées marginales. En vue de s’assurer les ressources nécessaires à leur fonctionnement, ils ont privilégié l’agriculture d’exportation, perpétuant ainsi le système colonial de développement agricole, en particulier l’agro-industrie (l’agro-centrisme de A. ZANTMAN, 1990). Ainsi, la capture, puis la distribution de la rente agricole ont permis à ces États de se maintenir et d’asseoir leur légitimité à travers notamment leurs géosymboles. Selon L. UWIZEYIMANA (1996) par exemple, ce sont les cultures d’exportation [le café] qui ont permis à l’État [rwandais] de se constituer une rente intérieure qui lui a permis d’asseoir sa légitimité sur un territoire progressivement investi et contrôlé.

Cependant, la diminution de cette rente, liée en particulier à la chute généralisée des cours des matières premières agricoles à partir du milieu des années 1980, a porté un coup rude aux économies nationales, provoquant la faillite de beaucoup d’États dont le système économique était factice, et donc fragile. Celle des pays des Grands-Lacs africains semble liée à cette évolution de la rente de leurs principales cultures d’exportation. Au Rwanda par exemple, « l’effondrement de la rente du café conduisit à une impasse et à un affaiblissement généra- lisé de l’État, incapable d’inventer d’autres alternatives […] La crise de l’État qui en découla eut des effets apocalyptiques » (L. UWIZEYIMANA, 1996). Pour le Burundi, en dehors de toute autre opportunité importante de ressources, il ne serait pas non plus superflu de parler

78 H. BEN HAMMOUDA, « Développement des rapports marchands et prélèvements : une hypothèse explicative de la crise du mode d’accumulation du Burundi », in Mondes en développement, T. XXI, n° 82, 1993.

71 d’« un État économiquement pris en otage » par les revenus des cultures commerciales, particulièrement ceux du café.79

C’est en effet pour cela que, bien souvent, les États sont obligés de ménager cette poule aux œufs d’or que représentent les paysanneries afin maintenir leur intérêt envers ces cultures. Les rapports qui régissent l’État et la paysannerie, tout en demeurant inégaux, sont des rapports d’interdépendance, les États ne pouvant survivre sans les revenus des cultures d’exportation. Aussi, une partie des recettes doit-elle revenir aux producteurs sous la forme des subventions (semences, engrais, insecticides, etc.) ou par le biais des prix plus ou moins incitatifs. Au Rwanda par exemple, L. UWIZEYIMANA (1996) souligne que pour pousser le caféiculteur à produire une plus grande quantité de café, l’État a été amené à lui céder une part plus importante des revenus de sa commercialisation en lui garantissant un prix rémunérateur plus élevé par rapport aux autres spéculations qui pouvaient le tenter. A certaines occasions, l’État pouvait même lui accorder un prix supérieur à celui du marché international (les années 1989 et 1992 notamment où le caféiculteur rwandais a reçu respectivement 113 et 106,8 % du cours mondial du café : L. UWIZEYIMANA, 1996). Une telle pratique représente évidemment une arme à double tranchant en cas d’effondrement des cours internationaux. Celui-ci appauvrit non seulement les différents intervenants , mais également il tarit les ressources des États qui n’ont plus les moyens de leur politique.

Au Burundi, les intrants utilisés dans la théiculture (dont la rentabilité par rapport aux autres cultures d’exportation est jugée dérisoire par les paysans) ont été pendant longtemps gratuite- ment distribués aux paysans avant d’être subventionnés (à hauteur de 70%) à partir de 1992 afin de maintenir cette filière. Ceci relève de la volonté des autorités à maintenir au moins en veille une culture mal acceptée par les producteurs mais qui lui est indispensable. De même, les prix du thé sont passés de 26 Fbu le kilo de feuilles vertes en 1992 à 130 Fbu dès l’année 2008, puis à 140 Fbu à partir de janvier 2009. Cependant, cette évolution ne reflète pas la part du producteur par rapport aux cours mondiaux qui est restée inférieure à 40% de la valeur des revenus de la théiculture comme le montrent le tableau et le graphique qui suivent. Ceci explique que ce sont les marges bénéficiaires des autres intervenants dans cette filière – en l’occurrence l’État – qui ont augmenté.

79 J-E. BIDOU, « Burundi : l’engrenage caféier », in J-C. TULET et al., (s/dir.), Paysanneries du café des hautes terres tropicales. Paris, Karthala, 1994. 72

Tableau n° 2 : Évolution du prix au théiculteur et du thé sec aux enchères de Mombassa

Année Prix au producteur Prix FOB Part du producteur (Fbu/kg) (Fbu/kg) (en %)* 1999 45 828 24,5 2000 60 1.193 22,6 2001 75 1.004 33,6 2002 85 1.150 33,3 2003 100 1.506 29,8 2004 100 1.560 28,8 2005 110 1.275 38,8 2006 110 1.706 29 2007 110 1.460 34 2008 130 1.589 36,8 Source : OTB, Département commercial * Dans son système de calcul du prix au planteur, l’OTB estime qu’il faut 4,5 kg de feuilles vertes pour avoir 1 kg de thé sec. Le prix de ce dernier correspond donc à celui de 4,5 kg de feuilles vertes.

Figure n° 3 : Évolution des parts de l’État et du théiculteur sur le prix d’un kg de thé (en %)

100

80

60 Part de l’Etat Part du producteur 40

20

0 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008

Source : Réalisé à partir des données du tableau ci-haut 73

D’autre part, les différentes caisses de stabilisation (d’égalisation ou de compensations selon les pays) mises en place doivent-elles amortir les effets des fluctuations des cours en garantissant un certain prix au producteur. Tout cela représente sans doute la rançon payée aux planteurs pour qu’ils puissent soutenir la production de ces denrées, tant les États en dépendent.

Dans cette perspective, la plupart des projets agricoles ont porté sur les cultures d’exportation ou sur les productions vivrières susceptibles d’alimenter le marché national ou extérieur. C’est ainsi que dans la zone de l’Imbo seuls le coton, le palmier à huile et le riz ont bénéficié des interventions publiques au moment où ailleurs c’était le café ou le thé qui accaparaient l’essentiel des investissements dans le secteur rural. Quant au domaine vivrier, l’évolution de ce secteur semble s’être faite par adaptations successives, sous l’effet de la pression démogra- phique, sans un véritable processus d’investissements productifs étatiques. Les politiques agricoles définies par les différents régimes ont été caractérisées par une concurrence très vive entre le souci contraignant d’assurer au pays les recettes en devises et l’orientation paysanne et vivrière de la production agricole pourtant proclamée par les autorités nationales. Ceci pose alors la question des rapports entre les deux types de productions agricoles.

5. Cultures vivrières et cultures commerciales : dualisme ou complémentarité ?

5.1 Des rapports longtemps conflictuels

Les relations entre les cultures vivrières et celles commerciales constituent un des thèmes récurrents de la littérature économique africaine depuis de nombreuses années. Depuis l’époque coloniale, et plus particulièrement depuis les années 1970, les pouvoirs publics, comme de nombreux analystes du développement, ont opposé les objectifs d’autosuffisance alimentaire et l’essor du secteur agro-exportateur dans le développement agricole des pays pauvres. Cet antagonisme semble confirmé par la concentration de la plus grande partie des moyens dans ce dernier secteur tandis que les cultures vivrières ne bénéficient que d’une portion congrue des moyens matériels et techniques d’intensification agricole. Lorsque l’on analyse les politiques agricoles des différents États, il apparaît clairement que les actions consacrées au secteur vivrier sont restées marginales, l’essentiel des moyens ayant été orienté vers les cultures commerciales ou d’exportation. L’exemple du Burundi évoqué plus haut en constitue une illustration. 74

La question des répercutions d’une politique de promotion des cultures d’exportation sur la production vivrière est controversée. Il s’agit en effet d’un débat récurrent qui anime, depuis longtemps, les politiques de développement partagées entre sécurité alimentaire et accroisse- ment des ressources monétaires. Certains les accusent de porter un modèle néo-colonial de développement, d’assujettir le paysan à des marchés qu’il ne contrôle pas et à des concurrences redoutables, et enfin d’être à l’origine d’une baisse de la production vivrière. Cette dernière serait la conséquence logique de la concurrence des cultures commerciales sur les cultures vivrières au niveau de la consommation du temps de travail et de l’occupation de l’espace.

Pour d’autres, au contraire, les cultures d’exportation représentent le biais par lequel les éléments de modernisation peuvent s’introduire dans les activités vivrières. Les cultures de rente permettent en effet, par leurs revenus, d’améliorer la productivité et les rendements des cultures vivrières. Abandonner les cultures d’exportation serait alors préjudiciable à l’essor des cultures vivrières. Il apparaît en effet que l’accroissement de la production vivrière est inséparable d’un dynamisme général de l’agriculture allant de pair avec un développement des cultures d’exportation. Celles-ci permettent l’application aux cultures vivrières des progrès techniques qui sont « payés » par les cultures commerciales et dont l’infrastructure générale facilite l’essor. Dans ces conditions, une politique d’abandon des cultures commerciales au profit des seules cultures vivrières serait injustifiée puisque, à certains égards, les cultures commerciales sont au service de la production vivrière.

Il est clair que le développement des cultures de rente peut être contraire aux objectifs de souveraineté alimentaire lorsqu’il est mené à grande échelle et selon des schémas de monoculture intensive. Il est aussi vrai que la croissance rapide des effectifs humains sur des espaces de plus en plus restreints aggrave les blocages fonciers et pose la question de la place des cultures d’exportation au sein des communautés souvent confrontées à une vive pression des besoins alimentaires. L’explosion démographique, combinée à des pratiques agricoles extensives, conduit à la saturation des terroirs, accentuant les concurrences entre différentes cultures. L’exemple bien connu du pays Serer (Sénégal) décrit par P. PELISSIER (1995) et A. LERICOLLAIS (1999) est là pour le démontrer. C’est l’introduction de l’arachide – qui a entraîné une extension des superficies cultivées – qui a été mise en cause dans la crise de ce pays (réduction puis disparition des jachères, transhumance des troupeaux en saison des pluies car la totalité des terres est mise en culture, ce qui réduit la fertilisation par le bétail, etc.). 75

Face à cette « faim de la terre » (F. BART, 1994) et aux urgences alimentaires auxquelles ils se trouvent confrontés, les paysans sont alors, tôt ou tard, amenés à remettre en cause la nécessité de continuer à cultiver les cultures « qui ne les nourrissent pas »80 et à les remplacer par des cultures vivrières.

Les travaux réalisés sur certains pays africains mettent en évidence la prédominance des cultures vivrières dans les systèmes de production paysans car c'est d’abord le souci d'autosubsistance qui guide la logique paysanne de production. Ce souci est incontournable car c’est de lui que dépend la reproduction physique de la force de travail. Les incertitudes alimentaires, l’étroitesse des exploitations agricoles liée à une forte pression démographique, les télescopages des calendriers agricoles des différentes cultures, les techniques rudimen- taires utilisées qui ne permettent pas un gain de temps ainsi que le contexte du marché international ont mis à jour une certaine méfiance paysanne envers ces cultures.81

Mais il est vrai aussi que les paysans ont besoin de l’argent des cultures commerciales. La coexistence de ces deux exigences [vivres et argent] constitue un véritable dilemme dans les choix des politiques nationales qui sont confrontées à la double nécessité de nourrir des populations de plus en plus denses et de conforter les bases de leurs économies qui reposent essentiellement sur les exportations agricoles. La situation est vécue de manière tout aussi contradictoire par les paysans eux-mêmes qui vivent dans des sociétés de plus en plus monétarisées. Le couple vivres/argent devient ainsi parfois difficile à gérer dans des sociétés où la priorité reste le « manger d’abord » (B. JOINET, 1977). L’essor du vivrier marchand vient encore complexifier l’analyse des rapports entre ces deux types de cultures puisqu’il modifie la nature de leurs relations.

80 F. BART, « Le café et son environnement alimentaire dans les hautes terres d’Afrique et d’Amérique tropicales », in GEODOC, n° 38, 1992. 81 On peut évoquer à titre d’exemple ces propos d’un paysan de la région de Dédougou au Burkina Fasso qui résume ainsi sa propre expérience : « quand tu cultives le coton, avec cet argent tu te crées des besoins immédiats et tu achètes tout de suite un vélo ou un transistor. Lorsque arrive la soudure, comme tu ne peux pas manger ton vélo, tu deviens le plus misérable des paysans ». (A. PECQUEUR, in Politiques alimentaires et structures sociales en Afrique noire ; M. HAUBERT (s/dir.), 1985. 76

5.2 Mais qui se transforment, notamment par le vivrier marchand

Dans tous les cas, comme a pu le constater B. CHARLERY de la MASSELIERE (1998) à travers la caféiculture de l’Afrique orientale, le secteur d’autosubsistance semble avoir trouvé dans l’agriculture d’exportation une possibilité de résoudre certains de ses déséquilibres. D’une part, l’intégration des cultures commerciales dans le système d’exploitation traditionnel a constitué une source de revenus supplémentaires des ménages (ponctuels mais dont on peut prévoir sinon le montant, tout au moins l’arrivée). C’est d’ailleurs dans les cas critiques, c’est- à-dire lorsque les conditions d’autosubsistance sont compromises (manque de terres ou de moyens de production) que la dépendance vis-à-vis de ces cultures semble la plus forte. Ceci se retrouve par exemple au Rwanda où les plus petites exploitations agricoles consacrent une plus grande proportion de terres à la caféiculture ( L. UWIZEYIMANA, 1996). De même, au Burundi, ce sont les zones à forte pression démographique et à équilibre alimentaire précaire qui semblent plus attachées au caféier et c’est dans les petites exploitations que le café occupe la place la plus importante, tout en accompagnant une modification du système vivrier.82

D’autre part, le travail saisonnier et intermittent, au moment de la récolte en particulier, ou les migrations vers les grandes plantations commerciales, apportent un complément de revenus qui évitent de faire supporter toutes les contraintes économiques aux seuls terroirs vivriers. De façon générale, ces cultures de rente, marquées sans doute par un certain « esprit d’entreprise », amorcent là où elles existent, la fin de l’autosubsistance pure.

Comme le fait remarquer J-E. BIDOU (1994), la question de la concurrence ou de la complémentarité des cultures vivrières et des cultures d’exportation est chargée de connotations politiques mais les unes ne pourraient être exclusives des autres. Prises en tenaille entre la production de l’argent et des vivres, les paysanneries mettent au point des stratégies qui tentent dans la plupart des cas d’associer les deux types de production ou d’insister sur l’un des deux en fonction du contexte local. Ceci aboutit alors à des relations de concurrence ou de complémentarité qui évoluent au gré des prix des produits agricoles, des aspirations paysannes, des contraintes foncières et familiales et des pressions des autorités. Le basculement du rapport entre ces deux types de cultures au sein des systèmes de production

82 B. CHARLERY de la MASSELLIERE et al., « Le café, facteur de dynamisation ou de dislocation des systèmes de production paysans », in J-C. TULET et al. (s/dir.), Paysanneries du café des hautes terres tropicales. Paris, Karthala, 1994. 77 paysans n’est donc pas une simple question d’espace physique disponible ou d’intensité du travail exigé. Comme l’affirme F. BART (1992) en conclusion de son étude sur la pression des besoins alimentaires sur la caféiculture au Rwanda, « les rapports entre les cultures vivrières et les cultures d’exportation [le café] sont une affaire bien compliquée ».

Par ailleurs, ce n’est plus uniquement pour nourrir le groupe familial que sont produites les cultures vivrières, mais aussi, et souvent, parce qu’elles sont plus rémunératrices que les cultures d’exportation et qu’elles trouvent de plus en plus de marchés suite à une forte croissance urbaine. Les cultures dites vivrières sont vendues et elles deviennent de ce fait marchandes. En Afrique de l’ouest par exemple où les dynamiques urbaines sont particu- lièrement importantes, J-L. CHALEARD (1996) montre que le marché des produits vivriers est en pleine expansion depuis de nombreuses années. Face à l’accroissement rapide des prix des produits vivriers, les revenus des cultures d’exportation peuvent se trouver progressi- vement marginalisés. Avec l’effondrement des cours auquel on assiste depuis les années 1980, les cultures vivrières fournissent des revenus que les cultures d’exportation n’apportent plus dans certains cas. Les paysans comparent alors les revenus des diverses spéculations et le risque d’abandon des moins rentables est réel lorsque les conditions institutionnelles dans lesquelles ils produisent le leur permettent.83

C’est ce qui est en train de se passer actuellement dans cette région de l’Imbo où le coton est progressivement remplacé par les cultures vivrières, rendues plus rémunératrices par le développement du marché de la capitale. Ainsi, les cultures maraîchères et fruitières comme la tomate, l’oignon et l’ananas, ainsi que la patate douce, le manioc et le maïs occupent désormais une place prépondérante au sein des exploitations des paysannats cotonniers. Ces nouvelles spéculations procurent des revenus que ne peut apporter le coton et profitent du relâchement de l’encadrement étatique en faveur de celui-ci. A titre d’exemple, une superficie de 40 ares plantée en coton rapporte 69.575 Fbu alors que la même superficie plantée en

83 Au Burundi, A. HATUNGIMANA (2005) montre, à travers l’exemple du café qui est de loin la culture de rente la plus importante, qu’il peut être mis en concurrence avec certaines cultures vivrières qui génèrent plus de revenus et dont la demande interne augmente sensiblement : « le café ne se présente plus comme la principale source d’argent et il peut être délaissé au profit des cultures rentables. Mais comme l’arrachage du café nécessite une autorisation de la part des pouvoirs publics, le moins d’intérêt pour cette culture se traduit par un manque d’entretien et un transfert de fertilité au profit des cultures plus rémunératrices ». 78 tomate peut rapporter jusqu’à 250.000 Fbu et pour un travail bien moindre, c’est-à-dire plus de 3 fois le revenu du coton.84 Face à la morosité des prix du coton et à l’accroissement de la demande urbaine, les paysans choisissent le vivrier marchand. Le tableau de l’évolution des indicateurs de la culture cotonnière (infra) montre une baisse générale des superficies plantées, de la production et du nombre de planteurs de coton malgré des améliorations régulières du prix au planteur.

Tableau n° 3 : Évolution des indicateurs de la culture cotonnière de 1990 à 2008

Année Superficies Nombre de Production (T. Rendements Prix au Prix de agricole plantées (ha) planteurs coton graine) (kg/ha) planteur vente (Fbu/kg) (Fbu/kg) 1990 6.108 19.773 5.466 827 40 - 1991 7.195 20.309 7.212 1.037 50 - 1992 6.295 22.354 5.365 925 50 - 1993 8.491 27.279 8.813 1.040 55 - 1994 6.037 17.409 4.915 912 60 - 1995 6.137 20.904 4.593 828 65 - 1996 4.070 14.119 2.606 640 75 521 1997 4.127 14.897 2.381 668 85 580 1998 3.534 16.613 3.232 908 95 574 1999 2.977 14.860 2.580 867 100 581 2000 3.564 17.844 2.585 725 120 727 2001 3.116 10.926 2.901 931 135 1.213 2002 3.793 12.032 3.063 807 170 1.025 2003 3.895 13.424 3.512 902 190 1.142 2004 5.274 17.581 4.730 1.033 200 1.449 2005 5.058 15.375 4.440 877 200 1.467 2006 3.600 11.038 3.020 822 200 1.173 2007 3.920 11.686 2.869 732 230 1.407 2008 4.100 10.872 2.887 756 230 1.357 Source : COGERCO, directions agronomique et financière

84 Pour le coton, les calculs ont été basés sur le rendement moyen enregistré en 2008 (756 kg/ha) ainsi que sur le prix payé au producteur au cours de cette même année (230 Fbu/kg). Pour la tomate par contre, en l’absence de statistiques officielles, nous nous sommes basés sur les déclarations des producteurs et nos propres estimations. 79

Figure n° 4 : Évolution comparée de quelques indicateurs de la culture cotonnière au Burundi (1990-2008)

Source : Réalisé à partir du tableau ci-haut

Nous avons préféré utiliser un diagramme semi-logarithmique pour représenter cette évolution des principaux indicateurs de la culture cotonnière au Burundi en raison de ses propriétés par rapport à d’autres diagrammes, notamment arithmétiques. En effet, l’on sait par définition qu’une courbe logarithmique ne traduit pas des quantités, mais des valeurs relatives, indépendamment des chiffres absolus. Dès lors, la position respective des différentes courbes n’a pas de signification en termes de valeurs absolues. C’est ainsi que l’on peut les déplacer le long de l’axe logarithmique et les indexer par exemple sur une valeur de base identique, ce qui permet entre autre de faire des comparaisons plus judicieuses que ne 80 saurait montrer un autre type de diagramme. Ce ne sont pas donc des valeurs absolues qui sont traduites sur un tel diagramme, mais plutôt les tendances des phénomènes représentés.85

Concernant alors la culture cotonnière au Burundi, on remarque un net effondrement de la production, des superficies plantées et du nombre des planteurs à partir de l’année 1993 malgré un relèvement régulier du prix au planteur. Cette baisse généralisée est à mettre en rapport avec le contexte politique intervenu pendant cette année. L’effacement de l’autorité politique a permis aux paysans de se tourner vers les cultures vivrières, plus rémunératrices que le coton. Les prix proposés par le relèvement de la rémunération des planteurs ne sont pas parvenu à les intéresser. Comme nous le disions en introduction de ce travail, le coton est une culture qui a toujours été imposée à ses producteurs, et c’est le statut particulier des exploitations agricoles de l’Imbo qui permet encore son maintient.

En outre, malgré une hausse régulière et continue du prix au planteur (voire tableau 3, p.78), c’est toujours l’État qui profite des efforts du paysan. Cette hausse continue cache en réalité une importante différence entre la rémunération des planteurs et la marge bénéficiaire réalisée par la COGERCO.

Figure n° 5: Évolution comparée du Figure n° 6: Prix au planteur et prix de vente du coton prix de vente et du prix au planteur (échelle linéaire) (échelle semi-logarithmique)

1600 1400 1200 1000 800 600 400 200 0

6 7 8 9 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 9 9 9 0 0 0 0 0 0 0 0 0 9 9 9 9 0 0 0 0 0 0 0 0 0 1 1 1 1 2 2 2 2 2 2 2 2 2

Prix au planteur Prix à la vente

85 Cette flexibilité dans l’utilisation de la courbe semi-logarithmique résulte des propriétés mathématiques des logarithmes. En effet, l’emploi des logarithmes dans les calculs substitue une addition au produit (log ab = log a + log b), une soustraction au produit (log a/b = log a – log b), un produit aux puissances (log a3 = 3log a) ou même un quotient aux racines (loga = ⅓log a). 81

Comme le montre la figure 5 (supra), le prix au planteur et celui de vente du coton ont évolué dans des proportions quasiment identiques. Pour certaines années d’ailleurs comme en 2002, 2003, 2007 ou 2008, la progression en termes relatifs du prix au planteur a été supérieure à celle du prix de vente. La figure 6 (supra) montre par contre l’importance de la différence entre ces deux rémunérations. Ces chiffres traduisent le rôle dévolu à l’agriculture dans les pays en développement, en particulier au secteur exportateur, un secteur ponctionné pour financer les actions de développement. Au Burundi, cette différence de plus en plus croissante entre les prix au producteur et les prix de vente des produits agricoles peut s’expliquer par la situation de guerre dans laquelle était plongé le pays. Puisque ses bailleurs traditionnels l’avaient abandonné, l’État était obligé de se tourner vers ses campagnes pour y chercher la rente nécessaire à sa survie.

Au bout du compte, ce sont les politiques nationales et les lois du marché international qui pèsent sur les comportements individuels des agriculteurs face à la tentative vivrière. Parlant des paysans Bamoun du Cameroun, F. BART et M. MOUPOU (1992) écrivent que « la tentative vivrière est alimentée à la fois par la baisse récente des prix du café et par l’augmentation de la demande alimentaire. Le développement des cultures maraîchères, amorcé dans les années 1950, s’est amplifié avec la croissance des villes et la diffusion du transport routier. Cette évolution concerne de plus en plus d’exploitations paysannes »86. Les rapports entre cultures commerciales et les systèmes paysans de reproduction, tout empreints qu’ils sont de graves difficultés liées au marché international, sont aussi marqués par le milieu local et le cadre national dans lesquels ils s’inscrivent.

Né d’initiatives paysannes, le vivrier de rapport offre des éléments de réponse aux difficultés que connaissent les pays africains car il jette les bases d’un véritable marché national en permettant aux villes d’être ravitaillées et aux paysans d’être rémunérés (J-L. CHALEARD, 2003). Ainsi, beaucoup de campagnes tirent aujourd’hui parti de l’essor des marchés urbains en répondant à la demande des citadins. Le développement des productions destinées à la consommation urbaine apparaît comme un moyen pour les campagnes de récupérer une partie de la rente prélevée par l’État sur les cultures d’exportation et redistribuée aux citadins sous forme de salaires et d’investissements multiples.

86 F. BART et M. MOUPOU, « Les paysans Bamoun (Cameroun) entre culture du café et cultures alimentaires », in GEODOC, n° 38, 1992. 82

Naturellement, le rôle des États dans l’essor de cette agriculture vivrière marchande n’en demeure pas moins primordial. La première tâche des pouvoirs publics devrait consister dans la mise en place de réseaux routiers efficaces qui permettent aux producteurs d’accéder aux marchés urbains plus rémunérateurs et qui stimulent les efforts de production. D’autre part, l’importation de produits alimentaires moins chers pénalise la production nationale. Confrontés à la baisse des revenus citadins et dans le but d’augmenter leurs recettes budgétaires par le jeu des taxes à l’importation, beaucoup d’États ont favorisé les importations de produits étrangers moins chers. Une telle politique ne profite qu’aux seuls intermédiaires intéressés par ce négoce alors qu’elle condamne les producteurs locaux.

Finalement, l’on peut se demander si le discours sur l’opposition entre les cultures vivrières et commerciales ne paraît pas aujourd’hui réducteur au vu de l’évolution de leurs relations et des fortes synergies des unes et des autres au sein des systèmes de production. C’est pour cela que J-L. CHALEARD (1996) propose de revisiter cette question, souvent posée en termes dualistes, en tenant compte du développement, parfois spectaculaire, de la production vivrière destinée au marché, notamment urbain.

A l’intérieur du périmètre de Mugerero, la concurrence entre le paddy et les autres cultures vivrières s’exerce surtout au niveau de la consommation du temps de travail. C’est le strict respect des techniques agricoles, ainsi que le devoir de rendement auquel sont soumis les producteurs afin de s’acquitter de leurs redevances envers la SRDI qui sont à l’origine de cette concurrence. C’est cette dernière qui explique la stagnation de la production vivrière paysanne, un secteur qui n’intéresse que très peu le projet SRDI.

83

II. Le projet comme une arène

Autour de n’importe quel dispositif de développement s’affrontent, dans un jeu aux multiples combinaisons, diverses logiques et stratégies, aussi bien parmi les agents de ce dispositif que parmi les populations cibles. Une action de développement est toujours l’occasion d’une interaction entre des acteurs sociaux relevant de mondes différents dont les comportements sont sous-tendus par des logiques multiples. C’est un lieu où s’affrontent plusieurs groupes d’acteurs hétérogènes, mus par des intérêts (matériels ou symboliques) souvent divergents. Elle met en rapport direct ou indirect une série d’acteurs relevant de catégories variées : États, paysans de statuts divers, bourgeoisies locales, élites citadines, agents de développement, etc. Chacun de ces acteurs a face aux ressources, opportunités et contraintes que représente le projet, des comportements qui sont compatibles avec sa position dans la configuration-projet.

D’une façon générale, dans un projet de développement agissent simultanément des acteurs endogènes et des acteurs exogènes. Les forces endogènes du changement comprennent les acteurs appartenant au territoire concerné par l’opération. Elles sont dominées par les agriculteurs eux-mêmes. Quant aux forces exogènes, elles comprennent l’ensemble des acteurs extérieurs venus pour soutenir, par des moyens humains, matériels ou financiers, l’effort de changement. Elles se composent des pouvoirs publics, des entreprises, des banques et autres institutions qui font des investissements, accordent prêts ou subventions aux populations locales concernées par l’opération de développement. Au sein de ces grandes catégories d’acteurs du développement, G. BEDARD (1983) distingue quatre types d’acteurs distincts. Dans la catégorie des acteurs exogènes, il distingue :

- l’acteur exogène externe : il se caractérise par un éloignement complet par rapport à la réalité locale. Il s’agit principalement des firmes étrangères, des organismes d’aide au développement, des marchés internationaux ou des banques. - l’acteur exogène interne : il est à la fois proche de l’acteur interne et en même temps loin de lui. Il se distingue par sa proximité géo-culturelle avec l’acteur local et son éloignement politico-économique. Par rapport à l’acteur exogène externe, il partage avec lui son externalité, mais il s’en distingue par son internalité. On classe générale- ment dans cette catégorie les États, les églises locales, les appareils coopératifs ou tout autre acteur servant de tutelle ou de relais d’un projet.

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Dans la catégorie des acteurs endogènes se rencontrent également deux types d’acteurs qui se caractérisent par des ambitions différentes : - l’acteur endogène « externalisé » ou modernisateur : il se caractérise par le fait qu’il se retrouve culturellement et socio-économiquement dans la sphère endogène ; mais en même temps, de part sa profession, ses ressources ou sa position sociale, il se sent plus proche du monde moderne. On peut classer dans cette catégorie les agents de développement, les fonctionnaires, les commerçants et les autres bourgeoisies locales. - l’acteur endogène « internalisé » ou traditionnel : c’est l’acteur de base traversé par des appels incessants de sa tradition et de sa coutume. Il s’agit ici des paysans et de leurs organisations ou groupements. Cette diversité d’acteurs appelle une série de questions dont les plus importantes peuvent être : - Ces acteurs ont-ils les mêmes besoins et les hiérarchisent-ils de la même manière ? - Agissent-ils suivant les mêmes règles, les mêmes lois ou les mêmes objectifs ? - Vivent-ils en face des mêmes contraintes et disposent-ils des mêmes marges de manœuvre pour les affronter ? Les réponses à toutes ces questions sont sans doute négatives comme les faits le prouvent. On peut de façon générale avancer que les ressources de ces acteurs sont très différentes. En outre, ils n’appartiennent pas au même espace-temps du développement, ni au même espace socio-culturel. Entre eux existe, d’après G. BEDARD (1983), une distanciation de nature entre les besoins, les aspirations, les systèmes de fins et les types de rationalités. C’est cela qui établit une frontière entre ces catégories d’acteurs et qui délimite la double dénomination endogène-exogène.

Les logiques à l’œuvre autour des processus de développement ne relèvent donc pas uniquement des groupes d’acteurs, mais mobilisent aussi des registres variés de la réalité sociale qu’il convient d’appréhender simultanément. Chaque projet apparaît ainsi comme une arène où chaque acteur joue avec des règles différentes. Ces acteurs développent tous autour d’un même projet des stratégies personnelles menées selon des critères multiples. Citant P. LAVIGNE et M. MATHIEU, E. SENTAMBA (2001) compare un projet de développement à « un arbre dont une girafe broute les cimes, un rat trotte entre les racines, un singe joue entre les branches et un oiseau niche sur ses rameaux. Cet arbre-là, le même, n’est pas perçu de la même manière par les différents ‘‘usagers’’ ni ne sert pas les mêmes intérêts ». Il s’en suit que la perception qu’en a chaque acteur peut se révéler aux antipodes de celle des autres. 85

On peut alors logiquement soutenir qu’un projet de modernisation agricole est un système de ressources et d’opportunités que chaque acteur tente de s’approprier à sa manière. Si l’on reprend la terminologie de J-P. OLIVIER de SARDAN (1995), la mise en œuvre d’un projet de développement relève d’une confrontation de plusieurs structures d’action collectives.

Les acteurs à l’œuvre au sein du projet SRD-Imbo

Le projet rizicole de l’Imbo se prête entièrement à cette grille de lecture des opérations de développement rural. Les acteurs intéressés par la production du paddy dans cette zone sont nombreux et variés. Tout comme sont diversifiés et divergents les objectifs poursuivis et les stratégies destinées à les faire aboutir.

La SRD-Imbo d’abord a besoin de survivre en tant qu’organisme chargé par l’État de faire entrer des ressources à travers une activité commerciale qui a été superposée à celle d’encadrement des producteurs. Il s’agit en définitive d’un relais étatique caractérisé par la poursuite d’une accumulation matérielle et la course au profit. Ceci prive dès lors à l’État la maîtrise des valeurs qui visent un réel développement économique du monde rural.

À part la SRDI et les riziculteurs, les commerçants privés ainsi que les détenteurs d’unités artisanales de décorticage sont également intéressés par cette opération rizicole étatique.87 Leur rôle, de toute évidence « parasital » (R. CHAMBERS, 1990) autour d’un projet conçu comme une sorte de contrat entre l’État et la population locale, particulièrement celle précaire, est pourtant déterminant. Comme on le verra plus loin, il a d’abord été à l’origine d’une série de mesures policières destinées à leur interdire l’accès au périmètre, puis de la libéralisation forcée du marché du riz devant les difficultés financières de la SRDI à trouver des fonds pour démarrer à temps la campagne de collecte du paddy et maintenir ainsi son monopole sur ce produit.

87 Au recensement réalisé en 2000, il y avait au Burundi 66 décortiqueuses dont 37 à Bujumbura et 29 dans le reste du pays. Parmi ces dernières, 5 étaient situées à , c’est-à-dire dans la commune qui abrite le périmètre de la SRDI. (MAC FYS Managment Audit Accointing, Étude de faisabilité de la filière nationale du riz. Recommandations issues de l’atelier de réflexion sur la filière nationale du riz du 19-20 novembre 2000. Bujumbura, novembre 2000). Il est évident qu’aujourd’hui le nombre de ces unités a augmenté puisqu’il a presque triplé. Selon l’agent comptable de la commune Gihanga, 14 décortiqueuses sont officiellement enregistrées dans cette commune. Chacune paie une taxe communale annuelle de 7.500 Fbu. Cette prolifération des unités privées de décorticage conduit à affirmer que la concurrence est vive entre la SRDI et les particuliers. 86

La bourgeoisie locale et urbaine, les cadres administratifs locaux, de même que les agents de la SRDI viennent compléter la liste des acteurs intéressés par cette opération. Ils interviennent tous d’une façon ou d’une autre dans la production du riz en qualité de travailleurs directs ou indirects (P. CASTEX, 1977). Comme on va pouvoir aussi le constater, ils sont aujourd’hui de plus en plus nombreux dans le périmètre d’autant plus qu’ils disposent des moyens financiers pour racheter les casiers des riziculteurs qui ne parviennent pas à s’acquitter de leurs redevances envers le projet.88

Le projet de riziculture irriguée de la SRDI se présente alors comme un produit subtil qui a été mis à la disposition de tous ces acteurs-là et dont chacun tente de tirer le maximum de ressources. Reprenant M. HOBART (1997) nous dirons qu’un projet de développement est un formidable business qui profite à beaucoup de monde. Mais dans l’ensemble, le producteur immédiat, celui-là même pour lequel le projet a été officiellement mis en place, reste le maillon faible de cette chaîne d’acteurs alors que son rôle est central dans la filière rizicole. Dans cet univers aux acteurs très variés que représente tout projet de développement agricole, chaque partenaire voudrait conserver, voir multiplier ses avantages en démantelant ceux de ses « adversaires ». C’est ainsi que le développement rural des pays du Sud, objectif sans cesse répété, est pourtant difficile à traduire sur le terrain. Les intérêts des intervenants sont divers et éloignés les uns des autres. Le grand paradoxe du développement rural dans ces pays réside alors dans ce fait que les partenaires qui y sont engagés appartiennent à des systèmes de reproduction différents et ont par conséquent des objectifs le plus souvent contradictoires.

Le résultat d’une opération de développement, quoi que déterminé à l’avance, est imprévisible du fait de cette multiplicité d’acteurs et d’intérêts. Selon J-P. OLIVIER de SARDAN (1995), ce résultat dépend de « cet affrontement plus ou moins feutré, de cette négociation plus ou moins informelle des différents acteurs dont les stratégies et les objectifs s’enchevêtrent et définissent finalement l’arène locale ». Tout projet de développement est nécessairement une sorte de pari sur le comportement des acteurs sociaux concernés. Tout projet est donc une situation complexe d’interface et de compromis entre les dynamiques de deux mondes : celui des populations locales, très hétérogène, et le monde des développeurs, lui-même hiérarchisé.

88 Voir la déclaration du deuxième vice-président de la république au cours de sa visite dans ce périmètre le 4 août 2007, p. 54 87

En définitive, à travers chaque opération de développement, le monde rural devient un lieu de conflit opposant différents types d’acteurs dans un jeu de rapports asymétriques et de compétition de pouvoirs. Les problèmes de développement rural s’intègrent alors dans ces rapports de force déterminés par les différentes logiques qui conditionnent les comportements de chaque partenaire et motivent les décisions à prendre ainsi que les stratégies à valoriser.

III. La logique étatique contre les logiques paysannes

1. Le concept de logique

Selon D. DESJEUX (1987), la logique peut se définir comme étant la liaison entre une pratique et une certaine vision du monde par un acteur. La logique de chaque acteur se compose des objectifs visés ainsi que des contraintes auxquelles le même acteur doit faire face pour les faire aboutir. Caractériser la logique d’un acteur revient ainsi à examiner la manière dont ses choix sont faits. Comme si on lui demandait « pourquoi faites-vous ceci et non cela ? ». Dans le cadre précis des projets agricoles, ce sont les logiques de chaque acteur qui permettent de comprendre les stratégies de chacun d’eux, et en particulier celles des agriculteurs face aux interventions de l’État. Le concept de logique est à cet égard central dans l’étude des rapports entre les acteurs réunis autour d’une même action publique. Il permet de rendre compte du comportement de chacun d’eux. La logique conduit chaque agriculteur à développer des stratégies particulières afin d’assurer le fonctionnement et la reproduction de son exploitation. Dans notre cas, il nous permettra de comprendre les réactions des riziculteurs face au projet de l’État.

L’analyse des logiques étatiques et paysannes permet de constater que les deux sont plus concurrentes que concourantes, ce qui est à l’origine des nombreux échecs ou demi-succès que connaissent de nombreux programmes de développement proposés par les États. Le décalage des finalités et des logiques de fonctionnement entre les institutions de développement et les sociétés paysannes est à l’origine des malentendus qui entravent le fonctionnement des projets de développement. Bien souvent, la rationalité technique occidentale, nourrie de ses propres expériences, s’oppose à une vielle logique paysanne ancestrale, qualifiée d’irrationnelle.

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Le terrain burundais est plein d’exemples de confrontations de ces deux types de rationalités. H. COCHET (2001), E. SENTAMBA (2001) ainsi que N. NYANDWI (1991) les relèvent à travers leurs travaux sur l’agriculture paysanne. Lancé dans une course contre les devises provenant essentiellement des cultures exportatrices, le gouvernement n’a cessé de leur accorder une importance particulière. Mais les nombreuses contraintes auxquelles le paysan est soumis (atomisation des terres suite à l’explosion démographique, dégradation du potentiel productif dans un contexte d’utilisation limitée de fertilisants, etc.) et l’impérieuse nécessité de satisfaire ses besoins alimentaires, ont limité l’importance du surplus exportable. En outre, l’itinéraire technique en faveur de ces mêmes cultures s’est révélé particulièrement contraignant et n’a été rendu possible qu’à travers un encadrement également contraignant. L’on peut rappeler à titre d’exemple le paillage systématique du caféier et du théier dans un environnement où la surexploitation des terres a entraîné le défrichement de presque toutes les facettes du milieu. En outre, leur faible rentabilité, due tout à la fois au niveau des cours mondiaux et aux ponctions réalisées sur le prix au producteur, a aussi contribué à rendre plus aiguës ces confrontations comme nous le rappelle par exemple le cas du coton déjà évoqué.

De façon générale, l’incompréhension du rôle social de la production de la part des intervenants extérieurs a contribué à sous-estimer les dynamiques internes de la production propres à chaque société. Dans le domaine agricole précisément, le dégagement d’un surplus commercialisable est devenu la seule expression de productivité qui soit valable. Or, la notion de productivité n’a de sens qu’une fois placée dans le contexte de l’économie de marché. En revanche, cette notion devient absurde lorsqu’elle est appliquée à une économie de subsistance où l’essentiel est la reproduction domestique et sociale. Dans de telles économies où le rôle social de la production est déterminant, la valeur d’usage l’emporte sur celle d’échange. Considérer cela comme secondaire revient à se tromper de regard sur la problématique des exploitations paysannes. La plupart des échecs des interventions dans le secteur agricole s’expliquent par le fait qu’il n’y a pas eu de recherche de conciliation entre les exigences extérieures et les préférences locales dont les logiques restent avant tout sociales.

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2. La logique étatique : une logique capitalistique

La stratégie globale des politiques agricoles dans les pays du Sud vise une intégration du secteur agricole aux circuits marchands nationaux ou internationaux. Les conséquences de cette intégration sont le plus souvent graves pour l’économie paysanne puisqu’elle ne vise que le transfert des surplus de productivité du secteur agricole vers l’économie nationale. A cet égard, la logique des institutions étatiques est une logique d’accumulation capitalistique. C’est une logique de profit basée sur l’accroissement de la production. Elle s’oppose de ce fait à la logique paysanne qui vise prioritairement la reproduction du groupe domestique et qui est par conséquent considérée par ces mêmes institutions comme étant irrationnelle. Ordinairement, les projets de développement ne s’appuient pas sur les logiques paysannes car, pour ceux qui les conçoivent et les réalisent, il n’existe pas de logique paysanne. Il ne peut exister de rationalité alternative à la rationalité économique.

Se situer exclusivement dans une rationalité économique qui est celle d’optimisation du rendement des facteurs de production court le risque de provoquer des réactions de rejet de la part des agriculteurs qui ont bien sûr des objectifs économiques, mais aussi des aspirations et des contraintes sociales. Si cette vision de l’agriculture a rencontré des difficultés dans la plupart des zones où on a tenté de l’imposer, c’est qu’elle heurtait de plein front les logiques locales guidées par d’autres impératifs tels que la sécurité et la reproduction sociales.

On rencontre cette logique d’accumulation dans l’ensemble des projets de développement agricole au Burundi, en particulier ceux portant sur les cultures commerciales. Le projet de riziculture paysanne de l’Imbo où l’État se charge lui-même, en plus de l’encadrement des agriculteurs, de la collecte, de la transformation et de la vente du produit paysan, répond à ce souci.

3. Les logiques paysannes : des logiques en opposition avec celles de l’État

Dans ses travaux sur l’organisation de l’économie paysanne, A. CHAYANOV a pu démontrer qu’une des caractéristiques fondamentales de l’agriculture paysanne est la symbiose entre l’exploitation agricole et l’unité domestique et qu’à ce titre, le travail du paysan ne doit pas être traduit en termes monétaires. La rationalité de l’exploitation paysanne est avant tout guidée par les objectifs de reproduction des unités domestiques et non par la maximisation du 90 profit. Or, les interventions des bailleurs (étatiques ou privés) voudront transformer le paysan en un homo oeconomicus parfait, en bute aux exigences du marché, alors qu’il est avant tout un acteur social.

3.1 Diversité des logiques paysannes

Les logique paysannes, contrairement à celle des États-développeurs, se caractérisent d’abord par leur variété. Ceci est lié au fait que les exploitations agricoles d’une même région ne poursuivent pas toutes les mêmes objectifs car elles ne sont pas dotées des mêmes ressources et qu’elles ne sont pas soumises aux mêmes contraintes. C’est dans ce sens que l’on parle de plusieurs logiques et non pas d’une seule logique comme dans le cas des intervenants extérieurs. Comme le souligne J-P. OLIVIER de SARDAN (1995), les comportements concrets des agriculteurs face aux opérations de développement sont différents car « les logiques paysannes s’expriment à travers l’émiettement des comportements économiques individuels. Il ne s’agit pas d’une action collective de la paysannerie concernée, mais d’effets d’agrégation ou de composition […] C’est bien pour cela qu’on peut parler de ‘‘logiques d’acteurs’’ ». Alors que programmes étatiques de développement agricole poursuivent tous un même objectif, à savoir la rentabilité économique, les logiques paysannes à l’œuvre sont quant à elles diversifiées et déterminées par des facteurs à la fois économiques et sociaux.

3.2 Des logiques surdéterminées par le souci de reproduction du groupe domestique

Les logiques paysannes sont ensuite, à la différence de celle des États ou de leurs institutions, basées sur la reproduction du groupe domestique et la peur du risque. Les stratégies de l’agriculture familiale paysanne ne visent pas prioritairement une accumulation, mais la recherche d’une certaine sécurité. Comme le confirme J-P. OLIVIER de SARDAN (1995), « le paysan joue sa sécurité à chaque récolte au moment où les planificateurs et les bailleurs sont soucieux d’accroître le PIB, de réduire la dépendance extérieure et d’accroître les rentrées des devises ». Or, il se trouve que les planificateurs, qui raisonnent en termes de croissance, connotent négativement cette recherche d’équilibre. Pour eux, cet « équilibre de la pauvreté »89 est le plus grand obstacle au développement parce qu’il implique absence

89 J. K. GALBRAIT, Théorie de la pauvreté de masse. Paris, Gallimard, 1979. Lucette VALENSI (1969) a quant à elle utilisé, à propos du Maghreb, une expression tout aussi péjorative : l’ « équilibre de la stagnation ».

91 d’innovation qui viendrait accroître le rendement global du système paysan de production. Il n’autorise pas l’évasion des individus hors du monde de la pauvreté, mais une accommodation à ce dernier. Contrairement à la logique d’accumulation des intervenants extérieurs, les paysans appuient peu leurs stratégies sur des considérations purement techniques ou de marché dont la maîtrise leur échappe par ailleurs. Les buts poursuivis par l’économie agricole paysanne sont tout autres. Ils se caractérisent par la recherche de l’équilibre et de la sécurité. Le paysan agit alors moins comme un maximisateur que comme un optimisateur dont le but est moins le profit que l’utilité. La préférence accordée à cette utilité explique le rôle des cultures auto-consommées dans les systèmes d’exploitation paysans.

La maximisation du revenu n’apparaît pas comme le but prédominant du paysan qui est confronté à une série d’incertitudes et de risques. La rationalité de l’exploitation familiale est déterminée, comme l’a montré A. TCHAYANOV, par les nécessités de reproduction du groupe domestique en fonction d’un niveau de « bien-être » qui fait l’objet à la fois de normes socio-culturelles et d’évaluations subjectives (M. HAUBERT, 1997). En ce sens, l’approche systémique paysanne s’inscrit en faux contre l’approche macro-économique classique tendant à assimiler l’exploitation à une entreprise combinant rationnellement les facteurs de production en fonction des prix dans le but d’augmenter le profit. Pour les communautés paysannes, ces facteurs sont avant tout des acquis sociaux, non directement productifs, phénomène considéré comme effet pervers du développement par la logique capitaliste.

On ne peut pas enfin oublier que l’exploitation familiale forme un système complexe. Elle est à la fois une unité économique, sociale et culturelle, ce qui fait que l’ « entreprise » ne peut pas être séparée du ménage (M. HAUBERT, 1997). Toutes ces facettes sont superposables au sein d’une même exploitation et concernent les mêmes individus. Ainsi, le revenu du paysan est indifférenciable (rente, salaire, profit, etc.), contrairement à l’agriculture capitaliste où le ménage et l’exploitation sont deux choses différentes et qui sont soigneusement distinguées dans les comptabilités.

Ce caractère complexe de l’exploitation paysanne implique une certaine rigueur dans la manière d’appréhender tout ce qui la touche. Les logiques paysannes de production sont alors éloignées de la logique d’accumulation dans ce sens qu’elles tiennent compte de cette complexité du rôle des exploitations agricoles et qu’elles s’imposent à l’ensemble des aspects 92 de la vie paysanne. Les interventions en milieu rural doivent donc tenir compte de ce facteur difficilement quantifiable qu’est le « capital subjectif » et renoncer à ne considérer que le seul « capital objectif ».90

Les comportements paysans sont alors issus de rationalités complexes et ambivalentes qui représentent de « subtiles pondérations entre des déterminants d’homme économique et d’homme social confronté aux contraintes de sa propre survie ».91 Or, l’agro-économisme ambiant dans le domaine du développement n’a pas su tenir compte du rôle fondamental que jouent ces facteurs sociaux dans la dynamique du développement rural. Pourtant, la lecture des terroirs ruraux devrait aussi s’enrichir d’une vision sociologique afin de pouvoir l’intégrer dans la conduite des programmes de développement.

Le projet rizicole de la SRDI ne s’inscrit pas dans cette implacable logique paysanne, mais plutôt dans une perspective de rupture. Les riziculteurs ne comprennent pas par exemple qu’ils ne puissent pas être propriétaires des terres qu’ils mettent en valeur, condition indispensable pour que l’on puisse parler d’exploitation agricole paysanne. Pour M. HAUBERT (1997) en effet, le paysan doit être, autant qu’il se peut, propriétaire de sa terre. De son côté, A. CHAYANOV a insisté sur le fait que, pour être vraiment qualifiés de paysans, les petits producteurs agricoles doivent être enracinés dans un « pays » et dans une société locale car il existe toujours une relation permanente entre le paysan et son terroir. Or, la SRD-Imbo a fait des riziculteurs sous son encadrement des producteurs sans terre. Pourtant, dans le contexte burundais, malgré la pénétration de l’économie monétaire, le paysan est resté très attaché à sa terre. C’est cela qui explique d’ailleurs, tout au moins en partie, la faiblesse du phénomène d’exode rural dans ce pays. Il s’agit alors là d’une contradiction importante entre la logique paysanne d’autonomisation et celle de subordination de la SRDI. C’est la raison pour laquelle les colons de ce projet ne sont jamais parvenus à s’approprier leur territoire et qu’ils vivent une double appartenance avec leurs régions d’origine.

90 F. LANDY (1994) définit le capital objectif de production comme étant l’ensemble des ressources matérielles dont dispose le paysan pour produire: terres, main-d’œuvre familiale, moyens financiers, degré de formation, etc. Quant au capital subjectif de production, il est représenté par la personnalité individuelle de l’exploitant, son caractère, ses goûts, ses pulsions et ses peurs, son milieu social ainsi que son expérience individuelle. L’économie rurale est de ce point de vue complexe car le paysan attribue à chacun de ces éléments une pondération qui lui est propre. Souvent d’ailleurs, les stratégies mises en œuvre par les paysans peuvent se justifier par des causes essentiellement subjectives, ce qui est alors gênant pour la communauté des développeurs. 91 J-P. MINVIELLE, « L’articulation des paysans au marché », in M. HAUBERT (s/dir.) L’avenir des paysans. Les mutations des agricultures familiales dans les pays du Sud. Paris, IEDES-PUF, 1999. 93

En tout état de cause, les décisions et comportements des agriculteurs ne sont jamais dénués de signification. Simplement, cette signification « plonge ses racines au-delà des raisons, dans le vécu affectif […] Les motivations des agriculteurs émergent d’un agglomérat de motifs et de mobiles dont les sources inconscientes relèvent d’une logique du vouloir-vivre conditionné par l’histoire la plus primitive de la personne » (J. VINCENT, 1985, cité par B. ZITOUNI). Les efforts fournis en vue de les aider devraient permettre d’offrir une issue à l’intérieur de l’équilibre paysan plutôt que de faire entrer leur système économique dans un « déséquilibre explosif » (H. de FRANCE, 2001) dont les conséquences seraient difficiles à supporter par la communauté paysanne. En outre, dès lors que la logique paysanne de production consiste avant tout à éviter tout risque – ou tout au moins à permettre sa gestion – , est-il pertinent, de la part des organes de développement, de leur conseiller d’échapper à cette logique ?

C’est ce type d’approche qui déprécie les potentialités des communautés paysannes et leur capacité à être des agents rationnels, qui explique les réponses négatives des paysans aux thèmes techniques qui leur sont proposés. La priorité que les paysanneries accordent à leurs logiques, en particulier à la satisfaction de leurs besoins sociaux, n’a cessé d’infléchir toutes les interventions des promoteurs des programmes de développement ayant des justifications trop strictement productivistes. Ces programmes ne sont pas en effet de simples solutions techniques au problème de pauvreté des populations rurales puisqu’elles engagent aussi leur existence. C’est de ce point de vue qu’elles cherchent à les adapter à leur environnement socio-économique.

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IV. Le surplus agricole et son contrôle

On aborde ici probablement le plus grand paradoxe des projets de développement agricole qui explique en fin de compte les rapports entre les États et leurs paysanneries au sein des opérations de développement. Conçues pour permettre aux agriculteurs de « mieux vivre », leurs résultats sont détournés par les États à travers un contrôle et une appropriation du surplus paysan. Ceci est d’autant plus vrai que « les États, notamment en Afrique et dans l’ensemble des pays en développement, sont contraints d’assurer le fonctionnement de la machine administrative et des grands services publics, ainsi que l’approvisionnement des villes, à travers un prélèvement sur le fruit du travail paysan » (S. MICHAÏLOF, 1987). C’est en effet sur le secteur agricole qu’ils doivent compter pour faire face à l’essentiel des dépenses publiques. Selon E. TERRAY (1987), si l’on peut mettre en doute la capacité des États [africains] à contribuer efficacement au développement, le développement quant à lui profite au premier chef à ces derniers et leur permet de se renforcer. C’est ainsi que dans ces pays le secteur agricole occupe une place centrale dans les économies nationales à travers notamment l’ « encadrement » technique de la production et le monopole sur le fonctionnement des différentes filières.

Dans une telle perspective, les paysans constituent les véritables producteurs des richesses nationales dans ces pays où l’agriculture constitue souvent la principale activité économique. Ils jouent un rôle de premier plan dans la construction des États, même si celle-ci est factice parce qu’elle ne repose sur aucune base interne.92 C’est ce que montre par exemple L. UWIZEYIMANA (1996) lorsqu’il affirme, en parlant du rôle économique de la rente caféière au Rwanda, que l’État ne peut survivre sans la caféiculture paysanne. Au Burundi, la situation est la même puisque son économie est prisonnière de la caféiculture (J-E. BIDOU, 1994). L’État ne peut pas vivre sans les recettes du café, même amoindries par la chute de leurs cours sur le marché international. Il constitue, avec l’ensemble des autres cultures de rente, le pilier et le bouclier de l’économie nationale. C’est cela qui explique son omniprésence dans les filières agricoles, en dépit du discours sur leur libéralisation sans cesse répété par les institutions de Bretton Woods. L’État burundais occupe encore aujourd’hui une

92 On mesure ici le sens des propos de ce paysan sénégalais qui, en parlant de l’État, affirme : « Qu’on le sache, si le gouvernement tient, c’est grâce à nous » (J. COPANS, Sécheresse et famines au Sahel. Paysans et nomades. Paris, Maspero, 1975). 95 place centrale dans les principales filières agricoles (café, thé, coton, riz, sucre) parce que son économie en dépend étroitement. Une mission du FMI effectuée au Burundi en juin 2008 en vue d’évaluer les réformes réalisées en matière de libéralisation économique pour pouvoir bénéficier de l’initiative en faveur des pays pauvres très endettés (I.P.P.T.E) a conclu sur « des retards énormes dans la réforme du secteur café ».93 Or, la nouvelle orthodoxie économique des bailleurs de fonds considère que la croissance du secteur agricole des pays en développement, particulièrement africains, a été paralysée par le monopole des États dans le domaine de la commercialisation de la production agricole, une pratique qui pervertit le fonctionnement normal des marchés. La libéralisation des marchés des produits agricoles dictée par ces institutions part du principe que la réduction de la pauvreté rurale doit passer par une meilleure répartition des revenus agricoles. Telle est la règle qui détermine l’orientation des programmes d’ajustement structurel dans lesquels s’inscrit l’action des bailleurs de fonds dans le domaine du développement rural.

L’accumulation intérieure dans ces pays repose en grande partie sur la ponction d’une masse de plus-value par la compression des revenus et des prix des produits agricoles. Si cette extorsion n’explique pas entièrement les crises actuelles de nombreuses paysanneries des pays en développement, elle en fournit tout au moins un élément essentiel de compréhension par le mode d’accumulation excluante qu’elle a instauré. L’inadaptation des programmes de dévelo- ppement à leur milieu d’accueil pèse moins sur les sociétés rurales en général par rapport à la politique d’« accumulation primitive »94 instaurée par les pouvoirs publics. Le détournement de ce surplus représente, selon G. HYDEN (1985), une spécificité du développement rural des pays pauvres. Alors que les pays développés ont adopté une politique de protection de leurs agricultures à l’aide de divers instruments (prix garantis, barrières tarifaires ou non tarifaires, etc.), les pays en développement ont au contraire adopté des politiques qui ont forcé le secteur agricole à supporter l’ensemble du secteur économique. Les monopoles dans la commercialisation des produits d’exportation et le maintien des bas prix des produits alimentaires constituent les éléments les plus saillants de ces politiques. Sous couvert de programmes de développement

93 FMI, Rapport S/2008/745, Washington, 2008. 94 Elle doit être entendue, selon E. PREOBRAJENSKI (in S. MICHAÏLOF, 1987), comme « l’accumulation entre les mains de l’État des ressources matérielles tirées principalement ou simultanément de sources situées en dehors du complexe de l’économie de l’État ». Une telle accumulation joue, dans les pays où l’économie est essentiellement agricole, un rôle d’une grande importance et implique une exploitation méthodique du secteur rural. 96 agricole, l’État et les autres forces sociales dominantes organisent en réalité une exploitation des campagnes.

Qui sont alors les bénéficiaires des projets mis en œuvre par l’État et ses bailleurs ? On ne peut échapper à cette question si l’on veut comprendre les raisons pour lesquelles l’État investit les campagnes. On ne peut comprendre le sens que les États post-coloniaux ont donné au développement rural sans prendre en compte certains facteurs politiques, à savoir la lutte qui a pour enjeu le contrôle des ressources produites dans le secteur rural. Cela explique d’ailleurs pourquoi ils ont conservé les politiques coloniales de développement auxquelles ils ont fait subir un léger lifting. Les appareils de l’État indépendant ont pris le relais du système colonial en imposant des structures d’encadrement qui enferment les producteurs dans de nouvelles formes de domination. C’est ce qui explique l’interventionnisme de l’État dans le secteur rural. Partout, celui-ci cherche à renforcer son pouvoir dans ce secteur afin de pouvoir contrôler l’ensemble des processus de l’économie paysanne.

Comme le montre Y. GOUSSAULT (1976), « l’initiative de l’État a pour objectif premier une action sur la production agricole pour assurer la formation et l’appropriation de plus- values au profit du mode de production dominant la formation sociale ». Ce processus s’inscrit dans une stratégie qui met en œuvre non seulement des instances idéologiques, mais aussi des facteurs économiques et politiques. Comprendre le développement, c’est alors analyser les rapports entre l’État et les classes dominées ainsi que les structures socio- économiques à travers lesquelles ce développement est apporté.

Une telle politique appelle la mise en place d’un certain nombre d’instruments de contrôle. Les plus importants sont la détermination des prix agricoles au plus bas niveau ainsi que l’établissement de fait d’un monopole de commercialisation de la production paysanne. C’est principalement à travers ces deux mécanismes que se réalise l’extorsion de la rente agricole. L’analyse des pratiques en vigueur au sein du projet SRDI nous permettra de constater que c’est aussi à travers ces pratiques-là qu’il parvient à s’assurer du contrôle de la production paysanne même si elles sont actuellement mises à rude épreuve par la concurrence d’initiatives privées. Cette concurrence est facilitée par l’affaiblissement général de l’appareil étatique consécutif à la guerre civile qui a éclaté en 1993.

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1. Les bas prix agricoles

Deux formes de contrôle du travail paysan peuvent être distinguées. Il existe d’une part les grandes plantations où les paysans vendent leur force de travail contre des salaires de misère – quelques fois d’ailleurs payés en nature95 – en tant qu’ouvriers agricoles. Ici, le paysan est un prolétaire au sens marxiste du terme. Il vend sa force de travail dans de grandes plantations, étatiques ou privées, contre une rémunération insuffisante.

Mais la forme la plus couramment rencontrée, en particulier dans les zones faisant objet d’une opération de développement agricole, est celle du système des prix et de la fiscalité qui permet à l’État de sous-payer le travail paysan. Il ne s’agit pas ici d’une exploitation directe du paysan par des relations de salariat comme dans le cas précédent, mais d’une exploitation indirecte par le marché. Ceci se traduit par la stagnation des prix des produits agricoles, que la conjoncture soit bonne ou mauvaise. Ces prix ne permettent généralement pas aux agriculteurs de dégager une épargne quelconque qui leur permettrait d’équiper davantage leurs exploitations, ce qui compromet le développement rural recherché par ces programmes. Pour le cas du Burundi, H-B. HAMMOUDA (1993) a constaté que c’est le bas niveau enregistré dans l’accumulation du capital par les exploitations agricoles qui limite la producti- vité du travail et par conséquent la constitution d’un surplus important.

Le prix auquel le paysan vend sa production lui permet rarement de réaliser des profits. La logique de l’État dans ce domaine semble être de fixer le prix minimal à payer au paysan pour qu’il n’abandonne pas son activité, et non de déterminer un prix optimal qui lui permettrait de tirer profit de celle-ci. Au Burundi, pour le thé par exemple, il a déjà été démontré que le producteur reçoit toujours moins de 40% de la valeur d’un kilo. Pour les caféiculteurs, la situation du producteur n’est pas non plus meilleure.

95 Dans le cas du Burundi où de telles plantations sont plutôt rares en dehors de quelques plantations industrielles de thé, on peut évoquer le programme work for food en vigueur dans certains programmes de reconstruction tels que la construction des infrastructures scolaires, sanitaires, routières et autres. Les populations (généralement les déplacés de guerre, les rapatriés et tous les autres groupes sociaux dont les conséquences de la guerre ont élevé le degré de vulnérabilité) ne travaillent pas pour un salaire, mais pour des vivres qui leur sont distribués en fin de chaque semaine. 98

Tableau n° 4 : Évolution des prix au producteur et à la vente du café (Fbu/kg)

Année Prix au Prix à Rapport 1/2 producteur (1) l’exportation (2) (en %) 1998 290 757,42 38,2 1999 330 734,52 44,9 2000 450 749,50 60 2001 450 719,94 62,5 2002 450 505,41 89 2003 450 659,04 68 2004 450 1.144,35 39 2005 500 1560 32 2006 900 1540 58,4 2007 930 1.931,84 48,1 2008 1.300 2.423,30 53,6 Source: OCIBU, direction commerciale

Figure n° 7 : Parts de l'État et du producteur sur le prix d'un kg de café (%)

100

80

60

40

20

0 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008

Part du producteur Part de l'Etat

Source : Réalisé à partir des données du tableau ci-haut

99

Comme on peut le constater, le producteur direct du café reçoit en général une faible part de sa valeur. Les années 2002 et 2003 semblent exceptionnelles puisque la marge laissée au producteur a largement dépassé celle des autres intervenants dans cette filière (89% et 68%). En réalité il n’y a pas eu de hausse de prix au producteur (qui s’est maintenu à 450 Fbu/kg de 2000 à 2004 ), mais simplement baisse de la valeur du café sur le marché international. Comme il est difficile de baisser le prix au planteur, même en cas de baisse des cours internationaux, au risque de provoquer un désintérêt des planteurs, le gouvernement a été obligé de maintenir le même prix, ce qui donne alors l’impression d’une plus grande marge bénéficiaire laissée aux producteurs. La situation est encore plus difficile pour les planteurs de coton dont la marge bénéficiaire du planteur dépasse rarement 20% de la valeur d’un kilo (voir tableau n° 3, p.78).

Dans la distribution des revenus des cultures commerciales, c’est donc le paysan qui est toujours pénalisé par rapport aux autres acteurs de ces filières. Que ce soit pour le café, le thé ou le coton, dont les prix aux producteurs accusent en outre des baisses en termes réels suite à la dévaluation continue du franc burundais, l’État n’a pas su répercuter les hausses des cours internationaux sur les prix aux producteurs. C’est ainsi qu’en 2005 par exemple, alors que les prix à l’exportation du café avaient augmenté de 36,3 %, le prix au producteur n’a connu qu’une hausse de 11% seulement.

Dominant le système de fixation des prix, le secteur capitaliste a tendance non seulement à maintenir aussi bas que possible les prix payés aux producteurs paysans, mais en même temps à relever substantiellement les prix payés par ces mêmes producteurs pour acquérir les facteurs de production. L’État sous-paie les produits des paysans alors qu’il les fait payer cher les services rendus. Ainsi par exemple, les prix des engrais utilisés dans la théiculture, quoique subventionnés à hauteur de 70 %, ont quadruplé en moins de 10 ans, passant de 6 Fbu/kg en 1994 à 25 Fbu en 2003 avant de se stabiliser à ce prix-là. Cette stabilisation semble avoir été provoquée par la réaction des producteurs : le faible recours à ces derniers a entraîné une baisse générale de la production, ce qui a poussé l’Office du Thé du Burundi à contenir la hausse de leurs prix. L’analyse de l’évolution du coût des intrants achetés par les riziculteurs (semences, engrais, insecticides) prouvera davantage cette tendance. L’engrais NPK fourni aux riziculteurs est passé par exemple de 490 Fbu/kg pour la saison agricole 2002-2003 à 1000 Fbu pour la saison 2007-2008, soit une hausse de 104 % en 5 ans. 100

De façon générale, et comme le souligne A. GUICHAOUA (1989), il importe de remarquer que, malgré les efforts réalisés dans ce domaine, les prix agricoles payés au producteur ne parviennent pas à compenser les augmentations des prix des produits d’origine urbaine, locaux ou importés.

2. La commercialisation de la production paysanne

La deuxième manifestation de cette volonté des États de capter la rente agricole est la mise en place d’offices publics de commercialisation (marketing boards) ou des coopératives agricoles à qui les producteurs sont parfois contraints de vendre leurs produits à des prix préalablement fixés. Ces organes, créés pour « arracher les paysans des griffes des commerçants privés » et les « protéger contre les fluctuations du marché international » pour reprendre le discours dominant au cours des années 1980 (G. BELLONCLE, 1982), se sont multipliés dans la quasi-totalité des pays africains. J. JEFFRIES (1984) fait par exemple état de nombreux cas comme en Tanzanie, en Zambie et dans certains pays sahéliens où « des offices de commercialisation, érigés en véritables monopoles étatiques, ont été créés aussi bien pour les cultures commerciales que pour les cultures vivrières de première nécessité ». Il est vrai que des évolutions commencent à voir le jour dans certains pays sous la double pression de la crise des États et des bailleurs internationaux qui remettent en cause la prééminence de ces derniers dans la conduite des politiques de développement (c’est le cas notamment en Afrique de l’ouest où les organisations paysannes exercent depuis quelques temps une influence importante sur ces mutations), mais cette situation caractérise encore nombre de pays en développement.

