Annales historiques de la Révolution française

381 | juillet-septembre 2015 Les conventionnels

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ahrf/13598 DOI : 10.4000/ahrf.13598 ISSN : 1952-403X

Éditeur : Armand Colin, Société des études robespierristes

Édition imprimée Date de publication : 1 septembre 2015 ISBN : 9782200929855 ISSN : 0003-4436

Référence électronique Annales historiques de la Révolution française, 381 | juillet-septembre 2015, « Les conventionnels » [En ligne], mis en ligne le 01 septembre 2018, consulté le 21 septembre 2021. URL : https:// journals.openedition.org/ahrf/13598 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ahrf.13598

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SOMMAIRE

ACTAPOL : un chantier de recherche sur les conventionnels Michel Biard, Philippe Bourdin et Hervé Leuwers

Articles

La Convention nationale au miroir des Archives Parlementaires Corinne Gomez-Le Chevanton et Françoise Brunel

La naissance de la Montagne dans l’espace public : un mot au service des conventionnels du côté gauche ou de la République ? Octobre 1792-janvier 1793 Alexandre Guermazi

Y a-t-il des mots des montagnards ? Le lexique et les choix politiques montagnards Marco Marin

« Elle n’a pas même épargné ses membres ! » Les épurations de la Convention nationale entre 1793 et 1795 Mette Harder

Femme de conventionnel : un enjeu politique dans la république ? Anne Jollet

Présider les séances de la Convention nationale Vincent Cuvilliers, Matthieu Fontaine et Philippe Moulis

Démocratie tronquée, Convention transparente. Les Deux Tiers au crible des déclarations individuelles d’état-civil et de patrimoine Philippe Bourdin

La Convention interminable : les régicides au tribunal du passé (1815-1830) Côme Simien

Des lettres de conventionnels à leurs concitoyens : une interface dans un processus de politisation réciproque Anne de Mathan

Comptes rendus

Brecht DESEURE, Onhoudbaar Verleden. Geschiedenis als politiek instrument tijdens de Franse periode in België Louvain, Universitaire Pers Leuven, 2014 Annie Jourdan

Claudy VALIN, Lequinio, la loi et le Salut public Rennes, PUR, 351 p., 2014 Gaid Andro

Philippe BOURDIN (dir.), Les nuits de la Révolution française Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2013 Annie Duprat

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Ange ROVÈRE, Mathieu Buttafoco (1731-1806). Un homme dans le siècle des révolutions Ajaccio, Éd. Alain Piazzola, 2015 Claude Mazauric

Marie-Agnès DEQUIDT, Horlogers des Lumières. Temps et société à au XVIIIe siècle Paris, CTHS, 2014 Samuel Guicheteau

Luigi DELIA et Gabrielle RADICA (dir.), Penser la peine à l’âge des Lumières Lumières, n 20, Bordeaux, PU Bordeaux, 2012 Pascal Bastien

Pedro RAMIREZ, Le coup d’État : Robespierre, Danton et Marat contre le premier parlement élu au suffrage universel masculin Paris, Vendémiaire, 2014 Alexandre Guermazi

Daniel GUÉRIN, Bourgeois et bras-nus : guerre sociale durant la Révolution française 1793-1795 Paris, Libertalia, 2013 Maxime Kaci

David ANDRESS (dir.), Experiencing the Oxford, Foundation, University of Oxford, 2013 Annie Jourdan

Alan FORREST, Étienne FRANÇOIS et Karen HAGEMAN (dir.), War Memories. The Revolutionary and Napoleonic Wars in Modern European Culture Londres-New York, Palgrave Macmillan, 2013 Jean-Clément Martin

Colin JONES, The Smile Revolution in Eighteenth Century Paris Oxford, Oxford University Press Annie Duprat

Lauren R. CLAY, Stagestruck, The Business of Theather in Eighteenth-Century and its Colonies Ithaca, Cornell University Press, 2013 Guillaume Mazeau

Cécilia ÉLIMORT, L’expérience missionnaire et le fait colonial en Martinique (1760-1790) Matoury, Ibis Rouge Éditions, 2014 Manuel Covo

Antoine SCHNAPPER, David, la politique et la Révolution Paris, Gallimard, collection Bibliothèque illustrée des histoires Annie Duprat

Stéphane CALVET, Leipzig 1813, La guerre des peuples préface de Jacques-Olivier Boudon, Paris, Vendémiaire, 2013 Annie Crépin

Annonce

Colloque du centre d’histoire « Espaces et Cultures » (Université Blaise-Pascal), en collaboration avec l’IHRF (Paris I-Sorbonne), l’IRHIS (Lille III), le GRHIS () et la Société des études robespierristes L'homme politique français et la presse, de la monarchie constitutionnelle à la monarchie de Juillet : relais d'opinion, miroirs d'une action, marécage des passions (Clermont-Ferrand, 8-9 septembre 2016)

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ACTAPOL : un chantier de recherche sur les conventionnels

Michel Biard, Philippe Bourdin et Hervé Leuwers

1 Derrière l’acronyme ACTAPOL se cache un projet financé par l’Agence nationale de la recherche, intitulé : « Acteurs et action politique en Révolution. Les conventionnels ». Conçu et porté par des membres des équipes de l’IRHiS (Lille 3, Hervé Leuwers), du GRHis (Rouen, Michel Biard) et du CHEC (Clermont-Ferrand 2, Philippe Bourdin) qui, traditionnellement, consacrent une part notable de leurs travaux aux révolutions du tournant des XVIIIe et XIX e siècles, le programme s’est déployé parallèlement aux projets ANR REVLOI, sur la loi en Révolution, et THEREPSICORE, consacré au théâtre sous la Révolution et l’Empire. Spécifiquement centré sur ce moment éminemment complexe de la fondation (1792-1793), puis de la refondation (1795) républicaine, le programme ACTAPOL s’est donné à cœur d’encourager les recherches sur les conventionnels, leur action et leurs parcours, pendant et après la Première République.

2 Le cœur du projet est la réalisation d’un dictionnaire biographique des conventionnels, à paraître à Ferney-Voltaire, au Centre international d’étude du XVIIIe siècle, dans la même collection que le Dictionnaire des Législateurs, 1791-1792, publié sous la direction d’Edna Lemay1. Ici, l’objectif est de poursuivre l’œuvre de l’historienne, dont les dictionnaires des députés de la Constituante2, puis de la Législative, font autorité et rendent d’inappréciables services aux chercheurs. Pour connaître les hommes de la troisième Assemblée révolutionnaire, en effet, aucun dictionnaire n’a encore remplacé le classique Dictionnaire des conventionnels d’Auguste Kuscinski, publié en 1916, et réédité en 19733. Œuvre d’un homme, œuvre d’une vie, ce dictionnaire est demeuré en partie incomplet, l’auteur ayant repoussé la rédaction de la dernière notice, celle de Robespierre, qui est finalement… absente de l’ouvrage édité ; quant aux autres notices, elles rassemblent une documentation extrêmement précieuse, mais assez souvent fautive, faute d’avoir pu toujours être vérifiée sur les sources. De plus, la sympathie affichée par Kuscinski pour les montagnards, accompagnée d’un mépris souvent mal dissimulé pour certains autres conventionnels, a pesé de manière importante sur la longueur, voire la richesse, des notices individuelles. L’objectif est donc de reprendre le dossier, cette fois par un travail collectif rassemblant une cinquantaine de chercheurs

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et à l’aide de documents difficilement mobilisables par un seul homme : les registres paroissiaux et d’état civil, désormais disponibles en ligne pour la grande majorité des départements4, les procès-verbaux d’élection de septembre 1792, les archives de la Convention et de ses comités (fonds C et D des Archives nationales), les sources des clubs et, bien sûr, les débats d’assemblée, qui ont été dépouillés à partir du Moniteur universel et des Archives parlementaires, dont Corinne Gomez-Le Chevanton et Françoise Brunel rappellent, dans ce numéro, l’histoire, les apports et les limites.

3 En s’inscrivant dans le prolongement des travaux d’Edna Lemay, ce nouveau Dictionnaire des conventionnels proposera une masse d’informations vérifiées sur les origines sociales, la culture et, surtout, le parcours politique des hommes de la Convention. Le cœur des biographies, en effet, sera consacré aux années 1792-1795 pour lesquelles chaque notice précisera successivement : la date et le rang d’élection à la Convention (1), la mouvance ou les mouvances politiques dans lesquelles le représentant du peuple s’inscrit (2), les comités aux travaux desquels il a participé (3), ses autres éventuelles fonctions (président, secrétaire, etc.) au sein de la Convention (4), ses missions comme représentant (5), ses principales interventions à l’Assemblée (6), ses votes aux différents appels nominaux (7), sa participation à la vie des clubs (8), et ses possibles mises en arrestation, en accusation, ou hors de la loi, voire sa mort violente par exécution, suicide, assassinat, ou autre (9). L’ensemble de ces notices livrera un matériau dont la présentation normée permettra des approches prosopographiques, qui ne sont qu’ébauchées à l’issue de notre programme de recherche.

4 Ces dernières années, pourtant, de premiers matériaux ont pu être analysés. Ces résultats ont été présentés à l’occasion de trois principales rencontres qui sont loin de toutes relever de la prosopographie, tant l’objectif d’ACTAPOL dépasse l’étude des simples parcours d’élus. Le premier colloque, organisé à l’Hôtel de ville de Paris et en Sorbonne, en collaboration avec la Société des études robespierristes et l’Institut d’histoire de la Révolution française de Paris 1, s’est interrogé sur les modalités et les enjeux de l’entrée en République, de la mise en mots du régime nouveau - dans un contexte baigné de la culture de l’Antiquité et des Lumières - à l’élection de la Convention et à la fondation du régime nouveau5. À l’occasion d’un colloque organisé à l’université Senshu de Tokyo, puis d’une journée d’étude coorganisée avec la Société des études robespierristes, à Ivry-sur-Seine6, c’est cette fois la question de la mémoire de l’événement qui a été posée. Enfin, par un colloque organisé à l’Assemblée nationale, et dans une perspective large prenant en compte la vie politique des XIXe et XXe siècles, ce sont les liens entre la vertu publique et la vie politique qui ont été analysés7.

5 Ce numéro spécial des Annales historiques de la Révolution française se veut un prolongement de ces rencontres. Alors que se termine le programme financé, l’heure n’est pas encore au bilan. Plus modestement, l’objectif est de rassembler neuf contributions qui, par-delà leur diversité, interrogent les sources à la disposition de l’historien. Parmi celles-ci se trouvent les Archives parlementaires, patiemment reconstituées depuis le second Empire et jusqu’à nos jours ; dans leur article, Corinne Gomez-Le Chevanton et Françoise Brunel rappellent combien leur édition n’est pas neutre, tant dans le choix des documents principaux ou annexés que dans leur présentation formelle, tant à cause de la réécriture des procès-verbaux par les assemblées successives (intense lors de la « réaction thermidorienne ») qu’eu égard à la formation des auteurs de cette somme.

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6 Les articles qui suivent empruntent, cette fois, deux des pistes de renouvellement que le programme ACTAPOL a voulu utiliser. La première est celle des hommes, des acteurs, déjà au cœur des travaux d’Alison Patrick8. Ici, le dépouillement des déclarations des revenus et du patrimoine des conventionnels encore en poste en vendémiaire an IV offre un matériau sans égal pour approcher les cultures professionnelles - toujours dominées par les juristes -, les compositions des fortunes, voire la vie familiale et matérielle, avec ses conséquences induites, jusqu’au déclassement social à l’issue d’un séjour parisien long et coûteux (Philippe Bourdin). Derrière les hommes, les « femmes de » transparaissent parfois, avant même que la Constitution de l’an III n’exige des Anciens qu’ils soient mariés. Jusqu’ici, elles ont peu retenu l’attention des historiens, à l’exception de quelques personnalités hors-norme. L’intérêt renouvelé pour les ego- documents, au-delà du domaine de l’affectif, permet de s’interroger sur la présence des femmes de conventionnels à Paris, sur leur sociabilité partagée dans un périmètre réduit autour de l’Assemblée, sur leur participation aux débats publics, sur l’ampleur et les formes de la solidarité obligée entre l’élu et son épouse – volens nolens, celle-ci se trouve de fait impliquée par le comportement et les choix de son époux, comme celui-ci peut être amené à justifier des actions de sa femme, dans un entrelacs de plus en plus resserré entre vertu publique et vertus privées (Anne Jollet). À l’issue de leur engagement politique, les conventionnels demeurent ces hommes qui ont fait entrer la France en République, ont jugé le roi, ont agi ou ont vécu sous « la Terreur » ; à l’heure de la seconde restauration des Bourbons, passés les ralliements aux Cent-Jours, le regard sur leur parcours reste éminemment politique, comme en témoignent ces notices historiques que le ministère de la Police générale, guidé par une peur paranoïaque du complot, fait rédiger sur les régicides vivants ou… morts. Proscrits ou non par la loi d’amnistie du 12 janvier 1816, exilés ou isolés dans leur « pays » natal, protégés par un réseau d’interconnaissances, les anciens conventionnels et leurs proches demeurent sous l’œil d’une police ou de corps diplomatiques soupçonneux, comme « prisonniers de la politique », contraints d’écrire leur futur au passé (Côme Simien).

7 Derrière les hommes, ce sont aussi les mouvances politiques et les formes changeantes de l’action qui se laissent deviner. Pour en renouveler l’approche, jusqu’alors solidement fondée sur l’étude sociologique des élus, sur l’analyse de leurs programmes et de leurs votes, s’impose une attention forte aux catégories léguées par les représentants ou, plus souvent, par l’historiographie qui les a forgées ou figées au XIXe siècle. De la même manière qu’une compréhension renouvelée de « la Terreur » impose d’historiciser le mot qui la désigne9, le jeu des acteurs incite à continuer à s’interroger sur les catégories « Montagnard », « Girondin », « Brissotin », voire « sans-culotte ». D’importants corpora documentaires permettent d’examiner avec plus de détails la chronologie des emplois et les usages différenciés de ces notions et, partant, d’isoler les spécificités des langages politiques, dans le prolongement des volumes pionniers du Dictionnaire des usages socio-politiques (Marco Marin). Avec des sources différentes, et à partir de la seule notion de « Montagne », l’étude d’Alexandre Guermazi s’inscrit dans une perspective proche et rappelle les liens entre les mots et l’élaboration de projets politiques relevant d’une ambition d’organisation de l’espace public. Elle rappelle aussi la porosité entre les espaces tribuniciens – ceux des et de la Convention –, et les exigences pédagogiques et prosélytes qui marquent les rapports entre les députés et leurs électeurs (ou les délégations de fédérés) dans le processus d’exclusion des du cœur du pouvoir.

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8 C’est alors l’action des représentants du peuple, dans et hors de l’enceinte des débats, qu’il s’agit de scruter. À la Convention, les échanges sont arbitrés par un président aux pouvoirs larges, mais aux fonctions difficiles et étroitement limitées dans le temps : primus inter pares, il distribue et gère la parole, maintient l’ordre dans la salle et les tribunes, représente l’institution dans les cérémonies officielles ou lors des accueils solennels, accorde des avis privés, dispose selon les moments de pouvoirs de nomination, etc. ; autour de lui, symboliquement placé en position élevée, se réunissent « droite » et « gauche ». S’interroger sur les quatre-vingt-onze hommes qui ont exercé ce rôle (48 % sont des montagnards), sur leur âge et leur expérience, sur leur profil social et politique, sur le cumul de leurs responsabilités (participation aux comités, aux missions), ou sur leur manière de diriger les débats, de s’imposer, parfois en usant du geste plus que de la parole (se couvrant pour intimer le calme), c’est approcher d’une autre manière la vie publique, les divisions de l’Assemblée ou la question de la neutralité (Vincent Cuvilliers, Philippe Moulis, Matthieu Fontaine). Les relations des conventionnels avec leurs commettants, qui s’inscrivent depuis 1789 dans une stratégie d’échanges structurant la vie politique et en nationalisant les enjeux, peuvent être analysées par les correspondances publiques ou privées conservées. Ainsi celles des élus du Finistère, dont les lettres permettent de mieux comprendre les relations Paris- province au cœur même des événements de l’an II ; des relations qui, loin d’imposer à un département le rythme et les mots d’ordre politiques de Paris, révèlent les échanges réciproques entre des élus et leurs électeurs, les choix faits par les premiers de privilégier le récit des événements fédérateurs (les grandes fêtes parisiennes plutôt que l’exécution du roi, dont ils ont pourtant relaté le procès), leur souci d’exemplarité, leur difficulté à afficher des appartenances que leur républicanisme paraît subsumer, leurs divisions devant le mouvement populaire (Anne de Mathan). Dans une perspective qui rencontre les récentes publications de Michel Biard, Marisa Linton ou Hervé Leuwers10, Mette Harder s’interroge sur les raisons et la signification de cette permanence du rejet de l’adversaire politique, de part et d’autre de la rupture de Thermidor, en relativisant les explications par les spécificités politiques de l’an II ; n’y aurait-il pas des traits communs aux épurations de la Convention montagnarde et de la Convention thermidorienne ?

9 Les constituants avaient eu un « Nouveau Régime » à penser et à mettre en œuvre ; les membres de la Convention nationale eurent, quant à eux, une République à fonder dans un contexte pour le moins extraordinaire, les années 1792-1795 devenant un moment clé de la Révolution. Redécouvrir les itinéraires individuels permet à coup sûr de repenser les origines de la Première République, mais aussi toute une culture de l’affrontement politique et les conditions dans lesquelles les conventionnels en vinrent à la décision de proroger leurs pouvoirs en 1795, ces deux derniers points étant évidemment fondamentaux pour les héritages légués aux siècles suivants.

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NOTES

1. Edna H. LEMAY (dir.), Dictionnaire des Législateurs, 1791-1792, Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2007, 2 vol. 2. Idem, Dictionnaire des Constituants, 1789-1791, Paris et Oxford, Universitas et Voltaire Foundation, 1991, 2 vol. 3. Auguste KUSCINSKI, Dictionnaire des conventionnels, Paris, Société de l’histoire de la Révolution française, 1916 ; reprint : Brueil-en-Vexin, Éditions du Vexin français, 1973. 4. http://www.archivesdefrance.culture.gouv.fr/ressources/en-ligne/etat-civil/ 5. Colloque à Paris, les 20 et 21 septembre 2012. Michel BIARD, Philippe BOURDIN, Hervé LEUWERS, Pierre SERNA (dir.), 1792. Entrer en République, Paris, Armand Colin, 2013. 6. Colloque à Tokyo, les 23 et 24 novembre 2013, et journée d’étude à Ivry-sur-Seine, le 7 novembre 2014. Actes à paraître : Michel BIARD, Philippe BOURDIN, Hervé LEUWERS, Yoshiaki ÔMI (dir.), L’écriture d’une expérience. Révolution, histoire et mémoires de conventionnels, Paris, SER, 2015. 7. Colloque à Paris, les 18-20 septembre 2014. Actes à paraître : Michel BIARD, Philippe BOURDIN, Hervé LEUWERS, Alain TOURRET (dir.), Vertu et politique. Les pratiques des législateurs (1789-2014), Rennes, PUR, 2015. 8. Alison PATRICK, The Men of the First French Republic. Political Alignments in the of 1792, Baltimore & London, The Johns Hopkins University Press, 1972. 9. Voir Michel BIARD, Hervé LEUWERS (dir.), Visages de la Terreur. L’exception politique de l’an II. Paris, Armand Colin, 2014, p. 5-14. 10. Michel BIARD, La Liberté ou la mort. Mourir en député, 1792-1795, Paris, Tallandier, 2015 ; Marisa LINTON, Choosing Terror. Virtue, Friendship, and Authenticity in the French Revolution, Oxford, Oxford University Press, 2013 ; Hervé LEUWERS, Robespierre, Paris, Fayard, 2014.

AUTEURS

MICHEL BIARD GRHis, université de Rouen 61 rue lord Kitchener, 76600 le Havre [email protected]

PHILIPPE BOURDIN CHEC, université Clermont-Ferrand 2 103 bd Lafayette, 63000 Clermont-Ferrand [email protected]

HERVÉ LEUWERS IRHiS, université Lille 3 4 Grande Voie, 62173 Rivière [email protected]

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Articles

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La Convention nationale au miroir des Archives Parlementaires The National Convention as reflected in the Archives Parlementaires

Corinne Gomez-Le Chevanton et Françoise Brunel

1 Singulière histoire que celle de la publication du grand corpus documentaire des Archives Parlementaires, entamée il y a un siècle et demi et encore inachevée. C’est en 1862 que le Corps législatif, probablement « à l’initiative libérale de M. le duc de Morny » son président, inaugure la publication d’un Recueil complet des débats législatifs et politiques des Chambres françaises de 1800 à 1860, faisant suite à la réimpression de l’ancien « Moniteur » et comprenant grand nombre de documents inédits1. Ainsi se constitue ce qui devient, en 1867, la « Deuxième série » des Archives parlementaires2. À cette date, les mêmes Jérôme Mavidal et Émile Laurent, sous-bibliothécaires au Corps législatif, sont en effet chargés d’un « travail partiel » : fournir une « introduction au Moniteur ». Le Moniteur, expliquent-ils, ayant le mérite de donner la parole aux « témoins oculaires », « en présence des témoins intéressés de tous les partis », ne parut que le 24 novembre 1789 et « il ne manquait à ce recueil que d’avoir commencé avec la Révolution ; car […] c’est dans l’histoire des révolutions qu’il importe de ne rien omettre de ce qui tend à faire connaître leurs premiers mouvements, leurs causes, les symptômes qui les annoncèrent et à nous initier […] dans la génération de ces importants phénomènes qui ont en naissant la force de tout détruire »3. Si, en effet, la décision prise par le Corps législatif en 1862 peut s’expliquer tant par le souci de donner en « un format plus commode que le Moniteur » (in folio) « le compte rendu absolument exact des débats législatifs et le texte définitif des lois adoptées »4, que par le rôle politique de Morny, soucieux d’apaiser les tensions intérieures et d’encourager un élan patriotique à l’orée de l’aventure mexicaine, les motivations de 1867 sont plus obscures : Morny est mort en 1865 et ne peut être « l’incitateur » direct ; en revanche, depuis 1863, le Corps législatif compte une trentaine d’opposants dotés de fortes personnalités : , mais aussi les républicains Jules Favre ou Émile Ollivier. Face aux menaces qui s’annoncent, alors que l’empereur doit rendre le droit d’interpellation aux députés, n’est-il pas judicieux d’inscrire le régime dans le sillage ouvert par la Révolution de 1789 ? L’« Avant-propos » de nos zélés bibliothécaires porte la marque de cet espoir, lorsqu’ils

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écrivent, dans leur éloge du système représentatif : « C’est dans une assemblée homogène, composée de députés temporaires du peuple, qu’on trouvait enfin les plus sûrs moyens de faire prédominer, par l’intérêt même des hommes qui la composaient, le bien public sur les passions particulières »5.

2 Sans nier la place de choix parmi les sources du XIXe siècle de la « Deuxième série » des Archives Parlementaires, dont témoigne l’ouvrage consacré à La Chambre des députés en 1837-1839, entremêlant prosopographie, histoire politique et « technique » du fonctionnement de l’Assemblée et étude linguistique des débats autour de l’Adresse de 18396, il faut constater que la série semble s’éteindre, dans une indifférence assez sidérante, avant même la déclaration de la Grande Guerre : le dernier volume, le tome CXXVI (17 juin 1839 au 8 juillet 1839) paraît en 1912 et il y a peu de chance que cette « série » parvienne au terme initialement fixé de 1860.

3 Mais c’est évidemment la puînée, devenue « Première série (1787 à 1799) » des Archives Parlementaires de 1787 à 1860, que nous voulons évoquer, son histoire mouvementée et fragmentée, mais toujours vivante en 2015, phénomène assez étonnant dans les institutions scientifiques pour être souligné. L’histoire est mouvementée car la publication est née sans réelle préparation pour une documentation de fait vertigineuse, dont Mavidal et Laurent, bibliothécaires, mais non historiens et étrangers à la recherche historique même de leur époque, semblent avoir négligé les écueils. Pourtant, la carrière administrative et politique de Mavidal (1825-1896) décolle avec l’avènement de la République et, en 1875, on le retrouve « Chef du Bureau de l’expédition des Lois et des procès-verbaux », chevalier de la Légion d’honneur et directeur de la publication du tome VII (5 mai au 15 septembre 1789) des Archives Parlementaires7. Émile Laurent (1819-1897), venu à Paris pour se faire un nom par la plume, a publié, sous les pseudonymes de Georges d’Harmonville et surtout d’Émile Colombey, des romans, éditions critiques ou essais littéraires, dont, en 1858, Ninon de Lenclos et sa cour. L’historien perce alors, peut-être, sous le publiciste, mais se trouve tout de même éloigné de la rigueur scientifique d’une publication de sources innombrables, parfois difficilement authentifiables. Le défi, surtout, de commencer par la publication des « cahiers de doléances » était considérable : sans méthode et sans information sur les sources8, les auteurs allaient au-devant des critiques les plus sévères. Mais, force est de constater que la collection poursuivit son chemin et qu’après une interruption de plus de quarante ans, elle atteint en 2012 le cent deuxième volume, les tomes CIII et CIV étant en préparation.

4 Cette source « construite » a donc résisté au temps, mais en évoluant évidemment très largement au fil du siècle et demi de son existence, en fonction des méthodes, des exigences tant des éditeurs que des lecteurs, historiens, juristes, politistes ou linguistes, tous spécialistes d’histoire de la Révolution française. C’est ce que nous tenterons d’illustrer, pour la seule période de la Convention nationale que couvrent actuellement les tomes LII (22 septembre au 26 octobre 1792), paru en 1897, au tome CII (2012), qui nous conduit au 12 frimaire an III (2 décembre 1794). Dans cette série, construite et édifiée par les éditeurs scientifiques sur des documents rédigés, filtrés, triés par les pouvoirs, se laisse entendre toutefois l’écho des débats et combats de l’Assemblée fondatrice de notre République, mais aussi l’une des meilleures caisses de résonance d’une opinion devenue véritablement nationale.

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Les aventures des Archives Parlementaires : une histoire savante dans les vents, d’une Exposition universelle (Paris, 1867) à l’autre (Paris, 2025) ?

5 Avant d’aborder l’histoire de la Convention nationale que retracent les Archives Parlementaires au fil des cinquante et un volumes aujourd’hui publiés, évoquons cette « Première série » dont nous allons radiographier la moitié des volumes et dont il faut situer les heurs et malheurs, car elle est la rescapée d’une entreprise extraordinaire de « communication » impériale, poursuivie judicieusement par les Républiques (la IIIe, puis la Ve, tout au moins). Une publication sur la période « 1787-1860 », quand nous constatons que vingt-six mois de l’entreprise (22 septembre 1792-2 décembre 1794) couvrent cinquante et un volumes, plus de 300 000 pages ! L’ampleur de la tâche semble démesurée, vaine et finalement sans grand intérêt scientifique : « tout cela pour ça ? » interrogeront à juste titre les spécialistes des larges séries de la longue durée ou des World Studies. Certes, jusque dans une présentation toujours désuète (par colonne), mais dont nul ne peut nier l’évolution de la numérotation et présentation des notes, de la typographie générale (suppression des exposants multiples, des abréviations paléographiques, des esperluettes et autres caractères décoratifs inutiles, heurtant la fluidité de la lecture), des polices de caractères, depuis vingt ans, la publication des Archives Parlementaires peut, pour les garants des fonds publics, constituer un « conservatoire » de pratiques défuntes d’une érudition un brin cocardière. Il n’en est évidemment rien, à nos yeux, et l’hypercritique nous permettra de rendre justice à un travail séculaire qui, évidemment, ne constitue en rien une série homogène. Il ne faudrait pas, en effet, que les historiens contemporains, pris au piège de la numérisation et, nous en convenons, d’atours esthétiques peu évolutifs, transforment en « une » source, plusieurs moments différenciés et authentifiables de sources ayant pour objet les « débats législatifs et politiques… », au sein desquels la Convention, actuellement encore en traitement, a elle-même déjà connu quatre « moments »9.

6 Le « premier moment » de la « Première série » des Archives Parlementaires est non défini par les fondateurs de la collection : Mavidal et Laurent, en lançant leur titanesque entreprise, n’ont jamais fixé de normes scientifiques ou construit une méthode d’édition des textes. Heureux temps d’un libertarianisme intellectuel ? Il semble que ce soit plutôt, hélas, ignorance et sous-estimation du travail de publication des sources. Sans nous appesantir sur les six premiers volumes (1867-1870), dont le rythme de parution est tellement intense qu’il impressionne, mais étonne aussi les éditrices contemporaines, arrêtons-nous sur le tome VIII, publié en 187510. Dans un article de 1904, Armand Brette, très sérieux érudit et membre de la récente « Commission » d’histoire économique de la Révolution française, créée à l’instigation de Jaurès en 1903, écrit : « Ce que l’on peut seulement garder de ce souvenir, c’est la grande hâte qui a présidé à la naissance de cette collection, et qui se manifeste de la manière la plus grave par les singulières imperfections des premiers volumes, on peut même dire de tous ceux qui concernent l’Assemblée constituante »11. Brette souligne donc comment la retranscription des débats de l’Assemblée constituante est aussi approximative, voire fautive, que la publication des « cahiers de doléances ». « Les éditeurs des Archives Parlementaires, écrit-il, n’ont pas été mieux avertis en cette partie » et, faute d’être informés des règlements, confondent « opinions imprimées » et discours prononcés, faisant ainsi discourir à la tribune des députés suppléants qui n’y

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avaient aucune place. Et que dire de l’attribution au 30 juin 1789 du « début de l’Assemblée nationale » ? On peut en convenir : l’édition des volumes des Archives Parlementaires offre peu de fiabilité durant trente ans. Ainsi, écrit Pierre Caron, « la méthode employée par les éditeurs des Archives Parlementaires avait été sévèrement critiquée ; on leur reprochait surtout de combiner arbitrairement avec le texte des procès-verbaux officiels, celui de comptes rendus empruntés à divers journaux et de fabriquer ainsi une sorte de mosaïque qui ne pouvait être utilisée par l’historien qu’au prix de longues et minutieuses vérifications »12.

7 C’est justement avec le premier volume consacré à la Convention nationale, en 1897, que les quatre éditeurs, dégagés sans doute de la tutelle des « fondateurs » et comptant surtout parmi eux un archiviste-paléographe, « véritable » historien, André Ducom (1861-1923), entament, de fait, le « deuxième moment » de la publication de la « Première série » (donc le « premier moment » de la Convention)13. Les auteurs introduisent un ordre logique (et méthodologique) peu perceptible précédemment. Comme ils l’indiquent, ils travaillent « le procès-verbal constamment sous les yeux » et donnent « un compte rendu de la séance aussi complet que possible, à l’aide du Moniteur et de divers autres journaux ». Toutefois, ajoutent-ils, « nous continuons d’introduire à leur ordre, en indiquant les collections où nous les recueillons, les rapports et discours à part in extenso, par ordre de l’Assemblée nationale ou par le soin des auteurs eux- mêmes »14. C’est bien là que le bât blesse : toujours sans méthode rigoureuse, la série continue de compiler sans vérification des textes, certes passionnants, mais sans réel rapport avec la publication journalière des séances de l’Assemblée. Un exemple nous semble particulièrement illustratif : la séance du lundi 24 juin 1793 présente le débat sur l’adoption de la Déclaration des droits et de l’Acte constitutionnel. Présidée par Collot d’Herbois, la séance est ouverte à 10 heures du matin et levée à 6 heures et demi du soir : quarante pages sont nécessaires pour retracer les débats et donner les textes adoptés. Or la journée du 24 juin occupe plus de trois cents pages du tome LXVII : d’où vient ce remplissage ? Les éditeurs ont adjoint soixante-deux « Annexes », brochures, opuscules, opinions publiés par des conventionnels, dont Les éléments du républicanisme de Billaud-Varenne qui n’ont rien à voir avec cette date15, puisant comme ils le disent dans les imprimés de la Bibliothèque nationale et, surtout, dans la Collection Portiez (de l’Oise) de la Chambre des députés. C’est finalement le tome LXXII, du 11 août 1793 au 24 août 1793, qui marque un tournant méthodologique et ouvre le « troisième moment » des Archives Parlementaires16. Rappelant les critiques adressées à la publication conçue par Mavidal et Laurent, les éditeurs disent inaugurer « une nouvelle méthode » pour remplir les vœux « scientifiques » des historiens, en insérant « en gros caractères chacun des paragraphes du procès-verbal », les faisant suivre, en caractères plus petits : 1° des documents authentiques qui existent soit dans les bibliothèques, soit aux Archives nationales ; 2° du compte rendu du journal qui semble le plus complet. Ainsi commence à s’établir une hiérarchie raisonnée des éléments constitutifs d’une séance, construite comme un Meccano dont les pièces de base seraient toujours le procès-verbal. Ce « moment » s’achève en 1913, avec la publication du tome LXXXII : la Grande Guerre l’interrompt, mais la « pause » durera près d’un demi-siècle, faisant écrire à Pierre Caron de la collection, non reprise après 1918, qu’« il est douteux qu’elle soit destinée à l’être jamais »17.

8 C’est à l’infatigable persévérance de Georges Lefebvre que les Archives Parlementaires doivent leur renaissance (qu’il ne verra pas, puisqu’il meurt en 1959) : en effet, juste retraité après la Seconde guerre mondiale, le maître des études révolutionnaires

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consacre largement son temps à la restructuration et au réveil de la « Commission Jaurès ». Lefebvre sait pouvoir compter sur Édouard Herriot, qu’il connaît depuis 1921 et avec lequel il a directement travaillé pour le 150e anniversaire de la Révolution : en 1951, il donne pour objectif prioritaire à la Commission la reprise du travail sur les Archives Parlementaires. Mais, comme l’indique le Président Herriot, l’Assemblée n’a plus les moyens humains qui étaient les siens au début du siècle ; Georges Lefebvre, toutefois, obtient en 1957 que le CNRS inclut dans son plan quinquennal de recherches la reprise de la publication et débloque des crédits de vacations pour effectuer les dépouillements18. En 1961, lorsque paraît le tome LXXXIII, la Collection change profondément d’approche du contenu et devient la construction, non plus de bibliothécaires et fonctionnaires de la Chambre des députés, mais celle d’historiens de la Révolution française et, en premier lieu, de Marc Bouloiseau (1907-1999). Dès 1960, Bouloiseau avait émis un avis ironique sur ce qui devenait sa tâche de « maître- assistant de recherche » à « la Sorbonne », comme on disait alors : « Sans être close [écrivait-il] l’ère des Recueils était en nette régression » – depuis les années 1930 – et il n’était plus temps « d’engager à l’aveuglette des fabricants de Recueils »19. On ne peut être plus clair, ce que confirme Marcel Reinhard, alors directeur de l’Institut d’Histoire de la Révolution française, dans l’avant-propos qu’il donne au volume : retraçant l’expérience passée, il précise les objectifs d’une collection dorénavant très soucieuse de cohérence sérielle. Le protocole de la publication (toujours en vigueur) est fixé : le procès-verbal de la Convention, imprimé en caractère gras, est dorénavant la colonne vertébrale du montage et la publication des pièces conservées dans la série C des Archives nationales fournit la chair, tout en gardant l’apport des débats d’Assemblée transmis par les journaux. Les multiples annexes, parfois sans justification, disparaissent, mais la rubrique « Affaires non mentionnées au procès-verbal » remplit pleinement sa fonction, à la date de séance. Enfin, pour une plus grande commodité de lecture, les « affaires » sont numérotées, les pièces classées20. Mais la publication présentait toujours, en 1978-1980, les caractéristiques normatives des années 1960, remises en cause par l’harmonisation entreprise à l’École nationale des Chartes : ponctuation ou graphie des pièces littéralement « copiées » ne facilitaient pas une lecture « fluide » des sources21. Par ailleurs, la collection conservait encore son aspect initial de « recueil », en intégrant des sources liées, mais exogènes au principe alors défini : « Toute la série C, rien que la série C » (puisque ce qui est « non-mentionné dans le procès-verbal » comporte à la fois des pièces de la série C et des affaires effectivement hors procès-verbal pour des raisons évidemment politiques). Le « quatrième moment » de la Première série, le « troisième » de la publication concernant la Convention nationale, que nous appellerons le « moment Bouloiseau » se poursuit avec les volumes publiés sous la responsabilité de Jean-Claude Perrot, puis de Philippe Gut, de 1971 à 1978. D’ailleurs, le tome XCII (1980) n’annonçait que les changements de transcription déjà mentionnés. Mais c’est avec le tome XCIII (21 messidor au 12 thermidor an II)22 qu’est né le moment « actuel », toujours soucieux de plus de précision, « cinquième moment » des Archives Parlementaires et « quatrième » de la publication de la Convention nationale. Certes, depuis les années 1980, les tables chronologiques et les index ont évolué, pour d’évidentes raisons de saisie des documents, mais la contrainte des sources a surtout imposé une approche différente de la publication. En établissant le manuscrit de ce volume, les éditrices (Aline Alquier et Françoise Brunel) constatent une « anomalie » : le procès-verbal de la séance du 2 thermidor est, sans explication, signé de deux députés alors notoirement incarcérés ou

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clandestins, Henry-Larivière et Laurenceot, tandis que les quatre autres, Bailly, Delecloy, Villers et Delaunay (d’Angers, en fait « le jeune ») avaient peu de chances d’être élus secrétaires à cette date. En effet, la séance du 1er thermidor (au soir) indique le renouvellement (logique) du bureau : Collot est élu président, Le Vasseur (de la Meurthe), Bar, Portiez, Legendre (de Paris), André Dumont et Brival, secrétaires. Il revint à la « responsable de la publication » de trouver une explication et, après d’infructueuses interrogations et recherches, elle découvrit dans le procès-verbal du 3 brumaire an IV, donc à la séparation de la Convention, une loi disposant : « Les procès- verbaux arriérés seront rédigés par les rédacteurs des deux Conseils ». Zélée, mais imprudente, elle ajouta « en gras » (corps du procès-verbal) « En vertu de la loi du 3 brumaire an IV »… Par ailleurs, ce même volume offrait la délicate « construction » de la séance du 9 thermidor, pour laquelle un « traitement » extraordinaire fut finalement réservé23. Il apparaît avec clarté que les « rédacteurs postérieurs » de ce procès-verbal, le premier d’une longue série, sont tous députés du Conseil des Cinq-Cents, tous « réacteurs » notoires et aptes à mettre en valeur les enjeux et points de fracture d’une « thermidorialité », alors que la « centralité législative » demeure le « pivot central du gouvernement », jusqu’à la séparation de la Convention nationale.

