Philosophia Scientiæ Travaux d'histoire et de philosophie des sciences

19-2 | 2015 Circulations et échanges mathématiques Études de cas (18e–20e siècles)

Philippe Nabonnand, Jeanne Peiffer et Hélène Gispert (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/philosophiascientiae/1082 DOI : 10.4000/philosophiascientiae.1082 ISSN : 1775-4283

Éditeur Éditions Kimé

Édition imprimée Date de publication : 25 mai 2015 ISSN : 1281-2463

Référence électronique Philippe Nabonnand, Jeanne Peiffer et Hélène Gispert (dir.), Philosophia Scientiæ, 19-2 | 2015, « Circulations et échanges mathématiques » [En ligne], mis en ligne le 05 juin 2015, consulté le 03 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/philosophiascientiae/1082 ; DOI : https:// doi.org/10.4000/philosophiascientiae.1082

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SOMMAIRE

Circulations et échanges mathématiques (18e–20e siècles) Philippe Nabonnand, Jeanne Peiffer et Hélène Gispert

Le microcosme de la géométrie souterraine : échanges et transmissions en mathématiques pratiques Thomas Morel

Le « monde social » polytechnicien de la première moitié du XIXe siècle et la question de la circulation des savoirs en son sein Konstantinos Chatzis

Circulations mathématiques et congruences dans les périodiques de la première moitié du XIXe siècle Jenny Boucard et Norbert Verdier

Circulations mathématiques et offre locale d’enseignement : le cas de Troyes sous la Restauration et la monarchie de Juillet Renaud d’Enfert

De Boston à Paris. Le retour de la Mécanique céleste de Laplace (1829-1839) Thomas Preveraud

Partnership and Partition: A Case Study of Mathematical Exchange Adrian Rice

Empreintes d’échanges au sein de la Société mathématique de France dans les pages de son Bulletin : le cas de Charles-Ange Laisant Jérôme Auvinet

“Increasing the Utility of the Society”: The Colloquium Lectures of the American Mathematical Society Karen Hunger Parshall

Le séminaire de mathématiques : un lieu d’échanges défini par ses acteurs. Incursion dans la vie collective des mathématiques autour de Laurent Schwartz (1915-2002) Anne-Sandrine Paumier

Varia

Sur la distinction entre les connaissances explicites et les connaissances tacites Régis Catinaud

Are the Validities of Modal Logic Analytic? Or Analyticity Again, through Information, Proof, Modal Logic and Hintikka Francesca Poggiolesi

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Circulations et échanges mathématiques (18e–20e siècles)

Philippe Nabonnand, Jeanne Peiffer et Hélène Gispert

1 L’étude des processus de production des mathématiques est indissociable de l’analyse des mécanismes de circulation, ne serait-ce qu’un résultat mathématique n’a aucun effet dans la discipline s’il n’est pas relayé, discuté et accepté par diverses communautés. Par l’expression « circulation mathématique », nous entendons circulation de questions, de problèmes, de méthodes, d’explications, d’enseignements, de pratiques, de points de vue, de théorèmes mathématiques ou de métadiscours, qui s’opèrent à travers des échanges oraux et épistolaires, comme aussi sous des formes imprimées. Mettre l’accent sur les circulations, tant des hommes et de leurs pratiques que de leurs productions (lettres, périodiques, livres, tirés à part, instruments, machines, modèles,...), permet d’assumer la matérialité des échanges et des transferts qui en résultent, mais aussi de prendre en compte les phénomènes de sociabilité1 mathématique, comprise comme la constitution et les modes de fonctionnement de collectifs, la mise en place des codes qui les régissent, les dynamiques de professionnalisation, les relations entre amateurs et professionnels... Les acteurs de ces échanges, qu’ils soient individuels ou collectifs, sont géographiquement et temporellement situés, leurs pratiques et connaissances aussi. Il en découle des activités d’appropriation multiples qui sont souvent marquées par ces voisinages géographiques, intellectuels, institutionnels... On ne comprend et ne pratique pas les mathématiques de la même manière à Berlin qu’à Palerme, dans un centre académique reconnu ou une exploitation minière, sans oublier les phénomènes de générations ou d’écoles.

2 Tout en considérant les contenus qui circulent et s’échangent, nous avons choisi, dans ce numéro, de nous intéresser aux vecteurs de circulation (dont les principaux exemples sont les journaux, livres, enseignements, conférences, académies et leurs mémoires, voyages, rencontres institutionnalisées ou non...) ainsi qu’aux lieux dans lesquels les échanges se déroulent – villes, régions, académies, sociétés savantes, universités... – puisque ceux-ci peuvent dans une certaine mesure configurer les types et les modalités d’échange. En effet, les traditions mathématiques dans lesquelles les

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mathématiciens évoluent, transmettent des concepts, des techniques, et des valeurs spécifiques, tout comme la formation, toujours locale, même si elle comporte des mobilités estudiantines et professorales. Le propos de ce numéro est de se focaliser sur les interactions entre acteurs à l’intérieur de communautés, réelles ou virtuelles, informelles ou institutionnalisées, qui se créent autour des vecteurs de circulation et d’échange, ou entre communautés distinctes. C’est ainsi qu’au tournant du XVIIe siècle, la communauté alors très restreinte des analystes s’est constituée autour des Acta eruditorum (voir [Peiffer 2011), [Peiffer, Conforti et al. 2013), [Roero 2013)). Au début du XIXe siècle, les Annales de mathématiques pures et appliquées se présentent comme « un recueil qui permette aux géomètres d’établir entre eux un commerce, ou pour mieux dire, une sorte de communauté de vue et d’idée » [Gergonne 1810, iii]. De fait, ce journal permettra à nombre de pratiquants des mathématiques de publier, d’échanger et d’interagir [Gérini 2002). De même, des années 1850 jusqu’aux années 1920, la rubrique régulière des questions et réponses des Nouvelles annales de mathématiques structure autour d’elle des collectifs d’élèves, d’enseignants et d’amateurs.

3 L’approche que nous avons souhaité voir mise en œuvre dans ce recueil ne se limite pas aux interactions entre mathématiciens, mais inclut des communautés que nous avons en première approche appelées utilisateurs des mathématiques (ingénieurs, militaires, enseignants...). Dès l’époque des Lumières, le rôle de la figure de l’ingénieur dans l’aménagement de la France, par exemple, est bien connu, comme aussi le nécessaire recours aux sciences mathématiques dans les théories de construction des routes, canaux, équipements portuaires... Au cours du XIXe siècle, en Europe comme aux États- Unis, les académies militaires et les écoles d’ingénieurs sont des institutions qui participent grandement au développement de la diffusion, de la production et de la pratique des mathématiques à travers les cours professés, les manuels et les traités publiés, les journaux et périodiques qu’elles lancent. À l’image de la British Association for Advancement of Science, des sociétés se créent tout au long du XIXe siècle dans différents pays d’Europe et lors des congrès de ces sociétés, des mathématiciens, des amateurs, des ingénieurs, des enseignants se retrouvent dans des sections consacrées aux sciences mathématiques pour exposer et écouter des communications entre autres sur des mathématiques utiles et curieuses [Décaillot 2002, 210). L’apparition et la forte croissance à partir du dernier tiers du XIXe siècle d’une presse intermédiaire [Ortiz 1994), dans laquelle nombre de titres sont principalement ou exclusivement consacrés à des questions d’enseignement ou de recherche portant sur des mathématiques « élémentaires », témoignent de l’importance qu’a prise alors l’enseignement de tous niveaux dans la socialisation des mathématiques.

4 Avec les mathématiques proprement dites circule également un discours sur les mathématiques, des représentations destinées à une diffusion parmi un large public anonyme. Si ce dernier aspect est absent de ce recueil, il n’en est pas moins essentiel en ce qu’il imprègne les relations sociales effectives, vécues, qui relient le mathématicien à d’autres [Bidard 1988), que ce soit par des liens interpersonnels et/ou de groupe.

5 Nous avons choisi d’étudier les circulations et échanges mathématiques sur le temps long, du XVIIIe au début du XXe siècle. Or, durant cette période, les communautés de mathématiciens s’élargissent et se professionnalisent, comme aussi celles des utilisateurs de mathématiques. Les processus d’échange, qui se faisaient essentiellement par l’intermédiaire du livre et des correspondances, requièrent la création d’outils spécifiques, comme notamment les revues spécialisées qui deviennent

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vivables vers la fin du XVIIIe siècle pour se développer fortement tout au long du XIXe siècle, mais aussi les bulletins bibliographiques, lettres d’information...

6 Par ailleurs, les lieux de sociabilité se multiplient. Si traditionnellement les académies constituent des lieux privilégiés d’échange, elles s’avèrent rapidement trop restreintes et trop élitistes pour accueillir l’ensemble de la communauté mathématique. S’y ajoutent à partir de la fin du XIXe siècle, sociétés mathématiques nationales, sociétés professionnelles, congrès internationaux et autres initiatives visant à faciliter la circulation et les échanges mathématiques. Dans les articles qui constituent ce volume seront ainsi évoquées des sociétés savantes comme la Société mathématique de France (Jérôme Auvinet), l’American Mathematical Society (Karen Hunger Parshall), la London Mathematical Society (Adrian Rice), les réseaux de polytechniciens (Kostantinos Chatzis), l’Académie des mines de Leipzig (Thomas Morel), des séminaires de mathématiques (Anne-Sandrine Paumier), la bibliothèque de l’École des ponts et chaussées (Kostantinos Chatzis), des entités géographiques comme la Saxe (Thomas Morel) ou la ville de Troyes (Renaud d’Enfert).

7 La médiation par le livre est bien sûr importante tout au long de la période et, avec la domination des langues nationales dès le milieu du XVIIIe siècle, la traduction devient un vecteur important d’échange. Celui-ci est ici représenté par l’étude des circulations franco-américaines de la Mécanique céleste de Laplace (Thomas Preveraud) ou celle de la traduction d’un mémoire de Jacobi (Jenny Boucard & Norbert Verdier).

8 Afin de caractériser les formes de l’échange mathématique, on peut en première approche en distinguer trois : celles relevant de l’oralité qui supposent la présence simultanée des protagonistes, les échanges épistolaires et la diffusion de textes imprimés.

Échanges en présence des interlocuteurs

9 Dans la « civilisation de l’imprimé », la circulation des savoirs mathématiques par la parole reste primordiale – dans les cours, congrès, séances d’académie ou de sociétés savantes, laboratoires, séminaires... – même si elle a été très peu étudiée en histoire des mathématiques, à l’exception notable de l’histoire de l’enseignement [Bruter 2008). Ainsi Thomas Morel, dans sa contribution à ce volume, met en lumière la transmission orale et manuscrite des problèmes de géométrie souterraine pratiquée dans les mines de Saxe dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle.

10 Questionner l’échange direct, immédiat, entre interlocuteurs présents pour la période où les moyens d’enregistrement audiovisuel n’existaient pas pose un problème particulier de méthodologie puisque la parole ne se laisse appréhender que par l’intermédiaire de traces écrites, souvent absentes sinon réélaborées postérieurement.

11 L’organisation de tels échanges oraux au sein d’institutions comme les sociétés ou les académies est souvent accompagnée de comptes rendus publiés dans des Bulletins, Mémoires et autres formes éditoriales. Ceux-ci donnent de premières indications sur la nature de ces échanges, ce dont il est convenu ou non de parler2. Ces publications mettent ainsi en texte et en scène des interactions entre mathématiciens, sans se confondre avec une simple reproduction mimétique des échanges réels. Elles constituent un véhicule de circulation en soi avec ses finalités et modalités propres, et

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doivent être analysées en tant que telles3. Plusieurs contributions de ce numéro portent leur attention sur ces formes d’échange et ce type de documents.

12 Ainsi Anne-Sandrine Paumier montre, à partir de l’exemple de Laurent Schwartz dont elle analyse des notes manuscrites inédites, comment la forme académique « séminaire » s’installe au sein de la communauté mathématique française et étudie des rôles spécifiques attribués aux acteurs : auditeur, intervenant, animateur et créateur d’un séminaire. De manière analogue, Karen Hunger Parshall analyse les Colloquium Lectures de l’American Mathematical Society à la fois comme des moments de diffusion de mathématiques par des conférences locales et comme socle pour la construction d’une communauté mathématique aux États-Unis, d’autant plus effective que leur forme imprimée circule sur tout le territoire national. Adrian Rice revisite l’histoire de la collaboration entre Godfrey Harold Hardy et Srinivasa Ramanujan, et donc d’un échange interculturel entre différentes approches des mathématiques, en pointant du doigt l’importance, très relative, des codes de sociabilité au sein de la London Mathematical Society. Jérôme Auvinet utilise les comptes rendus succincts des séances de la Société mathématique de France, publiés dans le Bulletin, pour suivre le parcours de Charles-Ange Laisant au sein de cette société et pour décrire comment celui-ci l’instrumentalise pour favoriser ses propres relations avec d’autres cercles savants.

13 Dans un registre différent, les voyages d’étude mathématique qui mettent des interlocuteurs en présence constituent une lacune dans l’historiographie qu’il importe de signaler ici. Par exemple, à la fin du XVIIe siècle, le jeune Johann Bernoulli parcourant la distance de Bâle à Paris à dos de cheval se présente, pourvu d’une lettre de recommandation, le jeudi soir chez Malebranche pour y rencontrer des mathématiciens ; dans le même ordre d’idée, à partir du milieu du XIXe siècle, que ce soit dans le cadre de leur études ou de missions officielles, de nombreux jeunes gens sont envoyés à l’étranger pour se former aux théories les plus récentes. On retrouve des traces de ces séjours d’étude dans les rapports des missionnaires, ainsi que dans leurs correspondances ou celles de leurs hôtes4.

Les échanges épistolaires

14 Les échanges entre interlocuteurs distants nécessitent pour pouvoir avoir lieu un véhicule de circulation : lettres, périodiques... Au XVIIIe siècle, les lettres sont ainsi perçues comme un prolongement de la conversation et sont censées poursuivre un dialogue. Les correspondances constituent depuis longtemps une source pour analyser les échanges interindividuels et leurs rôles tant dans les processus de définition des problèmes ou de réception de théories que dans les dynamiques de construction et d’organisation du champ mathématique [Peiffer 1998). Les lettres, même si elles sont adressées à un seul correspondant, circulent souvent plus largement et leurs effets dépassent le niveau individuel. Ainsi Pierre Varignon présente à l’Académie royale des sciences de Paris des extraits de lettre de son correspondant bâlois, Jean Bernoulli, qui trouveront ultérieurement leur place dans les Mémoires de cette institution et circuleront sous forme imprimée (souvent après récriture ou traduction par Varignon). Certaines correspondances du XVIIIe siècle, comme celle de Leibniz avec le même Jean Bernoulli, constituent de véritables laboratoires mathématiques où l’on travaille à la résolution collective de problèmes, élabore des outils et un langage communs, et où l’on partage des ressources : livres, instruments, spécimens naturels... Au XIXe et au XXe

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siècles, dans un contexte de développement de la presse spécialisée, les échanges épistolaires restent toujours présents, même si leur statut est autre dans la diversité des modes d’échanges et de circulations mathématiques. Ils ont été l’objet de nombreux travaux. Des réseaux épistolaires peuvent se structurer autour d’un mathématicien central (Hermite, Mittag-Leffler, Cremona, par exemple) alors que d’autres correspondances mettent simplement en scène des relations suivies entre deux mathématiciens, à l’exemple de Jules Hoüel5 qui développe un vaste réseau de correspondances pour alimenter son travail de traduction et de compte rendu de lectures dans le Bulletin des sciences mathématiques, alors qu’il entretient aussi des échanges épistolaires privilégiés avec Gaston Darboux pour la direction du Bulletin et la rédaction d’un cours d’analyse.

15 Les éditions de correspondances scientifiques, qui sont un aspect important de l’histoire des sciences, notamment en France, font voir que celles-ci constituent un analyseur non seulement de la sociabilité dans le champ mathématique, mais aussi des évolutions de la place des mathématiques dans le champ intellectuel, bref du rôle social des mathématiques dans les différents pays (France, Italie, Allemagne, Angleterre, États-Unis, divers pays européens selon les collaborations). Elles permettent également d’étudier les réseaux de communication et d’inscrire territorialement les circulations et échanges mathématiques.

16 Les échanges épistolaires sont moins présents dans ce volume que dans l’historiographie récente6. Toutefois, dans sa contribution, Konstantinos Chatzis s’appuie, entre autres, sur l’analyse des lettres circulaires issues de l’École des ponts et chaussées et sur les correspondances échangées par un groupe d’ingénieurs polytechniciens pour reconstruire l’« univers polytechnicien » dans la première moitié du XIXe siècle.

Formes imprimées d’échange

17 Au XVIIIe siècle, une partie des fonctions assumées par les correspondances est transférée aux périodiques savants dont les premiers sont créés dans les années 1660 : échange d’informations, annonces de parution... Les mathématiciens s’approprient très rapidement cet outil pour communiquer des aspects de leurs travaux, pour en populariser d’autres, vendre leurs instruments et machines... Dès l’époque des Lumières, les revues constituent un vecteur incontournable de circulation et se spécialisent, en mathématiques comme ailleurs. Avec la multiplication des formes imprimées – livres, libelles, livraisons de journaux, volumes annuels de périodiques, tirés à part7, bulletins de sociétés savantes, mémoires académiques... – les textes sont présentés, récrits, repris, traduits, bref ils perdent en stabilité et souvent plusieurs versions peuvent en circuler. Ainsi, Jenny Boucard & Norbert Verdier suivent les circulations des questions liées à la notion de congruence dans les méandres des revues (professionnelles, intermédiaires, d’enseignement...) de la première moitié du XIXe siècle. Il appert dans ce cas qu’un texte c’est tout à la fois un article ou un ouvrage, des comptes rendus qui en sont faits, des rééditions avec changements mentionnés ou non, des traductions. Dans le même ordre d’idée, Thomas Preveraud pointe l’importance de la traduction américaine du Traité de mécanique céleste de Laplace pour la diffusion et surtout la compréhension de ce traité en France et en Europe, illustrant ainsi que les circulations savantes dépendent aussi de circulations matérielles.

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18 Il est souvent stipulé que la culture savante est fondée sur les livres et plus généralement l’imprimé. Sur l’exemple des Ponts et Chaussées, Konstantinos Chatzis dessine ainsi un portrait de l’« univers polytechnicien » dont les principales ressources en matière de circulations et d’échanges (parfois imposées) sont les bibliothèques des écoles d’application, des presses lithographiques et des revues d’ingénieurs. De même, Adrian Rice montre l’importance pour la London Mathematical Society des échanges de revues avec d’autres sociétés. Le rapport à l’imprimé peut cependant se modifier au cours du temps. Ainsi, Thomas Morel arrive à la conclusion que, dans le domaine de la géométrie souterraine pratiquée dans les mines de Saxe, la culture mathématique est d’abord fondée sur la transmission orale et manuscrite. Puis, en s’institutionnalisant avec la création de l’Académie des mines fondée en 1765 à Freiberg, cette branche des mathématiques a progressivement recours à l’imprimé pour publier ses travaux, mais s’installe en marge des revues spécialisées.

19 Certains journaux ont été créés pour répondre à des besoins spécifiques d’échanges des communautés de mathématiciens. Ainsi, Jérôme Auvinet, lorsqu’il rend compte, dans sa contribution, des réseaux de circulation et d’échanges que déploie Charles-Ange Laisant à partir de la SMF, y inclut l’Intermédiaire des mathématiciens, créé à fin du XIXe siècle avec l’unique fonction de réunir et de publier des questions de tout ordre et de solliciter des réponses, publiées à leur tour. S’adressant à la communauté mathématique comprise au sens le plus large, professionnels, amateurs, enseignants, cette revue connaît immédiatement un grand succès.

20 Ce numéro de Philosophia Scientiæ a été conçu comme un premier point d’étape d’un programme de recherche lancé il y a peu sur les circulations et échanges mathématiques. Sans prétendre donner une synthèse complète des recherches menées récemment dans le domaine, il s’en dégage néanmoins un certain nombre de résultats et de perspectives. Les contributions à ce numéro décrivent des espaces de circulation, peu présents pour certains en histoire des mathématiques, comme l’étude des circulations locales d’enseignants à Troyes (R. d’Enfert), la transmission manuscrite des problèmes de géométrie souterraine en Saxe (T. Morel), le transfert mathématique de l’Amérique vers l’Europe à une période où l’on ne s’y attendait pas (T. Preveraud), le réseau polytechnicien dans la première moitié du XIXe siècle (K. Chatzis) ou encore le paysage éditorial changeant de la théorie des congruences (J. Boucard & N. Verdier). Les cas rassemblés ici montrent que les voies de circulation mathématique sont diversifiées telles que les Colloquium Lectures (K. Parshall), les interactions au sein de la London Mathematical Society (A. Rice) et de la Société mathématique de France (J. Auvinet) ou le Séminaire Schwartz (A.-S. Paumier).

21 Les échanges ont certes été l’occasion de nombreux travaux en histoire des mathématiques, pour autant, mettre au centre de la recherche cette notion permet de repenser et de reprendre autour d’une même problématique un certain nombre de travaux, récents pour la plupart, sur les journaux, sur les sociétés savantes, sur l’enseignement des mathématiques dans divers pays aux XVIIIe, XIXe et XXe siècles et de les intégrer dans un champ plus vaste qui prendrait en compte les phénomènes de sociabilité mathématique, jusqu’ici relativement négligés.

22 Notre objectif est de caractériser les formes des échanges mathématiques dans une perspective temporelle longue (des Lumières à la première moitié du XXe siècle). Si les cas présentés dans ce numéro ne suffisent pas pour repérer les continuités et les discontinuités, ils permettent néanmoins déjà de souligner le rôle des institutions qui

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perpétuent ou contribuent à bouleverser ces formes en les instituant, les imposant parfois, et en en fixant les codes et les règles. C’est aussi vrai des institutions sans murs comme les périodiques.

23 Autour des journaux, notamment ceux qui s’adressent à un public professionnel d’utilisateurs des mathématiques, se créent des communautés, communautés hybrides comportant des mathématiciens, mais aussi des usagers et des intermédiaires, comme des éditeurs, rédacteurs ou journalistes, qui doivent réagir les uns aux autres, créer un langage et des codes communs afin de rendre l’échange possible. Un des effets que ce numéro pourrait avoir, est d’attirer l’attention sur ce type d’acteurs – éditeurs, intermédiaires, traducteurs... – jusqu’ici peu étudiés en histoire des mathématiques8. En particulier, la question des traductions et des circulations qu’elles permettent constitue une piste de recherche à ouvrir et à explorer plus systématiquement.

24 Finalement, les études ici réunies attirent notre attention sur le fait que les textes mathématiques ne sont pas stables. Ils se transforment en circulant, ils sont abrégés, augmentés, paraphrasés, traduits, adaptés, etc., et leur sens peut se modifier au cours de ces transformations. Il convient donc d’être extrêmement attentif à la nature et à l’état des textes qu’on analyse, notamment en matière de traductions qui ont parfois des histoires très complexes.

25 L’idée de ce numéro est née lors d’un séminaire de la fondation des Treilles en 20129 et d’une rencontre mathématique au Centre international de rencontres mathématiques (CIRM) de Luminy (Marseille) en 201310. Nous tenons à remercier ces deux institutions de nous avoir accueillis et de nous avoir permis d’avancer dans la définition d’un programme de recherche sur la « Circulation des mathématiques dans et par les journaux : histoire, territoire et publics » (CIRMATH11) récemment validé par l’ANR.

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NOTES

1. Sur la notion de sociabilité intellectuelle, on peut consulter [Racine & Trebitsch 1992], [Van Damme 1998] ou [Lacroix & Pinson 2006]. 2. La comparaison des bulletins de la Société mathématique de France avec ceux de sociétés comme l’American Mathematical Society ou la Deutsche Mathematiker-Vereinigung indique par exemple l’étroitesse du champ des questions abordées dans les réunions de la société française qui s’en tient, contrairement aux deux autres, aux seules présentations de travaux mathématiques originaux à l’exclusion de toute autre question ou débat. Voir (Gispert 2015, 167– 168). 3. Les couvertures des traités de mathématiques au XVIIIe comme aux XIXe ou XXe siècles, affichent souvent la mention des institutions où les cours qu’ils présentent ont été donnés, portant ainsi la trace d’un moment oral initial.

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4. Pour le cas français, voir (Bourquin 1993). 5. Une grande partie des lettres reçues par Jules Hoüel est conservée aux Archives de l’Académie des sciences. 6. Voir par exemple les nombreuses correspondances de mathématiciens italiens éditées ces dernières années, les projets plus ou moins avancés d’édition des correspondances de Hausdorff, Hilbert, Poincaré. 7. On peut noter que la culture du tiré à part qui se développe au XIXe siècle réinstalle l’échange privilégié vers un interlocuteur particulier par rapport à l’anonymat collectif du destinataire du lectorat d’une revue. 8. À l’exception notable de Norbert Verdier et de Volker Remmert. Voir par exemple, [Verdier 2013a,b] ; [Remmert & Schneider 2010].. 9. Circulation-des-mathématiques-dans-et-par-les-journaux, (http://www.les-treilles.com/). 10. http://www.cirm-math.fr/spip.php? rubrique2\&EX=info\_rencontre\&annee=2013\&id\_renc=889, consulté le 8 avril 2015. 11. http://cirmath.hypotheses.org/ consulté le 8 avril 2015.

AUTEURS

PHILIPPE NABONNAND Laboratoire d’Histoire des Sciences et de Philosophie – Archives H.-Poincaré – Université de Lorraine – CNRS (UMR 7117) (France)

JEANNE PEIFFER Centre Alexandre Koyré – EHESS-MNHN-CNRS (UMR 8560), Paris (France)

HÉLÈNE GISPERT Université Paris Sud (GHDSO-EST) (France)

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Le microcosme de la géométrie souterraine : échanges et transmissions en mathématiques pratiques

Thomas Morel

1 Introduction

1 Dans les régions montagneuses d’Europe centrale, l’usage de la géométrie pratique est nécessaire au bon fonctionnement des mines. À partir du XVIe siècle, il est fréquemment fait mention de géomètres souterrains : il s’agit d’une profession différenciée, qui possède des compétences techniques et scientifiques particulières. Ces régions forment des îlots géographiquement isolés qui possèdent une culture commune, entre lesquels circulent hommes et connaissances1. Confrontés à des problèmes similaires, ils développent aux XVIIe et XVIIIe siècles un ensemble de savoirs, les sciences des montagnes, parmi lesquelles figurent en bonne place la géométrie souterraine [en allemand, Markscheidekunst, en latin geometria subterranea].

2 Cette discipline constitue à l’origine un ensemble de connaissances et de techniques éminemment pratiques développées dans un but concret : mettre des savoirs géométriques au service de l’exploitation minière. Le géomètre souterrain est membre de l’administration des mines. Il doit à ce titre établir et tenir à jour le cadastre puis établir des cartes détaillées des exploitations. Il doit également réaliser les mesures et calculs qui permettent de réaliser les percements de galeries. Son rôle s’étend enfin parfois, au cours du XVIIIe siècle, à d’autres domaines des mathématiques pratiques, à l’ingénierie et à l’hydrodynamique, notamment pour assurer l’approvisionnement en eau. Transmises à un nombre croissant de personnes, ces connaissances sont perfectionnées par des générations successives de géomètres.

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3 Ces processus ont cependant été très peu étudiés, et l’on ne sait pratiquement rien des échanges et de l’enseignement des connaissances avant la création d’académies des mines dans l’espace germanophone. Cet article apporte une contribution à l’histoire de la géométrie souterraine, considérée en tant que science mathématique pratique. À cet égard, nous montrerons qu’il s’agit d’un véritable microcosme, aux deux sens du terme. Le milieu de la géométrie souterraine est tout d’abord un petit monde dans lequel les savoirs et même les ouvrages s’élaborent de manière largement collective. À l’intérieur du cercle des praticiens, les manuscrits circulent efficacement selon des règles précises. La riche tradition intellectuelle des régions minières d’Europe centrale, culturellement et géographiquement circonscrites, a une influence profonde sur l’organisation de ces échanges. Mais la géométrie souterraine est aussi un microcosme au sens où elle constitue un milieu particulier, avec ses propres méthodes et problématiques. L’ouverture progressive qui accompagne son institutionnalisation est un exemple de l’évolution des mathématiques pratiques au cours du XVIIIe siècle.

4 Nous décrirons dans une première partie la culture des manuscrits en géométrie souterraine et son fonctionnement à l’aide d’exemples principalement tirés de la région des Monts Métallifères de Saxe. Nous montrerons que la formation des géomètres souterrains, l’établissement et la diffusion des connaissances possèdent leur propre organisation et sont conçus comme une entreprise collective. La seconde partie se focalise sur le dernier tiers du XVIIIe siècle, au cours duquel l’institutionnalisation et la mathématisation des pratiques entraînent une modification profonde des vecteurs d’échanges. Deux mathématiciens peu connus nous permettront d’illustrer ce processus. Le directeur des mines J.A. Scheidhauer, autodidacte, est l’auteur de nombreux manuscrits dont les méthodes novatrices sont restées largement confidentielles. Son disciple J.F. Lempe, professeur de mathématiques à l’Académie des mines, s’attache au contraire à largement diffuser et mettre en pratique les résultats des travaux menés collectivement à Freiberg.

2 Diffuser sans imprimer : la culture manuscrite en géométrie souterraine

2.1 Manuscrits et formation des géomètres souterrains

5 Les Monts Métallifères sont une région montagneuse située au Sud de l’Électorat de Saxe, qui a historiquement joué un rôle important dans l’essor des sciences des montagnes en Europe2. Sa ville principale, Freiberg, est peu éloignée de la capitale de l’État, Dresde, ainsi que de Leipzig, qui accueille l’une des plus grandes universités allemandes et est renommée pour sa foire du livre bisannuelle, qui réunit l’essentiel des éditeurs germanophones. Dans les Monts Métallifères, les géomètres souterrains [Markscheider] sont évalués et assermentés par un conseil des mines [Oberbergamt] situé à Freiberg. Un géomètre travaille sur l’ensemble des exploitations dans un territoire géographique précis. Il doit visiter chaque galerie et procéder à des mesures à l’aide des instruments usuels : la boussole suspendue [Hängekompass], le fil à plomb et le niveau [Wasser-Waage]. Ces mesures lui permettent non seulement de cartographier les mines – ce qui est exigé par les actionnaires [Kuxen-Inhaber] et par l’administration des mines –, mais également de diriger les coûteux percements de galeries. Il est enfin chargé de

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faire respecter les limites de propriétés et de régler les cas litigieux lorsque deux galeries se rencontrent sous terre.

6 Dans la première moitié du XVIIIe siècle, il n’existe pas d’établissement qui assure la formation des géomètres souterrains et la circulation des connaissances. Malgré sa puissance économique et une population d’environ 10 000 habitants, Freiberg reste située en périphérie des centres littéraires et intellectuels allemands. Elle n’est pas encore le haut lieu de l’Aufklärung qu’elle deviendra après la création de l’Académie des mines3. L’unique lycée [Gymnasium] prépare à l’université de Leipzig, et fait ainsi la part belle à la religion et aux langues classiques. La direction des mines et des fonderies nécessite cependant des compétences techniques et une formation pratique. Un système de compagnonnage existe dès le XVIIe siècle, est officialisé en 1702 et est dès lors soutenu par le prince-électeur de Saxe. Des bourses sont distribuées afin de permettre à de jeunes Saxons de suivre auprès de certains fonctionnaires des mines un entraînement pratique, cf. [Sennewald 2002]. Cet enseignement concerne exclusivement la docimasie (essayage des métaux) et la géométrie souterraine.

7 Chaque année, deux ou trois personnes apprennent ainsi le maniement des instruments et les tâches du métier de Markscheider auprès d’un géomètre assermenté par l’administration4. Dans la première moitié du siècle, il s’agit le plus souvent d’August Beyer (1677-1753), nommé géomètre souterrain à Freiberg en 1697 et conseiller du prince-électeur de Saxe5. Cet apprentissage est sanctionné par un certificat, qui garantit les aptitudes des futurs géomètres. Un premier avantage de ce système est qu’il permet la transmission de compétences directement utilisables. En 1738, Beyer délivre par exemple un certificat à un étudiant nommé Gregorius Israel Bergen, et précise que celui-ci : [...] a appris au mieux et pratiqué la science susmentionnée ou géométrie souterraine, [c.à.d] à mesurer les travaux des mines et à les porter sur papier, à tracer là-dessus les crevasses et les filons, mais également à marquer au jour les points les plus remarquables, à indiquer la hauteur des uns par rapport aux autres aussi bien dans un plan géométral [Grund Riß] que dans le plan de coupe [Profil oder Seÿger-Riß], y ajouter les bâtiments de surface, les puits environnants et les bornes de concessions, la manière dont tous les puits et galeries sont mesurés par l’arithmétique, les percements dirigés par la géométrie, afin que l’on puisse s’enquérir de la structure de toute la mine, y niveler les conduits et les profondeurs, et qu’il s’est si bien qualifié dans cet art et cette science, qu’il est en tout point un bon géomètre souterrain et pourra assurer un bon service. [UAF – OBA 5, ff. 142v– 143r, notre traduction (comme pour l’ensemble de l’article, sauf indication contraire)]

8 Un second avantage est que la circulation de ces connaissances est ainsi, sinon confidentielle, du moins contrôlée. Ces enseignements ont en effet lieu pour partie dans les mines, ainsi que chez les géomètres. Ils utilisent des manuscrits, comme le Nouveau Livre de géométrie souterraine (1669), dans lequel Adam Schneider (1634-1707) décrit par exemple l’usage des tables trigonométriques et de la boussole suspendue6. Ces manuscrits ne sont pas destinés à être imprimés et leur diffusion est au contraire soigneusement encadrée. Chaque géomètre souterrain possède une copie personnelle, qui est dictée ou parfois prêtée aux étudiants. Ceux-ci sont autorisés à en faire une copie, mais doivent ensuite « garder la main dessus, et ne la rendre publique ou ne la brader à personne, pour de l’argent ou pour toute autre raison7 ».

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2.2 Contexte d’utilisation des connaissances mathématiques pratiques

9 La diffusion des connaissances est ainsi assurée à l’intérieur d’un système clos8. Au début du XVIIIe siècle, la géométrie souterraine est une science ésotérique au sens où elle est pratiquée par des individus initiés dans un but bien spécifique, celui de l’exploitation des mines. De plus, elle fait largement appel à des concepts et à un vocabulaire spécifique (la Bergmannsprache, ou « langue des mineurs9 »). On apprend avec un géomètre souterrain, qui enseigne non seulement des connaissances technico- mathématiques, mais aussi un vocabulaire particulier et surtout la mise en pratique et l’utilisation des instruments et méthodes dans les galeries. Le manuscrit est ainsi pleinement intégré à un contexte plus général d’enseignement et d’application. Au-delà de la protection des connaissances, la spécificité de son utilisation et la particularité de l’apprentissage réduisent la nécessité du passage à l’imprimé10.

10 Comme ils jouent un rôle similaire dans un contexte d’utilisation particulier, les différents manuscrits de géométrie souterraine possèdent des caractéristiques communes. On y trouve tout d’abord des listes de problèmes [Propositionen], qui correspondent aux tâches concrètes qui attendent le géomètre souterrain. Dans le manuscrit d’A. Schneider, on commence ainsi par apprendre à « diriger l’extrémité d’une galerie vers un puits de mine, et dans le même temps marquer au jour l’extrémité de la galerie11 ». Leur résolution est ensuite détaillée avec des explications sur la marche à suivre, le fonctionnement des instruments à utiliser et les calculs rencontrés. Ces manuscrits ne contiennent pas de démonstrations, mais de nombreuses illustrations commentées qui les rendent directement utilisables dans la pratique. La forme du texte scientifique s’adapte ici à deux séries de contraintes inhérentes à la discipline. Elle tient compte des conditions d’enseignement et de l’aspect pratique des connaissances utilisées, tout en permettant d’en encadrer la diffusion.

11 August Beyer, le géomètre souterrain de Freiberg, rédige en 1708 un manuscrit intitulé Geometria Subterranea oder Markscheidekunst, qu’il utilise à la fois pour son métier et en tant qu’enseignant12. Quatre décennies plus tard, il publie un manuel sur le même sujet, basé sur ce manuscrit, sous le titre Instruction approfondie sur la science des mines, d’après les principes de la géométrie souterraine [Beyer 1749]. Il est intéressant de suivre le tortueux processus qui l’a amené à passer d’un texte à l’autre : Au cours de cette longue période, il ne pouvait manquer que bien des choses nouvelles se présentent, de sorte que je dus changer ou bien remplacer, et de cette manière ce texte est passé entre les mains de plusieurs centaines de personnes, et toujours sous des formes différentes. J’ai aussi appris que certains ont modifié le sens de ce texte et l’ont ensuite fait circuler comme leur propre travail. [...] Je me suis donc décidé, il y a quelques années, à refondre complètement cette esquisse, à la modifier et à la compléter, à destination des étudiants, moyennant quoi cet ouvrage a grandi et est ainsi conçu qu’il n’a plus grand chose de semblable avec la première esquisse. [Beyer 1749, Introduction]

12 L’auteur nous donne ici un témoignage de première main sur le rôle des manuscrits de géométrie souterraine. Il y a bien une large diffusion au sein de la communauté, et Beyer semble même indiquer une interaction entre auteurs et lecteurs. Les manuscrits sont ainsi en perpétuelle évolution, ce qui est accrédité par les nombreux ajouts et corrections qu’ils comportent. Cette circulation dynamique dans un groupe restreint contraste avec la quasi-absence de publication des connaissances. Beyer ne se décide à

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imprimer son manuscrit qu’à l’extrême fin de sa carrière, et principalement pour revendiquer la paternité du texte. Ce passage du manuscrit à l’imprimé n’est pas neutre vis-à-vis du texte et pousse Beyer à adapter aussi bien la présentation que le contenu proprement dit à un public plus large.

13 De fait, les manuscrits réservés au cercle étroit des géomètres sont bien différents des quelques manuels de géométrie souterraine publiés avant la création des académies des mines. Les manuscrits se focalisent sur des problèmes concrets, sur les conditions pratiques de collecte de données et sur les obligations du géomètre souterrain. Comparons les travaux d’A. Beyer avec les Institutiones Geometriae Subterraneae, ouvrage rédigé en latin et publié en 1726 par Johann Friedrich Weidler, professeur de mathématiques à l’université de Wittemberg. Cet ouvrage possède la structure d’un manuel de mathématiques classique. On y trouve un grand nombre de définitions, accompagnées de remarques [scholies], tandis que la part consacrée aux problèmes et aux instruments est réduite. Mais ce type d’ouvrage imprimé, d’autant plus lorsqu’il est rédigé en latin, est inadapté pour apprendre les opérations pratiques du métier de géomètre souterrain, qui incluent une part importante de connaissances tacites et de savoir-faire13. Après avoir constaté qu’il existe une littérature et des échanges vivaces en géométrie souterraine avant la création d’établissements d’enseignement, il faut étudier l’impact de l’institutionnalisation sur cette discipline.

2.3 Travail collectif et institutionnalisation de l’enseignement

14 Une Académie des mines [Bergakademie] est fondée en 1765 à Freiberg, dans le cadre de la réorganisation de l’État opérée après la guerre de Sept Ans (1756-1763) cf. [Collectif 1965]. Elle prolonge et va progressivement remplacer le système de bourses en vigueur depuis le début du siècle. Signe de l’importance des mathématiques, le professeur J.F.W. Charpentier (1738-1805) obtient la première chaire fondée à l’Académie, la seconde étant consacrée à la chimie et à la métallurgie14.

15 La Bergakademie offre un cursus coordonné et obligatoire en mathématiques. Charpentier, ancien étudiant de l’université de Leipzig, propose un cours de mathématiques pures basé sur les Éléments de mathématiques de C. Wolff, suivi d’un cours de mathématiques appliquées comprenant mécanique, aérométrie, hydrostatique et hydraulique, toujours sur un modèle universitaire15. Ces cours forment un socle commun pour aborder l’enseignement de la géométrie souterraine16. Cependant, le cours de géométrie souterraine reste confié à un géomètre souterrain, dans un premier temps Carl Ernst Richter (?-1779). Afin de contrôler la diffusion des connaissances, il n’est enseigné qu’à un petit nombre d’étudiants, dans un premier temps trois par an. L’enseignement pratique semble avoir toujours lieu de la même manière, et est toujours sanctionné par un certificat. En janvier 1781, un voyageur de passage explique que la plupart des cours, comme la minéralogie et la chimie métallique, font appel à des manuels publiés par les professeurs de l’Académie ; « la géométrie souterraine est par contre enseignée d’après un manuscrit, qui indique, paraît-il, des méthodes particulières » [Beck 1781, 232]17.

16 Il est par ailleurs bien spécifié que ce cours ne doit pas se limiter « à une simple instruction théorique », mais inclure non seulement « la résolution des problèmes de géométrie souterraine, l’appréciation des instruments nécessaires et la manipulation de ces derniers (pour les relevés et le tracé), mais aussi l’exercice de ces opérations, non

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seulement en amenant régulièrement les élèves dans les mines, mais aussi en leur faisant effectuer et corriger plusieurs relevés [de mesures] » [UAF – OBA 10, f. 172v]. Si les formations théorique et pratique ne sont pas encore coordonnées, il faut souligner le progrès considérable en termes de formation initiale. Jusqu’en 1765, la géométrie souterraine était enseignée à des élèves ayant des connaissances très hétérogènes et souvent réduites. Un premier mérite des académies des mines est donc de fournir un enseignement théorique en géométrie élémentaire, nécessaire pour le développement ultérieur des sciences des montagnes.

17 À l’Académie des mines de Freiberg, la géométrie souterraine est de plus pratiquée comme une science collective. On peut s’en convaincre en étudiant la bibliothèque de l’établissement. C’est alors la seule de la ville, et son rôle est d’autant plus important que les livres de géométrie pratique et de sciences des montagnes, volumineux et riches en illustrations, sont onéreux. Dirigée par Charpentier, elle est librement accessible aux étudiants et semble constituer un lieu ouvert où des ressources rares sont mises en commun. Un voyageur la décrit en 1782 : La bibliothèque de cet endroit n’est certes pas grande, mais elle possède une collection recherchée d’ouvrages mathématiques et physiques, ainsi que d’autres livres plus ou moins reliés aux sciences minières. [Hollenberg 1782, 213]

18 Elle contient non seulement l’ensemble des ouvrages imprimés qui existent en géométrie souterraine, comme celui d’A. Beyer, mais également bon nombre de manuscrits qui seraient sans cela inaccessibles. Dans les années 1780, on y ajoutera progressivement les exercices réalisés par les étudiants dans les années précédentes. Le minéralogiste A.G. Werner (c. 1749-1817), professeur à l’Académie à partir de 1775, met lui aussi à la disposition des étudiants sa riche bibliothèque, qui contient plusieurs manuscrits de géométrie souterraine comme les Propositions de la Géometrie sous terre de J.E. Schindler ou la Geometriae, vom Markscheiden und Feldmessen de S. Span18.

19 Un autre aspect du caractère collectif du travail de l’Académie se trouve dans son activité éditoriale. Celle-ci couvre l’ensemble des domaines composant les sciences minières, et s’inscrit dans un temps long puisqu’elle intègre les travaux des savants des Monts Métallifères depuis le début du siècle. Il n’est pas rare qu’un ouvrage soit le résultat des efforts successifs de plusieurs personnes, dont les travaux se complètent peu à peu. C’est par exemple le cas du Traité de l’exploitation de mines [Bericht vom Bergbau], publié en 1772, et dont la page de titre n’indique pas l’auteur, mais présente symboliquement une gravure représentant l’Académie des mines de Freiberg19. Un premier manuscrit sur ce sujet à été rédigé en 1740 par Johann Gottlieb Kern, fonctionnaire des mines à Freiberg, qui s’en servait comme manuel dans ses cours particuliers. Lors de la création de l’Académie en 1765, le capitaine général des mines et mathématicien F.W. von Oppel (c. 1720-1769) entreprend d’en éditer une version révisée pour servir de manuel, mais son décès soudain interrompt l’entreprise. Le travail est finalement terminé par les autres professeurs et l’ouvrage est imprimé aux frais de l’Académie [UAF – OBA 237, 262r–262v]. Il sert non seulement de support de cours, mais également de promotion pour l’institution considérée comme entité, d’autant plus qu’il s’ouvre sur un Avertissement détaillant l’organisation et le programme de l’Académie.

20 Focalisons-nous à présent sur l’évolution des vecteurs d’échanges durant le dernier tiers du XVIIIe siècle, période charnière pour l’institutionnalisation de la géométrie souterraine. Il faut en particulier chercher à préciser les liens entre les pratiques

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antérieures fondées sur la circulation de manuscrits et l’enseignement académique, ouvert et largement diffusé en Europe. Les contributions de J.A. Scheidhauer et J.F. Lempe sont de ce point de vue particulièrement éclairantes.

3 Évolutions de la discipline à l’Académie des mines de Freiberg

21 L’enseignement de la géométrie souterraine à l’Académie des mines prend un nouvel essor dans les années 1780, sous l’impulsion de Johann Friedrich Lempe (1757-1801), qui s’efforce de faire dialoguer théorie et pratique pour renforcer l’utilité [Brauchbarkeit] des mathématiques dans l’exploitation des mines. Ancien étudiant de l’Académie, Lempe a pu y étudier la géométrie souterraine et profiter des manuscrits les plus récents, en particulier ceux de J.A. Scheidhauer20. Il commence par enseigner les mathématiques à l’École des mines locale et remplace progressivement J.F.W. Charpentier à l’Académie. Pour apprécier l’influence de Lempe sur l’évolution de la géométrie souterraine, il faut introduire les travaux de son mentor J.A. Scheidhauer.

3.1 La mathématisation des pratiques dans les manuscrits de J.A. Scheidhauer

22 Johann Andreas Scheidhauer est né en 1718 à Johanngeorgenstadt, petite ville minière située au cœur des Monts Métallifères. Malgré ses importantes contributions au développement de la géométrie souterraine, il n’a jamais fait l’objet d’une biographie21. Son père, J.A. Scheidhauer senior (1675-1753) occupe une position intermédiaire dans l’administration locale des mines et peut donc envoyer son fils étudier à l’université de Leipzig. Il y étudie probablement le droit et suit également quelques cours de physique et de mathématiques. Il devient en 1743 assistant greffier des mines [Vize-Bergschreiber] auprès de son père, auquel il succède dix ans plus tard.

23 C’est sans doute à cette époque qu’il apprend la géométrie souterraine – bien que ce ne soit pas son métier – au contact des Markscheider de Johanngeorgenstadt 22. Il se forme aussi en mathématiques théoriques, ce qui est un défi dans une petite ville de montagne isolée du monde extérieur plusieurs mois par an et ne disposant d’aucune librairie23. J.A. Scheidhauer est nommé en 1765 à la direction locale des mines [Bergmeister] à Freiberg, sans cependant officiellement enseigner à la Bergakademie. En plus de ses responsabilités administratives, il cherche à utiliser les mathématiques dans l’exploitation minière. Il a rédigé plus d’une centaine de volumes manuscrits, pour la plupart écrits en allemand, occasionnellement en latin et plus rarement en français. Ils abordent des sujets variés, qui vont de l’étude des roues à aubes à des relevés de profondeurs, en passant par la mise au point d’un système de mesure de longueur unifié dans les Monts Métallifères.

24 Il apporte surtout de nombreuses contributions théoriques en géométrie souterraine, consignées sous la forme de collections d’exercices. Il rédige également un manuel, intitulé Contributions à la géométrie souterraine, dont « le but principal [...] est de résoudre par le calcul toutes les instructions qui peuvent être exigées d’un géomètre souterrain24 ». Dans ses manuscrits, il suppose connus du lecteur non seulement les mathématiques élémentaires, mais également l’ensemble du manuel d’A. Beyer (version de 1749), et se

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place ainsi en continuateur de ce dernier. Il s’attache à éviter les résolutions par le dessin pour ne proposer que des solutions calculatoires ; les démonstrations sont rares, mais l’on trouve de multiples exemples.

25 Scheidhauer est membre de la Société économique de Leipzig [Leipziger ökonomische Sozietät] fondée en 176425 et se rend fréquemment à la foire du livre. Nous pensons qu’il a mis à profit ses voyages pour acquérir la littérature qui lui manque, par exemple les Comptes rendus de l’Académie des sciences de Berlin. Cette hypothèse est corroborée par ses nombreuses copies d’articles et d’ouvrages de mathématiciens contemporains, comme L. Euler, A.-C. Clairaut, J.H. Lambert ou d’Alembert. La Société sollicite en 1767, puis à nouveau en 1770, des contributions de sa part26. Scheidhauer finit par obtempérer et publie finalement ses deux seuls articles jamais imprimés dans les Annonces de la Société pour la foire de Leipzig 1772, soit une trentaine de pages dans une publication relativement confidentielle. Le premier concerne la mesure de la déclinaison magnétique, et le second la détermination à partir de trois points de la direction principale et de l’inclinaison d’un filon de minerai [Scheidhauer 1772a,b].

Figure 1: Manuscrit et version imprimée de l’article de J.A. Scheidhauer sur la détermination à partir de trois points de la direction principale [Hauptstreichen] et de l’inclinaison [Hauptfallen] d’un filon de minerai (source : TU BAF-UB Nachlass Scheidhauer, 300m et [Scheidhauer1772a,

102-103]).

26 Ce second article (voir Figure 1) correspond à une tâche typique en géométrie souterraine, que l’on trouvait par exemple dans le manuscrit de Beyer27. Scheidhauer y apporte plusieurs innovations. D’une part, il donne une méthode générale, là où Beyer considérait de multiples cas particuliers selon l’orientation des filons, certains cas n’étant pas traités. D’autre part, il expose la méthode traditionnelle, dans laquelle les mesures sont portées sur la carte et le problème est ensuite résolu en utilisant le rapporteur et des méthodes graphiques. Il donne cependant une seconde méthode, purement calculatoire, et souligne que le résultat « est déterminé de manière bien plus

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sûre et fiable [viel richtiger und zuverlässiger] par le calcul à partir des angles trouvés par le géomètre pendant son relevé » [Scheidhauer 1772a, 109]. Cet exemple illustre la volonté de Scheidhauer d’uniformiser les pratiques et d’introduire autant que possible des résolutions calculatoires et analytiques.

3.2 J.F. Lempe et l’évolution graduelle des vecteurs de circulation

27 Il est difficile de répondre avec certitude à la question du public des manuscrits de J.A. Scheidhauer, dont plusieurs s’adressent explicitement à un lecteur. Il est cependant clair qu’ils ont eu une certaine circulation dans les Monts Métallifères et que les étudiants les plus doués de l’Académie y ont eu accès, au premier rang desquels J.F. Lempe, qui commence ses études à Freiberg en 1773. On voit donc une fois de plus que les documents manuscrits continuent de jouer un rôle important après la création de l’Académie des mines. Au début des années 1780, J.F. Lempe va s’efforcer de publier ces documents, afin d’accélérer la diffusion des connaissances et l’adoption de méthodes plus mathématisées. Il publie ainsi dans le Leipziger Magazin zur Naturkunde, Mathematik und Oekonomie de C.F. Hindenburg, un article intitulé « Nouvelle méthode pour trouver la direction principale d’un filon », qui se base directement sur l’article de Scheidhauer de 177228. En 1781 et 1782, il publie ensuite deux manuels qui vont faire connaître à un large public les travaux de Scheidhauer. Il souligne à de nombreuses reprises les emprunts qu’il a faits et considère son propre travail comme la poursuite de celui de son mentor : Du reste, Monsieur le directeur des mines Scheidhauer a rédigé un manuscrit dans lequel des solutions complètes, la plupart cependant sans démonstration, sont données à la plupart des problèmes qui peuvent se poser en géométrie souterraine, parfois accompagnées d’illustrations. Ce manuscrit contient, comme annoncé, de très précieuses contributions à la géométrie souterraine, qui si elles étaient imprimées seraient plus utiles au public, et ne pourraient être que bienvenues pour chaque géomètre souterrain qui cherche à exercer correctement son art. [Lempe 1782, 178-179]

28 Chargé des cours de mathématiques de l’Académie à partir de 1783, Lempe enseigne bientôt la partie théorique de la discipline aux étudiants, tout d’abord dans le cadre du cours de mathématiques pures29. À partir de 1795, un nouveau cours de « géométrie souterraine théorique » est introduit, et les étudiants continuent à suivre des cours pratiques dans les mines. Les aspects théoriques et pratiques sont étroitement coordonnés afin de maximiser l’utilité de la formation. Le cours de Lempe s’appuie sur un ouvrage qui présente lui aussi toutes les caractéristiques d’un travail collectif dans le temps. Il s’agit d’une réédition, considérablement retravaillée par Lempe, du manuel de géométrie souterraine de Beyer qui était devenu introuvable. Elle paraît en 1775, trois quarts de siècle après la première esquisse de Beyer30 et compte 1176 pages, soit près de cinq fois plus que la première édition de 1749. Lempe indique en outre avoir emprunté à plusieurs géomètres et fonctionnaires de Freiberg, au premier rang desquels ont trouve Scheidhauer, leurs nouvelles méthodes, avant de les formaliser et de les mathématiser, afin de fournir un ouvrage exhaustif aussi utile que possible dans la pratique.

29 Après avoir connu jusqu’au milieu du XVIIIe siècle un développement essentiellement confidentiel, la géométrie souterraine fait donc l’objet à Freiberg de nombreuses publications imprimées au début des années 1780, phénomène qui s’étend bientôt aux

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autres régions minières germanophones. Ces publications font avant tout suite à l’institutionnalisation de la formation des géomètres et à la fondation de plusieurs académies des mines. Outre l’Académie des mines de Freiberg en Saxe, l’Autriche- Hongrie s’est en effet dotée en 1770 d’une Académie des mines implantée à Schemnitz. La même année, une Académie des mines est fondée à Berlin, capitale de la Prusse, tandis qu’en 1775 une école des mines est ouverte à Clausthal, dans l’Électorat de Hanovre31. Les ouvrages, articles et manuels imprimés par les professeurs et administrateurs de ces régions reprennent, collationnent et améliorent des manuscrits précieusement conservés jusqu’alors. Dans ces académies, on trouve donc à la fois de nouvelles chaires de mathématiques pratiques et un public plus large pour la géométrie souterraine. Des enseignements autrefois protégés sont progressivement ouverts aux étudiants étrangers. L’institutionnalisation de l’enseignement et le passage à l’imprimé constituent deux facteurs majeurs de l’évolution des vecteurs d’échanges.

3.3 Circulation des publications en géométrie souterraine

30 Malgré tout, la diffusion de la géométrie souterraine emprunte toujours à la fin du XVIIIe siècle des canaux bien spécifiques. Comme le révèle une analyse des publications imprimées, elle reste le plus souvent en marge de la littérature mathématique de l’époque. Remarquons tout d’abord que la géométrie souterraine est peu ou pas représentée dans les milieux universitaires germanophones. À quelques exceptions près, les manuels utilisés dans les universités n’abordent pas le sujet, en dépit de son intérêt économique évident, alors que le large spectre des disciplines mathématiques représentées inclut par exemple la géographie, l’aérométrie, la gnomonique et même le calcul marchand32.

31 Où sont donc publiés les travaux de géométrie souterraine ? Outre les manuels rédigés par les professeurs de mathématiques des académies, on trouve de nombreux articles de journaux. La discipline profite ainsi de l’essor des périodiques spécialisés dans l’espace germanophone dans le dernier quart du siècle, cf. [Morel & Bullynck 2015, en particulier fig. 1]. Il peut s’agir de publications locales comme les Annonces semestrielles de la Société économique de Leipzig, dans lesquelles paraissent les articles de Scheidhauer. On trouve aussi des publications influencées par le mouvement caméraliste. Ignaz von Born (1742-1791), qui a étudié à l’Académie de Schemnitz, édite plusieurs volumes de mémoires consacrés aux mathématiques et à l’histoire naturelle33. De nombreux articles y sont consacrés à l’exploitation des mines, et parmi ceux-ci plusieurs à la géométrie souterraine et ses instruments. En 1805, un artisan mécanicien de Cassel publie un Magazine des dernières nouvelles mathématiques pour les ingénieurs, militaires, architectes, forestiers, géomètres souterrains et mécaniciens, lui aussi fortement orienté vers l’aspect instrumental de la discipline [Breithaupt 1805-1806].

32 Le principal vecteur de circulation de la géométrie souterraine est cependant incontestablement le magazine de J.F. Lempe. Celui-ci cesse rapidement de publier dans les journaux de Hindenburg, qui se spécialisent progressivement dans les parties plus théoriques des sciences mathématiques34. Il décide en 1786 de doter l’Académie des mines d’une publication périodique, à laquelle il donne le titre de Magazin für die Bergbaukunde. Il annonce clairement dans le premier numéro son orientation vers les mathématiques pratiques : J’inclurai ici les travaux qui ont été réalisés, à mon instigation et sous ma supervision, par l’un ou l’autre de mes auditeurs ; bien sûr uniquement les travaux

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qui ne me sembleront pas indignes d’être publiés ; et ces travaux pourront être un exemple de mes efforts d’enseignement pour rendre les mathématiques aussi utiles que possible à l’exploitation des mines. [Lempe 1785-1799, vol. 1, Introduction]

33 De fait, ce journal est utilisé par Lempe pour diffuser ses travaux et ceux de ses étudiants dans le domaine de la géométrie souterraine et plus généralement des mathématiques pratiques. Les contributions sont parfois signées de Lempe, mais le plus souvent anonymes. Il s’agit alors d’exercices proposés par le professeur à ses étudiants, qui s’élaborent une fois de plus collectivement, afin d’apporter une solution mathématique à un problème précis, cf. [Morel 2013, 169, 176]. Le choix d’utiliser les mathématiques de manière systématique pour encourager l’exploitation des mines est critiqué par certains ; le journal de Lempe devient cependant un périodique de référence et voit sa diffusion s’étendre à l’Europe entière. Il est par exemple disponible à l’École des mines de Paris et est cité dans des publications francophones.

4 Conclusion

34 Les échanges en géométrie souterraine se transforment rapidement au cours du dernier tiers du XVIIIe siècle. Il s’agissait jusque-là d’un savoir précieux conservé sur manuscrits, transmis à un petit nombre d’élèves dans un contexte spécifique d’apprentissage. Quelques décennies plus tard, la discipline fait l’objet de publications imprimées de nature variée, librement diffusées dans toute l’Europe. Cette évolution des vecteurs d’échange est contemporaine de la création d’académies des mines. L’institutionnalisation n’a certes pas provoqué à elle seule la mathématisation de la discipline, déjà existante dans un petit nombre d’ouvrages antérieurs, mais contribue puissamment à la diffusion et à l’accélération du phénomène. Le passage à l’imprimé et la nécessité d’intégrer la géométrie souterraine à un cursus académique modifient la discipline en profondeur. Le vecteur d’échange transforme ici l’objet scientifique transmis, dans son organisation comme dans son contenu.

35 Si les problèmes pratiques abordés restent les mêmes, une attention accrue est portée à leur résolution par le calcul, tandis que des procédés analytiques remplacent progressivement les approximations et les résolutions par le dessin. Les trajectoires croisées de J.A. Scheidhauer et de son élève J.F. Lempe illustrent cette dynamique. Les travaux d’A. Beyer étaient principalement tirés de son expérience personnelle en tant que Markscheider. Ceux de J.A. Scheidhauer marquent un renouveau de la discipline, sans cependant faire évoluer le mode de diffusion des connaissances. J.F. Lempe, professeur de mathématiques à l’Académie des mines, poursuit le travail théorique de son mentor tout en changeant radicalement les vecteurs d’échange utilisés.

36 Cette évolution ne fait cependant pas entrer la géométrie souterraine dans le champ des mathématiques universitaires allemandes de l’époque. À la fin du XVIIIe siècle, les controverses en géologie et minéralogie sont discutées par toute l’Europe savante et font de Freiberg, où enseigne A.G. Werner, un centre des Lumières allemandes. En dépit des nouveaux modes de diffusions, ce ne sera pas le cas pour la géométrie souterraine, qui reste un microcosme. Il est certes plus aisé de diffuser des connaissances, qui peuvent être publiquement discutées et améliorées. Les échanges qui existent restent néanmoins circonscrits à quelques régions, entre les géomètres souterrains des Monts Métallifères, du Harz et de Schemnitz, ou bien avec les écoles des mines de Paris, Berlin ou Saint-Pétersbourg. Cette science pratique est intimement liée à une langue, des

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problèmes et des instruments. Ces éléments ne peuvent que partiellement se transmettre par le biais de livres. Bien que diffusée dans des ouvrages et des journaux spécialisés, elle reste avant tout une entreprise collective, pratiquée et discutée dans les académies des mines.

Remerciements

37 Je tiens à remercier les deux rapporteurs pour leurs remarques constructives. Merci également à Jeanne Peiffer pour ses suggestions, ainsi que pour avoir accepté de relire une seconde version de cet article.