Les monopoles étatiques dans la commercialisation des produits agricoles et le maintien des bas prix constituent les caractéristiques communes à la plupart des politiques agricoles des pays pauvres.96 Ces structures induisent une importante contradiction entre les objectifs déclarés des opérations de développement et la pratique-fonctionnement de ces dernières. P. GESCHIERE (1984) montre par exemple qu’au Sénégal, la mise sur pied d’un monopole de commercialisation de l’arachide, censé « aider la paysannerie », a constitué l’instrument par lequel cette dernière était littéralement exploitée.

96 Au Burundi, il s’agit de l’OCIBU pour le café, de l’OTB pour le thé, de la COGERCO pour le coton, de la SOSUMO pour le sucre et de la SRDI pour le riz. En raison de ses difficultés financières, l’Office de l’Huile de Palme (OHP) a été privatisé dès 1999. 101

Dans la même foulée, les pouvoirs publics ont imposé des caisses de stabilisation dont l’objectif était de permettre aux agriculteurs de vendre à des prix garantis et de les préserver contre les chutes brutales des cours mondiaux. Si cette politique de soutient/protection des revenus paysans est sage, elle ne doit pas cacher le fait que ce sont les États qui bénéficient des hausses des cours internationaux. La comparaison des évolutions des prix aux planteurs et des cours du marché international illustre l’avantage que ceux-ci ont pu tirer des cours mondiaux favorables. Les prix garantis par l’État ont été bien souvent fixés à des niveaux largement inférieurs aux prix internationaux, et rarement rehaussés en cas de bonne conjoncture.

En s’instituant commerçant par l’intermédiaire de ses offices de commercialisation, l’État cumule entre ses mains deux outils d’exploitation : les exactions fiscales ainsi que l’exploitation par le commerce. C’est en effet lui qui fixe les prix des produits agricoles et ceux des moyens utilisés par le paysan dans le procès de production, notamment les intrants. Les paysans sont lourdement taxés par le truchement de ces réseaux de commercialisation étatiques. Nous sommes en présence d’une situation où les dirigeants africains ont substitué à l’appareil colonial de commercialisation des sociétés d’État dans le but de réaliser l’accumulation par le biais de la commercialisation des produits agricoles. Les institutions et les mécanismes mis en place pour « libérer le paysan », sont devenus entre les mains des États des instruments d’une redoutable efficacité. C’est à travers ces mécanismes que les États ont institutionnalisé l’exploitation des classes paysannes. Ils ont eu comme conséquence de placer la production paysanne entre les mains de l’État qui l’organise à son profit. Les paysans n’ont pas le contrôle de leur production puisqu’ils en sont dessaisis par les gouvernements ou par les autres groupes sociaux commerçants privés qui maîtrisent les circuits commerciaux. Toutes ces mesures défavorisent les campagnes et découragent en définitive la production agricole.

Conclusion

Le constat général qui se dégage de cette analyse des politiques agricoles des pays en développement, c’est cette volonté manifeste de s’approprier le fruit du travail paysan à travers l’instauration d’un échange inégal. En paraphrasant P. CASTEX (1977), on pourrait dire que dans ces pays l’importance des prélèvements du surplus paysan donne à penser qu’il n’y a pas d’État sans cette main d’œuvre constituée par les travailleurs agricoles sous-payés 102 que sont les paysans. Vis-à-vis des paysanneries, les interventions étatiques n’assument pas la défense de leurs intérêts en tant que classe de petits producteurs dans la société globale. Or, une action publique doit être, selon B. JOBERT et P. MULLER (1987), une scène globale de négociation permettant l’articulation des micro-intérêts de tous les partenaires, notamment des revenus.

Il est dès lors impossible d’abstraire l’idéologie du développement rural des mécanismes d’exploitation dont il est le vecteur. Yves-André FAURE préconise d’examiner « ce qui se passe socialement et politiquement ici autour de la production du riz, là-bas autour de celle du coton, ailleurs autour de celle du tabac, du café, etc. »97. Les projets agricoles voilent à peine un processus de marginalisation des enjeux véritablement ruraux par rapport à des contraintes majeures d’ordre économique, politique et institutionnel. C’est donc en termes d’enjeux que doit être abordée la question de l’encadrement agricole, et par voie de conséquence du développement rural. Pour le vérifier, nous nous proposons d’analyser le projet de riziculture irriguée mise en place par l’État burundais dans la partie centrale de la plaine de l’Imbo.

97 Y-A. FAURE, Les « termes de l’échange », in Politique Africaine, n° 14, 1984. 103

IIème partie : LE RIZ, L’ÉTAT ET LE PAYSAN OU LA SRD-IMBO A L’ŒUVRE

104

Introduction

Nous venons de voir comment les interventions étatiques en milieu rural ont peu tenu compte des aspirations et des spécificités de leurs bénéficiaires. Elles ont plutôt été des occasions, pour les pouvoirs publics, d’assurer leur fonctionnement en se constituant une rente intérieure par ailleurs aléatoire selon les conjonctures. En fait, la modernisation agricole a été la principale voie par laquelle les paysans en sont venus à participer au fonctionnement du système étatique.

Pour éviter de poursuivre dans un débat uniquement conceptuel et pour donner corps à notre analyse, il est sans doute préférable de s’appuyer sur un cas empirique, c’est-à-dire une politique de développement dans un pays du Tiers-Monde. C’est dans cette optique que nous avons décidé de « visiter » le projet rizicole SRD-Imbo initié par le gouvernement burundais en vue de promouvoir la riziculture irriguée dans la partie centrale de la région de l’Imbo. C’est à travers lui que nous allons tenter de vérifier la pertinence des observations faites dans les chapitres précédents.

L’analyse de cette opération de développement nous permettra sans doute de donner sens aux interventions publiques en milieu rural dans un pays où l’agriculture constitue la pierre angulaire de l’économie nationale. Elle nous permettra également de lever le voile sur les significations qui structurent les comportements des protagonistes à l’œuvre dans cette action, le « développement » se situant peut être dans le rapport de forces entre les différents intervenants ; les institutions étatique d’une part et les communautés locales d’autre part. Cette « visite » est alors une occasion de mettre en lumière les mécanismes internes qui font du riziculteur le créateur d’un surplus accaparé par les pouvoirs publics, incapables de l’utiliser pour assurer pleinement son « développement ». Les chapitres qui suivent sont donc une occasion de réaliser la place et le rôle pernicieux qu’occupe l’État à travers son relais dans la filière du riz au Burundi. 105

CHAPITRE III : LE CONTEXTE GÉOGRAPHIQUE DE LA PRODUCTION RIZICOLE

Introduction

La région naturelle de l’Imbo98 qui abrite le périmètre rizicole de la SRDI est située à l’extrême ouest du pays. Comparativement aux autres régions du pays, l’Imbo présente des caractéristiques particulières qui ont forcé les autorités nationales à en faire une zone de prédilection de projets agricoles. Au cours des différents plans de développement économique et social qui se sont succédés depuis l’indépendance du pays99, l’aménagement de l’Imbo a toujours figuré en bonne place. Un effort considérable a particulièrement porté sur la partie nord et centre de cette région et a essentiellement concerné le développement du coton et du riz. Il s’agissait en réalité d’un renforcement de l’encadrement agricole de cette région puisque ces spéculations (particulièrement le coton) avaient été introduites par les autorités coloniales dans le cadre de la mise en valeur de cette zone à travers le système des paysannats.

Si la région de l’Imbo peut être considérée comme périphérique de part sa situation géogra- phique à l’extrême ouest du pays, il s’agit également d’une contrée qui a historiquement été très peu intégrée au reste du pays. « Éloignée » de la cour et donc sans contrôle direct du roi100, cette région est pourtant riche d’un passé d’ouverture sur les pays voisins, contrairement au Burundi des montagnes. De tout temps, les populations de l’Imbo entretenaient des contacts réguliers avec les territoires congolais et tanzaniens limitrophes. A la moindre contrariété, elles n’hésitaient d’ailleurs pas à franchir la frontière pour aller s’y établir (Plan décennal de développement économique et social du Rwanda-Urundi, 1951). La politique d’encadrement agricole qui s’est intensifiée après l’indépendance du pays peut à cet égard être perçue comme une tentative d’ intégrer cet espace à la nation burundaise. Les populations de l’Imbo ont tellement intégré la marginalisation dont elles sont l’objet qu’elles

98 Selon J. GAHAMA, cette appellation tire probablement son origine du verbe kirundais kwimba qui signifie creuser, par allusion sans doute à la topographie enfoncée de cette plaine par rapport aux hautes terres qui l’entourent de part et d’autre. 99 Depuis son indépendance, le pays a connu cinq plans quinquennaux de développement économique et social : 1968-1972, 1973-1977, 1978-1982, 1983-1987 et 1988-1992. 100 Les chefs de la plaine obéissaient théoriquement au mwami (le roi), sans lui être véritablement soumis. Certains se révoltèrent même ouvertement contre son autorité. Le premier chef proche de la famille royale n’y fut envoyé qu’au début des années 1940 afin de « burundiser » cette zone. 106 appellent abanyaburundi (les gens du Burundi) les personnes vivant au-delà de la crête Congo-Nil, comme si leur région ne faisait pas partie intégrante du pays. Et lorsqu’elles partent vers la montagne, elles disent qu’elles se rendent au Burundi.101

L’Imbo est dès lors une zone doublement périphérique : sur le plan géographique, mais aussi sur le plan socio-politique. L’appellation umubo (ressortissant de la région de l’Imbo) comporte une connotation péjorative. Il s’agit d’une région qui est restée sans une véritable identité sociale en raison du caractère hétérogène des populations qui y sont implantées. En outre, l’insécurité foncière dans laquelle ces gens vivent les a empêché de s’identifier à leur milieu. D’où ils vivent en permanence entre deux espaces différents ; celui de départ et celui d’accueil.

Figure n° 8 : L’Imbo au Burundi

101 Ce sentiment de marginalisation est renforcé par la précarité de leur situation foncière. Les paysans de l’Imbo sont les seuls Burundais qui ne sont pas propriétaires des terres qu’ils exploitent. Ainsi, en cas d’expropriation par les pouvoirs publics, ils ne reçoivent aucune indemnisation, quelles que soient les infrastructures qui y ont été érigées par leurs occupants. Aucun régime politique n’a osé régler cette question après avoir pourtant promis à ces mêmes populations de la résoudre, notamment lors des campagne électorales. 107

I. Une plaine fertile mais chaude et à dominante sèche

Rien n’est plus facile à cerner au Burundi que la région naturelle de l’Imbo. Par rapport à l’ensemble du pays, montagneux et au climat tropical d’altitude, densément peuplé et mis en valeur par des paysanneries très anciennement enracinées, l’Imbo constitue un monde à part. Ce démarquage est sensible dans tous les domaines.

Cette appellation désigne l’ensemble des basses terres plus ou moins étroites situées à l’ouest du pays. Il correspond en fait au fond de la branche occidentale du rift valley de l’Afrique orientale qui passe à l’extrême ouest du pays. Son altitude est comprise entre 775 m (le niveau du lac Tanganyika) et l’isohypse des 1000 m. Il s’agit d’une plaine de remblaiement lacustre et fluviatile dominée à l’Est par la crête Congo-Nil qui constitue au Burundi la ligne de partage des eaux entre les bassins du fleuve Congo et celui du Nil, et à l’Ouest par les monts Mitumba de la République Démocratique du Congo dont les fortes pentes s’élèvent brusquement au-dessus d’elle. Cette plaine se compose en réalité de deux parties plus ou moins distinctes selon leur ampleur :

- la plaine de la Rusizi102 au nord du lac Tanganyika qui couvre 1800 km2 au Burundi, soit environ 90 % de la superficie totale de la plaine de l’Imbo. Elle s’étend sur 80 km du nord au sud et atteint environ 30 km dans sa partie la plus large. La pente générale y est faible, ce qui oblige la Rusizi à dessiner de nombreux méandres. C’est sa partie la plus large (la basse plaine de la Rusizi) qui abrite le périmètre rizicole de la SRD- Imbo. - les plaines riveraines du lac Tanganyika au sud. Il s’agit en fait d’une succession, sur environ 120 km de long et seulement quelques centaines de mètres de large, d’un trottoir de petites plaines côtières alternant avec de larges escarpements qui plongent directement dans le lac Tanganyika. Il s’agit d’une enfilade de plaines côtières étroites qui se succèdent depuis la frontière tanzanienne jusqu’à la pointe nord du lac Tanganyika. Elles représentent un dixième de la superficie totale de l’Imbo.

Toutes ces unités offrent néanmoins un point commun : leur climat. Alors que le reste du pays est soumis à un climat tropical tempéré par l’altitude avec une pluviométrie plus ou moins

102 Du nom de la principale rivière qui draine cette plaine. Elle constitue un déversoir du lac Kivu dans le lac Tanganyika. 108 abondante, la région de l’Imbo se caractérise par une situation climatique particulière marquée par l’intensité et la longueur de la saison sèche. L’encaissement de cette plaine a atténué les influences des hautes terres du pays et déterminé un climat plus chaud. Celui-ci est caractérisé par une alternance bien marquée entre la saison sèche (5 à 6 mois, voire plus selon les années) et une saison humide peu pluvieuse par rapport au reste du pays (environ 850 mm de pluies par an pour une moyenne nationale de plus de 1200 mm). En position d’abri par rapport aux alizés, cette région contraste avec l’ambiance humide et fraîche des montagnes voisines qui jouissent d’un climat humide d’altitude. D’autre part, l’irrégularité inter-annuelle des précipitations y est très importante même si le nombre de jours de pluies reste plus ou moins constant. Ceci est encore plus préjudiciable à l’activité agricole que la faiblesse des précipitations. La température moyenne s’établit autour de 25°C, avec des records de 30°C dans certaines stations. Nulle part ailleurs au Burundi on ne rencontre des températures aussi élevées.

L’opposition entre plaine et hautes terres est donc fortement marquée au Burundi car elle se double d’une opposition climatique comme souvent en Afrique orientale à laquelle se rattache le pays. De façon générale, cette plaine occidentale du pays apparaît comme très fragile dans l’équilibre de son écosystème. Les précipitations y sont peu importantes et soumises à une très grande variabilité. D’autre part, les fortes chaleurs contribuent à accentuer les effets de cette sécheresse. On comprend donc le problème qui se pose pour l’agriculture. Le recours à l’irrigation devient une nécessité pour la plupart des cultures.

Les sédiments lacustres récents, ainsi que les alluvions fluviatiles de la Rusizi et de ses affluents qui s’y sont déposés au fil des temps, ont donné naissance à une mosaïque de sols alluvionnaires (vertisols, régosols et sols solonetziques essentiellement) qui présentent en général de bonnes aptitudes agricoles, en particulier lorsqu’ils sont drainés. Cette fertilité de la région de l’Imbo en a fait le garde-manger du pays, en particulier pour la capitale Bujumbura. Son rôle dans l’approvisionnement de cette ville s’est brusquement accru ces dernières années durant lesquelles la guerre civile y a concentré d’importants contingents de réfugiés intérieurs fuyant la guerre à l’intérieur du pays. En moins d’une vingtaine d’années, la population de la ville de Bujumbura a plus que doublé, passant de 235.440 habitants à 478.155 entre 1990 et 2008.103 Cette augmentation exceptionnelle de la population urbaine de Bujumbura est sans

103 Recensements généraux de la population et de l’habitation de 1990 et de 2008 (résultats provisoires pour ce dernier). 109 doute la conséquence d’une croissance naturelle élevée, mais aussi et surtout des effets de la guerre civile qui dure depuis 1993. Les centres urbains, en particulier la capitale, étaient les seuls endroits relativement épargnés des attaques des mouvements rebelles, ce qui a poussé les populations à s’y concentrer en grand nombre.

Le rôle de cette région de l’Imbo dans l’approvisionnement de la ville s’en est trouvé accru et a provoqué une transformation dans la hiérarchie des cultures. Ainsi, les paysans se détournent de plus en plus du coton pour investir dans les cultures vivrières (haricot, maïs, manioc, patate douce, tomate, oignon, etc.) sollicitées par le marché de la capitale ou des autres centres urbains secondaires du pays. C’est ce qui explique le déclin de la production cotonnière dont les surfaces plantées sont passées de près de 8.500 ha en 1993 à 4.000 ha en 2007 tandis que le nombre de planteurs est quant à lui tombé de plus de 27.000 à moins de 12.000 pendant la même période.104 Comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, cette situation a été rendue possible par le relâchement de l’encadrement étatique en faveur du coton qui a suivi la crise politico-économique de 1993.

104 A. KANYANA, in Le Renouveau du Burundi, n° 7.506 du 13 avril 2009 et 7.508 du 15 avril 2009. 110

II. Une région longtemps sous-peuplée

Dans son ensemble, la plaine de l’Imbo fut une région longtemps restée marginale et répulsive à toute mise en valeur humaine importante. Milieu hostile à cause de son climat insalubre, il est resté peu habité jusqu’à la fin de la première moitié du siècle dernier. Selon le Plan décennal de développement économique et social de 1951, « les indices démographiques n’y sont guère favorables, surtout à cause de la malaria et de la maladie du sommeil. La mortalité infantile y est très importante, alors que les naissances y sont d’autant moins nombreuses que les immigrants sont presque uniquement des célibataires venant chercher fortune ». Le véritable peuplement de la région de l’Imbo n’a été rendu possible que par un important mouvement migratoire organisé par l’autorité coloniale depuis les années 1950.

Les connaissances relatives à la démographie de la fin du XIXème siècle et du début du XXème siècle sont très lacunaires non seulement pour la région de l’Imbo, mais aussi pour l’ensemble du pays. Ce qui est sûr cependant, c’est qu’entre guerres, famines et crises pathologiques diverses, un quelconque essor démographique ne pouvait guère se produire dans la région. Ainsi, la région de l’Imbo est restée un « désert humain » jusqu’à la fin de la première moitié du XXème siècle en raison de son insalubrité. En 1950, la plaine de la Risizi comptait environ 35.000 habitants, soit une densité moyenne de 39 habitants par km2, abstraction faite des zones ceinturant la ville d’Usumbura (devenue Bujumbura après l’indépendance) dont les densités atteignaient déjà 200 hab/km2.105 Au même moment, on comptait déjà 147 hab/km2 à Ngozi, 137 à Gitega et 117 hab/km2 à Muramvya.106 Ce sous-peuplement général de l’Imbo s’explique par de nombreuses épidémies et endémies qui frappaient régulièrement cette région. Ses températures élevées introduisent tout un cortège de maladies tropicales alors que sur le reste du pays, l’altitude devient un facteur de salubrité qui élimine ou tout au moins réduit le nombre de maladies possibles. Outre le paludisme et les verminoses, il faut citer la maladie du sommeil transmise par la mouche tsé- tsé qui a fait énormément de ravages avant qu’elle ne soit éradiquée vers la fin des années 1930.107

105 S. NDAYIRUKIYE, La plaine occidentale du Burundi. Étude régionale. Thèse de doctorat, université de Nice, 1986. 106 J. GAHAMA, « Une innovation agricole grandiose : l’exemple de l’aménagement de la plaine de la Rusizi », in Questions sur la paysannerie au Burundi. Actes de la Table Ronde sur les sciences sociales, humaines et développement rural. Université du Burundi-Centre de Recherches Africaines de Paris I, Bujumbura, 1987. 107 Hans MEYER par exemple décrit ainsi les ravages causés par la maladie du sommeil dans cette partie du pays : « j’ai traversé en 1911 les contrées frappées par le mal dans la partie intérieure de la dépression de la 111

Il ne faut pas également oublier le rôle de l’esclavagisme pour justifier la faiblesse de peuplement de cette région. Au moment où l’esclavage disparaît peu à peu dans l’océan Atlantique suite à l’action des mouvements abolitionnistes occidentaux, la traite à l’Est du continent s’est au contraire intensifiée. Le développement de la culture des cocotiers et des girofliers à Zanzibar demandait une main d’œuvre de plus en plus abondante, sans oublier que beaucoup de négriers passèrent de l’Atlantique à l’océan Indien. Sans pour autant égaler son impact au Buganda ou dans la région de Manyema (dans l’actuelle RDC) ou du lac Nyassa (au Malawi), l’influence zanzibarite sur la vie socio-économique de la plaine de la Rusizi fut une réalité, particulièrement à la fin du XIXème siècle. Même en l’absence des statistiques précises sur les populations déportées ou de celles qui ont fui vers les montagnes intérieures, les historiens reconnaissent le rôle négatif qu’a eu la traite orientale sur l’évolution démogra- phique de la plaine de l’Imbo (J-P. CHRETIEN, J. GAHAMA, E. MWOROHA). De façon générale, la deuxième moitié du XIXème siècle a été marquée dans cette région par l’apparition d’éléments étrangers qui ont bouleversé le peuplement – déjà faible – de cet espace.

1. Origine des riziculteurs de Mugerero

Historiquement, il a été démontré que la mise en valeur de la région de l’Imbo n’a été possible que grâce à un important mouvement d’immigration organisé par l’autorité coloniale à partir de la fin de la première moitié du siècle dernier. Les immigrants provenaient de façon générale des hautes terres centrales du pays jugées trop densément peuplées par les autorités de l’époque. Le peuplement de la plaine de l’Imbo a donc été essentiellement dû à ce mouvement. Au départ forcées, les migrations vers les basses terres de l’Imbo sont ensuite devenues volontaires à partir de la fin des années 1960 à la suite de l’importance de plus en plus grandissante que prenait la pression démographique dans la partie centrale du pays. Toutes les études réalisées sur cette région ont aboutit à un solde migratoire très élevé au moment où les zones centrales du pays présentent des soldes migratoires négatifs. C’est le cas du recensement général de la population et de l’habitation de 1990.

Russissie [Rusizi]au nord-est du Tanganyika et j’ai été horrifié de voir les ravages causés par l’épidémie parmi une population jadis assez dense et heureuse de vivre. Des villages entiers sont dépeuplés, les habitants ont quitté des zones entières, parfois le gouvernement les a fait s’établir ailleurs et les malades qu’il héberge dans des camps de regroupement dûment surveillés dépérissent là sans qu’on puisse les aider efficacement par aucun des moyens mis en œuvre ». J-P. CHRETIEN, in Question sur la paysannerie au Burundi, Université du Burundi- Centre de Recherches Africaines de Paris I, 1987. 112

Tableau n° 5 : Taux de migration par province en 1990

Province Taux de Province Taux de migration (%) migration (%) Makamba 33,01 Karuzi 1,81 Cibitoke 24,74 Kayanza -18,19 21,4 Muramvya -16,38 Muyinga 10,68 Gitega -11,54 Ruyigi 9,73 Bururi -9,32 Cankuzo 9,44 Ngozi -6,68 Rutana 8,12 Bujumbura -2,6 Kirundo 8,08

Source : République du Burundi, Ministère de l’Intérieur et des collectivités locales, Bureau Central de Recensement, Recensement général de la population et de l’habitat, Résultats définitifs, T.1, 1992.

Figure n° 9: Solde migratoire par province en 1990

40

30

20

10

0 Mak Cib Bub Muy Ruy Can Rut Kir Kar Buj Ngo Bur Git Mur Kay -10

-20

-30

Source : Établi à partir des données du tableau ci-haut

A travers ces données on constate que l’ensemble des régions périphériques du pays, au climat insalubre et dont le peuplement est récent, présentent des bilans migratoires positifs. Par contre, les zones au peuplement dense et ancien du centre du pays montrent des bilans migratoires largement négatifs. Elles se présentent comme des foyers d’émigration qui ont alimenté le peuplement des zones basses du pays, particulièrement depuis la fin des années 1960. 113

Figure n° 10 : Répartition de la population du Burundi (2008)

Source : D’après les chiffres encore provisoires du recensement général de la population et de l’habitation de 2008 (décret 100/11 du 16 janvier 2009 portant publication des résultats préliminaires du troisième recensement général de la population et de l’habitation du Burundi de 2008, République du Burundi, cabinet du président).

D’où viennent alors les colons du périmètre de Mugerero et quels liens gardent-ils avec leurs territoires de départ ? Les différents recensements de la population qu’a déjà connus le pays ne permettent pas de répondre avec précision à ces questions puisqu’ils n’ont été que de simples opérations de dénombrement des effectifs de population selon les classes d’âge.

114

Néanmoins, nos enquêtes nous ont permis de constater que les producteurs de riz de Mugerero proviennent pour la plupart de deux provinces du centre du pays (Muramvya et Gitega) et qu’ils n’ont pas du tout rompu tout contact avec leurs zones d’origine.

Tableau n° 6 : Origine des riziculteurs du périmètre de Mugerero

Province d’origine Effectif Part (en %) Muramvya 40 44,5 Gitega 29 32,2 Kayanza 10 11,1 Bujumbura (rural) 8 8,9 Autres 3 3,3 Total 90 100 Source : Enquêtes personnelles

2. Malgré la migration, des liens avec les zones d’origine

« L’espace de vie des paysans n’est plus réduit aux limites de son terroir ; il prend la forme d’une combinaison instable de lieux discontinus et de réseaux mouvants, dans laquelle le terroir devient une unité de plus en plus évanescente, voire une relique, soumise à des problèmes fonciers inextricables […] Tout l’effort du paysan consiste justement à sortir des limites contraignantes du terroir pour s’intégrer dans de nouveaux territoires ». Ce constat de B. CHARLERY de la MASSELIERE (1997) semble correspondre à la réalité du colon riziculteur installé dans le périmètre de Mugerero. Confronté à des problèmes fonciers quasiment inextricables (exiguïté de plus en plus grandissante des terres suite à la pression démographique, insécurité foncière puisque dans le système des paysannats la terre n’est jamais une propriété individuelle), le colon tend à devenir mobile en pratiquant plusieurs espaces à la fois.

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Figure n° 11: Provenance des riziculteurs du périmètre de la SRD-Imbo

Source : Etablie à partir des données du tableau n° 6

Pendant longtemps, l’étude des phénomènes migratoires se ramenait à une analyse séparée des zones de départ et de celles d’arrivée des migrants. Mais depuis peu, cette démarche dichotomique de l’approche des mouvements migratoires est apparue réductrice car elle a tendance à figer le migrant dans un seul espace. Comme le souligne M. LESOURD, « pour les migrants, la conquête de nouveaux espaces ne se traduit pas par une rupture avec les anciens territoires préalablement investis. Au contraire, les liens tissés au cours d’une longue histoire se maintiennent ou se renforcent ».108

108 M. LESOURD, L’émigrant baoulé vers le sud-ouest de la Cote d’Ivoire. Thèse de doctorat, Université de Paris X, 1982. 116

Le migrant est donc rarement définitivement coupé de sa région de départ. Comme l’a constaté M. SIDIBE (2003) à propos de la conquête de la forêt de Pata en Casamance par les paysans Saloum-Saloum à la recherche de nouvelles terres pour l’arachide ou de nouvelles aires de pâturage, il élargit plutôt son espace en reproduisant ou en développant de nouvelles pratiques aussi bien spatiales, économiques que sociales. On assiste alors à une intégration progressive des espaces vécus par le migrant. L’espace migratoire devient dès lors large car il englobe aussi bien les zones de départ des migrants que leurs zones d’accueil. C’est alors dans leurs rapports multiformes avec l’espace migratoire, c’est-à-dire la somme des espaces investis, de l’espace de départ à l’espace d’arrivée, que doivent désormais être appréhendés les mouvements migratoires.

Concernant les riziculteurs de Mugerero, nos enquêtes ont pu prouver qu’ils gardent aussi des liens privilégiés avec leurs territoires de départ. Les rapports entre les gens de la plaine et leurs parents de l’arrière-pays sont par ailleurs anciens puisque P. STANER écrivait déjà en 1955 que « parmi les paysans installés […] beaucoup d’entre eux ont adopté définitivement la plaine. Mais leurs membres retournent de temps à autre, à l’occasion des fêtes religieuses notamment, saluer leurs parents et amis dans leur pays d’origine ».109

Qu’est-ce qui explique dès lors cette volonté des migrants de la plaine de l’Imbo d’appartenir à deux espaces ? Ce sont les conditions particulières de leurs déplacements qui semblent le justifier. D’une part, leurs déplacements n’ont jamais été volontaires, mais plutôt organisés, voire imposés par l’autorité coloniale. Leurs « migrations » n’ont pas constitué une solution face à une crise quelconque ressentie dans leurs régions. Or, les migrations représentent toujours une réponse apportée par les populations migrantes elles-mêmes face à une situation de crise. On peut évoquer à titre d’exemple le blocage spatial ainsi que les sécheresses du début des années 1980 pour les paysans Saloum-Saloum du Sénégal (M. SIDIBE, 2003). Ou l’importante migration des Mossi vers les zones cotonnières de l’ouest du Burkina Faso à cause de la saturation de leurs zones de départ et de la dégradation de leur potentiel agricole (A. BONNASSIEUX, 2001). Quant aux colons de la région de l’Imbo, ils ont été obligés de se déplacer afin de rendre possible la mise en valeur de cette région longtemps restée inexploitée. C’est alors ce

109 P. STANER, « Les paysannats indigènes du Congo Belge et du Rwanda-Urundi », in Bulletin Agricole du Congo Belge, n° 46, 1955. 117 caractère obligatoire et non volontariste des déplacements de ces populations qui ne pouvait pas permettre une coupure nette avec les zones de départ des « migrants ».

D’autre part, ces colons ne sont jamais parvenus à s’approprier leurs nouveaux territoires du fait qu’ils n’ont pas été associés au processus de territorialisation de leur nouvel espace de vie. Ils ont été conduits vers des zones préalablement aménagées et ont été obligés de s’inscrire dans la logique d’une organisation pré-établie. Ils se sont alors sentis étrangers à ce nouveau cadre de vie à l’élaboration duquel ils n’avaient pas contribué. Ce sentiment de déracinement a été d’autant plus fort qu’il leur était interdit, dans la mise en valeur de cet espace, de reproduire leurs anciennes pratiques, notamment agricoles. Ils devaient se conformer à un nouveau cadre de vie. Or, les Saloum-Saloum du Sénégal par exemple, dont les migrations étaient volontaires, ont réussi à tisser des liens intenses et solides avec leur milieu d’accueil, à lui donner une personnalité et à s’identifier à lui.

Enfin, les colons sont conscients que les terres sur lesquelles ils ont été installés ne sont pas leurs propriétés, mais des terres prêtées par la puissance publique. Ils ne peuvent donc pas se permettre de rompre tout lien avec leurs zones de départ où la terre est un bien privé et où le système foncier traditionnel leur donne droit à l’héritage.

L’ensemble des riziculteurs avec lesquels nous avons eu des entretiens nous ont ainsi déclaré garder des liens étroits avec les membres de la famille restés sur la propriété familiale. Ces liens se traduisent notamment par des visites régulières « afin de ne pas se faire oublier. Lorsque l’État reprendra ses terres, que deviendrons-nous si on ne montre pas qu’on est toujours là et qu’on n’a pas de terres là où on est installé ? » (Charles ZIHABANDI, 52 ans, village III). C’est ainsi qu’au moins une fois par an, un membre de la famille des colons doit rendre visite à la famille restée sur les collines. Pour ceux dont le partage de la propriété familiale (itongo ry’umuryango) a déjà eu lieu, c’est aussi une occasion de donner des consignes à propos de l’exploitation de la partie qui leur revient si on n’y a pas installé quelqu’un ou un de ses fils (le cas de Charles ZIHABANDI qui a installé sur sa part de la propriété familiale un de ses 5 fils).

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Cependant, cette double appartenance des colons de l’Imbo à deux espaces ne va pas sans causer des conflits avec la partie de la famille qui est restée sur les collines. Ces derniers estiment que puisque ils ne bénéficient pas des ressources du riz, les parents installés dans cette plaine ne devraient pas aspirer à une quelconque part lors du partage de la concession familiale. 81% des riziculteurs enquêtés ont déclaré avoir déjà des problèmes fonciers avec les membres de la famille restés à l’intérieur du pays ou qu’ils entrevoient déjà des difficultés lorsque viendra le moment de son partage.

Ces conflits traduisent le problème de l’exiguïté des terres pour les uns et celui de l’insécurité foncière pour les autres. Face à la pression démographique qui caractérise la plupart des régions du Burundi, ceux restés sur les collines avaient fini par trouver dans le déplacement d’une partie des membres de leurs familles une solution au problème de l’atomisation des exploitations agricoles. Mais cette perspective est rejetée par les migrants qui se considèrent comme des « sans terre » à cause de leur statut foncier incertain.

Conflits fonciers entre les migrants et les non migrants : le cas de Isaac NTAKARUTIMANA

La situation de ce riziculteur illustre bien le genre de conflits fonciers assez fréquents qui opposent les colons de l’Imbo aux membres de leurs familles restés sur les collines. Isaac NTAKARUTIMANA est un jeune riziculteur de 25 ans dont le père est originaire de la commune Nyarusange de la province de Gitega au centre du pays où il a laissé une épouse et 5 enfants (trois garçons et deux filles). Deux des trois garçons sont aujourd’hui mariés et ont respectivement 2 et 3 enfants. Arrivé à Gihanga en 1973, il s’est remarié quelques temps après avec la sœur de la première épouse qu’il a fait venir de Gitega. De ce deuxième mariage sont nés deux fils dont Isaac et son frère-aîné, lui-même aujourd’hui marié et père de trois enfants. Leur père est actuellement décédé, mais avant de mourir il a vendu la rizière familiale. Isaac et son frère sont obligés de se « débrouiller » pour trouver des rizières à exploiter. Pour Isaac, la solution semble avoir été trouvée puisqu’il a pu économiser et s’acheter un casier, ce qui n’est pas encore le cas pour son frère. 119

Les deux frères réclament alors aujourd’hui auprès de leurs demi-frères de Gitega un partage équitable de la propriété foncière laissée par leur père, ce que refusent catégoriquement ces derniers. Ils estiment que comme ils n’ont jamais profité des ressources de la riziculture, ceux qui en ont toujours bénéficié n’ont aucun droit de revendiquer le partage de la propriété familiale. Pour les deux frères nés du deuxième mariage au contraire, ce n’est pas à eux de payer les erreurs de leur père qui ne s’est pas préoccupé de sa première famille. « Nous avons le même sang que nos frères et sœurs de Gitega. En outre, ils sont très bien au courant que notre père a tout vendu avant sa mort. Nous devons donc partager sa propriété en parts égales. Sinon, les tribunaux sont là pour nous rendre justice. Nous sommes confiants que ces derniers vont nous donner raison puisque notre situation est facile à défendre » nous a déclaré Isaac NTAKARUTIMANA.

Les efforts d’aménagement et de transformation de la région de l’Imbo, milieu resté majoritairement naturel et répulsif, ont commencé au début des années 1950. Ils ont non seulement porté sur les infrastructures agricoles et hydrauliques, mais aussi sur l’installation des populations et sur l’amélioration de leurs conditions de vie, notamment sanitaires. De grands chantiers (voies de circulation, dispensaires, adductions d’eau potable, travaux d’irrigation et de drainage, etc.) sont mis en place et la production agricole encadrée et modernisée (introduction du coton et du riz notamment). La principale forme d’aménagement rural de cette région a sans doute été la création des paysannats. A la suite de cette innovation agricole inédite, la plaine de l’Imbo se démarqua du reste de la paysannerie burundaise.

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III. Les paysannats : première forme d’encadrement agricole de l’Imbo

L’histoire de la plaine de l’Imbo, l’histoire même de son véritable peuplement, ne commencerait que vers la fin des années 1940 avec la mise en place des paysannats. Restée longtemps répulsive à toute mise en valeur importante, la plaine de l’Imbo sera complètement transformée à partir des années 1950 par le système des paysannats. De nombreuses raisons, en particulier sanitaires, avaient pendant longtemps différé la mise en valeur agricole de cette plaine. Commencée tardivement et à l’initiative de l’autorité coloniale, celle-ci s’est appuyée dans une large mesure sur des bases agronomiques.

Figure n° 12 : Les paysannats de la plaine de la Rusizi

Source : J. GAHAMA, 1987, op. cit. (modifié)

121

Mis en place par le colonisateur dans le cadre du développement agricole de la région de l’Imbo, le système paysannal introduisit un système de production complètement différent de celui qui était en vigueur dans les zones d’origine des agriculteurs, ce qui ne manqua pas de les déstabiliser et de provoquer des réactions de rejet de leur part.

1. Système productif traditionnel des zones d’origine des migrants

Dans quel contexte le concept de système de production agricole (ou de mode de production selon les auteurs) s’applique-t-il au contexte burundais ? Les unités de production du pays se laissent-elles facilement appréhender par ce concept ? Quelles sont les réalités de ce système que les actions de développement agricole – d’abord coloniales comme les paysannats puis post-coloniales – vont essayer de « moderniser » ? Un détour sur le système de production du pays s’impose afin de montrer la réalité que ces opérations ont cherché à de modifier.

L’utilisation du concept de système de production dans l’étude des agricultures du Sud a suscité de multiples controverses entre les différents domaines scientifiques (agronomes, socio-économistes, sociologues, anthropologues, etc.), chacun s’attachant à ce qui fait la parti- cularité de son domaine d’investigation. Alors que les agronomes insistent par exemple aux diverses combinaisons des productions et des facteurs de production par les agriculteurs, les économistes attacheront par contre plus d’importance à l’organisation des ressources disponibles, l’exploitation agricole étant considérée comme l’unité à l’intérieure de laquelle l’agriculteur tente de maximiser son profit à partir des ressources dont il dispose. En outre, la diversité, ainsi que la complexité des situations des exploitations agricoles du Sud justifient la variété des systèmes de production qui y sont observés et décrits.

Pour F. DUPUY (2001), un système de production doit être entendu comme étant la mise en conjonction des agents (forces productives) et des unités de production, orientée selon une logique spécifique. Selon lui, un système de production désigne les différentes combinaisons possibles des systèmes de culture (et/ou d’élevage) mises en place par les agriculteurs grâce aux moyens dont ils disposent (terre, capital, travail), conformément à leurs intérêts. Jacques BROSSIER (1988) va dans le même sens lorsque, citant C. REBOUL, il écrit qu’« un système de production agricole est un mode de combinaison entre la terre, les forces et moyens de travail à des fins de production végétale et/ou animale […] Un système de 122 production est caractérisé par la nature des productions, de la force de travail, et des moyens de travail mis en œuvre et par leurs proportions ».110

Un système de production désigne de façon générale l’ensemble structuré des productions (végétales et animales) retenues par un agriculteur (ou un groupe d’agriculteurs) dans son unité de production, afin de pouvoir réaliser ses objectifs. C’est d’ailleurs pour cela qu’il convient de parler de système pour marquer le caractère organisé et solidaire des éléments constitutifs des exploitations agricoles. On se trouve en effet en présence d’une combinaison d’éléments qui forment un ensemble plus ou moins cohérent, et dont les modifications de l’un de ces éléments entraîne nécessairement celles des autres. Il s’agit en définitive d’un agencement particulier, au sein des exploitations agricoles, des facteurs de production disponibles et des choix techniques possibles réalisés en fonction de la cohérence technico- économique des exploitations.

Les hommes et les moyens de production dont ils disposent sont alors les deux forces essentielles qui entrent en jeu dans l’analyse d’un système de production. Un système de production synthétise ainsi un ensemble complexe de faits économiques et sociaux. Il renvoi simultanément à deux niveaux de fonctionnement des exploitations agricoles. D’une part, il fait référence à l’organisation de la production dans le cadre des exploitations elles-mêmes (main-d’œuvre employée, techniques mises en œuvre, orientation de la production), et d’autre part au contexte économique et social dans lequel les exploitations se trouvent placées. Il désigne donc l’ensemble de l’organisation socio-économique des exploitations agricoles paysannes. Analyser un système de production revient alors à détecter les relations qui existent entre les diverses ressources productives (terres, force de travail, consommations intermédiaires et les biens d’équipement) et à préciser la place et le rôle qui sont assignés à chacune d’elles par les producteurs. Ces ressources font en effet objet de combinaisons multiples, aux dosages très variés, en fonction l’environnement socio-économique des exploitations agricoles.

Pour rendre compte du fonctionnement des exploitations paysannes, il faut faire recours à l’ensemble famille-exploitation, lequel ensemble est inséré dans un contexte (social, économique, physique, etc.) précis. Les décisions des agriculteurs en vue de maximiser la

110 J. BROSSIER, « Système et systèmes de production. Notes sur ces concepts », in Cahiers des Sciences Humaines, Systèmes de production en Afrique tropicale, vol. 23, n° 3-4, Paris, ORSTOM, 1988. 123 réalisation de leurs objectifs comme l’allocation de la terre, de la main d’œuvre ou du capital disponible sont étroitement influencées par cet environnement-là. Une telle approche dans l’analyse des exploitations agricoles repose alors sur la prise en compte des relations d’interdépendance entre l’exploitation agricole, son environnement socio-économique, ainsi que le système de production adopté.

Figure n° 13 : L’exploitation agricole et son environnement

Système de Exploitations production agricoles

Environnement

socio-économique

Source : Adapté à partir de E. MARSHALL, « Système, système de production, système famille- exploitation », in Raisonnement économique des décisions des agriculteurs. 30 mots-clés. INRAP, 1980.

Robert BADOUIN (1988) souligne que la notion de système de production prend place entre celles de système de culture et de système d’exploitation. Le système de culture désigne l’ensemble des combinaisons culturales adoptées par les agriculteurs au sein de leurs exploitations. La distinction des systèmes de culture se fonde sur le nombre de productions finales retenues par les agriculteurs et sur les liens qui les unissent. De façon simplifiée, on distingue les systèmes de culture à structure unitaire et les systèmes à structure associative. Le premier type se caractérise par une principale production qui commande l’ensemble du système. Bien qu’il puisse exister une variété assez grande des cultures en fonction des conditions du milieu, une seule domine l’exploitation. La forme la plus simple est constituée par la monoculture. Mais cette dernière est rare en agriculture traditionnelle en raison de l’objectif de sécurité alimentaire poursuivi par les exploitations agricoles. Un système de 124 culture plus ou moins atténué existe et se caractérise par une culture dominante. L’agriculteur pratique plusieurs cultures, mais à travers cette diversité apparaît une culture largement prépondérante, notamment au niveau des superficies qui lui sont consacrées.

Par contre, le système de culture à structure associative vise plusieurs productions qui sont liées entre elles par des rapports de complémentarité. Le cas des associations culturales qu’on retrouve dans plusieurs régions des pays d’Afrique noire correspond à cette catégorie de système de culture. Cette technique trouve sa justification dans la principale préoccupation de l’agriculture paysanne qui est d’assurer aux agriculteurs une certaine sécurité alimentaire. Comme on va le voir, le système agricole burundais est caractérisé par la pratique généralisée de la culture associative.

Le système d’exploitation quant à lui est relatif au mode de fonctionnement des unités de production. Il s’agit de ce que R. BADOUIN (1988) appelle l’organisation socio-économique des unités de production, laquelle dépend entre autres de la détention du pouvoir de décision et des modalités de disposition des ressources productives telles que la terre. Contrairement à ce qui va être proposé aux migrants de l’Imbo, le pouvoir de décision au sein des exploitations agricoles traditionnelles est interne à l’unité de production. Il appartient généralement au chef de ménage, qui le partage avec son conjoint même si l’avis du premier est toujours déterminant. Or dans le cadre des aménagements rizicoles de l’Imbo, les décisions concernant l’exploitation sont prises ou influencées par la SRDI. Le choix des cultures, ainsi que l’allocation des moyens existants sont fortement dépendants des décisions de cet organe. Et bien que ces décisions n’intéressent qu’une partie des terres sur lesquelles l’agriculteur intervient (la partie irriguée consacrée à la riziculture), elles influencent de manière directe ou indirecte les décisions de l’agriculteur concernant le reste de l’exploitation. Ainsi par exemple, l’introduction d’une nouvelle variété de riz, plus exigeante en intrants et en travail, affectera les ressources antérieurement consacrées aux autres cultures. Inversement, une hausse du prix du paddy augmente le revenu du riziculteurs qui peut lui permettre d’utiliser une main d’œuvre salariée, notamment en dehors de la riziculture.

En ce qui concerne les modalités d’accès à la terre, le modèle dominant au Burundi est la transmission successorale. Les cas d’héritage deviennent de plus en plus rares en raison du nombre trop élevé des prétendants et de l’étroitesse des exploitations familiales. Les exploitations agricoles des hautes terres du Burundi sont alors de type compartimenté (R. 125

BADOUIN, 1988). Les différentes parties constitutives de l’exploitation sont réparties entre les membres de la famille (généralement de sexe masculin) et chacun dispose d’un plein pouvoir de décision sur la partie qui lui revient. Ce mode d’accès à la terre est à l’origine de l’atomisation des exploitations agricoles familiales qui sont continuellement morcelées au fil des générations.111 Cependant, ces exploitations agricoles sont une propriété effective des paysans, lesquels sont très attachés à des droits stables et complets de la propriété foncière. Or, dans le cadre nouveau des paysannats, la terre n’était pas une propriété paysanne, mais celle de l’État. C’est entre autres ce caractère partiel des propriétés agricoles qui explique les cas d’abandons des paysannats auxquels on a assistés. Comme on va le voir, cette situation de non propriété effective des exploitations par les agriculteurs va être mise à profit par l’organe gestionnaire de ces terres pour exercer un contrôle sur les producteurs.

De façon générale, les systèmes de production africains sont diversifiés en fonction des caractéristiques écologiques des terroirs, des densités démographiques, des types de cultures, des techniques et des moyens dont disposent les agriculteurs. Une de leurs principales caractéristiques reste cependant la faiblesse du capital circulant, ce qui explique que les consommations intermédiaires et les biens d’équipement ne soient pas d’un usage généralisé. Dans l’agriculture burundaise, c’est la terre et la quantité de travail disponibles qui sont à la base du système de production et de ses évolutions au regard des modifications que n’ont cessé de subir ces deux facteurs.

Pendant longtemps, le système de production de l’agriculture burundaise a été un système extensif, basé sur des jachères plus ou moins longues, en raison d’une disponibilité importante de la terre. Mais depuis près d’un demi-siècle, la diminution du capital foncier au sein des exploitations agricoles a obligé les agriculteurs à adopter un modèle productif basé sur l’intensification du travail. Cette évolution correspond à la description faite par R. BADOUIN (1988) à propos des exploitations agricoles africaines : « dans ce cas [de disponibilité de terres], le système productif met en œuvre des superficies importantes de terres, comparative- ment aux quantités de travail fournies. Mais lorsque ce facteur se raréfie, le système de production à tendance à devenir intensif. En l’absence quasi générale des consommations

111 Selon l’Institut des Études et Statistiques du Burundi, la taille moyenne des exploitations agricoles au Burundi est de 1,58 ha. Sur ces exploitations vivent entre 2 et 3 ménages en moyenne dont la taille s’élève à 5,6 personnes par ménage (ISTEBU, 2006). 126 intermédiaires et d’autres biens d’équipement, l’intensification concerne assez souvent le facteur travail ou la mise en valeur de terres jusque-là considérées comme marginales ».112 Pour cet auteur donc, c’est l’abondance ou la rareté des diverses ressources productives dont disposent les agriculteurs qui déterminent le choix d’un système productif. Lorsqu’une ressource productive quelconque se réduit, d’autres ressources se substituent à elle. C’est ce que R. BADOUIN (1988) appelle une « relation de substitution ». L’utilisation en plus grande quantité d’une ressource productive est alors liée à la rareté croissante d’une autre ressource. La diversité des systèmes de production est d’ailleurs liée à l’existence d’un certain degré de substitution entre les diverses ressources productives.

L’ensemble des travaux réalisés sur l’agriculture burundaise insistent sur le rôle joué par la pression démographique du pays sur l’évolution du système productif paysan. Cette évolution a pris la forme d’une intensification basée sur le travail des agriculteurs. Ceci a été notamment constaté par H. COCHET (2001) : « c’est la forte croissance démographique qui semble avoir été le principal moteur des évolutions du système agricole du pays, en particulier de la dynamique d’intensification en travail des systèmes de production ». Dans un contexte où la terre devenait de plus en plus rare, tout devait dès lors reposer sur la quantité de travail affectée au secteur agricole.

Cependant, pour maintenir l’autosuffisance alimentaire d’une population sans cesse nombreuse, d’autres pratiques telles que la multiplication des cycles de cultures, ainsi que l’adoption de plus en plus croissante des associations des cultures ont été également mises à contribution. De même, des terres jusque-là considérées comme marginales ont commencé à être mises en valeur. C’est le cas des marais et des bas-fonds, des milieux qui étaient jusque-là négligés. C’est aussi le cas des parcelles éloignées des habitations (qui jouaient essentielle- ment le rôle de terrains de parcours pour le bétail), ainsi que des secteurs des exploitations en fortes pentes. A propos du Burundi et du Rwanda, J-P. RAISON parle des « paysanneries qui ont fait preuve d’une remarquable habileté à étendre le domaine des terres dites ‘‘cultivables’’ ».113

112 R. BADOUIN, « L’analyse économique du système productif en agriculture », in Cahiers des Sciences Humaines ; Systèmes de production en Afrique tropicale, vol. 23, n° 3-4, Paris, ORSTOM, 1988. 113 J-P. RAISON, « Le Rwanda et le Burundi sous pression », in Les Afriques au sud du Sahara, R. BRUNET (s/dir.), Belin-Reclus, 1994. 127

Les paysans se sont donc adaptés à la pression démographique en étendant les domaines de culture, en intensifiant les cultures ou en réduisant les jachères. C’est grâce à ces initiatives et techniques qu’ils ont pu « mettre le peuplement en question » (J-P. RAISON, 1994).

1.1 La multiplication des cycles de culture

Les hautes terres du Burundi d’où sont originaires les migrants de l’Imbo se caractérisent par une double culture annuelle, à laquelle il convient d’ajouter une troisième saison culturale pratiquée dans les bas-fonds et marais pendant la saison sèche. Cette multiplication des cycles de culture remonterait à la fin du XIXème siècle, mais se serait généralisée après les années 1950, particulièrement dans les zones les plus densément peuplées. Elle visait à répondre à l’augmentation de la population, et donc des besoins alimentaires de celle-ci.

Figure n° 14 : Le calendrier agricole des hautes terres centrales du Burundi

Le calendrier agricole des agriculteurs distingue trois saisons agricoles qui sont liées au régime des précipitations du pays. La première saison coïncide avec le retour des pluies en septembre, même si la préparation des terrains peut commencer tôt. Elle est essentiellement consacrée au haricot et au maïs qui sont semés en association. 128

La deuxième saison culturale va du mois de février jusqu’au début de la période sèche en juin-juillet. La haricot, le maïs, le sorgho ainsi que la patate douce intéressent particulièrement cette saison. Enfin, suite à la mise en valeur des marais, il est apparu un troisième cycle de culture pendant la période sèche qui va de juin à septembre-octobre. Après un cycle généralement dominé par l’association du haricot et du maïs, on cultive la patate douce ou parfois du riz dans certaines zones du pays (Buyenzi, Kirimiro), donnant ainsi lieu à deux cycles de culture par an dans ces secteurs. Cette subdivision de l’année en plusieurs cycles de cultures entraîne l’absence d’une réelle saison morte pour le paysan. Celui-ci est occupé presque toute l’année à labourer, à planter, à sarcler et à récolter.

1.2 Les combinaisons culturales

Robert BADOUIN (1988) a montré que les combinaisons culturales représentent une des principales caractéristiques de l’agriculture de l’Afrique subsaharienne. L’évolution récente de l’agriculture burundaise a été marquée par la généralisation de cette pratique. Les résultats des travaux du début du siècle dernier, complétés par les études récentes sur le système agricole du pays, permettent de constater que l’association des cultures n’est pas récente au Burundi, mais que son extension à l’ensemble des parcelles cultivées (à l’exception de celles portant les cultures de rente comme le thé, le coton ou le café pour lesquelles les services agronomiques ont interdit toute association avec d’autres cultures) et sa complexification progressive sont des phénomènes relativement récents. Comme pour la multiplication des cycles de culture, la généralisation de cette technique visait la satisfaction des besoins alimentaires d’une population en constante augmentation. Les fortes densités de population – un phénomène ancien mais qui s’est renforcé dès la fin de la première moitié du siècle dernier en raison des conséquences de l’action coloniale, notamment en matière de santé – vont entraîner une pression de plus en plus forte sur les terres agricoles, se traduisant par une adoption massive de la pratique des associations culturales et de la double, voire triple culture annuelle.

Dans le système agricole burundais, les parcelles en culture pure sont rares. La majorité des champs cultivés comportent au même moment plusieurs cultures associées. Les associations les plus fréquentes concernent les céréales et les légumineuses (maïs, sorgho, haricot, petit 129 pois, etc.) selon les zones écologiques. La complantation haricot-maïs représente le cas le plus répandu. D’autres cultures telles que le bananier, le manioc et la patate douce peuvent être complantées avec ces dernières. Il n’est pas rare de trouver 3 ou 4 cultures (voire davantage) associées sur une même parcelle. Dans certains cas, les cycles végétatifs peuvent se chevaucher, lorsque la mise en place d’une culture se fait avant que la précédente ne soit récoltée. Ceci donne lieu à une imbrication des cycles de culture, ce qui compléxifie davantage les associations culturales.

Malgré l’aspect anarchique que présentent les parcelles cultivées, il s’agit d’une « anarchie ordonnée » (F. DUPUY, 2001) puisque les associations pratiquées tiennent compte des différences morphologiques et physiologiques des plantes en vue d’éviter effets négatifs liés à la concurrence des plantes.114 Cela revient alors à dire que la mise au point de ces associations est le résultat d’une longue expérience agricole.

Cette diversification des plantes cultivées sur une même parcelle procède d’une certaine prudence du paysan et constitue à cet effet une stratégie anti-risque. Par cette pratique, le paysan tente de conjurer les irrégularités climatiques et les maladies phytosanitaires en misant sur la variété des cultures. Si une plante est attaquée ou si elle fait les frais d’un aléa climatique (sécheresse, pluies trop abondantes, destruction par la grêle, etc.), la survie du groupe domestique n’est pas pour autant gravement menacée en raison des autres cultures complantées. L. TEMPLE (2007) parle à ce propos d’une recherche par les paysans d’ « effets de gamme » aux interactions positives.

En outre, l’association des plantes aux cycles végétatifs différents permet aux paysans d’échelonner les récoltes sur plusieurs mois, faisant ainsi du sol un véritable grenier. Tel que l’a observé L. TEMPLE (2007) au sud du Cameroun, « l’association des cultures correspond d’une part à la multiplicité des besoins alimentaires sur l’exploitation, mais aussi à un échelonnement des différentes productions en vue d’obtenir un calendrier alimentaire diversifié ».115 L’association des plantes aux cycles végétatifs différents permet aux ménages d’avoir une succession des récoltes quasiment ininterrompue qui se révèle nécessaire à leur

114 On ne revient pas ici sur le débat controversé sur les avantages comparés de la culture pure et de la culture associée. Cependant, dans le contexte des agricultures traditionnelles où la sécurité alimentaire des ménages compte avant toute autre considération, l’association des cultures se révèle d’une très grande utilité. 115 L. TEMPLE et al., « Diversification des systèmes de cultures dans les exploitations cacaoyères au Cameroun et contours de la demande d’innovation technique », in Exploitations agricoles familiales en Afrique de l’ouest et du centre, M. GAFSI et al. (s/dir.), Éditions CTA-Quae, 2007. 130 sécurité alimentaire dans un contexte de faible accès au marché lié à la rareté des revenus monétaires. Les associations culturales répondent ainsi à une logique paysanne de rentabilisation du travail et de sécurité alimentaire en cas d’irrégularités climatiques notamment. En recourant à la densification des cultures, les producteurs réalisent une utilisation optimale de leurs terres.

Enfin, cette intensification de l’agriculture, notamment autour des enclos (les rugo), aurait été impossible sans fertilisants en raison de la disparition des jachères. En l’absence presque générale des fertilisant d’origine industrielle, liée au faible pouvoir d’achat des agriculteurs, ces derniers sont fournis par l’élevage, en particulier bovin. L’association entre l’agriculture et l’élevage est ancienne au Burundi, raison pour laquelle le paysan burundais est dans la plupart des cas agriculteur-éleveur. Le fumier du bétail constitue un des principaux produits de l’élevage, et souvent d’ailleurs la seule justification de son maintien sur un bon nombre d’exploitations agricoles.116

Le système agricole burundais est alors un système agro-pastoral où un élevage sédentaire épaule l’agriculture en procurant aux terres la fumure nécessaire. Confrontée à une rareté de plus en plus accentuée des terres à cause de la pression démographique, la reproduction des groupes domestiques est rendue possible par la multiplication des cycles de cultures, combinée à une pratique généralisée des associations culturales. Ce sont ces pratiques-là, profondément inscrites dans la réalité de l’agriculture paysanne, que les interventions techniques dans le domaine agricole ont tenté de modifier, sans pour autant toucher à l’environnement qui avait présidé à leur mise en place. Dans le cas de l’Imbo, ce sont les paysannats qui vont jouer ce rôle de modernisation du processus de production agricole des migrants.

116 J-E. BIDOU et al. (1991) estimaient en 1990 à 14 litres de lait et à 3 kg de viande la consommation annuelle moyenne d’un Burundais des produits d’élevage. Ces valeurs doivent avoir baissé en raison des conséquences de la guerre civile sur le secteur de l’élevage. Des régions entières du pays ont vu ce secteur quasiment disparaître car pendant toute la période de guerre, le bétail a constitué une des principales sources d’approvisionnement des combattants. Vu le rôle de ce secteur sur le plan agricole, certaines ONGs d’aide internationale sont en train de mettre en place des programmes de repeuplement du cheptel (FAO, FIDA, OXFAM, GTZ, etc.). 131

2. Les paysannats : une mise en valeur originale

Les paysannats de la plaine de la Rusizi couvrent 1,3% du territoire national. Établis sur 36.000 ha, ils constituent une forme de mise en valeur inédite dans un pays caractérisé par une dispersion généralisée des exploitations agricoles sur les collines. Deux types de paysannats ont été aménagés dans cette plaine : les paysannats cotonniers et les paysannats riziers. Le premier type est le plus répandu et consiste en un alignement de lotissements le long des axes de pénétration appelés transversales. Quant aux paysannats riziers, ils sont resté circonscrits dans la basse plaine de la Rusizi, au nord de Bujumbura. Réhabilités au cours des années 1970 à la suite de la crise dans laquelle ils étaient plongés depuis l’indépendance, ils ont été transformés en un vaste périmètre rizicole de 5.000 ha géré par la SRD-Imbo dès 1973.

« Le paysannat est une organisation saine, marquant un réel progrès sur la forme coutumière d’économie rurale » écrivait en 1955 P.STANER, inspecteur général des colonies, quelques années après l’introduction de cette innovation agricole au Congo et au Rwanda-Urundi.117 De part ses paysages rigoureusement géométriques qui tranchent avec le « désordre » parcellaire des hautes terres, ses cultures de cash crop (le riz et le coton) exigeant une forte discipline culturale, les paysannats représentent l’une des plus grandes réalisations coloniales en matière de développement rural au Burundi. Avec les cultures obligatoires des hautes terres du pays, ils forment la pièce maîtresse de la politique agricole belge de l’après-guerre.

Pour l’administration coloniale belge, la situation qui prévalait dans l’ensemble du pays n’était guère favorable ni à la couverture des besoins alimentaires de la population, ni à un développement économique rationnel. Outre la dégradation de la fertilité des terres et leur morcellement excessif consécutif à la surpopulation générale de l’intérieur du pays, la dispersion de habitat contribuait à réduire assez sensiblement l’espace cultivable, en même temps qu’elle constituait, aux yeux de l’administration coloniale, un obstacle redoutable à toute tentative de développement : « tant qu’elles demeureront dispersées comme elles le sont aujourd’hui [les populations du Rwanda et du Burundi], subsistera en elles la lourde inertie contre laquelle viendront se briser toutes les tentatives d’amélioration de leur sort ».118

117 P. STANER, 1955, op. cit. 118 Ministère des colonies, Plan décennal pour le développement économique et social pour le Rwanda-Urundi, Bruxelles, éditions Visscher, 1951. 132

Vantant les mérites du système paysannal, l’administration coloniale belge précise que les paysannats sont utiles sous un double aspect. Sur le plan économique d’abord, ils permettent un accroissement de la production agricole à cause d’un encadrement rendu possible par ce nouveau système. Elle cite en particulier la conservation des sols grâce au système de rotation des cultures et de la jachère. Sur le plan social ensuite, les paysannats offrent l’avantage de favoriser la mise en place des infrastructures de tout genre : routières, sanitaires et scolaires. Ainsi, au niveau sanitaire par exemple, les paysannats permettent au service médical d’atteindre des populations plus importantes et moins dispersées qu’en milieu rural traditionnel.

C’est dans ce contexte que les autorités tutélaires vont donner priorité à l’établissement des paysannats, première forme d’exploitation agricole encadrée dans l’Imbo. Ils constituent une forme d’action agricole spécialisée en milieu rural qui vise à faire entrer dans les pratiques locales des méthodes rationnelles de mise en valeur des terres. Leur création visait à modifier le système de production traditionnel en attribuant aux paysans de vastes superficies, mais également en introduisant dans les exploitations des cultures commerciales afin de pouvoir « envoyer l’indigène au marché ».119

Dans ce système paysannal, chaque agriculteur recevait une fermette de 4 ha subdivisée en 10 parcelles de 40 ares chacune dont deux doivent impérativement être plantées en coton selon un système de rotation annuelle. Les deux premières parcelles servent respectivement aux boisements ainsi qu’aux habitations et jardins de case. Le reste des lots est réservé aux cultures vivrières qui alternent avec de la jachère. Cette dernière a presque aujourd’hui disparu à cause de la pression démographique qui caractérise les paysannats. Actuellement, on recense entre 3 et 4 ménages sur chaque exploitation au départ attribuée à un seul ménage. Cet alignement des assolements engendre des bandes continues de cultures, ce qui permettait l’usage des machines agricoles et rendait aisés les traitements aériens d’insecticides de coton. Ces fermettes sont alignées de part et d’autre d’axes appelés transversales qui s’embranchent sur une voie principale appelée dorsale.

119 G. SLADDEN, « Évolution du paysannat indigène au Congo belge », In Bulletin Agricole du Congo Belge, n° 48, 1952. 133

Figure n° 15 : Structure des paysannats cotonniers

Source : A. CAZENAVE-PIARROT, 1981

Dans les paysannats riziers, situés dans la basse plaine de la Rusizi au nord de Bujumbura, le schéma d’ensemble est le même mais les paysans disposent de parcelles plus petites : 1,5 ha dont un hectare est planté en riz, le reste étant réservé aux cultures vivrières. Les paysages des paysannats rizicoles sont restés moins majestueux que ceux des paysannats cotonniers. Ils sont en outre restés circonscrits au nord de Bujumbura.

Officiellement, le principal objectif annoncé des paysannats était d’accroître la production agricole et de soulager la pression démographique élevée des hautes terres centrales du pays. La création des paysannats était dès lors une réponse à la nécessité de mettre en valeur une région réputée insalubre afin de permettre le désengorgement des hautes terres centrales du pays.

134

Cependant, tel que les faits l’ont démontré, l’objectif premier des paysannats n’était pas tant de soulager le « surpeuplement »120 de ces régions-là, mais la promotion de la culture des produits tropicaux dont la métropole avait besoin. Au Burundi, ce fut principalement pour le développement de la culture cotonnière que les paysannats furent aménagés. Alors que l’ordonnance-loi numéro 52 de 1924 fixait à 15 ares la superficie obligatoire de coton que chaque chef de ménage de l’Imbo devait entretenir, celle-ci fut portée à 40 ares à l’avènement des paysannats.121 C’est pour cette raison que Firmin PEIGNEUX les appelle des « paysannats cotonniers ».122

Alors que les paysannats du Congo avaient été créés pour « fixer les populations itinérantes plus ou moins turbulentes et difficiles à contrôler par les autorités administratives »,123 au Burundi ils étaient conçus en vue de recevoir le « trop-plein démographique » des régions surpeuplées en vue de rendre possible la culture du coton et du riz.124 De ce point de vue, les paysannats de la plaine de la Rusizi se démarquent nettement de ceux de l’Afrique centrale. Leur mise en place ne visait pas la fixation des populations itinérantes, mais le délestage des zones intérieures trop peuplées au profit de l’Imbo sous-peuplé. Ils devaient en outre être organisés autour d’une culture destinée à assurer des rentrées monétaires aux paysans et, d’une manière ou d’une autre, à l’État. Selon J-E. BIDOU (1994), le paysannat devait être une opération capable d’assurer un amortissement décent des investissements consentis. Ceci rentrait dans la ligne droite de la politique économique coloniale en général, et de la politique agricole en particulier, dont les principaux objectifs étaient de faire participer les colonies

120 Les trois provinces qui étaient considérées comme étant surpeuplées et qui ont fourni les plus gros contingents de population à la région de l’Imbo avaient toutes moins de 150 hab/km2. Il s’agit des provinces de Ngozi, de Muramvya et de Gitega. 121 Pour les autres cultures, les superficies retenues étaient les suivantes : 10 ares pour le haricot et le maïs, 40 ares pour le manioc, 30 ares pour l’arachide, 1,5 ares pour les patates douces, 1 are de courges et 0,65 ares de sorgho (Plan décennal de développement économique et social du Rwanda-Urundi, 1951). On voit bien que le coton occupait une place centrale dans le système cultural paysannal. 122 F. PEIGNEUX, Vers la promotion de l’économie indigène : études coloniales. Université Libre de Bruxelles, 1956. 123 G. DI MEO, Les paysans du Tiers Monde, 3ème édition, Paris, Sirey, 1991. 124 Il ne faut pas perdre de vue aussi, parmi les facteurs qui ont été à l’origine de ces aménagements et de biens d’autres réalisations économiques, le devoir de tutelle auquel était soumis la Belgique. La situation économique dans laquelle se trouvaient les territoires sous tutelle depuis la crise de 1929, ainsi que l’effort de guerre qui avait provoqué une stagnation de leurs économies, commençaient à essuyer des critiques dans l’opinion internationale. On peut citer à titre d’exemple les conférences de Hot Springs (1943), de Philadelphie (1944 ) et de Genève (1947) qui ont joué un rôle majeur dans la fixation et la réalisation des objectifs de politique économique et sociale dans les colonies et autres territoires sous tutelle. 135 au « fardeau colonial » et de lutter contre les disettes récurrentes et les famines répétitives qui occasionnaient des ravages parmi la population.125

La sécurité alimentaire constitue un aspect hélas souvent oublié dans la plupart des travaux sur les politiques agricoles coloniales. S’il est évident que les puissances coloniales voulaient faire participer les peuples colonisés au fardeau que représentait leur « civilisation », notamment à travers les cultures destinées à l’exportation, il faut reconnaître qu’elles étaient aussi préoccupées par la situation alimentaire des territoires sous leur contrôle. Elles avaient en effet besoin de populations nombreuses et stables, capables de répondre aux diverses sollicitations coloniales. C’est ce qui explique notamment les mesures d’intensification et d’extension des superficies cultivées, qui ont eu des effets notables sur les disettes et les famines répétitives dont souffraient de nombreuses régions des pays colonisés. Naturellement les moyens consacrés au secteur agricole commercial étaient sans commune mesure comparés à ceux destinés au secteur vivrier. Ceci a par ailleurs été aussi le cas après les indépendances. Il reste en outre évident que l’incompréhension de ces mesures de la part des populations indigènes, ainsi que la tendance de l’administration coloniale à les imposer par la force, ont conduit à des conflits parfois violents.