Dire et faire les Archives Parlementaires : le procès- verbal à la moulinette des Archives nationales

9 Il faut rappeler que le procès-verbal, support traditionnel, présente les faits, non dans l’ordre où ils se sont déroulés mais dans celui où les secrétaires et rapporteurs déposaient les différents textes sur le bureau de l’Assemblée. Une première série de décrets permet de comprendre l’articulation entre les différents bureaux autour de la rédaction du procès-verbal officiel. La création du comité des Décrets, le 21 novembre 1789, ainsi que les décrets d’organisation des Archives nationales (entre le 4 et le 7 septembre 1790) mettent en place une navette pour la rédaction des procès- verbaux. La nomination de Camus, d’abord archiviste de l’Assemblée (14 août 1789) à la tête des Archives nationales – un député parmi les députés – , montre bien le souci politique de maîtriser les archives publiques. Pour la Convention, la section de la correspondance fait un premier tri avant de passer le relais à deux secrétaires-commis, Renvoisé et Aubusson, qui analysent la correspondance reçue pour le compte du président de l’Assemblée, puis sont chargés de préparer l’ordre du jour de la séance de la Convention24, dont en principe le procès-verbal devait être le reflet. Notons évidemment que la masse des adresses, pétitions, lettres de simples citoyens qui est publiée dans les Archives Parlementaires est forcément lacunaire et artificielle, puisque n’y sont présents que les documents retenus par l’Assemblée pour lecture, inscription au procès-verbal et, le plus souvent, mention honorable. Les documents non retenus ayant été détruits par ce bureau des procès-verbaux, bureau devenu un lieu stratégique si on en croit les décrets du comité des Décrets et procès-verbaux25 qui demandent au comité des Inspecteurs de la salle que les locaux soient gardés jour et nuit ou que soit interdite la présence des journalistes ou de toute personne étrangère au service26. Enfin, après une séance, les documents utilisés retournent au bureau des procès- verbaux afin de rédiger le procès-verbal de la séance ; celui-ci devant être relu en séance, adopté et signé par le président de la Convention et les secrétaires élus27.

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10 À partir du 2 thermidor, on voit donc apparaître des signatures au procès-verbal, qui ne sont pas celles du président et des secrétaires alors en fonction. L’ampleur de cette modification est révélée par l’étude des Archives Parlementaires à partir de cette date jusqu’à la fin de frimaire an III, soit pendant cinq mois28 qui représentent cent cinquante-cinq séances de la Convention dont soixante-douze d’entre elles affichent un procès-verbal réécrit (46,5 %). Ces réécritures se font en vertu de trois lois distinctes : celles du 7 floréal an III29 pour trente-cinq d’entre elles, du 3 fructidor an III 30 pour douze séances et enfin du 3 brumaire an IV31 pour vingt-cinq procès-verbaux. Pour la dernière référence, nul n’est besoin de souligner que nous sommes à la veille de la séparation de la Convention nationale, ce qui signifie que les procès-verbaux de thermidor an II sont réécrits sous le Directoire.

Rédaction des procès-verbaux – du 2 thermidor an II au 30 frimaire an III

Les pourcentages ne se cumulent évidemment pas. PV post : date de rédaction en vertu des lois de floréal, fructidor an III ou brumaire an IV. PV ok : procès-verbaux rédigés et signés par le président et les secrétaires de la séance concernée. PV adoptés : procès-verbaux adoptés selon mention dans les séances suivantes.

11 Une première lecture de ce graphique permet d’éliminer l’hypothèse d’une réécriture du procès-verbal selon ce que précisent ces différentes lois, à savoir qu’il s’agit de reprendre la rédaction des « procès-verbaux qui n’ont pu être signés » (loi du 7 floréal an III), « des séances en retard » (loi du 3 fructidor an III) ou encore « les procès- verbaux arriérés » (loi du 3 brumaire an IV). Brumaire an III contredit les termes de ces lois puisque 46,6 % des procès-verbaux ont été adoptés dans les séances suivantes ce que réfute évidemment l’existence de 96,6 % de procès-verbaux postérieurs32.

12 Si en thermidor, 69 % des procès-verbaux sont réécrits en fonction de la loi du 3 brumaire an IV, les journées des 9 et 10 thermidor posent des questions. L’importance de ces journées est à prendre en compte ici en termes de validation politique par les conventionnels eux-mêmes : le 21 fructidor an II, seules les adresses et les pétitions de ces journées sont inscrites au procès-verbal, lequel est relu et adopté en séance33.

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Comme le souligne le journal Le Sans-culotte, « la rédaction n’est pas goûtée » 34 ; ainsi, Goupilleau (de Fontenay) obtient que deux conventionnels35 soient associés à la rédaction du procès-verbal afin que « le procès-verbal de cette séance mémorable [soit] une pièce pour l’histoire, que l’ordre des faits n’est pas moins nécessaire que l’exactitude ». Pénières, corroborant les propos de son collègue, ajoute enfin « que pour le rendre complet [le procès-verbal], il faut le lier à ce qui s’est passé le 8, et le continuer jusqu’au jour où la permanence de la séance a été levée »36.

13 Fructidor37 est un cas plus intéressant que celui de Thermidor, avec 94,2 % des procès- verbaux signés par les conventionnels en poste et seulement deux journées qui affichent une réécriture du procès-verbal38. Le 12 fructidor où, faisant suite à un discours prononcé la veille par Tallien, Le Cointre (de Versailles) monte à la tribune pour dénoncer Billaud-Varenne, Collot d’Herbois et Barère du Comité de salut public, Vadier, Amar, Voulland et David du Comité de sûreté générale ; il fait lecture des vingt- six chefs d’accusation qu’il forme contre eux. Mais Le Cointre « avait mal choisi son moment et mal préparé son intervention et ne peut fournir aucune preuve », « ses vingt-six chefs d’accusation sont en fait des imputations de faiblesse […] de la Convention »39. Le lendemain, 13 fructidor, après une discussion assez houleuse, l’audition des pièces proposées par Le Cointre s’avérera impossible et les inculpations seront décrétées « fausses et calomnieuses », juste avant la levée de séance40.

14 Toutefois, il ne suffit pas de voir annoncée une reprise du procès-verbal pour s’interroger sur les creux et lacunes d’une source archivistique. Ainsi, la journée du 15 fructidor an II (1er septembre 1794) est la journée des Archives Parlementaires où l’on note le plus grand nombre d’adresses envoyées à la Convention inscrites au procès- verbal41. On y retrouve mention d’environ cent cinquante adresses classées, ce qui prouve qu’elles sont bien passées dans les mains des secrétaires-commis, or ces adresses ne sont pas reproduites dans les Archives Parlementaires car elles sont introuvables dans la série C !

15 Pour vendémiaire an III, on note seulement deux procès-verbaux réécrits : celui du 29 vendémiaire, qui marque le début des discussions sur la procédure à prendre pour la mise en accusation de Carrier, et le décret de la Convention qui autorise les trois comités réunis à faire un rapport sur les députés détenus ; et celui du 30 vendémiaire, où l’indigence du procès-verbal et le déficit d’archives de la série C ne permettent pas de tirer de conclusion – et nous laissent sur notre faim…

16 Brumaire an III nous interpelle fortement sur la réécriture des procès-verbaux : 96,6 % d’entre eux sont réécrits, pour l’essentiel en vertu de la loi du 7 floréal an III. C’est d’abord à partir du 2, la présentation par Merlin (de Douai) au nom des trois comités réunis d’un « projet de loi sur les formes qui peuvent garantir la représentation nationale dans les accusations portées contre ses membres »42, qui aboutit à la création de la commission des Vingt et un qui sera chargée d’examiner la conduite du représentant Carrier. Mais c’est aussi la séance – et non des moindres – du 22 brumaire, avec le décret sur la fermeture de la société des Jacobins, qui se fait sans débat, à l’unanimité moins une voix43.

17 Enfin, en frimaire, la Convention entre dans une brutale recomposition de son champ politique. Après avoir fermé le club des Jacobins et démantelé le réseau des sociétés populaires, elle choisit de punir Carrier et de réintégrer les députés exclus de juillet à octobre 1793 (les « 75 »). Une réintégration qui s’apprête à renverser les alliances et à fracturer le camp des « Thermidoriens »44.

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18 Ces réécritures posent la question des allers-retours entre les différents bureaux en charge des procès-verbaux et nous interroge à la fois sur la temporalité de ces modifications et sur les enjeux de la classification des archives. Si la Convention thermidorienne stabilise les entrelacements d’espaces administratifs et s’est enfin débarrassée de la tutelle du seul Comité de salut public, notons que les actions entreprises dans les derniers mois de son existence vont être l’objet d’enjeux politiques entre les institutions qui poursuivent leurs activités au-delà de brumaire an IV, comme les Archives nationales et les nouveaux ministères. Le versement des papiers des comités et de l’Assemblée, entamé sous le Directoire, voit la destruction d’une partie très importante de l’ensemble documentaire45 qui peut s’expliquer par le changement de méthode de classement (de provenance et de typologie à une division thématique par ministère), ce qui n’exclut en rien un reclassement politique. Et si l’on tente de suivre la destinée des papiers partis du bureau des procès-verbaux à la fin de la Convention dans les différents états établis par les Archives nationales, on peut établir une fourchette chronologique dans laquelle ces fameux procès-verbaux auraient été de nouveau rédigés : entre brumaire an IV (novembre 1795) et l’an VII (1798-1799), pour l’essentiel, et au plus tard en brumaire an XIII (novembre 1804)46.

19 Ainsi, l’originalité d’une bonne moitié des journées des séances de la Convention nationale à partir de Thermidor an II est d’avoir été reconstruite par des rédacteurs des Conseils du Directoire dont bon nombre avaient intérêt à « oublier » ou, pour le moins, à présenter les journées dans le sens de la nouvelle orientation politique, celle où le peuple légitime la « révolution » de la Convention effectuée en Thermidor an II. On note ainsi deux grands moments de la construction des discours en fonction de la présentation du procès-verbal et des pièces annexées à celui-ci. Au lendemain de Thermidor, La Proclamation au peuple français est rapidement connue à Paris, en Seine- et-Oise et en Seine-et-Marne puis, par ondes concentriques, l’information parvient au grand bassin parisien et à ses marges, puis au reste du pays en particulier par l’intermédiaire du réseau des représentants en mission, souvent montagnards.

20 Si l’unanimité semble parfaite au lendemain de Thermidor autour de la condamnation de Robespierre, dès fructidor pourtant, avec la lecture par Louchet de l’adresse de la société populaire de Dijon47, s’annoncent les dénonciations du « modérantisme » et le fractionnement du discours politique. Se joue ensuite la construction de la signification de la rupture thermidorienne et l’Adresse au peuple français du 18 vendémiaire48 permet aux conventionnels de stabiliser les hésitations des dernières semaines. Cette adresse qui se répand dans le pays et occupe des séances importantes de lecture d’adresses permet de convaincre la Convention qu’elle restera le centre de ralliement de tous les bons citoyens, enfin débarrassés des « buveurs de sang ». Si l’on reprend le graphique précédent, on voit bien que la fracture principale de la période est brumaire an III et non thermidor an II. Ainsi, brumaire construit autour des accusations portées contre Carrier et la fin des Jacobins, une représentation de l’Assemblée dans laquelle la Convention se reconnaît d’autant mieux, que les adresses et pétitions reçues renvoient son propre discours. Ainsi s’invente un discours thermidorien relevant d’une même création discursive de la Terreur49, dont le reflet dans les Archives Parlementaires, façonné en amont, est confirmé a posteriori par la réécriture des procès-verbaux.

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La séance du 3 frimaire an III à l’Assemblée et l’appel nominal contre Carrier : quand le procès-verbal nous mène en bateau…

21 Dans ces réécritures, certaines journées des Archives Parlementaires sont à regarder de plus près. La séance du 3 frimaire an III (23 novembre 1794), dont l’ironie veut qu’elle soit présidée par le très « terroriste » et très « réacteur » Legendre (de Paris)50, constitue une importante journée dans le tome CII et conclut onze sessions pendant lesquelles a été discutée l’affaire Carrier.

22 Avec dix-neuf affaires inscrites au procès-verbal, ce qui est peu compte tenu de l’appel nominal51, la séance débute comme à l’ordinaire par la lecture des adresses : toutes « remercient la Convention nationale de les avoir éclairés par les principes contenus dans l’Adresse aux Français, d’avoir comprimé les continuateurs des triumvirs en fermant leur repaire, de maintenir à l’ordre du jour sur les vertus républicaines [et] l’engagent à mériter de plus en plus en restant à son poste, en domptant à la fois les ennemis du dedans et du dehors, l’estime et l’attachement de tous les bons citoyens »52. Si on ne peut dégager dans cette liste de logique géographique, on peut s’interroger sur la chronologie d’arrivée de ces adresses sur le bureau de l’Assemblée. Outre cinq adresses non datées, trois le sont du 16 brumaire ; quant aux autres, elles sont antérieures au 10 brumaire et ont déjà plus de trois semaines ; une adresse des citoyens de Lons-le-Saulnier (Jura), convoqués en assemblée générale par les représentants Besson, Sevestre, Foucher du Cher et Pelletier, est même datée du 8 vendémiaire an III ! Cette dernière exalte le bonheur retrouvé de tous les citoyens depuis la mort du tyran et souligne que « ce changement étonnant c’est l’ouvrage de la représentation nationale »53. Si on compare la datation de ces adresses, on note dans les journées précédentes des adresses beaucoup plus tardives, de fin brumaire pour l’essentiel, dont l’enthousiasme à l’annonce de la fermeture des Jacobins, est rehaussé par le défilé de plusieurs sections parisiennes à la barre le 1er frimaire 54. On assiste ainsi à une extraordinaire manifestation d’unanimité conformiste. On peut donc légitimement s’interroger sur le tri ! Cela d’autant plus qu’on pointera dans les dernières lectures d’adresses avant la discussion sur Carrier, une lettre de Goupilleau (de Montaigu) rendant compte de sa mission dans le Gard, l’Hérault, l’Aveyron et le Vaucluse, qui concerne les suites de l’affaire de Bédoin, mais aussi une lettre non datée de la Maison commune de Dijon55, qui rappelle toute l’horreur qu’a suscitée la « fameuse » adresse de Dijon lue en séance le 19 fructidor précédent56 et qui dénonce les soutiens de Carrier comme « échantillon de la queue de Robespierre »57. L’ordre du procès-verbal témoigne par l’exemple de la rétractation de Dijon et par les accusations portées contre Maignet, soit de la mise en place d’une orientation préalable au vote, soit d’une réorganisation du procès-verbal qui anticipe la conclusion de l’appel.

23 Dans ce contexte, le discours de Carrier58, qui développe une argumentation essentiellement politique59 et pose la question de la légitimité de la violence révolutionnaire et le procès fait à la Révolution, devient inaudible pour ces thermidoriens « vertueux et probes ». La défense des idéaux de l’an II qu’assume Carrier se fracasse sur la construction en cours d’une nouvelle orientation politique et est de fait presque passée sous silence dans le procès-verbal et les journaux. Cette lacune des sources nous a ainsi décidé à reproduire in extenso le discours de Carrier, en

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sortant de notre protocole habituel, ce qui n’est pas sans poser de nouvelles questions sur l’établissement du corpus.

24 De la même façon, pose problème la retranscription de l’appel nominal demandant : « Y a-t-il lieu à accusation contre le représentant Carrier ? » Si le président Legendre (de Paris) précise bien que les députés peuvent voter par oui ou non60, il proclame à la fin d’un vote qui dure environ 7 heures, que « sur 500 membres présents, 498 votèrent pour le décret d’accusation sans condition et 2 avec condition »61. Or un examen détaillé des résultats fait apparaître 497 votants (65 % de présents), auxquels il faut d’ailleurs soustraire quatre votants officiellement inscrits au procès-verbal alors qu’ils n’ont pu être présents sur les bancs de l’Assemblée62. Deux conventionnels, Dabray et Fleury sont notés absents sans motif, alors qu’ils ont été arrêtés avec les girondins l’année précédente ! Quatre autres députés font parvenir à la Convention leur vote en dehors de l’appel nominal (Poultier, Vadier, Ehrmann et Loiseau)63, mais seul le vote d’Erhmann sera comptabilisé, en précisant que « ce n’est pas une maladie politique » qui l’a tenu éloigné de l’Assemblée64. La question des nombreux absents (271 députés) est soulevée à plusieurs reprises, et l’impression de l’appel nominal peut être une nouvelle fois interprétée comme un « contrôle des troupes », à l’instar de l’appel nominal des 15-17 juin 1793, « pour constater quels sont les représentants du peuple qui sont à leur poste ». Il s’agit de mettre en place une procédure disciplinaire dans un contexte politique particulièrement tendu et de sanctionner par la publicité des votes65.

25 Lors des appels nominaux contre Louis XVI, la Convention érigée en jury d’accusation et jury de jugement, a multiplié les catégories de répartition des votes. Lors de l’appel nominal du 13 avril 1793 (Y a-t-il lieu à accusation contre Marat ?), certains députés ont refusé de voter (Lakanal, Thirion ou Cavaignac), d’autres s’abstenant à haute et intelligible voix (Charles Delacroix) ou votant « nul » (Poultier). Or, dans l’appel contre Carrier, on ne retrouve aucune de ces différenciations, pas plus qu’il n’est fait mention des abstentions. Ainsi, de tous les appels nominaux où une question est posée, l’appel contre Carrier est le seul pour lequel le non n’existe pas, alors même que l’unanimité est illusoire. Dans cette séance, ce sont alors les silences des débats et de l’appel qui permettent de comprendre la construction d’un outil sémantique et politique au service d’une nouvelle union du peuple et de la Convention.

26 La publication des Archives Parlementaires ne prétend nullement « restituer » les séances journalières de la Convention et ne prétend pas même, comme le souhaitaient les éditeurs de 1907, donner « dans un ordre inexact, le compte rendu exact des séances », encore moins épuiser la complexité du fonctionnement de l’Assemblée. Mais la série se veut aujourd’hui cohérente et, avec les pleins et les vides propres à une source archivistique contrôlée par le pouvoir, entend donner de précieux instantanés changeants des rapports de force à l’Assemblée et de l’ensemble de l’opinion publique nationale, dans ses bavardages et ses silences. Du « gigantesque remue-ménage » de la Révolution, écrit Michel Vovelle, il est « un reflet dans une source particulièrement riche, voire privilégiée », les adresses et pétitions que « rassemblent les volumes des Archives Parlementaires »66. On ne saurait rendre plus bel hommage au travail effectué depuis un demi-siècle pour rendre ce corpus patrimonial digne des exigences actuelles de la recherche.

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NOTES

1. La formule concernant le rôle de Morny est de Mavidal et Laurent dans leur « Avertissement » au premier volume, mais ne figure pas dans la publication des Cahiers des États généraux… (Extrait des Archives Parlementaires), tome I, Paris, Paul Dupont, 1868. Elle disparaît évidemment de la seconde édition de 1879. Voir Armand BRETTE, « Les cahiers de doléances et les Archives Parlementaires », La Révolution française, tome 47, juillet-décembre 1904, p. 5-27. 2. Le tome IX (du 1er janvier 1806 au 15 septembre 1815) porte le titre Archives Parlementaires de 1787 à 1860. Recueil complet des débats législatifs et politiques des Chambres françaises… sous la direction de MM. Jules (sic pour Jérôme) Mavidal et Émile Laurent, Deuxième série (1800 à 1860), Paris, 1867. 3. Cahiers des États généraux…, op. cit., « Avant-Propos », p. 1. 4. La publication de la « Deuxième série » atteint le tome XVII (1er avril au 30 décembre 1816) en 1870. Aucune explication méthodologique n’est donnée avant 1902 et le tome CV (7 juin 1836 au 4 juillet 1836), qui précise dans une « note » que la méthode « est la même que celle indiquée par nous dans la note imprimée en tête du tome LXI de la 1re série ». 5. Cahiers des États généraux…, op. cit., « Avant-Propos », p. 15. 6. Voir Louis GIRARD, William SERMAN, Édouard CADET, Rémi GOSSEZ, La Chambre des députés en 1837-1839. Composition, activité, vocabulaire, Paris, Publications de la Sorbonne, 1976. 7. Voir tome VIII, Archives Parlementaires…, première série, sous la direction de M. J. MAVIDAL et de MM. É. LAURENT et É. CLAVEL, sous-bibliothécaires de l’Assemblée nationale, Paris, 1875. Et sur les attributions de chacun dans l’administration de la Chambre des députés, voir Almanach national. Annuaire officiel de la République française pour 1876, présenté au Président de la République, Paris, Berger-Levrault, 1876, p. 96-97. 8. Mavidal et Laurent semblent ignorer la célèbre « Collection Camus » des Archives nationales, les cartons et registres consacrés aux États généraux et réunis dès 1790, BA 1 à 91 et BIII 1 à 174. Voir, ci-dessous, la critique d’Armand Brette en 1904. 9. Il nous semble que le pourtant très perspicace historien américain de la Révolution française, Timothy Tackett, n’a pas toujours échappé à ce travers. Voir Timothy TACKETT et Nicolas DÉPLANCHE, « L’idée du "complot" dans l’œuvre de Georges Lefebvre : une remise en cause à partir d’une nouvelle source », La Révolution française [En ligne], Georges Lefebvre, mis en ligne le 5 juillet 2010. URL : http://lrf.revues.org/171. Timothy Tackett avait expérimenté la construction de son « indice de sensibilité aux complots» en traitant un échantillon de tomes des Archives Parlementaires, alors en numérisation par un projet « Google Livres » (automne 2008-printemps 2009). Le projet a été réalisé par les Archives numériques de la Révolution française, bibliothèques de l’université de Stanford et Bibliothèque nationale de France : http://frda.stanford.edu:fr:ap. On peut regretter l’approximation de la présentation des Archives Parlementaires sur ce site dédié à la recherche ; expliquant que les Archives Parlementaires constituent « un recueil précis des délibérations parlementaires » !, la notice indique qu’a été codé en TEI le texte des tomes parus jusqu’en 1914 mais, nous explique-t-on, « [ces volumes] relatent les événements allant de la convocation des états généraux à la première moitié de la Terreur ». 10. Archives Parlementaires, Première série, t. VIII, 5 mai 1789 au 15 septembre 1789, Paris, 1875. Ce volume est imprimé par ordre de l’Assemblée nationale, sous la direction de M. J. MAVIDAL […] et de MM. É. LAURENT et É. CLAVEL. 11. Armand BRETTE, « Les cahiers de 1789 et les Archives Parlementaires », op. cit., p. 6. Brette est l’éditeur savant du Recueil de documents relatifs à la convocation des États généraux de 1789, Paris, Imprimerie nationale, 5 volumes, 1894-1904. Sur le rôle central de la « Commission Jaurès », voir

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Christine PEYRARD et Michel VOVELLE (dir.), Héritages de la Révolution française à la lumière de Jaurès, Aix-en-Provence, PUP, 2002. 12. Pierre CARON, Manuel pratique pour l’étude la Révolution française, Paris, 1912, nouvelle édition mise à jour, Paris, Picard, 1947, p. 205. 13. Archives Parlementaires, t. LII, du 22 septembre 1792 au 26 octobre 1792, 1897. 14. Ibidem, t. LII, p. 65. 15. Ibid., t. LXVII, du 20 juin 1793 au 30 juin 1793, 1905. Nous avions, par ailleurs, indiqué une probable publication de la brochure de Billaud vers le 15 février 1793. 16. Ibid., t. LXXII, 1907, « Avertissement ». 17. Ibid., t. LXXXII, Du 30 frimaire an II au 15 nivôse an II (20 décembre 1793 au 4 janvier 1794), 1913. Voir Pierre CARON, Manuel pratique…, op. cit., p. 205. 18. Voir Christine PEYRARD et Michel VOVELLE (dir.), Héritages…, op. cit., p. 49-51. 19. Marc BOULOISEAU, « De Jaurès à Georges Lefebvre. La Commission d’Histoire économique de la Révolution », Hommage à Georges Lefebvre (1874-1959), Paris, Société des études robespierristes, 1960, p. 61. 20. Archives Parlementaires, t. LXXXIII, 16 nivôse au 8 pluviôse an II (5 au 27 janvier 1794), Paris, CNRS, 1961, p. VII-IX. 21. Les années 1960 indiquaient les départements contemporains et non les départements de 1790 ou de l’an II. C’est ainsi que le département de Paris subit une « double peine » : rebaptisé par les éditeurs « département de la Seine », il devient introuvable en 1968 ! Nous ne dirons rien des localisations révolutionnaires dans le Tarn-et-Garonne ou la Meurthe-et-Moselle. 22. Archives Parlementaires, t. XCIII, 1982. 23. Voir t. XCIII, op. cit., p. 372. Sur ces problèmes, voir Françoise BRUNEL, Thermidor. La chute de Robespierre, Bruxelles, Éditions Complexe, 1989. 24. Martine SIN BLIMA-BARRU, Le comité des décrets, procès-verbaux et archives. Mise en perspective d’un savoir administratif, thèse sous la direction de Jean-Clément MARTIN, Paris, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2012. 25. Un comité qui change de nom en fonction de l’évolution de ses attributions : commission de Surveillance de l’envoi des décrets (21 novembre 1789 – 6 juillet 1790) ; comité de la Surveillance de l'envoi des lois et de la collation des décrets (6 juillet 1790 – 3 septembre 1791) ; comité des Décrets (26 octobre 1791 – 18 octobre 1792) ; comité des Décrets et procès-verbaux (18 octobre 1792 – 7 fructidor an II) ; comité des Décrets, procès-verbaux et archives (7 fructidor an II – 3 brumaire an IV). 26. Voir aussi le travail d’Alain COHEN, Le comité des Inspecteurs de la Salle. Une institution originale au service de la Convention nationale (1792-1795), Paris, L’Harmattan, 2012. 27. Pour la période étudiée, 42 % des procès-verbaux ont été adoptés dans les séances suivantes. Le délai d’adoption est compris entre cinq jours (séance du 17 thermidor an II) et plus d’un mois (séance du 10 vendémiaire an III). Voir Archives Parlementaires, t. XCIV, p. 362 et t. C, p. 366. 28. Cela concerne les tomes XCIII à CII déjà publiés et emprunte aux tomes CIII et CIV en cours de rédaction. 29. Collection générale des décrets, Paris, Baudouin, vol. 61, à la date du 7 floréal an III. 30. Ibidem, vol. 65, à la date du 3 fructidor an III. 31. Ibid., vol. 67, à la date du 4 brumaire an IV. 32. Ainsi le pourcentage de procès-verbaux adoptés dans les séances suivantes (42 %) que nous avions relevé dans notre comptage ne peut être affirmé. 33. Archives Parlementaires, t. XCVI, p. 322. 34. Le Sans-Culotte, n° 570. 35. Chénier et Charles Duval.

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36. Archives Parlementaires, t. XCVI, p. 322. Le 5 nivôse an III, la rédaction des procès-verbaux des 9, 10 et 11 thermidor est de nouveau ajournée. Voir Procès-verbal de la Convention, L II, 62-63. 37. Un mois de fructidor sur lequel nous avons aussi comptabilisé pour le graphique les cinq jours sans-culottides. 38. En vertu de la loi du 3 brumaire an IV. 39. Françoise BRUNEL, « L’épuration de la Convention nationale en l’an III », dans Michel VOVELLE (dir.), Le tournant de l’an III. Réaction et Terreur blanche dans la France révolutionnaire, Paris, CTHS, 1997, p. 20. 40. Archives Parlementaires, t. XCVI, p. 125. 41. Ibidem, t. XCVI, p. 161-165. 42. Ibid., t. C, p. 129. 43. Ibid., t. CI, p. 166-168. 44. Jean-Clément MARTIN, Nouvelle histoire de la Révolution française, Paris Perrin, 2012, p. 475. 45. Martine SIN BLIMA-BARRU, op. cit., p. 30 et 55. 46. AN, AB/VI/1 : État des Archives nationales au 1er prairial de l'an V (20 mai 1797) établi par Camus ; État des Archives de la République française rédigé au 1er prairial de l’an VII (20 mai 1799) par Coru- Sarthe ; État des Archives nationales du 30 frimaire an XIII (21 décembre 1804) établi à l’attention du nouvel archiviste Daunou. Par la suite, le déménagement des archives à l’Hôtel de Soubise (1809) sera l’occasion pour Daunou de transformer l’ancienne série E en série C et de centrer la nouvelle classification autour de la loi, rétrogradant l’importance des procès-verbaux désormais sans enjeu politique. 47. Archives Parlementaires, t. XCVI, p. 283-284. 48. Ibidem, t. XCIX, p. 30-32. 49. Annie JOURDAN, «La journée du 5 septembre 1793. La terreur a-t-elle été mise à l’ordre du jour ? » ; Jean-Clément MARTIN, « Dénombrer les victimes de la Terreur. La Vendée et au-delà », dans Michel BIARD, Hervé LEUWERS (dir.), Visages de la Terreur, Paris Armand Colin, 2014, p. 45-60, p. 155-166. Voir Jean-Clément MARTIN, Violence et Révolution. Essai sur la naissance d’un mythe national, Paris Seuil, 2006 ; id., Nouvelle histoire de la Révolution française, op. cit., 3e partie. 50. Une séance commencée à 11h du matin et terminée entre 2h30 et 4h (selon les sources) du lendemain matin. 51. À titre de comparaison, on a une moyenne de trente-neuf affaires par jour pour le tome CII. 52. Archives Parlementaires, t. CII p. 63. 53. Ibidem, p. 69-70. 54. Ibid., p. 19. 55. Ibid., p. 73-74 et p. 78-79. La lettre de Goupilleau est datée du 18 brumaire. 56. Moniteur, XXI, 691-692 ; Archives Parlementaires, t. XCVI, p. 283-284. 57. Journal de la Montagne, n° 129. 58. Un discours dont il fut difficile pour le comité des Inspecteurs de la salle de prendre la décision de l’impression, voir Alain COHEN, op. cit., p. 167-168. 59. Archives Parlementaires, t. CII, p. 93-99. 60. Ibidem, p. 100. 61. Appel nominal des 3 et 4 frimaire, l’an IIIe de la République française une et indivisible, sur cette question : Y-a-t-il lieu à accusation contre le citoyen Carrier, représentant du peuple ? Imprimé par ordre de la Convention nationale, distribué à ses membres et envoyé aux départements et aux armées. A Paris, frimaire an III. 62. Forest et Michet, députés de Rhône-et-Loire, sont décrétés d’arrestation depuis juillet 1793 et ne rentreront dans le sein de la Convention qu’à la faveur du décret du 18 frimaire an III. Chedaneau, député de la Charente-Inférieure et Bouchereau, député de l’Aisne, ont voté oui à

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l’appel nominal mais sont en réalité en mission. Voir Michel BIARD, Missionnaires de la République, Paris, CTHS, 2002 (réédition, Paris, Vendémiaire, 2015), p. 467 et 480. 63. Procès-Verbal de la Convention Nationale, L, p. 82. 64. AN, C 327 (2), pl. 1445, p. 2 et 3 ; Moniteur, XXII, 597. 65. Anne SIMONIN et Corinne GOMEZ-LE CHEVANTON, « L’appel nominal : une technique pour la démocratie extrême (1789-1795) », AHRF, 2009, n° 357, p. 67-101. 66. Michel VOVELLE, La découverte de la politique. Géopolitique de la Révolution française, Paris, La Découverte, 1993, p. 220.

RÉSUMÉS

Les auteures, éditrices des Archives Parlementaires (Première série), présentent l’histoire mouvementée de cette collection fondée il y a 150 ans. À l’heure de la numérisation des grands corpus documentaires, elles soulignent les « moments » très diversifiés de cette source construite par des éditeurs, d’abord bibliothécaires ou fonctionnaires de la Chambre des députés, puis historiens de la Révolution française, soucieux de dénombrement et de cohérence sérielle. Il s’agit aussi de montrer comment la « colonne vertébrale » de cette construction, le procès-verbal, est d’une fiabilité douteuse à partir du début de thermidor an II. L’analyse de la construction post-thermidorienne jusqu’au tournant de brumaire-frimaire an III, marqué par l’exceptionnalité de fait du procès du représentant Carrier, pose alors un vrai problème épistémologique, dans des constructions politiques orientées.

The authors, the editors of the Archives Parlementaires (Première série), describe the eventful history of this collection founded a hundred and fifty years ago. At a time of the digitalization of large documentary collections, the authors underscore the highly diversified « periods » of this source compiled by its editors, first by librarians and civil servants of the Chamber of Deputies, then by historians of the French Revolution, concerned as these were, by the uniformity of the series. The authors show how the « colonne vertébrale » of this construction, the report, is of doubtful reliability beginning in Thermidor an II. The analysis of this post-thermidorian construction until the turning point of the months of Brumaire and Frimaire an III marked by its exceptional nature because of the trial of the deputy Carrier, posed an essential epistemological problem in the political construction – unmistakenly partisan.

INDEX

Mots-clés : Archives Parlementaires, Convention nationale, édition de sources, moment thermidorien, procès Carrier

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AUTEURS

CORINNE GOMEZ-LE CHEVANTON CNRS UMS 622 IHRF, 17 rue de la Sorbonne, 75005 Paris Paris 1 Panthéon-Sorbonne — CNRS [email protected]

FRANÇOISE BRUNEL Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne IHRF, 17 rue de la Sorbonne, 75005 Paris [email protected]

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La naissance de la Montagne dans l’espace public : un mot au service des conventionnels du côté gauche ou de la République ? Octobre 1792- janvier 1793 The Birth of the « Mountain » in public space :a word in the service of deputieson the Left or of the Republic ?October 1792-January 1793

Alexandre Guermazi

1 L’historiographie a donné une grande place à l’étude du courant politique de la Montagne. Les historiens l’ont identifié selon plusieurs entrées : par sa stratégie politique (Aulard), son programme socio-économique (Mathiez), les origines géographiques et socio-culturelles de ses membres (Soboul), l’étude fine de la répartition des députés dans la Convention (Patrick), ou encore par les choix de ceux-ci et les derniers avatars de leur courant (Brunel)1. Ces différences tendent à s’estomper depuis quelques années, avec les études portant sur l’élan partagé des forces politiques dans la mise en place du régime républicain (Dorigny)2. Le terrain d’étude n’est donc pas vierge.

2 L’existence effective de la Montagne, que nous identifions à la période pendant laquelle des acteurs emploient le mot, s’en réclament et sont identifiés comme tels, est relativement étendue, et va bien au-delà de celle envisagée dans cet article ; nous y reviendrons. Ici, le mot est donc envisagé à travers les usages qu’en font les acteurs. La démarche est celle adoptée par les auteurs du Dictionnaire des usages socio-politiques3, influencée par l’histoire conceptuelle de Reinhart Kosellec. Elle pointe particulièrement la focale sur l’organisation de l’espace public démocratique (Raymonde Monnier), un espace d’échanges, de débats, de diffusion, d’appropriation des idées ayant pour enjeu la réalisation de la souveraineté populaire4.

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3 En nous bornant à la période de la naissance du mot, nous ne prétendons pas en saisir toutes les évolutions. Cependant, le choix d’une période si restreinte (les quatre premiers mois de la République) peut mettre en lumière la redistribution des forces qui ont influencé la vie politique pendant les deux années suivantes au moins. Ces forces se construisent alors en prenant à la fois en compte les ambitions des promoteurs de la Montagne et les réactions suscitées chez ses détracteurs. Ces différents acteurs procèdent en investissant et en transformant des lieux de pouvoir particuliers. Ce sont les sources liées à ces acteurs et à ces lieux de pouvoir qui seront mobilisées ; il s’agit principalement des comptes rendus des séances des sociétés patriotiques - au premier rang desquelles figure la société des Amis de la liberté et de l’égalité5 -, mais aussi des débats de la Convention nationale, du conseil général de la Commune de Paris et des sections parisiennes.

4 En octobre 1792 l’idée de « montagne » est développée et diffusée par un petit nombre de députés en dehors de l’enceinte de la Convention, aux Jacobins plus précisément, alors qu’en janvier 1793, ce mot, et plus spécifiquement les pratiques liées à ce mot, ont gagné les sections et les sociétés populaires parisiennes. La notion ne semble alors plus être combattue. Est-ce le signe qu’elle n’est plus seulement au service de ceux qui l’ont « créée » ? Comment un mot circonscrit à un lieu précis (la société des Jacobins), et usité par seulement quelques conventionnels du côté gauche, peut-il connaître une diffusion et une appropriation qui étendent son champ référentiel et son champ d’action à tout l’espace public, au point de devenir inséparable de l’idée de république ?

