N° 89 JUIN 2012 courriel : [email protected] Paraît cinq fois l’an www.revuelepassemuraille.ch FS 6.– 4.– LE PASSE URAILLE Revue des livres, des idées et des expressions

Ceux qui prennent la relève

– le sang lui manque aux veines. Quelque fois il éla- INÉDIT bore un plan. Il va sur le ter- rain. Peut-être même qu’il Notre-Dame- consigne quelques notes... Mais la paresse le prend, de-la-Merci les brumes – et il retourne par Quentin Mouron s’étendre. Enfant, déjà, il avait en tête des projets fantasques. C’était une cabane dans les arbres qu’il accolait au ciel. Le rôle de chef du monde uand Jean Pottier qu’il promettait d’avoir. a retrouvé son Quelques vols, aussi, père, le matin, il dans les supermarchés, au Q Toys’r’us de la grande ville. lui a fait les poches. Le vieux avait la langue dehors, les Mais il finissait toujours par yeux énormes, le visage noir. Ceux qui étaient à Fukushima, dessin de Didier Mouron faire ce que font les autres Jean a pris sa montre en or enfants. Ni plus, ni moins. et un billet de vingt dollars. Ce serait mieux comme ça, risque. Bien pesé. Ficelé chose en moins, une pointe Il s’envolait par la pensée. Il est allé ensuite au buffet plus digne. Sa conscience comme il fallait. Alors, il a comique, un soupçon d’im- D’actions, il était ordinaire. du salon. La clef manquait. se plaquait sur le fait. Il est appelé la police. Qui serait puissance. Sa diablerie est Et son adolescence aus- Il l’aurait forcé, mais la po- allé au bar pour une goutte là dans deux bonnes heures, dépensée en pure perte dans si, a été ordinaire. Il s’est lice allait venir, ses frères et de whisky. S’il devait appe- avec la tempête. Il devait at- le nord québécois, la forêt, beaucoup branlé. Il a bu. sœurs ensuite, ça se remar- ler la police ? Certainement. tendre, et il avait le temps. Il à Notre-Dame-de-la-Merci, Il s’est drogué. Il a écouté querait... Si on le soupçon- Mais Daniel devait venir repensait à tout ça, son vieux les enveloppes de coke. Celui Black Sabbath et les pion- nait ? Si on disait que c’était avec la cocaïne. Alors ? Alors père. Et il s’est senti triste. qu’on verrait grand bandit, niers du métal à l’anglaise, lui qui l’avait suspendu ? si les flics étaient là Daniel Je n’ai jamais eu de sym- assassin, n’est finalement même gratouillé quelques Lui qui n’avait rien fait ! Ce repartirait sûrement, et s’ils pathie pour Jean. J’ai eu qu’un moindre ivrogne, accords. Il a tiré des coups serait vraiment con... Tant n’étaient pas là, il lui dirait des embrouilles avec lui. Il un peu drogué, cogneur de avec des filles dans des voi- pis pour le buffet. Et puis... de repartir. Voilà qui était ressemble au méchant dans femmes. Il n’a pas la passion tures pourries. C’était nor- clair. Ça lui semblait sans les films, mais avec quelque du grand délit, l’ambition mal, en somme. Il y avait, comme lui, tout autour, sur des centaines de kilomètres, que soit le critère d’âge, le fait est que teur quadra. les mêmes destins qui s’écri- Editorial la marque Jeunesse fait désormais par- Or que nous dit cette relève ? Sans vaient, péniblement, entre tie des signes de reconnaissance. Une généraliser : que le label local, la bonne deux pufs de hasch. Ses rêve- ù en est la littérature ro- quinzaine d’écrivains romands débu- vieille « âme romande », le « complexe mande après la disparition tants se sont associés cette année à d’Amiel » synonyme d’introspection O des figures marquantes que l’enseigne de l’AJAR, et les non moins ou de conscience malheureuse, ne AU SOMMAIRE furent une , un Georges juvéniles éditions Paulette nous ont pèsent plus guère. Les jeunes auteurs LA RELEVE Haldas, un , un voyagent et vibrent à l’unisson d’un Daniel Vuataz – Douna ou, tout récem- Ecrire la vie devant soi monde en reformation. Le poids du Loup – Quentin Mouron ment, un Jean Vuilleumier ? Y a-t-il monde se fait ressentir chez les uns, – Bruno Pellegrino – continuité ou rupture entre ceux-là et tels Douna Loup, Elodie Glerum, Guy Chevalley – Noémi les auteurs nés après 1980 alors que Mathias Clivaz ou Quentin Mouron, Schaub – Elodie Glerum – disparaissent les revues, les rubriques fait découvrir divers nouveaux ta- tandis que d’autres relancent le chant Matthieu Ruf – Yersin – littéraires dignes de ce nom et toute lents, à commencer par Aude Seigne, du monde, tels Daniel Vuataz, Nicolas Nicolas Lambert – une société de lecteurs attentifs ? récompensée par le Prix Bouvier. À Lambert ou Maxime Maillard. Maxime Maillard – Fanny C’est à ces questions que nous ce propos, on remarquera que cette Mais lisez plutôt, écoutez ces nou- Wobmann-Richard – Max aimerions donner une ébauche de découverte, comme celle de Quentin velles voix… Lob – Julien Burri – Aude Seigne – Sébatien Meyer – réponse dans cette livraison d’été du Mouron, n’ont pas été le fait d’éditeurs Mathias Clivaz... Passe-Muraille réservée entièrement, romands reconnus mais de jeunes out- Jean-Louis Kuffer en cette vingtième année, à des auteurs siders tels Sébastien Meyer, fondateur CHRONIQUES ET de moins de trente ans. Si discutable de Paulette, ou Olivier Morattel, édi- ENTRETIENS LE PASSE-MURAILLE N° 89 JUIN 2012

ries d’ado n’étaient que celles ensuite cassé la gueule d’un elle, sa mère, elle veut qu’il visage. Tout disparaît autour ZOOM des autres. Aller en ville, gui- mec, sérieusement, qui n’a arrête. Daniel ne répond pas. de lui. Il se croit perdu, tare en main. Être découvert, pas porté plainte. Alors on Il pleure seulement. oublié... « Tant mieux ! » c’est-à-dire : apprendre mal- l’a craint un peu plus. Son Puis elle parle d’Odette, pense-t-il. Puis tout ça lui gré soi que l’on est un génie, grand coup, c’est d’avoir pu, parce qu’elle sait bien ce qu’il fait peur, des vertiges... et puis y croire assez pour à vingt-deux ans, se mettre se trame, qui a su convaincre Alors il va dans son garage, le faire croire aux autres. à l’assurance. Sous un pré- son fils, et comment. Elle il tourne la clef et il allume Signer un disque. Ces rêve- texte. Ce n’est pas grand- la hait. Pour ce qu’elle une cigarette – et il reste là, ries prennent quand on est chose. D’ici, on peut même fait à son fils, et aussi à l’établi, la tête entre les entre copains. Et quand les le trouver ridicule. Mais pour sa place, qu’Odette mains. Il aimerait se dégager. copains partent elles durent quand vous vous sentez fort a prise dans le cœur de D’une ruade. Arrêter. encore un peu. Parfois elles dans un petit village, vous Daniel. En entendant son Repartir. Mais Odette a mordent. Elles rongent. n’avez pas de point pour nom, « Odette », Daniel raison. Il ira jusqu’au bout. C’est quand il a blessé comparer. Alors vous vous explose, de rage, qui était Daniel prend ses outils. une femme pour la première convainquez que vous êtes comprimée. Il se dresse. Sa Il démonte le moteur qui est fois, vraiment, au cœur et au invincible. Et les gens au- voix prend de l’ampleur. Il devant lui. Il l’a promis pour visage, que Jean s’est avisé de tour de vous, qui n’ont pas n’a plus rien de l’enfant. Il vendredi, à Bélanger. Que ça Au point d’effusion des égouts, premier roman formidable sa puissance, qu’il était, lui, non plus de quoi comparer, lui dit que ça la regarde pas, doit être fini. Il n’arrive pas de Quentin Mouron, nous puissant – et que les autres veulent bien croire que vous elle, qui elle se croit ? Il crie. à se concentrer d’abord, les entraîne dans un road movie ne l’étaient pas. Alors il s’est êtes invincibles. Voilà com- Il la menace. Peut-être qu’il tournevis lui glissent, il ne à travers les States qui, dans fait craindre. Il a travaillé son ment se montent les gloires pense ce qu’il lui dit ? Peut- sait pas ce qu’il faut faire. la tête de ce découvreur « à masque. Il est devenu froid, locales. être qu’à ce moment il veut Et puis quand même, peu à couteaux tirés avec la réalité », brutal. Calme d’apparence, Quand Daniel descend vraiment du mal ? Il marche peu. Il parvient. Les sens lui absorbe le quotidien, l’imagi- prêt à bondir. Il a fait en dans la pièce principale, sa vers sa mère, menaçant, il reviennent. L’odeur d’huile naire des autres, les paysages à sorte que la chose se sache. mère lui fait signe de venir, veut en imposer, comme le rassure. La crasse. C’est grande vitesse, avec une virtuo- Les grands-mères alentour là, près d’elle, doucement, ne son père quand il vivait, à tiède, c’est familier. L’étau sité de vieux baroudeur. De Los Angeles à Las Vegas, en passant avaient peur. Les voisins t’inquiète pas. Il s’approche coups de ceinturon. Mais la de son cœur se desserre. par Trona, la Death Valley et disaient qu’il avait mauvais lentement, pas rassuré du vieille lui fait face. Elle n’a Il travaille. Il travaillera Beatty, Quentin brosse un por- genre, et ils interdisaient à tout, comme l’enfant qui a pas peur. Elle avait peur de jusqu’à la nuit. Son paquet trait souvent pathétique, ter- leurs enfants de lui parler. fait une bêtise, tremblant, son mari. De son fils, elle ne de cigarettes sur l’établi, son rifiant et sans fard de ses lieux Les types de son âge com- les larmes dans la gorge. craint rien. Il crie encore une briquet, dans le froid. Dans de passage, dont Los Angeles, mençaient à le fuir. Et il s’en Il sent bien qu’elle sait. Il fois que c’est pas vrai, des l’ombre et le froid. Et le où tout a commencé: « C’est la trouvait bien. On racontait veut ouvrir la bouche, dire mensonges ! Des mensonges ! silence. Parfois, peut-être, il Cité des anges, c’est entendu. qu’un jour les flics l’embar- quelque chose. Elle lui dit Et puis il se retourne. Il aimerait dire quelque chose. Mais des anges poussiéreux, queraient pour quelque que c’est inutile, qu’elle prend son manteau et sort de Mais ce quelque chose ne noirs à l’os - et qui tombent à chose de grave. En atten- sait tout. Alors Daniel la maison – la porte claque. prend pas forme. Les mots grosse grêle sur le dur des trot- toirs ». Le jeune auteur n’est dant, il était une menace. Et proteste. Que c’est pas vrai ! Sa mère reste dans l’ombre, ne lui viennent pas. S’il pas plus tendre avec Pasadena Jean a joué son rôle. Il le joue Des mensonges. Et puis les sans dire un mot. parle, c’est pour ne rien dire, - un petit satellite universitaire toujours. Son personnage larmes lui montent aux yeux. Dehors, il veut reprendre et qu’est-ce que la parole ? « qui suit en moutonnant les manque d’étoffe. Au début, Il sait qu’il ne s’en tirera pas. son souffle. Les larmes lui Les mots qui comptent lui révolutions qui lui échappent » il a voulu être chef de bande, Il ne nie plus. Il se confond coulent le long des joues manquent tous. - ou Las Vegas: « Des centaines être à la tête des gars du coin, plutôt. Que c’est pas pour et gèlent sous son menton. d’hystéries qui se tissaient sous un cartel, mais tout lui sem- longtemps. Que c’est pour « Mais puisque c’est trop Quentin Mouron chaque enseigne, des pâmoi- blait trop pénible et risqué. Il le procès. Il jure. Que ça tard ? Puisque c’est trop sons». Dans ces décors un a voulu faire un grand casse, durera pas. Elle lui dit que tard ? » Il répète à voix basse. (Ce texte constitue un extrait du peu felliniens, l’un des points à la Caisse Desjardins, mais ça ne fait rien, que ça lui est « Puisque c’est trop tard ». troisième chapitre de Notre- culminants du roman se situe Dame-de-la Merci, à paraître à Trona, un bled au milieu de là aussi, il a manqué de cran, égal si c’est pour le procès ou Il se perd dans la tempête. en août 2012 chez Olivier nulle part. Bref, il faut vrai- ou simplement de force. Il a autre chose, peu importe, Les flocons dans les yeux. Le Morattel) ment lire Au point d’effusion des égouts. Vous n’en sortirez pas indemne ou blanchi, mais gonflé comme la voile d’un trois-mâts qui nous aspire vers un ailleurs possible et assou- plit nos artères saturées de cholestérol...