Après une première opération lancée à Mparambo à l’extrême nord-ouest du pays en 1949 et qui se révéla, aux yeux du colonisateur, comme un succès, la formule des paysannats fut étendue à l’ensemble de la plaine de la Rusizi depuis le début des années 1950. La politique officielle prévoyait la mise en place de deux catégories de paysannats : des paysannats rizicoles dans basse plaine de la Risizi d’une part, et des paysannats cotonniers dans le reste de la plaine de la Rusizi qui constituent le type le plus répandu d’autre part (figure 12, p. 120). Avec ces aménagements, un nouveau paysage ordonné, géométrique et humanisé était créé, en remplacement des anciens espaces naturels et peu peuplés qui caractérisaient cette zone. Des cultures spéculatives apparurent et une paysannerie plus ou moins évoluée devait se

125 J. GAHAMA (2001), citant le Bulletin Agricole du Congo-Belge de 1929, rapporte que la famine de 1924 - 1925 aurait fait 40.000 victimes. Au-delà du caractère apparemment exagéré du nombre des victimes de cette famine, on peut se faire une idée sur les ravages réels causés par cette famine, ainsi que celle de 1943-1945 qui sont restées inscrites dans la mémoire collective. Ces famines provoquaient des déplacements de populations vers d’autres territoires ou royaumes voisins. L’augmentation de la production vivrière était alors, pour les pouvoirs coloniaux, le moyen le plus sûr de stabiliser les populations et de les rendre disponibles aux diverses sollicitations coloniales.

136 mettre en place progressivement. Sur ces bonnes terres nouvellement aménagées, la création des fermes plus ou moins modernes, l’encadrement agronomique des agriculteurs ainsi que la définition d’un cadre précis de travail transformèrent la plaine de l’Imbo en un paysage nouveau.

3. Crise et renouveau des paysannats

Cependant, le système des paysannats a connu une dérive rapide durant les années 1960. La mise en valeur agricole basée sur le système des paysannats connut un déclin rapide malgré les tentatives de réorganisation des nouvelles autorités nationales. Après l’indépendance, un relâchement de la discipline culturale a entraîné la dégradation du système d’exploitation dans les paysannats et le schéma original se modifia. Libérés des obligations découlant du cahier des charges, mais aussi par réaction à un système imposé et contraignant, les exploitants n’ont plus respecté les règles de mise en valeur des paysannats et le projet n’a pas subsisté à l’indépendance. Dans les paysannats rizicoles, le manque d’entretien des canaux et les inondations sévères du début des années 1960 rendirent très difficiles la poursuite de l’irrigation. D’autre part, la dégradation des infrastructures sociales, notamment sanitaires, provoqua une dégradation conséquente de l’état sanitaire des populations.

Il faudra attendre le début des années 1970 pour que les mesures de sauvegarde des paysannats soient envisagées. Leur amélioration va revêtir deux formes différentes : soit un réaménagement interne (les paysannats cotonniers du nord de l’Imbo), soit une restructuration complète (les paysannats rizicoles). Dans la plaine de la basse Rusizi, c’est au projet SRD-Imbo qu’a été confiée la réhabilitation des paysannats rizicoles. Désormais, une plus grande importance sera accordée au riz tandis que les autres cultures vivrières furent reléguées au second plan. De même, les paysannats tels qu’ils avaient été conçus au début connurent un profond remaniement puisque les populations sont désormais regroupées dans des villages et non plus sur des lotissements alignés.

Quant aux paysannats cotonniers du nord et du centre de cette plaine, c’est le Projet Imbo- Nord, financé depuis 1970 par la Coopération Technique Belge, qui fut chargé de leur rénovation. Celle-ci a consisté en l’utilisation de nouvelles variétés de coton, l’introduction de la mécanisation agricole, ainsi que dans l’aménagement d’un important réseau de canaux 137 d’irrigation afin de rendre possible une troisième saison agricole ou de palier aux effets de la sécheresse. Alors qu’auparavant les paysannats cotonniers étaient dominés par la culture cotonnière (ce qui aurait été à l’origine du relâchement constaté après d’indépendance), une nouvelle approche va être introduite dans leur réorganisation. Celle-ci va associer le coton avec les cultures vivrières (manioc, haricot, maïs, arachide, bananier, etc.) en vue de maintenir l’enthousiasme des populations. Alors que la réhabilitation des paysannats rizicoles a totalement rompu avec la formule paysannale initiale, celle des paysannats cotonniers va tenter d’améliorer la formule des paysannats tout en conservant leur structure profonde.

Au total, à travers le peuplement de la plaine de l’Imbo et la mise en place des paysannats, les années 1950 ont constitué une étape décisive dans la transformation de cette plaine qui a donné naissance à un paysage agricole original et sans équivalent dans le reste du pays. Néanmoins, la rupture par rapport à leur ancien système de production, ainsi que la manière dont ces transformations furent conduites, ont fait apparaître des signes de contestation de ce système, malgré le rapport de force inégal entre les acteurs de cette innovation.

IV. Un encadrement contraignant et déjà contesté

La politique d’aménagement des paysannats a été menée de manière autoritaire, et nombre de documents relèvent des faits et gestes de contestation de cette politique de la part des paysans. Cette contestation se justifie d’une part par les nouvelles règles culturales rigides auxquelles les paysans devaient se soumettre une fois installés sur leurs fermettes. P. STANER précise à cet effet que les acquéreurs des parcelles devaient « appliquer ponctuellement la technique mise au point par les services agronomiques. Ces façons culturales doivent être exécutées uniformément par tous les cultivateurs d’un même paysannat et par chacun sur les terres sous sa propre responsabilité ».126

La mise en place des paysannats s’est accompagnée d’une discipline culturale impérative, en particulier le strict respect des rotations culturales qui laisse peu de liberté aux paysans. Il est évident que l’ensemble de ces nouvelles techniques ne pouvaient pas être respectées par des agriculteurs dont la disponibilité en force de travail variait considérablement d’une famille à

126 P. STANER, 1955, op. cit. 138 l’autre. Selon A. CAZENAVE-PIARROT (1975), le fonctionnement des paysannats, très technique, demande aux paysans, venus ex abrupto d’un milieu rural traditionnel, un énorme effort de réadaptation qu’ils ne peuvent pas tous soutenir. Or, quiconque ne remplissait pas les prescriptions du plan pouvait encourir une amende ou une peine d’emprisonnement.

Comme le souligne S. NDAYIRUKIYE (1986), le système des paysannats n’a pas du tout été spontanément accepté, surtout en ses débuts : « le paysan refusait à entrer dans un système figé qui lui ôtait toute sa liberté […] Il acceptait volontiers les lots qu’on lui accordait mais devenait méfiant quant à l’obligation de suivre une discipline bien déterminée ». La méfiance envers les paysannats fut donc générale parmi les populations déplacées. En 1960, soit 10 ans après le démarrage du plan décennal pour le développement économique et social du Rwanda- Urundi, seules 9.000 familles paysannes étaient installées sur un total de 15.000 prévues. Comme le précise J-E. BIDOU et ses collègues (1991), la réussite de l’entreprise fut précédée de beaucoup de difficultés liées à la réticence des paysans montagnards de quitter leurs terroirs et de changer de mode de vie.

C’est surtout le déplacement forcé des populations vers des régions malsaines et hostiles de l’Imbo qui a été le principal point de discorde entre les « indigènes » et le colonisateur. Le peuplement des paysannats a été obtenu grâce à des réquisitions et à des déplacements forcés de populations, malgré le discours officiel de l’époque qui tend à accréditer l’idée des départs volontaires.127

Après une intense propagande d’émigration vers la plaine de l’Imbo,128 les candidats au départ étaient désignés par les chefs et sous-chefs puis présentés à l’administration coloniale. Ceux-ci ne pouvaient en aucun cas refuser cet ordre sous peine d’être considérés comme des insoumis. Et c’est en vue de se protéger contre les sanctions administratives qu’ils acceptaient de partir. Les autorités coutumières avaient quant à elles intérêt à ce qu’un nombre important

127 Il faut souligner que pour essayer de maintenir les « migrants » sur place, un certain nombre d’avantages matériels leur était accordé : 56 fr par semaine pendant les 6 premiers mois, puis 30 fr par semaine pendant la deuxième moitié de l’année, exemption de l’impôt pendant une période de deux ans, une école, un dispensaire, un marché et des traitements gratuits contre le paludisme (M. MUKURI, 1990). 128 Une vive propagande était menée auprès des paysans par les autorités coloniales et coutumières. Ces dernières vont utiliser toutes les occasions de rassemblement de la population (messes, marchés, réunions diverses) ainsi que la presse locale (notamment Rusiziramarembe, journal de l’église catholique publié en Kirundi à partir de 1940) pour vanter les mérites des paysannats et tenter de convaincre un plus grand nombre de candidats à l’immigration. 139 de leurs sujets accepte d’émigrer vers les paysannats car ils avaient un quota à fournir et leur cotation annuelle tenait compte de ce facteur.129

Dans le recrutement pour le peuplement des paysannats, il y a eu beaucoup d’abus. Dans certaines chefferies, des candidats à l’émigration ont été désignés afin de pouvoir disposer de leurs propriétés. D’autre part, les autorités coutumières profitaient de cette occasion pour se débarrasser de leurs administrés considérés comme étant indisciplinés. Ces agissements ont contribué à accroître la mauvaise réputation de l’opération.

La conséquence de ces migrations forcées est que certains indigènes fuyaient les paysannats une fois déjà installés. Ils retournaient vers leur lieu d’origine où ils se mettaient sous la protection d’un autre chef pour ne pas se faire refouler de nouveau vers la plaine130 ou ils émigraient vers les territoires britanniques ou vers le Congo belge voisins. Dans son rapport annuel de 1952, le Directeur provincial de l’agriculture faisait état de cette situation. Sur les 600 familles déjà installées dans les paysannats de l’Imbo, 150 les avaient désertés, soit un pourcentage de défection de 25%.131

Pour expliquer la réticence des populations à émigrer volontairement vers la plaine de l’Imbo, l’administration coloniale a évoqué la « paresse des indigènes qui reculent devant la discipline qui leur est imposée », des « populations capricieuses et volontiers vagabondes » ou encore « une propagande qui a été trop peu intensive ou mal adaptée » (M. MUKURI, 1990). Ces arguments, en particulier les deux premiers, paraissent comme les ancêtres des fausses explications des échecs des projets de développement agricole de la période post coloniale où la paresse des agriculteurs, l’imperméabilité des agriculteurs à l’innovation, ou encore l’ irrationalité paysanne étaient mises en avant pour justifier les échecs des projets dits de modernisation agricole.

129 Le procès-verbal de la réunion de Conseil Supérieur du pays du 10 juin 1953 fait état de cette situation : « Monsieur le Résident désignera à chaque chef concerné le nombre d’indigènes qu’il devrait décider à émigrer en plaine […] Il attire l’attention des notables sur le fait qu’il espère bien que ce chiffre soit atteint. Il s’assurera de ce que certains notables ne freinent pas le mouvement d’émigration pour des motifs d’intérêt personnel. S’il devait arriver que semblables agissements compromettent la réussite du mouvement d’émigration, des sanctions seraient prises contre eux. La notation annuelle des chefs tiendra compte des réalisations de chacun dans ce domaine ». Archives Africaines de Bruxelles, Dossier RRU 6 (10), procès-verbal de la réunion du Conseil Supérieur du pays du 10 juin 1953, citées par M. MUKURI, 1990. 130 Quiconque avait déjà été installé dans les paysannats ne pouvait s’y soustraire librement. Il était traqué par les autorités coutumières. Le Résident avait donné ordre aux chefs de ne pas autoriser l’installation dans leurs chefferies d’indigènes qui ont déserté les paysannats. Ils devaient être refoulés de nouveau vers la plaine. 131 M. MUKURI, 1990, op. cit. 140

La politique d’aménagement des paysannats a été menée avec brutalité et a provoqué un véritable malaise social, lié entre autres aux déplacements forcés de populations. Elle a été caractérisée par une grande rigidité et un caractère quelque peu artificiel. Par son caractère autoritaire, elle est l’incarnation de la politique agricole coloniale en général et des opérations de développement initiées après l’indépendance. La mise en valeur agricole de l’Imbo n’a donc été rendue possible que par une forte pression de l’administration belge. Pour amener le paysan à respecter la discipline de ces aménagements, le principe était simple : le paysan n’est pas propriétaire de son fonds, mais un simple usufruitier. La permanence de ses droits dépend de la bonne exécution des règles techniques de mise en valeur ; notamment l’obligation de cultiver le coton.

V. Une région convoitée par les projets agricoles

« La plaine occidentale apparaît aujourd’hui comme un ensemble agricole de grande importance. Depuis la frontière septentrionale jusqu’à l’extrême sud, la plaine est l’objet de nombreux projets agricoles. A elle seule, elle réunit le plus grand nombre de projets par rapport à l’ensemble du pays » (S. NDAYIRUKIYE, 1986).

Effectivement, la plaine de l’Imbo a été très tôt appelée à jouer un grand rôle dans le développement et la modernisation agricole du pays. Le Plan décennal de développement économique et social (1951-1960) stipulait déjà au début des années 1950 que la plaine de la Rusizi doit devenir un grenier capable de ravitailler, en cas de besoin, les populations des contrées défavorisées et qu’à ce titre des efforts particuliers doivent être dirigés vers cette zone. Ses potentialités agricoles élevées, ainsi que la proximité des marchés urbains, semblent justifier ce choix des autorités coloniales puis nationales. Depuis l’indépendance du pays, la plupart des actions de modernisation agricole se sont concentrées dans cette plaine avec la volonté d’en faire un grenier national.

Malgré ses conditions naturelles peu favorabless, les plaines de l’Imbo ont bénéficié de nombreux plans d’aménagement depuis les années 1950. Cette zone a été l’objet de convoitise des politiques de développement agricole, d’abord coloniale, puis des autorités post coloniales. L’aménagement de cette plaine, qui a débuté avec les années 1950, va se poursuivre et s’intensifier avec l’indépendance du pays. Il est facilité par la route asphaltée qui la traverse du nord au sud en passant par la capitale qui est un pôle de forte consommation 141 de produits agricoles. Il s’agit de la route nationale numéro 5 (R.N 5) qui part de Bujumbura jusqu’à la frontière rwandaise dans la partie nord, relayée vers le sud par la route nationale numéro 3 (R.N 3) qui va de Bujumbura à Nyanza-Lac près de la frontière tanzanienne.

A cela s’ajoutent des sols d’une fertilité encore élevée par rapport au reste du pays, la variété de ses productions, les possibilités de cultures de contre-saison à cause de l’irrigation, ainsi qu’une disponibilité en terres encore élevée, sans oublier la proximité du plus grand marché de produits agricoles. C’est essentiellement cette région qui nourrit les populations urbaines au moment où presque partout ailleurs les problèmes de surcharge démographique, d’érosion des sols ainsi que la pauvreté des agriculteurs réduisent souvent la production agricole à une simple autosubsistance.

Curieusement, la volonté gouvernementale de faire de cette région un grenier pour la capitale ne s’est accompagnée d’aucun encadrement particulier des cultures vivrières. Au contraire, à l’exception du riz, les efforts ont été essentiellement consentis envers le coton au nord et le palmier à huile au sud. Ceci rentre dans la droite ligne des politiques agricoles des pays du Sud qui s’est pendant longtemps caractérisée par une marginalisation de la production vivrière au profit de la production exportable dont dépendent leurs économies.

Ainsi, dès le début des années 1970, cette région va être le cadre de nombreux programmes de développement. A titre d’exemple, six projets de développement rural ont été retenus par le plan de développement socio-économique 1978-1982. Il s’agit du projet Imbo-Nord, du projet d’irrigation de la rivière Kagunuzi, du projet Est-Mpanda, de celui de développement de la région de Rumonge, du projet Kabezi et de celui de mise en valeur de la plaine de Nyanza- Lac. Il faut noter une disparité entre les différentes parties de cette plaine de l’Imbo. C’est la partie nord de la capitale Bujumbura qui a reçu le plus d’investissements par rapport aux plaines côtières du lac Tanganyika. La raison principale semble être l’étroitesse de l’espace qui caractérise cette zone. La plaine y est trop resserrée ; les escarpements de la crête Congo-Nil tombent presque directement dans le lac.

142

De façon générale, après l’indépendance, la plaine de l’Imbo a fait l’objet d’une véritable spéculation agricole de la part des pouvoirs publics. Elle était en effet appelée à jouer un grand rôle dans le développement et la modernisation agricole du pays, ses potentialités étant importantes à la différence des autres régions du pays où les obstacles à vaincre paraissent nombreux. Dans cette mise en valeur, les cultures commerciales, parmi lesquelles figure le riz, vont être particulièrement privilégiées. Le projet rizicole de Mugerero fut à cet effet l’un des plus anciens et des plus importants projets d’aménagement de la plaine de l’Imbo après l’indépendance du pays. 143

CHAPITRE IV : LE CADRE INSTITUTIONNEL DE LA PRODUCTION DU RIZ

Introduction

Le périmètre rizicole de la SRDI qui est l’objet de cette thèse a été créé en 1973. Il est situé dans la région naturelle de l’Imbo, à environ 20 km au nord de la capitale, entre les rivières Mpanda et son affluent la . Ce sont les eaux de la Mpanda qui servent à l’irrigation de ce périmètre. Compte tenu des faibles débits de ce cours d’eau, des conflits parfois violents liés à la répartition de cette ressource opposent souvent les riziculteurs.132 Après son extension aux projets Est-Mpanda et Rukaramu intervenue en 1982 (figure 15), ce périmètre couvre désormais une superficie de 5.000 ha sur laquelle sont installées près de 13.000 familles de riziculteurs.

Quelle est la nature des rapports qui régissent les différents acteurs impliqués dans cette opération ? Quelles sont les transformations (sociales, économiques, etc.) qui ont été apportées par cette spéculation ? Quelles sont les conséquences de cette localisation dans la périphérie immédiate de la capitale sur le fonctionnement du périmètre ? C’est notamment à ces questions-là que ce chapitre sur le cadre institutionnel de la production du riz se propose d’apporter des réponses. Il s’agira en quelque sorte de faire nôtre cette question posée par J-M. ELA (1990) : pour qui produit-on [en Afrique] et dans quelles conditions produit-on ? afin de l’adapter à la situation des riziculteurs du périmètre de Mugerero.

132 Débit moyen annuel : 6,37 m3/sec ; débit d’étiage minimal annuel : 2,56 m3/sec En pleine période d’irrigation, certains paysans n’hésitent pas à passer la nuit dans leurs rizières afin de détourner vers celles-ci le maximum d’eau. Ceci donne lieu à des conflits entre riziculteurs voisins. Les associations des producteurs, qui sont officiellement les organes de gestion de l’eau d’irrigation et d’arbitrage des conflits qui peuvent en découler, sont impuissantes d’autant plus qu’elles n’ont pas de moyens législatifs pour faire respecter leurs décisions. 144

Figure n° 16 : Le périmètre rizicole de Mugerero à sa création

Source : SRDI, direction des aménagements 145

I. Une brève histoire du riz au Burundi

La culture du riz est relativement ancienne au Burundi. Elle a été introduite au début du siècle dernier dans le sud du pays (région de Rumonge) et plus tard dans la région d’Usumbura (Bujumbura actuel) par les populations swahili en provenance de la Tanzanie. C’est d’ailleurs pour cela que, pendant assez longtemps, la consommation du riz est restée concentrée dans l’Imbo où elle était le fait des populations d’influence swahili. Aujourd’hui encore, en raison du faible pouvoir d’achat des populations rurales, la consommation du riz reste le fait des populations urbaines. Ailleurs, comme le fait remarquer J-E. BIDOU (1994), il reste essentiel- lement un aliment des jours de fête (Noël, Pâques, Nouvel an, etc.)

Ces zones pratiquaient une riziculture inondée. Le plan décennal de développement écono- mique et social du Rwanda-Urundi de 1951 précise par exemple que « la culture du riz inondé est localisée dans les régions de Rumonge et d’Usumbura dont les terres planes et facilement irrigables s’y prêtent particulièrement […] Elle est pratiquée par les Baswahili et par quelques indigènes ». Pour la ville d’Usumbura et ses environs, le même rapport souligne que « plus de 1500 ha de terres conviennent particulièrement à la riziculture dans les zones de Mubone, Buterere, Rubirizi et Gikoma […]On peut tabler bon an mal an sur une production de 1000 tonnes de riz à raison d’un rendement de 1500 kg/ha, et sur un écoulement facile du produit, celui-ci étant localement fort demandé et peu offert ».

Comme on peut le constater, la culture du riz est relativement ancienne au Burundi ; elle n’a pas été introduite par les projets d’aménagements tels que celui de la basse plaine de l’Imbo. Cependant, elle est restée cantonnée dans cette plaine avant que de nouvelles zones de culture ne voient le jour au début des années 1980 dans certaines vallées du Buyenzi et du Kirimiro. Il s’agit de la riziculture inondée initiée dans quelques marais de ces zones. Ces nouveaux territoires ne sont pourtant pas parvenus à concurrencer l’Imbo dans la production de cette denrée. Le périmètre de Mugerero reste incontestablement la plus grande zone de production du riz au Burundi. Elle réalise à elle seule plus de 80% de la production nationale du paddy. En 2008 par exemple, ce périmètre a obtenu une production totale de plus 10.000 tonnes de paddy au moment où l’ensemble des autres zones ont totalisé environ 2.150 tonnes.

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Même les rendements obtenus ne sont pas comparables. Au moment où dans le périmètre géré par la SRD-Imbo les rendements de riz se situent autour de 5250 kg/ha, ils descendent à 2800 kg/ha dans ces nouveaux secteurs de culture du riz. Leurs productions sont essentiellement destinées à l’auto-consommation (plus de 85% de la production de la riziculture des marais est destinée à l’autoconsommation d’après l’étude de faisabilité de la filière nationale du riz de 2000) ou sont écoulées sur les marchés locaux et non sur celui de la capitale à pouvoir d’achat élevé.

D’autre part, les parts des exploitations familiales consacrées à la riziculture ne sont pas les mêmes : 2 ares en moyenne sur les plateaux centraux contre 50 ares dans le périmètre de Mugerero. L’étroitesse des exploitations agricoles familiales, les difficultés à se procurer les intrants nécessaires (en particulier après la fermeture des projets d’encadrement depuis la crise d’octobre 1993), le chevauchement du calendrier agricole avec celui des traditionnelles cultures vivrières, etc. expliquent les abandons de plus en plus nombreux de cette culture (J-E. BIDOU, 1993). Le secteur de l’Imbo reste donc la plus grande zone productrice de paddy au Burundi.

De nouvelles zones de culture du riz

Le véritable développement de la riziculture au Burundi a sans doute été le fait de l’aména- gement du périmètre de Mugerero dès 1969 avec l’appui financier de la coopération européenne. Mais dès la fin des années 1970, des essais de riziculture en altitude sont menés dans certaines régions des plateaux centraux du pays. Deux régions sont particulièrement visées par ces essais : le Buyenzi ainsi que le Kirimiro. Encadrée par différents projets agricoles comme la SRD Buyenzi ou la SRD Kirimiro (à côté bien entendu du café qui avait été à la base de leur mise en place), la riziculture gagne donc certains marais des plateaux centraux du pays à partir de cette époque. L’objectif de cette introduction était de soulager les difficultés alimentaires dans ces régions qui sont les plus densément du pays tandis que dans l’Imbo la riziculture visait à assurer des revenus monétaires aux producteurs. C’est cela qui explique la faible part du riz de ces zones sur le marché national. Il sert essentiellement à nourrir les ménages des producteurs.

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Le plus grand avantage de cette culture en montagne, c’est qu’elle s’est révélée adaptée aux conditions d’hydromorphie des marais qui est excessive pour la plupart des autres plantes en saison des pluies. Une grande partie de ces superficies restait inexploitée, notamment en saison pluvieuse, en raison des difficultés de maîtrise de l’eau par les paysans. La riziculture présente par contre l’avantage d’autoriser la culture des marais pendant la période où ils sont inondés, réalisant de cette manière une double saison culturale. Elle permet alors aux paysans d’utiliser des pans entiers de leurs exploitations qui devraient normalement rester libres en raison de la difficulté que présente leur exploitation en période pluvieuse. Ceci est fondamental dans ces zones à fortes densités démographiques et où les exploitations agricoles sont réduites. J-E. BIDOU (1993) affirme à ce propos que « [à travers l’introduction de la riziculture] c’est probablement ce que le paysan voyait le plus clairement. Il s’agissait là d’une extension de son exploitation puisque la culture du riz utilise la terre à une période où jusqu’alors il n’avait pas accès : le marais en saison des pluies».

Certes, l’introduction de la riziculture dans certains marais des plateaux centraux n’a pas manqué de provoquer un bouleversement des cycles des cultures ainsi qu’une baisse de la fertilité des sols. L’abandon de la jachère naturelle que constituait l’inondation de la saison pluvieuse réduit la reconstitution du potentiel productif des sols des marais. En outre, l’apparition de la riziculture dans les exploitations paysannes a occasionné un appauvrissement des associations culturales en saison sèche. Ceci concerne par exemple l’association haricot-maïs qui est très fréquente dans les marais du Burundi en saison sèche. La maïs, qui a un cycle végétatif plus long, est parfois récolté jusqu’au mois de janvier, au moment où il faut déjà pourtant repiquer le riz. Selon J-E. BIDOU (1993), ceci impose au paysan un choix presque cornélien: ou bien supprimer certaines associations, ou bien renoncer au riz. Ce choix n’est pas facile à prendre car il implique de mettre en relation le profit de la riziculture et la perte des cultures vivrières intercalaires comme le maïs.

Commencée en 1982 dans le Buyenzi puis en 1986 dans le Kirimiro, la riziculture devait contribuer à améliorer la situation alimentaire de ces régions très densément peuplées. Mais les contraintes qui ont accompagné cette introduction (modification des cycles de culture, baisse de la fertilité des sols, difficultés dans la maîtrise de l’eau, absence de crédit agricole comme dans le cas de l’Imbo, etc.) ne lui ont pas permis de jouer un rôle comparable à celui des autres cultures vivrières au sein des exploitations familiales. Ces nouveaux espaces de production rizicole sont alors venus pour compléter et non pour concurrencer la production de 148 l’Imbo. C’est d’ailleurs pour cela que la riziculture de montagne n’attire pas notamment les bourgeoisies locales ou urbaines, contrairement à l’Imbo où le riz est devenu une spéculation attrayante pour ces classes.

II. Le projet SRD-Imbo à l’œuvre

1. Repères historiques du projet

Créée par ordonnance ministérielle n° 710/27 du 28 février 1973, la SRD-Imbo fait suite au Projet Imbo-FED créé en 1969 sur financement du Fonds Européen de Développement. Celui- ci se proposait d’assurer la relance de la mise en valeur de la partie centrale de la région de l’Imbo après la détérioration du système paysannal qui a suivi l’indépendance du pays. Deux options ont été envisagées en vue de revaloriser le système des paysannats hérité de la colonisation. La première proposait une rénovation de ces espaces sans toutefois y apporter une modification profonde du système d’exploitation. C’est ce qui a été fait dans les paysannats cotonniers du nord de l’Imbo par le Projet Mparambo créé en 1970 sur financement de la Coopération Technique Belge. Ce projet devait encadrer les agriculteurs, sans toutefois toucher à la structure des exploitations telle qu’elle avait été dessinée depuis la mise en place des paysannats. La deuxième voie proposait une transformation radicale des rapports productifs par une implantation de nouvelles structures d’exploitation, en l’occurrence les aménagements hydro- agricoles. Ce sont les paysannats rizicoles de la basse Rusizi qui répondent à cette deuxième option.

Face au déclin des paysannats rizicoles, les pouvoirs publics, sur financement du Fonds Européen de Développement, créèrent en 1969 le Projet Imbo-FED ou projet d’aménagement hydro-agricole de Mugerero.133 Ce projet avait pour objectif d’assurer la mise en valeur d’un périmètre irrigué de près de 2.400 ha et la mise en place de son peuplement. Les terres aménagées furent alors distribuées à des familles préalablement regroupées en villages pour faciliter les opérations d’encadrement agricole ainsi que la mise en place des infrastructures socio-sanitaires telles que les dispensaires, les écoles et les adductions d’eau. Les aménage- ments hydrauliques et les infrastructures sociales ne pouvaient guère tolérer un habitat

133 Mugerero est le nom du site qui abrite le chef-lieu de ce projet. 149 dispersé. A la place des alignements-lotissements sur les pistes transversales qui caractérisent les paysannats cotonniers (figure 15, p.133), les populations furent regroupées en villages.

Tableau n° 7 : Mise en place des villages des riziculteurs

N° du Nom du village Date de création Population à la création village I 1969 1.650 II Murira 1970 1.620 III Nyeshanga 1970 2.020 IV Ninga 1971 1.670 V Mpanda 1973 1.170 VI Bwiza bwa Ninga 1980 1.120 Source : SRDI, direction de l’encadrement

L’ensemble du périmètre est divisé en 3 soles dont une seule est inondable et consacrée à la riziculture. Chaque acquéreur dispose d’une parcelle dans chaque sole. Ainsi, les paysans sont devenus attributaires d’un lot de 1 ha dont la moitié est destinée à la riziculture et est située dans le secteur inondable. Il dispose en outre de 25 ares pour la polyculture vivrière sèche et de 25 ares pour sa case et quelques cultures autour. Le paysan ne dispose de pouvoir de décision que sur cette dernière partie de son exploitation, c’est-à-dire celle consacrée aux cultures vivrières. Par contre, concernant la partie consacrée à la riziculture, ce pouvoir appartient à l’organisme d’encadrement.

Figure n° 17 : Structure des villages et des blocs rizicoles : le cas de Murira (village II)

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Contrairement aux paysannats cotonniers, les terres de culture ne sont pas contiguës aux habitations, elles sont séparées de ces dernières. Les rizières sont regroupées en vastes blocs par village, tandis que les habitations sont agglomérées dans des villages à plan rectangulaire.

Planche photographique n° 1 : Casiers rizicoles et casiers de polyculture vivrière dans le périmètre de Mugerero

Pour ce faire, on procéda d’abord à l’expropriation des terres des anciens paysannats rizicoles. Ce processus s’est réalisé sans qu’il y ait eu une quelconque indemnisation des anciens occupants, la terre n’étant pas une propriété personnelle en système paysannal. Cette expropriation des terres a permis une redistribution des concessions sur une nouvelle base. Cependant, celle-ci n’a pas non plus amélioré la situation foncière des attributaires comme on va pouvoir le constater. Elle devait d’ailleurs à terme transformer les paysans en ouvriers agricoles rémunérés à la tâche.

Les rapports entre la SRD-Imbo et chaque acquéreur d’une rizière, ainsi que leurs obligations réciproques, sont fixés par un cahier spécial de charges. Après avoir signé un contrat d’installation, le paysan devenait un usufruitier des terres mises à sa disposition à condition de respecter les exigences de mise en valeur définies par les services techniques du projet (voir annexe V : Convention individuelle d’exploitation).

A partir de 1982, la SRD-Imbo a étendu ses activités sur environ 2.600 ha à l’est de la rivière Mpanda sur les rizières de Nyamabere, Kirekura, Rubirizi et Mubone aménagées dans le cadre du projet Est-Mpanda financé par la FAO, ainsi que sur celles du projet Rukaramu financé par la coopération chinoise. Ces projets visaient la réhabilitation des anciens 151 paysannats rizicoles situés au nord de la capitale qui étaient aussi tombés en crise depuis les années 1960 faute d’encadrement. Cette réhabilitation a permis de doubler le périmètre de la SRD-Imbo. Ainsi, la SRDI a aujourd’hui sous son contrôle trois blocs rizicoles non contigus qui totalisent 13.000 familles de riziculteurs exploitant une superficie d’environ 5 000 ha.

Figure n° 18 : Le périmètre de Mugerero après son extension

152

2. Les objectifs du projet

Lorsqu’elle a été créée, la SRD-Imbo s’est vue confiée deux objectifs mais d’importance inégale. L’objectif prioritaire était la promotion de la riziculture irriguée dans ce périmètre qui devait passer par une amélioration des systèmes traditionnels de production de paddy. Mais en même temps, ce projet devait aussi assurer la promotion de l’agriculture vivrière pour soutenir les revenus de la riziculture et permettre une certaine indépendance alimentaire des riziculteurs. Selon l’étude de faisabilité de ce projet, celui-ci devait contribuer de manière substantielle à l’amélioration des revenus monétaires des ménages du projet, ainsi qu’à la satisfaction des besoins alimentaires tant sur le plan quantitatif que qualitatif. Cependant, ces deux objectifs n’ont pas bénéficié de la même bienveillance de la part de cette entreprise qui a d’ailleurs décidé, dès 1996, de se retirer entièrement du secteur vivrier en le laissant aux bons soins des seuls paysans.

2.1 La promotion de la riziculture

Conçu en vue de permettre la réhabilitation des paysannats rizicoles de l’Imbo-centre, c’est principalement sur le riz qu’ont été concentrés les moyens de la société SRDI. Le coton, initialement prévu, fut abandonné en raison de la faiblesse de ses rendements sur des sols régulièrement gorgés d’eau.

Historiquement, deux types d’approches peuvent être distinguées dans les interventions en milieu rural burundais. La première formule organise les exploitations paysannes par incitations volontaristes. L’État limite ses interventions à l’apport des techniques producti- vistes (encadrement agricole) et achète en dernier ressort la production paysanne en vue de son exportation. Ce type d’intervention caractérise le café et le thé villageois. La deuxième formule est calquée sur le modèle inverse. C’est l’État qui reste propriétaire de la terre et des équipements agricoles et industriels. Il assure aussi bien la collecte que le traitement de la production. C’est une formule qui s’apparente au métayage. Dans une telle situation, l’ encadrement des producteurs correspond à un ensemble d’obligations qui soumettent le producteur aux logiques verticales des structures d’encadrement. L’autonomie paysanne se trouve ainsi réduite, voire simplement inexistante.

153

Les aménagements hydro-agricoles de la SRDI constituent un exemple concret de cette deuxième approche. Cette société assure l’encadrement des riziculteurs sur des périmètres aménagés et prêtés à la population, entretient les équipements, fournit les intrants et les crédits agricoles. Selon les responsables de la SRDI, cette distribution d’intrants et de crédits agricoles vise à « assurer les moyens de production aux agriculteurs qui, dans le contexte actuel, sont dans l’impossibilité d’avoir accès à des crédits auprès des établissements financiers ».134 Effectivement, le crédit agricole n’existe pratiquement pas au Burundi en raison de l’impossibilité dans laquelle se trouvent les agriculteurs pour mobiliser les hypothèques nécessaires. La SRDI s’occupe ensuite de la collecte de la production paysanne, de sa transformation ainsi que de la commercialisation du riz usiné. Elle réalise la coordination de toutes les activités liées à la production du paddy, depuis la préparation du sol jusqu’à la vente du riz blanc. La SRD-Imbo joue ainsi le rôle d’un office étatique assurant une véritable mainmise sur la filière rizicole dont elle contrôle 80% de la production nationale. Elle dispose d’un grand capital « corporel et incorporel » (N. CHAARI, 2000) qui lui a été octroyé par l’État et qui lui permet d’exercer une situation de monopole sur cette filière. L’intervention de l’État sur le marché du paddy est alors totale, tant du côté des facteurs de production que de celui de la production elle-même. Les stratégies par lesquelles les agriculteurs réagissent à cette politique ne peuvent se comprendre que par une évaluation de son incidence sur le marché du riz.

En contre-partie de cet « encadrement », les producteurs s’engagent à vendre à la SRDI leur production à un prix déterminé par cette dernière, mais également à rembourser en nature tous les services liés à leur encadrement. Le contrat signé entre les riziculteurs et la SRDI stipule en effet que l’ensemble des récoltes paysannes devront être commercialisées exclusivement sur les marchés de la SRD-Imbo (article 17). Pour amortir le coût des investissements de la SRDI, tous les producteurs sont obligés de lui vendre leur production. On se trouve en présence de ce que C. COULIBALY appelle « la commercialisation forcée de la production paysanne ».135 Il s’agit de toute évidence d’une reproduction de l’économie coloniale où le producteur n’avait pas d’accès direct au marché parce que sa production lui était achetée par des organismes appropriés à des prix monopolistes.

134 A. BIZIMANA, Attaché principal de direction 135 C. COULIBALY, « La pénétration du capitalisme dans la production alimentaire », in Politiques alimentaires et structures de sociales en Afrique noire, M. HAUBERT (s/dir.), Paris, PUF, 1985. 154

En définitive, la SRDI s’engage à fournir le personnel d’encadrement ainsi que tous les moyens techniques nécessaires tandis que le paysan s’engage à son tour à respecter scrupuleu- sement les exigences techniques de production et à écouler sa production au projet qui en assurera la transformation et l’écoulement. Il s’engage enfin à rembourser en nature toutes les redevances inhérentes à son encadrement. Il s’agit d’un modèle d’encadrement complètement intégré, aussi bien en amont qu’en aval de la production. Ce strict encadrement des producteurs par un organe public ne laisse guère d’initiatives aux paysans et s’apparente finalement à une relation de type salarial. Il s’agit d’un système très centralisé auquel est relié l’ensemble des unités de production.

2.2 La polyculture vivrière

La SRDI avait également parmi ses objectifs la promotion des cultures vivrières, autres que le riz. Son intervention devait aussi permettre d’augmenter la production vivrière afin d’avoir une communauté de producteurs suffisamment nourrie. C’est pour cela que chaque famille recevait à son installation dans le périmètre, en plus d’un casier irrigable destiné à la riziculture, un lopin de terre destiné à la polyculture vivrière.

Cependant, ce volet vivrier a rarement fait objet d’une quelconque attention de la part des responsables du projet. D’ailleurs, face à l’impérieuse nécessité de rentabilisation des aménagements réalisés, « le programme de polyculture a été omis expressément et les services techniques de la SRDI ont opté pour la concentration de tous leurs efforts en vue de réussir la riziculture ».136 Dès 1996, la SRDI s’est complètement retirée de l’encadrement des autres cultures. Officiellement, la raison de cet abandon de la polyculture vivrière a été l’insécurité qui avait occasionné la fuite de bon nombre de familles hors du périmètre. Mais cette explication paraît peu solide lorsque on sait que l’encadrement de la riziculture s’est poursuivie malgré ces problèmes de sécurité. C’est vrai qu’un certain nombre de ménages de producteurs avaient fui vers les centres urbains proches jugés plus sûrs, mais c’était uniquement pour y passer la nuit. Pendant la journée, les activités agricoles se déroulaient normalement, avec même la présence des encadreurs agricoles de la SRDI au sein du périmètre. Le tableau qui suit montre bien que les conséquences de la guerre sur la production du riz ont été moindres. Il montre la

136 SRDI, rapport annuel 1996. 155 production estimée par les services agronomiques de la SRDI pour chaque année. A part l’année agricole 1995-1996 (qui correspond à l’apparition des premiers éléments rebelles dans le secteur) où la production estimée a considérablement baissé, toutes les autres années peuvent être considérées comme normales, avec même une augmentation de la production dès l’année agricole 1998-1999 qui va dépasser celle d’avant-guerre. De façon générale, mise à part l’année 1995-1996, les quantités de paddy collectées par la SRDI sont comparables, voire supérieures à celles qu’elle collectait avant l’éclatement du conflit.

Tableau n° 8 : La guerre et la production du paddy

Année 89-90 90-91 91-92 92-93 93-94 94-95 95-96 96-97 97-98 98-99 99-00 Agricole Production estimée (T) 15800 17300 18700 18000 17900 17500 9400 16500 16000 20300 20500 Source : SRDI, rapports annuels

Figure n° 19 : La production rizicole et la guerre civile

25000

20000 Production estimée

15000

10000

5000

0

0 1 2 3 4 5 6 9 9 9 9 9 9 9 97 98 99 00 ------9 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9 8 9 9 9 9 9 9 9 9 9 9

Source : Réalisé à partir du tableau ci-haut Éclatement de la guerre civile

156

De même, les quantités collectées par la SRDI pendant cette même période n’ont cessé de s’accroître, passant par exemple de 8.136 tonnes de paddy en 1989-1990 à plus de 12.500 tonnes dès l’année agricole 1997-1998. On ne peut pourtant pas expliquer cette augmentation des quantités de paddy collectées par une quelconque absence des commerçants privés dans ce périmètre à cause de la guerre. Depuis l’éclatement du conflit en octobre 1993 et la multiplication des rébellions sur l’ensemble du territoire national, tout le monde a dû s’adapter à une certaine économie de guerre. Pour les commerçants en particulier et les transporteurs des biens ou des personnes, il fallait payer la taxe exigée par les rebellions pour ensuite continuer à travailler tranquillement. Ces frais supplémentaires étaient ensuite récupérés sur le prix au consommateur final de leurs biens ou services. Les commerçants privés n’ont donc jamais été absents dans le périmètre à cause de la guerre. Ceci pourrait alors faire croire que cette augmentation des quantités collectées est consécutive à une certaine augmentation de la production du paddy.

Contrairement à la riziculture donc, les autres cultures vivrières ne bénéficient d’aucune attention de la part du projet SRDI. A titre d’exemple, aucun système d’irrigation n’a été conçu en faveur des domaines de polyculture vivrière en vue d’atténuer les effets de la sécheresse qui sévit de façon particulière dans cette zone. L’essentiel de l’activité agricole de ce périmètre repose ainsi sur la riziculture qui rythme le calendrier annuel des travaux et qui marque fondamentalement son paysage. Chantal BLANC-PAMARD (1988) a étudié un cas semblable. Le projet de riziculture irriguée autour du lac Alaotra à Madagascar n’a été conçu que pour une production intensive du riz, en négligeant les autres cultures et les autres activités paysannes. Les paysans n’ont pas adhéré au modèle technique qui leur était proposé et les rendements ne se sont pas améliorés comme le souhaitait ce projet. Partant des difficultés qu’éprouvent les projets de développement qui privilégient une seule culture au détriment des autres, J-M. GASTELLU (1988) propose un dépassement d’une telle approche verticale, centrée sur la promotion d’une seule production, et de prêter attention à la diversité des cultures et des activités paysannes.137 C’est-à-dire en définitive qu’il faut procéder à une compréhension globale du fonctionnement des exploitations paysannes puisque celui-ci porte toujours sur plusieurs spéculations organisées en système.

137 J-M. GASTELLU, « Les systèmes de production agricole en Afrique tropicale », in Cahiers des Sciences Humaines, vol. 23, n° 3-4, 1987. Paris, ORSTOM, 1988. 157

D’autre part, les agriculteurs doivent consacrer le gros de leur temps de travail à la culture du riz parce que s’ils ne respectent pas son calendrier agricole, ils courent le risque d’être expropriés de leurs terres puisque, de l’avis des responsables agronomiques de ce projet, un casier qui n’est pas suffisamment entretenu devient dangereux pour l’ensemble du périmètre. Selon l’agronome-conseil du village IV par exemple, « une rizière non entretenue et correctement traitée devient un hôte préféré de toutes sortes de maladies, insectes et rongeurs qui risquent ensuite de se propager sur d’autres rizières. C’est ainsi que nous exigeons aux riziculteurs de se conformer scrupuleusement à nos recommandations agronomiques. Sans cela, même les riziculteurs de meilleure volonté n’y trouveraient pas leur compte. C’est pour cela que chaque acquéreur de parcelle s’engage à respecter notre cahier de charges. Sinon, on le remplace par un autre ». Les autorités de la SRDI reconnaissent elles-mêmes les conséquences néfastes des travaux intensifs de riziculture sur la production vivrière puisque dans le rapport annuel de 1990, elles notent que les riziculteurs, absorbés par les travaux de leurs rizières, ne disposent plus d’assez de temps pour s’occuper des cultures vivrières ordinaires et que l’amélioration des techniques culturales en riziculture se fait au détriment de ces mêmes cultures. Ainsi, les agriculteurs peuvent dans certains cas délaisser les autres cultures pour se consacrer entièrement à la riziculture afin de sauver « leurs » propriétés. On retombe ici dans le débat récurrent des conséquences des cultures commerciales sur la production vivrière en raison d’une concurrence au niveau de la consommation du temps de travail et de l’espace.

Le calendrier agricole des riziculteurs permet de visualiser les périodes pendant lesquelles les travaux consacrés à la riziculture et aux autres cultures vivrières se chevauchent, entrant par là en concurrence en ce qui concerne la consommation du temps de travail des agriculteurs. Ainsi, pendant les mois de novembre, décembre et de janvier, c’est-à-dire en pleins travaux de labours et de repiquage des rizières, la main d’œuvre familiale doit aussi se consacrer à la récolte du haricot et du maïs de la première saison culturale, aux semailles du sorgho, au sarclage du manioc et à l’enfouissement des boutures de patate douce. La situation est encore plus difficile pour le riziculteur pendant les mois de mars à mai. Alors qu’il est absorbé par les travaux de sarclage et d’irrigation des rizières, il doit en même temps exécuter les travaux de la deuxième saison culturale, notamment ceux liés au maïs et au haricot qui jouent un rôle important dans l’alimentation des ménages. Sans oublier les autres cultures dont les champs doivent être soit ensemencés (manioc), soit entretenus (sorgho, 158 patate douce ). Enfin, la récolte et le séchage du paddy coïncident avec celle du haricot et du maïs de la deuxième saison culturale, ainsi qu’avec celle du sorgho.

Figure n° 20 : Calendrier agricole des riziculteurs

L’analyse de ce calendrier agricole permet de constater qu’à certains moments de l’année, le paysan est écartelé entre les tâches de plusieurs cultures. Ne disposant pas assez souvent de moyens pour recourir à une main d’œuvre extérieure, celui-ci a tendance à privilégier les rizières par rapport aux champs des cultures vivrières. Ce choix des riziculteurs s’explique par trois raisons majeures. D’une part, le paysan est tenu à un certain devoir de rendement qui lui permettra de garder « son » exploitation agricole s’il le respecte. Il faut en effet qu’il produise assez de paddy pour pouvoir payer les redevances de la SRDI. En plus de ces quantités destinées à payer ses dettes ou ses redevances, il doit en plus vendre à cette même société une certaine quantité de paddy afin d’asseoir de bonnes relations avec cette dernière. Ceci est particulièrement valable après la libéralisation du marché du paddy intervenue en 2002. D’autre part, le riz est une culture fragile, dont les différentes tâches doivent être exécutées à temps pour espérer avoir de bons rendements. C’est le cas des semis, de l’irrigation, de l’épandage des engrais ou des insecticides, et même de la récolte. Les dégâts sont donc plus importants dans le cas de la riziculture que pour les autres cultures lorsque les travaux sont 159 exécutés avec un certain retard. Pour le paysan, la priorité est alors accordée aux rizières tandis que les travaux destinés aux autres cultures peuvent attendre. Enfin, le passage régulier des encadreurs agricoles de la SRD-Imbo pousse le riziculteur à consacrer prioritairement son temps de travail à ses rizières pour éviter tout conflit avec ces derniers, et donc avec les gestionnaires des terres qu’il met en valeur. Pour les cultures vivrières au contraire, le paysan ne craint aucune autre sanction en dehors d’un faible niveau de production.

Malgré le fait que l’amélioration de la production vivrière figure en bonne place parmi les objectifs de départ du projet SRDI, les superficies consacrées à la polyculture vivrière à l’intérieur de son périmètre n’ont cessé de baisser au profit de la riziculture. De 1976 à 1981 par exemple, la superficie des rizières aménagées a progressé de 1.120 ha à 1.698 ha, soit un accroissement de 51,6% alors que pendant la même période la superficie consacrée aux cultures vivrières est passée de 1.470 ha à 799 ha, soit une baisse de 45,6%. Plus récemment, les cultures vivrières couvraient 690,25 ha en 2000 contre 655,50 ha en 2004, c’est-à-dire une baisse de 5 %.138

La politique générale de la SRDI envers la polyculture vivrière semble être de permettre les cultures vivrières tant qu’elles ne nuisent pas à la tâche principale du colon qui est celle de produire du riz. Cet abandon des cultures destinées à l’autoconsommation familiale au profit d’une culture commerciale contredit le discours des autorités nationales d’une orientation principalement paysanne et vivrière des projets de modernisation agricole. Il conforte la thèse selon laquelle la fonction réelle des interventions en milieu rural ne consiste pas tant dans la lutte contre la pauvreté paysanne, mais dans le renforcement des mécanismes de transfert économique du surtravail paysan. Cet attachement à une production commercialisable au détriment de la production vivrière fait dès lors de la SRDI une entreprise agro-industrielle, poursuivant les objectifs de rentabilité des aménagements réalisés que la promotion socio-économique des populations qui les mettent en valeur.

138 SRDI, rapports annuels 160

3. Plus qu’un projet de développement, une filière technico-commerciale

Il ressort clairement de l’analyse des objectifs assignés à la SRD-Imbo que celle-ci est bien plus qu’un projet de développement rural. Selon un responsable de cette société, « la SRDI est en même temps une entreprise d’encadrement agricole en vue d’un développement des populations touchées, mais nous sommes également une entreprise commerciale. Et les paysans sont de ce fait-même à la base de l’existence de la société […] Quant à la rizerie, elle fait partie du dispositif commercial de la société ».139 La société SRDI dispose en effet d’une rizerie qui transforme en riz blanc le paddy produit par les paysans de son périmètre. Celle-ci n’est pas située à l’intérieur de ce périmètre, mais dans la capitale, c’est-à-dire au cœur même du marché de consommation du riz. Le paddy produit dans le périmètre de Mugerero est acheminé jusqu’à la rizerie de Bujumbura où il est décortiqué avant d’être écoulé sur son marché. Cette infrastructure qui occupe une place centrale dans le fonctionnement de l’entreprise, traduit la volonté de cette société de contrôler totalement la filière rizicole d’autant plus que c’est cette zone qui constitue la plus grande zone de production du riz (80 % de la production nationale). Sur le plan institutionnel donc, la SRD-Imbo est, d’une part, une entreprise commerciale et industrielle achetant du riz paddy et revendant du riz usiné, et d’autre part, une société de développement rural, encadrant et organisant des exploitations agricoles.

On ne peut manquer de relever la contradiction manifeste entre l’orientation économique et commerciale de cette société et son statut d’organe de promotion de développement rural. Contrairement au discours du responsable ci-haut évoqué,140 cette analyse met en lumière l’incompatibilité de ses différentes activités, à savoir l’encadrement agronomique des riziculteurs, la collecte et le transport de la production, son usinage et la commercialisation du riz. En pratique, la première tâche a été négligée au profit des autres qui sont créatrices de plus-value. Les fonctions commerciales sont plus rentables que le processus de production proprement dit, d’où elles accaparent plus l’attention de l’entreprise. C’est dans ce sens que, en vue de réduire les charges liées à l’encadrement des producteurs, celui-ci a été organisé de telle manière que la SRDI s’octroie les segments les plus lucratifs et laisse les segments déficitaires ou peu rentables à charge des producteurs ou de leurs associations. Ce souci

139 A. BIZIMANA, Attaché principal de direction à la SRDI. 140 Pour ce responsable, « la fonction commerciale et celle d’encadrement agricole ne sont pas du tout contradictoires, mais plutôt complémentaires. Le première soutient la deuxième ». 161 d’ allégement de la pénibilité de la SRDI se traduit sur terrain par un transfert progressif des tâches antérieurement réalisées par cette dernière vers les associations des producteurs, notamment la gestion de l’eau d’irrigation ainsi que la distribution et recouvrement des crédits et redevances des riziculteurs.

Afin de rendre tout cela possible, le paysan a dû être intégré au marché et cette intégration s’est réalisée à deux niveaux : en amont de la production avec l’encadrement technique des riziculteurs (distribution des semences, approvisionnement de consommations intermédiaires, aval pour l’obtention du crédit agricole, etc.) et en aval de celle-ci avec le monopole du étatique dans la fixation des prix du paddy et dans la transformation et la commercialisation du riz. Le projet est en fait conscient que son offensive ne saurait porter ses fruits que si elle est menée de façon conjuguée et coordonnée, en amont et en aval de la production. Ainsi par exemple, en ce qui concerne les intrants et les semences utilisés, les riziculteurs ne sont pas autorisés à s’approvisionner sur un autre marché. Ils sont distribués par la SRDI – et depuis peu par les associations des riziculteurs qu’elle a elle-même mises en place et qu’elle contrôle étroitement – à chaque riziculteur du périmètre. Pour les responsables de la société, les intrants des autres marchés n’offrent pas de garantie en ce qui concerne leur qualité. La société dispose par exemple d’un herbicide particulièrement puisant (le round up) utilisé pour détruire systématiquement toutes les pépinières faites avec des semences de provenance inconnue « afin de préserver le périmètre contre toute sorte de maladies » (SRDI, rapport annuel 2001)

Mais le problème qui se pose ici est que les intrants vendus par la SRDI coûtent très cher par rapport aux prix du marché libre. Pour l’année agricole 2006-2007 par exemple, un sac de 50 kg d’urée était vendu à 37.000 Fbu par la SRDI alors que sur le marché libre il revenait à 27.000 Fbu, soit 37% plus cher. Pour la saison 2008-2009, le même sac était livré à 108.000 Fbu par la SRDI contre 55.000 Fbu sur le marché libre, soit à peu près deux fois plus cher. Ces valeurs montrent une autre caractéristique de l’agriculture paysanne : la détérioration des termes de l’échange du monde rural par rapport au reste de l’économie. Celle-ci se vérifie par l’examen de l’évolution des prix agricoles par rapport aux prix non-agricoles. En règle générale, l’évolution des prix des biens et services non-agricoles est plus rapide que celle des prix des produits agricoles. Dans le cas précis des engrais utilisés par les riziculteurs, on voit qu’en l’espace de deux ans seulement, leurs prix ont doublé ou triplé en fonction du marché 162 d’approvisionnement. Or, pendant la même période, les prix du paddy n’ont connu qu’une hausse d’un tiers (34%).141

L’argument de la qualité avancée par les responsables agronomiques ne convainc nullement les riziculteurs d’autant plus que les producteurs indépendants qui sont en dehors de ce périmètre s’approvisionnent sur le marché libre et que leurs rendements sont comparables à ceux obtenus dans le périmètre encadré.

Le but d’un tel encadrement est de réaliser une sorte d’encerclement institutionnel et législatif qui permet d’assurer le contrôle, l’orientation et la régulation du procès de production. C’est dans ce contexte que les efforts ont porté sur la mise en place et le déploiement d’un appareil d’encadrement assez dense. Celui-ci se compose de 32 techniciens agricoles et d’une vingtaine d’ingénieurs agronomes. Les structures administratives assurent la gestion des aménagements tandis que les services techniques déterminent les conditions du procès production.

Au Burundi, l’ancêtre des telles structures fut l’Office des Cultures Industrielles du Burundi (OCIBU). Il a vu le jour en 1964 à la suite de la partition de l’OCIRU (Office des Cafés Indigènes du Ruanda-Urundi) créée juste après la deuxième guerre mondiale en vue de favoriser le développement de la production caféière et de ses débouchés. Héritée de la période coloniale et conçue comme un organisme de type capitaliste, l’OCIBU avait pour prérogative de soutenir les exploitations de café en leur procurant semences, engrais, pesticides, et de collecter leur production.142 Le coton, le thé et plus récemment le palmier à huile vont à leur tour donner lieu à des filières agricoles étroitement contrôlées par des organismes publics. Aujourd’hui encore, malgré le discours et les injonctions de libéralisation des filières agricoles des institutions de Bretton Woods, la présence de l’État dans le secteur rural reste très forte. Le Burundi est l’un des rares pays d’Afrique qui gardent encore une forte mainmise sur les filières agricoles.

141 Cette inflation galopante des prix des intrants (de tous les produits importés en général) est aussi à mettre en rapport avec la dépréciation de la monnaie nationale dont la valeur moyenne par rapport au dollar américain est passée pendant cette même période de 1.050 à 1.200 Fbu, soit une dépréciation de 14,2%. 142 Dans le cadre des réformes engagées dans ce secteur et visant un désengagement progressif de l’État burundais dans la filière du café, l’OCIBU vient d’être officiellement dissout ce 31 novembre 2009 et remplacé par l’Autorité de Régulation de la Filière Café du Burundi (ARFCB) ouverte aux actions des particuliers. En plus du soucis de se conformer aux exigences des bailleurs de fonds internationaux, elle vise aussi la réduction du nombre d’intermédiaires entre les producteurs et les acheteurs. 163

Pour le café par exemple, alors que beaucoup de pays africains ont déjà achevé – ou en voie d’achever – la libéralisation de son marché, au Burundi on en est encore au stade de la réflexion. Une étude intitulée « Stratégie de désengagement de l’État du Burundi dans la filière-café » réalisée par le Ministère de la Bonne Gouvernance et de la Privatisation des entreprises publiques a été présentée au conseil des ministres des 11 et 12 décembre 2008 pour validation. Mais le conseil a estimé que « d’autres éléments complémentaires sont encore nécessaires pour mieux comprendre ce dossier » qui a été renvoyé aux séances ultérieures.143

Bien que la libéralisation du marché du café soit ouvertement évoquée comme prioritaire dans le processus des réformes économiques en cours dans le pays (le gouvernement s’y est en effet officiellement engagé par le décret présidentiel du 14 janvier 2005 sur la privatisation de cette filière), l’État peine manifestement à se séparer du café pour des raisons sans doute économiques. Pour celui-ci, le café garde son importance économique en l’absence d’autres opportunités pour soutenir le secteur des exportations. Il est dès lors compréhensible que « l’État exécute les mesures de privatisation avec beaucoup de précaution et tente de garder une influence sur les décisions, la coordination et le rapatriement des devises de l’exportation ».144 C’est sans doute dans ce contexte qu’il faut placer la déclaration du ministre de l’agriculture et de l’élevage du 10 avril 2008 devant les représentants des associations des caféiculteurs : « le désengagement de l’État est irréversible mais il n’est pas synonyme d’abandon. L’État n’abandonnera jamais ce secteur combien vital pour l’économie, mais il jouera bien son rôle de régulateur ».145 Les réticences face à la réforme de la filière café, pourtant recommandée par les bailleurs de fonds internationaux, témoignent des implications politico-économiques d’une telle mesure qui risque de bouleverser les rapports établis entre l’État et les autres acteurs de cette filière, notamment les bourgeoisies d’affaires qui ont investi dans l’exportation du café et les planteurs de celui-ci. La filière-café représente pour l’État burundais un secteur stratégique, d’où sa frilosité à le confier entière- ment à d’autres acteurs.

143 République du Burundi, Présidence de la République, Secrétariat Général du gouvernement, Compte-rendu du conseil des ministres des 11 et 12 décembre 2008. Bujumbura, décembre 2008. 144 International Alert, Réforme de la filière café au Burundi : perspectives d’avenir pour la participation, la prospérité et la paix, février 2007. 145 Cité par A. HATUNGIMANA, 2008, op. cit. 164

Au bout du compte, la SRDI est une structure engagée dans une dynamique apparemment contradictoire. D’un côté, elle doit assurer le développement socio-économique des populations de sa zone d’intervention, et de l’autre, elle est engagée dans une dynamique d’accumulation parce qu’elle doit permettre une rentrée de ressources. L’objectif de maximisation de la rentabilité qui est celui de toute entreprise commerciale et industrielle peut aller à l’encontre de celui de promotion du développement rural. L’encadrement de la population et la recherche effrénée de ressources en vue de renflouer les caisses de l’État tout en assurant en même temps son fonctionnement sont des objectifs fort éloignés qui sont source de contradictions quant à la conduite de l’opération. Comme le souligne bien l’étude de faisabilité de la filière nationale du riz au Burundi de 2000, « ces différentes vocations requièrent des capacités différenciées et des approches qui, à la limite, peuvent être contradi- ctoires ». C’est dans ce sens que cette étude propose, en vue de rendre possible le développement par la riziculture, de séparer les activités agricoles proprement dites (maintenance des aménagements et encadrement des agriculteurs) des activités commerciales (achat du paddy, usinage et vente du riz).

C’est autour de cette contradiction entre la recherche d’un profit maximal par la SRDI d’un côté et l’amélioration de la situation économique des planteurs de l’autre que se posent les enjeux de la production rizicole. On retombe ici dans la problématique de l’opposition dialectique entre la réussite de l’État et la préservation des intérêts des producteurs. La question de fond qui se pose ici tourne en fait autour de la dialectique entre développement rural et développement étatique ou national dans le cadre des politiques agricoles. Ainsi, lorsque les autorités parlent de développement, s’agit-il de celui des paysans ou plutôt de celui des systèmes nationaux auxquels ils sont subordonnés ? Les contradictions apparaissent au grand jour dès qu’il s’agit du partage des surplus dégagés part le travail agricole des paysanneries.

Dans tous les cas, il est manifestement difficile, voire impossible à la SRDI, de tisser des passerelles solides entre le souci d’une rentabilisation économique maximale de ses aménagements et celui d’une amélioration des revenus paysans qui est l’objectif ultime des projets dits de développement rural. Cela suppose en effet que l’État abandonne une part des ressources générées par l’opération aux populations concernées. Or, ceci paraît encore difficile dans le contexte actuel de crise économique.

165

A l’image des autres projets agro-industriels, le projet d’aménagement rizicole de l’Imbo se caractérise par son obésité. Il a en même temps l’encadrement technique des producteurs, la vente des intrants, la gestion des aménagements, la collecte de la production et son transport, l’usinage et la commercialisation du riz. Il s’occupe également de l’entretien d’une partie du réseau d’irrigation et des voies de pénétration situées dans son périmètre ainsi que de la négociation des crédits agricoles pour le compte des agriculteurs. Ces rôles se rejoignent généralement peu au sein d’une même organisation car ils sont difficiles à concilier. Elles doivent nécessairement être indépendantes les unes des autres pour espérer un meilleur développement agricole. C’est ce qu’a réalisé par exemple l’Office du Niger au Mali qui, dès 1986, a décidé de se désengager des tâches directement liées à la production, à la transformation et à la commercialisation du riz pour se recentrer sur les fonctions de gestion de l’eau et d’entretien des infrastructures de production. Les résultats on été immédiats et les colons qui avaient déserté le périmètre ou qui en avaient été chassés à cause de leurs dettes envers l’Office ont commencé à revenir (B .DEBRAY cité par H. de FRANCE, 2001). Ce projet de riziculture irriguée du Mali a ainsi eu des résultats positifs parce qu’il a renoncé à certaines de ses prérogatives de départ.

La SRD-Imbo peut en fin de compte être comparée à une entreprise agro-industrielle « qui leur dicte [les agriculteurs] les cultures à produire et qui leur achète la production, qui les transforme en salariés agricoles sur leurs propres terres, qui leur fournit à crédit des intrants dont la valeur et les intérêts sont déduits des montants payés à la récolte, sans que le paysan puisse contester ni la valeur des intrants, ni le prix d’achat unitaire de la récolte ». 146 Elle peut à ce titre être comparée à la SODERIZ de la Côte d’Ivoire dont « on n’a jamais su si sa première tâche était d’augmenter les revenus des riziculteurs ou d’accroître le transfert des ressources dégagées par la riziculture vers d’autres secteurs économiques » (M. HAUBERT, 1985). Le fonctionnement de la SRDI ne se distingue donc guère des autres opérations de type capitaliste dont l’objectif principal est le remboursement du capital investi ainsi que la rémunération de l’encadrement réalisé.

146 G. DELINCÉ, Politiques agricoles pour l’Afrique pour un développement durable, 2008 (non publié). 166

4. Le riz et son territoire

Selon G. DI MEO (1998), le territoire est un concept forcément polysémique en raison de la complexité des phénomènes à la fois psychologiques, sociaux et spatiaux qui interfèrent dans son contenu. D’où la difficulté qu’il y a à lui donner une définition exhaustive et définitive, tant les outils mobilisés pour le circonscrire sont nombreux et mouvants. Cependant, dans le contexte géographique qui est le nôtre, le territoire peut de façon générale être défini comme la portion de la surface terrestre appropriée par un groupe social pour assurer sa reproduction et la satisfaction de ses besoins vitaux (M. LE BERRE, 1983). Il est à cet effet le support et le cadre de vie d’une société et de ses activités économiques. Le territoire devient ainsi un lieu pertinent de l’action du sujet – ou d’un groupe social – qui doit pouvoir éprouver le sentiment que ce lieu donne sens à son existence ou à son action (G. DI MEO, 1998).

Les espaces quadrillés par les opérations de développement étatiques répondent-ils à cette exigence d’appropriation (tout à la fois politique, économique et sociale) par les groupes qui les occupent ? Ces mêmes territoires permettent-ils, par leur mode de gestion, aux groupes sociaux concernés de satisfaire leurs besoins fondamentaux ? Ou au contraire deviennent-ils des espaces de confrontation entre les institutions étatiques et leurs appareils techniques qui les délimitent et les défendent et les groupes sociaux à qui on les impose ? C’est à travers ces interrogations que vont être analysés les rapports instaurés par le projet SRDI dans le périmètre que l’État a placé sous son contrôle.

Comment ce projet de riziculture irriguée, après plus de trois décennies d’existence, a-t-il construit son territoire ? Son bilan peut être dégagé en deux temps : en s’interrogeant d’abord sur la part de la riziculture dans le revenu global des paysans, puis en relevant ensuite l’impact de la riziculture dans le domaine de l’emploi et des infrastructures socio-économiques.

Comme le montre la carte des aires de consommation du paddy produit dans le périmètre de la SRDI (figure 21, infra), le territoire du riz est assez vaste. Il déborde même les frontières nationales puisqu’il inclut la ville d’Uvira de la République Démocratique du Congo qui a consommé pour l’année 2008 environ 500 tonnes de paddy sur une production totale estimée à 10.000 tonnes, soit 5% de la production du périmètre. Mais la ville de Bujumbura reste le plus grand marché de consommation de ce riz dont il a absorbé près de 70% de la production 167 la même année. Les consommations des autres centres urbains sont minimes et sans commune mesure avec celle de la capitale : 8 % pour Gihanga et Gatumba, 5% pour Bubanza et 2 % pour et Mpanda.

Figure n° 21 : Aire de consommation du paddy de la SRD-Imbo

4.1 Combien gagne le riziculteur ?

Nous avons annoncé dans l’introduction de ce travail que notre objectif ne consiste pas en une analyse économique de la filière rizicole, fondée notamment sur des calculs de rentabilité et/ou de profit. Si nous nous posons alors cette question, ce n’est pas par souci de chiffrer la part de chaque acteur de cette filière, mais tout simplement d’estimer l’impact que peuvent avoir les revenus de la riziculture – dont le calcul n’est d’ailleurs pas du tout facile à réaliser – dans la transformation économique des terroirs qui occupe une place de choix parmi les objectifs déclarés de la quasi totalité des programmes de développement du monde rural.