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NOTES

1. Voir par exemple [Hillegeist & Liessmann 2001]. 2. Sur l’histoire culturelle de la Saxe, on consultera avec profit [Espagne 2000]. Sur le terme de sciences des montagnes [Bergbaukunde] et ses spécificités, voir [Laboulais 2012, 14–15]. 3. La ville possède une imprimerie, une librairie à partir de 1746, mais pas de bibliothèque. Voir [Schellas 1984, 8]. 4. Voir Universitätsarchiv Freiberg (dans la suite du texte UAF) – OBA 6, ff. 244r–245r, pour la liste des bourses délivrées de 1702 à 1756. 5. D’autres enseignants en géométrie souterraine sont G. G. Seybt, Vizemarkscheider, puis C. E. Richter, Markscheider et Bergamtassessor. Voir [Sennewald 2002, 418]. 6. Le manuscrit se trouve à la TU Bergakademie Freiberg, Universitätsbibliothek (dans la suite du texte TU BAF-UB), XVII 18. Sur la biographie d’A. Schneider, voir [Riedel 2006]. 7. Règlement établi à Schemnitz, alors en Basse-Hongrie, 22 juin 1735 [Schmidt 1834, 481]. 8. Dans les faits, certain manuscrits seront imprimés, comme en témoigne par exemple la publication en 1686, par N. Voigtel, d’une Geometria Subterranea [Voigtel 1686] qui emprunte au manuscrit de son maître A. Schneider. 9. J.-P.-F. Duhamel, dans son dictionnaire des mines allemand-francais, insiste sur la difficulté à « rendre en français des termes que les Allemands même ne comprennent guère, s’ils n’ont pas fréquenté les ouvriers des mines» [Duhamel 1800, Introduction]. 10. En cela, la culture des manuscrits chez les géomètres souterrains étend l’analyse développée par P.O. Long pour le XVIe siècle. Selon elle, l’imprimé ne remplace pas le manuscrit, qui continue à jouer un rôle dans des contextes sociaux et économiques particuliers. Voir [Long2004, 175-191]. 11. TU BAF-UB, XVII 18, Neu Marckscheide-Buch, prop. 2. 12. Le manuscrit se trouve à la TU BAF-UB, XVII 12. 13. Sur la notion de tacit knowledge dans les sciences des mines, on consultera avec profit [Dym 2008]. 14. Sur l’histoire des mathématiques à l’Académie des mines de Freiberg de sa création jusqu’en 1850, voir [Morel 2013, chap. 2, 141-252].

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15. Son plan d’enseignement est détaillé dans un Avertissement imprimé daté du 27 avril 1767, voir UAF – OBA 236, ff.115–122. 16. À partir de 1776, un enseignement préparatoire à la Bergakademie se met en place dans les Monts Métallifères, sous la forme d’un réseau d’écoles de calcul et de dessin dans les principales villes et d’une école des mines [Bergschule] à Freiberg. Voir [Kaden 2012]. 17. D. Beck précise bien qu’il n’a pas pu avoir accès à ce manuscrit. 18. Respectivement TU BAF-UB XVII, 17 et 14. À sa mort, Werner lègue cette bibliothèque à l’Académie, voir [Schellas 1969, 10-14, 20, 25]. Elle contient alors près de 14 000 volumes, aujourd’hui identifiables grâce à son ex-libris. 19. [Oppel & Kern 1772]. Le bâtiment de l’Académie des mines est la maison de F.W. von Oppel, qui l’a léguée à sa mort en 1769. Il a également cédé pour une somme symbolique sa collection d’instruments et sa bibliothèque, représentées sur la gravure. 20. Il a également étudié à l’université de Leipzig avec le mathématicien Carl Friedrich Hindenburg (1741-1808). Sur la biographie de J.F. Lempe, voir TU BAF-UB, Dieter Flaxa, Studie über Johann Friedrich Lempe, Januar 1985, ainsi que [Kaden 2013]. 21. Les paragraphes suivants constituent ainsi une courte esquisse biographique, principalement réalisée à partir de son Nachlass [TU BAF-UB Nachlass 115] et divers documents issus des archives locales. 22. Parmi les manuscrits qui circulent probablement à cette époque dans la région de Johanngeorgenstadt, on trouve le De Geometria Subterranea, Gründliche und aus erfahrenheit stammende Marckscheide-Kunst, rédigé de 1693 à 1696 par le Markscheider local, Johann Scherez. 23. On trouve dans son Nachlass non seulement des copies manuscrites de manuels de mathématiques élémentaires, mais aussi par exemple des Instituzioni Analitiche de M.G. Agnesi [TU BAF-UB Nachlass 115, 300d, vol. 1]. 24. TUf-WA Nachlass 115, 300m, Beyträge zur Markscheidekunst, avant-propos non paginé. 25. Sur la Société économique de Leipzig voir [Schöne 2001]. 26. Voir TU BAF-UB Nachlass Scheidhauer, 300 u + sonstiges, lettre du 20 octobre 1767 et Pro memoria du 5 novembre 1770. 27. Voir TU BAF-UB, XVII 12, Geometria Subterranea de Beyer, en particulier propositions 9, 16 et 49. 28. [Lempe 1781]. En 1783, il publie un second article en géométrie souterraine [Lempe 1783]. 29. Voir par exemple la collection d’exercices proposés par J.F. Lempe en 1784, en particulier les problèmes 51 à 71, dans UAF – OBA 245, ff. 135r–161r. 30. [Beyer & Lempe 1785], voir ci-dessus p. 22, pour le passage du manuscrit de 1708 à l’édition de 1749. 31. Sur Berlin, voir [Klein 2010], sur Schemnitz [Morovics 2010]. 32. S’il faut souligner qu’A.G. Kästner a publié un manuel de géométrie souterraine (en 1775), celui-ci ne semble pas avoir été régulièrement utilisé dans un cadre universitaire. Ainsi, une étude des programmes universitaires de l’université de Leipzig jusqu’au milieu du XIXe siècle montre qu’aucun cours n’aborde la géométrie souterraine. Voir [Morel 2013, 180]. 33. [Born 1775-1784]. Sur la diffusion des connaissances dans les sciences des mines, voir [Vogel 2013]. 34. Sur l’histoire des journaux publiés par Hindenburg, voir par exemple [Bullynck 2014].

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RÉSUMÉS

La géométrie souterraine est une science mathématique pratique, qui se développe dans les exploitations minières et dont la diffusion est considérablement modifiée au cours du XVIIIe siècle. Ce phénomène est lié à l’institutionnalisation graduelle de la discipline, de l’établissement d’un système de compagnonnage à la création d’académies des mines. Progressivement, les pratiques vont faire appel à de nouvelles méthodes et intégrer une solide formation en mathématiques théoriques. La circulation et l’enseignement des connaissances sont dans un premier temps basés sur un système de manuscrits qui sera étudié en détail. L’exemple du Markscheider August Beyer (1677-1753) illustre ce processus collectif de constitution et de transmission de connaissances, dont la diffusion est cependant contrôlée. Nous analysons dans un second temps l’évolution des vecteurs de circulation et son influence sur la discipline, en nous appuyant sur la biographie de deux mathématiciens saxons, J.A. Scheidhauer (1718-1784) et son discipline J.F. Lempe (1757-1801). Leurs parcours croisés symbolisent la transformation de la discipline. Le passage à l’imprimé, la publication d’articles dans des revues spécialisées et la création de chaires académiques font de la géométrie souterraine une science reconnue qui reste cependant en dehors du corpus de connaissances et des débats universitaires.

Subterranean geometry is a practical mathematical science which developed in mining facilities and whose dissemination was considerably modified during the 18th century. This evolution was related to the gradual institutionalization of the discipline---from the creation of a companionship system to the foundation of mining academies. Practices gradually incorporated new methods and came to be based on solid basic training in theoretical mathematics. The dissemination of knowledge and teaching were initially based on a system of manuscripts, which will be analyzed in detail. The example of the Markscheider August Beyer (1677-1753) illustrates this collective process of creating and transmitting knowledge, the dissemination of which was nevertheless controlled. We shall then analyze the evolution of vectors for dissemination and how this influenced subterranean geometry by reconstructing the biography of two Saxon mathematicians, J.A. Scheidhauer (1718-1784) and his follower J.F. Lempe (1757-1801). Their interlinked approaches illustrate the transformation of the discipline. The move to printing as well as the publication of articles in specialized journals and the creation of academic chairs turned subterranean geometry into a recognized science but one which nevertheless remained outside the main corpus of university knowledge and its debates.

AUTEUR

THOMAS MOREL Technische Universität Berlin (Allemagne)

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Le « monde social » polytechnicien de la première moitié du XIXe siècle et la question de la circulation des savoirs en son sein

Konstantinos Chatzis

1 Introduction

1 Imaginons un univers bigarré à bien des égards, au sein duquel des éléments que l’on a tendance spontanément à dissocier dialoguent entre eux et coexistent, sinon harmonieusement, du moins dans un état de tension plus ou moins gérable. Un monde aux traits bureaucratiques prononcés, cultivant le respect hiérarchique, la lettre circulaire, les « règles bien définies » et l’« impersonnalité ‘objective’« [Weber 2013, 85, 108], mais qui autorise en même temps, voire encourage, orchestre et met à son profit, le développement en son sein de plusieurs micro-réseaux, dont les membres échangent régulièrement et intensément, à travers des publications, mais aussi par l’intermédiaire de canaux informels, leurs recherches et travaux personnels.

2 Cet univers est celui des polytechniciens dans la France de la première moitié du XIXe siècle. L’exercice que nous nous sommes assigné ici consiste à étudier les échanges – oraux, épistolaires, ou liés à la diffusion de textes – qui ont lieu à l’intérieur de ce « monde social1 » particulier, qui diffère sur bien des points d’autres univers irrigués aussi par des échanges mathématiques (et scientifiques, en général), comme les académies ou les associations et sociétés mathématiques de la fin du XIXe siècle, par exemple. Pour le besoin de cette analyse, le « monde social » polytechnicien est appréhendé du point de vue de sa volonté et de sa capacité à engendrer, à gérer et à mettre au service de ses objectifs – la production de nouveaux savoirs et savoir-faire en matière d’art de l’ingénieur en étant un – des échanges scientifiques ou pouvant revendiquer une composante scientifique significative. En faisant dialoguer des considérations générales sur les différentes composantes de l’univers polytechnicien et

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une série de « vignettes » qui donnent à ces considérations de la chair historique, nous concluons alors à l’existence d’un monde social dont les règles de fonctionnement – sociales, intellectuelles et morales –, l’équipement matériel, ainsi que les traits anthropologiques de ceux qui l’habitent font de lui un univers particulièrement propice au développement des échanges entre ses membres.

2 Des lieux et des vecteurs d’échange au sein de l’univers polytechnicien

3 Le séisme de l’année 1789 va durement secouer le monde des ingénieurs français. Parmi les créations révolutionnaires figure un établissement qui va marquer durablement la profession et sa formation : l’École polytechnique. Créée en 1794 pour remplacer toutes les écoles d’ingénieurs fondées au XVIIIe siècle, elle devient un an plus tard, en 1795, avec l’institution des écoles dites d’application, l’antichambre théorique qui va alimenter exclusivement les établissements qui formeront les futurs membres des corps d’ingénieurs d’État. Quant à ces établissements, ils ne sont rien d’autre que les écoles d’ingénieurs plongeant leurs racines dans l’Ancien Régime, comme l’École des ponts et chaussées, l’École de l’artillerie et du génie installée en 1802 dans la ville de Metz ou l’École des mines [Belhoste 2003].

4 Voyant le jour en 1795, le système polytechnicien aura néanmoins besoin de presque une trentaine d’années pour combler le hiatus entre une École polytechnique de plus en plus savante et des écoles d’application attachées aux habitudes du passé. Les artisans de cette réconciliation seront plusieurs ingénieurs-savants [Grattan-Guinness 1993, pour le terme] – l’expression de l’époque est plutôt de savant ingénieur –, à savoir des jeunes polytechniciens ayant fait leurs classes à l’École polytechnique dans les premières décennies du XIXe siècle. Professeurs dans les écoles formant le système polytechnicien pour les uns, ingénieurs opérationnels pour les autres, ils vont employer les ressources mathématiques et scientifiques que l’École polytechnique leurs a offertes afin de procéder à une mathématisation et une scientification sans précédent des savoirs relatifs à l’art de l’ingénieur [Chatzis 2010a, 50-56].

5 Grâce aux contributions de ces ingénieurs-savants, auxquelles s’agrègent des apports plus modestes de plusieurs autres polytechniciens moins célèbres, les différents corps d’ingénieurs qui composent le monde polytechnicien ont pu produire en interne une bonne partie des savoirs et savoir-faire nécessaires pour réaliser les missions qui ont été les leurs au XIXe siècle. Cette réussite, déclinante au fur et à mesure qu’on avance dans le temps [Chatzis 2010a, 62-64], n’est pas le fruit du hasard. En effet, très tôt, les différents corps d’ingénieurs qui recrutent à la sortie de l’École polytechnique mettent en place une série de mécanismes de production, de stockage et d’analyse, de dissémination et d’utilisation des connaissances et des savoir-faire dont ils ont besoin, des systèmes de « management de la connaissance et de l’information » pour parler comme l’historien Peter Burke [Burke 2000, 2012].

2.1 La bibliothèque

6 Ainsi, en suivant en cela l’exemple de l’École polytechnique [Bradley 1976], [Pepe 1996], les écoles d’application se sont mises à constituer des bibliothèques [Varry 1991] pour leurs élèves et les membres du (des) corps que chacune d’entre elles alimente. Certes

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lieux de conservation de connaissances déjà fixées dans l’écrit, ces bibliothèques n’en sont pas moins conçues comme un instrument au service de la production de nouveaux savoirs [Jabob 2001], [Barbier 2013]. En témoignent tout d’abord les choix effectués pour le personnel en charge. Le deuxième bibliothécaire à l’École polytechnique pendant la période 1795-1804, mais dans les faits le véritable fondateur de la bibliothèque, n’est autre que François Peyrard (1759-1822), le « traducteur renommé d’Euclide et d’Archimède » [Langins 1989]. Le premier occupant de la fonction de « conservateur spécial et responsable pour la bibliothèque et la galerie de modèles » à l’École des ponts et chaussées dans la première moitié des années 1810 est également un érudit, l’abbé Nicolas Halma (1755-1828) [Abbé Pregnon 1856, 368-375]. Très versé dans les langues anciennes, auteur d’une traduction de l’Almageste de Ptolémée, Halma est un polyglotte qui manie aussi bien l’italien, l’espagnol, l’allemand, l’anglais que le hollandais. Gaspard-Clair-François-Marie Riche de Prony (1755-1839), le directeur de l’École des ponts entre 1798 et 1839, mobilise alors ses compétences pour lui faire réaliser « une quantité considérable de traductions de l’allemand et du hollandais » ; dans le même document, Prony précise que Halma « est occupé, en ce moment, à traduire l’architecture hydraulique de Wiebeking, le premier volume est presque achevé » [Prony 1810, je reproduis la syntaxe de l’auteur], [Bradley 1998, 254-255]2. L’importance accordée aux bibliothèques par les acteurs du monde polytechnicien peut être lue aussi à travers l’évolution des collections et le soin mis à la confection et à la diffusion des catalogues qui en font état. Restons à l’École des ponts et chaussées. Alors qu’au début du XIXe siècle, on enregistre moins de 7 000 volumes [Lesage 1808], au seuil des années 1870, la bibliothèque de l’établissement peut revendiquer pas moins de 40 000 volumes [ministère des Travaux publics 1873, 22], dont plusieurs titres étrangers3, et vers 1900 elle « possède une riche bibliothèque d’environ 85 000 volumes de livres ou manuscrits » [Manjay 1900]4.

2.2 La presse lithographique

7 À côté des bibliothèques, la mise en place d’une presse lithographique au sein de plusieurs écoles est un autre dispositif que le monde polytechnicien va adopter pour favoriser le développement de la chaîne : « production, circulation, utilisation » des savoirs et savoir-faire relatifs à l’art de l’ingénieur. Ainsi, l’École des ponts s’équipe à la fin des années 1810 d’une presse lithographique [Raucourt de Charleville 1819] ; ce sont les leçons de mécanique appliquée de Claude-Louis-Marie-Henri Navier (1785-1836) qui sont copiées en premier lieu [Navier 1818-1820]. D’autres documents suivront jusqu’en 18315, date à laquelle l’établissement lithographique de l’École est supprimé pour des raisons de rentabilité, et l’impression des cours est alors confiée à un lithographe extérieur [Picon 1992, 437]. La première version écrite de l’enseignement de machines de Jean-Victor Poncelet (1788-1867) à l’École de l’artillerie et du génie à Metz est également lithographiée en 1826 par les presses de l’établissement [Ponce 1826], et de nombreuses éditions lithographiées du cours seront distribuées aux élèves et officiers des deux corps pendant plusieurs années [Chatzis 2008, 124], [Chatzis 1996, 37].

2.3 La revue technique

8 Mais plus que les presses lithographiques des écoles, ce sont les revues fondées par les différents corps d’ingénieurs alimentés par l’École polytechnique qui vont s’ériger au

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XIXe siècle en lieux décisifs pour la production et la circulation de nouveaux savoirs et pratiques relatifs à l’art de l’ingénieur6. Sont ainsi créés successivement : en 1803, le Mémorial de l’officier du génie, en 1816, les Annales des mines, qui prennent la suite du Journal des mines fondé en 1794, en 1826, le Mémorial de l’artillerie, en 1831, les Annales des ponts et chaussées, en 1847, le Mémorial du génie maritime et en 1855, créées par les ingénieurs télégraphistes, les Annales télégraphiques [Chatzis & Ribeill 2008], [Laboulais 2013, chap. VIII; chap. IX], [Masson 2014]7.

3 L’homo polytechnicus, en général

9 Bibliothèque, presse lithographique, revues : autant d’outils au service de la fabrication, de la diffusion et de l’appropriation par les habitants de l’univers polytechnicien des connaissances et savoir-faire relatifs à leurs missions. Mais qu’est-ce qu’un outil sans son utilisateur ? C’est vers la figure de l’homo polytechnicus que nous aimerions nous tourner à présent.

10 Le polytechnicien participe à un monde social compact, commerçant énormément avec lui-même et dont il peut être à peu près certain d’en pouvoir faire partie aussi longtemps qu’il le souhaite8. Au moment où il franchit les portes de l’École polytechnique, il est considéré par les autres et se sent lui-même déjà membre d’une famille de happy few – on compte seulement 10 312 admis pour la période entre 1794 et 1871 [Belhoste 2003, 402] –, qui ont traversé avec succès l’épreuve du concours d’admission [Fabiani 2007]. Le sentiment d’appartenance à plus ancien et plus grand que soi est cultivé intensément pendant le séjour à l’École polytechnique, autant lieu d’apprentissage des sciences qu’endroit d’éducation des âmes, grâce au régime d’internat notamment [Belhoste 2003, chap. 2], [Chatzis 2009, 616-622]. Celui-ci, en maximisant les échanges de l’individu avec les autres membres du groupe dans un temps limité et à l’intérieur d’un espace réduit, tout en minimisant ses rapports avec le monde extérieur, le fait « vivre [...] dans un même milieu moral, qui [lui] soit toujours présent, qui [l’]enveloppe de toutes parts, à l’action duquel [il] ne [peut] pour ainsi dire pas échapper » (Durkheim cité par [Lahire 2006, 40] ; voir aussi [Goffman 1968]).

11 Le polytechnicien continue d’évoluer dans un univers fermé, peuplé de semblables, à la fois futurs collègues et camarades en compétition – pour un meilleur classement, une distinction intellectuelle lors d’un concours [Picon 1992], [Chatzis 2009, 622-629] – lors de son passage dans une école d’application, même si celle-ci peut fonctionner dans certains cas, à l’instar de l’École des ponts et chaussées, selon le régime de l’externat. (En revanche, l’École de l’artillerie et du génie imite, sur ce point, l’École polytechnique et « interne » les futurs membres des armes savantes, artilleurs et officiers du génie.) Qu’il s’agisse de l’École polytechnique ou d’un de ses établissements d’application, même dans ses rares moments privés, l’institution semble souvent rattraper notre polytechnicien. Directeur des études à l’École polytechnique entre 1838 et 1843, Gaspard-Gustave de Coriolis (1792-1843) organise des soirées chez lui et invite les élèves de l’établissement [Moatti 2011, 345], alors que l’élève Jules Dupuit (1804-1866) aime briller dans les salons de ses professeurs à l’École des ponts et chaussées, Navier et Barnabé Brisson (1777-1828), ou dans celui tenu par son patron, le directeur général des ponts et chaussées et des mines pour la période 1817-1830, Louis Becquey (1760-1849) [Chatzis 2009, 628]9.

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12 Le monde polytechnicien va continuer à envelopper « de toutes parts » la vie de ses membres durant leur carrière professionnelle, déroulée pour l’essentiel, dans la première moitié du XIXe siècle, au sein de l’administration. Prenons le cas du corps des ponts et chaussées [Chatzis & Ribeill 2005]. Qu’il déploie l’essentiel de ses troupes en dehors de la capitale, dans les différents services des ponts et chaussées, un pour chaque département, il n’en empêche : aussi loin qu’il soit du centre parisien, chaque membre du corps n’est jamais, en effet, seul, la présence de son administration planant constamment au-dessus de sa tête. Grâce à « tout un outillage de distance » [Cohen 2013, 569] – des lettres circulaires, mais aussi des messages plus individualisés, des rapports en tous genres, des inspections régulières produisant de l’écrit supplémentaire...–, le corps a su vaincre l’éloignement physique et rendre effective sa présence sur tous les points du territoire. À ces échanges verticaux s’ajoutent, par ailleurs, de multiples communications horizontales entre ingénieurs travaillant au sein de services départementaux différents.

13 Ces échanges par l’écrit, formant une économie scripturale extrêmement développée, voire une véritable « civilisation du rapport » [Werth 2001, 127], ne chassent pas pour autant du corps des ponts et chaussées, et du monde polytechnicien en général, loin de là, l’oralité [Waquet 2003], toutes les situations de face à face mettant en œuvre l’engagement corporel des participants, concernant des égaux ou des personnes occupant des places différentes dans la chaîne hiérarchique, se déroulant sur les lieux de travail certes, mais aussi chez les uns et les autres [Dutens 1806-1839]. Et comme les échanges par écrit, les interactions orales débordent facilement le strict cadre professionnel pour porter sur la partie personnelle de l’existence des participants, surtout quand ces derniers sont des camarades d’une même promotion ou appartiennent à des promotions voisines [Ringrose 1995, 27-29], [Chatzis 2009, 628, 635]. Car, la « séparation fondamentale entre le bureau et le domicile privé », la constitution de l’activité administrative « comme domaine spécifique séparé de la sphère de la vie privée » [Weber 2013, 64] qui sont censées caractériser les bureaucraties rationnelles modernes ne sont pas ici de mise. En effet, après la fin de leurs études, les ingénieurs des ponts et chaussées continuent à se mouvoir dans un espace où public et privé se trouvent fortement entremêlés, et qui échappe à l’alternative du professionnel et de l’intime. Ainsi, comme tous leurs collègues, Dupuit et Léon Lalanne (1811-1892) demandent soigneusement à leur administration l’autorisation de « conclure une alliance en faveur de laquelle les convenances de toute nature [leur] paraissent réunies » [Chatzis 2009, 634], [Lalanne à Legrand 19 janvier 1841], alors que dans la liste des témoins au mariage de Dupuit figurent son ingénieur en chef et un élève de l’École des ponts [Dupuit 1829] ([Ringrose 1995, 139-155], pour des analyses sur la présence du corps dans les stratégies matrimoniales de ses membres). On demande l’autorisation du corps pour se marier, on meurt aussi sous son regard : s’inscrivant dans la tradition des éloges funèbres [Saint-Martin 2012], les responsables hiérarchiques publient alors régulièrement, dans l’organe officiel du corps, les Annales des ponts et chaussées, en particulier, des nécrologies et des notices biographiques consacrées aux éléments les plus méritants de la communauté, écrites à des fins d’édification des générations présentes et à venir [Tarbé de St-Hardouin 1884], [Montel 2014]. Ajoutons enfin, que, du fait de leur appartenance à une communauté de destin commun, à l’intérieur de laquelle les rapports au travail et les relations avec les collègues sont saturés d’affects tout en constituant une composante forte de l’identité personnelle10, chaque membre de l’univers polytechnicien se voit accordé par ses

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semblables un capital de « confiance systémique » [Luhmann 2006], indépendant de ses qualités individuelles, ce qui ne va pas sans favoriser les échanges entre les habitants de ce monde commun.

4 L’ingénieur-savant, en particulier

14 Etant donné ses infrastructures de communication et la figure anthropologique qui l’habite, rien d’étonnant à ce que le « monde social » polytechnicien soit un univers très propice au développement d’interactions et d’échanges entre ses membres. Et de fait, les archives sont les témoins inépuisables des échanges entre les habitants du monde polytechnicien. Mais si tout le monde est pris dans des flux d’interactions et d’échanges, certains le sont plus que d’autres, car l’échange est en quelque sorte une condition première de leur travail ordinaire. C’est le cas des ingénieurs-savants [Chatzis 2010b] dont nous avons déjà parlé (supra). Point de production de savoirs nouveaux, en effet, sans interaction intense entre leurs producteurs. Essayons à présent de cerner le microcosme formé par ces ingénieurs-savants à l’intérieur de la population polytechnicienne, dont ils partagent tous les attributs principaux que nous venons de présenter.

15 Le lecteur a déjà pris connaissance d’une série d’outils mis en place par les différentes composantes du monde polytechnicien en vue de produire, capitaliser, communiquer et utiliser les pratiques et les savoirs nécessaires à la réalisation de leurs missions. Tous les polytechniciens sont invités par leur hiérarchie à participer à ces opérations, à sortir de leur activité routinière pour proposer quelque chose d’original, digne de devenir patrimoine commun pour le(s) collectif(s) dont ils font partie. Pour stimuler l’émulation, on institue ainsi, en s’inspirant de techniques existantes de gouvernement « par les honneurs » [Ihl 2004], des prix annuels décernés aux meilleurs articles publiés dans les organes officiels des différents corps – les Annales des ponts et chaussées ont établi de tels prix en 1835 –, ou on met en concurrence plusieurs personnes autour d’un problème à résoudre11. Mais assez vite, une sorte de division du travail, aux frontières poreuses et basée davantage sur des distinctions de degré plutôt que de nature, s’est instaurée entre les ingénieurs-savants qui ont décidé de « s’accomplir dans l’incertain » [Menger 2014], en s’aventurant dans la recherche risquée de la nouveauté, et les autres polytechniciens, plutôt utilisateurs de pratiques et de savoirs déjà disponibles.

4.1 L’ingénieur-savant et les échanges informels

16 Le microcosme des ingénieurs-savants illustre à son échelle, et de façon plus accentuée encore, toute une série de caractéristiques du « monde social » polytechnicien de la première moitié du XIXe siècle que nous venons de dépeindre. Ainsi, l’existence de relations directes et personnalisées entre les membres d’un tout petit milieu est un trait important de ce microcosme. Des manuscrits circulent, les cours assurés pas les uns sont souvent prêtés aux autres, des amitiés se nouent, des réseaux informels se tissent. Une concurrence pour la reconnaissance intellectuelle, typique de petits groupes créatifs dont les membres se connaissent et se croisent régulièrement, créatrice aussi d’interactions et foyer d’intensification d’échanges investis d’une grande énergie émotionnelle [Mulsow 2009], anime également ce microcosme. Car le fort sentiment d’appartenance à un milieu restreint de pairs n’implique nullement pour

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autant de la part de l’ingénieur-savant une abdication de son droit à la singularisation. Si dans la France postrévolutionnaire « beaucoup de distinctions » anciennes « s’amenuisent et s’effacent », elles « subsistent pourtant dans la sphère des lettres et des arts » [Ozouf 2001, 11], ainsi que dans les sciences, comme les revendications et les querelles de priorité en attestent.

17 La diffusion de l’enseignement de Poncelet à la Sorbonne entre 1838 et 1848 [Chatzis 1998] illustre de façon particulièrement éclatante l’importance du réseau et de l’informel dans les échanges développés entre les habitants du monde polytechnicien. Jamais publié, mais bénéficiant d’une version manuscrite très élaborée de plusieurs leçons grâce à la plume de Morin, ce cours de Poncelet va atteindre néanmoins de larges publics par plusieurs voies indirectes, toutes liées au réseau polytechnicien [Chatzis 2008, 132-134]. Ainsi, pour rédiger son ouvrage de mécanique élémentaire paru au début des années 1850, l’ingénieur du corps des mines Henri-Aimé Résal (1828-1896) puise dans les notes et rédactions des leçons que Poncelet avait professées à la Sorbonne. L’ingénieur du génie Pierre-Félix Michon (X-1826) utilise à son tour les notes de Poncelet pour bâtir son enseignement de résistance des matériaux à l’École de l’artillerie et du génie. Il en va de même de Morin pour son propre cours au Conservatoire des arts et métiers, alors que l’ingénieur des ponts et chaussées Adhémar Barré de Saint-Venant (1797-1886) emprunte, le 19 février 1858, et copie la partie de l’enseignement consacré à la résistance des matériaux. Et il faut également noter que tous ces polytechniciens peuvent appartenir à des réseaux politiques antagonistes et épousent souvent des idéologies opposées, ce qui montre la prégnance du « monde polytechnicien » dans leur vie et leur œuvre12.

4.2 L’ingénieur-savant et les échanges forcés

18 Membre d’un microcosme organisé sous forme de réseau et où l’informel occupe une place de choix, l’ingénieur-savant reste en même temps sous la forte dépendance, voire la soumission, à l’égard de son corps d’appartenance, qui est doté d’un fort pouvoir de contrainte – rappelons que Poncelet avait renoncé aux mathématiques pour épouser une carrière de savant mécanicien suite aux injonctions de son Administration [Chatzis 1996]. Car, même si le travail scientifique des ingénieurs-savants est souvent jugé par des instances autres que leur corps, l’Académie des sciences notamment, force est de constater qu’il éclot et s’élabore à l’intersection de vocations individuelles et de prescriptions institutionnelles, imposées par une hiérarchie qui cherche à révéler d’abord des talents, canaliser ensuite leur énergie, quitte à faire preuve d’autorité et de dirigisme, vers des problèmes ayant des retombées pratiques eu égard aux objectifs poursuivis par l’Administration13. Cette forte dépendance de l’ingénieur-savant vis-à vis du pouvoir hiérarchique, tenu et exercé en général par des hommes de terrain – notons, en passant, que des sommités scientifiques, comme Coriolis et Navier, membres de l’Académie des sciences, n’ont pas pu atteindre, en effet, le grade le plus élevé dans leur corps d’appartenance, celui d’inspecteur général des ponts et chaussées –, se manifeste également de façon négative, sous la forme de police et de censure : on veille, en effet, à ce qui est en droit de circuler et devenir public au sein de l’Administration, et on peut décider, pour des raisons extrascientifiques, d’ajourner, voire d’interdire, une publication dans les supports qu’on contrôle14. C’est sûrement cette même dépendance forte qui explique aussi, du moins en partie, la grande implication de plusieurs ingénieurs-savants, versés pourtant dans des questions théoriques, dans la résolution

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de problèmes à faible contenu scientifique, mais présentant aux yeux de ceux qui occupent les sommets de la hiérarchie un grand intérêt pratique.

19 Le cas du calcul des surfaces de déblai et de remblai, opération triviale du point de vue mathématique mais décisive pour la conception rationnelle des travaux d’infrastructures de transports, fait voir de façon particulièrement nette la place décisive de l’institution dans la structuration des interactions entre les membres de l’univers polytechnicien en général, et les ingénieurs des ponts et chaussées en particulier15. Ainsi, au milieu des années 1830, Coriolis est sommé par ses responsables hiérarchiques de confectionner de volumineuses tables lithographiées, parues en 1835 et 1836, qui donnent au praticien par simple lecture les surfaces de déblai et de remblai pour plusieurs gabarits de routes. En 1839, c’est à un autre ingénieur-savant du corps des ponts et chaussées, Lalanne, de produire de nouvelles tables qui font usage de logarithmes. Le même Lalanne propose en 1843 des tables graphiques cette fois, basées sur la méthode anamorphique dont il revendique la paternité avec insistance [Lalanne 1846]. Lalanne sera également l’un des protagonistes d’une partie d’échanges épistolaires, en 1842, avec Dupuit, inventeur à l’extrême fin des années 1830, d’un instrument de calcul, appelé roulette, destiné à calculer rapidement toutes sortes de surfaces planes, dont celles de déblai et de remblai [Chatzis 2009, 658-664], [Chatzis & Tournès à paraître].

20 Les contributions respectives de ces trois ingénieurs-savants à la science des « déblais et remblais » vont déclencher de multiples échanges au sein de leur corps d’appartenance. Envisagés dans leur totalité, ces échanges, une bonne partie d’entre eux du moins, partagent, et ce malgré la différence de support, un trait commun. Ce sont en quelque sorte des échanges forcés, initiés le plus souvent et orchestrés par la hiérarchie du corps des ponts et chaussées. Ainsi, en avril 1843, trente-deux ingénieurs sollicités par le grand patron du corps à l’époque, Baptiste-Alexis-Victor Legrand (1791-1848), lui envoient leur avis au sujet de l’instrument inventé par Dupuit [Roulette inventée par M. Dupuit s.d.]. Certains avis sont par ailleurs retransmis à l’auteur de la roulette. Ainsi, Louis-Alexis Beaudemoulin (X-1809) envoie ses appréciations à Legrand dans une lettre datée du 3 décembre 1842, et dont des extraits sont acheminés à Dupuit par l’entremise du responsable de l’administration des ponts et chaussées [Legrand à Dupuit 19 décembre 1842]. C’est Legrand toujours qui va mettre en contact Lalanne et Dupuit, qui vont échanger par la suite longuement sur leurs contributions respectives [Lalanne à Dupuit 15 juillet 1842], [Lalanne à Dupuit 16 octobre 1842]. Et il faudra ici ajouter que l’on peut appliquer cette idée de l’échange forcé à une échelle d’interaction plus fine. Ainsi, la confection des tables numériques de Coriolis et Lalanne met en jeu un partage de tâches, avec l’ingénieur-savant chargé de concevoir les tables et un conducteur des ponts et chaussées sommé d’exécuter les calculs numériques nécessaires sous la supervision de son responsable hiérarchique. De même, la lecture du paratexte d’un tableau graphique relatif au calcul des déblais et remblais nous informe que le tableau en question est conçu par Lalanne mais est dessiné par un conducteur des ponts et chaussées [Compagnie des Chemins de Fer de l’Est 1854].

5 Conclusion

21 Centré sur l’univers polytechnicien de la première moitié du XIXe siècle, le présent article se veut une première illustration d’un exercice plus général qui consiste à mettre

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en regard les échanges scientifiques – oraux, épistolaires, ou liés à la diffusion de textes – développés au sein d’un « monde social » particulier avec les caractéristiques spécifiques de ce monde. Pour ce faire, l’univers polytechnicien est appréhendé du point de vue de sa volonté et de sa capacité d’engendrer, de gérer et de mettre au service de ses objectifs – la production de nouveaux savoirs et savoir-faire en matière d’art de l’ingénieur en étant un – des échanges scientifiques ou pouvant revendiquer une composante scientifique significative. Après avoir identifié une série de lieux relatifs à, et de vecteurs de ces échanges, progressivement installés au sein de cet univers – bibliothèques, presses lithographiques, revues –, nous nous sommes penchés sur les acteurs impliqués dans ces échanges, en accordant une attention particulière à un sous-ensemble de la population polytechnicienne, les ingénieurs-savants. Architectes principaux de la mathématisation et de la scientification de l’art de l’ingénieur durant la première moitié du XIXe siècle, ces derniers sont pris dans un flux dense d’interactions et d’échanges avec leurs semblables, mais aussi avec leur hiérarchie et leurs subordonnés. Nous avons conclu à l’existence d’un monde social dont les règles de fonctionnement – sociales, intellectuelles et morales –, l’équipement matériel ainsi que les traits anthropologiques de ceux qui l’habitent font de lui un univers particulièrement propice au développement d’échanges entre ses membres. Quant à ces échanges, ils peuvent relever du registre de l’informel et avoir comme support les (micro)réseaux qui irriguent l’univers polytechnicien, pour certains, être initiés et orchestrés par la haute hiérarchie – on parle alors d’échanges forcés –, pour d’autres.

22 Article au statut largement programmatique, notre contribution appelle des recherches supplémentaires. Ainsi, on pourrait enrichir cette première mise en regard des caractéristiques du monde polytechnicien et des échanges en son sein, en essayant de spécifier davantage le rôle joué par chacune de ces caractéristiques dans l’économie générale des interactions et des communications, leur volume et leur intensité, ainsi que leur évolution dans le temps. On pourra aussi tenter d’établir des relations plus fines entre les différents traits du monde polytechnicien et le poids respectif de chacune des trois formes d’échanges thématisées au sein du volume global. En quittant, enfin, notre terrain empirique, il serait sans doute utile d’adopter un regard comparatif, en essayant de situer le « monde social » polytechnicien par rapport à d’autres mondes sociaux, également traversés par des échanges scientifiques et mathématiques, qu’ils lui soient contemporains et dans une proximité spatiale, ou situés en d’autres lieux et d’autres temps – patronage, académies, universités, associations et sociétés professionnelles, laboratoires industriels et gouvernementaux, pour ne nommer que certains d’entre eux [Collins 1998], [Jabob 2007], [Gingras 2013, chap. III] –, pour voir ce que tous ces mondes partagent comme ce qui les rend différents les uns des autres eu égard à la question des échanges.

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ANNEXES

Abréviations/sigles EPC : École des ponts et chaussées X-année : polytechnicien de la promotion de cette année.

NOTES

1. En termes généraux et dans une perspective de sociologie interactionniste, un « monde social» peut être défini comme « le réseau de tous ceux dont les activités, coordonnées grâce à une connaissance commune des moyens conventionnels de travail, concourent à la production des œuvres» de ce monde [Becker 2010, 22] ; Becker s’intéresse plus particulièrement au « monde de l’art». Sur la notion de monde social, voir surtout l’article classique d’Anselm L. Strauss [Strauss 1992]. Le concept de « monde social» est parmi ceux qui sont mobilisés par les architectes du projet des « Lieux de savoir» [Jabob 2007a, 21-23, notamment]. L’introduction rédigée par Christian Jacob [Jabob 2007a], ainsi que plusieurs contributions ont été des sources d’inspiration pour notre propre travail. 2. Sur la bibliothèque de la Maison des mines, laquelle a été aussi un lieu de production de traductions, au début du XIXe siècle, voir [Laboulais 2013, chap. 5]. 3. Ainsi, d’après un catalogue paru au milieu du siècle, les ingénieurs des ponts et chaussées pouvaient consulter à la bibliothèque de leur école 464 publications en anglais dont onze « journaux et ouvrages périodiques» [École des ponts et chaussées 1856]. En 1854, la bibliothèque contient aussi, en sus des publications périodiques de langue anglaise, des collections, complètes ou partielles, de deux revues belges, d’une revue hollandaise et de quatre journaux allemands [ministère de l'Agriculture, du Commerce et des Travaux publics 1854]. 4. Notons que le premier catalogue imprimé de la bibliothèque de l’École des ponts (1872) est envoyé à tous les ingénieurs du corps en activité. 5. Pour donner un exemple, le cours d’hydraulique de Navier a été lithographié à la fin des années 1820 en 200 exemplaires [Anonyme s. d.]. 6. Ces corps d’ingénieurs s’écartent donc sur ce point de l’idéal type de la bureaucratie tel que défini par Weber. Rappelons que pour ce dernier toute « bureaucratie cherche à renforcer cette supériorité du savoir professionnel en gardant secrets ses connaissances et ses objectifs» [Weber 2013, 106, c'est l'auteur qui souligne].

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7. L’École polytechnique s’est dotée très vite d’une presse (qui se voulait) périodique, cf. le Journal de l’École polytechnique et la Correspondance sur l’École polytechnique de Hachette [Gérini 2010]. 8. De même qu’on a institué plusieurs rituels de « cooptation» pour les nouveaux entrants dans le monde polytechnicien, dont le concours d’admission à l’École polytechnique en premier lieu, de même aussi des rituels d’« excommunication» sont prévus (même s’ils sont très rarement activés). Ainsi, pour renvoyer un élève de l’École des ponts pour cause de mauvais résultats scolaires, il faut que l’élève, averti pour le risque qu’il encourt à cause de ses performances, continue à accumuler les échecs. Il est ensuite convoqué devant le Conseil de l’École qui fonctionne comme une cour : l’« accusé» est informé de ses « crimes», a le droit de plaider sa cause, et ce n’est qu’après son audition qu’on décide de le renvoyer ou pas (pour deux cas de renvoi, voir [Conseil de l'EPC 18 mai 1850]). Pour des exemples où on voit le corps des ponts protéger ses membres (déviants), et de ce fait sa réputation aussi, voir [Picon 1992, 462], [Ringrose 1995, 114-120]. 9. Signalons que, outre Brisson, Navier et Becquey, Madame Prony, l’épouse du directeur de l’École des ponts et chaussées, tenait aussi un célèbre salon. Il en va de même d’un autre ingénieur des ponts et chaussées, le compte de Chabrol de Volvic (1773-1843), ainsi que de Madame Poncelet, l’épouse du célèbre géomètre et mécanicien [Kranakis 1997, 114-115], [Tribout 1936, 186-188]. Sur le monde des salons, voir la somme récente d’Antoine Lilti, qui contient une riche bibliographie [Lilti 2005]. 10. Juste un exemple. Il s’agit d’une lettre privée, moins soumise par conséquent à la dramaturgie officielle de présentation de soi [Goffman 1973] des membres du corps des ponts et chaussées, envoyée par l’ingénieur Gouilly (X-1796) à J.-B. Tarbé de Vauxclairs (1767-1842), directeur de l’École des ponts et chaussées entre 1839 et 1842 : « Monsieur, Ce n’était pas assez de me permettre de pleurer avec vous la perte d’une des grandes illustrations du corps des ponts et chaussées et de l’Europe savante ; vous avez encore daigné compatir à ma douleur profonde, et m’enseigner que les larmes versées sur la tombe d’un grand homme ne devraient jamais être stériles» [Gouilly à Tarbé 1er juin 1840]. Vue la date de la lettre, celui dont Gouilly pleure la perte est probablement Prony (1755-1839). 11. Pour un exemple impliquant deux ingénieurs-savants, l’artilleur Arthur Morin (1795-1880) et Dupuit, voir [Chatzis 2011]. 12. Ainsi, par exemple, Saint-Venant est un fervent catholique, Poncelet est élu à la Assemblée constituante de 1848 avec les républicains modérés, Morin sera un conseiller écouté de Napoléon III. 13. Il serait intéressant d’étudier de près les façons concrètes dont les ingénieurs-savants ont géré cette dépendance. De même, on pourrait se pencher sur les mécanismes à l’aide desquels le « monde social» polytechnicien a essayé de repérer des ingénieurs-savants potentiels, de cultiver et de renforcer leurs compétences spécifiques, de tirer enfin profit de leur travail créatif. Disons ici que l’affectation à des postes dans la région parisienne, ce qui permet aux ingénieurs en service de se rendre souvent à la capitale, constitue un de ces mécanismes (voir par exemple [Lalanne à Legrand 10 décembre 1839]). Sur ces questions, on peut s’inspirer des travaux du sociologue Pierre-Michel Menger sur le travail artistique [Menger 2014]. 14. Pour un exemple de censure portant sur des publications relatives à la police du roulage et frappant des ingénieurs des ponts et chaussées, dont Dupuit, voir [Chatzis 2011, 46]. 15. Sauf mention explicite, nous puisons dans [Chatzis 2009, 658-664], [Chatzis & Tournès à paraître].

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RÉSUMÉS

Centré sur l’univers polytechnicien de la première moitié du XIXe siècle, le présent article souhaite mettre en regard les échanges scientifiques – oraux, épistolaires, ou liés à la diffusion de textes – développés au sein d’un « monde social » particulier avec les caractéristiques spécifiques de ce monde. En faisant dialoguer des considérations générales sur les différentes composantes de l’univers polytechnicien et une série de « vignettes » qui donnent à ces considérations de la chair historique, nous concluons à l’existence d’un monde social dont les règles de fonctionnement – sociales, intellectuelles et morales –, l’équipement matériel, ainsi que les traits anthropologiques de ceux qui l’habitent font de lui un univers particulièrement propice au développement des échanges entre ses membres.

Drawing on evidence from the world of French state engineers in the first half of the 19th century, this article aims to shed light on a more general subject---the relationships between the main features of a specific “social world” (its internal organization, the principles and mechanisms underpinning its functioning, the characteristics of its members) and the various kinds of scientific exchanges---oral, epistolary, or involving printed material---that take place within it. By intertwining general considerations with a series of specific examples, the article contends that the French state engineering community managed to create a series of conditions in the period from 1800 to 1850 which proved most conducive to promoting a high volume of interactions and exchanges between its members.

AUTEUR

KONSTANTINOS CHATZIS IFSTTAR – LATTS-École des Ponts ParisTech (France)

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Circulations mathématiques et congruences dans les périodiques de la première moitié du XIXe siècle

Jenny Boucard et Norbert Verdier

Nous remercions pour leurs commentaires stimulants et variés les deux rapporteurs, ainsi qu’Hélène Gispert et Pierre Teissier.

1. Introduction

1 Au tournant du dix-neuvième siècle, pour publier des mathématiques, un savant dispose d’une offre éditoriale composée de périodiques mus par différents modèles dont voici quelques exemples : de type spécialisé comme les Archiv für reine und angewandte Mathematik de Carl Friedrich Hindenburg [Bullynck 2013], de type encyclopédiste comme le Magasin encyclopédique [Bret & Chappey 2012] ou de type institutionnel, car rattaché à une institution académique ou d’enseignement (Journal de l’École polytechnique [Lamy 1995] ou Magazin für die Bergbaukunde à l’Académie des mines de Freiberg [Morel 2013, 189 et suiv.]). L’essor des journaux spécialisés s’intensifie dans le premier XIXe siècle [Verdier 2009b]. Ainsi, en 1810 est lancé le premier journal français exclusivement réservé aux mathématiques : les Annales de mathématiques pures et appliquées dites Annales de Gergonne du nom de son principal fondateur [Gérini 2014]. Ensuite, en 1825 et 1826, une première poussée éditoriale s’installe à Gand puis à Bruxelles avec la Correspondance mathématique et physique en 1825 par J.G. Garnier & A. Quételet, à Vienne avec le Zeitschrift für Physik und Mathematik par A. Baumgartner & A. Ettinghausen et à Berlin avec la création du Journal für die reine und angewandte Mathematik par A.L. Crelle, en 1826. À l’exception du Journal de Crelle qui existe encore, tous les autres ont cessé de paraître au cours des années 1830. Entre 1835 et 1837 – sorte de seconde poussée éditoriale –, la presse périodique voit les lancements presque simultanés à Paris des Comptes rendus hebdomadaires de l’Académie des sciences, du Journal de mathématiques pures et appliquées par J. Liouville, puis la création en 1837 du Cambridge Mathematical Journal à Cambridge par R.L. Ellis & D.F. Gregory. Quelques

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années plus tard, l’offre éditoriale s’étend à l’enseignement des mathématiques avec les Archiv der Mathematik und Physik par J.A. Grünert en Allemagne1 en 1841 et les Nouvelles annales de mathématiques en 1842, à Paris par C. Gérono & O. Terquem.

2 Parallèlement à l’élargissement et à la diversification de l’offre éditoriale, le statut de la théorie des nombres, domaine marginal au début du XIXe siècle, évolue sensiblement tout au long du siècle. De nombreuses histoires de la théorie des nombres, publiées au XXe siècle, proposent un récit de cette évolution centrée sur quelques auteurs allemands – C.F. Gauss, C.G.J. Jacobi, J.P.G. Lejeune Dirichlet, E.E. Kummer, G. Eisenstein – et leurs travaux sur les résidus, lois de réciprocité et nombres idéaux interprétés comme des intermédiaires menant à la théorie moderne des nombres algébriques à la fin du XIXe siècle. Des travaux récents montrent les limites de cette lecture rétrospective, notamment à travers l’analyse de la réception – complexe et variée – des Disquisitiones arithmeticae de Gauss2, ouvrage publié en 1801 et considéré comme fondamental dans l’histoire de la théorie des nombres [Goldstein, Schappacher et al. 2007]. Les périodiques, qui deviennent alors le vecteur de circulation quasi exclusif des travaux arithmétiques pour les auteurs susmentionnés et pour les autres constituent un facteur matériel de cette transformation des pratiques arithmétiques. Un des objectifs de cet article est de comprendre les effets de la reconfiguration du paysage éditorial du premier XIXe siècle sur cette branche mathématique.

3 Nous avons choisi d’analyser cette double évolution du paysage éditorial et de la théorie des nombres dans le premier XIXe siècle à travers la notion mathématique de congruence, introduite par Gauss dans le premier article de son livre : deux nombres entiers a et b sont dits congrus modulo un nombre entier n lorsque leur différence a − b est divisible par n, c’est-à-dire qu’ils admettent le même reste après division euclidienne par n. Gauss introduit également la notation : a ≡ b (mod n), soulignant ainsi l’analogie entre égalité et congruence.

4 Une analyse focalisée sur les congruences permet d’une part de saisir différentes formes d’appropriation de ce nouvel objet dans différents réseaux d’auteurs. Cette notion arithmétique peut d’autre part être envisagée comme un des marqueurs permettant d’analyser de manière systématique des aspects de l’évolution de la théorie des nombres, dont la définition est alors loin d’être stabilisée3. La relative marginalité des congruences sur la période permet de plus d’envisager une étude s’appuyant sur un ensemble large de périodiques tout en obtenant un corpus de taille raisonnable. Les périodiques sont ici envisagés à la fois comme objet et moyen d’étude [Gispert 1999]. Moyens d’étude des congruences, ils sont envisagés comme des « lieux d’observation privilégiés pour étudier les transformations des savoirs et les modalités de diffusion » [Bret & Chappey 2012] dans le cas des congruences. Réciproquement, se concentrer sur les congruences permet d’une part de préciser des modifications connues du paysage éditorial pour le premier XIXe siècle et d’autre part d’analyser concrètement des mécanismes de circulation des savoirs et des stratégies d’acteurs face à l’offre éditoriale. Les journaux deviennent alors objets d’étude et les congruences acquièrent à leur tour le double statut de sujet d’étude et de sonde historiographique.

5 La première partie de cet article dresse un panorama général des congruences dans les périodiques dans le premier XIXe siècle. Les trois suivantes sont centrées sur des cas illustrant particulièrement notre propos : la deuxième traite du Bulletin de Férussac, ressource générale pour les congruences et marqueur de certaines tendances arithmétiques ; la troisième montre la politique menée en faveur des congruences par

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Terquem, le principal rédacteur des Nouvelles annales de mathématiques ; la dernière partie explore à travers deux mémoires les mécanismes de circulation mathématique.

2 Les congruences de 1801 à 1850 : méthodologie et panorama général

2.1 Constitution d’un corpus de travail sur les congruences et premières données quantitatives

6 Pour construire notre corpus [Boucard 2011a], nous n’avons pas défini un ensemble de périodiques à dépouiller pour éviter l’écueil de délimiter a priori les sources susceptibles de contenir des textes en lien avec les congruences. Nous avons donc dans un premier temps utilisé des synthèses postérieures sur la théorie des nombres comme [Dickson 1919–1923] pour obtenir un premier relevé de textes en lien avec les congruences. Nous avons ensuite procédé à un dépouillement des périodiques apparaissant dans ce premier relevé4. Dans chacun des cas, nous avons systématiquement recherché les différentes occurrences de mots et symboles clés renvoyant aux congruences et à la notion voisine de résidu5. En effet, le symbole de Gauss est loin d’être automatiquement utilisé au XIXe siècle. Legendre introduit par exemple la notation Mp pour désigner un multiple de p, qui est ensuite reprise par Binet ou Crelle par exemple. Pour chaque texte obtenu, nous avons appliqué une double grille de lecture, interrogeant les pratiques mathématiques en jeu, les références explicitées par les auteurs, intégrées dans notre corpus si les congruences y apparaissaient sous une forme ou une autre.

7 Notre corpus6 est constitué de 254 textes dont 27 seulement ne sont pas issus de périodiques : ouvrages, extraits d’encyclopédies ou mémoires parus indépendamment. Les autres écrits de notre corpus sont répartis dans une trentaine de périodiques, institutionnels ou privés (c’est-à-dire à but commercial), et sont de formes très diverses, allant de notes de quelques lignes à des mémoires de plusieurs centaines de pages. L’analyse quantitative du corpus confirme bien la double évolution du paysage éditorial et de la théorie des nombres sur le premier XIXe siècle : entre 1801 et 1810, dix textes autour des congruences paraissent (dont six livres et deux articles dans des périodiques institutionnels), tandis qu’entre 1841 et 1850, 121 textes sont publiés, dont 36 dans des périodiques institutionnels et 80 dans des journaux mathématiques ou savants privés.

8 À partir de sa création en 1826, le Journal de Crelle est le support qui contient le plus de textes en lien avec les congruences (77 contre 31 dans les Comptes rendus de l’Académie des sciences de Paris), dont ceux considérés comme fondamentaux dans l’histoire de la théorie des nombres. Cela reflète également alors la situation particulièrement favorable de la théorie des nombres en Prusse, notamment grâce à la politique menée en faveur des jeunes arithméticiens prometteurs par A. von Humboldt et Gauss [Pieper 2007]. À la suite de ce dernier, Jacobi, Dirichlet, Kummer, Eisenstein et T. Schönemann travaillent sur les résidus, les lois de réciprocité et les nombres idéaux. Leurs écrits forment le cœur de nombreux récits historiques, et le fait que les références qui y sont mentionnées tendent à se refermer sur elles-mêmes7 permet de comprendre qu’une histoire construite à partir d’elles tende à occulter un nombre significatif d’acteurs et de travaux. En effet, sur les 56 auteurs apparaissant dans notre corpus, 18 sont

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allemands, publiant 122 textes et 22 sont français8, produisant 111 textes. Le décalage entre l’importance quantitative des auteurs français et de leurs publications et la position marginale de ces derniers dans l’histoire de la théorie des nombres nous a conduits à concentrer notre analyse sur cet ensemble de travaux.

2.2 Panorama des congruences à travers les journaux français

9 Dans le premier quart de siècle, les auteurs – Legendre, S.F. Lacroix, Cauchy, L. Poinsot – sont académiciens et/ou polytechniciens et usent des périodiques associés à ces institutions pour diffuser leurs recherches arithmétiques. Ensuite, mis à part le Journal de Crelle, c’est un journal encyclopédique, le Bulletin des sciences mathématiques, astronomiques, physiques et chimiques mis en place par le baron de Férussac en 1823, qui héberge jusqu’à sa faillite au début des années trente le plus grand nombre de mémoires inédits (5) en lien avec les congruences et qui apparaît de plus comme une ressource générale pour les congruences, dans un sens précisé ultérieurement. Legendre joue un rôle non négligeable dans la diffusion des résultats d’auteurs exclus des institutions pour des raisons d’âge (Jacobi) ou de sexe (S. Germain) via des résultats de ces deux auteurs qu’il insère dans ses mémoires de théorie des nombres suite à des échanges épistolaires réguliers [Legendre 1827, 1830]. Signalons également quelques initiatives individuelles en termes de publications, comme la parution régulière des Exercices de mathématiques de Cauchy de 1826 à 1830 dont il est l’unique auteur, sous l’égide des éditeurs de Bure, membres de sa belle-famille [Belhoste 1985, 93] ou encore des mémoires de Libri et Dirichlet publiés à leurs frais.

10 Pour ce premier tiers de siècle, les discussions sur les congruences définissent donc un paysage éditorial spécifique, où plusieurs périodiques sont absents. C’est par exemple le cas des Annales de Gergonne 9, bien que J.D. Gergonne soit familier des recherches de Gauss10 : cela répond néanmoins aux objectifs des Annales, principalement destinées à l’enseignement et aux enseignants. En effet, les congruences sont absentes des différents programmes d’enseignement français [Belhoste 1995]. Les stratégies personnelles mises en œuvre par des auteurs comme Jacobi, Dirichlet ou encore Libri soulignent leurs difficultés pour publier leurs recherches, difficultés d’autant plus importantes au cours des années 1830, au moment où, à l’exception du Journal de Crelle, les entreprises éditoriales évoquées précédemment cessent leurs activités pour diverses raisons.

11 À partir de 1835, les différents articles sont alors distribués dans le triangle constitué des Comptes rendus de l’Académie des sciences, du Journal de Liouville et des Nouvelles annales de mathématiques. Comme dans le cas plus général des mathématiques, cette fragmentation du paysage éditorial est combinée à l’absence d’une ressource générale pour les congruences. Une originalité pour la thématique des congruences réside dans le fait que pour chacun de ces trois périodiques, un acteur se distingue tout particulièrement : Cauchy pour les Comptes rendus de l’Académie (avec 22 notes sur 31), V.A. Lebesgue pour le Journal de Liouville (8 sur les 11 mémoires inédits) et Terquem pour les Nouvelles annales (7 sur 17).

12 Si la notion de congruence est assimilée de manière très hétérogène parmi les différents auteurs français, ils considèrent majoritairement les congruences dans un lien très fort avec les équations. Ainsi, des problématiques spécifiques en ressortent : des analogies entre équations et congruences binômes chez Poinsot, la considération

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d’équations indéterminées d’une forme donnée chez Cauchy, la détermination du nombre de solutions des congruences chez Lebesgue, une application des congruences à la théorie algébrique des équations chez Galois, ou encore des recherches sur le dernier théorème de Fermat chez Legendre et Germain. Comme cette liste en témoigne, les pratiques sous-jacentes sont très diverses et se situent dans des représentations disciplinaires multiples11. Lebesgue semble progressivement se singulariser par ses thématiques de recherche – résidus cubiques et biquadratiques par exemple –, qui sont proches de celles des auteurs allemands évoqués précédemment.

13 Notons qu’un même texte peut exister sous différentes formes au sein de cet espace éditorial, à travers les comptes rendus, rééditions ou traductions12, ce qui reflète plus généralement une pratique éditoriale courante. Des rééditions, traductions ou développements de mémoires parus dans les publications académiques (de Paris, de Berlin) sont en effet régulièrement insérés dans les journaux privés. Ainsi, dans son article de 1845, Poinsot propose en introduction un véritable manifeste en faveur de la théorie des nombres et son intégration dans l’enseignement, puis expose plusieurs démonstrations de théorèmes arithmétiques fondamentaux de la théorie des nombres [Poinsot 1845]. L’introduction est publiée dans les Comptes rendus en 1841, avant que le mémoire complet soit inséré dans le Journal de Liouville quatre ans plus tard. De même, sur les neuf notes de Cauchy publiées dans les Comptes rendus, deux sont reproduites dans le Journal de Liouville. Cette sélection semble d’ailleurs avoir été opérée pour donner à voir un échange d’arguments entre Cauchy et Lebesgue13. Enfin, après 1835, cinq articles déjà publiés dans le Journal de Crelle ou par l’Académie de Berlin sont insérés – directement ou après avoir été traduits – dans le Journal de Liouville et Terquem propose des adaptations de plusieurs textes de L. Euler, Dirichlet ou encore L. Kronecker dans les Nouvelles annales de mathématiques. Le procédé inverse – une réédition de texte dans le sens Paris-Berlin – ne se produit en revanche jamais dans le cas des congruences, bien que cela soit exceptionnellement le cas dans d’autres domaines mathématiques (analyse ou géométrie) comme des démonstrations d’un théorème sur l’isopérimétrie par J. Steiner en 1841-1842 [Verdier 2009a, 299–305].

3 Le Bulletin de Férussac : une ressource générale pour les congruences (1823-1831)

14 Avec son Bulletin, Férussac met en place une publication de type universaliste développée autour d’une structure de sociabilité scientifique, centrée sur sa bibliothèque-salon, connue pour être un lieu de rencontres privilégié pour les différents collaborateurs [Verdier 2012]. À l’instar du salon tenu par Crelle pour animer son journal, le salon de Férussac permet notamment à de jeunes savants comme Dirichlet ou É. Galois d’emprunter des ouvrages mathématiques, d’en discuter et, au final, de partager des références mathématiques communes.

15 Dans son article, R. Taton affirme que le Bulletin de Férussac offre « une image fidèle [...] des différentes tendances qui se font jour dans les recherches » [Taton 1947]. Notre étude confirme ce propos et permet de préciser les pratiques des acteurs. Tout d’abord, parmi les quatre auteurs publiant des recherches inédites, Cauchy est académicien depuis 1816 et Libri vient de voir accepter un « Mémoire sur la théorie des nombres » pour publication dans les Mémoires des savants étrangers de l’Académie. Ils choisissent pourtant d’insérer dans le Bulletin certains de leurs travaux sous forme de notes

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succinctes ou d’articles d’une dizaine de pages, probablement pour pallier les lenteurs de l’institution. Le Bulletin permet également de faire connaître les travaux de Lebesgue et Galois14 qui sont présentés à l’Académie sans être acceptés pour publication.