5 Nous proposons de présenter ce processus en trois temps. La Montagne est d’abord fondée par les Jacobins pour se défendre d’accusations politiques dirigées contre eux. Ils introduisent la notion à la Convention, en l’identifiant aux membres du côté gauche. Puis, pour débarrasser le mot de ses connotations péjoratives, ils enrichissent sa portée en le raccrochant à la défense du peuple et en mobilisant la symbolique de la hauteur. Enfin, cette portée est encore accrue lorsque les citoyens parisiens et les fédérés en font un mouvement propre à définir les bases de la République une et indivisible.

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Se positionner face à la « Gironde »

6 La situation politique qui a succédé au moment révolutionnaire du 10 août 1792, aux massacres de Septembre et aux élections des députés à la Convention nationale est propice à une nouvelle distribution des forces politiques. Des luttes se préparent dans la salle du Manège, lieu des séances de la Convention, pour prendre le leadership. L’usage du mot « montagne » se développe dès le mois d’octobre au club des Amis de la liberté et de l’égalité, en réaction à l’organisation et à la constitution du groupe qui n’est pas encore appelé Gironde, mais qui exerce sur la scène politique une influence déterminante.

7 Aux Jacobins, sous la république, le mot apparaît pour la première fois pendant une discussion sur l’adresse écrite aux sociétés affiliées afin de les informer des causes de l’exclusion de Brissot6. Il est question du club de la Réunion, club rival des Jacobins, où les Brissotins se seraient réunis pour préparer secrètement des coups de force, dont la journée du 20 juin 1792. La paternité de l’emploi du mot revient à Chabot, suivi par les autres membres du club les jours et les semaines suivants : « Pour être juste, je demande qu’on raye l’article du club de la Réunion ; plusieurs patriotes avec moi se sont réunis dans ce club pour tirer des explications de Brissot ; et il était peut-être nécessaire alors d’opposer la masse des Brissotins et des patriotes du côté droit, aux bas-côtés et au marais de la législature. Je demande le retranchement de cet article qui semble inculper les membres de la montagne du corps législatif »7.

8 Dans ce passage, plusieurs renseignements sont donnés sur la Montagne. D’abord, elle semble déjà exister avant la révolution du 10 août8. Elle fait ensuite référence à une distribution particulière des députés de la défunte Assemblée législative alors partagés en côté droit et côté gauche, mais dont le patriotisme des membres se mesurait à l’aune de leur position face aux menées du roi et de Lafayette9, formant ainsi une opposition entre montagne et marais. Il est à noter que, dans cette présentation, il n’existe pas de centre10, et que des membres du côté droit peuvent faire partie de la Montagne. Enfin, il est important pour Chabot de se dédouaner de la fréquentation d’un club secret où se seraient tramées les intrigues brissotines. L’importance stratégique du club de la Réunion au moment de la préparation de l’insurrection (« opposer la masse des Brissotins et les patriotes du côté droit ») l’emporte sur une condamnation hâtive qui aurait pour conséquence de compromettre la Montagne et la légitimité de la Révolution. Il est à noter que si cette justification est bien reçue par les Jacobins, les rédacteurs de l’adresse ont eu à cœur de promouvoir un espace de débat public incarné par les Jacobins qui n’ont rien à cacher, opposé à un espace de débat privé, celui des Brissotins11.

9 Si le club des Jacobins est investi par un petit nombre de conventionnels tels Chabot, Thuriot, Couthon, Desfieux, Duhem…, c’est en tant qu’espace permettant de se défendre contre la ligne politique d’autres députés, ligne considérée comme injustifiée et dangereuse. Ces députés qui fréquentaient jadis le club, mais qui n’y paraissent plus12, ont des origines assez hétérogènes : députation de la Gironde, de Marseille, de l’Eure, « ténors » de l’Assemblée législative en faveur de la guerre. Ils forment pourtant un groupe homogène parce qu’ils partagent une position de défiance envers des adversaires identifiés et stigmatisés. Ils se plaignent à grands cris du comité de surveillance de la Commune insurrectionnelle de Paris, des députés élus par le département de Paris, dont les pratiques et les idées reposeraient sur l’anarchie, c’est-

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à-dire sur l’absence de toute organisation politique, et qui mèneraient à la dictature du triumvirat Robespierre-Danton-Marat13. L’homogénéité du groupe tient aussi aux dispositifs qu’il propose pour contrer les adversaires dénoncés. À la Convention, il a obtenu la création d’une commission qui a pour mission l’examen des papiers du comité de surveillance de la Commune de Paris en vue de la libération de prisonniers qui auraient été arbitrairement arrêtés14. Surtout, la menace de dictature justifie pour lui d’organiser le corps politique d’une manière très particulière. L’abolition de la royauté a opéré un transfert de la figure unificatrice de la nation dans la Convention. Pour que cette institution se préserve d’une « domination » parisienne tout en restant le point de convergence de la nation, Buzot a proposé de la protéger à l’aide d’une garde armée constituée de citoyens venus des quatre-vingt-trois départements. Le problème de la représentation serait alors résolu puisqu’une proximité entre les citoyens-soldats et les députés pourrait s’établir à travers cette garde. C’est l’une des propositions girondines de souveraineté populaire qui permettent à ce courant d’organiser et d’occuper l’espace public démocratique. Cette unité retrouvée, préservée, inventée ferait, serait la République. On peut noter que le projet de garde armée suscite au club des Jacobins une opposition quasi-unanime, dont les points d’orgue sont les discours de Robespierre15 et de Saint-Just16. Robespierre assimile garde départementale et république fédérative, renforçant la dépréciation de cette dernière épithète et la raccrochant à la ligne politique brissotine17.

10 L’attaque menée contre la députation de Paris et la Commune suscite une vive réaction de ceux qui sont ainsi visés. Révolutionnaires de la première heure, engagés dans les grands combats patriotiques, initiateurs de l’insurrection du 10 août qui a entraîné la chute du trône, se considérant donc défenseurs zélés de la liberté contre le despotisme et l’arbitraire, ils refusent les accusations portées contre eux, a fortiori lorsqu’elles sont lancées de manière véhémente dans la salle du Manège, sans possibilité de discussion franche et sincère. Ils pensent à un coup préparé par une faction qu’ils tentent d’identifier et de nommer. Elle est appelée « faction brissotine » ou « rolandine » (du nom du ministre de l’Intérieur Roland), parfois même « la faction Gironde » (expression employée par Marat ou par Chabot). C’est donc dans les discours jacobins que le groupe généralement appelé « Gironde » par l’historiographie est le plus clairement délimité. Les thèmes liés à son identification, tel le fédéralisme, deviennent un leitmotiv, inséparable de l’utilisation du mot montagne.

11 En effet, on compte 24 occurrences du mot montagne chez les Jacobins, dont 11, c’est-à- dire la moitié, jusqu’au 1er décembre, ce qui montre que le club est le premier lieu où le mot est employé de façon « massive ». Dans les discours où le mot apparaît, on retrouve bien les différents thèmes de la défense face aux accusations girondines. Par exemple, le 15 octobre, après avoir demandé l’envoi d’écrits propres à éclairer les autres sociétés affiliées dans le but de diffuser « les principes de l’unité et de l’indivisibilité de la République », Jeanbon Saint-André utilise le mot pour s’élever contre les accusations sans cesse renouvelées à l’égard de Marat18. Merlin de Thionville l’emploie au sujet de l’accusation portée par Louvet contre Robespierre à la Convention, le 29 octobre19. Quant à Billaud-Varenne, il le mobilise en réponse au tableau d’un Paris anarchique dressé par les girondins, et à propos du procès du roi, autre grand thème d’opposition qui se fait jour à partir du mois de novembre20. Ici, les girondins sont dénoncés pour embarrasser l’Assemblée de longues procédures et de propositions insolites, ce qui fait croire qu’ils veulent sauver le monarque déchu21.

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12 Plus précisément, le mot montagne est utilisé lorsque les Jacobins appellent à se mobiliser pour faire valoir à la Convention les orientations prises publiquement au sein du club. Par exemple, toujours devant les lenteurs du procès du roi, Monestier du Puy- de-Dôme déclare le 3 décembre 1792 : « Je propose que tous les députés de la Montagne demandent demain à grands cris la mort de Louis XVI. Il faut pour cela que dès midi toute la Montagne soit couverte ; pour cela il ne faut pas que les députés soient comme de vilains paresseux, et il faut qu'ils se rendent de bonne heure à la Convention »22. Toujours à propos du procès du roi, le 17 décembre, Goupilleau de Montaigu commente la séance de la veille à la Convention où le renouvellement du bureau a tourné en faveur des girondins : « Il faut que vous marquiez du sceau de l’ignominie les patriotes qui ne se rendront pas à leur poste les jours où l’on formera le bureau : c’est le seul moyen de sauver la liberté […]. Il faut que nous nous serrions de plus en plus autour du rocher de la Montagne, et que nous y mourions ou que nous y sauvions la liberté »23.

13 Il semble bien que les Jacobins arrivent à faire reconnaître au-delà des limites du club le mot montagne. En effet, celui-ci est très rapidement introduit dans les débats des députés. Cependant, cette reconnaissance n’est pas univoque et tend à se retourner contre les promoteurs du mot. Le nombre d’occurrences est de loin le plus important pour les sources qui retranscrivent ou qui font référence aux débats de la Convention nationale (54 occurrences au total, soit plus de la moitié, en majorité pour le mois de janvier). Ce phénomène a surtout lieu à partir du mois de décembre. Des indications sont données sur la place des députés, sur l’origine spatiale des applaudissements ou des murmures dans la salle du Manège. Systématiquement et exclusivement, les députés siégeant au côté gauche de la salle sont assimilés à la Montagne. Siéger sur les bancs de gauche ou de droite, en haut ou en bas, c’est affirmer son appartenance à un courant uni par une ligne politique et, par là-même, affirmer son adhésion à des principes, à des convictions.

14 Par exemple, pendant la séance du 26 décembre 1792, jour de la dernière audition du roi dans son procès, le député Julien de la Drôme () demande la parole pour faire une motion contre le président de la Convention, Defermon (girondin). Dans les gradins, un tumulte naît, alors que les députés défendent l’un ou l’autre à grands cris. À la fin, lorsque Julien, visiblement toujours à la tribune24, obtient de nouveau la parole, la retranscription de la scène indique à la fois sa posture physique et ses propos : « Indiquant les membres de la partie gauche qui viennent de réclamer contre le président […] : j’habite les hauteurs (continuant de montrer l’amphithéâtre du côté gauche) que l’on désigne ironiquement sous le nom de la Montagne, mais je les habite avec insolence »25. Indice précieux s’il en est, le mot montagne n’est pas employé de la même manière selon qu’on s’en réclame ou qu’on s’en distingue. Mercier écrit le 18 décembre 1792 : « Dieu me préserve d’habiter jamais cette montagne, ou plutôt ce cratère sulfureux et fétide, où siègent des hommes de sang et de boue, des êtres ineptes et féroces, qui, sortis du néant, joignent à l’audace du crime la lâcheté des scélérats »26. Pareillement, lorsque Barthélémy Albouys donne son opinion le 7 janvier 1793 sur la sentence à rendre dans le procès du roi, il déclare : « Du fond de la vallée, mes yeux s'élèvent vers le sommet de la montagne, et je ne vois qu'une lave brûlante que ne cesse de vomir cet horrible volcan »27. Assis sur les bancs du bas de la salle, il se met ainsi à distance d’un groupe du haut, pour lequel il ressent de la défiance et, plus encore, de l’aversion.

15 Pour autant, il peut arriver que des députés d’autres bords s’installent « à gauche » ou « en haut »28. Parce qu’il n’a pas trouvé de soutien à sa proposition concernant les

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secours aux familles des volontaires combattant sur les frontières, voici le commentaire que fait le député et journaliste Marat sur la séance du 15 décembre 1792 : « On voit à la Montagne des hommes si modérés, si froids, si apathiques, que leur conduite toujours équivoque les ferait passer pour des compères chargés d’arrêter les élans patriotiques, sans compter les députés véreux, aristocratiques et royalistes qui viennent s’y placer, pour se faire bonne réputation »29. La reconnaissance entre pairs vient comme une réponse à ces tactiques de placement. Le côté gauche, bientôt inaccessible aux girondins, renforce la visibilité de la Montagne. En effet, le 21 janvier 1793, après une attaque contre Chabot, Chambon, éminent député du côté droit, a voulu s’installer sur les hauts bancs, « à la Montagne » 30, mais s’est fait déloger par les murmures de ceux qui y siégeaient. L’utilisation du mot oscille donc entre l’appréciation et la dépréciation.

16 Une autre manière de déprécier la Montagne, à partir de la fin du mois de décembre également, est de prêter à ses promoteurs des attitudes tyranniques. Robespierre jeune révèle que « c'est surtout lorsque les séances de la Convention sont orageuses que les journalistes se plaisent à calomnier les députés de la Montagne et à les faire passer pour des factieux et des agitateurs »31. En effet, lorsque Brissot parle des membres du « côté gauche de la Montagne »32 dans son Patriote français, c’est pour attaquer « l’aristocratie de leur démagogie »33, pour souligner qu’elle ne sait parler que par injures, comme « les prêtres et les théologiens »34, comme Thuriot qui « semble toujours croire qu’il est à l’audience de sept heures »35, comme David qui soutient Paris contre les dénonciations des départements36. Enfin, la manière la plus efficace de délégitimer la Montagne reste, pour ses détracteurs, de l’assimiler à une faction aux ordres de Marat ou de Robespierre37. Dans un espace et un corps politiques en recherche de cohésion et d’unité, qui ne tolère plus le pouvoir d’un seul (roi ou dictateur), le seul verdict possible d’une telle accusation est le discrédit. D’où les intenses débats et prises de position qui agitent les Amis de la liberté et de l’égalité et ses sociétés affiliées sur le compte de ces deux députés. Aux Jacobins de Paris, si Robespierre est unanimement soutenu, surtout après sa défense triomphale contre la dénonciation de Louvet le 5 novembre 179238, le cas de Marat suscite des réactions partagées. Bourdon de l’Oise lui demande de ne plus venir au Club pour que « les députés se rapproche[nt] de la Montagne où nous siégeons39 ». Il ajoute : « Vous les verrez venir dans le sein de cette Société, vous verrez les Sociétés affiliées revenir de leur égarement et se rallier de nouveau au berceau de la liberté ». Inversement, et sans citer expressément le mot, une société affiliée (non nommée dans le compte rendu) écrit à la société mère pour protester contre les « calomnies » à l’endroit de Marat et de Robespierre, et assure son attachement aux « deux incorruptibles amis du peuple »40. Si ces derniers finissent par garder la confiance des Jacobins41 et renforcent ainsi la cohésion du côté gauche de la Convention, la Montagne décriée comme une faction reste un leitmotiv qui concourt à la fragiliser.

17 Ainsi, d’une position défensive construite au club des Jacobins, la Montagne renvoie à une identification visuelle dans le lieu des séances de la Convention. Néanmoins, se rendre visible, c’est se singulariser aux yeux des autres, au risque de se faire stigmatiser, d’où une reconnaissance qui se fait au prix d’un certain isolement dans l’espace politique. En ce sens, la Montagne apparaît comme un mot au service exclusif des conventionnels du côté gauche, considérés par leurs détracteurs comme des factieux. Les artisans et promoteurs de la Montagne ont donc besoin de plus d’outils pour faire valoir leur positionnement. Ils tentent de mobiliser des procédés propres à

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renforcer la légitimé du mot, ce qui a pour corollaire de l’enrichir, de préciser sa définition et de redresser sa connotation. Il est raccroché à des éléments unificateurs.

Définir des cadres unificateurs

18 Pour renforcer la portée et l’impact de la Montagne, ses partisans rappellent quasi systématiquement dans leurs interventions que le mot est au service du peuple entier, service lié à la défense de principes et de buts hautement moraux, hauteur qui se retrouve aussi dans les métaphores des hauts reliefs, souvent exposées par des mises en scène dramatiques. Cette base fondamentale permet à la fois de repousser l’accusation de faction et de diffuser un programme politique. Elle permettrait alors de rallier plus de monde, et de conquérir l’espace public démocratique.

19 Le 12 décembre 1792, aux Jacobins, lors d’une discussion sur les généraux de l’armée et les brissotins, Tallien réfute l’argument de ses adversaires qui faisaient de la Montagne un parti : « Je dis qu’il existe dans la Convention un parti contre-révolutionnaire, que nous existons sous la dictature de Roland. Voilà les véritables ennemis qu’il faut combattre. Nous ne formons point un parti, nous n’avons pas besoin de chefs. Rallions-nous autour des principes éternels de la justice et de la raison, voilà nos chefs de file ; il est temps de nous montrer à découvert (ici tout le monde ôte son chapeau et l’agite en signe d’approbation) et de terrasser nos ennemis. Jurons de ne jamais accepter aucune loi qui serait contraire aux droits de l’homme. […] Si on nous proposait une pareille chose, il faut avoir le courage de la rejeter. Ainsi notre combat est à la mort ! Que les patriotes se rallient donc sur la Montagne, c’est là que nous devons périr ou sauver la liberté »42.

20 De même, le 17 décembre 1792, lorsque Goupilleau de Montaigu oppose à l’action du bureau girondin de la Convention les patriotes serrés « autour du rocher de la Montagne »43, il invite ses confrères à se « tenir fortement attachés aux principes. Que les vrais patriotes se réunissent pour défendre l’Égalité. (Applaudi) »44. Enfin, dans les Lettres à ses commettans, lorsque Robespierre prend la plume au sujet de la proposition d’appel au peuple soumise à l’Assemblée par Vergniaud, c’est pour parler de la Montagne comme d’une « citadelle inexpugnable », prise d’assaut en vain par les brissotins et par la députation de la Gironde. En effet, cette citadelle s’attache à défendre « la cause publique » liée pour lui « aux principes de la liberté, et aux lois éternelles de la raison, de la justice, gravées dans le cœur de tous les hommes45 ». Ces principes, ce sont les grandes notions philosophiques et politiques attachées à l’action des députés qui forment les cadres de leur programme et de leur action46. Ce sont les droits de l’homme attaqués qu’il faudrait préserver. Pour Robespierre, comme pour beaucoup d’autres jacobins, ce sont plus précisément les droits naturels, inséparables de l’idée d’humanité, de liberté, et d’égalité47. C’est un jalon de plus pour repousser le discours girondin du côté de l’illégitimité. Bien que ces bases forment un objet identifié, circonscrit, ciblé, non négociable, elles n’en gardent pas moins une prétention universelle. Elles invitent tous les hommes à s’y rallier, et permettent l’inclusion, la participation. Elles permettent également de tracer un « horizon d’attente » selon l’expression de Reinhart Kosellec, une vision qui s’inscrirait dans le présent et préparerait en même temps l’avenir pour susciter l’espoir. Ces arguments et cette démarche ne sont pas neufs, nous dit Robespierre ; ils ont déjà été employés sous les précédentes législatures48.

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21 La réactivation de cet argumentaire semble fonctionner et s’accélère dans le contexte de cette fin d’année 1792. En effet, l’emploi du mot montagne croît dans la salle du Manège à partir du mois de janvier. Les enjeux posés pendant les grands débats de la Convention font bouger les soutiens et les courants politiques. Par exemple, certains députés partageant jadis les défiances du côté droit à l’endroit de la députation de Paris, combattent l’appel au peuple proposé par une partie des girondins. Ils sont rapidement considérés comme ralliés à la Montagne. Coupé de l’Oise affirme le 4 janvier 1792 : « Barère a prononcé un discours excellent, […] je crois qu'enfin la majorité des députés va se rallier à la Montagne et que les Jacobins auront plus de facilité pour sauver la patrie »49. Quant à Marat, commentant la séance du 31 janvier 1793 portant sur le rôle de Dumouriez en Belgique, il constate en se réjouissant : « On ne peut que rendre justice à l’énergie civique qu’a déployée Cambon depuis quelque temps. Le voilà maratisé, me disaient mes collègues de la Montagne »50. En outre, le succès de ces ralliements permet à Marat d’ironiser sur l’accusation de dictature que la Gironde avait lancée contre lui, et qu’il avait toujours pris soin de réfuter. À l’issue du procès du roi, il accepte par plaisanterie de donner sa « démission dictatoriale ». Il dit ne plus avoir d’autorité sur « [s]es sujets de la Montagne », indociles depuis leur « grande victoire », à savoir le verdict rendu dans le procès de Louis XVI. Juger le roi leur aurait fait prendre conscience qu’ils ne voulaient plus de maître51. C’est aussi l’accusation de dictature contre la députation de Paris qui peut être réfutée, accusation rendue caduque par le fait même que c’est cette députation qui a œuvré pour le jugement à mort du roi, son « ancien maître ».

22 Pour attirer à soi au-delà de la salle du Manège, faire valoir des principes universels n’est sans doute pas suffisant puisque d’autres éléments discursifs sont mis en avant par les promoteurs de la Montagne.

23 Donner du sens au mot « montagne » nécessite également un renforcement de sa charge symbolique. Les discours de ses promoteurs font ainsi appel à l’imagination et à l’Histoire. Ils mobilisent métaphores et références du passé qui constituent autant de repères attachés à des vertus. Elles interpellent dans un sens positif les émotions des auditeurs toujours dans le but de susciter l’adhésion52. Pour ce faire, le thème de la hauteur de vue et les possibilités qu’offrent les hauts reliefs sont mis en avant.

24 Chez Robespierre, on a vu que la Montagne était une « citadelle imprenable » au service de la défense des droits du peuple. Pinet l’aîné qui prend la parole à la Convention, le 19 décembre 1792, contre la proposition de bannissement des Bourbons, utilise l’image du volcan : « La seconde vue de ces hommes de bien [ironiquement, les girondins], était de perdre dans l'opinion publique des départements, les patriotes vigoureux, les habitants de cette montagne, si terrible pour tous les intrigants, de cette montagne où pétille sans cesse le feu volcanique de la liberté et de l'égalité. Ils ont fait, sans doute, ce raisonnement-[là]53 ». Quant à Chabot, il oppose la montagne à la mer : « Je leur annonce que, quand nous ne serions que dix à la Montagne, nous resterons à notre poste, nous dévoilerons tous les crimes de Brissot, de la faction de la Gironde, et tous les flots de la mer viendront se briser contre le rocher où nous siégeons, parce qu’il est appuyé sur les bases immuables de la justice et de la vérité. (Applaudi) »54. Le 21 janvier 1793, les orateurs de la société populaire de la section de la Butte-des-Moulins parlent pareillement aux Amis de la liberté et de l’égalité : « La section qui nous envoie vers vous, vous considère comme un rocher contre lequel viennent se briser les flots d’une

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mer agitée par la tempête. Elle contemple avec admiration votre courage et votre énergie »55.

25 La même symbolique est parfois mobilisée par l’établissement de parallèles historiques. Dubois-Crancé et Robespierre associent la défense des principes à la roche tarpéienne de la Rome antique et mythique. Le premier prévient ceux qui s’opposeraient au rattachement de la Savoie à la France : « Messieurs, tous les intrigants, jusqu’ici, ont été précipités du haut de la roche Tarpéienne, il faudra que vous sautiez comme les autres »56. Le second répond à la saillie d’un discours de Gensonné, prononcé le 2 janvier 1793, sur l’appel au peuple dans le procès du roi. Alors que Gensonné a comparé les habitants de la Montagne aux oies du mont Capitole, qui cacardent pour alerter les habitants de Rome de l’invasion gauloise57, Robespierre lui oppose que, arrivés en haut du Capitole, les Gaulois pourraient bien être poussés ou tomber à cause de leur soif de richesse58.

26 Parmi les autres références pouvant étayer l’image édifiante et méliorative de la Montagne, on pourrait s’attendre à rencontrer les Lettres sur la Montagne de Jean- Jacques Rousseau, qui font la part belle à la lutte contre la domination et l’oppression. Rien de tel n’est pourtant signalé dans les sources, pas plus que des comparaisons avec le mont Sinaï où le législateur écrit les lois du peuple, comparaisons mobilisées six mois plus tard seulement59.

27 Grâce à la charge symbolique de la hauteur, aux références historiques sur la chute de ceux qui veulent attaquer l’inattaquable, la Montagne renvoie à la dimension sacrée (mais non dogmatique) des droits qu’elle veut défendre. L’utilisation du mot dans des discours énergiques où apparaît la détermination, montre qu’il s’agit d’une période où les décisions doivent être prises rapidement. Le succès du mot s’impose au moins dans les votes à la Convention concernant le procès du roi (rejet majoritaire de l’appel au peuple et du sursis). Ici, à partir d’une position défensive, les promoteurs de la Montagne ont réussi à surmonter les critiques dévalorisantes, et à entraîner derrière eux la majorité des députés. Cependant, malgré ce succès, aussi important soit-il (Marat déclare : « La tête du tyran est tombée, je crois à la République »60), l’action des Jacobins et des conventionnels du côté gauche présente certaines limites. Les usages du mot montagne permettent plus de surmonter les arguments de l’adversaire que de les vider de leur substance. La perte d’influence de ces arguments serait donc due à un rejet, sans toutefois procéder d’une modification de leur sens propre, comme Marc Deleplace l’a montré pour le mot anarchie, cher aux girondins61. Aussi, l’action des Jacobins prétend influencer et faire basculer tout l’espace public ; mais force est de constater qu’elle est essentiellement dirigée vers les sociétés affiliées et vers la Convention. C’est ici que l’action citoyenne joue un rôle de relais majeur dans la diffusion de l’idée de Montagne.

Le soutien, l’appropriation et l’enrichissement par le mouvement populaire

28 L’utilisation du mot dans des lieux tels que les sections et les sociétés patriotiques est peu importante (trois occurrences au total). Cependant, ce petit nombre d’emplois, associé aux thèmes des discours et aux pratiques des citoyens et fédérés présents à Paris, montre une convergence avec les positions prises par les Jacobins et le côté gauche de la Convention. Surtout, on peut se demander si le mot montagne n’est pas

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applicable à la création d’un mouvement populaire spécifique, parallèlement aux efforts des Jacobins. À défaut de prononcer fréquemment le mot, ce mouvement en développe les usages et les pratiques. Il l’associe à la création d’un nouveau réseau à l’échelle nationale (connexions entre Paris et les départements) qui transforme l’organisation de l’espace public démocratique. Il en augmente également considérablement la portée en le liant à la notion de la République une et indivisible. Il finit par entraîner tous les conventionnels, tous courants confondus.

29 Les deux occurrences révélatrices de ce phénomène sont, d’une part, en amont, l’arrêté-pétition de la section de Bondy, daté du 7 novembre 1792, présenté à la Convention deux jours plus tard et, d’autre part, en aval, la pétition rédigée par Clerz- Dose, datée du 5 février, lue à la séance rassemblant au couvent des Jacobins la société des Défenseurs des quatre-vingt-quatre départements et la société fraternelle des Deux sexes62.

30 Tout d’abord, le 7 novembre 1792, les citoyens de la section de Bondy réunis en assemblée générale décident de se transporter dans les différentes casernes où sont logés les fédérés des départements et fraternisent avec eux. Le procès-verbal indique que leur président, Foliot, prononce alors un discours pour annoncer que les défiances entre les Parisiens et les autres Français n’ont plus cours. La symbolique de la hauteur est mobilisée : les Français sauront s’élever comme « ces hautes montagnes jusques dans les nues » sans être ébranlés par la foudre. Seul compte « l’intérêt général de la République ». Et tous de prononcer d’une seule voix « le serment de l’union, de la fraternité, du maintien de la sûreté des personnes et des propriétés », puis de chanter, de s’embrasser, et de revenir ensemble dans le lieu des séances de l’assemblée63. Deux jours plus tard, la section et les fédérés se présentent à la Convention pour annoncer l’événement et lire cet arrêté, ce qui ne laisse pas de susciter l’enthousiasme des conventionnels. Des applaudissements unanimes s’élèvent dans la salle du Manège et Barère parle d’une « victoire sur l’anarchie ». Les députés décident d’envoyer le procès- verbal aux quatre-vingt-quatre départements et aux armées.

31 Que s’est-il passé pour qu’une telle fraternisation intervienne, et surtout pour qu’un tel retentissement « national » (fédérés au cœur de l’événement, envoi du procès-verbal aux départements par les représentants du peuple) ait ainsi lieu ? Quelle est la signification de cette fraternisation dans le contexte de lutte entre les conventionnels du côté gauche et du côté droit ?

32 Les fédérés sont des citoyens-soldats appelés à Paris en juin 1792 dans le cadre de la lutte qui oppose alors l’Assemblée législative et la Cour. Ayant pris une part active et décisive dans la chute de la royauté, ils sont peu à peu repartis chez eux. Les fédérés présents à Paris en novembre 1792 sont arrivés plus tard. Ce sont soit des volontaires de passage dans la capitale pour rejoindre le champ des opérations militaires (on parle des « frontières »), soit des soldats qui sont venus à l’appel de l’Assemblée législative défendre Paris de l’invasion étrangère64, soit encore d’autres volontaires venus à l’appel des membres du côté droit pour constituer la garde armée visant à la protection de la Convention contre les « factieux » parisiens. C’est précisément contre ce projet girondin de garde départementale, critiqué par les Jacobins65, que les citoyens des sections se sont fortement mobilisés dès le mois d’octobre. En général, les pétitions montrent une incompréhension, voire un rejet dudit projet, qui repose au demeurant sur une dépréciation des institutions communales et sectionnaires de la ville de Paris66. Certains arrêtés prévoient l’envoi d’adresses aux 83 départements pour éclairer sur les

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intentions des Parisiens, afin de plaider contre ce projet67. Cependant, lorsque les sections présentent dans ce sens leur pétition commune du 19 octobre à la Convention, le ton impérieux et insurrectionnel déplaît aux députés ainsi qu’à certaines sections qui déclarent avoir été trompées par les rédacteurs du texte. La poursuite de la remise en cause du projet se concentre alors sur la présence des fédérés à Paris à un moment où certains d’entre eux manifestent de vifs sentiments d’animosité envers la députation de Paris, en reprenant les thématiques girondines contre les « factieux », « anarchistes » et autres « désorganisateurs » parisiens68.

33 Connaissant les rouages de l’exécution de la loi, plusieurs sections interpellent les autorités pour connaître les raisons de la présence des fédérés à Paris, alors qu’aucun décret de la Convention n’a été promulgué en ce sens. En effet, le projet sur la garde départementale a été adopté dans le principe par les députés le 8 octobre, mais sans mode d’exécution concret69. Le ministre de la Guerre Pache est notamment sollicité sur la question70. Dans une circulaire qu’il diffuse aux sections, Pache répond qu’il n’a pas appelé les fédérés à Paris mais il invite chaudement les citoyens des sections à les accueillir, voire à les héberger : « C’est à vous [leur dit-il] à faire triompher au-dedans les principes par l’union avec vos frères de tous les points de la république. Son unité ne serait pas parfaite si elle se bornait à réunir des lieux et des hommes par des lois uniformes ; il faut encore l’union des cœurs et des volontés »71. Ainsi, c’est sûrement Pache qui a favorisé, sinon impulsé la fraternisation des citoyens et des fédérés dans la section de Bondy, événement associé à la naissance de la Montagne. Cette invitation apparaît d’autant plus importante qu’elle annonce concrètement, sur le terrain, le renversement de l’argumentaire girondin concernant l’unité républicaine. En proposant un rapprochement entre citoyens parisiens et fédérés, les défiances entre Paris et les départements tombent, tout en constituant un réseau d’information parallèle à une presse dominée par la Gironde, et à celui des sociétés jacobines affiliées. Des adresses sont écrites aux 83 départements par les sections, et les fédérés correspondent régulièrement avec leur famille et leur ville d’origine72. Ici, ce sont les membres de la société civile qui créent ensemble les fondations de la République, une République « des cœurs » avant une « République des lois ». La section des Piques, où une fraternisation avec les fédérés a également eu lieu, déclare que c’est « au milieu de nos assemblées générales qu’ils pourront se convaincre que les citoyens de Paris ne sont pas des égoïstes, comme les ennemis de l’unité de la République cherchent à les persuader »73. La garde départementale dédiée à la protection de la Convention n’a plus lieu d’être. La Montagne, dans le discours du président de la section de Bondy apparaît alors comme le mot, l’idée qui rapproche les acteurs civils, servant à la création du régime politique. Sans que le mot soit mobilisé ailleurs, les fraternisations de ce genre se multiplient et se déplacent à partir du mois de janvier dans d’autres lieux de l’espace public.

34 En effet, le 5 février, pendant la séance commune de la société fraternelle des Deux sexes, et de la société des Défenseurs des 84 départements, le citoyen Clerc-Doze en charge de la rédaction d’une pétition pour la Convention contre la vente de l’argent, parle des sociétés patriotiques comme des « Montagnes de la République, […] qui sauront bien se réunir à la vôtre »74. Il révèle une ambition qui placerait toutes ces sociétés en connexion avec l’ensemble des conventionnels dans le travail de l’élaboration des lois. Cet usage discursif tardif du mot apparaît comme l’aboutissement

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d’un long processus au cours duquel il n’est pas employé, mais où le rapprochement entre citoyens parisiens et fédérés est achevé.

35 Revenons quelques semaines en arrière. Cette deuxième étape du rapprochement est visible au début du mois de janvier. Des fédérés casernés dans la capitale se réunissent spontanément dans deux sociétés patriotiques qui semblent s’opposer. Une société des fédérés Marseillais apparaît à la barre de la Convention, le 13 janvier 1793. Elle demande, dans le cadre du procès du roi75, à constituer un service armé à Paris pour protéger les députés des « factieux », reprenant ainsi le discours développé par les girondins depuis le début de l’automne. L’autre société patriotique des fédérés, dite des « défenseurs des 83 départements76 et de la République une et indivisible », apparaît le 10 janvier, lorsqu’elle annonce sa création et son programme au conseil général de la Commune de Paris : « Sauver la liberté en danger, bien résolus de défendre de tout leur pouvoir, l’unité et l’indivisibilité de la république, et d’exterminer tous les intrigans et fédéralistes » ; cette fois, elle se positionne plutôt contre l’argumentaire girondin77. Elle annonce également que le lieu de ses séances est le couvent des Jacobins78. Elle entre en contact et fraternise avec la section des Arcis lors d’une fête civique célébrée à l’église Saint-Bon, le 14 janvier 1793, en « réponse aux calomnies répandues contre les habitants de Paris »79. La fraternisation républicaine est scellée par le serment d’union, prononcé en présence d’autres sections, du club des Jacobins ainsi que du conseil général de la Commune de Paris. Après une période d’opposition manifeste, ces deux clubs de fédérés80 arrivent à s’entendre pour finalement ne faire plus qu’un. Les membres de la société des Marseillais, qui ont refusé le 13 janvier de tenir séance avec les défenseurs de la République en arguant « de la différence des principes »81, acceptent finalement, le 17 janvier82, de s’unir avec eux. C’est par une autre fête civique qu’ils jurent de rester unis, toujours en présence des autorités constituées et des sections83.

36 Le conseil général de la Commune de Paris, sur proposition de son procureur Chaumette, décide de donner une tournure plus importante encore à l’événement. Le 27 janvier, toute la charge symbolique de la victoire contre la royauté, inséparable de la naissance de la République, est investie et mise en scène. La révolution du 10 août, considérée comme moment fondateur de la République, est célébrée par la plantation d’un arbre de la liberté sur la place du Carrousel où se sont déroulés les combats. Surtout, les quatre-vingt-quatre piques érigées tout autour, représentant autant de départements, évoquent le socle puissant sur lequel repose la République : des citoyens alertes, unis, disposés à partager un lien de confiance pour échanger et pour bâtir leur projet politique84. La place du Carrousel est rebaptisée en présence d’une délégation de la Convention. Elle porte désormais le nom de place de la Fraternité. Le rejet du principe de la garde départementale n’est jamais clairement énoncé pendant la cérémonie, mais le rapprochement entre Parisiens et habitants des départements (représentés par les fédérés) renverse les motifs mis en avant par les girondins pour justifier la nécessité de cette garde. Les départements représentés par les fédérés ont confiance en la probité des Parisiens, et la Convention ne craint rien entourée de ces derniers, ce qui n’est rien moins que la position défendue par les Jacobins. D’ailleurs, le même jour, les Défenseurs de la République, rendant compte de la fraternisation aux députés de la Convention, affirment qu’ils « avaient juré, avant de partir de leur département, une haine immortelle aux triumvirs, aux dictateurs, à tous les usurpateurs de la souveraineté ; ils les extermineront pour remplir leur serment. Mais ils jurent aujourd’hui une haine aux intrigants qui seuls, ont paru ambitionner le

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pouvoir suprême en criant contre la dictature et le triumvirat »85. Ils finissent par demander des lois répressives contre quiconque attenterait à l'unité et à l'indivisibilité de la République. Malgré la réponse peu accueillante quoique gênée du président Rabaut Saint-Étienne, la Convention décide sur proposition de Levasseur de la Sarthe, appuyée par Jeanbon Saint-André, l'envoi de la pétition aux départements, signe de l'influence prise par le côté gauche et ses soutiens dans la salle du Manège.