Il n’est pas du tout aisé de répondre avec exactitude à cette question. C’est une véritable ambition de vouloir chiffrer le revenu d’un riziculteur, d’autant plus que son produit fait 168 l’objet d’un double marché (le marché officiel et le marché parallèle), sans parler des quantités auto-consommées et des cas de vente sur pied même s’ils paraissent moins généralisés sur l’ensemble du périmètre. D’autres riziculteurs tirent des ressources de la location de leurs rizières. Ceci rend alors difficile l’estimation des gains d’un riziculteur.

Cependant, essayant de contourner toutes ces difficultés, nous avons tenté une évaluation du revenu moyen d’un riziculteur de Mugerero. En considérant la production effectivement collectée par la SRDI, ainsi que celle vendue sur les marché parallèles, en y ajoutant la valeur des quantités auto-consommées par les ménages (200 kg en moyenne par ménage), nous sommes abouti à un revenu moyen de 272.229 Fbu pour la saison 2007-2008.147

Mais derrière ce revenu moyen se cache des inégalités importantes entre différentes catégories de riziculteurs. Nos enquêtes nous ont en effet permis de distinguer trois catégories de producteurs au sein de ce périmètre si l’on considère leurs revenus. La première catégorie est constituée des producteurs dont le revenu moyen dépasse 800.000 Fbu. Elle comprend les fonctionnaires, les commerçants et quelques familles aisées qui ont décidé d’investir dans la riziculture. De tels producteurs ne sont pas nombreux, mais ils dominent la production du riz, notamment par le nombre de rizières dont ils disposent Lors de nos enquêtes nous en avons rencontré cinq, soit 5,5% de notre échantillon. C’est le cas par exemple de ce commerçant-riziculteur du village IV qui dispose à lui seul de 18 casiers de 50 ares, soit 9 ha de rizières.

Plus que pour d’autres groupes de producteurs, la riziculture se révèle une activité lucrative pour cette catégorie précise de riziculteurs. On verra plus loin que c’est essentiellement grâce à leur indépendance financière vis-à-vis de la SRDI, ainsi qu’à la capacité matérielle dont ils disposent de pouvoir stocker leur production pour la vendre pendant les moments favorables qu’ils parviennent à rendre rentable la riziculture. La plupart d’entre eux sont nouveaux dans le périmètre, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas démarré avec le projet. Leurs rizières ont été acquises par achat direct auprès des petits producteurs vulnérables, ou bien en rachetant auprès de la SRDI les exploitations dont les propriétaires ont été expulsés parce qu’ils n’ont pas pu honorer leurs redevances. C’est le cas de ce riziculteur dont nous reconstituons le parcours.

147 En 2008, 1$US valait 1.120 Fbu selon les bulletins de la Banque de la République du Burundi. Ceci veut donc dire qu’après déduction de toutes les charges, le revenu moyen d’un riziculteur peut être estimé à 243 $US. 169

Trajectoire de vie des producteurs : le cas de Monsieur N. G

Monsieur N. G. était un fonctionnaire d’une ONG internationale de 1998 à 2008. Il était affecté dans la province de Bubanza (province dans laquelle se trouve le périmètre irrigué de la SRDI) où son équipe était chargée de la distribution d’aide humanitaire aux populations des camps de déplacés de cette province, une province qui a particulièrement souffert de la guerre civile qu’a connue le pays depuis 1993. Ses nombreuses tournées dans cette région, ainsi que ses contacts directs avec les producteurs de riz ont fini par lui faire prendre conscience de l’importance de cette culture. C’est ainsi qu’en 2001, il commence par louer une rizière pour produire du riz destiné à sa propre consommation familiale. Avec la crise économique et le renchérissement des produits de base qu’elle a occasionné, bon nombre de citadins se tournent de plus en plus vers l’arrière-pays rural pour l’approvisionnement en produits vivriers. Monsieur N. G. va quant à lui décider de produire lui-même le riz pour sa consommation familiale, le riz constituant un aliment de base pour les populations urbaines et représentant une bonne part du budget alimentaire des ménages. Cette première expérience s’étant révélée économiquement intéressante (il a estimé à 530.000 Fbu la différence entre toutes les sommes engagées et la valeur totale de sa production), il décide deux ans après d’acheter sa propre rizière : « comme je voyais que ça pouvait rapporter, j’ai décidé d’acheter moi aussi ma propre rizière et d’investir dans la culture du riz comme le faisaient déjà les autres membres de mon équipe de travail ». C’est ainsi qu’en 2003, monsieur N. G. achète deux casiers rizicoles. L’année suivante il en achète un troisième, et enfin en 2005 il en achète un quatrième. Aujourd’hui, avec l’amélioration de la situation sécuritaire dans le pays et le retour progressif des déplacés dans leurs foyers, son ONG a fermé et il travaille désormais dans une administration publique de la capitale. Comme il n’a plus beaucoup d’occasions pour se rendre sur le terrain, il a confié la surveillance de ses rizières à une connaissance qui habite le périmètre à qui il paie un montant de 150.000 Fbu à l’issue de chaque saison agricole. C’est cette personne qui engage les ouvriers lorsque c’est nécessaire, surveille leur 170

travail et rend régulièrement compte au propriétaire de l’état général de ses rizières. Celui-ci ne passe désormais que de temps à autre, notamment les week end ou les jours fériés.

La deuxième catégorie des riziculteurs est constituée de producteurs moyens, dont les revenus moyens varient entre 400.000 et 600.000 Fbu. Ils représentent 51,5% de notre échantillon. Ils disposent généralement entre deux et trois casiers rizicoles, voire quatre pour certains. Ce sont des riziculteurs stables, qui ne sont donc pas menacés d’expulsion en raison de leur capacité financière à honorer leurs engagements envers la SRDI. Ils sont donc sûrs de rester dans le périmètre, c’est-à-dire de garder leur principal outil de production qu’est la terre. Une partie d’entre eux (15 % de leur effectif) bénéficient même de ressources extérieures. C’est le cas du riziculteur dont la trajectoire est reprise ci-dessous à qui son fils installé à Bujumbura envoie des fonds pendant la période de pointe des travaux de la riziculture.

Trajectoire de vie des producteurs : le cas de M. NAHIMANA

M. NAHIMANA est un riziculteur du village III. Il est installé sur le périmètre de la SRDI depuis 1973. Il est donc parmi les riziculteurs qui ont pu se maintenir sur ce périmètre puisqu’il a démarré avec le projet. Mais M. NAHIMANA dispose également de deux autres rizières dans le village V qu’il a respectivement acquis en 2001 puis en 2006 grâce à son fils qui est fonctionnaire à Bujumbura. Aujourd’hui encore, pendant les périodes d’intenses activités agricoles, son fils lui paie une partie de la main d’œuvre nécessaire. « En retour, mon fils n’achète jamais du riz pour sa famille. Chaque fois à la récolte, je lui réserve quatre à cinq sacs de paddy, ce qui est suffisant pour sa consommation familiale jusqu’à la prochaine récolte ». Les relations de M. NAHIMANA avec la société SRDI sont très bonnes puisqu’il a toujours payé ses redevances : « je n’ai jamais eu d’arriérés de redevances pour les produits fournis par la SRDI, que ce soit pour les semences ou pour les autres ». Cette excellence des relations entre M. NAHIMANA et son projet lui ont permis d’être membre du comité de gestion de l’association des riziculteurs de son village à deux reprises.

171

Enfin, la dernière catégorie est constituée de petits riziculteurs qui gagnent annuellement moins de 200.000 Fbu. Ils représentent 43% de notre échantillon et disposent tous d’un seul casier rizicole. Ils sont vulnérables car à tout moment leur situation peut basculer. C’est ce qui est arrivé à S. NZISABIRA dont sa rizière lui a été retirée en 2007 à cause des impayés des redevances accumulés pendant trois années successives.

Trajectoire de vie des producteurs : le cas d’un expulsé

Monsieur K. était un riziculteur du village VI où il est installé depuis 1978. Il a été expulsé en 2007 pour non paiement d’arriérés pendant trois années consécutives. La cause de son expulsion se trouve dans la maladie d’un de ses enfants. En 2005, son fils de 12 ans tombe malade et il est hospitalisé pendant deux mois et demi à l’hôpital de Bubanza. En l’absence de son mari qui est obligé de rester au chevet de l’enfant malade et sans moyens pour payer une main d’œuvre supplémentaire, c’est désormais la femme qui s’occupe seule de l’ensemble des tâches de l’exploitation. Cela n’a pas permis à ce ménage d’atteindre son niveau habituel de production. Ensuite, pour faire face aux dépenses occasionnées par la maladie de l’enfant, la famille a du s’endetter. Cette année, monsieur K. n’a pas pu honorer ses engagements auprès de la SRDI. Mais il n’a pas pour autant été expulsé de sa propriété parce sa situation figure parmi les cas généralement acceptés pour surseoir à une expulsion : « j’ai expliqué ma situation au comité [de gestion des associations qui sont chargées du recouvrement des dettes des riziculteurs] qui m’a accordé un moratoire d’une année ». Mais en 2006, ainsi qu’en 2007, la famille de monsieur K. n’a pas non plus pu payer les redevances qui s’étaient dans l’entre temps accumulées : « il fallait en même temps payer les dettes contactées pour faire soigner l’enfant et continuer à vivre ». Au bout de trois ans, monsieur K. totalisait près de 310.000 Fbu d’impayés et a ainsi été dépossédé de sa rizière. Aujourd’hui il ne lui reste que la partie consacrée à l’habitation et aux cultures vivrières qu’il partage avec son fils aîné marié et père de deux enfants.

Au-delà de toutes les difficultés que pose l’estimation des revenus des riziculteurs, une question mérite d’être posée : celle de savoir si les revenus du riz ont contribué, un tant soi peu, à assurer le bien-être et le développement des populations touchées par cette intervention. 172

Ou si au contraire, « ils sont justes suffisants pour permettre aux paysans de s’acquitter de leur devoir fiscal et de s’acheter une houe et du sel ».148 J-L. AMSELLE et E. GREGOIRE (1987) montrent à travers l’exemple de l’Opération Arachidière du Mali que ce genre d’opérations améliorent rarement les conditions de vie paysannes, en particulier des plus petits.149

Tableau n° 9 : Comparaison des revenus du paddy et des autres cultures des riziculteurs(2008)

Culture Quantités Prix de vente Recettes Moyenne / produites (kg) (Fbu/kg) totales culture (%) Riz 2.500 375 272.229* 39,2 Haricot 105 650 68 250 9,8 Maïs 300 350 105.000 15 Patate douce 600 250 150.000 21,5 Manioc 400 250 100.000 14,5 Source : Rapports annuels de la SRDI, nos propres enquêtes et calculs

* Il s’agit du revenu net, c’est-à-dire après déduction de toutes les charges et redevances

Il est intéressant de comparer les revenus du riz à ceux des autres spéculations agricoles des riziculteurs pour dégager sa part dans le revenu agricole des paysans. En lisant le tableau ci- haut, on constate que le riz est malgré tout la principale source de revenu pour les ménages car il en représente près de 40%. Il est suivi par la patate douce (21,5%), puis par le maïs (15%), le manioc (14,5%) et enfin par la haricot (9,8%).

Cette situation est la conséquence des superficies réellement occupées par chaque culture. Si le riz occupe la première place dans les revenus des paysans, c’est principalement en raison de l’importance des superficies qui lui sont consacrées. Il occupe en effet à lui seul la moitié de l’exploitation, les autres cultures se partageant le reste. Le manioc par exemple, dont la superficie occupée ne représente que 20% de celle du riz (10 ares contre 50), rapporte pourtant plus de 35% des revenus du riz (36,7%).

148 A. HATUNGIMANA (2005) en parlant des revenus des caféiculteurs de la région de Ngozi. 149 OACV : Opération Arachidière et Cultures Vivrières. Le bilan de ce projet effectué en 1985, après une dizaine d’années de fonctionnement, a révélé qu’il a principalement bénéficié à l’État malien, à son personnel, ainsi qu’à quelques « paysans pilotes » composés pour la plupart des commerçants, des marabouts et des paysans riches ayant des liens avec l’appareil de l’État (J-L. AMSELLE et E. GREGOIRE, « Complicités et conflits entre bourgeoisies de l’État et bourgeoisies d’affaires au Mali et au Niger », in E. TERRAY, 1987). 173

Malgré cette rentabilité moyenne peu élevée de la riziculture, les paysans ne peuvent s’en détourner au profit d’une autre culture. Leur maintien sur ce site est conditionné par la poursuite de sa pratique. C’est pour cette culture que ce périmètre a été aménagé. La riziculture ne risque donc pas d’être délaissée au profit d’autres spéculations, notamment vivrières, parce que les producteurs n’en n’ont pas la possibilité. D’autre part, les superficies consacrées aux cultures vivrières ne cessent de se réduire à cause de la pression démographique. Si à l’origine chaque exploitation comportait un seul ménage, aujourd’hui le nombre moyen de ménages par exploitation varie entre 2 et 3 suite aux mariages successifs des fils des acquéreurs de ces propriétés. Ceci réduit alors la superficie disponible par ménage.

L’analyse de la politique des prix pratiquée par la SRDI nous permettra de constater que les efforts des paysans ne sont pas rémunérés à leur juste valeur, et qu’une part importante de leurs revenus fond dans la longue liste des redevances et taxes auxquelles ils sont soumis. La situation économique et sociale du riziculteur ne s’est pas encore améliorée pour lui permettre de satisfaire ses besoins dans des domaines clés comme le logement, l’alimentation, la santé ou l’éducation des enfants. Pour la majorité des riziculteurs, leurs revenus n’assurent que de façon médiocre la subsistance de leurs familles. La solution à ce problème doit sans doute passer par le relèvement du prix offert, ainsi que par une implication concrète de la SRDI, notamment dans la mise en place des infrastructures utiles aux collectivités.

4.2 Les infrastructures non directement productives

Le marquage du territoire par les projets de développement ne se traduit pas uniquement par les revenus tirés directement de l’activité agricole, mais aussi par les emplois créés et les autres infrastructures mises en place par ces programmes. Ceci est particulièrement vrai dans le cadre des projets dits de développement intégré censés remédier aux effets déstructu- rants des projets sectoriels. Le schéma classique qui tend à réduire le progrès rural à l’accroissement de la production agricole ayant montré ses limites, une nouvelle philosophie du développement rural va tenter de prendre en compte l’ensemble des facteurs pouvant contribuer à l’amélioration des conditions de vie des ruraux. La nouvelle approche du développement va alors être « globalisante, multifonctionnelle et intersectorielle »150 en vue

150 ACCT/ECOLE INTERNATIONALE DE BORDEAUX, Développement rural intégré, conclusions du séminaire de Bamako, 1979. 174 de pouvoir s’attaquer aux causes multiples de la pauvreté rurale. Elle va ainsi, à côté de l’augmentation de la production agricole, proposer la création d’emplois extra-agricoles, source de revenus supplémentaires pour les ruraux, mais également la mise en place d’un certains nombre d’infrastructures sociales et économiques censées améliorer les conditions d’existence des agriculteurs.

A l’image des autres projets de promotion des cultures commerciales, la SRDI avait également parmi ses objectifs la mise en place d’un certain nombre d’infrastructures qui ne sont pas directement liées à la production du riz : écoles, centre de santé, adductions d’eau potable, marchés, etc. Ces infrastructures devaient accompagner celles destinées à la production du riz (barrages, canaux d’irrigation et de drainage) de même que les infrastructures de désenclavement. La SRD-Imbo devait aussi contribuer dans l’amélioration de l’élevage et de la production vivrière. Il s’agissait en définitive d’un projet visant le développement intégré de la région de l’Imbo-centre.

Cependant, ces activités sont restées accessoires dans les réalisations du projet. Mis à part les voies de circulation qui permettent d’accéder à l’ensemble du périmètre ainsi que les habitations de son personnel d’encadrement, le bilan est resté maigre en ce qui concerne les autres types d’infrastructures qu’elle était censée mettre en place. Selon l’Attaché principal de direction à la SRDI, la société a déjà construit deux centres de santé (à Ninga et à Buramata), quatre écoles primaires et un marché moderne. La crise politique et économique de 1993, qui a considérablement entamé la situation financière de l’entreprise, va aussi marquer un coup d’arrêt des rares opérations dans lesquelles elle était engagée. On peut citer à titre d’exemple les prêts pour l’amélioration de l’habitat des producteurs. La SRDI fournissait aux riziculteurs qui le désirent du matériel de construction qu’ils devaient rembourser en paddy sur une période de quatre ans (voir en annexes le contrat de prêt pour l’amélioration de l’habitat qui était signé entre le riziculteur et la SRDI). Lancée pour la première fois en 1992 en collaboration avec la Banque Populaire du Burundi et la Banque Nationale pour le Développement Économique, la politique d’auto-développement (amélioration de l’habitat, équipement domestique, investissement dans l’élevage, etc.) a été ensuite interrompue en raison des difficultés financières de la société. Cette situation d’insuffisance d’infrastructures sociales et économiques n’a pas été compensée par d’autres avantages, notamment les possibilités d’emplois qui sont aussi restées limitées pour les populations locales. 175

En ce qui concerne les emplois, il faut distinguer les emplois permanents et les emplois temporaires. L’implantation de la SRD-Imbo a permis la création de 90 emplois permanents répartis comme suit : 8 cadres de direction, 20 agronomes, 30 employés de bureau et 32 techniciens agricoles.151 Il est évident que ces emplois profitent peu ou prou à la population du périmètre puisqu’ils sont occupés par les gens extérieurs à celui-ci. La plupart d’entre eux exigent par ailleurs une qualification dont les habitants de ce périmètre ne disposent pas.

Quant à la main d’œuvre temporaire employée par la SRDI, elle varie d’une saison à une autre à cause du caractère saisonnier des travaux inhérents à la production et à la transformation du riz. La SRDI utilise annuellement une main d’œuvre temporaire qui s’élève à 130 personnes. Cependant, la quasi totalité de celle-ci (90%) est utilisée par sa rizerie qui est située dans le quartier industriel de la ville de Bujumbura. C’est surtout pendant la campagne de collecte du paddy que cette rizerie recrute le plus grand nombre de salariés. Ils assurent entre autres les tâches de chargement et de déchargement des camions transportant le paddy, ainsi que son entreposage dans les dépôts de la société.

Comme pour les emplois qualifiés, les emplois occasionnels ne profitent pas non plus à la population du périmètre de Mugerero. Le seul apport de ce projet réside dans les revenus directs du riz dont le niveau dépend de la bonne volonté du projet.

Le riz n’est donc pas encore parvenu à transformer et à s’approprier son territoire. Pour les populations locales alors, les activités d’accompagnement de ce projet (création d’emplois extra-agricoles, d’infrastructures sociales et économiques, activités d’auto-développement, etc.) méritent bien le qualificatif d’« actions de lubrification » (E. SENTAMBA, 2001) qui leur est généralement donné. Introduites en vue d’accompagner les programmes de dévelop- pement rural pour en atténuer les conséquences, leurs résultats sont souvent à l’image des opérations qui les ont générées.

151 SRDI, service du personnel. 176

IIIème partie : CONTRÔLE DE LA FILIÈRE RIZICOLE OU PRÉCARISATION DES CONDITIONS DES

PRODUCTEURS

177

CHAPITRE V : LES MÉCANISMES DE CONTRÔLE DE LA PRODUCTION PAYSANNE

Introduction

Nous avons déjà souligné que les projets de développement ont historiquement constitué un lieu privilégié de conflit opposant les paysanneries à leurs initiateurs en raison des rapports asymétriques qui caractérisent ces deux acteurs. De ce fait, chaque projet de développement est nécessairement une sorte de pari sur le comportement des acteurs sociaux concernés par ce face-à-face qu’est le développement rural dans un contexte où le domaine agricole constitue, dans les pays pauvres, le cœur historique de l’exploitation des masses paysannes. Aborder alors la question du développement rural dans ces pays, c’est revenir sur la problématique des rapports entre l’État et les paysanneries, c’est-à-dire entre « ceux qui travaillent et ceux qui font travailler » selon P. COUTY.152 La nature de ces relations dépend étroitement de la façon dont les acteurs institutionnels traitent ceux d’ « en bas », étant donné que de façon générale les interventions étatiques représentent, vis-à-vis des pouvoirs publics, une façon de s’approprier un territoire et la population qui l’habite. En ce qui concerne le riz, derrière sa culture et sa commercialisation se cache aussi un jeu de rapports sociaux et économiques inégaux.

Ce qui fonde la réalité d’une intervention publique, particulièrement dans le domaine agricole, ce sont les rapports de production, entendus comme les places assignées aux différents acteurs par rapport aux moyens de production, mais également par rapport à la proportion qu’ils reçoivent de la richesse qu’ils ont contribué à créer. Pour le cas du projet de riziculture irriguée de Mugerero, ce sont les facteurs économiques et fonciers, agissant simultanément, qui représentent les mécanismes de contrôle de la production paysanne. Dans la mesure où ils constituent la manifestation d’une crise profonde installée dans les rapports entre cet organisme et les riziculteurs qu’il encadre, ils occupent de ce fait une place de choix dans l’analyse de ses pratiques et de son fonctionnement.

152 P. COUTY, 1988, op. cit. 178

I. Le commerce du paddy

La commercialisation de la production paysanne est une stratégie très répandue chez les pouvoirs publics afin de pouvoir capter une part importante de la rente agricole. C’est par ailleurs cette même stratégie qui a poussé à décréter des monopoles de commercialisation des produits agricoles qui ont été confiés à des offices publics. Ce monopole se révèle un outil dangereux pour les agriculteurs dans la mesure où c’est à travers lui que l’État les ponctionne. Le jeu de l’échange n’est plus un jeu complémentaire, mais un jeu fait de rivalités et de duplicités. C’est dans une logique semblable que la SRDI s’est vue octroyée dès le début un monopole de commercialisation de l’ensemble du riz produit à l’intérieur de son périmètre.

1. Le monopole sur le paddy : omnipotence et faiblesses de l’État

Depuis sa mise en place jusqu’en 2002, la SRD-Imbo a officiellement bénéficié du monopole de commercialisation du paddy produit dans son périmètre. L’article 17 de la convention d’exploitation des rizières signée par chaque paysan à son installation dans le périmètre oblige chaque riziculteur à se conformer strictement aux directives de la SRDI en ce qui concerne la commercialisation du paddy, qui ne pourra qu’« être commercialisé exclusivement sur ses propres marchés ».

C’est donc à la SRD-Imbo que revenait la collecte du paddy, et tous les riziculteurs avaient l’obligation de lui vendre leur production. Cette tâche était en effet l’un des maillons essentiels de son activité. « Une commission multisectorielle regroupant les représentants de l’administration, des forces de l’ordre, du ministère de l’agriculture et de l’élevage, de la présidence de la république, du ministère du commerce et de la SRDI » devait veiller au respect de ce monopole (SRDI, rapport annuel 2001). Cette commission était chargée du « suivi de la collecte du paddy et de faire respecter la décision gouvernementale accordant le monopole d’achat du paddy à la SRDI », notamment en luttant contre les fraudes de toutes sortes (SRDI, rapport annuel 2001). Comme on peut le remarquer, tous les services publics étaient sollicités pour apporter leur concours à cette lutte contre le « commerce illégal » du paddy.

179

Mais à côté de ce marché officiel, monopolisé par l’organisme d’encadrement, il existait un autre marché parallèle, plus rémunérateur mais interdit aux producteurs. Ce marché noir du paddy est une réalité ancienne dans ce périmètre car il semble avoir commencé en même temps que le projet lui-même. A. PIARROT-CAZENAVE (1981) parle, pour les années 1970 déjà, de « substantiels revenus occultes procurés par le paddy par le biais d’un marché parallèle actif et dont les prix sont supérieurs aux cours officiels : en 1976, celui-ci fut fixé à 16 francs par le gouvernement, tandis que le marché parallèle offrait le double ». Mais même illégal et néfaste à l’économie générale du projet, le marché noir du paddy procurait un surcroît de bénéfices qui ne laissait insensible aucun riziculteur.

1.1 La filière clandestine : les raisons d’un circuit inévitable

Le recours par les riziculteurs au circuit non officiel de commercialisation du paddy s’explique par deux raisons essentielles. D’une part, les commerçants privés offrent générale- ment des prix plus élevés part rapport à ceux de la SRDI. C’est la raison fondamentale qui pousse les producteurs à vouloir vendre à tout prix sur ce marché. Parfois la différence entre les deux prix peut être importante. Pour la campagne 2007-2008 par exemple, le cours officiel du paddy était fixé à 375 Fbu/kg alors que le marché parallèle offrait 450 Fbu/kg, c’est-à-dire 20% plus cher. L’année précédente, cette différence avait été de 70 Fbu (280 Fbu/kg sur le marché officiel contre 350 Fbu/kg sur le marché parallèle, c’est-à-dire 25% plus cher par rapport au cours officiel). Pour la période qui précède la libéralisation du marché du paddy de 2002, les agriculteurs enquêtés n’ont pas été à mesure de nous fournir l’évolution des prix de ce marché, mais ils nous ont confirmé que la différence entre les deux marchés a rarement été inférieure à 50 Fbu par kilo en faveur du marché noir. Ainsi, les prix du circuit étatique de commercialisation ne sont donc pas de nature à motiver les paysans qui n’hésitent pas à recourir au marché parallèle.

En outre, face à la pression des besoins en numéraire des riziculteurs, les retards constatés dans l’ouverture officielle des campagnes d’achat par manque de fonds, ainsi que les paiements différés réalisés par la SRDI ne sont pas non plus de nature à atténuer un tant soi peu l’ampleur de ce phénomène. Selon l’Attaché principal de direction à la SRDI, cette société ne dispose pas de ses propres fonds pour démarrer à temps la campagne de collecte de riz. Elle doit faire recours aux crédits des banques partenaires, en particulier la BNDE. Ainsi, le démarrage des campagnes de 180 collecte du paddy est conditionné par « la rapidité avec laquelle les banques partenaires nous accordent les prêts de campagne ». Quant au rapport de campagne de 2006, il relève que « généralement l’obtention de fonds pour l’achat du paddy dès les premières semaines de la campagne permet de réduire les effets de la concurrence et la réalisation d’une excellente collecte ».

Ces retards dans le démarrage des campagnes de collecte de paddy sont devenus récurrents depuis l’éclatement de la crise politique et économique de 1993. Alors que la récolte du riz commence généralement vers la fin du mois de mai, les producteurs peuvent garder leur production pendant plusieurs semaines avant l’ouverture de la campagne d’achat par la SRDI. Le rapport pour la campagne 2000-2001 par exemple fait part d’ « un retard de deux mois à cause des exigences du consortium bancaire en rapport avec les arriérés du crédit antérieur ». Quant aux campagnes de collecte pour les exercices 2004-2005 et 2006-2007, elles ont toutes démarré avec un mois de retard « suite aux difficultés d’obtention du crédit de campagne » (SRDI, rapports annuels 2005 et 2007).

Or la saison sèche est précisément la période où les populations ont le plus besoin d’argent. Toutes les cérémonies à caractère social comme les mariages, les levées de deuil définitives ou les visites familiales sont organisées pendant cette période d’éclaircie mais également d’accalmie des activités champêtres. Quant aux les commerçants privés, c’est le moment idéal pour réaliser les achats et constituer des stocks de paddy étant donné que les quantités disponibles sont importantes. La théorie économique enseigne que lorsque les quantités offertes sont importantes, les prix ont tendance à diminuer. Cette absence de l’organe d’encadrement sur le marché du paddy pendant ces moments arrange en quelque sorte les acteurs de cette filière clandestine qui y trouvent chacun son compte. Les paysans peuvent disposer des revenus importants au moment où ils en ont le plus besoin, tandis que les commerçants privés profitent de cette période de récolte pour constituer leurs stocks.

D’autre part, devant ces difficultés à obtenir assez rapidement des crédits pour démarrer à temps la campagne de collecte du paddy, et pour couper l’herbe sous le pied des commerçants privés, la SRDI achète à crédit le paddy des paysans. Ces derniers cèdent leur production contre des bons qui sont payés après plusieurs semaines, voire plusieurs mois. Au mois d’août 2007 par exemple, Isaac NTAKARUTIMANA du village V nous a affirmé, ses « bons pour 181 paiement » à l’appui, qu’il attendait d’être payé depuis le mois de juin. Au 30 septembre de cette même année, alors que la campagne de collecte était terminée depuis deux mois, il restait encore à payer aux riziculteurs des arriérés d’un montant de 12.667.340 Fbu (SRDI, rapport annuel 2008). Pour la campagne 2008-2009, le procès-verbal de la réunion du comité de pilotage de la campagne de collecte du 17 août 2009 mentionne que « alors que l’échéance de payement des riziculteurs avait été fixée au 25 août 2009 au plus tard, le doute du respect de cette échéance commence à se faire sentir en raison du retard mis par la BNDE dans le déblocage des crédits demandés ».153

Le cas de ce riziculteur ci-haut évoqué n’est pas isolé et ne concerne pas uniquement la SRDI. Au mois de février 2009, la COGERCO n’avait pas encore payé les planteurs de coton de Cibitoke (zone cotonnière du nord de l’Imbo) dont la production avait pourtant été « achetée » au mois de septembre 2008, soit un retard de paiement de plus de cinq mois. Les entretiens que nous avons menés avec ces planteurs montrent que la poursuite de la culture du coton s’explique essentiellement par les effets rémanents du cotonnier sur les cultures vivrières, particulièrement le haricot et le maïs qui profitent des engrais utilisés par le coton. « Comme on n’a pas assez de moyens pour acheter les engrais, les cultures vivrières profitent des engrais fournis par la COGERCO. C’est pour cela que l’on ne peut pas abandonner totalement le coton malgré sa faible rentabilité. Le plus important pour nous, c’est ce qu’on plante après le coton. C’est ça qui compte le plus ».154 Les intrants utilisés par les planteurs de coton et de thé sont effectivement moins chers parce qu’ils sont subventionnés à hauteur de 70%.155 En raison de la faible rentabilité de ces deux cultures, et en vue de motiver les paysans à continuer à les cultiver, les engrais et les insecticides utilisés étaient distribués gratuitement jusqu’en 1991 avant d’être subventionnés à partir de l’année agricole 1992-1993.

Ces paiements différés ne sont pas non plus de nature à stopper le courant clandestin des ventes du paddy car il ne permet pas au paysan d’avoir l’argent au moment voulu.

153 SRDI, procès-verbal de la réunion du comité de pilotage de la campagne de collecte du riz paddy tenue en date du 17 août 2009 154 B. BAZIRAHONCIYE, planteur de coton de la localité de Rusiga, province de Cibitoke. 155 Pour la saison agricole 2008-2009 par exemple, alors que les engrais NPK utilisés étaient achetés à raison de 1200 Fbu/kg par la COGERCO, ils étaient rétrocédés aux agriculteurs à 350 Fbu/kg, soit 29,1% de leur prix. Une étude diagnostique de la filière coton au Burundi (C.G Conseil, 2008) proposait une baisse du niveau de ces subventions afin de ne pas compromettre la situation financière de la COGERCO. Cette augmentation du prix de cession des intrants serait par la suite compensée par une revalorisation du prix d’achat du coton graine vendu par le producteur, ce qui pourrait le stimuler. 182

La plupart des documents de la SRDI auxquels nous avons eu accès évoquent de façon régulière des contre-performances dans la collecte du paddy à cause de ses « détournements » au profit du marché parallèle. Lorsque l’on sait que cette société dispose de sa propre rizerie, on peut s’imaginer les conséquences de cette érosion de ses parts du marché sur l’approvisionnement de cette dernière en matière première.

Figure n° 22 : Circuit de commercialisation du riz paddy avant la libéralisation de la filière

Filière officielle Filière parallèle

Producteurs

SRDI

Commerçants privés Rizerie de Bujumbura

Unités privées de

Commerçants décorticage grossistes

Commerçants détaillants

Consommateurs

183

1.2 Lutte contre le marché « illégal» du paddy

Dans le but de juguler ce commerce clandestin du paddy, un certain nombre des mesures avaient été prises par la SRDI en collaboration avec l’administration locale. D’abord les opérations de séchage du paddy ne se réalisaient jamais au domicile du producteur, mais dans des centres de ramassage appropriés et contrôlés par les agents de la SRDI. Autour des hangars de stockage aménagés par cette dernière dans chacun des villages, chaque riziculteur disposait d’une aire personnelle où il faisait sécher son paddy avant de le céder à la société. Après séchage, le riz était directement pesé et stocké dans ces hangars avant d’être acheminé vers la rizerie. Il était interdit aux riziculteurs de stocker du riz chez eux de peur qu’ils ne le cèdent aux commerçants privés. Cependant, les producteurs parvenaient toujours à contourner cette disposition et à en garder chez eux au-delà des quantités autorisées par les services de la SRD-Imbo.156 Ce sont ces quantités-là qui alimentaient ensuite le marché parallèle.

Photo n° 2 : Hangar de séchage et de stockage du paddy

Véritables centres névralgiques de ce périmètre, ces hangars servent à stocker le paddy des producteurs avant son acheminement vers la Rizerie de Bujumbura. C’est également là que sont stockés les intrants à distribuer aux riziculteurs. Ils servent aussi de siège social des organisations des riziculteurs. Chaque village dispose d’un hangar d’une capacité de stockage de 500 tonnes mis à sa disposition par la SRDI.

156 Chaque riziculteur n’était autorisé à garder pour sa propre consommation que deux sacs de 100 kg, soit 200 kg de paddy. Cette quantité pouvait être portée à 3 ou 4 sacs pour les familles nombreuses. 184

Mais la mesure la plus radicale dans cette lutte contre le marché parallèle du paddy a sans doute été la création d’une police économique chargée de réprimer ce commerce clandestin du riz. Au début de chaque campagne de récolte, des barrières étaient installées sur les voies de sortie de celui-ci. Ces barrières étaient gardées par des policiers dont la mission était de contrôler tous les véhicules afin d’empêcher toute sortie frauduleuse de riz et de confisquer le moindre sac de paddy.

Figure n° 23 : périmètre de Mugerero : postes de contrôle des sorties du paddy

185

Enfin, une prime de 10% de la valeur du paddy saisi avait été instaurée pour toute personne qui dénoncera un cas de « détournement » du paddy. En instaurant cette prime à la dénonciation, la SRD-Imbo voulait mettre à contribution la vigilance des paysans, plus discrète et donc plus efficace que celle des policiers. Mais cette stratégie d’incitation à l’auto- dénonciation a très peu fonctionné dans un système où tout le monde pouvait recourir à cette pratique.

Malgré cet ensemble de mesures, l’État n’a jamais réussi à contrôler complètement le marché du paddy et elles sont restées quasi-inopérantes dans un contexte marqué par une forte concurrence des commerçants privés. Selon le directeur du service commercial, « des quantités non négligeables de paddy étaient toujours acheminées frauduleusement vers Bujumbura ou d’autres centres comme Gihanga, Randa et Gatumba où elles alimentaient des centres privés de décorticage ». C’est ainsi que, face à la pression de ce marché parallèle du paddy, ainsi qu’à cette quasi-impossibilité à le contenir, les autorités vont commencer à envisager sa libéralisation qui deviendra effective dès la campagne de 2002.

Face alors à l’inefficacité de ces mesures policières, la SRDI a tenté des actions de sensibilisation des agriculteurs, menant ainsi envers eux la politique du bâton et de la carotte. Ainsi, des réunions de sensibilisation étaient régulièrement tenues à l’endroit des riziculteurs pour les convaincre de la nécessité de vendre leur production par la voie officielle. Mais comme pour les premières mesures, cette nouvelle stratégie va aussi se révéler peu efficace. Des fuites étaient régulièrement enregistrées et les paysans ont toujours pu vendu par des voies dérobées une partie importante de leur production sur les marchés parallèles en dépit des risques de confiscation de leur paddy en cas de saisie. P. MISIGARO du Village V nous a confié à cet effet que « ce n’était pas du tout facile, mais on parvenait quand même à le faire, surtout la nuit lorsque les positions policières et militaires étaient désertées. […] En plus, il était plus intéressant de vendre directement à Bujumbura plutôt que d’attendre les commerçants dans les villages. Tous ceux qui le pouvaient vendaient à Bujumbura. C’est là- bas que l’on gagnait plus ».

Soucieux de vendre librement, les agriculteurs réussiront à contourner toutes ces barrières et à établir des contacts avec les commerçants privés. Les responsables de la SRD-Imbo ont constamment dénoncé cette « concurrence déloyale des commerçants privés qui offrent des prix élevés comparés à ceux pratiqués par la société » (SRDI, rapport annuel 1995). Ces 186 fuites ont occasionné des contre-performances sur le niveau de collecte du paddy ainsi qu’une érosion conséquente des parts de marché des circuits officiels. Le tableau numéro 10 (infra) de la page suivante montre les quantités probables de paddy écoulées sur le marché de 1992 à 2008.

D’autre part, les riziculteurs préféraient garder chez eux une partie de leur production afin de pouvoir étaler les ventes sur l’année en fonction des besoins, particulièrement en dehors des périodes de récoltes où les prix augmentent substantiellement. Ceci leur permettait d’échelonner leurs revenus sur toute l’année plutôt que de les concentrer sur une seule période. Il a été prouvé en effet que des revenus moins élevés mais étalés sur toute l’année sont économiquement plus intéressants pour le paysan que des revenus élevés mais concentrés sur une courte période. F. BART (1993) le démontre à travers le rôle économique de la bananeraie au Rwanda qui procure des revenus peu élevés mais réguliers. Quant aux revenus du café, dont la caractéristique fondamentale est d’être extrêmement concentrés, A. HATUNGIMANA (2005) montre qu’ils sont d’une importance relative pour le paysan d’autant plus que la campagne café provoque une importante pression inflationniste. La vente du café déclenche toujours une flambée des prix des produits de base, ce qui fait que les paysans ne profitent finalement que de façon accessoire de leurs revenus. Disposant toujours d’une certaine marge de manœuvre malgré les mesures ci-haut évoquées, les paysans parvenaient toujours à garder des quantités importantes de paddy chez eux qu’ils écoulaient en fonction de l’évolution des prix du marché parallèle.

Enfin, les quantités réservées à l’autoconsommation familiale – entre 2 et 4 sacs de paddy selon la taille de la famille – pouvaient parfois se révéler insuffisantes, particulièrement pour les familles nombreuses. Pour éviter de s’approvisionner sur le marché au moment où les prix auront augmenté, les ménages passaient outre les recommandations des agents de la SRDI et stockaient généralement plus de quantités que celles autorisées pour leur consommation.

Ce sont alors toutes ces raisons qui expliquent l’effondrement des quantités vendues par les voies officielles. L’importance de ce flux parallèle a toujours été difficile à quantifier, d’autant plus que le riz était vendu dans un contexte de clandestinité totale. Mais on peut se faire une idée des quantités vendues par cette voie en comparant les productions estimées par les services de vulgarisation de la SRDI et les quantités effectivement achetées par cette dernière. 187

Tableau n° 10 : Le poids du marché parallèle du paddy

Année Production Production Ecart en valeur Ecart en % agricole estimée (T) achetée (T) absolue 1991-1992 18.700 8.043 10.657 57 1992-1993 18.000 7.453 10.547 58,5 1993-1994 17.900 11.501 6.399 53,7 1994-1995 17.500 14.224 3.276 18,7 1995-1996 9.400 4.919 4.481 47,6 1996-1997 16.500 9.765 6.735 40,8 1997-1998 16.000 12.500 3.500 21,8 1998-1999 20.300 12.937 7.363 36,2 1999-2000 20.500 11.814 8.686 42,3 2000-2001 18.000 10.341 7.659 42,5 2001-2002 20.000 10.200 9.800 49 2002-2003 16.200 11.250 4.950 30,5 2003-2004 14.500 7.980 6.520 45 2004-2005 12.600 5.387 7.213 57,2 2005-2006 10.000 9.650 350 3,5 2006-2007 10.000 7.980 2.020 20,2 2007-2008 10.000 5.387 4.613 46,1 Source : SRDI, rapports annuels

Figure n° 24 : Les parts du marché officiel et du probable marché parallèle du paddy

100

80

60 Marché officiel

40 Marché parallèle

20

0

8 2 6 94 00 04 08 1992 19 1996 199 20 200 20 200 20

Source : Réalisé à partir du tableau ci-haut 188

Tout en reconnaissant que ces chiffres n’ont qu’une valeur indicative à cause de la difficulté qu’il y a à évaluer avec exactitude les récoltes d’une saison, elles nous permettent quand même de constater l’important écart qui existe entre les quantités attendues et celles réellement achetées par la SRDI, quoique ayant varié d’une année à une autre. Mais un constat général se dégage de l’analyse de ces parts de respectives de marché: les années où le prix au producteur a augmenté ont vu baisser les quantités vendues par les voies non officielles. Ainsi, en 2006, puisque le prix au producteur est passé de 245 à 280 Fbu le kilo (soit une hausse de 14,2%), le marché parallèle n’a concerné que 3,5 % de la production estimée. Il en avait été de même en 1995 et en 1998, années pendant lesquelles le prix du paddy avait respectivement connu des hausses de 10 et de 35 Fbu/kg.

Par contre, les années de stagnation des prix du paddy ont vu le marché parallèle s’imposer de manière évidente. C’est le cas des années 1991 à 1994 pendant lesquelles les quantités écoulées sur le marché parallèle étaient supérieures à celles vendues par la voie officielle en raison d’une faible augmentation du prix au producteur. Le pic atteint en 1993 (58,5% du paddy vendu officieusement) pourrait faire penser que les populations étaient moins portées à confier leur produit à une administration qui n’avait point d’autorité. La campagne de récolte et de vente du paddy a coïncidé avec la période très tendue des toutes premières élections multipartistes de l’histoire du pays pendant laquelle l’autorité des anciennes administrations était sérieusement entamée. Ceci confirme alors la théorie selon laquelle les bas prix agricoles favorisent les marchés clandestins.

En définitive, les mesures policières prises en vue d’éradiquer la filière clandestine du paddy n’ont pu venir à bout de cette pratique. Dans un périmètre pourtant étroitement contrôlé, les agriculteurs sont toujours parvenus à contourner les barrières et à vendre des parts importantes de leur production à des commerçants privés. Le renforcement de ces mesures de surveillance semble au contraire avoir affiné les méthodes d’organisation de ces circuits. On peut citer à titre d’exemple les sorties nocturnes du paddy où le riz était transporté en pleine nuit jusque dans les faubourgs de la capitale en attendant l’ouverture des unités privées de décorticage le lendemain matin. Il était transporté à vélo (un outil très répandu dans cet environnement plat puisque chaque ménage doit en disposer d’au moins un. Le vélo est tellement indispensable dans la région de Gihanga qu’aucun jeune homme ne peut trouver une femme s’il n’en 189 dispose pas au préalable) ou par véhicule. La proximité géographique de la capitale – une vingtaine de kilomètres seulement – rendait en outre faciles ces opérations nocturnes.

On peut aussi évoquer les petites pistes dérobées empruntées par les « fraudeurs » afin d’éviter les barrages des policiers. Ces pistes présentent l’avantage d’être praticables à ce moment précis de l’année puisque la récolte du riz correspond avec la saison sèche. On ne peut enfin oublier le recours à la stratégie de corruption des policiers chargés de contrôler les voies de sortie du périmètre adoptée par ces mêmes « fraudeurs ». Cette stratégie semble avoir parfaitement fonctionné d’autant plus que ces policiers ne percevaient pas à temps l’encouragement qui leur était promis par l’administration communale.157 C’est ainsi qu’il était assez courant de croiser des véhicules privés chargés de sacs de paddy sortant du périmètre de la SRDI malgré l’interdiction faite aux riziculteurs de vendre leur production aux commerçants privés.

1.3 La libéralisation du marché du paddy : une libéralisation inévitable mais de façade

Depuis le début des années 2000, la société SRDI, confrontée à une vive pression du marché parallèle du paddy, va commencer à « mener une réflexion pour conduire la campagne d’achat du paddy dans le cadre d’une concurrence parfaite » (SRDI, rapport annuel 2000). Confrontée à d’importantes difficultés financières – qui avaient entre autre pour conséquence de retarder le démarrage de la campagne de collecte du paddy – la société n’avait plus les moyens de ses ambitions. La libéralisation du marché du paddy s’est dès lors avéré inévitable. Celle-ci deviendra effective dès l’année agricole 2001-2002. Les rapports de la SRDI et des différentes associations des riziculteurs parlent tous d’« une campagne caractérisée, pour la première fois, par la suppression du monopole habituellement accordé à la société et de toutes les mesures d’accompagnement pour son application effective » (SDRI, rapport 2002).

Les producteurs rencontrés lors de nos enquêtes nous ont dit avoir apprécié cette nouvelle situation du marché du riz paddy générée par les difficultés financières de la SRDI. Pour Agnès NSHIMIRIMANA du village III par exemple, « actuellement, ce n’est plus comme

157 Même après la libéralisation du marché du paddy, l’administration communale recourt toujours à cette pratique pour motiver les policiers chargés de vérifier si le riz qui sort du périmètre s’est au préalable acquitté de la taxe communale. Au mois de juillet 2008, soit à peu près trois mois après le début de la campagne, les policiers n’avaient toujours pas perçu leur intéressement, ce qui les amenait à fermer les yeux sur certains cas moyennant bien évidemment un intéressement beaucoup plus immédiat. 190 avant. Nous avons aujourd’hui la possibilité de négocier le prix avec le commerçant de notre choix, ce qui n’était pas le cas avec les achats automatiques de la SRDI. Les difficultés qu’a connues cette société nous ont été salutaires car elles nous ont permis de vendre quand on veut et à qui on veut ». On pourrait à ce titre parler d’« une crise qui a volé au secours de la paysannerie » (I. NTAKARUTIMANA, village V) en poussant l’État à se désengager, même partiellement, du marché du paddy.

Toutefois, malgré le discours des acteurs institutionnels sur la libéralisation du marché du paddy, l’administration communale, ainsi que la SRDI, gardent toujours un contrôle sur ce marché. Dans son étude de 1996 sur la caféiculture au Rwanda, L. UWIZEYIMANA se demandait à juste titre si les États peuvent réellement se désengager complètement de l’organisation des filières agricoles comme le recommandent les institutions financières internationales : « une libéralisation totale [de la filière café] est-elle possible, alors que sans ces revenus [du café], l’État est paralysé ? ». Cette description semble convenir à la situation du projet de riziculture de l’Imbo puisque la libéralisation annoncée du paddy n’a été qu’une libéralisation de façade.

La commune de Gihanga d’abord dans laquelle est situé le périmètre de la SRDI, en vue de contrôler ce commerce du paddy, a institué des marchés officiels qui se tiennent à des jours fixes (les mercredis et les vendredis) où les commerçants peuvent venir s’approvisionner en paddy. Cette disposition visait en fait à faciliter la perception de la taxe communale qui était auparavant directement prélevée par la SRD-Imbo lorsqu’elle disposait encore du droit de monopole sur la vente du paddy. Une taxe de 3 Fbu par kilo était directement prélevée par la SRDI pour le compte de la commune au titre de « taxe au développement ». Il faut souligner que la riziculture représente une importante source de rentrées pour la commune de Gihanga. En 2008 par exemple, celle-ci a rapporté à la commune 16.162.956 Fbu, soit plus de 60% de l’ensemble des recettes communales. Avec la libéralisation du marché du paddy, la perception de cette taxe devenait alors difficile, d’où il fallait inventer une autre stratégie de substitution. C’est ainsi que l’administration communale a décidé de fixer des marchés reconnus où ses agents allaient percevoir la taxe- riz.

Cependant, cette mesure n’a pas été respectée car la plupart des producteurs ont continué à vendre leur production directement auprès des commerçants, sans passer par ces marchés 191 officiels, ce qui a abouti à leur fermeture. Ceci explique pourquoi les barrières de contrôle n’ont pas encore disparu sur les voies qui mènent vers ce périmètre. Elles ont été maintenues par l’administration communale afin de s’assurer que le riz qui sort du périmètre s’est préalablement acquitté de la taxe communale.

D’autre part, depuis cette libéralisation du marché du paddy, la SRDI exerce une pression sur les associations des riziculteurs pour qu’elles incitent leurs membres à leur vendre une grande partie de leur production. Cette pression se fait entre autres à travers l’ « assistance » apportée par ces associations à leurs membres. C’est ainsi que l’octroi de certains « avantages » aux riziculteurs tels que le crédit-construction, le crédit pour la rentrée des classes ou la possibilité de racheter une rizière supplémentaire dépendent de leur degré de loyauté envers le marché officiel. De façon générale, les relations de chaque riziculteur avec ce projet sont déterminées par sa fidélité au marché officiel du paddy.

En outre, en vue de motiver les associations à dissuader leurs membres, une somme de 5 Fbu leur est laissée pour chaque kilo de paddy vendu par la voie officielle. Pour le projet, il faut essayer de « sensibiliser au maximum » les producteurs à vendre leur production auprès de leurs associations parce que « c’est là que se trouve leur avenir et non du côté de ces commerçants qui ne pensent à eux qu’aux seuls moments de la récolte ».158 Le chapitre consacré aux associations des riziculteurs reviendra de façon détaillée sur ces avantages accordés par l’organisme encadreur à ces associations, en particulier à leurs responsables, pour que ces dernières puissent récupérer une plus grande partie de la production de leurs membres.

Ces pratiques cachent alors mal la volonté des autorités de garder une mainmise sur le marché du riz paddy. Ceci s’explique par la place prépondérante du secteur agricole dans l’économie nationale. Dans les pays du Tiers-Monde en effet, la production agricole figure parmi les principales valeurs économiques, ce qui justifie l’impérieuse nécessité de son contrôle par les pouvoirs publics. Mais aussi la rizerie de cette société, dont les ressources sont à la base du fonctionnement de l’ensemble du système, a besoin du paddy comme matière première. À travers toutes ces tentatives de récupération de ce marché, la SRDI essaie de s’assurer une partie plus ou moins importante de la production paysanne nécessaire au fonctionnement de sa rizerie.

158 Agronome-conseil du village VI. 192

Après une longue période de contrôle plus ou moins strict du marché du riz, le monopole de sa commercialisation semble aujourd’hui échapper à l’État en dépit des nouvelles voies qu’il a inventées pour garder sa mainmise sur ce marché. Le contexte de fragilité économique et politique – particulièrement depuis le déclenchement de la crise de 1993 – dans lequel il se trouve ne lui autorise guère de tenir éloignés les autres acteurs intéressés par le marché du paddy. Les difficultés financières de la SRDI ont provoqué un vide dans le contrôle et la surveillance de cette filière dans lequel se sont « illégalement » engouffrées des initiatives privées. Le marché parallèle du paddy se nourrit donc de la crise de l’État. Comme l’a constaté F. CONSTANTIN, « lorsque la mécanique bureaucratique est en difficulté, des circuits informels s’organisent pour pallier ses carences et permettre la survie de chacun […] Les individus découvrent tout le parti qu’ils peuvent tirer de cette faiblesse, et notamment les possibilités nouvelles qu’offre la subversion des frontières ».159

Par ailleurs, comme le reconnaissait déjà en 2000 l’étude de faisabilité de la filière nationale du riz au Burundi, ce monopole accordé à la SRD-Imbo pour les achats du riz paddy ne pouvait pas durer car « d’une part, le gouvernement n’aura pas toujours les arguments des décisions allant à l’encontre d’une politique à laquelle il a déjà souscrit [le libéralisme économique], et d’autre part, les transformateurs [privés] du riz paddy ont bien compris qu’ils doivent se battre becs et ongles, au nom de ce libéralisme, pour avoir du paddy pour leurs décortiqueuses ». Ce monopole de l’achat de la production paysanne qui avait été accordé à la société SRDI s’accompagnait naturellement d’un autre, celui de la fixation du prix au producteur.

159 F. CONSTANTIN, « L’Afrique sans frontière », in revue Politique Africaine, n° 9, 1983. 193

2. La fixation des prix : entre marché et politique

La fixation du prix au producteur revêt une importance capitale puisque c’est à travers elle que l’État fixe la part du travail des paysans qui lui revient. Comme l’écrit B. CONTAMIN à propos des pays du Sud, « le prix est moins un régulateur de l’offre qu’un instrument de répartition des revenus quand il est fixé en fonction des contraintes budgétaires de l’État ».160

Dans le cadre des aménagements agricoles réalisés par les pouvoirs publics, le prix au producteur constitue un élément central de leur rentabilisation économique. C’est à travers lui que les pouvoirs reproduisent et renforcent les processus d’extorsion des paysanneries. D’après J-F. BAYART (1989), sa fonction essentielle consiste à institutionnaliser les transferts intersectoriels de ressources du secteur agricole vers les autres secteurs et à assurer la ponction de ce même secteur. L’aspect politique est alors déterminant dans la fixation des prix agricoles. Ils sont étroitement contrôlés sinon bloqués à la production pour les principaux produits.

Pour aller dans le même sens que B. JOINET (1981), les paysans reçoivent en contrepartie de leur production un prix résiduel, c’est-à-dire « ce qui reste du prix de vente quand on a déduit les différentes taxes et impôts, ainsi que les frais de gestion ». Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que les producteurs soient découragés et recourent au marché noir ou à d’autres solutions, tel que l’abandon de la culture, lorsqu’ils en ont la possibilité.

Au Burundi, le riz est le seul produit vivrier dont le prix fait objet d’une réglementation de la part des pouvoirs publics. Pour tous les autres, les prix se déterminent librement selon la loi de l’offre et de la demande et le gouvernement n’intervient ni pour fixer un prix minimum protégeant les producteurs, ni pour marquer un prix plafond sauvegardant l’intérêt des consommateurs. Ceci témoigne du rôle économique de cette culture par rapport aux autres cultures vivrières qui ont d’ailleurs rarement fait objet de projets de développement à l’image de la SRDI.

Les raisons du contrôle de ce marché sont liées au fait que le riz représente au Burundi un produit alimentaire particulier, destiné essentiellement au marché urbain qui dispose d’un

160 B. CONTAMIN, « La politique alimentaire de la Tanzanie : le jeu complexe de l’effet-prix », in Économies et sociétés, AG 19, XXI, 1987. 194 pouvoir d’achat généralement élevé. Même si sa consommation entre petit à petit dans les habitudes alimentaires des populations rurales, le riz reste malgré tout un aliment de la ville et de quelques institutions privilégiées comme l’armée, la police et les écoles à régime d’internat. Ses prix élevés n’autorisent guère une vulgarisation de sa consommation dans les campagnes où il reste un aliment des jours de fête.

La réglementation des prix du riz représente alors pour les pouvoirs publics une façon de capter les revenus urbains étant donné que ceux du monde rural restent maigres. C’est en cela que le riz est différent des autres cultures vivrières dont une bonne partie de la production – déjà dérisoire – est directement auto-consommée par les producteurs ou vendue sur des marchés ruraux à faible pouvoir d’achat.

2.1 Des modalités « consensuelles » de fixation des prix

Officiellement, le prix du paddy est fixé à la veille de chaque campagne « en concertation entre la SRDI et les représentants des riziculteurs. Une fois la base de calcul arrêtée, ces principaux partenaires y associent l’administration et l’Association pour le Développement de la Commune de Gihanga » (SRDI, rapport annuel 2001). Le prix du paddy serait alors un prix de consensus entre les différents partenaires concernés par la production du riz à l’intérieur du périmètre de Mugerero. Selon le rapport annuel de la SRDI de 2005 par exemple, le prix offert au producteur cette année-là a été « adopté à la satisfaction de toutes les parties après plusieurs réunions organisées entre les services techniques de la SRDI et les comités de gestion des associations des riziculteurs ».

On peut ici s’interroger sur la capacité réelle des représentants des riziculteurs à influencer, par leurs négociations, le prix du paddy. En effet, lorsque ces derniers sont associés, la base de calcul de ce prix a déjà été arrêtée par les services financiers de la SRDI (voir infra le modèle de calcul du prix de vente du paddy). Or, c’est justement l’étape la plus importante puisque toutes les négociations possibles, ainsi que tous les calculs ultérieurs, se font à partir de cette base à la fixation de laquelle les représentants des producteurs n’ont pas été associés. D’où la contribution minime des producteurs dans la fixation du prix du paddy. Cette participation dont parlent les responsables du projet est au bout du compte une participation en aval qui ne représente aucune menace pour les intérêts financiers de la société.

195

Tableau n° 11 : Modèle de calcul du prix au producteur

Désignation Coût à l’hectare (Fbu) 1999-2000 2003-2004 2004-2005

- Labour 70.000 70.000 80.000 - Nettoyage des canaux et drains 12.000 18.000 18.000 - Confection pépinière 5.000 10.000 10.000 - Fauchage 30.000 - - - Emiettage des mottes de terre 60.000 60.000 70.000 - Renforcement de diguettes 5.000 10.000 10.000 - Nivellement 60.000 70.000 80.000 - Semences 14.800 24.000 26.000 - Repiquage 60.000 70.000 90.000 - Irrigation 42.000 30.000 40.000 - Premier sarclage 80.000 70.000 90.000 - Deuxième sarclage 60.000 60.000 80.000 - Epandage des engrais 5.000 10.000 7.500 - Engrais 97.500 140.000 173.750 - Enrobage benlate + traitement 15.206 15.117 15.117 - Gardiennage 40.500 30.000 20.000 - Nettoyage des diguettes 10.000 8.000 10.000 - Coupe et battage 74.400 90.000 90.000 - Transport de matériel 10.000 4.000 4.000 - Location matériel pour battage 5.000 8.000 8.000 - Transport de paddy 62.000 30.000 36.000 - Chargement et déchargement 12.400 24.000 24.000 - Séchage, vannage et ensachage 18.600 10.000 18.000 - Ficelle 3.000 3.200 3.200 - Frais de vente (transport et manutention 15.500 12.500 16.000 - Intérêt sur crédit 14.514 16.640 14.651 - Redevances sur eau 39.000 60.000 64.500 Total coût de production 921.420 953.957 1.141.718 Rendement à l’hectare (kg) 5.300 5.000 5.250 Coût de production (Fbu/kg) 173,8 190,79 217,47 Marge bénéficiaire 15% 15% 15% Prix au producteur (Fbu/kg) 200 220 250 Source : SRDI, Service Commercial

On ne peut pas enfin oublier les capacités intellectuelles des présidents des associations qui restent dans l’ensemble assez modestes. C’est d’ailleurs pour cela que, en vue de palier à cette difficulté, la SRDI a mis en place un service de Promotion du Mouvement Coopératif (P.M.C) 196 dont le rôle est de « familiariser » les responsables des associations avec certaines techniques de gestion. Les thèmes abordés pendant les sessions de formation qu’elle organise à leur endroit sont entre autres la tenue des documents comptables, la commercialisation du paddy, le recouvrement des crédits de campagne, l’organisation et la conduite des travaux d’entretien des réseaux hydro-agricoles, etc. (SRDI, rapport annuel 1993). Ces thèmes traduisent en effet ce que la SRDI attend de ces responsables, d’autant plus que les associations des producteurs constituent depuis leur mise en place au début des années 90 une courroie indispensable dans le nouveau système d’encadrement qu’elle a mis en place.

L’installation des organisations paysannes dans ce périmètre n’a pas permis la constitution d’une élite paysanne comme cela a été remarqué ailleurs. Au Burkina Faso et au Mali par exemple, citant D. JONCKERS, A. BONNASSIEUX (2001) affirme que « les organisations paysannes ont été à la base de l’émergence de nouveaux acteurs au sein du monde rural, notamment des jeunes producteurs lettrés, ouverts à l’innovation technique.[…]Cela apparaît particulièrement au Mali où la CMDT lie le transfert de fonctions aux associations villageoises à l’existence d’un noyau de paysans alphabétisés. Des paysans lettrés, plus disponibles et plus compétents pour effectuer des tâches de gestion que les notables traditionnels, acquièrent un pouvoir important dans les organisations ». Dans le cadre de la riziculture irriguée de l’Imbo au contraire, de telles dynamiques n’ont jamais été observées. Sur les 6 présidents d’associations que nous avons rencontrés au cours de nos enquêtes, personne n’a dépassé le niveau primaire de l’enseignement. Ceci rend dès lors hypothétique leur participation dans les négociations sur la fixation du prix de revient du paddy.

On peut donc légitimement soutenir que les agriculteurs sont tenus à l’écart de la fixation des prix de leur production. L’un des présidents rencontrés nous a affirmé que « depuis trois ans que j’occupe ce poste, je n’ai jamais vu la SRDI revenir sur ses calculs de départ malgré nos protestations concernant le coût de certains produits que nous trouvons excessivement élevé ». C’est la SRDI qui contrôle en définitive les différentes composantes du prix de revient du paddy et qui en fixe la valeur sous des apparences démocratiques en y associant les représentants des riziculteurs. Et de toute évidence, c’est un prix qui n’assure qu’une rémunération minimale du travail paysan. Il s’agit, selon Denis HERBEL (2003), d’un prix proche de l’ « optimum économique » à payer au paysan pour qu’il n’abandonne pas son activité, et non un prix optimal qui lui permettrait de tirer profit de son activité. Le but 197 recherché par la plupart des organes de promotion des cultures commerciales – ou des offices de leur commercialisation – semble en effet être de maintenir les prix au producteur à un certain seuil critique en dessous duquel il pourrait se reconvertir à l’agriculture de subsistance alors qu’il est impossible aux États de se maintenir en dehors de la rente agricole. Cette reconversion est cependant impossible dans le cadre du périmètre de Mugerero en raison du statut de ses terres.

De façon générale, les politiques de développement rural, par les bas prix des produits agricoles qu’elles ont institutionnalisés, font plus mal aux population qu’elles ne peuvent les aider. Les producteurs ne reçoivent assez généralement qu’une rémunération de leur force de travail. Selon la logique de l’économie de marché dans laquelle ils ont été intégrés, ces « travailleurs » doivent coûter le moins possible tout en produisant le plus possible.

2.2 Des prix peu rémunérateurs

Guy DELINCÉ (2008) considère qu’un revenu agricole est considéré comme adéquat lorsqu’il « confère des conditions de vie professionnelle et domestique décentes, un pouvoir d’achat suffisant pour satisfaire un éventail de besoins, tout en étant une juste rétribution de son travail [l’agriculteur]». Or, que reste-t-il assez généralement au paysan au lendemain de sa récolte ? « La moitié, le tiers ou le quart de sa production selon les cas » répond H. DERRIENNIC (1977). On ne peut échapper à cette question si l’on veut réellement mesurer l’impact des projets à caractère agro-industriel comme la SRDI. La faiblesse des prix accordés, ainsi que le poids des prélèvements, ne permettent pas à l’agriculteur de jouir pleinement de son activité. Nos enquêtes nous ont permis de constater que parmi les principales difficultés rencontrées par les riziculteurs de Mugerero figurent en bonne place la faible rémunération de leur production ainsi que les coûts de production élevés.161 Tous les agriculteurs que nous avons rencontrés lors de nos enquêtes nous ont déclaré qu’ils sont insatisfaits du prix qui leur est accordé en échange de leur production.

La littérature disponible sur l’agriculture africaine abonde d’exemples qui montrent que le paysan africain n’est pas le principal bénéficiaire des moyens investis dans le secteur agricole

161 A côté bien entendu d’autres telles que les contraintes foncières, les difficultés d’approvisionnement en eau d’irrigation, une main d’œuvre rare et chère ainsi que des retards parfois importants dans la distribution des intrants et des crédits pour les différentes opérations culturales telles que le labour, le repiquage, les sarclages et la récolte. 198 en son nom. G. DELINCÉ (2008) dénonce « les sommes dérisoires versées aux paysans en échange de leurs productions ». Alain PECQUEUR (1985) montre à travers l’exemple du coton au Burkina Fasso que le paysan ne reçoit que la moitié du prix de vente du coton à l’extérieur, l’autre moitié étant récupérée par une caisse de stabilisation qui la reverse au budget national. N. CASSWELL (1994), dans son « autopsie » de l’ONCAD au Sénégal, relève que les producteurs ne percevaient qu’environ la moitié de la valeur finale des arachides commercialisées par les circuits étatiques.162 Parlant du café au Burundi, J-P. CHRETIEN et G. LE JEUNE (1983) soulignent que « c’est l’État qui est le principal bénéficiaire de la hausse des prix puisque un tiers seulement du prix de vente (33%) reste aux paysans, ce qui explique la vigueur des investissements dans ce secteur ». Dans la « guerre du café » décrite par A. HATUNGIMANA (2008) que se livrent l’État burundais (qui réglemente et fixe les prix de ce produit) et les producteurs, le prix au producteur a toujours été le principal point d’achoppement entre ces deux intervenants. De façon générale, comme le dit aussi B. KAYSER (1994) à propos des caféiculteurs de l’Afrique orientale, « si le paysan a été bénéficiaire d’efforts productifs, il a dû partager les fruits de la croissance avec les représentants de l’État et avec une cascade d’intermé- diaires ». En tout état de cause, ce qui est trop souvent appelé « encadrement » ne paraît pas tant être de l’ordre de la technique que de celui des rapports sociaux.

Or, les bas prix d’achat des récoltes génèrent les marchés parallèles dont tirent souvent profit les commerçants privés, surtout dans des contextes d’affaiblissement de l’État comme celui que connaît le Burundi depuis l’éclatement de la guerre civile en 1993. D’autre part, on sait que lorsque les producteurs se sentent précarisés et exclus du partage du produit du travail agricole, ils ne sont pas motivés pour produire au-delà d’un certain seuil qui permet la reproduction simple des unités familiales (P. CASTEX, 1977). C’est ce que montre M. DUFUMIER (2004) à travers l’ exemple de l’Office du Niger au Mali où les colons n’étaient guère incités à fertiliser et à entretenir soigneusement leurs parcelles. J-E. BIDOU (1994) a quant à lui constaté au Burundi une politique d’abandon de la caféiculture ou de manque de soins des caféières en cas de stagnation prolongée des prix du café. Pour A. HATUNGIMA- NA (2008), la faible rémunération des caféiculteurs provoque la « démotivation des

162 ONCAD : Office National de Coopération et d’Assistance au Développement. C’était un office sénégalais de commercialisation de l’arachide. Créé en 1966, il a été réorganisé à plusieurs reprises avant d’être finalement dissout en 1980. 199 producteurs, avec comme conséquence les mauvais entretiens des plantations et in fine la baisse de la production ». Au Mali par contre, A. BONNASSIEUX (2001) montre que la hausse de la marge bénéficiaire des associations de producteurs de coton – qui est passée de 25 à 35% à partir de 1994 – a provoqué « une augmentation nette de la production de coton qui a atteint son niveau record de 520.000 tonnes lors de la campagne 1997-1998 ». La stratégie des États fondée sur la politique des bas prix agricoles se révèle alors contre- productive.