Claude Amstutz

Quentin Mouron, Au point d’effusion des égouts. Olivier Morattel éditeur, 2011

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INÉDIT ZOOM Horizon de paille L’art de la fugueuse iécourt. Une butent, il ne faut surtout pas Un petit livre épatant a vieille vous ac- lâcher cette image de bois, marqué, en 2011, l’appa- cueille avec ses elle vous sauve pour l’instant rition d’Aude Seigne. Ses M Chroniques de l’Occident deux fils qui auraient l’âge encore. de partir mais qu’elle corsète Mais les cousins ne nomade signalent immé- diatement, en effet, la rare aux bras lourds de sa ferme. passent pas leur chemin, ils maîtrise d’une «lectrice» du Ils sont grands, frustes restent, ils ne vous disent monde. Le bonheur d’écrire et bruns. Ils vous saluent rien, ils vous regardent. va chez elle de pair avec la avec mutisme mais ne vous Leurs regards torpillent vos justesse du regard et le mé- quittent pas des yeux. coeurs, leur silence est un Douna Loup DR lange, rare dans le genre, de ses impressions de voya- La ferme a une toiture rapt. Les mots le désamor- dresse. Lorsque Marie aime- retournés à Roppe! noire de sourcils en friche, ceraient mais vous êtes aussi geuse et de ses échappées rait se fâcher, crier contre ce Tu as treize ans et demi amoureuses personnelles. ses murs trapus sont accu- muettes que la paille, alors vieil ivrogne, elle parvient et tu t’appelles Nelly, tu te lés aux champs d’orges et vous partez en courant, vous Qu’elle évoque un premier tout juste à chanter une sens vieille, tu penses que voyage en Grèce, à 15 ans, de tournesols. La ferme est essoufflez votre peur dans vieille comptine et à soupi- ton destin de femme res- où elle découvre «l’état no- fraiche, profonde et tu cal- les champs, vous longez la rer face aux vitres. Au milieu semble à autre chose qu’à un made», le «silence vertical de cules en trois secondes que route, traversez le village de ses clients rares, Marie horizon de paille dénommé la rue ouagalaise» où elle lit son épaisseur ne se pliera et atterrissez hagardes dans lève le poids des choses, pèse Miécourt, tu penses que tu L’Idiot de Dostoïevski chez jamais en quatre dans ton l’épicerie de Miécourt. en grammes les lentilles, ne supporteras pas un jour des «amis d’amis d’amis coeur. Qu’elle restera autour Vous n’avez ni argent entasse ses sacs de farine de plus les garçons et leur d’amis», le «rapport humain pur» qu’elle vit en plein dé- de toi comme une proémi- ni courses à faire, mais vos et le soir venu additionne chien, que tu peux devenir nence abjecte. Qu’elle te sera visages et votre peur font sert du Rajasthan avec deux quelques sous avec sa pauvre une autre, devenir une fu- jeunes gens, Aude Seigne toujours étrange. Étrangère. venir près de vous l’épi- joie. gueuse heureuse. La nuit qui vous couche cière. Elle s’appelle Marie, sait ressaisir le «génie des Toi tu trépignes. Ce Jura Tu ne rêves plus que lieux» et sa diffusion sur les elle est à peine plus âgée que ce soir-là tutoie vos fenêtres t’impatiente. Cette Suisse te d’une seule chose, passer êtres… à larges battants, vous êtes vous; peu de mots suffisent révolte. cette ligne dans l’autre sens. Bref, Aude Seigne, après couchées sur un lit simple à vous faire comprendre, à Ici c’est pire que tout dis- Tu te souviens du nom de la Douna Loup, revigore nota- dans la chambre de la vieille vous faire assoir, à vous faire tu, je préfère les Allemands. petite ville où vous êtes pas- blement la relève littéraire mère et vos cousins dorment adopter. Vous buvez de la Tu n’as jamais vu de près les sés de la France en Suisse, romande. Ses Chroniques de l’Occident nomade sont à deux pas dans une autre limonade tout l’après-midi. Allemands. Tu n’as vu que elle s’appelle Delle. Delle a d’un véritable écrivain, dans chambre qui grince. Les bulles et sa compagnie leurs ailes de plombs. Tu te été la honte, la nudité volée, Le temps de s’éveiller il tendre apaise la terreur en la foulée de Bouvier et de souviens avec nostalgie du Delle sera transfigurée si Cingria. est déjà trop tard. vos corps. mot guerre, de la radio de vous passez en sens inverse. La géographie a fait de ... tes rêveries te ton père, de votre maison à Si vous passez de Suisse en JLK vous ses prisonnières. manquent, les mouches re- Roppe remplie de tumultes France. Les collines du Jura vous couvrent les jours de leurs ces derniers mois, de Jeanne La vieille a un champs toisent vertement aux fe- petites pattes noires, ton restée dans sa maison feutrée près de Delle, un champs de Aude Seigne. Chroniques de l’Occident nomade. nêtres, les cousins vous dé- imagination s’arrêtent aux où tu n’as jamais pu entrer. pommes de terre roses à sor- Editions Paulette, 133p. vorent des yeux et la vieille murs, les garçons vous pour- Il faut quitter ces collines tir du sol. Vous attendez le vous nourrit comme cer- suivent, vous espionnent, infestées de vaches, quit- jour de la récolte, vous cal- tains curés aigris donnent la vous traquent, mais ne sont ter ce ciel où infusent des culez les ciels et les tempé- messe. pas encore parvenus à vous mouches, ce pays de garçons ratures, vous préparez votre Il fait chaud. Lorsque serrer. vicieux. petit bagage. Une soeur ca- vous contournez la grange Les griffes du réel t’en- Il y a bien Marie et sa li- dette vous y retrouvera avec où le foin sèche en vagues, serrent. Les bras du réel t’af- monade mais elle ne fera pas la tante de Boncourt et tu les cousins surgissent avec fectionnent. Le réel c’est l’or le poids. seras la cheffe d’expédition, leur chien. Entre ses jambes des nuits, c’est la crème cou- Ce pays est une infection, la cheffe de délivrance. Enfin pend un long bâton rouge, verte de mouches, c’est aussi on aurait mieux fait d’avoir vous quitterez ce mauvais miroir du désir enterré dans Marie l’épicière, les petits la gale dis-tu, la douanière pays... les cerveaux des garçons trop mots qu’elle a pour vous. nous aurait empêché de âgés pour les chambres de Son père boit, son père passer. On aurait mieux fait Douna Loup célibataires. noie son corps de litres et d’être pleines de maladies, Vous regardez le foin en de degrés forts. Et les mots pleines de rage, de peste, de Extrait de Les lignes de ta paume tas, vous auscultez les murs de Marie pourtant, ses poux ou de puces de lapins, à paraître le 30 août au Mercure de France. de bois... le soleil se cram- mots sourient, ils sortent la Suisse nous aurait tout de ponne aux planches sur tout droit de sa douceur, suite rejetées, nous serions lesquelles vos regards bleus ne savent pas briser sa ten-

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MAIN COURANTE Le coup de jeune de l’AJAR Avis d’essai