37 En définitive, c’est bien sur cet élan d’union, initié en grande partie par les citoyens et les fédérés, que le mot montagne - certes très peu prononcé – a-tout-à-la fois dépassé et élargi le champ d’influence des jacobins. Il a investi une plus grande partie de l’espace public. La société fraternelle des Deux sexes, alliée à celle des Défenseurs de la République, peut alors parler des sociétés patriotiques et de la Convention comme des « Montagnes de la République » et, chose nouvelle, peut désormais associer l’idée à des revendications portant sur l’élaboration de lois à caractère économique et social (la vente de l’argent ici).

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38 C’est in fine un mouvement de défense qui est à l’origine de l’apparition ou de la réapparition du mot montagne en octobre 1792. Il est mobilisé par certains membres du club des Jacobins (également députés) qui sont les cibles des virulentes dénonciations lancées par un groupe de conventionnels réunis autour de Brissot et de Roland, appelé communément aujourd’hui la Gironde. Ces dénonciations portent sur les pratiques politiques parisiennes qui mèneraient à l’anarchie, et justifieraient la levée d’une garde départementale correspondant à une certaine idée de la fondation de la République. Le mot connaît une expansion rapide dans l’espace public démocratique. Des Jacobins, il passe au lieu des séances de la Convention. Ses promoteurs s’y placent à gauche ou en haut, ce qui tend parfois à renforcer l’accusation de faction qu’ils cherchent pourtant à réfuter. Pour dépasser cette identification dépréciative, ils insistent sur la portée populaire (les droits) et la symbolique (la hauteur de vue, les hauts reliefs) du mot. Leur succès dans le procès du roi montre qu’ils ont réussi à convaincre la majorité de leurs collègues. Parallèlement, ils reçoivent le soutien des citoyens parisiens et des fédérés qui, par leurs fraternisations successives, mettent à distance nombre d’accusations en même temps qu’ils accroissent la portée du mot. En effet, la République une et indivisible est définie comme la mise en lien, l’union et la confiance partagée entre tous les citoyens, avant tout projet d’ordre économique et social. La Montagne est donc l’élan qui favorise la création et l’existence du lien politique, un élan qui vient du peuple tout en le constituant et en y associant les élus, dont l’ensemble des conventionnels.

39 Avec la multiplication de ses emplois dans les discours et dans les lieux de pouvoir, l’enrichissement de ses références, la Montagne assure la mise en lien d’acteurs aux statuts et aux fonctions divers. Elle leur permet de se saisir d’enjeux décisifs pour toute la nation. Elle ambitionne ainsi d’être l’élan d’union fondateur de la cité. Plus qu’une idée force, elle constituerait un véritable « paradigme politique » pour reprendre le concept de l’École de Cambridge86. Autrement dit, il s’agirait d’un ensemble d’actes de langage faisant autorité, au service d’une intention et d’un projet reçus et/ou appropriés par tous les membres d’une société. Toutefois, ce paradigme n’est pas encore complet, et il faudrait pouvoir comprendre comment ses usages discursifs et ses

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pratiques s’enrichissent avec d’autres thèmes, tels que l’organisation des pouvoirs ou la dimension économique et sociale, ce qui n’intervient qu’à partir du mois de février 179387.

NOTES

1. Alphonse AULARD, Histoire politique de la Révolution française, origine et développement de la démocratie et de la République, 1789-1804, Paris, Armand Colin, 1901 ; Albert MATHIEZ, Girondins et Montagnards, Montreuil, Éditions de la passion, 1988 [1930] ; Albert SOBOUL (dir.), Girondins et Montagnards, Paris, SER, 1980 ; Alison PATRICK, The Men of the First French Republic, Political Alignments in the National Convention of 1792 ; Baltimore, Londres, Johns Hopkins University Press, 1972 ; Françoise BRUNEL, « Les derniers montagnards et l’unité révolutionnaire », AHRF, 1977, p. 385-404. 2. Marcel DORIGNY, Aux origines de la République, Paris, EDHIS, 1988, t.1, p. I-XVIII. 3. Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), Paris, Klincksieck, 8 fascicules, 1985-2006. Voir également Jacques GUILHAUMOU et Raymonde MONNIER (dir.), Des notions-concepts en révolution autour de la liberté politique à la fin du 18e siècle, Paris, SER, 2002. 4. Voir Raymonde MONNIER, L’espace public démocratique, Paris, Kimé, 1994, p. 32-33. Cette notion met plutôt l’accent sur les relations entre citoyens, représentants et institutions politiques, alors que la « sphère publique plébéienne » de Günther Lottes s’étendait à toutes les sociabilités populaires (infra-politique compris) en lien avec la construction de la cité (Politische Aufklärung und plebejisches Publikum, zur Theorie und Praxis des englischen Radikalismus im späten 18. Jahrhundert, Munich, Vienne, R. Oldenbourg, 1979). 5. Appelée également et plus communément club des Jacobins. 6. Invité à la barre de la société pour justifier ses propos contre l’assemblée électorale de Paris et ses élus, Brissot ne se présente pas et est rayé de la liste des membres, le 12 octobre 1792. Alphonse AULARD, La Société des Jacobins, recueil de documents pour l’histoire du Club des Jacobins de Paris, Paris, Jouaust, Noblet, Quantin, 1892. t. IV, p. 378. 7. Ibidem, séance du 14 octobre 1792, p. 385. La forme définitive de l’adresse envoyée aux sociétés affiliées est donnée aux p. 394-399. 8. Lequinio l’emploie déjà dans une acception semblable à celle des Jacobins de la fin 1792, le 27 octobre 1791 à l’Assemblée législative (Archives parlementaires – désormais AP –, XXXIV, p. 441), et Chabot aux Jacobins le 18 juillet 1792 (Alphonse AULARD, Société des Jacobins…, op. cit., p. 114). 9. Pendant l’été 1792, les journaux parlent du « côté du peuple » et du « côté du roi ». Voir Armand BRETTE, Histoire des édifices où siégèrent les Assemblées parlementaires de la Révolution française, tome I, Paris, 1909, p. 219 et 233. 10. Au tournant des années 1792 et 1793, « plaine » est employé comme synonyme de « marais ». Ce mot se raccroche donc à l’idée d’une force conservatrice, voire contre-révolutionnaire, et non d’une force du milieu, immobile ou attentiste comme ce sera plus tard le cas. 11. Guirault le 21 septembre 1792 et Réal le 30 septembre 1792 avaient déjà demandé la fermeture du club de la Réunion. Voir Alphonse AULARD, Société des Jacobins…, op. cit., p. 319 et p. 352. Voir aussi les éléments de synthèse donnés par Albert Mathiez à propos du club de la Réunion : Le dix août, Montreuil, Éditions de la passion, 1988 [1934], p. 70-81.

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12. Leurs dernières interventions au club datent de la deuxième semaine du mois d’octobre. Pétion assure la présidence jusqu’au 10 octobre, et Dussaulx se justifie de ne pas avoir signé l’adresse contre Brissot le 12 octobre (Alphonse AULARD, Société des Jacobins…, op. cit., p. 375 et 383). 13. Voir les accusations de Barbaroux à la Convention lors de la séance du 25 septembre 1792, et le discours de dénonciation beaucoup plus étoffé de Louvet contre Robespierre le 29 octobre 1792 (AP, LII, p. 135 et LIII, p. 52) ; Hervé LEUWERS, Robespierre, Paris, Fayard, 2014, p. 238-245. 14. Cette commission a été créée le 1er octobre 1792. 15. BNF, Lb40 720, Discours de sur l'institution d'une nouvelle garde pour la Convention nationale, prononcé à la Société, dans la séance du 24 octobre 1792, Paris, imprimerie de P.-J. Duplain. 16. BNF, Lb40 719, Discours sur la proposition d'entourer la Convention nationale d'une garde armée, prise dans les 83 départemens, prononcé, en substance, à la tribune de la Société, le lundi 22 octobre 1792, Paris, imprimerie de L. Potier de Lille. 17. Lors de la séance de la Convention du 25 septembre, les députés avaient déclaré que la France était désormais une République une et indivisible. 18. Journal des débats et de la correspondance de la société des Jacobins, n°287, p. 3. 19. Alphonse AULARD, Société des Jacobins…, op. cit., p. 446. 20. Ibidem, p. 485. 21. Alison Patrick conclut que le côté droit, dominé par le courant girondin, était « dans une écrasante majorité antirégicide, nettement anti-Parisien » (op. cit., p. 295-296). 22. Alphonse AULARD, Société des Jacobins…, op. cit., p. 549. 23. Ibidem, p. 594. Le bureau, composé du président et des secrétaires de la Convention nationale, est renouvelé tous les quinze jours. 24. La tribune diffère de la barre en ce que l’une est réservée aux députés alors que l’autre accueille les orateurs des pétitions. 25. AP, LV, p. 639. Mots en italiques dans la source. 26. Correspondance épistolaire de la citoyenne Pasquet Polaignac et du député de la Convention M. Mercier publiée dans le Journal de la Montagne, n°23, 24 juin 1793, p. 181. Cet usage dépréciatif du mot n’est certes pas fait dans l’espace public, mais il fait écho à d’autres usages qui lui ressemblent. 27. AP, LVI, p. 268. 28. Ici, il semble que côté gauche et gradins du haut désignent les mêmes députés. 29. Journal de la République française n° 75, dimanche 16 décembre, dans Jean-Paul MARAT, Œuvres complètes, Bruxelles, Pôle nord, 1995, tome VIII, p. 5292. 30. Créole patriote, n° CCXLIV, p. 994. 31. Alphonse AULARD, Société des Jacobins…, op. cit., p. 623, 27 décembre 1792. 32. Patriote français, n°1244, 7 janvier, p. 1. 33. Ibidem, n°1234, 28 décembre 1792, p. 1. 34. Ibid., n°1238, 1er janvier 1793, p. 2. Brissot se montre souvent anticlérical, d’où ce rapprochement. 35. Thuriot, renvoyé aux « chicanes » du défunt Parlement de Paris. Les audiences tenues à sept heures du matin portaient sur des problèmes de procédure et de droit. Les avocats spécialisés qui plaidaient à cette heure-là avaient une réputation d’ardus juristes logiciens. 36. Ibidem. 37. Ibid., Dans les interventions girondines à la Convention, Marat est l’objet d’attaques continuelles. Concernant les attaques contre Robespierre, voir supra note 13. 38. Il est accueilli sous les plus vifs applaudissements lorsqu’il entre dans la salle de la société des Jacobins ; Journal des débats et de la correspondance de la société des Jacobins, n°296, p. 1. 39. Alphonse AULARD, Société des Jacobins…, op. cit., p. 613, 23 décembre 1792.

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40. Ibidem, p. 612. Voir un autre exemple dans la glane de Robert SCHNERB, « Un écho de la lutte entre Girondins et Montagnards à Chalon-sur-Saône », AHRF, 1933, p. 538-539. Au club des Jacobins de la ville, Joseph Dauphin, sous-lieutenant au 42e régiment d’infanterie prend la défense de Robespierre, Marat, Danton et Panis, qui sont « les vrais amis de la République, de l’ordre» affirme-t-il, qui n’ont d’autre but « que de jetter les fondemens de la liberté et de l’égalité, et de l’unité de la République ». Selon le témoignage de la municipalité girondine qui décide de son arrestation, il a provoqué « l’indignation universelle de la société » de Chalon. 41. Marat n’est finalement pas rayé de la liste des membres ; voir Alphonse AULARD, Société des Jacobins…, op. cit., p. 614. 42. Ibidem, p. 575. Le 30 novembre, sans citer le mot « montagne », mais en invoquant la cause du peuple, Robert a pris la parole pour écarter l’accusation de faction : « Sans doute, les Jacobins forment une faction, sans doute ils sont une puissance, sans doute ils exercent un despotisme ; mais cette faction, c’est la faction du peuple […], mais ce despotisme, c’est celui de la raison publique » (ibid., p. 527). 43. Cité supra. 44. Ibidem, p. 594. 45. ROBESPIERRE, Œuvres, t. V-Les journaux : Lettres de Maximilien Robespierre à ses commenttants (1792-1793), édition critique préparée par Gustave Laurent, Paris, Société des études robespierristes, 1961, p. 198. 46. Pratique somme toute différente de notre fonctionnement actuel. Énoncer un programme ouvert, non achevé, ne constitue pas ici une contradiction. 47. Sur la question des droits naturels de l’homme et du citoyen, voir Florence GAUTHIER, Triomphe et mort de la révolution des droits de l’homme et du citoyen, Paris, Syllepse, 2014 [1992]. 48. Ce qui corrobore le témoignage de Chabot cité plus haut. 49. Alphonse AULARD, La Société des Jacobins…, op. cit., p. 644. 50. Journal de la République française, n°113, 3 février 1793, dans Œuvres complètes, op.cit., t. IX, p. 5609-5610. 51. Ibidem, n°107, du 26 janvier 1793, p. 5568. 52. Ou le pathos dans l’art de la rhétorique. Voir Mary Ashburn MILLER, A Natural History of Revolution. Violence and Nature in the French Revolutionary Imagination, 1789-1794, Ithaca and London, Cornell University Press, 2011, p. 104-123. 53. AP, LV, p. 181. 54. Alphonse AULARD., Société des Jacobins…, op. cit., p. 601. 55. Ibidem, p. 689. 56. Ibid., 21 novembre 1792, p. 507. 57. AP, LVI, 2 janvier, p. 153. Ironie qui assimile les discours souvent vigoureux des députés du côté gauche à des cris d’alarme incompréhensibles. 58. Robespierre, Œuvres, op. cit. Allusion à l’attrait pour les richesses dont les girondins se cachent peu, qui serait le moteur de leur soif de pouvoir, mais dont l’issue pourrait leur être fatale comme dans le fameux dicton : « Il n’y a pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne ». Voir plus particulièrement la légende de Tarpeia et l’histoire du consul Marcus Manlius Capitolinus. 59. Surtout à partir de la fin du mois de juin 1793, ce qui correspond à l’achèvement de la Constitution de l’an I. L’opposition entre hauteur et abîmes, haute-terre et mer, clarté/lumière/ feu et obscurité/désorde/mort s’impose dans la durée. Voir la gravure d’ALIX et de BOISSIEUX, Le triomphe de la République, Paris, Bance, s.d. - BNF, QB- 4 (1793-08-10) -FT 4. 60. Journal de la République française, n°107. 61. Marc DELEPLACE, L’anarchie de Mably à Proudhon, Lyon, ENS éd., 2001, p.119-120. 62. Ces deux sociétés se réunissent dans les mêmes locaux que les Amis de la liberté et de l’égalité.

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63. AP, LIII, p. 331 sq. Signe de la large diffusion de cet événement, on retrouve la copie imprimée du procès-verbal dans de nombreux dépôts d’archives : BNF, Le37 2B ; AN, AD XVI 70, liasse 2, folio n°21 ; Bibliothèque historique de la ville de Paris, 10065B, t. 1, folio n°14 ; British Museum, F 617, folio n°36 et F 61**, folios n°10 et n°23 ; Archives de Paris, 2 AZ 259, folio n°2. 64. Le 1er septembre, la place forte de Verdun est prise par l’armée de Brunswick et la route vers Paris est ouverte. 65. Voir supra. 66. La section du Temple présente sa pétition à la Convention le 6 octobre ; AP, LII, p. 366 sq. 67. C’est le cas pour la section des Gravilliers, le 6 octobre (Archives de la préfecture de police de Paris, AA 266, f.111), et pour la section des Sans-culottes, sûrement quelques jours plus tard (arrêté non daté : BNF, Lb 40 505 ; également conservé à la Bibliothèque historique de la ville de Paris, 10065, f. 44 et au British Museum, F 621, n°6). 68. Marat témoigne de menaces proférées la nuit devant sa maison par des fédérés marseillais ivres ; Journal de la République française, n° 38, 2 novembre 1792, dans Œuvres complètes, op. cit., t. VIII, p. 5045. Le 4 novembre 1792, la section du Mail dénonce au Conseil général de la commune des hommes en uniforme national courant dans la rue sabre nu à la main, réclamant à grands cris la tête de Robespierre et de Marat ; Créole patriote, n° XCVIII et Courrier français, n°309, p. 39. 69. AP, LII, p. 399-402. 70. Après avoir entendu les pétitions des sections des Piques et des Sans-culottes, le conseil général de la Commune de Paris écrit au ministre de la Guerre pour lui demander des explications ; Créole patriote, n° LXXIX, 30 octobre 1792 soir, p. 304. 71. Moniteur universel, n° 308, p. 366, reproduction de la lettre du ministre de la Guerre adressée au conseil général de la Commune, 1er novembre 1792. 72. Aucune lettre de fédéré exposant la situation à Paris ne peut être citée ici mais il est habituel que les volontaires entretiennent une correspondance avec leurs proches, leur ville et leur département d’origine. Jean-Paul BERTAUD, La vie quotidienne des soldats de la Révolution, 1789-1799, Paris, Hachette, 1985. 73. Arrêté daté du 5 novembre 1792 ; British Museum, F 617, 8. 74. Sur la préparation de cette pétition, voir le Créole patriote n° 273, p. 1111, 3 février 1793. 75. AP, LVII, p. 31-32. 76. Ou des « 84 départements » selon les sources. 77. Créole patriote, n° CCXXVI, p. 906. La formulation ne change pas beaucoup dans le Moniteur universel, t. 15, n° 13, p. 109. La défense des « droits imprescriptibles de l’homme » y est présente. 78. Voir plus bas les liens avec la Société fraternelle des deux sexes. 79. « La plupart des sections s’y sont trouvées », informe le Courrier français, n° 18, p. 144. Voir aussi l’arrêté de la section des Arcis qui relate l’événement, AP, LVII, p. 62, et BNF, fonds français 8606, feuillet n°16. 80. Pierre Caron a brièvement exposé ces deux tendances dans son article « Les défenseurs de la République », La Révolution française, LXXXVI, 1933, p. 193-235. 81. Courrier français, n° 16, p. 124 ; Patriote français, n° 1253, p. 61. 82. Ibidem, n° 18, p. 144. 83. Ibid. 84. Ibid., n° 21, p. 167 ; et Patriote français, n° 1266, p. 116. Le terme actuel serait le « vivre- ensemble ». 85. Moniteur universel, t. 15, n° 29, p. 298. 86. Voir Anne HERLA, «Histoire de la pensée politique et théories du langage : Skinner, Pocock, Johnston lecteurs de Hobbes», Dissensus, n° 3, février 2010, p. 164-175. 87. Ce qui permettrait alors de faire plus de recoupements avec les études existantes.

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RÉSUMÉS

Pour ceux qui s’en réclament, l’utilisation grandissante du mot « montagne » à partir du mois d’octobre 1792 révèle un projet d’organisation de l’espace public fondé sur la publicité des débats, la mise en réseau des députés et des citoyens, et la défense des principes liés à la résistance à l’oppression. Il est d’abord mobilisé par quelques conventionnels du côté gauche qui fréquentent le club des Jacobins afin de se démarquer de la ligne politique « brissotine », en particulier de l’opposition faite entre Paris et les départements. Introduisant le mot à la Convention pendant le procès du roi, ces mêmes conventionnels sont accusés de l’utiliser pour constituer une faction. Ils y répondent en multipliant les références sur leur hauteur de vue et sur la défense du peuple. Un transfert a lieu à partir du mois de novembre. Lorsque les sections parisiennes fraternisent avec les fédérés des départements présents dans la capitale, ils ne prononcent pas systématiquement le mot. Cependant, ils développent pleinement ses usages unificateurs qui s’incarnent dans les fêtes patriotiques successives du mois de janvier 1793. Ils affirment ensemble faire République, et rallient alors les conventionnels, toutes tendances confondues.

The increasing use of the word « mountain » or « montagne », beginning in October 1792, reveals a plan for the organization of public space based on the publicity of debates, the creation of networks among deputies and citizens, and the defense of principles linked to the resistance to oppression. Such usage was first employed by some deputies on the Left who frequented the Jacobin club to differentiate the political line of the Brissotins, particularly the opposition between Paris and the departments. Introducing this term in the Convention during the trial of the King, these same deputies were accused of using it to constitute a faction. They responded by multiplying the references of their lofty point of view, and about their defense of the « People». A transfer took place from November onwards, when the Parisian sections fraternized with the fédérés from the departments then in the capital. Without pronouncing the word, systematically, they nonetheless clung to the practice by developing fully the unifying usages that emerged in the successive patriotic festivals on January 1793. Together, they affirmed the establishment of the Republic, and thus rallied the deputies of diverse political tendencies.

INDEX

Mots-clés : Montagne, sections, Convention nationale, république

AUTEUR

ALEXANDRE GUERMAZI Doctorant, IRHiS-Lille 3 Université Lille 3, BP 60149, 59653 Villeneuve-d’Ascq cedex [email protected]

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Y a-t-il des mots des montagnards ? Le lexique et les choix politiques montagnards Was there a Montagnard vocabulary ? The lexicon and the political choices of the Montagnards compared with other deputies

Marco Marin

1 Saisir les spécificités discursives des montagnards par rapport à celles des autres membres de la Convention n'est pas une tâche aisée, puisque une grande partie du lexique politique est commune à tous les députés de l'Assemblée. Afin de mener une étude des usages discursifs des députés à la Convention, il serait nécessaire d'avoir à disposition de grands corpora – comme le texte complet des Archives parlementaires1 ou du Moniteur Universel – pour les analyser avec les logiciels lexicométriques. Avec ces outils, on pourrait comparer, par exemple, l'usage que les divers acteurs font de certaines lexies2 par des listes d'occurrences, de co-occurrences et par des diagrammes temporels.

2 Faute de ces outils, nous présenterons dans cet article un cadre général du lexique montagnard, notamment celui de quelques personnages affiliés à la gauche parlementaire, en ayant recours à une perspective comparative avec les autres groupes de l'Assemblée, les girondins en particulier3. Cette approche nous est indispensable pour saisir les éventuelles différences ou similitudes discursives des divers groupes, qui contribuent à guider leur action et fondent leur identité politique. Grâce au matériel dont nous disposons, nous examinerons surtout les textes des trois montagnards, parmi les plus connus – Robespierre, Marat et Saint-Just –, en utilisant aussi les discours issus des deux cent soixante-quatre autres députés de gauche recensés par Françoise Brunel4.

3 Le corpus des sources analysées est assez vaste. Tout d'abord, il y a les corpora numériques que nous avons créés à l'Université de Trieste. Il s'agit des Œuvres de Robespierre ; des Œuvres complètes de Saint-Just ; des Œuvres politiques de Marat ; du Père Duchesne d'Hébert5. Nous y ajouterons quarante-cinq discours de Danton publiés par Hector Fleischmann6. Ces sources ont été analysées à travers des logiciels de

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lexicométrie7. Nous avons également pris en considération les discours de plusieurs autres députés, de manière à vérifier l'usage et la fréquence de certaines lexies. Ici, nous nous sommes référés au portail ARTFL de l'Université de Chicago où se trouvent les quatre-vingt-deux premiers volumes des Archives parlementaires8. Enfin, sans recours aux outils informatiques, nous avons repris le texte du Moniteur universel et le recueil des sources La société des Jacobins d'Aulard9, afin de pouvoir associer une lecture plus classique aux indications issues du traitement automatique des autres données.

Définir et choisir son camp : les désignants socio- politiques

La définition d'un groupe : « Montagne », de hétéro-désignant à auto-désignant et vice versa ?

4 En général, on considère que la première occurrence de « Montagne » dans les débats à l'Assemblée remonte à la séance du 27 octobre 179110, lorsque Lequinio prononce la phrase : « Citoyens français, vous nous avez honorés de votre confiance, et votre estime nous a portés sur le haut de la montagne d'où nos regards s'étendent sur tout le royaume »11. Or, il faut noter que dans ce discours l'auteur n'emploie pas le terme en tant que désignant des députés de la gauche, mais plutôt pour se référer à l'ensemble de l'Assemblée législative. Lequinio, donc, n'évoque pas la « Montagne », dans le sens qui s'est affirmé historiquement. Pour cette raison, il nous semble préférable d'indiquer comme première occurrence de « Montagne » dans le sens qu'elle a acquis pendant la Révolution, celle présente dans le débat à l'Assemblée du 21 mars 1792, publié dans le tome 40 (p. 217) des Archives parlementaires : « Un membre du côté droit, placé à la droite de M. Calvet : “Monsieur le président, je demande que vous rappeliez à l'ordre Monsieur (il désigne un membre placé à la gauche de M. Calvet) qui m'a dit que je n'étais pas ici à ma place, que je serais mieux sur la Montagne” ».

5 En rapprochant cette occurrence d’un propos assez connu de Robespierre, mais plus tardif12, nous avons l'impression que « Montagne », dans le sens qui nous intéresse, aurait pu apparaître à l'origine comme un hétéro-désignant13. Il ne s'agirait donc pas d'un auto-désignant comme on pourrait le croire en suivant Lequinio. Lisons le passage de Robespierre : « [Duhem] est appuyé, avec vigueur, par cette partie de l'Assemblée qui siège ordinairement dans le coin de la salle qu'on nomme vulgairement la Montagne »14. Si notre intuition est fondée – mais, à ce stade, de plus amples approfondissements sur la période octobre 1791-juillet 1792 seraient nécessaires – l’hypothèse serait de rattacher l'origine de ce désignant à la fameuse fable La montagne accouchant d'une souris, rendue célèbre au XVIIe siècle par La Fontaine15 et qui reste très populaire à la fin du XVIIIe16. Selon cette version, les montagnards seraient ceux qui, avec beaucoup de fracas, promettent de grandes réformes mais ne parviennent pas à les faire aboutir.

6 En suivant Alexandre Guermazi17, il est cependant nécessaire d'indiquer que, au moins à partir de l'été 1792, le lemme « Montagne » est employé comme auto-désignant, notamment par Chabot le 18 juillet 1792 aux Jacobins18. Toutefois, en opérant aussi un recensement des occurrences, Guermazi spécifie que ce n'est qu'à partir du mois de décembre 1792, et lors du débat sur le procès au roi, que ce terme « est utilisé lorsque

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les jacobins appellent à se mobiliser pour faire valoir à la Convention les orientations prises publiquement au sein du Club ».

7 En renvoyant à l’article d’Alexandre Guermazi pour un approfondissement de ces questions, il est toutefois possible d'affirmer que « Montagne » et « montagnard(s) » sont de plus en plus utilisés en 1793, en devenant, au fur et à mesure, des lexies ayant une valeur axiologique tout à fait méliorative. Pour ce qui concerne nos trois montagnards de référence, tous commencent à utiliser la lexie « Montagne » entre décembre et janvier 1792-1793. Marat et Robespierre l'emploient régulièrement, tandis que pour Saint-Just l'Allocution aux Jacobins du 1er janvier 1793 est le seul témoignage de cet usage jusqu'en septembre suivant. Par ailleurs, il n'est pas négligeable qu'elle soit utilisée dans une logique d'opposition avec « la faction brissotine » : « Citoyens, vous n'ignorez pas que, pour dissiper les erreurs dont Roland a couvert toute la république, la Société a arrêté qu'elle ferait imprimer et distribuer le discours de Robespierre. Nous l'avons regardé comme une éternelle leçon pour le peuple français, comme un sûr moyen de démasquer la faction brissotine et d'ouvrir les yeux des Français sur les vertus trop longtemps inconnues de la minorité qui siège sur la Montagne [écrit Saint- Just] »19.

8 Lors du procès au roi, puis lors de l'affrontement entre la Montagne et la Gironde (de janvier à mai 1793), l'usage axiologique et hagiographique de « Montagne », qui fait également plusieurs renvois à la Bible et à la Nature rousseauiste20, permet aux députés de gauche de trouver une unité en tant que groupe politique, tant par rapport aux membres qui le composent que par rapport à ceux qui lui sont extérieurs. Néanmoins, ce n'est qu'après les journées du 31 mai-2 juin que ce terme est introduit progressivement dans le lexique politique commun, en surmontant aussi les résistances de certains conventionnels. Un exemple de ces réticences est la tentative désespérée et tardive d'un député de la Plaine, Barthélémy Albouys, qui, à la fin juin 1793, tente de neutraliser la force identificatrice et évocatoire de la lexie « Montagne », en la décrivant comme dangereuse pour l'égalité entre les députés et entre les citoyens : « Si nous sommes tous égaux entre nous, […] d'où vient cette distinction de côté droit et de côté gauche, de montagne, de plaine et de marais ? […] Montagnards, ne vous effrayez pas : je n'introduis point le levier dans les fentes de vos rochers ; je gonfle les eaux de ce marais, j'en couvre la plaine, et tous nous nous élèverons au plus haut du mont sacré : là sans doute est un terrain uni, où tous au même niveau, nous ne connaîtrons plus aucune distinction de places. […] Puisque le nom de montagne présage encore à la France une distinction d'ordres, prenons tous, dès aujourd'hui, le titre de députés à la montagne, et que ce nom cesse d'être terrible en devenant celui de l'entière image du peuple souverain »21.

9 Si pendant l'an II, la lexie « Montagne », tout comme « sans-culotte(s) », fait partie intégrante du langage officiel de la République, le 9 thermidor n'en décrète pas le bannissement immédiat, ce qui montre qu'elle n'était pas un synonyme de « robespierristes », mais qu'elle était plutôt associée aux institutions républicaines. Un exemple parmi d'autres est celui du comité de surveillance de Rethel-sur-Aisne qui, le 15 thermidor an II, termine sa lettre de félicitations pour la faillite de la « conjuration » de Robespierre avec : « Vive la Convention ! Vive la montagne ! Vive la République ! »22.

10 Néanmoins, après la chute des robespierristes, la valeur positive du lemme « Montagne » ne dure pas longtemps. Dans les pétitions des sociétés populaires et des autorités constituées les expressions « Vive la Montagne », « braves montagnards », etc. cessent d'être employées dès la première quinzaine de vendémiaire an III23. Dans

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une lettre du 24 frimaire an III (14 décembre 1794), le député Pierre-Amable Soubrany peut affirmer « qu'il suffit de demander la parole du haut de la Montagne pour être écarté par l'ordre du jour »24. Bientôt, à la suite de la fermeture du club des Jacobins25, « Montagne » devient (ou redevient) surtout un hétéro-désignant, bien que les insurgés de Prairial an III crient encore « Vive la Montagne » avant d'être dispersés26.

Comment nommer l'adversaire politique : « girondins », « brissotins », « rolandins » ou « buzotins » ?

11 Il y a vingt-cinq ans déjà que Marcel Dorigny affirmait, dans le Dictionnaire dirigé par Albert Soboul : « Le mot "girondins", pour désigner un groupe politique de la Convention, s'imposa seulement au cours du XIXe siècle ; il avait été utilisé dès l'Assemblée législative, mais on lui préférait alors les expressions de Brissotins, Rolandins ou Buzotins »27.

12 La consultation des corpora numériques désormais disponibles permet de préciser que, si le substantif/adjectif « brissotin(e)(s) » semble être le désignant le plus employé (plus que « girondin(e)(s) »), cela ne semble cependant pas être le cas pour « rolandin(e)(s) » (et « rolandist(e)(s) »), et encore moins pour « buzotin(e)(s) », qui est aussi rare que « louvetin(e)(s) ». Ainsi, chez Robespierre et Saint-Just, la formule « brissoti* » est utilisée deux fois plus que « girondi* »28. En outre, chez Robespierre, le terme « rolandi* » paraît 5 fois. Ce n'est pas le cas pour « buzoti* », qui n'apparaît jamais, ni chez Saint-Just, d’ailleurs. Chez Marat, nous avons 123 occurrences de « brissoti* », 23 de « girondi* », 49 de « rolandi* » et 10 de « buzoti* ».

13 Signalons encore que, pour ces auteurs, c'est la formule « brissoti* » qui s'impose d'abord. Dans Marat, elle apparaît déjà dans un Placard du 28 août 1792, où l'Ami du peuple parle d'une « faction brissotine ». En novembre, cette fois, Marat introduit l'offense : « clique brissotine ou rolandine », tandis que Robespierre commence à employer « brissoti* ». « Girondi* », cependant, ne fait son apparition dans le lexique maratiste et robespierriste qu'en janvier 179329.

14 Les données issues du portail de l'ARTFL30 sont partiellement différentes. Ici aussi, l'emploi de « buzotin(e)(s) » est presque négligeable, mais sont très peu utilisées aussi les formules « rolandin(e)(s)/rolandist(e)(s) ». En revanche, les formes « brissoti* » et « girondin*/girondist* » sont très fréquentes et leur incidence est comparable. En outre, ces occurrences apparaissent souvent ensemble, comme dans le discours de Vergniaud du 13 mars 1793 : « Depuis quelques jours surtout ils y criaient avec fureur que le seul reproche qu'on pût faire aux journées de septembre c'était d'avoir été incomplètes ; qu'il fallait purger la terre du conseil exécutif des généraux, des Brissotins, des Girondins, des Rolandins, de tous ceux, en un mot, qu'ils avaient inscrits sur leurs listes de proscriptions »31.

15 Comme le montre bien cette citation, tous ces termes sont employés en tant qu’hétero- désignants, principalement par les montagnards, dans l'Assemblée (et aux Jacobins) ; jamais avant le 10 août et surtout après les journées du 31 mai-2 juin. À la suite de l'épuration des girondins, en effet, toutes ces formes entrent à part entière dans le groupe d'expressions utilisées pour indiquer, génériquement, l'ennemi intérieur. Elles deviennent, de la même manière que « contre-révolutionnaire(s) », « aristocrate(s) », « vicieux », etc., axiologisées en mal jusqu'à la réhabilitation et la réintégration des girondins survivants au cours de l'an III. Pendant une courte période, en mai-juin 1793,

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seule la forme « girondi* » devient un auto-désignant politique. On remarque cela, notamment, dans le Patriote français de Brissot du 6 mai 1793 ; et, d'une manière bien plus affirmée, dans la très connue Lettre de la Société républicaine de Bordeaux à la Convention nationale du 8 mai 1793 : « Oui, nous sommes tous Girondins ; nous le serons jusqu'au tombeau »32.

Les alliés populaires : les « sans-culotte(s) »

16 La lexie « sans-culotte(s) » et les variantes « san(s)culot(t)e(s) » et « sans culot(t)e(s) » apparaissent dans les salons du XVIIIe siècle comme une plaisanterie pour désigner les lettrés n'ayant pas de protection. Après un usage initial diffamatoire de la part des publicistes anti-révolutionnaires (surtout de François Marchant)33, cette lexie s'affirme progressivement avec une connotation positive au cours de la Révolution à partir de la période janvier-août 179234. Hébert l'emploie deux fois en novembre 1790 et en février 1791, pour ensuite l'intégrer dans son lexique l'année suivante. À partir d’avril 1792, il l'emploie même plus souvent que la lexie « citoyens »35. Desmoulins l'introduit de temps en temps dans son lexique à partir d'octobre 1791.

17 Pour ce qui concerne nos trois montagnards, Marat emploie la lexie « sans-culotte(s) » à partir de juillet 1792, avec une fréquence de plus en plus importante jusqu'en juillet 1793. Dans le corpus de Saint-Just, elle apparaît bien plus tard et très rarement : en deux occasions dans des documents collégiaux et une seule fois dans un rapport écrit individuellement36. Robespierre, quant à lui, l'utilise un peu moins d'une centaine de fois, principalement pendant l'année 1793 – et seulement deux fois au singulier en 179437. En regardant la liste des concordances chez ce dernier auteur, il est surprenant de voir comment une des premières occurrences de « sans-culottes » est déclinée le 10 mai 1792, à savoir à côté de deux lexies ayant une valeur fortement dépréciative : « Je m'attends bien que je serai dénoncé par ses auteurs, par tous les ennemis de la liberté, comme le défenseur de l'anarchie, des sans-culottes, des perturbateurs »38. Les éléments ici évoqués pourraient être interprétés comme des indices de l'aversion de Robespierre pour ce désignant. En effet, il l'emploie surtout dans la période mai-juillet 1793, à savoir lors de l'affrontement le plus dur avec les girondins.

18 Aux Jacobins, « sans-culotte(s) » est introduit par Desmoulins et Pierre-François Réal à la fin de 1791 et devient plus courant pour certains membres (Chabot) à l’été 1792. Ici, pendant l'an II, il apparaît chez Robespierre et dans les discours d’Albitte, Couthon, Collot-d'Herbois, Legendre, Barère, Fouché, Dumas et Dechamps39.

19 À partir du portail ARTFL, on peut souligner que la première occurrence de « sans- culottes » dans les Archives parlementaires apparaît dans une Lettre de M. Faydel à ses commettants de fin septembre 1791 40. Toutefois, l'auteur ne semble pas encore l'employer dans le sens que l’expression a historiquement acquis. Pour notre propos, le passage du montagnard et jacobin Bréval issu du discours non prononcé Sur l'affaire d'Avignon de mars 1792 est plus utile : « On appelle […] le peuple français d'Aix sans-culottes, mais on devrait dire qu'il aurait des culottes et du pain, si la liste civile n'était pas aussi énorme ; mais il a du courage et des piques, et il maintiendra la Constitution et sa liberté. Pasquier, dans ses recherches sur la France, dit que les brigands étaient les premières troupes de l'Empire, […] ces derniers […] ont été remplacés par les sans-culottes, c'est-à-dire par la vertu »41.

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20 Même si ce discours n'a pas été prononcé, il est important de le signaler, car il fait remonter en arrière l'introduction de la lexie dans l'espace de l'Assemblée. Par ailleurs, quelques jours plus tard, le 11 mars, le ministre de l'Intérieur, Cahier de Gerville, emploie lui aussi « sans-culotte » à l'Assemblée en tant que désignant social : « On a remarqué sous le déguisement de sans-culottes des hommes qui portaient du linge fin, et qui, par leur langage, paraissaient avoir reçu de l'éducation »42.