16 À côté des articles inédits, le lectorat du Bulletin a également accès à des résumés de présentations à l’Académie, des annonces de parution d’ouvrages et des comptes rendus d’articles. Une comparaison entre le contenu du Bulletin et la liste des différentes publications en lien avec notre thématique pour la période 1824-1830 montre que seuls six textes ne sont pas répertoriés15. Par exemple, à chaque mémoire publié dans le Journal de Crelle correspond un compte rendu dans le Bulletin de Férussac rédigé par A.A. Cournot, qui s’est fortement impliqué dans le Bulletin dès 1824 [Cournot 2010, 17]. C’est dans ce sens que le Bulletin peut être qualifié de ressource générale : il propose l’actualité arithmétique dans son ensemble, ou presque, qu’elle soit initialement publiée en français ou non. La maîtrise de l’allemand par Cournot permet ainsi de rendre compte des textes publiés dans le Journal de Crelle dont le contenu est difficilement accessible pour nombre de géomètres français pour des raisons d’ordre linguistique [Cournot 2010, 129]. Ses comptes rendus constituent une référence pour certains auteurs, comme l’indique Lebesgue en 1839 : Je ne connaissais pas le mémoire de M. Dirichlet quand j’ai trouvé la démonstration du théorème général (I) donné plus haut, mais j’avais lu ce qu’on en dit dans le Bulletin des sciences mathématiques de M. Férussac. [Lebesgue 1839, 59]

17 Les textes de Cournot renseignent de plus sur les thématiques qu’il considère comme décisives. Ainsi, dans un compte rendu sur une courte note de Jacobi sur les résidus cubiques [Jacobi 1827], Cournot commence par une courte introduction historique dans laquelle il rappelle, à la suite de Jacobi, que Gauss « promet depuis longtemps au public » [Cournot 1827a] de nouveaux résultats sur les résidus cubiques. Il souligne également la nécessité de développer une « théorie neuve et piquante », celle des racines imaginaires de congruences, en citant les travaux de Poinsot. Il est intéressant de constater que Cournot rapproche les travaux de Poinsot, Gauss et Jacobi. En effet, Galois publie en 1830 des recherches liées à la résolution algébrique des équations et dans lesquelles il introduit les racines imaginaires des congruences irréductibles modulo un nombre premier p [Galois 1830]. L’historiographie tend à faire de Galois un auteur isolé sur cette thématique [Frei 2007] ; or, son travail s’inscrit en fait dans un ensemble de travaux dont les contenus sont signalés dans le Bulletin et ce compte rendu de Cournot suggère au contraire que la question des racines imaginaires de congruences est considérée comme intéressante dès les années 1820.

4 Les Nouvelles annales de mathématiques ou la promotion de la théorie des nombres dans la presse intermédiaire (1842-1850)

18 Si les Nouvelles annales de mathématiques, « journal des candidats aux Écoles polytechnique et normale », visent un public constitué d’enseignants et d’étudiants, la présence d’une quinzaine d’articles en lien avec les congruences publiés entre 1842 et 1850 offre un contraste avec la situation du début du siècle et les Annales de Gergonne. Ici, Terquem, un des deux fondateurs du périodique, utilise sa publication pour être une force de proposition afin d’intégrer dans l’enseignement des éléments de théorie des nombres. L’étude des textes souligne la volonté répétée de Terquem de « propager »

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[Midy 1845, 147] les congruences. Auteur de cinq articles dans lesquels il reprend des résultats élémentaires et des preuves de Gauss, Dirichlet, Euler ou encore Kronecker, il propose également des comptes rendus critiques des manuels d’arithmétique de Guilmin et Cirodde, dans lesquels il déplore l’absence de la théorie des congruences qui permettrait de simplifier l’exposé du contenu mathématique [Terquem 1842, 54]. En tant qu’éditeur, il intervient à plusieurs reprises dans les articles pour souligner l’intérêt de diffuser une théorie des nombres fondée sur les résidus et les congruences. Il introduit également la notation ṗ, désignant un multiple quelconque d’un nombre entier p, qui selon lui présente « un avantage pour le calculateur et aussi sous le rapport typographique » [Terquem 1844, 343]. Elle est systématiquement utilisée jusqu’en 1849, dans dix articles contre trois où la notation de Gauss apparaît entre 1850 et 1862. La première apparition du symbole ≡ dans ce journal coïncide avec un changement d’éditeurs du journal : éditées les premières années par Carilian-Goeury, l’édition des Nouvelles annales est reprise en 1849 par Bachelier, qui est alors l’imprimeur par excellence pour les mathématiques [Verdier 2013a]. Néanmoins, la persistance de cette notation dans les années 1850 suggère qu’au-delà d’une possible limitation typographique, cette spécificité semble être une marque de fabrique des Nouvelles annales.

19 À côté de Terquem, sept auteurs publient un article chacun et E. Prouhet en publie quatre. C. Drot, É. Midy et Prouhet sont enseignants dans des collèges de province et Thibault à Paris, E. Catalan est répétiteur à l’École polytechnique, et S. Réalis est ingénieur civil. Lebesgue, professeur à l’université de Bordeaux depuis 1838, est le seul à publier sur les congruences dans d’autres supports que les Nouvelles annales. Comme Terquem, les auteurs proposent une présentation accessible aux débutants de résultats classiques de la théorie des résidus et des congruences. Catalan, Thibault et Midy traitent des fractions périodiques et l’analyse indéterminée du premier degré, qui figurent aux programmes d’enseignement [Catalan 1842], [Thibault 1843], [Midy 1845]. Les auteurs insistent régulièrement sur l’intérêt de reprendre des sujets connus à l’aide des congruences et soulignent à plusieurs reprises les objectifs pédagogiques de leur projet : ainsi, Prouhet clôt son article avec un exercice consistant à trouver des preuves de deux résultats énoncés par Euler [Prouhet 1846]. En l’absence de tout manuel de théorie des nombres en français, et même s’il est difficile de mesurer l’effet sur le lectorat, les Nouvelles annales constituent un lieu d’échanges privilégié sur cette thématique pour des enseignants et des étudiants parfois éloignés géographiquement16.

5 Circulations arithmétiques entre Paris et Berlin

5.1 Un « Mémoire sur la théorie des nombres » de Libri (1824-1834)

20 Le cas d’un travail de Libri sur la théorie des nombres témoigne bien des mécanismes de circulation mathématique. Présenté à l’Académie des sciences de Paris entre 1824 et 1825 et accepté pour publication dans les Mémoires des savants étrangers, il n’y sera inséré qu’en 1838. Pour pallier les lenteurs académiques, coutumières aussi bien à Berlin qu’à Paris, Libri utilise un autre canal éditorial : il fait publier à ses frais son mémoire chez le libraire florentin L. Ciardetti [Libri 1829]. Mais, comme il le souligne lui-même, ce texte, ainsi que d’autres mémoires « sont restés inconnus à la librairie et au public » [Libri 1831, 57]. Trois années plus tard, une version très proche de son texte

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est publiée dans le Journal de Crelle, témoignage d’une proximité scientifique et humaine avérée entre Libri et Crelle [Libri 1832]. Ainsi, c’est Libri qui transmet directement à Crelle, lors de ses voyages à Berlin, certains mémoires de savants français comme Liouville, car, en cette période, les lenteurs postales entre Paris et Berlin sont relevées par plusieurs acteurs (Verdier 2009a, 38–43).

21 Crelle sollicite de plus l’imprimeur de son journal, C. Reimer, pour faire publier en 1835 un ensemble de dix mémoires de Libri, contenant toujours le « Mémoire sur la théorie des nombres »17. Ce mémoire arithmétique de Libri est ainsi publié par quatre canaux éditoriaux différents en neuf ans et l’éditeur Crelle joue un rôle fondamental dans sa circulation outre-Rhin.

22 Dans ce texte, Libri s’appuie particulièrement sur les écrits de Gauss et Poinsot, mais propose une approche tout à fait originale de la théorie des congruences, qu’il fait dépendre de l’analyse. Comme Poinsot, il s’appuie sur des analogies entre équations et congruences, mais il produit des preuves fondées sur la considération d’un critère d’intégralité des nombres défini à partir des fonctions circulaires18. Or, il est fort probable que ce soit la publication dans le Journal de Crelle qui ait inauguré la circulation effective des idées de Libri. Ainsi, M.A. Stern publie ses recherches arithmétiques dans le Journal de Crelle à partir de 1830. C’est cependant en 1834 qu’il s’appuie explicitement sur les méthodes de Libri, héritées de Poinsot, pour proposer des preuvesalgébriques de théorèmes arithmétiques – comme la résolution de la congruence x² ≡ -3 (mod p) –, dont certains étaient déjà démontrés dans ses mémoires antérieurs, mais « par d’autres voies » [Stern 1834, 291].

23 Cet exemple montre comment un même contenu reste plus ou moins anonyme ou est réutilisé selon son support de publication. Il illustre deux mécanismes de circulation. D’une part, les recherches de Libri restent vraisemblablement dans l’anonymat tant qu’elles ne sont pas associées à un vecteur de circulation adéquat, à savoir le Journal de Crelle. D’autre part, l’article de Libri publié dans le Journal de Crelle semble être un véhicule pour des méthodes de Poinsot dont on ne retrouve de traces à Berlin auparavant, bien qu’elles aient été connues dans les réseaux parisiens.

5.2 Un mémoire de Jacobi de Berlin à Paris (1837-1856)

24 Arrêtons-nous pour finir sur un mémoire de Jacobi, qui est publié à trois reprises entre 1837 et 1856. Ce texte de Jacobi, intitulé Über die Kreistheilung und ihre Anwendung auf die Zahlentheorie, contient des résultats fondamentaux sur les sommes de Gauss et de Jacobi, des applications à la loi de réciprocité cubique, aux formes quadratiques, et correspond en partie au contenu d’un cours que Jacobi donne à l’université de Königsberg pendant le semestre d’hiver 1836-1837 [Jacobi 2007]. Il est publié une première fois dans les comptes rendus de l’Académie de Berlin en 1837 [Jacobi 1837], puis est réédité dans le Journal de Crelle neuf ans plus tard [Jacobi 1846]. Il est finalement traduit en français par un jeune polytechnicien encouragé par Terquem, E.N. Laguerre-Werly, et inséré dans les Nouvelles annales en 1856 [Jacobi 1856].

25 Contrairement à ce qui précède, nous n’avons retrouvé aucun commentaire sur les raisons qui ont poussé les acteurs en jeu à rééditer ce texte. Le texte de Jacobi est néanmoins connu assez rapidement par plusieurs auteurs, puisqu’il est explicitement cité par Cauchy, Dirichlet, Eisenstein, Kronecker, Lebesgue ou encore Schönemann avant 1846. Nous pouvons supposer que, dans le cas du Journal de Crelle comme dans

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celui des Nouvelles annales, les éditeurs respectifs ont choisi de reproduire ce texte non pas parce qu’il est tombé dans l’oubli comme dans le cas de Libri précédemment analysé, mais parce qu’il constitue à leurs yeux une référence arithmétique importante.

26 Le contenu de ces trois versions est le même, mais des ajouts sont progressivement intégrés par différents protagonistes. Ainsi, en 1846, Jacobi précise dans plusieurs notes quels travaux relatifs au même thème ont été publiés depuis 1837, et semble ainsi vouloir situer son travail par rapport aux très nombreux articles publiés dans le Journal de Crelle depuis. Il joint de plus des tables de décomposition de nombres premiers en sommes de carrés, calculées pour la plupart par des auditeurs de son cours, dont A.R. Zornow, régent du gymnase de Kneiphausen à Königsberg. Ce dernier a d’ailleurs collaboré avec Jacobi à plusieurs reprises : en effet, il publie des tables de décompositions en sommes de cubes en 1835 calculées dans le but de vérifier un théorème à la demande de Jacobi [Zornow 1835] et Jacobi se réfère dans un autre mémoire à d’autres tables de décompositions en sommes de carrés calculées par Zornow [Jacobi 1839].

27 Dans la traduction de 1856, aux premières notes de Jacobi et celles ajoutées en 1846 sont jointes des notes du traducteur Laguerre et de l’éditeur Terquem, qui complètent notamment les références de Jacobi en évoquant les travaux de Cauchy, Dirichlet, Lebesgue, Kummer, Libri ou encore J.-A. Serret. Les tables numériques ne sont en revanche pas reproduites, sans aucune explication. Ce cas se présente également dans le cas d’un compte rendu par Terquem de [Zornow 1835] inséré dans les Nouvelles annales en 1850, bien que Terquem qualifie la table de Zornow d’« ingénieuse ». Au-delà de l’absence des tables, la traduction de ce texte non élémentaire de Jacobi dans les Nouvelles annales atteste d’une volonté de Terquem de plaider en faveur de l’intégration de la théorie des nombres dans son journal en présentant en français des résultats alors classiques de la théorie des nombres et en les complétant par des références bibliographiques accessibles en France sachant que les textes de Dirichlet et Kummer cités ont déjà été publiés dans le Journal de Liouville.

6 Conclusion

28 L’exploration d’un ensemble de journaux contenant des mathématiques afin de constituer un corpus autour des congruences permet de mettre au jour des pratiques mathématiques variées : ainsi, à côté des articles publiés par des auteurs allemands dans le Journal de Crelle et les périodiques institutionnels berlinois et dont l’inter- citation est forte, nous avons notamment montré l’existence d’un autre ensemble de textes, dont les liens sont plus lâches et dont les auteurs évoluant en France proposent des recherches arithmétiques ancrées dans un rapprochement étroit entre équations et congruences. La prise en compte de tous les textes du corpus – y compris les comptes rendus, rééditions et traductions – met au jour différentes formes de circulations mathématiques. Par exemple, les comptes rendus de Cournot dans le Bulletin de Férussac donnent à voir les liens que ce dernier fait entre les recherches de Gauss, Jacobi et Poinsot. Les différentes traductions et reprises de textes de Jacobi et Dirichlet insérées dans le Journal de Liouville et les Nouvelles annales de mathématiques constituent un marqueur des thématiques arithmétiques estimées par les rédacteurs de ces périodiques. Le « Mémoire sur la théorie des nombres » de Libri publié en 1832 dans le

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Journal de Crelle semble être un vecteur pour des méthodes publiées par Poinsot une décennie plus tôt puisque celles-ci sont ensuite reprises par Stern en 1834.

29 Si la marginalité de la position de Lebesgue, comparée au nombre de ses publications arithmétiques, montre bien qu’une spécialisation dans le domaine de l’arithmétique est insuffisante pour assurer facilement une carrière académique en France, la volonté de plusieurs acteurs d’intégrer la théorie des nombres, et ce, particulièrement dans l’enseignement, est soulignée. C’est par exemple le cas de Poinsot ou de Terquem qui, en tant que rédacteur et auteur des Nouvelles annales, montre son souhait de diffuser la théorie des congruences, en introduisant une notation spécifique et en présentant des versions accessibles aux débutants de résultats démontrés antérieurement par Euler, Gauss, Dirichlet ou encore Cauchy.

30 Un sujet qui reste marginal tout au long de la période considérée, comme les congruences, permet de montrer sous une forme spécifique des caractéristiques du paysage éditorial pour la première moitié du XIXe siècle, comme sa fragmentation à la fin des années 1830, les relations entre les périodiques institutionnels et privés, ou encore les rôles fondamentaux de certains acteurs comme Cournot, Crelle, Liouville ou Terquem. De plus, via notre objet arithmétique apparaît une cartographie propre, largement dominée par une intense pulsation entre Paris et Berlin avec leurs publications académiques et privées. Certains périodiques pourtant reconnus n’apparaissent pas : ainsi, avant 1835 et en dehors des périodiques institutionnels, seuls le Bulletin de Férussac et le Journal de Crelle contiennent plus d’un article en lien avec les congruences. De même, nous observons une quasi-absence d’articles parus dans les journaux mathématiques britanniques créés dans les années 1830. Même si les éditeurs respectifs des Annales de Gergonne et des Nouvelles annales de mathématiques sont familiers de la théorie des nombres de Gauss, la position de celle-ci dans leurs journaux respectifs est très différente. Notons que les congruences sont totalement absentes de la rubrique « Questions-Réponses » des Nouvelles annales, suggérant une plus grande concordance entre celle-ci et les programmes d’enseignement.

31 Cette analyse confirme que le clivage Comptes rendus/ Journal de Liouville/ recherche et Nouvelles annales/ enseignement n’est pas si clair : les premiers contiennent des articles présentant des résultats élémentaires de théorie des nombres [Binet 1841], [Poinsot 1845], quand Terquem fait traduire, avec un décalage dans le temps certes, une référence fondamentale de Jacobi sur la cyclotomie et les formes quadratiques dans son journal. Se focaliser sur un thème mathématique circonscrit permet également de suivre les stratégies mises en œuvre par les acteurs – auteurs et éditeurs notamment – et certains mécanismes de circulation des mathématiques. Nous l’avons vu dans les cas de Libri et Jacobi. La sélection de deux notes aux Comptes rendus de Cauchy parmi neuf pour reproduction dans le Journal de Liouville souligne également le poids éditorial de Lebesgue, véritable interlocuteur privilégié pour Liouville en matière de théorie des nombres.

32 Finalement, ces études de cas, consistant à étudier une sélection de textes et de supports focalisés sur une thématique donnée, sont à multiplier pour cerner avec plus d’acuité les diversités des acteurs (savants, institutions et publications impliqués) et des pratiques éditoriales afin d’établir des cartographies donnant à voir le paysage éditorial sous différents angles de vue.

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ANNEXES

ANNEXE A* — Nombre d’articles par support éditorial et par décennie

Titre 1801-1850 1801-1810 1811-1820 1821-1830 1831-1840 1841-1850

Journal für die reine und angewandte Mathematik (J. 77 7 27 43 Crelle)

Comptes rendus hebdomadaires des séances 31 11 20 de l’Académie des sciences (CRAS)

Livres, dictionnaires, encyclopédies, mémoires 27 6 3 5 7 6 publiés indépendamment

Journal de mathématiques 23 8 15 pures et appliquées (JMPA)

Nouvelles annales de 17 17 mathématiques (NAM)

Bulletin des sciences mathématiques, 11 9 2 astronomiques, physiques et chimiques (Bull. Fér.)

Bericht über die zur Bekanntmachung geeigneten Verhandlungen 8 3 5 der Königlich Preußischen Akademie der Wissenschaften zu Berlin

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Abhandlungen der Königlichen Preußischen 7 5 2 Akademie der Wissenschaften zu Berlin

Mémoires de l’Académie Impériale des Sciences de 6 1 3 2 Saint-Petersbourg

Archiv der Mathematik und 5 5 Physik

Commentationes societatis regiae scientarum 5 1 2 1 1 Gottingensis recentiores

Göttingische Gelehrte 5 1 2 1 1 Anzeigen

Mémoires de l’Académie des sciences de l’Institut de 5 1 2 2 France (MARS)

Exercices d’analyse et de 3 3 physique mathématique

Exercices de 3 3 mathématiques

Journal de l’Ecole 3 2 1 polytechnique

Mémoires de l’Académie Royale des Sciences, des 2 2 Lettres et des Beaux-Arts de Belgique

Mémoires présentés par divers savants à l’Académie 2 1 1 des sciences de l’Institut de France

Autres** 14 2 0 6 0 6

Nombre de périodiques 31 4 4 13 12 17

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Nombre d’articles 254 10 10 35 72 127

*Les zones grisées indiquent les périodes où le support imprimé n’est pas publié. **Chacune des publications suivantes (Annales de mathématiques pures et appliquées (AMPA), Annali di Fisica, chimica e mathematiche, Milano, Annals of Philosophy, Bulletin de l’Académie royale des sciences, des Lettres et des beaux-arts de Belgique, Bulletin de la classe physico-mathématique de l’Académie impériale des sciences de Saint-Pétersbourg, Bulletin du Nord, Moscou, Bulletin de la Société Philomathique de Paris, Correspondance mathématique et physique, Programm des Gymnasiums zu Torgau (Saxe), Magasin encyclopédique, ou Journal des sciences, des lettres et des arts, Mémoires couronnés par l’Académie royale des sciences et belles-lettres de Bruxelles, Memorie della Reale Accademia delle Scienze in Torino, New series of the mathematical repository, Philosophical Magazine) contient un article pour la période considérée.

ANNEXE B — Nombre d’articles par auteur et par décennie

Auteurs pays 1801-1850 1801-1810 1811-1820 1821-1830 1831-1840 1841-1850

Cauchy, Augustin-Louis France 37 0 1 6 15 15 (1789-1857)

Dirichlet, Peter Gustav Lejeune Allemagne 22 6 11 5 (l805-1859)

Eisenstein, Gotthold Allemagne 20 20 (1823-1852)

Lebesgue, Victor-Amédée France 14 1 6 7 (1791-1875)

Kummer, Ernst Eduard Allemagne 13 13 (1810-1893)

Gauss, Carl Friedrich Allemagne 12 4 4 2 2 (1777-1855)

Jacobi, Carl Gustav Jakob Allemagne 12 2 7 3 (1804-1851)

Arndt, Peter Friedrich Allemagne 11 0 0 0 0 11 (1817-1866)

Libri, Guglielmo France 9 1 4 4 0 (1803-1869)

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Stern, Moritz Abraham Allemagne 8 1 5 2 (1807-1894)

Terquem, Olry France 7 7 (1782-1862)

Crelle, August Leopold Allemagne 6 4 2 (1780-1855)

Poinsot, Louis France 6 1 2 1 0 2 (1775-1859)

Schönemann, Theodor Allemagne 6 3 3 (1812-1868)

Bouniakowsky, Victor Russie 5 0 0 0 2 3 (1804-1889)

Cournot, Antoine- France 5 5 Augustin (1801-1877)

Liouville, Joseph France 5 1 4 (1809-1882)

Binet, Jacques Philippe Marie France 4 0 0 0 1 3 (1786-1856)

Legendre, Adrien-Marie France 4 1 2 1 (1752-1833)

Prouhet, Eugène France 4 4 (1817-1867)

Grünert, Johann August Allemagne 3 2 1 (1797-1872)

Schaar, Mathias Belgique 3 3 (1817-1867)

Galois, Évariste France 2 1 1 (1811-1832)

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Ivory, James Ecosse 2 1 1 (1765-1842)

Kronecker, Leopold Allemagne 2 2 (1823-1891)

Lamé, Gabriel France 2 2 (1795-1870)

Ostrogradskij, Mihail V. Russie 2 2 (1801-1862)

Serret, Joseph- Alfred France 2 2 (1819-1885)

Allemagne (8)

Autres (auteurs Angleterre ayant publié un (5) Belgique 28 3 2 5 7 11 article) (1) France (11) Italie (2) Russie (1)

Nombre 56 7 5 16 21 32 d’auteurs

Nombre 254 10 9 31 58 111 d’articles

NOTES

1. Dans la suite de l’article, nous désignons par Allemagne (respectivement Italie) le territoire géographique constitué de l’ensemble des États allemands (respectivement italiens) avant de devenir une entité politique, dans le second dix-neuvième siècle. 2. Gauss y présente la théorie des nombres comme « cette partie des Mathématiques où l’on considère particulièrement les nombres entiers » [Gauss 1801 xi], introduit des concepts innovants, et propose une première exposition cohérente de nombreux résultats arithmétiques. 3. Par exemple, les définitions données par les acteurs ne concordent pas : lorsque Gauss définit la théorie des nombres comme la science des nombres entiers, des géomètres comme A.- M. Legendre ou P. Barlow confondent théorie des nombres et analyse diophantienne [Goldstein & Schappacher 2007, 22–23]. De plus, les classifications proposées dans les journaux évoluent régulièrement, même lorsque l’on s’appuie sur des classifications proposées a posteriori dans les journaux de recension, par exemple [Goldstein 1999]. 4. Cela s’avère nécessaire en raison notamment de la structure de l’ouvrage de Dickson qui exclut ainsi des travaux importants pour notre propos, comme nombre d’écrits de Kummer par exemple [Boucard 2011b, 22–27].

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5. Comme Gauss le souligne, il existe un lien fort entre congruence et résidus, ces derniers étant déjà étudiés par Leonhard Euler (1707-1783) dans la seconde moitié du XVIIIe siècle [Boucard 2011a, 124–190]. 6. Les annexes insérées à la fin de cet article indiquent le nombre d’articles publiés par décennies pour chaque type de support imprimé (A) et pour chaque auteur (B). Nous avons également comptabilisé les différentes rééditions et traductions dont le rôle doit être pris en compte pour mieux saisir la circulation des contenus. 7. Parmi les contemporains, et en dehors des auteurs allemands, seul L.A. Cauchy est cité à deux reprises après 1835. 8. G. Libri est ici considéré comme français car il obtient la nationalité française au début des années 1830 [Maccioni Ruju & Mostert 1995]. 9. Seul Libri mentionne les congruences pour présenter une méthode permettant d’éviter leur usage [Libri 1825]. 10. Il avait en effet entrepris une traduction des Disquisitiones arithmeticae avant de prendre connaissance de la traduction de A.-C.-M. Poullet-Delisle publiée en 1807 [Gergonne 1821, 337]. 11. Les travaux de Galois, Libri ou Cauchy peuvent être rattachés au champ de recherche analyse algébrique arithmétique défini dans [Goldstein and Schappacher 2007], lorsque Poinsot propose une approche liant la théorie des nombres, l’algèbre et la géométrie, sous le nom de théorie de l’ordre [Boucard 2011b]. 12. Trente textes du corpus sont de cette nature. 13. Ainsi, dans les séances de l’Académie des 6 et 13 avril 1840 [Cauchy 1840 a,b), Cauchy cite [Lebesgue 1840a], paru dans le Journal de Liouville en février 1840. Lebesgue publie ensuite une Note sur un théorème de Cauchy [Lebesgue 1840b], dans laquelle il revient sur [Cauchy 1840a]. 14. Sur Lebesgue, voir [Abria & Houël 1876] ; sur Galois, voir [Ehrhardt 2011]. 15. Ces différents textes sont issus de sources plus difficiles d’accès [Lebesgue 1829a,b,c] ou sont très courts [Verhulst 1827]. Le contenu des Exercices de Cauchy n’est également plus résumé après la 42e livraison (août 1829). 16. Notons que ce ne sont pas les seuls textes témoignant d’un souhait de voir la théorie des nombres intégrer les programmes d’enseignement en France : c’est le cas de [Poinsot 1845] mentionné précédemment. 17. C’est dans la préface de ce volume que Crelle annonce qu’il avait demandé à Libri « la permission de faire réimprimer et de publier par la voie du journal ces excellents morceaux » [Libri 1835 iii]. 18. Pour traduire le fait qu’un nombre x est entier, il considère l’équation sin xπ = 0. 19. Nous désignons les principaux périodiques par les sigles indiqués dans l’annexe A.

RÉSUMÉS

Avec l'essor des journaux spécialisés, le paysage éditorial mathématique évolue considérablement pendant la première moitié du XIXe siècle. Parallèlement, la publication des Disquisitiones arithmeticae de Gauss en 1801, avec son introduction de la notion de congruence, marque l'histoire de la théorie des nombres. Cet article propose une analyse de la double évolution du paysage éditorial et des congruences dans la première moitié du XIXe siècle, en se concentrant sur les circulations mathématiques. Après avoir identifié le corpus des textes par

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lesquels la notion de congruence circule, nous en dressons un portrait général avant de nous focaliser sur des cas d'étude particulièrement significatifs. Congruences et périodiques sont ainsi envisagés, tour à tour, comme des objets et des moyens d'étude.

With the rise of specialized journals, the landscape of mathematical publishing changed profoundly over the first half of the nineteenth century. Meanwhile, the publication of the Disquisitiones arithmeticae by Gauss in 1801, with its introduction of the concept of congruence, marks the history of number theory. This article analyzes the dual evolution of publishing landscape and congruences in the first half of the nineteenth century, focusing on mathematics circulations. Having identified the corpus of texts by which the notion of congruence circulates, we draw a general picture of it before focusing on case studies of particular significance. Congruences and periodicals are considered here as well, in turn, as objects and means of study.

AUTEURS

JENNY BOUCARD Centre François Viète, Université de Nantes (France)

NORBERT VERDIER IUT Cachan & GHDSO, Université Paris-Sud (France)

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Circulations mathématiques et offre locale d’enseignement : le cas de Troyes sous la Restauration et la monarchie de Juillet

Renaud d’Enfert

1 Appréhender les échanges et les circulations mathématiques sous l’angle de l’enseignement peut s’envisager de plusieurs manières. Une première manière consiste à étudier l’acte d’enseignement lui-même, c’est-à-dire le processus de fabrication, de transmission et de réception des savoirs mathématiques enseignés, processus qui met en relation, de façon essentiellement « verticale », des enseignants et des élèves ou des étudiants [Chatzis 2008]. Une deuxième manière réside dans l’analyse des relations « horizontales » qui peuvent se nouer entre enseignants (ou/et entre élèves) et de ce qu’elles produisent, à travers notamment les journaux mathématiques [Gérini 2002], [Verdier 2009], [Nabonnand & Rollet 2012] ou les espaces de sociabilité savante ou professionnelle [Barbazo 2010]. L’étude de la circulation des enseignants eux-mêmes, susceptible d’engendrer celle de savoirs et de pratiques d’un lieu à l’autre, d’une institution à l’autre, est encore une autre manière d’aborder la question des échanges et des circulations mathématiques. La mobilité géographique des professeurs du secondaire ou du supérieur, qui doivent effectuer un véritable tour de France avant d’être affectés à un poste correspondant à leurs aspirations – généralement à Paris pour les plus titrés – est un phénomène bien connu1. Mais on peut aussi s’interroger sur la circulation des enseignants de mathématiques à l’échelle locale, notamment à l’échelle de la ville. Les travaux sur l’offre locale et les systèmes locaux d’enseignement (et de recherche) suggèrent en effet l’existence de telles circulations, fruit d’une pluriactivité enseignante. Michel Grossetti a ainsi souligné les « interdépendances inévitables » entre établissements, dues notamment au fait que ceux-ci ont recours à un même « potentiel local d’enseignants » [Grossetti 1994, 11]. De même, pour Jean-Michel Chapoulie, « il existe un lien entre ces unités que sont les établissements, même lorsque celui-ci se réduit à un rapport objectif de complémentarité ou de concurrence pour le

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recrutement d’élèves et d’enseignants » [Chapoulie 2010, 30]. Dans quelle mesure ces interactions et ces circulations, observées à l’échelle locale dans une perspective d’histoire institutionnelle, mais peu étudiées du point de vue disciplinaire, trouvent- elles leur traduction pour ce qui est de l’enseignement des mathématiques ? Adrian Rice a mis en évidence les circulations de professeurs (et d’élèves) entre les établissements londoniens de niveau supérieur (masculins et féminins) à l’époque victorienne [Rice 1996]2. Pour ma part, en portant l’attention sur la ville de Troyes, petite cité manufacturière et commerçante du département de l’Aube, entre 1820 et 1850, je voudrais examiner les circulations des enseignants de mathématiques, de leurs savoirs, de leurs pratiques, entre les divers types d’institutions post-élémentaires : primaire, secondaire, technique. Quelles en sont les conséquences sur l’enseignement dispensé dans les diverses institutions concernées, dans un contexte scolaire – celui du XIXe siècle – où ces dernières ont des modalités et des normes d’enseignement a priori distinctes, compte tenu de la spécificité de leurs publics et de leurs finalités différenciées ? Pour répondre à ces questions, je limiterai l’étude aux institutions publiques – et laïques – troyennes de la première moitié du XIXe siècle et à leurs enseignants, ce qui exclut en conséquence l’enseignement féminin et l’enseignement congréganiste, ainsi que les cours particuliers3. J’adopterai par ailleurs une vision large de l’enseignement mathématique qui, outre l’arithmétique, la géométrie, l’algèbre, etc., peut aussi comprendre le dessin linéaire ou d’architecture – qui mobilisent des connaissances mathématiques [d’Enfert 2003] –, la mécanique ou encore la tenue des livres de comptes, comme c’est l’usage à l’époque dans certains types d’institutions.

1 L’enseignement public des mathématiques à Troyes : concurrences et complémentarités

2 Vers 1820, Troyes ne se distingue pas particulièrement par ses équipements scolaires publics. Chef-lieu du département de l’Aube situé dans le ressort de l’académie de Paris, la ville ne dispose alors que de deux établissements proposant des enseignements post- élémentaires, avec d’une part un collège secondaire, et d’autre part une école de dessin. Héritiers du collège oratorien et de l’école de dessin de l’Ancien Régime, ces deux établissements forment le noyau central du système d’enseignement public troyen. De nouvelles institutions vont s’y agréger au cours des années 1820-1830, créant des situations de concurrence ou de complémentarité.

1.1 Au cœur du « système local » d’enseignement : le collège et l’école de dessin

3 Établi en 1804 après la fermeture de l’école centrale du département, le collège de Troyes est un collège communal, ce qui signifie qu’il est principalement financé par la commune. À ce titre, il fait partie de ce que Bruno Belhoste a qualifié de « troisième cercle » des établissements secondaires, derrière les collèges royaux de Paris et de province, plus prestigieux [Belhoste 1995, 19]. Le collège de Troyes n’en apparaît pas moins comme un établissement important, tant par le nombre d’élèves scolarisés que par l’ampleur de son enseignement scientifique. C’est, vers 1845, le collège communal le plus fréquenté de l’académie de Paris [AN, F/17/8639]. C’est aussi celui où l’enseignement des sciences est le plus complet. De fait, si le collège n’est doté que

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d’une seule chaire de mathématiques jusqu’au début des années 1830, celle-ci est ensuite complétée par une chaire de mathématiques spéciales et de physique ouverte en 1832, laquelle est scindée une dizaine d’années plus tard en une chaire de mathématiques spéciales et une chaire de physique. Cette multiplication des chaires dévolues à l’enseignement des sciences – et que complète une chaire de dessin créée en 18214 – permet ainsi de dispenser, du moins théoriquement, un enseignement scientifique analogue à celui des collèges royaux. Mais contrairement à la situation qui prévaut dans les collèges royaux, qui emploient a priori des agrégés, les enseignants de mathématiques du collège de Troyes sont le plus souvent des licenciés ou des bacheliers ès sciences, même si certains d’entre eux sont passés par l’École normale supérieure et/ ou ont tenté le concours de l’agrégation5.

4 L’école gratuite de dessin constitue la seconde grande composante du système troyen de formation post-élémentaire. De statut municipal, elle est l’héritière directe de l’École royale gratuite et publique de dessin, de mathématiques, d’architecture et des arts créée en 1773 [Sainte-Marie, Méloir et al. 1983], [AN, F/17/9108]. Contrairement au collège, qui vise principalement les enfants de la bourgeoisie aisée, l’école de dessin s’adresse aux ouvriers et artisans de la ville, adultes et adolescents à partir de 12 ans. L’enseignement, qui comprend trois classes – figure, ornement, architecture –, est donné le soir de cinq à sept heures. Il est donc possible de le suivre parallèlement à l’exercice ou à l’apprentissage d’un métier. Si les mathématiques, et plus particulièrement la géométrie, sont a priori partie prenante du cours d’architecture, elles constituent aussi, dans le cas troyen, le préambule du cours de dessin : Le tracé de vingt-cinq à trente figures de la géométrie pratique (ou dessin linéaire) sert d’introduction à ces divers genres de dessin, et à celle des principes raisonnés de l’architecture, comprenant les plans, les coupes verticales, les élévations géométrales et perspectives, le dessin des décorations et des machines, etc. [Baudemant 1829a]

5 Toutefois, selon un schéma assez classique à l’époque [d’Enfert 2003], les professeurs de l’école de dessin, qui dispensent ces enseignements, sont jusqu’au début des années 1830 exclusivement des artistes, plus précisément des peintres. Ce n’est qu’à partir de 1832 que le cours d’architecture, qui inclut désormais la géométrie descriptive, est confié à un architecte de métier. L’architecte du département, Victor Bert, donne ainsi un « cours spécial d’architecture et des sciences qui s’y rattachent », lequel sera repris en 1837 par l’architecte de la ville, Arsène Fléchey [AM Troyes, R 388]. Une telle évolution du personnel enseignant des écoles et cours de dessin – on notera au passage que l’école de dessin ouvre sur un univers enseignant très différent de celui du collège – n’est pas un phénomène isolé. Elle se retrouve dans d’autres villes, qui ont aussi recours à des architectes pour enseigner les mathématiques et le dessin « exact » [d’Enfert 2003, 163-167]. Dans le cas de Troyes, elle est en grande partie une conséquence de la diversification de l’offre locale d’enseignement mathématique dans la seconde moitié de la décennie 1820 et des types de relations entre institutions qui en résultent.

1.2 Un système local qui se complexifie progressivement

6 Au cours des années 1820-1830, en effet, le noyau formé par le collège et l’école de dessin est progressivement complété par de nouvelles institutions publiques qui dispensent, elles aussi, un enseignement de mathématiques. Leurs créations respectives s’inscrivent dans des dynamiques d’envergure nationale. Un cours public (et gratuit) de

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géométrie et de mécanique appliquées aux arts est organisé à partir de 1827, dans le sillage de l’enseignement dispensé par Charles Dupin au Conservatoire des arts et métiers et que ce dernier promeut à l’échelle du pays tout entier en mobilisant notamment les anciens élèves de l’École polytechnique [Christen & Vatin 2009]. À Troyes, c’est d’ailleurs sur la désignation de Dupin que la municipalité en recrute le premier professeur, Alexandre Leymerie. Ce dernier, un polytechnicien de la promotion 1820, donne en soirée, dans une salle de l’hôtel de ville, trois leçons par semaine, qui sont complétées par des répétitions et des exercices de dessin linéaire le dimanche. L’initiative, soutenue par la chambre de commerce et les industriels locaux, a pour but de « répandre parmi nos industriels les principes des deux sciences les plus utiles à l’industrie et effacer peu à peu l’ancienne routine pour lui substituer une pratique éclairée par la théorie » [AAJA 1829, 123–124]. Elle vise en premier lieu les maîtres, contremaîtres et ouvriers de la ville, mais aussi les « fils de propriétaires » et les « artistes en tous genres », pourvu qu’ils soient âgés de plus de quinze ans [AM Troyes, R 88]. Leymerie ne se contente pas de donner des cours publics. Il donne aussi, à son domicile, « un cours particulier de géométrie descriptive, avec ses applications à la perspective et aux ombres » durant lequel « chaque auditeur reçoit des soins particuliers tant sur l’explication que pour le dessin des épures » [AAJA 1828, 120– 121]. En tout état de cause, la vocation prioritairement ouvrière du cours de géométrie et de mécanique, le fait qu’il propose des cours du soir, génèrent une situation de concurrence avec l’école de dessin. Celle-ci se traduit en 1829 par une polémique particulièrement virulente entre les deux parties qui défendent deux conceptions différentes de la place des mathématiques dans la formation des ouvriers [Baudemant 1829a,b]. La querelle conduit à la démission du directeur de l’école de dessin puis, comme on l’a vu plus haut, au recrutement en 1832 d’un architecte pour y assurer un enseignement d’architecture davantage ancré dans les mathématiques. Quant au cours de géométrie et de mécanique, il est repris en 1833 par un ancien élève de Leymerie. Interrompu entre 1835 et 1837 faute de soutien de la municipalité, il cesse d’exister à partir de 1840 [Gréau 1871].

7 Deux autres créations d’établissements sont très directement liées à l’impulsion de l’État en faveur du développement de l’enseignement primaire au lendemain de la révolution de Juillet. Conformément à la loi Guizot sur l’instruction primaire de 1833, une école primaire supérieure et une école normale primaire sont créées en 1834. Appartenant à l’ordre primaire, elles se distinguent du collège par leur recrutement populaire et par un enseignement mathématique voulu résolument pratique et utile.

8 L’école primaire supérieure n’est pas créée ex nihilo. Elle est issue de la transformation d’une école de commerce annexée au collège, elle-même probablement issue d’une « école spéciale de commerce » créée vers 1823 sous le patronage de négociants de la ville [AAJA 1827, 118]. Rattachée au collège comme cela est autorisé par le ministère [Guizot 1833]6, l’école primaire supérieure est présentée comme « une véritable école industrielle » à destination des « familles aisées mais non opulentes » qui ne souhaitent pas que leurs enfants suivent sept années d’études secondaires essentiellement classiques [AN, F/17/8639]7. L’enseignement y dure trois années, au cours desquelles les élèves – ils représentent environ 20 % de l’effectif total du collège en 1845 – reçoivent un enseignement mathématique essentiellement tourné vers les applications et qui conserve une orientation commerciale. Celui-ci comprend en effet l’arithmétique, la géométrie et ses applications à la levée des plans et à l’arpentage, le dessin linéaire

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« appliqué aux constructions, à l’architecture et aux autres objets d’art et d’agrément », la tenue des livres de comptes, la comptabilité industrielle et commerciale. Au terme de ces trois années, les élèves peuvent éventuellement rejoindre les dernières classes du collège en vue de préparer les concours d’admission aux « écoles spéciales », notamment l’École centrale des arts et manufactures récemment créée. À la fin de la décennie 1840, ils représentent ainsi le tiers de l’effectif de la classe de mathématiques élémentaires. À l’encontre des recommandations ministérielles, qui souhaitent que « le collège et l’école primaire supérieure forment deux établissements distincts en droit, séparés en fait, et que la contiguïté n’amène point la confusion » [Guizot 1833], le cas troyen témoigne donc en réalité d’une forte intrication, du moins pour ce qui est de l’enseignement des sciences, entre la filière primaire et la filière secondaire.

9 Ouverte en 1834, l’école normale primaire est quant à elle entièrement indépendante du collège, y compris par sa localisation dans un autre quartier de la ville. Contrairement aux autres institutions publiques évoquées précédemment, elle est sous le contrôle du conseil général et non de la municipalité. Destinée à former les instituteurs du département, l’école normale propose aux élèves-maîtres, qui doivent être âgés de 16 ans au moins, une formation en deux ans, chaque promotion comprenant une quinzaine d’élèves environ, le plus souvent d’origine rurale [Baron 2000]. Selon la réglementation en vigueur, l’enseignement mathématique comprend l’arithmétique et le système métrique, la géométrie (pratique), le dessin linéaire et l’arpentage. Il doit se distinguer de l’enseignement secondaire en se bornant « aux éléments les plus essentiels, parmi ceux qui sont le plus immédiatement applicables aux usages de la vie » [Villemain 1843b]. L’école normale ne se limite toutefois pas à la formation initiale des élèves-maîtres : elle organise aussi des cours de perfectionnement pour les instituteurs déjà en fonction, ainsi que, épisodiquement, des cours d’adultes donnés par les élèves-maîtres [Baron 2000, 15], [AN, F/17/9653], [AAJA 1848].

2 Les enseignants, acteurs essentiels des circulations mathématiques entre institutions

10 Les interactions entre les divers établissements publics troyens ne se construisent pas seulement au niveau institutionnel. Les enseignants jouent également un rôle essentiel. Bon nombre de ceux qui composent le « potentiel local d’enseignants » exercent dans plusieurs institutions à la fois, générant des circulations entre elles : circulations d’individus, de savoirs, de pratiques.

2.1 La pluriactivité enseignante : une pratique courante

11 La pluriactivité enseignante constitue en effet un trait marquant du groupe formé par les enseignants de mathématiques et de dessin troyens. Sur les 22 enseignants recensés pour la période 1827-1850, près des deux tiers – 13 exactement – exercent simultanément dans plusieurs institutions de la ville8. Examinons d’abord le cas des mathématiques proprement dites (dessin linéaire exclu). À cet égard, le collège constitue le pourvoyeur d’enseignants quasi-exclusif de l’école primaire supérieure et de l’école normale d’instituteurs. Sous la monarchie de Juillet, l’école primaire supérieure emploie un professeur de mathématiques jusqu’en 1839, puis deux à partir

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de cette date. À une exception près9, tous ceux qui s’y succèdent sont des régents du collège10. Ces derniers sont prioritairement les titulaires des chaires de mathématiques élémentaires (Gabriel-Frédéric Olivier, Louis-Rodolphe Simon) et de mathématiques spéciales (Étienne-François Larzillière) du collège ou éventuellement leur suppléant (Jean-Marie-Ernest Dusuzeau), mais, vers le milieu des années 1840, l’enseignement de l’arithmétique est aussi assuré, pour de courtes périodes il est vrai, par un régent de sixième, bachelier ès lettres (Antoine-François Longchamp) et un maître d’études du collège. Dans tous les cas, c’est à l’enseignant du collège le plus titré que reviennent les classes les plus élevées de l’école primaire supérieure. Un plan d’études de 1842 attribue ainsi la division de première année, où l’enseignement est restreint à l’arithmétique, au régent de mathématiques élémentaires, et celles de deuxième et troisième année, où l’étude de la géométrie domine, au régent de mathématiques spéciales [AN, F/17/8639]. C’est également un enseignant du collège, le régent de quatrième (Auguste-René Guiboiseau), qui donne tout au long de la période le cours de comptabilité et tenue des livres de l’école primaire supérieure.

12 L’école normale d’instituteurs présente une situation presque similaire puisque sur les quatre enseignants de mathématiques qui s’y succèdent sous la monarchie de Juillet (et qui enseignent aussi les sciences), trois sont des régents du collège : Olivier, presque aussitôt remplacé par Paul Flaugergues11, dans la première moitié des années 1830, puis Larzillière dans la seconde moitié des années 1840, ce dernier cumulant alors son emploi au collège avec ceux à l’école normale et à l’école primaire supérieure (où il occupe aussi la fonction de directeur). En revanche, c’est un ancien élève du cours de géométrie et de mécanique créé par Leymerie, mais aussi son successeur à la tête de celui-ci, Napoléon-Ambroise Cottet, qui enseigne les mathématiques à l’école normale primaire entre 1836 et 1844. Le profil de ce dernier tranche nettement avec celui des enseignants du collège : à l’origine ouvrier tisserand, il suit le cours de Leymerie et devient employé du bureau du cadastre puis de l’administration des Ponts et Chaussés avant d’être recruté à l’école normale, et sera par la suite vérificateur des poids et mesures.

13 Pour ce qui est du dessin, c’est principalement parmi les professeurs de l’école de dessin que se recrutent les enseignants des autres établissements de la ville. Au collège, c’est systématiquement le directeur de l’école de dessin ou l’un de ses adjoints qui occupe cette fonction à partir de 1835 : le peintre Anne-François Arnaud jusqu’en 1846 puis Jules-Nicolas Schitz et Gustave Eyriès, respectivement paysagiste et portraitiste. Sans surprise, l’école primaire supérieure, qui ne dispose pas de professeur de dessin linéaire avant 1840 – malgré l’obligation de cet enseignement prescrite par la loi Guizot depuis 1833 –, a recours aux mêmes enseignants : Arnaud entre 1840 et 1844, puis Eyriès et/ou Schitz à partir de 1846. À l’école normale, en revanche, ce n’est pas un professeur de l’école de dessin mais le professeur de dessin linéaire des écoles mutuelles de la ville, Alexandre Clausel, également peintre, qui enseigne cette discipline.

14 Si la pluriactivité enseignante va largement à l’encontre de la séparation voulue à l’époque entre les différentes filières du système d’enseignement, de telles situations sont en réalité assez courantes sous la Restauration et la monarchie de Juillet [d’Enfert 2012a]. Les écoles primaires supérieures et les écoles normales primaires ne disposant pas au moment de leur création d’un corps enseignant spécifiquement constitué et formé, le ministère de l’Instruction publique a même pu encourager les régents de

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collège à y enseigner [Guizot 1833]. Quant aux maîtres de dessin des collèges, l’usage veut que ce soit des enseignants extérieurs recrutés dans le vivier local des spécialistes du dessin, notamment au sein de l’école de dessin municipale. Ceux-ci cumulent alors leur enseignement au collège avec leur emploi principal : une situation que l’on peut retrouver dans les écoles primaires supérieures, mais aussi dans certaines écoles normales. Dans tous les cas, cette pluriactivité fournit aux enseignants concernés un complément de rémunération très appréciable. À Troyes, vers 1845, les régents du collège qui enseignent à l’école primaire supérieure perçoivent annuellement, selon les cas, entre 400 et 600 francs qui viennent s’ajouter à leur traitement ordinaire, compris entre 1500 et 1800 francs par an, le professeur de dessin, Arnaud, recevant pour sa part 300 francs [AN, F/17/8639].

2.2 Circulation des individus, des savoirs, des pratiques : quelles conséquences sur l’enseignement dispensé ?

15 Se pose, dès lors, la question des conséquences de cette pluriactivité enseignante sur les types de savoirs et de pratiques transmis aux élèves dans les divers établissements troyens. On peut notamment se demander dans quelle mesure les régents du collège exportent – ou non – leurs conceptions de l’enseignement mathématique et leurs habitudes de travail vers l’école primaire supérieure et l’école normale : y propagent-ils les normes de l’enseignement secondaire des mathématiques, a priori plutôt théorique et abstrait, ou bien s’adaptent-ils à l’esprit pratique et concret qui doit officiellement prévaloir dans l’ordre primaire ? Sur ce point, les informations disponibles sur le cas troyen, essentiellement issues de rapports d’inspection générale, sont très parcellaires, et l’on est surtout renseigné pour la décennie 1840. Notons tout d’abord que dans l’enseignement donné au collège de Troyes, les mathématiques pratiques ne sont pas nécessairement exclues : la collection de manuels publiée par Olivier, qui est très certainement le fruit de son enseignement et que celui-ci semble suivre à la lettre avec ses élèves12, met en effet en exergue le caractère usuel des mathématiques qu’ils contiennent et le fait qu’ils peuvent être utilisés aussi bien dans les « écoles industrielles » que dans les collèges13. Notons ensuite que l’enseignement mathématique dispensé dans les deux établissements primaires n’est pas un enseignement de moindre niveau. Ainsi, la géométrie et le système métrique sont des matières « que les élèves des deux premières divisions [de l’école primaire supérieure] possèdent beaucoup mieux que la plupart des élèves des collèges » [AN, F/17/8639]. En revanche, tant à l’école primaire supérieure qu’à l’école normale, les régents du collège ne semblent pas valoriser suffisamment les mathématiques pratiques. Ici, il faudrait que les professeurs « indiquassent toujours, à la suite de chaque théorie, les applications dont elle est susceptible » et n’oublient pas que « l’enseignement d’une école primaire supérieure doit avoir un caractère et un but pratique » [AN, F/17/8639] ; là, les leçons « manquent de simplicité et ne font pas assez pratiquer » [AN, F/17/9653]. À l’école normale, la tentation de reproduire à l’identique l’enseignement dispensé aux élèves du collège est probablement accrue par le fait que le programme officiel reprend très largement, à partir de 1838, celui des classes de quatrième, troisième et seconde des collèges royaux [d’Enfert 2012b]. On peut d’ailleurs penser que la place, plutôt médiocre pour ce qui est de l’enseignement mathématique, attribuée à l’école normale de Troyes par Ambroise Rendu, membre du Conseil royal de l’instruction publique,

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dans son palmarès des écoles normales primaires, est surtout due à l’inadéquation des pratiques enseignantes au regard des normes pédagogiques du primaire [Rendu 1849]14.

16 On peut tout autant s’interroger sur l’attitude des professeurs de l’école de dessin, qui sont des artistes-peintres, lorsqu’ils viennent enseigner le dessin linéaire à l’école primaire supérieure ou à l’école normale. « Inventé » pour l’enseignement primaire, l’enseignement du dessin linéaire est en effet très largement fondé sur la géométrie : il rompt de ce fait avec les méthodes académiques généralement en vigueur dans les écoles de dessin, mais aussi dans les établissements secondaires [d’Enfert 2003]. On retrouve là une problématique analogue à celle, évoquée plus haut, qui suscita, en 1829, la rivalité entre l’école de dessin et le cours de géométrie et de mécanique. À Troyes, c’est comme on l’a vu le directeur de l’école de dessin, Arnaud, également professeur au collège, qui est chargé du dessin linéaire à l’école primaire supérieure dans la première moitié de la décennie 1840. Mais celui-ci ne semble guère ajuster ses pratiques aux normes du primaire : il « n’est pas au courant de cet enseignement » et sa classe est « en souffrance » [AN, F/17/8639]. Une note du principal du collège explique la façon dont il a procédé pour le remplacer par un enseignant mieux à même d’enseigner le dessin linéaire, en s’appuyant sur le vivier d’enseignants à sa disposition : Ce dernier fonctionnaire qui n’est que peintre et nullement géomètre a donné l’enseignement du dessin linéaire sans aucun résultat pendant plusieurs années. J’étais tourmenté de cet état de choses lorsque le directeur de l’école normale primaire de Troyes me communiqua une circulaire de M. le ministre qui rappelle les véritables principes qui doivent présider à l’enseignement du dessin linéaire15. Je me décidai enfin à faire à cet égard une proposition à M. le maire qui me donna pouvoir d’agir. J’offris cet enseignement à M. Simon, régent de mathématiques élémentaires. Il refusa parce qu’il avait disposé de tout son temps et je priai M. Longchamp, qui a en géométrie des connaissances distinguées, de nous rendre service en accédant à la proposition refusée par M. Simon [...] M. Longchamp accepta à regret un enseignement qui rapporte peu et qui le prive d’un temps considérable. Je lui en sus gré sur le champ et ma reconnaissance est augmentée par la certitude que j’ai des progrès notables qu’il fait faire aux élèves. M. Arnaud aîné, à qui je parlai d’abord de mes intentions au sujet du dessin linéaire, me remercia en présence d’un membre du bureau en disant : « Je suis bien aise de n’avoir plus affaire avec ces jeunes gens qui ne font aucun progrès. » [AN, F/17/8639]

17 Cet arrangement sera de courte durée, puisque vers 1846, les successeurs d’Arnaud à l’école de dessin (et au collège), Eyriès et Schitz, également peintres, reprennent cet enseignement. Mais dans la mesure où ces derniers « n’avai[en]t pas pour la science la même répulsion qu’un de [leurs] prédécesseurs » [Gréau 1871, 72] et avaient suivi le cours public de mathématiques donné par Cottet dans les années 1830, on peut penser qu’ils étaient mieux disposés à enseigner le dessin linéaire que leur prédécesseur.

18 C’est une situation analogue qui prévaut à l’école normale primaire dans la seconde moitié de la décennie 1840 où le peintre Alexandre Clausel enseigne le dessin linéaire. Un rapport d’inspection générale de 1848 indique que ses élèves « ne connaissent pas bien la construction géométrique » et recommande de confier cet enseignement à un professeur de sciences, ce qui aurait l’avantage d’« éviter la tendance si naturelle aux artistes de substituer le dessin de figure et d’ornement au dessin linéaire » [AN, F/ 17/9653]. Mais c’est un autre vivier d’enseignants, celui des instituteurs, qui est alors pressenti. Reprenant implicitement une recommandation ministérielle de 1837 [Salvandy 1837, 502], le rapport, qui estime par ailleurs que le dessin linéaire ne peut être « fructueusement enseigné que par le professeur de géométrie », suggère en effet

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de remplacer les maîtres externes de sciences et de dessin linéaire par des maîtres internes choisis parmi d’anciens élèves de l’école normale, formés aux principes et aux méthodes de l’enseignement primaire. C’est bien d’ailleurs une solution de ce type qui sera adoptée en 1851 dans le cadre du nouveau règlement des écoles normales primaires. Sauf pour l’enseignement du chant, celles-ci ne peuvent plus employer de maîtres externes [ministère de l’Instruction publique 1851]. Cette disposition, qui se veut « une garantie contre toute extension excessive de l’enseignement » [Crouseilhes 1851], a pour effet d’exclure les enseignants exerçant dans les autres établissements de la ville (et de les priver d’un complément de revenus non négligeable). L’école primaire supérieure, transformée en une école commerciale et industrielle après 1850, continuera quant à elle à recourir aux enseignants du collège et de l’école de dessin.

3 Conclusion

19 Aborder la question des circulations mathématiques sous l’angle de l’offre locale d’enseignement, qui plus est dans une petite ville de province, conduit à faire émerger des institutions, des individus, mais aussi des types d’interactions encore peu présents dans l’historiographie des mathématiques et de son enseignement, généralement focalisée sur les élites savantes et les filières d’excellence qui assurent leur formation. Tel qu’il a été étudié dans le cadre de cet article, le cas de Troyes dans la première moitié du XIXe siècle permet de mettre en lumière la diversité de l’offre d’enseignement mathématique à l’échelle d’une ville et de donner toute sa place au versant populaire de cette offre. Il révèle également le jeu des interrelations qui se nouent entre les diverses institutions qui la composent. Il montre, en particulier, l’existence de circulations entre des filières d’enseignement dont il est généralement admis qu’elles n’ont guère de rapports entre elles, compte tenu des cloisonnements institutionnels qui prévalent à cette époque. À l’échelle de la ville, les circulations mathématiques sont d’abord des circulations d’enseignants d’une institution à l’autre, liées à la pluriactivité enseignante de nombre d’entre eux. On notera que ce sont des circulations à sens unique, qui suivent la hiérarchie des filières : les enseignants du secondaire sont appelés à exercer dans les établissements primaires, et non l’inverse. Ces circulations ne se réduisent toutefois pas à celles des individus : avec eux, ce sont aussi des savoirs, des pratiques, des habitudes de travail qui franchissent les frontières institutionnelles et se confrontent éventuellement à d’autres systèmes de normes. Les échanges « professionnels » qu’ils sont susceptibles d’avoir ensemble, que ce soit sur des questions mathématiques ou sur des questions concrètes d’enseignement, constituent en revanche un point aveugle de cette étude.

20 Le cas de Troyes se signale, entre autres, par l’absence d’établissement d’enseignement supérieur (faculté des sciences, école d’ingénieurs, etc.) et la modestie, au moins symbolique, du collège secondaire. Aussi conviendrait-il de multiplier les études de cas en faisant varier la structure des configurations locales : la taille de la ville, ses caractéristiques géographiques et économiques, la composition de son réseau d’établissements, sont autant de facteurs qui influent sur la nature des échanges et circulations mathématiques, tant au sein du système local qu’avec l’extérieur de celui- ci. Une approche « multimonographique16 », fondée sur la comparaison des situations locales, permettrait sans nul doute de mieux appréhender la contribution de ces circulations à la constitution de la culture mathématique scolaire.

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NOTES

1. Voir par exemple [Gispert 2011] pour ce qui est de l’enseignement supérieur dans l’entre-deux- guerres. 2. Voir aussi [Belhoste 2001]. 3. Des années 1820 aux années 1840, il existe à Troyes des « maîtres d’écriture et de calcul » au nombre de trois ou quatre. Quant aux enseignements féminin et/ou congréganiste, ils semblent moins ressortir, dans cette période, de l’enseignement post-élémentaire que de l’enseignement élémentaire.

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4. Voir [Thevenot 1876, 118]. Le statut des collèges royaux et communaux du 4 septembre 1821 prescrit des leçons de dessin « soit linéaire, soit de figure » à partir de la classe de quatrième [Belhoste 1995, 105]. 5. Je m’appuie notamment sur les dossiers individuels des enseignants, conservés aux Archives nationales. 6. Le fait que l’école primaire supérieure de Troyes soit annexée au collège est loin d’être unique. Voir par exemple [AN, F/17/8128], [Chapoulie 2010, 84]. 7. L’Almanach de l’Université royale de 1836 [Almanach 1936] assimile l’école primaire supérieure de Troyes à des « cours spéciaux pour les élèves qui se destinent aux professions commerciales et industrielles » (p. 8). Sur les cours spéciaux des collèges et leur éventuelle transformation en école primaire supérieure, voir [Marchand 2011]. 8. Ce développement s’appuie sur les dossiers individuels des enseignants conservés aux Archives nationales, ainsi que sur les pages de l’Annuaire administratif et judiciaire de l’Aube consacrées à l’instruction publique (aaja2769). 9. Il s’agit de Joseph Bornibus, directeur de l’école primaire supérieure de 1839 à 1842, qui y enseigne alors l’arithmétique. 10. Selon la réglementation alors en vigueur, les enseignants des collèges royaux sont des professeurs, et ceux des collèges communaux des régents. 11. Sur Flaugergues, voir [Brasseur 2013]. 12. C’est du moins ce que suggère un rapport d’inspection générale de 1840 selon lequel « les élèves doivent reproduire textuellement ce qu’ils ont appris dans un livre composé par le régent » [AN, F/17/8639]. 13. On se réfère ici, entre autres, à une publicité de la librairie Delalain pour le Cours de mathématiques usuelles [...] à l’usage des collèges, des maisons d’éducation et des écoles industrielles d’Olivier, paru dans le Journal général de l’Instruction publique, vol. 7, 138, 10 novembre 1838, 946. 14. L’école normale de Troyes est notée « assez bien » pour l’arithmétique et la géométrie quand plus d’une trentaine d’écoles normales en 1838 – et plus d’une quarantaine en 1849 – obtiennent « bien » ou « très bien », et elle fait partie du peloton de queue pour ce qui est du dessin linéaire et de l’arpentage. On peut comparer ses résultats à ceux, bien meilleurs, de l’école normale de Metz donnés par [Vatin 2007, 107]. 15. Il s’agit très certainement de [Villemain 1843b]. 16. Je reprends ici une expression employée par [Compère & Savoie 2005, 118] à propos des travaux de [Briand & Chapoulie 1993].

RÉSUMÉS

En portant l’attention sur la ville de Troyes, petite cité manufacturière et commerçante du département de l’Aube, entre 1820 et 1850, cet article examine l’offre publique d’enseignement mathématique à l’échelle de la ville afin de mettre en lumière d’éventuelles circulations mathématiques entre les divers types d’institutions post-élémentaires – primaire, secondaire, technique – qui la composent. Il montre ainsi l’existence d’interrelations entre ces filières d’enseignement dont les modalités et les normes d’enseignement sont a priori distinctes, compte tenu de la spécificité de leurs publics et de leurs finalités différenciées, et dont il est généralement admis qu’elles n’ont guère de rapports entre elles du fait des cloisonnements

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institutionnels qui prévalent à cette époque. Les circulations mathématiques observées sont d’abord des circulations d’enseignants d’une institution à l’autre, liées à la pluriactivité enseignante de nombre d’entre eux. Avec les individus, ce sont aussi des savoirs, des pratiques, des habitudes de travail qui franchissent les frontières institutionnelles et se confrontent éventuellement à d’autres systèmes de normes.

This article studies mathematics teaching at the post-elementary level in the city of Troyes (France), a small manufacturing and trading city in the Aube region of France during the 1820-1850 period. It investigates the circulation of mathematics at an urban level between primary, secondary and technical schools and courses. Exchanges between distinct curricula existed although these various types of schooling were institutionally separated and their teaching standards theoretically different. It shows that this kind of circulation of information was first linked to the circulation of mathematics teachers from one school to another, due to the multi-activity of a number of them. In this way, knowledge, practices and working habits in mathematics teaching could cross institutional boundaries and be confronted with other standards.