Pour une écriture Une nouvelle société ordinaire, et que le plaisir de collective. d’écrivains s’est consti- se retrouver, l’envie d’écrire L’auteur fait mauvaise figure. Si l’augure meurt tuée cette année en terre ensemble et de lire de au faîte, le poète inspiré romande, dont l’acronyme concert en public, le besoin tombe. Et la tombe de l’ins- rappelle un fameux pseudo de récolter quelques fonds piration, c’est ici ou jamais : littéraire, Emile Ajar pour pour s’affirmer et s’afficher, enterrons. ne pas le nommer, double l’intention consécutive de Au moins, détestons l’au- longtemps mystérieux et publier une revue ou un teur qui ne raconte que lui. vaguement canularesque de recueil commun justifiaient Méprisons l’écrivain qui se Romain Gary. la constitution d’un col- signe son texte religieuse- Point de mystère pour- lectif d’« écrivains en herbe ment, étant à lui-même sa propre idole. Une signature tant en ce qui concerne qui veulent se rouler dans le est une menterie, le droit l’Association des Jeunes foin »… d’auteur une imposture. Auteurs Romands : juste Fondée par une douzaine Entérinons au contraire une condition qui peut faire de jeunes auteurs romands, les démarches collectives. sourire ou paraître franche- tous anciens lauréats du Les membres de l’AJAR Daniel Vuataz Entrons en littérature par ment oiseuse - être jeune ! PIJA (Prix interrégional la grande porte des revues, Sentence retournée au nez des jeunes auteurs, piloté dépit de son postulat « jeu- ternet (www.jeunesauteurs. des recueils et d’Internet, où et à l’œil des vieilles barbes : par les éditions de L’Hèbe) niste » et parie crânement ch) où sont annoncés ses toute une génération trouve sois jeune et écris… qui se retrouvent régulière- pour une « alternative à la récents titres de gloire (no- la place de passer. solitude, au snobisme et à la tamment le Prix du jeune Nous générons de l’Hy- Pourquoi cela ? ment lors d’ateliers ou de Pour les simples et di- rencontres festives, cette gravité de l’écrivain »… écrivain de langue française pertexte. Nous jouons le Déjà présente sur le 2012 à Noémi Schaub) et partage d’une écriture arra- verses raisons qu’un auteur nouvelle association, pré- autres activités à venir. chée à l’âme des individus de 20 ans et des poussières sidée par le Genevois Guy réseau social Facebook, et rendue à l’envie d’une qui n’a pas encore publié ne Chevalley, secondé par la l’AJAR en appelle aux adhé- La vie devant soi ! traversée. C’est une chimie peut être admis dans une as- Vaudoise Noémi Schaub, se sions (info.ajar °gmail.com) difficile et délicieuse. Nous sociation de gens de plume défend de tout sectarisme en et vient d’ ouvrir son site in- JLK cherchons des équilibres, des couleurs, des surprises. Mais s’il le faut, nous dis- tillons le texte jusqu’à la dis- Sur des airs de jazz : variations sur trois standards sonance, jusqu’à la confu- par Nicolas Lambert sion des intentions initiales. C’est une physique orga- nique et contagieuse. On se prend vite au procédé. Tilleul doux et toux fortuite Dans les mêmes fichiers, sur Viens gentille sur mes genoux les mêmes feuilles blanches, nous sommes parfois dix à Tilleul doux et touffes d’orties Angela manoeuvrer. En chemin, Ton doux minois la direction de l’expérience Toi doux minon Dans la fange et l’alcoolémie Comme un faune ne dépend plus de nos J’avais rangé la déprime compas ; elle échappe aux Minou constellations. Sous sa frange, élastique tamis Borgne L’impulsion donnée, Plus de courtisanes De beaux yeux d’ange elle a - en prime Mon bel abysse nos écrits s’inventent eux- Qu’une chatte persanne J’atteins la borne mêmes. Ils finissent par exis- A l’œil chaste et perçant ter sans nous, avec autorité. Ange hélas, autant que démonne De ton pubis Brûlante tisane Etrange élaboration Je lorgne Tout au plus, ils restent nos Vieux comme une momie dénominateurs conjoints, Inca, j’bois d’la camomille Diable et Dieu ont changé la donne Montre ma trogne nos lieux de rencontre ano- Ont réarrangé la passion Né dans ta flore nymes. Alors tant pis et tant mieux si, à l’occasion, le Une toux fortuite Nu comme un faune reflux des blagues nous jette Quand tout fuit trop Mais buvez, jeunesse dorée dans le brouillard d’un mau- Sitôt m’étreint Son prénom d’ange pervers Tout bourdonne vais brouillon. Il vaut mieux Une foule affleure rire ensemble qu’écrire seul. Thym citronné Cuvez, jeunesse abhorrée Flotte au fond de chaque vers Pour voir éclore Timothée Léchot J’y mets du miel, mélisse Tu miaules - malice Vernie de pleurs Sans danger, la sainte cruelle Une Madonne Ma chatte aimante M’attend quand j’ai l’âme au crime Un cri déflore Ma gorge aphone Menthe marocaine Me venger la rendrait immortelle Tête charmante De beaux yeux d’ange elle a - en prime Et yeux verveine Parfum usé La vie part… infusée

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j’écrivais, à 11 ans, des lettres auxquelles elle répondait INÉDIT d’une façon que je ne pou- vais pas comprendre, on se Ours, merci de libérer les portes signait de petites phrases en allemand, je ne lui ai jamais reparlé). B et le type costaud ur le siège bleu et vert, observer les rougeurs. Selon gravissent quelques marches, entourée de vitres comment elle tourne et tend continuent à me parler, je noires, brillantes, il y a le muscle, on voit apparaître S leur dis que David s’est cou- cette fille, treize ou quatorze le trou : la perce encore lisse pé les cheveux à Atlanta, ils ans en habits dépareillés. Elle et la barre fine de métal qui me disent qu’ils l’ont vu en utilise son téléphone portable se finit, sous la langue, par photo, que c’est fou, que ça tactile comme un miroir – je une autre boule argentée. le rajeunit, on se sépare en pense qu’il doit y avoir une La fille, de toute évidence, riant très artificiellement. Je nouvelle application qui per- ne parvient pas à s’observer sors une thune et me dirige met de se filmer et de se voir l’infection comme elle le vers la brune au comptoir. à l’écran en même temps voudrait ; elle fait de grands Elle a une queue de cheval (c’est donc un faux miroir efforts, la bouche ouverte, qui sort de l’arrière de sa cas- qui produit une image qui on peut entendre les bruits quette. Priscille – c’est écrit n’est pas inversée… l’impres- de ses doigts contre l’inté- sur son badge – me demande sion doit être dérangeante) rieur de ses joues et de son si je veux un sachet, je fais – mais la fillette n’a pas l’air palais. Au bout d’un mo- oui, elle me tend le paquet de s’en émouvoir : elle sort ment, la fille se tourne vers brun et chaud. Je sors dans sa langue, un gros escargot la vitre noire et essaie de s’en photo Renaud Julian l’air froid. A la gare, B. et rose et blanc, et la manipule servir comme d’une glace, son gros ami sont sur le quai entre son pouce et son index. mais le métro s’arrête net ces paires de lunettes à gosses Ça ne m’étonne pas – ni d’en face, pour la direction Au centre de la chair de la car on arrive à Ours. La fille montures brunâtres et verres personne dans la rame : ce opposée. Ils enfilent leurs langue, sur la tranchée mé- referme sa bouche devant les flous grossissants, comme métro vient de l’Université. sandwichs et leurs frites et diane, il y a une petite boule gens amassés sur le quai. Elle on n’en voyait plus que dans Heinz Holliger : c’est boivent à grosses gorgées en argentée emballée de salive. prend, dans un petit cornet les séries américaines des donc une partition pour flûte se parlant, assis sur un banc La fille tire sur sa langue avec de papier kraft posé entre années nonante, mais que, traversière qu’il consulte en métal noir, et c’est obs- ses doigts et la tortille dans ses jambes, une boisson sur depuis quelques temps, avec dans le métro. Il a un panta- cène parce qu’ils se trouvent tous les sens, penchée sur laquelle un grand M jaune un peu de retard sur New lon à discrets carreaux beiges, – sans le savoir – devant son téléphone-miroir, pour s’étale sur fond de carton York, Berlin ou Zurich, trop courts quand il s’assied, une affiche de format mon- blanc. Elle place la paille on retrouve chez toutes les un pull polaire retroussé aux dial montrant une petite transparente lignée de rouge REPÈRES citadines branchées, même coudes, des petites lunettes fille squelettique à côté d’un dans sa bouche. Ça fait un celles qui n’en ont pas ovales et un duvet sur les numéro de compte postal. bruit de glaçons, de plas- vraiment besoin : « Bonjour joues et les tempes. Il tient On se salue de la tête. Je me Daniel Vuataz est né en tique serré. La fille grimace, monsieur mon opticien, serré contre lui son étui de retourne pour voir mon af- 1986. Il a grandi à Blonay et pompe un peu du liquide, auriez-vous encore de ces cuir brillant. J’imagine l’ins- fiche, conscient du danger . habite Lausanne depuis deux puis le garde dans ses joues, ans. Titulaire d’un Master en grosses binocles ridicules trument, cassé en deux, posé Il y a aussi une petite fille. elle ne l’avale pas. Je crois lettres (Lausanne), il s’est spé- que porte ma tante sur ce sur du velours bleu ou bor- Mais blonde, celle-ci, et bien que je suis le seul à avoir cialisé en littérature romande polaroïd, s’il vous-plaît ? » deaux ou vert-roi. Ses doigts joufflue devant sa meule observé son petit manège de et en édition de textes. Son mé- Les deux étudiantes se tapotent la partition pendant d’emmental. moire sur la mythique Gazette bout en bout, et par chance, passent une barre diététique qu’il regarde gravement les littéraire de Franck Jotterand à chaque fois qu’elle jète un au fromage et au sésame, six dièses à l’armure. Dans la Daniel Vuataz paraîtra en octobre aux coup d’œil à l’intérieur de la s’échangent leur chewing- poche de sa polaire, un déo- Edition de l’Hèbe (Charmey). rame, j’ai le temps de regar- gum, ne se quittent pas des dorant neuf. Lauréat de plusieurs concours der ailleurs – elle n’est pas d’écriture, Daniel Vuataz yeux. A Bessière, là où il y Je croise B. dans l’escalier très rapide. Je me demande a le plus de monde pour glissant. Il monte et moi je écrit dans les métros lausan- depuis combien de temps nois, dans le Persil de Marius les voir, elles se mettent à descends. Au moment de Popescu, dans La Pije ou lors elle se farcit cette infection s’embrasser, attentivement, choisir un côté pour croiser, de voyage avec des amis. Les sauvage. Sur sa boisson, il est à petits coups de langues, il lève les yeux, son sand- textes présentés ici s’inscrivent écrit, en grosses lettres circu- de dents, de lunettes qui se wich dans la bouche, et me dans un plus large ensemble laires : Refresh yourself. touchent dans un bruit de remet. B. porte un sweat- de fragments urbains, débuté Croisette. Elles sont assises plastique. Aucune des deux shirt de football américain à la fin de l’année 2010, et en face de moi, au visage un ne descend à la gare, et le sur un training ample brodé qu’accompagne des photogra- sourire de travers et des yeux phies du Paris underground de métro, comme une rame sur d’un 77. Une médaille octo- se lançant des signaux qui deux à cette heure, repart gonale bouge à son cou. Il Renaud Julian (www.rjphoto. veulent dire qu’elles sont les fr). Daniel Vuataz a entamé dans l’autre sens. m’explique en me serrant la seules à savoir ce qu’il y a de une correspondance publique Il est jeune, je dirais l’âge main la gauche – il ne lâche avec Jean-Louis Kuffer en si drôle. Elles pouffent dans de recevoir un diplôme, pas son sandwich – qu’ils 2011, son voisin de vallon, des moufles et des mitaines en manteau gris, écharpe viennent d’être sacrés cham- publiée dans les carnetsde- bohème de grosse maille et béret à pattes de poules. pions romands et qu’ils sont jlk. Avec l’AJAR, il veut sou- tricotée à la chaîne dans des Les vraies pattes de poules, venus fêté ça ici : il y a ce lever un enthousiasme litté- usines allemandes. L’une est petites comme on n’en grand type brun-roux qui le raire entre les générations, les brune avec sur les cheveux genres, les régions, en faisant voit quasiment plus. Il lit rejoint, me salue de la tête. Il un bonnet très étudié. Elle a l’Alcibiade de Platon dans a la même médaille que B., de l’écriture une vraie donnée un sac en toiles de camion. collective. une édition salie, désossée, et mais la sienne dépasse de son L’autre, brune à cheveux très son signet est un flyers pour polo blanc (je le reconnaît : courts, porte au nez une de un concert de black metal. c’est l’ex de cette fille à qui