21 S’il n’est pas possible de pousser plus avant l’étude de l'usage de ce désignant à la Convention, il est néanmoins intéressant de citer deux exemples de son emploi de la part de girondins, qui, comme on le sait, en donnent une valeur très péjorative en 1793. Les deux citations qui suivent sont du 10 avril, lorsque la droite doit se défendre des attaques des montagnards, et en particulier de Robespierre : « Qu'entend-on par sans-culottes [s’interroge Pétion] ? Si on entendait par ce mot les braves citoyens du tiers état […] nous pourrions être avec vous, mais on entend par sans-culottes, non tous les citoyens, les nobles et les aristocrates exceptés, mais tous les hommes qui sont propriétaires pour les distinguer de ceux qui ne le sont pas »43. « A force de crier au peuple qu'il fallait qu'il se levât, dit Vergniaud ; à force de lui parler non pas le langage des lois, mais celui des passions, on a fourni des armes à l'aristocratie ; prenant la livrée et le langage du sans-culottisme, elle a crié dans le département du Finistère : Vous êtes malheureux, les assignats perdent ; il faut vous lever en masse ! Voilà comme ces exagérations ont nui à la République »44.

22 Cependant, un passage de Brissot de l'été 1792 nous suggère comment, en cette période, la valeur positive de la lexie « sans-culotte(s) » est reconnue aussi par ceux qui la nieront par la suite : « [Ma] section […] est composée de deux parties ; l'une, respectable, compte un grand nombre de patriotes, ou plutôt de sans-culottes ; l'autre […] de financiers, d'agents de change, d'agioteurs »45.

Des choix discursifs communs. Éléments du « discours montagnard » chez les autres députés

Monstre(s) ! Le manichéisme discursif dans la description de soi et de l'autre

23 Dans l'introduction, nous avons indiqué qu'il y a plusieurs éléments communs au lexique des montagnards et à ceux des autres conventionnels. Pour les approcher, rappelons d’abord que l’un des caractères généralement souligné du discours montagnard, et robespierriste en particulier46, est une construction rhétorique fortement manichéenne, qui repose sur l'opposition entre un « peuple », une « nation », une « patrie », des « représentants » décrits comme « bons », « patriotes », « vertueux », etc., et des « factions » « contre-révolutionnaires », « vicieuses », « aristocratiques », « corrompues », « criminelles », etc. Ce genre de construction logique et rhétorique, qu'on retrouve chez les principaux montagnards, est en fait commun à plusieurs députés, et cela notamment dans les moments de crise. Il s'agit ici avant tout d’opposer un « nous » ayant une valeur positive avec un « vous » (voir un « ils ») toujours négatif. En effet, dans ce contexte, le domaine de la morale, de la politique et de la trahison de la patrie et des principes révolutionnaires se mélangent.

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24 Les lemmes positifs qui interviennent dans ce type de discours, interprété selon le prisme des oppositions, sont : « liberté », « égalité », « république », « raison », « nature », « droits naturels », « peuple », « nation », « patrie », « vertu », « bon », « pur », « ami », « solidité », « stoïcisme », etc. Les négatifs sont : « faction », « vice », « crime », « contre-révolution », « aristocratie », « tyrannie », « anarchie », « privilège », « complot », « conspiration », « despotisme », « intrigue », « ambition », « scélératesse », « ennemi », « passions »47, « fanatisme », « suspect », « épicurisme », etc. En raison des dynamiques du discours révolutionnaire, à ces derniers s'ajoutent « fédéralisme », « gironde », « modérantisme », « exagération ». Parfois, les lexies négatives sont suivies par des désignants génériques comme « monstre », ou par des lexies liées à l'effusion de sang comme « sangsue », « tigre », « cannibale », « vampire », « buveur de sang », « sanguinaire », « carnage »48. Quelques exemples, liés à l’affrontement entre la Gironde et la Montagne, permettront de souligner l'interchangeabilité et la réciprocité d'une partie au moins de ces lexies.

25 Soulignons d’abord qu’« anarchie », qui est à raison présentée par l'historiographie comme l'une des imputations les plus fréquentes des girondins et des thermidoriens envers les montagnards49, est employée par Robespierre le 9 avril 1793 contre ses propres adversaires girondins50. Toutefois, elle est aussi utilisée le 5 janvier 1793 lors d'accusations réciproques entre le montagnard Chabot et les girondins Guadet et Salle51. Part ailleurs, c'est à travers certains discours des girondins qu'on peut mettre en évidence l'emploi de la construction discursive manichéenne de la part des députés non-montagnards. Un bon exemple en est le discours de Louvet du 29 octobre 1792, dans lequel le conventionnel utilise plusieurs éléments souvent présentés comme étant propres au discours robespierriste : 1) le renvoi fréquent à la vertu, en se référant aux représentants de son propre groupe (9 occurrences de « vert* »), qui sont aussi présentés comme les « amis vrais de la liberté », « les plus purs, les meilleurs patriotes » ; 2) l'opposition entre cette vertu et la « faction » adverse, décrite comme un repaire d’« ambitieux », de « conjurés », « barbares », « conspirateurs », « factieux » « forcenés », « monstres » ou de « traîtres agitateurs » ; 3) la revendication de « l'austère égalité » et de la « liberté publique » comme étant des valeurs propres de son groupe, en opposition à « l'intérêt particulier » des adversaires/ennemis ; 4) l'emploi d'un langage généralement lié au domaine sacré (les lemmes « sacré », « saint », « sacrilège », « impiété ») pour indiquer les valeurs révolutionnaires et ceux qui, aux yeux du locuteur, sont contraires à ces principes. « Ou je n'ai qu'une fausse idée des mœurs républicaines [dit Louvet], ou la liberté, pure comme la vertu, son inséparable compagne, réprouve ceux qui l'ont servie par des motifs indignes d'elle : et d'ailleurs comment ne pas punir leurs complots, lorsqu'ils en reprennent l'exécrable trame ? […] Nous, cependant, membres anciens de l'agrégation presque détruite, nous constamment demeurés fidèles aux principes de l'austère égalité, convaincus des mauvais desseins de cette horde de faux-frères conjurés, inquiets de la marche qu'ils comptaient suivre, et nous demandant quels étaient leurs moyens, nous avancions de notre côté dans la carrière révolutionnaire, nous avancions frappant ensemble une cour traîtresse et de traîtres agitateurs […] nous avancions, bien résolus, quoi qu'il pût arriver, à ne jamais consentir qu'on substituât au saint amour de la patrie l'idolâtrie sacrilège d'un homme […]. Aussi nous entendîmes bientôt, jusques dans les places publiques, des voix impies réclamant une immense liste où se pressaient entassées des milliers de signatures, la plupart surprises à une aveugle crédulité ; des voix impies qui déjà sollicitaient les biens et le sang de l'innombrable foule des proscrits »52.

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26 Un autre exemple est issu d'un discours de Vergniaud, du 13 mars 1793, dans lequel l'auteur attaque une aristocratie générique. De la même manière que Louvet, il se positionne parmi les députés vertueux. Vergniaud, cependant, le fait implicitement, grâce à la description d'une situation hyperboliquement négative : « Déjà le feu des passions s'est allumé avec fureur dans le sein de cette assemblée, et l'aristocratie ne mettant plus de bornes à ses espérances, a conçu l'infernal projet de détruire la Convention par elle-même ; combinant toutes ses démarches d'après le degré d'exaltation des têtes, elle a dit : […] faisons en sorte que la Convention nationale elle-même soit le cratère brûlant d'où sortent ces expressions sulfureuses, de conspirations, de trahisons, de contre-révolution. Mettons à profit les imprudences d'un patriotisme trop ardent, pour que la colère du peuple paraisse dirigée contre une partie de la Convention par l'autre. Notre rage fera le reste ; et si dans le mouvement que nous aurons excité périssent quelques membres de la Convention, nous présenterons ensuite à la France leurs collègues comme leurs assassins et leurs bourreaux ; l'indignation publique que nous aurons soulevée produira bientôt une seconde catastrophe qui engloutira toute la représentation nationale. D'ailleurs si la Convention absout, l'anarchie régnera et le despotisme viendra au milieu de l'anarchie : alors le tyran qui se cache encore paraîtra sur les débris de sang et de carnage. […] Souvenez-vous qu'il s'agit du salut de la patrie, le moment est venu de prendre un parti décisif. Il faut choisir enfin entre une énergie qui vous sauve et la faiblesse qui perd tous les gouvernements, entre les lois et l'anarchie, entre la république et la tyrannie. Si, ôtant au crime la popularité qu'il a usurpée sur la vertu, vous déployez contre lui une grande vigueur, tout est sauvé. Si vous mollissez, jouets de toutes les factions, victimes de tous les conspirateurs, vous serez bientôt esclaves »53.

27 La construction rhétorique que nous venons de citer, non seulement est employée contre les adversaires politiques strictu sensu (qu'ils soient identifiés personnellement ou vaguement), mais aussi, à la Convention, envers les ennemis sociaux. Cela est principalement mis en œuvre à l’encontre des agioteurs et de ceux qui s'enrichissent grâce aux difficultés d'approvisionnement en matières premières. On peut en citer un exemple d'avril 1793, issu des Observations […] sur le projet présenté par le comité de Constitution de Sylvain Pepin, député de la Plaine. L’extrait nous rappelle aussi, par son approche « montagnarde » du droit de propriété, que la division de l'Assemblée en Gironde, Plaine et Montagne n’est qu’un schéma général, et que les positions de chaque député varient selon les sujets abordés, bien loin d’une logique stricte de parti : « La latitude donnée dans cet article au droit de propriété me paraît beaucoup trop grande dans un Etat où tous les citoyens ne sont pas propriétaires, […] ; elle pourrait devenir funeste à ceux qui n'ont point ou qui ont peu de propriétés ; nous ne pouvons nous dissimuler, en effet, qu'il a existé, s'il n'en existe encore, des hommes qui, pour exciter des troubles, et pour anéantir la liberté naissante, ont fait des efforts et même des sacrifices pour augmenter le prix des denrées, pour les faire disparaître ou en empêcher la production ; de pareils monstres ne doivent pas avoir le droit d'abuser de leur propriété ; je désirerais, en conséquence, que l'article fût rédigé en ces termes : "Le droit de propriété consiste en ce que tout homme est le maître de disposer de ses biens, de ses capitaux, de ses revenus et de son industrie, de manière cependant à les rendre utiles pour lui et pour les autres"»54.

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« L'honorable pauvreté » et l'éloge de la « médiocrité » face aux « riches », aux « bourgeois », aux « marchands » … « égoïstes ». Des spécificités montagnardes ?

28 Sans vouloir entrer dans les détails de l'intéressante mais complexe discussion constitutionnelle de 1793 sur le droit de propriété (naturel ou civil, absolu ou limité)55, il est cependant important de signaler, dans notre perspective, comment les conventionnels se positionnent par rapport à la richesse et à la pauvreté.

29 Partons de l'idée que plusieurs montagnards, et sûrement Robespierre, Marat et Saint- Just, postulent une communauté sobre et solidaire, dans laquelle la politique intervient pour réduire les inégalités excessives et assurer à tous un travail, l'instruction, ainsi que des secours face à la maladie et à la vieillesse56. Les trois députés en question sont solidaires avec la « pauvreté » et avec le « malheur » et, en général, s'opposent à la richesse et à l'opulence. Ils proposent, comme l'affirme Saint-Just le 23 ventôse an II, un bonheur qui « n'est pas celui des peuples corrompus ; ceux-là se sont trompés, qui attendaient de la Révolution le privilège d'être à leur tour aussi méchants que la noblesse et que les riches de la monarchie ; une charrue, un champ, une chaumière à l'abri du fisc, une famille à l'abri de la lubricité d'un brigand, voilà le bonheur »57.

30 En revanche, ces hommes ne parlent jamais d'une parfaite égalité sociale et cela est répété à plusieurs reprises lors de l'affrontement avec la Gironde. Le discours de Chabot du 5 mai 1793 illustre ce refus : « Prétendre établir l'égalité sociale, est une absurdité naturelle imaginée par des hommes intéressés à alarmer les propriétaires, parce qu'ils n'ont cessé de tromper les sans-culottes »58. Pour autant, nous pouvons mettre en évidence que l'éloge de la pauvreté et de la médiocrité n'est pas une prérogative montagnarde, pas plus que les attaques contre l'« opulence », la « richesse » ou les « bourgeois » et « marchands » égoïstes. Nous pouvons notamment l’observer dans le cas du député de la Plaine Azéma, qui est aussi membre du comité de Législation ; le 4 juin 1793, a latere de la discussion sur le droit de succession, il se déclare ainsi favorable à la diminution des différences de fortunes les plus frappantes : « Nous devons travailler à détruire toute espèce de dépendance et d'inégalités, parmi tous les citoyens de la République, qui ont tous juré la liberté, l'égalité et l'unité. Nos lois doivent tendre sans cesse à établir, à ramener et à maintenir la plus grande liberté et la plus parfaite égalité possibles ; […] il faut travailler sans relâche à augmenter les richesses de l'Etat, en diminuant le nombre des riches et des pauvres. L'homme opulent ne peut l'être que par la misère de son voisin, […]. Plus nous nivellerons les hommes, plus nous diviserons les fortunes, plus nous les multiplierons, plus nous les accroîtrons, et plus nous soustrairons la misère et l'indigence de la société »59.

31 La pauvreté semble donc un sujet généralement (mais pas toujours) axiologisé en bien dans l'Assemblée républicaine, vu que, pour beaucoup, la pauvreté est la « gardienne de la vertu »60. L’idée n’est pas étrangère à certains girondins. En effet, même Brissot, en prônant la suspension de la condamnation à mort de Louis XVI, se positionne dans la classe de l'« honorable pauvreté ». Le moins célèbre Bancal des Issarts, quant à lui, en décembre 1792, décrit un électeur-type comme étant « homme vertueux et simple, qui se cache dans l'obscurité de son village et de sa pauvreté »61.

32 Moins fréquents sont les cas où la pauvreté est associée au crime, comme chez le député de la Plaine Isidore Wandelaincourt, dans ses Observations sur le plan de Constitution du 24 juin 1793. Il faut cependant souligner qu'ici apparaît la lexie

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« misère », l'équivalent en négatif de pauvreté : « La misère et la pauvreté, qui ne sauraient dégrader quelques âmes sublimes, sont, dans le commun des hommes, la source des bassesses et des crimes »62.

33 Si donc « pauvreté » est un terme qui peut avoir un caractère ambigu, le véritable idéal social d’une large partie des conventionnels est la « médiocrité ». Il s'agit d'une lexie plus vague que la précédente, qui reprend un idéal générique de modération et de juste milieu. Le girondin Guadet arrive même à se présenter comme son incarnation, le 12 avril 179363 : « Eh bien ! où sont-ils donc ces trésors ? Venez, vous qui m'accusez ; venez dans ma maison ([…]) ; venez-y voir ma femme et mes enfants, se nourrissant du pain des pauvres ([…]) ; venez-y voir l'honorable médiocrité au milieu de laquelle nous vivons ; allez dans mon département, voyez-y si mes minces domaines sont accrus ; voyez-moi arriver à l'Assemblée ; y suis-je traîné par des coursiers superbes ? ».

34 Brissot lui même, qui s'était déjà décrit comme étant pauvre, presque à la veille de sa proscription, se défend des attaques en vantant la « médiocrité » de sa condition économique : « Examinez ma vie de tous les jours, suivez-moi dans mon intérieur [...] vous y trouverez l'honnête médiocrité vantée par Horace »64.

35 Si la pauvreté et plus encore la médiocrité sont des valeurs généralement louées dans la sphère publique, la contrepartie de cet éloge est souvent la condamnation des « riches », des « bourgeois » et, parfois, des « marchands » en général. Toutefois, après une première et partielle analyse des concordances, il nous semble que, d'une manière générale, la condamnation de la « richesse » est moins répandue que l'apologie de la pauvreté. Néanmoins, ce rejet de l'opulence est plus prononcé chez les montagnards65. En effet, on le retrouve souvent chez ces derniers, soit en associant richesse et égoïsme, comme le fait par exemple Danton le 14 août 1793 (« et les riches, ces vils égoïstes seraient les premiers la proie de la fureur populaire »), soit par le biais de lexies complexes comme « aristocrate(s) bourgeois »66, « aristocratie du commerce » (Danton) ou autres67. Dans plusieurs cas, cette diabolisation de la richesse s'associe, pour les députés de la gauche, à un manque d'esprit de fraternité et/ou d'égalité. Voici comment s'exprime le montagnard Petit le 18 décembre 1792 : « Il est temps de forcer les riches à être les frères des pauvres »68.

Le lexique d'une politique économique proprement montagnarde : le cas de la formule « républicaniser le commerce »

36 Jusqu'ici nous avons pu mettre en évidence certains éléments communs du discours parlementaire, mais qu'en est-il des spécificités montagnardes ? Pour apporter un début de réponse, nous pouvons nous intéresser à une expression propre au discours montagnard : « républicaniser le commerce ». Cette formule, bien qu'utilisée seulement de février à août 1794, semble être une lexie-vedette très intéressante pour analyser la politique économique des conventionnels à une période pendant laquelle sont notamment adoptées les fameuses lois de ventôse69.

37 La lexie « républicaniser le commerce » apparaît, dans les débats de la Convention, le 21 février 1794 (3 ventôse an II), dans un rapport de Barère au nom du Comité de salut public70. Elle est reprise peu après (le 9 ventôse, 27 février) dans un rapport du jacobin

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Charles-François Oudot, présenté au nom des comités de Législation, de Commerce et d'Agriculture : « Il est temps de républicaniser le commerce […] Il est temps d'apprendre au commerce que ce ne sont plus les richesses qui détermineront la considération publique, mais l'avantage que tire la société d'une profession quelconque ; que, dès que les gains d'un négociant sont immodérés, non-seulement il cesse d'être utile, mais encore qu'il devient un ennemi de la nation par l'usure qu'il fait sur la multitude »71.

38 Dans leurs discours, les deux députés soulignent l'urgence d'une intervention du gouvernement dans la réglementation des échanges, pour éviter l'agiotage. Mais, l'utilisation de la formule « républicaniser le commerce » vise à insister sur la nécessité de changer le système économique, qui doit être guidé par les liens éthiques et fraternels entre les citoyens. Des montagnards illustres comme Robespierre et Saint- Just partagent cette vision de l'économie politique. Toutefois, ils n'utilisent jamais l'expression « républicaniser le commerce », ni le verbe « républicaniser »72. En revanche, il s'agit d'une lexie qu'ils connaissent sûrement, car « républicaniser le commerce » est utilisé plusieurs fois par Reverchon, représentant en mission à Lyon de la mi-germinal au 17 fructidor an II (des premiers jours d'avril au 3 septembre 1794). Il la prononce dans certaines lettres qu'il écrit à Couthon73, dans des discours à la société populaire de Lyon, ainsi que dans un projet économique pour relancer la production de la soie lyonnaise, qu'il soumet au Comité de salut public avec son collègue Jean-Baptiste Dupuy.

39 Dans ce Mémoire au comité de Salut public sur la réhabilitation du commerce de Commune- Affranchie74, Reverchon et Dupuy proposent d'appliquer les lois de ventôse en donnant à des groupes de deux petits entrepreneurs associés, pauvres mais « patriotes », de l'argent et des matériaux confisqués aux rebelles lyonnais pour leur permettre de commencer la production selon une éthique nouvelle, différente de celle liée exclusivement au profit. En plus, ils proposent de fixer un maximum sur les profits de ces entreprises : « Pour républicaniser le commerce, il ne s'agit que d'assujettir l'émulation même à un maximum, et de l'arrêter là où commence l'esprit de cupidité […] nous pouvons aisément diviser cette masse [des fabriques de soie] en trente petits établissemens […] qui au lieu de procurer en peu d'années une fortune immense à un seul homme, seront un moyen d'aisance pour soixante pères de famille. [...] Nous vous proposons de créer dans cette commune un noyau républicain de commerce et d'industrie, en formant trois cents établissemens en faveur de patriotes peu fortunés et capables de les diriger »75.

40 Le projet de Reverchon et Dupuy n’évoque pas une économie gérée directement par les structures politiques centrales et locales, mais des aides économiques mises en place par l'Assemblée. Tout en se montrant sensibles aux demandes plus radicales pour un changement dans l'économie de la République, les deux représentants adoptent une position intermédiaire (exprimée à travers la lexie « républicaniser le commerce ») entre une liberté de commerce parfaite et la gestion de la production et des échanges par les structures administratives, demandée par d’autres sujets76. En fait, Reverchon et Dupuy soulignent que : « Il paraît impossible de faire manutentionner le commerce par le gouvernement [...]. Cette idée subversive de toute propriété, aliment [...] de l'industrie et de l'économie, en tuant la liberté des individus, les livrerait [...] à une nouvelle caste d'agens privilégiés qui deviendraient bientôt aussi dangereux et aussi cruels que leurs anciens oppresseurs »77.

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41 Trois témoignages nous indiquent que le projet est pris en considération par le Comité de salut public. Le premier est une lettre du Comité de salut public aux deux députés, datée du 7 messidor an II (25 juin 1794) : « Le Comité a particulièrement fixé son attention sur le mémoire [...] qui a pour objet de républicaniser les fabriques de Commune-Affranchie ; il exprimera son opinion à cet égard ». Le deuxième est une affirmation de Collot d'Herbois du 4e sans-culottide an II78. Le troisième est une note de Courtois dans son célèbre Rapport fait au nom de la commission chargée de l'examen des papiers de Robespierre (février 1795), dans laquelle il exprime son accord avec les suggestions des deux députés.

42 À l'extérieur du Comité de salut public, c'est le président du comité du Commerce, François Villiers79, qui s'occupe du Mémoire. Il accepte la plupart des propositions de Reverchon et Dupuy, mais souligne, le 12 messidor (30 juin 1794), que l'acceptation de la logique du maximum est possible seulement à la lumière des « circonstances particulières où se trouve Commune-Affranchie » : « Il faut y républicaniser le commerce et apprendre aux citoyens qui voudraient s'y donner que c'est l'intérêt général plutôt que celui particulier qui doit les guider dans leurs spéculations. […] [mais] fixer le nombre de métiers et des ouvriers […] ne s'accorde pas avec cette liberté qui développe l'industrie. […] borner l'industrie par des prohibitions, c'est nuire tout à la fois au travail que l'on permet et à celui que l'on défend »80.

43 Toutefois, la chute des robespierristes et les changements politiques qui suivent empêchent l'exécution de ce projet, et entraînent la disparition de la formule « républicaniser le commerce » du lexique politique. Dans les sources que nous avons consultées, elle est prononcée la dernière fois par Reverchon, le 21 thermidor, à la société populaire de Lyon.

44 En intervenant dans un vaste débat relatif aux choix discursifs et factuels d'un groupe politique, qui ne peut pas être considéré comme un parti au sens moderne du terme, nous avons voulu mettre en évidence trois éléments fondamentaux.

45 Il s’agissait d'abord de se pencher sur les choix (effectués ou subis) des désignants politiques utilisés par la gauche, par ses adversaires et leurs alliés. Il s'agit d'un système complexe d’hétéro-désignation et d’auto-désignation, dans lequel la suprématie politique définit le niveau d'axiologisation de chaque désignant. Pour les trois lexies étudiées (montagnard, girondin, sans-culotte) il semblerait que le point de départ soit toujours une hétéro-désignation (notamment pour les sans-culottes) pour devenir, ensuite, une auto-désignation de réponse. Certains représentants, dont Robespierre, semblent avoir du mal à accepter ces noms jusqu'au moment où ils deviennent d'usage courant.

46 Le deuxième aspect que nous avons voulu mettre en évidence, c'est l'existence d'une construction discursive commune à toute l'Assemblée, qui est le résultat d'un substrat de valeurs partagées, mais aussi d'une rhétorique qui se nourrit des usages discursifs de l'adversaire. En ce sens, nous avons choisi d'analyser deux catégories du discours : celui basé sur l'opposition nous/vous (ou nous/ils) et l'apologie de la pauvreté/médiocrité. Bien évidemment, nous aurions pu présenter d'autres exemples et valoriser les différences discursives entre les divers groupes, ainsi que celles des membres appartenant au même groupe. Néanmoins, nous avons choisi cette optique, car nous pensons que la mise en évidence des différences a été analysée plus longuement par l'historiographie.

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47 Le troisième élément de notre analyse a mis en relation une introduction lexicale proprement montagnarde avec une politique socio-économique spécifique du groupe. Le projet de « républicaniser le commerce » à Commune-Affranchie et le lexique associé à l’expression peuvent être, de notre point de vue, un bon prisme pour tester les diverses interprétations historiographiques de la Montagne relatives à ses spécificités et à la volonté de modifier la structure de la propriété privée. L’idéal de ce courant était l'indépendance personnelle et un certain degré d'égalité, nécessaires au maintien de la république démocratique qu'ils envisageaient.

NOTES

1. Archives Parlementaires (désormais AP), 102 vol., Paris, Dupont/CNRS, 1862-2012. 2. Le terme lexie a été introduit par le linguiste Bernard Pottier (Bernard POTTIER, Systématique des éléments de relation, Paris, Klincksieck, 1962 ; Idem, Linguistique générale, théorie et description, Paris, Klincksieck, 1974). Il est utilisé pour définir « toute unité lexicale mémorisée en langue » et peut être employé, soit pour définir un seul mot, soit pour indiquer un groupe de mots, s'il a une unité de signification. Par exemple le mot « droit » est une lexie, mais « droit du citoyen » est une lexie également. 3. Rappelons que les girondins et les montagnards sont des courants politiques aux contours flous et fluctuants. À ce propos, Augustin CHALLAMEL, Les clubs contre-révolutionnaires, cercles, comités, sociétés, salons, réunions, cafés, restaurants et librairies, Paris, Leopold Cerf, 1895, p. 471 et sq.; Albert SOBOUL (dir.), Girondins et Montagnards, Paris, SER, 1980 ; François FURET, Mona OZOUF (dir.), La Gironde et les Girondins, Paris, Payot, 1991. 4. Françoise BRUNEL, Les députés montagnards, dans Albert SOBOUL (dir.), Girondins et Montagnards, op. cit., p. 343-361 ; Idem, « Montagnards/Montagne », dans Albert SOBOUL (dir.), Dictionnaire historique de la Révolution française, Paris, PUF, 2005 (1re éd. 1989), p. 757-761. Le recensement de Françoise Brunel se réfère à juin 1793. Voir aussi, Michael S. LEWIS-BECK, Anne HILDRETH, Alan B. SPITZER, « Y a-t-il eu un groupe girondin à la Convention nationale (1792-1793) ? », dans François FURET, Mona OZOUF (dir.), La Gironde et les Girondins, op. cit., p. 169-188. Ces derniers reprennent, à travers une analyse statistique des six appels nominaux entre janvier et mai 1793, les questions de l'existence de deux groupes organisés de girondins et montagnards au sein de la Convention, en concluant que, lors du procès au roi, il était déjà possible de distinguer un groupe montagnard, tandis qu'un groupe girondin, assez homogène, se forme seulement entre avril et mai 1793. 5. Cf. Cesare VETTER, Marco MARIN (dir.), La felicità è un'idea nuova in Europa, tome 2, Trieste, EUT, 2013. 6. Hector FLEISCHMANN (dir.), Discours civiques de Danton, Paris, E. Fasquelle, 1920. 7. Nous avons utilisé principalement les logiciels Cordordance et Lexico 3. 8. Ces volumes contiennent toutes les séances des assemblées jusqu'au 4 janvier 1794. Soulignons que le portail ARTFL ne peut pas être considéré comme une source exhaustive par rapport aux textes des AP, vu la grande quantité d'erreurs produite par l'OCR. Voir http://artfl- project.uchicago.edu/node/144. 9. Alphonse AULARD, La société des Jacobins, Paris, Quantin, 1892, 6 vol.

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10. Albert M ATHIEZ, Les origines des cultes révolutionnaires, Paris, Soc. Nouvelle de Librairie et d'édition, 1904, p. 91 ; Françoise BRUNEL, « Montagnards/Montagne », op. cit. ; Claire GASPARD, « Le thème de la Montagne », dans Langages de la Révolution (1770-1815), Paris, Klincksieck, 1995, p. 329-336. 11. AP, t. 34, p. 441. 12. Signalons que nos recherches indiquent que Robespierre accepte tardivement l'introduction des nouvelles expressions dans son vocabulaire ou le changement de sens de vieux mots. Par rapport à Marat, par exemple, il utilise plus tard « sans-culottes » et « démocratie », ainsi qu'il accepte tard la synonymie « démocratie »-« république » (déjà proposée par Desmoulins, par exemple, dans le 1er numéro des Révolutions de France et de Brabant du 28 novembre 1789). À ce propos, Annie Geffroy affirme : « Notons […] le "retard énonciatif" de Robespierre : en février, il recule encore devant l'emploi de jacobin ; en oct.-nov., il utilisera encore sans-culottes comme une citation, un mot de "l'autre camp" » ; voir : « Sans-culotte(s). novembre 1790-juin 1792 », dans Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), fasc. 1, Paris, Klincksieck, 1985, p. 172. 13. Sur les définitions d'auto et d'hétéro-désignant, voir Annie GEFFROY, « Le nous de Robespierre ou le territoire impossible », Mots, mars 1985, p. 63. 14. Maximilien ROBESPIERRE, Lettres à ses commettants, n° 9 (14 déc. 1792), dans idem, Œuvres (désormais OMR), 11 tomes, Paris, SER, 1910-2007, t. 5, p. 139. Pour les autres occurrences de « Montagne » pendant le printemps 1792, voir AP, t. 42, p. 431, 739. 15. Voici les vers de La Fontaine : « La Montagne qui accouche ». Une Montagne en mal d'enfant | Jetait une clameur si haute, | Que chacun au bruit accourant | Crut qu'elle accoucherait, sans faute, | D'une Cité plus grosse que Paris : | Elle accoucha d'une Souris. | Quand je songe à cette Fable | Dont le récit est menteur | Et le sens est véritable, | Je me figure un Auteur | Qui dit : Je chanterai la guerre | Que firent les Titans au Maître du tonnerre. | C'est promettre beaucoup : mais qu'en sort-il souvent ? | Du vent ». 16. Pour ce qui concerne nos sources nous avons retrouvé l'expression chez Marat et Hébert. On retrouve certaines occurrences de ce dicton dans les AP. 17. Cf. article supra. 18. Alphonse AULARD, La société des Jacobins, op. cit., t. 4, p. 114. 19. Louis-Antoine de SAINT-JUST, Œuvres complètes, Paris, G. Lebovici, 1984, p. 402. 20. Cf. Claire GASPARD, « Le thème de la Montagne », op. cit. 21. AP, t. 67, p. 176. 22. AP, t. 94, p. 526. 23. Françoise BRUNEL, « Les derniers Montagnards et l'unité révolutionnaire », AHRF, n° 229, 1977, p. 388, n. 15. 24. Pierre-Auguste SOUBRANY, Dix-neuf lettres, Clermont-Ferrand, Boucart, 1867, p. 44. Lettre à Debreuil, du 24 frimaire an III. 25. Aux Jacobins, « montagnards » est prononcé pour la dernière fois lors de l'avant-dernière séance du 10 novembre 1794, par Pérès. 26. Françoise BRUNEL, « Les derniers Montagnards », op. cit., p. 388. 27. Marcel DORIGNY, « Gironde/Girondins », dans Albert SOBOUL (dir.), Dictionnaire historique, op. cit., p. 503. 28. Occurrences : Robespierre : « brissoti* », 69 ; « girondi* », 35 ; Saint-Just : 5 et 3. 29. Signalons une pétition des habitants du département de la Sarthe, qui se plaignent des « factions maritistes [sic] et girondines, qui ne tendent qu'à détruire la République » (AP, t. 57, p. 376). 30. En considérant le fort pourcentage d'erreurs dans le texte, les résultats ne sont pas totalement fiables. Cependant, nous croyons que les rapports entre les fréquences des diverses lexies ne s'éloignent pas du résultat obtenu.

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31. AP, t. 60, p. 163. 32. AP, t. 65, p. 686. 33. Marchant est le rédacteur du journal Sabbats Jacobites. 34. Pour ce qui concerne l'usage de la lexie « Sans-culotte(s) », voir Annie GEFFROY, « Sans- culotte(s) (novembre 1790-juin 1792) », op. cit. ; Idem, « Désignation, dénégation : la légende des sans-culottes (1780-1980) », dans Christian CROISILLE, Jean EHRARD, Marie-Claude CHEMIN (dir.), La légende de la Révolution, Clermont-Ferrand, Univ. Blaise Pascal, 1988, p. 581-592 ; Michael SONENSCHER, Sans-Culottes : An Eighteenth-Century Emblem in the French Revolution, Princeton (NJ), Univ. Press, 2008. Pour ce qui concerne la réalité historique de la « sans-culotterie », voir Albert SOBOUL, Les sans-culottes parisiens en l'an II. Mouvement populaire et gouvernement révolutionnaire (2 juin 1793-9 thermidor an II), Paris, 1958. Sur le mouvement sans-culotte et sa définition en termes historiographiques, voir aussi Michel VOVELLE, « Le Sans-culotte marseillais », Histoire & Mesure, vol. 1, n° 1, 1986, p. 75-95 ; Haïm BURSTIN, « I sanculotti : un dossier da riaprire », Passato e presente, n° 10, 1986, p. 23-52 ; Idem, La politica alla prova. Appunti sulla Rivoluzione francese, Milano, Francoangeli, 1989, p. 139-180 ; Id., L'invention du sans-culotte. Regards sur Paris révolutionnaire, Paris, Odile Jacob, 2005. Pour expliquer ce processus logique et discursif, Annie GEFFROY (« Sans- culotte(s) », op. cit., p. 172) utilise l'expression « retournement énonciatif » : « Ce qui était injure dans la bouche de l'énonciateur initial disqualifié par les événements politiques devient titre de gloire ». 35. Voir Marco MARIN, « Citoyenneté, République, Démocratie : une approche quantitative », Révolution Française.net, mai 2015, http://revolution-francaise.net/2015/05/01/614-citoyennete- republique-democratie-une-approche-quantitative. 36. Dans le Rapport […] sur les trente-deux membres de la Convention détenus en vertu du décret du 2 juin (8 juillet 1793), dans Louis-Antoine SAINT-JUST, Œuvres complètes, op. cit., p. 457 et sq. 37. Cela probablement pour prendre ses distances et se différencier des hébertistes, devenus entre temps des adversaires politiques. 38. Voir OMR, t. 8, p. 346. Le passage est repris de cette manière dans le Journal des débats et de correspondance de la Société des Amis de la Constitution, n° 193, p. 2. Le Journal général de France (n° 136, p. 543) fournit une version très similaire : « Je m'attends bien que je serai dénoncé par les auteurs de la liste civile, par tous les ennemis de la liberté, comme le défenseur de l'anarchie, des sans-culottes ». 39. Les vérifications ont été effectuées avec un système automatique sur le 6 e vol. d’Alphonse AULARD, La société des Jacobins, op. cit. 40. AP, t. 32, p. 469. 41. AP, t. 39, p. 281, en note. 42. AP, t. 39, p. 569. 43. Il est clair qu'ici Pétion veut entendre que les « sans-culottes » sont ceux qui ne sont pas des propriétaires. AP, t. 61, p. 524 et 556. 44. Philippe B UCHEZ, Philippe ROUX (dir.), Histoire parlementaire de la Révolution française, Paris, Paulin, 1836, t. 25, p. 377. Il n'y a pas le terme « sans-culottisme » dans les AP (t. 61, p. 548). 45. AP, t. 47, p. 502. 46. Cf. par exemple, Frank TALLETT, Robespierre and religion, dans Colin HAYDON, William DOYLE (dir.), Robespierre, Cambridge, 1999, p. 103 : « The language that Robespierre adopted when talking of his God […] there was nothing that was Christian left in his narrow vision of an implacable and unforgiving deity, who presided over a Manichaean universe divided beetween upholders and opponents of the Revolution ». Cf. aussi, par exemple, François FURET, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, 1978 ; Mona OZOUF, « Guerre et Terreur dans le discours révolutionnaire », dans L'école de la France. Essais sur la Révolution, l'utopie et l'enseignement, Paris, Gallimard, 1984, p. 109-127 ; Michel WINOCK, La grande fracture 1790-1793, Paris, Perrin, 2014.