Tableau n° 12 : Évolution de quelques indicateurs de la culture du riz dans le périmètre de la SRDI (1990-2008)

Année Superficies Nombre de Production Production Prix du Prix du riz cultivées (ha) planteurs estimée achetée paddy blanc (T) (T) (Fbu/kg) (Fbu/kg) 1990 3.196,5 6.948 15.800 8.136 45 85 1991 3.200,5 6.350 17.300 9.738 45 91 1992 3.297,5 6.882 18.700 8.043 50 91 1993 3.344 8.005 18.000 7.453 53 105 1994 3.227 8.005 17.900 11.501 58 115 1995 3.316,5 9.047 17.500 14.224 68 135 1996 2.973 7.048 9.400 4.919 78 183 1997 3.162,5 9.047 16.500 9.765 100 243 1998 3.232,5 10.766 16.000 12.500 135 243 1999 3.913 10.553 20.300 12.937 135 270 2000 3.968,5 10.663 20.500 11.814 200 416 2001 3.968 10.702 18.000 10.341 200 462 2002 3.976 10.766 20.000 10.200 195 462 2003 3.979,5 10.753 16.200 11.250 195 414 2004 3.980 11.024 14.500 7.980 210 440 2005 3.952 11.240 12.600 5.387 245 654 2006 3.934 11.623 10.000 9.650 280 650 2007 3.956,5 12.127 10.000 7.980 280 620 2008 3.978 12.676 10.000 5.387 375 650 Source : SRDI, rapports annuels 200

Figure n° 25 : Évolution comparée des indicateurs de la culture du paddy

Source : réalisé à partir du tableau ci-haut

Dans le commerce du riz, il convient de distinguer le prix au producteur et le prix au consommateur. Entre 1990 à 2008, le prix du paddy est passé de 45 à 375 Fbu/kg, c’est-à-dire qu’il a été multiplié par huit. Quant à celui du riz blanc, il a évolué dans des proportions quasi comparables puisqu’il a été multiplié par 7,5 en passant de 85 à 650 Fbu/kg. C’est ce que traduit effectivement le diagramme semi-logarithmique ci-haut. Proportionnellement donc, la progression de ces deux prix-là a été quasiment identique. Chaque hausse du prix du paddy s’est traduite par une hausse proportionnelle de celui du riz usiné vendu par la SRDI (de même que celle des intrants fournis par cette dernière tel qu’on va le voir), de telle sorte que la société d’encadrement puisse conserver sa marge bénéficiaire qui n’a cessé d’augmenter au fil des années (voire figure 26, infra). Ceci contredit alors le discours des responsables de la SRDI selon lequel ce projet vise le développement des populations concernées. Selon ces derniers, « pratiquement toutes les années, dans mesure du possible, la SRDI procède à un relèvement du prix du paddy. C’est une façon pour la société de reconnaître les efforts des producteurs, et de les faire ainsi 201 profiter autant que possible de leur principale activité ».163 Malgré un tel discours, il n’est pas dit que c’est le riziculteur qui profite au premier chef de son activité ou de ces améliorations répétitives du prix au producteur.

Ces relèvements réguliers cachent mal d’importantes différences entre le prix au producteur et celui de vente du riz, lesquelles différences profitent en dernière analyse à la SRDI. Comme le montre la figure suivante, ces différences n’ont cessé de s’accroître au profit du riz blanc vendu par la rizerie de cette société. Même en considérant qu’entre les deux produits il y a du travail,164 on observe un décalage de plus en plus profond entre ces deux prix. Malgré ses ajustements épisodiques, le prix du paddy a rarement dépassé la moitié de celui du prix du riz blanc comme le montrent les chiffres du tableau n° 12 (p.200). Le graphique suivant qui en résulte (infra) traduit cette différence entre les deux prix devenue sans cesse croissante depuis le milieu des années 1990. Cela donne une idée des profits que réalisent les services d’encadrement agricole. Les véritables producteurs perçoivent une faible part du prix payé par le consommateur de leur produit. Pour la période couverte par ce même tableau, mis à part l’année 2008 qui correspond au début de la crise mondiale des céréales, cette part varie entre 40 et 55 %.

Figure n° 26 : Comparaison des prix du paddy et du riz blanc (en Fbu)

900 800 700 600 500 400 300 200 100 0

1990 1992 1994 1996 1998 2000 2002 2004 2006 2008

Prix du paddy Prix du riz blanc

Source : Réalisé à partir données du tableau n° 12

163 A. BIZIMANA, op. cit. 164 Le décorticage d’un kilo de paddy revient en moyenne à 10 Fbu tandis que son transport jusqu’à l’usine de décorticage de Bujumbura coûte environ 3 Fbu (SRDI, service commercial). 202

Il faut noter la hausse exceptionnelle du prix au producteur intervenue en 2008, et particu- lièrement celle de 2009. Le cours du paddy a connu une hausse de 34% en 2008 tandis que cette hausse a été de 56% en 2009 lorsque le paddy est passé de 375 à 585 Fbu le kilo. Cette augmentation inhabituelle des prix du paddy est à mettre en relation avec le contexte international de pénurie des céréales qui a provoqué une hausse de leurs prix. Cette volatilité des cours mondiaux des céréales a occasionné, sur le plan local, « une très forte concurrence des commerçants locaux, et même des pays voisins, si bien que nos réalisations n’ont dépassé que très légèrement la moitié de nos prévisions » (SRDI, rapport annuel 2008). C’est cette concurrence des commerçants privés qui a alors persuadé la SRDI à augmenter de façon inhabituelle le prix au producteur du paddy.

En 1986, J. BONVIN trouvait qu’« il est tout à fait anormal que le riz soit acheté au tiers de son prix de vente à Bujumbura […] Toute politique d’encadrement agricole n’a aucun sens si des prix rémunérateurs ne sont pas assurés aux agriculteurs. Ceux-ci réagiront en étendant leurs superficies, de telle sorte que l’accroissement de la production et celui des prix conjugueront leurs effets pour augmenter fortement le revenu des agriculteurs ». Il proposait en même temps une hausse du prix du riz de l’ordre de 100% afin de rendre la riziculture économiquement rentable pour le paysan.

Si, malgré cette faible rémunération du paddy, les paysans n’ont pas encore, en bonne logique spéculative, abandonné cette culture, c’est qu’elle est malgré tout incontournable dans le contexte socio-économique de l’Imbo. Elle permet en effet aux riziculteurs de continuer à bénéficier de la jouissance de leurs propriétés foncières, celle-ci étant conditionnée par la pratique de la riziculture et le respect des normes techniques d’exploitation de ces terroirs. Contrairement à d’autres cultures de rente où les producteurs peuvent adapter la conduite des exploitations à la conjoncture, en reportant notamment leurs efforts sur d’autres spéculations, le riziculteur ne peut en aucun cas recourir à cette stratégie alternative car il risque d’être chassé du périmètre. De ce point de vue, on peut affirmer avec A. HATUNGIMANA (2005) lorsqu’il parle des caféiculteurs de la région de Ngozi, que les riziculteurs de Mugerero produisent pour « sauver leurs têtes » [gucungura agahanga]. La poursuite de la production, quel que soit l’environnement économique dans lequel ils produisent, est la seule garantie de leur « sécurité » foncière. La production du riz apparaît dès lors à beaucoup de producteurs comme une redevance en nature payée au projet pour pouvoir continuer à disposer de « sa » terre. 203

D’autre part, les revenus de la riziculture, aussi modestes soient-ils, permettent aux popula- tions d’assurer une subsistance pendant ne fût-ce que quelques moments de l’année, les possibilités de gagner des ressources extra-agricoles étant plutôt rares en milieu rural burundais. Ils permettent également de faire face aux dépenses exceptionnelles telles que la construction ou l’amélioration de l’habitat, l’achat d’un vélo, d’une bête, le paiement de la dot ou des dettes, l’organisation des cérémonies sociales telles que les levées de deuil définitives, etc. Les réactions paysannes face aux contraintes institutionnelles de la riziculture doivent donc être analysées à travers cette double dépendance.

Comme nous l’avons déjà souligné, le prix payé au producteur constitue la principale source de conflit entre la SRD-Imbo et les riziculteurs qu’elle encadre. Il a également été déjà démontré que, dominant le système de fixation des prix, les entreprises agro-industrielles (étatiques ou privées) ont tendance à non seulement maintenir aussi bas que possible les prix payés aux producteurs, mais en même temps à relever les prix payés par ces mêmes producteurs pour acquérir les facteurs de production tels que les semences, les engrais, les pesticides ou l’eau en cas d’irrigation. Cette double tendance de ces entreprises a pour conséquence de réduire de manière significative les revenus des agriculteurs et de faire de l’agriculture paysanne une activité peu rentable. Cela est d’autant plus vrai que le revenu des agriculteurs est situé à l’intersection de deux marchés : celui des produits agricoles qu’ils vendent et celui des biens et autres produits consommés par le procès de production. Leurs revenus réels dépendent des ventes réalisées sur le premier marché, mais aussi des coûts dont ils doivent s’acquitter sur le deuxième pour acquérir les biens de consommation et autres moyens de production. En règle générale, l’évolution des prix des biens et services non- agricoles est plus rapide que l’évolution des prix des produits agricoles. En ce qui concerne par exemple les engrais utilisés par les riziculteurs, leur prix a plus que quadruplé entre 2003 et 2009, passant de 500 à 2.160 Fbu/kg. Or, pendant la mémé période, celui du paddy n’a pas connu une hausse comparable puisqu’il est passé de 195 à 580 Fbu le kilo, c’est-à-dire qu’il a presque triplé (une hausse d’ailleurs essentiellement due à la crise céréalière mondiale de l’année 2008).

Souvent, notamment dans le cadre des projets agro-industriels comme celui de la riziculture irriguée de l’Imbo, l’État intervient sur ces deux marchés, et la conséquence de cette double intervention est généralement la baisse, voire l’annulation de la rentabilité de l’agriculture pour la majorité des agriculteurs. Or, on connaît la sensibilité de la production agricole au 204 rapport prix d’achat/prix des intrants qui détermine en définitive la marge des revenus du paysan. Cela s’est notamment matérialisé pour le cas du coton où le relèvement du prix au planteur au début des années 2000 a entraîné une légère augmentation des superficies plantées, du nombre des planteurs et en conséquence de la production. En ce qui concerne le café, J-E. BIDOU (1994) a aussi constaté « une liaison entre les hausses de prix et les progrès de la production ».

2.3 Le poids des prélèvements

Plus que par la politique des prix, ce sont les différents prélèvements sur les récoltes paysannes qui sont à la base de la faiblesse des revenus des agriculteurs. C’est ainsi que la quasi-totalité des riziculteurs que nous avons enquêtés (84,4%) affirment que la solution à leurs problèmes ne réside pas uniquement dans une simple augmentation du prix au producteur, mais aussi et surtout dans l’allégement des prélèvements réalisés sur leur production. Il faut reconnaître effectivement que, réalisé seul, le relèvement du prix du paddy ne contribuerait que de façon fort modeste à l’amélioration des revenus des riziculteurs. Selon le modèle de calcul du prix du paddy appliqué par la SRD-Imbo (voir tableau n°11, p.195), près de 35% des éléments qui entrent dans la détermination de celui-ci sont directement contrôlés par la SRDI, donc susceptibles d’être surfacturés (engrais, semences, redevance-eau, crédit, transport du paddy, matériel d’emballage, décorticage, etc.). Il faut donc, parallèlement à cette hausse du prix au producteur, un allègement de la ponction réalisée sur la production paysanne résultant de la surfacturation des services rendus au producteur.

D’autre part, ces mêmes riziculteurs s’opposent aussi au fait qu’on leur fait payer tout en nature, même les crédits qui ne sont pas directement liés à la riziculture comme ceux destinés à l’achat du matériel scolaire des enfants en début d’année scolaire ou ceux destinés à l’amélioration de leurs habitations. Cette politique de la SRDI a pour but de contraindre les riziculteurs à lui vendre plus de paddy afin d’assurer le fonctionnement de sa rizerie et de pouvoir ainsi faire face à la concurrence des commerçants privés. Même dans un contexte de marché du paddy officiellement libéralisé, les producteurs continuent de subir la contrainte du marché officiel.

205

Les impositions et autres charges réduisent de façon considérable le revenu des paysans qui ne disposent pour vivre que d’une très faible partie du fruit de leur travail. Outre les prélèvements directs par le système des prix, le transfert des valeurs est progressivement renforcé par l’intervention du projet en amont du procès de production. Le revenu du riziculteur devient ainsi un résidu de déduction des coûts des « services » rendus par l’organe encadreur. Ceci rejoint le constat fait par A. BONNASSIEUX (2001) à propos des planteurs de coton de l’ouest du Burkina Faso et du sud du Mali avant la mise en place d’organisations des planteurs : « les marges perçues après le remboursement des intrants sont faibles. Cela entraîne une rémunération insuffisante et inégale des acteurs de la production qui fragilise les exploitations ».

Tableau n° 13 : Marge bénéficiaire réalisée par la SRD-Imbo sur les intrants fournis aux riziculteurs (Fbu). Année Semences Engrais et produits Total phytosanitaires 1996 6.803.000 10.782.000 17.585.000 1997 1.420.000 55.620.000 57.040.000 1998 1.559.000 22.066.000 23.625.000 1999 16.992.000 56.823.000 73.815.000 2000 3.571.000 53.250.000 56.821.000 Source : MAC FYS Managment Audit Accointing, 2000.

Cette sous-rétribution du travail paysan peut amener les producteurs, lorsqu’ils disposent de suffisamment d’autonomie, à se détourner au moins partiellement de la production ou des facteurs de production offerts lorsqu’ils sentent que ces facteurs leur coûtent plus qu’ils ne leur rapportent (stratégie défensive de J-M. YUNG et J. ZASLAVSKY, 1991). Au Kenya par exemple, quand le gouvernement a décidé de mettre la main sur la filière café à la fin des années 1980, les caféiculteurs se sont repliés sur l’économie vivrière, l’élevage laitier, le petit commerce ou l’artisanat, assurant aux caféières un minimum d’entretien(L. UWIZEYIMANA et M. NOIRT, 1998).

Ce phénomène que l’on observe en Afrique où l’on voit des paysans renoncer aux facteurs de production et abandonner les cultures de rente pour s’orienter vers des cultures vivrières (notamment le vivrier de rapport dans les zones proches des agglomérations urbaines) 206 prouvent qu’ils gardent une marge d’autonomie relativement importante. C’est cette dernière qui leur permet de réguler leur engagement dans le système de production en réduisant ou en accroissant leur degré d’intégration selon les bénéfices qu’ils en tirent. Or, le riziculteur de Mugerero ne peut en aucun cas recourir à cette stratégie du fait qu’il ne jouit d’une quelconque autonomie. Il ne peut renoncer ni à la production du riz, ni aux intrants qui lui sont fournis par l’organisme d’encadrement sous peine d’être expulsé du périmètre.165

Dans le cadre des aménagements hydro-agricoles réalisés par des appareils étatiques, les producteurs sont généralement soumis à diverses sortes de prélèvements contractuels dont deux sont particulièrement importants. Il s’agit de la redevance-eau ainsi que des dettes d’exercice. Les attributaires de ces terres doivent en outre tout payer en nature, c’est-à-dire en paddy ; que ce soit l’eau d’irrigation qu’ils utilisent, les dettes contractées pour se procurer les intrants nécessaires et les semences, ainsi que tous les crédits fournis à titre d’activités d’auto- promotion.

2.3.1 La redevance-eau

La redevance-eau est un prélèvement forfaitaire imposé par l’organe gestionnaire des aménagements. Elle consiste assez souvent en un prélèvement d’une quantité fixe de paddy au moment de la vente. Dans le périmètre irrigué de Mugerero, cette redevance a été convention- nellement fixée à 300kg de paddy par hectare. Elle est en outre obligatoirement payée en nature. C’est-à-dire que le producteur cède à la vente une quantité de paddy équivalent au montant de cette redevance calculé sur base du prix du marché officiel. La redevance-eau n’a jamais changé ; elle a toujours été fixée à 300 kg de paddy par hectare. Cette stabilité est trompeuse puisque sa valeur réelle change chaque année au gré des ajustements du prix du paddy. Puisqu’elle est payée en nature les effets de cette redevance se répercutent sur chaque hausse du prix du paddy.

Cependant, cette redevance peut être majorée ou minorée suivant la participation des riziculteurs aux travaux d’entretien des canaux ou des voies de circulation. Conformément à l’article 16 du contrat d’exploitation signé entre chaque producteur et la SRDI, une absence à

165 En ce qui concerne les intrants, on va voir plus loin qu’avec les difficultés financières de l’entreprise de plus en plus importantes, celle-ci peut autoriser aux associations des riziculteurs ou aux riziculteurs qui le peuvent de les acheter eux-mêmes directement. 207 ces travaux vaut une amende de 2000 Fbu par jour tandis que chaque jour de participation réduit la redevance-eau de 1000 Fbu. Chaque riziculteur est obligé de consacrer chaque saison 12 jours à ces travaux d’intérêt collectif. Pour les paysan interrogés, cette participation à ces travaux devrait être prise en compte pour baisser le coût de leurs charges d’exploitation. Ils la considèrent comme une prise en charge de la contrepartie de l’encadrement qui devrait être répercutée sur les prix du paddy.

La redevance-eau peut représenter une part importante de l’ensemble des dettes des riziculteurs. Selon le « diplôme »166 de C. GAHUBUKE du village VI pour la saison agricole 2006-2007 (il se trouve en annexe du présent travail), la redevance-eau représentait 19,2 % de l’ensemble de ses dettes (39.500 Fbu auxquels il faut ajouter l’équivalent de 5 jours de participation aux travaux d’entretien des infrastructures collectives, soit 5.000 Fbu).167

2.3.2 Les dettes d’exercice

Les dettes d’exercice quant à elles représentent les sommes contractées par les paysans pour se procurer les intrants et les semences. Ces dettes correspondent plus précisément au coût total des engrais, des semences et des produits phytosanitaires utilisés par le riziculteur et fournis par le projet ou l’association de son appartenance. Avec la redevance-eau, ces dettes représentent la quasi-totalité des prélèvements réalisés sur le produit du riziculteur. Si nous reprenons l’exemple du riziculteur ci-haut évoqué, les semences et les engrais constituent respectivement 6,8 % et 70,2 % du total de ses dettes envers la SRDI. Au total donc, l’eau d’irrigation, les engrais et les semences utilisés par ce riziculteur représentent 96,2% des dettes qu’il doit à la SRD-Imbo. Le reste est représenté par le prix des insecticides (3,8 %).

On peut enfin souligner les sanctions économiques qui représentent aussi une autre forme de prélèvements sur le travail des bénéficiaires des terres aménagées par les pouvoirs publics quoiqu’elles concernent une partie seulement des producteurs. Il s’agit de ceux qui ne parviennent pas à respecter les clauses du contrat comme la participation à l’entretien des

166 Le « diplôme » auquel on fait ici allusion est en fait l’attestation de non-redevabilité délivré à chaque riziculteur qui s’est acquitté de toutes ses dettes annuelles. C’est ainsi que les paysans l’appellent et comme tous les autres diplômes, il n’est pas facile à décrocher pour la plupart des riziculteurs et son obtention donne lieu à des manifestations de joie. C’est en fait la garantie que ta parcelle ne figurera pas sur la liste noire de celles à redistribuer la saison suivante. 167 Dans nos calculs, afin de mieux rendre compte de l’impact exact du coût des services fournis par la SRDI sur les revenus des riziculteurs, on n’a pas tenu pas compte des arriérés de l’année précédente qui s’élevaient à 19.697 Fbu, ainsi que la dette de 40.000 Fbu contractée en espèce par ce riziculteur. 208 infrastructures collectives du périmètre. Dans le cas du périmètre irrigué de la SRDI, on peut rappeler les amendes auxquelles sont condamnés les riziculteurs qui ne remplissent pas le nombre de journées obligatoires de participation aux travaux d’intérêt général. Une amende de 2.000 Fbu est infligée à tout producteur qui ne totalise pas les 12 jours obligatoires de participation aux travaux d’intérêt collectif.

Ces différents types de prélèvements auxquels sont soumis les producteurs de paddy ne leur permettent pas d’avoir des « revenus adéquats » (G. DELINCÉ, 2008). Le riz étant une culture intensive, le colon est tenu, pour les besoins de ce type de culture, mais aussi par le contrat qui le lie à la SRDI, d’utiliser les intrants fournis par cette société ou son association et qui sont payés en nature. Le processus d’endettement des riziculteurs, et donc de précarisation de leur situation économique, prend ainsi naissance dans leur dépendance vis-à-vis du capital de la SRDI. Près de la moitié des producteurs enquêtés (46,6%) nous ont affirmé avoir des arriérés envers la SRDI. Ces arriérés ont pour effet de gonfler les redevances de la saison suivante, ce qui rend encore plus compliqué le remboursement des dettes des riziculteurs. C’est le cas du riziculteur ci-haut évoqué dont les arriérés de la saison précédente représentent 7 % des redevances de l’année considérée (19.697 Fbu contre 284.281 Fbu).

Tableau n° 14 : La part des producteurs dans les revenus de la riziculture

Valeur totale Retenues sur les Sommes versées aux Année des achats achats riziculteurs Valeur % Valeur %

2002 1.870.484.485 935.622.905 50,1 934.861.580 49,9

2003 2.220.090.185 1.168.028.648 52,6 1.052.061.537 47,4

2004 1.985.357.255 1.594.335.630 80,3 389.870.781 19,7

2005 2.215.777.691 1.811.601.070 81,8 404.176.621 18,2

2006 3.428.573.180 2.036.106.778 59,4 1.399.480.570 40,6

2007 2.217.781.645 1.732.099.674 78,1 485.681.971 21,9

2008 2.151.050.850 1.755.845.46381,6 395.205.387 18,4 Source : SRDI, rapports annuels

209

Figure n° 27: La part des producteurs dans les revenus de la riziculture (en %)

100

80

60

40

20

0 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008

Retenues Part des producteurs

Source : Réalisé à partir du tableau ci-haut

Ce tableau révèle que l’essentiel des revenus des riziculteurs est absorbée par les différentes redevances (eau, semences, engrais et produits phytosanitaires) et le remboursement des crédits octroyés par la SRDI aux producteurs. Certaines campagnes ne servent pratiquement qu’à payer les différentes redevances et à rembourser les crédits. C’est le cas des années 2004, 2005 et 2008 pour lesquelles plus de 80% des recettes de la riziculture ont été retenues par la SRD-Imbo au titre de remboursement des redevances des riziculteurs de son périmètre. Les rapports de la société pour ces années reconnaissent eux-mêmes que « la somme versée aux riziculteurs est trop faible. Cela montre que la campagne a été essentiellement caractérisée par le recouvrement des dettes et autres arriérés des riziculteurs ».168 Même en tenant compte des quantités auto-consommées et de celles vendues sur le marché parallèle, les revenus de la riziculture ne cessent de baisser à cause du coût de l’encadrement. Ce sont les charges d’exploitation élevées qui sont à l’origine d’une telle situation. Un des riziculteurs enquêtés nous a affirmé que « nous ne produisons pas pour nous mêmes, mais pour la SRDI. L’objectif ultime de chacun est d’avoir son ‘‘diplôme’’ qui lui permet de garder sa terre. Celui qui l’a déjà eu se sent comme au paradis. Mais tant que tu ne l’as pas encore eu, tout peut t’arriver et tu ne peux pas être tranquille » (G. NKUNZWENIMANA, village II).

168 SRDI, rapport annuel 2008 210

Tableau n° 15 : Le poids des retenues sur les revenus des riziculteurs pour la saison agricole 2006-2007

Association Quantité Valeur totale Total des Net pour les Part vendue des achats retenues riziculteurs (en %) (Kg) (Fbu) (Fbu) (Fbu) Buramata 511.268 140.982.955 105.167.732 35.815.223 25,4 Murira 558.934 155.037.475 113.381.182 41.656.293 26,8 Nyeshanga 825.547 231.810.295 187.711.405 44.098.890 19 Ninga 680.153 189.733.300 139.874.603 49.858.697 26,2 Mpanda 546.031 150.744.895 111.777.881 38.967.014 25,8 Bwiza B.N 677.400 189.84.750 135.922.399 53.919.351 28,4 Kidwebezi 320.641 88.176.275 54.116.665 34.059.610 38,6 Nyamabere 462.219 129.680.895 104.976.423 24.704.472 19 Kabamba 759.366 210.053.665 142.521.626 67.532.039 32,1 Rubira 344.305 97.090.975 69.309.401 27.781.574 28,6 Maramvya 347.115 96.021.015 79.316.411 16.704.604 17,3 Bugoma 241.645 66.882.355 60.250.213 6.632.142 9,9 Mubone 442.899 122.406.385 108.853.429 13.552.956 11 Kiyange 300.217 82.840.990 66.395.927 16.445.063 19,8 Rubirizi 248.658 68.708.440 64.353.007 4.355.433 6,3 389.136 107.939.155 100.620.270 7.318.885 6,7 Kinyinya 324.778 90.230.825 87.551.100 2.679.725 2,9 Total/Moyenne 7.980.312 2.217.781.645 1.732.099.674 486.081.971 21,9 Source: SRDI, service commercial

Or, avec l’insertion de plus en plus grandissante des systèmes de production paysans dans les économies de marché, les paysans ne se contentent plus uniquement d’assurer la satisfaction des besoins prioritaires destinés à assurer la reproduction physique du groupe domestique. L’ouverture aux marchés, notamment urbains, ainsi que les divers crédits nécessaires au processus de production, exigent un certain degré de rentabilité de l’agriculture paysanne. Pourtant, c’est cette marge de rentabilité que les États essaient de détourner à leur profit. C’est à travers l’omniprésence des appareils étatiques d’encadrement à tous les niveaux de la production que cela devient possible. Le projet de riziculture irriguée de la SRDI s’inscrit 211 dans cette logique. Il a dès le début imposé aux producteurs des rapports contractuels qui lui permettent de contrôler et de capter à son profit l’essentiel de la rente de la riziculture.

Figure n° 28 : Importance des prélèvements selon les associations des riziculteurs (en %)

100

80 Retenues (%) 60

40

20

0

. . . a e i i a a h a a e a a e z t m. ir g d N m. ir y n g i a y r s . ma n r n a e in n w a mb b o o i w i r u y a B d y u b a u p i a mv g y b g y N a N b a u u i u i n B M N z K R r i M i a a B M K R K K K w M B

Source : Réalisé à partir du tableau n° 16

Compte tenu de tout ce qui précède, on peut affirmer que le système du périmètre irrigué de Mugerero s’inscrit en porte à faux au développement rural que le gouvernement prétend apporter à partir de son intervention dans cette zone. L’ensemble des moyens mis en œuvre sont en réalité destinés à assurer la viabilité financière des aménagements réalisés par les pouvoirs publics. C’est le sens même que D. BERGEN (1985) donne aux objectifs de ce projet : « parmi les objectifs non déclarés de la SRDI figure la réalisation de l’auto- financement du projet par la marge bénéficiaire réalisée sur la production paysanne et sur l’usinage du riz dans sa propre usine ». Il en est de même du coût de l’encadrement qui est directement récupéré sur le riziculteur. Ceci met alors le paysan dans une quasi-impossibilité de création de richesse pour améliorer ses conditions de vie. Ce constat a sa pertinence si l’on se rappelle que c’est, pour reprendre le discours dominant, en vue d’assurer le bien-être de la population rurale que les États investissent la campagne. C’est pour cela que de façon générale, écrit Jeanne FAVRET, les paysans ne reprochent pas à l’État de trop intervenir, 212 mais de ne pas leur faire bénéficier ses interventions.169 En effet, ils ne réclament pas « moins d’État » ou son effacement total parce que celui-ci reste encore indispensable dans le contexte économique actuel des paysanneries du Sud, mais tout simplement « mieux d’État », c’est-à- dire une implication plus accrue de celui-ci dans la création d’un environnement économique favorable aux producteurs agricoles. La mise en place d’un tel environnement implique évidemment la redéfinition du rôle des appareils institutionnels d’encadrement agricole et de la nature des rapports entre les différents acteurs du secteur agricole.

En reprenant la conclusion de J-E. BIDOU (1994) à propos du café, on peut soutenir aussi que, aux prix actuels, la riziculture est une mauvaise affaire pour les paysans. Pour la plupart des producteurs interrogés, la pratique de la riziculture se révèle d’une faible rentabilité sauf pour les pouvoirs publics qui l’ont initiée. Emmanuel NGENDAKUMANA du village II par exemple nous a déclaré que « si le paysan pouvait raisonner en termes de coût, il y a déjà longtemps que la riziculture aurait disparu. Heureusement, le paysan ne peut par exemple pas comptabiliser le coût des opérations effectuées par la main-d’œuvre familiale. Il les considère comme gratuites ». Son maintien ne se justifie que parce qu’elle permet aux paysans d’avoir un montant plus ou moins important qui leur permet de faire face aux dépenses exceptionnelles – les revenus faibles et échelonnés des cultures vivrières n’assurant que le fonctionnement au jour le jour des unités familiales – et de ne pas être dépossédés de leurs propriétés. Malgré l’ampleur des extorsions, la riziculture semble donc pour longtemps inscrite dans les logiques paysannes des paysannats rizicoles de Mugerero dans la mesure où elle est seule garante de « sécurité » dans un contexte de précarité foncière.

3. Pourtant, un périmètre qui attire

Un fait marquant caractérise le périmètre rizicole de l’Imbo-centre malgré la faible rentabilité générale de la riziculture liée tant à la faiblesse des prix au producteur qu’à l’ampleur des prélèvements : l’engouement dont il fait l’objet, notamment de la part des bourgeoisies locales (fonctionnaires, commerçants, agents de la SRDI, paysans riches, etc.) ou urbaines. Depuis quelques temps, ces classes sociales jouent un rôle de plus en plus important dans la production rizicole de ce périmètre. 32 % des casiers visités appartiennent à cette catégorie

169 J. FAVRET, « Le traditionalisme par excès de modernité : les dissidences berbères des Aurès et de Kabylie », in Archives européennes de sociologie, vol. VIII, 1967.

213 des producteurs non paysans. Cette part paraît d’autant plus importante qu’à la création du périmètre tous les acquéreurs des rizières étaient des paysans. La part réelle de tels casiers nous semble d’ailleurs bien plus élevée parce que dans certains cas, nous sentions que les gens trouvés sur place refusaient de nous donner l’identité réelle du propriétaire du casier comme s’ils en avaient reçu l’ordre de la part des vrais propriétaires. Il s’agirait des personnes à qui les propriétaires résidant dans la capitale ou au chef-lieu de la commune Gihanga confient la surveillance de leurs rizières. Ce sont eux qui supervisent tous les travaux de leurs champs, engagent la main d’œuvre nécessaire, et donnent rapport au propriétaire. D’après nos enquêtes, ces personnes sont payées entre 120.000 et 150.000 Fbu pour l’ensemble de la saison agricole. Selon Pascal NDIMURWANKO du village II, « il s’agit presque d’un emploi à temps plein puisque tu dois passer chaque jour pour te rendre compte de l’état de la rizière et donner ensuite rapport au ‘‘patron’’. C’est pour cela qu’ils sont choisis parmi les propriétaires voisins ».

L’importance de cette catégorie de riziculteurs est attestée par le va-et-vient incessant des motos que l’on croise dans ce périmètre depuis la période des semis jusqu’à la veille de la récolte. Seuls ces engins peuvent y circuler puisque les champs sont inondés, le riz étant une plante presque aquatique. En plus, c’est la période des pluies, ce qui complique davantage la circulation au sein du périmètre. Par contre, lorsque l’hivernage prend fin et que les eaux sont retirées des rizières pour permettre la maturation des épis, ce sont les voitures qui remplacent les motos puisque les voies de circulation deviennent praticables.

Planche photographique n° 3 : Des propriétaires étrangers au périmètre

La photo de droite n’est pas tout à fait nette parce qu’elle a été « volée », toutes les demandes d’autorisation de prise de photo ayant été infructueuses. J’ai alors profité d’un moment d’inattention de l’un de tels propriétaires pour prendre cette image, d’où son caractère flou. 214

Ces acquisitions des casiers par des non-paysans sont la conséquence de l’expulsion du périmètre des riziculteurs qui ne parviennent pas à s’acquitter des redevances dues à la SRDI, conformément aux clauses qui régissent la mise en valeur de ces aménagements. Le chapitre sur les stratégies des riziculteurs nous permettra de constater qu’en cas de menace évidente d’expropriation par la SRDI, les propriétaires concernés anticipent et vendent eux-mêmes leurs casiers. Cette stratégie paraît d’autant plus efficace qu’en cas d’expropriation par la SRDI, le producteur concerné ne reçoit aucune indemnisation. Dans tous les cas, que ce soit en situation d’expropriation par la SRD-Imbo ou de vente de leurs casiers par les riziculteurs eux-mêmes, ces sont les classes sociales privilégiées qui les récupèrent. Les difficultés économiques de certains producteurs constituent alors une porte d’entrée des producteurs non-paysans au sein de ce périmètre.

Qu’est ce qui fait alors « courir » ces fonctionnaires, commerçants et autres populations riches ? Pourquoi ce périmètre est-il devenu attrayant pour ces catégories sociales ? Ce n’est pas certainement le simple fait de posséder de la terre car celle-ci reste propriété de l’État dans le contexte juridique des périmètres aménagés par les pouvoirs publics. C’est-à-dire en définitive qu’ils parviennent à rendre rentable l’opération de riziculture malgré les ponctions de la SRDI. Comment alors cette catégorie bien précise de producteurs parvient-elle à tirer profit de la riziculture ? La réponse à cette question semble s’orienter vers deux principales directions.

3.1 Une indépendance financière vis-à-vis de l’organe d’encadrement

D’une part, puisqu’ils disposent de leurs propres moyens financiers, les producteurs riches jouissent d’une indépendance financière vis-à-vis de la SRDI, ce qui leur permet de faire de la riziculture une activité rentable. Ainsi, ils achètent les intrants qu’ils utilisent comme les engrais et les insecticides sur le marché libre où ils sont moins chers par rapport à ceux fournis à crédit par la SRDI ou par les associations des riziculteurs et qui sont lourdement taxés. En cas de difficultés financières, la SRD-Imbo peut autoriser les riziculteurs qui le peuvent ou leurs associations à s’acheter eux-mêmes les engrais chimiques et les autres intrants. D’autre part, comme les produits fournis par la SRDI ou les associations arrivent assez souvent avec du retard – en raison des lourdeurs administratives dans la passation de leurs marchés ou d’indisponibilité de ressources – la société est devenue de moins en moins 215 regardante envers les producteurs qui utilisent les engrais qu’ils ont eux-mêmes directement achetés.

De cette manière, cette catégorie de riziculteurs évitent les marges bénéficiaires élevées que réalisent la SRDI ou les associations des riziculteurs sur les groupes de producteurs qui n’ont pas assez de moyens pour s’approvisionner eux-mêmes en intrants. Pour la saison agricole 2008-2009 par exemple, un sac de 50 kg d’urée était vendu à crédit à raison de 108.000 Fbu par la SRDI alors que le même sac coûtait 55.000 Fbu chez des commerçants particuliers, c’est-à-dire près du double du prix du marché libre.

En outre, ces producteurs non-paysans n’ont pas besoin des crédits de la SRD-Imbo qui sont remboursés à des taux élevés (crédits pour les labours, le repiquage ou la récolte remboursés à un taux de 23%, ou des crédits pour petit équipement, la construction ou la réhabilitation des habitations, l’achat du matériel scolaire pour les enfants en début d’année scolaire dont le taux d’intérêt s’élève à 17%). Ils ne paient que la redevance-eau et les semences qui restent des éléments incontournables pour l’ensemble des riziculteurs. Ceci leur permet alors de garder pour eux une importante marge du résultat de leurs activités alors que pour les autres producteurs, cette marge fond dans les différentes redevances et dans le remboursement des divers crédits contractés auprès de la SRDI ou des associations. Pour ces derniers, c’est alors leur forte dépendance financière vis-à-vis de l’organe d’encadrement qui les empêche de réaliser de réels bénéfices.

Enfin, les moyens dont ils disposent leur permettent aussi d’intensifier la production. Cette intensification s’explique par le recours à une main d’œuvre importante, particulièrement pendant les moments de pointe des travaux comme les labours, le repiquage, le sarclage ou la récolte. Ces tâches sont exécutées à temps, ce qui a des incidences évidentes sur le niveau de production. Cette intensification passe également par une utilisation massive d’engrais tandis que les autres producteurs doivent limiter les quantités utilisées à cause de leur coût. Cela a également des conséquences réelles sur les rendements. Selon les services agronomiques de la société SRDI, lorsqu’un polder de 50 ares a été bien entretenu, il peut produire jusqu’à 5 tonnes de paddy alors que dans le cas contraire il donne entre 3 et 3,5 tonnes.

216

Planches photographiques n° 4 et 5: Quelques aspects du contraste entre riziculteurs riches et riziculteurs pauvres

A gauche, paysan utilisant l’engrais biologique (bouse de vache) pour compléter les faibles doses d’engrais chimiques qu’il a pu acquérir. A droite, une charrette d’un commerçant transportant des sacs d’engrais chimiques vers ses rizières. Le mode de transport utilisé témoigne à lui seul du rang social de ce riziculteur.

A gauche, une veuve du village II en train de sarcler seule sa rizière. A droite, 8 ouvriers réunis sur un casier d’un employé d’une ONG internationale.

Cependant, cette intensification ne suffit pas à elle seule pour expliquer les profits que certains riziculteurs tirent de la riziculture. D’autres éléments, liés notamment aux conditions du marché, interviennent pour justifier les gains qu’ils réalisent.

3.2 Possibilité de choisir les meilleurs moments de vente

L’autre élément qui explique la rentabilité de la riziculture pour les grands producteurs, c’est la faculté matérielle dont ils disposent de pouvoir choisir les meilleures périodes de vente de leur production. En effet, ces riziculteurs ne vendent pas leur paddy directement à la récolte puisque à ce moment-là les prix sont au plus bas niveau. Ils stockent leur produit pour 217 l’écouler en dehors des périodes de récolte qui voient généralement les prix augmenter de façon sensible. Nos enquêtes nous ont permis de constater que les meilleurs moments de vente du paddy sont les mois de décembre, janvier, février et mars qui sont des moments de soudure dans cette région, et dans tout le pays d’ailleurs. Pendant ces périodes, la récolte de la saison précédente est presque épuisée sur le marché alors que celle de la saison en cours se fait encore attendre. En février 2009 par exemple, un sac de paddy de 100 kg était vendu à 80.000 Fbu alors que le même sac se vendait à 60.000 Fbu au mois de juillet, c’est-à-dire en pleine période de récolte, soit 25% moins cher. Vendre pendant ces moments de déficit vivrier procure alors des revenus plus élevés.

Photo n° 6 : Un notable de Gihanga devant ses stocks de paddy

Mais pour cela, il faut que le producteur puisse disposer d’une (ou d’autres) source (s) de revenus, c’est-à-dire qu’il ne faut pas compter immédiatement sur les ressources du riz. Or, pour les petits producteurs, sans autres ressources, cela est quasiment impossible. Ils sont obligés de vendre leur paddy juste à la récolte – parfois même sur pied lorsque l’équilibre financier ou alimentaire des ménages est gravement compromis – lorsque le rapport entre l’offre et la demande défavorise le producteur, pour pouvoir faire face aux différentes contraintes de la vie quotidienne. Ceci justifie alors pourquoi la riziculture se révèle plus rentable pour les riches producteurs. 218

Enfin, certains de ces gros riziculteurs possèdent aussi leurs propres unités de décorticage de paddy. Depuis quelques temps, notamment après la libéralisation du marché du paddy, on assiste à une multiplication des unités privées de décorticage. Selon l’agent comptable de la commune de Gihanga, cette dernière compte actuellement 14 décortiqueuses privées de paddy contre 5 en 2000. Ceci permet alors aux propriétaires de ces unités de vendre un produit déjà traité, avec donc une certaine valeur ajoutée. Au mois de septembre 2009 par exemple, un sac de paddy de 100 kg se vendait à 65.000 Fbu. Mais décortiqué, le même sac – qui pèse désormais environ 80 kg de riz blanc si l’on tient compte du poids de la paille – revenait à 75.500 Fbu, soit une valeur ajoutée de 16,1%. Ces propriétaires de décortiqueuses traitent avec les grossistes du marché central de la capitale dont ils deviennent des fournisseurs. Lorsqu’on sait que le prix de telles machines s’établit autour de 7 et 18 millions de francs selon leur origine,170 on devine aisément quelle catégorie de riziculteurs peut investir dans ces activités de décorticage du paddy.

Photo n° 7 : Unité privé de décorticage Photo n° 8 : Paysans séchant leur paddy devant du riz paddy une décortiqueuse d’un fonctionnaire

Ces machines n’assurent pas uniquement le décorticage du paddy de leurs propriétaires, mais également celui de leurs clients. Comme le montre la photo n° 8 (supra), n’importe quel riziculteur peut faire recourt auprès de ces décortiqueuses, notamment pour les besoins de consommation. Mais ce sont surtout les vendeurs de riz qui sont les plus gros clients de telles

170 Les décortiqueuses utilisées au Burundi sont d’origine chinoise pour la plupart, et très peu sont d’origine italienne. Celles importées de Chine coûtent entre 6 et 7 millions de francs selon les modèles (H20, H30 ou H50) tandis que celles en provenance d’Italie (marque Colombine) sont les plus chères mais de qualité bien supérieure. Leur prix, toutes taxes comprises, peut aller jusqu’à 18 millions de Fbu (B. NGENZEBUHORO, détenteur d’une unité de décorticage à Gihanga). 219 unités de décorticage. Ils viennent y faire traiter le paddy collecté auprès des producteurs avant de l’amener vers les différents marchés de la place ou de la capitale. Le prix du décorticage s’élève à 20 Fbu par kilo de paddy. Sachant que la capacité de décorticage s’élève à 10 tonnes par jour ou plus selon le type de machine, on comprend que les activités de décorticage de paddy sont aussi une source importante de revenus pour ceux qui ont investi dans ce domaine.

De façon générale alors, la riziculture est une opération lucrative pour ceux qui disposent de leurs propres moyens pour y investir, tandis qu’elle se révèle peu rentable pour ceux qui dépendent financièrement de la société d’encadrement. C’est pour cela que cette première catégorie de producteurs cherche sans cesse à étendre les superficies cultivées, c’est-à-dire à acquérir de nouvelles parcelles. Ceci a pour effet de provoquer une concentration des terres du périmètre entre les mains d’une minorité de gens n’appartenant pas au même univers social que propriétaires de départ. C’est le cas de ce commerçant-riziculteur que nous avons rencontré au village IV qui dispose à lui seul de 9 ha de rizières, c’est-à-dire 18 casiers de 50 ares chacun. Ou de celui de E. NGENDAKUMANA du village II qui en est aujourd’hui à son cinquième casier et qui nous a affirmé qu’il était à la recherche d’un sixième.

L’utilisation des revenus du riz montre que les grands producteurs sont dans une logique d’investissement alors que pour les plus vulnérables, il s’agit d’assurer la survie quotidienne de leurs familles. Ainsi, une partie de l’argent gagné est directement investi dans l’expansion de la riziculture (achat de nouvelles rizières ou tout au moins location d’une rizière supplémentaire). 13,5% des riziculteurs enquêtés nous ont affirmé consacrer au moins un tiers des revenus du riz pour agrandir le nombre de leurs rizières ou pour en louer de nouvelles. Ils appartiennent tous à la catégorie aisée des producteurs. Pour les plus petits producteurs par contre, la part des revenus réinvestis dans la riziculture reste minime. Les revenus du riz servent en grande partie à satisfaire les besoins quotidiens des ménages (surtout les achats des vivres) et à effectuer les dépenses importantes qui ne peuvent être réalisées en dehors de la campagne-riz (payement des dettes, réfection des habitations, organisation des cérémonies à caractère social, etc.). G. NKUNZWENIMANA du village II nous a déclaré à ce propos que « la campagne de vente de riz est le moment propice pour effectuer toutes les dépenses que l’on n’a pas pu réaliser au cours de l’année puisque en dehors de cette période, cela devient difficile ».

220

Tableau n° 16 : Utilisation des revenus du riz par les ménages

Dépenses Fréquence des dépenses Moyenne (%) Achat de vivres 31 34,4 Achat de rizières 4 4,5 Location de rizières 8 9 Travaux de riziculture 11 12,2 Habillement 7 7,8 Amélioration habitat 6 6,6 Soins de santé 4 4,4 Frais de scolarité 9 10 Payement dettes 6 6,6 Autres 4 4,5 Total 90 100 Source : Enquêtes personnelles

Figure n° 29 : Utilisation des revenus de la riziculture

40

30 Moyenne% en

20

10

0

s t. ts n s es i io e vre ab t ettes tr vi cul H ta t zi i D Au a ri ab h H s scolair Ac ai avaux Fr Tr

Source : Réalisé à partir du tableau ci-haut

221

II. Gestion des rizières et insécurité foncière des producteurs

Après la commercialisation du paddy et le marché des facteurs de production, la situation foncière des colons constitue une autre source de contraintes paysannes dans les contrats d’exploitation des terres étatiques. Généralement, dans le cadre des projets installés sur des terres domaniales, l’organisme gestionnaire mandaté passe avec les agriculteurs qui y sont installés des contrats d’exploitation. M. CERNEA (1998) parle de « conventions institution- nelles et sociales » qui régissent les tâches fondamentales des acquéreurs des terres de l’État.

Les contenus de ces contrats passés entre l’État ou ses représentants et les paysans installés sur les domaines publics présentent certaines constantes concernant le statut de la terre et la précarité de sa détention. Les règles d’exploitation sont par exemple toujours assorties de sanctions pouvant aller jusqu’à l’expulsion de l’exploitant. En aucun cas ces contrats ne confèrent à l’exploitant un titre de propriété, les terres aménagées devant demeurer une propriété de la puissance publique. Ils tendent à faire des paysans de véritables métayers partageant avec l’État le fruit de leur travail par le système de rémunération et d’impositions. Afin de pouvoir exercer une mainmise totale sur la production paysanne, ces instruments recourent toujours à une séparation des producteurs d’avec leurs moyens de production, particulièrement la terre. C’est par ailleurs la caractéristique essentielle du mode de production artisanal décrit par P. CASTEX (1977) où le producteur direct ou l’« artisan agricole », n’exerce aucun contrôle sur les principaux facteurs qui conditionnent son activité productive, surtout sur la terre. Il s’agit-là, selon toujours P. CASTEX, d’une véritable subordination des producteurs, rendue possible par l’instauration d’un système de séparation des producteurs et des moyens de production.

La figure suivante décrit la nature des rapports (techniques et sociaux) de production instaurés par la SRDI dans le procès de production du paddy. Ces rapports se caractérisent par une non propriété économique par les riziculteurs des moyens de production (la terre). C’est ceci qui fait d’eux des producteurs fragiles, susceptibles d’être exclus à tout moment de l’acte de production. Cette séparation des producteurs de leur principal outil de production vise un contrôle plus facile du travailleur et du fruit de son travail. La relation créée par ce genre de contrats est parfaitement inégalitaire. Il s’agit d’un échange inégal puisque non négocié, et qui se caractérise par l’unidirectionnalité des décisions. Il est 222 alors un lieu de dangers pour les agriculteurs et instaure nécessairement une suspicion entre les acteurs institutionnels et ceux à la base.

Figure n° 30 : Mode de production dans le périmètre de la SRDI

Moyens de production (Terre)

Non propriété économique Propriété économique réelle (risque d’exclusion de l’acte agricole)

Contrôle du procès de production

Producteurs SRDI Contrôle technique et social

Cette situation caractérise aussi le projet de riziculture irriguée de Mugerero où les agricul- teurs ne disposent que des droits précaires et révocables sur les terres qu’ils exploitent. Installés au début des années 1970 dans le cadre de la rénovation des paysannats, les attributaires des casiers rizicoles ne sont pas propriétaires de « leurs » terres, mais de simples tenanciers pouvant être expropriés lorsqu’ils ne parviennent pas à les mettre en valeur conformément aux recommandations de l’organisme chargé de leur gestion. La poursuite de la mise en valeur de ces concessions dépend du respect des règles d’exploitation de ces terroirs.

Ce conformisme est aujourd’hui en train de différencier tendanciellement les producteurs de riz. Une partie des riziculteurs accumule les moyens de production, notamment la terre, alors qu’une autre partie est en train d’être progressivement mise à l’écart du procès de production. Le succès de la riziculture reste limité à quelques planteurs. De la même manière que la 223 plupart des opérations de développement explicitement destinées aux groupes sociaux défavorisés, ce sont plutôt les familles riches qui profitent de cette opportunité pour accroître leurs ressources et renforcer ainsi leur position sociale.

1. Les « droits » et les devoirs des acquéreurs

La convention d’exploitation signée entre la SRD-Imbo et chaque acquéreur d’une parcelle dans son périmètre précise les droits et les obligations des riziculteurs en rapport avec leurs propriétés. En général, chaque attributaire est autorisé à occuper et exploiter « à son profit » la propriété qui lui a été accordée par le projet SRDI. C’est pratiquement en cela que se résume les droits des acquéreurs des casiers rizicoles du périmètre de Mugerero . En revanche, ces derniers sont tenus de respecter scrupuleusement les règles de mise en valeur du périmètre pour que ce droit devienne effectif. Dans le cas contraire, la convention pourra être résiliée et la propriété retirée. D’autres conditions viennent compléter cet arsenal d’obligations, notamment l’entretien des pistes de circulation et d’une partie du réseau d’irrigation (les réseaux secondaire et tertiaire). A l’image de la situation des fellahs décrite par Y. GUILLERMOU (2006) en Algérie, le riziculteur du périmètre de la SRD-Imbo n’a qu’une « propriété formelle » de sa terre d’autant plus qu’il lui est aussi interdit de vendre ou louer celle-ci, du moins officiellement. L’usufruitier est alors assujetti à un certain nombre d’obligations, et l’installation reste révocable.

Or, en bonne logique micro-économique, les paysans ont besoin d’une certaine sécurité foncière pour pouvoir investir dans la terre et pratiquer une agriculture performante. Le meilleur modèle de sécurité foncière est alors implicitement ou explicitement la propriété privée de la terre. Défini comme « le droit ressenti par le possesseur d’une parcelle de terre de gérer et utiliser sa parcelle, de disposer de son produit, d’engager des transactions, y compris des transferts temporaires ou permanents, sans entrave ou interférence de personnes physiques ou morales »171, le concept de sécurité foncière est fondamental puisqu’il renvoie à l’idée que les producteurs ne peuvent accomplir leurs tâches et investir du travail ou des capitaux dans la

171 Ph. LAVIGNE DELVILLE, « Sécurité foncière et intensification », in Ph. LAVIGNE DELVILLE (s/dir.), Quelles politiques foncières pour l’Afrique rurale ? Réconcilier pratiques, légitimité et légalité. Paris, Karthala- Coopération Française, 1998. 224 terre que s’ils ont une garantie suffisante de pouvoir bénéficier du fruit de leurs investissements. La sécurité foncière est ainsi étroitement liée à la sécurité économique. Pour les familles paysannes, elle conditionne la possibilité de produire puisqu’elle garantit les paysans du bénéfice du fruit de leurs efforts et les incite par conséquent à investir. Elle permet alors un usage plus productif de la terre. Inversement, une situation d’insécurité foncière décourage l’investissement et peut même obliger le paysan à vendre sa force de travail au lieu de cultiver ses champs. Mais compte tenu du devoir de rendement auquel sont soumis les riziculteurs de Mugerero, ainsi que la place qu’occupe le riz dans leurs revenus, une telle stratégie d’abandon de la riziculture est difficilement envisageable.

Pour les colons du périmètre rizicole de la SRD-Imbo, le retrait des rizières est une source d’insécurité alimentaire, en même temps qu’il les prive des possibilités de gagner des revenus connexes générés par les produits vivriers. En effet, après la récolte du riz, et en attendant la saison suivante, les rizières sont ensemencées en produits vivriers (tomates, haricot et maïs surtout) qui bénéficient d’une irrigation gratuite car seule l’irrigation de la riziculture est payante. En 2008, C. NAHIMANA du village III a retiré de ces cultures environ 145.000 Fbu, sans tenir compte des quantités auto-consommées (qui ont pu être évaluées à 60.000 Fbu). En tout, les revenus des produits vivriers d’entre-saison ont représenté pour ce ménage environ la moitié des revenus de la riziculture (45,6%). Ces productions sont d’autant plus importantes pour les ménages qu’elles permettent de faire face à la période de soudure du début de l’année. Retirer leurs casiers aux riziculteurs les expose donc à une insécurité alimentaire et les dépossède d’une source de revenus supplémentaires.

Cette éventualité de retrait par la SRD-Imbo des propriétés aux paysans « laxistes » suppose leur redistribution à d’autres exploitants de « bien meilleure volonté » selon le discours des responsables du projet. A qui sont-elles alors redistribuées et sur base de quels critères ? Quelle est cette catégorie de riziculteurs qui sont caractérisés par une meilleure volonté ? C’est ici en effet qu’apparaissent puis se renforcent des formes de différenciation sociale à l’intérieur d’un projet au départ égalitaire.

225

2. Expropriation et redistribution des terres

Le décret du 28 février 1973 stipule de manière évidente que les terres qui ont fait l’objet d’aménagements hydro-agricoles de Mugerero sont la propriété de l’État burundais. A ce titre, toutes les rizières appartiennent à l’État qui est propriétaire des aménagements. Le droit de propriété est exercé en son nom par la SRD-Imbo qui en assure l’exploitation en utilisant des moyens diversifiés parmi lesquels on peut retenir l’expropriation suivie d’une réattribution des parcelles à de nouveaux agriculteurs. L’affectation d’une parcelle n’est donc jamais définitive, elle est toujours provisoire et peut être retirée à tout moment pour « mise en valeur insuffisante ».

2.1 Les conditions d’expropriation

Selon les clauses du contrat signé par chaque attributaire d’une rizière, deux cas de figure peuvent occasionner son expulsion du périmètre. D’une part, la SRDI a le droit de disposer librement de toute parcelle non cultivée ou incomplètement mise en valeur selon les directives de ses services techniques. C’est-à-dire donc qu’en cas de défaillance de l’exploitant, la SRDI pourra lui substituer un autre qui pourra mener à bien la mise en valeur de la rizière concernée. En vue de conserver ses droits d’usufruitier, l’acquéreur est obligé de se conformer aux recommandations techniques de mise en valeur de ce périmètre. D’autre part, tout riziculteur qui ne parvient pas à s’acquitter des frais liés à la fourniture d’eau d’irrigation, à l’encadrement et à l’entretien des infrastructures collectives peut également voir son contrat résilié.

Pour la plupart des riziculteurs, ces conditions sont difficiles à respecter à cause de la faiblesse de leurs revenus. Le riz étant une culture exigeante, une mise en valeur conforme aux exigences de la SRDI requiert assez souvent une main d’œuvre supplémentaire. Or, celle- ci devient de plus en plus chère au moment où la main d’œuvre familiale se raréfie. Un ouvrier agricole touche aujourd’hui 1000 Fbu par jour en plus d’un repas servi à la mi-journée en raison de la pénibilité des travaux des rizières. Ceci représente un coût supplémentaire difficile à chiffrer pour le propriétaire mais qui ne doit pas être négligeable. Dans le contexte actuel de rareté des produits vivriers, la grande majorité des paysans tend à relever le salaire journalier – qui peut aller jusqu’à 1500 Fbu par jour – et supprimer ainsi le repas de la mi- journée. 226

Quant à la main d’œuvre familiale, elle se raréfie de plus en plus. L’école et les petits centres ruraux où les jeunes non scolarisés ou déscolarisés exercent de petits emplois dans le domaine de l’informel les ont arraché à leur milieu social dans lequel ne restent pratiquement que des personnes adultes. Cette concentration des jeunes dans les centres ruraux est une conséquence de la guerre civile qu’a connue le pays depuis 1993. En effet, au plus fort de la guerre, ces centres étaient les seuls endroits relativement sécurisés par l’armée et où les mouvements armés s’aventurait rarement. Les populations s’y sont alors concentrées, ou à défaut venaient y passer la nuit, tandis que la journée elles vaquaient à leurs occupations quotidiennes. Avec l’amélioration de la situation sécuritaire consécutive à la signature de l’accord de cessez-le- feu d’Arusha en 2002 entre le gouvernement et les principaux groupes rebelles, la plupart des jeunes ne sont pas retournés dans leurs villages. Ils sont restés dans ces centres où entre-temps ils avaient appris à se « débrouiller » pour vivre en exerçant divers petits métiers du secteur informel.

Pour ce qui est de l’école, celle-ci a créé une ponction importante sur la force de travail généralement investie dans le secteur agricole. Au Burundi en effet, le travail agricole est presque exclusivement dominé par la main d’œuvre familiale. On compte en moyenne 3 à 4 actifs par ménage, sans compter les jeunes enfants qui participent très tôt à certains travaux comme le gardiennage des animaux, la récolte, le binage, le transport de la biomasse vers les champs, etc. Les enfants jouent alors un rôle important dans les travaux familiaux, notamment agricoles. Avec un taux de scolarisation de plus en plus élevé, c’est une partie non négligeable de la main d’œuvre familiale qui n’est plus disponible.172

Ainsi, avec une main d’œuvre familiale réduite et sans les moyens de se payer une main d’œuvre extérieure salariée, il devient alors difficile pour beaucoup de ménages de respecter le calendrier de l’ensemble des opérations culturales.

Pour ce qui est du paiement des frais liés à l’encadrement, nous avons déjà constaté que le revenu de la plupart des riziculteurs les oblige parfois à accumuler des dettes envers leur société d’encadrement. Les présidents des associations que nous avons visitées lors de nos enquêtes nous ont affirmé que les cas de paysans expulsables pour cette raison sont de plus en

172 En 2005, le gouvernement a décrété la gratuité de l’enseignement primaire dans toutes les écoles publiques. Cette mesure s’est traduite par une surpopulation des salles de classe qui est actuellement difficile à gérer pour les enseignants. 227 plus nombreux chaque année qu’ils sont obligés d’opérer des choix selon les antécédents de chaque producteur et des événements éventuels qui lui seraient arrivés au cours de la saison agricole concernée. Dans le village VI par exemple, au terme de la saison agricole 2006-2007, 200 paysans sur un total 658 membres, soit environ 30% des membres, devaient être expulsés pour non paiement des redevances. Mais quatre seulement l’ont effectivement été. On verra plus tard qu’il y a en réalité beaucoup plus d’exclus que ne le laissent voir ces statistiques des associations des riziculteurs car la plupart des paysans menacés d’expulsion décident de se « débarrasser » eux-mêmes de leurs exploitations en les vendant avant que la SRDI ne vienne le faire à leur place. Cela fausse alors les données officielles concernant les expulsions, qui ne correspondent plus à la réalité.

La faible rentabilité de la riziculture met alors bon nombre de producteurs, en particulier les plus petits, dans l’embarras et dans l’impossibilité de rembourser les dettes contractées, ainsi que les frais liés à leur encadrement. A propos de cette impossibilité dans laquelle se trouvent beaucoup de riziculteurs pour payer l’ensemble des redevances qui leur sont exigées, F. NIZIGIYIMANA du village II nous a donné sa conséquence : « parmi tous ces gens que tu vois par exemple, très peu sont encore en possession de leurs rizières. A cause de la pauvreté des familles, à la récolte, on ‘‘oublie’’ assez souvent de s’acquitter de nos dettes envers la SRDI à cause de la pression des besoins multiples. C’est ainsi qu’au bout de deux à trois ans, beaucoup de rizières sont affichées ou vendues par leurs propriétaires. La pauvreté, c’est vraiment le plus grand problème qui nous empêche de garder nos rizières ». Une telle déclaration est d’autant plus étonnante que c’est justement en vue d’éradiquer cette pauvreté rurale que les États mettent en place de tels programmes de développement.

Face à toutes ces contraintes, le paysan n’est pas le plus souvent en mesure d’honorer ses engagements techniques et financiers vis-à-vis de la SRDI et se trouve ainsi à la merci d’une expulsion du périmètre. Que deviennent alors les rizières expropriées de leurs acquéreurs ? Comment cette opération de réaffectation contribue-t-elle à transformer la configuration sociale des producteurs de riz du périmètre géré par la SRDI ? Une analyse du statut de ces nouveaux acquéreurs s’impose afin comprendre comment ce projet est en train d’échapper à ses destinataires de départ.

228

2.2 Redistribution des rizières ou renforcement des inégalités

Jean-François BAYART écrivait en 1989 qu’en Afrique comme ailleurs, l’État est un lieu primordial de l’engendrement de l’inégalité et que le développement qu’il se targue de promouvoir ne saurait être neutre à cet égard. Le projet de riziculture irriguée de l’Imbo est révélateur de cette réalité, en particulier dans le domaine foncier où une véritable bourgeoisie agraire est en train de se mettre en place aux dépens des petits producteurs. Comment sont redistribuées les rizières confisquées aux riziculteurs « défaillants » ? Officiellement cette redistribution des rizières expropriées respecte un certain nombre de principes. Selon les responsables de la SRDI, la redistribution de ces rizières confisquées est laissée à « l’appréciation des comités des associations des riziculteurs qui les distribuent prioritairement aux plus nécessiteux ».173 Les familles vulnérables, ainsi que les jeunes ménages ou célibataires du même village que les acquéreurs expulsés doivent être prioritaires dans cette redistribution selon toujours les autorités de ce projet.

Mais le problème qui se pose et qui rend en définitive obsolète ce discours est que cette catégorie de paysans visés n’a pas les moyens de régler les arriérés dus par les anciens propriétaires de ces rizières expropriées. En effet, les nouveaux acquéreurs de ces rizières confisquées doivent au préalable régler la totalité des arriérés dus par les attributaires expulsés. Comme les sommes dues sont parfois élevées, notamment en cas de cumul de dettes, on comprend difficilement comment une famille vulnérable, un jeune ménage ou un célibataire peuvent avoir assez de ressources pour racheter une rizière. Les arriérés varient généralement entre 300.000 et 400.000 Fbu selon les cas d’après les registres des associations consultés. Certains paysans peuvent cumuler des dettes sur deux, voire trois ans lorsqu’ils parviennent à justifier pourquoi ils n’ont pas payé leurs redevances. Les raisons généralement acceptées sont une longue maladie, le décès en cours de la saison agricole du chef de ménage ou de son conjoint, ainsi que les problèmes de fourniture d’eau – pour les rizières éloignées des principaux canaux d’amenée d’eau qui sont souvent confrontées à ce problème – qui ont des répercussions sur la production. Aucun autre argument ne peut être accepté pour justifier le non-paiement des redevances dues.

173 SRDI, Direction de l’encadrement. 229

Au bout du compte, ce sont les bourgeoisies locales (fonctionnaires, commerçants, agents de la SRDI, paysans aisés, etc.) ou urbaines qui rachètent ces rizières. C’est ainsi que 41,1 % des riziculteurs actuels sont nouveaux dans le périmètre, c’est-à-dire qu’ils n’étaient pas là à la mise en place du projet en 1973. Ils ont acquis leurs terres par achat ou en libérant celles dont les propriétaires ont été expulsés par le projet. Cela veut dire en substance que sur un échantillon de 90 acquéreurs des rizières à la naissance du projet, plus de 40% d’entre eux ont déjà été exclus de la production du riz.174 Leurs terres ont déjà changé de mains. Ils ont été expropriés suite à leur incapacité – surtout financière – à respecter les conditions de mise en valeur de ces terres prêtées par la puissance publique ou ils ont été obligés de vendre eux- mêmes leurs terres avant par peur d’être expropriés. Seuls 58,9% des producteurs exploitent les terres qu’ils ont directement reçu du projet à ses débuts ou qu’ils ont reçu en héritage à la suite du décès de leurs parents. Ces chiffres témoignent en définitive de l’ampleur du phénomène d’exclusion des petits producteurs puisque ce sont leurs terres qui sont récupérées par ces nouveaux acquéreurs.

Ce nouveau mode d’acquisition des terres a pour effet de provoquer une concentration des terres du périmètre entre les mains d’une minorité de gens n’appartenant pas au même univers social que les anciens propriétaires. On peut rappeler le cas déjà évoqué d’un commerçant du village IV qui dispose à lui seul de 9 ha de rizières. Cette concentration des terres profite alors aux catégories sociales aisées qui disposent des moyens nécessaires pour acheter des rizières ou pour libérer celles des paysans en difficulté.

Ce cumul des terres est pourtant interdite par la loi qui n’autorise qu’une seule rizière par riziculteur. L’article 7 de la convention d’exploitation de ce périmètre interdit à tout paysan d’occuper d’autres terres que celles qui ont été mises à sa disposition par le projet. Mais cette disposition semble être tombée en désuétude puisque plus de la moitié des riziculteurs rencontrés (56%) disposent de plus d’un casier rizicole. Les différentes rizières d’un même propriétaire sont inscrites sous des noms différents – le propriétaire lui-même, son (ou ses) épouse (s), ses enfants ou autres parentés – ou alors elles sont « dispersées » dans des blocs relevant d’associations différentes. C’est ainsi que ce phénomène de cumul de rizières peut

174 Il faut préciser cependant que les riziculteurs expulsés perdent uniquement leurs rizières et non les terres de polyculture vivrière et la parcelle comportant la maison d’habitation et les cultures de case. Aucun risque d’expulsion ne pèse sur ces terres. Ceci fait que la configuration humaine des villages est restée la même car ce sont toujours les acquéreurs de départ des rizières (ou leurs descendants) qui les occupent. Personne n’ose non plus vendre ces terrains car ils sont vitaux pour les ménages. Ce sont eux qui assurent la subsistance familiale, notamment vivrière. 230 passer inaperçu pour un observateur non avisé. Il est d’ailleurs difficile de savoir le nombre exact de casiers dont dispose en réalité chaque riziculteur à cause de ce subterfuge.

Tableau n° 17 : Nombre de casiers rizicoles par producteur

Nombre de casiers 1 2 3 4 5 et plus Total

Effectif 39 21 19 8 3 90 Part (en %) 44 23 21 9 3 100% Source : Enquêtes personnelles

Figure n° 31 : Répartition des casiers par riziculteur

Nombre de casiers par riziculteur 3% 9%

44% 21%

23%

Source : Réalisé à partir du tableau ci-haut

Avec la complicité de l’encadrement, on est en train d’assister dans le périmètre de la SRDI, où l’espace est convoité, à l’émergence progressive d’une nouvelle catégorie d’agriculteurs. Il se développe à l’intérieur de celui-ci une véritable bourgeoisie verte qui contrôle désormais un nombre de plus en plus important de rizières. Celle-ci provient de la capitale qui est située juste à ses portes (56,7% de ces nouveaux riziculteurs). Le reste de cette bourgeoisie est représenté par les fonctionnaires qui œuvrent dans cette zone et dont la plupart proviennent aussi de la capitale (29,8 %), ainsi que par quelques familles locales aisées (13,5 %). La proximité de ce périmètre de la capitale accentue la spéculation foncière à l’intérieur de celui- ci.

231

Ce « retour à la terre » des populations urbaines qui semble se généraliser dans beaucoup de pays en développement est aussi en train d’apparaître au Burundi, spécialement dans ce périmètre où la terre est devenue un important objet de spéculation auquel ceux qui ont les moyens n’hésitent pas à s’adonner. Mais ce flux des citadins vers la campagne ne doit pas être confondu avec les installations à la campagne d’agriculteurs d’origine urbaine tel que cela est observé dans les sociétés occidentales. Selon N. NYANDWI (1991), on est plutôt en présence d’un fait d’une tout autre nature. Ces fonctionnaires sont épris d’un désir d’investir à la campagne des capitaux qui, en ville, ne trouveraient pas d’emplois ou seraient insuffisamment rémunérateurs.