AUTEUR

RENAUD D’ENFERT Université de Cergy-Pontoise ; EA 1610 – Études sur les sciences et les techniques, Groupe d’histoire et diffusion des sciences d’Orsay (France)

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De Boston à Paris. Le retour de la Mécanique céleste de Laplace (1829-1839)

Thomas Preveraud

1 Introduction

1 Entre 1829 et 1839, le mathématicien américain Nathaniel Bowditch1 (1773-1838) publie à Boston quatre volumes de la Mécanique Céleste by the Marquis de Laplace, translated with a commentary. Le titre évoque une traduction de la Mécanique céleste de Pierre Simon de Laplace, dont le premier volume a paru en France en 1799. Mais il donne une indication supplémentaire : Bowditch offre au lecteur un commentaire de l’ouvrage français, par l’entremise de volumineuses notes de bas de pages2. Le texte est produit en dehors de tout contexte d’enseignement – l’auteur n’est pas professeur d’université et ne destine pas explicitement l’ouvrage aux étudiants – mais intervient dans une période de construction et d’avènement des structures propices au développement de la recherche en mathématiques aux États-Unis [Timmons 2013], [Parshall & Rowe 1994, 1-52].

2 L’historiographie de l’étude des grands textes et traités mathématiques de la période révolutionnaire – Bézout [Lamandé 1987], [Alfonsi 2011] ou Lacroix [Lamandé 2004] – est féconde [Dhombres 1985]. Elle démontre notamment l’inscription de leurs auteurs dans les contextes d’enseignement, de production et de publication des mathématiques. Le Traité de mécanique céleste de Laplace a fait, quant à lui, l’objet de nombreux ouvrages et articles, comme ceux de l’historien américain Roger Hahn [Hahn 2004]3, à l’inverse de la traduction rédigée par Bowditch, dont les contenus n’ont pas été systématiquement analysés avant les travaux menés dans [Preveraud 2014b, 407-478]. Dans le cadre de la circulation des idées, l’œuvre de Bowditch mérite une attention particulière. Elle bénéficie en effet d’une large diffusion dans les cercles savants français. L’historiographie des échanges mathématiques entre la France et les États-Unis au XIXe siècle souligne à juste titre l’importance et la diversité des formes de transfert dirigé de l’Europe vers l’Amérique, qu’il s’agisse de traductions de manuels

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[Simons 1931] ou de citations d’articles dans la presse mathématique [Preveraud 2014a]. Il faut insister, d’une part, sur le rayonnement de l’activité mathématique et savante postrévolutionnaire en France [Dhombres & Dhombres 1989], et d’autre part, sur l’émergence d’une communauté de recherche mathématique aux États-Unis4 qui ne se constitue véritablement qu’à la fin du XIXe siècle [Parshall & Rowe 1994, xiv]. Ils expliquent conjointement pourquoi un seul des sens de la circulation est particulièrement bien renseigné quand l’autre est systématiquement ignoré.

3 Or des productions savantes américaines investissent la scène mathématique française au cours du siècle. Le travail de doctorat proposé dans [Preveraud 2014b] vise notamment à rétablir la complexité des échanges entre les deux pays. Nous mettons donc l’accent, dans cet article, sur le trajet inverse avec la « diffusion retour » de la Mécanique céleste comme transfert dirigé des États-Unis vers la France. Nous cherchons ici à décrire les conditions matérielles et intellectuelles qui accompagnent la diffusion de l’œuvre de Bowditch en France5. Sur le plan matériel, il convient de savoir quels réseaux se constituent à la parution du livre pour en permettre la distribution. Sur le plan intellectuel, la réception de l’œuvre dans la communauté savante doit permettre de préciser le statut de la traduction en confrontant les propos des lecteurs au contexte scientifique et éditorial des années 1830. L’existence même du commentaire laisse en effet penser qu’il vient pallier les difficultés de compréhension de l’original pointées depuis sa parution par de très nombreux commentateurs, qu’ils soient français [Hahn 2004, 142], [Rabbe, de Boisjolin et al. 1936, 598] ou américains [Renwick 1830, 255] : les calculs sont compliqués, les démonstrations absconses et les références historiques et mathématiques absentes [Preveraud 2014b, 418-439]. Si Bowditch écrit pour un auditoire américain, si son commentaire nous dit, notamment, l’état de l’avancement des sciences et de son enseignement aux États-Unis, la diffusion du texte en France montre également l’intérêt du lecteur français à disposer d’une version explicative du texte de Laplace.

4 L’article s’appuie6 notamment sur la correspondance qu’entretient Bowditch avec certains savants français, conservée à la Boston Public Library et celle de David B. Warden, ancien consul des États-Unis en France, déposée à la Library of Congress de Washington.

2 Les acteurs de la diffusion matérielle du texte des États-Unis vers la France

5 L’étude de la correspondance de Bowditch montre qu’il destine une dizaine d’exemplaires de son premier volume à des savants, hommes politiques ou écrivains français, entre autres Sylvestre-François Lacroix, Adrien-Marie Legendre, Louis Puissant, François Arago ou Charles Fourier. En raison des frais postaux élevés [Fuller 1972, 191-193] dont l’expéditeur d’un colis doit s’acquitter pour envoyer un ouvrage des États-Unis vers la France au cours de la première moitié du XIXe siècle, Bowditch n’a que peu recours aux services postaux pour faire parvenir aux Français des exemplaires des différents volumes de sa traduction de la Mécanique céleste. Pour les deux premiers, il leur préfère l’articulation de deux réseaux d’individus. D’une part, la propre sociabilisation de l’auteur lui donne les moyens de solliciter des Américains en partance pour l’Europe et qui transportent le texte vers Paris. D’autre part, l’inscription d’un diplomate américain dans les cercles savants parisiens permet au texte d’être

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largement distribué parmi les intellectuels français. À la parution du troisième volume (1834), ces acteurs individuels sont peu à peu remplacés par des professionnels de l’édition.

2.1 Trois porteurs voyageurs non impliqués scientifiquement : deux médecins et un avocat (1829-1832)

6 En 1829, Bowditch confie plusieurs exemplaires du premier volume de sa traduction à Ruben Dimond Mussey, et lui demande de le distribuer à six savants, en l’espèce Legendre, Lacroix, Puissant, Flourens, Arago et Poisson. Fils d’un médecin du New Hampshire et diplômé du Dartmouth College en 1803, Mussey est un médecin américain. Entre 1809 et 1814, il officie à Salem, la ville de résidence de Nathaniel Bowditch [Haag 2012]. C’est probablement à cette période que les deux hommes se rencontrent. En 1829, il entreprend un voyage en Europe et séjourne à Paris où il suit, comme d’autres étudiants ou professeurs américains [Moulinier 2012, 124-126], des cours à la faculté de médecine. Plusieurs des courriers que Bowditch envoie en France introduisent formellement Mussey comme le « porteur » transatlantique du livre [Bowditch 1829]. Un an plus tard, Bowditch utilise le voyage en France d’un autre intermédiaire, en la personne de Francis H. Williams, chargé de porter de nouveaux exemplaires du premier volume [Bowditch, Bowditch, 25 mars 1830]. Cet avocat du comté de Suffolk, dans le Massachusetts, se rend à Paris pour des raisons médicales et est chargé de faire passer le texte au philosophe Fourier et à Charles Laplace, fils de l’auteur de l’original. En 1832, le second volume de la Mécanique céleste est transporté vers Paris par Henry I. Bowditch, un des quatre fils de l’auteur, alors étudiant en médecine, et qui vient suivre un semestre de cours à la faculté de médecine [Bowditch, Bowditch, 21 avril 1832]. Les savants de l’Académie des sciences, dont Lacroix, Poisson, Legendre et Arago sont destinataires du second tome de l’ouvrage comme ils l’étaient du premier.

7 Ces trois hommes n’entretiennent avec la traduction de la Mécanique céleste de lien scientifique ou éditorial d’aucune sorte. Leur fonction est simplement de porter d’un bord à l’autre de l’océan la traduction de Bowditch. Une fois arrivés à Paris, Mussey, Williams ou Bowditch fils ne remettent pas en personne les exemplaires à leurs destinataires.

2.2 Un passeur inséré dans les réseaux savants parisiens (1829-1834) : l’ancien consul des États-Unis en France, David Bailie Warden (1772-1845)

8 Un intermédiaire, déjà introduit dans les milieux savants parisiens, aux relations sociales et diplomatiques très établies, va accomplir cette tâche : il s’agit de l’ancien consul des États-Unis en France. David Bailie Warden (1772-1845) constitue une figure méconnue des relations franco-américaines du XIXe siècle. Une courte biographie a paru à Washington [Haber 1954] et aucun travail n’a été produit du côté français.

9 Né en Irlande en 1772, Warden s’exile aux États-Unis en 1799. Cultivé, fin lettré, parlant le français couramment, il décroche très rapidement des postes d’enseignant dans des écoles secondaires [Haber 1954, 2-3]. En 1804, il est repéré par le Général John Armstong, Jr. (1758-1843) qui vient d’être nommé ambassadeur des États-Unis en

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France. Armstrong l’emmène à Paris et fait de lui son secrétaire. Une fois sur place, la charge de travail peu importante qui lui incombe permet à Warden de poursuivre sa formation intellectuelle : il suit les cours de George Cuvier, Étienne Geoffroy Saint Hilaire, René Just Haüy et Louis-Joseph Gay-Lussac. Entre 1804 et 1808, ses liens avec ses professeurs s’étoffent, si bien que depuis les États-Unis, on lui envoie « lettres, paquets, informations » [Haber 1954, 6] à destination des savants parisiens. Warden devient alors le relai d’Américains soucieux de connaître l’état d’avancement de la science européenne et désireux de faire connaître leurs travaux en France. En 1808, il est nommé consul des États-Unis à Paris. Sa carrière à présent diplomatique lui permet de poursuivre et d’étendre ses relations dans le monde savant et littéraire. Il entend sa mission en France en lien avec la circulation des hommes et des savoirs : Le département des Affaires étrangères a demandé aux consuls de maintenir une correspondance régulière sur les sujets de la science, des manufactures et des arts. Par ce biais, il a été proposé de faciliter la communication entre les savants français et les érudits des autres pays, de disséminer les nouvelles publications, d’accélérer la circulation de la pensée et de la découverte. [Warden 1813, 29]

10 Sa carrière de consul prend fin en 1813, mais il décide de rester en France et se consacre, jusqu’à sa mort, à l’écriture et à la traduction, et assoit sa position dans les cercles savants. Il entretient des correspondances avec des savants de toute l’Europe et des États-Unis7. Il accueille aussi des compatriotes qui séjournent en France et les introduit, le cas échéant, dans les milieux savants de la capitale, à l’instar des porteurs du texte de Bowditch. Il devient membre d’un nombre considérable de sociétés savantes dont la Société de géographie de Paris et l’Académie des sciences. Dans les deux cas, il y fait connaître l’ouvrage de Bowditch [Bowditch, Warden, 20 August 1830], [Preveraud 2014b, 457]. Enfin, le diplomate utilise ses réseaux dans la presse pour diffuser le travail de son compatriote. Il existe un journal français dont la mission est justement de rendre compte des nouvelles scientifiques du monde : le Bulletin général et universel des annonces et des nouvelles scientifiques. Plus connu sous le nom de Bulletin de Férussac, du nom de son rédacteur en chef, ce journal tente de compiler l’ensemble des publications en matière de sciences dans le monde [Bru & Martin 2005]. Férussac fait de Warden un des correspondants de son journal dès 1822 et lui envoie la liste des sections afin qu’il réunisse à leur sujet tous les renseignements possibles en provenance d’Amérique [Warden, Férussac, 17 February 1822]. En 1830, il fait passer le premier volume de la traduction de Bowditch à Louis Benjamin Francoeur, alors correspondant pour la section mathématique du Bulletin. Ce dernier publie une brève notice annonçant la parution du texte [Francoeur 1830, 285].

11 Si le transport des exemplaires des premiers volumes s’effectue sans grande organisation mais plutôt au gré des voyages de connaissances de l’auteur, sa distribution à Paris bénéficie des réseaux de Warden, une des chevilles de l’Amérique dans la France savante des années trente. Il constitue un passeur entre deux mondes savants. Non scientifique, il correspond, selon nous, aux cinq critères du « portrait- robot » des passeurs entre science et littérature dressé dans [Bertrand & Guyot 2011, 18-19] : insertion dans les réseaux intellectuels, insertion dans le temps de l’histoire, pluralité des centres d’intérêt, pluralité des supports de la transmission et production intellectuelle.

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2.3 L’emprise des métiers de l’édition (1834-1839)

12 À partir de 1834 et de la parution du troisième volume, la diffusion du texte est davantage soutenue par le monde de l’édition, en premier lieu au sein d’une publication destinée au métier de libraire. Jacques Charles Brunet (1780-1867) consacre sa vie à la gestion de la librairie familiale et à la rédaction de dictionnaires bibliographiques [Prevost & Roman D’Amat 1956, 538]. Ce bibliographe publie notamment Manuel du libraire et de l’amateur de livres, plusieurs fois réédité, auquel il donne un supplément en 1834 dans Nouvelles recherches bibliographiques pour servir de supplément au manuel du libraire et de l’auteur de livres. C’est dans le troisième tome de cet ouvrage, à l’entrée Laplace, que sont mentionnés les deux premiers volumes de la traduction de Bowditch [Brunet 1834, 66].

13 En 1835, les trois premiers volumes sont intégrés à la collection de la Bibliothèque nationale de France [Bowditch, Van Praet, 3 June 1835] par Joseph Van Praet, le conservateur des imprimés entre 1795 et 1837. Bibliographe, il repère les ouvrages intéressants, récupère des bibliothèques entières et accroît considérablement le volume des collections [Varry 1991, 302-303]. Le texte de Bowditch vient, à ce titre, compléter le corpus des manuscrits et imprimés scientifiques conservés à la Bibliothèque. Le texte bénéficie d’une diffusion potentielle plus large puisqu’il est versé, par libraire et bibliothécaire interposés, au catalogue des œuvres disponibles en France. Rédigés à la mort de leur propriétaire par les notaires en vue de la vente des ouvrages les composant, certains catalogues de collections privées – celui de François Arago [Boulouze 1854, 101], celui de Guglielmo Libri [Florimond-Lévêque 1855, 35] – mentionnent également les quatre volumes de la traduction.

14 Le rôle des professionnels du livre dans la diffusion matérielle du texte va s’accentuer à la fin de la décennie. À la mort de leur père en 1838, ce sont les fils de l’auteur, Henry, Nathaniel Ingersoll, Jonathan et William Bowditch qui se chargent de la mise en page du quatrième volume de la traduction, qui paraît aux États-Unis en 1839. Le transport et la diffusion matériels de l’ouvrage s’effectuent bien différemment des premiers volumes. Il n’est plus question de compter sur les voyageurs américains se rendant en Europe, ni même sur les réseaux de Warden, mais bien davantage sur des intermédiaires professionnels de l’édition. C’est Joseph Lovering8, un agent de H. Edward et Cie, rue de Blény à Paris qui est chargé par la famille Bowditch du transport du livre vers la France [Warden 1813, 14 October 1839]. H. Edward et Cie représente, en France, Little and Brown, l’éditeur bostonien de la traduction de la Mécanique céleste. Il semble que des arrangements financiers soient mis en place entre Little and Brown et Bachelier qui vend dorénavant l’ouvrage à Paris [Warden, Nathaniel I., Jonathan, Henry & William Bowditch, 10 June 1840].

15 La commercialisation du texte montre un changement de statut de la traduction. Au début des années 1840, même si les fils Bowditch correspondent toujours avec Warden, essentiellement pour l’informer des modalités d’arrivée du livre à Paris, celui-ci n’est plus chargé d’en assurer la promotion ni la diffusion. L’emprise des libraires et éditeurs sur la diffusion du dernier volume et de l’ensemble de l’œuvre, devient alors indiscutable. Elle s’explique par un mouvement de structuration et d’industrialisation des professionnels de l’édition [Barbier 2000, 267-273]. Nous la corrélons à la renommée acquise par l’œuvre en France, c’est-à-dire la « médiatisation de l’auteur », ainsi que la

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source possible de revenus qu’espèrent en tirer Bachelier, Little and Brown et les fils Bowditch.

16 À partir du début du XIXe siècle, avec le développement des innovations techniques de l’impression, il se « constitue un marché de masse pour l’imprimé » [Barbier 2000, 277]. Sans doute le résultat d’une baisse des coûts et des délais de communication et de transport, cette intégration des marchés répond également aux besoins plus pressants de voir les informations circuler et les acteurs (libraires, intermédiaires, auteurs) payés tous trois plus rapidement qu’avant. Dans les années 1840, le cas de la circulation matérielle de la Mécanique céleste, résultat d’un arrangement entre acteurs, est exceptionnellement bien documenté. Il préfigure les mutations que la circulation internationale du livre va connaître dans la seconde moitié du XIXe siècle. Sous la pression de ces mêmes acteurs, qui voient leurs ouvrages être vendus, repris ou adaptés à l’étranger sans contrepartie financière ni cadre juridique, des conventions bilatérales sont progressivement passées pour protéger la circulation des œuvres étrangères à partir des années 1850. Il s’agit alors de faciliter la diffusion des textes et la rémunération de tous les individus parties prenantes du monde de l’édition. Cette protection des œuvres peine néanmoins à se mettre en place : à la fin du siècle, des éditeurs se plaignent toujours de reprises illégales de leurs œuvres.

3 La réception dans les milieux savants français

17 Le texte distribué à Paris par Warden, puis bientôt vendu en librairie, est lu avec intérêt par les savants français comme en atteste l’étude des lettres9 dithyrambiques reçues de France par l’Américain, et conservées dans le fonds des Papers of Nathaniel Bowditch à la Boston Public Library. La seconde partie de cet article vise à l’analyse scientifique des propos laudatifs de Lacroix et Legendre principalement, au regard de l’historiographie disponible. Il s’agit d’éclairer l’enthousiasme des lecteurs français à l’aune des contextes de la recherche et de l’édition des deux côtés de l’Atlantique au sujet de deux points du discours savant de l’ouvrage américain : la typographie et le commentaire nourri en notes de bas de pages.

3.1 Un « travail d’édition remarquable », symbole du retard de l’imprimerie française ?

18 En premier lieu, les savants parisiens louent le livre de Bowditch pour son excellence éditoriale et typographique. Lacroix écrit ainsi : Votre ouvrage, par la beauté de son exécution typographique [...] est peut-être le plus beau livre qui ait paru pour les mathématiques. Les calculs y sont d’une très grande netteté, et les figures placées dans le corps même de l’ouvrage réunissent à la commodité une très grande élégance. [Bowditch, Lacroix, 5 April 1830]

19 Legendre évoque « un très bel » exemplaire et « la magnificence de l’exécution typographique, magnificence qui n’existe à ce degré que dans les presses de l’Angleterre, car à cet égard, la France est bien éloignée de soutenir la concurrence » [Bowditch, Legendre, 2 February 1830].

20 Le texte de Bowditch n’est pas le premier, aux États-Unis, à utiliser des figures directement en regard du texte qu’il illustre. Des manuels de géométrie, comme [Davies 1828] ou [Hayward 1829], des monographies, comme [Webber 1801], insèrent déjà les

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figures à côté des propositions qu’elles illustrent. Les procédés techniques et les moyens économiques nécessaires sont maîtrisés par les éditeurs et les presses américaines. En France, dans la première moitié du XIXe siècle, même si dès les premiers tomes du Journal de mathématiques pures et appliquées (1824) les figures sont insérées dans le corps du texte [Verdier 2009, 127-149], il demeure exceptionnel de lire un ouvrage dans lequel elles ne sont pas contenues dans des planches placées toutes les trente pages, à la fin de l’ouvrage ou dans un recueil séparé. Par exemple, la 14e édition des Éléments de géométrie de Legendre, parue en 1843, ne contient toujours pas de figure intégrée. Concernant la géométrie descriptive, [Leroy 1834], [Lefebure de Fourcy 1830] ou même [Olivier 1843] sont logés à la même enseigne. Il faut attendre la toute fin des années 1840 avec les rééditions des Éléments de géométrie de Legendre par Alphonse Blanchet (1848), par exemple, pour que les figures intègrent dorénavant le corps du texte (Figure 1).

Figure 1: Extrait d’une planche de figures dans Éléments de géométrie de Legendre [Legendre 1843, Planche I], à gauche, et d’une figure intégrée dans Éléments de géométrie de Blanchet [Blanchet 1848, 7], à droite

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En 1829, les lecteurs français de Bowditch expriment alors leur surprise et leur enthousiasme à la vue de cette prouesse à la fois technique, éditoriale et économique venue d’Amérique, qui existait pourtant dès la Renaissance en Europe. Leur réaction, qui illustre une forme d’inexpérience à la pratique d’un manuel de ce type, indique que la circulation des manuels américains en France demeure inexistante à l’époque. À cet égard, le texte de Bowditch constitue une alternative de présentation et d’illustration du manuel.

21 Les propos des savants français quant à la qualité typographique qui serait exceptionnellement supérieure à celles des ouvrages imprimés dans les presses françaises méritent quelque attention. Il est vrai qu’une partie de la somme d’argent engagée par l’Américain pour la publication couvre la typographie, notamment l’édition des formules et des symboles mathématiques. « Des efforts considérables ont été consentis pour imprimer ce volume aussi correctement que possible » [Bowditch 1829, 747] explique en effet Bowditch. Pour évaluer le degré d’amélioration typographique du texte de Bowditch, nous avons considéré les points du langage mathématique [Verdier 2013a, 43] qui posent à l’époque des problèmes aux éditeurs, à savoir l’écriture en ligne des calculs, les indices et exposants, les symboles de l’intégrale et de la sommation, le trait de fractions notamment pour écrire les fractions continues. Effectivement, l’Américain diminue la taille de certains calculs, de façon à ce qu’ils apparaissent plus clairement aux yeux du lecteur : dans le livre de Laplace, le corps du texte autant que les formules étaient soumis à la même taille de police, au sein d’une mise en page d’aspect très surchargé. Ceci permet à Bowditch de poser ses calculs sur une seule ligne, au contraire de Laplace qui a souvent besoin d’effectuer une césure sur deux lignes (Figure 2).

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Figure 2: Extrait d’une même page de [Laplace 1799, 55] en haut et de [Bowditch 1829, 65], en bas

Mais ces transformations ne sont pas systématiques car la longueur de certains calculs empêche de facto leur compression typographique. La disposition des équations est parfois tout autant anarchique dans l’œuvre américaine. Concernant l’impression du trait de fraction, l’ouvrage de Laplace nous semble de bonne facture. Quelques calculs entretiennent la confusion notamment lorsque les numérateurs et dénominateurs sont

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typographiquement volumineux et que la fraction est précédée d’un symbole opératoire comme dans (Figure 3).

Figure 3: Extrait d’une même formule de [Laplace 1799, 216], en haut et de [Bowditch 1829, 439] en bas

22 Le traitement des exposants et des indices est également très globalement bon. Quelques maladresses typographiques concernent la taille parfois trop importante de l’exposant placé entre une fonction trigonométrique et la variable et sont corrigées par Bowditch (et son typographe).

23 Ces quelques exemples exceptés, il nous semble que l’original de Laplace dispose d’une typographie de facture très correcte10 et que les améliorations proposées par Bowditch, quoique réelles, demeurent marginales, d’autant qu’une génération accompagnée de progrès techniques notables dans l’édition mathématique sépare les deux publications. Les propos de Lacroix et Legendre, mathématiciens vieillissants – Legendre meurt en 1833, Lacroix en 184311 – sur le retard de l’imprimerie française semblent aussi contredits par l’historiographie au sujet de l’édition mathématique en France. Les améliorations de la typographie mathématique sont sensibles dans le premier tiers du XIXe siècle, notamment grâce au savoir-faire de la maison Bachelier et de son directeur d’imprimerie Théodore Bailleul [Verdier 2013b, 251-269]. La qualité de la typographie des ouvrages édités par Bachelier est alors reconnue en France et à l’étranger. Lacroix fait-il référence à des imprimeurs français moins talentueux que Bachelier pour présenter les formules mathématiques ? La réédition de la Mécanique céleste en 1846 par l’Imprimerie royale donne lieu à des commentaires plutôt sarcastiques et suggère en effet que Bachelier n’est pas forcément représentatif de l’état d’avancement de l’imprimerie en France dans la première moitié du XIXe siècle, ainsi que le rapportent Jean-Baptiste Jobard et l’Abbé Moigno dans un article qu’ils rédigent dans le journal La Presse12 en 1849, alors que Bachelier vient d’être récompensé lors de l’Exposition des produits de l’industrie : M. Leverrier, en signalant les grossières et innombrables fautes de la nouvelle édition de la Mécanique céleste de Laplace, imprimée à grands frais dans les brillants ateliers de l’Imprimerie nationale, faisant presque un crime au gouvernement de n’avoir pas confié ce glorieux travail à M. Bachelier, dont l’imprimerie était seule à la hauteur de cette grande et difficile tâche. [Jobard & Moigno 1849]

3.2 Un commentaire qui vient combler les lacunes du lecteur... et de l’original

24 Outre l’excellence de la typographie, c’est aussi la qualité et l’importance du commentaire qui retient l’attention des savants français. Pour Louis Puissant, « les

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nombreuses additions qui accompagnent le texte, et qui, à leur tour, méritent d’être traduites en français, sont les plus importantes parce qu’elles éclaircissent les difficultés auquel le sujet mène fréquemment » [Bowditch 1839, 64]. Les commentaires des savants français insistent sur la rudesse de lecture du texte de Laplace qui semble n’avoir été compris, tout comme à l’étranger, que par un nombre très restreint d’individus. Lacroix insiste sur les « intermédiaires presque indispensables » que Laplace a passés, sur les « embarras » qu’il a laissés. Même lui, à qui un jeune enseignant de Lausanne demande des éclaircissements au sujet de certains passages, est incapable de lui fournir des explications [Bowditch, Lacroix, 18 January 1833]. Legendre note que le commentaire de Bowditch facilite l’intelligence de l’original qu’il juge « difficile et d’un genre élevé » [Bowditch, Legendre, 2 February 1830]. En effet, plus de la moitié des notes de bas de pages rédigées par Bowditch sont constituées d’opérations complémentant un calcul. Elles permettent d’éclaircir un résultat (l’explication d’un calcul algébrique, une méthode d’intégration, etc.) que Laplace ne développe pas ou parfois ne justifie pas. Bowditch étoffe également son commentaire d’apports théoriques qu’il juge nécessaires à la bonne compréhension du texte de Laplace, sous la forme de définitions, de formulaires, de démonstrations de théorèmes ou d’explications. Rien que pour le premier volume, une dizaine de définitions est ajoutée par l’Américain – fonction, courbure, cycloïde, etc. – et un formulaire de quatre pages contenant les relations trigonométriques nécessaires à la mathématique céleste introduit le premier chapitre.

25 Ce faisant, la traduction et le commentaire rendent la théorie de Laplace accessible à un plus grand nombre de lecteurs. Lorsque Lacroix s’adresse en 1839 à l’un des fils de l’auteur, il est explicite et catégorique quant au public que le texte peut désormais toucher : [votre père] a poursuivi avec une constance infatigable, le dessein de mettre à la portée des étudiants un ouvrage aussi serré qu’important, dans lequel les calculs sont souvent à peine indiqués. [Bowditch, Lacroix, 25 December 1839]

26 Il semble croire que le texte, bien que rédigé en anglais, peut servir aux savants et étudiants du monde entier, français compris. Pour Legendre, le texte constitue une pierre posée en vue de l’édification de la science aux États-Unis : La tâche que vous vous êtes imposée et que vous remplirez sans doute dans toute son étendue, est un service immense que vous rendez aux savans en général et plus particulièrement aux savans du pays que vous habitez. [Bowditch, Legendre, 2 July 1832]

27 Enfin, la troisième qualité de la traduction tient, selon Lacroix, aux améliorations de la théorie des corps célestes et à l’actualisation des outils mathématiques produits avant et depuis l’écriture de l’original, et que Bowditch a intégrées à la traduction [Bowditch, Lacroix, 18 January 1833]. L’Américain utilise, par exemple, les intégrales elliptiques en se servant des tables produites par Legendre dans son Traité des fonctions elliptiques (1825), se réfère aux travaux sur la capillarité de Poisson, notamment à la Nouvelle théorie de l’action capillaire (1831), ou intègre de nouvelles méthodes de calcul des orbites des astres produites par Gauss dans Theoria motus corporum coelestium (1809), autant de travaux produits et publiés après la parution de l’ouvrage de Laplace.

28 Plus encore, les commentateurs français apprécient les références aux auteurs passés et récents que Laplace ne cite pas. Legendre écrit que le « grand défaut [de l’original] était de ne pas citer et de vouloir s’attribuer exclusivement des découvertes qu’il n’avait pas faites » [Bowditch, Legendre, 2 July 1832]. Bowditch convoque effectivement les tables

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astronomiques de Johann T. Bürg et Jacob Buckhardt, les Principia Mathematica (1687) d’Isaac Newton, la Mécanique analytique (1788) de Joseph Louis Lagrange, les travaux sur le pendule de Jean Bernoulli publiés dans le Recueil pour les astronomes (1771), les recherches de Colin Maclaurin sur le calcul de l’attraction d’un ellipsoïde, etc. Pour le premier volume par exemple, ce sont près de vingt références à des travaux « oubliés » par Laplace et que l’Américain cite.

29 Le commentaire permet à l’ouvrage de changer de statut : plus qu’une traduction, Bowditch a rédigé un texte neuf. Les savants français s’accordent donc pour en reconnaître les apports scientifique, typographique et pédagogique. Notons que le statut de leur correspondance entretenue avec Bowditch – des lettres de remerciements – nous invite sans doute à modérer leur enthousiasme. Néanmoins, ils semblent croire que la Mécanique céleste, même rédigée en anglais, peut, y compris en France, répondre aux difficultés des lecteurs français. À leurs yeux, le texte de l’Américain constitue bien davantage qu’une traduction. Reçu à l’aune des difficultés de compréhension et du manque de références de l’original, mettant à jour les améliorations récentes des sciences mathématiques et astronomiques, la Mécanique céleste de Bowditch est à la fois un manuel et un témoin des sciences de son temps.

4 Conclusion

30 La mise en œuvre d’une approche croisée prenant en compte les aspects scientifiques, éditoriaux et économiques de la réception de la traduction anglaise de la Mécanique céleste en France donne à voir un monde d’acteurs variés dont la sociabilisation dépasse les stricts cadres de la pratique scientifique. S’il n’est pas surprenant de voir apparaître les grands noms des savants français de la fin des années 1820 dans le retour de la Mécanique céleste, le rôle d’intermédiaires méconnus de part et d’autre de l’Atlantique – voyageurs, étudiants, diplomates, libraires, éditeurs – éclaire les soubassements ignorés des circulations intellectuelles au début du XIXe siècle.

31 Sur l’ensemble de ce siècle, aucune autre publication scientifique produite aux États- Unis n’est reçue en France avec autant d’égards que l’est la traduction de la Mécanique céleste. Si elle constitue, pour la période concernée, un fait éditorial majeur pour la production mathématique américaine, elle accompagne indiscutablement la structuration des relations franco-américaines dans les transferts scientifiques (distribution, édition, diffusion) et annonce, à l’instar de la circulation des travaux de l’astronome américain (1865-1875) dans les années 1867-1871, la multiplication des échanges dirigés des États-Unis vers la France [Preveraud 2014b, 474-478].

32 La France n’est pas le seul pays d’Europe à recevoir la traduction et le commentaire de Bowditch. L’Américain destine son ouvrage aux Allemands Bessel et von Humboldt, au savant anglais Charles Babbage ou à l’écrivaine et scientifique écossaise Mary Somerville13. Une analyse des destinataires visés par la traduction à l’échelle européenne, des réseaux et médiations activés par Bowditch ou auto-générés dans d’autres pays que la France, permettrait non seulement de quantifier et de qualifier l’ impetus de la diffusion intellectuelle de Mécanique Céleste by the Marquis de Laplace, translated with a commentary en dehors des États-Unis, mais aussi de comparer les changements de modus operandi dans la distribution et la diffusion du livre dans chaque

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pays, et ainsi de préciser l’articulation des métiers de l’édition et ceux de la production scientifique dans l’espace géographique et social européen.

BIBLIOGRAPHIE

Sources archivales

David Bailie Warden Papers, Box 22, MSS44594, Manuscript division, Library of Congress, Washington D.C.

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NOTES

1. Enfant de Salem, cet autodidacte, lecteur de Lacroix, Laplace ou Newton, est actuaire de profession. Il entame en 1814 la traduction du premier volume de la Mécanique céleste qu’il publie en 1829. Le second paraît en 1832, le troisième en 1834 et le quatrième en 1839. Voir aussi [Bowditch 1839]. 2. Près d’un millier pour le premier volume. 3. L’auteur se penche notamment sur les aspects scientifiques de l’ouvrage, sur sa réception, son influence et ses reprises dans le monde savant européen. 4. Dans le cas de l’astronomie, on pourra lire [Greene 1984, chap. 6, 128-157]. L’auteur montre comment la traduction de Bowditch accompagne l’émergence et l’avancement de la recherche en astronomie aux États-Unis. 5. L’analyse de la diffusion du texte aux États-Unis est aussi produite dans [Preveraud 2014b, chap. 8]. 6. Notre système de références des citations extraites des correspondances de Bowditch et Warden mentionne successivement le fonds associé (Bowditch ou Warden), le nom de l’auteur (Bowditch, Warden ou l’un de leurs correspondants), puis la date de la lettre citée. 7. Dont les mathématiciens Sylvestre-François Lacroix, Adrien-Marie Legendre, Denis Siméon Poisson, Friedrich W. Bessel, les astronomes François Arago, Jean-Baptiste Delambre et Jean- Baptiste Biot, les chimistes et physiciens René Just Haüy, Louis-Joseph Gay-Lussac, Henry

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Becquerel, Humphry Davy et Antoine-François Fourcroy, les naturalistes George Cuvier et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, ainsi qu’Alexander von Humboldt, d’un côté de l’Atlantique, et Bowditch, les anciens présidents des États-Unis Thomas Jefferson et James Madison, les pédagogues réformateurs Horace Mann et Alexander D. Bache, les professeurs de l’Académie militaire de West Point Ferdinand R. Hassler et Dennis H. Mahan, de l’autre. 8. Il ne s’agit pas du professeur de philosophie naturelle d’Harvard, Joseph Lovering (1813-1892). 9. Notons que la réception dans la presse savante et généraliste française ne donne lieu qu’à de brèves mentions au sein de notices nécrologiques publiées à la mort de Bowditch en 1838 [Preveraud 2014b, 466-474]. 10. Les volumes français sont successivement édités par Duprat, Courcier puis Bachelier. 11. La fin de la carrière de Lacroix, évoquée dans [Ehrhardt 2009, 26-34], est essentiellement occupée par l’enseignement du calcul différentiel et intégral. Son activité éditoriale n’est alors plus centrée qu’autour de la réédition de ses manuels et non l’écriture de nouveaux textes, ce qui le tient peut-être éloigné des progrès en matière de typographie. 12. Journal français fondé en 1836 par Émile de Girardin (1802-1881). Sa « géométrie variable » [Thérenty & Vaillant 2001, 56], embrassant chroniques judiciaires et politiques, romans feuilletons ou critiques littéraires, ainsi que son économie reposant sur la publicité, invente un nouveau type de journalisme et de journalistes. 13. Dans The Mechanism of the Heavens (1831), Somerville publie sa propre traduction partielle de la Mécanique céleste.

RÉSUMÉS

Entre 1829 et 1839, le mathématicien américain Nathaniel Bowditch (1773-1838) publie quatre volumes de la Mécanique Céleste by the Marquis de Laplace, translated with a commentary. Il s’agit d’une traduction de l’astronomie mathématique de Pierre Simon de Laplace parue en France entre 1799 et 1825 et assortie d’un commentaire explicatif. L’ouvrage américain est alors distribué en France comme aucune autre production savante américaine ne l’est au cours du XIXe siècle. Cet article cherche à redonner à ce texte la place qui est la sienne dans le cadre des échanges mathématiques franco-américains au XIXe siècle orientés des États-Unis vers la France, un sens de transfert des savoirs négligé ou minoré par l’historiographie. Sur le plan intellectuel, il étudie la réception de l’ouvrage auprès des savants français et souligne combien l’auteur américain répond aux manques et aux difficultés du texte d’origine. Sur le terrain matériel, il montre comment les passeurs de sciences, intermédiaires non scientifiques, essentiels dans la transmission du texte entre les mondes savants de Boston et Paris, sont progressivement remplacés par les professionnels de l’édition.

Between 1829 and 1839, the American mathematician Nathaniel Bowditch (1773-1838) published four volumes of Mécanique Céleste by the Marquis de Laplace, translated with a commentary. Bowditch translated the work – originally written by French mathematician Pierre Simon de Laplace and released in France between 1799 and 1825 – and included an explanatory commentary. The dissemination and circulation of Bowditch’s work in France eclipsed all other American scholarly publications in the 19th century. The article aims to highlight the role of Bowditch’s text in the context of the mathematical exchanges between France and the United States, focusing on a direction of knowledge transfer that is usually neglected or understudied by historiography –

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from the United States to France. It discusses the reception of Bowditch’s intellectual work within the community of French scientists and studies how this American author helped to alleviate any possible deficiencies or difficulties in Laplace’s original text. This article also explores the physical transmission of the text and shows how non-scientific intermediaries who participated in the transmission of the work between Boston and Paris were gradually replaced by publishing professionals.

AUTEUR

THOMAS PREVERAUD Université de Nantes (France)

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Partnership and Partition: A Case Study of Mathematical Exchange

Adrian Rice

1 Introduction: The London Mathematical Society

1 The London Mathematical Society (or LMS) was founded in 1865 as little more than a student club at University College London [Rice, Wilson et al. 1995]. However, under the inaugural presidency of Augustus De Morgan, it quickly developed into what was, in essence, the national British learned society for mathematics. With its stated aim of “the cultivation of pure mathematics and their most immediate applications” [De Morgan 1866, 2], the LMS grew to comprise over one hundred members in two years, from famous mathematicians like Cayley and Sylvester, to schoolteachers, civil servants, lawyers and clergymen. In the words of former LMS President, Harold Davenport, the Society “brought together not only the leading mathematicians of the country but also others who were pursuing mathematical research in isolation, while earning a living in some profession” [Davenport 1966, 2]. Another erstwhile President J.W.L. Glaisher added that the Society “drew from their seclusion not only workers but others who had previously had no means of showing their interest in mathematical progress […] who otherwise would not easily have had opportunities of becoming personally acquainted with one another” [Glaisher 1926, 55]. The Society thus played a key role in bringing mathematicians from diverse backgrounds into contact with one another and deserves much of the credit for the improvement of mathematical communication in Britain towards the end of the 19th century.

2 Right from the outset, the Society’s principal function was to hold monthly meetings— for the presentation and exchange of mathematical research—and to publish and disseminate these papers in a refereed journal. In contrast with other British scientific societies at the time, the publication policy of the LMS was unusually strict. Whereas organizations such as the Royal Society or the Royal Astronomical Society usually only required that papers submitted by non-members be adjudicated by a single referee, at the LMS no paper was published until written reports had been received from two

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independent referees,1 and even then, publication was decided by a secret ballot of LMS Council members. Glaisher, who served on the Council from 1872 to 1907, later recalled: 2 In the [London] Mathematical Society every paper was invariably considered by two referees, who sent in written reports which were read to the Council; and when the reports differed the paper was sent to a third referee. Every paper was balloted for, to decide whether it should be printed […]. At the [Royal] Astronomical Society, on the contrary, it was rarely that a paper was refereed, and a verbal report from a single referee was generally accepted […]. The strict procedure in the Mathematical Society with regard to the treatment of papers was in operation when I became a member of the Council of the Mathematical Society, and it was then quite established, and I presume must have existed almost from the foundation of the Society. It underwent no modification while I was on the Council, and it has continued, I believe, to the present time. [Glaisher 1926, 60]

3 This rigorous procedure, while burdensome, appears to have been successful since Glaisher also reported that: In no case in the writer’s experience was there any bias; nor was any distinction made in favour of distinguished mathematicians or on personal grounds. All papers were adjudicated upon by exactly the same procedure and with the same impartiality.3[Glaisher 1914, liii]

4 Indeed, there is evidence that even distinguished mathematicians had papers rejected from time to time. For example, entries from the LMS Council minute books note the rejection of submissions by Karl Pearson [LMSCM, vol.II, 1885, f.72], Grace Chisholm Young [LMSCM, vol.V, 1903, f.105] and Louis Mordell [LMSCM, vol.V, 1913, f.214]. Reasons for rejections varied, but not all were due to lack of quality, as the following anecdote suggests: J.J. Sylvester [once] sent a paper to the London Mathematical Society. His covering letter explained, as usual, that this was the most important result in the subject for 20 years. The Secretary replied that he agreed entirely with Sylvester’s opinion of the paper; but Sylvester had actually published the result in the L.M.S. five years before. [Bollobás 1986, 148]

5 To further promote the Society’s reputation and the work of its members, the LMS quickly established exchange agreements, whereby its Proceedings were sent to other learned societies in exchange for copies of their periodicals. Reciprocal arrangements were made with the Royal Society, the Cambridge Philosophical Society, the Philosophical Society of Manchester, the Royal Irish Academy, Royal Society of Edinburgh, the Académie des sciences, Accademia dei Lincei, National Academy of Sciences (Washington DC), as well as journals, such as Crelle’s Journal, Liouville’s Journal, Annali di matematica, Mathematische Annalen, Bulletin des sciences mathématiques et astronomiques, American Journal of Mathematics, and the Rendiconti del Circolo Matematico di Palermo.

6 This notion of intellectual exchange extended to its membership, since the LMS also shared members with other societies, both at home and abroad. Indeed, as early as April 1866, the LMS Council passed a resolution: That persons being neither British subjects nor residing in Her Majesty’s dominions shall be selected from among mathematicians of the greatest eminence for Honorary Membership. [LMSCM, vol.I, 1866, f.3]

7 The first of these was the French geometer Michel Chasles, who had initially applied for ordinary membership in March 1867 [LMSCM, vol.I, 1867, f.17], [Collingwood 1966, 584],

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and was elected an honorary foreign member of the Society the following month. Subsequent honorary foreign members included: Eugenio Beltrami, Enrico Betti, Francesco Brioschi, Georg Cantor, Rudolf Clebsch, Luigi Cremona, Jean-Gaston Darboux, Josiah Willard Gibbs, Paul Gordan, Charles Hermite, Otto Hesse, David Hilbert, Felix Klein, Leopold Kronecker, Sophus Lie, Gösta Mittag-Leffler, Émile Picard, Henri Poincaré, Hermann Schwarz and H.G. Zeuthen.

8 The establishment of a learned body devoted entirely to mathematics must have struck these foreign members as a somewhat novel idea, since the LMS was one of the first such societies in existence, and was certainly the first to exert a major influence on other mathematical communities. As Chasles famously reminded his countrymen in 1870: [...] a mathematical society was founded in London in 1865 with a membership of one hundred; […] a society whose Proceedings, like those of the Royal Society of London […], publishes abstracts, more or less extended, of many papers. Is not this fact [the existence of the Proceedings], which we applaud, an indication of future superiority in mathematical culture that should worry us?4 [Chasles 1870, 379]

9 One result of Chasles’ influential comments was the subsequent formation of the Société mathématique de France [Gispert 2015], as reported in the LMS Proceedings in 1872: A Mathematical Society of Paris has been founded […], having for its object to encourage mathematical studies, and increase mathematical knowledge, and to form a bond of union of those interested in the mathematical sciences. [LMS Proceedings 1872, 4: 419]

10 The Société mathématique de France was not the only mathematical society established in emulation of the example set by the LMS. The LMS also served as a model for other subsequently founded mathematical societies, such as the Circolo Matematico di Palermo and the American Mathematical Society [Parshall 1996, 293–294], the births of which further illustrated the growth of the professionalization of mathematics in Europe and North America at this time. By the turn of the century, the importance of international communication and exchange as a means of furthering their subject was universally recognized by mathematicians. As Karen Parshall notes: By the late nineteenth century, to be a mathematician meant the same thing internationally: namely, to produce and to share the results of original research with like-minded members of an extended community of mathematical scholars both at home and abroad. [Parshall 1996, 294]

2 The sociabilités of the LMS

11 As a new and developing institution, the LMS was a site with a variety of sociabilités in its early years, and as the Society changed and grew, its sociabilités evolved similarly. The character of the LMS went through several (sometimes overlapping) stages in its formative years. At the very beginning, in 1865, it was simply a student club at University College London with 26 out of its initial 27 members having either a past or present connection with the College [Rice, Wilson, el al. 1995, 408]. Its initial exchanges, therefore, were limited to other student organisations within University College, such as the debating and literary societies, with whom it had members in common.But as the LMS quickly grew and attracted members from outside University College, it soon lost its status as a college society, as is documented in the University College Gazette:

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Among University College Societies, the Mathematical Society […] under Professor De Morgan as President, and Dr. T. Hirst as Vice-President, should not be forgotten. This Society soon attracted the notice of some of the foremost mathematicians of the country, and from being a University College Society it developed into the Mathematical Society of London and removed from the College to quarters of its own in 1867 […]. [Notes 1888, 90]

12 The LMS was now one of several London-based learned societies. As such, it developed cordial relationships with its peer institutions, not only via the exchange of publications and reciprocity of membership, but also by the fact that due to lack of finances it was forced to share its accommodation with some of them. For example, from its move from University College until 1870, the LMS held its meetings in rooms loaned by the Chemical Society; then, from 1870 until 1916, it met in a building owned by the British Association for the Advancement of Science, in rooms which were let to the Royal Asiatic Society [Rice & Wilson 1998, 190]. The contacts of the LMS thus now concerned fellow organisations in the literary and scientific milieu of the capital.

13 By this point, although firmly based in London, the LMS had also become a national scientific society, comprising members not just from London but from all over the United Kingdom. The LMS now shared members with prestigious national bodies such as the Royal Society, the Institute of Actuaries and the Royal Astronomical Society, and in several cases prominent positions in other societies were held by LMS members.5 Before long, the contacts of the LMS had spread across the English Channel, not simply via the election of foreign members and the exchange of journals, but also via the attendance and participation of overseas mathematicians at LMS meetings. Foreignattendees in this period included Camille Jordan, Ferdinand Lindemann and Gösta Mittag-Leffler [Rice & Wilson 1998, 197, 207], while several mathematicians from abroad who did not attend in person (such as Charles Hermite, David Hilbert and Felix Klein) submitted papers for publication in the LMS Proceedings. By the end of the 19th century, via its mutual relationships with burgeoning national societies overseas, the contacts of the LMS extended as far afield as the United States of America.

14 It was not just the relationship of the LMS with external bodies that changed over time. The composition of LMS membership changed significantly during its first fifty years, comprising mostly amateur mathematicians in 1865 but becoming markedly more professional in nature by 1915. Consequently, the exchanges between of many of its members were very different in 1915 from what they had been fifty years earlier. At its inception, almost all LMS members were former or current students of University College London, but only four of the original 27 members were (or would become) professional mathematicians. The vast majority went on to careers in school education, business or, in several cases, law [Rice, Wilson, et al. 1995, 407–409].

15 Indeed, the early membership of the LMS is dominated by those with a strong amateur interest in mathematics, but whose employment lay in a different field entirely. These included: the Reverend Robert Harley, a church minister and self-taught mathematician, whose principal area of research was Boolean symbolic logic [Collingwood 1966, 583]; Sir James Cockle, a prominent lawyer and onetime Chief Justice of Queensland, Australia, whose interests included algebra and hypercomplex numbers [Collingwood 1966, 583]; and Samuel Roberts, a trained solicitor who spent much of his life writing papers on pure mathematical subjects, but without ever holding an academic position [Glaisher 1926, 53]. Workers from a variety of non- mathematical professions were thus affiliated to the LMS by their membership and

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formed a large and distinct part of the Society’s early clientele. Amateur mathematicians were clearly a vital and very welcome constituent of the LMSin its early years.6

16 Another population that was well represented within the LMS was schoolteachers, to whom the LMS provided a valuable source of mathematical communication and exchange. Indeed, it has been said that had it not been for the LMS, some of these scholars would have had no opportunity to engage with their fellow mathematical researchers. One such member was Thomas Cotterill, a Cambridge graduate and London schoolmaster, who “seems to have been quite unknown to his contemporaries, but he surprised all who met him at the Society by his knowledge of so many branches of mathematics and their recent developments” [Glaisher 1926, 55]. Another teacher, J. J. Walker, was apparently “very quiet and unassuming in manner, and but for the Society he would probably have remained personally unknown to most of his fellow workers” [Glaisher 1926, 55–56]. The LMS thus provided a venue whereby those who would previously have been forced to pursue their mathematical research alone, or at best via correspondence, were now given the ability to share their ideas in person.

17 But despite early active involvement from many members who conducted mathematical research in their spare time, by the opening years of the 20th century, it was contributions from university-based professional research mathematicians which dominated the output of the LMS. Although this particular group (including mathematicians such as Cayley, Sylvester and Smith) had been present virtually from the very beginning, it was only in the opening decades of the twentieth century that a true research ethos really came into being at British universities [Heard 2004]. The consequent expansion of university mathematics departments produced more research-minded mathematicians, many of whom subsequently joined the LMS, which was by this time the de facto British learned society for mathematical research. By the early twentieth century, the LMS Proceedings was reflecting this growing professionalization, as more and more LMS members viewed mathematics as a vocation rather than a pastime.7

18 By the outbreak of the First World War, then, the majority of contributions to LMS meetings and publications were by university-trained research mathematicians. But this dominance was not exclusive. The LMS was still a venue in which professional and amateur could meet and exchange mathematical ideas, and it is to an example of just such a mathematical exchange that we now turn. This exchange is of interest, not only because of the facilitating role played by the LMS, but also because its protagonist was a mathematician engaged in sociabilités concerning mathematical researchers and who, more than any other, would influence the Society’s development over the next few decades into a body entirely for the professional mathematician [Rice & Wilson 2003]. His name was G.H. Hardy.

3 Hardy, Ramanujan and partitions

19 Godfrey Harold Hardy was one of the finest British mathematicians of the twentieth century, with publications covering many areas of pure mathematics: Fourier series, Diophantine analysis, the summation of divergent series, the Riemann zeta function and the distribution of primes, much of this done in collaboration with his Cambridge colleague, J.E. Littlewood. He spent the vast majority of his professional life as a fellow

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of Trinity College, Cambridge, having arrived there as a student in 1896 and, with the exception of an eleven-year period in Oxford from 1920-1931, he lived there until his death in 1947 [Titchmarsh 1950]. As a mathematician Hardy was, first and foremost, an analyst, having discovered a love of function theory by reading Jordan’s Cours d’analyse as an undergraduate [Hardy 1940a, 87]. Consequently, in the style of continental contemporaries such as Borel, Lebesgue and Landau, his mathematics was formal, proof-orientated, and highly rigorous.

20 Srinivasa Ramanujan, on the other hand, had little or no university education and minimal formal training in mathematics. Born in southern India in 1887, he was gifted with outstanding formulaic abilities in mathematics as well as remarkable mathematical intuition [Kanigel 1991]. His primary source of higher mathematical education appears to have been a book entitled A Synopsis of Elementary Results in Pure Mathematics by G.S. Carr [Carr 1886], which was a 935-page compendium of mathematical definitions, formulae and methods, presented in a dry and concise manner with little or no explanations or justifications. This was to exercise a profound influence on his style of mathematical presentation, as one Indian contemporary noted: Mr. Ramanujan’s methods were so terse and novel and his presentation was so lacking in clearness and precision, that the ordinary reader, unaccustomed to such intellectual gymnastics, could hardly follow him. [Seshu Iyer 1920, 83]

21 Another consequence of his lack of formal mathematical education was that whole areas of modern mathematics were unknown to him. For example, despite an extensive knowledge of elliptic and modular functions, he was totally ignorant of complex function theory [Hardy 1921, lii]. Perhaps also due to his reliance on Carr’s book, he had no real interest in rigorous justifications and “the clear-cut idea of what is meant by a proof […] he perhaps did not possess at all” [Littlewood 1929, 426–427]. But despite this, by the age of 25, he had produced a startling array of beautiful and original mathematics.

22 In January 1913, Hardy received the now famous introductory letter from Ramanujan containing over fifty of his unproved results. Hardy later wrote of his amazement at the power of his correspondent’s intellect: […] he had never seen a French or German [mathematics] book; his knowledge even of English was insufficient to enable him to qualify for a degree. It is sufficiently marvelous that he should have even dreamt of problems such as these, problems which it has taken the finest mathematicians in Europe a hundred years to solve […]. [Hardy 1921, xlv]

23 Arrangements were quickly made for Ramanujan to come to Cambridge in 1914 to work with Hardy. Although he was not elected a member of the LMS until 1917, Ramanujan quickly began publishing his research in British journals, including a lengthy memoir on “Highly composite numbers”, which appeared in the LMS Proceedings in 1915 [Ramanujan 1915]. During their five-year partnership Hardy and Ramanujan co- authored several notable papers, but it was their penultimate publication, on the theory of partitions, that provides perhaps the finest example of mathematical exchange within the context of the LMS in the early twentieth century.

24 The subject of partitions lies on the border between number theory and combinatorics, consisting, initially at least, of problems which are easy to state and to understand, but which are remarkably difficult to solve. If p(n) represents the number of ways that a positive integer n can be written as a sum of positive integers where the order of

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addition is irrelevant, then it is clear for example that, the number n = 4 can be written in five different ways

4 = 3 + 1

= 2 + 2

= 2 + 1 + 1

= 1 + 1 + 1 + 1,

and that therefore, p(4) = 5. But the question quickly becomes more difficult. For example, p(15) = 176, and p(34) = 12, 310. What then is p(100)? Or p(200)? It is clear that some theory is needed in order to provide a satisfactory answer.

25 The theory of partitions began in the 1740s with Euler, who proved some fundamental results using generating functions [Euler 1748, 1: 253–275], such as:

26 In the 1840s and 1850s, a number of English mathematicians, such as Augustus De Morgan, Henry Warburton, John Herschel, Thomas Kirkman and Arthur Cayley—[De Morgan 1845], [Warburton 1849], [Herschel 1850], [Kirkman 1855], [Cayley 1856]— worked on partitions using methods of finite differences. In 1857, James Joseph Sylvester [Sylvester 1857] pioneered the use of Cauchy’s residue theorem in studying 8 the restricted partition function pr(n), where

27 Sylvester later, assisted by Fabian Franklin [Sylvester & Franklin 1882], introduced the use of combinatorial and graph-theoretic methods to the subject, improving on many of Euler’s earlier results. Sylvester and Cayley’s work on partitions was continued in the algebraic style by Cayley’s protégé J.W.L. Glaisher [Glaisher 1883], and in the combinatorial style by former British army officer, Major Percy MacMahon. All were LMS members who published regularly in the LMS Proceedings. But by the publication of MacMahon’s magnum opus Combinatory Analysis in 1915, the subject of partitions was seriously neglected by British mathematicians. Indeed, as MacMahon had pointed out twenty years earlier in his valedictory presidential address to the LMS: The theory [of partitions] requires further elucidation and development, and it is to be hoped that workers in our science will now, after a period of forty years, give it some attention. [MacMahon 1896, 22]

28 That attention was duly given in Hardy & Ramanujan’s monumental paper “Asymptotic formulae in combinatory analysis”, presented at an LMS meeting on 18 January 1917 and published in the LMS Proceedings the following year [Hardy and Ramanujan 1918]. 9 The paper had its genesis in one of Ramanujan’s unproved (and, as it turned out, false) conjectures concerning partitions of natural numbers. In his original letter to Hardy, Ramanujan had claimed [Berndt & Rankin 1995, 28], that the coefficicient of xn in (1 − 2x + 2x4 − 2x9 + 2x16 − …) − 1 is the integer nearest to

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a claim which, although incorrect,10 according to Hardy was “one of the most fruitful he ever made, since it ended by leading us to all our joint work on partitions” [Hardy 1940b, 9].

29 Their first step towards finding an expression for p(n) had been their first joint paper for the LMS [Hardy & Ramanujan 1917, 130], in which Hardy & Ramanujan proved that

30 Hardy then expressed Euler’s function

essentially as the reciprocal of the Dedekind eta-function,

where x = e2πiτ and Im(τ) > 0, and invoked Cauchy’s residue theorem to represent p(n) as the integral

around a closed path Γ entirely within the unit circle enclosing the origin.11 A close study of the behavior of this integral then gave the improved formula

But Ramanujan now insisted that a more accurate approximation was possible. This necessitated the construction of an auxiliary function which, when appended to f(x), ensured a far more precise estimate. By means of a clever transformation due to the Finnish mathematician Ernst Lindelöf [Lindelöf 1905, 111], this new function was converted into an integral and Cauchy’s theorem applied again. The result was yet greater accuracy—but Ramanujan was still not satisfied: he was convinced that a more precise formula still existed. In “an extraordinary stroke of formal genius” [Littlewood 1929, 427], in place of the n’s in the exponential part of the function, he substituted ( ) and replaced the function with its first derivative. Quite what led Ramanujan to make such an unexpected (and ingenious) refinement has never been fully explained. For Littlewood, “there is, indeed, a touch of real mystery” [Littlewood 1929, 427] about the inspiration for this step, while according to Hardy this result, like every other by Ramanujan, was “arrived at by a process of mingled argument, intuition, and induction, of which he was entirely unable to give any coherent account” [Hardy 1921 lii]. But the end result was a triumph: Hardy & Ramanujan had proved that p(n), the number of unrestricted partitions of the natural number n, is given by the integer nearest to

where and

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with ωh, k being a particular 24k-th root of unity. 31 Littlewood later described this result as “a very astonishing theorem” [Littlewood 1929, 427] and it is not difficult to see why. Hardy & Ramanujan’s paper showed a real mixture of mathematical ideas and influences: a true mathematical exchange. Fundamentally, it was a fusion of Ramanujan’s dazzling powers of formulaic intuition with Hardy’s mastery of the tools of analytic function theory. To Hardy was due the incorporation of material derived from Tannery & Molk’s four-volume Théorie des fonctions elliptiques [Tannery & Molk 1896, 31–32, 104–106, 113, 265, 267], analytic techniques from an earlier 1914 paper by Hardy & Littlewood [Hardy and Littlewood 1914], and a complex integral transformation formula arising from Ernst Lindelöf’s application of results by Mittag-Leffler to the study of asymptotic series [Lindelöf 1905, 111]. But without the intuitive genius of Ramanujan, the theorem could not have been formulated at all. From his initial conjecture to his instinctive conviction that a closer asymptotic expression must exist, Ramanujan’s formulaic virtuosity was an absolutely essential ingredient in this collaboration. It is practically certain that without Ramanujan, Hardy would never have formulated such an astonishing result; and without Hardy, Ramanujan would never have been able to prove it. “We owe the theorem”, said Littlewood, “to a singularly happy collaboration of two men, of quite unlike gifts, in which each contributed the best, most characteristic, and most fortunate work that was in him” [Littlewood 1929, 427–428]. And yet this paper could not have existed in its final form without the LMS. For there was another crucial contributor to the project, whose exchanges with Hardy were fostered by their respective roles at the LMS: this contributor was Major Percy MacMahon.

32 MacMahon was a retired British army officer, who had previously taught physics at the Royal Artillery College in Woolwich. Born in 1854, his early research centered on the algebraic subjects favored by many British mathematicians of the late nineteenth century, particularly invariant theory, where his prodigious skill in computation and symbolic manipulation was effectively employed [Baker 1930]. By 1916, then in his sixties and working at the Board of Trade in London, MacMahon was a mathematician of the previous generation, more at home with the labour-intensive computations of Cayley and Sylvester’s invariant theory than the subtle complexities of Hardy and Littlewood’s analysis. But both he and Hardy had been attending the same LMS meetings for well over a decade, and had served together on the LMS Council since 1905. So when Hardy and Ramanujan needed a formidable human calculator to verify the accuracy of their partition formula, it was MacMahonto whom they turned.

33 Indeed, as Hardy later recalled, “[a]t this point we might have stopped had it not been for Major MacMahon’s love of calculation” [Hardy 1940b, 119]. At their request, MacMahon single-handedly calculated every value of p(n) for n = 1 to 200, using the recurrence relation p(n) − p(n − 1) − p(n − 2) + p(n − 5) + p(n − 7) − p(n − 12) − p(n − 15) + … = 0. 34 MacMahon’s computations provided crucial numerical corroboration of the validity of Hardy & Ramanujan’s formula:

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We expected a good result, with an error of perhaps one or two figures, but we had never dared to hope for such a result as we found. [Hardy 1940b, 119] For example, the first six terms of their formula gave p(100) = 190, 569, 291.996, whereas MacMahon’s precise number was p(100) = 190, 569, 292. Most astonishingly, the first eight terms of their formula gave p(200) = 3, 972, 999, 029, 388.004, “and Major MacMahon’s subsequent calculations showed that p(200) is, in fact, 3, 972, 999, 029, 388” [Hardy & Ramanujan 1918, 84]. It was at this point, as Hardy later wrote, that “[w]e were inevitably led to ask whether the formula could not be used to calculate p(n) exactly for any large n” [Hardy 1940b, 119]. In order to do this, in their formula (1), Hardy and Ramanujan now made υ a function of n, specifically, the integral part of , where α is an arbitrary positive constant. “This”, according to Littlewood, “was a great step” and as a result, “the complete theorem thus emerged” [Littlewood 1929, 427]. In December 1916, as the paper neared completion, Ramanujan wrote to Hardy that “Major MacMahon was kind enough to send me a copy of the 200 numbers”— referring to the computed values of p(n)—and reported excitedly: “The approximation gives the exact number” [Berndt & Rankin 1995, 141]. The result was “one of the rare formulae which are both asymptotic and exact; it tells us all we want to know about the order and approximate form of p(n), and it appears also to be adapted for exact calculation” [Hardy 1940b, 119]. It is perhaps not surprising that, as Hardy & Ramanujan acknowledged in their paper: To Major MacMahon in particular we owe many thanks for the amount of trouble he has taken over very tedious calculations. It is certain that, without the encouragement given by the results of these calculations, we should never have attempted to prove theoretical results at all comparable in precision with those which we have enunciated. [Hardy & Ramanujan 1918, 85–86]

35 But the exchange of mathematical ideas did not only travel in one direction. It was every bit a dialogue, since Hardy and Ramanujan’s ideas also stimulated MacMahon’s own research on the subject of partitions [MacMahon 1926]. And the exchange did not stop there. Thanks to its publication in widely read journals, Hardy & Ramanujan’s work directly influenced subsequent research by fellow LMS members such as the analyst George N. Watson, who published nearly thirty papers inspired by Ramanujan’s work, the number-theorist Louis Mordell [Mordell 1922], and even mathematicians further afield such as the American computational number-theorist Derrick Lehmer [Lehmer 1936, 1937], the Indian mathematician Hansraj Gupta [Gupta 1935, 1937] and the German analytic number-theorist Hans Rademacher, who in 1937, published an exact formula for the partition function for all n [Rademacher 1937]. All of these papers were published in LMS journals.