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INÉDIT Elle se piqua d’une mauvaise ZOOM humeur qu’elle contint fort Le droit chemin mal et pensa se réfugier à la Julien Burri, poète et cuisine avant de se raviser ; conteur elle voulait savoir où il irait lle avait toujours cru se repaître de son trésor. Il Né en 1980 à Lausanne, que seul un événe- disparut dans son bureau, Julien Burri a fréquenté ment précis, un fou- la section littéraire du E temple des affaires secrètes droiement, pouvait infléchir Gymnase de la Cité puis où les sceaux de cire dis- le destin. Année après an- l’Université de Lausanne putaient aux mots de passe née, languissante, elle avait tout en collaborant à la informatiques. Alors elle attendu que survienne ce rubrique littéraire de 24 aligna les soixante secondes choc terrible qui remettrait Heures. C’est par la poé- d’une minute comme une sie qu’il accède à la litté- tout en question. Tout : sa comptine, s’approcha à pas rature. A dix-sept ans, il a vie. Un matin, un homme lents et colla son oreille à la publié son premier recueil frapperait à la porte, en porte. de poèmes, Ce temps d’été heurtant suffisamment fort Il murmurait en co- qui te ressemble, et une pour ébranler ses habitudes, , lère : Je t’avais dit de ne ja- courte pièce de théâtre et il l’emmènerait sans re- L’étreinte des sables, qui évo- mais m’écrire à la maison ! tour. Ou un soir, bientôt, il quait le naufrage du Titanic (Silence.) Arrête, j’ai la lettre l’inviterait à danser, hume- et reçut le Premier prix sous les yeux ! Heureusement rait la mélodie de la sueur International des jeunes qu’elle ne l’a pas ouverte. auteurs à Bruxelles. Depuis, et du parfum, avant de la Alors elle s’éloigna dou- il a publié plusieurs recueils retenir sous prétexte qu’il ne cement de la porte avec sur de poèmes, nouvelles et ro- pouvait plus vivre sans elle. les lèvres un sourire presque mans, notamment Je mange Mais force était de cruel : la partie allait devenir un bœuf, paru à L’Aire en constater que sa destinée se Guy Chevalley Autoportrait bien plus intéressante désor- 2001, Poupée,en 2009, et résumait à la faible pente Beau à vomir, en 2011 chez mais. Jamais sa vie n’avait du quotidien, où elle rou- se coucha sur le papier, tout même qu’il la perçât à jour et Campiche. pris chemin plus tortueux. À propos de son der- lait telle une bille d’enfant, entière, saigna son cœur se livrât au plaisir d’un chas- et que la révolution atten- de l’encre la plus fiévreuse sé-croisé épistolaire. Le jeu nier recueil notre regretté Guy Chevalley confrère Jacques Sterchi due ne concernait qu’un qu’il contenait et admira le des conjectures remplaçait écrivait : «Beau à vomir. seul domaine : l’amour. Les résultat, la lettre passion- si bien le rêve élimé qu’elle L’expression vient de Belle du événements s’enchaînaient, née qu’elle avait gardée en se mit à danser comme une Seigneur d’Albert Cohen. Elle l’entraînant avec eux. Elle elle depuis si longtemps à enfant ivre dans la cuisine, pourrait aussi s’appliquer avait tant mâchonné son l’adresse d’un inconnu. à s’abreuver d’odeurs de au Théorème de Pasolini. rêve, cette vieille boule de Un inconnu ? Pas tant fleurs dans le jardin, joua à C’est le titre des récits de gomme, qu’il avait pris le que ça. Sans y avoir pris la marelle dans les escaliers Julien Burri. Six variations du même thème: un garçon goût d’un fond de poche garde, elle avait apposé le et, pour couronner le tout – «beau à vomir» révèle les poussiéreux, de sucre policé. nom de son mari en haut tout : le piège – n’hésita pas à désirs et les fantasmes, les Il ne suscitait plus l’émoi de la missive. A croire que la se faire plus belle qu’à l’habi- failles de celles et ceux qu’il d’autrefois, tout juste un transe qu’elle avait connue tude. Cela l’aida à supporter croise, indifférent. Écriture dernier plaisir, celui de l’ha- durant son expérience tan- la présence de l’enveloppe précise, sans fioritures, avec bitude : aimer rêver. trique avait puisé sa force sur le tas du courrier posé à REPÈRES parfois une pointe d’iro- Elle ne vivait pas seule dans son existence, le droit l’entrée, qui la rendait folle nie. Et un subtil réseau de pourtant ; et son mari se chemin habituel. Elle avait d’impatience. Guy Chevalley vit à correspondances entre les montrait plutôt affectueux. déformé, par contre, l’écri- Quand enfin elle enten- Genève, où il est né. Ses différents récits, la plus études lui révèlent peu à peu repérable étant l’évocation Bien des femmes lui en- ture de la possédée, au point dit la clé jouer dans la ser- viaient sa chance. Mais les de la rendre méconnaissable. rure, elle sursauta dans sa les recoins de ce pré carré des clips de Madonna! Le d’alchimistes qu’est la litté- maris, tout comme l’argent, Ce fut à ce moment qu’elle chambre comme un animal tout est étrangement entre- rature. Sa créativité cahote coupé d’un autre récit, celui ne font pas toujours le bon- comprit que l’événement de compagnie impatient au fur et à mesure de son de Bella, la petite fille. Des heur. Aussi excusait-elle sa salutaire ne viendrait que de revoir son maître et dut cursus universitaire. Il finit souvenirs suspendus dans le propre insatisfaction au nom d’elle. Double elle était de- contenir son désir de se ruer diplômé en socio-économie temps improbable. Bref un des mouvements du cœur, venue, double elle pouvait à la porte pour observer le et histoire de l’art. Il n’a pas livre «atmosphérique» dont qui ne se commandent pas. rester. En cachetant la lettre visage de son mari lorsqu’il chômé durant toutes ces an- certaines pages sont agréa- Après tout il n’était pas par- signée d’un nom d’amour lirait le courrier. Elle le re- nées et se rappelle qu’entre blement troublantes. » fait, ce diable d’homme, énigmatique, elle s’em- joignit avec désinvolture ; espoirs et désillusions il a puisqu’il n’entendait rien au ployait à dévier le cours du la lettre posée sur le guéri- obtenu le Prix littéraire de la ville de Meyrin (2004), JLK bruit de ses soupirs. destin. don avait disparu. Son mari le Prix littéraire de Vernier Dans le flux ordinaire Il fallut deux jours à ce l’embrassa en évoquant les pour jeunes auteurs (2007) d’un samedi après-midi, courrier pour s’éloigner et tracas de la journée, la ren- et le Prix du Jeune Ecrivain elle s’oublia une fois de plus revenir là d’où il était parti. contre d’un vieux copain et de langue française (2009). dans la vision du moment Deux jours durant lesquels les feuilles mortes de l’allée, Autant de petits cailloux tant attendu où on l’arra- elle se grisa à l’idée qu’il puis rien. blancs semés sur sa route, cherait à la douceur du sèmerait dans son exis- Elle fut si assommée de ce pour qu’il se souvienne du foyer pour éprouver quelque tence une joyeuse pagaille. silence qu’elle ne trouva pas chemin parcouru. A son flamme plus vive. Elle y rêva Croirait-il qu’il avait séduit à le relancer. Elle finit par rythme, il avance. En 2012, il cofonde tant qu’un besoin physique une autre femme sans s’en aiguiller la conversation en l’AJAR, pour être libre à s’insinua en elle. Dans ses être aperçu ? Raillerait-il ces prétextant attendre une fac- plusieurs. os, sa chair, elle ressentait la sentiments ? Retrouverait- ture mais il botta en touche, nécessité d’engager concrè- il, flatté, des élans d’amou- sans évoquer la déclaration tement ce coup du sort. Elle reux pour elle ? Il se pouvait d’amour qu’il avait reçue.