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47. « Passion(s) » ce n'est pas toujours une lexie qui est axiologisée en mal. Il y a, par exemple : « passion de la justice », « passion de l'égalité », « passion de la liberté », etc. 48. À propos des lexies « aristocratie », « buveur de sang », « fanatisme », « suspect(s) », voir Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), fasc. 1, Désignants socio-politiques, Paris, INALF, 1985. 49. Marc DELEPLACE, « Anarchie/Anarchistes. Germinal-Fructidor an III (21 mars-16 septembre 1795) », dans Dictionnaire des usages socio-politiques (1770-1815), fasc. 4, Désignants socio-politiques, Paris, INALF, 1989, p. 9-33. 50. Dans le corpus de Robespierre les lexies « anarchie », « anarchiste(s) », apparaissent surtout dans la période de février-avril 1791 et de août 1792 jusqu'à juillet 1793. MU, t. 16, p. 106. 51. AP, t. 56, p. 237 et sq 52. AP, t. 53, p. 52-58. 53. AP, t. 60, p. 162-165. 54. AP, t. 63, p. 292-293. 55. Il serait intéressant de reprendre l'analyse des théorisations sur le droit de propriété dans une optique différente par rapport à l'idée qui veut que la Montagne serait favorable à une limitation du droit civil de propriété, tandis que la Gironde serait favorable à un droit de propriété naturel, individuel et absolu. Sur la pensée économique montagnarde, voir : « Y eut-il une penséee économique de la montagne? », dans Gilbert FACCARELLO et Philippe STEINER (dir.), La pensée économique pendant la Révolution française, Grenoble, PU Grenoble, 1990, p. 211-224. 56. Voir Jean-Paul MARAT, Projet de déclaration des droits de l'homme et du citoyen, [Paris], 23 août 1789 ; Maximilien ROBESPIERRE, Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, dans OMR, t. 5, p. 360-363, en particulier art. XI-XII. 57. Louis-Antoine SAINT-JUST, Rapport au nom du Comité de salut public sur les factions de l'étranger (23 ventôse an II, 13 mars 1794), Œuvres complètes, op. cit., p. 729. 58. AP, t. 64, p. 158. Robespierre revient sur ce sujet à plusieurs reprises dans les mêmes termes que Chabot. Voir OMR, t. 7, p. 182 et sq. (5 avril 1791) ; t. 4, p. 117 (7 juin 1792) ; t. 9, p. 459 (10 mai 1793). 59. AP, t. 66, p. 41. 60. Maximilien ROBESPIERRE, Discours sur la Constitution (10 mai 1793), dans OMR, t. 9, p. 496. 61. AP, t. 57, p. 406 et t. 55, p. 417. 62. AP, t. 67, p. 417. 63. AP, t. 61, p. 635. 64. AP, t. 65, p. 474. 65. Au moins un exemple issu de la Gironde est celui du discours d'Isnard du 23 février 1793 (AP, t. 59, 123) : « Si l'ennemi triomphe, malheur à ceux qui auront des torts envers la patrie ! Riches, remplissez vos devoirs envers elle, si vous voulez qu'elle soit généreuse envers vous ». 66. Amand-Benoît-Joseph Guffroy utilise « aristocrate(s) bourgeois » le 7 janvier 1793 (AP, t. 56, p. 440) ; Robespierre, le 10 avril 1793 (OMR, t. 9, p. 377) ; Barras et Fréron, le 26 juillet 1793 (AP, t. 72, p. 556). 67. AP, t. 72, p. 166 et t. 73, p. 269. 68. AP, t. 55, p. 135. 69. Les lois du 8 et du 13 ventôse (proposées par Saint-Just) visent à séquestrer les biens des suspects reconnus ennemis de la République et à les distribuer aux patriotes indigents. 70. MU, t. 19, p. 528. 71. Ibidem, p. 591. 72. Nous n'avons pas retrouvé « républicaniser le commerce » dans le portail ARTFL.

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73. Il s'agit des lettres du 21, 23, 27 et 29 germinal et de la lettre du 7 prairial. Voir Papiers inédits trouvés chez Robespierre, Saint-Just, Payan, etc. supprimés ou omis par Courtois, 3 vol., Paris, Baudouin frères, 1828, t. III, p. 61-75. Les originaux sont conservés aux Archives Nationales, F74436 (1). 74. Jacques REVERCHON, Jean-Baptiste DUPUY, Mémoire au comité de salut public sur la réhabilitation du commerce de Commune-Affranchie, an II, Lyon, Barret, 1834 (dorénavant Mémoire). 75. Mémoire, p. 19. 76. Par exemple par Buissart, un ami arrageois de Robespierre, qui est avocat et homme de sciences. Lettre de Buissart à Robespierre du 14 pluviôse an II, dans Papiers inédits trouvés, op. cit., t. I, p. 252-253. 77. Mémoire, p. 13. 78. Recueil des actes du comité de Salut public, 28 vol., Paris, Imprimerie nationale, 1901, t. 14, p. 522. Les originaux sont aux AN, AFII 37, MU, t. 22, p. 17 79. Soulignons que Villiers comprend bien la nécessité du maximum puisqu'il propose sa prolongation le 21 fructidor an II (7 septembre 1794), contre le nouveau Comité de salut public qui veut le supprimer (AP, t. 96, p. 339). 80. Fernand GERBAUX, Charles SCHMIDT (dir.), Procès-verbaux des Comités d'agriculture, 5 vol., Paris, Imprimerie Nationale, 1906-1910, t. 4, p. 394 et sq.

RÉSUMÉS

Dans notre article, nous analysons le rapport entre les choix et actions politiques et le discours, en considérant le discours lui-même comme une action. Nous focalisons d’abord notre attention sur l’histoire des désignants politiques « Montagne », « Gironde » et « sans-culottes », qui nous paraissent relever d’un système complexe d’hétéro-désignation et d’auto-désignation. Une fois acceptés, ces mots sont employés par tous les acteurs politiques. Il en va de même, d’ailleurs, de certaines notions comme l’apologie de la « pauvreté » et de la « médiocrité », qui ne sont pas exclusivement le fait de la Montagne. Pour autant, cette dernière se distingue par l’usage de certaines expressions, comme le démontre son invitation à « républicaniser le commerce ».

In this article, I analyze the relationship between choice and political action, as well as discourse by considering discourse itself as a form of action. I will focus on the history of the political labels, « montagne », « gironde » and « sans culottes » that appear to belong to a complex system of labeling used by these groups, themselves, as well as by others. Once accepted, these words were used by all the political actors. It goes without saying, moreover, that certain notions such as the apology for « poverty», and that of « mediocrity» are not exclusively Montagnard. Yet, the Mountain did distinguish itself by certain expressions, as the invitation to «républicaniser le commerce », demonstrates.

INDEX

Mots-clés : Montagne, Gironde, sans-culottes, pauvreté, médiocrité, républicaniser le commerce

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AUTEUR

MARCO MARIN Università di Trieste Dipartimento di Studi Umanistici Androna Campo Marzio 10 [email protected]

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« Elle n’a pas même épargné ses membres ! » Les épurations de la Convention nationale entre 1793 et 1795 « Elle n’a pas même épargné ses membres ! » Parliamentary Purging at the National Convention between 1793 and 1795

Mette Harder Traduction : Silvain Vanot

1 Entre 1793 et 1795, la Convention nationale prit des mesures d’épuration contre bon nombre de ses membres. Accusés de crimes politiques, des députés furent arrêtés, incarcérés, jugés par des tribunaux ou des commissions militaires et, parfois, condamnés à être déportés ou exécutés : Jean-Paul Marat, le premier représentant du peuple à comparaître devant le tribunal révolutionnaire ; ceux que l'on nommait girondins, arrêtés en juin et octobre 1793 ; les proches de Danton, puis de Robespierre ; les derniers montagnards, et les législateurs soupçonnés d'être royalistes en 17952. Non seulement la Révolution dévorait sa progéniture, mais elle anéantissait ses principaux responsables politiques et une bonne partie de la nouvelle élite de la République. François Furet, Mona Ozouf, avec d’autres, ont interprété ces épurations comme la conséquence logique de l'idéologie jacobine : une tendance paranoïaque au soupçon de complots contre l’État, jusque chez les représentants du peuple. Couthon n’a-t-il pas expliqué aux Jacobins, peu après l'arrestation de Danton en germinal an II, que la République devait « se purger des crimes qui l’infect[ai]ent »3 ? Mais alors, si l'idéologie jacobine fut le principal moteur de l'épuration parlementaire, comment expliquer que la Convention ait persévéré dans cette pratique longtemps après la chute de Robespierre et des jacobins ? Et pourquoi une centaine de conventionnels ont-ils été victimes de nouvelles vagues d'arrestations après la fin de la Terreur ?

2 Les épurations parlementaires de la période révolutionnaire en France font l'objet d'un regain d'intérêt récent, comme le montrent la parution du livre de Michel Biard, La

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Liberté ou la mort : Mourir en député (1792-1795), les travaux sur la Terreur politique de Marisa Linton et les recherches de Colin Jones sur le 9 thermidor4. Lorsqu'ils se sont intéressés aux épurations dans les rangs de la Convention, les historiens ont eu tendance à se concentrer sur celles de la Terreur ou de la période qui l’a précédée immédiatement et à délaisser celles qu'ont subies les législateurs après la chute de Robespierre5. Lorsque les épurations de cette période sont abordées, c'est presque toujours comme conséquences de la dynamique particulièrement réactionnaire de l'an III. Mais peut-être pourrions nous envisager l’hypothèse d’un lien entre les épurations d’avant le 9 Thermidor et de celles qui ont suivi, et aussi la possibilité d’une continuité dans les vagues d’arrestations de législateurs, de la Terreur à la Réaction thermidorienne ? Tel est le but de cet article : étudier cette continuité. En insistant sur la complexité des motivations qui ont mené aux épurations parlementaires – qui vont bien au-delà de l’idéologie jacobine – il permettra aussi d’observer comment était justifiée cette pratique, et d’analyser les expériences de tous : les victimes, les responsables et les témoins.

3 Il est intéressant à plus d’un titre de bien comprendre que les épurations parlementaires de la période révolutionnaire n’étaient pas la simple conséquence de la Terreur, ni un épiphénomène de l’idéologie jacobine. Cette observation révèle d’abord que les jacobins n’avaient pas l’exclusivité des tendances intolérantes, anti- démocratiques et répressives, mais bien plutôt que le problème était répandu et a concerné tout le système politique révolutionnaire après 1793. Après tout, ce sont bien des conventionnels importants de tous bords – et pas uniquement des jacobins – qui ont fini par considérer l’épuration comme une nécessité, aussi douloureuse fût-elle, pour la conduite des affaires. Du procès de Marat à l’exécution des derniers montagnards, les arrestations, les incarcérations et les poursuites judiciaires devinrent l’ordinaire des élus – toutes pratiques encouragées par les hommes politiques de gauche comme de droite, parfois adversaires ou ennemis personnels, mais tous convaincus de la nécessité d’«épurer encore », tel Dubois-Crancé se plaignant auprès de ses pairs en thermidor an III : « Que vous demandaient les factieux après le 31 mai ? Ils vous disaient : Epurez-vous, et cent de nos collègues ont été proscrits, et la France a été couverte de et d’échafauds […]. Trop longtemps […] comprimés par la terreur, vous avez enfin abattu la tyrannie […]. Eh bien, depuis cette époque, que vous a-t-on demandé ? de vous épurer. Cent autres députés ont été proscrits, et l’on vous demande de vous épurer encore. On ne cessera de le demander avec une nouvelle fureur, tant que vous feindrez de croire en avoir besoin »6.

4 En dépit des changements de régime, d’idéologie dominante ou de contexte politique, la pratique de l’épuration parlementaire est restée une constante au sein de la Convention. L’admettre c’est reconnaître l’importance du continuum entre des périodes habituellement opposées : la Terreur et la Réaction thermidorienne. Les grandes épurations parlementaires de l’an II n’avaient rien d’exceptionnel ; elles étaient issues de mécanismes déjà anciens et d’une culture de la violence bien ancrée dans la législature révolutionnaire, qui devait prospérer encore en l’an III et même au-delà. En tant que telle, la pratique est comparable à d’autres formes cycliques de violence politique de l’époque, telles que les réactions du Midi qui ont perturbé à plusieurs reprises la décennie révolutionnaire7. Si nous comparons les épurations parlementaires de l’an II et celles de l’an III, et que nous analysons leurs points communs (le nombre

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d’arrestations de députés ainsi que les éléments de langage utilisés pour les justifier) et leurs différences (entre autres, le nombre d’exécutions d’hommes politiques – plus de quarante – bien supérieur en l’an II), nous complexifions notre perception de la politique révolutionnaire et de la violence ; nous voyons alors à quel point elles étaient imbriquées, et comment leur imbrication a rapproché, bien plus qu’elle ne les a séparées, la Terreur et la Réaction thermidorienne. Comme l’ont récemment avancé Jean-Clément Martin et Annie Jourdan, le continuum de la violence révolutionnaire au- delà de l’an II est aussi éloquent dans l’action, la pensée, la rhétorique que dans la législation8. Le double apport de notre travail, dans cette optique, est de montrer que les épurations de la Convention thermidorienne, moins connues, se situent bien dans le fil de celles décidées par la République jacobine, et d’en faire une analyse tant du point de vue des causes que des conséquences.

5 Par sa nature même, la question de l’épuration parlementaire à la Convention nationale est cruciale quand on aborde la démocratie, la représentation politique et les fautes de l’État pendant la période révolutionnaire. En établissant l’histoire détaillée de toutes ces épurations majeures, cet article s’attache à mesurer l’impact considérable de cette pratique répandue et destructrice sur la première République, pas uniquement pendant la Terreur, mais pendant toute la période du milieu de la décennie 1790. En raison des épurations parlementaires, des représentants de la nation sont devenus des prisonniers politiques, voire des hors-la-loi lorsqu’ils tentaient de s’enfuir. Des élus ont perdu des collègues et des amis, le peuple, lui, a perdu ses représentants. Pourquoi la Convention nationale s’est-elle amputée elle-même, et de façon aussi spectaculaire ? Comment expliquer ces épurations et ces privations de droits et de liberté – parfois dans le but de complaire à l’opinion, d’autres fois pour s’y opposer ? Pourquoi avoir privé l’Assemblée et le pays de leurs responsables les plus talentueux, de leurs meilleurs orateurs et de leurs plus grands visionnaires ? Plus troublante encore, se pose la question du tort plus ou moins durable que ces attaques psychologiques et physiques incessantes contre les dirigeants révolutionnaires ont causé à l’idée républicaine, au respect de la démocratie et au sens civique de chaque citoyen. Lorsque des girondins moururent, affaiblis par les conditions insalubres et inhumaines de leur emprisonnement en 1793 ; lorsque Saint- Just, « un jeune homme de 26 ans, d’une figure intéressante, spirituel, instruit, d’un caractère ardent et fort, plein d’avenir » fut traîné à l’échafaud, « la tête baissée, l’air honteux » 9 ; lorsqu’un an plus tard, les derniers montagnards mirent fin à leurs jours à l’aide de couteaux de cuisine rouillés et de ciseaux, c’était toujours le peuple souverain qui était atteint dans la personne de ses représentants. Quelle est la part imputable aux épurations dans le déclin de la démocratie française pendant les années 1790 ? Telle est la question que veut soulever cet article, à défaut d’y apporter une réponse définitive.

La Convention nationale : une assemblée mutilée

6 Fin 1795, peu avant la dissolution de l’Assemblée, un pamphlétaire décrivit ainsi les expériences passées et l’avenir de la Convention : « Voyez quelle fut jusqu’ici le prix de ses longs et pénibles travaux : de tous ses membres, la plupart ont été frappés de proscription : les uns ont été conduits à l’échafaud, les autres forcés de se donner eux-mêmes la mort : ceux-ci, vous les avez vu plongés dans les cachots, ceux-là n’ont trouvé d’azyle [sic] que dans des cavernes obscures et souterraines […]. Quel bataillon est jamais revenu plus mutilé d’un combat ? »10

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7 Plus que n’importe quelle autre assemblée, la Convention a payé très cher son engagement politique – comme le montre l’étude récente de Michel Biard. Entre 1793 et 1795, quatre-vingt-six de ses membres moururent de causes non naturelles : exécution, assassinat, suicide ou mort en mission11. Au moins deux-cent trente-deux députés subirent de grandes vagues d’épuration entre 1793 et 1795 – beaucoup en périrent : exécutions, incarcérations, déportations. Selon le conventionnel Baudot, l’épuration frappa surtout « les membres les plus éloquents de la Convention » qui ont « presque tous péri dans les luttes orageuses de cette Assemblée, parce qu’ils étaient les plus en vue et, par conséquent, les plus exposés aux passions haineuses, tels que Vergniaud, Guadet, Gensonné, Condorcet, Danton, Billaud-Varenne, Saint-Just, Robespierre même et d’autres »12. Pour quelles raisons tous ces députés furent-ils tués ?

8 La chronologie des arrestations de conventionnels révèle, contre les idées répandues, que la Terreur a joué un rôle limité dans ces épurations parlementaires. Certes, le nombre de députés épurés fut élevé au début de cette période, surtout en juin (trente- trois députés) et en octobre 1793 (quatre-vingt-cinq députés), mais il atteint aussi un niveau significatif pendant la Réaction thermidorienne avec un total de quatre-vingt- un députés, dont soixante-douze rien qu’entre germinal et thermidor an III. Notons aussi, que le nombre de députés épurés était bien inférieur au plus fort de la Terreur, avec quatre arrestations en germinal an II et cinq le 9 Thermidor. D’un autre côté, le nombre de députés exécutés était très élevé si l’on considère les condamnations à mort prononcées contre les entourages de Danton et Robespierre. L’essentiel des vagues d’épurations s’est produit au début (1793) et après la fin de la Terreur (1795), et cela montre, comme leur pérennité après l’an II, qu’elles n’étaient pas uniquement la conséquence de l’idéologie jacobine, ni spécialement liées à la Terreur. Dès lors, il devient intéressant de les observer comme une réalité qui a marqué la Convention pendant toute son histoire, et d’essayer d’en expliquer les raisons et leur apparition au milieu des années 1790.

Les vagues d’épuration à la Convention : causes courantes, rhétorique et justifications

9 Le désir d’arrêter et d’incarcérer des députés s’était manifesté dès avant la Convention. Charles Walton nous a rappelé récemment que l’Assemblée constituante avait discuté puis décrété des emprisonnements de trois jours à la prison de l’Abbaye contre certains de ses membres. Le but de ces incarcérations semblait d’abord disciplinaire : il s’agissait de punir des députés indisciplinés qui avaient dérogé au code de l’honneur, s’en étaient pris à des collègues et avaient perturbé l’Assemblée13. Les justifications légales de ces détentions étaient douteuses. La Constitution de 1791 stipulait que les députés ne pouvaient être « recherchés, accusés ni jugés en aucun temps, pour ce qu’ils auront dit, écrit ou fait dans l’exercice de leurs fonctions de représentants »14. Ces emprisonnements de courte durée contredisaient aussi les engagements pris par les Assemblées constituante et législative pour protéger le statut spécial de leurs membres dans le corps social français, en interdisant, par exemple, toute attaque verbale et physique à leur égard15. Ces contradictions devaient se poursuivre sous la Convention. Robert R. Palmer a noté que pour bien des citoyens de la première République, il ne pouvait exister de « créature plus auguste sur terre » qu’un représentant du peuple16. Considérés comme des incarnations de la Nation souveraine, et qualifiés communément

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de « pères du peuple », les législateurs inspiraient un respect sans précédent. La Convention demandait à ses membres d’observer un train de vie modeste, mais sacralisait leur statut en exigeant des requérants qu’ils s’adressent à eux en respectant un certain décorum, par exemple en se découvrant17. L’Assemblée réagissait vigoureusement lors d’attaques contre des députés. En 1793, plusieurs habitants d’Orléans furent condamnés à mort pour avoir insulté le conventionnel Léonard Bourdon18. Deux ans plus tard, la Convention thermidorienne vota la loi de grande police qui punissait de mort ou de déportation quiconque agressait, verbalement ou physiquement, un législateur19.

10 D’un côté, la Convention garantissait le statut protégé des législateurs, de l’autre elle les exposa à la violence par le biais des épurations parlementaires de 1793 à 1795. Comment expliquer cette contradiction ? Le processus d’acceptation de l’épuration s’est fait graduellement. Il est apparu sur les bancs de l’Assemblée lors des tensions de l’hiver de 1792, dès les conflits initiaux entre députés divisés par le souvenir des massacres de septembre et de l’exécution du roi, puis pendant le printemps et l’été 179320. Confrontés à une crise nationale, se méfiant les uns des autres, les groupes comme les individus s’affrontaient presque chaque jour dans l’enceinte de l’Assemblée. Au début, les observateurs extérieurs s’en amusaient, tel cet artiste allemand qui représenta une Rixe à la Convention nationale, pendant laquelle on s’arracha les perruques et on échangea quelques coups de poing21. Plus la situation se dégradait à l’Assemblée, plus son existence même et la sécurité des députés étaient menacées. Fin 1793, les interruptions furieuses des députés rendaient difficile le débat parlementaire, interdisant à l’Assemblée de se consacrer aux problèmes militaires, économiques et constitutionnels urgents. Le respect mutuel entre députés se perdait peu à peu ; les présidents luttaient pour maintenir le calme « parmi les interruptions incessantes »22. Dans l’intervalle, des rapports de surveillance précisaient que « de bons citoyens se plaign[ai]ent de voir des membres de la Convention Nationale perdre un temps précieux en arguties […] au moment où la patrie [faisait] face à un danger pressant »23.

11 Malgré cette dégradation du climat politique à la Convention, l’évocation d’une épuration parlementaire en restait encore au stade formel et symbolique. Les antagonismes personnels et politiques entre députés incitèrent d’abord à priver de parole certains collègues mal aimés. En octobre 1792, le député Boileau demanda que la tribune soit « purifiée » chaque fois que le député Marat l’occupait24. Épisode plus fameux encore : le montagnard Legendre, boucher de profession, interpella ainsi son opposant Lanjuinais : « Descends ou je vais t'assommer », ce à quoi son collègue répondit avec esprit : « Fais décréter que je suis un bœuf et tu m'assommeras »25. Autre signal inquiétant : on dressait à l’oral ou par écrit des listes de collègues indésirables. dit d’une vingtaine de ses collègues : « Il y a vingt-deux membres dans la Convention dont les sections de Paris doivent venir demander l’expulsion. » Dans son journal, Marat visa nommément « les Rabaut, les Buzot, les Camus, les Sieyès, les Brissot, les Vergniaud, les Lasource, les Guadet, les Gensonné, les Kersaint, les Cambon, les Barbaroux, les Birotteau, les Rebecqui, intrigants barbares et cupides »26. Chez les radicaux comme chez les modérés, les manœuvres pour obtenir le départ d’un adversaire se précisèrent lorsque les gardes nationaux allèrent se saisir de Marat chez lui, quand des marques menaçantes furent tracées à la craie blanche sur les portes de quelques girondins en vue, et lorsque des chants sinistres adressés à des députés commencèrent à retentir dans les rues :

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« La tête de Marat, Robespierre et Danton, Et de tous ceux qui les défendront, O gué! »27

12 Fin 1792 et début 1793, on assista à un durcissement des prises de position concernant l’immunité parlementaire, considérée jusqu’alors comme un droit inaliénable. En décidant la levée partielle de l’immunité de ses membres, le 1er avril, la Convention non seulement rendit possible l’arrestation de Marat et son procès au Tribunal révolutionnaire – une première pour un député – mais elle a aussi incité les sections parisiennes à demander la levée définitive d’une « inviolabilité qui ne sert qu’à tuer la liberté », et l’épuration massive des girondins en juin 1793 – là encore, une première pour la Convention28. En l’an II, les attaques contre l’immunité parlementaire continuèrent sur les bancs de l’Assemblée comme à l’extérieur. En brumaire an II, Barère, au nom du Comité de salut public présenta l’immunité non plus comme un droit, mais comme le privilège d’une « nouvelle aristocratie » et une « violation de la constitution» : « Il ne doit plus exister de privilège. L’inviolabilité est détruite. Il n’y a d’inviolable que le peuple et sa liberté. (On applaudit.) Eh bien, s’il n’y a d’inviolable que le peuple et ses droits, je vous le demande, de quel droit avez-vous établi cette démarcation entre les représentants du peuple et les autres citoyens ? […] je ne vois plus qu’une grande violation de la constitution, qu’une aristocratie nouvelle […]»29.

13 Au printemps 1794, une clause de la loi du 22 prairial fut à l’origine d’une nouvelle controverse : elle mettait en question le droit de la Convention de soustraire ses membres à la justice du Tribunal révolutionnaire30. Plus tard, la Convention thermidorienne, désireuse de réinstaurer certaines garanties de sécurité pour ses députés, revint souvent sur ses résolutions de faire accélérer les grandes épurations parlementaires de prairial et thermidor an III.

14 En dépit du démantèlement accéléré de l’immunité de ses députés, de la violence verbale et physique qui ne cessa de croître sur ses bancs pendant les mois qui aboutirent à l’accusation de Marat et à l’élimination des girondins, la Convention ne traversa pas cette première vague d’épuration sans être agitée par de sérieux scrupules. Il est vrai que certains des débats du 12 avril concernant l’accusation de Marat, en réaction à ses écrits incendiaires contre une soi-disant « cabale » girondine, donnaient déjà le ton des épurations à venir : il convenait de prévenir les tentatives de procédure parlementaire ou légale – dont un possible report, d’expédier l’accusé en prison le plus vite possible malgré ses craintes concernant sa sécurité et des risques d’empoisonnement, et de multiplier les demandes d’épuration visant d’autres députés31. Pourtant, dans le même temps, quelques députés s’opposèrent à la campagne menée contre Marat et demandèrent à la Convention d’agir avec prudence, tandis qu’elle se préparait à « livrer un représentant du peuple au glaive de la loi »32. « Il est question de mettre en état d’accusation un représentant du peuple. Faites le avec maturité, avec dignité », prévint Lecointe-Puyvareau, pourtant opposé à Marat au point d’avoir émis des doutes sur sa santé mentale33. Il remarqua, étonné, que l’Assemblée avait traité le roi avec plus de ménagement qu’elle n’en réservait à Marat. Quarante- huit députés refusèrent de prendre part au vote ; ils ne se jugeaient pas capables de voter en toute objectivité, « étant habituellement dénoncés dans les journaux de Marat »34.

15 La première épuration importante de la Convention, celle de vingt-neuf responsables girondins lors des « journées » du 31 mai et du 2 juin, souleva autant de

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questionnements juridiques et éthiques que le procès de Marat. Depuis des semaines, des députés, dont Robespierre, le 10 avril 1793, demandaient le départ et la comparution devant le Tribunal révolutionnaire de certains de leurs collègues comme Vergniaud, Gensonné et Guadet35. D’autres réagirent, choqués par les pétitionnaires qui exigeaient l’arrestation de leurs collègues : « les Brissot, les Guadet, les Vergniaud, les Gensonné, les Buzot »36. Selon eux, les circonstances de cette épuration – l’Assemblée encerclée par la troupe, les députés retenus par des citoyens qui « agissent [ainsi] en machine », constituaient une violation de la représentation nationale37. Ainsi, les députés étaient-ils empêchés « de satisfaire aux besoins de la nature », tant qu’ils n’avaient pas voté l’arrestation de leurs collègues38. Plusieurs conventionnels, de tous bords, prirent la défense des députés visés par les propositions d’épuration : Richou suggéra de les faire arrêter à titre conservatoire pour les protéger de la foule ; Barère, au nom du Comité de salut public, proposa qu’ils renoncent à leurs mandats pour éviter l’arrestation et La Revellière-Lépeaux demanda à partager leur emprisonnement39. D’autres, au contraire, prirent le parti de l’épuration. Un député avança que si les collègues inquiétés avaient été un tant soi peu vertueux, ils auraient dû partir d’eux- mêmes et laisser leurs fauteuils à leurs suppléants40. Levasseur proposa d’en user avec eux comme des suspects ordinaires et, plutôt que de respecter leur immunité parlementaire, de les traiter comme « les plus simples citoyens »41. Après l’épuration, Georges Couthon écrivit à ses administrés à propos des girondins : « La Convention était, pendant leur règne, le scandale de l’Europe ; depuis elle est calme et grande […]»42.

16 Nombreuses furent les victimes de cette épuration à la présenter comme un « sacrifice ». Isnard, acceptant la proposition faite aux girondins, avant leur arrestation, de renoncer à leur charge, s’exclama : « […] je le déclare, si mon sang était nécessaire pour sauver la patrie, sans bourreau, je porterais ma tête sur l’échafaud, et moi-même je ferais filer le fer fatal qui devrait trancher le cours de ma vie […] »43. Ses collègues Lanthenas et Fauchet firent des propositions du même ordre.

17 La démission de ces trois députés met en lumière ce qui est devenu un thème récurrent et central dans l’épuration parlementaire : l’épuration comme sacrifice politique. Les recherches de Françoise Brunel sur les réactions des députés montagnards à leur épuration pendant l’an III révèlent que les conventionnels de tous bords étaient mus par cette notion de sacrifice, et par l’influence d’« un héritage rousseauiste qui condamne le législateur idéal du XVIIIe siècle à être "au-dessus des intérêts de corps et des passions" »44. Cela impliquait une soumission absolue à la Loi et de suivre l’exemple des « victimes fameuses de l’Antiquité » qui s’étaient rendues aux décisions d’arrestation, d’exil ou d’exécution, et dont les représentations s’imposaient à la mémoire de tous sur les murs de la Convention45. Les références au sacrifice politique pour le bien de l’État abondent alors, aussi bien chez les épurateurs que chez les épurés. Le 2 juin, pourtant, le député Lanjuinais émit quelques critiques acerbes contre le dévouement de ses collègues girondins, en rappelant qu’il ne pouvait être de vrai sacrifice sous la contrainte. À l’autre extrémité du spectre politique, Marat rejeta également leur offrande : « Il faut être pur pour offrir des sacrifices à la patrie ». Seuls les députés de sa trempe pouvaient se permettre ce geste : « C’est à moi, vrai martyr de la liberté, à me dévouer. J’offre donc ma suspension du moment où vous aurez ordonné la détention des contre-révolutionnaires […] »46. Dans une lettre adressée à la Convention, le lendemain, Marat réitéra son offre, précisant qu’il renoncerait à son fauteuil jusqu’au procès des députés accusés et qu’en « […] martyr éternel de la

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liberté », il enviait en quelque sorte les girondins épurés qui avaient «[…] l’honneur de donner l’exemple d’un généreux dévouement au bien public »47. En tentant de renoncer à sa charge, Marat faisait sien le discours sacrificiel des victimes de l’épuration, devenait martyr de la liberté à leur place. Leur sacrifice était désormais le sien et, partant, celui de toute la Convention.

18 Le 2 juin, Marat se donnait par sa démission comme martyr de la liberté, faisant l’offrande rhétorique de « son propre sang » en échange de l’épuration de ses collègues48. Il s’identifiait au sacrifice politique des girondins et se l’accaparait. Victimes et instigateurs de l’épuration devenaient interchangeables49. Marat n’était pas le seul à suivre cette ligne. Le 3 octobre, Robespierre présenta la décision de la Convention d’exclure les girondins comme une preuve du dévouement désintéressé de l’Assemblée à la République : « Quel est l’homme qui doutera que la Convention nationale se soit vouée au salut de la patrie, puisqu’elle n’a pas même épargné ses membres ! »50. L’épuration parlementaire avait beaucoup à voir, bien sûr, avec des haines individuelles ou collectives et le désir de certains hommes politiques d’éliminer leurs adversaires ou de réduire au silence des faiseurs de trouble, mais elle avait aussi une importante dimension symbolique. Dénoncer ses collègues à l’Assemblée, c’était comme l’indique Marisa Linton, prouver sa légitimité, ou comme l’avait affirmé Rousseau, « transformer le vil métier d’accusateur en une fonction de zèle, d’intégrité, de courage », mais c’était aussi selon Robespierre, contribuer au salut de la Nation51.

19 La décision de la Convention de ne pas épargner ses propres membres était aussi une réponse à la grogne qui se manifestait dans la capitale. La plupart des épurations parlementaires intervinrent lors de crises, lorsque l’Assemblée était confrontée à un mécontentement croissant qui s’exprimait dans la presse, dans la rue, ou pire encore, lors d’insurrections populaires. Ainsi, le siège de la Convention, le 5 septembre 1793, précipita-t-il les débats sur la présentation devant le Tribunal révolutionnaire de Brissot, Vergniaud et Gensonné. Peu après, le 3 octobre, Billaud-Varenne présenta la décision de l’Assemblée concernant ses collègues girondins, comme « un acte de justice », comparable au procès du roi, pendant lequel la Convention devait interpréter le rôle du héros devant la nation, « […] et s’arme(r) du poignard qui doit percer le sein des traîtres »52. Plus tard encore, pendant la période de ventôse à germinal an II, lorsque les Cordeliers, en préparation d’une insurrection contre la Convention, accusèrent ses membres d’être « 700 rois et voleurs » élitistes et coupés du peuple, l’épuration de Danton permit de les démentir. Pour Robespierre, l’arrestation de députés démontrait que l’Assemblée n’accordait aucun privilège à ses membres, quelle que soit leur popularité. Leur épuration était un « sacrifice héroïque », un acte d’une «sévérité douloureuse» pour la Convention. De même, Saint-Just, présenta-t-il l’arrestation des députés proches de Danton et Camille Desmoulins comme un sacrifice douloureux pour l’Assemblée : l’exemple ultime de son refus catégorique de toute complaisance pour elle-même. Il tenait l’exécution de Danton pour la preuve du dévouement de la Convention pour la sécurité publique et prononça cette phrase fameuse : « Il y a quelque chose de terrible dans l’amour sacré de la patrie, il est tellement exclusif qu’il immole tout sans pitié, sans frayeur, sans respect humain à l’intérêt public […] »53. Comme Marat en juin 1793, Saint-Just se percevait à la fin des fins comme la vraie victime de l’épuration : « […] c’est au plus jeune de mourir et de prouver son courage et sa vertu ». Voilà ce qu’il écrit dans les notes réservées à son

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usage personnel lors du procès de Danton54. Une fois de plus, une fusion s’opérait dans l’esprit de celui qui appelait à l’épuration : il devenait à la fois épurateur et victime.

20 L’épuration parlementaire continua d’être associée au sacrifice, à l’héroïsme et au régicide après la chute de Robespierre, surtout lorsque la Convention thermidorienne dut faire face au mécontentement et aux insurrections du printemps 1795, et eut recours à des purges massives. En germinal an III, des citoyens en colère accusaient l’Assemblée de n’être « […] composée que de coquins en général, qu’elle soutenoit les muscadins parce qu’ils étoient tous de la même clique, tous royalistes qui vouloient affamer le peuple, que sous peu il y auroit un coup […] »55. Pendant l’insurrection de prairial, la Convention vit ses membres traités de « tyrans » qui affamaient le peuple, elle connut des éclats de violence et le député Féraud fut assassiné au sein même de l’Assemblée. La réponse de cette dernière, entre germinal et thermidor an III, fut une désormais rituelle épuration, dont les victimes furent ostracisées, désignées comme des « traîtres », des « tigres », des « monstres », des créatures « impures », des « buveurs de sang » et un « cancer ».

21 La proximité dans les termes utilisés pour dénigrer et déshumaniser les députés épurés sous l’an II puis l’an III montre la continuité entre ces deux périodes. Il est également permis de rapprocher Terreur et Réaction thermidorienne si l’on considère la typologie des députés visés par les épurations : ceux qui sont désignés comme indésirables par des pétitions (à Paris ou en province) et ceux qui sont accusés ou soupçonnés de prendre part à quelque complot. Pendant ces deux périodes furent également frappés les députés qui s’étaient absentés de l’Assemblée : Danton parti à la campagne, Robespierre malade plusieurs semaines, Saint-Just en mission ; et pendant l’an III, quelques députés moins connus tels qu’Albitte parti soigner une mélancolie persistante qui le poussait à rechercher la solitude en son jardin printanier, peu avant son épuration en prairial an III56. En l’an II comme en l’an III, les députés retenus loin de l’Assemblée focalisaient sur eux peurs, paranoïa et suspicions, à la fois de la part des autres députés, et comme boucs émissaires aux yeux de l’opinion qui critiquait la Convention dans son ensemble.

22 Les épurations parlementaires plongeaient depuis longtemps leurs racines dans les luttes idéologiques et claniques qui divisaient l’Assemblée, mais, en punissant une minorité, la Convention cherchait aussi à juguler ses propres démons et à se refaire une réputation en tant que représentation nationale. L’épuration de prairial an III constitua un sommet dans cette logique politique qui consistait à user de violence contre les représentants du peuple pour mieux rétablir l’image publique de l’Assemblée. Ainsi le thermidorien réactionnaire Henry-Larivière déclarait-il : « c’est nous reproduire, c’est nous donner une nouvelle vie, c’est nous rendre impérissable […] »57. Parfois, le choix de la personne visée par l’épuration ne semblait plus même avoir d’importance. Ainsi, dans la frénésie épuratrice de l’Assemblée, des noms étaient-ils parfois et même souvent appelés au hasard, contestés, puis effacés avant d’être rajoutés. Les députés en savaient tous assez long les uns sur les autres pour se causer du tort, mais pas toujours assez pour identifier autrui ou bien orthographier son nom – cela conduisit parfois à des erreurs dans l’établissement de listes ou lors de la promulgation de décrets d’accusation. Qu’un député se lève pour accuser ou défendre un collègue, et le destin de ce dernier basculait. En prairial, un accès d’épuration avait été si soudain dans l’Assemblée en état de choc que certains députés n’avaient pas compris que leur arrestation avait été décrétée. Ils avaient quitté momentanément la séance du soir, le

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temps d’aller dîner avec des collègues, quand la Garde nationale leur apprit que « quinze représentants avaient été condamnés à une exécution immédiate » – information qui se révéla finalement erronée58.