4 Conclusion

36 The story behind Hardy and Ramanujan’s asymptotic formula for p(n) is illustrative of the kind of mathematical exchange facilitated by bodies like the LMS, although at first sight a collaboration between mathematicians such as Hardy and MacMahon appears unlikely. Socially, academically and politically, they were almost complete opposites, and even mathematically, their styles and approaches contrasted dramatically. Yet, as Hardy and Ramanujan acknowledged, their paper could not have reached its final form without MacMahon’s vital input—and this input was facilitated in part by the LMS. In the years before its creation, if a Cambridge mathematician like Hardy had wanted to

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consult a London-based army man like MacMahon, he would have had to introduce himself by letter and their exchange would have continued almost exclusively via correspondence. But, as we have described, the existence of the LMS fostered increased sociabilités, enabling face-to-face interactions between mathematicians, speeding up the exchange of mathematical ideas and making collaborations easier and quicker to undertake. Indeed, it is likely that Hardy and MacMahon’s mutual membership and attendance at LMS meetings (and in particular on the LMS Council) led to their initial acquaintance and, ultimately, to MacMahon’s offer of valuable help to Hardy.

37 But could it not be argued that, since both Hardy and MacMahon had connections with Cambridge, it is more likely that Cambridge was the real source of their collaboration rather than the LMS? Although MacMahon was made a member of St. John’s College, Cambridge, in August 1904, according to his biographer Paul Garcia, “[f]rom that date, MacMahon maintained a loose association with St. John’s College, which became stronger when he moved to Cambridge in 1922” [Garcia 2006, 79]. Indeed, during the entire period of the Hardy-Ramanujan collaboration, MacMahon continued to live and work in London [Garcia 2006, 137], while Hardy lived in Cambridge. Thus, although MacMahon certainly did visit Cambridge between 1904 and 1922, his visits there (and interactions with mathematicians like Hardy and Ramanujan) would not have been as common or as regular during those years as the meetings of the LMS, which took place every month.

38 Furthermore, since Hardy had been a member of the LMS since January 1901, and had been attending LMS meetings at the same time as MacMahon for three and a half years before MacMahon’s association with Cambridge began, it is far more likely that Hardy and MacMahon first met, not at Trinity or St. John’s College in Cambridge, but at a meeting of the LMS in London. For the same reason, it is also far more probable that the Hardy-MacMahon exchange was fostered by their mutual membership of the LMS (and regular attendance of LMS meetings) than by MacMahon’s “loose association” with a Cambridge college.

39 We have said much on the exchange between Hardy and MacMahon, but what of that between MacMahon and Ramanujan? And to what extent did it involve the LMS? It may seem ironic, but it is interesting to note that in the entire period Ramanujan lived in Britain (1914-1919), he never attended a single LMS meeting. Nevertheless, he still managed to exert an influence on fellow LMS members, particularly MacMahon. Indeed, shortly after Ramanujan died, it was MacMahon—not Hardy or Littlewood— who presented a talk on the impact of Ramanujan’s work at a meeting of the London Mathematical Society on 10 June 1920 [Garcia 2006, 134], [LMS Proceedings 1921, 19: xxvii]. Furthermore, not only was MacMahon’s subsequent research on partitions directly influenced by Ramanujan’s ideas, but his culminating paper on the parity of p(n) arose directly from a question put to him by Ramanujan, and was published in the Journal of the LMS in 1926.

40 We thus see several forms of mathematical exchange at work within the context of the Hardy-Ramanujan-MacMahon-LMS collaboration. First, we see the exchange of western and non-western styles of doing mathematics, where Ramanujan’s instinctive dexterity with formula-derivation met Hardy’s genius for analytic proof. Secondly, within the context of the LMS, we see the exchange between amateur mathematicians like MacMahon and Ramanujan on the one hand, and Hardy representing the rising professional research mathematician on the other. We also see a dialogue between

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three quite different educational backgrounds: the Cambridge academic (Hardy), the self-taught mathematician (Ramanujan) and the military man (MacMahon). Fourthly, these backgrounds influenced the exchange of mathematical styles used in this collaboration, from the purely abstract and theoretical methods of Hardy & Ramanujan’s proof to the brute-force computational techniques required for MacMahon’s numerical data. These mathematical styles also represented a fusion of British and European mathematical methods, with Hardy and Ramanujan incorporating their own work with material taken from French work on elliptic and modular functions and Scandinavian work on asymptotic series. Finally, by publishing in both the Proceedings of the LMS and in the Comptes Rendus, Hardy and Ramanujan chose to maximize the chances of further mathematical exchange by exposing their result to both a British and an international audience.

41 So, how much credit can be given to the LMS for the Hardy-Ramanujan formula? Given the sheer productivity and unbridled genius of Hardy and Ramanujan at this point in time, it is likely that their joint work on partitions would have occurred regardless of whether the LMS existed or not. But I would argue that it was the LMS, the venue of its initial presentation, which ensured the vital input of MacMahon, a rigorous refereeing process, and the place of its eventual publication. Without these crucial factors, the exact form of Hardy & Ramanujan’s paper, the precision of the results it contained, and the influence it was able to exert would all have been very different. Thus while the London Mathematical Society may not have been an essential ingredient in this collaboration, it served as a useful catalyst for one of the most significant mathematical exchanges in early twentieth-century British mathematics.

BIBLIOGRAPHY

Archival Sources

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NOTES

1. The first reference to this refereeing procedure appears in the LMS Council Minute Book for 19 March 1866 [LMSCM, Vol.I, 1866, f.2]; see also [Heard 2004, 76–77]. Sadly, little evidence exists today of this refereeing process because the referees’ reports were not preserved by the LMS. 2. The article in which Glaisher’s recollections were contained [Glaisher 1926] was originally delivered as an address at a meeting on 11 June 1925 to commemorate the Society’s sixtieth anniversary. It was subsequently published in the inaugural issue of the Society’s new publication, the Journal of the London Mathematical Society. 3. As a prominent member of the LMS Council for over three decades, Glaisher was a regular participant in the early activities of the LMS, including its refereeing process. His first-hand accounts of the early years of the LMS are thus of significant value to the historian. 4. “[...] il s’est formé à Londres, en 1865, une Société mathématique d’une centaine de membres, et le nombre s’en accroît encore; société dont les Proceedings, à l’instar de la Société royale de Londres […], font connaître les travaux par des analyses plus ou moins étendues. Ce fait [l’existence des Proceedings] auquel nous applaudissons n’est-il pas dans la culture des Mathématiques un élément de supériorité future qui doit nous préoccuper?” 5. For example, William Spottiswoode, Lord Kelvin and Lord Rayleigh were all Presidents of the Royal Society, while Arthur Cayley, J.W.L. Glaisher and Percy MacMahon served as Presidents of the Royal Astronomical Society. 6. It should, however, be noted that not all contributions from amateur mathematicians were well received by the LMS. At a meeting on 9 November 1871, it was resolved that no papers claiming to demonstrate the squaring of the circle would be accepted [Collingwood 1966, 584]. 7. For more on the notion of professionalization of mathematicians in Britain during this period, see [Heard 2004]. 8. This function represents the number of partitions of n into parts none of which exceed r. 9. A preliminary account of their results (“Une formule asymptotique pour le nombre des partitions de n”) appeared in the Comptes Rendus of the Académie des sciences on 2 January 1917. 10. A correct version of this statement can be found in [Hardy and Ramanujan 1918, 109–110].

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11. This application of techniques from complex analysis became known as the ‘Circle Method’ and was to become a highly useful tool in analytic number theory.

ABSTRACTS

It is now just over one hundred years since the beginning of the mathematical partnership between the Cambridge analyst G. H. Hardy and the Indian mathematical genius Srinivasa Ramanujan, one of the most celebrated collaborations in the history of mathematics. Indeed, the story of how Ramanujan was brought from India to Cambridge and feted by the British mathematical establishment now borders on legendary. But, in the context of this collection of articles, it provides an interesting case study of mathematical exchange. This paper considers one particular product of the Hardy-Ramanujan creative partnership: their 1918 paper on partitions, and argues that the exchange of ideas prompted by their work on this paper was facilitated in part by their membership of the premier learned body in Britain for the advancement of mathematical research: the London Mathematical Society.

Cela fait maintenant un peu plus de cent ans qu’a débuté le partenariat entre l’analyste de Cambridge G. H. Hardy et le génie indien des mathématiques Srinivasa Ramanujan, partenariat qui constitue l’une des plus célèbres collaborations de l’histoire des mathématiques. La manière dont Ramanujan est arrivé à Cambridge et l’accueil enthousiaste qu’il a reçu de la part de la communauté mathématique britannique sont aujourd’hui presque légendaires. Mais, dans le contexte de ce numéro, cet événement fournit une étude de cas intéressante d’échange mathématique. Cet article examine un résultat particulier dû au partenariat créatif entre Hardy et Ramanujan, leur article de 1918 sur les partitions, et montre que l’échange que leur travail sur cet article a provoqué a été en partie facilité par leur appartenance à la première société savante pour la promotion de la recherche mathématique en Grande-Bretagne : la London Mathematical Society.

AUTHOR

ADRIAN RICE Randolph-Macon College, Ashland (USA)

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Empreintes d’échanges au sein de la Société mathématique de France dans les pages de son Bulletin : le cas de Charles-Ange Laisant

Jérôme Auvinet

1 La Société mathématique de France (SMF) est un lieu de sociabilité scientifique de première importance dans le paysage scientifique national de la fin du XIXe siècle. Son Bulletin offre un large panorama de la production mathématique de ses membres et donc d’une certaine partie des mathématiciens français. Si son fonctionnement global et les travaux de ses sociétaires ont déjà été étudiés [Gispert 2007, 2015], pouvoir décrire les échanges qui ont véritablement lieu au cours de ses séances reste néanmoins délicat. L’absence d’archives sur la période que nous aborderons, à savoir de sa création en 1872 à la première guerre mondiale, laisse pour seul guide son Bulletin pour préciser les modalités de circulation des travaux mathématiques en son sein. Nous choisissons donc d’aborder le problème à travers l’activité d’un de ses membres : le mathématicien d’origine nantaise Charles-Ange Laisant (1841-1920), membre de la Société à partir de 1873 et président de celle-ci en 1888.

2 Les raisons qui peuvent amener à évoquer le nom de Laisant pour illustrer les modalités d’échanges au sein de la SMF sont multiples. De par sa forte et pérenne appartenance à la Société, tant du point de vue de sa stricte production mathématique que de celui de son action d’administrateur, il en est une figure constitutive importante. Sa place institutionnelle dans le paysage mathématique national et international de l’époque et son implication dans la presse mathématique sont également des arguments en faveur d’une attention particulière à porter sur ce personnage qui œuvre de multiples manières pour faire progresser les échanges entre praticiens des mathématiques de tous les horizons.

3 Nous présentons quelques éléments sur la SMF et son organe de diffusion, son Bulletin. Un rapide portrait de Laisant permet ensuite de mieux saisir les liens durables qu’il tisse avec la Société, avant de se pencher sur sa production mathématique publiée

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grâce à la SMF. Mais c’est une lecture plus fine des extraits des comptes rendus de séances qui permet de préciser la diversité des échanges auxquels il participe lors des séances de la Société.

1 La Société mathématique de France : nouveau réseau pour de nouvelles ambitions

4 La SMF est la première société scientifique à laquelle Charles-Ange Laisant adhère, l’unique société française traitant exclusivement de mathématiques, pour et par des mathématiciens. C’est l’objet du premier article de ses statuts mis en place lors de la séance constitutive du 6 novembre 1872 : Article premier : La Société mathématique de France a pour objet l’avancement et la propagation des études de mathématiques pures et appliquées. Elle y concourt par ses travaux et par la publication des mémoires de ses membres. [SMF 1872-1873, 8]

5 Cette communauté naît du vœu de Michel Chasles de voir émerger en France une organisation exclusivement réservée aux mathématiciens, à l’instar de la London Mathematical Society créée en 1865 qui a pour objectif « the cultivation of pure Mathematics and their most immediate applications » [Rice, Wilson et al. 1995, 407] par des réunions mensuelles et par la publication d’une revue : ses Proceedings. Ainsi, dans son Rapport sur les progrès de la géométrie [Chasles 1870], Chasles souligne les limites d’un autre lieu historique d’échanges entre scientifiques, la Société philomathique de Paris (SPP) créée en 1788, de sa section mathématique (limitée à une vingtaine de membres) et de son bulletin trimestriel « fort restreint ».

6 Les membres de la SMF ont l’occasion de se réunir environ deux fois par mois entre novembre et juillet (soit environ moins d’une vingtaine de séances annuelles) au 11, rue Pierre-Curie à Paris. Cent quarante-huit membres sont listés au 31 janvier 1873 dans le premier volume du Bulletin de la Société1. Pour soutenir les travaux de ses membres et donc l’ensemble des mathématiques françaises, elle se dote dès ses origines d’un organe de diffusion, le Bulletin de la Société mathématique de France, qui se révèle, on le verra, précieux pour des sociétaires comme Laisant. Le chapitre II du règlement administratif précise ainsi : La Société, préoccupée des avantages qu’elle peut offrir à tous ses membres, a décidé que le recueil intitulé Bulletin de la Société mathématique, qui rend compte des mémoires présentés à la Société, sera distribué gratuitement à tous les membres résidents ou non résidents. [SMF 1872-1873, 11]

7 Comme le souhaitait Chasles, devenu premier président de la SMF, le Bulletin tend à soutenir efficacement l’avancement des mathématiques en France en publiant les travaux de ses sociétaires. Il est un espace de visibilité pour leurs travaux, du moins pour ceux qui y publient. En effet, la grande majorité des sociétaires ne publie pas ou peu quelle que soit la revue considérée et le Bulletin ne représente que 10 % des écrits des auteurs sociétaires [Gispert 1999, 170, 172].

8 Le Bulletin est publié in-octavo au rythme de six numéros environ par an, puis devient trimestriel au tournant du siècle2. Il est édité naturellement par Gauthier-Villars, ancien polytechnicien et membre de la Société depuis sa fondation, déjà éditeur du Journal des mathématiques pures et appliquées de Liouville, ainsi que du Bulletin des sciences mathématiques et astronomiques de Darboux, ou encore des Comptes rendus hebdomadaires de l’Académie des sciences, entre autres. On peut estimer entre 500 et 600 exemplaires son

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tirage3, ce qui assure une diffusion de son contenu bien au-delà du cercle de ses membres, les effectifs de la Société progressant régulièrement pour atteindre 290 membres en 1914.

9 Remarquons que le Bulletin s’échange également avec de nombreuses autres revues ou organes de diffusion de sociétés savantes. De 30 échanges en 1881, date à laquelle une telle liste apparaît dans la revue, elle atteint 84 échanges en 19144. La diffusion des travaux publiés est donc assurée au-delà des sociétaires, voire au-delà du cadre national.

10 Les seules archives concernant la SMF sur la période considérée se résument en un cahier manuscrit de 170 pages comprenant les procès-verbaux des séances du conseil d’administration des années 1876-1924, conservé au siège de la Société à Paris. En l’absence d’archives pertinentes, nous choisissons d’aborder la lecture du Bulletin pour nous éclairer sur l’activité de ses membres en son sein et par conséquent pour évaluer les modalités des échanges favorisés par la Société.

11 Cette étude du Bulletin révèle rapidement ses limites. Sa ligne éditoriale laisse peu de place à la diversité des contributions : on y trouve exclusivement des articles et des extraits de procès-verbaux mais aucune rubrique dédiée à des comptes rendus de lectures, à des débats sur tel ou tel point mathématique, ou à des réflexions sur l’actualité de la communauté des mathématiciens. Plus précisément, de 1873 à 1910, les « Extraits des procès-verbaux » ne paraissent pas séparément, mais figurent, sous diverses formes et surtout de manière partielle, dans le Bulletin, regroupés par exemple en fin de volume ou plus souvent disséminés à l’intérieur de chacun d’entre eux. À partir de 1911, les « Comptes rendus des séances » sont publiés isolément, sous forme d’un fascicule annuel5. Sur la période 1872-1914, on compte ainsi dans la base NUMDAM environ 140 sections intitulées « Vie de la société » correspondant à ces rapports de séances (pour approximativement 940 articles répertoriés).

12 Ces extraits peuvent être lapidaires et, outre les impératifs administratifs de début de session annuelle (composition du bureau, compte financier), les données relatives aux séances ordinaires ne mentionnent principalement, parfois en quelques lignes, que le nom du président de séance, les élections des nouveaux membres et le titre des communications proposées. On peut alors fixer le nombre de communications généralement proposées à chaque réunion entre deux et cinq. Si environ 35 % des sociétaires sont des provinciaux [Gispert 2015, 186] et peuvent donc logiquement éprouver des difficultés à y assister régulièrement, il demeure impossible de déterminer le nombre de membres effectivement présents et bénéficiant directement de ces communications orales.

13 Cette dispersion des informations et leur caractère laconique nous invite à aborder la lecture du Bulletin par le prisme d’un acteur particulier de la SMF, son président de 1888, Charles-Ange Laisant.

2 Un acteur singulier de la SMF : Laisant contributeur et administrateur

14 Lorsque Laisant rejoint les membres de la SMF (il se présente le 5 février 1873 soit trois mois après le premier conseil de la Société et est élu le 19 février), il est âgé de 30 ans et débute véritablement son parcours de mathématicien. Après son passage à l’École

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polytechnique en 1859 puis à l’École d’application de l’artillerie et du génie de Metz en 1861, il entame sa carrière de capitaine du génie d’abord à Tours, puis à Bastia, puis en Algérie en 1873, tout en assurant son mandat de conseiller général de la Loire- inférieure entamé en 1871.

15 Cette adhésion marque sa volonté de s’inscrire dans différentes communautés tout d’abord dans un cadre national. Un an plus tard il devient en effet membre correspondant de la Société des sciences physiques et naturelles de Bordeaux, dont le rayonnement se développe sous l’action de son archiviste Jules Houël, un proche de Laisant. En 1875, il intervient pour la première fois au congrès de l’Association française pour l’avancement des sciences (AFAS), société créée également en 1872 en réaction au traumatisme sedanais, qui a pour but de promouvoir par des congrès annuels les sciences, et en outre les mathématiques dans ses sections 1 & 2, auprès d’un public très large partout sur le territoire français [Decaillot 2002] et dont il est un acteur important. Il devient enfin membre de la Société philomathique de Paris (SPP) en 1878, puis en 1882, membre de la Société de statistique de Paris.

16 D’autres adhésions succèderont, concernant une demi-douzaine de sociétés mathématiques étrangères, notamment le Circolo matematico de Palerme en 1891. Ces multiples appartenances donnent à Laisant un statut particulier au sein de la SMF : il symbolise les interactions possibles entre différentes communautés de mathématiciens aux visées distinctes et apparaît comme un vecteur d’échanges, un exemple de leur perméabilité.

17 En 1873, le capitaine Laisant n’a pas encore présenté sa thèse Applications mécaniques du calcul des quaternions [Laisant 1877] ou publié le moindre ouvrage6. Ses seuls six articles sont essentiellement publiés dans les Nouvelles annales de mathématiques (NAM), revue s’adressant aux élèves préparant les concours d’entrée aux Écoles polytechnique et normale [Rollet & Nabonnand 2013]. La revue est privilégiée pour ses débuts de mathématicien et accueille en 1874 sous forme de plusieurs livraisons sa traduction de l’Exposition de la méthode des équipollences de Bellavitis [Laisant 1874], chose impossible dans les pages du Bulletin. Pourtant une grande partie de l’activité mathématique de Laisant sera portée par la revue de la SMF, notamment durant les années 1887-1905 qui concentrent 60 % de ses écrits.

18 Laisant n’est pas membre fondateur de la SMF mais y rejoint rapidement des proches déjà présents dès sa création. Son ami et condisciple à l’École polytechnique, Émile Lemoine7, mais aussi Amédée Mannheim qu’il a connu comme répétiteur de cette école ou encore Camille Gerono dont il a été l’élève à l’école Sainte-Barbe. Il entre dans une communauté où l’empreinte de l’École polytechnique est indéniable, du moins à ses débuts : en 1874, 58 % des sociétaires sont polytechniciens [Gispert 2002, 110].

19 La figure de Laisant apparaît remarquable au sein de la SMF à de multiples points de vue, sa forte présence en tant que contributeur au Bulletin en étant la première. Nous avons évoqué la distorsion entre le nombre de sociétaires et celui des sociétaires auteurs, a fortiori pour le Bulletin. Le Jahrbuch über die Fortschritte der Mathematik recense 46 contributions de Laisant à la revue (sur 206 entrées dont il est l’auteur). Cette dernière apparaît alors comme le premier lieu de publication pour Laisant, à égalité avec les comptes rendus des congrès de l’AFAS, loin devant les articles parus dans les NAM (24 articles) et le Bulletin de la Société philomathique (16 articles) ou encore plus les Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie des sciences (4 articles seulement).

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Ce décompte le place parmi les grands contributeurs que sont par exemple d’Ocagne (42 articles) ou Halphen (34 articles).

20 Si cette production personnelle n’est pas négligeable, c’est que la longévité de Laisant comme membre de la SMF est à souligner. Il est sociétaire pendant 48 années, jusqu’à sa mort en 1920. Il ne reste alors que peu de membres admis en 1872-1873 : une dizaine sur environ 420 membres dont Haton de la Goupillière, Jordan, Picquet, Fouret, Mittag- Leffler ou Brocard. La Société fait donc partie intégrante de son parcours de mathématicien. Alors qu’il entre à l’Assemblée nationale en 1876, il est, avec Paul Painlevé, un des rares députés sociétaires, même si l’homme politique Laisant ne s’invite guère en tant que tel dans les pages du Bulletin8. À partir de la fin des années 1880, il s’investit significativement dans la SMF et encore plus en 1891-1892. Il appartient alors à cette nouvelle vague d’auteurs du tournant des années 1880-1890, comme Appell, Goursat, Hadamard, Picard, d’Ocagne, Raffy ou encore Maillet et Lecornu [Gispert 1999, 135]. En 1893, marqué par l’épisode boulangiste et après avoir été 17 ans député, il quitte la vie politique pour se consacrer à sa nouvelle carrière d’enseignant : il devient répétiteur à l’École polytechnique en 1895 puis surtout examinateur d’entrée en 1899. Il se tourne vers d’autres itinéraires avec la parution en 1906 de son Initiation mathématique traitant de l’éducation mathématique des jeunes enfants [Laisant 1906]. Ce changement d’orientation dans sa carrière marque, on le verra, un déclin de l’implication de Laisant au sein de la SMF.

21 A contrario, Laisant a donc pu scruter l’évolution de la SMF tant dans sa production scientifique que dans son fonctionnement, sa constitution ou ses actions diverses. Plus qu’un observateur, sa présence dans les instances administratives le place comme authentique acteur. Il accède dès 1879 à une place au sein du conseil qu’il quittera en 1909, occupant notamment le poste de vice-président en 1880-1881 et de président en 1888. Cette longévité est à souligner : il apparaît durant 28 années à telle ou telle place du bureau de la Société. Ainsi, si on prend pour élément de comparaison les contributions d’autres sociétaires fortement impliqués dans la direction, comme Appell (31 articles), Picard (20 articles), Fouret (23 articles) ou même Poincaré (9 articles) et Darboux (3 articles), Laisant apparaît comme un acteur notable de la SMF conjointement sur les plans administratif et scientifique.

22 Laisant s’implique également dans certains projets initiés ou portés par la SMF. Il sera secrétaire de la commission permanente chargée de la publication du Répertoire bibliographique des sciences mathématiques [Rollet & Nabonnand 2002] où il défendra la place des récréations mathématiques [Schwer & Autebert 2006, 35]. Il sera aussi secrétaire avec d’Ocagne de la section « Bibliographie et histoire, enseignement et méthodes » du congrès international des mathématiciens de 1900 à Paris, organisé par la SMF.

23 Enfin, on a signalé les multiples appartenances de Laisant à différentes sociétés scientifiques, en premier lieu l’AFAS, où il apparaît non seulement comme un grand communiquant mais aussi un administrateur impliqué (il est président de l’AFAS en 1904 et de la SPP en 1889 et 1905). Il est également un acteur important de la presse mathématique de la fin du XIXe siècle. Il dirige à partir de 1896 les NAM où il souhaite développer le système des questions/réponses. Il fonde en 1894 avec Lemoine une revue basée uniquement sur ce même principe et destinée à tous les mathématiciens au sens large du terme, L’Intermédiaire des mathématiciens [Pineau 2004]. Il crée enfin en 1899 une revue à caractère explicitement internationale, L’Enseignement mathématique,

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pour favoriser les échanges entre mathématiciens de divers pays sur les questions d’enseignement [Furinghetti 2003]. Dans chacun de ces engagements, il souligne les avantages d’une circulation accrue des idées, comme lors des congrès de l’AFAS, et est donc un militant d’une porosité revendiquée entre ces différentes communautés.

24 Tout cela nous porte à croire à l’utilité de l’étude du fonctionnement de la SMF à travers les traces que Laisant a laissées dans les pages de sa revue.

3 Sur les traces de Laisant au sein du Bulletin

25 Les données extraites du Jahrbuch dessinent à grands traits l’activité de sociétaires tels que Laisant. Ses 46 travaux répertoriés se composent de 29 articles à proprement parler et de 17 communications détaillées incluses dans les procès-verbaux des séances.

26 Intéressons-nous tout d’abord à la distribution chronologique de ces différentes occurrences. On observe un temps de latence entre son entrée à la Société et l’intensification de sa présence dans les pages de la revue. En 1884, la table des matières de la première série (tome I à X) ne mentionne que cinq articles de Laisant. Il faut attendre 1887 pour que ses contributions apparaissent régulièrement. C’est donc à partir de sa nomination en 1888 comme président de la SMF que sa production débute véritablement.

27 Le Bulletin apparaît comme la revue de la maturité pour Laisant. Après 1887, ses deux ouvrages, Introduction à la méthode des quaternions et Théorie et applications des équipollences, sont parus [Laisant 1881, 1887]. Il se tourne vers de nouveaux sujets (arithmétique graphique par exemple) et diversifie ses centres d’intérêt, ses contributions aux NAM devenant plus épisodiques. Parmi les contributions de Laisant au Bulletin, certaines se répondent ou peuvent être reliées entre elles au vu des méthodes et techniques mises en œuvre (calcul géométrique par exemple). Mais c’est la diversité des thèmes traités qui prime : géométrie, analyse et théorie des fonctions, théorie des nombres et combinatoire, mécanique9. On peut y déceler l’éclectisme de ses centres d’intérêt tout comme la volonté de les partager avec les membres de la SMF, y compris certains chapitres pour lesquels il milite, les mathématiques discrètes par exemple. Si les années 1895-1896 sont également riches en interventions, le déclin de la productivité de Laisant est amorcé. S’il apparaît encore dans les lignes des extraits des procès-verbaux, le nombre de ses articles chute. Son nouvel engagement d’enseignant, puis de pédagogue ne peut guère s’exprimer dans les pages du Bulletin qui ne traite en aucune façon de questions d’enseignement des mathématiques, d’autant plus à un niveau élémentaire.

28 Les articles recensés donnent alors l’image de l’ensemble des travaux d’importances diverses qui sont entrepris dans sa carrière. Ils correspondent de fait à la recherche « au jour le jour » du mathématicien. Au vu de l’exemple Laisant, la SMF accueille les mathématiciens français dans la globalité de leurs travaux, les accompagnant en diffusant rapidement leurs thèmes d’étude du moment. Laisant fait pourtant objectivement le choix de certains sujets spécifiques qu’il présente exclusivement pour la SMF ou sur lesquels il échange en premier lieu dans son cadre.

29 Laisant est un diffuseur reconnu des équipollences et des quaternions, présents depuis ses toutes premières interventions. Dans sa « Note touchant deux théorèmes de Lagrange sur le centre de gravité » (séance du 31 juillet 1878), il redémontre deux

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résultats de statique à l’aide des quaternions, un an après sa thèse. Encore en 1892, Laisant communique à la SMF une lettre d’Abel Transon sur le calcul directif. La recherche des termes « équipollences » ou « Bellavitis » dans les pages du Bulletin renvoie par ailleurs largement à des contributions de Laisant : huit articles sont recensés dans la Bibliography of quaternions and allied systems of mathematics, alors que les quatre autres interventions utilisant également ces termes sont dues à Liguine, Haag, Fontené ou Combebiac. C’est aussi grâce au Bulletin que Laisant a la possibilité de publier certains de ses travaux sur les quaternions, chose qui lui est plus difficile dans les NAM ou les comptes rendus de l’AFAS. Le Bulletin soutient son œuvre de diffusion de la théorie d’Hamilton dans cette période où il multiplie ses applications pour mieux la faire connaître, concurremment à la publication de son Introduction à la méthode des quaternions en 1881.

30 Ces travaux sur les quaternions suscitent des réactions de certains sociétaires et un débat sur la méthode employée. En 1882, Ernest Laquière reprend explicitement10 la communication du 6 janvier de Laisant « Sur certaines propriétés des centres de gravité » en usant uniquement de résultats de mécanique. Victor Schlegel, nouveau membre de la Société et grand promoteur de la théorie de Grassmann, montre11, toujours en 1882, l’intérêt de la science de la grandeur extensive par rapport au procédé utilisé par Laisant.

31 La question des quaternions est donc présente à la SMF du fait de l’importante entreprise de diffusion de Laisant. Il transmet ainsi les mémoires de deux autres membres, Genty et Papelier, tous deux parrainés par Laisant, sur la géométrie vectorielle et l’application des quaternions12. Laisant résume lors de la séance du 6 mai 1896 une note « Sur certaines applications des quaternions » du japonais Kimura qui est un des initiateurs de l’International Association for Promoting the Study of Quaternions and Allied Systems of Mathematics (1899). Cet intérêt se poursuit jusqu’au 25 mars 1908 où, d’après les extraits des procès-verbaux, il réagit à la communication de Lucien Lévy « Sur la diversité des notations vectorielles ». Le débat, qui est traité au congrès international des mathématiciens de Rome en avril de la même année, est repris dans les pages de L’Enseignement mathématique et est aussi présent à la SMF, dont les séances ont visiblement été le cadre de discussions à ce sujet.

32 Ces séances sont également le lieu de travaux originaux autour d’autres objets. Les déterminants sont utilisés par Laisant presque exclusivement dans les pages du Bulletin. Il y expose notamment son « déterminant de Laisant » en 1889 qui permet la représentation d’une fonction entière ou d’une forme binaire et de ses dérivées par un déterminant. Le déterminant est utilisé pour l’article « Remarques sur les fonctions homogènes » en 1892 ou pour donner une nouvelle expression des coefficients du binôme (séance du 15 mai 1893). Il expose, selon les procès-verbaux, une « transformation des déterminants » le 3 avril 1901. Semblant dédier le déterminant aux mathématiciens professionnels de la SMF, il utilise cet outil bien plus ici que pour les congrès de l’AFAS.

33 Dans une moindre mesure, l’instrumentation en mathématiques, pourtant assez peu présente dans les pages du Bulletin, trouve quelques échos sous l’impulsion de Laisant. Le 31 mars 1875, le secrétaire de séance donne lecture de la part de M. Brocard d’une « Note sur un compas trisecteur proposé par M. Laisant » que Raoul Perrin prolonge le 31 juillet dans une « Note sur la division mécanique de l’angle ». En 1897, Laisant présente un dispositif expérimental de vérification visuelle de la conjecture de

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Goldbach et en 1905, les extraits des procès-verbaux évoquent sa présentation d’un « dispositif propre à tracer les ellipses ».

34 De fait, beaucoup des résultats les plus connus de Laisant, ceux auxquels on donne son nom ou qui lui sont attribués par l’Encyclopédie des sciences mathématiques entre autres, sont effectivement parus dans le Bulletin : déterminant de Laisant, formule de récurrence de Laisant, tétraèdre arithmétique, classification des permutations... Les mosaïques dites de Laisant, développées à l’AFAS en 1881, sont reprises par Fontené le 18 janvier 1899 pour exposer ses travaux « Sur un nouveau calcul symbolique », les octants. La SMF est un lieu privilégié d’exposition, voire de validation, pour les résultats originaux de ses membres.

35 La plupart des contributions de Laisant ne peuvent cependant pas être appréhendées uniquement dans le cadre d’échanges « intra-SMF ». La production de Laisant se nourrit particulièrement de travaux développés au sein d’autres communautés. La SMF apparaît dans son cas comme le lieu de passages de mathématiques exposées à un public large d’amateurs comme les congressistes de l’AFAS à des mathématiques partagées avec des professionnels.

36 En 1877, Laisant présente à l’AFAS une communication intitulée « Sur quelques propriétés des polygones ». Il y démontre à l’aide de la méthode des équipollences un grand nombre de propriétés du centre de gravité d’un polygone formé de triangles semblables construits sur les côtés d’un polygone donné. Un cas particulier de ces résultats est traité par Résal dans les pages des NAM en 1881. Ceci pousse Laisant l’année suivante à reprendre, cette fois pour la SMF, les résultats de 1877 pour les généraliser à l’espace, dans l’article « Sur certaines propriétés des centres de gravité », soulignant l’intérêt des quaternions pour exprimer la rotation autour d’un axe et renvoyant à son ouvrage paru en 1881 : Introduction à la méthode des quaternions.

37 De la même manière, c’est parce qu’il a déterminé le 15 avril 1881 pour l’AFAS le nombre de régions du plan délimitées par n droites qu’il prolonge la communication de Halphen à la SMF du 20 janvier 1882. Cette dernière n’apparaît que sous la forme de son titre (« Sur les aspects des paysages ») dans les extraits des procès-verbaux. Mais Laisant explique dès la séance suivante (3 février) dans ses « Remarques sur la théorie des régions et des aspects » qu’Halphen associe à chaque position d’un observateur du plan une permutation correspondant à l’aspect sous lequel lui apparaissent n points donnés de ce plan. Laisant propose un majorant du nombre de ces aspects en s’appuyant sur les résultats développés à l’AFAS qui trouvent donc ici un écho particulier.

38 Enfin, en 1891, Laisant semble reprendre et développer une partie de la communication « Sur l’élévation aux puissances et le calcul d’intérêts composés » de Charles Berdellé au congrès de l’AFAS de 1879 pour présenter à la SMF son « tétraèdre arithmétique », généralisation du triangle de Pascal à l’espace. Par la suite, il choisit de développer ce thème au sein de l’AFAS jusqu’à sa communication « Sur les tableaux de sommes » (1893) englobant les résultats précédents. Ses travaux sur les tableaux de nombres, et plus généralement sur l’arithmétique graphique, ne sont que peu présents dans le Bulletin : le choix de Laisant de privilégier l’AFAS par rapport à la SMF s’explique par le développement de certains thèmes lors des congrès de l’Association.

39 Examinons à présent comment les séances de la SMF lui permettent de développer ses rares interventions au sein d’institutions sélectives comme l’Académie des sciences, où

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les articles correspondants sont limités par la nature même des comptes rendus hebdomadaires.

40 Dans la communication à l’Académie du 11 mai 1891, Laisant s’intéresse aux permutations limitées (celles dont des éléments donnés restent invariants). Le 3 juin, il propose pour la SMF d’utiliser ce résultat pour vérifier la relation de récurrence qu’il a établie (relation de récurrence dite de Laisant) pour résoudre un problème de rencontre13 proposé par son ami Édouard Lucas [Décaillot 1999].

41 De même, le 22 avril 1903, la communication « Sur une propriété des mouvements dus à une force centrale » lui permet de généraliser à un arc de trajectoire quelconque un résultat exposé à l’Académie des sciences le 6 avril sur les orbites fermées décrites sous l’action d’une force centrale. Cette communication clôt ainsi une réflexion entamée depuis 1877 dans les NAM et dans sa thèse. Le thème traverse plusieurs lieux d’exposition, mais c’est à la SMF qu’il trouve son énoncé le plus complet et sa démonstration la plus intuitive.

42 D’autres modalités de circulation sont possibles. Les questions parues dans L’Intermédiaire des mathématiciens peuvent par exemple être la source d’interventions pour la SMF. La question 1652 que Laisant pose dans L’Intermédiaire en novembre 1899 trouve une réponse lors de la séance du 22 novembre par la communication de Landau « Sur la série des inverses des nombres de Fibonacci ». Ce nouveau membre, parrainé par Laisant, explique que c’est ce dernier qui l’a incité à reprendre ce problème. À la même séance, les extraits des procès-verbaux signalent que Laisant présente « Quelques propriétés des suites de Fibonacci », thème d’ailleurs nettement plus présent dans la dernière partie de son œuvre. Certains sujets sont également développés parallèlement à la SMF et à la Société philomathique, comme par exemple les questions d’interpolation, d’abord abordées dans deux communications à la SMF en 1891 et 1907 puis à la SPP en 1907 et 1913. La place centrale occupée par le Bulletin, au carrefour de plusieurs lieux de publications, apparaît ici nettement.

4 Image des séances de la SMF dans son Bulletin : réseaux et collaborations

43 Le Bulletin peut permettre d’approcher de manière plus fine les échanges qui ont lieu entre les présents aux séances à travers une lecture attentive de ce qui en est rapporté dans les extraits, certes laconiques, des comptes rendus.

44 Une recherche plein texte de l’occurrence « Laisant » dans les archives NUMDAM donne en effet 160 réponses dans le Bulletin. Outre la présence de ce nom dans les listes des sociétaires, dans le conseil d’administration ou comme parrain de membres, on peut donc ajouter aux 46 contributions développées in extenso pas moins de 40 interventions de Laisant qui n’apparaissent dans le Bulletin que sous la forme de leur titre. Ces communications orales sont de plusieurs ordres. Il s’agit principalement de travaux ponctuels sur des sujets mathématiques (19 occurrences) : la SMF joue plutôt ici le rôle de cadre institutionnel de circulation des travaux de ses membres, sans développement d’échanges particuliers. On peut émettre l’hypothèse que l’auteur n’ait pas souhaité voir développées les idées présentées en ne transmettant pas ses notes14 ou que les six membres de la commission d’impression n’ont pas jugé nécessaire de retranscrire ces interventions dans les pages du Bulletin. À ces 19 éléments s’ajoutent

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sept observations et remarques sur d’autres communications, ce qui constitue autant de véritables échanges oraux dont la teneur ne laisse malheureusement aucune trace dans la revue. Le nom de Laisant apparaît également lors de neuf transmissions de notes et d’articles d’autres sociétaires ou encore à l’occasion de cinq annonces sur la vie de la communauté mathématique nationale et internationale. C’est cette nouvelle lecture du Bulletin qui nous semble donner une autre image du déroulement des séances de la Société.

45 À l’aide d’une recherche plein texte dans les extraits des procès-verbaux, on peut aussi repérer les membres de la Société qui citent Laisant et réciproquement ceux qui sont cités par lui lors de leurs interventions respectives. Ils sont une douzaine de membres à citer Laisant alors que ce dernier en cite presque une trentaine lors de ses interventions. Il s’agit le plus souvent de réactions et d’observations complémentaires à des communications proposées par les uns et les autres. Ceci permet d’affiner les possibles échanges mathématiques ayant lieu grâce aux séances de la Société.

46 Nous avons déjà évoqué le débat Laisant-Laquière-Schlegel autour des méthodes vectorielles et Haton de la Goupillière cite également l’article de Laisant de 1882 à l’origine de ces échanges qui illustrent bien ce jeu de citations. Les communications de Laquière, Laisant et Lucas au sujet de la géométrie des quinconces15 sont du même ordre. Les trois sociétaires, auxquels il faut adjoindre de Polignac, forment une micro- communauté de l’arithmétique graphique, de cette « peinture graphique de la théorie des nombres » comme le décrit le premier dans sa communication de 1879. Si ce thème est également présent aux congrès de l’AFAS grâce à Tarry ou Delannoy, seuls Laisant et Lucas sont véritablement à l’intersection des deux sociétés. Laisant est de manière générale (comme d’Ocagne) un communiquant très présent concurremment au sein de l’AFAS et de la SMF. Il est, on l’a dit, un élément de porosité entre les deux sociétés, du moins jusqu’au milieu des années 1890.

47 Parmi les personnages rencontrés au fil de ces renvois, il en est un en particulier qui cite plus souvent Laisant que les autres et qui est lui-même fréquemment mentionné par ce dernier : il s’agit de Maurice d’Ocagne (1862-1938), ancien polytechnicien (X 1880), répétiteur à partir de 1893 puis professeur de géométrie à l’École.

48 Le 3 février 1892, Laisant propose une « Transformation d’un polynôme entier » où il reprend un problème déjà traité en 1887 par d’Ocagne à l’aide des « nombres de d’Ocagne ». Dans sa communication du 7 février 1901 « Sur certaines suites récurrentes », il applique à des cas particuliers une étude menée par d’Ocagne dans le Journal de l’École polytechnique en 1894 pour déterminer une loi de formation simple du terme général de certaines suites.

49 Les deux hommes présentent fréquemment des remarques suite à des communications de l’un ou de l’autre. Les procès-verbaux fournissent de nombreux exemples de ces échanges. En juillet 1891, Laisant donne une « Généralisation d’une transformation qui intervient dans un problème récemment posé » par d’Ocagne et propose une deuxième solution à un autre problème résolu par ce dernier « Sur la détermination du point le plus probable, donné sur une carte par des recoupements non convergents » (3 février 1892). Il réagit à son intervention « Sur le signe de la torsion des courbes gauches et du paramètre de distribution des surfaces réglées » (séance du 2 décembre 1896). Une observation de d’Ocagne est notifiée suite à la communication de Laisant « Sur un problème d’itération » (séance 4 décembre 1901). Les deux hommes partagent à

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l’évidence des centres d’intérêt communs et, après la mort de Lucas, les travaux de d’Ocagne inspirent Laisant, séduit notamment par sa nomographie.

50 Les échanges mis en lumière ici peuvent également renvoyer à des querelles de priorité visibles dans les extraits des procès-verbaux. Après sa « Note relative aux asymptotes et aux cercles de courbure » présentée le 20 mars 1895, la deuxième communication de Laisant sur le sujet, le 5 juin 1895, consiste en un simple rectificatif quant au premier auteur de ces réflexions, à savoir un autre sociétaire, Émile Borel. Ce dernier lui avait effectivement signalé entre-temps que la propriété analytique reliant par inversion l’asymptote à une courbe et son cercle de courbure se déduit, comme il l’a montré, de propriétés des transformations birationnelles.

51 À la lecture de son Bulletin, la SMF apparaît enfin pour Laisant le lieu privilégié pour apporter son soutien à plusieurs mathématiciens selon deux modalités. Il peut s’agir de la transmission de notes lues lors des séances : c’est souvent le cas pour Laquière par exemple. Plus explicitement, son article « Principes de la méthode de M. Arnoux concernant l’étude des espaces arithmétiques hypermagiques » (7 février 1894) est une œuvre de fervente promotion des travaux de son ami amateur de science, qu’il parraine en 1892 pour entrer à la SMF et avec lequel il rédige une Arithmétique graphique en 1894 [Arnoux & Laisant 1894]. Laisant invite également Henri Delannoy (1833-1915) à devenir membre de la SMF dans une lettre datée du 12 novembre 1882 [Schwer & Autebert 2006, 34], le parraine lors de la séance du 17 novembre de la même année et transmet sa note « Sur une question de probabilité traitée par d’Alembert » (6 novembre 1895).

52 Les extraits des procès-verbaux permettent aussi de mettre à jour le jeu des parrainages et donc la mise en place d’un « clan Laisant ». Ce dernier présente, souvent avec un proche (Lucas notamment), 74 futurs membres de 1879 à 1913, dont la moitié après 1895, période pendant laquelle la Société connaît un renouvellement important de ses effectifs [Gispert 2015, 138]. On voit ainsi apparaître en filigrane ce « clan Laisant » constitué par Delannoy, Fehr, Arnoux, Élie Perrin, Maupin, Duporcq, Leméray, Fontené, Naud, Ripert, Vassilief, etc. On retrouve dans ce « clan » des membres de micro-réseaux centrés sur des thèmes mathématiques particuliers : Delannoy et Arnoux travaillent aussi sur les mathématiques discrètes ; Genty et Combebiac sur les quaternions et biquaternions. Sont également présents des collaborateurs dans des entreprises éditoriales diverses : Duporcq et Bricard sont co-directeurs des NAM respectivement à partir de 1902 et 1904 et Laisant signe la préface au manuel de Maupin, Questions d’algèbre (1895). On retrouve encore de futurs collaborateurs, à des degrés divers, à L’Enseignement mathématique : outre le Suisse Henri Fehr, co-fondateur de cette revue, Galdéano, Fontené ou Ripert. Si on ajoute les sociétaires dont Laisant a été proche comme Lemoine, Mannheim, Brocard, Lucas, on obtient un groupe ayant échangé avec lui dans des domaines divers et sur l’ensemble de sa carrière.

53 Remarquons la part non négligeable de savants étrangers (14) parrainés. Un lien particulier est par exemple tissé avec l’université de Kazan à laquelle appartiennent Vassilief et Wladimir de Maximovitch. Leur liste est représentative de l’internationalisme grandissant de Laisant et de l’évolution croissante du nombre de sociétaires d’origine étrangère en cette fin de XIXe siècle, même si peu de savants étrangers publient au sein du Bulletin : la SMF s’en tient à soutenir les mathématiques françaises par la diffusion de la production de ses sociétaires [Gispert 2002, 108].

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54 On retrouve aussi dans les procès-verbaux plusieurs traces d’interventions orales de Laisant concernant la communauté mathématique, des actualités qu’il souhaite porter à l’attention des sociétaires. C’est particulièrement le cas dans la période de préparation du premier congrès international des mathématiciens où Laisant mène une véritable campagne16 pour la mise en place de la réunion constituante de Zurich. Il est cité une première fois par Bioche le 17 juillet 1895, quand celui-ci expose le rapport de la commission mise en place sous l’impulsion de Laisant pour étudier la question. Il intervient par la suite le 16 décembre 1896 et le 20 janvier 1897, le congrès ayant lieu en août 1897 grâce aux efforts combinés de Cantor à la Deutsche Mathematiker Vereinigung et de la direction de L’Intermédiaire des mathématiciens.

55 D’autres occurrences apparaissant dans les procès-verbaux se rattachent aux outils concrets d’échanges entre mathématiciens dont Laisant est un promoteur : création de L’Enseignement mathématique (séance du 4 janvier 1899), parution de L’Annuaire des mathématiciens (15 mai 1901) ou enquête sur les méthodes de travail des mathématiciens (3 novembre 1904). Si le Bulletin ne traite pas d’actualités dans ses pages, Laisant apporte le thème au cœur de la Société. Ceci donne une nouvelle vision dynamique et collaborativedu déroulement des séances, en complément avec les articles habituels publiés dans la revue.

56 Laisant, de par son implication au sein de la Société mathématique de France, est un exemple de ces nombreux polytechniciens qui investissent ce nouvel espace de sociabilité. La SMF reste pour lui, comme pour beaucoup d’autres mathématiciens, un lieu privilégié d’échanges et un moyen sûr de diffusion de l’ensemble de ses travaux.

57 Le cas de Laisant offre néanmoins des particularités frappantes. Du fait de son implication dans d’autres cercles savants ou associations d’amateurs, la SMF occupe une place centrale dans la circulation de sa propre production mathématique : il en résulte de nombreux allers-retours avec d’autres communautés ou revues. Le Bulletin offre ainsi un large panorama des travaux mathématiques d’hommes tels que Laisant. Ses interventions se nourrissent d’autres ayant eu lieu auprès de diverses communautés ou au contraire sont la source de travaux filés qui paraissent dans d’autres publications.

58 À la lecture du Bulletin, la SMF apparaît moins statique que ne pourrait le laisser penser la stricte énumération des articles parus dans sa revue. Malgré la méconnaissance de leur déroulement, ses séances sont des lieux de débats où les sociétaires se répondent sur des sujets variés.

59 Pourtant, le Bulletin montre ses limites, y compris vis-à-vis de la vision qu’a Laisant des interactions dans l’ensemble de la communauté mathématique. L’unique présence de mémoires ne permet pas de débats sur le long terme, de mises au point sur des résultats, d’avancées sur le plan de l’enseignement des mathématiques ou d’études bibliographiques. C’est peut-être pourquoi Laisant s’investit dans L’Intermédiaire ou L’Enseignement mathématique où il publie, outre plusieurs travaux strictement mathématiques, des comptes rendus d’ouvrages, des biographies et des articles sur l’enseignement, autant de pans de la vie mathématique peu présents dans le Bulletin de la Société mathématique de France.

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NOTES

1. Article 4 des statuts : « Les conditions à remplir pour devenir membre de la Société sont les suivantes : 1o) être présenté par deux membres qui auront adressé une demande signée ; 2o) obtenir à l’une des séances suivantes les suffrages de la majorité des membres présents.» 2. Journal général de l’imprimerie et de la librairie, 1887 (feuilleton), p. 2807 et 1901 (feuilleton), p. 3469. 3. Voir le Conseil d’administration (désormais C.A.) du 16 février 1883. 4. Les procès-verbaux des C.A. abordent à plusieurs reprises l’utilité de ces échanges. 5. Note bibliographique, ajoutée en 1967 lors de la réimpression du Bulletin (voir aussi par exemple le procès-verbal du C.A. du 21 janvier 1891). 6. Pour les références à l’ensemble des travaux de Laisant, nous renvoyons à [Auvinet 2013, 205-215]. 7. Si les deux membres ayant parrainé Laisant ne sont pas indiqués dans les pages du Bulletin, il paraît raisonnable de supposer que Lemoine aurait pu en faire partie. 8. Il communique juste un projet de loi ayant pour objet l’adoption d’une heure légale lors de la séance du 5 décembre 1888. 9. Pour une étude plus précise des travaux de Laisant à la SMF, nous renvoyons à [Auvinet 2011, 403-409]. 10. « Sur un théorème de M. Laisant relatif à certaines propriétés des centres de gravité», séance du 5 mai 1882. 11. « Sur le théorème de Laisant relatif au centre de gravité» (17 novembre 1882). 12. Papelier, « Sur l’application du calcul des quaternions à l’étude des surfaces du second ordre», (23 janvier 1889) et un mémoire de géométrie vectorielle de Genty (7 décembre 1892). 13. Il s’agit de dénombrer les façons dont n couples peuvent s’asseoir autour d’une table sans que les conjoints ne soient côte à côte. 14. Voir l’article 10 du règlement administratif : « Les membres qui auront fait des communications verbales ou pris part aux discussions devront remettre des notes au secrétaire pour la rédaction du procès-verbal». Ils reçoivent en échange des tirages à part offerts par la SMF (C.A. du 21 décembre 1883). 15. Lucas, « Théorème sur la géométrie des quinconces», séance du 7 novembre 1877 ; Laisant, « Note sur la géométrie des quinconces», 13 février 1878 ; Laquière, « Note sur la géométrie des quinconces», 28 mars 1879. 16. Voir le procès-verbal du C.A. du 6 février 1895.

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RÉSUMÉS

La Société mathématique de France (SMF) créée en 1872 pour promouvoir les travaux des mathématiciens français accueille rapidement le polytechnicien Charles-Ange Laisant (1841-1920) qui s’investit par ailleurs dans de multiples communautés savantes à la fin du XIXe siècle. Son implication durable, ses itinéraires d’administrateur et d’auteur permettent, à partir des renseignements fournis par le Bulletin de la SMF, une approche originale de la circulation de ses travaux au sein de la Société. Une étude des comptes rendus de séances met en lumière tant sa production d’écrits mathématiques proprement dits que ses interventions orales sur des sujets variés lors de ces réunions. L’exemple de celui qui sera président de la SMF en 1888 offre ainsi une perspective particulière sur les mathématiques discutées lors des réunions de la Société, sur les liens qui se tissent avec d’autres cercles savants ou sur les réseaux et collaborations ponctuelles à l’intérieur même de la SMF.

The Société mathématique de France (SMF) was created in 1872 to promote the work of French mathematicians. Charles-Ange Laisant (1841-1920) quickly joined the society while also contributing to the work of many other academic communities in the late nineteenth century. His long-term involvement within the SMF as an administrator or an author enables an original approach to the circulation of his work within the Society based on information given in the SMG Bulletin whereas the minutes published therein shed light on both Laisant’s own mathematical production and his spoken contributions on various topics during the society’s meetings. The example of Laisant, who was elected president of the SMF in 1888, offers an original standpoint on the topics discussed during the society’s meetings, on the relationships established with other scientific networks and on occasional collaborations within the SMF.

AUTEUR

JÉRÔME AUVINET Laboratoire Jean Leray, Université de Nantes (France)

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“Increasing the Utility of the Society”: The Colloquium Lectures of the American Mathematical Society

Karen Hunger Parshall

1 A research-level community of mathematicians had emerged in the United States during the last quarter of the nineteenth century thanks to the development of several key graduate programs in mathematics—at the Johns Hopkins University under James Joseph Sylvester (1814-1897) in Baltimore, Maryland on the East Coast, at the University of Chicago under Eliakim Hastings Moore (1862-1932) in the Midwest, and at Harvard University under (1864-1943) and Maxime Bôcher (1867-1918) in the Northeast (see [Parshall & Rowe 1994]). While Sylvester, an imported Englishman, left the United States in December 1883, Moore, Osgood, and Bôcher were American-born mathematicians who each had influential careers at their respective institutions and who worked to train the next generation of American mathematical researchers. Moore, a “home-grown” mathematician, had earned his doctorate at Yale University, but Osgood and Bôcher had been trained in Germany and had brought back to the United States a strong sense—which Moore, thanks to his own post-doctoral study abroad, shared—of what a graduate program in mathematics should look like and of how students should be trained. These men and their colleagues also shared a commitment to establishing lines of communication that would foster a true mathematical research community.

2 The American Mathematical Society (AMS), created as the New York Mathematical Society in November of 1888, was envisioned as just such a medium for exchange. In the words of its founders, the organization would serve “the purpose of preserving, supplementing, and utilizing the results of [the] mathematical studies” of its members, facilitate “the discussion of mathematical subjects, the criticism of current mathematical literature, and the solution of problems proposed by its members and correspondents”, and provide a venue for the presentation of “original investigations

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to which members may be led”.1 Initially, these exchanges took place in face-to-face meetings in New York City, but by 1891, the Society had also begun publishing its Bulletin in order to effect a farther-reaching and more permanent exchange in print. After just three more years, the American Mathematical Society had emerged to reflect its national ambitions, had begun hosting a meeting each summer at venues outside New York City, and had grown from its sixteen charter members to over 250 strong. Although concentrated along the coast of the Northeast, these members were also to be found in the Midwest, especially in Chicago and its environs, on the West Coast, particularly in Berkeley, and at isolated places in between. The AMS defined this far- flung community. It aspired to promote research-level mathematics in North America in terms of the “usual” sorts of exchanges—face-to-face meetings and publications— that had come to characterize professional societies internationally.2 By 1896, however, there was a sense that the AMS could do more. This paper explores the Society’s efforts —through its so-called Colloquium lectures—to foster a new sort of mathematical exchange and, in so doing, to serve more effectively as an agent of research-level mathematical communication and as an actual national mathematical organization.

3 The germ of the idea for the Colloquium lecture series appeared in a letter of 23 February, 1896 from Henry Seely White (1861-1943), Professor of Mathematics at Northwestern University in Evanston, Illinois, to Thomas Fiske (1865-1944), then Adjunct Professor of Mathematics at Columbia University in New York City and one of the AMS’s co-founders. There, White proposed what he termed a “scheme” “for increasing the utility of the Society”.3 It was well known that the usual meeting format consisted of short talks as well as papers read by title only. As White acknowledged, those in attendance generally “found two or three papers out of the whole program of high interest”, but longer, more structured lectures delivered over the course of several days “would give space for developing quite large topics, before such an audience as would attend”. Why not, White wondered, provide for this kind of advanced, post-graduate seminar under AMS auspices?

4 White’s idea apparently struck a chord. Less than a month later, seven of the AMS’s leading members—White and Fiske among them—had circulated an open letter in which they declared that thirty- or twenty-minute talks, while serving as an immediate exchange of ideas, “are forgotten almost before they are finished”.4 “On the other hand”, they continued, “the courses of lectures in our best universities [...] do give exact knowledge and furnish a substantial basis for reading and investigation”. Those “best universities”, arguably the University of Chicago and Harvard in 1896, offered a curriculum during the 1896-1897 academic year that rivaled those of programs in both Germany and France.

5 At Chicago, graduate-level courses and seminars were offered on then-recent work of Leopold Kronecker, the theory of groups, Galois theory, higher plane curves, algebraic surfaces, number theory, projective geometry, differential geometry, the theory of functions of a complex variable, linear differential equations, the calculus of variations, and analytic mechanics,5 while at Harvard the offerings included celestial mechanics, algebraic plane curves, quaternions, analytic mechanics, Fourier series, spherical harmonics and the potential function, the theory of surfaces, elliptic functions, the theory of equations and of invariants, modern geometry, number theory, the theory of functions, and Bessel functions [Anonymous 1896b, 277]. By way of comparison, the University of Berlin announced courses during the winter semester of 1896-1897 on the

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theory of algebraic equations, elliptic functions, linear differential equations, least squares, the theory of surfaces and curves in space, the calculus of variations, number theory, partial differential equations, the kinetic theory of gases, fluid motion, potential theory, and the integration of differential equations [Anonymous 1896c, 33-34]. Across the Rhine in France, the Faculté des Sciences in Paris offered advanced courses during the first semester of the 1896-1897 academic year on the theory of triple systems of orthogonal surfaces, the theory of algebraic functions of two independent variables, celestial mechanics, electrodynamics, and fluid dynamics [Anonymous 1896c, 33]. From these listings, it is clear that the best programs on each side of the Atlantic were roughly comparable, even if it is not possible actually to gauge from mere course listings the depth to which the material was explored. The problem that White and his colleagues sought to address, however, was that not all of their number could take advantage of the mathematical environments at a Chicago, a Harvard, a Berlin, or a Paris. How could the AMS foster the continued professional growth of its far-flung constituency?

6 Their answer? The AMS could sponsor a week-long series of Colloquium lectures that would follow the annual summer meeting and that would consist of six, two-hour talks by an “expert lecturer”.6 The talks would focus on one particular mathematical area and would aim to present “some new matter” at the same time that they “mingled” “much that is old” and presented “digests of recent or too much neglected publications”. In this way, Colloquium attendees would be introduced to an area of mathematics and exposed to its open research problems. The Colloquium lectures would thus function as a kind of high-level “short course”, to use their phrase, designed both to introduce trained mathematicians to areas outside their own and, potentially at least, to stimulate higher-level teaching as well as future research by indicating promising lines for inquiry.

7 There was a precedent, as White well knew, for this kind of event. In 1893, the German mathematician Felix Klein (1849-1925) had given a successful two-week-long series of lectures before twenty-four auditors that White, Klein’s former student, had hosted in Evanston.7 Perhaps not surprisingly, then, the reaction to White’s open letter was positive. From 2-5 September, 1896, two young members of the emergent American mathematical research community, Maxime Bôcher and James Pierpont (1866-1938), delivered two independent series of lectures immediately following the AMS’s summer meeting in Buffalo, New York in what were the first official AMS Colloquium lectures. A modest thirteen people—among them, the two speakers and two young women students—were in attendance.

8 Bôcher introduced the audience to “Linear Differential Equations and Their Applications”, a topic he had learned at the feet of his Doktorvater Klein in Göttingen and one that was not ordinarily taught, especially in a Kleinian fashion, in the United States.8 One year Pierpont’s junior, Bôcher had earned his doctorate in 1891 and had returned to take a position at Harvard. He opened his six lectures with a cautionary tale. He insisted, like his German advisor, “on the necessity, in the study of differential equations, of proving everything and not allowing oneself to be misled into thinking that anything is proved in the ordinary text-books on the subject”.9 As an example of how not to treat the subject, Bôcher singled out what was perhaps the leading English- language textbook on the topic, A Treatise on Differential Equations, by the Cambridge

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University mathematician, Andrew R. Forsyth [Forsyth 1885]. Bôcher warned his listeners that “all that is there done” is to explain a series of devices by which more or less general solutions of certain special differential equations can be obtained, while the general theorems (for instance, the theorem concerning the number of arbitrary constants in the general solution) are not proved and are frequently stated in a misleading manner. [Fiske 1896, 52]10

9 In his lectures, Bôcher first sought to introduce his American audience to the German— as opposed to the English—standard of rigor in the field and so demonstrated how to use power series to establish the existence of solutions in the neighborhood of non- singular points of a differential equation. He then moved to a discussion of fundamental systems of solutions and linear dependence before surveying selected French and German results. He closed with “various questions which, although referring, in part at least, to the case of complex variables, [had] found no place in the classical text-books” up to that time [Fiske 1896, 54]. He aimed to expose his American audience to the “non-classical” or, in his view, the “not yet” classical aspects of the subject, that is, the cutting edge as reflected, for example, in the then-recent work of the Dutch mathematician, Thomas Stieltjes (1856-1894) [Fiske 1896, 52-53]. As he recognized, that was where new and exciting research problems in the field would be found.