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INÉDIT Le retour

ls se bousculent. Il y a Lorsque tout le monde se redirige immédiatement de la place pour tout est assis, bien satisfait sur sur lui, concentrée en une I le monde, ils le savent, son siège, son petit trône pointe acérée. Le moment il suffirait de s’appliquer un personnel, il y a un instant de stupéfaction passe. Tous peu. Ils pourraient s’installer de silence. Ce n’était pas se mettent à hurler, cer- comme ils sont arrivés, dans prévu, ce calme. Personne tains se lèvent, les trois un ordre tout à fait aléatoire, ne peut le supporter. Alors dames pleurent, le couple mais il y a des affinités et des ils se retournent, gigotent, dévot s’évanouit, plusieurs vieilles rancœurs à respec- interrogent, interpellent. hommes ont le souffle ter. Alors ils se poussent, bruyant. La femme ne réagit visent une chaise, font un Dans un coin, un retar- pas, elle écrit un message. signe à un ami, évitent de dataire subit son emplace- regarder dans les yeux une ment. Il est installé à côté de C’est à ce moment qu’il histoire ancienne, presque trois dames aux bustes très entre, gris, fatigué, vieilli. Il oubliée, mais qui resurgit, longs qui s’agitent encore a entrouvert la porte, seule sa puisqu’ils sont la, à vrai dire plus que les autres. Elles Retrouvailles dessin de Thierry Vernet tête apparaît. Il attend qu’on trop proches des origines. Il parlent de son retour et se le voie et que le silence se perdent en conjectures sur fasse naturellement, puis il y a ceux qui disent pardon, parmi nous a des réponses entend tout et continue de son apparence physique. disparaît. La femme et l’in- ceux qui disent merci, et ce plus précises? À propos du tirer sur sa cigarette avec une Elles ne remarquent pas connu éteignent la lumière sont toujours les mêmes. Les pourquoi?» Tous font signe indifférence suspecte. Il jette l’homme et, comme elles le avant de sortir. autres se taisent et attendent, que non. quelques regards, suspects cachent, personne n’a l’oc- il savent pourquoi ils sont la eux aussi, à la femme qui se casion de noter sa présence. et refusent de s’embarrasser L’inconnu du fond tient hors de la table. Noémi Schaub de politesses. Deux places plus loin, un s’exclame «Si!», les autres jeune couple reste silen- sursautent, cette voix nou- Un second silence s’ins- cieux, mains entremêlées, velle ne pouvait que les sur- talle, plus lourd que le pré- LE PASSE-MURAILLE REPÈRES tête baissée, ils attendent prendre, eux qui pensaient cédent. Alors, celui qui avait plus fort que tous les autres, être entre eux. “Si il est reve- pris la parole en premier ba- COMITÉ DE RÉDACTION Noémi Schaub, née ils le savent et en tirent une nu, c’est que c’est important. lance à l’assemblée une anec- Jean-Louis Kuffer (réd. chef), certaine fierté. Et si nous avons été choi- dote mettant en scène un Claude Amstutz, Bruno en 1989 de parents ensei- Pellegrino, Matthieu Ruf, Jean- sis, c’est que nous sommes disciple imbécile qui n’avait gnants et actuellement Ils sont vingt environ. Ils François Thomas, Patrick Vallon, importants.” Tous les élus pas compris les paroles du René Zahnd étudiante en philo à murmurent avec un air en- approuvent, le visage grave, maître et qui s’était retrouvé l’université de Fribourg, tendu qu’ils ont été choisis. ADMINISTRATION ET a décroché en 2012 le ils adoptent ainsi l’inconnu nu dans une gare en vou- COMPOSITION Prix du jeune écrivain de Soudain, la porte s’ouvre. dans leur cercle. La femme lant trop bien faire. Tous se Sophie Kuffer, Lucienne Kuffer, Stéphanie Rochat langue française pour une Les nez se redressent, les a pris des notes, personne ne mettent à rire en se remémo- nouvelle intitulée La vie poitrines se remplissent, les l’a vu. rant ce souvenir incroyable ABONNEMENTS Ch. du Levant 5 en creux, qui lui a valu mâchoires se serrent. Une et concluent d’une même Les trois dames aux longs 1005 Lausanne – CH de figurer en tête d’un femme apparaît. Les sourcils voix qu’il n’est pas étonnant [email protected] bustes soupirent, elles chu- important recueil, préfa- se froncent: ce n’est pas nor- que ce pauvre idiot ne soit www.revuelepassemuraille.ch chotent à présent, elles ima- cé par Sylvie Germain et mal. La femme ne dit rien, pas là ce soir, qu’il n’ait pas ginent ce qu’il dira, quand WEBDESIGNER paru chez Buchet-Chastel elle se contente de traverser été appelé. La blague a excité Mark Pralsky il sera là. Tout le monde les sous le titre d’Histoires la salle en passant devant les esprits, chacun y va de sa http://www.markpralsky.ch a remarquées et, de l’autre en creux. Marquée par la longue table. Elle distri- petite histoire. C’est non IMPRESSION côté de la table, s’organisent la lecture, entre autres bue des publicités pour un seulement la compétition Imprimerie PlusPrint des murmures d’une nature Ch. des Retraites 9 des Cent petites histoires séminaire qui aura lieu la de la cocasserie, mais il s’agit différente. Ils se souviennent 1004 Lausanne d’amour de Corinna semaine suivante. La petite également de faire sentir très bien de ces dames, qui Bille et de Rapport aux foule ne lit pas ce qui est à tous les autres comment Le papier utilisé pour l’impression étaient jeunes et belles, à de ce numéro est recyclé et res- bêtes de Noëlle Revaz, écrit sur la feuille, chacun se chacun était si proche de lui. l’époque, et qui se vantaient pecte l’environnement. Noémi Schaub s’inscrit met instinctivement à plier, On passe ainsi des anecdotes de coucher avec lui, mais Le Passe-Muraille remercie de également dans la foulée déchirer, réduire en pous- aux récits de moments privi- personne n’a jamais su si leur précieux soutien la Loterie vive de L’Embrasure de sière. La femme n’y prête légiés en sa compagnie. Tous romande, la Fondation de la c’était vrai. Elles se taisent et Douna Loup. Subtile de pas attention, elle va cher- les invités se laissent prendre famille Sandoz et l’État de comprennent ce qui se passe construction, avec un jeu cher une chaise et s’installe par ce jeu, seuls la femme et Vaud. dans leur dos. Alors, comme intéressant sur la tempo- au bout du rang, hors de la l’inconnu demeurent silen- pour confirmer les rumeurs, Avec l’aide ralité et les avatars de la table. cieux. C’est le jeune couple elles ont l’audace de se lever, du Canton de vie d’une femme, La vie qui y met le plus de passion, L’un des invités se lève, il de quitter la table pour se en creux marque l’appa- comme extrait miraculeuse- Vaud arbore un air important et diriger vers la fenêtre et allu- rition indéniable d’un ta- ment de sa pieuse léthargie. regarde un par un ses condis- mer trois longues cigarettes. ISSN 1423-0518 lent original, déjà récom- ciples. Il dit: « Je n’ai reçu L’inconnu fait pareil, à une Agacé, sans doute, par pensé à l’enseigne du Prix qu’une lettre avec le lieu, la autre fenêtre. C’est ainsi la mascarade de ces bigots, interrégional des jeunes date et l’heure. C’était suffi- qu’ils se souviennent qu’ils l’inconnu attend une brève auteurs (PIJA). Noémi sant, évidemment, preuve en ne le connaissent pas. Ils pause dans les discours Schaub fait partie du co- est que je suis là, avec vous, font des commentaires, ils pour annoncer avec em- mité de l’AJAR dont elle comme vous, j’ai compris. l’accusent d’abord de toupet, phase: “J’étais son amant, partage la présidence avec Mais est-ce que quelqu’un puis d’imposture. L’inconnu sa muse secrète.” L’attention Guy Chevalley.

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INÉDIT et qu’il ne fallait pas porter, d’Amérique latine empa- doigts à vouloir écrire, long trois ans plus tôt, juste après queté en Afrique du Sud, et comme le bras et comme un Peut-être l’Afrique le coup d’État qui a laissé des ces baguettes de pain blanc, jour sans pain – rien d’autre trous dans le métal des lam- courtes et légères, presque de cette capitale-ressac aux padaires devant le Palais, et vides, héritage colonial qui collines comme des vagues Ça a d’abord eu la sale gras, avec son t-shirt violet des corps à retourner dans s’aplatit comme une éponge, qui clapotent et gonflent et gueule de mon reflet dans où était inscrit USE YOUR leur tombe, plus tard, sque- et les soupes chinoises et les m’enverraient à la gueule un hublot qui donnait sur en majuscules blanches au- lettes légers enroulés comme assiettes de riz rouge dans leur sel noir de pollution, un noir sans faille. Avant ça, dessus du dessin d’un cer- des bonbons dans des lin- les gargottes des bords de me renverseraient et m’épui- il y avait eu les montagnes veau, tendu sans pli sur sa ceuls propres et portés sur la route, les intonations arabes seraient, cette ville qui par- des Balkans, les îles grecques bedaine molle, et par cette tête de jeunes femmes saou- chez les hôtesses de la com- viendrait, à force de se faire et les immensités rocheuses autre scène de notre âge, lées à la Three Horses Beer ; pagnie aérienne nationale maudire, à m’initier à elle d’Egypte et du Soudan, et guettée en buvant un café au les plages comme les rues des lorsqu’elles articulent leurs par des mystères peu catho- de justesse les lumières de bar : un homme tout entier villes jonchées de bouteilles petits poèmes de sécurité, les liques, à peine humains, Zanzibar, entre les nuages à son iPhone, tenu avec ten- d’Eau-Vive piétinées écra- brasseries vieille Europe et me prendrait dans ses terres subsahariens et la nuit équa- dresse au creux de sa main sées rendues à la poussière et les menus en anglais des bars rouges, ses maisons basses toriale, pendant que le gars pendant que de l’autre il d’emballages jaunes de crac- branchés, les routes améri- noyées de végétation, son du siège d’à côté, un Français caressait l’écran, faisait défi- kers Salto et d’éclats de bois caines filant droit dans les relief doux sous ce ciel dur mais de parents maghrébins, ler et réactualisait inlassable- ou de verre ou de métal et de savanes du sud-ouest à tra- et inoccupé – tout ça dont « c’est pour ça que j’ai cette ment les mêmes pages, sans cartes à jouer dont on pour- vers des Colorado qui se se- je n’aurais rien donné, pas tronche », me racontait qu’il jamais lever les yeux sur ceux, rait en très peu de temps raient trompé d’hémisphère, un kopeck, ce soir de février, rentrait passer les vacances délavés d’être ignorés, de la reconstituer toute la série les Caraïbes du nord et les alors que je la survolais sans là où il vivait depuis que femme en face de lui qui se (mais les dos seraient dépa- Bretagne et les mosquées et la voir. son père avait tout perdu recroquevillait autour de son reillés, et il en manquerait les rickshaws made in India, Parce que la nuit n’a rien à la bourse et avait fui avec gobelet plein qui ne fumait bien sûr obstinément une ou les wagons CFF-SBB-FFS en lâché (ciel couvert, l’électri- femme et enfants des ennuis plus, qu’elle n’avait pas une deux, le sept de pique ou l’as rade en pleine forêt tropicale, cité n’avait encore été réta- flous ; là où moi j’avais le seule fois porté à ses lèvres et de trèfle), les rues comme les sur d’antiques rails volés aux blie nulle part depuis le vio- sentiment de m’aventurer qui ne devait plus réchauffer plages dévalées, les unes par Allemands après la Première lent cyclone qui avait balayé – en Afrique ? –, il se disait ses doigts courtauds.) des marées qui brassent et Guerre mondiale – de tout les hauts plateaux quelques impatient de retrouver le Ce que je n’ai pas vu à tra- charrient sans jamais rien ça et du reste, le hublot n’a jours plus tôt) et il a fallu le confort, car pas de cuisi- vers l’œil noir aveugle du hu- céder au large, les autres rien lâché. choc du sol pour que l’île se nière ni de lingère ni de voi- blot, dont la double couche en saison des pluies par de En dehors de ce que m’en déploie enfin sous le ventre ture avec chauffeur dans son de plastique griffé me refroi- curieuses rivières rouges avait dit mon voisin (à un lisse du 777. Et c’est sans appartement mal isolé des dissait le front : les jambes qui embouent les sols où se moment donné, il avait re- doute là que ça a commencé, Hauts-de-Seine. nues salies jusqu’au mol- marquent les empreintes des tiré ses écouteurs et fait re- quand l’avion a lentement (D’ailleurs, c’est peut- let sur les minces chemins pieds nus et qui viennent lé- marquer, maintenant qu’il y viré à l’horizontale dans l’air être à Paris que pour moi boueux qui quadrillent les ri- cher les roues des 2CV et des pensait, que je risquais d’être chaud du tarmac d’Ivato ça avait commencé pour de zières vert fluo, les chapeaux 4L ocres qui évitent les zébus choqué par la pauvreté ; il pour rejoindre sa place et que bon, quand après le décol- mous et les casquettes de sous le joug que contournent m’avait du coup noté son la double rangée de lumières lage on avait d’emblée mis le base-ball et le téléphone por- les scooters et les pousse- numéro de téléphone, en le long de la piste d’atterris- cap au sud, alors que le vol table à l’oreille des paysans pousse à la Tintin et le lotus cas de problème), je n’avais sage s’est éteinte à l’instant depuis Cointrin s’était traîné jusqu’au fond de la brousse, bleu dans leur slalom avec de cette ville où je m’aven- même où l’encadrait l’œil sec comme un faux départ, plein les t-shirts New York City et les nids-de-poule ; la marga- turais que son nom à me de mon hublot. nord, lanciné par l’image I LA et Indiana University, rine de Tunisie, la confiture mettre sous la dent, son nom de ce jeune type de la salle et ceux où s’affiche le slogan des Emirats Arabes Unis, interminable qu’on se prend Bruno Pellegrino d’embarquement, pâle et électoral du président déchu le lait du Portugal, le café la langue à prononcer et les