Les députés face à l’épuration : de la soumission au suicide

23 Quelles furent les réactions des députés épurés dans ces circonstances difficiles ? Beaucoup réagirent passivement aux décrets d’arrestation et d’accusation, parfois même aux condamnations à mort. Ainsi, le conventionnel Faye se rendit-il de lui-même aux autorités dès qu’un collègue lui apprit le décret d’arrestation le concernant, Quai Voltaire, en août 1793, «[…] irréprochable du point de vue du respect des principes en tant que législateur, ne reconnaissant que l’obéissance face à la loi […] » 59 ; lors de son interpellation par les gardes en germinal an II, le conventionnel Garilhe se rendit aussi facilement déclarant « être trop fidèle observateur des Loix pour en sa qualité de Législateur ne pas s’empresser d’obéir aux autorités constituées »60. En avril 1794, Gomaire insistait dans une lettre adressée avec fierté aux autorités : « […] Jamais je ne quittai mon poste quelque part qu’il fut »61. Arrêté, emprisonné, puis condamné à mort, Saint-Just, comme de nombreux conventionnels, fut d’un stoïcisme inébranlable : « Je méprise la poussière qui me compose […] », et se présenta face à la mort sans rien exprimer62. Il y eut, bien entendu, de nombreux contre-exemples à l’attitude de Saint- Just. La résistance que son ennemi Camille Desmoulins opposa au bourreau en germinal an II est bien connue. Beaucoup d’autres députés tentèrent de haranguer la foule une fois sur l’échafaud, afin de s’expliquer ou de se justifier.

24 Les tentatives de suicide furent nombreuses, également, parmi les députés épurés, surtout chez les montagnards, même si ce sont des girondins qui, les premiers, tentèrent de mettre fin à leurs jours, soit lors de leur fuite, soit lors de leurs procès en 1793 et 179463. Même lorsqu’un député était à deux doigts de mourir des blessures qu’il s’était infligées, la Convention insistait pour que l’exécution publique ait bien lieu. En prairial an III, le conventionnel Soubrany après s’être poignardé fut mené à l’échafaud, alors qu’il suppliait qu’on le laissât mourir. En thermidor, Robespierre, son frère et Couthon furent envoyés à la guillotine alors qu’ils étaient tous grièvement blessés. Pour la Convention, qui insistait souvent sur ce point, les exécutions de députés étaient l'ultime étape dans un processus de revitalisation du corps politique.

25 Si l’obéissance, la soumission à la loi et le sacrifice politique appartenaient bien à la rhétorique entourant l’épuration, la fuite restait une réaction naturelle et fréquente. Parmi les girondins dont l’arrestation fut décrétée le 2 juin 1793, douze quittèrent immédiatement la capitale ou se cachèrent aux abords de la ville ; huit autres parvinrent à s’échapper après leur arrestation64. Le 28 juillet 1793, dix-neuf girondins étaient en fuite, le 3 octobre, ils étaient vingt-et-un65. Parmi les fugitifs figurait Kervélégan, qui lors de son arrestation avait assuré ses gardes qu’il n’avait aucune intention de s’échapper – « Foi de député » …66 – avant de prendre ses jambes à son cou. En 1793 et 1794, la police avait les plus grandes difficultés à empêcher les députés de prendre la fuite, d’abord parce que les gardes et les gendarmes conservaient un certain respect pour les représentants du peuple, même épurés, mais aussi parce que l’administration républicaine n’avait pas été préparée à l’épuration massive de responsables politiques de premier plan. Malgré de nombreuses listes établies à la hâte,

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il arrivait aussi que la police perdît la trace de députés incarcérés dans des prisons de la capitale. En comparaison, dès l’an III, l’arrestation et l’emprisonnement des députés firent d’importants progrès. La Commission de l’administration civile, police et tribunaux établit des listes de députés épurés après germinal, prairial et thermidor an III, et parvint à empêcher la plupart des évasions, à quelques exceptions près, comme celles de Maignet, Vadier, Baudot et Barère67. Quelques députés continuaient de se cacher provisoirement, avec l’espoir d’une erreur lors de la promulgation du décret ou d’un revirement de la Convention68. Globalement, l’efficacité croissante de l’administration thermidorienne face aux évasions de députés épurés pendant l’an III montre la normalisation progressive de l’épuration parlementaire – un processus devenu, alors, une composante ordinaire de la vie politique.

26 Qu’ils se soient rendus, ou qu’ils aient été capturés, quelques conventionnels, une fois devant le Tribunal, trouvèrent le moyen d’exploiter avec subtilité les failles politiques et judiciaires du processus d’épuration. Une fois sur le banc des accusés, en octobre 1793, le conventionnel Jean-François Ducos glissa parmi ses notes et observations destinées à sa défense, quelques dessins subversifs ; il y ridiculisait l’accusation et montrait l’épuisement de ses pairs assis à ses côtés. Il analysa la mécanique du procès politique qui lui était fait : « il y [sic] deux manières d'inculper à faux : la première, de déposer contre un accusé un fait qui n'est pas vrai, la seconde de l'accuser d'un fait qui n'est pas un délit. » Parfois ses notes sont de simples éléments de défense : jamais il ne s’était rendu chez Roland, il n’avait pas fréquenté le club des Marseillais animé par Buzot et Barbaroux, et n’avait jamais rencontré ses collègues chez eux, ni chez lui. Il y faisait aussi des remarques d’ordre pratique destinées à contester la nature factieuse des girondins : « que l’on regarde nos votes sur toutes les questions pour juger si nous formions une coalition »69. Les notes de Ducos sont parmi les rares pièces qui témoignent de l’état émotionnel et mental de révolutionnaires pendant un procès spectaculaire. Beaucoup de ses dessins exagéraient les traits des accusateurs, des juges et des curieux, jusqu’au comique, d’autres montrent les visages anxieux, épuisés, parfois furieux, d’individus en situation de détresse. Les propres commentaires de Ducos reflètent la tourmente émotionnelle suscitée par le procès : « Je n'ai pas besoin de la réclamer, cette liberté d'opinion », griffonna-t-il ainsi, réduit au silence par la procédure.

27 Quelques documents attestent une résistance armée opposée par des députés épurés aux autorités. Localisé à Bordeaux en brumaire an II, le fugitif girondin Birotteau est «[…] arrêté au coin de la rue Saint-Rémy par un volontaire, il essaye à "lui brûler la cervelle avec un pistolet qu’il avoit soigneusement caché" »70. La même année, Bertrand de l’Hodisnière, apprenant l’imminence de son incarcération, se saisit d’une épée, de pistolets, et se dit prêt à toutes les extrémités. Quelques députés touchés par l’épuration résistèrent de toutes leurs forces, une fois arrêtés et incarcérés. En l’an III, Duhem, Choudieu et Chasles, qui devaient être transférés au château de Ham, « refusèrent positivement » d’obéir. L’officier responsable relata ainsi l’événement : « Au Citoyen Duhem avec la décence due à un prisonnier, je voulus lui faire entendre qu’il serait douloureux pour moi d’employer des moyens de Rigueur […]. Au même instant, je fus entouré de dix à douze prisonniers qui tous criaient à l’oppression à l’arbitraire et à la résistance ; Chales particulièrement me dit que ceux qui exécutaient de pareils ordres étaient aussy coupables que ceux qui les donnaient, et qu’un jour il me trainerait à l’échafaud et applaudirait en voyant tomber ma tête. […] ». Lorsque Choudieu signifia sèchement à l’officier qu’il ne sortirait « que par la force des

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bayonnettes », ce dernier se résigna à le prendre au mot pour soumettre les députés incarcérés71.

L’impact de l’épuration parlementaire sur la Convention et la république

28 Rien ne distingue l’an II de l’an III, du point de vue des souffrances que la Convention a infligées à ses propres membres par ses vagues d’épuration. Si celles-ci ne menaient pas un député à l’échafaud, ce dernier était fatalement exposé à une longue assignation à domicile ou à une incarcération. La détention d’un nombre important de représentants du peuple a profondément marqué l’histoire de la Convention. Nous connaissons bien les détails de l’arrestation et de l’emprisonnement de Conventionnels éminents comme le noyau dur des girondins pendant l’été 1793, Danton et Camille Desmoulins au printemps 1794 ou Robespierre et ses amis en Thermidor, mais les incidents concernant les députés de moindre importance, dont ceux intervenus pendant la Réaction thermidorienne, ont moins retenu l’attention72. Les prisons, la population carcérale et la police de la période révolutionnaire ont fait l’objet d’une littérature importante73, mais il n’existe pas d’analyse globale de l’expérience carcérale unique vécue par ces conventionnels de 1793 à 1795.

29 L’assignation à résidence était souvent la première étape pour les députés visés par une épuration parlementaire. Le girondin Ribéreau, assigné à son domicile en 1793 et 1794, évoque ainsi cette épreuve : « Le 3 octobre 1793, j’ai été mis en état d’arrestation avec plus de soixante-dix autres de mes collègues […] et quoique pendant plus de six mois après j’aye resté presque sans force et sans mouvement, cela n’a pas empêché que le Comité révolutionnaire de la Section des Tuileries m’ai entouré de deux gardiens dont la taxe hors de toute mesure a dévoré mon indemnité ma seule et unique ressource ; la vie ne tarda pas à devenir pour moi un fardeau, mon épouse périt de chagrin et de misère sur la fin du mois germinal, un de nos enfans la suivit immédiatement. Ma chambre fut par des ordres rigoureux transformé en un cachot, je n’habitois que mon grabat où toutes les communications me furent interdites […] »74.

30 À l’inverse, d’autres députés acceptaient cette contrainte sans sourciller et la tournaient même à leur avantage. Collot d’Herbois, un des anciens membres du Comité de salut public, chassé de la Convention au début de l’année 1795, tournait en rond dans son appartement comme dans une cage. « […] Collot est celui qui semble inspirer le plus d’inquiétude », établit alors un rapport de police, « tant il parait plus nerveux que les autres, et par la situation de son appartement, qui se trouve au premier étage et surplombe une terrasse, offrant une opportunité réelle d’évasion »75. Ses deux gardes n’étaient visiblement pas à l’aise, enfermés avec l’ex-représentant en mission qui s’offusquait lorsqu’ils déclinaient son hospitalité tout en gardant un œil fébrile sur la fenêtre. Leurs ennuis ne cessèrent qu’avec l’exil soudain de Collot en Guyane française en l’an III, où il mourut en 1796.

31 Bien des députés redoutaient l’incarcération par-dessus tout - et à juste titre. Une fois derrière les barreaux, ils souffraient de conditions de détention dont ils se plaignaient avec amertume auprès de la Convention. Incarcérés à La Force en 1793 et 1794, plusieurs girondins découvrirent qu’on ne leur reconnaissait plus le statut de députés et étaient sujets à d’humiliantes fouilles de nuit pendant lesquelles on leur confisquait leurs effets personnels, dont leurs cartes de députés et leurs costumes officiels76. Des

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conventionnels comme Ricord, détenu aux Quatre-Nations pendant la Réaction thermidorienne, considéraient la confiscation de leur costume ou de leur écharpe comme une offense sérieuse à leur statut de représentant du peuple : « De quel droit s’est-on permis une pareille action ? », demanda-t-il, « quel décret l’autorise ? […] me dépouiller de mon écharpe ! cette écharpe, qui aux armées indiquoit la route de la victoire ! cette écharpe, où le sang ennemi dont elle fut teinte, atteste l’usage que j’en ai fait ! & on me l’enlève ! »77. Priver les Conventionnels de leur statut de représentants du peuple, tel était précisément l’objectif de certains gardiens et directeurs de prison. « […] Je peux disposer de vous comme je le ferais de n’importe quel détenu », déclara un officier de police, administrateur pénitentiaire, à un groupe de députés incarcérés à la maison d’arrêt des Bénédictins anglais en 1793, avant d’ajouter « […] j’ai oublié il y a bien longtemps que vous fûtes jamais députés ». Quand quelques députés demandèrent la permission d’obtenir un peu de sirop de vinaigre, l’administrateur leur répondit : « Si la loi ne le deffend pas, je le deffends, moi »78. Certains gardiens voulaient corriger le comportement des prisonniers célèbres ; « il faut révolutionner »79, déclara l’un d’entre eux à propos de ces détenus. Non seulement, ces désirs de « révolution » des administrateurs constituaient une humiliation pour les députés à titre individuel, mais ils remettaient ouvertement en cause les ordres de la Convention réclamant le respect dû à leur charge pour les députés épurés.

32 Les images telles que la célèbre toile évoquant le dernier banquet des girondins, ou encore le portrait de Camille Desmoulins dans sa cellule du Luxembourg dessiné par Hubert Robert, ont contribué à donner une vision romantique de la vie carcérale des représentants du peuple sous la Convention80. Ewa Lajer-Burcharth a déjà invalidé cette vision en attirant l’attention sur le piteux état des montagnards emprisonnés tels que David les a représentés, lors de sa propre incarcération en l’an III81. Les conditions de détention étaient dures pour les députés, tant d’un point de vue physique que moral. D’innombrables lettres émanant de membres de la Convention thermidorienne incarcérés après les grandes épurations de prairial an III, évoquent l’humidité et la disette dans les prisons – souvent des forteresses perdues au fond des campagnes. Ruamps, Levasseur (de la Sarthe) et Maribon-Montaut écrivirent à la Convention depuis la citadelle de Besançon pour signaler qu’ils n’avaient pas touché leurs allocations de députés et ne pouvaient manger à leur faim : « Nous avions défriché et serré des légumes dans un coin de terre attenant notre chambre, nous n’avons pas la liberté d’y aller, toute correspondance avec nos familles nous étant interdite, nous ne pouvons prendre des engagements pour faire payer nos impositions […] pourquoi tant de Rigueur envers des hommes qui tendoient au même but que vous êtes sur le point d’atteindre, l’affermissement de la République ? […] »82. Les rigueurs subies par les députés en l’an III étaient souvent liées à la désorganisation de l’administration et à l’indécision suscitée par leur notoriété ; cela ouvrait la porte à toutes sortes d’abus et de négligences83.

33 Outre ces victimes immédiates, la Convention toute entière pâtit des épurations - elle qui avait voté tous ces décrets d’arrestation -, car celles-ci érodaient aussi la fragile démocratie sur laquelle reposait l’Assemblée. En trois ans, la Convention décida l’épuration de deux cent trente députés. Toutes ces purges massives constituaient autant d’attaques contre la représentation nationale : son intégrité, sa stabilité, mais aussi son image publique. À l’opposé de cette élimination régulière et massive de conventionnels, dans un contraste frappant, apparaissent la stabilité relative et la dépolitisation progressive du personnel administratif, policier et militaire, chargé

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d’arrêter les représentants du peuple84. Au fil du temps, des rapports sur l’état de l’opinion commençaient à montrer que les épurations n’étaient plus perçues comme des mesures salutaires, mais comme le signe d’une instabilité politique chronique. Un rapport sur les suites des purges de prairial an III, révèle ainsi le mécontentement vis- à-vis de la Convention : « […] On tourne en ridicule l’épuration actuelle de la Convention »85. Les épurations parlementaires créaient un sentiment d’angoisse chez des citoyens qui avaient l’impression que leurs représentants abandonnaient leurs postes. En germinal an III, « une foule de citoyens, armés de piques et de sabres, s’est opposée au départ des représentants du peuple mis en arrestation, parce que, disait-on, les députés fuyaient de Paris par toutes les barrières […] »86. La Convention était bien consciente du sentiment d’instabilité politique né des épurations parlementaires incessantes. Dès juin 1793, Robespierre observait que les débats sur l’éviction de ses collègues girondins ternissaient l’image de l’assemblée : « Il me semble que nous nous occupons beaucoup trop de ces misérables individus », notait-il alors87. Plus tard, Thibaudeau en appela également à la prudence : selon lui, la proposition de transférer plusieurs montagnards arrêtés au Château de Ham, en germinal an III, portait sur la place publique une affaire interne à l’Assemblée : « Je pense [déclara-t-il] que la Convention n’aurait pas dû ordonner la translation de nos collègues hors de Paris. L’arrestation que vous avez prononcée contre eux n’est qu’une mesure de discipline intérieure »88.

34 Les fréquentes arrestations de représentants du peuple semblaient altérer l’image des élus auprès de l’opinion. En qualifiant ses membres exclus de « monstres » ou de « tigres », la Convention mettait tous les législateurs « hors l’espèce humaine »89 et autorisait le peuple à les traiter comme tels. En frimaire an III, avant que la Convention n’accuse officiellement Collot d’Herbois avec d’autres anciens membres, quelques individus agités envahirent la cour de son domicile en proférant des menaces et en appelant au meurtre de l’élu. Le Comité de sûreté générale dût donner l’ordre à la troupe d’assurer la sécurité de la résidence du conventionnel90. Lorsque la déportation de Collot d’Herbois, de Billaud-Varenne et de Barère fut décrétée, après l’insurrection du 12 germinal, les Parisiens portèrent leurs protestations jusqu'à la place de la Révolution. Ils furent encerclés par une foule furieuse pendant plus d’une demi-heure, pendant laquelle un lieutenant eut une violente échauffourée avec des citoyens qui tentaient de tirer sur Barère à bout portant. Le gouvernement furieux demanda une enquête sur les raisons de l’inefficacité de la gendarmerie ; cela n’empêcha pas d’autres attaques tout au long de la route91. À Orléans, Collot n’eut la vie sauve que par la générosité d’un de ses gardes, qui fit écran de son propre corps sous une pluie de pierres92.

35 Lorsque le peuple s’érigeait en juge des députés épurés, c’est toute la Convention qui était menacée. Cette situation atteint son paroxysme lors de l’insurrection de prairial an III, lorsque plusieurs conventionnels furent arrêtés par de simples citoyens. Le 2 prairial, Dugenne fut « arrêté » par plusieurs individus qui confisquèrent son sabre et sa canne-épée et le traînèrent devant la section de Montreuil. Le même jour, une femme « arrêta » le représentant du peuple Bernard (de Seine-et-Marne) et le présenta à la section de Gravilliers où il fut molesté par un citoyen. La même infortune advint à Boursault qui s’était adressé à un groupe de passants, lesquels, mécontents de son discours, le pourchassèrent pour l’arrêter. Le député « s’extirpa d’entre leurs mains en se frayant un chemin à coups de sabre » et se réfugia au Comité de sûreté générale93. Il est difficile, bien entendu, de dire à quel point les fréquentes épurations à la

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Convention ont discrédité les députés à titre individuel, mais l’épuration est à coup sûr une composante d’une histoire complexe – celle de la perte de respect pour les députés et l’Assemblée, surtout en l’an III. Les relations entre la Convention et l’opinion étaient déjà très instables, l’épuration n’a fait qu’aggraver le manque de considération pour les institutions démocratiques et les élus pendant les années 1790.

36 Le peuple parisien surtout, s’accoutumait, comme le disait un contemporain, « à voir des Représentants disparaître de ce monde »94 ; le destin de la représentation démocratique devenait donc de plus en plus précaire. Au plus fort de l’épuration, certaines prisons comme celle des Quatre-Nations, située en face des Tuileries et peuplée de députés épurés en l’an III, prenaient des allures de deuxième chambre. Députés libres et prisonniers se faisaient face de chaque côté de la Seine, sans savoir ce que leur réservaient les changements politiques. Les députés victimes de l’épuration massive étaient les premiers à alerter sur les risques que celle-ci faisait courir à la démocratie représentative. Bernard (de Saintes), incarcéré aux Quatre-Nations en l’an III, écrivit une lettre à la Convention, dans laquelle il déclarait l’épuration purement et simplement illégale : « J’ai lu et relu la Constitution que le peuple vient d’accepter & dont vous ordonnez chaque jour l’exécution ; je n’ai vu nulle part qu’elle autorise les vexations que j’éprouve, au contraire elle les prohibe. Elle ne veut pas qu’un représentant du peuple soit recherché pour ce qu’il aura fait ou écrit dans l’exercice de ses fonctions ; elle ne permet l’accusation que pour fait de dilapidation ou de trahison ; elle ne veut pas qu’il soit arrêté sans un décret d’accusation […] ; elle veut enfin qu’il soit libre jusqu’au moment de son accusation prononcée d’après les formes qu’elle prescrit […]. » Si la Convention voulait voir ses lois respectées, ajouta Bernard, il lui fallait « observer religieusement » celle qui déterminait « la garantie de la représentation nationale », en protégeant les représentants du peuple de toute arrestation arbitraire : « Violer celle-là, c’est ouvrir la porte à la violation de toutes »95, précisa- t-il.

37 Selon Bernard toujours, ces questions de l’immunité parlementaire et de l’épuration étaient au cœur de la nouvelle démocratie, et d’elles dépendait sa survie. Le conventionnel Ricord, lui-aussi détenu aux Quatre-Nations, pendant la Réaction thermidorienne, était encore plus direct : « Je ne m’étonne pas qu’une fois la majesté du Peuple ainsi violée, dans l’un de ses représentans, nulle voix ne s’élève parmi les autres pour oser combattre cet attentat, qui suppose la tyrannie établie »96.

38 Selon Ricord, les épurations parlementaires chroniques avaient déjà entraîné l'altération de l'image de la représentation nationale. Il partageait cette analyse alarmiste avec Jeanne Marguerite Nicole Ricard, la mère du conventionnel Goujon, arrêté et condamné à mort suite à la grande épuration de prairial an III97. Elle interrogeait : « […] Est-il encore une garantie pour la représentation nationale ? Est-il un seul de ses membre [sic] qui puisse reposer en paix, en se voyant sans cesse exposé à être arrêté, accusé, sans aucun moyen de défense… que deviendra la garantie de la représentation nationale ? Ne sera-t-elle pas plus exposée mille fois qu’aux temps de la plus grande rigueur ? Ne sera-t-elle pas totalement détruite ? »98.

39 « Nous avons tous été quelque peu en prison. Cela nous est arrivé, à vous, à moi, à tout le monde. […] Nos pères nous ont ouvert la route […] » ; tels sont les mots de Philarète Chasles, fils du conventionnel du même nom, dans ses Mémoires99. Il y évoquait l’épuration et l’incarcération de son père en 1795, un de ces nombreux

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emprisonnements politiques qui, selon lui, ont terni le paysage politique français, parmi « ceux de 1793, de 1815, et ceux de 1848 »100. Il gardait des souvenirs marquants de l’incarcération de son père : « Pour moi, j’étais bien enfant quand le nom de Ham retentissait à mon oreille ; c’était la terreur et l’amusement de nos soirées. Je connais ses pierres noires, ses remparts, ses escaliers tortueux et ses plates-formes dominatrices, comme si je les avais bâtis. Je sais la profondeur des fossés ; je vois d’ici la chambre que mon père habitait »101.

40 Les épurations n’étaient pas des événements faciles à oublier, pas uniquement pour les députés directement concernés, mais aussi parmi leurs familles et leurs proches, qui se sont battus pendant les années qui ont suivi, afin d’obtenir des compensations, des réhabilitations et la justice à titre posthume. Les conventionnels qui avaient survécu à leur épuration – et continué de la contester dans leurs mémoires jusqu’en exil, après 1815-1816 – en gardaient un souvenir douloureux et éprouvant qui a joué un rôle important vis-à-vis du souvenir et de l’historiographie de la Révolution. L’épuration influença aussi la génération suivante, qui associa l’héritage républicain, celui de ses pères, aux souffrances de ces derniers. Ainsi Philarète Chasles se souvenait-il de la prison de son père à Ham, comme s’il l’avait « bâtie » lui-même. Le destin des conventionnels était intrinsèquement lié à celui de la République ; dans l’esprit de leurs contemporains, le sacrifice de ces derniers était indissociable de l’expérience démocratique.

41 Cet article a révélé que le phénomène d’épuration parlementaire ne s’était pas arrêté avec la fin de la Terreur, et que ses vagues successives qui ont frappé la Convention en l’an II et III ne résultaient pas uniquement de la politique jacobine. Au fil des attaques incessantes contre les droits des législateurs de la Convention, l’épuration est devenue une habitude ; des centaines de députés de tous bords l’ont subie pendant une longue période. Non seulement l’épuration a été un élément clé dans l’apparition d’une culture politique qui a décimé l’élite de la Révolution, mais elle a aussi eu des conséquences fâcheuses sur les pratiques et les libertés parlementaires, et enfin, sur la nature et la longévité de la démocratie révolutionnaire même. Cet article a souligné la place centrale occupée par cette violence parlementaire dans l’histoire de la démocratie représentative d’alors. Il a aussi permis d’observer la complexité de ses causes, comment l’ont vécue et relatée tous ses intervenants, et les dommages profonds et durables qu’elle a infligés à l'image de la représentation nationale de la France révolutionnaire.

NOTES

2. Pour les débats sur l’existence et la composition d’un groupe girondin, voir Michael J. SYDENHAM, The Girondins, London, University of London Athlone Press, 1961 ; Alison PATRICK, The Men of the First French Republic : Political Alignments in the National Convention of 1792, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1972. Voir aussi : Michael J. SYDENHAM, « The Montagnards and Their Opponents : Some Considerations on a Recent Reassessment of the Conflicts in the French

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National Convention, 1792-93 », The Journal of Modern History, 43, n° 2 (Jun., 1971), p. 287-293 ; Idem, « The Girondins and the Question of Revolutionary Government : A New Approach to the Problem of Political Divisions in the National Convention », French Historical Studies, 10, n° 2 (Autumn, 1977), p. 342-348 ; Patrice HIGONNET, « The Social and Cultural Antecedents of Revolutionary Discontinuity : Montagnards and Girondins », The English Historical Review, 100, n° 396 (Jul., 1985), p. 513-544 ; Michael S. LEWIS-BECK, Anne HILDRETH, Alan B. SPITZER, « Was There a Girondist Faction in the National Convention, 1792-1793? », French Historical Studies, 15, n° 3 (Spring, 1988), p. 519-536. 3. « La république doit se purger des crimes qui l’infectent. » Georges COUTHON, Société des Amis de la Liberté et de l’Egalité, séant aux ci-devant Jacobins de Paris, séance du 11 germinal an II, Réimpression de l’ancien Moniteur [désormais MU], vol. 20, p. 135. 4. Michel BIARD, La Liberté ou la mort : Mourir en député 1792-1795, Paris, Tallandier, 2015 ; Michel BIARD, Hervé LEUWERS (dir.), Visages de la Terreur, l’exception politique de l’an II, Paris, Armand Colin, 2014 ; Marisa LINTON, Choosing Terror : Virtue, Friendship and Authenticity in the French Revolution, Oxford, Oxford University Press, 2013 ; Colin JONES, « The Overthrow of Maximilien Robespierre and the “Indifference” of the People », The American Historical Review, 119, n° 3 (2014), p. 689-713 ; idem, « 9 Thermidor : Cinderella among Revolutionary Journées », French Historical Studies, 38, n° 1 (2015), p. 9-31. 5. À l’exception notable des travaux consacrés par Françoise Brunel aux « derniers Montagnards ». Voir, par exemple, Françoise BRUNEL et Sylvain GOUJON, Les Martyrs de Prairial : Textes et documents inédits, Genève, Georg, 1992 ; idem, « Mélanges sur l’historiographie de la Réaction thermidorienne pour une analyse politique de l’échec de la voie jacobine », AHRF, 1979, p. 456-474 ; id., « L’épuration de la Convention nationale en l’an III », dans Michel VOVELLE (dir.), Le Tournant de l’an III – Réaction et Terreur blanche dans la France révolutionnaire, Paris, CTHS, 1997, p. 15-26. 6. Edmond-Louis-Alexis DUBOIS-CRANCÉ, MU, vol. 25, p. 411. 7. Voir, par exemple, Stephen Clay, « Vengeance, justice and the reactions in the Revolutionary Midi », French History, 23, n° 1-2009, p. 22-46. 8. Jean-Clément MARTIN, Violence et Révolution : Essai sur la naissance d’un mythe national, Paris, Seuil, 2006 ; Annie JOURDAN, « Les discours de la terreur à l’époque révolutionnaire (1776-1798) : Étude comparative sur une notion ambiguë », French Historical Studies, 36, n° 1-2013, p. 51-81. 9. « Je vis Saint-Just et Dumas conduits par un détachement armé et suivis de la foule. Accouplés par une corde, ils marchaient la tête baissée, l’air honteux, comme des filous pris sur le fait. C’était un spectacle pénible que celui d’un jeune homme de 26 ans, d’une figure intéressante, spirituel, instruit, d’un caractère ardent et fort, plein d’avenir, traîné à l’échafaud […] ». Antoine- Claire THIBAUDEAU, Mémoires sur la Convention et le Directoire, édité par François Pascal, Paris, SPM, 2007, p. 119. 10. ANON, Les Adieux de la Convention nationale au peuple français, Paris, De l’Imprimerie Française, [1795], p. 3-4. BNF, 8- LB41- 4622. 11. Michel BIARD, op. cit., p. 13. 12. Marc-Antoine BAUDOT, « Les orateurs de la Convention », dans Notes Historiques sur la Convention Nationale, le Directoire, l’Empire et l’Exil des Votants, Paris, D. Jouaust, 1893, p. 293. 13. Charles WALTON, Policing Public Opinion in the French Revolution : The Culture of Calumny and the Problem of Free Speech, Oxford ; New York, Oxford University Press, 2009, p. 153-157, p. 216. 14. « Les représentants de la nation sont inviolables : ils ne pourront être recherchés, accusés ni jugés en aucun temps, pour ce qu’ils auront dit, écrit ou fait dans l’exercice de leurs fonctions de représentants. » Constitution des 3-14 Septembre 1791, SECTION V, Réunion des représentants en Assemblée nationale législative, Art. 7, réédité dans Jean TULARD, Jean-François FAYARD, Alfred FIERRO, Histoire et dictionnaire de la Révolution française 1789-1799, Paris, R. Laffont, 1987, p. 681.

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15. Voir Charles WALTON, op. cit., p. 154-157. 16. Robert R. PALMER, Twelve Who Ruled – The Year of the Terror in the French Revolution, Princeton, Princeton UP, 1989, p. 132. 17. Pour un bon exemple de ce genre de vocabulaire, voir les allusions faites par Thibaudeau au« caractère sacré du représentant du peuple ». Antoine-Claire THIBAUDEAU, MU, vol. 24, p. 522. Voir le club des Jacobins, le 18 nivôse II, MU, vol. 19, p. 166-167; Georges COUTHON, MU, V. 19, p. 13. 18. Voir Michael J. SYDENHAM, Léonard Bourdon – The Career of a Revolutionary, 1754-1807, Waterloo, Ontario, Wilfrid Laurier University Press, 1999, p. 149. 19. 1er germinal III, MU, vol. 24, p. 34. Pour un autre éclairage sur cette loi, voir aussi, Paul FRIEDLAND, Political Actors – Representative Bodies and Theatricality in the Age of the French Revolution, Ithaca & London, Cornell University Press, 2002, p. 298 20. « À la Convention, dès le début, ce fut une guerre ouverte », Norman HAMPSON, « Robespierre and the Terror », dans Colin HAYDON, William DOYLE (eds.), Robespierre, Cambridge, Cambridge University Press, 1999, p. 163. 21. Voir Johann-David SCHUBERT, Faustkampf des National Convents in Paris im December 1792, s.l.n.d, Germany, 1793-1795 ; BNF Richelieu, Estampes et photographie, QB-1 (1792-12)–FOL. MFILM M-101769. 22. Jean-François-Bertrand DELMAS, MU, vol. 16, p. 112-113. 23. « Feuille des rapports […] le 30 avril, l’an 2 e […] », Rapports de police sur Paris. 1792-an II. AFIV 1470. 24. « Je demande que quand Marat parlera à cette tribune, elle soit a l’instant purifiée. » Cité dans Jean-Paul MARAT, Œuvres de J.-P. Marat (l’Ami du Peuple) Recueillies et Annotées par A. Vermorel, Paris, Décembre-Alonnier, 1869, p. 250. 25. Voir la notice sur Lanjuinais dans Auguste KUSCINSKI, Dictionnaire des Conventionnels, Brueil-en- Vexin, Éditions du Vexin Français, 1973, p. 369. 26. « Il y a ving-deux membres dans la Convention dont les sections de Paris doivent venir demander l’expulsion. » Camille Desmoulins, MU, vol. 16, p. 150 ; « les Rabaut, les Buzot, les Camus, les Sieyès, les Brissot, les Vergniaud, les Lasource, les Guadet, les Gensonné, les Kersaint, les Cambon, les Barbaroux, les Biroteau, les Rebecqui, intrigants barbares et cupides », Jean-Paul MARAT, Le Journal de la République Française, n° 40, 8 novembre 1792, dans MARAT, Œuvres, op. cit., p. 253. 27. MARAT, Œuvres, op. cit., p. 250. 28. 1er avril 1793, MU, vol. 16, p. 30 ; Michel BIARD, op. cit., p. 188-189 ; Adresse de la section de Bon- Conseil, Convention, 8 avril 1793, MU, vol. 16, p. 87-88. 29. Bertrand BARÈRE, MU, vol. 18, p. 418-419. 30. Voir l’analyse très détaillée de la loi du 22 prairial dans John HARDMAN, Robespierre, London & New York, Longman, 1999, p. 190. 31. Pour les efforts entrepris par Boyer-Fonfrède pour empêcher le report du procès de Marat, voir MU, vol. 16, p. 139. Pour les demandes d’emprisonnement de Marat, en dépit de ses protestations, voir Ibidem, p. 140. Pour une demande d’épuration du Conventionnel Salles, voir Ibid. 32. « Vous allez livrer un représentant du peuple au glaive de la loi ; et comme dans le rapport qui vient de vous être fait, il peut se trouver des faits inexacts, je demande l’impression, l’envoi aux départements et aux armées, et l’ajournement de la discussion mercredi », Louis-Joseph CHARLIER, MU, vol. 16, p. 150 33. « […] il est question de mettre en état d’accusation un représentant du peuple. Faites-le avec maturité, avec dignité », Michel-Mathieu LECOINTE-PUYRAVEAU, MU, vol. 16, p. 151. 34. « […] comme étant habituellement dénoncés dans les journaux de Marat. » MU, vol. 16, p. 151. 35. Maximilien ROBESPIERRE, MU, vol. 16, p. 112. Voir aussi Alison PATRICK, op. cit., p. 296.