Mais au-delà de ce désir, ce mouvement de retour des citadins à la campagne s’explique aussi par la crise économique dans laquelle se trouvent les villes africaines depuis les années 1980. C’est ce qu’a pu par exemple observer A. KAMGA (2002) en pays Bamiléké à l’ouest du Cameroun : « cette migration de retour a pris une ampleur considérable avec la crise économique qu’a connue le Cameroun à partir des années 1980 ». A. TSHIBILONDI a fait le même constat dans la province du Kasaï occidental en République Démocratique du Congo. La crise économique dans cette province, matérialisée notamment par la fermeture des succursales des principales entreprises du pays, a généré un important mouvement de retour des migrants vers leur milieu d’origine.175 Alors que jusque-là la ville avait toujours été considérée comme un lieu générateur de revenus importants que les campagnes ne pouvaient pas offrir, cette crise économique des années 1980 va changer cette perception et ce rôle de la ville. Les villes sont devenues des lieux de production de misère où il est désormais difficile de vivre. Le retour des migrants est alors apparu comme une stratégie d’adaptation des individus victimes de la crise économique.

D’autre part, l’importance des revenus générés par les cultures vivrières et maraîchères vendues en villes va dissuader nombre de citadins à acquérir des terres dans les campagnes proches des villes. Avec la crise économique, la fonction principale de la ville est d’être un marché d’écoulement de la production paysanne plutôt qu’un lieu fournissant du travail.

175 A. TSHIBILONDI, « Exode urbain : le cas de la province du Kasaï en République Démocratique du Congo », in Citadins et ruraux en Afrique subsaharienne, Karthala-Université Catholique d’Afrique Centrale (2000), actes du colloque international ‘‘Citadins et ruraux en Afrique à l’aube du troisième millénaire’’, Yaoundé, octobre 1998. 232

Le retour à la terre des migrants a provoqué une certaine pression sur la terre, notamment dans les cas des retraités ou autres personnes dont le retour a été précédé par une intense préparation pendant leur période d’activité (construction d’une maison au village, acquisition des biens dont des propriétés foncières, etc.).

Concernant les agents de la SRD-Imbo, nous avons voulu savoir s’ils disposaient réellement eux aussi des rizières alors que leurs fonctions officielles consistent à encadrer les producteurs et non à produire eux-mêmes du riz. La réponse que nous avons eue de la part de l’Attaché principal de direction laisse comprendre qu’en plus de leurs tâches officielles, ces agents ont fait de la riziculture un véritable business : « Ils [les agents du projet] ont investi dans la riziculture comme les autres investissent dans le commerce ou dans l’immobilier. Si un agronome ou tout autre agent de la SRDI a un ou plusieurs casiers, le plus important à mon avis c’est de voir comment il les a eu. En tout cas, à ma connaissance, ils n’ont exproprié personne. Ils ont tout simplement racheté les rizières des paysans en difficulté comme n’importe qui d’autre peut le faire puisque c’est autorisé par la loi. Ce sont en tout cas des choses vérifiables […] Et puis, parmi tous ces gens-là qui nous critiquent, combien n’ont-ils pas une ou plusieurs villas à Kiriri ? Est-ce qu’un jour on leur a demandé comment ils ont eu ça ? »176

L’attribution des casiers rizicoles aux agents de la SRDI est une vieille pratique au sein de cette société. Une étude réalisée par le CURDES en 1980 a montré que sur un total de 2.928 agriculteurs enquêtés, 278 parmi eux (soit 9,5%) étaient – ou avaient été – des agents de la société SRDI. Officiellement ces champs leur étaient distribués pour servir de champs modèles en milieu paysan. Mais ces derniers jouaient une fonction beaucoup plus lucrative que démonstrative. D’autre part, les rizières qui leur étaient attribuées étaient situées sur les meilleures terres et tout près des principaux canaux d’amenée d’eau, de telle sorte que celle-ci est toujours disponible. A cet égard, elles ne sont donc pas représentatives des autres rizières.

L’ensemble des agents de la SRDI avec lesquels nous sous sommes entretenu possèdent tous une ou plusieurs rizières. La principale justification qui revenait dans toutes les réponses (100% des réponses obtenues) est liée aux salaires de plus en plus dérisoires face au

176 Kiriri est le nom du quartier résidentiel le plus important de la capitale. C’est lui qui abrite les hauts dignitaires de la république ainsi que les catégories sociales les plus aisées. Il est établi sur les collines qui surplombent la ville, avec une vue sur le lac Tanganyika. 233 renchérissement du coût de la vie. Ces agents estiment que les salaires qu’ils perçoivent sont insignifiants et qu’ils ne peuvent plus vivre de ces seuls salaires. Ils sont alors obligés de les compléter par des revenus tirés de la riziculture.

La deuxième raison de cette implication directe des agents de la SRDI dans la production du riz (28% des réponses obtenues) rejoint celle des autorités du projet : « pour les agronomes par exemple qui passent le plus clair de leur temps dans les rizières, au milieu des rizicu- lteurs, la meilleure façon de les encadrer ne consiste-t-elle pas finalement à avoir des champs de démonstration ? » (agronome du village II).

En vérité, comme le prouve d’ailleurs la fréquence des réponses y relatives (100% contre 28%), c’est la première explication qui semble justifier le mieux pourquoi les agents de la SRDI ont eux aussi investi dans la production du riz. L’aveu de ce technicien agronome rencontré dans les rizières du village V le confirme : « […] Et puis, comme nous contribuons au développement de cette culture, il serait incompréhensible que l’on n’en profite pas nous aussi ». Toutes les autres justifications possibles ne sont que secondaires.

En effet, les mesures de redistribution des terres confisquées suivent une autre logique. Elles ne prennent pas en compte les demandes de la catégorie des petits producteurs, mais des exploitants qui présentent aux yeux du projet une réelle capacité de production. Les réponses des producteurs avec lesquels nous nous sommes entretenus le confirment. Pour tous presque, « seuls ceux qui ont les moyens de payer les redevances dues par les anciens attributaires peuvent devenir propriétaires des rizières confisquées par la SRDI. Tu paies ces redevances puis tu devient propriétaire. C’est tout ».177 Certains paysans avaient même manifesté la volonté de bénéficier eux aussi de telles rizières moyennant un paiement en plusieurs tranches des arriérés des redevances, mais sans succès. Les bourgeoisies locales et urbaines exercent alors une pression évidente sur la catégorie des paysans défavorisés en termes d’exclusion de la propriété de la terre. Ceci rejoint la situation décrite par G. BELLONCLE (1982) lorsqu’il écrit à propos du Niger que « les projets ne profitent qu’aux forces sociales dominantes qui, sous le couvert du développement, exproprient et prolétarisent les travailleurs ou les contraignent au chômage ou à l’émigration

177 A. NSHIMIRIMANA, village III. 234

[…] Cela est surtout vrai dans le cas des aménagements hydro-agricoles, très appréciés des fonctionnaires et des commerçants ».

Cette attribution des terres aux riches producteurs ressemble à une stratégie choisie par l’organe encadreur en vue d’éliminer progressivement du périmètre ceux qui ne peuvent répondre aux objectifs de rentabilité de ses aménagements. Elle rentre dans une logique purement productiviste du projet. Pour celui-ci, il faut donner la terre à ceux qui sont à mesure respecter son paquet technique. Ainsi, même en l’absence du monopole d’achat du paddy comme c’était le cas avant la libéralisation de son marché en 2002, les producteurs pourront tout au moins s’acquitter tous de leurs redevances surévaluées afin de préserver toujours à l’entreprise une marge bénéficiaire indispensable à son fonctionnement. D’autre part, ces nouveaux producteurs disposent généralement de moyens suffisants pour effectuer l’ensemble des opérations agricoles à temps, sans attendre les crédits de la SRDI qui peuvent prendre du retard ou se révéler insuffisants. Ceci permet une augmentation de la productivité de la riziculture. Les photos suivantes mettent en exergue l’écart qui existe entre les rizières de ces deux catégories de producteurs.

Planche photographique n° 9 : Contraste entre les rizières des producteurs attendant tout de la SRD-Imbo et ceux qui utilisent leurs propres moyens

Sur la photo de gauche, un jeune riziculteur en train d’effectuer un repiquage tardif. La différence entre sa rizière et celle de son voisin (à gauche de la même photo) est saisissante. On remarque la même chose sur les deux rizières voisines de la photo de droite. Dans les deux cas, les propriétaires ont labouré et repiqué tardivement parce qu’ils ont dû attendre un crédit de leur association qui a été long à obtenir.

235

Conçu au départ en faveur des populations en marge à la manière de l’ensemble des projets de développement rural, ce projet est en train de réaliser un modèle sélectif. Celui-ci se traduit par une exclusion qui met à l’écart les individus qui ne possèdent pas les aptitudes requises pour répondre à ses exigences de production. L’optique essentiellement commerciale et productiviste des aménagements façonne en quelque sorte le statut social des producteurs. Mais la question que l’on peut se poser ici est de savoir si c’est en éliminant les pauvres que l’on peut prétendre apporter du développement dans le monde rural.

Figure n° 32 : Rapports entre les différents acteurs de la filière riz dans le périmètre de Mugerero

SRDI

Rizières Paddy Eau d’irrigation Redevances Intrants Remboursement des crédits Crédits bancaires

Producteurs

Rizières Redistribution des confisquées rizières expropriées

Petits Salaires Producteurs Grands producteurs moyens producteurs expulsables Main d’œuvre Vente des rizières

Salaires

Vente des rizières, exclusion de l’acte de production (main d’œuvre agricole)

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En guise de conclusion à ces contraintes institutionnelles dans lesquelles travaillent les riziculteurs de Mugerero, nous ne pouvons que reprendre à notre compte la leçon de H. DERRIENNIC (1977) : ne jamais présenter ces opérations [de développement] comme une faveur faite aux paysans sans mentionner leur importance capitale et les profits qu’elles entraînent pour les États et les classes privilégiées. Le contexte institutionnel et technique des activités agricoles a historiquement été marqué, partout en Afrique, par un important transfert des gains de productivité vers des structures de l’État ou des particuliers. C’est ainsi que dans le procès de production agricole, deux puissances se dressent face aux intérêts du paysan : l’État et les classes sociales privilégiées. Travaillant en commun accord ou de façon séparée, leurs actions tendent à transformer les paysans en agriculteurs obligés de céder leurs produits à n’importe quelles conditions afin de pouvoir rembourser les dettes qu’une « modernisation » pernicieuse de leurs modes de production les oblige à contracter. La prolétarisation des riziculteurs a été rendue possible par leur dépendance financière vis-à- vis de la SRDI, ainsi que par une précarisation de leur statut foncier. C’est pour cela que la riziculture ne semble pas apte à jouer le rôle de locomotive pour le développement régional de l’Imbo du centre. Le faible niveau de ses revenus, couplée à leur utilisation particulière – satisfaction des besoins de première nécessité et rarement un réinvestissement direct dans la production – fait que le riz ne profite que d’une façon fort modeste à l’amélioration des conditions d’existence des riziculteurs. Ceci renvoie à l’idée selon laquelle les opérations étatiques de développement sont peu à peu devenues des « opérations de prélèvement » (G. BELLONCLE, 1982) pour la « société d’État » (B. CHARLERY de la MASSELIERE, 1994) qui ne se maintient que grâce aux extorsions internes.

237

III. Les stratégies paysannes d’adaptation

La description des conditions institutionnelles dans lesquelles travaillent les riziculteurs du périmètre rizicole de la SRDI montre que celles-ci sont marquées par une précarité du statut foncier d’une bonne partie des producteurs, ainsi qu’une faible rémunération des producteurs. Ces deux éléments expliquent à eux seuls pourquoi la riziculture a eu un impact négligeable sur l’économie paysanne de cette zone.

Comment alors réagissent les paysans face à cette exploitation dont ils font objet ? Autrement dit, quelles stratégies mettent-ils en œuvre afin de se maintenir et de se reproduire dans ce contexte difficile de domination et d’exploitation ? Selon Y. GUILLERMOU (2006), la capacité paysanne de reproduction s’exprime à deux niveaux distincts mais complémentaires : celui des exploitations familiales et des stratégies qu’elles élaborent pour s’assurer la maîtrise de leur procès de production, ainsi qu’à celui des organisations collectives qui permettent aux paysanneries d’adopter des réponses collectives à leurs problèmes et d’assurer une défense commune de leurs intérêts vis-à-vis de l’extérieur.

Face à la confiscation du développement au profit de l’État et des autres classes dominantes, face aux incertitudes qu’entraîne l’adhésion aux modèles de modernisation, les paysans recourent à plusieurs types de réactions dont l’objectif est de réduire – à défaut de les éliminer complètement – les « effets déstructurants de l’apport des projets de type démocratique » (M- L. MATHIEU, 2002). Les stratégies paysannes, qu’elles soient de type défensif ou offensif, individuel ou collectif, poursuivent toutes le même objectif : provoquer une certaine renégociation de la distribution du produit du développement à travers une lutte contre les aléas du marché et/ou la pression des groupes dominants. Les paysans cherchent, à travers leurs réactions, à renverser les forces qui les exploitent, les rendent et les maintiennent misérables. Leurs faits et gestes visent un « réaménagement de la condition paysanne dans la société et l’économie globales » (M. HAUBERT, 1991). C’est pour cela que leurs actes doivent être interprétés comme des réactions à des structures économiques et sociales oppressives et inégalitaires, et non comme une opposition à l’État ou un rejet du progrès.

Les façons de réagir et les stratégies adoptées face aux politiques étatiques et aux forces du marché ne sont évidemment pas les mêmes dans toutes les fractions de la paysannerie. Le fait que les acteurs fassent un choix plutôt qu’un autre est lié à la situation de chaque individu. 238

Les riches producteurs mettront en avant des stratégies d’investissement (location ou achat de nouvelles rizières par exemple dans le cas du projet rizicole de la SRDI) alors que les plus pauvres développeront par contre des stratégies de survie (notamment la pluri-activité). Les objectifs poursuivis et les moyens mis en œuvre pour les atteindre sont donc déterminés par la situation dans laquelle se trouvent les paysans. Cependant, malgré cette diversité des comportements paysans dans des situations similaires de marginalisation et d’exclusion, les mêmes logiques sont à l’œuvre.

De façon générale donc, face aux différentes sortes d’extorsions auxquelles sont soumis les paysans et qui les transforment en « orphelins du développement » (R. CHAMBERS, 1990), on aurait tort de les considérer comme des victimes sans défense. Ils essaient de refuser de se laisser enfermer dans cet espace de domination où les procédés d’intégration étatique les asphyxient, en recourant à une pluralité de réponses en vue de conserver ne fût-ce qu’une portion de leur autonomie. Les caractéristiques fondatrices des systèmes paysans incitent à beaucoup de prudence quant à une subordination totale de l’économie paysanne aux intérêts d’un centre dominant. Et contrairement à ce qui est admis, ces stratégies et comportements de fuite ne correspondent pas à de la mauvaise volonté ou à de l’irrationalité des producteurs. Ils visent tout simplement à protéger les rapports de pouvoir qui s’exercent à travers un système de maîtrise des ressources existantes. Elles sont à ce titre des stratégies de survie. Les échecs qu’enregistrent la plupart des opérations de développement témoignent moins de l’incapacité des ruraux à moderniser leurs systèmes de production, que de leur aptitude à déployer des stratégies de résistance au contrôle croissant que l’État entend exercer sur eux et sur leur produit.

1. Le concept de stratégies des agriculteurs

J-M. YUNG et J. ZASLAVSKY (1991) définissent les stratégies des agriculteurs comme étant « l’art des acteurs par lequel le processus agricole et pastoral de production occupe une place centrale dans le mode de vie et qui font concourir des moyens agricoles, mais non exclusivement tels, pour atteindre des objectifs de maintien, croissance et reproduction de leur unité de production familiale, dans un contexte de plus en plus fortement marqué par l’incertitude ».178 En cela, les stratégies des producteurs apparaissent comme des réponses

178 J-M. YUNG et J. ZASLAVSKY, Pour une prise en compte des stratégies des producteurs. Caisse Centrale de Coopération Économique, Notes et Études, n° 40, 1991. 239

élaborées par des acteurs sociaux face aux défis auxquels ils sont confrontés ou pour reproduire un mode de vie essentiel à leur perpétuation en tant que groupe social.

Depuis son apparition vers la fin des années 1970 à son apogée au début des années 1990, ce concept de stratégies des agriculteurs est d’un usage très courant dans la littérature sur le développement rural des pays du Sud. L’émergence de ce concept est contemporaine du diagnostic d’échec porté sur les politiques de développement inspirées par les théories de la modernisation agricole et soutenues par d’importants transferts d’aide et de technologie occidentales. Appliqué aux comportements des agriculteurs, il est né de l’hypothèse que ces comportements relèvent des choix cohérents et délibérés dont l’intelligibilité requiert la prise en compte des conditions réelles dans lesquelles s’effectuent les activités agricoles. Il véhicule par conséquent l’idée d’une certaine capacité des agriculteurs à prendre des décisions cohérentes en fonction des intérêts et des objectifs qui leur sont propres face à un environnement (économique, politique, social, etc.) souvent agressif.

Cependant, l’analyse de l’histoire institutionnelle des interventions en milieu rural autorise de parler d’un concept plutôt populiste. Le centralisme, ainsi que le caractère contraignant des politiques de développement rural menées depuis l’époque coloniale accordent peu de place aux savoir-faire et aux valeurs paysans, ce qui a conduit les paysanneries à inventer des moyens d’action pour les contester.

Les stratégies paysannes constituent de nombreuses pratiques ou attitudes subtiles, mais non moins efficaces, auxquelles recourent les producteurs pour faire face à la toute puissance des appareils d’encadrement agricole et à l’exploitation dont ils font objet. Il s’agit assez souvent d’attitudes diffuses179 mais dont les impacts peuvent être considérables. Au Sénégal par exemple, le démantèlement de l’ONCAD a été, selon N. CASWELL (1984), une réponse aux protestations et aux évasions de la paysannerie. Face aux politiques agricoles trop rigides, les paysans déploient donc des stratégies complexes de prudence dont l’enjeu est évidemment économique et concerne, selon J. FAVRET, « la

179 Même si occasionnellement on peut assister à des révoltes violentes, l’affrontement entre la configuration développementiste et les populations rurales ne s’effectue pas sous forme d’un affrontement direct. Il se réalise assez souvent de manière sournoise, par des stratégies qui évitent la confrontation avec l’État car les ruraux sont conscients de la force des appareils étatiques. Ils mettent en œuvre des modes de contestation qui ne peuvent pas provoquer la répression des autorités. J-F. BAYART (1989) parle de « modes populaires d’action politique » par lesquelles les injonctions de l’ État-développeur sont ignorées ou contournées. 240 relation entre l’État, les paysans du secteur agricole sous-développé, et les autres catégories sociales ».180

Néanmoins, la résistance silencieuse n’épuise pas le champ des réactions paysannes. Dans des situations de désespoir, les paysans peuvent se décider à affronter plus ou moins violemment ceux qu’ils rendent responsables de leur situation. Les exemples de conflits entre les États et les agriculteurs ne sont pas une exception dans l’histoire des paysanneries. J-M. ELA (1990) nous cite en exemple le massacre des paysans Dollé au Cameroun, les « coupeurs de route » du nord de ce même pays, ainsi que le cas du Sénégal où le malaise paysan a mis le bassin arachidier au bord de la révolte. M. HAUBERT (1999) évoque quant à lui les révoltes des Chiapas qui, bien que couplées de revendications identitaires, se justifient avant tout par les discriminations socio-économiques dont ils font l’objet. On peut enfin évoquer les guerres paysannes étudiées par E. WOLF en Russie, en Chine, au Vietnam, en Algérie et à Cuba,181 ou celles des Oulossebougou au Mali étudiées par J-L. AMSELLE et E. GREGOIRE (1974). Cependant, de telles manifestations de la violence paysanne restent isolées étant donné le rapport de force très inégal entre les acteurs en présence.

Pour le cas du Burundi, on ne retrouve nulle part dans l’histoire de sa paysannerie des traces d’une confrontation directe avec les pouvoirs publics. On peut néanmoins mentionner les incendies de 1993 contre les boisements domaniaux et les parcs nationaux qui avaient été érigés sur des terres d’où les populations avaient été préalablement chassées, sans aucune concertation ni aucune autre forme d’indemnisation en dehors d’une nouvelle terre d’installation. Dans d’autres cas comme celui de la palmeraie de Rumonge, l’indemnisation payée devait être remboursée par ses bénéficiaires : « l’indemnisation est à considérer comme une indemnisation-crédit remboursable lorsque les plantations entreront en production ».182

L’éclatement de la crise politique de 1993, ainsi que l’effacement de l’appareil technique et administratif qu’il a entraîné, semblent avoir été une occasion, pour les populations paysannes, de manifester leur opposition à la confiscation de leurs terres par les autorités nationales. Ces incendies peuvent ainsi être interprétés comme un message de colère envoyé aux autorités par les populations rurales.

180 J. FAVRET, 1967, op. cit. 181 E. WOLF, Les guerres paysannes du XXème siècle. Paris, François Maspero, 1974. 182 RÉPUBLIQUE DU BURUNDI, Ministère de l’Agriculture et de l’Élevage, Projet de Développement Rural Intégré dans la commune de Rumonge. Étude de factibilité, 1981. 241

Typologie des stratégies

En dépit de l’infinie variété des stratégies par lesquelles les paysanneries essaient d’échapper à l’emprise étatique, celles-ci peuvent être regroupées en deux grandes catégories :

- les stratégies de type défensif dont l’objectif central est la défense et le maintien du mode et des niveaux de vie. Selon J-M. YUNG et J. ZASLAVSKY (1991), de telles stratégies se focalisent sur la mise en œuvre de réponses aux défis du milieu dans une optique de diminution des risques et dans une perspective dominante de sécurisation alimentaire et plus largement du mode de vie familial. Malgré leur aspect modeste, les pratiques qui en résultent permettent de faire face aux défis de l’environnement tant physique qu’économique des producteurs. De façon générale, les stratégies défensives visent à protéger les rapports de force qui s’exercent au travers du système de maîtrise des ressources existantes. - les stratégies de type offensif qui correspondent à des objectifs de croissance et d’accumulation. Elles ont pour objectif général l’amélioration du niveau de vie des producteurs qui passe par le renforcement des structures de production. Les innovations sont fondées sur de nouvelles combinaisons productives visant une certaine accumulation.

De façon plus générale, les stratégies défensives correspondent à une logique de subsistance et sont mises en œuvre par les petits producteurs. Par contre, les stratégies de type offensif sont l’œuvre des grands producteurs et s’inscrivent dans une logique d’accumulation. C’est ce que montre l’analyse des stratégies des riziculteurs du périmètre de Mugerero. Les plus petits cherchent à conserver leurs casiers pour ne pas être expulsés du périmètre, au moment où les autres étendent leurs rizières.

Face à la pression des prélèvements sur leur produit et leur travail, face aux incertitudes qu’entraîne l’adhésion aux modèles de modernisation, les paysans choisissent généralement la voie du repli qui se traduit par la réticence à s’ouvrir aux marchés des produits et des facteurs de production et par une résistance passive aux injonctions de l’encadrement technique. D’après M. HAUBERT (1997) et P. GESCHIERE (1984), ce repli peut se traduire par l’exode rural, la vente des produits en contrebande sur des marchés parallèles ainsi que par un retour à l’agriculture de subsistance. Il s’agit d’un retour vers « l’économie affective » (G. HYDEN, 1985) qui représente une base-arrière paysanne contre la forteresse étatique et ses 242 politiques de développement. P. CASTEX (1977) montre qu’une telle stratégie est rendue possible par le fait que le paysan, contrairement à d’autres classes sociales, peut se reproduire en dehors des pratiques d’échanges. Cette reproduction autarcique est impossible pour les autres activités économiques pour lesquelles les relations d’échange et une division du travail revêtent une importance capitale.

Cette thèse de la capacité paysanne de se déconnecter complètement du marché doit cependant être aujourd’hui nuancée. Avec l’intégration par les États des systèmes paysans de production au marché, aussi bien en amont qu’en aval, on se rend compte que les ruraux dépendent eux aussi de plus en plus du marché, que ce soit pour les traditionnelles cultures commerciales ou pour les cultures vivrières marchandes. Il n’existe pratiquement plus de système entièrement autarcique, échappant totalement aux forces du marché. Il est indéniable qu’avec le développement des cultures de rente par exemple, le capitalisme a fait irruption dans le système d’autosubsistance et l’a profondément transformé, entraînant ses acteurs au- delà de leurs territoires de référence. En même temps s’est opéré leur « capture » par les États. C’est pour cela par ailleurs que les revendications paysannes, notamment de leurs organisations, portent de plus en plus sur l’amélioration des relations marchandes.

Chacun de ces stratagèmes des paysans représente alors pour les États une menace potentielle puisque il remet en cause les fondements même de leur existence. Ils constituent une sorte de « détournement » des profits du travail paysan que les organismes étatiques d’encadrement agricole tentent de s’approprier, ce qui les pousse à recourir à la contrainte pour décourager ces pratiques.

Si la pratique de l’exode rural n’est pas un phénomène répandu au Burundi en raison d’une faible tradition urbaine, ces autres tactiques paysannes qui leur permettent d’échapper à l’embrigadement étatique sont largement observées dans l’Imbo ou dans les autres régions du pays. Le commerce du paddy sur des marchés parallèles, le non entretien des caféières, le désintéressement, voire l’abandon par certains paysans de la culture du coton au profit de la tomate par exemple plus rémunératrice, l’ «exportation » du café vers le Rwanda où les prix sont élevés à cause du différentiel du taux de change (qui varie de 2 à 2,5 en faveur du franc rwandais) constituent des pratiques paysannes courantes. Quant aux planteurs de palmier à huile du sud de l’Imbo, ils extraient de plus en plus eux-mêmes l’huile de palme dans des ateliers artisanaux au lieu de vendre leurs régimes à l’OHP. C’est ainsi que l’on assiste depuis 243 un certain temps à une prolifération d’unités de presse artisanales qui produisent une huile d’ailleurs appréciée par les consommateurs par rapport à celle obtenue de façon industrielle.

L’analyse des stratégies du riziculteur de Mugerero permet de se rendre compte que celui-ci met essentiellement en œuvre des stratégies de type défensif. Les stratégies offensives seraient difficiles à adopter dans un contexte où le paysan dépend de son organe d’encadrement (terre, intrants, crédits de tout genre ) et où il risque à tout moment une expulsion du périmètre s’il ne respecte pas les termes du contrat de mise en valeur de celui-ci. La capacité des agriculteurs à combattre efficacement leur exploitation par des projets de modernisation agricole dépend pour une bonne part du degré d’autonomie dont ils disposent vis-à-vis de tels organes. Or, ceci n’est pas le cas dans le cadre du projet SRDI. Cependant, mêmes défensifs, il n’empêche que les comportements des riziculteurs provoquent une perturbation du fonctionnement du système. A quelles pratiques recourt alors les producteurs de paddy de la SRDI ?

2. Les ventes « illégales »

Le commerce illicite de la production agricole obtenue avec les moyens de l’État constitue une caractéristique quasi commune de l’ensemble des projets de développement agricole. Il représente une réponse paysanne face au bas niveau des prix payés par l’État. Comme on le constate dans de nombreux cas, lorsque les agriculteurs s’estiment exploités par le système des prix monopolistes imposés par l’État, « ils s’organisent à leur façon afin de survivre, chacun selon ses moyens et son talent. Ils créent ou recréent leurs propres circuits, leurs propres réseaux, leurs propres espaces en se souciant peu des frontières ».183 Ces ventes considérées comme illégales par les pouvoirs représentent une stratégie de contournement (M. HAUBERT, 1985) qui permet aux agriculteurs d’ignorer les structures commerciales officielles afin de pouvoir bénéficier de manière plus substantielle du fruit de leur travail. Les filières clandestines représentent donc, de l’avis de G. PRUNIER, « une stratégie adaptée à des situations paysannes particulièrement difficiles, devant évoluer le jour où ces situations elles-mêmes se trouveraient modifiées, ce qui évidemment à l’heure actuelle ne semble guère proche ».184

183 F. CONSTANTIN, 1983, op. cit. 184 G. PRUNIER, « Le magendo. Essai sur quelques aspects marginaux des échanges commerciaux en Afrique orientale », in Politique Africaine, n° 9, mars 1983. 244

Ces ventes considérées comme illégales par les autorités sont généralement représentées par le commerce de la production sur les marchés noirs, ainsi que par les ventes des récoltes sur pied et par la vente des terres prêtées par les pouvoirs publics. Chacune de ces pratiques représente une menace pour les aménagements puisqu’elle met en péril les fondements de leur existence.

La filière clandestine a déjà été largement abordée. Le commerce clandestin du paddy sur des marchés non officiels a été une des principales caractéristiques de ce périmètre, particulière- ment avant la libéralisation du marché du paddy de 2002. Il a été en outre constaté que la raison principale qui explique l’existence de ce circuit est le faible niveau des prix offerts aux riziculteurs par rapport à ceux des commerçants privés.

2.1 Les ventes des récoltes sur pied

Si une importante quantité de paddy est vendue après récolte, il n’est pas rare que quelques paysans vendent leur produit sur pied lorsque l’équilibre financier ou alimentaire des ménages est gravement compromis. C’est une pratique assez courante dans ce périmètre même si elle est combattue par les autorités de la SRDI. C’est la raison pour laquelle ce genre de transactions se réalisent dans la plus grande discrétion. Les autorités du projet reconnaissent que « c’est une réalité qui existe malheureusement mais qu’il nous est difficile de combattre parce elle se déroule dans le plus grand secret ».185 Cette discrétion s’impose car non seulement la transaction est illicite, mais aussi pour des raisons sociales : vendre précocement sa récolte est source d’une certaine déconsidération sociale du propriétaire. L’interprétation peut aller de l’indigence à la pure gabegie pour une ressource considérée a priori comme familiale. C’est pour cela qu’il est difficile d’avoir des informations précises sur cette pratique. Mais selon les agronomes-conseil que nous avons rencontrés, environ 10 % des riziculteurs recourent chaque année à cette pratique.

Si cette pratique est considérée comme illégale par le projet SRDI, c’est parce que la rizière concernée par une telle transaction ne s’acquittera pas de ses redevances, ce qui représente un manque à gagner énorme pour le projet si de tels cas se multiplient. Or, depuis la libéralisa- tion forcée du marché du riz intervenue en 2002, c’est sur ces redevances, régulièrement

185 A. BIZIMANA, op. cit. 245 relevées, que compte le projet pour rendre rentables les investissements réalisés. L’acheteur étant inconnu des services de vulgarisation du projet et ne courant aucun risque, il ne sent pas la nécessité de payer les redevances dues par la rizière dont il a acheté la production. Quant à l’allocataire officiel de la rizière, très souvent confronté à des problèmes financiers aigus, il est rare qu’il pense prioritairement à payer ces redevances.

Ce genre de ventes sont le résultat de la précarité dans laquelle se trouvent les agriculteurs qui s’y adonnent. La nécessité, et même le dénuement dans lesquels se retrouvent nombre de paysans à certains moments de l’année les placent dans une situation de fait qui les oblige à anticiper la vente de leurs récoltes. Cette pratique de vente sur pied des récoltes est appelée kugwaza. Littéralement cela signifie assister un malade. C’est-à-dire donc que la personne qui se trouve dans une telle situation économique est considérée comme un malade qu’il faut « assister » en lui permettant d’avoir quelques revenus en échange de sa récolte à venir. A. HATUNGIMANA (2005) a rencontré le même phénomène chez les paysans caféiculteurs de Ngozi qui, face à des besoins urgents qu’ils ne peuvent pas satisfaire, sont obligés de « manger la fleur » de leurs plantations en anticipant la vente de leur future récolte (kurya ishurwe).

C’est donc assez généralement en vue de subvenir aux besoins urgents qui exigent des montants relativement importants qu’ils ne peuvent avoir dans leur entourage ou auprès des associations (tels que l’alimentation en périodes de soudure, payer des soins de santé en cas de maladie d’un membre de la famille, reconstruction de la maison familiale après une catastrophe, etc.) que certains producteurs décident de vendre leurs champs de riz. Il s’agit en réalité d’une « stratégie » de dernier recours car le vendeur est conscient qu’il est perdant. On comprend dès lors que ce sont les paysans vulnérables qui recourent à cette pratique. Si elle leur permet de venir à bout d’une situation financière difficile, cette pratique est aussi porteuse de dangers car elle renforce davantage leur précarité économique et foncière. L’acheteur de la récolte n’ayant généralement pas payé les frais d’encadrement, la rizière concernée risque de se retrouver sur la liste de celles qu’il faut exproprier. N’ayant pas assez souvent les moyens pour les payer lui-même d’autant plus que l’argent obtenu a été entièrement dépensé, l’allocataire est dès lors poussé vers la désertion du périmètre. S’il estime que l’expropriation est imminente, cette désertion se fait sous la forme de vente de sa rizière afin d’en profiter un peu, mais pour une dernière fois. Ce sont assez généralement les familles aisées disposant de suffisamment de ressources, ou alors les fonctionnaires ou 246 commerçants contactés de façon discrète qui achètent ces récoltes des producteurs en difficultés financières.

La question de fond que l’on est en droit de se poser ici est de savoir si ces marchés auxquels recourent les riziculteurs (le marché parallèle du paddy et les ventes des récoltes sur pied) ont résolu le problème d’exploitation auquel ils sont soumis par l’organe officiel d’encadrement. On peut répondre sans risque de se tromper que non, d’autant plus que, le plus souvent, lorsqu’un producteur vend sur de tels marchés, il se trouve dans un besoin urgent d’argent, ce qui annihile toute chance de marchandage. Cette situation rend alors le paysan vulnérable et prêt à accepter n’importe quelle offre. Mais ce risque d’être grugé par son client est peu pris en compte par le paysan pressé de sauver une situation financière difficile. Ceci est particulièrement valable dans le cas des ventes des récoltes sur pied.

Lorsque c’est le paddy qui est vendu à travers des circuits non officiels, celui-ci n’est pas non plus acheté à sa juste valeur par les commerçants privés, toujours prêts à se réserver une marge bénéficiaire substantielle, et qui doivent aussi tenir compte du facteur risque (avant la libéralisation du marché du paddy) ainsi que du coût de corruption des agents de la police économique dans la détermination de leurs offres. Généralement, ils s’informent au préalable pour connaître le prix qui a été fixé par la SRDI pour la campagne en cours.186 Celui-ci est ensuite légèrement majoré en vue de le rendre plus attractif auprès des producteurs. C’est ainsi par exemple qu’en 2005, la différence entre les deux prix n’a été que de 30 Fbu/kg seulement. Cette différence est dérisoire compte tenu des risques encourus par le producteur : saisie de son produit et risque d’expulsion en cas de récidive (avant la libéralisation du marché du paddy) ou avoir des rapports tendus avec l’organe d’encadrement en raison de la non fidélité du producteur au marché officiel.

Il est alors indéniable que le producteur perd à travers ces ventes clandestines une importante partie de ses revenus. Il est toujours, selon les cas, victime de l’exploitation organisée par le cadre institutionnel de développement agricole, ou par les agissements des commerçants ou des bourgeoisies locales. Dans les campagnes, les paysanneries sont alors confrontées à une

186 Ceci pourrait confirmer les informations qui nous ont été fournies par certains de nos interlocuteurs selon lesquelles ces commerçants travaillent généralement avec certains agents de la SRDI. Les renseignements dont ils disposent leur permettent de savoir le moment idéal pour acheter (lorsqu’il y a par exemple risque de retard dans le déblocage par les banques des crédits pour la campagne de collecte du paddy) ainsi que le prix plafond qu’il ne faudra pas dépasser pendant les marchandages avec les producteurs. 247 double exploitation : celle des États et celle des particuliers, notamment les commerçants privés ou les classes riches. Et, selon P. CASTEX (1977), malgré quelques rivalités secondaires qui les opposent, ils conjuguent assez souvent leurs efforts pour s’assurer la maîtrise de la part la plus importante de la production paysanne afin d’en tirer les bénéfices les plus élevés. Le rôle de ces acteurs des marchés noirs, qui semblent voler au secours des paysanneries pendant les moments difficiles, n’est pas donc moins nuisible que celui des relais étatiques traditionnels qui les génèrent.

2.2 La « désertion » du périmètre

L’exode rural représente l’une des voies auxquelles recourent généralement les paysans en vue d’échapper à l’exploitation des organismes de développement rural (M. HAUBERT, 1997; P. GESCHIERE, 1984; J-M. ELA, 1990). Cette stratégie traduit en réalité un refus paysan de « travailler la terre au profit des élites dominantes » (J-M. ELA, 1990). Il s’agit en effet d’un effort désespéré pour échapper à la marginalité sociale imposée par le modèle de développement de l’État. C’est pour cela que ce phénomène tend à s’accroître dans les régions où les interventions étatiques ne se sont pas accompagnées d’une véritable promotion du monde rural. L’intensité de l’émigration est liée à la croissance du processus de paupérisation des ruraux.

Le Burundi est un pays qui connaît généralement peu de migrations rurales malgré l’existence d’une situation démographique et économique qui, selon les analyses communes, devraient engendrer de fortes pressions migratoires (densité démographique exceptionnelle en Afrique, faible production et dégradation avancée des terroirs, équilibre alimentaire précaire, chômage ou sous-emploi rural élevé, etc.). Comparé à d’autres pays du continent, la mobilité paysanne garde un caractère moins spectaculaire au Burundi. Cela s’explique en grande partie par la très faible urbanisation du pays ainsi qu’un très fort attachement à la terre qui est le principal facteur d’accumulation. Même dans les paysannats (cotonnier ou rizicole) où pourtant la terre n’est jamais une propriété individuelle, on remarque que l’exode rural est également un phénomène exceptionnel.

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De quelle manière les riziculteurs recourent-ils alors à cette stratégie de désertion comme moyen d’échapper à la confiscation de leurs efforts ? Il ne s’agit pas pour eux d’une sortie totale du périmètre (puisque les expropriations des riziculteurs défaillants ne concernent que les soles consacrées à la riziculture et non celles de polyculture vivrière et d’habitation), mais tout simplement d’un renoncement, temporaire ou définitif, à leur statut de riziculteur.

2.2.1 La vente des rizières

Normalement, la vente des casiers rizicoles par leurs acquéreurs est interdite (article 3 de la convention entre la SRD-Imbo et les associations de riziculteurs). Seul le projet encadreur peut procéder à une réattribution d’une rizière lorsque son acquéreur n’est plus en mesure de l’exploiter convenablement ou lorsqu’il ne parvient pas à s’acquitter des frais liés à son encadrement. Cette disposition semble être tombée en désuétude puisque nombre de paysans vendent leurs casiers lorsque les difficultés s’accumulent et qu’ils risquent d’être chassés du périmètre. Ce qui paraît le plus étonnant, c’est que parmi les acheteurs de ces rizières figurent les agents de cette société qui connaissent pourtant cette disposition. Sur les 15 agents de la SRDI avec lesquels nous nous sommes entretenus, 6 parmi eux (soit 40 %) ont acquis leurs rizières par achat. Les autres ont racheté les rizières des paysans expropriés.

La vente de leurs terres représente alors pour les paysans en difficulté une stratégie en vue de se « débarrasser » de leurs exploitations avant que la SRDI ne vienne le faire à leur place. On retombe dans la situation décrite par G. BELONCLE (1982) où « pour la plupart des paysans du Sud, soumis aux exactions de l’État, pillés par les commerçants et les usuriers, il apparaît nécessaire de se séparer d’une propriété qui n’est plus qu’un prétexte officiel pour les pressurer ». Acculé par les impayés des redevances, les riziculteurs pauvres risquent une expropriation, conformément au contrat d’exploitation des rizières de ce périmètre. D’où ils décident de devancer le projet en vendant eux-mêmes leurs rizières. Cette stratégie paraît d’autant plus efficace qu’un riziculteur exproprié ne reçoit aucune indemnité. En revanche, en vendant lui- même ses terres, le paysan réalise une certaine marge bénéficiaire. Nos enquêtes nous ont permis de constater qu’un casier de 50 ares est vendu entre 800.000 et 1.000.000 Fbu selon sa situation par rapport au principal canal d’amenée d’eau. Le contrat d’achat est assorti de conditions relatives aux impayés. Si c’est l’acheteur qui se charge de les payer, ils sont déduits du prix d’achat. 249

Tableau n° 18 : Nombre de riziculteurs expulsés

Année agricole Village II Village III Village IV Village VI Total 2004-2005 2 1 1 1 5 2005-2006 1 1 3 1 6 2006-2007 1 2 6 4 13 Source : Rapports annuels des associations de ces mêmes villages

Comme on peut le constater à travers ces statistiques, il y a très peu de cas de retraits officiels de rizières. Bien que l’expulsion est prévue en cas de non respect des exigences techniques, et surtout dans celui de non paiement des redevances, la vente des casiers par leurs acquéreurs réduit le nombre de cas de rizières retirées par les services techniques de la SRD-Imbo. Ils concernent d’ailleurs assez souvent les rizières mal situées par rapport aux principaux canaux d’amenée d’eau et qui n’ont pas pu intéresser les acheteurs, ou celles dont les impayés de redevances sont très élevés.

C’est ainsi que sur l’ensemble des riziculteurs qui n’ont pas reçu leurs rizières du projet lui- même, c’est-à-dire qui n’étaient pas là à la création du périmètre (41,1%), la grande majorité est composée de ceux qui exploitent les rizières qu’ils ont achetées (79,5%) par rapport à ceux qui exploitent des terres dont les propriétaires de départ ont été expulsés par le projet (20,5% seulement). Ceci corrobore les statistiques des associations. Les cas de rachat des rizières expropriées sont effectivement moins importants que ceux de vente directe des rizières par leurs propres propriétaires.

On pourrait alors se demander pourquoi les cas officiels d’expulsion sont moins élevés alors que les cas de paysans en difficulté sont de plus en plus nombreux. Mais aussi pourquoi les cas d’achat sont plus nombreux que les « libérations »187 alors qu’il est moins cher de « libérer » une rizière que d’en acheter (entre 800.000 et 1.000.000 de Fbu en cas d’achat alors qu’en cas de libération le nouvel acquéreur ne paie que les arriérés dus par l’ancien attributaire qui peuvent rarement excéder 300.000Fbu).

187 « Libérer » ou kubohoza en Kirundi est le terme consacré pour désigner le fait de racheter une parcelle dont le propriétaire a été expulsé, en payant à la SRDI tous les arriérés de redevances qu’il devait. 250

Deux principales raisons expliquent cette situation. D’une part, l’ « offre » est inférieure à la demande, surtout que assez souvent, ce sont les mauvaises rizières, sans grande valeur agricole, éloignées des principaux canaux d’amenée d’eau, qui arrivent à ce stade de redistri- bution par le projet, les plus intéressantes étant tout simplement directement vendues par leurs propriétaires parce qu’elles sont très sollicitées. D’autre part, socialement, ce n’est pas bon de faire fortune sur la terre des autres. De mauvaises relations de voisinage peuvent survenir, ce qui fait que assez souvent ce sont les gens des villages éloignés de celui de l’exproprié ou alors des gens venus de la capitale qui le font. Il est assez rare de voir un riziculteur « libérer » un champ d’un habitant du même village.

En décidant de se séparer de leurs terres, la catégorie des riziculteurs pauvres se retire du projet de riziculture qui avait été pourtant initié, selon le discours sur les interventions étatiques en milieu rural, en vue justement de combattre la misère rurale. Partant de ce constant, il apparaît effectivement que, à travers leurs programmes, les États cherchent avant tout à assurer le contrôle d’un secteur essentiel à leurs économies. L’amélioration de la qualité de vie des populations devient ainsi un objectif secondaire.

Cette stratégie que l’on pourrait qualifier de désespérée est à la base de la transformation de la configuration sociale des producteurs de riz dans ce périmètre. Un nombre de plus en plus important de paysans en difficulté (d’après nos enquêtes, 41,1 % des premiers attributaires des rizières les ont perdues soit par expropriation, soit en s’en séparant eux-mêmes par vente directe) sont poussés à vendre ou à céder en gage leurs droits fonciers, malgré les interdictions formelles de l’État, à une bourgeoisie verte faite de commerçants ou de fonctionnaires qui exploitent ces terres à partir de la ville (ou des proches centres secondaires comme Gihanga, Bubanza et Mpanda) ou qui y installent des parents. C’est cette situation que dénonçait récemment le deuxième-vice président de la république au cours d’une visite de ce projet (voir sa déclaration, p. 55).

Cependant, certaines pratiques sociales (la polygamie) sont à l’origine d’un certain nombre de cas d’expropriation. Nos enquêtes nous ont permis de constater que les revenus du riz sont essentiellement une affaire d’hommes, et que les femmes en profitent peu. Pour un certain nombre de riziculteurs par exemple, les revenus du paddy représentent une occasion d’épouser une seconde femme, en délaissant celle qui a pourtant contribué à leur création. Les 251 cas de polygamie se multiplient en effet chaque année pendant les campagnes de vente de paddy. Les épouses légitimes – la polygamie étant une pratique officiellement interdite au Burundi depuis la promulgation en 1982 d’un Nouveau Code des Personnes et de la Famille – ont alors tendance à se consacrer davantage aux cultures vivrières, délaissant le travail des rizières aux seuls hommes. Travaillant seuls, ils se retrouvent dans une impossibilité quasi absolue de remplir toutes les tâches de la riziculture. Les rendements baissent alors, en même temps que les revenus. Au bout de quelques temps, ces paysans voient leurs arriérés de redevances s’accumuler, et le risque d’expulsion s’accroître. Il est en effet très difficile de connaître l’ampleur de tels cas parce que ce sont des situations jugées déshonorantes que personne ne veut porter à la place publique. Cependant, les responsables administratifs locaux nous ont confirmé que « ce sont effectivement des situations qui peuvent se produire de temps à autre, mais elles ne sont pas très nombreuses » (Chef de secteur, village V).

2.2.2 Location des casiers rizicoles

Pour d’autres paysans, la riziculture se révèle peu rentable compte tenu de l’importance des frais de production, en particulier lorsque l’on ne dispose pas d’une main d’œuvre familiale nombreuse. Lorsque un agriculteur se trouve dans l’incapacité de satisfaire aux obligations financières de la SRDI, il peut décider dans ce cas de louer ses terres et de s’adonner à d’autres activités compatibles avec son statut socio-économique. La plupart des fois ces paysans deviennent des ouvriers agricoles employés par les grands producteurs résidents ou non résidents.

Cette stratégie se révèle efficace pour cette catégorie de paysans puisque en plus de ce que leur rapportent leurs nouvelles activités, ils bénéficient aussi du loyer de leurs terres. Il a été constaté qu’un casier de 50 ares est loué entre 100.000 et 150.000 Fbu si le locataire paie lui- même les redevances de la SRDI, mais aussi selon la situation de ce dernier par rapport au réseau principal d’irrigation. En plus du loyer que le propriétaire perçoit, tout risque de confiscation de sa propriété est éloigné, d’autant plus que c’est le locataire qui s’occupe du remboursement de tous les frais d’encadrement. Cela permet alors aux locataires de conserver le droit de propriété de leurs terres, en même temps que cette pratique les dispense des emprunts qu’ils remboursent généralement à des taux usuraires au moment de la récolte.

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On peut évoquer à ce propos le phénomène de gukungira qui appauvrit davantage des producteurs déjà vulnérables. Il s’agit d’une pratique qui consiste à prêter de l’argent pendant les travaux de pointe de la riziculture (labour, repiquage, sarclage ou récolte) ou pendant les périodes de soudure contre une certaine quantité de paddy cédée au moment de la récolte. En 2008 par exemple, pour 25.000 Fbu reçus, le débiteur devait rembourser à la récolte un sac de 100 kg de paddy. Or, à cette période, le cours officiel du paddy était fixé à 375 Fbu/kg alors que sur le marché libre il était de 450 Fbu/kg. C’est-à-dire en substance qu’à la récolte le paysan débiteur remboursait son crédit avec un intérêt de 50 à 80% selon le marché considéré. Selon les autorités administratives rencontrées, cette pratique est connue et elle est officielle- ment combattue parce qu’ « elle appauvrit davantage les pauvres. Elle porte en outre atteinte aux droits élémentaires de l’homme » (Chef de secteur, village V). Mais dans la pratique, elle continue de se faire parce il n’existe pas d’autre alternative qui est proposée en échange à ces paysans qui y recourent.

Or, la politique d’octroi des crédits par la SRD-Imbo était censée « chasser ceux distribués par les commerçants locaux et qui étaient remboursés à la récolte du paddy avec un bénéfice de 100 % minimum » (Étude de faisabilité de la filière nationale du riz, 2000). Si le crédit de la SRDI n’est pas aussi cher que ceux, usuriers, des particuliers, il reste insuffisant pour l’ensemble des travaux de la riziculture et il est soumis à des conditions qui sont difficiles à remplir pour la plupart des petits producteurs : être en ordre avec la SRDI, c’est-à-dire n’avoir aucun engagement envers elle. C’est pour cela que cette catégorie de producteurs pauvres continuent de recourir à cette pratique même si elle a l’inconvénient de les rendre davantage vulnérables.

C’est ainsi donc que de plus en plus de riziculteurs trouvent qu’il est rentable, mais surtout rassurant de louer son casier rizicole plutôt que de l’exploiter soi-même. 17% des producteurs rencontrés nous ont affirmé que certaines années ils recourent à cette stratégie. Ils préfèrent mettre en location leurs terres plutôt que de les exploiter eux-mêmes. Lorsque leurs arriérés se sont par exemple accumulés, ils n’ont pas souvent d’autre choix que de louer leurs rizières. Ils ont ainsi d’un seul coup une somme relativement importante qui leur permet de régler leurs arriérés – ou tout au moins une partie de ces derniers – ce qui leur permet de conserver leurs terres. 253

Cependant, cette pratique de location des rizières, si elle permet aux paysans de conserver encore pour un temps leurs terres, les exclut du processus direct de production au profit des classes plus riches.

En définitive, compte tenu de leurs ressources et des obligations qu’ils ont envers l’office d’encadrement et des contradictions internes à leurs exploitations, les riziculteurs bâtissent des stratégies diverses mais qui sont toutes marquées par un caractère défensif et par du désespoir. Toutes ces pratiques témoignent en tout état de cause de nombreuses contraintes auxquelles font face les paysans qui sont encadrés par ce projet de riziculture irriguée qui les poussent à « manger leur capital » (B. CHARLERY de la MASSELLIERE, 1994). Ce qui est ici en cause, ce ne sont pas tant les structures techniques ou sociales, mais le système d’appro- priation des richesses créées ainsi que les effets de subordination qu’il entraîne pour une plus grande partie de la population. L’action de ce projet semble s’inscrire dans des rapports de force où les petits producteurs sont écrasés par les pouvoirs publics et les dominants locaux.

3. Des paysans pluri-actifs

La liste des stratégies auxquelles peuvent recourir les agriculteurs face à un environnement économique précaire généré par une intervention publique est longue. Parmi ces dernières figure aussi la diversification des activités économiques par les paysans. Celle-ci leur procure des ressources supplémentaires qui viennent compléter celles tirées d’une agriculture étroitement contrôlée par l’État, en particulier lorsqu’il s’agit des productions commerciali- sables. J-P. CHAVEAU (1997) parle d’une « polyactivité qui est un élément très fréquent des stratégies des producteurs africains et qui contribue à modeler, voir à transformer radicale- ment les systèmes agraires eux-mêmes ». R. BADOUIN (1988) appelle « agriculture à temps partiel » ces situations où une partie des membres des ménages ruraux procure à l’exploitation un revenu supplémentaire par l’exercice d’une activité étrangère à celle de l’exploitation.188

La pluri-activité paysanne témoigne d’une stratégie des ruraux à diversifier leurs revenus pour pouvoir faire face aux aléas économiques – ou agro-climatiques – auxquels ils sont souvent confrontés. Pour la plupart des ménages des pays du Sud en tout cas, la seule activité agricole ne suffit pas à assurer leur subsistance. Comme le précise H. GUETAT- BERNARD (1994) à

188 R. BADOUIN, 1988, op. cit. 254 propos de l’Inde, « si le travail agricole représente l’activité majeure des populations rurales, peu de ménages dépendent exclusivement de cette seule source de revenus. Hommes, femmes et enfants entreprennent en zone rurale une variété d’activités qui ne sont pas toujours directement liées aux travaux agricoles ». Ainsi, ces mêmes ménages préfèrent « ne pas mettre tous leurs œufs dans le même panier » (E. DENIEL, 2009). Face au piège de la pauvreté, la diversification des activités devient vitale. Ces apports extérieurs jouent alors un rôle décisif dans l’équilibre économique des ménages. Michel VAILLANT (2009) montre par exemple comment les paysanneries des Andes australes, pour survivre, sont obligées de « faire le pont entre leurs exploitations agricoles minifundiaires et le marché du travail ».189 La pratique de la pluri-activité s’impose ainsi par ce fait qu’elle vient en aide aux ménages agricoles dont les exploitations ne parviennent pas à se reproduire sans une intervention extérieure. Les producteurs agricoles sont ainsi obligés de se transformer en « paysans- ouvriers » (Y. GUILLERMOU, 2006) associant assez souvent activité agricole et salariat.

En plus, les activités rurales non agricoles semblent être dans certains cas plus attractives que les activités agricoles : conditions de travail moins pénibles, salaires plus élevés pour la main- d’œuvre, etc. Ceci est surtout valable pour les jeunes gens, généralement exclus du système scolaire. C’est ce que nous a déclaré A. NDAYISHIMIYE rencontré sur le parking des taxi- vélo du centre de Gihanga. Pour lui, les travaux dans les champs, en particulier ceux liés à la riziculture, sont trop fatigants. D’où il préfère son métier de taxi-vélo ou se faire embaucher de temps à autre sur les chantiers de construction notamment.

Enfin, les activités non agricoles en milieu rural peuvent être classées en deux grandes catégories. La première est constituée de celles qui se greffent sur la production agricole ou l’élevage et qui viennent les valoriser. On peut citer ici les activités de transformation, de conservation, de transport ou de commercialisation des produits de l’agriculture ou de l’élevage. Même si la conservation et la transformation des produits agricoles à des fins commerciales s’effectuent davantage en milieu urbain ou péri-urbain qu’à la campagne, ces activités gagnent de plus en plus le monde rural et elles se sont même parfois amplifiées. On peut évoquer pour le périmètre rizicole de la SRDI les activités de décorticage de paddy dont les unités sont passées de 5 à 14 entre 2000 et 2008 dans la seule commune de Gihanga.

189 M. VAILLANT, « De nécessaires approches pluri-sectorielles pour aborder le devenir des agricultures familiales dans les Andes », Inter-Réseaux, revue Grain de sel, n° 45, mars 2009. 255

La deuxième catégorie comprend les activités qui sont déconnectées par rapport au secteur agro-pastoral comme l’artisanat. De nouveaux métiers font petit à petit leur apparition dans les villages, souvent à l’initiative des jeunes qui tentent de trouver un emploi, tout en apportant de nouveaux biens ou services. C’est le cas du petit commerce de détail, des ateliers de couture ou de réparation des vélos que nous avons rencontrés au chef-lieu de la commune de Gihanga ou à l’intérieur des villages.

Bien qu’elle ait toujours fait partie intégrante de l’histoire de l’agriculture familiale, la poly- activité signifie assez souvent une stratégie d’affrontement de la crise du monde rural pour éviter la marginalisation et l’exclusion sociale et économique par l’exploitation de nouvelles opportunités. Chaque fois que le modèle dominant a démontré ses fragilités ou ses erreurs, les exploitations familiales ont multiplié ajustements et combinaisons d’activités en vue d’assurer la survie familiale.

Paradoxalement, malgré leur place de plus en plus grandissante dans les économies familiales, les activités non agricoles en milieu rural sont rarement abordées en tant que telles dans les projets ou politiques de développement économique qui en dégagent rarement la signification économique et sociale. De même, très peu d’études sont consacrées à ces activités. Elles ne s’intéressent assez souvent au monde rural qu’en tant que source d’approvisionnement des centres urbains. Elles reposent sur le postulat très répandu que le développement des campagnes ne peut être tiré que par celui des villes. C’est ce que L. BARBEDETTE (2009) appelle « une vision urbano-centrée de l’économie rurale ».190 Au Burundi, les enquêtes agricoles réalisées dans toutes les provinces du Burundi au cours des années 1980 font rarement état de telles activités. Cela est certainement lié au fait que l’on considère que la vocation du monde rural est par définition agricole ou pastorale. Un constat qui n’est plus totalement vrai dans la grande majorité des les zones rurales. Cette réalité impose alors des approches renouvelées dans la construction des économies rurales en vue d’y intégrer ces activités non agricoles.

La polyactivité consiste alors en une diversification des activités économiques des ménages pour faire face à la faible rentabilité de leur principale activité qu’est l’agriculture. Le recours à une activité extérieure s’impose comme seul moyen d’éviter la disparition ou comme

190 L. BARBEDETTE, « Changer de regard sur les activités non agricoles en milieu rural », Inter-Réseaux, revue Grain de sel, n° 45, mars 2009. 256 recours provisoire pendant des périodes difficiles. Ce recours revêt une telle importance que dans certains cas, ces activités peuvent reléguer l’agriculture proprement dite au second rang dans les ressources du ménage. Les contraintes économiques auxquelles sont confrontées de nombreuses exploitations dictent aux paysans des comportements qui, dans des cas extrêmes, peuvent faire de leurs exploitations non plus l’objet principal de leur attention, mais seulement un appoint venant compléter les ressources tirées d’ailleurs. Une part grandissante de l’énergie déployée par les paysans n’est plus absorbée par la mise en valeur des champs, mais par d’autres tâches devenues vitales à leur survie. Cela n’est pas encore le cas dans le périmètre rizicole de Mugerero où l’activité agricole – la riziculture en particulier – demeure la principale source de revenus pour les paysans. Les revenus extérieurs restent ponctuels et moins importants comparativement à ceux qui proviennent de l’agriculture.

Cette multifonctionalité des espaces ruraux est un phénomène souligné par plusieurs auteurs, et qui a pris beaucoup d’ampleur ces dernières années dans les campagnes burundaises.191 Dans la région du Mugamba par exemple, E. VERHAEGEN (1987) montre que près de 80% des exploitations comprennent au moins un membre ayant exercé temporairement ou à temps plein une activité de salariat, de commerce ou d’artisanat. D’autres enquêtes menées dans différentes régions du pays confirment l’importance de plus en plus grandissante des activités non agricoles en milieu rural burundais.

A la base de cette stratégie de pluri-activité des campagnes burundaises, E. VERHAEGEN (1995) a décelé trois motivations principales. La première est une motivation d’ordre économique. Elle consiste dans la recherche d’un emploi extra-agricole étant donné le très faible coût d’opportunité du travail agricole. Pour de nombreuses exploitations en effet, ce coût est très faible, et dans la majorité des cas, il est inférieur ou très proche de la rémunération salariale de la main d’œuvre agricole.

La deuxième motivation est relative à la survie des ménages des producteurs. Suite au morcellement excessif des terres – lié à une forte pression démographique192 – et à la dégra- dation continue des capacités productives des sols, de plus en plus de familles ne parviennent plus à produire assez pour satisfaire leurs besoins essentiels. Elles sont alors obligées, pour

191 Voir par exemple J. BONVIN (1986), E. VERHAEGEN (1995) ou H. COCHET (2001) 192 Voir les statistiques de l’ISTEBU, p. 126 257 survivre, de compléter cette production insuffisante par des revenus tirés en dehors du secteur agricole.

La troisième raison est d’ordre social et elle concerne surtout les jeunes gens, essentiellement déscolarisés. Sur l’échelle des valeurs du statut professionnel, les travaux agricoles familiaux sont situés plus bas que les activités salariales exercées en dehors des exploitations agricoles. C’est ainsi que dans les zones où existe des possibilités d’emplois non agricoles, les jeunes sont de plus en plus tentés par cette catégorie d’activités.

Mais de toutes ces raisons, c’est l’étroitesse des exploitations agricoles familiales qui occupe une place de premier plan dans l’explication de ce phénomène. Ne pouvant pas occuper convenablement l’ensemble de la main d’œuvre familiale, une partie de celle-ci est obligée de chercher des activités en dehors de la propriété familiale.

Dans le périmètre irrigué de la SRDI, l’étroitesse des exploitations disponibles, couplée à la faiblesse des revenus de la riziculture, en particulier pour les petits producteurs, rend nécessaire la recherche de ressources supplémentaires en dehors des propriétés familiales. En outre, le manque d’autonomie paysanne, lié à la soumission de l’exploitation aux normes de l’aménagement, laisse peu de marges à la recherche de solutions internes. Les agriculteurs doivent alors compter sur d’autres possibilités pour apporter une réponse à leur situation économique. En moyenne, il y a dans la plupart des ménages au moins un membre qui exerce un travail rémunéré – essentiellement temporaire – à l’extérieur de l’exploitation familiale. Dans son étude de 1985 sur l’impact économique de la riziculture dans ce périmètre, D. BERGEN avait trouvé que sur 100 exploitations, 15 avaient généralement recours à des revenus non agricoles. A l’époque, ce sont les activités de vente de bière de banane qui dominaient les emplois non agricoles puisque elles représentaient 20% de ces derniers. Sur les 90 riziculteurs que nous avons rencontrés lors de nos enquêtes, 35 d’entre eux, soit 38,8%, nous ont déclaré recourir à cette stratégie afin d’assurer la survie de leurs ménages. Aujourd’hui, les sources de revenus extra-agricoles semblent s’être diversifiées tout comme le nombre de ménages qui recourent à ces activités pour pouvoir survivre, semble avoir augmenté.

Les ressources générées par ces activités non agricoles servent généralement à faire face aux dépenses courantes des ménages (achat de vivres, frais de scolarité des enfants, soins de santé, 258 habillement, etc.) en dehors de la campagne de vente du paddy, période pendant laquelle les ressources monétaires sont très rares pour la plupart des riziculteurs. Quelles sont alors les activités extra-agricoles qui viennent en complément des revenus des riziculteurs de Mugerero ?

La plupart riziculteurs de ce périmètre se reconvertissent pour une partie de l’année en une main d’œuvre salariée chez les grands producteurs. Le salariat agricole est le secteur qui emploie le plus grand nombre de gens car les autres emplois sont rares en général en milieu rural burundais. 30% des riziculteurs que nous avons rencontrés nous ont affirmé recourir de temps à autre au salariat agricole en vue de compléter les revenus de la riziculture. Deux à trois fois par semaine, l’un des conjoints va vendre sa force de travail au moment où l’autre – ainsi que le reste de la main d’œuvre familiale – s’occupe des travaux de l’exploitation familiale, que ce soit la riziculture ou les autres cultures vivrières. Cette mobilisation d’une partie de la main d’œuvre familiale à l’extérieur des exploitations procure un appoint indispensable à la survie des unités familiales. Pour l’année agricole 2008- 2009 par exemple, Révérien NTAHOMVUKIYE du village II nous a déclaré avoir totalisé un montant de 80.000 Fbu pour l’ensemble des jours prestés – ainsi que ceux prestés par son épouse – à l’extérieur de la propriété familiale. Cette somme représente 37,2% des recettes de la riziculture puisque celle-ci leur avait rapporté la même année 215.000 Fbu.

Le recours au salariat agricole se fait essentiellement pendant les périodes d’intenses activités agricoles, en particulier lors des labours, des repiquages et des récoltes. Malgré les problèmes d’insuffisance de la main d’œuvre familiale auxquels sont aussi soumis les petits producteurs, ils parviennent à libérer une partie de cette dernière pour un travail en dehors de l’exploitation. Ce sont les riziculteurs qui disposent de plusieurs casiers qui ont besoin d’une main d’œuvre nombreuse puisqu’il n’existe pas de possibilité de culture mécanisée ou attelée dans ce périmètre. Tous les travaux agricoles se font manuellement. Le salaire journalier d’un ouvrier agricole s’élève à 1000 Fbu en plus d’un repas servi à la mi-journée. La tendance actuelle consiste à faire travailler les ouvriers à la tâche (itashe). Une tâche équivaut à une superficie de 100 m2 (c’est-à-dire un terrain de 20 m de long sur 5 m de largeur) et elle est payée 1000 Fbu. L’avantage d’un tel système est que lorsque l’ouvrier est payé journellement, le paysan doit exercer une surveillance assidue pour que l’ouvrier n’allonge pas démesuré- ment la durée de travail. Mais lorsque le contrat porte sur une tâche bien précise, le travail devient beaucoup plus rapide. 259

Pour les travaux qui ne sont pas particulièrement fatigants comme le repiquage, même les enfants sont mobilisés. Le travail de repiquage par exemple est en fait essentiellement effectué par les enfants qui gagnent des sommes parfois importantes et allègent ainsi les charges de leurs parents pour certaines dépenses. C’est le cas de Sylvain NYANDWI, élève de cinquième année à l’école primaire de Mpanda, que nous avons rencontré dans les rizières du village V. Il nous a affirmé qu’il repique normalement jusqu’à trois « tâches » par jour, c’est-à-dire un revenu de 3.000 Fbu par journée de travail. Avec cet argent, il paie lui-même ses frais de scolarité, s’achète des habits neufs et a pu acquérir deux chèvres. Mais ce travail des enfants occasionne un immense absentéisme à l’école pendant les moment de repiquage du riz.

Photo n° 10 : Le repiquage du riz, un travail des enfants essentiellement

Jeune riziculteur du village V utilisant deux élèves-ouvrier pour le repiquage de son casier.

Les riziculteurs qui ne s’engagent pas dans le salariat agricole vont quant à eux travailler dans différentes activités qui relèvent du système informel en milieu rural. On peut citer à titre d’exemple la fabrication et la vente des briques, ainsi que l’extraction et la commercialisation du sable. Cette zone est devenue un important centre d’approvisionnement de la capitale en matériaux de construction. Le fait qu’elle est située à ses portes réduit considérablement les frais de transport de ces matériaux. Elle est en train de supplanter la région de Bukeye (centre- ouest du pays) dont l’argile utilisée dans la fabrication de briques est jugée de mauvaise qualité. En plus, son éloignement géographique du plus grand marché de construction qu’est la capitale grève le prix des matériaux.

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4% de nos interlocuteurs ont déclaré travailler sur ces sites d’exploitation des matériaux de construction en périodes creuses pour les travaux agricoles, c’est-à-dire la saison sèche. C’est aussi le moment favorable pour ce genre d’activités car la demande est forte pendant cette période de l’année (les chantiers de construction sont nombreux pendant ces moments d’éclaircie alors qu’ils sont moins importants en saison des pluies) mais également l’absence de pluies rend faciles ces travaux (séchage des briques avant leur cuisson, risque réduit d’éboulements sur les sites d’exploitation du sable, etc.). Le salaire journalier s’élève à 1000 Fbu. Ces travaux présentent l’avantage d’occuper les journées creuses des gens qui s’y adonnent pendant cette période d’absence de travaux champêtres. Mais ce sont des travaux particulièrement fatigants, ce qui explique le nombre réduit des gens qui les exercent parmi lesquels ne figure aucune femme.