ENTRETIEN AVEC MAX LOBE d’écrire vous est-il venu ? Aminata Sow Fall, Mongo un éditeur et être publié. Beti, Ferdinand Oyono, et Le désir d’écrire m’habite Sur quoi travaillez-vous surtout Calixthe Beyala dont L’Afrique à la Rue de Berne depuis la fin de l’adolescence. ces jours plus précisé- Elevé sous l’influencej’ai lu pratiquement tous les C’est avec un livre to- ment ? çu de la vie camerounaise d’approches culturelles dif- romans.Un livre pour moi nique et profus, savoureux aux multiples personnages férentes les unes des autres était avant tout une his- Je travaille actuellement de substance et un peu bien épinglés, le protago- (traditionalisme, moder- toire voire un conte (per- sur un roman inspiré, une « jeté » dans sa forme que niste raconte ses tribulations nisme, christianisme), j’ai sonnage principal suivant fois de plus, de mon expé- Max Lobe, né en 1986 à sur le campus de l’Université toujours eu envie de racon- un but visé, tout en traver- rience personnelle. Entre la Douala (Cameroun) et établi de Lausanne, notamment au ter toutes ces contradictions sant de multiples péripé- Suisse et le Cameroun, le à Genève, a fait son appari- cours de manifs dont il sou- qui, enfin de compte, me ties), un contexte (l’Afrique narrateur nous raconte une tion l’an dernier sur la scène ligne les aspects dérisoires. caractérisent. et toujours l’Afrique et ses histoire d’amour passion- littéraire romande. Avec Foisonnant et plein d’idées, couleurs), et aussi un enga- nelle avec un jeune homme. Qu’était-ce pour vous autant de lucidité sociale ce premier roman dénote un gement. Je m’identifiais Cela sur fond de thèmes qu’un livre durant votre que d’humour, l’auteur de talent évident de d’observa- facilement aux personnages qui m’intéressent tels que la enfance et votre adoles- L’Enfant du miracle combine teur et de conteur, qu’on se de ces romans de chez moi gouvernance en Afrique, les cence ? l’évocation d’une naissance réjouit de voir se déployer. par rapport, par exemple, différences culturelles, ou africaine burlesque, dans un Aux dernières nouvelles, les Durant mon adoles- aux romans français qui me encore la vie et la mort. milieu encore très marqué éditions Zoé ont fait bon cence, les livres étaient es- paraissaient bien plus loin- Max Lobe. par la tradition et les mic- accueil à la première mou- L’enfant du mi- sentiellement de la littéra- tains. A cette époque, même Éditions des sauvages. macs de diverses religions, et racle. ture d’un nouveau roman ture négro-africaine : Aimé si je bricolais déjà des textes, Genève, 2011, 178p. l’apprentissage de la vie d’un en chantier, intitulé Rue de Césaire, Amadou Hampaté j’étais loin de m’imaginer jeune garçon pas tout à fait Berne 39. À suivre de près… Ba, Birago Diop et ses que j’aurais pu gagner un conforme aux normes ad- Contes d’Amadou Koumba, concours littéraire, trouver JLK mises. Parallèlement à l’aper- Comment le désir

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INÉDIT ZOOM Le puits Sébastien découvreur

uand il approche se trouve le dernier puits qui Il pleut en Angleterre ; mois de janvier, un quel- les mains de son n’est pas asséché. conque café de Canterburry. Depuis que le canal des Q cœur, c’est là Je m’attaque à cette tren- qu’elles deviennent chaudes. deux frontières a été détour- taine de chroniques envoyée Il a beau se pencher sur le né, impossible de s’abreuver par une inconnue « qui a rebord, scruter les eaux, il ne ailleurs. D’ordinaire, un sol- entendu parler de Paulette voit rien. Immobiles, elles dat monte la garde. Cette par une amie qui... » captent temporairement des fois, il est mort. En outre, La lecture se transforme en rayons de poussière. Quand on a volé le seau. Saboté la passion. La plume est concise, le vent du sud-ouest chasse manivelle. Saloperie ! le ton affirmé sans être pré- tentieux. Cette auteure a lu, les nuages, caresse lierre, Il redescend à la Grange. L’ange blessé Hugo Simberg 1903 Remonte, une corde sur le et beaucoup. Elle a voyagé, mousses et spores. Que les aussi, et pas qu’un peu. arbres cessent de bruire dans dos. Le héros ne leur rend mort. La zone frontalière de maire. En vallée, ça chu- Immédiatement, elle happe leur symphonie hivernale. pas la vie facile, explique-t-il est maintenant infestée de chote. On ne veut pas d’un par son propos : « je vais tout Le sol se couvre d’épines à sa fille qui court un bout héros. On fait tout pour les communiste là-haut. vous dire. Tout ce qui est et de feuilles. de chemin. Elle acquiesce. retenir. Quand il approche les dicible ». Et par cette capa- Il se souvient de sa ré- Oui, papa, ce sont des salo- Un jour, le héros désigne mains de son cœur, c’est là cité à parler d’amour, sur- pugnance à traverser les pards. Chut, il dit, il faut une maison. C’est la fin qu’elles deviennent chaudes. tout. On se laisse emporter, champs psychotropes, entre tout de même se surveiller. de l’été. L’air est sec. Il fait on se demande pour quelle Les eaux sont calmes. absurde raison on n’est pas la route de terre battue et la Au début de la guerre, elle chaud. Et des tracts de libé- L’escalier de pierre, tout colline. De son vertige, aus- prenait les héros pour des ration ont été lancés des avi- plus souvent sur des routes, pourri. Un gros panneau à renifler du sable, à effleu- si, sur la falaise qui grimpe dieux. Mais depuis qu’il ons parce que personne ne prohibitif indique : rer des herbes improbables, très haut jusqu’à la frontière. faut nous faire chaque jour veut bouger son cul ici. Ils Danger. Ne pas boire. à baragouiner dans des sou- Et du moment où serrer fort ces trois kilomètres jusqu’à n’ont qu’à s’acheter la radio. C’est le maire qui l’a ins- rires avec des inconnus pleins sa main évitait qu’elle ne la fontaine, elle a changé Il coupe du bois. Il les tallé. Cent vingt-huit voix de bonnes intentions… s’envole. d’avis : ce sont des salopards entend. Ils ont soif. « C’est contre douze. Un bulletin Février 2011, le livre est là. C’était avant. qui rendent la vie difficile. la cabane du bourru. Il vit blanc. Trop d’effort, pour On service de presse à loisir. Maintenant, la guerre Quand il revient au seul avec sa fille. Il nous lui, de descendre au village. Jean-Louis Kuffer aime. Et est finie. Le héros est de puits, il entend des bruits de donnera à boire. » tout bascule : ce petit livre, retour : autant qu’il le peut, On sort l’argument collabos feuilles. Se retourne. Ne voit Ils frappent. Il arrive du d’une auteure de 25 ans, édi- il retarde son retour à la pour expliquer un score si té par une maison d’édition personne. Ça vient d’en bas, jardin. Il sent bon les es- norme. Déjà, il retravaille. bas pour un héros. abonnée au système D, est Quelques hypocrites conti- du ravin. Le héros pointe sences de septembre, l’odeur Il a quand même gagné. sélectionné puis remporte le nuent à le fournir en surplus son arme sur un soldat. de bois cru, la fumée sèche Le héros marche vers la prix . de fromage, de gnole. À le « Tu n’as pas envie de des feuilles mortes. À cette fontaine. Le salue. Je reviens «Talent, justesse de ton, descendre en camion dans dire. altitude, les capuchons de du poste frontière flambant énergie, acuité, absolue pas- la vallée, gratuitement, alors Non. moine pigmentent les ébou- neuf. Il sent la gentiane. sion du voyage, offrent une que nous devons double- Tu pourrais faire un lis derrière la Grange, de « Qu’est-ce que tu re- pratique et une théorie très effort. ment nous serrer la ceinture. violet, de mauve, les recoins gardes ? demande le héros. exactement bouviériste du Justement, parce que J’en suis incapable. humides qui sont torrents Le puits. voyage, —Nicolas souvent nous n’avons rien fait. Très bien.» cité, au sens d’une seconde en mai, secs en été. Je vois. Avant la guerre, le héros Le bruit a fait hurler les génération avec surtout « Comment vas-tu ? » de- Quelqu’un est tombé était paresseux. Ça mangeait pies. Et les feuilles ont volé. cette grande leçon qui fut mande le héros en souriant. dedans. chez sa sœur quatre fois par Le héros regarde autour de Ah bon ! se glace le héros. sienne : la capacité de bon- Il ne répond pas, mais va semaine. Ça se faisait héber- lui, lâche à son compagnon : Vous êtes des salopards. » heur dans le monde tel qu’il chercher la gnole. ger gratis chez une veuve. « On dégage. » Ils dégagent Le héros suffoque. On se découvre. « Et ta fille ? Elle n’est pas Et la chose exception- Ça dormait sa sieste sous les et laissent le corps après ne s’adresse pas comme ça à ici ? nelle (Bouvier!) nous pro- l’avoir dépouillé de tous ses oliviers pendant les foins. Et Elle est morte. » un élu. Encore moins à un jette, elle surtout, dans cet quand on se permettait de le vêtements. Le héros se fige. Sa troupe héros. On lui doit du respect autre monde de la « vraie remarquer, le héros parlait « Aujourd’hui, je suis le regarde bizarrement. Il se et la liberté. édition ». St-Malo, Festival d’oppression, de révolution. tombée sur un homme nu racle la gorge et avale d’une « Qu’est-ce que tu étonnant voyageurs, 60’000 De toute manière, tout fini- dans la forêt » lui dit sa fille traite le fond de verre. Il racontes ? spectateurs en 3 jours (pu- blic merveilleux et attentif) rait par changer ! Monsieur à l’heure du repas. Il repose tousse. Vous auriez pu me dire et le monde littéraire tout l’abbé devait être sur ses sa cuiller et cesse d’avaler. « Ce sont vraiment des que vous l’aviez empoison- droit arrivé de Paris. Remise gardes. « Il était vivant ? salauds. » né, ce puits, avec des capu- de prix, fête France 3, Ulf Ça peut être con, un Non. Il ne répond pas. Son chons de moine… avant que Alors ça va. » Andersen fait des photos… héros. manque d’entrain les incite j’y envoie ma fille. Tout ça Les camions com- et des phrases qui tuent : Pendant le conflit, sans à quitter ce trou. « Il faudra pour ralentir leur retraite ! » mencent à prendre la route « Maintenant, ce prix, faut le penser à lui, il est monté qu’on t’installe l’eau cou- de la frontière. Ils sont rem- capitaliser!» Et ce petit livre plus d’une fois au col. Il a dû rante, une fois » dit le héros, Elodie Gelrum qui continue son chemin, plis d’uniformes. passer par les terrasses, plus ajoutant qu’ils comptent passablement indifférent aux « Ce sont les héros ? de- haut, en direction de l’an- atteindre le village avant la tractations qui le concernent. cienne mine et de la route mande sa fille. Un livre d’une fraicheur sin- Non. » nuit. Plus sûr. Le héros s’em- frontalière. bourgeoise. Il ne répond cère, écrit d’une plume dont Avec les semaines, il n’y on prie qu’Aude Seigne ne Plus personne ne dé- rien. Ce sont des promesses broussaille. C’est sale. C’est a plus d’essence. Les fuyards cesse jamais d’écrire avec la en l’air. De politicien. Au anarchique. Parfois ça pue sont seuls, à pied et très mal même honnêteté. le cadavre. Mais c’est là que équipés. La route du col est village, les bruits courent pénible. Sans eau, on est que le héros vise un mandat Sébastien Meyer