10 For his part, Yale’s Pierpont laid out the basics of the “Galois Theory of Equations”. He had pursued this topic for the doctoral degree that he had earned at the University of Vienna in 1894, and while students at, for example, the University of Chicago could gain exposure to it, it was not a subject that was then widely taught in the United States.11 The six lectures he gave in Buffalo opened with preliminaries like definitions of a resolvent and of the group of an equation over a given field and proceeded to work through a series of theorems and corollaries that allowed him to establish the result, due to the Norwegian mathematician Niels Henrik Abel (1802-1829), that a general equation of degree greater than four does not possess an algebraic solution. Following this historical introduction, Pierpont moved on to survey more contemporary results by mathematicians such as Kronecker and Heinrich Weber (1842-1913), and he “regretted that time did not permit him to develop the theory of finite groups from this abstract standpoint and to touch upon some of the beautiful results obtained by [Georg] Frobenius, [Otto] Hölder, [Frank Nelson] Cole and others” [Fiske 1896, 59].

11 Pierpont and Bôcher had thus produced exactly the sort of lectures that White and his supporters had envisioned. Unlike Klein in his earlier Evanston Colloquium lectures, they had provided focused introductory surveys of just two broad areas of mathematics, yet like him, they had carefully indicated possible courses for further research. Both recently returned to the United States after doing their doctoral work abroad, they were also in a position to bring a highly-sought-after European perspective to their American auditors.

12 The actual effectiveness of their exchange is difficult to assess, however. Three of the attendees—White, E. H. Moore, and Alexander Ziwet (1853-1928) of the University of Michigan—had been present at Klein’s lectures in Evanston. These three, together with William Osgood, had been signatories of the open letter proposing the creation of the Colloquium lectures. It was thus more than natural for them to participate in the Colloquium experiment that they had so heartily endorsed, although none of them moved into lines of research suggested by either of the lecturers. While the same was

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true of the other attendees (Pierpont and Bôcher excepted, of course), the Colloquium lectures did serve to unite professors and students of mathematics from nine different states—Connecticut, Massachusetts, Pennsylvania, and New York in the Northeast; Kentucky in the South; and Illinois, Michigan, Minnesota, and Wisconsin in the Midwest —in an educational environment supplemental to what they could experience at their home institutions (see fig. 1).12 Moreover, four-page synopses of both sets of lectures were published in the Bulletin as part of the overall report on the Colloquium, AMS members who had been unable to attend could thus at least get the flavor of the material Pierpont and Bôcher had presented.13

Figure 1:

13 The second and third Colloquia were held at Harvard University in Cambridge, Massachusetts in 189814 and at Cornell University in Ithaca, New York in 1901, respectively, with attendance figures twice as large as those for the Buffalo Colloquium. At Harvard, favorite son Osgood spoke “On Some Methods and Problems in the General Theory of Functions”, while Arthur Webster (1863-1923), a member of the physics faculty at Clark University in Worcester, Massachusetts, lectured on “The Partial Differential Equations Connected with Wave Propagation”.15 Osgood, who had earned his doctoral degree under Max Noether in Erlangen after having spent time in Felix Klein’s lectures in Göttingen, continued the importation of European, and particularly German mathematics, to the United States that his compatriot Bôcher had begun in Buffalo. Webster’s invitation, however, represented an effort on the part of the Colloquium organizers to widen America’s mathematical horizons by opening a dialogue between mathematicians and physicists. Three years later in Ithaca, those same objectives were still in evidence when Chicago’s German-born and German- trained Oskar Bolza (1857-1942) explored “The Simplest Type of Problems in the Calculus of Variations” and Haverford College’s mathematical astronomer, Ernest W. Brown (1866-1938), talked about “Modern Methods of Treating Dynamical Problems and in Particular the Problem of Three Bodies”.16 The Colloquium lectures thus

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continued to round out the ever-widening landscape of modern mathematics for the American research-level audience.

14 While these two Colloquia followed the same basic format as the first, a new precedent was set with the fourth Colloquium, held in Boston 2-5 September, 1903 and hosted by the Massachusetts Institute of Technology (MIT). This time, three speakers, all of whom had earned doctoral degrees under Klein at Göttingen, covered three quite different areas of mathematics in their short courses [Archibald 1938, 68] (see also [Van Vleck, Woods, & White 1905, v]). Henry White of Northwestern dealt with “Linear Systems of Curves on Algebraic Surfaces”, Frederick Woods (1864-1950) of MIT treated “The Connectivity of Non-Euclidean Space”, and Edward Van Vleck (1863-1943) then of Wesleyan University surveyed “Selected Topics in the Theory of Divergent Series and of Continued Fractions”. What was most precedent-setting about this Boston Colloquium, at least in the context of the now official AMS Colloquium series, was that, for the first time, the lectures were collected together and published in book form, thereby creating a permanent, printed record of the complete lecture series and making it accessible to many more than the thirty-one people who had actually heard it. Klein’s lectures, which had been published in book form in 1893, thus served as the prototype for this innovation, too.

15 In reviewing the Boston Colloquium volume in the Bulletin in 1906, Cornell University’s John Hutchinson (1867-1935) assessed the situation matter-of-factly: [I]t is not only a convenient form in which to preserve these valuable lectures, but it is a most welcome addition to the meager catalogue of English works on the higher mathematics. [Hutchinson 1906, 85]17

16 The Colloquium lectures, both in oral but perhaps especially in published form, were thus perceived as playing a critical role in the American mathematical community. That this was also recognized by the AMS leadership is clear from the fact that it resolved to see all subsequent Colloquium lectures published in hard covers as well.

17 In the beginning, however, this new publication venture was on rather shaky financial ground, and the leadership was cautious. It managed to secure the publication of the Boston Colloquium lectures through the commercial firm of Macmillan & Company in London with the publisher assuming financial responsibility for the venture. The fifth Colloquium, held at Yale in 1906, was also published on an ad hoc basis, “[t]he expense incurred” this time being “defrayed by a grant from Yale University” [Moore, Wilczynski et al. 1910, v]. Given that two of the three speakers had a Yale connection— Chicago’s E. H. Moore had earned his doctoral degree there in 1885 and Max Mason (1877-1961) was then on the faculty of Yale’s Sheffield Scientific School—this subvention had perhaps not been too difficult to arrange. The third speaker, Ernest Wilczynski (1876-1932), represented the West Coast, given his position at the University of California at Berkeley. Each gave a series of four lectures with Moore speaking “On the Theory of Bilinear Functional Operators”, Wilczynski on “Projective Differential Geometry”, and Mason on “Selected Topics in the Theory of Boundary Value Problems of Differential Equations”.

18 On the occasion of the sixth Colloquium hosted by Princeton in 1909,18 however, the AMS decided simply to publish the proceedings itself. With this, the die was seemingly cast. The seventh Colloquium was held in 1913 in Madison, Wisconsin. There, Leonard Dickson of the University of Chicago and Osgood, in a repeat performance, gave two courses of five lectures each. Dickson spoke on “Certain Aspects of a General Theory of

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Invariants, with Special Consideration of Modular Invariant and Modular Geometry”, while Osgood lectured on “Selected Topics in the Theory of Analytic Functions of Several Complex Variables”. When the Madison Colloquium volume appeared in 1914, it was announced that “the Society will henceforth regularly publish the Colloquia, and thus the present volume appears as Volume IV in the series”.19

19 World War I intervened in those plans, even though the United States did not enter into the conflict until 1917. Griffith Evans (1887-1973), then of Rice University in Houston, Texas, and Oswald Veblen (1880-1960) of Princeton gave the eighth Colloquium lectures at Harvard in 1916 to an audience of sixty-nine, “a number considerably exceeding that of any previous colloquium” [Snyder 1916, 82]. Evans, who had earned his doctorate under Bôcher at Harvard in 1910, lectured on “Topics from the Theory and Applications of Functionals, Including Integral Equations”, while Veblen, a 1903 Ph.D. of E. H. Moore at Chicago, spoke on what was fast-becoming the American specialty of “Analysis Situs”, the area now known as topology. Although brief synopses of their lectures were published in the Colloquium report that appeared in the Bulletin shortly after the fact, the lecture series were not published in book form until after the war, with Evans’s volume appearing in 1918 and Veblen’s only in 1922 [Evans 1918]; [Veblen 1922].20 Both men had been distracted by their service in World War I from producing the final manuscripts of their talks, with Evans on active duty as a Captain in the Army’s Ordnance Division in France and Veblen serving as a Major ultimately at the Aberdeen Proving Ground in Maryland.21

20 The AMS resumed its series of Colloquium lectures in 1920 two years after the Armistice, but a five-year hiatus followed as the Society worked to establish itself on a firmer financial footing.22 For the two calendar years 1923 and 1924, Veblen served as the AMS’s seventeenth President, taking as one of his goals the task of professionalizing the Society in the sense of legally incorporating it and of actively working to raise an endowment fund to support especially its publication ventures, among them the Colloquium lecture series. His initiatives, continued by his successor as AMS President, the Harvard mathematician George Birkhoff (1884-1944), were remarkably successful. By 1925 when the Colloquium lectures resumed, Veblen, Birkhoff, and others had succeeded in convincing the General Education Board (GEB) of the Rockefeller Foundation not only of the importance of but also of the critical need for high-level mathematical publication in the United States. In fact, Veblen reported that when he spoke [to the GEB] of the Colloquium and the plan for publishing one book a year, this was very favorably received by the Committee. There was no suggestion that such an enterprize [sic] would be outside the domain of the fund, and I am strongly convinced that it would be worth while [sic] to lay the project before the Committee.23

21 Veblen’s optimism was well-founded. From 1925 to 1930, the GEB provided over $21,000 for the support not only of the AMS’s publications—the Bulletin, the Transactions, and the Colloquium lecture series—but also of the American Journal of Mathematics, a publication begun in 1878 by Sylvester and underwritten from the beginning by the Johns Hopkins University [Archibald 1938, 32].24

22 This infusion of funds had an immediate impact on the Colloquium series. In 1925, the AMS formed a free-standing Colloquium Editorial Committee, which further institutionalized the Colloquium lectures and their publication in book form. Not surprisingly, perhaps, Veblen was appointed chair of that committee with Birkhoff and Chicago’s Gilbert Bliss (1876-1951) his fellow members [Richardson 1926, 119-120]. The

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three men soon issued a statement of what would be the enlarged purview of the Colloquium series. While the lectures of invited Colloquium speakers would continue to be published, [i]n the future it is intended [...] also to include, if possible, in the series a number of monographs and expositions of new mathematical developments which may be submitted by their authors on their own initiative without special invitation from the Council. [Birkhoff, Bliss, & Veblen 1926, 100]

23 The committee also announced the new policy “that all proceeds from the sales of old Colloquia shall go to the Colloquium Fund and be used to defray the expenses of the publication of new Colloquia” [Birkhoff, Bliss, & Veblen 1926, 100]. This reconceived Colloquium Publication series was, in fact, the AMS’s first foray into the publication of research-level monographs, and Veblen and his committee had devised a financial scheme, thanks partly to funding from the GEB, to make such an expanded venture financially viable.

24 In 1927 alone, in addition to the Colloquium lectures given by Birkhoff in 1920, by Princeton’s Luther Eisenhart (1876-1965) in 1925, and by Eric Temple Bell (1883-1960) of the California Institute of Technology in 1927, the AMS published its first volume in the Colloquium publication series not associated with actual Colloquium lectures, namely, Griffith Evans’s second book in the series, The Logarithmic Potential: Discontinuous Dirichlet and Neumann Problems [Evans 1927]. With four books in one year, the AMS had far exceeded the “one book a year” that Veblen had predicted in his initial discussions with the Rockefeller Foundation’s GEB. In fact, between 1927 and the United States’s entry into the Second World War in 1941, the AMS published twenty Colloquium volumes or an average of two per year.25 Of these, ten were volumes that had been submitted for the consideration of the Colloquium Editorial Committee independently of the actual Colloquium lectures. This level of monographic publication was also spurred by the fact that in 1928, the format of the Colloquium lectures themselves changed to take place every summer and to highlight just one area of mathematics, that is, to feature a series of lectures by just one mathematician.

25 Interestingly, too, demand for the Colloquium volumes had been so steady that the AMS also began to issue new editions of prior Colloquium publications, a financial proposition it could undertake thanks largely to its new policy of rolling the proceeds from prior volumes into the Colloquium Fund. Since 1909, when the AMS had decided to publish the Colloquium lectures itself, it had produced volumes in print runs that had ranged from 500 in the early years of the venture to over 1000 for those printed in the 1930s and 1940s, and several of those volumes—among them Dickson and Osgood’s Princeton Colloquium of 1909 and Veblen’s Harvard Colloquium of 1916—had actually sold out.26 As early as 1929, Birkhoff, who had succeeded Veblen as chair of a Colloquium Editorial Committee that then consisted of himself together with University of Texas topologist Robert L. Moore (1882-1974) and Dartmouth geometer John W. Young (1879-1932), had encouraged Veblen to consider bringing out a new edition. In his letter to Veblen dated 26 June, 1929, Birkhoff remarked that “[y]our $1000 for the Colloquium is a real gain”.27 In essence, the money that the first edition of Veblen’s Analysis Situs had earned contributed significantly to the cost of publication of its second edition of over 800 more volumes in 1931. Its sales, as well as the sales of the Colloquium volumes in general, testify to the consistent, even brisk demand for these research-level publications among the members of the American mathematical community. As Fiske had hoped, the Colloquium lectures had, indeed, “increase[d] the

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utility of the Society” by giving its members ready access to whole fields of mathematical research.28

26 By the interwar period, the Colloquium lectures had also evolved to play key honorific as well as political roles within the growing community of mathematical researchers. As University of Kansas but soon-to-be Princeton professor, Solomon Lefschetz (1884-1972), put it in a 1925 letter to his fellow members of the Colloquium Editorial Committee, the Colloquia had become a “means of recognizing eminence”.29 But Lefschetz realized more. Choosing the site for the Colloquium had also come to have important political implications. In debating the venue issue in 1925, Lefschetz reasoned this way: Considering location, I vote definitely thus: Madison sans Colloquium in 1926, thus giving the Middle West its chance. Ohio State with Colloquium in 1927. It is East and West, and we would thus give recognition to a young and growing department which really is in need of it.30

27 What had begun solely as a means of exchange had evolved into an instrument critical in the establishment and maintenance of a delicate political balance nationwide.

28 Over the course of the forty-five years between the first Colloquium lectures in Buffalo and the twenty-fourth lectures held in Chicago on the eve of the United States’s entry into World War II, seventeen different institutions in thirteen different states had been chosen through the careful deliberations of the AMS Colloquium Committee to host the event.31 By taking into account issues like geographical and institutional balance, gender, and speaker and host availability and willingness, that committee did its best to spread high-level mathematics across the continent. By far, the greatest number of Colloquia—eleven—were held in the Northeast, but although four were held in the Boston area, others took place in more remote and harder-to-reach cities like Williamstown, Massachusetts in the Berkshire Mountains and State College, Pennsylvania in the Alleghenies. Four Colloquia were held in the upper Midwest, one in Colorado in the Rocky Mountain region, and one on the West Coast in California (see fig. 2).

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Figure 2:

29 The academic affiliations of the Colloquium speakers largely mirrored these numbers percentage-wise with twenty-one in the Northeast, ten in the Midwest, and two from the West Coast, but four of the speakers held academic positions in the South, three in Texas, and one in Virginia (see fig. 3).32

Figure 3:

30 While these data reflect the general population demographics of the United States before the Second World War, they also attest to the presence—outside the major, recognized mathematical centers of Chicago, Boston, and, by the 1920s, Princeton—of mathematicians viewed as leaders in their field and, therefore, to the consolidation and growth of the American mathematical community particularly during the interwar years.33 Mathematicians worthy of a Colloquium invitation were to be found at the full

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range of American institutions of higher education, not just at the elite universities. Pennsylvania’s Haverford College, a small undergraduate institution, supported the work of mathematical astronomer Ernest Brown at the time he gave his lectures in Ithaca, New York in 1901. Pennsylvania’s Bryn Mawr College, a women’s college which also boasted graduate programs in mathematics as well as several other areas, fostered the research of one of the ninth Colloquium speakers, Anna Pell Wheeler (1883-1966), while the California Institute of Technology, a small private university, provided a fruitful research environment for the other, Eric Temple Bell. State-supported universities like the University of Minnesota and the University of Virginia fostered the work of Dunham Jackson (1888-1946) and Gordon T. Whyburn, the tenth (1925) and twenty-second (1940) Colloquium speakers, respectively. Reflective of yet another aspect of the consolidation and growth of mathematics in the United States, the 1937 Colloquium lecturer, John von Neumann (1903-1957) of the Institute for Advanced Study in Princeton, had emigrated to the United States in 1931 just in advance of Hitler’s rise to power in Europe and had quickly established himself among American mathematicians. The AMS’s Colloquium lecture series thus represented an interesting microcosm of the Society’s broader membership—and of that membership’s evolving mathematical interests—especially during the interwar years.34

31 From an institutional perspective, then, the AMS Colloquium lectures also provided a means for what Lefschetz termed “recognizing eminence”, as well as for acknowledging and supporting regional advances in mathematics. In so doing, they served as an interesting innovation in the quest—by E. H. Moore, Veblen, Birkhoff, and others—to strengthen the research-level mathematics community in the United States in the first half of the twentieth century. They also provided a vehicle both for the oral exchange of mathematical ideas—as initially envisioned in 1896—but also for the expansion of the AMS’s publication efforts—printed exchanges—from journals into research-level monographs.

BIBLIOGRAPHY

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NOTES

1. Open letter of November 1888 signed by Thomas Fiske, Edward Stabler, and Harold Jacoby as quoted by Raymond Clare Archibald in [Archibald 1938, 4]. 2. On this point, see, for example [Parshall 1995]. 3. Henry White to Thomas Fiske, 23 February, 1896 as quoted in [Archibald 1938, 67]. The quotes that follow in this paragraph are also on this page. 4. In addition to White and Fiske, the other signatories of the open letter were: E. H. Moore (Chicago), William Osgood (Harvard), Frank Cole (Columbia), Alexander Ziwet (Michigan), and (Haverford and then after 1900 Johns Hopkins). For this and the quotes that follow in this paragraph, see [Fiske 1896, 49]. 5. See [Anonymous 1896b, 277-278], as well as The University of Chicago Register July 1, 1897 with Announcements for 1897-1898 (Chicago: University of Chicago Press, 1897), 274–276. 6. For this and the quotes that follow in this paragraph, see [Fiske 1896, 49-50].

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7. See [Klein 1894]. For an overview of the lectures and an analysis of their particular mathematical perspective, see [Parshall & Rowe 1994, 331-354]. 8. Klein’s former student, Heinrich Maschke, did teach a course on linear differential equations in that style at the University of Chicago in 1896-1897, as noted above. On Klein’s influence on American mathematics, see [Parshall & Rowe 1994]. Bôcher’s book was published as [Bôcher 1894], and his Buffalo Colloquium lectures drew from the material presented there. 9. [Fiske 1896, 52, my emphasis]. The quotations that follow in this paragraph are also on this page. 10. Forsyth’s textbook had gone into a second edition in 1888 and would go into a third in 1903, despite Bôcher’s warnings. 11. It merits noting, however, that Oskar Bolza, who taught the course at Chicago, had not only taught it at the Johns Hopkins University in 1889, but he had also written up an account of those lectures that was published in the American Journal of Mathematics in 1891 [Parshall & Rowe 1994, 201]. For more on Bolza, see below. 12. For the demographic information, see [Anonymous 1896a]. 13. These lectures were not published in full, but were summarized in [Fiske 1896, 52-55] (for Bôcher’s lectures) and [Fiske 1896, 55-59] (for Pierpont’s). 14. Because the British Association for the Advancement of Science met in Toronto in the summer of 1897, it was decided to hold the second Colloquium the following year so as not to conflict or compete with such a major international meeting. 15. A short announcement of the Cambridge Colloquium appeared as [White 1898]. Osgood’s lectures were published in extenso as [Osgood 1898], while Webster’s remained unpublished. 16. Again, a short announcement of the Colloquium appeared in the Bulletin, this time as [Kasner 1901]. A précis of Brown’s lectures appeared as [Brown 1901]. Bolza’s appeared as [Bolza 1904], one of the University of Chicago’s decennial publications. 17. For more on the complex issues surrounding the publication of research-level mathematics in the United States, see [Siegmund-Schultze 1997]. 18. Gilbert Bliss of the University of Chicago spoke on “Fundamental Existence Theorems”, and Edward Kasner of Columbia College lectured on “Geometric Aspects of Dynamics”. 19. See [Cole 1914, 170]. For the publication, see [Dickson & Osgood 1914, iii]. 20. Veblen published a second, revised and updated edition of his lectures as Analysis Situs [Veblen 1931]. See below. 21. On the war service of these and other Americans (see [Archibald, Dumbaugh, & Kent 2014]). 22. On this point, see [Feffer 1998]. 23. Oswald Veblen to George D. Birkhoff, 3 June, 1925, George David Birkhoff Correspondence, Harvard University Archives (HUA) 4213.2, Box 5 “1924/1925 A-Z”: Folder “S-V”. 24. For more on the role of the GEB, in particular, and the Rockefeller Foundation in general, in supporting American mathematics, see [Siegmund-Schultze 2001]. In 2013 U.S. dollars, $21,000 is equivalent in “economic status” (considering the money as income or wealth) or in “income value” (considering the money as a commodity) to an endowment of some $1,360,000 based on the nominal gross domestic product per capita. For more, see http://www.measuringworth.com. 25. For the full list of Colloquium publications, see http://www.ams.org/bookstore/collseries. 26. “American Mathematical Society: Study of Finances of Colloquium Publications 1896-1944”, Gordon T. Whyburn Papers, Accession #13096, Special Collections, University of Virginia Library, Charlottesville, VA, folder “American Mathematical Society: Committee on Colloquium Publications (1944)”. See also [Archibald 1938, 72-73]. 27. See Birkhoff to Veblen, 26 June, 1929, The Papers of Oswald Veblen, Library of Congress, Container 2: Folder “Birkhoff, George D”. 28. Recall note 3 above.

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29. Solomon Lefschetz to John Kline and Arnold Dresden, 10 March, 1925, George David Birkhoff Correspondence, HUA 4213.2, Box 5 “1924/1925 A-Z”: Folder “H–J”. The quote that follows is also from this letter. 30. In fact, the Colloquium went back to Madison in 1927. 31. Massachusetts hosted the most at four; New York hosted two; and the following states hosted one each: California, Colorado, Connecticut, Illinois, Michigan, Minnesota, New Hampshire, New Jersey, Pennsylvania, Rhode Island, and Wisconsin. 32. Ten speakers were affiliated with institutions in Massachusetts, eight in Illinois, four in New Jersey, three in Connecticut and Texas, two each in California, New York, and Pennsylvania, and one each in Iowa, Minnesota, and Virginia. 33. On this notion of periodization, see [Parshall & Rowe 1994, 427-453]. 34. For an overview of the American mathematical research community in the interwar period, see [Parshall 2015].

ABSTRACTS

This study traces the creation—in 1896—and evolution—through the outbreak of World War II— of the Colloquium lecture series of the American Mathematical Society (AMS). It documents how this innovation fostered a new sort of mathematical exchange and, in so doing, allowed the AMS to serve more effectively both as an agent of research-level mathematical communication and as a more truly national mathematical organization.

Cette étude retrace l’évolution de la série de « Colloquium lectures » de l’American Mathematical Society (AMS) dès sa création en 1896 jusqu’au début de la deuxième guerre mondiale. Ces cours constituent une importante innovation dans l’échange mathématique aux États-Unis. Ils ont servi à la fois à porter la communication mathématique à un haut niveau et à organiser plus efficacement une communauté nationale de mathématiciens.

AUTHOR

KAREN HUNGER PARSHALL Departments of History and Mathematics, University of Virginia (USA)

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Le séminaire de mathématiques : un lieu d’échanges défini par ses acteurs. Incursion dans la vie collective des mathématiques autour de Laurent Schwartz (1915-2002)

Anne-Sandrine Paumier

1 Introduction

1 Nous nous intéressons ici aux formes d’échanges qu’offre le séminaire de mathématiques à la période particulière, après la seconde guerre mondiale, où il se développe massivement en France, à Paris notamment, et devient un élément structurant de la communauté mathématicienne et des mathématiques. Pour ce faire, nous nous appuyons sur les expériences du témoin, à la fois spectateur et acteur, Laurent Schwartz1 dans les différents rôles propres à un séminaire de mathématiques2.

2 Qu’est-ce que le séminaire ? Plus spécifiquement, qu’est-ce que le séminaire de mathématiques à Paris au début du XXe siècle ? Le séminaire en Prusse au XIXe siècle est une institution bien identifiée par Gert Schubring3. Il s’agit d’un mode de formation, organisé autour d’une salle de séminaire, d’une bibliothèque, d’un enseignant et d’un format de transmission des connaissances particulier. Le séminaire se répand rapidement dans les universités prussiennes. À Paris, au début du XXe siècle, n’existent que deux séminaires de mathématiques4. Le séminaire Hadamard tout d’abord, caractérisé par Liliane Beaulieu de « tribune internationale ». Hadamard transforme progressivement une partie de ses cours au Collège de France en des séances d’« analyse de mémoires », portant sur des sujets récents et très variés, et faisant intervenir de nombreux orateurs. Hadamard lui-même est très présent dans son

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séminaire. Dans les années 1930, les futurs Bourbaki, alors étudiants à l’École normale supérieure à Paris, lancent une initiative, chapeautée par Julia : le séminaire Julia. Il s’agit d’un « cercle restreint » [Beaulieu 1989], le thème est annuel, les exposés sont rédigés et ronéotypés. Les réalisations de ces deux premiers séminaires sont donc très différentes.

3 L’historien désireux d’analyser le lieu d’échange qu’est le séminaire de mathématiques fait face à plusieurs difficultés. Il n’existe pas d’étude globale de la forme séminaire, que ce soit pour l’Allemagne au XXe siècle ou bien pour la France dans la seconde moitié du XXe siècle. Certains acteurs, comme André Weil, soutiennent que le séminaire de mathématiques a été importé d’Allemagne en France. Or, cette filiation est d’autant moins claire que le séminaire de mathématiques prend en France une forme très différente de celle qu’il a développée en Allemagne. Il n’est par ailleurs pas facile de définir ce qu’est le séminaire, d’autant plus qu’en France, après la seconde guerre mondiale, on assiste à la création de multiples séminaires de mathématiques, dont la forme est encore en construction. Enfin, la forme orale du séminaire peut constituer un obstacle à son étude (nous y revenons dans la suite).

4 Le but de cet article est de caractériser les différentes formes d’échanges rendues possibles par le séminaire de mathématiques après la seconde guerre mondiale. On souhaite aussi comprendre, en nous appuyant sur des récits d’acteurs, le rôle structurant joué par le séminaire, tant dans la communauté mathématique que dans ses pratiques. Les nombreux témoignages des acteurs, et celui de Schwartz en particulier, sont le point de départ de notre analyse, qui utilise aussi de nombreuses sources d’archives inédites5.

5 Dans la vie mathématique de Schwartz, le séminaire est très présent : il donne plus d’une centaine d’exposés et assiste à de nombreux autres. Il est non seulement un témoin précieux des débuts de la forme séminaire en France, mais en est aussi un acteur essentiel. Ainsi, il participe pleinement à sa construction, lui confère une place incontournable dans la vie mathématique et lui accorde un rôle important dans la constitution d’une activité de recherche.

6 Les premières expériences de Schwartz, telles qu’il les décrit dans son autobiographie, indiquent clairement que la forme séminaire est encore en construction dans les années 1930. Il nomme ainsi séminaire à la fois des cours spécifiques de l’École normale, le groupe de travail d’étudiants qu’il organise, et le séminaire Hadamard. Le contenu mathématique, que cela soit dans le choix de ce qui est exposé ou bien dans la production qui en résulte, ne peut pas définir la forme séminaire. Même si le séminaire n’est pas encore institutionnalisé et que sa forme reste encore à fixer, il ne se limite certainement pas à regrouper « un tas de types qui ne connaissent pas un sujet ». Ce sont finalement les différents rôles exercés par différents acteurs qui font le séminaire. Nous avons en effet un (ou plusieurs) organisateurs, des auditeurs, des orateurs. Chacun de ces acteurs est présent, joue son rôle. Et l’ensemble forme ce que l’on appelle, et qui est identifié comme tel par ces acteurs : « séminaire ». Dans la suite, en accordant une grande attention aux acteurs et à leurs représentations du séminaire, nous visons à reconstruire ce qu’est le séminaire en France à l’époque à travers l’analyse de ces différents rôles. Nous nous attacherons à les décrire tels que Schwartz en a fait l’expérience.

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2 Laurent Schwartz, auditeur : assister à un séminaire

7 Lorsque Schwartz est étudiant à l’École normale dans les années 1930, il n’assiste pas au séminaire Hadamard, découragé par la lecture d’un mémoire demandée par Hadamard, car c’est un exercice auquel il n’est pas préparé et qui est préalable à la participation à ce séminaire. Il n’assiste pas non plus au séminaire Julia, auquel il n’est pas admis. On rappelle que ce sont alors les deux seuls séminaires de mathématiques parisiens. Après la guerre, Schwartz participe activement au rapide développement de cette forme de travail collectif, en créant son propre séminaire, en intervenant dans divers séminaires, mais aussi en y assistant comme simple auditeur.

8 Ainsi, Schwartz ne découvre pas le séminaire comme simple orateur, en tant qu’étudiant, comme ce sera le cas pour les générations ultérieures de mathématiciens. La chronologie est donc ici perturbée, du fait de la période spécifique considérée, celle des débuts du séminaire de mathématiques en France. Après une présentation de ce qu’englobe « assister » à un séminaire, nous considérons principalement dans cette partie Schwartz auditeur à des séminaires de probabilités dans les années 1970-1980, ainsi que la manière dont son assistance au séminaire de probabilités de Strasbourg contribue à sa formation et à ses recherches dans ce domaine.

2.1 Qu’est-ce qu’assister à un séminaire ?

9 « Assister » à un séminaire, tel qu’on le définit ici, se fait en plusieurs temps. La présence au séminaire tout d’abord a une forte dimension sociale, celle du groupe qui se réunit régulièrement. Durant l’exposé, l’auditeur écoute, et peut-être prend des notes ; il peut aussi poser des questions. Vient ensuite, le cas échéant, le temps de la relecture de ses notes, voire de la réécriture, de la prolongation éventuelle de l’exposé, éventuellement celui de la mise en place de ses propres idées. Il est particulièrement difficile de saisir ce rôle d’auditeur, pourtant essentiel dans un séminaire puisque c’est pour lui que parle l’orateur.

10 Le séminaire semble avoir avant tout un rôle social. Même s’il est parfois désavoué, il est pourtant très présent dans les récits sur des séminaires particuliers. Voilà ce qu’en dit Jean-Pierre Serre, à propos du séminaire Cartan, qu’il juge différent des séminaires habituels6 : Ce genre de séminaire a un rôle assez différent des séminaires auxquels vous êtes certainement habitués, les séminaires que l’on voit annoncés dans l’Officiel des spectacles, ou l’officiel des spectacles mathématiques. Bon, ils ont un rôle mathématique bien sûr, mais essentiellement, ils ont un rôle social ; le rôle social consistant à ce que les gens se rencontrent et bavardent entre eux. Et puis quelqu’un est au tableau, il explique ses derniers théorèmes, il ne donne en général aucune démonstration, et le travail sérieux ne se fait pas dans le séminaire ; s’il y a du travail sérieux, il se fait après ou avant, en conversation. [...] Donc le séminaire Cartan, il avait certainement aussi un rôle social, l’occasion de se rencontrer, par exemple Borel et moi une certaine année, et bien d’autres [...] mais il avait vraiment un contenu mathématique parfaitement clair et ça, il n’y a pas eu beaucoup de séminaires malheureusement qui continuent cette tradition. Il y en a eu, Chevalley a fait quelques séminaires, mais très peu et surtout, la postérité du séminaire Cartan, c’est le séminaire Grothendieck, le fameux SGA, dans lequel la philosophie était essentiellement la même, c’est-à-dire qu’on démontrait tout. Et ça prenait le

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temps que ça prenait, et dans le cas de Grothendieck, ça prenait beaucoup de temps !

11 Le rôle social du séminaire existe, est important, mais ne doit pas, selon lui, prendre le dessus sur son contenu mathématique. Alexandre Grothendieck, quand il présente le séminaire Bourbaki [Grothendieck 1986, 140], relate une ambiance particulière, une intimité partagée, une reconnaissance des pairs : et les jours des Séminaires Bourbaki (réunissant une petite vingtaine ou trentaine à tout casser de participants et auditeurs), on y voyait débarquer, tel un groupe de copains un peu bruyants, les autres membres de ce fameux gang Bourbaki : Dieudonné, Schwartz, Godement, Delsarte. Ils se tutoyaient tous, parlaient un même langage qui m’échappait à peu près totalement, fumaient beaucoup et riaient volontiers, il ne manquait que les caisses de bière pour compléter l’ambiance – c’était remplacé par la craie et l’éponge. [Grothendieck 1986, 140]

12 Citons aussi le récit d’un étudiant qui écrit à Schwartz, énervé que celui-ci ait refusé de faire partie de son jury de thèse, en essayant de deviner les raisons de son refus. Son hypothèse tient en quelques mots7 : « Je suis inconnu au séminaire Maurey-Schwartz. » La dimension sociale va, dans ce cas, bien au-delà de la simple camaraderie décrite par certains. La présence au séminaire devient un indicateur de l’insertion dans la communauté mathématique.

13 Pour revenir à Schwartz, celui-ci se considère comme « un mauvais auditeur », car il n’assimile pas directement ce qu’il entend. Il écrit même : Je ressens toute lecture, toute audition d’un séminaire comme une agression. C’est mon château qu’on tente de démolir. Généralement, je ne comprends pas tout de suite, je prends des notes et je dois réfléchir à la maison pour y comprendre quelque chose. [Schwartz 1997, 260]

14 Le séminaire ne se limite donc pas à l’heure de la séance, comme l’indiquent, dans le cas particulier de Schwartz, ses notes manuscrites. Schwartz va en effet prendre des notes pendant un exposé ou bien suite à sa lecture ou relecture du séminaire publié. Il va ensuite les retravailler, les relire, les réorganiser, se les approprier, les personnaliser : le séminaire continue de vivre sous la plume de Schwartz. On peut le voir aussi dans des travaux publiés : les séminaires sont cités ; le contenu d’un exposé de séminaire est prolongé, soit par un autre exposé complémentaire au séminaire, soit par un article publié, ainsi que nous allons le voir dans notre étude de cas.

15 Nous allons en effet nous intéresser plus particulièrement aux notes concernant des séminaires de probabilités. Il s’agit majoritairement de celui de Strasbourg auquel Schwartz a participé à partir des années 1970 pendant une vingtaine d’années. Peut-on affirmer que Schwartz s’est formé aux probabilités en « assistant » à ce séminaire organisé par Paul-André Meyer8,9 ?

2.2 Schwartz auditeur au(x) séminaire(s) de probabilités

16 Les notes manuscrites10 de Schwartz concernant son assistance à des séminaires de probabilités forment une importante partie du Fonds Laurent Schwartz des Archives de l’École polytechnique. Une partie de ces notes sont numérotées par Schwartz lui-même – il en tenait une liste mise à jour. De nombreuses autres ont été triées lors de l’inventaire des archives et regroupées par thèmes. Elles concernent majoritairement la période 1970-199311. Il ne s’agit pas de notes spontanées. Comme en témoignent les nombreux collages et raturages, ces notes sont réécrites et retravaillées par Schwartz.

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Elles sont écrites au stylo plume bleu pour la plupart ; quelques ajouts sont écrits au crayon de bois. Les notes numérotées par Schwartz lui-même sont en général datées, ce qui n’est pas toujours le cas pour les autres parfois difficiles à identifier.

17 Il n’est pas toujours possible à la consultation de ces notes de savoir si Schwartz assistait en personne au séminaire, mais elles témoignent en tout cas d’une relecture des exposés publiés, qu’il commente et annote, ainsi que d’une réappropriation personnelle voire de corrections si nécessaire. Parfois même, le contenu de sa note dépasse l’exposé qu’il étudie et amène à l’écriture d’un résultat nouveau. Le séminaire le plus majoritairement cité, et auquel Schwartz participe, est le séminaire de probabilités de Strasbourg.

18 Celui-ci, et surtout sa publication dans les Lecture Notes à partir de 1967, ont joué un rôle très important dans l’activité des probabilistes, ainsi que le relatent notamment Stéphane Attal [Attal 2003] et Marc Yor [Yor 2006]. Le rôle de Meyer dans sa réécriture et la composition des volumes publiés est particulièrement mis en avant, ainsi que l’utilité de ceux-ci comme outils de travail pour les probabilistes [working tool] [Yor 2006, 16].

19 Marc Yor analyse le contenu des premiers volumes publiés du séminaire (les 15 premières années), et décrit longuement le séminaire ainsi que le travail de Meyer et de ses collaborateurs : This really was a titanic work, into which Meyer threw himself, with all his intellectual strength and enthusiasm, together with the help of C. Dellacherie and M. Weil. He often presented much clearer versions than the original works, he extended the results of many authors, from the continuous to the discontinuous case, from the integrable to the non-integrable case, and so on [...], so that the Séminaire became an indispensable working tool for any researcher concerned with stochastic processes. In fact, Meyer always insisted on this aspect of the Séminaires, and often compared them to the “working book” of a general medical doctor, the pages of which need to be replaced as medicine evolves. With each volume, Meyer provided some comments, improvements, and corrections to previous articles, always closely related to the most recent developments in the subject. [Yor 2006, 15-16]

20 Schwartz « assiste » à ce séminaire de probabilités, il y participe de plusieurs manières. Il donne des exposés à partir de 1981, mais ses travaux sont mentionnés bien plus tôt, notamment par Meyer en 1973, puis Meyer et Stricker en 1979. Il lit le séminaire au moins à partir de 1972, ainsi que l’examen de ses notes manuscrites l’indique.

21 On trouve 22 notes qui parlent de séminaires de probabilités, à partir desquelles on peut préciser l’usage que Schwartz fait de sa lecture de l’exposé. Schwartz donne en général les références précises lorsqu’il travaille sur un exposé publié, mais celles-ci ne sont pas toujours exactes. Il mentionne parfois les « lacunes » de l’exposé publié qu’il lit et qu’il commente, et dont il corrige certaines erreurs (« un peu obscur, avec une erreur », écrit-il à propos de l’un des exposés). Il écrit par exemple : « Cela contredit ce que dit Neveu, séminaire nov 1974, page 4 en haut » et donne ensuite un contre- exemple. Il prend en compte non seulement les résultats ponctuels de l’exposé, mais aussi l’« esprit de l’ensemble des exposés », ainsi qu’il le note. Il caractérise parfois son travail d’« étude non profonde » et précise qu’« il y a peut-être qqs erreurs ». Lorsque le sujet de l’exposé est proche de certains de ses travaux, il essaye parfois d’en reformuler le contenu. Par exemple, on lit qu’il veut « fabriquer à partir de là un processus de Markov avec les axiomes de [s]on article Fourier 1977, page 212 » (il s’agit de [Schwartz

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1977]). Parfois on voit que les exposés publiés qu’il étudie citent certains de ses articles (comme [Schwartz 1973]), prouvant ainsi sa proximité thématique avec le séminaire (il s’agit là de celui de Strasbourg). Il peut commenter le contenu de l’exposé en lien avec son propre travail : « Ceci est la partie connue, non démontrée dans mon article sur les martingales conformes. » Parmi les modifications qu’il effectue en reprenant l’exposé, il peut adapter le vocabulaire, transformant ainsi par exemple « mesure de probas » en « mesures de Radon ≥ 0 ».

22 Ainsi, pour Schwartz, assister au séminaire de probabilités de Strasbourg peut notamment être considéré comme un marqueur de son intégration dans une certaine communauté probabiliste, celle qui se construit autour de Paul-André Meyer et qui se définit autour de ce séminaire, qui est un ciment important de cette communauté. En ce sens, le séminaire, celui de probabilités ici, structure à la fois la communauté et la pratique mathématique associée. Schwartz en effet adopte les codes de celle-ci en faisant référence à ses membres, en intégrant ses résultats et sa recherche dans une pratique de recherche déjà établie.

23 Les échanges mathématiques se font ici en plusieurs temps. Directs, lors de la séance, ils sont surtout, pour Schwartz, décalés dans le temps voire dans l’espace. On peut les voir dans la pratique de citation interne au séminaire, qui est décalée dans le temps, ainsi que dans la relecture et la réappropriation du contenu des exposés par Schwartz, qui est décalée dans le temps et dans l’espace.

3 Laurent Schwartz, orateur : exposer à un séminaire

3.1 Qu’est-ce qu’exposer ? Le rôle d’orateur

24 Comme pour celui de l’auditeur, le rôle de l’orateur ne se réduit pas à la seule heure de présence lors du séminaire. Le travail de l’orateur commence par la préparation de son exposé, qui peut se faire à partir de la lecture préliminaire d’un article ou bien de ses propres recherches. Cette préparation passe par une réorganisation du contenu que l’on souhaite exposer. Pendant la séance de séminaire, l’orateur expose, parle, répond aux questions. Une dernière étape éventuelle, parfois réalisée au moment de la préparation, consiste à rédiger son exposé. Cette étape peut, le cas échéant, être réalisée par une tierce personne. Lorsque le séminaire de mathématiques fait l’objet d’une rédaction, celle-ci peut être ronéotypée et distribuée. C’est très souvent le cas dans les années 1950-1960. La version ronéotypée a valeur de publication pour les mathématiciens et est citée comme telle ; nous parlerons de même dans la suite de publication pour cette forme particulière de texte diffusé.

25 Il est difficile de rendre compte du rôle d’orateur englobant ces trois aspects. L’oralité12 ne laisse pas – ou peu – de traces. Même si nous disposions d’enregistrements, ce qui n’est pas le cas pour les années 1950, il serait illusoire de penser retracer l’utilisation de l’espace, du tableau noir, de la salle, du contact que l’orateur peut avoir avec l’assistance13.

26 En ce qui concerne Schwartz, ses qualités d’orateur sont unanimement louées, que cela soit à l’occasion de ses cours ou de ses exposés de séminaire (voir [Anné, Bourguignon et al. 2003] ou [Roubaud 2011]). Si nous disposons parfois des commentaires des acteurs, il est rare néanmoins qu’ils expriment sur quoi repose la qualité de l’orateur. Nous avons cependant la chance de posséder, quand les exposés ont été publiés, une trace

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écrite. Celle-ci prend, dans le cas du séminaire, une forme particulière qu’il est intéressant d’étudier. Le mode de publication d’un exposé de séminaire diffère de celui d’un article, comme aussi sa forme rédigée. Leur analyse permet de décrire – au moins partiellement – ce que signifie « exposer à un séminaire ». Il s’agit d’une publication rapide assez immédiate, à un temps t qui peut conserver des fautes, et est en général rédigée de manière à introduire un sujet bien délimité, et non uniquement pour des spécialistes. Le style est plus direct, on trouve peu de références bibliographiques, et l’exposé publié n’a pas la même valeur dans la littérature mathématique. Ainsi, lorsque ce mode de publication particulier est commenté, c’est pour en louer la « spontanéité », qui traduit une certaine ressemblance avec l’exposé qui a été donné ([Roubaud 2011] ou [Attal 2003, 30] par exemple). La « liberté » possible dans cette publication apporte quelque chose de différent par rapport à un mode de publication plus classique.

27 Nous allons nous intéresser ici à Schwartz orateur en prenant un exemple précis bien documenté, à savoir deux exposés donnés par Schwartz au séminaire Bourbaki en 1950. Les exposés publiés, trace écrite du séminaire oral, sont de fait un instantané de la recherche à un temps donné. Les étudier comme tels va permettre de caractériser les différentes formes d’échanges qui entrent en jeu.

3.2 Deux exposés au séminaire Bourbaki

28 En 1998, Armand Borel (1923-2003) se souvient : Those first encounters quickly changed my vision of Bourbaki. All these people—the elder ones, of course, but also the younger ones—were very broad in their outlook. They knew so much and knew it so well. They shared an efficient way to digest mathematics, to go to the essential points, and reformulate the math in a more comprehensive and conceptual way. Even when discussing a topic more familiar to me than to them, their sharp questions often gave me the impression I had not really thought it through. That methodology was also apparent in some of the lectures at the Bourbaki seminar, such as Weil’s on theta functions (Exp. 16, 1949) or Schwartz’s on Kodaira’s big Annals paper on harmonic integrals (Exp. 26, 1950). [Borel 1998, 374]

29 Borel a été membre de Bourbaki de 1949 à 1973, et il décrit dans cet article sa rencontre avec le collectif de mathématiciens. Cette citation est particulièrement intéressante par la présentation qu’elle donne du séminaire Bourbaki. On y voit ressortir plusieurs aspects, que ce soit sur le style de ce séminaire, ou la méthodologie propre à ses orateurs. Notamment, en ce qui concerne l’exposé mentionné de Schwartz, nous allons voir, en prenant comme grille de lecture la citation de Borel, comment Schwartz a digéré l’article de Kodaira, est allé à l’essentiel et l’a reformulé de manière plus compréhensible et conceptuelle.

digérer...

30 Schwartz a en effet digéré les 79 pages, en anglais, du mémoire de Kunihiko Kodaira (1915-1997), paru en 1949 dans The Annals of Mathematics et intitulé « Harmonic fields in Riemannian manifolds (generalized potential theory) » [Kodaira 1949]. Il a ensuite donné deux exposés au séminaire Bourbaki en mars et mai 1950, qui ont donné lieu à la publication de deux exposés, rédigés en français, de 19 et 12 pages respectivement.

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aller à l’essentiel...

31 Kodaira introduit son mémoire, en décrivant les résultats présents dans chaque partie. Schwartz, lui, s’en abstient. L’essentiel de son exposé semble être la présentation des « formes différentielles harmoniques sur un espace de Riemann compact » [Scwartz 1958a, 26-13]14. Aller à l’essentiel, c’est pour lui présenter le résultat que Weyl louera d’ailleurs quatre ans plus tard, à l’occasion du Congrès International des Mathématiciens de 1954, lorsqu’il décerne la médaille Fields à Kodaira : In an impressive paper « Harmonic fields in Riemannian manifolds (generalized potential theory) » published in the Annals of Mathematics 1949 immediately after his arrival in the United States, Kodaira proves the existence of harmonic forms with prescribed singularities (and periods). [...] In the same paper Kodaira also gave the analog of Riemann-Roch’s theorem for harmonic forms on a compact Riemannian manifold. [Weyl 1954-1957, 169]

reformuler...

32 Les exposés publiés de Schwartz et le mémoire de Kodaira sont très différents. Le vocabulaire utilisé n’est pas le même, et Schwartz reformule tout ce qu’il présente dans le cadre de ses noyaux-distributions et de ce qu’il nomme les « distributions-formes différentielles ». Nous allons étudier en détail ces reformulations et leurs limites.

33 Pour cela, nous disposons des exposés ronéotypés, numérotés 26 et 32, [Schwartz 1950a,b]. On peut supposer que les textes des exposés ont été distribués directement aux participants comme c’est l’habitude au séminaire Bourbaki. Ils ont ensuite été républiés en 1958, avec ajout de commentaires de l’auteur [Schwartz 1958a,b]. Nous allons tout d’abord préciser en quoi les exposés de Schwartz diffèrent du mémoire de Kodaira en en comparant le contenu à celui du texte original de Kodaira, puis dans un deuxième temps, nous confronterons les deux publications, en 1950 et en 1958, des exposés de Schwartz. Ensuite, afin de saisir en quoi l’exposé publié du séminaire est un instantané de la recherche à un instant précis, nous nous attarderons sur un objet mathématique, les courants, et exploiterons plus avant les deux publications (1950 : [Schwartz 1950a,b], 1958 : [Schwartz 1958a,b]) des exposés de Schwartz.

En quoi les exposés de Schwartz diffèrent-ils du mémoire original de Kodaira ?

34 À la lecture des deux exposés proposés par Schwartz, deux questions se posent. Pourquoi Schwartz précise-t-il en note au début de son premier exposé qu’il « s’éloigne assez considérablement de KODAIRA » [Schwartz 1950a] ? En quoi s’en éloigne-t-il ? Pourquoi Schwartz considère-t-il en 1958, lors de la republication du séminaire Bourbaki, que ses travaux exposés ici, ainsi que l’article de Kodaira, sont « archaïques » ?

35 Schwartz commence par ajouter une très longue partie préliminaire sur sa théorie des noyaux – qui n’est pas traitée par Kodaira – jusqu’à en faire le cadre principal de son premier exposé [Schwartz 1950a]. Le deuxième exposé [Schwartz 1950b] paraît plus proche des travaux de Kodaira. Il semble donc que Schwartz insère ses propres travaux et réécrive complètement le mémoire de Kodaira. Le contenu même de l’exposé de Schwartz présente donc de nombreux éléments qui n’existent pas chez Kodaira.

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Schwartz commence, nous l’avons vu, par des « Préliminaires sur la théorie des noyaux », dans lesquels il expose ses « noyaux distributions ». Il continue par définir les « distributions sur un espace de Riemann ». Il précise cependant ici que certains paragraphes « sont donnés pour mémoire, mais inutiles dans la suite » [Schwartz 1950a, 7]. Il définit ensuite ce qu’il appelle une « distribution-forme différentielle15 ».

36 Kodaira donne une courte bibliographie à la fin de son article, mentionnant notamment des travaux de Hodge, ainsi que la thèse de de Rham. Il écrit aussi que les personnes qui ont relu son article lui ont indiqué d’autres références, auxquelles il n’avait pas eu accès, notamment un autre article de Hodge, mais surtout les travaux de de Rham sur « les formes différentielles harmoniques ». La bibliographie proposée par Schwartz n’est présente que dans la seconde publication [Schwartz 1958a,b] et ne contient que des références postérieures à 1950.

37 Schwartz précise aussi dans une note [Schwartz 1958a, 26-01], lors de la deuxième publication du séminaire en juillet 1958, qu’« aussi bien le mémoire de KODAIRA que l’exposé présenté ici sont aujourd’hui devenus “archaïques” et n’ont plus d’intérêt à être consultés, sauf pour des points très particuliers », et il donne des références plus récentes. Il précise ensuite [Schwartz 1958a, 26-04] qu’« On trouvera sur les courants comme sur la théorie des formes harmoniques, développées dans la suite, des exposés modernes et complets dans les ouvrages signalés plus haut [...]16 ».

38 On remarque que l’exposé de Schwartz est déjà périmé, archaïque, selon ses propres termes, au moment où il est republié (8 ans après). Le séminaire est un lieu vivant, avec un ancrage particulier dans le présent. Qu’on y présente des mémoires anciens pour lesquels on a un regain d’intérêt, ou bien des travaux en cours de recherche sur lesquels on veut l’avis du public, le séminaire présente un instantané, qui révèle les intérêts de l’orateur, et donne une certaine cartographie bibliographique. Il permet en effet de situer un résultat mathématique donné à une échelle spatio-temporelle plus fine qu’en utilisant uniquement des sources publiées usuelles (articles, livres) et de préciser au mieux les échanges entre les différents protagonistes.

39 Afin de comprendre la place de cet instantané, nous allons nous intéresser aux courants de Georges de Rham qui sont au cœur de la reformulation de l’article.

L’exposé au séminaire, un instantané : autour des courants de Georges de Rham

40 De Rham soutient sa thèse en 1931, Sur l’analysis situs des variétés à n dimensions17. On trouve la première définition des courants en 1936, mais l’idée de dualité, qui en est un élément essentiel, est déjà présente dès ses premiers articles [de Rahm 1928, 1929] ; et de Rham précise, dans l’introduction de son livre Variétés différentiables. Formes, courants, formes harmoniques, publié en 1955, que cela guide ses recherches dès ce moment-là : Le concept de courant, en tant que notion générale comprenant comme cas particuliers les formes différentielles d’une part et les chaînes d’autre part, est la clé qui permet de comprendre comment les propriétés d’homologie d’une variété se manifestent à la fois dans l’étude des formes différentielles et dans celle des chaînes. Cette idée a guidé mes recherches dans ce domaine dès 1928. [de Rahm 1955, v]

41 De Rham explique d’où lui est venue l’idée et la dénomination de courant18 :

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On voit que, dans l’espace ordinaire, une même entité physique (le courant électrique), est représentée dans un cas par un champ à une dimension (courant linéaire), dans un autre cas par une forme de degré deux (courant de volume). Cela suggère l’idée que dans une variété à n dimensions V, un p-champ et une (n−p)- forme doivent être deux aspects d’une même notion plus générale, que j’appellerai courant à p-dimensions. [de Rahm 1936, 220-221]

42 La définition des courants prend plusieurs formes et leur formulation n’est définitive qu’après la découverte des distributions par Schwartz19.

43 De Rham écrit à Schwartz en 1949 pour lui demander s’il peut exposer les distributions. Il doit en effet donner un cours à Harvard en 1949, qu’il reproduira ensuite à Princeton en 1950, puis en Suisse dans les universités de Genève et Lausanne : Je dois faire des cours à Harvard. Je me propose d’y parler des fonctionnelles linéaires et des formes linéaires sur les variétés. Naturellement, il est impossible de le faire maintenant sans parler de distributions. J’espère que vous ne voyez pas d’inconvénient à ce que je le fasse ? Je ne voudrais pas empiéter sur votre domaine réservé. En tout cas je ne toucherai pas à ce qui se rapporte aux transformations de Fourier ou de Laplace et au calcul symbolique, et il va bien sans dire que je n’oublierai pas de citer, chaque fois que l’occasion s’en présentera, non seulement vos travaux publiés, mais aussi nos conversations et le manuscrit que vous m’avez prêté. [Lettre de de Rham à Schwartz, 1949, Archives de l’École polytechnique, Fonds Laurent Schwartz, B.I.1.1bis]

44 En 1950, de Rham et Kodaira se rencontrent à Princeton. À la suite de leurs exposés (la majorité, 4 sur les 5, étant de de Rham), ils publient [De Rahm & Kodeira 1950]. C’est en quelque sorte une « nouvelle » version de l’exposé donné par Schwartz et traduisant son appropriation du travail de Kodaira.

45 Le cours de de Rham, dans lequel il donne une théorie plus complète des courants, est publié quelques années plus tard, en 1955. Il y attribue une large place aux distributions dans son introduction : Mais c’est seulement la notion de distribution, introduite en 1945 par L. Schwartz, qui a fourni la définition précise adoptée ici. Dans notre terminologie, les distributions sont les courants de degré zéro, et un courant20 peut être considéré comme une forme différentielle dont les coefficients sont des distributions. [de Rahm 1955, v]

46 L’exposé de Schwartz se situe donc entre l’article de Kodaira et le cours de de Rham, publié par de Rham et Kodaira. Il donne donc un instantané de la recherche en train d’être écrite, de la notion en train d’être définie. Il ne parle pas de courants, mais de fonctions-distributions.

47 On peut distinguer ici deux niveaux de la vie collective des mathématiques et de la nature des échanges mathématiques qui la constituent. Tout d’abord, au niveau du séminaire, l’exposé présente un résultat en cours, une reformulation ou une réappropriation personnelle de certains travaux ; le travail d’exposition est donc aussi un travail de recherche. La réappropriation dans le cadre d’un exposé de séminaire accentue le rôle actif que Schwartz joue dans la diffusion de la théorie des distributions, de ses propres travaux – ici il s’agit des « noyaux-distributions ». L’exposé lui fournit le prétexte d’insérer ses propres recherches dans une reformulation du résultat d’autrui qu’il présente. Puis, l’exposé de séminaire est un instantané de la vie collective des mathématiques. Il donne une image à un instant précis d’un résultat mathématique particulier ; ainsi que nous l’avons perçu en étudiant de près les exposés parlant des

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travaux de Kodaira, on voit se transformer les textes mathématiques, et les mathématiciens les faire vivre.

4 L’organisation de séminaires

4.1 Créer, organiser un séminaire : Schwartz organisateur de séminaires

48 Définir et comprendre le rôle de créateur de séminaire suppose de disposer de discussions en amont de la création du séminaire qui annoncent et justifient celle-ci. Ces discussions, ou ces réflexions, nous n’y avons pas accès en général ; ne subsistent que les discours a posteriori, avec ce que cela implique de réflexivité et de jugement de la part des narrateurs. Nous verrons néanmoins un exemple pour lequel nous possédons plusieurs échanges avant la création, à savoir celle des séminaires Cartan et Bourbaki. Le créateur lègue parfois son nom au séminaire – même si cela peut n’être le cas que quelques années plus tard ; l’organisateur peut lui aussi accoler son nom au séminaire : les pratiques en termes de dénomination sont assez variées, ainsi que nous le verrons dans les exemples traités.

49 Organiser un séminaire regroupe de nombreux aspects, comme le choix du thème (propre au séminaire, ou bien annuel, ou ponctuel), ainsi que les modalités propres et les codes qui le régissent. L’organisateur, ainsi éventuellement que l’institution dont il dépend, est plus ou moins présent et impliqué à chaque niveau du séminaire. Il peut être responsable du choix des orateurs et définir le public potentiel (le séminaire pouvant être plus ou moins ouvert).

50 Présentons rapidement les séminaires créés et organisés par Schwartz. Lorsqu’il est à Nancy, son séminaire attire des jeunes normaliens qui s’y rendent chaque semaine. Entre 1953 et 1961, il organise son premier séminaire parisien, qui est un séminaire thématique dans lequel il expose notamment la première année la thèse de son élève Grothendieck. À l’École polytechnique, où il est professeur à partir de 1959, Schwartz organise plusieurs séminaires. Le « séminaire rouge », qui doit son nom à la couleur de sa couverture, est le premier séminaire de recherche en mathématiques au sein de l’École polytechnique qui est ouvert à d’autres chercheurs parisiens, confirmant ainsi l’importance et le dynamisme du Centre de Mathématiques qu’il vient de créer en son sein. Ce premier séminaire est suivi du séminaire d’équations aux dérivées partielles, et du Séminaire d’analyse fonctionnelle, dit « Maurey-Schwartz ». Il crée aussi un séminaire pour ses étudiants de l’École polytechnique, indispensable, selon lui, à la formation par et pour la recherche qu’il souhaite leur procurer.

51 L’absence de sources ne nous permet pas de détailler les buts poursuivis par Schwartz ni d’en étudier les modalités. Comment alors étudier les séminaires mentionnés de manière globale, afin de les insérer de manière plus large dans le paysage mathématique et comprendre ensuite quelle vie collective des mathématiques est souhaitée et recherchée par l’organisateur ? Cette situation, ainsi que le choix d’aborder les différents rôles en acte dans un séminaire de mathématiques avant tout par la voix des acteurs eux-mêmes, nous conduisent à nous éloigner momentanément de Schwartz21 pour présenter un autre exemple de création de séminaires pour laquelle nous possédons des discussions préliminaires.

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4.2 Conceptions simultanées des séminaires Cartan et Bourbaki, retour sur des discussions fondatrices

Séminaire Bourbaki préhistorique

52 Le séminaire Bourbaki est publié à partir de 1948. Néanmoins, dans la réédition de 1966 par W.A. Benjamin, on peut lire la préface suivante : The Séminaire Bourbaki were presented first at the École normale supérieure and more recently at the Institut Henri Poincaré. Publication of each year’s seminars did not begin until 1948, when the lecture notes were prepared for distribution by the secretary of N. Bourbaki. The secretarial staff at the Institut Henri Poincaré has been responsible for the typing and reproduction of the notes for the past several years. There are three seminars presented in Paris during each academic year; each seminar is given by an invited group of six mathematicians who are asked to report on a particular paper or papers from the current literature, or, in some cases, on their own work. In these lectures, which usually last for an hour or more, the speakers stress the main ideas in the papers rather than the technical details. The notes on each lectures are prepared in advance and distributed at the seminar to all participants. They include a bibliography of related work. [Bourbaki 1966]

53 L’éditeur mentionne ici des séances du séminaire Bourbaki qui ont lieu avant 1948. Ceci est noté et commenté par Audin [Audin 2011, note 135.4, note 220.3] qui fait le point sur les documents connus sur ce séminaire Bourbaki préhistorique, ainsi qu’elle le nomme22.

54 La préface de Benjamin est intéressante de par les aspects qu’elle mentionne : le mode de publication, la nécessaire inscription du séminaire dans une institution, les dates et la fréquence, le choix des sujets, ainsi que le mode d’exposé.