Il faut également mentionner le transport des personnes ou des marchandises à vélo, un outil très utilitaire dans cet espace quasiment plat. Le métier de « taxi-vélo » s’est particulièrement développé ces dernières années, aussi bien dans les quartiers périphériques de la capitale que dans les zones rurales proches de celle-ci, mais aussi dans tous les centres urbains secondaires du pays. Dans la ville de Bujumbura par exemple où le phénomène est le plus développé, B. BARANSAKA (2009) a estimé à près de 6.000 le nombre de vélos qui exercent la fonction de transport rémunéré de personnes ou de marchandises.

Le phénomène des « taxi-vélo » est apparu au début des années 1990 et depuis il n’a cessé de se développer. Les « taxi-vélo » sont devenus une composante visible des transports urbains au Burundi. Plusieurs jeunes en provenance des campagnes s’y sont intéressés en se mettant au service des propriétaires de vélos. Ils sont actuellement dotés d’une personnalité civile puisqu’ils sont organisés depuis 2005 en une Association des Transporteurs à Vélo du Burundi (ASSOTRAVEBU) qui a été agréée par l’ordonnance n° 530/975 du 25 juillet 2005 du ministère de l’intérieur et de la sécurité publique. Il s’agit d’une association sans but lucratif dont le principal rôle est de venir en aide aux membres en difficulté (accident de circulation, décès, vol de vélo, hospitalisation, mariage, etc.).

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Tableau n° 19 : Répartition des transporteurs cyclistes par commune urbaine de la capitale

Commune urbaine Nombre de transporteurs Part (en %) Bwiza 538 9,1 Buyenzi 1083 18,4 Buterere 159 2,7 Cibitoke 298 5,1 Gihosha 408 6,9 Kamenge 777 13,2 Kinama 789 13,4 Kinindo 181 3,1 Musaga 103 1,7 Kanyosha 786 13,3 Ngagara 200 3,4 Rohero 171 2,9 Nyakabiga 393 6,7 Total 5.886 100 Source: B. BARANSAKA, Crise des transports urbains : recomposition par le bas et intégration du vélo dans la circulation à Bujumbura. Mémoire de maîtrise, Université du Burundi, Département de Géographie, 2009.

Né dans un contexte de crise politique qui secouait le Burundi à cette époque – avec la balkanisation de la capitale au cours des années 1994-1996, les moyens de transport en commun n’arrivaient plus à desservir certains quartiers populaires de peur qu’ils ne soient incendiés – ce mode de transport a ensuite connu un développement spectaculaire en raison de la crise économique qui a accompagné la crise politique. Le prix d’un ticket de transport en ville est par exemple passé de 30 Fbu en 1993 à 280 Fbu en 2009, soit une hausse 9 fois plus importante. Malgré les difficultés liées à ce mode de transport en milieu urbain – manque de pistes cyclables, des conducteurs qui ignorent le code de la route et qui sont à l’origine de nombreux accidents – le vélo semble aujourd’hui être devenu une solution au problème de transport pour les populations vulnérables de la capitale et des autres centres urbains du pays. Il a en outre permis de résoudre – de manière tout au moins partielle – le problème de chômage des jeunes ruraux descendus en ville.

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Dans la région de Gihanga qui abrite le périmètre de riziculture de Mugerero, les riziculteurs qui recourent à cette activité en vue d’avoir des revenus supplémentaires déclarent l’exercer généralement en fin de journée après les travaux champêtres, ainsi que pendant les périodes creuses pour le travail agricole comme la saison sèche. Le revenu journalier d’un transporteur varie entre 800 et 1.200 Fbu, c’est-à-dire presque l’équivalent d’une journée de travail d’un salarié agricole. 5,5% de notre échantillon recourt à cette activité.

Le rôle du vélo dans le transport du riz dans ce périmètre est sans doute important. C’est lui qui permet aux riziculteurs de rentrer le paddy car le battage se réalise au niveau des champs. En fonction des quantités produites, les paysans peuvent louer les services d’un ou de deux transporteurs pour évacuer leur production. Ils sont payés entre 300 et 500 Fbu par sac de 100 kg selon la distance qui sépare la rizière de l’habitation du producteur. Ceci explique d’ailleurs la pénurie de vélos destinés au transport des passagers pendant la période de récolte de riz puisque la plupart des vélos sont loués par les riziculteurs. Lorsque la SRDI disposait encore du monopole sur le commerce du paddy, c’est à vélo que le riz était transporté de nuit vers la capitale. Ce moyen de transport était d’autant plus efficace qu’il est discret (pas de moteur ni de phares), et qu’il n’a pas besoin de routes particulièrement bonnes pour circuler.

Photo n° 11 : Le métier de taxi-vélo

Les vélos destinés au transport rémunéré des personnes sont reconnaissables par un petit coussinet posé sur le porte-bagages afin de rendre plus agréable le voyage des passagers. Il reste un « métier » des jeunes.

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Enfin, d’autres petits métiers tels que la vente du vin de banane, le transport et le commerce ambulant du lait vers la capitale ou l’artisanat mécanique (surtout la réparation des vélos) procurent des revenus supplémentaires aux riziculteurs de ce périmètre. Un réparateur de vélos gagne en moyenne entre 800 et 1000 Fbu par jour selon le nombre de clients qu’il a reçus. Le colportage du lait est quant à lui un travail assez contraignant. Il faut d’abord collecter le lait auprès des différents éleveurs de la région et ensuite le transporter jusque dans la capitale. Arrivé à Bujumbura, il faut ensuite le distribuer auprès des clients qui habitent souvent dans des quartiers très éloignés les uns des autres. Enfin, il faut rentrer sur Gihanga pour être encore prêt pour la tournée du lendemain. Parfois le retour se fait la nuit, avec des risques de se voir dépouillé de son vélo par des bandes qui attendent les colporteurs isolés sur leur chemin du retour. Leur paie est mensuelle. De façon générale, après avoir payé leurs fournisseurs, ces colporteurs peuvent gagner entre 50.000 et 75.000 Fbu selon le nombre de clients à fournir.

Tableau n° 20 : Revenus moyens des activités extra-agricoles

Activités Salariat Taxi-vélo Colportage Artisanat Petit Vente matériaux agricole de lait mécanique commerce de construction

Revenus mensuels 6.600 20.000 55.000 20.000 15.000 6.000 moyens

Source : enquêtes personnelles

Si le salariat agricole semble rapporter moins par rapport aux autres activités, c’est parce qu’il s’agit assez souvent d’une activité d’appoint, effectuée par une partie seulement de la main d’œuvre familiale au moment où l’autre partie s’occupe des travaux des exploitations familiales. A ce revenu, il faut donc ajouter celui des différentes productions agricoles. Pour les autres métiers au contraire, ce sont surtout les jeunes célibataires ou des jeunes ménages dont les revenus agricoles sont faibles ou simplement inexistants qui les exercent. Ils sont d’ailleurs assez souvent exercés presque à temps plein . C’est le cas du transport du lait vers la capitale, de l’artisanat mécanique ou du petit commerce de détail.

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Ces différentes stratégies sont autant de réponses à la reproduction physique des familles face à une détérioration incessante de leurs conditions de vie. Mais comme le précise A. GUICHAOUA (1991), les filières paysannes extra-agricoles d’auto-promotion demeurent des lieux de toutes les fragilités. Non seulement elles n’arrivent pas à soulager de façon substantielle la condition de ceux qui s’y adonnent, mais elles sont en outre étroitement contrôlées par les autorités administratives et ne profitent au bout du compte qu’aux clients de ces services. C’est dans ce contexte par exemple que les porteurs de ces activités doivent se déclarer auprès des administrations locales afin de rendre possible le paiement des taxes diverses.

Face à des États forts et omniprésents, les stratégies individuelles de résistance paraissent alors dérisoires et ne peuvent aboutir qu’à une soumission de la paysannerie. Seules les solutions collectives peuvent prétendre infléchir le rôle et le poids de l’État dans le partage de la rente agricole car elles apparaissent comme des instruments de résistance et de négociation beaucoup plus solides. Comme l’a écrit M. HAUBERT (1991), « combattre efficacement la pauvreté rurale implique que les pauvres soient capables de s’organiser et de se mobiliser pour exiger, gagner et maintenir un contrôle sur leurs biens et les revenus ». Qu’en est-il au sein du projet rizicole de la SRD-Imbo ?

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Figure n° 33 : Grille d’analyse du développement rural et de ses acteurs dans le périmètre de la SRDI

Développement Projet de Innovations rural développement techniques

Investissements Stratégies des acteurs Différenciation sociale publics

Ressources disponibles Exclusion Renforcement des (matérielles, financières, positions sociales

sociales)

Acteurs Stratégies défensives Stratégies offensives institutionnels (acteurs dominés) (acteurs dominants)

- Monopole d’achat - Marché illégal - Extension des rizières du paddy - Pluri-activité - Indépendance financière - Bas prix agricoles - Vente/location des - Gestion des terres rizières - Regroupement des producteurs 266

CHAPITRE VI : LES ASSOCIATIONS DES PRODUCREURS OU UNE AUTRE VOIE DE CONTRÔLE DE LA PRODUCTION PAYSANNE

Introduction

Depuis quelques décennies, on assiste à un foisonnement d’organisations paysannes sur le continent africain. Elles sont devenues un fait collectif et massif de l’Afrique contemporaine et leur lien avec le développement n’est plus à démontrer selon les agences et les opérateurs de développement les plus divers. Ces organisations sont théoriquement appelées à participer activement dans la gestion des économies rurales, notamment des filières agricoles. Mais cette évolution suscite un certain nombre de questions. Quelle est le degré d’autonomie dont disposent réellement ces organisations par rapport aux autres acteurs de l’économie rurale, en particulier l’État ? Quelle est leur représentativité au sein du monde rural ? Quelle place occupe le développement des territoires dans les déterminants de leurs stratégies ? Quelles sont les conditions de leur émergence et de leur maintien ? C’est au regard de ces interro- gations qu’on peut aussi analyser les associations des producteurs de paddy du périmètre de Mugerero.

I. L’associativisme comme stratégie paysanne de reproduction

Robert CHAMBERS se demandait en 1990 si la faible rétribution du travail paysan, aussi bouleversante qu’elle soit, n’est pas porteuse d’avenir dans la mesure où elle représente, pour ceux qui sont exploités, une occasion de changement, notamment en s’organisant dans des groupes de pression. C’est à partir de telles contraintes que naissent en effet les créativités collectives. E. SABOURIN (2007) le montre à travers le cas du Brésil où les toutes premières organisations paysannes ont été créées à la fin des années 1950 par les catégories sociales exploitées dans les plantations de canne à sucre. Y. GUILLERMOU (2006) constate aussi que c’est à travers leurs organisations collectives que de larges fractions de la paysannerie tentent d’adopter des réponses novatrices à leurs problèmes et d’assurer la défense de leurs intérêts vis-à-vis de l’extérieur. Par ailleurs, selon P. CASTEX (1977), la lutte des classes exploitées a historiquement été la source du développement et des mutations des forces productives. 267

L’effervescence associative à laquelle on assiste depuis quelques temps un peu partout dans les pays du Tiers-Monde s’inscrit-elle dans cette logique ? A-t-elle permis aux producteurs de ces pays une meilleure défense de leurs intérêts ? Saluées par les uns comme une véritable « révolution silencieuse » (P. PRADERVAND, 1989), les organisations paysannes suscitent chez d’autres des attitudes plutôt circonspectes – compte tenu des résultats de la plupart des expériences – et voient à travers l’exhortation actuelle des bailleurs de fonds au mouvement associatif un simple « mythe du communautaire » (Ph. LAVIGNE DELVILLE, 1994).

Face à l’autoritarisme et à la toute puissance des États et des autres acteurs dominants, on constate que, dans bien des cas, les limites des capacités individuelles de résistance de l’agriculture paysanne sont déjà atteintes ou proches de l’être. C’est pour cela qu’il convient alors d’examiner si, face à l’épuisement des stratégies individuelles, les paysans peuvent faire reculer ces limites et éventuellement promouvoir un autre modèle de développement et de société en s’organisant et en menant des actions collectives. Le rôle des organisations des paysans consiste normalement à mobiliser leurs solidarités afin de renforcer l’efficacité de leurs revendications avec la société globale. Par-delà la diversité de leurs méthodes, les logiques à l’œuvre sont partout les mêmes puisque « les raisons de base [du mouvement associatif paysan] sont sociales et prennent toutes leurs racines dans la situation de pauvreté et de marginalité économique dans laquelle se trouvent les populations rurales ».193 Au Mali et au Burkina Faso par exemple, bien que les méthodes utilisées variaient en fonction des contextes, les doléances portaient en priorité sur l’augmentation du prix d’achat du coton et l’amélioration des conditions d’approvisionnement en intrants (A. BONNASSIEUX, 2001).

L’organisation collective des producteurs constitue théoriquement le meilleur moyen pour renforcer l’implication des paysans dans les filières agricoles, en favorisant notamment l’accès à des prix plus rémunérateurs, facteur indispensable à la reproduction de leurs systèmes de production. L’organisation collective paysanne assure également un rôle de représentation des producteurs qui leur permet de défendre leurs intérêts, de négocier des politiques sectorielles plus favorables au niveau local, et d’assurer des conditions de leur développement socio-économique. Elle n’est donc pas un simple moyen de s’insérer d’une façon plus favorable et plus juste dans un marché, elle permet également d’assurer la représentativité du monde rural et constitue un outil pour la défense de ses intérêts par la

193 H. LABAIG, Les associations du monde paysan : vers une nouvelle construction territoriale de l’agriculture familiale au Brésil. L’exemple du Cerrado. Thèse de doctorat, université de Toulouse II, 2003. 268 capacité de négociation qu’elle permet d’acquérir. Les organisations paysannes – mais solides et autonomes – acquièrent un positionnement plus fort auprès des autres acteurs de l’économie rurale, ce qui leur permet de faire valoir les intérêts allant dans le sens de la valorisation de l’agriculture paysanne.

Cette stratégie de mobilisation collective suppose que les paysans renoncent aux stratégies d’« escapade » et de « non-capture » (G. HYDEN, 1985) qui ont longtemps prévalu dans leurs rapports avec l’administration ou les interventions extérieures, pour essayer des relations contractuelles avec les autres acteurs, en particulier l’État. Ils ne doivent plus chercher à se retrancher de la société globale, mais à s’y intégrer en revendiquant une participation plus accrue au progrès économique. C’est ainsi que, bien qu’elle peut garder un certain caractère défensif, l’organisation collective paysanne est principalement un mouvement offensif qui vise la mise en place d’un « nouveau projet sociétal » (M. HAUBERT, 1991) à travers la mobilisation des solidarités paysannes.

L’histoire du mouvement associatif paysan en Afrique révèle des cas – certes rares – où la mobilisation paysanne a réussi à faire plier les pouvoirs publics face aux revendications des paysans. On peut évoquer le cas des producteurs du coton du Mali et du Burkina Faso étudié par A. BONNASSIEUX (2001). Profitant d’un contexte d’affaiblissement de l’État194 et de crise économique – liée à la stagnation des cours du coton – les organisations des producteurs ont revendiqué et obtenu une plus grande participation à la définition des grandes orientations de cette filière. Cette mobilisation paysanne a marqué « la fin d’une époque où l’État et les sociétés cotonnières imposaient leur point de vue à l’ensemble des acteurs » (A. BONNASSIEUX, 2001).

D’autre part, à la suite du désengagement brutal de l’État de certaines activités économiques et sociales nécessaires à la reproduction paysanne et de l’aggravation de la crise qui touche le monde rural, on peut affirmer que les ruraux ont besoin de s’organiser. Ce désengagement de l’État lié à la mise en œuvre des programmes d’ajustement structurel, ainsi que cette crise économique, rendent de plus en plus nécessaire la recherche des solutions au travers des initiatives locales et collectives. Ces éléments ont sans aucun doute accéléré la plupart des dynamiques associatives.

194 Au Mali notamment où la chute en 1991 du régime autoritaire du président Moussa TRAORÉ a été suivie par l’avènement d’un certain pluralisme, aussi bien sur le plan politique que syndical. 269

Dans un tel contexte de retrait de l’État, le rôle des associations paysannes est devenu primordial. Face à la difficulté de l’émergence de nouveaux marchés de biens et services agricoles, des organisations se sont structurées et sont progressivement devenues des acteurs majeurs du développement rural. C’est cela qui explique leur multiplication dans nombre de pays en développement depuis les années 80. L’évolution engagée à cette époque, caractérisée par un accroissement du rôle des organisations paysannes dans le développement du monde rural, s’est accélérée à partir des années 90. La crise des États et la remise en cause de leur prééminence dans l’organisation des politiques de développement par les bailleurs de fonds, l’avènement du pluralisme politique, la stagnation des cours des principaux produits agricoles face à l’augmentation des prix des intrants qui a entraîné une réduction des marges des producteurs semblent avoir constitué les principaux facteurs de cette évolution.

Enfin, pour pouvoir profiter des opportunités offertes par l’État ou d’autres bailleurs de fonds, les paysans doivent accepter de rentrer dans des modes d’organisation associatifs. Selon F. GRESLOU (1995), « les paysans sont toujours priés de se regrouper pour bénéficier d’un crédit, d’intrants ou d’un canal d’amenée d’eau ». Partout au Sud, les agriculteurs sont contraints d’adhérer à des groupements pour accéder aux facteurs de production. Dans le cadre du Burundi, lorsque l’État a décidé d’initier les associations des producteurs de café en 1996, les planteurs y ont adhéré massivement parce qu’ils y voyaient une opportunité d’accéder à peu de frais aux intrants et aux semences, ainsi qu’à une aide humanitaire .

La multiplication des associations paysannes à laquelle on assiste depuis quelques temps dans les campagnes de ces pays peut donc être assimilée à une stratégie de captation des aides extérieures. Et c’est finalement, comme le constate B. CHARLERY de la MASSELIERE (1994), « par peur, par nécessité ou par opportunité que les paysanneries du Sud s’engagent dans les processus associatifs confectionnés par les pouvoirs ou les autres acteurs du dévelo - ppement rural ». De ce point de vue, l’associativisme apparaît alors comme une stratégie de reproduction économique et sociale des ruraux. Les associations se constituent sur une base opportuniste afin de pouvoir bénéficier des financements ou d’autres avantages matériels qui ne sont octroyés qu’aux groupes constitués.

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II. Des organisations créées sans les paysans

A travers la multiplicité des formes associatives proposées aux populations rurales (ententes, groupements, associations, coopératives, etc.), il faut tenter de comprendre les mécanismes de création de ces structures pour savoir s’il s’agit d’un réel mouvement paysan, créant ses propres formes d’organisation et disposant d’une certaine autonomie vis-à-vis de l’État, ou s’il s’agit au contraire des structures marginales mises en place par des acteurs exogènes dans une ignorance quasi générale des besoins réels de leurs membres. Car si certains auteurs peuvent reconnaître à travers les associations des producteurs les prémisses d’un véritable mouvement paysan en Afrique subsaharienne – c’est ce que constate par exemple A. BONNASSIEUX (2001) dans les zones cotonnières du Mali et du Burkina Faso à partir des années 1980 et qui va s’accélérer à partir du début des années 1990 sous l’effet d’une double crise, étatique et économique – d’autres s’accordent au contraire à reconnaître que les dissensions internes, les répressions et/ou les récupérations par les pouvoirs étatiques, les changements de conjoncture économique, les abandons des supports financiers ou techniques extérieurs peuvent faire disparaître, au moins temporairement, ces dynamiques (D. GENTIL et M-R. MERCOIRET, 1991).

Selon l’étude de faisabilité de la filière riz au Burundi réalisée en 2000, « une association est une organisation démocratiquement constituée, fondée sur l’idée d’union, de solidarité et d’entraide mutuelle, dont les membres se sont volontairement regroupés pour atteindre un but économique et social commun, et ont accepté d’assumer les responsabilités inhérentes à leur qualité de membre ».195 Ainsi considérée, une association est alors une organisation de gens qui se regroupent volontairement et librement afin de réaliser, dans un esprit démocratique, un but économique commun. La création d’une association doit répondre à une préoccupation des membres, à savoir résoudre un problème ressenti et exprimé par eux. Ces derniers se regroupent de leur propre gré en vue de réaliser des objectifs qu’ils pensent pouvoir atteindre plus facilement ensemble. De ce point de vue, l’association doit être une création endogène, comptant d’abord sur ses propres ressources, ancrée dans des dynamiques communautaires et collant aux besoins de la base, en vue de négocier des transformations avec les autres acteurs sociaux.

195 MAC FYS Managment Audit Acointing, 2000, op. cit. 271

Sur le plan méthodologique donc, il est évident qu’une bonne organisation paysanne doit avoir des objectifs clairement définis et les membres doivent avoir été associés à l’ensemble du processus de mise en place. Or, les études réalisées sur le mouvement associatif dans les pays en développement montrent que rares sont les organisations qui ont été créées par les paysans eux-mêmes. Si parfois elles sont mises en place par des intervenants non étatiques comme des ONGs ou des églises, de façon générale elles sont constituées par les pouvoirs publics, souvent d’ailleurs de manière coercitive comme cela a été le cas dans le cadre du projet de riziculture irriguée de l’Imbo. Ce n’est pas généralement la « base » paysanne qui prend l’initiative de leur création et qui intervient de façon prépondérante dans leur fonctionnement. Le processus est imposé d’en « haut » et n’a donc plus la structuration naturelle d’un groupe qui s’organise.

Il est dès lors évident que les objectifs de telles associations suscitées ne peuvent coïncider que très imparfaitement avec ceux des paysans, malgré les intentions affichées par leurs concepteurs. L’attitude des acteurs institutionnels s’inscrit le plus souvent dans le prolongement des pratiques anciennes qui consistent à organiser le monde rural pour améliorer le fonctionnement des filières les plus rentables. Les nombreux échecs de l’appui à l’organisation paysanne correspondent souvent à des processus impulsés par les pouvoirs publics ou par la coopération internationale à travers des projets qui diagnostiquent le besoin de s’organiser, définissent les objectifs et les formes sociales de l’organisation et lui fournissent les moyens nécessaires. Les comportements et les intérêts des bénéficiaires se trouvent ainsi dénaturés, ce qui aboutit à un manque de responsabilité et à une dépendance de ces groupes envers la coopération externe. Ils n’y participent pas de manière convaincue, mais seulement pour répondre aux injonctions du service d’encadrement. Or, comme le note l’association Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières (AVSF), une des conditions essentielles pour garantir qu’une action de coopération soit efficace et contribue à consolider une organisation paysanne réside dans la prise en compte du besoin des producteurs de s’organiser face à des situations ressenties comme inéquitables, voire d’exploitation.196 Tout le problème est alors de savoir, comme le note G. BELLONCLE (1982), si de telles associations, mises en place pour aider les paysans à produire plus, leur permettent également de se défendre contre l’extérieur, et notamment contre les ponctions de l’État.

196 AVSF, Organisations paysannes, filières et marchés, www.avsf.org/fr, septembre 2008. 272

En réalité, cet interventionnisme de l’État représente une nouvelle forme d’exploitation et de marginalisation des paysans. Il a pour objectif essentiel de favoriser une plus grande pénétration du capitalisme dans l’agriculture paysanne afin de pouvoir orienter et contrôler la production agricole, mais aussi de pouvoir maîtriser et canaliser les revendications des producteurs. C’est pour cela que les pouvoirs optent assez souvent pour la mise en place d’un mouvement associatif étroitement contrôlé, dépassant les limites d’une action strictement administrative d’encadrement technique pour devenir des « organisateurs des communautés » (M. CERNEA, 1998).

En examinant le projet SRD-Imbo à la suite de cette grille de lecture, on s’aperçoit que la mise en place des associations des riziculteurs dans son périmètre s’inscrit entièrement dans cette logique, malgré le discours des autorités de cette société sur leur caractère volontariste. Selon la direction de l’encadrement qui est en charge du mouvement associatif au sein de ce périmètre, « même si au départ il y a eu une certaine ‘‘impulsion’’ de la part du projet, aujourd’hui les riziculteurs sont conscients des avantages que leur confèrent leurs associations et y adhèrent en masse. Ensemble, ils peuvent mieux défendre leurs intérêts, mais également en mettant ensemble leurs moyens, ils peuvent s’équiper, notamment s’acheter une décortiqueuse, ce que ne peut pas faire un riziculteur isolé ».

Pourtant, nos entretiens avec les riziculteurs, ainsi que le dépouillement des archives de la SRD-Imbo nous ont permis de nous rendre compte que, contrairement à ces affirmations des responsables du projet, les associations des riziculteurs ne sont pas une émanation de leurs membres. Elles ont été mises sur pied sur initiative de la société et font désormais partie intégrante de ses structures d’encadrement. L’adhésion à une association est obligatoire pour chaque riziculteur. Dès le début des années 1990, face aux difficultés de plus en plus croissantes de recouvrement des dettes d’exercice, l’ensemble des riziculteurs ont été de facto organisés en associations de producteurs selon un critère spatial (les paysans d’un même village font automatiquement partie d’une même association) en vue de faciliter les tâches liées à leur encadrement. Le mouvement associatif devait particulièrement résoudre la question lancinante des arriérés des riziculteurs qui ne cessaient de s’accumuler. Ainsi, les groupements des riziculteurs étaient destinés à alléger les tâches d’encadrement de la SRD-Imbo et non à résoudre les différents problèmes auxquels les producteurs faisaient face.

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Tableau n° 21 : Mise en place des associations des riziculteurs

Association Année de création Effectifs des membres Effectifs actuels NYAMABERE 1989 350 440 MPANDA 1989 320 456 NYESHANGA 1990 503 800 MURIRA 1990 270 450 BWIZA BWA NINGA 1991 460 658 NINGA 1991 549 687 BURAMATA 1991 305 438 KIDWEBEZI 1991 131 166 KABAMBA 1992 460 660 RUBIRA 1992 204 340 MUBONE 1992 570 950 KIYANGE 1992 318 530 BUGOMA 1993 85 425 MARAMVYA 1993 90 450 RUBIRIZI 1993 80 581 KINYINYA 1999 674 674 KIGWATI 1999 802 802

Total 6.171 9.507 Source: MAC FYS Audit Accointing, 2000, op. cit.

Lancée en 1989, la politique associative à la SRD-Imbo s’était fixée comme objectif général l’« amélioration des conditions de production et de la qualité de vie des associés » (Étude de faisabilité de la filière nationale du riz, 2000). Mais une analyse objective montre que cette politique visait plutôt un transfert aux riziculteurs d’une partie des obligations de la SRDI afin d’augmenter son efficacité à travers une diminution de son coût de fonctionnement.

Depuis l’année 2002, la SRDI a obligé à ces associations de se faire enregistrer auprès de l’autorité compétente (voir ordonnance d’agrément en annexes) et ont été regroupées en une fédération des associations des producteurs de paddy (CAPRI) dont les objectifs consistent fondamentalement à soutenir économiquement les groupements. Ce soutien doit passer entre autres par des garanties auprès des banques locales en vue d’obtenir les crédits nécessaires à l’achat des semences, des engrais, des produits phytosanitaires et à la collecte de la production des membres. Mais on verra plus loin que ce Collectif ne parvient pas à remplir correctement ce rôle qui empiète en réalité sur les intérêts [financiers] de la SRDI.

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En définitive, les organisations imposées ou suscitées par un acteur exogène, en l’occurrence l’État, peuvent difficilement prétendre défendre les intérêts de leurs membres, et a fortiori améliorer de manière significative leur situation économique du fait qu’elles ne sont pas fondées sur une force organisée, ayant un poids suffisant pour peser sur les orientations de la politique économique générale et pouvoir ainsi défendre leurs droits dans la société globale.

III. Partenaires ou concurrents ? Le rôle ambigu des organisations paysannes

La politique générale envers les associations paysannes paraît ambiguë. D’une part, il faut les favoriser pour qu’elles s’occupent de certaines tâches pour le compte des structures étatiques qui les ont mises en place. C’est en effet à ces organisations que l’on demande de plus en plus de s’occuper des tâches moins rentables telles que la distribution des intrants, des crédits, ainsi que leur recouvrement. Il leur est également demandé de participer financièrement aux programmes étatiques de développement rural. Cette participation prend généralement la forme des travaux d’entretien des infrastructures collectives comme les réseaux d’irrigation ou les voies de communication. De façon générale, les pouvoirs publics ont tendance à les considérer comme des interprètes de leur politique auprès des milieux ruraux qu’elles représentent. C’est ce que veut dire J-M. ELA (1990) lorsqu’il écrit qu’ « elles fonctionnent [les organisations paysannes] d’abord dans l’intérêt des États et reproduisent un système de domination dans un contexte où les projets officiels s’assurent le monopole du développement rural ».

On va retrouver cette situation au sein du périmètre rizicole de la SRDI où les associations des riziculteurs qu’elle a mis en place sont des instruments d’exécution de sa politique générale. Dans le secteur de la caféiculture, c’est aussi l’État burundais qui a initié le mouvement associatif à partir de l’année 1996 pour pallier à l’effondrement des structures d’encadrement des producteurs consécutif à la suppression du poste d’encadreur agricole sur les collines. Les associations des caféiculteurs étaient alors appelées à assurer l’« auto-encadrement » de leurs membres. Les leaders de ces organisations recevaient régulièrement des formations sur des thèmes variés relatifs à la caféiculture comme la taille du café, le paillage, la désinsectisation ou l’application des engrais chimiques pour les transmettre à leur tour aux autres membres. Confronté à des difficultés économiques majeurs, l’État burundais a donc décidé de mettre en place des organisations paysannes qui devaient exécuter des fonctions jadis remplies par les ses propres agents. 275

Aujourd’hui, ce sont ces mêmes associations, dont il a été le principal architecte, qui galvanisent leurs membres pour revendiquer, dans le cadre des réformes visant la libérali- sation de la filière du café au Burundi, la paternité sur ce produit qu’ils considèrent comme leur propriété à l’instar des autres produits agricoles.

D’autre part, les pouvoirs publics semblent hésiter à favoriser l’émergence des associations paysannes solides par crainte qu’elles ne se révèlent trop revendicatrices. Les organisations villageoises autonomes représentent un véritable contre-pouvoir vis-à-vis des États et d’autres groupes dominants. C’est pour cela que dans certains cas elles ne sont pas encouragées par les responsables politiques, souvent plus soucieux de préserver leurs intérêts que de répondre aux besoins réels des populations rurales. Puisqu’elles sont susceptibles de perturber l’ordre social ou d’entrer en conflit avec les intérêts de l’État, elles doivent être surveillées en vue d’ « éviter à tout prix que des individus s’organisent à leur propre compte ».197 C’est pour cela que la mise en place et la construction de ces associations est un processus que les autorités politiques tiennent à contrôler.

Le processus actuel de libéralisation de la filière du café au Burundi illustre encore une fois cette perception des organisations paysannes par les pouvoirs publics. On se souvient que depuis l’indépendance du pays, l’État burundais a toujours géré la production paysanne de café comme un bien public. C’est lui qui, par le biais de l’OCIBU, fixe la grille de rémunération des différents intervenants dans cette filière, et qui décide de l’utilisation des fonds de la caisse de stabilisation. Depuis longtemps, l’État est le principal agent qui organise, oriente et anime toutes les activités relatives à la production du café, aussi bien en amont qu’en aval de celle-ci.

Or, aujourd’hui, dans le cadre des réformes visant la libéralisation complète de la filière du café imposée par les bailleurs internationaux, les organisations des planteurs de café, réunies depuis mars 2004 en une Confédération Nationale des Associations des Caféiculteurs du Burundi (CNAC), formulent ouvertement « des revendications pour le moins audacieuses dans le contexte des mentalités et des relations entre subordonnants et subordonnés sociaux au Burundi ».198 Ces dernières revendiquent en effet l’augmentation du prix au producteur, l’octroi aux planteurs des micro-crédits, un contrôle plus strict des pesées lors des opérations

197 P. GESCHIERE et J. VAN DER KLEI, 1987, op. cit. 198 International Alert, 2007, op. cit. 276 de vente, des conditions plus favorables de distribution des engrais et des produits phytosanitaires, ainsi que la mise à disposition des engrais pour les cultures vivrières aussi. Elles revendiquent également la propriété des stations de lavage du café mises en place par l’État, mais avec de l’argent provenant des ponctions prélevées sur leur produit et de l’utilisation des fonds de la caisse de stabilisation. C’est à ce titre que la Confédération Nationale des Caféiculteurs considère qu’un certain nombre d’immobilisations aujourd’hui gérées par l’OCIBU – donc par l’État – devraient lui revenir de droit. Elle réclame à cette fin un audit sur l’origine et la propriété des actions que l’OCIBU détient dans le capital de certaines banques. Au chapitre des « victoires » déjà remportées par ces associations des caféiculteurs, on peut citer en guise d’exemple la suppression, dès 2005, de la taxe verger qu’elles considéraient comme une véritable spoliation. Cette taxe consistait en un prélèvement forfaitaire par l’OCIBU d’un montant de 30Fbu par kilo officiellement destiné à soutenir la recherche et l’encadrement caféicoles. C’est entre autres sur ce prélèvement que se basent les organisations des caféiculteurs pour justifier que les producteurs ont largement payé la valeur des stations de lavage du café, lesquelles doivent par conséquent leur être aujourd’hui concédées gratuitement.

Dans le lent processus de privatisation de la filière du café engagé par le gouvernement du Burundi depuis les années 1990, les revendications des producteurs, canalisées par leurs associations, représentent une véritable épine dans le pied de celui-ci.

277

IV. Des associations nécessaires au fonctionnement du système

Comme on déjà eu l’occasion de le signaler, c’est dans le but de rendre faciles et moins risquées les tâches de distribution des intrants et des crédits, de collecte de la production, de gestion de l’eau et de recouvrement des créances que la SRDI a décidé, à partir de 1989, de mettre en place une politique associative au sein de son périmètre. Cette pratique constitue une stratégie assez répandue dans la plupart des projets de développement, particulièrement ceux qui portent sur les cultures commerciales.

De manière générale, à travers la mise en place des associations des producteurs, la stratégie des pouvoirs publics consiste à faire reporter sur les paysans les coûts et les risques de la crise de leur désengagement, en particulier dans les secteurs non stratégiques qui n’intéressent pas les acteurs dominants. Selon M. HAUBERT (1999), partout dans le monde, la logique qui a présidé à l’appui que les pouvoirs publics ont apporté aux organisations paysannes a été de faire supporter par les petits producteurs les coûts et les risques de leur politique de modernisation du secteur rural. Cela d’autant plus que les politiques de désengagement de l'État et d’ajustement structurel ont tout à la fois amputé la capacité des États d’intervenir directement dans cette modernisation et accru fortement les coûts et les risques de celle-ci.

Sous des apparences démocratiques, les associations des riziculteurs sont des instruments d’exécution de la politique générale de la SRD-Imbo. En décidant d’organiser les riziculteurs en associations, cette dernière voulait se désengager progressivement de certaines de ses responsabilités en les transférant aux associations paysannes, afin de réduire ses coûts de fonctionnement. Sur le plan économique, l’instauration du mouvement associatif par la SRDI coïncide avec la restructuration des entreprises publiques initiée dans le cadre du programme d’ajustement structurel des années 1990. A propos de la société SRD-Imbo précisément, le cinquième plan de développement économique et social du Burundi (1988-1992) stipule que « son organisation actuelle [de la SRDI] implique des coûts qui ne peuvent pas être supportés par les ressources de l’État, après l’arrêt des financements extérieurs ». Jusqu’en 1981, la société fonctionnait grâce aux financements du FED. Mais depuis cette date, suite à l’arrêt de ces financements, la société va désormais fonctionner au moyen de ses propres fonds et des subsides fournis par l’État burundais. Dès lors, il fallait procéder à un transfert progressif de certaines activités aux producteurs bénéficiaires de son encadrement afin d’alléger le fardeau financier de l’État. 278

L’analyse de la situation des remboursements des redevances par les riziculteurs permet de mieux cerner les avantages que la SRD-Imbo a pu tirer de sa politique associative. Les remboursements individuels restant toujours hypothétiques, la SRDI a décidé d’organiser les agriculteurs en associations de producteurs, ce qui, juridiquement, facilite le recouvrement des dettes. L’étude de faisabilité de la filière nationale du riz de 2000 indique que depuis le lancement de cette politique associative en 1989, le remboursement des crédits agricoles est arrivé à des taux approchant les 100% dans certaines associations et que les comptes d’exploitation de la société dégagent des résultats économiques positifs (voir tableau 22, infra). Avant cette date par contre, ce taux a rarement dépassé 80% malgré « les efforts de sensibilisation et de recouvrement menés par les autorités du projet » (SRDI, direction administrative et financière). Le système de distribution et de recouvrement des crédits par le canal des associations a alors sensiblement amélioré la situation financière du projet.

L’administration des crédits à travers des associations ou d’autres solidarités est peu risquée comparativement à des crédits octroyés individuellement aux paysans puisque leur recouvrement est pris en charge par la collectivité, les membres de l’associations se portant garant collectivement et solidairement. La tâche se trouve grandement simplifiée pour la société puisqu’elle se contente de prendre des informations sur le groupement lui-même et non sur chacun de ses membres. Les associations des producteurs se résument alors à des organes qui déboursent les crédits reçus collectivement et qui collectent les remboursements des crédits individuels. C’est ainsi qu’avec la mise en place du mouvement associatif au sein de son périmètre, la SRD-Imbo est passée d’un système de crédits octroyés à des agriculteurs isolés à celui des crédits octroyés aux associations qui les rétrocèdent ensuite à leurs membres. Ce choix a permis une nette amélioration des recouvrements des crédits agricoles comme le montre le tableau de la page suivante.

En outre, depuis l’instauration de ce mouvement associatif, la SRDI n’a plus à se préoccuper de la collecte du paddy des riziculteurs. Elle est simplement devenue cliente des associations des riziculteurs qui achètent le paddy de leurs membres et qui le lui revendent ensuite. Les riziculteurs ne vendent donc plus directement leur production de paddy à la SRD-Imbo comme auparavant, mais aux associations de leur appartenance. En vue de permettre une meilleure collecte du paddy, la SRDI avance à chaque association un fonds. Celui-ci est régulièrement réapprovisionné au rythme des ventes qui sont supervisées par des agents de cette société. La SRDI ne prend en charge du paddy qu’à l’entrée de ses magasins de stockage 279

à Bujumbura. De la sorte, tous les frais inhérents aux pesées, au contrôle de qualité, notamment du taux d’humidité, à la manutention, ainsi que les écarts éventuels de poids des stocks incombent aux associations des riziculteurs.

Figure n° 34 : Circuit officiel de commercialisation du paddy après la mise en place des associations des riziculteurs

Rizerie de Associations des Producteurs SRDI Bujumbura producteurs

Consommateurs Commerçants Commerçants détaillants grossistes

En ce qui concerne ces écarts de poids, des discordances significatives sont régulièrement enregistrées entre le pont bascule de la Rizerie de la SRDI et les balances des associations. Pour la saison 2007-2008 par exemple, un écart de 7,3 tonnes a été enregistré pour l’ensemble des associations du périmètre. Cet écart avait été de 15,9 tonnes en 2006-2007 et de 6,7 tonnes en 2005-2006 (SRDI, rapports annuels). Les explications fournies par les autorités de la SRDI pour justifier ces écarts peuvent parfois paraître simplistes. En plus de la perte d’humidité du paddy durant le stockage, elles évoquent également « des erreurs éventuelles des pesées du pont bascule de la Rizerie ou des bascules des associations » (SRDI rapport annuel 2005).

Tableau n° 22 : Avance de campagne aux associations des riziculteurs et taux de remboursement pour la saison 2006-2007 (Fbu)

Association Avance pour achat Sommes Taux de de paddy remboursées remboursement (%) Buramata 3.400.000 3.353.080 98,62 Murira 16.150.000 16.150.000 100 Nyenhanga 16.750.000 16.750.000 100 Ninga 23.366.389 23.366.389 100 280

Mpanda 13.600.000 13.600.000 100 Bwiza bwa Ninga 21.620.000 21.620.000 100 Nyamabere 10.600.000 10.600.000 100 Kidwebezi 14.520.000 14.520.000 100 Mubone 5.540.000 4.689.056 84,64 Kiyange 6.010.000 5.605.527 93,27 Kabamba 18.100.000 18.100.000 100 Rubira 13.260.000 11.131.770 83,95 Bugoma 2.350.000 1.915.250 81,50 Maramvya 7.320.000 5.989.956 81,83 Rubirizi 500.000 351.400 70,28 Kinyinya 500.000 462.700 92,54 Kigwati 500.000 462.250 92,45 Total/Moyenne 174.086.389 161.591.438 92,88 Source: SRDI, Service Commercial, situation des remboursements des dettes par les associations au 13 août 2007.

Figure n° 35 : Taux de remboursement des crédits par les associations des riziculteurs (%)

100

80

60 Tx de remboursement

40

20

0 Ninga Rubira Nyam. Murira Kidwe. Nyesh. Buram. Rubirizi Kigwati kiyange Mpanda Bugoma Mubone Kinyinya Kabamba Maramvya Bwiza B.N.

Source : Réalisé à partir du tableau ci-haut

281

Les 17 associations de riziculteurs que compte son périmètre constituent de cette sorte une courroie indispensable dans le système d’encadrement mis en place par la SRDI depuis le début de sa politique associative. Elles constituent désormais un trait d’union incontournable entre cet organe et les producteurs. La convention signée entre chaque association et la SRDI précise leurs tâches respectives : entretien du réseau hydro-agricole et des pistes de pénétration, distribution des intrants et des crédits contractés avec l’aval de la SRDI, recouvrement de ces crédits ainsi que la collecte de la redevance eau (articles 13 et 18 de la convention entre la SRDI et les associations des riziculteurs). La SRDI est même allée jusqu’à obliger ces associations à lui porter assistance pour recouvrer les dettes contractées par des riziculteurs relevant de leurs circonscriptions respectives avant même que ces associations ne voient le jour (article 20 relatif aux dettes antérieures).

De façon générale, la création des associations des riziculteurs par la SRD-Imbo visait la prise en charge progressive par ces dernières des travaux liés à la maintenance des infrastructures hydro-agricoles, à la collecte du paddy, ainsi qu’à la gestion des crédits par leur distribution et leur recouvrement. Ce « transfert de fonctions » (Y. GUILLERMOU, 2006) a permis à l’organe d’encadrement de se libérer d’un certain nombre d’obligations et de pouvoir ainsi faire face à la suppression des financements extérieurs. A cet égard, les associations des rizi- culteurs ont été un outil efficace entre les mains de la SRD-Imbo pour l’aider à mener sa politique à peu de frais. Elles se sont révélées indispensables pour l’organisation de la filière rizicole en vue d’en assurer une plus grande efficacité économique, particulièrement après l’arrêt des financements extérieurs.

Cette situation rejoint les interrogations exprimées par Y. GUILLERMOU (2006) à propos des organisations paysannes du Sud : constituent-elles des initiatives autonomes visant à relever à la fois la capacité productive de leurs membres et leur niveau de vie, ou au contraire s’agit-il de mettre en place un cadre jugé plus propice à l’application de modèles élaborés par les institutions financières ? Si le désengagement des États a ouvert des espaces de liberté aux organisations paysannes, l’émergence d’un véritable mouvement paysan n’en est pas pour autant assuré puisque ce transfert des responsabilités aux producteurs signifie souvent plus un transfert des coûts et des risques qu’un transfert réel de pouvoirs. Selon J-P. JACOB et Ph. LAVIGNE DELVILLE (1994), « le désengagement étatique cache bien souvent un repli, un abandon de la filière, aux graves conséquences économiques ». A la suite de ce désengagement, les agriculteurs ont 282

été encouragés à reprendre les fonctions devenues vacantes. C’est ainsi que, de façon générale, au Sud, l’objectif principal de telles organisations mises en place par les pouvoirs publics semble être de provoquer une nouvelle répartition des rôles et du transfert de certaines fonctions détenues par l’État dans le cadre de l’économie marchande dans laquelle il est intégré.

Dans le cadre de la riziculture irriguée de l’Imbo, l’organisation des riziculteurs au sein d’associations des producteurs a permis à la SRDI de rendre moins onéreux leur encadrement et de reporter sur elles tous les risques et les coûts de cet encadrement. C’est pour cela que la SRDI ne veut pas se retirer de l’organisation du processus de la production du riz, mais préfère transférer ses responsabilités aux organisations des riziculteurs sur lesquelles elle garde par ailleurs une très forte mainmise.

V. Des organisations étroitement contrôlées

Compte tenu des conséquences de l’intégration des paysans aux mécanismes d’une économie de marché, des organisations paysannes indépendantes risquent d’ouvrir la voie à l’expression de leurs revendications sociales et politiques. Pour les milieux du pouvoir, tout doit dès lors être mis en œuvre pour bloquer toute organisation autonome capable d’aider les paysans à revendiquer leurs droits car il s’agit-là d’un « risque politique » (M-R. MERCOIRET, 2006) capable de peser sur les rapports économiques préexistants et auquel tous les pouvoirs sont réservés.

Ainsi, toute organisation autonome et structurée est considérée avec méfiance par les pouvoirs publics. Il est en effet impensable que l’État soit concurrencé ou combattu afin de céder un peu de son espace aux initiatives privées. Dans cette perspective, il exerce tout son pouvoir pour que les producteurs n’échappent pas à son contrôle en évitant toute organisation paysanne autonome dans le cadre de laquelle pourraient s’exprimer les revendications des producteurs. C’est pour cela que de façon générale, la réduction des missions des acteurs publics dans le domaine du développement rural en pays sous-développés ne s’est pas traduite par une extension réelle des fonctions des organisations des producteurs.

283

Les associations paysannes réellement autonomes sont rares, notamment en Afrique. Ce n’est que lorsque l’intervention directe n’est plus possible – à cause entre autres du désengagement des pouvoirs publics imposé par les bailleurs de fonds – ou lorsque elle n’est plus rentable que les États autorisent l’émergence des organisations plus ou moins autonomes. D’après J. BERTHOME et M-R. MERCOIRET (1993), « pour combler les vides créés par le désenga- gement des États et pour éviter une dégradation de la production, on assiste à une quête effrénée de repreneurs. Lorsque le potentiel agronomique est relativement bon, lorsqu’il s’agit de fonctions économiquement rentables, la préférence est accordée aux opérateurs privés. Mais là où l’agriculture est plus précaire, où les investissements sont risqués, ou lorsqu’il s’agit de fonctions non économiques (préservation de l’environnement, gestion des terroirs villageois, etc.), les repreneurs pressentis sont les associations paysannes ».199 B. CHARLERY de la MASSELIERE (1997) fait le même constat lorsqu’il écrit que « face à l’échec ou au vide du développement, le paysan se présente aujourd’hui comme un dernier recours par défaut ou par démission partielle des acteurs qui, jusqu’alors, s’en étaient attribués la conduite, que ce soit pour amortir, économiquement et socialement, le choc d’un effondrement du marché, ou pour maintenir une veille productive dans l’attente d’une reprise, ou encore pour gérer en bon père de famille des espaces productifs fragiles ». La tendance semble en fin de compte de ne laisser libre cours aux initiatives paysannes réellement autonomes que dans des zones à agricultures marginales, notamment vivrières, qui n’intéressent pas les acteurs dominants. De façon générale, c’est dans des zones ou dans des secteurs délaissés par l’État que se constituent assez souvent des associations plus ou moins autonomes. Dans la cadre de la riziculture irriguée de l’Imbo, par quelles voies l’organe d’encadrement tente-t-il d’exercer son contrôle sur les associations des producteurs du paddy ?

1. Mainmise sur les organes dirigeants

Les organisations paysannes sont très souvent étroitement contrôlées par les administrations locales ou par les opérations de développement qui les ont générées. Une des meilleures façons d’exercer ce contrôle est de placer à leurs têtes des responsables issus des classes dominantes – qui ne pourront rien exiger qui remette en cause l’ordre établi – ou alors des gens facilement manipulables par les avantages matériels ou symboliques liés à leur position.

199 J. BERTHOME et M-R. MERCOIRET, « L’aventure ambiguë », in Courrier da la planète, n° 18, 1993. 284

Comme le souligne si bien E. DUROUSSET (2001) en parlant des associations des irrigants mises en place par le programme d’irrigation du Nordeste brésilien, « les liens très étroits entre les responsables des associations paysannes avec le pouvoir local sont manifestes ». De ce fait, au lieu de fonctionner comme un espace de dialogue et de lutte commune, les associations révèlent des conflits internes entre les membres, ce qui entame la solidarité dont elles ont besoin pour défendre efficacement les intérêts de leurs membres.

Selon G. DELINCÉ (2008), l’intervention des pouvoirs publics dans la vie des associations paysannes ne se fait pas nécessairement de manière officielle et visible, mais le plus souvent de manière discrète et sournoise : « ce contrôle s’exerce par la nomination des personnes de confiance aux postes dirigeants de ces associations ». La mise en place des organes dirigeants des associations paysannes se révèle ainsi d’une grande importance puisque c’est en collaboration avec ces derniers que leur contrôle devient possible.

Dans le cas du périmètre de la SRDI, les responsables des associations des riziculteurs sont officiellement élus par les membres de chaque association. En outre, les statuts des associations accordent à tous les membres le droit de se faire élire, « sans discrimination aucune, quelle que soit la date de son adhésion au sein de l’association ».200 Cette allusion explicite à la date d’adhésion à l’association semble avoir été prévue afin de permettre aux acheteurs des casiers des paysans en difficulté d’entrer dans les organes dirigeants des associations. Comme ce sont assez souvent des gens qui entretiennent des relations de clientélisme avec l’organe d’encadrement, celui-ci a intérêt à leur ouvrir toutes grandes les portes des organes dirigeants des associations. En agissant de la sorte, la SRDI espère placer à la tête des organisations des riziculteurs des gens acquis à sa cause et qui ne vont pas remettre en cause sa politique générale.

En outre, des garde-fous ont été prévus afin de décourager le nombre de candidats potentiels. Parmi ces derniers, le plus important et le plus restrictif de tous est celui qui interdit aux membres débiteurs ou qui n’ont pas de « champs modèles » de se porter candidat. En tout état de cause, ce sont les paysans aisés qui peuvent prétendre diriger les associations des riziculteurs puisqu’ils sont les seuls à pouvoir remplir ces conditions-là. Ils sont en outre les seuls à pouvoir disposer des moyens nécessaires pour intéresser les « électeurs ».

200 Article 8 des statuts des associations des riziculteurs 285

À l’approche des élections, chaque candidat mène en effet une véritable campagne pendant laquelle des sommes importantes sont dépensées. Celui-ci doit notamment pouvoir donner régulièrement à boire à ses électeurs ou le cas échéant, donner de l’argent liquide aux membres les plus influents de l’association. Les candidats au poste de président des associations des riziculteurs n’hésitent pas à effectuer ces dépenses parce qu’ils sont sûrs qu’une fois élus, ils bénéficieront d’importants avantages matériels. Il s’agit en quelque sorte d’une forme d’investissement qu’il faudra valoriser plus tard à travers la gestion des opportunités offertes par l’association.

Photo n° 12 : Présidents des associations : des riziculteurs hors du commun

Le président de l’association Murira du village II venu inspecter ses rizières. Moto, téléphone cellulaire, bottes et salopette prouvent qu’il ne s’agit pas d’un riziculteur ordinaire.

Enfin, toutes les opérations de campagne et de vote sont supervisées par un agent de la SRDI qui « assiste les associations dans la mise en place de leurs organes dirigeants » (SRDI, rapport annuel 2006). Son rôle est en effet déterminant puisque c’est lui qui en définitive valide ou invalide les résultats des « élections ». C’est ainsi que le responsable du mouvement associatif au sein de la SRDI nous a affirmé que « c’est vraiment exceptionnel d’avoir des présidents des associations qui ne collaborent pas avec la société. Lorsque une telle situation se présente, c’est que la campagne de propagande 286 a été mal menée. Et puis, de tels présidents ne vont pas généralement au-delà d’un mandat puisque souvent ils ne travaillent pas aussi à la satisfaction des autres membres ». On comprend ainsi que les présidents des associations ont intérêt à « collaborer » étroitement avec la SRD-Imbo pour espérer durer dans leurs fonctions, surtout qu’elles donnent droit à des avantages matériels évidents.

Une fois « élus », ces représentants deviennent des interlocuteurs incontournables de la SRDI. C’est sur leur dynamisme et leur abnégation qu’elle compte pour mener sa politique, en particulier pour recouvrer les dettes des membres débiteurs, ainsi qu’une plus grande fidélité des membres au marché officiel du paddy afin d’alimenter sa rizerie. C’est pour cela que la société n’hésite pas à les intéresser ou à fermer les yeux sur les abus qu’ils commettent dans la gestion des associations dont ils sont responsables.

2. La dépendance financière des associations

Une autre limitation à la mise en place par les producteurs d’organisations autonomes sont les moyens financiers, les paysans ne disposant pas assez souvent de ressources nécessaires au fonctionnement de leurs associations. Dans l’état de paupérisation dans lequel se trouve l’agriculture paysanne en général, les moyens à réunir pour une quelconque activité sont importants et font souvent défaut aux paysans. La dépendance financière des organisations paysannes vis-à-vis de l’État ou d’autres bailleurs constitue alors une autre forme de leur mise sous tutelle. Or, l’autonomie financière occupe une place de choix dans la définition d’un véritable mouvement paysan.201

De façon générale, les associations paysannes disposent d’une très faible marge d’autonomie financière par rapport aux pouvoirs. C’est d’ailleurs pour cela que la plupart de celles-ci ont une existence précaire et éphémère. La plupart d’entre elles dépérissent lorsque diminue ou cesse l’appui en fonction duquel elles se sont constituées. Selon A. BONNASSIEUX (2001), l’autonomie des organisations paysannes est assez souvent réduite, et leurs bases fragiles.

201 D. GENTIL et M-R. MERCOIRET (1991) ajoutent en plus de cette autonomie quatre autres critères : avoir des objectifs conscients et explicites, des rapports significatifs avec l’État et/ou le reste de la société, une taille ou un poids économique et politique suffisant ainsi qu’une organisation interne établie. 287

Pourtant, la capacité d’une organisation à contribuer efficacement à l’amélioration de la situation de ses membres dépend de son degré d’autonomie. Plus une organisation possède ses propres moyens de financement et de production, plus elle est capable de négocier avec les autres acteurs en préservant sa liberté et ses choix. Au contraire, lorsque ses ressources sont réduites, sa dépendance par rapport aux appuis extérieurs se renforce, ce qui handicape sa capacité à pouvoir faire face aux multiples problèmes de reproduction et d’amélioration des conditions de ses membres.

Les associations des riziculteurs de l’Imbo disposent de leurs propres moyens et devraient à ce titre jouir d’une autonomie financière plus ou moins grande. Ces moyens sont issus des cotisations de leurs membres – une contribution de 1000Fbu est exigée à chaque membre à son « adhésion » à l’association – ainsi que des intérêts des crédits qu’elles contractent chaque année auprès de la BNDE avec l’aval de la SRDI. Ne pouvant pas accéder directement aux crédits des institutions bancaires – malgré le fonds de garantie dont dispose le CAPRI censé soutenir les associations des riziculteurs, notamment dans l’obtention des crédits agricoles – c’est la SRDI qui joue le rôle d’intermédiaire entre les agriculteurs, via leurs associations, et le réseau bancaire.

Sur chaque crédit accordé à un riziculteur et qui est destiné aux activités de riziculture, l’association prélève une commission de 2%. Il faut rappeler qu’il existe d’autres crédits qui ne sont pas directement liés à la riziculture. Il s’agit essentiellement des crédits pour petit équipement (achat d’un vélo par exemple), pour la construction ou la réhabilitation d’une maison, ou des crédits pour l’achat du matériel scolaire qui sont très sollicités en début d’année scolaire, c’est-à-dire au mois de septembre. Pour ce genre de crédits qui ne sont pas directement liés à la riziculture, le taux d’intérêt monte à 17%. C’est le cas de cette femme dont nous sommes parvenus à nous procurer sa lettre de demande de crédit (voir encadré suivant). Pour un crédit de 30.000 Fbu que lui a accordé son association, elle a remboursé un montant de 35.100 Fbu.

Tous ces crédits sont en outre remboursés en une seule fois à la récolte qui suit directement l’octroi du crédit (sauf pour les crédits en rapport avec l’amélioration de l’habitat qui sont remboursés en quatre récoltes successives). C’est pour cela que les montants demandés par les riziculteurs ne sont pas généralement élevés.

288

NTIRAMPEBA Béatrice Ninga, le 1/9/2006 Village IV.

Objet : Demande de crédit A Monsieur le Président de l’Association des riziculteurs du village IV

Monsieur le Président,

J’ai le plaisir de vous écrire pour vous demander un crédit de trente mille francs (30.000 Fbu) afin d’acheter du matériel scolaire pour mes enfants. Monsieur le Président, je vous demande d’analyser favorablement ma requête car vous savez très bien que je suis un membre dévoué à la cause de notre Association. Je termine en vous souhaitant pleins succès dans les tâches que nous vous avons confiées. Que Dieu vous bénisse.

NTIRAMPEBA Béatrice

En outre, le Collectif des Associations des Producteurs de Riz (CAPRI) dispose auprès de la BNDE d’un fonds de garantie de 800 millions de Fbu (situation à la fin de l’année 2008 puisque ce fonds est alimenté chaque année) qui pourrait permettre à chaque association d’accéder directement au crédit sans l’aval de la SRDI. Ce fonds est alimenté par les cotisations des membres des différentes associations. A la récolte, chaque associé doit payer un montant de 20.000 Fbu au titre de ce fonds de garantie. Selon les responsables de la SRDI, ce fonds constituera plus tard un grand capital qui permettra aux associations d’accéder facilement au crédit, sans recourir à l’aval de la SRDI (SRDI, rapport annuel 2006).

Or, cette dernière ne peut pas autoriser un accès direct des associations au crédit agricole d’autant plus qu’elle prélève une commission de 2% sur les crédits de chaque association conformément à l’article 12 de la convention signée avec l’ensemble des associations. En effet, un tel accès se traduirait par un important manque à gagner pour la SRDI. 289

Ceci rejoint l’analyse faite par A. CAZENAVE-PIARROT (1976) à propos des paysannats cotonniers gérés par la COGERCO : « la COGERCO est alimentée par les apports des paysans cotonniers. Ce sont eux qui financent ou plutôt autofinancent l’opération puisque c’est leur argent qui est réinvesti ». Dès lors, cela pousse la SRDI à privilégier le financement des associations des riziculteurs par les banques avec lesquelles elle a signé une convention de financement, notamment la BNDE. Le tableau suivant montre que le financement des associations est effectivement assuré pour une très large part par des ressources externes, lesquelles génèrent des intérêts importants à la SRDI.

Tableau n° 23 : Sources de financement des associations des riziculteurs (Fbu)

Association BNDE Fonds propres Total Montant % Montant % Buramata 106.218.200 99,9 76.582 0,1 106.294.782 Murira 57.405.000 93 4.312.582 7 61.717.582 Nyeshanga 90.098.000 90 9.688.101 10 99.786.101 Ninga 7.159.000 66 3.688.639 34 10.847.639 Mpanda 44.910.000 97,4 1.179.360 2,6 46.089.360 Bwiza B.N 85.472.877 90 9.378.883 10 94.851.760 Kidwebezi 29.536.000 100 0 0 29.536.000 Nyamabere 31.510.530 95,5 1.481.555 4,5 32.992.085 Kabamba 85.061.369 94 5.451.409 6 90.512.778 Rubira 32.063.000 100 0 0 32.063.000 Bugoma 23.040.242 100 0 0 23.040.242 Mubone 38.297.414 100 0 0 38.297.414 Kiyange 31.000.000 100 0 0 31.000.000 Rubirizi 31.602.100 100 0 0 31.602.100 Maramvya 27.594.000 100 0 0 27.594.000 Kinyinya 42.224.000 100 0 0 42.224.000 Kigwati 61.847.000 98 1.390.761 2 63.237.761 Total/Moyenne 825.038.732 95,7 36.647.872 4,3 861.686.604 Source : SRDI, rapport annuel 2008 290

Ceci veut dire en définitive qu’au moment du remboursement de son crédit par le riziculteur, le taux d’intérêt de la banque sera majoré des 2% qui représentent la commission de la SRDI, ainsi qu’une deuxième commission de 2% également qui représente la rémunération de l’association à laquelle appartient ce riziculteur. Si l’on considère l’importance des crédits accordés annuellement aux riziculteurs par la BNDE avec l’aval de la SRDI (voir tableau ci- haut), on voit mal comment cette dernière pourrait renoncer à ces commissions en permettant au fonds de garantie du collectif des associations des riziculteurs de jouer pleinement son rôle. En 2008 par exemple, la BNDE a financé la riziculture à hauteur de 825.038.732 Fbu (SRDI, rapport annuel 2008). Ceci signifie que les gains de la SRDI se sont élevés pour cette année à 16.500.775 Fbu. Cela explique pourquoi le fonctionnement de la SRD-Imbo tend à confiner les associations des riziculteurs dans une situation permanente d’assistés.

Le coût du crédit du riziculteur est alors calculé comme suit :

Crédit A (a) + 19 % de A (b) + 2% de A (c) + 2% de A (d)

(a) : montant du crédit (c) : commission de la SRDI (b) : intérêt de la banque (d) : commission de l’Association

Au total donc, le taux d’intérêt appliqué au paysan, toutes commissions comprises, s’élève à 23% du crédit obtenu. Un agriculteur qui reçoit par exemple un crédit de 100.000 Fbu pour les différents travaux de riziculture devra rembourser à la vente : 100.000 Fbu + 19.000 Fbu + 2.000 Fbu + 2.000 Fbu = 123.000 Fbu.

Il apparaît alors clairement qu’en plus du taux d’intérêt de la BNDE, les sommes remboursées par le riziculteur sont renchéries par les commissions perçues par les différents intervenants dans la chaîne de distribution des crédits bancaires dans ce périmètre.

3. Contrôle technique et administratif des associations

Sur la plan technique et administratif enfin, les associations des riziculteurs travaillent sous étroite surveillance de la SRD-Imbo. Un gérant, au départ payé par la SRDI mais aujourd’hui rémunéré par l’association pour laquelle il travaille, est « mis à la disposition » de chaque association (article 27 de la convention SRDI-associations des riziculteurs). Depuis peu, les 291 gérants des associations sont recrutés par la SRDI mais payés par les associations pour lesquelles ils travaillent. Cela relève de la volonté de la SRD-Imbo de faire supporter aux associations elles-mêmes toutes les charges inhérentes à leur « encadrement », tout en les maintenant sous contrôle. Curieusement, en cas de malversation ou de détournement par cet agent recruté et imposé par la SRDI aux organisations des riziculteurs, cette dernière se désengage de toute responsabilité puisque « les associations doivent elles-mêmes surveiller constamment leurs comptes » (article 28). Elle promet uniquement d’aider l’association victime de ces malversations ou détournements dans ses poursuites judiciaires contre le comptable responsable.

Ces gérants des associations disposent de pouvoirs étendus puisque ce sont eux qui autorisent toute utilisation de fonds par leur contreseing . Les articles 21 et 22 de la convention entre la SRDI et les associations des riziculteurs subordonnent tout retrait bancaire à une signature d’un représentant de cette société, en l’occurrence les gérants des associations. Ces derniers sont l’œil de la SRDI en ce qui concerne la santé financière des associations. Ils rendent régulièrement compte à cette dernière de la situation financière et de l’utilisation des fonds des associations dont ils ont la charge. Il s’agit d’une véritable mise sous tutelle financière des associations paysannes qui sont en réalité dépourvues de tout pouvoir de décision et de contrôle au profit du projet.

Chaque association dispose aussi d’un agronome-conseil chargé de l’encadrement technique. Il collabore étroitement avec les responsables des associations. Il joue le rôle de vulgarisateur, en même temps qu’il assure la formation des responsables des associations aux techniques de gestion. Cette formation est d’autant plus nécessaire que les personnes concernées ne sont généralement pas habituées à ces techniques et qu’elles changent régulièrement puisque leur mandat est normalement d’une année agricole. Mais comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, la société SRD-Imbo ne s’est nullement préoccupée de l’amélioration des compétences des responsables des associations des producteurs pour que les fonctions transférées à ces dernières soient correctement assurées. Elle a préféré les « aider » par ses propres agents, ce qui constitue manifestement une façon de les maintenir sous son contrôle.

Comme on le constate alors, les mouvements associatifs paysans échappent difficilement à l’emprise des États, fût-elle indirecte ou diffuse, même dans un contexte de dépérissement 292 comme celui du Burundi. Comme le dit L. UWIZEYIMANA (2003), « affaibli et privé de moyens, l’État joue désormais un rôle presque de spectateur face à l’émergence de nouveaux acteurs […] Mais cela ne veut pas dire pour autant que l’État a complètement disparu du paysage socio-économique car il répugne à abandonner ses prérogatives à d’autres acteurs ».202

La conséquence de cette mainmise étatique sur les organisations paysannes est que celles-ci sont récupérées par l’État qui les met au service de sa politique générale. Il suffit de voir par exemple le rôle purement commercial de la plupart des groupements paysans, c’est-à-dire en définitive l’extension de la régulation par le marché que les institutions internationales de développement assignent aux États. Ceci est particulièrement vrai pour les coopératives. C’est pour cela qu’elles constituent l’instrument quasi universel des politiques de développement rural dans les pays pauvres. Selon Y. GOUSSAULT (1976), « la coopérative constitue un formidable moyen de drainage des plus-values et surplus agricoles. Par son efficacité, la coopérative répond exactement aux besoins de l’intervention ». Le mouvement coopératif offre aux interventions étatiques l’avantage exceptionnel d’être un type d’entreprise économique parfaitement rationnel. Sous ce vocable, on a en réalité créé des entreprises d’État qui interviennent dans le crédit, l’approvisionnement et la commerciali- sation.

4. Des avantages matériels pour une collaboration garantie

Si officiellement les responsables des associations des riziculteurs ne perçoivent aucun salaire, nos enquêtes et nos observations nous ont permis de constater qu’ils bénéficient par contre d’avantages matériels très importants par rapport aux autres membres. A titre d’exemple, une prime de 100.000 Fbu est accordée par l’association à chaque membre du comité à la fin de la saison agricole. Ce montant est prélevé sur la marge bénéficiaire des associations. Parmi les responsables de la SRDI que nous avons rencontrés, personne n’a voulu en parler malgré notre insistance sur les avantages éventuels dont bénéficieraient les membres des comités de gestion des associations des riziculteurs.

202 L. UWIZEYIMANA, « L’État: territoire, identité, acteur du développement? », in F. BART (s/dir.), L’Afrique. Continent pluriel, Paris, CNED/SEDES, 2004. 293

Ils bénéficient en outre des crédits généralement beaucoup plus consistants par rapport aux autres membres de telle sorte qu’ils peuvent les utiliser en dehors de la riziculture, ce qui est formellement interdit aux autres membres. L’article 23 de la convention entre la SRD-Imbo et les associations de riziculteurs limite en effet aux seules opérations liées aux activités de la riziculture (labours, repiquages, sarclages, récoltes, etc.) l’usage des crédits obtenus avec son aval. Toute autre utilisation de ces derniers en dehors de la riziculture est strictement interdite. En cas de reliquat sur les crédits obtenus par chaque association, celle-ci doit le restituer à la SRDI.