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INÉDIT J’ai pensé à cet homme fermer les vannes. Trop tard : sur l’estrade et à son mé- la cathédrale était ouverte Portrait du corps en jeune homme tier, le plus beau métier du aux quatre vents. Je souriais monde. Je l’ai imaginé, plus les larmes aux yeux, car je jeune, devenir directeur de pensais à sa fille décédée, je ’étais les jambes d’un chœur parce qu’il ne voyait pensais à mon grand-père, chef d’orchestre, droites rien de plus beau que faire ce à ses derniers instants, à sa J sur leur estrade, dans le qu’il faisait en ce moment : tombe, à la fleur que j’y avais chœur d’une cathédrale. Un se tenir seul, vacillant sur déposée. A celle que j’avais homme au long costume sa pauvre paire de jambes, dû quitter, à d’autres départs noir, aux cheveux un peu sur un caillou au milieu du et d’autres deuils. Mais sur- fous, pas très grand, un peu fleuve, seul face au souffle tout je pensais aux vivants. épais, planté sur ce minus- de cette centaine de congé- Ma mère chantant dans le cule îlot devant ses musi- nères lui criant à la figure, je chœur. Ma sœur quelque ciens, face à cent personnes suis vivant. J’ai pensé à cette part parmi les spectateurs. qui chantaient, debout ; et femme, à côté de moi, me La mère orpheline de sa fille derrière lui un parterre en rappelant tout à coup que qui reste là, sur son siège, rangs serrés, immense pré- sa fille, décédée quelques parce qu’elle veut écouter. sence silencieuse. J’étais assis années plus tôt, aurait eu Et ces inconnus devant moi, au milieu des places moins quarante ans la veille de ce ces vieilles frisées, ces petits chères, dans un bas-côté, je concert. Son profil qui occu- chauves, ces longs nez, ces voyais toutes ces chevelures pait constamment un coin de courtes blondeurs. Je n’ai et tous ces profils raides ou mon regard ne laissait trans- plus été qu’un tourbillon de dodelinants, oublieux ou paraître aucune émotion, cordes et de voix, toutes les concentrés, absents ou hap- Matthieu Ruf photo Daniel Vuataz tandis que la mienne s’est notes de la messe au mort pés par le premier mouve- mise tout à coup à débor- qui secouaient la cathédrale Requiem allemand ment du jambes, frêles soutiens d’un connaissais, une amie de la der, contenue difficilement de mon corps, et dans ce de Johannes Brahms. Happé corps large ; comme si toute famille. Elle était là, impas- par ma main s’arrimant à la souffle conduit par deux moi-même, je pouvais voir cette puissance, cette vague sible, dans son col de four- chaise en bois, mon regard jambes noires sur un caillou, entre les colonnes de pierre du premier mouvement du rure doux et blanc. Alors je fuyant dans les interstices le public avait l’air d’un une partie des musiciens, requiem ne déferlait pas me suis efforcé d’être le bois des pierres grises. Je n’ai parterre de bougies, chaque une partie des instruments, sur cette paire de guiboles, sous mes fesses, d’être ces pu m’empêcher d’imaginer petite tête raide ou dodeli- une partie du chœur, mais droites comme des piquets, dalles millénaires, d’être une ce qu’elle devait ressentir, nante une flamme pouvant surtout je voyais cet homme cachées par un voile noir. Je cathédrale imperturbable au non, de vouloir ressentir ce s’éteindre à chaque instant. qui se tenait là comme si souriais lorsque j’ai regardé chant et aux ellipses de l’exis- qu’elle devait ressentir, mais de rien n’était, comme si brièvement sur ma droite, où tence, car deux d’entre elles la présence de tous ces êtres Matthieu Ruf tout ne reposait pas sur ses était assise une femme que je se sont nouées à cet instant. autour de moi m’intimait de

Voici le chemin par Vincent Yersin

voici le chemin : longer le bord du fleuve Il y aura des canadairs, et des hélicoptères bombardiers d’eau suivre les berges, prendre les barges, enjamber les ponts verser cette masse, liquide, immense sur la terre chauffée à blanc C’est le chemin : descendre les rivière, à la mer ! au sel, à la soif, à la fin ! pour la faire Descendre les larges plaines cultivée, aborder les côtes, c’est le chemin évaporer il faut ensuite encore longer les mers, remonter les océans, bien les des nuages, de gros envisager nuages chargés Sentir les embruns, les givres et les brumes salés des mers nordiques, et enfin assister au plus fantastique orage que la terre ait porté. et puis filer encore plus loin un rêve d’été Tous on prendra des bassines, des tasses, des récipients : on videra l’océan l’orage et nous remonterons l’eau au loin vers le sud, la caravanes sera remarquée, un rêve de puissance et de rage étrange, continue l’orage artificiel et salé on se rassemblera sur les haut-plateaux un jour d’été de soleil dans la plombeur de l’été pour verser à terre toute cette eau charriée, les barriques, les tonneaux, les bouteilles, les jarres, les amphores, les fioles et tout les autres types de contenants,

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INÉDIT l’aide d’un petit miroir. Elle à nouveau. s’est habillée pour la soirée. Trois mois, c’est bien. La Grâce Sa robe noire est longue On peut s’évader en trois et droite, serrée à la taille, mois, se rencontrer, se dire brillante et laisse entrevoir la des choses qu’on pense vrai- n est les cartes de peau flétrie de son décolleté ment, se regarder. pays qui n’existent pudique. Elle verse un peu Alors je me demande qui pas. O de lait dans sa tasse blanche de lui ou elle va mourir en Il me dit ça et il se tait. et souffle sur le liquide trop premier. Alors j’y réfléchis. chaud. Elle termine sa troisième C’est vrai. Tu ne peux pas me de- mélodie. Elle s’éloigne un Ça ne veut rien dire mais mander d’être toujours à tes peu du bar pour saluer puis c’est exactement ce que je côtés. retourne s’asseoir. Ses mains ressens à ce moment-là. Des Il affirme ça maintenant tremblent comme celles de pays vastes et vallonnés. et à nouveau, je me dis qu’il Les trois Grâces Dessin de Madge Gill mon père ne trembleront Des pays qui n’abritent pas a raison. jamais. de vrais habitants, juste de Je voudrais être comme se tournent vers elle et des Trois musiciens s’ins- Mais elle n’a plus d’âge, faux espoirs et des gens qui elle quand je serai vieille. murmures accompagnent le tallent sur de hauts tabou- elle est juste une image, elle s’agitent dans tous les sens Mais nous ne serons début de son chant. rets à côté du bar. Un flyer est ma chanteuse d’un soir, sans savoir où s’installer. jamais vieux. Jamais vieux Sa voix est parfaitement posé sur la table m’informe mon moment de grâce, Le bar est mal éclairé. ensemble, certainement. maîtrisée, grave et forte, les qu’ils jouent ici tous les notre vieillesse partagée. Je regarde la serveuse et ses Jamais vieux tous les deux. notes et les mots s’écoulent mardis soir. Ils chantent de Un jeune homme assis à cheveux qui semblent lui J’essaie d’imaginer le fu- sans aucune hésitation. vieilles chansons de blues la table d’à côté va lui cher- caresser le visage. Elle sourit tur mais il n’a pas l’air de C’est une vraie chanteuse, je américain. La vieille dame cher un jus d’orange. Elle à la vieille dame qui vient s’intéresser à moi. Alors je l’imagine à trente ans, dans les écoute attentivement et connaît tout le monde dans d’entrer et lui demande si pense à l’Italie, je ne sais pas un pub enfumé de Londres, ses lèvres bougent au rythme ce bar. elle aimerait un thé. Elles pourquoi. sa voix un peu moins grave des paroles qu’elle connaît Elle dit : semblent se connaître. La Puis la vieille dame et ses yeux brillants, un visiblement par cœur. Je me C’est un petit ça ? A vieille dame s’installe lente- se lève, chancelante. Elle homme qui la désire et une demande si elle vient sou- chaque fois que j’en com- ment sur sa chaise avant de marche jusqu’aux musiciens, femme qui l’admire. vent, je me dis qu’elle doit mande un petit, on m’en répondre : ses jambes ne semblent plus Tout le monde s’est tu, se sentir seule chez elle et apporte un grand. Et J’adorerais que vous me la porter vraiment, chaque certains la prennent en avoir eu une vie bercée par puis, pourrais-je avoir une serviez un thé ! pas est un pari gagné contre photo. la musique. paille aussi ? Merci. Et elle sort de son sac la gravité. Elle s’appuie Je regarde mon père, assis J’attends une nouvelle à main pailleté un rouge contre le bar et le guitariste en face de moi. Il n’est pas déclaration mais il reste si- Fanny Wobmann-Richard à lèvres très rouge qu’elle lui tend un micro. Les gens vieux, pas encore, jamais, lencieux. Ca doit être à moi applique soigneusement à sont intrigués, les regards juste un peu éteint. Il parle de parler. Alors je dis :