Discussions pendant l’été 1947

55 Le séminaire Bourbaki publié commencera en décembre 1948. Pendant l’été 1947 a lieu une série de discussions entre Henri Cartan (1904-2008) et André Weil (1906-1998), dans lesquelles Pierre Samuel (1921-2009) et Jean Dieudonné (1906-1992) semblent être impliqués. Les lettres concernant cette discussion, et qui ont été publiées dans la correspondance Cartan-Weil éditée par Michèle Audin montrent qu’il y a eu débat concernant la (re-)création de ce séminaire [Audin 2011] : quelle forme doit-il prendre ? Sur quoi doit-on travailler ? Quelles leçons tirer des séminaires Hadamard et Julia ? Je n’ai pas trouvé de discussions concernant la durée et la fréquence des exposés. Le séminaire Bourbaki a néanmoins la particularité d’avoir lieu sur trois jours, et ce deux ou trois fois par an. Cela semble avoir été le cas dès le « séminaire préhistorique », pour reprendre l’expression de Michèle Audin [Audin 2011, 570, note 220.3]. Celle-ci précise que Le séminaire Bourbaki commença sans doute, en tout cas se tint les 19, 20 et 21 janvier 1946 (avec des exposés de Pauc, Ehresmann, Dieudonné et Schützenberger) et les 9,10 et 11 mars (avec Colmez, Choquet, Lichnérowicz et Hervé) – comme nous l’apprend un des cahiers d’Henri Cartan. [Audin 2011, 526, note 107.1]

56 Cette faible fréquence et longue durée, ce regroupement de plusieurs exposés permettent aux mathématiciens qui sont en province de venir y assister.

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57 À l’été 1947, donc après deux années de ce séminaire, les avis sont toujours partagés sur la forme qu’il doit prendre. Les acteurs trouvent tout d’abord nécessaire de se positionner par rapport aux acquis – intérêts et défauts – des séminaires Hadamard et Julia, dont on a rappelé les principales caractéristiques en introduction. Cartan écrit23 ainsi à Weil le 15 juin 1947 : J’ai oublié, dans ma lettre précédente, de répondre à Dieudonné (et à toi aussi je suppose) au sujet du séminaire Bourbaki de l’an prochain. Il faut s’entendre : entre le séminaire Hadamard et le séminaire Julia il y a toute une gamme intermédiaire ; c’est une question de nuances. [Audin 2011, Lettre de Cartan à Weil, 15 juin 1947, 238]

58 Ce à quoi lui répondent Weil le 14 juillet 1947 et Dieudonné le 15 juillet 194724 Bref, il me semble que votre choix même des sujets prouve abondamment que vous vous condamnez à un échec complet, alors que la formule « séminaire Hadamard » représente quelque chose de nécessaire et de viable. [Audin 2011, Lettre de Weil à Cartan, 14 juillet 1947, 242-243]

59 La critique que faisait Cartan à cette formule concernait le choix des mémoires. Ainsi qu’il l’écrit le 15 juin 1947 : Ce que nous voulons éviter, ce sont les exposés de mémoires américains sans intérêt choisis par ou autres, à qui on ne peut pas faire confiance pour nous dire : c’est sans intérêt et je n’en parle pas. Ce que nous voudrions au contraire, c’est par exemple comprendre quelque chose à la série des mémoires de Siegel ; ceci ne peut se faire que dans le cadre d’exposés qui se suivent avec un minimum de cohérence. Si vous avez des suggestions à faire pour atteindre ce but, elles seront les bienvenues. [Audin 2011, Lettre de Cartan à Weil, 15 juin 1947, 238]

60 Dieudonné reproche à Cartan d’être trop bourbakiste. Weil donne des suggestions, qui seront ensuite suivies comme on peut le voir.

61 Mais Cartan va lui aussi lancer son séminaire, qui sera sur un thème suivi, et dont l’extrême rigueur en fera le succès, ainsi qu’en témoignent les nombreux récits enthousiastes des acteurs : Serre notamment, comme en témoigne la citation présentée en première partie.

Deux séminaires au lieu d’un

62 En effet, à la rentrée 1948, il y a en fait deux séminaires. Celui de Bourbaki, qui recommence en décembre 1948 – c’est à partir de ce moment là que les exposés vont être numérotés et publiés – et celui de Cartan. Le séminaire Bourbaki a lieu sur trois jours, trois fois par an (décembre 1948, mars et mai 1949), alors que le séminaire Cartan a lieu plus fréquemment : dix-sept exposés la première année, une vingtaine les années suivantes. Ils ont lieu tous les deux à l’École normale supérieure. Le séminaire Bourbaki se déplacera ensuite à l’Institut Henri Poincaré25.

5 Conclusion

63 La période pendant laquelle s’impose le séminaire de mathématiques en France comme lieu incontournable de sociabilité des mathématiciens et d’échanges mathématiques fait de Schwartz un témoin et un acteur important, à tous les niveaux, aussi bien en tant que participant, auditeur, orateur ou organisateur de séminaires. Ainsi, il a été amené à créer son séminaire très tôt, dès le début des années cinquante, profitant

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notamment de la reconnaissance que lui a accordée la communauté internationale des mathématiciens. Par ailleurs, quelques années plus tard, lorsqu’il tourne ses recherches vers les probabilités, l’assistance au séminaire de Strasbourg contribue à son intégration dans le domaine.

64 L’exposé au séminaire s’étudie par des sources de nature variée – publication sous forme de ronéotypé du séminaire, notes, republication, article – qui permettent de le considérer comme un instantané d’un point de recherche précis, c’est-à-dire comme donnant une image fixe à un instant donné d’un résultat mathématique spécifique. Cet instantané se place dans un processus de recherche plus long tout en fixant un état de la recherche à la date du séminaire, quitte à ce que certains résultats exposés deviennent obsolètes par la suite. Il fait apparaître de manière significative la réappropriation par les orateurs d’un sujet précis qu’ils interprètent à la lumière d’une conception à la fois personnelle et collective des mathématiques qui est propre au groupe qui se constitue autour d’un séminaire particulier.

65 Les échanges que permet un séminaire sont de plusieurs types. Les échanges directs entre participants ont une dimension sociale indéniable et témoignent de l’existence, autour du séminaire, d’une communauté particulière. Ils ont ainsi un effet structurant pour la communauté des mathématiciens. De plus, les rencontres régulières et les échanges autour de résultats, présentés au sein du petit groupe ainsi constitué et connus de tous ses membres, font émerger des pistes de recherche partagées. Les publications ultérieures, de l’exposé ou d’articles liés, peuvent alors être l’occasion d’échanges indirects. Ces derniers consistent en des discussions, des réécritures, des corrections, et ont lieu sur une durée qui dépasse celle de l’exposé de séminaire. Elles révèlent alors en quoi le séminaire structure aussi la pratique mathématique, en quoi il fait avancer les mathématiques dans une direction particulière.

Remerciements

66 Je remercie ici Jeanne Peiffer d’avoir pris le temps de m’aider à mettre en forme cet article, ainsi que le rapporteur anonyme pour ses utiles commentaires.

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NOTES

1. Sur Schwartz, voir notamment son autobiographie [Schwartz 1997], ou [Anné, Bourguignon et al. 2003] dans lequel on trouve de nombreux témoignages. Ses œuvres complètes ont été publiées [Schwartz 2011]. 2. Ce travail s’insère plus largement dans une thèse d’histoire des mathématiques [Paumier 2014], intitulée « Laurent Schwartz (1915-2002) et la vie collective des mathématiques », qui réalise une biographie des pratiques collectives qui structurent la communauté mathématique durant la seconde moitié du XXe siècle. Elle est construite autour de Schwartz, qui en est un bon témoin, c’est-à-dire à la fois spectateur et acteur. L’étude du séminaire de mathématiques en est le chapitre 5. 3. Voir notamment [Schubring 1990, 2000]. 4. Sur les séminaires Hadamard et Julia, voir surtout [Beaulieu 1989], [Leloup 2009], [Chabert & Gilain s.d.] et [Audin 2011]. 5. Cette méthodologie s’inscrit dans un « tournant biographique » en histoire des mathématiques, qui s’intéresse à la vie de savants reconstruite à partir de récits. Ce courant s’inspire plus largement de la microhistoire. On se réfère notamment à [Loriga 2010], [Revel 1996]. 6. On peut écouter son exposé sur le site www.diffusion.ens.fr/index.php?res=cycles\&idcycle=98 (page consultée le 30/01/2014), enregistrement de l’exposé donné par Serre lors de la journée Henri Cartan le 28 juin 2004, intitulé « Le rôle des séminaires Cartan ». 7. Archives de l’École polytechnique, Fonds Laurent Schwartz, B.I.1.2.43, 1976. 8. Paul-André Meyer (1934-2003) est un mathématicien français, spécialiste de théorie du potentiel et calcul des probabilités. On lui reconnaît d’être l’un des fondateurs de « l’école de probabilités française », Marc Yor, http://www.academie-sciences.fr/academie/membre/ Meyer_PA.htm (page consultée le 09/06/2015). Les hommages publiés à sa mort offrent souvenirs, présentation de son œuvre mathématique et réflexions sur son influence dans le développement des probabilités en France [Attal 2003], [Émery & Yor 2006], [Azéma, Dellacherie et al. 2006]. Marc Yor associe le nom de Schwartz à celui de Meyer pour les probabilités dans son article « Deux maîtres es-probabilités » [Yor 2003]. 9. Schwartz probabiliste est présenté par Michel Émery [Émery 2011]. 10. Un exemple récent d’étude de notes de cours manuscrites – celles de Borel sur un cours de Paul Langevin – est proposé par Martha Cecilia Bustamante [Bustamante s.d.]. 11. Ces notes sont numérisées et accessibles : https://bibli-aleph.polytechnique.fr (page consultée le 01/09/2013) 12. On peut se référer aux travaux de Françoise Waquet [Waquet 2003] ou d’Erwin Goffman qui étudie « La conférence » [Girin & Goffman 1987]. 13. Des études ethnomathématiques ont été réalisées, qui visent à traduire et analyser certains de ces aspects. Par exemple, Christian Greiffenhaguen analyse des vidéos d’un séminaire de troisième cycle et présente notamment dans son article des photos des tableaux sur lesquels les mathématiques sont exposées [Greiffenhaguen 2008]. Michael Barany, dans son mémoire « Mathematical research in context » [Barany 2010] analyse des séances de séminaire, et s’est intéressé plus particulièrement, avec Donald MacKenzie [Barany & MacKenzie 2014] à la craie et au tableau noir. 14. Ce que Schwartz appelle espace de Riemann compact et Kodaira « Riemannian manifolds » sont des variétés analytiques complexes. 15. Ce que de Rham appellera « courant », nous revenons là-dessus plus loin. 16. On peut noter qu’une autre des questions posées par l’exposé est résolue dans la thèse de Malgrange, ce qui est mentionné par Schwartz [Schwartz 1958a, 26-15]. 17. [de Rahm 1931]. Pour une analyse du contenu de la thèse, voir [Leloup 2009, 218-219].

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18. Voici la première définition des courants qu’il donne en 1936 : « Définition. Un p-courant élémentaire est l’ensemble cp+k, ωk d’un (p+k)-champ et d’une k-forme ω (définie au moins sur cp+k). p est la dimension du courant. Comme 0 ≤ p +k ≤ n et 0 ≤ k ≤ n, l’entier k ne peut prendre que les n −p+1 valeurs 0,1,...,(n−p) ; il y a (n−p+1) types de p-courants élémentaires. Un p-courant est la réunion d’un nombre fini de p-courants élémentaires » [de Rahm 1936]. 19. Voir [Cartan 1970, 4-5] ou une lettre de de Rham à Schwartz, 1983. Archives de l’École polytechnique, fonds Laurent Schwartz, B.I.1.1bis. 20. Voici la définition des courants qu’il donne alors : « Dans une variété à n dimensions V, un courant est une fonctionnelle T[ϕ], définie sur l’espace vectoriel de toutes les formes ϕ, avec un super compact dans V, qui est linéaire et continue, dans le sens suivant : Si (h=1,2,..) est une suite de formes dont les supports sont tous contenus dans un même compact intérieur au domaine d’un système de coordonnées locales x1, …xn, telle que chaque dérivée de chaque coefficient de la forme (représentées à l’aide de x1, …xn) tende uniformément vers zéro pour h→∞, alors » [de Rahm 1955, chap. III, par. 8]. Nous pouvons ici, ainsi que le fait d’ailleurs de Rham dans son ouvrage, renvoyer au livre de Schwartz [Schwartz 1950c] qui introduit les distributions et cette même notion de continuité nécessaire à leur définition. 21. On peut néanmoins en dire plus sur le rôle de Schwartz comme créateur et organisateur de séminaires, voir [Paumier 2014, chap. 5]. 22. On peut citer notamment deux documents issus des Archives Bourbaki, hcsb_ 001 et hcsb_ 002. 23. Toutes ces lettres sont issues de [Audin 2011] qui les présente par ordre chronologique. 24. [Audin 2011, note 243.4, Lettre de Dieudonné à Cartan, 15 juillet 1947, 582] 25. Il est intéressant alors de noter que, dans leurs récits, les mathématiciens accordent une grande importance au Secrétariat Mathématique chargé de l’impression des séminaires ([Bourbaki 1966] notamment).

RÉSUMÉS

Lorsque Laurent Schwartz entre à l’École normale supérieure en 1934, il n’existe à Paris que deux séminaires de mathématiques : le séminaire Hadamard, « tribune internationale », et le séminaire Julia, « cercle d’une équipe restreinte1 ». En 1968, une trentaine de séminaires de mathématiques s’y tiennent chaque semaine. Il est difficile de se saisir, historiquement, de l’objet « séminaire de mathématiques », d’autant plus qu’il est oral et ne laisse que peu de traces. On peut considérer Schwartz comme un bon témoin – spectateur et acteur – de la période, afin d’interroger la place structurante que prend le séminaire dans la vie collective des mathématiques. Schwartz, en effet, voit l’évolution du développement du séminaire de mathématiques en France et contribue à la construction de sa place dans la vie mathématique. Il participe à de nombreux séminaires où il est tour à tour auditeur, orateur, organisateur ou créateur de séminaires. L’analyse de ces rôles à partir de sources en partie inédites nous permettra d’expliciter les formes d’échanges rendues possibles par le séminaire de mathématiques à partir du cas de Schwartz. 1. Expressions empruntées à [Beaulieu 1989].

When Schwartz entered the École Normale Supérieure in 1934, only two mathematics seminars existed in Paris—the international tribune “séminaire Hadamard”, and the closed “séminaire

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Julia”. By 1968, there were around thirty mathematical seminars that took place each week in Paris. It is difficult to grasp the “mathematical seminar” as an object in historical terms because it is an oral form and thus few traces remain. Schwartz can be considered as a good witness— observer and actor—to this period in order to question the structuring role that mathematical seminars play in the collective life of mathematics. Schwartz saw how the development of the mathematical seminar in France evolved and personally contributed to constructing its role in the life of mathematics. He took part in many seminars where he played different roles: participant, speaker, organizer or creator. The analysis of the different roles played by Schwartz will allow us to describe the forms of exchanges made possible by mathematical seminars.

AUTEUR

ANNE-SANDRINE PAUMIER Institut de Mathématiques de Jussieu-PRG & Institut des Hautes Études Scientifiques (France)

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Varia

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Sur la distinction entre les connaissances explicites et les connaissances tacites

Régis Catinaud

Cet article doit beaucoup aux relectures et conseils avisés de Léna Soler que je remercie ici vivement. Je remercie également Jan Lacki et Gerhard Heinzmann pour leur supervision pendant la rédaction de ce travail. Enfin, je dois aussi remercier un rapporteur anonyme pour nos échanges et pour plusieurs de ses remarques pertinentes.

1 Introduction

1 L’objectif de cet article est de remettre en cause la mise en opposition désormais classique en épistémologie entre deux genres1 de connaissance – l’un explicite, l’autre tacite – en démontrant que cette opposition binaire et dualiste ne peut fonctionner que dans une conception matérialiste de la connaissance, i.e., une conception où la connaissance est assimilée à une sorte de « chose » que les individus pourraient posséder, inscrire dans des objets ou encore se transmettre. Il sera défendu que cette façon métaphorique de représenter la connaissance, lorsqu’elle est poussée à bout, conduit à des contradictions. Mais dès lors qu’on s’emploie à la dissoudre, on s’aperçoit que, premièrement, ce qui est tacite ou explicite n’est pas relatif à la nature de la connaissance mais aux éléments qui interviennent dans les situations de communication et, deuxièmement, que les raisons qui, dans ces situations, vont rendre une connaissance tacite ou explicite sont les mêmes pour le tacite que pour l’explicite. Dit autrement : il n’y a pas de rupture catégorique entre le tacite et l’explicite.

2 Cette analyse s’inscrit par conséquent dans la lignée des études qui ont porté un regard critique sur la notion de « connaissances tacite », et sur l’opposition explicite/tacite2. Il s’agira ici cependant d’analyser cette opposition en prenant le problème par l’autre bout, c’est-à-dire en questionnant la notion de « connaissance explicite» et d’indiquer le lien étroit qu’elle entretient avec une conception matérialiste de la connaissance.

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Notre conclusion, particulièrement radicale, se démarquera aussi de ces précédentes critiques en ce qu’elle affirmera qu’en dehors d’une approche métaphorique de la connaissance comme « chose » matérielle, il n’existe pas de « connaissance explicite ». L’explicite est un aspect relatif aux situations dans lesquelles les connaissances sont évaluées.

3 Enfin, cette étude critique se focalisera quasi-exclusivement sur le travail de Harry Collins, plus précisément sur son dernier ouvrage, Tacit and Explicit Knowledge [Collins 2010], qui condense des années de recherches et de réflexions sur les connaissances tacites et explicites. On considèrera que la conception de la « connaissance-stuff» qui y est développée est typique, au sens wébérien, des approches matérialistes de la connaissance. Nous prenons le parti de penser que les critiques et observations qui seront dégagées dans la présente étude pourront sans amendement majeur s’appliquer plus largement à l’ensemble des conceptions matérialistes de la connaissance.

4 Dans cet ouvrage de 2010 – et dans le commentaire qui le suit en 2013 [Collins 2013] –, Harry Collins propose de décrire métaphoriquement, dans une optique pédagogique, la connaissance comme une « chose » [stuff] que les individus pourraient posséder. Les qualités d’« être tacite » ou d’« être explicite » sont alors conçues comme des propriétés de cette connaissance 3. Ces propriétés permettent de classer la connaissance en différents genres : la connaissance « explicite » est une connaissance qui « peut être dite ». La connaissance « tacite » est une connaissance qui « ne peut pas être dite ».

5 Mon objectif est de critiquer deux points fondamentaux de cette conception : 1. L’idée selon laquelle la connaissance serait une chose que l’on pourrait matériellement détenir ou transmettre. 2. L’habitude qui consiste à considérer le tacite et l’explicite comme des propriétés de la connaissance et à maintenir une distinction de genre entre le(s) tacite(s) et l’explicite.

6 Je souhaiterais montrer que les difficultés rencontrées en développant 2 sont liées à l’adoption de 1. Ces difficultés sont particulièrement visibles dans le traitement que Collins réserve à la notion de connaissance explicite. J’ouvrirai par conséquent la réflexion en partant des deux questions suivantes : quand une connaissance est-elle explicite? Et quelles sont les suggestions avancées par Collins dans [Collins 2010, 2013] pour pouvoir la délimiter et la distinguer des connaissances tacites? Plus précisément, j’analyserai dans la section 2 comment Collins dégage, dans l’ensemble de la connaissance, la spécificité de l’explicite en la détachant progressivement de tout ce à quoi elle est couramment associée – langage, supports, règles – pour finir par la circonscrire à deux critères : la faculté de « rendre visible ses moyens de transmission» et la faculté de « pouvoir être transmise à distance» [Collins 2013, 27]. Dans la section 3, je montrerai que ces critères d’identification d’une connaissance explicite ne sont pas adéquats, soit parce qu’ils ne correspondent à aucun cas réel, soit parce qu’ils ne sont pas limités à la connaissance explicite, mais s’appliquent aussi à la connaissance tacite. Cette constatation nous permettra de poser à nouveaux frais la question de la connaissance : si elle n’est pas une « chose », comment peut-on alors la concevoir? Tout en esquissant une réponse à cette question, j’indiquerai qu’il est en tous cas préférable de détacher les aspects tacites et explicites de la connaissance pour les rapporter aux situations de communication.

7 Enfin, après avoir supprimé la ligne de démarcation entre le tacite et l’explicite et détaché ces deux aspects de la connaissance pour les rattacher aux situations de communication, j’indiquerai dans la dernière section (4), quatre raisons pour

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lesquelles, dans une situation de communication ou d’interprétation spécifique, une connaissance peut être plus ou moins facile à exprimer, à transmettre ou à acquérir.

8 L’enjeu est donc double : il est d’abord de parvenir à détacher les aspects tacites et explicites de la connaissance pour les raccrocher aux supports, contextes et individus embarqués dans une situation de communication ; il est ensuite de montrer qu’il n’y a pas d’opposition, mais une progression continue dans la facilité ou difficulté à pouvoir exprimer ou transmettre de la connaissance.

2 La connaissance explicite

9 L’objectif de cette section est de déterminer les éléments qui permettent d’identifier une connaissance explicite dans une conception matérialiste de la connaissance. On commencera par clarifier ce qu’on entend habituellement par « connaissance explicite » et ce que vise une étude sur les connaissances explicites (2.1). On s’intéressera ensuite (2.2) au rôle que jouent les supports matériels dans lesquels s’inscrit la connaissance, du point de vue de la délimitation de ce qui peut être compté au rang des connaissances explicites. Sur ce point, l’objectif est de souligner que, même si la connaissance explicite est une forme de langage possédant une certaine matérialité (qu’elle est une inscription sur ou dans un support), elle ne peut cependant pas se résumer à ce support ou à cette inscription. Pour reprendre la pensée de Collins : elle s’en distingue suffisamment pour ne leur laisser qu’un rôle secondaire et indirect d’indicateurs de l’explicite. Par conséquent, ce n’est pas à partir de cette matérialité-là que nous pourrons déterminer ce qui caractérise spécifiquement la connaissance explicite.

10 En (2.3) seront analysés les liens qu’entretient une expression avec, d’une part, son contexte d’énonciation, et, d’autre part, les individus pris dans cette situation de communication. L’enjeu est de démontrer qu’une expression ne peut être comptée comme connaissance explicite que relativement à un contexte donné et pour une personne particulière. On ne peut en effet imaginer une connaissance qui soit explicite partout, toujours et pour tout le monde4.

11 Enfin, ayant admis que la connaissance explicite n’était pas seulement un langage ni seulement un support (2.2), qu’elle devait être comprise comme relative à un contexte et à une personne (2.3), je montrerai comment Collins (qui a lui-même souligné le premier point, mais qui reste toutefois ambigu par rapport au second) se débarrasse progressivement, entre [Collins 2010] et [Collins 2013], des attributs qu’il juge inadéquats ou insuffisants pour caractériser la connaissance explicite (2.4). Arrivé au terme de son analyse, il finit par ne se limiter qu’à deux critères de démarcation pour la connaissance explicite : 1) une connaissance explicite est ce qui a la capacité de rendre visible ou plus généralement sensible les supports de communication par lesquels elle est transmise, et 2) la connaissance explicite est ce qui a la capacité à être transporté dans des endroits éloignés.

2.1 Quand y a-t-il connaissance explicite?

12 Polanyi observe que certaines formes de connaissance ne peuvent pas être exprimées à l’aide d’un langage. Sa célèbre maxime « nous savons plus que ce que nous pouvons

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dire » met ainsi en évidence que, bien qu’un individu puisse posséder un savoir, il peut, cependant, ne pas être capable de l’articuler, de le mettre en mots [Polanyi 1967, 4].

13 Dans l’analyse de l’expression ou de la transmission des connaissances, on reconnaît plus généralement qu’il existe un genre particulier de la connaissance – la connaissance tacite – qui accuse une certaine difficulté à pouvoir être exprimée sous quelque forme de langage que ce soit. Les compétences somatiques sont des exemples typiques de connaissances tacites. Prenons le cas bien connu de la conduite d’un vélo : même si nous savons conduire un vélo, il nous est néanmoins bien difficile de pouvoir dire cette connaissance. Quiconque s’y est déjà essayé s’est rapidement rendu compte qu’il est tout simplement impossible de dire ou de transmettre ipso facto à un interlocuteur, simplement par cet acte discursif, la compétence de la conduite du vélo.

14 Par opposition, est explicite une connaissance qui peut être exprimée (idéalement dans un langage verbal) et qui l’est effectivement 5. Un exemple typique de connaissance explicite sont les expressions propositionnelles de faits observationnels tel que « la Tour Eiffel fait 324 mètres de haut ». Cette expression correspond à une connaissance qui, semblerait-il, est directement compréhensible et explicite.

15 À ce point, une remarque : prenons garde à ne pas confondre la recherche sur les connaissances explicites et celle sur les connaissances objectives (qui « expliciteraient », selon une vision réaliste, quelque chose du monde). Si l’expression « la Tour Eiffel fait 324 mètres de haut » semble établir un fait observationnel objectif et vérifiable, cela ne fait pas de cette expression une connaissance explicite pour autant. L’étude des connaissances explicites et tacites que nous visons ne s’intéresse pas spécifiquement à déterminer si les expressions propositionnelles ou formelles correspondent effectivement au réel, mais à savoir dans quel cas une expression peut conduire un individu à développer la connaissance visée par l’expression, ou dans quel cas il arrive à exprimer ce qu’il sait. Tenons-en pour preuve le fait suivant : si une expression est qualifiée d’explicite parce qu’elle permet d’aboutir à une connaissance sur le monde (ou qu’elle est une connaissance sur le monde), et si une personne pour une certaine raison n’arrivait pas à donner sens à cette expression (par exemple parce qu’il ne connaîtrait pas le langage dans lequel elle est exprimée), on ne peut alors dire que cette expression est explicite pour cette personne. L’analyse des connaissances tacites et explicites s’intéresse à dégager ces types d’obstacles qui pourraient empêcher qu’une expression, dans une situation particulière, puisse devenir explicite.

16 On pourrait cependant, dans une optique réaliste, supposer que les connaissances objectives et explicites sont équivalentes : si un individu est parvenu à exprimer formellement une connaissance, et que cette connaissance formalisée est liée au monde d’une manière vérifiable, alors il semble raisonnable de penser que cette connaissance a été explicitée et que l’expression est objective et explicite indépendamment du processus qui lui a permis d’être exprimée.

17 Il y a en réalité dans cette conception deux présupposés préjudiciables : premièrement, celui de penser que les expressions puissent être détachées de leur contexte d’énonciation, de manipulation ou de développement. Les récentes analyses du tournant pratique, et plus particulièrement des pratiques de théorisation, ont sur ce point suggéré que les expressions formelles ne pouvaient pas être détachées des activités constitutives ou d’utilisation dans lesquelles elles intervenaient6. Deuxièmement, celui de considérer que la connaissance est une sorte de chose ou de forme qui peut se retrouver de façon objective et indépendante dans une expression.

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Sur ce point, l’objectif de cet article est de montrer que cette supposition mène à des contradictions, et qu’il est préférable de l’abandonner pour concevoir plus simplement les expressions comme des moyens de parvenir à une connaissance.

18 Enfin, pour devancer un dernier contre-argument, de nature pragmatique, qui consisterait à dire que nos expressions formelles (telles que les théories scientifiques) nous permettent bien de faire des choses (construire des instruments, développer des technologies, prédire des évènements, etc.), je soulignerai simplement que cela n’implique pas, encore une fois, que ces expressions soient explicites : que les expressions soient saisies par des agents, qu’elles s’inscrivent dans un rapport efficace au monde, c’est-à-dire qu’elles nous permettent de faire des choses, n’implique pas que ce qui est exprimé est explicite : des expressions qui à première vue semblent objectives comme les règles de second-ordre (cf. infra) peuvent effectivement améliorer efficacement nos capacités à faire des choses sans qu’elles ne soient pour autant des connaissances explicites (i.e., les dire ne conduit pas directement à la connaissance de ce qu’elles visent, pourtant elles améliorent le temps nécessaire à leur développement).

2.2 Expressions et supports

19 Toute connaissance explicite, et ce seront les deux premiers critères que nous analyserons, suppose un langage et un support extérieur au locuteur dans lequel elle s’inscrit. Le corollaire ne se vérifie cependant pas systématiquement : une expression déposée sur un support matériel ne constitue pas nécessairement une connaissance explicite et ce pour trois raisons (les deux premières relatives à l’expression, la troisième au support) : • Premièrement, certaines expressions à propos d’une connaissance ne visent pas nécessairement à expliciter cette connaissance en question ; par exemple : « il sait faire du vélo ». Cette phrase, qui établit un fait (une connaissance factuelle) ne vise pas à expliciter ce qu’est la conduite du vélo, ou savoir comment on peut conduire un vélo [knowing how to]. En revanche, elle semble indiquer explicitement un autre genre de connaissance : savoir que cette personne (« il ») sait faire du vélo [knowing that]. Pour comprendre que cette deuxième connaissance factuelle contenue dans l’expression « il sait faire du vélo » ne constitue pas objectivement et en soi une connaissance explicite, il nous faudra attendre la section suivante. • Deuxièmement, certaines expressions qui visent cette fois-ci à expliciter une connaissance ne sont pas pour autant de la connaissance explicite. Par exemple, lorsque l’on tente d’expliquer comment faire du vélo en donnant ce que Collins appelle des « règles de second- ordre», telles que : « tiens-toi droit», « appuie sur la pédale», « vise un point fixe à l’horizon», etc. Les règles de second-ordre ne sont pas des expressions de connaissances, ce sont des expressions qui permettent d’acquérir la connaissance, d’où le second-ordre. Elles ne comptent pas au rang des connaissances explicites au sens strict, puisque les dire effectivement ne conduit pas un interlocuteur à savoir directement comment conduire un vélo. • Enfin, si le support de la connaissance constituait à lui seul la connaissance explicite, il suffirait de prendre n’importe quel livre et de l’ouvrir pour en saisir le contenu. Or saisir le contenu d’un livre présuppose déjà de savoir lire, mais aussi de connaître la langue dans laquelle le livre est écrit. On dira que l’accès à cette connaissance est conditionné, notamment par l’apprentissage de la lecture et par la connaissance d’une langue7. Mais pour aller encore

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plus loin en nous confrontant plus directement à la représentation matérialiste masquée derrière cette façon de présenter les choses, n’est-il pas étrange de supposer qu’une connaissance explicite soit une sorte de substance qui se mêlerait on ne sait trop comment à l’encre de nos stylos et de nos imprimantes pour se déposer avec elle sur une page blanche? N’est-il pas aussi étrange de penser qu’il nous suffirait ensuite d’envoyer cette feuille à quelqu’un et qu’il suffise à cette personne d’observer les quelques signes tracés sur la feuille pour que cette connaissance saute comme merveilleusement de la page à son esprit? Il faut bien voir qu’en réalité n’importe quel profane qui lirait une telle page, ou pour prendre un autre exemple plus concret, n’importe quel étudiant qui observerait un professeur de physique écrire une équation sur un tableau ne pourrait pas comprendre directement le sens de l’expression mathématique inscrite sur le tableau. Pas plus d’ailleurs que ne le pourrait un étudiant aguerri si ce devait être la première fois qu’on lui présentait cette équation : aussi bien formé qu’il puisse être, un certain temps devra lui être nécessaire pour comprendre et saisir le sens de l’expression, pour pouvoir l’appliquer et la développer. L’acquisition de cette connaissance devra par exemple passer par l’exercice, c’est-à-dire par l’application répétée de l’expression à différents cas paradigmatiques. La craie, le tableau et les traits inscrits sur le tableau constituant le support, ne sont par conséquent pas en soi la connaissance explicite, et il peut être dangereux de faire l’amalgame. Bien que le support ait une influence sur la transmission de la connaissance, il ne reste justement qu’un facteur conditionnant8. Donc on admettra, pour commencer cette observation triviale, que la connaissance explicite est une expression sur un support mais toute expression sur un support n’a pas d’emblée un statut de connaissance explicite. Il nous est par conséquent nécessaire de dégager d’autres critères pour cerner la spécitifité de la connaissance explicite.

2.3 La relativité de la connaissance explicite

20 L’« explicicité » – qu’on me pardonne ce néologisme – n’est pas une caractéristique de la connaissance, mais de l’accès à cette connaissance, c’est-à-dire qu’elle dépend d’une situation de communication dans laquelle cette connaissance est mise en jeu. Il faut bien comprendre ce point crucial : la qualité tacite ou explicite du savoir ne se révèle que dans une situation d’expression, de transmission et d’apprentissage spécifique. De sorte qu’on peut même tirer comme principe qu’il n’existe pas de connaissance explicite en soi, puisqu’une connaissance n’est explicite que dans une situation de communication particulière. En dehors de cette situation, il n’est pas possible de juger si une connaissance est explicite ou si elle ne l’est pas.

21 Reprenons l’expression « la Tour Eiffel fait 324 mètres de haut». Pour que cette expression constitue une connaissance, il est nécessaire que la personne qui l’entende connaisse la langue dans laquelle cette expression est formulée, qu’elle sache ce qu’est l’objet « Tour Eiffel », et qu’elle ait des notions de métrique.

22 On peut donc identifier au moins deux facteurs, propres aux situations de communication, qui peuvent faire varier le degré d’explicicité d’une connaissance du tout au tout : l’acculturation d’un individu et le contexte de la communication. Le caractère explicite d’une expression dépend d’abord de celui à qui ce contenu est transmis. La proposition « la Tour Eiffel fait 324 mètres de haut» pourra paraître comme totalement transparente, difficile à saisir ou complètement obscure selon qu’elle est présentée à une personne qui connaît la langue française, qui sait ce qu’est la Tour Eiffel, et qui voit à quoi correspond 324 mètres, ou à une personne qui connaît la

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langue française mais qui ne sait pas ce qu’est la Tour Eiffel, ou à une personne qui ne connaît pas la langue française ou qui ne sait pas ce qu’est la Tour Eiffel, ni à quoi correspond un mètre. Tout dépend de son acculturation au langage et à sa grammaire, aux signes à leur opérativité, qui sont présents dans cette expression. Une expression n’est donc explicite qu’en vertu de certaines caractéristiques des personnes impliquées dans le processus de communication (au premier rang desquelles on trouve les représentations, les références et l’acculturation du récepteur au langage dans lequel est exprimée la connaissance, et plus généralement sa socialisation). C’est en ce sens que Polanyi dit que « all knowledge is either tacit or rooted in tacit knowledge » [Polanyi 1966, 7, italiques originales] : pour comprendre une expression, il faut aussi connaître tout un ensemble de signes, tout un codex d’opérations, qui ne sont pas inscrits dans l’expression elle-même. S’adresser à une expression suppose, pour lui donner sens, pour qu’elle acquière le statut de connaissance explicite, tout un bagage qui, vis-à-vis de cette expression, constitue une connaissance tacite (ou implicite) – c’est-à-dire non exprimée à cet instant présent et pourtant nécessaire à la compréhension de l’expression.

23 D’autre part, une expression n’est explicite pour une personne que dans un contexte donné. Ce contexte comprend entre autres des facteurs incidents propres aux lieux d’inscription et de réception de la connaissance dans une expression. L’exemple des indexicaux montre sur ce point que certaines expressions ne peuvent véhiculer leur connaissance que lorsqu’elles sont insérées dans un contexte particulier.

24 Dans ce qui vient d’être dit ici, il n’y a pour l’instant rien de totalement nouveau ni d’inédit. Collins reconnaît et souligne lui-même l’importance du caractère relatif de l’explicite, même s’il n’en prend pas la juste mesure et qu’il n’en développe pas les conséquences telles que je propose de le faire dans les parties suivantes.

25 Pour Collins, une connaissance explicite est une forme [pattern] visible et exprimée. C’est une connaissance qui peut être communiquée (et qui l’est effectivement) à travers le transfert par des strings9. Les strings sont des petits morceaux de matière sur lesquels s’impriment des formes [Collins 2010, 9]. Mais ces formes ne sont transmises – et donc ne sont de la connaissance explicite – qu’à la condition qu’un sujet puisse les interpréter [Collins 2010, 28]. En effet, Collins défend que le stade le plus raffiné d’une communication (i.e., d’un transfert de strings) est la communication interprétée, sachant que cette interprétation peut varier selon l’interprétant, ou dans certains cas même échouer, c’est-à-dire ne pas être arrivée à donner sens aux strings. Admettant cela, Collins reconnaît donc d’une certaine manière le caractère relatif de l’explicite. Mais il ne parvient cependant pas à exploiter cette conclusion – ce qui, à mon avis, est une conséquence de son adhésion au modèle métaphorique de la connaissance-stuff (cf. 2.4).

2.4 Déflation de la métaphore de la connaissance-stuff et de l’explicite-support chez Collins

26 Personne à notre connaissance ne défend aujourd’hui l’idée qu’une connaissance explicite est seulement un support. Cependant, par souci de simplicité, nombreux sont les analystes qui assimilent la connaissance explicite à une sorte de substance matérielle sensible (c’est-à-dire que l’on peut aisément voir, toucher ou sentir), et la connaissance tacite à une sorte de matière invisible, diaphane, voire à une absence de

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matière. L’utilisation de cette métaphore matérialiste permet de mieux se représenter la géographie de la connaissance et d’utiliser plus naturellement des termes analytiques faciles à manipuler. Il est en effet plus simple de se représenter la connaissance comme une particule, ou un ensemble de particules, une stuff chez Collins, que l’on peut posséder, transporter ou recevoir10. Bien entendu, personne ne pense qu’un livre constitue en l’espèce de la connaissance matérialisée, mais il est fréquent de procéder « comme si» c’était le cas ; « comme si» l’explicite avait cette qualité d’être de la connaissance extériorisée, matérialisée d’une certaine façon et perceptible. Tout au long de son Tacit and Explicit Knowledge (TEK), pour donner une explication du fonctionnement de la connaissance explicite, Collins s’appuie sur cette métaphore de la connaissance explicite comme « chose» matérielle, véhiculée à travers un univers fait d’un matériau : les strings – petits bouts de matière indéterminés et non-singifiants [meaningless]11. TEK, I now realise, is based on a crude metaphor. Knowledge is a kind of “stuff” which you either have or do not have. If you have it you can do certain things, or understand certain things which you could not do or understand before ; you are also enabled to make good judgments in respect of those things. [...] Secondly, knowledge-stuff is divided into two kinds : there is “explicit knowledge-stuff” and there is “tacit knowledge-stuff”. It is tempting to say that you can see and smell explicit knowledge. It is tempting to say that this published paper is explicit knowledge and you can see it, smell it, and carry it around. [Collins 2013, 26]

27 Collins est donc tout à fait conscient du caractère métaphorique de ses exemples et de ses explications. Mais cette conscience n’enlève rien au fait qu’une métaphore, toute utile qu’elle puisse être comme outil pédagogique ou exploratoire, peut cependant – et c’est ici le cas – devenir contre-productive lorsqu’elle masque certaines nuances, ou lorsqu’elle fait dévier le développement de la réflexion qu’elle est censée déployer en l’enchaînant aux représentations et aux mécanismes qui expliquent plus la métaphore elle-même que l’objet qui était initialement étudié. Lorsqu’une métaphore s’établit aussi profondément dans une réflexion, et que l’on y a recours de manière aussi systématique pour soutenir le raisonnement, il devient difficile de s’en détacher. Dans le cas du traitement de la connaissance explicite par Collins, le développement et l’approfondissement de la métaphore matérialiste détournent l’attention de ce qui est essentiel dans la connaissance explicite et qui ne peut se révéler que lorsqu’on supprime progressivement cette métaphore : le caractère relatif de l’explicite. On remarquera d’ailleurs que, plus on tente d’effacer cette métaphore essentialisée de la connaissance explicite, plus la connaissance explicite nous apparaîtra finalement semblable à de la connaissance tacite.

28 Dans [Collins 2013], Collins entreprend lui-même une déflation de sa métaphore et donne au lecteur quelques indices pour essayer de saisir la véritable nature de la connaissance explicite. La matérialité, expose-t-il, n’est bien qu’une métaphore. Et les supports ne sont que des moyens de transmission : [...] none of this is quite true because the books and papers are not themselves explicit knowledge. They are, rather, the means by which explicit knowledge is transmitted. [Collins 2013, 26]

29 La matérialité n’est en réalité qu’un aspect secondaire de la connaissance explicite (i.e., toute connaissance explicite est inscrite, mais cette inscription n’est pas ce qui la caractérise). La principale différence entre une connaissance explicite et une

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connaissance tacite ne se situe pas dans la capacité de la connaissance à être inscrite, mais dans la capacité pour un récepteur à saisir les moyens de transmission. [...] not being able to capture the means of transmission of knowledge is what causes us to think of it as tacit knowledge. Where I argue in TEK that certain kinds of tacit knowledge can be made explicit, what I am doing is revealing how its transmission can be made visible and/or its implementation handled. Thus the most important difference between tacit and explicit knowledge is that explicit knowledge can be deliberately brought into existence at distant locations (while) [tacit knowledge] cannot be sent around in this way because [it] cannot be seen or captured. [Collins 2013, 27]

30 Ce passage révèle deux aspects essentiels de la connaissance explicite selon Collins. En premier lieu, même si les moyens qui supportent la connaissance explicite sont visibles (perceptibles), la connaissance explicite est (finalement !) tout aussi invisible que le tacite. Si on ne la considère plus comme une matière perceptible, la spécificité de la connaissance explicite finit par nous échapper. Les livres, les papiers et tous les supports ne sont plus les marques expressives et incarnées de la connaissance explicite ; ce ne sont que des moyens de transmission. Dans cette conception déflationniste, il n’est plus possible de distinguer et de délimiter une matière qui serait la connaissance explicite. Il est seulement possible de capter et de manier ses canaux d’expression et de transmission. La connaissance explicite n’est donc pas une connaissance « visible », mais une connaissance qui, lorsqu’elle est exprimée ou transmise, rend visible et saisissable ses canaux d’expression ou de transmission. La nature explicite de la connaissance n’est plus finalement dans [Collins 2013], soit quelque chose d’indéterminé, soit une caractéristique secondaire de son mode d’expression ou de transmission. En deuxième lieu, ce mode d’expression ou de transmission, ce canal ou ce moyen, a la particularité de pouvoir être envoyé dans des lieux éloignés et reculés – capacité que n’aurait pas la connaissance tacite – ; il peut suggérer à distance le développement d’une connaissance chez un récepteur.

31 On retiendra pour la suite ces deux critères dégagés par Collins pour qualifier la connaissance explicite. L’objectif de la section suivante est de montrer que ces deux critères ne permettent pas de distinguer la connaissance explicite de la connaissance tacite.

3 Peut-on catégoriquement distinguer l’explicite du tacite?

3.1 Sur les deux critères de distinction de l’explicite et du tacite chez Collins

32 Selon Collins, les critères qui permettent de distinguer la connaissance tacite et explicite sont la capacité de cette dernière à rendre visible les mécanismes d’expression ou de transmission de la connaissance explicite, et sa capacité à être suggérée à distance. Inversement, une connaissance est tacite parce que ses mécanismes de transmission ne peuvent pas être rendus visibles et qu’il est donc impossible de les saisir pour les envoyer à distance.

33 Il nous faut à ce point revenir sur la distinction entre « exprimer » et « transmettre ». La connaissance tacite est une connaissance qui ne peut pas « être exprimée

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(verbalement) », mais qui peut par contre, dans certains cas, « être communiquée » par un moyen ou par un autre. Par exemple, dans la « Collective Tacit Knowledge» – une forme de connaissance tacite qui implique d’être imprégné d’un environnement social pour être développée (e.g., la conduite du vélo dans un environnement culturel particulier avec ses règles propres12) –, il y a bien quelque chose qui passe entre les individus pour que chacun d’entre eux développe une compétence similaire. Même si ce quelque chose est invisible, il n’est pas inexistant. Si on refusait à la connaissance tacite cette capacité à être transmise d’une manière ou d’une autre, il faudrait alors être prêt à défendre l’idée que la connaissance tacite se développe spontanément chez un sujet, indépendamment de tout contexte, de tout input de l’extérieur ; idée pour le moins difficile à soutenir. Maintenant, on remarquera que la notion de « distance » employée par Collins pour qualifier la capacité de la connaissance explicite, et pour la distinguer de la connaissance tacite, est justement problématique dans cette opposition. Si ce qui caractérise la connaissance tacite est qu’elle ne peut pas être apprise à distance, cela devrait supposer que la connaissance tacite ne pourrait se développer que spontanément de manière autonome et indépendante dans un sujet. Cette position est, comme il vient d’être dit, très inconfortable. Collins, bien entendu, ne la défend pas. Il affirme que la connaissance tacite ne peut se développer que localement, non pas « sans distance», mais très exactement dans une distance considérablement restreinte, dans le voisinage des relations interpersonnelles, dans une contiguïté extrême, au « contact direct » de ceux qui possèdent la connaissance [Collins 2010, 86-87]. Cette proximité cependant n’est pas nulle. Pour qu’une connaissance soit transmise, il est nécessaire qu’elle s’établisse dans un espace, aussi mince soit-il. Même si elle ne s’appuie sur aucune forme de langage – et cela demanderait encore des justifications que l’on ne trouve pas chez Collins –, la connaissance tacite passe par quelque chose et ne saute pas directement d’un individu à un autre.

34 Mais ayant admis cela, ayant admis que la connaissance tacite utilise aussi un espace d’expression et de transmission, qu’est-ce qui nous empêcherait après tout de penser qu’on pourrait envoyer une connaissance tacite telle que « faire du vélo » à distance? Si l’on considère que cette connaissance somatique est déjà impossible à communiquer sur place entre deux personnes, qu’on ne peut pas la dire, il est par conséquent raisonnable de penser qu’on pourra encore moins l’envoyer. Mais imaginons qu’on puisse envoyer une vidéo pédagogique qui filme une personne en train de faire du vélo en même temps qu’elle en explique le mécanisme. Est-ce que cela constituerait une connaissance explicite de la conduite du vélo? La réponse semble là encore négative. Il ne s’agit ici, dirait Collins, que de règles de second-ordre, d’un « coaching » qui augmenterait notre chance de pouvoir conduire le vélo, mais qui ne nous transfèrerait pas ce savoir comme pourrait le faire une connaissance explicite. Mais demandons-nous : que pourrait faire de plus une connaissance explicite à la place de cette vidéo ? Et d’ailleurs, que serait alors une telle connaissance explicite ? Tout le problème est là : une telle connaissance n’existe pas. Il n’existe pas de connaissance qui soit toujours exprimable ou transférable, dans n’importe quelle condition, et qui fasse directement et instantanément naître la connaissance, ni dans le cas de l’apprentissage de la conduite de vélo, ni dans aucun autre cas possible. Cette comparaison à une connaissance explicite parfaite à partir de laquelle on dérive l’imperfection et les obstacles de la connaissance tacite est trompeuse parce que fondée sur une idéalité.

35 Si l’on reprend notre exemple typique d’une connaissance explicite, « la tour Eiffel fait 324 mètres de haut », cette expression ne peut pas, lorsqu’elle est envoyée à distance,

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faire naître instantanément une connaissance. D’abord elle implique pour la comprendre de connaître la langue dans laquelle elle est exprimée, de savoir lire, de savoir ce qu’est la Tour Eiffel, d’avoir des notions de métrique, etc. Ensuite, si l’on suppose que toutes ces compétences sont acquises, entre la lecture de l’expression et l’acquisition de la connaissance, demeure un certain temps, certes infiniment plus court que celui nécessaire au développement de la connaissance de la conduite de vélo, mais non nul. À partir du moment où dans les analyses des connaissances explicites on fait l’économie de ce temps, aussi minime soit-il, on commet l’erreur de supposer que la connaissance saute instantanément de l’expression à l’individu. C’est cette infime négligence qui conduit à une réification de la connaissance, et qui détache l’expression des pratiques et des compétences des individus et qui transforme l’explicite en une qualité de cette connaissance réifiée dans l’expression.

36 Affirmer que les expressions fonctionnent comme des connaissances explicites pour qui aurait acquis les compétences suffisantes pour comprendre et manipuler l’expression présente le problème de manière inversée. Que l’expression puisse identiquement mener vers la connaissance quelqu’un qui aurait les compétences nécessaires à sa compréhension et à sa manipulation n’enlève rien au fait que l’expression convoque différentes compétences chez les individus, et oublier cette convocation (ou cette affordance), c’est oublier que l’expression ne peut pas être analysée indépendamment des pratiques des individus et donc des possibilités en pratique pour lesquelles une expression peut aussi manquer sa cible.

3.2 S’éloigner de la conception de la connaissance-stuff

37 De ces constatations nous pourrions finalement être portés à croire que la connaissance n’est pas une « chose » extérieure inscrite ou présente dans les objets, mais une sorte de disposition, un ensemble de compétences ou de capacités que les individus « possèderaient » et qui leur permettraient d’interpréter les expressions et qui se développeraient au contact de ces expressions. Je compte indiquer ici que, d’une part, la connaissance ne peut pas non plus être comprise comme une disposition, dans le sens d’une entité que l’on possèderait, sans risquer de retomber dans une métaphore matérialiste subjective de la connaissance, et que, d’autre part, l’explicite et le tacite ne sont pas des moyens de qualifier cette connaissance, mais de qualifier l’exercice de cette connaissance en situation13.

38 Pour expliquer les actions et les comportements des individus, on recourt parfois à la notion de disposition. Selon la conception la plus évidente, la disposition est une sorte de chose que les individus possèdent : une compétence, une capacité ou une propriété14. Si les individus peuvent faire certaines choses, c’est qu’ils en ont la capacité. Si j’observe par exemple une personne escalader un mur, c’est que je peux attribuer à cette personne la capacité de faire cette action, et si j’observe une autre personne qui ne peut pas escalader ce même mur, je serai enclin à dire « l’un a la capacité ou la compétence, tandis que l’autre ne l’a pas ».

39 Dans l’évaluation des performances individuelles, il est en effet utile de pouvoir lier causalement le succès ou l’échec d’une action à la possession d’une entité comme une disposition. Mais postuler une entité dispositionnelle peut se révéler aussi problématique que de penser qu’il puisse exister des entités de connaissances extérieures et indépendantes : premièrement, il est difficile d’avoir accès à ces entités,

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d’en rendre compte expérimentalement et de supposer qu’elles soient identiquement partagées par les individus [Turner 1994]. Deuxièmement, il est difficile d’expliquer comment une entité peut correspondre à une connaissance. Si on pense à des dispositions proches, par exemple savoir faire du vélo et savoir faire du monocycle, s’agit-il de deux dispositions correspondant à deux connaissances totalement déliées? Il semblerait que non : un individu qui « a » la disposition « faire du vélo» aurait certainement plus de chance que quelqu’un qui ne l’a pas de développer la disposition « faire du monocycle». Il en découle, si l’on reste dans cette perspective, qu’il existe probablement une disposition plus fondamentale que des recherches scientifiques plus poussées devraient pouvoir permettre d’identifier.

40 Ce que nous essayons de remettre en question ici n’est pas la possibilité de parvenir un jour à mieux déterminer le fond cognitif et physiologique qui intervient dans la réalisation d’une action, mais le fait de traiter ce fond comme une « entité possédée » par les individus ; idée qui suggère que l’on pourrait posséder un « quelque chose » qui serait lié d’une quelconque manière à une action spécifique que les individus pourraient réussir. Or il semble peu probable que nous découvrions un jour des sortes d’entités de « savoir faire X » (l’entité « savoir faire du vélo» ou l’entité « savoir escalader »). De sorte que, « avoir la disposition X », c’est, relativement à une situation donnée où l’activité X est déterminée socialement, attribuer à un individu la capacité de faire X. La disposition – au sens d’une chose possédée – émerge métaphoriquement comme entité lorsqu’on en vient à décider quelle action cet individu peut ou ne peut pas réaliser. Un exemple : si une personne a voulu être funambule, elle s’est exercée en vue de l’obtention des dispositions propres à cette activité définie. Elle a la disposition de tenir en équilibre sur une corde. Imaginons maintenant une personne étrangère à cette société où n’existe aucune activité similaire au funambulisme et où la disposition de « tenir sur une corde » n’a aucune chance d’être évaluée. Si cette seconde personne a développé des capacités physiologiques et cognitives similaires qui lui permettraient de tenir en équilibre sur une corde, pourrait-on pour autant dire qu’elle possède la même disposition? On voit que, de son point de vue, cette question n’a pas de sens : sans être confrontée à l’activité, c’est un non-sens que d’affirmer qu’elle a la capacité de tenir sur une corde. Ce qu’elle « a », ce n’est pas la capacité de tenir sur une corde, mais la possibilité de mobiliser et d’arranger différents acquis pour réaliser, si l’occasion se présentait, cette action. La disposition n’est donc non seulement manifeste qu’en situation, elle n’est aussi – en tant qu’entité – qu’une métaphore commode pour lier aux conditions de succès de la réalisation d’une action, des compétences d’un individu. Ces compétences, dans leur désignation, sont liées à l’activité.

41 Le « savoir-que X » ou le « savoir-comment X » sont par conséquent relatifs à X, à ce qu’une activité ou une proposition suggère de mobiliser pour que X soit réussi. L’homme est cet ensemble complexe d’acquis qu’il peut mettre en branle en vue de réaliser une action. Ce qu’il est lui permet d’appréhender l’environnement d’une certaine manière. Face à un obstacle, il agit simplement compte tenu de ce qu’il est. Il n’y a rien comme un échec (ou le manque d’une possession) de ne pas pouvoir grimper par dessus un obstacle. Compte tenu de ce que cette personne est, le contourner lui suffit amplement. Ce n’est qu’à partir du moment où, alors qu’il contourne l’obstacle, un autre homme l’escalade, que l’activité s’institue, et que relativement à ce deuxième individu le premier conçoit qu’il ne possède pas ce que cet autre possède.

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42 Avec la question « sait-il faire X ? », on instaure un régime où un arrangement physiologique et cognitif particulier (correspondant à X) est évalué. Cet arrangement n’est pas pré-existant, ou plutôt : il n’est pas ontologiquement existant au sens d’une entité bien déterminée et bien localisée, même si toutes les composants sont bien en place. L’arrangement – c’est-à-dire la « connaissance de X », qui recouvre aussi bien le « savoir que » et le « savoir comment » – est la manière dont l’exercice de cette connaissance est spécifié. Celui qui établit l’action d’escalader (pour pouvoir évaluer si les personnes sont capables ou non de la réaliser) sélectionne dans un fond congitivo- physiologique les éléments qui s’arrangeant ensemble correspondront à cette activité. Le fond est bien là, et différent chez chaque personne, mais il n’est pas prédéterminé à être « la disposition à escalader ».

43 Dernière remarque, si l’on dérivait de cette observation (comme a par exemple pu le faire [Ryle 1978]) que la disposition, puisqu’elle n’est pas une chose possédée par les individus, est alors uniquement une attribution sociale de réussite, on rendrait la disposition entièrement dépendante d’une détermination sociale et on manquerait à coup sûr le cœur du problème. Que l’on ait déterminé socialement à quoi l’activité X (par exemple escalader) doit correspondre n’enlève rien au fait que si l’on remarque qu’une personne est capable d’escalader, tandis qu’une autre ne le peut pas, la détermination sociale de cette activité n’est d’aucun secours pour expliquer cette différence. Ceux qui voudraient dissoudre la disposition en ne se rapportant qu’aux situations et aux déterminants sociaux manqueraient de voir que les individus ne décident pas des dispositions. Premièrement, au niveau de la détermination des activités (et des dispositions correspondantes) il faut bien voir que les individus n’ont pas la liberté de fixer ces rapports au gré de leur volonté, les situations dans lesquelles ils agissent sont prises dans un jeu qui les précède. Autrement dit, si elles sont maléables et non-essentielles, elles sont par contre souvent pré-définies. Et deuxièmement, les individus ne font qu’instituer des moyens de rapporter leurs actions entres elles, mais ils ne décident certainement pas de la façon dont les dispositions liées à ces actions s’expriment dans ce rapport. Une fois le rapport (l’activité) fixé, on peut commencer à étudier ce qui fait qu’une connaissance sera plus ou moins difficile à apprendre, à exprimer et à transmettre, ce qui est l’objet de la section suivante.

44 Que reste-t-il en fin de compte du terme connaissance? Jusqu’à ce point, nous sommes parvenus aux considérations suivantes : il faut distinguer l’état du sujet, neutre en termes de connaissance, de la « connaissance de » quelque chose (qui regroupe aussi bien le « savoir que », connaissance propositionnelle, que le « savoir comment », connaissance dispositionnelle). Par conséquent, connaître est relatif à une détermination de ce qu’il y a à connaître (en termes de proposition ou d’action). Cette détermination n’est pas naturelle (il n’y a pas dans le monde une chose à connaître), mais sociale. Croire que cette délimitation est naturelle est une des raisons pour laquelle la connaissance est habituellement réifiée et comprise comme une chose que l’on pourrait posséder ou qui serait présente dans les objets, les corps ou les esprits. Cependant, à partir du moment où une « connaissance de » est délimitée et instituée, elle correspond alors à un certain arrangement congitivo-physiologique. La capacité à développer et à mobiliser cet arrangement spécifique dépend de plusieurs déterminants (cf. infra) s’appliquant à toute connaissance de manière égale. Aucun déterminant n’est typique d’un genre de connaissance. Ils interviennent seulement à des degrés différents.

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4 Au fond de l’opposition tacite/explicite, quelques différences de degrés (complexité, acculturation, adaptation et contexte)

45 Les connaissances15 dites tacites sont ces connaissances qui éprouvent plus de difficultés que les connaissances explicites à être exprimées, apprises ou transmises. Ces difficultés sont communes à toute forme de connaissance. Pour les connaissances explicites cependant, ces difficultés apparaissent comme négligeables. De sorte que nous avons l’impression, lorsque nous sommes confrontés à ces expressions dites tacites, d’assister à une compréhension directe, non-problématique, et à une transmission quasi parfaite. Mais il ne s’agit que d’une illusion : la connaissance explicite est en réalité soumise aux mêmes conditions d’expression et de transfert que toute autre connaissance, ces conditions sont seulement moins contraignantes pour elle. Pour les connaissances tacites, les mêmes conditions s’appliquent. Et les trois genres de connaissances tacites distingués par Collins [Collins 2010, chap. 4-6] ne sont pas trois types différents de connaissance, comme il le sous-entend, mais seraient plutôt trois états qui reflètent des types de difficultés différentes face aux conditions d’expression, de transfert, c’est-à-dire plus généralement de communication de la connaissance.

46 Par conséquent, plutôt qu’une partition toujours plus minutieuse des types de connaissance, l’analyse de la connaissance tacite (et explicite) devrait se concentrer sur la recherche de ces conditions de communication, sur leurs effets et leurs impacts sur la connaissance. Il semble en effet plus simple de ne se reposer que sur une et une seule notion de connaissance et de déceler, sous les différents genres du tacite, des conditions d’expression et de transfert de la connaissance qui sont communes à toute situation, mais qui ne s’expriment pas nécessairement de la même manière et avec la même vigueur dans toutes les situations.

47 Dans cette conception unitaire des conditions de communication de la connaissance, on peut dégager au moins quatre raisons (la liste n’est pas exhaustive) pour lesquelles une connaissance peut rencontrer plus de difficultés qu’une autre à être exprimée ou transmise : 1. Certains supports sémiotiques dirigés vers l’acquisition de connaissances sont plus efficaces que d’autres pour exprimer, ou pour transmettre, une connaissance dans un contexte donné (et un support plus efficace qu’un autre pour l’expression pourra l’être moins pour la transmission). D’abord, l’inscription d’une forme [pattern] dans un support ou la suggestion [affordance] proposée par un support peut être plus ou moins efficace en fonction de conditions qui entourent la connaissance à exprimer ou transmettre, et en fonction de l’acculturation du récepteur au mode d’expression ou de transmission. Ensuite, selon ses caractéristiques propres, et selon l’adéquation de ces caractéristiques avec la connaissance qu’il est censé exprimer ou « transmettre », un support rencontrera plus de difficultés qu’un autre pour transmettre cette connaissance16. Certaines connaissances, rétives à une symbolisation abstraite ou à une synthétisation et à défaut de support adéquat, passeront par des intermédiaires très directs, comme un film. 2. Concernant le récepteur, son apprentissage sera plus ou moins lent en fonction de son acculturation et de sa proximité avec les codes qui entourent l’apprentissage d’une connaissance. Dans une situation de communication, il peut éprouver des difficultés à

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donner sens à un support parce qu’il ne possède pas le code ou plus généralement le bagage nécessaire au décryptage du support de communication. 3. Plus une connaissance exige, pour être maîtrisée, de pré-requis – c’est-à-dire plus elle demande d’avoir préalablement acquis de compétences qui doivent être convoquées successivement ou simultanément – plus son apprentissage sera long. 4. De la même manière, il est plus difficile d’exprimer ou de transmettre globalement une connaissance si les conditions de son apprentissage, les supports et les moyens par lesquels elle est exprimée ou transmise, sont localisés dans des endroits extrêmement restreints.

48 Plus une situation de communication cumule un nombre important de ces conditions, plus la connaissance que l’on veut communiquer sera considérée comme fortement tacite (ou faiblement explicite).

49 Par exemple, pour apprendre à faire du vélo, on aura effectivement du mal à trouver un écrit qui explicite toutes les conditions nécessaires à l’apprentissage de cette compétence ; un écrit qui puisse prendre la gestuelle du corps et qui lui donne un vocabulaire et une grammaire (raison 1). Cependant, cette traduction, bien que difficile, ne serait pas impossible : il existe par exemple en danse des documents écrits qui décrivent des collections de techniques corporelles, de mouvements précis à reproduire. Et il s’agit bien là d’un langage, d’un codex qui ne demande qu’à être lu et appris. On pourrait de la même manière tout à fait imaginer un manuel du conducteur de vélo qui reproduirait une collection de mouvements dessinés pour apprendre à conduire un vélo.

50 La connaissance de cette gestuelle fait donc partie d’un répertoire que l’on peut apprendre et transmettre sous différentes formes. Et ces formes de transmission seront plus ou moins évocatrices selon l’acculturation du récepteur aux domaines liés à l’apprentissage de cette connaissance particulière (raison 2). Par exemple, un funambule ou un danseur, pour leur sens de l’équilibre et leur science des mouvements, auront plus de chance de saisir rapidement, en le voyant directement ou de façon écrite, le savoir nécessaire à la conduite d’un vélo ; de la même manière qu’un mathématicien pourra très certainement comprendre plus vite qu’un sociologue une équation de la physique.