En plus, puisqu’ils ont accepté de « se donner pour l’intérêt de la collectivité », les crédits des responsables des associations des riziculteurs sont exonérés de toutes les commissions habituellement imposées aux autres riziculteurs, soit 4% de leurs crédits. Il s’agit-là d’un avantage économique important dont les présidents des associations des riziculteurs, ainsi que les membres des comités de gestion de ces dernières, sont les seuls à pouvoir jouir.

En outre, en cas de redistribution des casiers confisqués aux riziculteurs en difficulté, leurs demandes sont analysées avec beaucoup de faveur étant donné qu’ils participent directement à cette redistribution. Ce sont en effet les comités de gestion des associations, en collaboration avec un représentant de la SRDI, qui fixent les critères de choix des bénéficiaires des casiers expropriés, et qui les réattribuent en dernier ressort.

D’autre part, lors de la distribution des crédits, des semences et autres intrants, ils sont servis en priorité. Ainsi, en cas de rupture de stocks, ce sont les autres membres qui doivent attendre, avec parfois des retards plus ou moins importants de certaines opérations comme les labours, le repiquage, l’épandage des engrais ou des insecticides ainsi que la récolte.

Les responsables des associations des riziculteurs touchent également des commissions qui peuvent se révéler intéressantes lorsqu’ils passent des commandes de matériel ou d’intrants. Comme on l’a déjà signalé, en cas de difficultés financières, la SRDI peut autoriser les associations de riziculteurs à passer elles-mêmes des commandes d’engrais ou d’autres intrants comme les insecticides. Cette pratique est de plus en plus courante depuis la crise politique et économique de 1993. Comme il s’agit généralement de quantités importantes, les présidents des associations sont courtisés par les commerçants qui vendent ces intrants pour pouvoir gagner ces marchés. C’est ce qui s’est passé par exemple pour la saison agricole 294

2008-2009 où ce sont les associations des riziculteurs qui ont acheté elles-mêmes les intrants nécessaires pour cette campagne. Selon le gérant de l’association Mpanda du village V, ce sont quelques 110 tonnes d’engrais qui ont été achetées pour l’ensemble de cette saison. Bien qu’il soit difficile, voire impossible d’évaluer l’importance de ces commissions perçues par les présidents des associations en cas de passation de tels marchés, elles représentent une source supplémentaire de revenus pour ces responsables.

Enfin, un montant de 5 Fbu/kg de paddy vendu est reversé aux associations des riziculteurs par la SRDI. Ceci pousse alors les responsables de ces associations à exercer une pression sur leurs membres pour qu’ils vendent plus de paddy par la voie officielle. Cette stratégie profite aussi bien à la SRDI qu’aux responsables des associations. Pour la société d’encadrement d’abord, le paddy constitue une matière première indispensable au fonctionnement de sa rizerie. Les ventes de riz blanc par cette dernière représentent une importante source de rentrées pour l’entreprise qui permettent son auto-financement, en particulier après l’arrêt des financements extérieurs.

Pour les responsables des associations quant à eux, la marge bénéficiaire de ces dernières – et donc la certitude de recevoir leurs émoluments à la fin de chaque saison agricole – dépend en grande partie des quantités de paddy qui ont été vendues par cette voie. En outre, en agissant de la sorte, les présidents tentent de gagner la confiance de la SRDI, et donc un soutien lors des élections de l’année suivante. Cela est d’autant plus important que la concurrence en vue d’accéder aux postes de responsabilité des associations est de plus en plus vive à cause de la gestion des ressources que ces dernières récupèrent sur leurs membres. C’est cela qui explique l’ardeur avec laquelle les responsables des associations tentent de convaincre les membres de ces dernières à vendre le maximum de leur production à la SRDI et non aux commerçants privés. Les relations entre chaque riziculteur et son association – et par voie de conséquence avec l’organe d’encadrement – sont déterminées par la fidélité au marché officiel. Ainsi, lorsqu’il faut par exemple sanctionner un riziculteur « défaillant », les sanctions sont faciles à prendre pour un riziculteur peu attaché au marché officiel que pour celui qui y écoule une importante partie de sa production de paddy. Cette pratique semble contredire la libéralisation du marché du paddy officiellement proclamée dès 2002 et s’inscrit plutôt dans une dynamique de récupération de ce dernier.

295

En définitive, la SRDI paie la collaboration des responsables des associations des riziculteurs de son périmètre. Selon le président de l’association du village VI, « les responsables des associations n’ont pas de salaire fixe comme c’est le cas pour les fonctionnaires de l’État. Seulement à la fin de chaque saison, la SRDI accorde à chacun de nous une prime d’intéres- sement en guise de remerciement pour les efforts que nous avons fournis au cours de la saison écoulée ». Cette motivation accordée à ces derniers les empêche assez souvent de défendre les intérêts des autres membres pour ne pas perdre ces avantages matériels liés à leur position. Ils sont ainsi coupés de la base qui ne cesse de dénoncer les rapports trop étroits de leurs représentants avec les autorités de la SRD-Imbo. C’est le point de vue de A. MISAGO de l’association de Nyamabere : « notre comité [de gestion de l’association] ne nous aide en rien. Lorsqu’il nous convoque pour des réunions, c’est souvent pour nous donner les ordres de la SRDI. C’est comme s’ils [les membres de ce comité de gestion] travaillaient pour cette société et non pour nous. Et pourtant, c’est nous qui les avons élus et non la SRDI. De ce point de vue, ils devraient se soucier beaucoup plus de nos difficultés que des intérêts de cette société ».

Conclusion

Existe-t-il un mouvement paysan en Afrique noire ? Cette question posée par D. GENTIL et M-R. MERCOIRET (1991) résume à elle seule les problèmes que soulève la participation des agriculteurs du Sud au sein de « leurs » associations. L’organisation professionnelle des paysanneries y reste de toute évidence fragile et artificielle. Les organisations paysannes sont montées de toute pièce par l’administration, le plus souvent pour ses propres besoins. Elles restent des marionnettes de l’État et ne sauraient par conséquent être opposées à lui. Comme l’affirme A. PECQUEUR (1995), même si depuis quelques années un peu partout en Afrique naissent des groupements, dont certains finissent par exercer une réelle influence dans leur région, « il n’existe pas encore en Afrique de mouvement paysan organisé en tant que tel. Il n’y a rien qui ressemble à un syndicat ou même à un groupe de pression de quelque envergure ».

Les organisations paysannes imposées ou manipulées par les appareils étatiques sont vidées de leur contenu et transformées en institutions de collecte des surplus agricoles pour le compte de l’État. Alors que pour les paysans l’organisation collective devrait être un moyen d’affirmer leur émancipation, pour les acteurs dominants elle représente plutôt un moyen de 296 renforcer leur subordination et leur exploitation. Ces derniers mettent à profit cette capacité des producteurs associés d’intensifier leur travail par une rémunération n’assurant à la limite que leur reproduction simple. Même unis, les paysans échappent donc difficilement à l’exploitation et à la domination par d’autres classes. D’où, selon B. CHARLERY de la MASSELIERE (1994), l’enthousiasme en faveur des initiatives associatives paysannes n’aura été que le dernier en date des mirages du développement rural.

Ainsi, les associations des riziculteurs du périmètre de Mugerero n’ont pas pu bouleverser les rapports de domination et de dépendance dans lesquels les maintient la SRD-Imbo. Elles n’ont pas en tout cas pu apporter de réponses réelles et durables aux problèmes des producteurs, en particulier celui de leur principal outil de production qu’est la terre, ou celui de la valorisation du fruit de leur travail. Il ne pouvait par ailleurs en être autrement d’autant plus que ces associations ont été mises en place sans une préalable consultation des populations concernées, et que l’emprise étatique sur leurs organes dirigeants reste étouffante. Dans un contexte où l’État doit s’organiser pour se défendre contre toute forme d’intrusion dans un secteur où il fait tout en vue de conserver son monopole, il est peu envisageable que ces associations puissent un jour jouer pleinement leur rôle, c’est-à-dire faire reconnaître leurs revendications par les acteurs institutionnels. 297

CONCLUSION GÉNÉRALE

A l’issue de cette recherche sur le projet de riziculture irriguée de l’Imbo, il est opportun d’en faire un bilan et de proposer des perspectives de recherches ultérieures à mener. En introduction de cette recherche nous avions posé un double objectif : d’une part, identifier au sein de ce programme les stratégies (surtout techniques et économiques) de contrôle de la production paysanne mises en œuvre par les pouvoirs publics, et d’autre part les réponses des producteurs pour enfin faire émerger les espaces de leur confrontation. C’est-à-dire en définitive les rapports qui régissent les relations entre les deux principaux acteurs concernés par cette opération de développement rural.

L’étude de la longue histoire du développement rural dans les pays en développement nous a permis de constater que c’est au moyen d’importants programmes de modernisation agricole que celui-ci devait faire irruption dans les campagnes avant de se répandre comme une tâche d’huile à l’ensemble des paysanneries. Ainsi, le problème de pauvreté des paysanneries du Sud était perçu comme étant d’origine essentiellement technique. Des solutions à caractère techniques ont alors été privilégiées pour l’éradiquer.

Or, comme les faits l’ont prouvé, réduire le phénomène de pauvreté rurale à un problème de modernisation technique conduit à en négliger ce qui en constitue la racine profonde. La persistance de cette pauvreté ne prend sa véritable signification que par rapport à la logique d’un système économique global pour lequel l’amélioration des moyens techniques de production agricole a été jusqu’à présent inefficace. Dès lors, mettre en avant les problèmes techniques afin d’expliquer la pauvreté paysanne, c’est accorder trop d’importance à des aspects qui ne représentent qu’une partie secondaire des déficiences de l’environnement productif dans lequel travaillent les agriculteurs du Sud.

La détermination fondamentale de cet état de fait, il faut la chercher au plan des structures économiques globales, c’est-à-dire dans la position qu’occupe le monde rural au sein du système général de circulation et de répartition des richesses. Aujourd’hui comme hier, le monde rural demeure l’enjeu des mécanismes dont l’ampleur le dépasse, et qui tendent à le dépouiller de la majeure partie des richesses qu’il a pu acquérir par l’exercice de son travail. C’est cette utilisation politique des ressources du travail paysan qui est au cœur des rapports entre les États et leurs paysanneries dans les pays en développement. 298

En réalité, tel que ce travail s’est attaché à le démontrer à travers l’exemple du projet SRDI, la plupart des démarches engagées à l’initiative des pouvoirs étatiques s’inscrivent dans des politiques globales dont l’objectif principal est de faciliter la collecte et le transfert des surplus agricoles vers d’autres secteurs économiques nationaux. C’est le sens même des politiques de modernisation agricole, la modernisation n’étant qu’un autre nom de la subordination. L’inadéquation des modes d’intervention, le caractère inapproprié des politiques économiques et des stratégies concrètes de développement, l’ampleur du ponctionnement du surtravail paysan, tels sont les principaux niveaux explicatifs de la persistance de la pauvreté rurale en dépit des moyens et des efforts énormes déployés en vue de la combattre. Sans pour autant nier le rôle qu’ont pu jouer les projets de développement rural en tant que levier des transformations structurelles des appareils productifs paysans, il y a lieu de penser que les impératifs sociaux exigent l’adoption des stratégies qui tiennent compte des difficultés réelles vécues par les paysanneries dans leur milieu social et économique quotidien.

En tout état de cause, le véritable développement des campagnes ne pourra se faire sans une redéfinition du rôle de l’État puisque le problème du développement rural est avant tout politique. Dans un contexte où l’État post-colonial a confisqué à son seul compte les acquis des actions entreprises, il est impératif que les pouvoirs publics adoptent de nouvelles conduites qui rendent possible l’amélioration de la condition paysanne. L’assainissement de l’environnement productif, notamment économique, paraît à cet effet indispensable afin de pouvoir favoriser la mobilisation de l’énergie et des aptitudes des agriculteurs autour des actions publiques. Le changement de la situation socio-économique des paysans ne pourra pas avoir lieu sans ces transformations. La liquidation de la pauvreté rurale impliquent conséquemment une volonté politique qui suppose une ferme volonté de redistribution des revenus agricoles en faveur des ruraux, notamment par une juste politique de prix. Toute entreprise cohérente visant réellement à éliminer cette précarité paysanne exige cette volonté politique.

Par voie de conséquence, la critique et la réforme du développement auxquelles on assiste, mais qui n’ont pas pu ébranler sa pratique, doivent être déplacées du domaine de l’évaluation matérielle à celui de l’évaluation sociale et morale des différents programmes de dévelop- pement. Autrement dit, la réflexion sur le développement doit se retirer de l’univers technique et comptable où elle s’est complue depuis longtemps et où elle se culpabilise sans aucun 299 profit, pour revenir à l’univers social et éthique, c’est-à-dire celui de la finalité des efforts accomplis. Il s’agit donc avant tout d’une question de gouvernance économique et sociale.

Dans le cas précis du périmètre irrigué de la SRD-Imbo, le riz constitue un enjeu qui nourrit les convoitises de plusieurs groupes d’acteurs aux ressources très inégales. Il définit un champ de force et de luttes spécifiques, structuré à la fois par les positions respectives des différents acteurs et institutions qui y participent et par les stratégies poursuivies par ces agents, stratégies sous contraintes des positions objectivement occupées. Le développement proclamé revêt dès lors une signification différente pour ces acteurs en présence. Si pour les classes dominantes, à la tête desquelles se trouve l’État, il s’agit en quelque sorte d’un self service sur les ressources que canalise l’opération, pour les paysans, en particulier les plus petits, elle est plutôt synonyme de lutte incessante pour la survie et la conservation de leur statut de paysan. Quant aux organisations des producteurs, dont le rôle est connu dans la lutte pour les intérêts paysans lorsque cette opportunité leur est accordée, celles des riziculteurs n’ont qu’une conscience diffuse du rôle que jouent normalement ce genre de mouvement d’autant plus que l’initiative de leur mise en place ne leur appartient pas. D’autre part, elles ne peuvent se défaire de la surveillance étatique dans laquelle les maintiennent des mécanismes financiers, techniques et administratifs pernicieux.

Même s’il faut relativiser la part du riz dans l’économie nationale, le projet de riziculture irriguée de Mugerero est révélateur des contradictions entre les objectifs déclarés des projets de développement et le financement par le secteur rural des autres domaines de l’économie nationale. Il montre le déséquilibre des rapports de force, la vigueur du contrôle du paysan par les pouvoirs publics et par les dominants locaux. Ceci semble alors confirmer les hypothèses qui ont été émises en début de ce travail. Vis-à-vis de ses destinataires de départ, le projet a perdu sa crédibilité en raison de la marginalisation dont ils sont de plus en plus l’objet. Pour eux, produire – lorsqu’ils peuvent encore le faire – n’est plus un acte de promotion économique, mais une façon d’échapper à une sanction certaine. Le procès de production est caractérisé par des rapports ambigus, marqués du sceau de la domination et de la dépendance.

Une réorganisation du procès de production du riz, fondée sur de nouveaux rapports avec les producteurs paraît dès lors nécessaire. Même si celle-ci ne paraît pas prévisible dans un proche avenir, elle représente une alternative qui pourrait libérer les riziculteurs et les rendre maîtres de leur destin. Les différentes stratégies de contournement ou de résistance auxquelles 300 ils recourent, au-delà de leur degré d’(in)efficacité, expriment cette nécessité. Il est clair que la question du travail paysan ne pourra être résolue sans une remise en cause de ces rapports. Il s’agit ni plus ni moins d’introduire une nouvelle éthique dans l’organisation des rapports entre les acteurs de la filière dont les implications seraient à la fois économiques, politiques et sociales. C’est à ce niveau qu’il faut agir pour que le riz contribue de manière assez significative au développement de cette région. Le véritable développement des riziculteurs passera par une restructuration du procès de production en vue d’une solidarité entre tous les acteurs de cette filière.

En définitive, la pauvreté rurale n’est pas une fatalité de la nature ou de la technique, mais l’effet d’une stratégie de domination, de marginalisation et de dépendance qui pèse sur l’économie paysanne. Remédier aux difficultés du monde rural suppose alors un renversement de cette stratégie. Mais ceci paraît bien souvent difficile pour les dirigeants, inquiets de se priver d’une importante – souvent d’ailleurs unique – source de recettes. Si une telle stratégie est politiquement stabilisatrice à court terme, il est par contre évident que, sur le long terme, avec la marginalisation de plus en plus croissante d’une importante fraction de la population, elle peut conduire à des impasses politiques évidentes. Il n’est d’ailleurs pas exclu que la crise dans la région des Grands-Lacs africains, particulièrement au Burundi, ait des racines profondes dans ce conflit État-paysannerie. Le fait ethnique ne saurait expliquer à lui seul l’enchaînement des violences auquel le pays est régulièrement confronté. Si ce conflit n’épuise peut être pas tous les contours de la guerre civile éclatée en 1993, il en constitue tout au moins un des principaux éléments explicatifs par l’exaspération rurale qu’il a provoquée (extorsions intenses, expropriations injustifiées, déplacements de populations, etc.). La remise en question des rapports brutaux de domination des paysanneries par l’État constituerait un rempart efficace contre la montée en puissance des idéologies extrémistes et leur cortège de violences répétitives qui recrutent facilement au sein d’une population dont les politiques économiques n’offrent aucune perspective. Car finalement, la cause profonde de toutes ces violences répétitives, c’est la pauvreté et la faim de la terre dans un contexte de folle pression démographique. Par ailleurs, dans le contexte actuel de grave crise – en particulier économique – de l’État, il ne saurait y avoir une autre alternative à l’établissement de nouveaux rapports entre lui et la paysannerie, seule force productive dans l’état actuel des choses.

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Le poids des rapports État-paysannerie dans la conduite des projets de développement rural ou agricole est manifeste dans le contexte burundais comme on vient de le constater à travers cette recherche. D’où il serait alors nécessaire d’élargir les analyses à d’autres interventions étatiques, notamment celles où le paysan est propriétaire réel des moyens de production tels que la terre. Il est vrai que le fait que le paysan de l’Imbo n’est qu’un usufruitier de la terre qu’il exploite réduit de façon considérable la marge des stratégies possibles. Il s’agit là d’une différence fondamentale par rapport au cas étudié qui doit forcément avoir des implications évidentes sur ces rapports, en particulier sur les stratégies pouvant être valorisées par les producteurs. A ce titre, l’extension de telles analyses sur les projets visant le café par exemple, le thé ou le palmier à huile nous paraît intéressante. 302

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ANNEXES

315

Annexe I : Questionnaire d’enquêtes

A. FICHE POUR LES RIZICULTEURS

1. Identification de l’agriculteur - Nom : ……………………………………………Age : ………. Sexe :………. - Taille de la famille : Depuis quand cultivez-vous le riz ? ………ans

2. Conditions de production a. Accès à la terre. - De combien de casiers disposez-vous ? - Y en a-t-il qui ont un plus grand nombre ? (oui/non) Qui sont-ils ? - Comment les ont-ils eu ? - Les mettent-ils tous en valeur ou ils en louent une partie ? - Est-il permis de louer un casier attribué par le projet ? (oui/non) - Si non, comment et pourquoi ça se fait ? - Les autorités du projet sont-elles au courant de cette pratique ? (oui/non) - Connaissez-vous les critères d’attribution des casiers ? Ce sont lesquels ? - Y a-t-il des gens qui ne les remplissent pas ? - Comment font-ils alors pour produire? - Estimez-vous qu’il faut changer ces critères de distribution de casiers ou simplement respecter ceux qui existent ? - Que proposez-vous comme nouveaux critères pour accéder aux casiers rizicoles ? - En cas de location quel est le mode de paiement du locataire ? (nature/espèce) - Si c’est en espèce, combien paie-t-il ? - Si c’est en nature, que cède-t-il à l’acquéreur du casier ? - Qu’est ce qui est rentable entre le fait d’exploiter soi-même son casier et le faire louer ? - En cas de location, qui de l’acquéreur ou du locataire paie les redevances de la SRDI ? - Existe-t-il des cas d’agriculteurs qui sont en même temps propriétaires et locataires ? Si oui, quelle en est la raison ? - Arrive-t-il que le projet retire des casiers à leurs acquéreurs ? - Dans quelles circonstances ? - Que deviennent ces casiers retirés ? - S’ils sont réattribués, quelles sont conditions de leur redistribution ? 316 b. Encadrement - Dans quels domaines le projet vous apporte-il son appui ? - Pour ce qui concerne l’accès à l’eau, quelles en sont les conditions ? - Combien payez-vous au terme d’une saison ? - L’eau vous est-elle fournie en quantité suffisante et de façon régulière ? - S’il y a un problème d’eau et que la récolte baisse, est-ce que les redevances liées à sa fourniture baissent ou elles restent les mêmes ? - Y a-t-il des conflits liés à l’eau entre riziculteurs ? Dans ce cas, qui joue le rôle de médiation ? - Où vous approvisionnez-vous en intrants ? - Si c’est la SRDI qui vous les fournit, est-ce obligatoire de s’approvisionner auprès d’elle ? - Pourquoi ne vous laisse-t-elle pas vous approvisionner sur un autre marché ? - Comment payez-vous ? - Aimeriez-vous continuer à vous approvisionner auprès de la SRDI ou au contraire sur d’autres marchés ? - Votre encadrement par le projet à un coût. Trouvez-vous qu’il est élevé ou qu’il y a moyen de le réduire tout en permettant à l’entreprise de continuer à vous apporter son appui ? - Comment appréciez-vous votre encadrement (bien, assez bien, contraignant, pas du tout bien) ?

3. Commercialisation - Où vendez-vous votre production ? - Pourquoi à votre avis la SRDI vous obligeait-elle à un certain moment de lui vendre l’ensemble de votre production ? - Vous était- il déjà arrivé de vendre votre production sur un autre marché que celui de la SRDI ? Lequel ? Dans quelles circonstances ? - La SRDI était-elle au courant de cette pratique ? - Que faisait-elle pour vous en empêcher ? Que risquiez-vous ? - Vous est-il déjà arrivé d’être attrapé ? (oui/non) Avez-vous recommencé ? (oui/non) - Combien vous donnait la SRDI au kilo ? Et les autres marchés ? - Quelle part de votre production était-elle ainsi vendue ?

317

4. Les revenus et leur affectation

- Cultivez-vous d’autres produits ? (oui/non) Lesquels ? - Pourquoi devez-vous en cultiver d’autres ? - En comparaison avec le riz, qu’est ce qui vous rapporte le plus ? - Dans quelle mesure les revenus du riz contribuent-ils à la satisfaction de vos besoins ? . Entièrement . En grande partie . En faible partie - A quoi peuvent servir les revenus du riz ? . Construire une maison . Payer les études des enfants . Restaurer une maison . Lancer un petit commerce . Louer de nouveaux casiers . Faire des économies . S’équiper en mobilier ou autre matériel . Autres (préciser) - Exercez-vous une autre activité lucrative(oui/non) Laquelle ? - Pourquoi devez-vous recourir à une autre activité ? . Je dispose d’assez de temps . Une d’une main d’œuvre familiale importante . Le revenu du riz est à lui seul insuffisant . Autres (préciser) - Utilisez-vous une main-d’œuvre salariée ? (oui/non) Pourquoi ? . Je n’ai pas les moyens de la payer . Mes rizières sont en nombre réduit (le préciser) . J’ai assez de main-d’œuvre familiale - Les riziculteurs qui s’en tirent mieux sont ceux qui : . ont des moyens financiers . ont des ressources extérieures . vendent de grandes quantités sur le marché parallèle . autres (lesquels ?) - Trouvez-vous que la riziculture est rentable ? - Qui en profite le plus ? . nous-mêmes . la SRDI . Les agents de la SRDI . les détenteurs des décortiqueuses . commerçants privés . les grands notables . les fonctionnaires de l’État - Quels sont les principaux obstacles que vous rencontrez dans votre activité ? - Comment sont vos relations avec la SRDI ?

318

B. FICHE POUR LES ORGANISATIONS PAYSANNES (responsables & membres)

- Nom de l’association : Année de création : - Qui en a eu l’initiative ? - Si c’est le projet, pourquoi a-t-il décidé de vous organiser en association ? - Quelles sont les relations de votre association avec le projet ? - Êtes-vous en contact avec les membres d’autres associations ? (oui/non) - Vos défis sont-ils les mêmes ? Comment essayez-vous de les surmonter ? - Quels sont les services que les associations rendent à leurs membres ? - Y a-t-il des producteurs qui ne sont membres d’une association ? (oui/non) - Si c’est obligatoire, quelle en est la raison ? - Existe-t-il des cas de riziculteurs qui ne paient pas leurs redevances/crédits ? - Quelles peuvent en être les raisons ? - Dans ce cas, que font les associations auxquelles ils appartiennent ?

Aux seuls responsables des associations des riziculteurs

- Niveau de formation : - Ancienneté dans la fonction : - Modalités d’accès à ce poste : - Êtes-vous payé ? Par qui ? - Estimez-vous votre poste valorisant ? - Travaillez-vous en collaboration avec les responsables des autres associations ? - Quelles sont vos tâches précises ? - Estimez-vous que vous travaillez de façon autonome ou au contraire que vous êtes sous la tutelle de la SRDI ?

319

C. GUIDE D’ENTRETIEN AVEC LES RESPONSABLES DE LA SRDI

1. Identification de la personne - Nom : - Fonction : Date d’entrée dans cette fonction :

2. Encadrement - Quelle est la fonction de la SRDI en général (compétences, contribution de la société dans le développement régional) ? - Quels sont les critères de distribution des casiers aux producteurs ? - L’appui aux riziculteurs passe surtout par la fourniture de l’eau et des intrants : . Que coûtent-ils aux agriculteurs ? . Pourquoi leur marché (les intrants) n’est-il pas libre ? - Pourquoi fait-on payer en nature toutes ses dettes et redevances ? - Pourquoi avez-vous opté pour l’organisation des riziculteurs en associations ? - Comment sont désignés les responsables de ces associations ? Sont-ils payés ? Par qui ? - Comment jugez-vous vos relations avec les agriculteurs ?

3. Commercialisation du riz. - La SRDI étant un organe d’encadrement technique agricole, pourquoi y superpose-t-elle aussi les fonctions de transformation et de commercialisation du paddy ? - Comment est fixé le prix au producteur ? - Comment trouvez-vous vos prix par rapport à ceux des autres marchés ? - Pourquoi la SRDI ne jouit-elle plus du monopole du marché du paddy ? - Etiez-vous au courant qu’il existait des fuites par rapport à votre système de collecte ? - Peut-on en connaître les raisons ? - Que faisiez-vous pour les empêcher ? - Que se passe-t-il lorsque un agriculteur n’a pas assez produit (ou vendu) pour payer ses redevances ?

320

Annexe II : Attestation de non redevabilité ou « diplôme » des riziculteurs

321

Annexe III : Contrat d’installation sur les paysannats de l’Imbo

REPUBLIQUE DU BURUNDI MINISTERE DE L’AGRICULTURE ET DE L’ELEVAGE PROVINCE DE ……………………………………………. ARRONDISSEMENT DE …………………………………. COMMUNE DE ……………………………………………. PAYSANNAT DE ………………………………………….. NUMERO DE LA TR / ……………………………………..

TITRE D’EXPLOITATION EN PAYSANNAT

NUMERO DE LA PROPRIETE : ……………… NOM ET PRENOM …………….. DU PROPRIETAIRE : ………….. ACHAT : ………………………. AGE : ……………………………. HERITAGE : …………. ………. NATIONALITE : ………………. PROVENANCE DE DON DU LIEU DE NAISSANCE : …….…. LA PROPRIETE GOUVERNEMENT : ………….. ETAT CIVIL : …………………... OU EMPLOI : ………………………... D’UN PARTICULIER : ……….. RESIDENCE : …………………... EXPLOITATION PAR LE PROPRIETAIRE : ………………. OU PAR UN TIERS : …………… ADRESSE : ……………………...

CONVENTION FAITE ENTRE LE GOUVERNEMENT REPRESENTE PAR LES AUTORITES TECHNIQUES ET ADMINISTRATIVES ET LE PROPRIETAIRE

1. Le propriétaire s’engage à suivre et à appliquer les instructions de valorisation de sa propriété propres à chaque temps et émanant des Autorités Techniques et Administratives. 2. Un formulaire détaillant les lois à suivre sera remis chaque fois que de besoin au propriétaire qui devra s’y conformer strictement et sans exception. 3. Le propriétaire ne peut vendre, céder, louer sa propriété sans en aviser les Autorités précitées. 4. Tout manquement à cette convention pendant une période de six mois consécutifs occasionnera le retrait immédiat de la propriété au profit du gouvernement et la propriété sera cédée à un autre exploitant de meilleure volonté.

Fait à ………………………………………, le ……. / ……. / 19 …….

Signature du mandataire Signature de Signature de l’Autorité Technique l’Autorité Administrative (Sceau) (Sceau) 322

NOM DE LA (ou des) FEMME (s) NOM DES ENFANTS AGE SEXE ……………………………………….. …………………………………….. …….… ……… ……………………………………….. …………………………………….. ………. ……… ……………………………………….. …………………………………….. ………. ……… ……………………………………….. …………………………………….. ………. ……… ……………………………………….. …………………………………….. ………. ……… ……………………………………….. …………………………………….. ………. ……… ……………………………………….. Enfants sous tutelle ……………………………………….. …………………………………….. ………. ……… ……………………………………….. …………………………………….. ………. ……… ……………………………………….. …………………………………….. ………. ……… ……………………………………….. …………………………………….. ………. ……… ……………………………………….. Personnes à charge du propriétaire ………. ……… ……………………………………………. ……………………………………….. ……………………………………………. ……….. ……… ……………………………………….. ……………………………………………. ……….. ………

OBSERVATIONS FAITES PAR LES AUTORITES TECHNIQUES ET ADMINISTRATIVES SUR L’APPLICATION DES LOIS STIPULEES PAR LA CONVENTION

DE L’ARTICLE I

DE L’ARTICLE II

DE L’ARTICLE III

DE L’ARTICLE IV

Retrait de la propriété (date) : …………………………………

Signature de Signature de l’Autorité l’Autorité Technique Administrative

(Sceau) (Sceau)

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Annexe IV : Les statuts de la SRD – IMBO

ORDONNANCE MINISTÉRIELLE N° 710/27 DU 28 FÉVRIER 1973 FIXANT LES STATUTS DE LA SOCIÉTÉ RÉGIONALE DE DÉVELOPPEMENT ‘‘SOCIÉTÉ POUR L’AMÉNAGEMENT ET LA MISE EN VALEUR DU PÉRIMÈTRE IMBO’’

Le ministère de l’agriculture et de l’élevage, Vu le décret-loi n° 1/I du 19 décembre 1966 sur l’organisation des pouvoirs législatifs et réglementaires, Vu la convention de financement n° 441/BU entre la Communauté Économique Européenne et la République du Burundi, signée à Bruxelles le 15 mai 1967, Vu le décret-loi n° I/80 du 30 juillet 1971 sur les statuts des Sociétés Régionales de Développement,

ORDONNE :

Article 1 : Il est créé sous la dénomination ‘‘Société pour l’Aménagement et la mise en valeur du périmètre Imbo’’, une Société Régionale de Développement, régie par le décret-loi organique et les présents statuts. Article 2 : La Société a pour objet : a) A l’intérieur du périmètre défini par la convention 441/BU du 15 mai 1967 entre la Communauté Économique Européenne et la République du Burundi d’assurer l’entretien du réseau routier et du réseau hydraulique, l’amenée et la distribution de l’eau, l’encadrement technique des cultivateurs suivant les normes définies par le ministère de l’agriculture et de l’élevage. b) La Société, conformément aux clauses et conditions générales du cahier d’exploitation du périmètre, installera des agriculteurs sur les parcelles aménagées à l’intérieur du périmètre, les rapports entre la Société et les cultivateurs ainsi que leurs obligations réciproques étant fixés par le cahier spécial des charges, établi par le conseil d’administration de la Société et signé par chaque bénéficiaire. c) La Société assurera la commercialisation des produits agricoles du périmètre, soit en leur état naturel, soit après séchage, transformation en usine selon les produits. Afin de contenir, dans la mesure du possible, le taux des redevances annuelles dues par les attributaires du projet à un niveau acceptable et compatible avec les revenus des paysans, la Société devra, 324

chaque fois que cela sera possible, prendre toutes les mesures afin que la commercialisation des produits bruts ou usinés puisse se faire dans les meilleures conditions économiques possibles et en fonction de la qualité des produits. Les éventuelles différences de prix entre les prix de vente obtenus et les prix minima officiels étant réservés à la couverture partielle des frais de gestion du périmètre et venant en déduction des redevances. d) Exécuter contre rémunération équitable, à l’intérieur du bassin de la Rusizi toutes études, tous travaux et toute activité de gestion qui lui seront confiés par le gouvernement de la République du Burundi. Les conditions d’application du présent paragraphe feront l’objet de conventions entre le gouvernement et la Société. e) La Société pourra effectuer toutes opérations mobilières, immobilières et financières pouvant se rattacher directement ou indirectement à l’objet pour lequel elle a été créée. Article 3 : La Société a son siège social dans les bureaux du Centre de Développement Rural situé sur la transversale T.10 du périmètre aménagé de l’Imbo. Article 4 : La Société est créée pour une durée de 30 ans. A son expiration, elle peut être prorogée par ordonnance ministérielle. Article 5 : Le capital de la Société est fixé à 250 millions de francs, souscrits par la République du Burundi qui apporte à titre de libération les aménagements du périmètre comportant des réseaux d’irrigation et de drainage, des ouvrages d’art, un réseau routier, des parcelles planées et délimitées, le matériel nécessaire à l’entretien de l’infrastructure et à l’ouverture des terres, une rizerie. A ce jour cet apport a été libéré à concurrence de 238 055 141 Francs Bu. ainsi qu’il résulte de l’état estimatif de l’avancement des travaux, annexé à la présente ordonnance et établi sur base des factures payées. La libération se poursuit au fur et à mesure de l’achèvement des travaux. Article 6 : Le capital peut être augmenté par voie d’ordonnance ministérielle portant modifi- cation des présents statuts, le conseil d’administration ayant été entendu à ce sujet. Article 7 : Le gouvernement du Burundi accorde un droit d’emphytéose sur la superficie du périmètre à la Société. Ce droit est établi pour la durée de la Société et contre une redevance nulle. Article 8 : La Société est administrée par un conseil d’administration ainsi composé : - le Directeur Général du Plan - un représentant de la BNDE - le Directeur Général de l’Economie - le Directeur de la COGERCO - le Directeur Général du Budget - le Directeur de l’ISABU - le Directeur de l’Agronomie - deux représentants des agriculteurs 325

- le Directeur du Génie Rural Les Représentants des cultivateurs sont désignés par ordonnance du ministre de l’agriculture et de l’élevage. Dans le cas où des associations de cultivateurs seraient constitués, elles désigneront les représentants des cultivateurs par délégation du ministre de l’agriculture. Le conseil d’administration peut proposer son président à l’approbation du ministère de l’agriculture et de l’élevage. Article 9 : Le directeur général au ministère de l’agriculture et de l’élevage exercera les fonctions de commissaire du gouvernement auprès de la Société. Il assistera avec voix délibérative en les matières énoncées par l’article 14 du décret-loi organique. Article 10 : Le conseil d’administration a les pouvoirs les plus étendus pour agir au nom et pour le compte de la Société, y compris les pouvoirs d’acquérir et de vendre les immeubles, de consentir hypothèques et tous autres droits réels sur les biens de la Société et d’ester en justice comme demandeur et défendeur. Article 11 : Le conseil d’administration nomme le gérant de la Société et définit par contrat ses droits et obligations et lui octroie les pouvoirs de gestion requis conformément à l’article 15 du décret-loi organique. Article 12 : Le conseil d’administration arrête le règlement intérieur de l’entreprise et du conseil. Il peut déléguer certains pouvoirs de contrôle concernant la gestion de la Société à des membres du conseil nommément désignés. Article 13 : Le conseil d’administration fait des propositions motivées concernant le montant des redevances annuelles dues par les cultivateurs. Le montant de ces redevances est arrêté par le ministère de l’agriculture. Article 14 : a) Le président convoque le conseil au moins quatre fois par an notamment au mois d’avril pour recevoir le rapport du gérant, du commissaire aux comptes, approuver le bilan, statuer sur l’affectation des résultats de l’exploitation ; au mois de novembre pour approuver le budget de la Société pour l’année suivante et proposer les redevances demandées aux planteurs. b) Le président, à son initiative ou à la demande d’au moins trois membres du conseil, convoque au besoin le conseil aussi souvent qu’il apparaîtra nécessaire. Article 15 : Les convocations aux séances sont adressées aux membres au moins deux semaines avant la date de la séance. Elles mentionnent l’ordre du jour et transmettent les documents qui feront l’objet des délibérations. Article 16 : Le gérant assiste aux réunions du conseil avec voix consultative.

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Article 17 : Les livres de la Société sont tenus à la diligence du gérant selon les principes retenus dans le plan comptable national. Article 18 : La Banque de la République du Burundi est désignée comme commissaire aux comptes. Articles 19 : La Société constituera en ses livres un fonds d’amortissement qui devra couvrir le matériel d’entretien de l’infrastructure, les installations industrielles, les véhicules, les immeubles et meubles nécessaires à l’Administration de la Société. Article 20 : La Société constituera jusqu’à concurrence de 10.000.000 Francs par prélèvement annuel de 500.000 Francs une provision spéciale affectée par priorité aux travaux de grosses réparations qui pourraient être nécessaires à l’infrastructure ainsi que aux dépenses exception- nelles laissées à l’appréciation du conseil d’administration. Article 21 : L’exercice comptable de la Société coïncide avec l’année civile. Article 22 : Lorsque le résultat net ressort en boni, ce boni est affecté comme suit: 35 % au compte de réserve 10 % au Fonds de réinvestissement agricole du Burundi (F.R.A.B) 55 % à des investissements réalisés dans le cadre de la Société. Article 23 : En cas de liquidation, l’actif net de la Société est attribué à la République du Burundi. Article 24 : La présente ordonnance ministérielle entre en vigueur le jour de sa signature.

Fait à Bujumbura, le 28 Février 1973. Pierre BIGAYIMPUNZI.

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Annexe V : Convention individuelle d’exploitation

Entre la Société Régionale de Développement de l’Imbo d’une part, représentée par son Directeur, et le nommé …………………………………………………………………………. Fils de …………………………………………………………………………………………... et de …………………………………………………………………………………………….. originaire de …………………………………………………………………………………... ci-après dénommé l’Associé d’autre part Il est convenu ce qui suit :

Article 1 : L’Associé est autorisé à occuper et exploiter à son profit les parcelles des cultures suivantes selon les normes définies par les autorités compétentes.

Secteur : N° de parcelle : Superficie en ares : Destination

: : :

: : :

Le sol et le sous-sol restent l’entière propriété du pays. Article 2 : Le Projet s’engage à assurer : - la distribution de l’eau d’irrigation jusqu’en tête des tertiaires - l’entretien des réseaux primaires et secondaires d’irrigation et de drainage - la maintenance d’un corps d’agronomes et de moniteurs chargés d’organiser les cultures, de diffuser les directives du projet et de conseiller les Associés - les fournitures des semences, éventuellement traitées, des engrais et des produits pour traitements pesticides. Article 3 : La SRDI s’engage à fournir gratuitement à l’Associé des terres correctement planées et ayant reçu un labour d’ouverture, desservies par un réseau de canaux devant permettre une irrigation correcte du lot et un drainage efficace. Article 4 : La SRDI assurera l’achat à l’Associé de sa récolte de coton, de paddy et de tout autre production éventuellement désignée par son Conseil d’Administration au moins au prix minimum officiel.

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Article 5 : L’Associé s’engage à mettre et maintenir en valeur l’ensemble des parcelles qui lui sont attribuées selon les directives de la SRDI. Chaque parcelle recevra exclusivement la culture désignée par la SRDI. Article 6 : L’Associé sera soumis à une période probatoire de 3 ans, au cours de laquelle la présente convention pourra être résiliée avec préavis de 3 mois, après estimation par les responsables techniques des récoltes pendantes. A l’issue de cette période probatoire, les autres conditions, en particulier celle de l’article 15 sont applicables. Article 7 : L’Associé ne peut pas occuper simultanément d’autres parcelles que celles désignées ci-dessus. Il n’en peut changer qu’avec l’accord de la SRDI. Article 8 : L’Associé ne peut pas céder partiellement ses droits. Il ne peut céder l’ensemble des parcelles dont il est tributaire au titre de la présente convention qu’après accord de la SRDI. La concession après agrément du nouvel occupant par les autorités précitées devra faire l’objet d’un acte de cession devant ces mêmes autorités. Le bénéficiaire des droits s’engage à payer les redevances dues et à devoir prévues à la présente convention. Article 9 : La SRDI représentée comme il est dit pourra disposer librement de toute parcelle abandonnée. Est considérée comme telle : a) Toute parcelle non mise en valeur selon les directives de l’article 5 lorsque son entretien et son exploitation normale ont cessé depuis 6 mois b) Toute parcelle non cultivée ou incomplètement mise en valeur selon les directives de la SRDI depuis 6 mois c) En cas de défaillance de l’exploitant, la SRDI pourra se substituer à lui afin de mener à bien la récolte pendante. Les frais d’intervention seront retenus au moment du règlement de cette récolte. Article 10 : Il est interdit à l’Associé de sous-louer tout ou une partie de ses parcelles sans autorisation de la SRDI. Article 11 : L’Associé se soumet à toutes les opérations de recensement organisées par la SRDI. Il s’engage à signaler dans les 15 jours toute modification survenue dans la population de l’ensemble des parcelles qu’il occupe. Article 12 : Sont seuls autorisés à habiter en permanence sur les parcelles l’Associé et son conjoint, leurs ascendants ainsi que leurs descendants célibataires, veufs et divorcés ainsi que la main-d’œuvre temporaires. Les autres personnes qui seraient amenées à y résider devront en recevoir l’autorisation de la SRDI.

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Article 13 : En cas de décès de l’Associé, la SRDI reprend la libre disposition de l’ensemble des parcelles si les membres de la famille ne peuvent pas ou ne veulent pas en continuer l’exploitation aux mêmes conditions que l’Associé. Ils pourront dans ce cas être indemnisés pour les constructions et les récoltes pendantes après expertise effectuée par les autorités compétentes. Si les membres de la familles désirent continuer l’exploitation des parcelles, ils proposer un successeur dans un délai de 6 mois faute de quoi les parcelles reviennent de plein droit à la SRDI. Article 14 : L’Associé ne peut pas détenir sur le périmètre de bétail sans autorisation préalable de la SRDI. Il est pécuniairement responsable des dommages causés aux tiers ou au domaine public par le bétail qu’il détient. Article 15 : Travaux agricoles à charge de l’Associé. L’Associé s’engage à réaliser selon le calendrier agricole et les prescriptions techniques fixées par la SRDI, tous les travaux agricoles se rapportant aux cultures pratiquées sur ses parcelles. La liste de ces cultures n’est ni limitative, ni restrictive. Article 16 : Travaux d’entretien à charge de l’Associé. Sont à charge de l’Associé les travaux d’entretien des parties des réseaux tertiaires d’irrigation et de drainage correspondant à ses parcelles, ainsi que les voies de circulation, les drains et les autres emplacements collectifs des villages. Article 16 bis : Travaux collectifs. L’Associé s’engage à participer aux travaux collectifs en particulier d’entretien des drains, arroseurs, digues, cavaliers, postes de desserte et ouvrages à caractère collectif, selon les modalités fixées par la SRDI. Article 17 : L’Associé s’engage à se conformer strictement aux directives de la SRDI en ce qui concerne la commercialisation du coton, du paddy, et de tout autre produit éventuellement désigné par elle. Les récoltes de ces spéculations désignées par le Projet devront être commer- cialisées exclusivement sur ses propres marchés. Article 18 : L’Associé s’engage à verser à la SRDI une participation aux frais d’encadrement, entretien et distribution d’eau dont il bénéficie. Le montant de cette participation est fixé annuellement par le Conseil d’Administration de la SRDI pour l’ensemble des parcelles attribuées. Les autres services et fournitures seront remboursés en priorité avant les autres dettes contactées par l’Associé et pourront être retenues d’office sur la vente des récoltes. Tout retard de paiement constaté et non régularisé avant le 30 septembre de l’année en cours constitue une clause de résiliation de la présente convention. 330

Les décisions de dénonciation prises par une partie devront être notifiées à l’autre partie au plus tard le 1er juin de chaque année, pour être applicables à compter du premier septembre de la même année. Article 19 : L’Associé percevra à son départ une indemnisation tenant compte : - de la valeur des récoltes pendantes - des sommes dues par le preneur au titre de la présente convention tant en ce qui concerne les droits forfaitaires que les services et fournitures dont il a bénéficié. Article 20 : Tout manquement aux clauses de la présente convention pourra être sanctionné par sa résiliation sans préjudice à tous dommages-intérêt en cas d’infraction à des dispositions légales ou réglementaires. Article 21 : Les juridictions du pays sont compétentes pour trancher toutes contestations survenues à l’occasion des présentes et d’appliquer les mesures relatives aux contrats et aux obligations conventionnelles en général (codes et lois du Burundi, pages 74 à 82).

Fait en …………exemplaires à ……………………………..

Le Directeur de la Société L’Associé Régionale de Développement de l’Imbo

Vu et accepté, Bujumbura, le ……/……/1974

La Président du Conseil d’Administration Le Commissaire du Gouvernement de la SRDI et Vice-Ministre des Affaires auprès de la SRDI et Directeur Etrangères, de la Coopération et du Plan Général de l’Agriculture

Vu, approuvé et ratifié Le Ministre de l’Agriculture et de l’Elevage

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Annexe VI : Convention de prêt pour amélioration de l’habitat

SOCIETE REGIONALE DE DEVELOPPMENT DE L’IMBO S.R.D.I. B.P. 192 BUJUMBURA

AMASEZERANO YEREKEYE INGURANE ITANZWE N’IKIGEGA CA SRDI YO KUBAKA INZU Z’AMAJAMBERE N’INGENE IZORIHWA (Convention de prêt pour l’amélioration de l’habitat rural)

Numéro : ……………………

Ubwa mbere ikigega co kubaka inzu z’amajambere giserukiwe na ………………………………………………………………………………………………… Umuyobozi Mukuru wa S.R.D.I., nyene gutanga ingurane.

Ubwa kabiri, Umushingantahe ...... …...... nyene kugurana. Izina (Nom) : …………………………………………………………………... Iritazirano (Prénom) : ………………………………………………………….. Izina rya se (Nom du père) : …………………………………………………… Izina rya nyina (Nom de la mère) : …………………………………………….. Karangamuntu (Carte d’identité) n° : ………………………………………….. Ikimenyetso (Matricule) n° : …………………………………………………... Aho aturuka (Colline): …………………………………………………………. Intara (Province): ……………………………………………………………….

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INGINGO YA MBERE: Iki kigega gihaye Umushingantahe ……………………………………………………………. Ingurane ikurikira (nature du prêt): ……………………………………………………………. Amabati (tôles) : ……………………………………………………………………………….. Ibati rimwe ku giciro (prix unitaire) : ………………………………………………………….. Imifuniko (faîtières) : …………………………………………………………………………... Umwe umwe ku giciro (prix unitaire) : ………………………………………………………... Ibiro vy’imisumari yo ku mabati (quantité de clous en kg) : …………………………………... Ikiro kimwe kimwe kigurwa amafaranga (prix unitaire): ……………………………………… Udufuko tw’imisumari (sachets de clous) : ……………………………………………………. Agafuko kamwe kagurwa amafranga (prix unitaire) : ...... ……… Imifuko y’isima (sacs de ciment) : ……………………………………………………………... Umufuko umwe ugurwa (prix unitaire) : ………………………………………………………. INGINGO YA KABIRI : Iyo ngurane itegerezwa kubakishwa inzu yagenewe kandi nyen’ukugurana yemeye icese ko atakindi azoyikoresha. INGINGO YA GATATU: Ingurane itanzwe ingana n’amafranga y’Uburundi ……………………………………………. …………………………………………………………………………………………………... inyungu ni 8% n’ukuvuga amahera 8 kw’ijana ku mwaka ariyo ………………………………. ……………………………………………...... mu mafranga y’Uburundi. Igiciro c’ibikoreshwa mu kwandika n’amafranga ...... Vyose hamwe n’amafranga ...... Azorihwa mu myimbu 4 ikwirikirana, atanga ...... mu mafranga y’Uburundi, guhera igihe aronkeye ingurane tutiriwe turaraba italiki yayironkeyeko. INGINGO YA KANE: Uwuguranye yiyemeje we nyene kuzoriha iki kigega mu myimbu 4 inyungu y’amafranga 8 kw’ijana y’ingurane yose, mu kuriha igiciro c’ibikoreshwa mu kwandika no gukoresha ivyo bintu aronse ku kazi vyagenewe, ntabigurishe canke ngo abigwatirize. Yemeye kandi kuzomenyesha mu maguru masha iki kigega ingorane zose zomushilira mu gihe atoba araheza kuriha. Igihe atevye kuriha azotegerezwa gutanga amafranga yorishe arenzeko icumi kw’ijana (10%) kuyo ategerezwa kuriha. 333

Contenu : - Le remboursement du prêt devra se faire en paddy. - L’intérêt du prêt est de 8% par an. - L’échéance du remboursement est fixée à 4 récoltes successives à dater de la livraison des matériaux - La première échéance court à partir de la première récolte suivant la première livraison quelle que soit la date de celle-ci. - Pénalité de retard : 10% par an et par annuité non remboursée. - Les pénalités se cumulent chaque année.

LE BENEFICIAIRE LE DIRECTEUR DE POUR AVAL L’ENCADREMENT L’ADMINISTRATEUR COMMUNAL

LE DIRECTEUR GENERAL DE LA S.R.D.I.

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Annexe VII : Statuts des associations des riziculteurs de Mugerero

Chapitre I : De la dénomination, du siège et de la durée

Article 1 : Nous, Riziculteurs du village de ……………, créons une Association dénommée Association des Producteurs de Riz (ASSOPRO en sigle) de ………….. …………………. Article 2 : Le siège de cette Association se trouve en province de Bubanza, commune Gihanga. Il peut néanmoins être transféré vers un autre lieu sur décision de l’assemblée générale. Article 3 : L’Association est créée pour une durée indéterminée Article 4 : L’Association des Riziculteurs de ………………………………….. s’engage à : - résoudre les problèmes des riziculteurs, notamment ceux liés à l’agriculture, à l’élevage ou à toute autre activité susceptible de promouvoir le développement de l’Association ; - promouvoir la participation aux travaux organisés par l’Association dans l’intérêt des membres comme l’entretien des canaux d’irrigation, des voies de circulation ou les travaux d’assainissement des villages; - promouvoir l’alphabétisation des associés; - promouvoir l’emploi des techniques modernes dans l’agriculture; - entretenir les barrages, les canaux d’irrigation et participer aux activités qui seront organisées, en vertu des conventions signées, avec d’autres associations poursuivant les mêmes objectifs. Chapitre II : Du capital Article 5 : L’Association dispose d’un capital social de 438.000 Fbu. Celui-ci variera en fonction des adhésions des nouveaux membres ou des exclusions. L’apport de chaque membre s’élève à 1000 Fbu. Article 6 : Chaque membre peut faire des apports supplémentaires productifs d’intérêts en fonction de la superficie de ses rizières. Chapitre III : Des membres Article 7 : Pour être membre de l’Association, il faut : - être riziculteur ; - accepter d’œuvrer avec l’Association dans tous ses projets ; - avoir libéré la totalité des parts exigées et avoir l’aval de l’assemblée générale. Article 8 : Tout membre a le droit de participer dans l’organisation des activités de l’Association et d’entrer dans les organes dirigeants. Il ne peut en être empêché ni par le rôle 335 qu’il joue dans l’Association ni par la date de son adhésion. Article 9 : Tout membre a le droit de quitter l’Association conformément au prescrit de l’article 10 des présents statuts. Article 10 : Le membre qui désire quitter l’Association adresse sa requête au comité exécutif qui en informe l’assemblée générale endéans 30 jours. C’est celle-ci qui constate la démission du membre. Tout membre démissionnaire ou exclu est tenu de s’acquitter au préalable de toutes ses dettes envers l’Association. Article 11 : Toute personne, membre ou non de l’Association, peut demander l’exclusion d’un membre dont le comportement est de nature à nuire au bon fonctionnement de l’Association ou qui ne se conforme pas aux décisions des organes dirigeants. L’exclusion est votée à la majorité des ¾ des membres de l’assemblée générale. Article 12 : Tout membre démissionnaire ou exclu a droit à une restitution de ses apports dans un délai ne dépassant pas deux ans. Il a également droit aux dividendes générées ses parts. En cas de décès du membre, ils sont versées à ses ayant-droits.

Chapitre IV : Des organes de l’Association Titre 1 : De l’assemblée générale Article 13 : L’assemblée générale est composée de tous les membres de l’Association. C’est l’organe suprême de l’Association. Tous les autres organes sont sous son contrôle. Les décisions de l’assemblée générale son irrévocables et s’appliquent à l’ensemble des membres. Article 14 : Tout membre a une seule voix dans les élections quelle que soit l’importance de ses parts dans l’Association. Un membre absent à une réunion de l’assemblée générale peut donner une procuration à un autre membre pour élire à sa place. Aucun membre ne peut présenter plus d’une procuration. Article 15 : L’assemblée générale est compétente pour : - approuver et modifier les statuts de l’Association, - contrôler et approuver les comptes de l’Association, autoriser le comité exécutif à les communiquer, - surveiller les variations du capital de l’Association, - autoriser l’adhésion de nouveaux membres et la démission ou l’exclusion d’autres, - approuver les modifications des activités de l’Association ou sa transformation en de petites associations, - liquider l’Association, 336

- analyser tous les points inscrits à l’ordre du jour de ses réunions. Article 16 : L’assemblée générale se réunit deux fois l’année en séance ordinaire sur convocation de du président du comité exécutif, de celui du conseil d’administration ou d’un tiers des membres de l’Association. Elle peut se réunir en séance extraordinaire chaque fois que de besoin. Article 17 : L’assemblée générale ne peut se réunir que si un quorum des ¾ des membres présents et mandants est atteint. Le président du conseil d’administration convoque la réunion 20 jours avant par écrit, communiqué ou tout autre moyen. A défaut des ¾ des membres, la réunion de l’assemblée générale est ajournée. Elle se réunit dans les 15 jours qui suivent, quel que soit le nombre des membres présents. Titre 2 : Du comité exécutif Article 18 : Le comité exécutif est chargé des activités quotidiennes et de la vie de l’Association. Ses membres sont élus par l’assemblée générale parmi les membres. Leur mandat est d’une année renouvelable. A la fin de leur mandat, ils continuent à assumer les affaires courantes si de nouvelles élections n’ont pas encore eu lieu. Article 19 : Mis à part les compétences de l’assemblée générale, le comité exécutif est chargé de toutes les tâches de direction de l’Association. Il s’agit notamment de : - organiser et contrôler les activités de l’Association, - dresser les comptes et surveiller les activités du comptable, - dresser à l’intention de l’assemblée générale le bilan annuel, - élaborer des projets en vue de la bonne marche de l’Association, ainsi que la répartition des dividendes. Article 20 : Les membres du comité exécutif répondent individuellement ou solidairement des fautes commises aussi bien au sein de l’Association qu’à l’égard des autres partenaires, notamment la violation des statuts sur les coopératives, le non respect des présents statuts ou d’autres fautes relatives à l’organisation des activités de l’Association. Article 21 : Tout membre du comité exécutif peut être exclu de celui-ci sur décision de l’assemblée générale en cas de faute grave, de passivité ou d’incapacité. Article 22 : Le président du comité exécutif représente l’Association devant les juridictions en tant que demandeur et défendeur Article 23 : Les membres du comité exécutif ne sont pas rémunérés. Toutefois, les frais personnels engagés dans l’intérêt de l’Association leur sont remboursés

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Titre 3 : Du comptable Article 24 : Le comptable est désigné par le comité exécutif. Il est chargé des activités quotidiennes de gestion de l’Association en collaboration avec le comité exécutif qui contrôle et détermine le cadre de son travail. Le comptable n’a d’autres droits ou rôle au sein de l’Association que ceux qui lui ont été expressément dévolus par le contrat. Il représente l’Association dans son domaine uniquement Article 25 : Le comité exécutif ne doit cependant pas se substituer au comptable. Titre 4 : Du conseil d’administration Article 26 : En début de chaque année, l’assemblée générale désignera trois personnalités compétentes , membres ou non de l’Association, qui constitueront le conseil d’administration. Le mandat du conseil d’administration est d’une année renouvelable une fois. Article 27 : Le conseil d’administration est chargé de : - contrôler l’association, - surveiller les activités de l’association, - examiner les comptes et les biens de l’Association, - contrôler tout ce qu’elle juge nécessaire, sans toutefois s’ingérer dans les activités quotidiennes de l’Association, - vérifier si les décisions de l’assemblée générale ou du comité exécutif sont appliquées, - veiller à la bonne application des statuts de l’Association et autres textes régissant l’Association. Article 28 : Le conseil d’administration se réunit une fois par trimestre. Toutefois, il peut se réunir à tout moment en conseil extraordinaire chaque fois que de besoin. Le quorum requis est la moitié de ses membres. Article 29 : Le conseil d’administration est redevable uniquement devant l’assemblée générale à qui il donne rapport sur tout ce qui ne va pas ou qui ne convient pas dans le fonctionnement de l’Association. Article 30 : Ne peuvent être membre du conseil d’administration : - les membres du comité exécutif, - le comptable, son conjoint et autres parentés ainsi que tous ses alliés au second degré, - les personnes qui perçoivent une rémunération de l’Association ainsi que toutes celles qui traitent des affaires pécuniaires avec l’Association.

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Chapitre V : De la répartition des dividendes, modification de l’objet social et liquidation de l’Association

Article 31 : Après avoir approuvé les comptes et fixé le budget de fonctionnement et de développement de l’Association, le reste est partagé entre tous les membres en fonction des quotas fixés par l’assemblée générale. Article 32 : Les actions de chaque membre sont inscrites en son nom. Elles ne sont incessibles et ne peuvent être retenues. La cession n’est possible qu’en cas de modification des statuts par l’assemblée générale. Les nouveaux statuts doivent prévoir les conditions de cession. Article 33 : L’Association peut changer son objet social. C’est l’assemblée générale qui le décide à l’unanimité. Article 34 : Le décès, la démission, l’exclusion, les malversations imputables à un membre ou l’incapacité de certains membres ne peuvent justifier la dissolution de l’Association. Celle-ci est prononcée par les ¾ de l’assemblée générale lorsque l’Association ne peut plus honorer ses engagements ou si elle a déjà perdu la moitié de son capital.

Chapitre VI : Des dispositions finales Article 35 : En cas de liquidation de l’Association, après désintéressement des créanciers, le boni de liquidation peut être partagé entre les membres ou être cédé à une autre association poursuivant les mêmes objectifs. Article 36 : Tout ce qui n’est prévu ni réservé par les présents statuts peut être trouvé dans les conventions ratifiées par l’Association ainsi que dans les pratiques des autres associations poursuivant les mêmes objectifs. Article 37 : Tout litige survenant dans l’application des présents statuts fera l’objet d’une tentative de règlement à l’amiable et à défaut d’un règlement par les juridictions de la province de Bubanza.

Fait à ……., le ……/……/2003

Le Président de l’Association Le Vice-Président de l’Association

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Annexe VIII : Convention entre la SRD-Imbo et les associations des riziculteurs de Mugerero

Entre la Société de Régionale de Développement de l’Imbo ( SRD-Imbo) représentée par son Directeur, M. …………………………………………………………………………………… Et l’Association des agriculteurs de la localité de ………………………………… représentée par son Président, M. …………………………………………………………………………… Est convenu ce qui suit :

Chapitre I : Dispositions relatives aux terrains de culture Article 1 : Les terrains de culture de riz appartiennent à l’État représenté par la SRD-Imbo. Article 2 : La SRD-Imbo met à la disposition de l’Association des riziculteurs de la localité de ……………………….. des terrains de culture à titre de prêt. Ils couvrent une superficie totale de ……… ha. Article 3 : La SRD-Imbo autorise l’Association des riziculteurs de …………………………… à veiller à ce que les agriculteurs ne louent ou ne vendent les terrains mis à leur disposition. Article 4 : L’Association a le droit d’exproprier tout riziculteur qui ne respecte pas cette convention ou qui se livre à des actes nuisibles à l’Association. L’Association est tenue d’adresser à la SRD-Imbo la liste des agriculteurs expropriés ainsi que leurs remplaçants avant le début de la campagne agricole suivante. L’agriculteur exproprié a le droit de porter plainte auprès de la SRD-Imbo s’il s’estime lésé. Dans le choix des remplaçants, la priorité doit être accordée aux jeunes célibataires et aux familles qui n’ont pas de rizières qui habitent dans la même localité.

Chapitre II : Dispositions relatives aux canaux d’irrigation et à la culture Article 5 : Les travaux d’entretien des canaux et des pistes de passage sont à charge de l’Association sous réserve des travaux nécessitant des techniciens et des engins. En cas de nécessité, l’Association mettra des cadenas sur les vannes d’alimentation et veillera à ce qu’ils ne soient pas enlevés. Article 6 : L’Association s’engage à payer une redevance de ……… kg de paddy par hectare. La SRD-Imbo laisse à l’Association des riziculteurs de ………………………une quantité de …… kg représentant leur participation aux travaux d’entretien des canaux et des pistes.

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Article 7 : La SRD-Imbo veillera à disponibiliser la carrière nécessaire aux travaux de terras- sement des pistes. Les agriculteurs apporteront la main d’œuvre nécessaire. Cependant, pour les pistes fortement endommagées, les travaux de réhabilitation seront à charge de la SRDI. Article 8 : Tous les riziculteurs, membres ou non d’une Association, sont tenus de respecter les techniques et le calendrier de culture définis par la SRD-Imbo.

Chapitre III : Dispositions relatives aux semences, engrais et produits phytosanitaires Article 9 : La SRD-Imbo a la charge de disponibiliser auprès des Associations des semences de qualité, les engrais ainsi que les produits phytosanitaires. Les agriculteurs doivent utiliser uniquement les produits fournis par les services de la SRD-Imbo. Article 10 : Les prix des semences, engrais et autres produits seront fixés par la SRD-Imbo en collaboration avec les dirigeants des Associations.

Chapitre IV : Dispositions relatives au crédit de repiquage, sarclage, achat des semences, engrais et autres matériels Article 11 : La SRD-Imbo avalise l’Association des agriculteurs en vue de l’obtention d’un crédit bancaire. Article 12 : L’Association des riziculteurs de ……………. ...s’engage à verser à la SRD-Imbo une commission de 2% du crédit total obtenu. Article 13 : L’Association s’engage à payer sans tarder à la SRD-Imbo les dettes représentant l’approvisionnement en semences, engrais et produits phytosanitaires.

Chapitre V : Dispositions relatives à la récolte Article 14 : A la récolte du paddy, La SRDI s’engage à fournir à l’Association des sacs en quantité suffisante. L’Association devra les restituer avant le premier novembre. Au-delà de cette date, l’Association s’engage à les payer à raison de ……Fbu/sac. Article 15 : Avant le début de la collecte du paddy, la SRDI et l’Association des agriculteurs signent une convention précisant les modalités de la vente ainsi que le prix du paddy. Article 16 : La SRDI s’engage à prêter à l’Association des riziculteurs un fonds équivalent à 100 tonnes de paddy. Quant à l’Association, elle s’engage à vendre à la SRDI au minimum quatre tonnes/ha pour les variétés Iron et V27 et trois tonnes pour la variété L9. La SRDI s’engage à céder 1 Fbu à l’Association pour chaque kg de paddy qu’elle lui aura vendu. Article 17 : Concernant le transport du paddy des villages jusqu’à la Rizerie de Bujumbura, les opérations de chargement et de déchargement de celui-ci, la SRDI accepte de disponibi- 341 liser les véhicules et les moyens nécessaires. Cependant, la SRDI payera les Associations en fonction du poids réceptionné à sa Rizerie. Article 18 : L’Association est chargée de recouvrer les crédits octroyés aux riziculteurs, ainsi que la redevance-eau. Article 19 : L’Association s’engage à rembourser la SRDI toutes les dettes contactées par ses membres, ainsi que la redevance-eau avant le 10 septembre de chaque année. Article 20 : L’Association s’engage à apporter son concours dans le recouvrement des dettes antérieures à sa création.

Chapitre VI : Dispositions concernant les retraits bancaires Article 21 : Tout retrait bancaire des Associations est subordonné à la signature d’un représentant de la SRDI. Par ailleurs, la SRDI a l’obligation de contrôler, chaque fois que de besoin, la manière dont les Associations gèrent leurs fonds. Article 22 : Chaque retrait de fonds par une Association est subordonné à deux signatures des dirigeants de l’Association, ainsi que celle d’un représentant de la SRDI.

Chapitre VII : Dispositions concernant l’affectation des crédits de la BNDE à l’Association Article 23 : Les crédits de la BNDE est uniquement affecté au paiement des engrais, des semences, des produits phytosanitaires ainsi q’aux travaux de repiquage et de sarclage. Article 24 : Tout reliquat sur ces crédits de la BNDE sera restitué à cette dernière ou à la SRDI au cas où la SRDI accepte de le rembourser avec les intérêts y relatifs.

Chapitre VIII : Dispositions concernant les hangars de stockage Article 25 : Les hangars de séchage du paddy sont une propriété de l’État burundais représenté par la SRDI. Article 26 : La SRDI met à la disposition de l’association à titre de prêt un hangar pour la conservation des semences, des engrais et du paddy. L’Association est priée de le gérer en bon père de famille. Les travaux de son entretien incombent à la SRDI.

Chapitre IX : Dispositions concernant le comptable Article 27 : Conformément à la loi sur les coopératives, la SRD-Imbo met à la disposition de l’Association un comptable qui est en même temps chargé de l’encadrement des agriculteurs. Il sera rémunéré par la SRDI tant que cette dernière l’estimera nécessaire. 342

Article 28 : En cas de malversation ou de détournements des fonds de l’Association par le comptable, toutes les pertes seront supportées par cette dernière. Chaque Association est priée de surveiller elle-même ses comptes. La SRDI s’engage néanmoins à apporter son concours en ce qui concerne les poursuites judiciaires du comptable coupable. Article 29 : L’Association a la latitude de poursuivre pénalement le comptable présumé auprès des instances habilités. Article 30 : Un comptable peut être remplacé par la SRDI ou sur demande de l’Association si elle parvient à établir la preuve d’une faute lui imputable.

Chapitre X : Dispositions finales Article 31 : Tout litige qui résultera de l’application de la présente convention sera porté devant les organes compétents. Article 32 : La présente convention peut être modifiée sur demande de l’une des parties.

Fait à Mugerero, le ………/………/199……

Pour l’Association Pour la SRDI

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Annexe IX : Titre d’agrément d’une association des riziculteurs