ENTRETIEN AVEC MATHIAS CLIVAZ reçue là-bas… En l’occurrence, en février d’être critique envers l’ins- - Il y a ce que j’ai choisi 2009, au milieu de mon sé- trumentalisation morale de Terre sur terre d’écrire et ce que j’ai choisi jour à Mada, est survenu ce la religion par les politiciens, de ne pas écrire. L’une des coup d’Etat qui à l’heure où envers les prétextes com- personnes à Ambatolampy nous parlons retient encore passionnels des associations atrick Vallon, éditeur mes études de philo et j’avais qui a le plus compté pour le pays dans un marasme occidentales,. Pour ce qui est à L’Age d’Homme, envie de foutre le camp. De moi, je n’en parle qu’en trois alarmant. Les pillages, les de l’organisation chrétienne, P évoque la publication me sentir vivre. De lancer couvre-feux, l’insécurité, le j’ai eu avec elle cet avantage ou quatre lignes dans tout le du premier livre du jeune toutes ces théories dans le livre. Je dis ce que j’ai senti, manque de produits de pre- de savoir où je mettais les Valaisan Mathias Clivaz, Ny champ du réel pour voir aus- je le dis comme je l’ai senti. mière nécessité : c’est face pieds, les valeurs y étaient aina, constituant un jour- si lesquelles résisteraient. Et Je ne crois pas être discret, à de tels événements qu’on claires, la solidarité et l’effort nal de voyage composite, le réel c’est si peu la Suisse... au sens où vous l’entendez ; voit de quoi les hommes humains pouvaient y trouver tissé de carnets et de notes - La Suisse n’est pas de la pudeur, oui ; et des sont faits. leur lieu. À Madagascar, les de blog, de réflexions socio- - Vous en parlez peu, réelle ? sentiments partagés il suf- églises bondées, les parades politiques et de « fusées » alors que c’est omnipré- de couleurs le dimanche, le - L’idée que beaucoup de fit d’évoquer la qualité d’un poétiques inspirées par un sent, je veux parler de votre chant de mes élèves chaque Suisses se font de leur pays regard. séjour à Madagascar. engagement à travailler, matin au début des cours, est suspendue dans les airs ; - Vous faites plu- sous le couvert du service m’étaient une joie - Mathias Clivaz, lorsque et ce n’est pas qu’elle n’est sieurs fois référence civil, pour une association j’ai reçu votre manuscrit pas réelle, c’est qu’elle est le à Hommage à la chrétienne. Avez-vous réso- Propos recueillis par de Ny aina (« le souffle résultat d’une mascarade sys- Catalogne, dans lequel lu le paradoxe consistant à Patrick Vallon de vie » en malgache), tématique, de si peu de ren- George Orwell raconte servir sous de tels ordres, j’ai été conquis par les contre avec le « réel », cette son combat aux côtés tout en restant fidèle à ce Mathias Clivaz. Ny aina. innovations - et les sublime et ridicule horreur. des troupes antifascistes Nietzsche que vous citez L’Age d’Homme, 2011. contre-pieds - que vous - Il y a quand même des durant la guerre d’Es- souvent ? apportez au banal récit traits dans votre écri- pagne. Avez-vous vécu - Mes lectures de de voyage en le frag- ture que j’aurais envie quelque chose de simi- Nietzsche ne m’ont pas mentant en plusieurs de qualifier d’« helvé- laire, toute proportion empêché, au contraire, genres. Qu’est-ce qui tiques » : par exemple gardée, à Madagascar ? d’apprécier la force de per- vous a décidé à partir cette discrétion dont - Il y a des combats plus sonnes qui, loin de se cacher sur la Grande Ile pour vous faites preuve, apparents que d’autres ; ce ne derrière la religion, en font onze mois ? concernant l’affection, sont pas toujours les plus vi- quelque chose qui sert la vie. - Je venais de terminer l’amitié que vous avez sibles qui sont les plus âpres. En revanche, je n’ai pas cessé

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INÉDIT au-dessus de la grange dans Qu’il claque et je pleurerai le chant du martinet et je un drap blanc Comme un môme enfin verrai la Visions de Jack saluant les bêtes de ses libre garniture blanche de leurs par Maxime Maillard paumes charnues De monter dans un train crânes Avant de disparaître dans le Et de marcher à l’envers Une lointaine fumée s’élè- I III vent VIII vera au-dessus d’un feu de Sa tête bourdonnait comme Sa vie durant le boucher V Quand elle est partie j’ai planchettes une lavande s’était tu Qui recouvrira la tombe du Et les fruits succédaient aux Acceptant tout et bien plus Les grands-parents sont par- voulu partir aussi tis presque en même temps Enfouir ma tête dans ses général et la croix en bois fleurs Amen - pauvre boucher de Ramuz Quand elle se laissa partir Qui devint même banquier à force d’être plis X Bien décidée à ne pas pour lui plaire vieux Et me laisser porté dans le revenir Des bonshommes en cos- Ce fut le pire accident de courant Allongé sur mon reposoir Des deux côtés du cou- tume et gousset leur enfance et la fin d’une Mais au matin mon réveil a concave loir on se regardait sans se Passaient derrière la vitre saison sonné Le dos bien calé avec trois comprendre opaque Adieu les livres d’images J’ai enfilé mon bleu et je oreillers Entre détresse et Puis s’installaient autour Adieu la farandole suis sorti Mes pieds en chaussons à soulagement d’un vermouth Le grenier merveilleux A travers la nuit j’ai marché dix heures dix Adieu mes frères jusqu’au trolley Une brise légère me caresse II Pendant qu’il déglaçait son filet VI Dans le parc la lumière cou- les cuisses Ces deux-là ne faisaient lait le long des bouleaux J’entends le vieux qui gratte qu’un Amen – pauvre boucher Se peut-il qu’on s’en aille Qui fut trop tendre pour sans jamais revenir Les biches mâchaient des un zwieback La vie les avait rendus doux biscuits ramollis par la rosée Le ciel est un champ de comme des galets vivre vieux Qu’ils se dérobent ceux-là Tout blanc dans son cancer qui nous ont vu grandir Et j’ai compris qu’on ne laine en fuite On les voyait côte à côte à part pas aussi simplement Je suis en slip, parfaitement Noël sur le divan Il veilla la nuit entière VII Pour la voir dans ses beaux J’ai fleuri son urne matins à l’aise Lui, donnant le la Ils ont beau traverser habits midis et soirs Sans rien devant ni derrière Elle, les lèvres en coeur l’existence Avant que le jour ne chasse Une fois j’ai repris le bus Sous de fines lunettes Tels ces pèlerins de l’ombre sans y penser posées tout au bout du nez Compostelle Pour la voir comme au Le lendemain j’ai fredonné REPÈRES Ils tiraient à deux mains Ce sont des jardins qui s’en sortir de la forêt l’air de Dona dans les ruelles du bourg vont avec eux Coquette avec son béret En rempotant un camélia Maxime Maillard Une vieille histoire Où il était bon de s’asseoir rouge Chaque semaine je dispo- d’adolescents pour écouter Et qu’elle lui tende sais dans l’alcôve Inséparables au guichet de Le chagrin qu’ils sèment Enveloppé dans une Une fleur que je piquais la poste remplira ce creux lavallière dans les serres A la piscine municipale les Et l’on se relèvera comme Le vieux livre au scotch Puis un jour à côté de sa jours de pluie on s’est allongé brun photo Leurs deux bonnets de Quand le père s’en ira Où ils s’étaient rencontrés J’ai installé un petit pin en silicone bleu Cette place qu’il laissera Du temps qu’il était guignol pot Progressant lentement Il faudra à mon tour que je Sur la scène d’un théâtre Et une bougie dont la parmi les vaguelettes la laisse amateur flamme dure Puis une nuit Car on ne voudra plus de m’a dit le vendeur IV Comme une plante pousse moi Aussi long qu’un paquebot Le forgeron est parti Le père Bovet alité depuis Dans ce quatre pièces plein pour les Indes Sans saluer personne belle lurette s’est envolé vers sud IX S’est faufilé dans un coin de midi Où les murs schlinguent les sa Françoise Sa femme l’a vu qui flottait livres Mon genou fait crac dans les escaliers Né à Lausanne, succes- sivement Singe (la faute Et mon dos a fait crac à un tailleur de pierre), lorsque je me suis baissé sur Waterlootois, Copétan, une motte Berlinois, Isséen, il a fait "……………………………………………………………………………………… Mon ongle craque sous des études de sociologie mes dents comme craque le à Genève et de littérature Abonnez-vous au Passe-Muraille vernis du banc à Paris. Travaille actuelle- et abonnez-y vos amis en nous adressant La montagne craque au- ment à une thèse sur le fan- le bulletin ci-dessous ou en nous envoyant un Affranchir dessus du cimetière où mon tôme de Léon-Paul Fargue. A écrit plusieurs articles courriel ! S.V.P. ami s’enterre Et l’échelle entendra peut- sur des livres qu’il a aimés [email protected] (Scènes de la vie d’un faune www.revuelepassemuraille.ch être ce craquement qui d’Arno Schmidt, Journal fendra l’air Les prix s'entendent tous frais compris des jours tremblants de … Abonnement ordinaire 5 numéros quand je me hisserai sur les Yoko Tawada, Tout passe de (Suisse : 30 CHF / EU : 25€ / Autres pays : 40 CHF.) platanes pour la taille Gabriel Josipovici, Fantômes … Abonnement de soutien (50 CHF pour tous pays.) On rira de moi gentiment de Jérôme Meizoz) articles comme chaque année et je parus dans les revues Europe Nom :……………………… Prénom :…………… rirai pour qu’ils et Critique. restent eux-mêmes Adresse :………………………………………… Le Passe-Muraille J’attraperai mon sécateur ………………………………………………… Service des Abonnements et je sectionnerai quelques ………………………………………………… Ch. du Levant 5 branchettes Courriel :………………………………………… CH – 1005 Lausanne à leurs gros moignons Date :……………… Signature :……………… Depuis là-haut j’entendrai