51 Chez Collins, le stade de la connaissance tacite le plus élevé – dans le sens de la connaissance la plus difficile à exprimer ou à transmettre – est la connaissance tacite collective (CTK). Cette connaissance nécessite, au-delà d’une compétence somatique, une compétence à pouvoir s’insérer dans le jeu social et à en comprendre les codes. Il s’agit par exemple de savoir conduire un vélo dans une circulation dense à New Delhi. Ces règles de conduite en circulation en Inde ne sont pas seulement contenues dans une signalétique, dans des sémaphores ou des marquages au sol, elles sont aussi visibles à travers les comportements et réactions des usagers. Un exemple : à New Delhi, on ne klaxonne pas au volant comme en Europe occidentale pour prévenir d’un danger imminent ou, utilisation détournée, pour exprimer son mécontentement, mais pour prévenir que l’on double. Un signe qui en Europe est perçu comme agressif devient donc, en Inde, un acte civique – ou au moins préventif : « attention, je passe». Savoir conduire en Inde implique, comme ailleurs, de se mettre au milieu des canaux de transmission, d’essayer de se mettre dans le contexte de ce code, non pas implicite, mais exprimé dans les mouvements des véhicules et beaucoup d’autres signes extérieurs. Dans ce contexte, un livre du code de la route ne suffirait pas. Et on ne trouvera à l’identique ce code nulle part ailleurs que dans la rue indienne (raison 4).

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Mais on pourra éventuellement en trouver une version approchée en Thaïlande ou en Chine par exemple. De sorte qu’un Chinois sera plus apte à conduire en Inde qu’un Européen (raison 2). Pour lui, cette connaissance est moins tacite que pour un Européen, parce qu’il évolue dans un contexte routier similaire. La tacicité n’est donc pas un attribut de la connaissance elle-même, mais des conditions d’apprentissage ou plus généralement de communication de cette connaissance17.

52 L’opposition entre le tacite et l’explicite se mesure finalement par une différence graduelle de complexification des conditions d’expression et de transmission (ou d’apprentissage). On le voit bien dans le cas de la conduite en Inde. Elle est classée comme l’une des formes de connaissance les plus tacites par Collins pour sa « nature» collective. Il serait préférable de dire que cette connaissance n’est, en soi, ni tacite ni explicite, mais dépend du contexte et des individus pris dans la situation d’expression ou de communication. Dans le cas en question, cette connaissance nous apparaîtra comme plus tacite que d’autres connaissances, parce qu’elle cumule les quatre difficultés que nous avons dégagées (pour un Indien, elle en cumulera au moins trois). Mais elle n’est pas en soi différente d’une connaissance explicite, parce que l’on ne verrait pas ses canaux de transmission ou parce qu’elle ne peut pas être transportée à distance. Au contraire, cette connaissance baigne en plein milieu des canaux de transmission, au point qu’on en vient à les oublier tant ils sont omniprésents. Et la distance n’est pas non plus une caractéristique absolue, elle est juste plus difficile à transporter qu’une connaissance explicite (parce que cette connaissance tacite peut demander d’acquérir plus de compétences (raison 3), et qu’elle est localisée dans un espace restreint (raison 4)). On peut par exemple imaginer une partie de Paris, un arrondissement, où l’on autoriserait à rouler comme à New Delhi, et où l’on demanderait à des formateurs indiens de reproduire les conditions de circulation pour entraîner les Parisiens à conduire ici comme à New Delhi. D’ailleurs, pour reprendre l’inversion de Collins, ce qui devrait nous étonner ici, ce n’est pas qu’une connaissance soit difficile à transmettre entre deux coins éloignés du monde, mais qu’il puisse exister des connaissances qui se propagent sans difficulté ; qu’entre deux personnes il y ait une culture commune ou un mode de fonctionnement commun qui soit si étendu sur l’espace géographique humain. Les connaissances qui sont susceptibles d’être déployées le plus largement sont à ce titre celles qui s’appuieront le plus sur notre culture commune ou notre caractère commun d’humain. Par exemple, un texte symbolique que Collins prend pour plus explicite que l’apprentissage du vélo, peut, d’une culture à l’autre (d’une nation à l’autre), devenir complètement opaque tandis qu’une vidéo pédagogique et muette qui montre comment faire du vélo aura plus de chance de se propager sur un espace plus large puisqu’elle ne repose essentiellement que sur la vision et la reconnaissance de quelques symboles. La connaissance la plus facilement partageable correspond par conséquent à celle qui, pour son expression ou sa transmission, s’appuie sur ce qu’en tant qu’humain nous avons le plus de chance de partager. Et inversement, la connaissance la plus difficilement partageable correspond à un contenu qui, pour être appris, demande de réunir un nombre élevé de conditions circonstancielles et locales.

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5 Conclusion

53 Pour résumer l’argumentaire, on peut, pour la notion de connaissance explicite, admettre les caractéristiques suivantes : 1. Il n’existe pas de connaissance explicite en soi, à savoir une expression qui ferait naître instantanément une connaissance chez un individu aussitôt qu’il serait directement en contact avec elle, peu importe les circonstances. Ce n’est donc pas en distinguant des types de connaissances tacite (ou explicite) que l’on parviendra à éclairer les difficultés de l’expression, de la transmission ou de l’apprentissage d’une connaissance. 2. La connaissance explicite possède un support, mais n’est pas ce support, l’inscription d’une connaissance n’est pas la caractéristique déterminante de son explicicité. 3. Une connaissance explicite est apprise et son apprentissage suppose d’avoir précédemment acquis un certain bagage (classiquement on dirait d’avoir acquis tout un lot de connaissances tacites). 4. Une expression n’est explicite que pour une personne, dans un contexte donné (i.e., dans de bonnes conditions de communication).

54 Une fois ces restrictions faites, nous pouvons reconnaître qu’il n’y a finalement pas de fracture entre la connaissance explicite et la connaissance tacite. La connaissance explicite a une forme similaire à la connaissance tacite. Le fait qu’une connaissance puisse être plus explicite qu’une autre dépend des mêmes critères, des mêmes mécanismes pour lesquels une connaissance sera moins tacite qu’une autre.

55 Par ailleurs, toute métaphore mise à part, ce n’est pas la connaissance qui est tacite ou explicite, exprimée ou transmise, et d’admettre cela ne nous empêche pas de pouvoir souscrire à l’idée de Polanyi selon laquelle « nous savons plus que ce que nous pouvons dire», seulement « ce que nous pouvons dire» n’est qu’un moyen d’accéder à cette connaissance. Par conséquent, l’explicicité est une caractéristique qui nous permet d’expliquer comment des expressions peuvent plus ou moins bien conduire aux développements de connaissances spécifiques relatives à des activités déterminées. L’opposition tacite/explicite comme deux genres de connaissances opposées ne peut par conséquent plus tenir. « Ce que nous pouvons dire » est simplement plus ou moins suggestif, plus ou moins facile ou difficile à dire, en fonction, au moins, des quatre conditions que nous avons relevées. Mais « ce que nous pouvons dire » n’est jamais instantanément et explicitement de la connaissance.

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NOTES

1. Le genre se réfère aux traits caractéristiques d’un objet. Dire que la connaissance explicite est d’un genre différent de la connaissance tacite signifie que les propriétés de ces connaissances, leurs effets dans des contextes similaires et les moyens de les identifier vont être significativement différents. 2. On distinguera deux sortes de critiques : celles qui souhaitent réviser la notion de « connaissance tacite » et celles, plus radicales, qui veulent renoncer à son emploi. Dans les premières, on trouve généralement des demandes de précisions quant à la signification, l’étendue et le domaine d’application de la notion de connaissance tacite et de son opposition avec la connaissance explicite, cf. par exemple [Gourlay 2002], [Haldin-Herrgard 2004]. Parmi ces

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critiques, on attirera l’attention sur celle de [Puusa & Eerikäinen 2008] qui a révélé combien certains aspects des connaissances tacites pouvaient s’apparenter à ceux des connaissances explicites en insistant sur la nécessité de mieux définir la ligne de démarcation entre le tacite et l’explicite. De l’autre côté, les critiques qui souhaitent renoncer à l’utilisation de la notion de connaissance tacite ont pointé du doigt des problèmes relatifs à l’identification empirique de cette notion, à sa validité expérimentale et à sa capacité explicative, cf. par exemple [Perraton & Tarrant 2007] et [Turner 1994]. La présente étude partage de nombreux points communs avec ces deux types de critique – particulièrement d’ailleurs celle de Turner, qui refuse aussi de penser la connaissance tacite comme une « chose » que les individus possèderaient, quoique pour des raisons différentes de celles qui seront avancées ici. Mais de manière générale, cette étude plaidera en faveur du renoncement à l’emploi non pas de la notion de connaissance tacite mais de l’opposition tacite/explicite. 3. Ces propriétés peuvent cependant ne pas être d’emblée accessibles et ne se révéler seulement que dans des situations de communication ou d’interprétation spécifiques [Collins 2010, 57-81]. Précisons aussi que la connaissance tacite dite relationnelle fait sur ce point exception ; sa qualité tacite dépend en effet du contexte de communication dans lequel elle apparaît. 4. On retrouve cette idée exprimée chez [Soler & Zwart 2013, 132-133]. 5. Une connaissance qui peut être exprimée mais qui ne l’est pas figure, chez Collins, dans le domaine de la connaissance tacite (dans le domaine de la connaissance tacite « faible» plus exactement ou de la connaissance tacite dite « relationnelle» [Collins 2010, 91]) : si une connaissance n’est pas exprimée alors qu’elle pourrait en principe l’être, cela signifie qu’il doit y avoir certains obstacles qui l’empêchent de l’être, ou certaines raisons propres à celui qui pourrait exprimer cette connaissance de ne pas la dire. 6. Sur le tournant pratique en général cf. [Schatzki, Knorr-Cetina et al. 2001], sur le tournant pratique en sciences cf. [Soler, Zwart et al. 2014]. Sur la relation entre les structures formelles et les pratiques de théorisation, cf. par exemple [Vorms 2009]. 7. Collins remarque que, selon les contextes, pour que certaines expressions soient transmises, pour qu’il y ait connaissance explicite, certaines conditions de communication doivent être remplies comme, par exemple, le fait que l’émetteur et le récepteur partagent le même langage [Collins 2010, 57-81]. Dit autrement « toute connaissance explicite repose sur de la connaissance tacite » (« all explicit knowledge rests on tacit knowledge») [Collins 2010, Preface, X]. 8. Sur le statut des supports matériels chez Collins, cf. [Collins 2010, 34-36] : tous les livres, photographies, tableaux et autres supports ont un statut analogue aux « strings » ; il ne sont ni de la connaissance, ni des contenus sensés. Ce sont simplement des « choses physiques » qui « suggèrent une interpétation » (« afford the interpretation »). 9. Il existe cinq conditions de transferts, graduellement de plus en plus exigeantes [Collins 2010, 31]. 10. Les stuffs correspondent à la connaissance en général. Les connaissances explicites sont des stuffs matérielles, visibles et transportables. Les connaissances tacites sont des stuffs invisibles et non-transportables [Collins 2010, 6] et [Collins 2013, 26]. 11. « “Strings” [...] are bits of stuff inscribed with patterns. Strings in themselves are not meaningful. A string is simply anything that is neither random nor featureless» [Collins 2010, 16]. 12. Collins identifie trois sous-genres de connaissances tacites qui sont liés à trois types de raisons (relationnelles, somatiques et collectives) pour lesquelles une connaissance va rencontrer des difficultés à pouvoir être dite ou écrite, c’est-à-dire exprimée dans un langage verbal [Collins 2010, 80]. La connaissance explicite a elle aussi chez Collins une typologie graduelle de l’explicitation : voir en particulier [Collins 2010, 81, tableau 4]. 13. La conception de la connaissance développée ici s’inspire très librement de [Rao 1994] et [Hetherington 2011]. Rao et Hetherington défendent tous les deux la priorité de la capacité du sujet dans l’action sur sa capacité descriptive (du knowing-how sur le knowing-that). Je conserve de

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leur conception, en la travestissant quelque peu, l’idée que la « connaissance de X» est avant tout une question relative à l’activité des individus, en revanche, je refuse l’opposition hiérarchique entre le knowing-how et le knowing-that (qui sont ici considérés comme deux types de « connaissance de »). 14. Sur la notion de « disposition », cf. [Chauviré & Ogien 2002]. 15. Connaissance est, ici et jusqu’à la fin de cette étude, comprise dans le sens d’« arrangement visé » – « connaissance de X » –, connaissance dont on peut métaphoriquement parler comme d’une chose, par simplicité, tant qu’on garde à l’esprit que ces choses ne sont que des manières commodes de présenter les relations de connaissances, c’est-à-dire tant qu’on ne prend pas ces réifications pour des substances réelles. 16. Concernant le support, on peut compter, parmi les exigences internes pour aboutir à plus d’explicicité, la synthéticité de l’information, la richesse (et la précision) du code entourant le domaine de la connaissance à apprendre, et la proximité du mode (et du matériel) de description avec la connaissance (capacitation) que cette description vise. En d’autres termes, l’enregistrement d’une description dirigée vers, par exemple, la connaissance somatique de la conduite de vélo serait plus efficace si elle s’inscrivait sur un support qui suggère plus directement cette capacité somatique que ne pourrait le faire l’écriture. Ce support reste à inventer. 17. Collins reconnaît qu’il faut être un « parasite» du social pour réussir à développer ces connaissances tacites collectives, c’est-à-dire dans une proximité extrême de l’endroit où semble se trouver cette connaissance. Cependant, il souligne ailleurs de manière contradictoire qu’une des spécificités des connaissances tacites est leur impossibilité d’être communiquées par le biais des strings (« Tacit knowledge is knowledge that cannot be explicated – that cannot, or cannot yet, be passed on using strings » [Collins 2013]). Or les connaissances tacites utilisent autant de strings qu’ailleurs – renoncer à l’usage des strings reviendrait, comme nous l’avons déjà souligné, à devoir assumer une conception intenable où la connaissance naîtrait d’elle-même, sans stimulus extérieur. Pour comprendre la logique de la circulation en Inde, il faut pouvoir voir, sentir, parler aussi, au moins autant, si ce n’est plus, qu’avec les connaissances explicites.

RÉSUMÉS

L’objectif de cet article est de questionner l’opposition classique entre la connaissance tacite et la connaissance explicite et de montrer qu’il n’existe pas de césure entre ces deux aspects de la connaissance, mais seulement des situations d’expression, de transmission et d’apprentissage de la connaissance plus ou moins complexes et plus ou moins exigeantes. Pour ce faire, la stratégie consistera à présenter certaines difficultés et contradictions auxquelles peut conduire le traitement de la notion de connaissance explicite dans le dernier ouvrage de Harry Collins, Tacit and Explicit Knowledge.

The aim of this paper is to question the classical opposition between tacit and explicit knowledge and to show that there is no gap between these two aspects of knowledge, just expression, transmission and learning situations of varying complexity and stringency. In order to do so, the strategy will consist of presenting certain of the difficulties and contradictions that the treatment of the concept of explicit knowledge in Harry Collins’s last book, Tacit and Explicit Knowledge may lead to.

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AUTEUR

RÉGIS CATINAUD Université de Genève, Unité d’histoire et de philosophie des sciences (Suisse), Archives Henri- Poincaré, Université de Lorraine – CNRS (UMR 7117) (France)

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Are the Validities of Modal Logic Analytic? Or Analyticity Again, through Information, Proof, Modal Logic and Hintikka

Francesca Poggiolesi

As usual, I wish to thank Brian Hill for correcting my English and for improving the paper with many clever and precise observations.

1 Introduction

1 The title of this paper “Are the validities of modal logic analytic?” makes an explicit reference to Hintikka’s famous article “Are logical truths analytic?” published in the Philosophical Review in 1965 [Hintikka 1965]. In this article Hintikka distinguishes for the first time two ways of understanding the word analytic:1 1. A sentence is said to be analytic when it does not convey any factual information. 2. A sentence is said to be analytic when it can be shown to be valid by strictly analytic methods.

2 With respect to these notions of analyticity, Hintikka raises two questions. The first is: are these two notions equivalent? The second is: are the validities of first-order logic, for short FOL, analytic in either of the two senses of analyticity? As concerns the first question, the answer is negative: the two definitions are not equivalent and this is illustrated by Hintikka with a proof that 1 and 2 are not extensionally equivalent. The fact that notions 1 and 2 of analyticity are not extensionally equivalent is in its turn proved precisely by examining the second question. Indeed, by considering the validities of FOL, one can prove that these are analytic according to sense 1 of analyticity, but not according to sense 2 of analyticity.

3 This paper has the following aim: we want to consider the main normal systems of modal logic (which is to say, those systems that form the cube of modal logic, see

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[Blackburn, de Rijke, et al. 2001] or [Poggiolesi 2010], e.g., systems K, KT, KB, … S4 and S5) and examine whether their validities are analytic in the two senses of analyticity introduced by Hintikka. This will shed light not only on the analyticity of modal logic— which is a question that has been, as far as we know, largely neglected—but also on the notions of information and proof which are central for the two senses of analyticity considered here.

4 In light of this aim, the present article is organised in the following way. In the next section we will analyze the main normal systems of modal logic with respect to notion 1 of analyticity, while, in section 3, we will analyze them with respect to notion 2 of analyticity. In section 4, we will end the paper with some general conclusions.

2 Modal logic and the conveyance of information

5 The task of this section is to check whether the validities of modal logic are analytic according to sense 1 of analyticity; in other words, the task of this section is to test whether the validities of modal logic convey any information at all. In order to accomplish this task, we firstly have to deal with two points. The first point concerns the notion of information: we need to clearly specify the sense in which we will use this notion, if we want our argument to proceed straightforwardly. According to a long tradition of philosophers (e.g., Wittgenstein, Carnap, Bar-Hillel and Hintikka), one can define the information a sentence conveys in terms of the possibilities it excludes. More precisely, the more possibilities the sentence excludes, the more information it conveys; the more possibilities the sentence includes, the less information it conveys. As [Wittgenstein 1974] put it: “I know nothing about the weather if I know that it is raining or not raining.” In the rest of the paper, we will use the word information in this precise sense.

6 Having clarified the notion of information, let us move to the second point, which concerns the strategy we want to adopt in order to fulfill the task of this section. The idea is to proceed by the following three stages. Firstly, we will explain how [Wittgenstein 1974] established that the validities of propositional logic are analytic according to sense 1 of analyticity; secondly, we will explain how Hintikka established that the validities of FOL are analytic according to sense 1 of analyticity. Finally, by relying on the first two stages, we will test the analyticity of the validities of modal logic.

7 Propositional Logic. Let us begin by explaining how Wittgenstein proved that propositional logic is analytic according to sense 1 of analyticity. For this, consider a simple propositional validity like q → (p → q), and call this validity A; then focus on the non-logical resources employed in A, namely the propositional atoms p and q. Now suppose that one wants to list all the alternatives concerning the world that can be expressed by means of these resources. The following four formulas do the trick: p ∧ q, p ∧ ¬q, ¬p ∧ q, ¬p ∧ ¬q. Assuming that p stands for “it is raining” and q for “it is windy”, then the four formulas describe the four possible situations: “it is raining and it is windy”, “it is raining and it is not windy”, “it is not raining and it is windy”, and “it is neither raining nor windy”, respectively. These four formulas represent all and only those alternatives concerning the world that can be expressed by means of p and q.

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From now on formulas of this sort will be called constituents. More precisely a constituent can be defined as follows.

8 Definition 2.1 Let pi (i = 1, 2, …, n) be atomic propositional sentences. Constituents are

conjunctions which, for each i, contain either pi or its negation ¬pi. 9 Propositional constituents are thus defined with respect to certain resources—in this case the propositional atoms p and q—and with respect to a certain framework—in this case propositional logic. Each constituent represents the description of an alternative concerning the world according to the resources and the framework at our disposal.

10 Construct now the disjunction of the four constituents p ∧ q, p ∧ ¬q, ¬p ∧ q, ¬p ∧ ¬q and call this disjunction A′. By means of the distributive normal form theorem (DTNF theorem for short) for propositional logic, one can prove that the propositional validity A is logically equivalent to A′. So A is a logical consequence of A′; since A′ is a disjunction, A is a logical consequence of each disjunct of A′. But then, since each disjunct is nothing but an alternative concerning the world, this means that A is compatible with any of these alternatives concerning the world, which is to say A does not exclude any of them. According to the definition of information that we have given at the beginning of this section, the fact that A does not rule out any possibility amounts to the fact that A does not convey any genuine information. So, if A is shown to (be equivalent to A′ and hence to) be a logical consequence of A′, then A is shown not to convey any factual information and so to be analytic according to sense 1 of analyticity.

11 By repeating this reasoning for all tautologies of propositional logic, Wittgenstein concluded that propositional logic is analytic according to sense 1 of analyticity. Let us sum up his argument with Table 1:

Table 1

Analyticity of Propositional Logic

1 consider a validity A

2 focus on its non-logical resources

3 list all the constituents constructed from those resources

4 form the disjunction A′ of all such constituents

5 prove that A is a logical consequence of A′ by means of the DTNF theorem

6 conclude that A is analytic

12 As the reader can easily see, in order to establish the analyticity of propositional logic, one can use a six-step strategy, where each step seems indispensable for the successive one. In order to show that the validities of FOL are analytic according to sense 1 of analyticity, Hintikka tried to use the same six-step strategy. We will describe his attempt here.

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13 First-order logic. Consider a simple validity of FOL like ∃x∃y(Px, y) → ¬∀x∀y¬(Px, y) and call this validity B; then focus on the non-logical resources employed in B, namely the dyadic predicate P. Now consider the attempt to list all the alternatives concerning the world which can be expressed by means of these resources in the framework of FOL. A little reflection suffices to realize that there is no hope of accomplishing such a task. First of all, each alternative concerning the world constructed by means of P in the framework of FOL would be nothing but an infinite conjunction (or an infinite set). Indeed not only would we have to specify which individuals stand in the relation P, but also which individuals stand in the relation P with other individuals that already stand in the relation P, and also which individuals stand in the relation P with other individuals that already stand in the relation P with other individuals that already stand in the relation P and so on …

14 Secondly, the list of all these (infinite) alternatives concerning the world would itself be infinite; indeed, if we had a finite list of all alternatives concerning the world which can be expressed in the framework of FOL, FOL would be decidable. But FOL is not decidable, and so the list is infinite. Thus it seems that there is no way of drawing a finite list of finite alternatives concerning the world in the framework of FOL and thus that we are stuck at point 3 of the Table 2:

Table 2

Analyticity of FOL / Part 1

1 consider a validity B

2 focus on its non-logical resources

3 X

15 In order to overcome this major obstacle and reach his goal, namely the analogue of point 6 of Table 1, Hintikka proceeds in the following way. Firstly, he introduces the notion of degree through the notion of depth.

16 Definition 2.2 The depth of a formula A, denoted d(A), can be inductively defined in the following way: d(A) = 0, if A is an atomic formula or an identity d(¬A) = d(A)

d(A1 ∧ A2) = d(A1 ∨ A2) = max (d(A1), d(A2)) d(∃xA) = d(∀xA) = d(A) + 1. 17 Definition 2.3 The degree of a formula A, dg(A), corresponds to the sum of its depth plus the number of free individual symbols occurring in it (constants or free variables).

18 Once the notion of degree is introduced, Hintikka uses it to introduce the notion of quantificational constituent which represents a rough formal counterpart of the idea of alternative concerning the world that circumvents the aforementioned issue. The notion of quantificational constituent has been broadly used and discussed in the literature, e.g., [Hodges 1993; Rantala 1987]. However, as its definition is quite long and laborious, it won’t be presented here. The interested reader can refer to [Hintikka 1953; Hodges 1993]. We will instead give an example of several quantificational constituents,

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so the reader can grasp the intuitive idea without being burdened with too many technical details.

19 In order to give an example of quantificational constituents, we will use monadic predicates. This choice could be seen as controversial since monadic first-order logic is that part of first-order logic for which the notion of degree, which is central in the notion of quantificational constituent, is less required.2 Nevertheless, monadic first- order predicates represent the easiest way to give an idea of what quantificational constituents are (even [Hintikka 1965] uses monadic first-order predicates); in this sense we feel that our choice is justified.

20 Let us consider two monadic predicates P and Q. The technique for constructing quantificational constituents out of these predicates is fairly simple: firstly, one needs to list the possible kinds of individuals that can be specified by means of the predicates P and Q; then, for each kind of individual, one needs to indicate whether individuals of that kind exist or not. Suppose then that P stands for “x is red” and Q for “x is round”. Then we have four kinds of individuals that can be specified by means of “x is red” and “x is round”, namely: “x is red and round”, “x is not red but is round”, “x is red but is not round” and “x is not red nor round”. In order to indicate whether these kinds of individuals exist or not, we existentially quantify over them. So for example we have ∃ x(Px ∧ Qx) ∧ ∃x(¬Px ∧ Qx) ∧ ∃x(Px ∧ ¬Qx) ∧ ∃x(¬Px ∧ ¬Qx), but also ¬∃x(Px ∧ Qx) ∧ ∃x(¬ Px ∧ Qx) ∧ ∃x(Px ∧ ¬Qx) ∧ ∃x(¬Px ∧ ¬Qx), and so on. These formulas are examples of quantificational constituents of degree 1. As the reader can easily see, quantificational constituents represent the rough, since limitative, formal counterpart of the idea of alternative concerning the world.

21 Thus, the notion of degree allows us to formally and finitely describe the notion of alternative concerning the world at the first-order level. We can also use the notion of degree to limit the number of quantificational constituents that need to be taken into account with respect to a validity B. Consider indeed our first-order formula B which has a degree n; it can proved that B is equivalent to a disjunction of some (perhaps all) quantificational constituents of degree n. In other words, thanks to the notion of degree, given a formula B (of degree n), it can be finally proved that B has a distributive normal form composed of quantificational constituents of degree n. This is precisely the result that we wanted to obtain. Such a result can be found in [Hintikka 1953, 1964].

22 Let us then sum up what we have just seen in the Table 3:

Table 3

Analyticity of FOL / Part 2

1 consider a validity B

2 focus on its non-logical resources

3a introduce the notion of degree and determine the degree n of B

4a form the disjunction B′ of all quantificational constituents of degree n

5a prove that B is a logical consequence of B′ by means of the DTNF theorem

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23 Given this result, a question naturally arises: can Hintikka bring his strategy to an end by passing to step 6? In other words, can Hintikka conclude that the validities of FOL are analytic according to notion 1 of analyticity? The answer is affirmative as long as the notion of degree is justified. Indeed, since the whole strategy used to infer the analyticity of FOL heavily relies on the notion of degree, it must be shown that such a notion has not been introduced ad hoc for limiting the infinity that looms in the notion of alternative concerning the world in the framework of FOL, but is on the contrary a natural and intuitive concept.3

24 Hintikka clearly sees this point and elaborates the following defense of the notion of degree. First of all, Hintikka emphasizes that FOL is a logic suited for talking about individuals. But how are individuals introduced in formulas of FOL? Basically in two ways: either by free individual symbols, or by quantifiers: [T]he existential quantifier should be read somewhat as follows: “there is at least one individual (call it x), such that”, and the universal quantifier should be read: “each individual (call it x) is such that”. These translations make it clear that, although the bound variable ‘x’ does not stand for any particular individual, each quantifier invites us to consider one individual in addition to the other ones which may have been introduced earlier. [Hintikka 1973, 138–39]

25 The formal notion of degree represents the way of counting individuals introduced in sentences of FOL in either of these two ways: more precisely, the notion of depth counts the number of (embedded) quantifiers and then the number of individual symbols is added to reach the notion of degree.

26 Let us emphasize that, by means of this notion of degree, one does not consider any individual whatsoever, but relations and individuals involved in these relations. This is the reason why the scopes of the quantifiers being counted must overlap.

27 But why should one limit oneself in considering individuals and their relations? Does not a general sentence speak of all individuals of the domain (universe of discourse)? Is not the number of individuals considered in such a sentence therefore infinite if the domain is infinite?. [Hintikka 1965, 187]

28 Hintikka provides the following answers to these crucial questions. Of course a general sentence speaks in some sense of all the individuals in the domain, but it never speaks of all the individuals in their relations to each other. Consider for example the sentence “All men admire Buddha”. In this case We are, so to speak, considering each man at a time and saying something about his relation to the great Gautama. Hence the number of individuals considered in their relation to each other in this sentence is two, which is just its degree. [Hintikka 1965, 187]

29 Another example that Hintikka makes is that of the sentence “John has at least one brother and John has at least one sister”. In this sentence one considers the relation between John and one of his brothers and between John and one of his sisters, but nothing is said about the relation between the three of them. Hence the number of individuals considered together at any given time in the sentence is only two, which is again exactly its degree. [Hintikka 1965, 188]

30 Given these arguments, Hintikka concludes that in our first-order formulas one never speaks of all individuals, but just of individuals and their relations; the notion of degree precisely counts this number. Thus the notion of degree is completely intuitive and natural and its use in the definition of the notion of quantificational constituent, as

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well as in the theorem of distributive normal form, is reasonable and justified. As a consequence, the validities of FOL are analytic in sense 1 of analyticity.

Table 4

Analyticity of FOL

1 consider a validity B

2 focus on its non-logical resources

3a introduce the notion of degree and determine the degree n of B

4a form the disjunction B′ of all quantificational constituents of degree n

5a prove that B is a logical consequence of B′ by means of the DTNF theorem

5b justify the notion of degree

6 conclude that B is analytic

31 We have thus completed the first two stages of our task, by showing the analyticity of both propositional and first-order logic.

32 Intermezzo. Before passing to the third stage of our strategy, namely before checking whether the validities of modal logic are analytic according to sense 1 of analyticity, let us underline the following two important points. The first concerns the notion of inconsistent quantificational constituent that Hintikka broadly discusses in his paper and which is completely omitted here. The reason for this is that such a notion seems irrelevant for the discussion of the modal case. Thus a detailed exposition of it would have needlessly burdened the paper. (For a detailed description of inconsistent quantificational constituents, see, e.g., [Hintikka 1973, 163–74].)

33 The second point concerns the strategy adopted in Tables 1 and 4 for showing the analyticity of propositional logic and FOL, respectively. Someone could argue that in both cases one is making much ado about nothing. Indeed it seems that, by simply using the validity theorem for propositional and first-order logic, one could show that these logics are analytic according to sense 1 of analyticity. The argument would proceed as follows. (We just show it for the case of FOL, the case of propositional logic is analogous.) Consider a validity S of FOL which, by definition, is a sentence true in any model of FOL. But a model of FOL can be seen as an alternative concerning the world described with the resources of FOL. Thus the fact that S is true in any model of FOL implies that S is compatible with any alternative concerning the world described with the resources of FOL. Hence S does not exclude any alternative concerning the world; this amounts to say that S is analytic according to sense 1 of analyticity.

34 As Hintikka explicitly claims, the reason for not using this simple and shorter argument for showing the analyticity of FOL according to sense 1 of analyticity is fairly simple: if one used such a shorter and simple argument, one would move the discussion from a purely linguistic level to a purely semantic one (i.e., a level where domains of individuals need to be assumed); this move has quite controversial consequences

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[Hintikka 1959]. [Bar-Hillel & Carnap 1953] tried to show the analyticity of FOL according to sense 1 of analyticity by precisely working on a semantic level, i.e., by assuming infinite domains of individuals; their solution turned out to be a source of endless controversies (for the details see [Hintikka 1973, 153–163]). In order avoid these difficulties, Hintikka changes the level of discussion and thus draws a conclusion that looks stronger and more stable. In order to deal with the modal case, we will follow Hintikka’s strategy and work within a purely linguistic level. This will allow us to avoid any unpleasant consequence. Modal Logic. Consider a simple validity of modal logic like □p ↔ ¬⋄¬p and call this validity C; then focus on the non-logical resources employed in C, namely the atomic sentence p. Now consider the attempt to list all the alternatives concerning the world which can be expressed by means of these resources in the framework of modal logic. Each alternative concerning the world that can be constructed by means of p in the framework of modal logic cannot but be an infinite conjunction or an infinite set of formulas. Let us describe this in more formal terms by using maximal consistent sets of formulas. A maximal consistent set of formulas M is a set which does not have consistent proper extensions. In other words, a consistent set M is maximal whenever, if M ⊆ M′ and M′ is consistent, then M′ is not a proper extension of M, i.e., M = M′. Given a maximal consistent set M, let us draw from it a basic maximal consistent set (M). A basic maximal consistent set (M) is a subset of the maximal consistent set M that contains all the formulas belonging to M which can be obtained from atoms by means of the symbols ¬, ∧ and ⋄. Basic maximal consistent sets represent the infinite proper formal counterpart of the idea of alternative concerning the world in the framework of modal logic. An example of a basic maximal consistent set that can be constructed from p is the set composed by: {p, ⋄p, ⋄¬p, ⋄(p ∧ ⋄p ∧ ⋄¬p), ⋄(p ∧ ⋄(p ∧ ⋄p ∧ ⋄¬p))…}.

35 Thus, on the one hand, we have that alternatives concerning the world in modal logic are, as in the case of first-order logic, infinite; moreover, they can be properly represented by basic maximal consistent sets. On the other hand, we have that, once more as in the case of first-order logic, we cannot make a finite list of them. As is well known (e.g., see [Blackburn, de Rijke, and Venema 2001]), once we consider maximal consistent sets, or, equivalently, basic maximal consistent sets, these are infinite.4 Therefore, even in the case of modal logic, if we try to follow the six-step strategy of Table 1, it seems that we are forced to stop at point 3.

Table 5

Analyticity of ML / Part 1

1 consider a validity B

2 focus on its non-logical resources

3 X

36 In order to overcome this major obstacle and reach our goal, namely the analogue of point 6 of Table 1, one could proceed by imitating Hintikka’s strategy. More precisely, one could begin by finding a modal counterpart to the notion of degree and use it to formulate a modal counterpart to the notion of quantificational constituent. Finally, by

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exploiting these two notions, it should be possible to prove the distributive normal form theorem and thus the analyticity, according to sense 1 of analytic, of modal logic.

37 If we decide to follow this path, things seem to be pretty easy. [Fine 1975] develops the aforementioned steps for us. Let us then examine Fine’s work in detail. First of all, let us introduce the notion of modal degree, which is the modal counterpart of the notion of degree.

38 Definition 2.4 The modal degree of a formula A, dgm(A), is the length of the longest string of nested ⋄-occurrences in A:

dgm(A) = 0, if A is atomic;

dgm(¬A) = dgm(A);

dgm(A1 ∧ A2) = dgm(A1 ∨ A2) = max(dgm(A1), dg(A2));

dgm(⋄A) = dgm(□A) = dm(A) + 1 39 Once the notion of modal degree is introduced, Fine uses it to introduce the notion of modal constituent which represents the modal counterpart of the notion of quantificational constituent and the finite formal counterpart of the notion of basic maximal consistent sets.

40 Definition 2.5 Given the atomic sentences pi (i = 1, …, n), we define the modal constituents of degree n, by induction on n:

- n = 0. Each propositional constituent constructed from pi is a modal constituent. - n > 0. Suppose that are modal constituents. Then , where C is a propositional constituent and π stands for either a blank or a negation, is a modal constituent of degree n. - Nothing else is a modal constituent.

41 Let us dwell for a moment on this definition. Its intuitive idea is fairly simple: firstly, one needs to list the possible kinds of situations that can be specified by means of the

atomic sentences pi; then, for each kind of situation, one needs to indicate whether it is possible or not. Let us make a simple example of what we have just said. For this, let us use the atomic sentences p. As before, let us assume that p stands for “it is raining”; then the two situations that can be specified by means of “it is raining” are: “it is raining” and “it is not raining”. For each of these two situations, we need to specify whether they are possible or they are not. So, for example, we might have p ∧ (⋄p ∧ ⋄¬ p), but also p ∧ (¬⋄p ∧ ⋄¬p), but also p ∧ ⋄(p ∧ (⋄p ∧ ⋄¬p)) and also ¬p ∧ ⋄(p ∧ (¬⋄p ∧ ⋄¬p)) and so on. These formulas are examples of modal constituents: the first two formulas are modal constituents of degree 1, while the latter two formulas are modal constituents of degree 2. As the reader can easily see modal constituents represent the finite counterpart of basic maximal consistent sets.

42 Thanks to the notion of modal degree and modal constituent, we have found a way to finitely describe the notion of alternative concerning the world at the modal level. Fine then further uses these notions to prove the distributive normal form theorem for the main systems of modal logic. Consider our modal formula C of degree n; it can proved that C is equivalent to a disjunction of some (perhaps all) modal constituents of degree n. In other words, thanks to the notion of modal degree, given a formula C (of degree n), it can be finally proved that C has a distributive normal form composed of modal constituents of degree n. This is precisely the result that we wanted to obtain. Such a result can be found in [Fine 1975].

43 Let us then sum up what we have just seen in Table 6.

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Table 6

Analyticity of ML / Part 2

1 consider a validity B

2 focus on its non-logical resources

3a introduce the notion of modal degree and determine the degree n of B

4a form the disjunction B′ of all modal constituents of degree n

5a prove that B is a logical consequence of B′ by means of the DTNF theorem

44 Given this situation, a question naturally arises: can we bring our argument to a close by passing to point 6? In other words, can we draw the conclusion that the validities of modal logic are analytic according to notion 1 of analyticity? In order to answer these questions in the affirmative, we need to justify the notion of modal degree, which is to say we need to establish the analogue of point 5b of Table 4. Unfortunately, in this case, it seems pretty hard to provide such a justification. Let us spend a bit of time to explain why; for this, we will make a parallel with FOL.

45 Consider again the sentence “John has one brother and John has one sister” and call this sentence E. Once formalized in FOL, E has degree two. How can one conceptually justify this degree two with respect to the sentence E? To answer this question, think of the ways one can read E. On the one hand, one can read it as a sentence referring to three individuals, namely John, his brother and his sister; on the other hand, one can read it as a sentence referring to individuals and their relations, namely the relation between John and his brother and the relation between John and his sister. In this second case, E speaks of two individuals at a time, resulting in a degree of two. Since the second way of reading the sentence is the correct one, Hintikka can conclude that the notion of degree formalizes the correct way of reading E and and is therefore a warranted and justified notion with respect to E.

46 Consider now the following sentence “it is possible that it rains and it is possible that it is windy” and call this sentence F. Once formalized in modal logic, this sentence has modal degree one. How can one conceptually justify this degree with respect to the sentence F? If one interprets F by using Kripke semantics, then F is a sentence that talks about three possible worlds: the actual world, a second world accessible from the actual world where it is raining and a third world accessible from the actual world where it is windy. These last two worlds are at distance one from the actual world and this is exactly the modal degree of the sentence. The modal degree therefore captures the relations between the possible worlds by means of which the sentence F can be interpreted, and this can be seen as the conceptual justification of the modal degree with respect to the sentence F.

47 Though attractive, this answer seems much less solid than the one given in the case of FOL. In the case of FOL the defense of the notion of degree did not rely on any particular interpretation of FOL, but it was on the contrary built by using the objects which the sentences of FOL talk about, namely individuals and their relations. In the

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case of modal logic the justification of the modal degree is entirely based on possible worlds of Kripke semantics, which are not what sentences of modal logic talk about, but just one of their semantic interpretations. Thus, while the defense of the notion of degree is general, and hence robust, the defense of the notion of modal degree is based on a particular point of view of modal logic and therefore lacks both strength and conviction.

48 In order to get a solid defense of the notion of modal degree, one should abandon the privileged point of view represented by Kripke semantics and embrace a broader perspective, i.e., a perspective independent of the semantic or syntactic interpretation of modal logic. On the other hand, it is easy to see that, as soon as the privileged point of view represented by Kripke semantics is abandoned, it is no longer possible to give a defense of the notion of modal degree. What kind of conceptual link can one indeed establish between the sentence F and the modal degree one? The obvious answer is none. Thus, the notion of modal degree just looks like an emulation of the notion of degree, which automatically limits the number of possible consecutive diamonds in a modal sentence, but is conceptually unjustified.

49 The notion of modal degree is not as warranted as its first-order correspondent. Therefore the analogue of point 5b of Table 4 cannot be established. By consequence, we cannot draw the conclusion that the validities of modal logic are analytic according to sense 1 of analyticity. Given this situation, a question naturally arises: is there another way to show that the validities of modal logic are analytic according to notion 1 of analyticity, or should we draw the conclusion that these validities are in fact synthetic? Intuition seems to suggest that the first answer is the right one. We will spend the rest of the section trying to develop it.

50 Let us start by recalling what exactly we have to prove in order to show that the validities of modal logic are analytic according to notion 1 of analyticity. Let us do this by means of an example. Consider again the modal validity C, namely the formula □p ↔ ¬⋄¬p, and focus on its non-logical resource, namely the propositional sentence p. Then take into account all alternatives that can be formed from the resource p in the framework of modal logic. These are, as already emphasized, nothing but basic maximal consistent sets. In order to show that C is analytic according to sense 1 of analyticity, i.e., that C does not convey any information, we need to prove that C does not rule out any basic maximal consistent set. To show that C does not rule out any basic maximal consistent set amounts to showing that any basic maximal consistent set is compatible with C, i.e., that C is a logical consequence of each basic maximal consistent set. So this is what we need to demonstrate. We will do it in the following way.

51 First, recall that [Fine 1975] has shown that any validity of degree n is (equivalent to and hence) a logical consequence of the disjunction of all modal constituents of degree n. For the case of C, this means that C is a logical consequence of the disjunction of all modal constituents of degree 1. It follows that C is a logical consequence of each modal constituent of degree 1. As explained above, the modal constituents of degree 1, relying as they do on the notion of modal degree, are not sufficiently warranted to build an argument for analyticity: it needs to be shown that C is a logical consequence of every alternative concerning the world that can be built from p using the resources of modal logic, not just of every modal constituent of degree 1. However, alternatives concerning the world that can be built from p using the resources of modal logic are basic maximal consistent sets. Recall that each such set is consistent, that it contains sentences that

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can be formed from certain non-logical resources (in this case p) using conjunctions, negations and diamonds, and that it is maximal in the sense that no new sentence can be added to the set without yielding an inconsistent set. It follows that each basic maximal consistent set must contain exactly one modal constituent of degree 1 (which, as is clear from Definition 2.5, is formed using conjunctions, negations and diamonds). Hence, for each basic maximal consistent set, there is exactly one modal constituent of degree 1 that is a logical consequence of it. It thus follows by transitivity of logical consequence that, for each basic maximal consistent set, C is a logical consequence of it. Hence C is compatible with each basic maximal consistent set, i.e., with each alternative concerning the world, and thus is analytic according to sense 1 of analyticity, as required. By repeating this reasoning for all other validities of the main systems of modal logic, we can finally conclude that these validities are analytic according to sense 1 of analyticity.

52 Note that, whilst this argument uses the notion of modal constituent of a given modal degree, and hence the notion of modal degree, it does not require it to have any particular philosophical import. It merely plays a technical role to show a relation of entailment between two notions that do have philosophical import and are directly involved in the discussion of analyticity in sense 1: namely the validities of modal logic and the alternatives concerning the world. Thus our argument seems to be simple but sound and it leads us to our desired conclusion.

53 Before closing the section, let us make a last brief but important remark. We have shown the analyticity, according to sense 1 of analytic, of propositional logic, first- order logic and modal logic. While the case of propositional logic has turned out to be rather straightforward, the cases of first-order logic and modal logic have required more work. This said, there are two parts of first-order logic and modal logic, respectively, for which the proof of their analyticity would more closely follow that of propositional logic. We are here thinking of the case of monadic first-order logic and the modal systems S4 and S5. The case of monadic first-order logic has already been commented on by [Hintikka 1965]; as for the modal systems S4 and S5, this is due to the fact that in S4 there are at most fourteen different modalities and in S5 there are at most 6 of them (see [Blackburn, de Rijke, et al. 2001]), hence any recourse to the infinity, which is necessary, as we have seen, for the other normal systems of modal logic, is in these two cases blocked.

54 The cases of monadic predicate logic, S4 and S5 are special cases that show that, as [Hintikka 1965, 191] says, “our notion of information has interesting applications outside of propositional logic”.

3 Modal logics and analytic proof methods

55 Let us now turn to the second sense of analyticity, which is: 2. A sentence is said to be analytic when it can be shown to be true by strictly analytic methods.

56 In order to fully understand this definition, we must, first of all, clarify the expression “strictly analytic methods”. Traditionally, there are several ways of distinguishing the analytic method from the synthetic one. Let us consider two. (i) The first way can be explained as follows, e.g., [Heath 1981]. While the synthetic method amounts to the deductive method, so that in a synthetic proof one starts from axiom(s) and goes down

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to theorems, in the analytic method the starting point is the sentence to prove and the proof is seen as a procedure that allows one to reach the axiom(s). (ii) A second way of understanding the difference between analytic and synthetic method is tied with geometry. A geometrical proof is said to be analytic if no new construction, in the sense of new line, new circle or new point, is carried out in the proof; a geometric proof is said to be synthetic if such constructions are used.

57 Hintikka retains and works with this latter sense of the distinction between analytic and synthetic method. Indeed Hintikka aims at coming close to Kant’s use of the term analytic, and, according to his interpretation of Kant (e.g., see [Hintikka 1965, 1959, 1973]), Kant delineates the distinction between analytic and synthetic by using the concept of analytic proof method, and, more precisely, of analytic proof method defined according to (ii). As usual, we will follow Hintikka in his choice.

58 So we have a definition of the distinction analytic-synthetic method tied to geometry. The issue is how to adapt such a definition to logic, since we want to know whether the validities of the main normal systems of modal logic are analytic according to sense 2 of analyticity. The first thought is to adapt notion 2-(ii) of analyticity to logic by identifying it with the subformula property. To introduce this property, one needs to consider a logic from the point of view of a proof-theoretical system, i.e., as a calculus. A calculus is said to satisfy the subformula property if, and only if, every provable formula possesses a derivation such that every formula which occurs in it is a subformula of the conclusion. Standardly, a calculus is proved to have the subformula property by means of the cut-elimination theorem (in case it is a sequent calculus) or by means of the normalization theorem (in case it is a natural deduction calculus).5

59 At first glance, the subformula property could be taken as the adequate logical transposition of definition (ii). As definition (ii) says that no new line or point or circle should be constructed in a proof, in the same way the subformula property states that no new formula should be added in an analytic proof. The subformula property is thus certainly the first condition to respect in order to adapt definition (ii) to the logic realm; on the other hand, by itself, it cannot do the whole job. Why? Because FOL standardly enjoys the normalization theorem (and equivalently the cut-elimination theorem), and hence the subformula property, but, nevertheless, Hintikka claims that FOL is not analytic according to notion 2-(ii) of analyticity. Thus the subformula property is not the full answer to the problem.

60 Someone at this point could argue that we are making much ado about nothing. Indeed, for Hintikka to draw the conclusion that FOL is not analytic according to sense 2-(ii) of analyticity, he must have already formulated a logical transposition of definition 2-(ii) and we could easily borrow this transposition to examine the case of modal logic. Let us then have a brief look at Hintikka’s result. 2* A proof of q from p is analytic, if in none of the intermediate stages of the proof, the conjunction of the formulas occurring up to that stage has a degree higher than that of p or that of q.

61 2* is Hintikka’s logical counterpart of definition 2-(ii). As we have already hinted, FOL is not analytic according to 2*. Consider for example the tableaux calculus for FOL. Such a calculus contains a rule called existential instantiation (EI), which has the following form:

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where a is a free individual symbol that should not have been used elsewhere and P(a/ x) is the result of replacing x by a in P (wherever it is bound to the existential quantifier). The rule of existential instantiation is a synthetic rule since it violates condition 2*. To clearly see this, examine the following proof D:

62 Consider for example the conjunction of the formulas of the first three steps of D (looking at D bottom up): the degree of this conjunction is higher than the degree of the conclusion and this is because of the introduction of two new individual constants c and d; the new individual constants c and d are introduced by means of two applications of the rule of existential instantiation. Thus existential instantiation is the rule that increases the number of individuals, i.e., the degree, considered at one and the same time. Therefore those sentences of FOL that are provable by using the rule of existential instantiation are synthetic because they cannot be proved by strictly analytic methods.

63 Given this situation, one could naturally wonder whether the conclusion that has just been drawn is not an accidental peculiarity of tableaux calculi: it might indeed be the case that in other proof-theoretic frameworks there is no rule such as the rule of existential instantiation and thus that FOL is analytic according to sense 2 of analyticity. The answer to these doubts is actually negative, as Hintikka strongly emphasizes. Each calculus for FOL, like the natural deduction calculus or the sequent calculus, contains a rule of the same type as EI that violates definitions 2*; this is so because one needs a rule of this type for proving the completeness of first-order logic.6 Therefore first-order logic is unavoidably synthetic according to sense 2-(ii) of analyticity, definition 2* being the logical counterpart of definition 2-(ii).

64 Let us now turn to the validities of the main normal systems of modal logic. A natural move for us now would be to apply definition 2* to these validities to finally find out whether they are analytic or synthetic according to sense 2-(ii) of analyticity. For obvious reasons this cannot be done. Indeed notion 2* can certainly be seen as a logical counterpart of notion 2-(ii), but, on the other hand, it also seems a definition that is specific to FOL. It crucially relies on the concept of degree, which in its turn relies on the concepts of individuals and their relations and these concepts are specific to first- order logic, not necessarily to other logics. Thus, a quick reflection is enough to realize that it makes little sense to check whether, in the proofs of modal validities, the degree of the formulas involved in the proofs does not change from the premisses to the conclusion. Another possibility is that of adapting definition 2* to the case of modal logic by substituting the notion of degree by the notion of modal degree. Even this idea

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does not seem very adequate. On the one hand, the notion of modal degree can hardly be seen as capturing the concepts expressed in definition 2(b); on the other hand, as we have already discussed in the previous section, the notion of modal degree seems to lack any justification and conceptual foundation.7

65 So finding a logic counterpart of definition 2-(ii) is not an easy enterprise and the question about the analyticity of modal logic is still open. Let us then take a more general stance on the problem and follow Hintikka in recounting a brief history of the meaning of the term analytic in sense 2-(ii) of analyticity. This term seems to have been linked to two other terms, the term exposition and the term exhibition. The part of the proof of an Euclidean theorem in which figures were introduced (drawn for the first time) was called echtesis or exposition. The same term was used in Aristotle syllogism to refer to an inference rule similar to the rule EI of the deduction calculus for first-order logic. In Kant the term analytic is associated with the term “exhibition” or construction: This observation on the nature of mathematics gives us a clue to the first and highest condition of its possibility, which is that some […] visualizations must form its basis, in which all its concepts can be exhibited or constructed. [Kant 1913, 281]

66 And also Philosophical knowledge is the knowledge gained by reason from concepts, mathematical knowledge is the knowledge gained by reason from the construction of concepts. To construct a concept means to exhibit a priori the intuition which corresponds to the concept. [Kant 1929 A 713]

67 According to Hintikka, Kant uses “intuition” primarily to refer to a representative of an individual. Hence a construction is for him the introduction of a representative of an individual to illustrate a general concept. By consequence, for Kant (at least in Hintikka’s interpretation), what makes an argument synthetic is the exhibition of a singular idea to represent a general concept. If this is the case, knowing that the ultimate goal is to come close to Kant’s usage of the analytic-synthetic distinction, we can explain two main points. Firstly, we can explain why, beyond the notion of degree provided by Hintikka, the rule EI of FOL is synthetic: in such a rule (and rules similar to EI) one precisely introduces a singular idea—namely a new constant—to represent a general concept—namely the existential. Secondly, we can explain why Hintikka is able to formulate a logical counterpart of definition 2-(ii) suited for FOL, while we cannot: FOL comes equipped with the means for inserting a new singular idea, namely the variables or the constants, while modal logic does not. Given these remarks, we can conclude that in order to check whether a (modal) logic is analytic in sense 2-(ii) of analyticity, one needs, first of all, to verify that the logic satisfies the subformula property and then, that no rule introduces any new element to exemplify a general concept.

68 Consider now the main normal systems of modal logic. Quite recently, the proof theory for these systems has attracted the attention of many proof-theorists. Several different calculi for them have been proposed (see [Poggiolesi 2010]); amongst these, the most well-known are the display calculi [Belnap 1982], the tree-hypersequents calculi [Poggiolesi 2009] and the multiple-sequents calculi [Indrezejczak 1997]. It does not really matter which proof-theoretical framework one chooses to work with, in any of them: (i) the calculi for all systems of the cube of modal logic satisfy the subformula property; (ii) there does not exist a rule where a new singular idea is introduced for representing a general concept.8 Indeed a little reflection suffices to see that in modal

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logic it is not possible to formulate such a rule since the language of modal logic does not possess the symbols to indicate a specific object or a specific individual. Thus we can conclude that the validities of the main normal systems of modal logic are analytic according to sense 2 of analyticity.

69 Before ending the section, let us make a final remark on the conclusion that we have just drawn. Indeed someone might rightly raise the following point. If one considers the rule that eliminates the diamond in the framework of modal logic, one cannot help noticing a striking analogy with the rule that eliminates the existential quantifier in the framework of first-order logic: the two rules act in a parallel way. Thus it seems quite strange to accept the conclusion that the rule EI is synthetic according to sense 2 of analyticity while the rule that eliminates the diamond is analytic. This difference calls for an explanation.

70 The explanation that we offer is the following. On the one hand, we certainly acknowledge that there exists a strict analogy between the rule EI and the rule that eliminates the diamond in modal logic. This fact is widely witnessed in the literature (e.g., see [Blackburn, de Rijke, et al. 2001], [Brünnler 2010]) and we certainly do not want to deny it. On the other hand, we would like to draw the reader’s attention to a difference between the two rules that turns out to be quite important in this context. While the rule EI allows us to pass from an existential quantifier to a specific individual, given that the individual in question is both new and exemplifies the quantifier, the elimination rule for the diamond requires no such passage. Indeed in many proof- theoretic frameworks like display calculi, tree-hypersequent calculi, multiple-sequents calculi, in the rule that eliminates the diamond, the diamond is not instantiated by a singular new element but substituted by some meta-linguistic structure. Now a little reflection suffices to realize that in all the classical rules for the classical connectives, connectives are generally substituted by some meta-linguistic structure; the conjunction and the disjunction connectives are for example substituted by a comma. Therefore, as the classical rules are unanimously considered as analytic according to sense 2 of analyticity, so must be the rule that eliminates the diamond. This conclusion cannot be drawn for the rule that eliminates the existential quantifier: in this case, the existential quantifier is not substituted by a meta-linguistic structure but by a specific individual. For the reasons that we have exposed along this section, this is precisely what makes the rule synthetic. Thus, the rule EI and the rule that eliminates the diamond are similar but not the same; in particular, in this context, the former is synthetic, while the latter is analytic.

4 Conclusions

71 In this paper we have considered two different notions of analyticity: the first notion is linked to the concept of information, while the second notion is linked to the concept of proof. Both these notions have been extensively studied and investigated by Hintikka. The first notion has given rise to a broad literature under the heading of theory of information (e.g., [Allo 2011; D’agostino & Floridi 2009; Primiero 2007]). The second notion has been mostly ignored by the philosophical tradition. In this paper we tested the validities of the main normal systems of modal logic with respect to these two notions of analyticity: it turns out that modal logic is analytic according to both senses of analyticity.

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72 As a way to conclude, let us briefly address two issues of importance for the general understanding of the paper. The first issue concerns the strategy adopted for proving the analyticity of modal logic according to sense 1 and 2 of analyticity; the second issue concerns the interest of studying the analyticity of modal logic according to these two senses of analytic. Let us start with the first issue.

73 With respect to the work developed in the paper, the following objection could be raised. In view of the fact that the analyticity of first-order logic with respect to senses 1 and 2 of analyticity has already been investigated and that there exists a formal embedding of modal logic into first-order logic [van Benthem 1984], it seems strange for the author not to use these two facts for automatically drawing the appropriate conclusions about the analyticity of modal logic. Actually, what seems even more in need of a clarification is the claim that modal logic is analytic according to sense 2 of analyticity, while first-order logic is actually synthetic according to this same sense.

74 An unique but general answer can serve as a reply: a standard embedding from a logic L into a logic L′ does not ensure by itself that the properties of analytic or synthetic enjoyed by logic L′ are also (and sort of automatically) enjoyed by logic L. This can be shown by means of a very simple example. Let us consider the case of intuitionistic logic. As is well known, intuitionistic logic is embeddable into modal logic S4. This was proved by [Gödel 1986] in a extensively read article of 1933. Consider the case of modal logic S4; according to the standard translation cited above, modal logic S4 is embeddable into first-order logic. But first-order logic, as it has been widely explained previously, is synthetic according to sense 2 of analyticity. Thus, according to the objections raised above, even S4 should be synthetic according to sense 2 of analyticity; but then also intuitionistic logic should be synthetic according to sense 2 of analyticity. Now nobody who has even a vague idea of the notion of analyticity and of what intuitionistic logic is, would ever accept the conclusion that intutionistic logic is synthetic according to sense 2 of analyticity; intuitionistic logic is indeed analytic according to sense 2 of analyticity. Thus, a logic L can be embeddable into a logic L′ without necessarily inheriting its properties of being analytic or being synthetic. Therefore the legitimated doubts raised by the preceding objections must disappear and our conclusions, as well as our arguments that support our conclusions, reassess.

75 Let us now move to the second issue, that of the importance of the study of the analyticity of modal logic, according to senses 1 and 2 of analyticity. Let us focus on the notions of information and analytic proof. Propositional logic constitutes a proof- theorist’s and information-theorist’s paradise. The notions of information and of analytic proof both admit of a sharp and clear-cut definitions in this framework. The question now becomes as to whether, and if so how, the treatment of the concept of information [and of analytic proof] can be extended from propositional languages to others. [Hintikka 2007, 193]

76 This paper can be thought of as a partial answer to such a question in the case of modal logic.

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NOTES

1. The distinction between different senses of analyticity is investigated by Hintikka in many articles, chapters and books, e.g., [Hintikka 1973], [Hintikka 2007]. 2. This point is strongly underlined by [Hintikka 1965]. In monadic first-order logic we do not need the notion of degree since in this logic we can draw finite lists of finite quantificational constituents. 3. For the sake of clarity let us underline that after having defended his notion of degree, [Hintikka 1965, 188–90] spends several pages defending the idea that quantificational constituents represent alternatives concerning the world in as a clear-cut sense as do the constituents of propositional logic; he also shows that validities of first-order logic are related to quantificational constituents in the same way as validities of propositional logic are related to constituents. These are important points if one wants to argue for the analyticity of FOL. Nevertheless, since they do not occupy any central role in our paper, we do not dwell on them. 4. Some readers could be puzzled by this claim for the following reason. Modal logic is known to be decidable (see [Blackburn, de Rijke, et al. 2001]); in the case of first-order logic, we seem to have established a link between finite lists of alternative concerning the world and decidability; but now we affirm that in modal logic we cannot draw a finite list of basic maximal consistent sets, i.e., of alternatives concerning the world. The doubts can be dissipated as follows. The link between decidability and finite lists of alternatives concerning the world only holds in one direction, namely: if a logic L is undecidable, then the list of alternatives concerning the world that can be constructed in that logic L is infinite. Nothing is said on what follows from the fact that a logic L is decidable. Thus a logic L, like modal logic, can be decidable and still encounter the problem of infinite lists of alternatives concerning the world that can be constructed in L. 5. Strictly speaking, the cut-elimination theorem (or the normalization theorem) by itself does not ensure that the subformula property is satisfied, e.g., see [Poggiolesi 2010]. One also needs that, in every rule of the calculus, the formula(s) constituting the premise(s) is/are subformula(s) of the formula constituting the conclusion. On the other hand, in order not to burden the paper, we will generally take this second condition for granted. 6. For a precise and detailed description of the situation, see [Hintikka 1965, 197].

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7. [Poggiolesi 2015] was our first paper on the analyticity of modal logic. At the time we were not aware of the notion of modal degree. Thus we erroneously tried to adapt the definition of degree of quantification theory to modal logic. We drew erroneous conclusions. Only after its publication, we realized our mistake. 8. For the sake of clarity, labelled calculi [Russo 1996] are the one exception to what we have said, for in the rule that introduces the symbol □ on the right side of the labelled sequent, a new singular variable is introduced for representing the box itself. On the other hand, one might wonder to what extent labelled calculi can be considered calculi for modal logic, given their extensive use of variables and renaming as in quantification theory. For a deeper discussion on this issue see [Poggiolesi 2010].

ABSTRACTS

In Hintikka's philosophy the notion of analyticity occupies a special place (e.g., [Hintikka 1973], [Hintikka 2007]); in particular, the Finnish thinker distinguishes two notions of analyticity—one based on the concept of information, the other on the concept of proof. While these two notions have been broadly used to analyze propositional logic and first-order logic, no work has been done on modal propositional logic. This paper aims to fill this gap by studying the analyticity of the validities of modal logic.

Dans la philosophie de Hintikka la notion d'analyticité occupe une place particulière (e.g., [Hintikka 1973], [Hintikka 2007]) ; plus précisément, le philosophe finnois distingue deux notions d'analyticité : l'une qui est basée sur la notion d'information, l'autre sur la notion de preuve. Alors que ces deux notions ont été largement utilisées pour étudier la logique propositionnelle et la logique du premier ordre, aucun travail n'a été développé pour la logique modale. Cet article se propose de combler cette lacune et ainsi d'examiner l'analyticité des validités de la logique modale.

AUTHOR

FRANCESCA POGGIOLESI Aix-Marseille Université, CNRS, CEPERC, UMR 7304, Aix-en-Provence (France)

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