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36. L’HUILLIER, Convention, 31 mai 1793, MU, vol. 16, p. 536. 37. « […] j’étois à Paris, et en traversant la ville, je rencontrois de mes connoissances le fusil sur l’épaule. Je leur demandoit pourquoi toute la ville étoit armées. Chacun répondoit, je n’en sais rien. Des citoyen libres qui sur l’ordre d’un Henriot, s’assemblent au armes sans savoir pourquoi, qui entourent la convention, sans savoir pourquoi, et qui enfin sans savoir pourquoi, violent la représentation nationale […]. [L]es citoyens qui agissent ainsi en machine, n’ont plus le droit de mépriser les satellites des despotes ». Nécessité de simplifier le gouvernement ; réflexions sur la journée du 31 mai; réflexions sur Barère, Collot d’Herbois, Robespierre et les Jacobins […]. BHVP, MS 736, fol. 198. 38. « […] aucun membre de la convention ne pût sortir de l’enceinte ; il n’étoit permis, chose bien humiliante, de satisfaire aux besoins de la nature, qu’en présence des satellites des factieux. » Déclaration des députés de la Somme à leurs commettans, sur la journée du 2 juin 1793 (5 juin 1793, reproduit par le Conseil-général du département de la Somme, 10 juin 1793). AN, F7 4667. 39. MU, vol. 16, p. 550-551. 40. Ibidem, p. 536. 41. René LEVASSEUR, MU, vol. 16, p. 551. 42. Georges COUTHON, Lettre aux membres du Conseil Général de la commune de Clermont-Ferrand, n° CXXII, Paris, 25 juin 1793, dans François MÈGE (éd.), Correspondance de Georges Couthon, Paris, Aug. Aubry, 1872, p. 241. 43. Henri-Maximin ISNARD, MU, vol. 16, p. 553. 44. « Comme en l’an II, les montagnards se sont laissés enfermer dans le filet contraignant de leur constant souci de légitimité. Héritage rousseauiste qui condamne le législateur à être "au- dessus des intérêts de corps et des passions" […]. » Françoise BRUNEL, « Mélanges sur l’historiographie de la Réaction thermidorienne », op. cit., p. 471 ; voir aussi p. 472-473. 45. Claude MOSSÉ, L’Antiquité dans la Révolution française, Paris, Éditions Albin Michel, 1989, p. 127. 46. Jean-Paul MARAT, MU, vol. 16, p. 553. 47. « […] martyr eternel de la liberté » ; « […] l’honneur de donner l’exemple d’un généreux dévouement au bien public. » MARAT, MU, vol. 16, p. 555. 48. « La légitimité de Marat en tant que journaliste populaire vient d’une forme de souveraineté sacrificielle, dans laquelle le don de son propre sang justifie le recours à la dictature et l’épuration, tout comme la rhétorique terroriste de la dénonciation et le retour à une forme archaïque de pouvoir : la "devotio" du chef militaire romain, le pacte passé avec les autorités subalternes». Éric Walter, à propos de Lynn HUNT, « Discourses of Patriarchalism and anti- Patriarchalism in the French Revolution », dans John RENWICK, Language and Rhetoric of the Revolution, Edinburgh, Edinburgh University Press, 1990, p. 48. 49. «En fait, dire que la victime le représente ne suffit pas, elle s’est fondue en lui. Les deux personnalités ont fusionné. » Henri HUBERT, Marcel MAUSS, Sacrifice : Its Nature and Functions, Chicago, Chicago University Press, 1964, p. 31-32. 50. Maximilien ROBESPIERRE, MU, vol. 18, p. 38 51. Marisa LINTON, Choosing Terror…, op. cit. 52. « La Convention doit être grande, en même temps qu’elle fait un acte de justice. Il faut que le décret qu’elle va prononcer soit rendu aussi solennellement que celui qui envoya le tyran à l’échafaud. Il faut que chacun se prononce dans cette circonstance, et s’arme du poignard qui doit percer le sein des traîtres », Jacques-Nicolas BILLAUD-VARENNE, MU, vol. 18, p. 37. 53. Louis-Antoine SAINT-JUST, Rapport au nom du comité de salut public et du comité de sûreté générale sur la conjuration ourdie depuis plusieurs années par les factions criminelles […],11 germinal II, dans Michèle DUVAL (dir.), Saint-Just – Œuvres complètes, Paris, Éditions Ivrea, 2003, p. 706. 54. SAINT-JUST, Fragments d’institutions républicaines, dans Michèle DUVAL (dir.), op. cit., p. 1007. 55. « Convention nationale. Comité de Sureté générale. Section de la Police de Paris. Du 20 Germinal l’an trois […]. Interrogatoire d’Etienne Fournier âgé de vingt-six ans et demi;

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charpentier. A lui demandé pourquoi et à quelle intention il s’étoit permis vers la fin de Ventôse les propos les plus injurieux contre la Convention nationale en disant: qu’elle n’étoit composée que de coquins en générale, qu’elle soutenoit les muscadins parce qu’ils étoient tous de la même clique, tous royalists, qui vouloient affamer le peuple, que sous peu il y auroit un coup […] » AN F7 4711. 56. Antoine-Louis ALBITTE, Albitte L’Ainé, Représentant du Peuple, A Qui Il Appartiendra, Paris, le 2 Prairial, an 3e de la République, 1795. BNF, 4-LB41-1823. 57. HENRY-LARIVIÈRE, MU, vol. 24, p. 570. 58. Antoine Louis ALBITTE, op. cit. 59. « […] il ne connoissoit que l’obéissance aux loix, il s’est empressé de se rendre chez lui […]. » « L’an mil-sept cent quatre vingt treize […] le jeudi vingt deux aout, dix heures du matin, en exécution du décret rendu le jour d’hier par la Convention Nationale […] nous Jean Jacques Fantin, Juge de paix de la section des Thuilleries […] ». AN, BB3 30. 60. « […] A quoi le dit Privas Garilhe nous a repondu etre trop fidel observateur des Loix pour en sa qualité de Legislateur ne pas s’empresser d’obéir aux autorités constituées, et de suite nous ayant fait l’ouverture des commodes, tables, armoires et malle étant dans le seul appartement qu’il occupe […]. Guellard. » Garilhe deputé. L’an deuxième de la Republique françoise le vingt- quatre germinal, onze heures du matin, AN, BB3 30 61. « […] jamais je ne quittai mon poste quel que part qu’il fut: j’ai été mis en arrestation, le deux juin. J’y suis resté tant que la Convention juge convenable: j’étoit bien innocent. » Lettre de Gomaire député a la Convention nationale au Citoyen Gohier Ministre de la Justice, au sujet de son arrestation, il lui demande aussi que son nom soit rayé de la liste des députés qui se sont enfuit, 8 avril 1794 ou 19 germinal an 2. AN, DIII 349-350. 62. « Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle. On pourrait la persécuter et faire mourir cette poussière, mais je défie qu’on m’arrache la vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux. » SAINT-JUST, Fragments d’Institutions Républicaines, dans Michèle DUVAL (dir.), op. cit., p. 986. 63. Michel BIARD, op. cit. 64. Claude PERROUD, La Proscription des Girondins (1793-1795), Toulouse, Paris, Édouard Privat, Félix Alcan, 1917, p. 42-43. 65. Ibidem, p. 81, n.2 66. B. Dumesnil, Copie de la lettre écrite par le lieutenant-colonel commandant la gendarmerie nationale près les tribunaux et à la garde des prisons de Paris aux citoyens membres composant le directoire du département du Finistère, Paris le 22 août l’an 2e. AN BB3 30. 67. La Commission de l’administration civile, police et tribunaux. 68. Antoine Louis ALBITTE, op. cit. 69. AN, W 292/B. Affaire des Girondins. 3e partie. 70. Arrêté à Bordeaux en brumaire an II, Birotteau s’échappe de nouveau et quand « il a été [encore] arrêté au coin de la rue Saint Remy, par un volontaire », il essaie de lui « brûler la cervelle avec un pistolet qu’il avoit soigneusement caché ». Voir Procès-verbal d’arrestation de Biroteau [sic] et de Girey-Dupré, Extrait des minutes du Secrétariat de la Commission Militaire séante à Bordeaux, AN, ADI 108 [Collection Rondonneau] ; voir aussi : Les représentants du peuple, délégués dans le département de la Gironde, à la Convention nationale. Bordeaux, le troisième jour du deuxième mois, signé Isabeau et Tallien, dans MU, vol. 18, p. 283 ; et pour plus d’informations sur l’incident : MU, vol. 18, p. 324 et p. 661. 71. Paris le 21 floréal 3e année Républicaine. L’adjudant général Margason. AN, F7 4443, pl. 5. 72. À l’exception des auteurs suivants, Françoise BRUNEL, « L’épuration de la Convention nationale en l’an III », op. cit., p. 15-26 ; idem, « Les derniers Montagnards et l’unité révolutionnaire », dans Albert SOBOUL (dir.), Actes du Colloque Girondins et Montagnards, Paris, Société des études

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robespierristes, 1980, p. 297-316 ; Gilbert Romme, actes du colloque de Riom (19-20 mai 1995), AHRF n° 304, 1996) ; Ewa LAJER-BURCHARTH, Necklines : the art of Jacques-Louis David after the Terror, New Haven, Conn., London, Yale University Press, 1999. Voir aussi Edgar QUINET, La Révolution, Paris, Librairie Belin, 1987, p. 603-664 ; Jules CLARETIE, Les derniers Montagnards, histoire de l’insurrection de prairial an III, Paris, Librairie internationale Lacroix et Verboeckhoven, 1867. 73. Voir ainsi : Jacques-Guy PETIT, Claude FAUGERON, Michel PIERRE, Histoire des prisons en France : 1789-2000, Toulouse, Privat, 2002 ; Olivier BLANC, La dernière lettre – prisons et condamnés de la Révolution 1793-1794, Paris, Éditions Robert Laffont, 1984 ; idem, La corruption sous la Terreur – 1792-1794, Paris, Éditions Robert Laffont, 1992) ; Jean-Claude VIMONT, La prison politique en France – Genèse d’un mode d’incarcération spécifique XVIIIe-XXe siècles, Paris, Anthropos-Economica, 1993 ; Frédéric LENORMAND, La pension Belhomme: une prison de luxe sous la Terreur, Paris, Fayard, 2002 ; idem, Douze tyrans minuscules: les policiers de Paris sous la terreur, Paris, Fayard, 2003. 74. AN, C 323, dossier 1381, pièce XIII. 75. Comité de sûreté générale, Représentants du peuple en état d’arrestation, 15 ventôse an III. AN, F7 4443, pl. 2. Voir aussi Michel BIARD, Collot d’Herbois Légendes noires et Révolution, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1995, p. 189. 76. Les députés détenus à la Maison d’arrêt des Benedictins anglois à leurs collègues des comités de Salut public & de Sûreté générale, 12 thermidor II. AN, F7 4444, pl. 3. 77. Ricord, Représentant du Peuple, A la Convention Nationale, Paris, Imprimerie d’Hacquart, 2 vendémiaire IV. AN, ADXVIIIc 254. 78. « […] nos collegues âgés ou valétudinaires ne purent pas même obtenir du sirop de vinaigre malgré l’excessive chaleur dont nous étions accablés. Sur l’observation que les détenus firent à l’administrateur que la loi n’en deffendoit pas l’entrée, il répondit "Si la loi ne le deffend pas, je le deffends, moi" ». Les députés détenus à la Maison d’arrêt des Benedictins anglois à leurs collègues des Comités de Salut public & de Sûreté générale, 12 Thermidor II. AN, F7 4444, pl.3. 79. « […] Une partie de nos lits & effets ne nous parvint que trois à quatre jours après notre arrivée. On nous donna pour motif de ce retard la fatigue des chevaux, tout fut visité à l’entrée. On saisit à notre collègue Delamarre un compas à rouler les cheveux & une paire de ciseaux épointés, d’après l’ordre de l’administrateur qui se trouvoit en ce moment au guichet & qui voyant l’incertitude de celui qui faisoit la visite lui dit : "fais ton devoir révolutionnairement". Sur l’observation de notre collègue que le compas n’étoit point un arme dangereuse l’administrateur quitta le guichet en disant au gardien il faut révolutioner [sic] ». Les députés détenus à la Maison d’arrêt des Benedictins anglois à leurs collègues des Comités de Salut Public & de Sûreté générale, 12 Thermidor II. AN, F7 4444, pl. 3. 80. Pour les références de ces peintures, voir Jean de CAYEUX, Catherine BOULOT, Hubert Robert, Paris, Fayard, 1989, p. 289. 81. Ewa LAJER-BURCHARTH, op. cit., p. 88-118. 82. « Copie de la Lettre des Représentans du Peuple Ruamps, Le Vasseur (de la Sarthe) et Maribon-Montaut Représentans du peuple détenus à la Citadelle de Bezancons, datée du 19 Thermidor an 3ème de la République […]. Aux Représentans du Peuple composant le Comité de Salut Public ». AN, F7 4443, pl. 10. 83. Voir Jean-Claude VIMONT, op. cit., p. 44 84. Un phénomène relevé par Clive H. Church, qui décrit l’«expansion», l’«autonomie» et « la relative dépolitisation que les conflits entre partis imposèrent à la bureaucratie ». Clive H. CHURCH, Revolution and Red Tape, The French Ministerial Bureaucracy 1770-1850, Oxford, Clarendon Press, 1981, p. 99. 85. « Chailly – que les plaintes se réitèrent tous les jours, et qu’on tourne en ridicule l’épuration actuelle de la Convention ». Commission de Police administrative de Paris, Rapport de Surveillance générale, Paris, 25 thermidor III. AN, F1c III Seine 16.

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86. Rapport du 14 germinal. Alphonse AULARD, Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire – recueil de documents pour l’histoire de l’esprit public à Paris, Paris, L. Cerf [etc.], 1898, V.1, p. 632-633 87. « Il me semble que nous nous occupons beaucoup trop de ces misérables individus. Je sais bien qu’ils voudraient que la république ne pensât qu’à eux seuls ; mais la république ne s’occupe que de la liberté. […] » Maximilien ROBESPIERRE, MU, vol. 16, p. 748. 88. Antoine-Claire THIBAUDEAU, MU, vol. 24, p. 121. 89. « […] comme si le décret qui venait de les frapper les avait mis hors l’espèce humaine. » Georges LENÔTRE, Paris révolutionnaire, Paris, Librairie Académique Didier ; Perrin et Cie, 1903, p. 109-110. 90. « Convention nationale. Comité de Sûreté générale. Du 9 frimaire l’an trois de la République. AN, F7 4443. 91. « Paris le 16 Germinal l’an 3 e de la républic [sic] française. Hamel, lieutenant de la 29 ème division de Gendarmerie aux Citoyens Membres composant le comité de Sûreté générale ». AN, F7 4444, pl.1. 92. Pour plus de détails sur l’arrestation de Collot d’Herbois et de ses collègues : AN, F7 4651. 93. Rapport du 3 prairial. AULARD, Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, op. cit., vol.1, p. 737-738. 94. « […] La mort des 61 députés n’étoit demandés que pour accoutumer le peuple à voire des Représentants disparaître de ce monde, et y comprendre ceux des deux Comités à qui on en vouloit bien plus. […] ». W76, pl. 3. 95. Bernard de Saintes, Représentant du Peuple, A la Convention Nationale, Paris, Imprimerie d’Hacquart, 9 vendémiaire IV. AN, ADXVIIIc 253. 96. Ricord, Représentant du Peuple, A la Convention Nationale, Paris, Imprimerie Hacquart, 2 vendémiaire IV. AN, ADXVIIIc 254. 97. Pour plus de détails concernant Jeanne Marguerite Nicole Ricard, et plus généralement sur Goujon, voir Françoise BRUNEL et Sylvain GOUJON, op. cit., p. 453. 98. RICARD, veuve GOUJON, Réflexions adressées à la Convention nationale sur la question de savoir si elle doit laisser juger par la commission militaire les représentans du peuple, arrêtés le premier Prairial. AN, ADXVIIIc 255. 99. Philarète CHASLES, Mémoires, deuxième édition, Paris, G. Charpentier, 1876, vol. 1, p. 67. 100. Ibidem, « […] récits de 1793, de 1815, et de 1848, ou les fantômes du château de Ham, de Vincennes et de la ». 101. Ibid., vol. 1, p. 67-69.

RÉSUMÉS

Entre 1793 et 1794, la Convention nationale expulse un grand nombre de représentants du peuple de son sein. Accusés de crimes politiques, des députés girondins, dantonistes et, finalement, robespierristes, sont arrêtés, mis en prison et souvent traduits au Tribunal révolutionnaire et condamnés à mort : « La Révolution dévore [non seulement] ses enfants », mais détruit aussi ses dirigeants principaux et une partie importante de la nouvelle élite politique républicaine. François Furet regardait ces épurations des hommes politiques comme les conséquences immédiates d’une idéologie jacobine et terroriste qui voyait des complots partout et insistait sur

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la nécessité de « régénérer » le corps politique jusqu’à la personne même du représentant du peuple. Cette théorie n’explique pourtant pas la continuation d’une politique épuratoire à la Convention après la chute des robespierristes. Pourquoi plus de cent conventionnels deviennent- ils les victimes d’une nouvelle vague d’arrestations après la fin de la Terreur ? Le but de cet article sera d’identifier des continuités entre les épurations successives des conventionnels sous la Terreur et la réaction, et, d’autre part, entre les politiques épuratoires de ces deux périodes.

Between 1793 and 1794, the National Convention purged a considerable number of representatives from its midst. Accused of political crimes, Girondin, Dantonist, and, finally, Robespierrist deputies were arrested, imprisoned, and frequently sent before the Revolutionary Tribunal and sentenced to death : « The Revolution devoured (not only) its children », but destroyed also its principal leaders and an important part the republic’s new political élite. François Furet regarded these purges of politicians as the direct consequences of a Jacobin and terrorist ideology that perceived plots everywhere and insisted on the necessity to « regenerate » the body politic even amongst the representatives of the people. This theory, however, does not explain the continuation of the politics of purging at the Convention long after the Robespierrists’ fall. Why did more than 100 Conventionnels become the victims of a new arrest wave after the Terror ? The aim of this article is to identify continuities between the successive purges of Conventionnels during the Terror and the Reaction, and as such, between the politics of purging of those two periods.

INDEX

Mots-clés : épuration, Convention nationale, Terreur, réaction, complot

AUTEURS

METTE HARDER Université d’État de New York Oneonta NY 13820 États-Unis [email protected]

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Femme de conventionnel : un enjeu politique dans la république ? The wife of a deputy : a political issue in the republic ?

Anne Jollet

1 Dans le contexte du colloque 1792. Entrer en république, initié par l’ANR Actapol, l’IHRF et la Société des études robespierristes pour le 200e anniversaire de la Première République (septembre 2012)1, l’évidence est apparue que saisir la question au niveau des conventionnels pouvait d’emblée exclure les femmes de l’entrée en république et produire — ou reproduire — l’image d’un monde masculin, d’hommes vivant entre eux dans les enceintes publiques de l’Assemblée et des clubs politiques, tels que les procès- verbaux les présentent. Le fil de cette reproduction n’a certes pas été rompu par un nouveau statut des épouses, même si le lien conjugal a été renouvelé par la forme nouvelle du mariage, devenu contrat civil dans la constitution de 1791, par l’abaissement de l’âge de la majorité, par l’absence de consentement des parents, par l’adoption du divorce le 20 septembre 17922. La délicate question du couple en politique, celle du lien entre les mœurs privées et la vie publique, s’est pourtant posée de façon tout à fait neuve et vive pendant la Révolution française, puisque les femmes entrent elles aussi en politique3.

2 L’actualité française du printemps 2012 avait mis sur le devant de la scène politique la question de la place sociale de la compagne du président de la république et de l’espace d’initiative personnelle dont celle-ci disposait dans la vie politique4. La réponse, informelle, était restée décevante, se contentant de prendre acte de la nécessaire discrétion politique de cette « femme de ». Par ailleurs, depuis quelques décennies, des études, surtout menées par des historiennes, se sont obstinées à montrer l’importance des références familiales dans l’imaginaire et dans les pratiques politiques5. Ces études ont souligné que les députés, comme les élus politiques de tous les niveaux, vivent dans un monde qui n’est pas fait que des espaces de l’institution politique et que beaucoup de transactions se réalisent de fait dans d’autres cercles de sociabilité6. Par ailleurs, on sait combien, pendant que dure la Révolution, ces espaces sont réellement publics et fréquentés, notamment par les femmes qui s’y font entendre7. La vie des élus de la

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nation se déroule ainsi, y compris dans les mois de grandes passions politiques, au sein d’espaces multiples, croisant les liens de sociabilité. Ces cercles de sociabilité sont souvent mixtes et les compagnes, les maîtresses, les épouses jouent un rôle dans cette vie qui croise évidemment sphère publique et sphère privée, dimensions politiques et affectives. Ces configurations, bien que connues, demeurent, en dépit des recherches, le plus souvent étudiées de façon disjointe des grands débats politiques et de l’action politique des représentants du peuple.

3 Ainsi, alors que l’on sait l’importance des considérations des conventionnels sur le mariage, souvent on ne sait même pas si ces députés sont ou non des époux. On ne sait pas s’ils vivent à Paris en compagnie de leurs épouses. On sait peu quels liens entretiennent les épouses avec les départements, à travers famille et ami/es. Pourtant, la lecture des correspondances ou des mémoires de députés apporte le témoignage de la présence de ces « épouses de ». Ces sources disent combien la sphère politique des élus est loin d’être un monde clos, combien les débats, les analyses politiques, les conflits se prolongent au-delà des séances de l’Assemblée ou des délibérations des comités. C’est l’existence de cette sociabilité mêlant liens affectifs et politiques que cet article voudrait rappeler, avec ce que cette dimension sociale a de subi, de non maîtrisé parfois, pour l’homme politique comme pour son épouse8.

4 Une des dimensions du sujet est d’aborder l’espace de liberté sociale et de liberté politique dont disposent ces « épouses de » ; quelles sont les contraintes spécifiques qui, dans la vision familialiste de l’époque, pèsent sur elles ? Pour répondre à ces questions, il faut certes se rappeler que ces femmes ne disposent pas toutes des mêmes atouts, ne subissent pas les mêmes contraintes, du fait des différences de génération, de charges familiales, de conditions sociales, culturelles, de capital économique et symbolique. Certaines sont des Parisiennes qui, à la façon de la jeune épouse de Camille Desmoulins, sont proches du domicile familial, entretiennent des relations anciennes avec fratrie et amies9. Beaucoup d’autres, comme les épouses des jeunes conventionnels de la Vienne, Ingrand et Piorry, ont quitté leur sociabilité provinciale et vivent à Paris avec leur époux député, souvent à l’hôtel, à proximité d’autres couples, tissant, plus ou moins selon les cas, des liens entre Paris et provinces, développant des sociabilités nouvelles et spécifiques pouvant mettre en cause l’engagement politique de leur époux.

5 Pourtant, on peut dire que « femme de » constitue encore un mauvais genre. L’histoire politique prend assez peu au sérieux les contraintes familiales – si ce n’est en termes d’héritage des « filles de » –, et l’histoire des femmes a longtemps préféré l’évocation de l’héroïsme des femmes affrontant seules, ou en rupture, la vie en société10. L’histoire des « femmes de » situe d’emblée au seuil du monde de l’histoire dite petite, de cette histoire des mœurs, restée en dépit du renouvellement de l’histoire de la vie privée et de la place faite aux affects, une histoire de pouvoirs occultes dénoncés par les contemporains et méritant, somme toute, de rester cachés — une histoire de pouvoirs « usurpés par leurs charmes » écrivait, parmi d’autres, un auteur de la fin des années 179011. L’existence de ces épouses renvoie à la question de la « puissance des femmes », redoutable pour tout pouvoir, dont le déploiement a été bien évoqué par Michelle Perrot12. Étudier la dimension politique de l’existence de ces femmes de conventionnels ne va donc pas de soi, mais il semble désormais possible de l’introduire.

6 À ce stade, il s’agira de poser quelques jalons d’une histoire qui pourrait ne pas reproduire la coupure entre vie privée et vie publique et ne pas renvoyer les femmes, cette « précieuse moitié de la République » disait Rousseau (dont ces « épouses de »), à

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une nullité dans la sphère publique, et singulièrement la sphère politique, qui ne rend pas compte de la réalité du moment. Nous partirons de la faible place de la problématique dans l’historiographie politique de la Révolution française, notamment dans les dictionnaires biographiques, pour mesurer ensuite les perspectives ouvertes par ce questionnement à partir d’un exemple emprunté à la vie politique de la Vienne.

Vous avez dit « marié » ? L’impasse des notices biographiques

7 Partons de la manière dont les notices biographiques de conventionnels sont construites. Jusque dans les dictionnaires spécialisés, les précisions concernant le statut matrimonial des députés sont le plus souvent secondaires et aléatoires. L’on sait pourtant la grande sensibilité de ceux qui pensent alors la société et son devenir à la question du mariage ; l’on sait le jugement négatif des penseurs du XVIIIe siècle sur le célibat et la façon dont ce débat a été porté par les députés à travers toute la Révolution. On sait aussi les contradictions de cette valorisation puisque le mariage peut créer des dépendances néfastes, induisant des comportements masculins pervertis dont Louis XVI a fourni l’exemple, repris à satiété dans l’argumentaire politique13. Cependant, faste ou néfaste, le mariage est socialement crucial. Cette préoccupation des acteurs n’a pourtant pas été prise au sérieux par les biographes. Les députés eux- mêmes, si prompts à condamner le célibat imposé aux membres du clergé comme contraire à l’état de nature, si prompts à proposer des taxes sur les célibataires, à développer longuement l’association entre mariage et vertu, à faire du bonheur conjugal la condition d’une société heureuse, n’ont pas imposé ce critère à la qualité de la représentation, en dépit de leur point de vue familialiste dans de nombreux débats et alors même que la question des mœurs est l’un des axes constants de leur réflexion politique. Dans la continuité de cette préoccupation, on peut reprendre, pour rappeler combien la question est pensée comme éminemment publique et politique, y compris par les penseurs les plus radicaux de l’égalité, les mots bien connus de Saint-Just – lui- même non marié et sans enfant – dans les Fragments des Institutions républicaines. Après avoir dit l’égalité des époux dans l’union, il pense utile de préciser : « Les époux qui n’ont point eu d’enfants pendant les sept premières années de leur union et qui n’en ont point adopté, sont séparés par la loi et doivent se quitter »14. L’expression, dans une forme abrupte, traduit le sentiment partagé de l’importance cruciale de la création d’une famille et de la production d’une descendance (qui peut désormais se faire par l’adoption).

8 Cependant, la qualité d’homme marié, associant vertu privée et vertu publique, ne devient légalement vertu et exigence politiques pour les élus de la nation que dans les débats constitutionnels, puis dans la Constitution de l’an III. Le temps d’une possible et menaçante indifférenciation des sexes se clôt. Tandis que la loi confirme l’exclusion des femmes de l’activité politique, le fait d’être marié pour un homme devient exigible pour être membre du Conseil des Anciens et certains conventionnels proposent lors des débats sur le texte constitutionnel que cette condition soit imposée à tout représentant de la nation. Dubois-Crancé, qui défend alors cette extension du devoir d’être marié, exprime l’idée selon laquelle c’est « une plaisanterie de dire que des hommes peuvent n’avoir pas encore senti à l’âge de trente ans le besoin du mariage. Tout homme qui, à

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cet âge, ne sera pas en état de donner la vie à un autre, ne sera pas capable d’être législateur. La classe des célibataires est celle des égoïstes »15.

9 Face à l’importance de la préoccupation des hommes de la Révolution pour la question du statut matrimonial et, de façon générale, des liens familiaux, le laconisme des approches biographiques sur la situation familiale peut surprendre16. Le Dictionnaire des Conventionnels, rédigé par Auguste Kuscinski au début du siècle, ne note ainsi que de façon aléatoire le fait que les élus de la Convention soient ou non mariés, aient ou non des enfants17.

10 Sans envisager l’ensemble des députés, prenons quelques exemples. Dans la notice consacrée à « Jean-Pierre-André Amar », député de l’Isère, pourtant connu par son engagement virulent sur la question de la place sociale des femmes et de leur nécessaire exclusion de la sphère politique dans les rudes débats de 1793, il n’est fait aucune mention de sa vie privée jusqu’aux dernières lignes de la notice. Là, l’auteur fait référence à une lettre de 1812 rédigée par l’ancien conventionnel annonçant la mort de sa femme et disant en termes particulièrement affectueux son attachement. « J’ai perdu l’amie la plus zélée, la plus chère à mon cœur, ma consolation, mon appui […] »18. La notice suivante est consacrée au conventionnel Anthoine, député de la Moselle. Celle-ci mentionne cette fois l’existence d’une épouse, en précisant que le conventionnel s’est justifié de son absence à Paris, en décembre 1792, en disant « qu’il était allé à Metz pour soustraire sa femme aux persécutions de l’aristocratie et aux attaques de l’incivisme »19. Sur les trente-deux conventionnels dont le patronyme commence par A, finalement seules quatre mentions d’épouse apparaissent, auxquelles on peut ajouter trois suggestions de l’existence d’une « famille ». Ainsi Albouys, député du Lot, est « père d’une famille assez nombreuse » ou Armonville, député de la Marne, pauvre, « économise de quoi acheter des meubles pour sa famille ». Entre la trace éventuelle d’un apport de dot et la charge d’enfants, il ne reste pas grand-chose des épouses dans ces notices. Les représentants y sont, comme dans les délibérations des institutions politiques qui constituent la première source de ces biographies, des individus libres qui vont et viennent sans attache.

11 Pour certains conventionnels, la notoriété de l’épouse impose cependant des développements plus substantiels. Ainsi, à propos de Camille Desmoulins, Kuscinski précise d’emblée que « le 29 décembre 1790, il épousa Lucile Duplessis et les deux familles [avec celle de Danton] vécurent dans l’intimité ». Un peu plus loin, à propos de la nuit du 10 août 1792, l’auteur fait appel au témoignage de Lucile en tant qu’épouse : d’« un récit laissé par sa femme Lucile, il résulte qu’il fut absent de chez lui dans la nuit du 9 au 10 août et toute la journée du 10 et qu’il s’était exposé »20.

12 D’autres dictionnaires, plus récents et d’ambitions diverses, donnent la même vision, centrée sur action et politique. Des dictionnaires aussi différents que le Dictionnaire des régicides de Jacques-Philippe Giboury, publié par les éditions Perrin en 1989, ou le Dictionnaire des membres du comité de Salut public de Bernard Gainot, publié par Tallandier en 1990, ne font ni l’un ni l’autre de place à l’existence ou aux manifestations des « épouses de »21. Le Dictionnaire des régicides fait encore moins de place que le Dictionnaire des conventionnels à l’ancrage familial des députés. Desmoulins fait exception et, sous une formulation assez surprenante, l’auteur développe une approche familiale qui met en avant l’épouse et les obligations domestiques de Desmoulins : « Bien que très épris, l’homme politique sacrifiait sa femme à ses réunions au club des Cordeliers où il jouissait d’une grande influence après Danton et Marat » ; cela lui permet d’enchaîner

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sur un abrupt raccourci sur le rôle du député dans les événements du temps : « Avec Danton, il prépara la journée du 10 août 1792 »22.

13 Les très sérieux dictionnaires dirigés par Edna Lemay – Dictionnaire des constituants, puis Dictionnaire des législateurs – invitent toujours à préciser dans la fiche de famille qui ouvre la notice, la situation matrimoniale du député, puis celle de sa postérité23. Mais ces renseignements ne sont pas toujours fournis et, quand ils le sont, restent des éléments d’état-civil, insérant l’épouse entre père, mère et enfants, la réduisant le plus souvent à une dot, ou à un rôle de « fille de ».

14 Ainsi du législateur, et futur conventionnel de la Vienne, Pierre-François Piorry, sur lequel nous reviendrons dans la seconde partie ; la notice énonce, après la situation sociale des parents, l’existence d’une sœur, puis d’une épouse. Cette dernière, Adélaïde Guéritault, native de Fleuré (Vienne), est épousée en 1784 et décède à Liège, le 23 mars 1837. Disséminées dans cette notice, on trouve trois mentions renvoyant ensuite à l’existence de cette épouse24. Reprenant les députés dont le nom commence par A dans ce Dictionnaire des Législateurs, un groupe de vingt-quatre députés, les notices précisent la situation matrimoniale de seize d’entre eux. Parmi ces seize, six (dont un ecclésiastique) sont célibataires, soit a minima le quart des élus. Cependant, parmi les huit conventionnels de la Vienne sur lesquels nous reviendrons, sept sont mariés. La proportion assez importante des célibataires dans les assemblées révolutionnaires est connue, mais elle est aussi considérée, in fine, comme de faible signification sociale. Pour ceux qui sont signalés comme ayant une épouse, une fois précisée parfois une date de mariage, parfois une origine sociale, l’existence de celle-ci n’est plus mentionnée dans le déroulement de la notice25.

15 Un nouveau dictionnaire des conventionnels est en cours d’élaboration dans le cadre d’une vaste enquête nationale coordonnée par les professeurs Biard, Bourdin et Leuwers26. Il permettra de savoir si les célibataires sont restés aussi nombreux dans une société où les incitations au mariage sont nombreuses. Peut-être sera-t-il, aussi, une occasion de s’interroger à nouveaux frais sur la place politique des « femmes de » et de les faire sortir de la petite histoire, de leur faire une place sur la scène publique.

Les « femmes de » existent bien

16 On peut considérer les traces de cette existence à différents niveaux. D’une part, on peut ressaisir un espace de la vie privée au sein duquel prend place la vie publique du député. À la façon dont Edna Lemay l’a esquissé dans sa Vie quotidienne des députés aux États généraux de 1789, ou plus récemment notre collègue anglaise, Siân Reynolds, à propos du couple Roland, on peut à travers les correspondances, ou avec plus de circonspection à travers les mémoires, recomposer un espace de vie des conventionnels, considérant la place des épouses et un déploiement propre de leur existence27. Anne Verjus a rappelé cette dimension politique de la vie familiale pendant la Révolution28. Concernant l’ensemble des conventionnels, l’enquête en cours permettra d’avancer sur les rapports de couple de ceux qui sont mariés, sur la façon dont leurs épouses sont plus ou moins impliquées, de leur propre chef ou pas, en politique. Des questions aussi simples que la présence ou non de ces épouses dans la capitale, la connaissance de leurs déplacements, de leur propre entourage familial et politique pourront certainement être mieux cernées.

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17 Sans attendre ces résultats, on saisit à travers les bribes de correspondance, notations disparates, l’importance du choix du lieu de résidence dans l’espace parisien, choix qui s’accompagne d’éloignement ou de proximité plus ou moins acceptés. Nombre de députés partagent du fait des interconnaissances les mêmes hôtels ou trouvent des appartements dans des immeubles proches, dans un espace lui-même réduit, non loin de l’Assemblée nationale.

18 On a vu que Camille et Lucile Desmoulins s’installent à proximité de la famille de Danton : « Les époux Desmoulins s’installent, dans cette maison de la cour du Commerce où Danton habite »29. Le couple Roland s’installe à l’hôtel Britannique, rue Guénégaud, tout près du Pont-Neuf, et Madame Roland évoque dans une lettre qu’ils espèrent être près de Delandine et de sa femme30.

19 Le couple du député poitevin Piorry est installé à Paris dès l’élection à la Législative, le 13 septembre 1791. Il s’installe à « l’Hôtel de Picardie, vis-à-vis du Palais-Royal », non loin de beaucoup d’autres députés, dont Pétion, qui loge rue du faubourg Saint-Honoré, ou de Brissot, qui habite rue Guétry. Le couple Piorry vit dans le même hôtel qu’un autre couple de député de la Vienne, le couple Ingrand. Les deux députés sont jeunes et de même âge : Piorry est né en 1758 et Ingrand en 1757. Ils sont mariés depuis quelques années seulement, le premier depuis 1784 et le second depuis 1787. L’un et l’autre sont alors sans enfant (ils demeureront l’un et l’autre sans descendance). Après leur réélection à la Convention, les deux couples continuent à demeurer dans le même hôtel, 58, rue Saint-Thomas du Louvre.

20 Les épouses des députés s’invitent à dîner, sortent au théâtre, à l’opéra, fréquentent les tribunes des assemblées, ont une sociabilité propre qui n’est pas seulement le décalque de celle des époux, mais qui est aussi celle de leurs époux. Dans son ouvrage, Siân Reynolds rappelle combien le Paris politique de la Révolution est un petit monde dans lequel les distances entre les domiciles et les espaces politiques publics se font à pied31. À l’intérieur de cet espace, les épouses ont elles aussi leur géographie politique, comme elles ont, en 1792, un « passé », une « culture » politique, qui les rapproche plus ou moins des tribunes de l’Assemblée, du club des Jacobins ou d’autres espaces de sociabilité politique.

21 Comme dans les correspondances des époux Roland, les épouses et leurs fréquentations apparaissent constamment dans les lettres des deux députés poitevins. Ces deux élus sont localement ceux qui, parmi les conventionnels, ont eu la plus grande influence sur la vie politique locale, à Poitiers, et dans le département de la Vienne, par leurs échanges de courriers, par leurs envois d’imprimés, de journaux, par leurs réseaux d’amis, de parents. Leur notoriété est restée grande et sombre au cours du XIXe siècle, entretenue par les mémoires de leurs ennemis politiques poitevins32. Omniprésents dans la vie politique locale, ils ont été l’objet de travaux de recherche sur la Révolution dans la Vienne depuis plusieurs décennies33. Les deux jeunes députés correspondent très régulièrement entre eux du fait de l’envoi de l’un ou de l’autre en mission. Ils sont liés par l’amitié et par des engagements politiques proches, une fréquentation assidue des Jacobins, des votes similaires dans les grands débats de la Convention, notamment lors du jugement du roi. Ces correspondances sont éclatées en plusieurs sites de conservation, principalement les archives départementales de la Vienne et la Médiathèque de Poitiers. Les lettres conservées à la Médiathèque sont elles-mêmes dans deux fonds, le fonds des manuscrits et celui des archives révolutionnaires34. Une partie des correspondances de ces députés, qui ont été poursuivis comme

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« terroristes » en l’an III et contraints à ne pas revenir à Poitiers, a été détruite. Les correspondances des épouses n’ont pas été retrouvées jusqu’à aujourd’hui35.

22 Les lettres d’Ingrand à Piorry, pendant la mission de ce dernier dans la Vienne au printemps 1793, comportent souvent quelques mots rappelant l’existence des épouses. Dans une lettre non datée, vraisemblablement d’avril 1793, dans laquelle Ingrand évoque « l’affaire de Marat » et « la déroute de nos armées contre les révoltés », donc les grandes affaires du moment, il termine son propos par un paragraphe de considérations familiales : « Votre épouse jouit d’une assez bonne santé, elle vous écrit par ce courrier ; ma femme vous dit les choses les plus honnêtes »36. Dans une autre lettre d’avril 1793, Ingrand écrit à Piorry, toujours dans la Vienne : « Votre épouse et la mienne font triste mine au milieu de tous ces événements ; elles seraient infiniment mieux auprès de leur ménage dans notre département ».

23 Quand, par la suite, c’est Ingrand qui est longuement en mission dans l’ouest, dont la Vienne, Piorry, qui est resté à la Convention, reçoit les courriers envoyés de Poitiers. Presque toutes les lettres se terminent par un salut à l’épouse de Piorry et un salut de l’épouse d’Ingrand, visiblement revenue dans la Vienne. Dans cet échange, on notera le passage au tutoiement entre les deux députés. Ainsi en fin d’une lettre du 2 frimaire de l’an II (22 novembre 1793), lit-on en post-scriptum : « Mes compliments à ton épouse. Fais passer je te prie sous le contreseing de la Convention la lettre ci-incluse à son adresse ». Dans une lettre du 7 frimaire, le député conclut en écrivant : « Ma femme te dit ainsi qu’à ton épouse les choses les plus honnêtes. Fais lui agréer les choses les plus affectueuses de ma part »37. Un post-scriptum évoque une autre approche des questions familiales et matrimoniales à travers l’évocation du mariage d’un cousin de Piorry, anciennement prêtre. Ingrand y donne son point de vue sur la mariée face aux réserves du député Piorry (réserves que l’on peut supposer à travers l’échange) : « Elle est jolie et bien élevée et je le crois propre à donner de beaux enfants à la république »38.

24 Concernant l’évocation des épouses, on note le passage du registre des « choses honnêtes » aux « choses affectueuses » puis, dans les lettres suivantes, de la part de l’épouse d’Ingrand : « Ma femme vous dit à l’un et à l’autre les choses les plus fraternelles »39. Souvent suit un post-scriptum précisant qu’un « paquet » doit passer sous le contreseing de la Convention à ladite épouse Piorry. On aimerait en savoir plus sur le contenu de ces paquets. Mais ils attestent bien l’existence d’un espace spécifique de cette épouse qui reçoit un courrier régulier de Poitiers.

25 La correspondance garde également des traces de vie quotidienne. Dans une des premières lettres envoyées après une maladie, en pluviôse an II, Ingrand écrit à son ami : ma « femme qui s’est donnée beaucoup de peine pendant ma maladie vient de tomber malade à son tour et je crains bien qu’elle n’en soit pas aussitôt quitte que moi »40. L’épouse d’Ingrand se remettant de sa maladie, le député finit une lettre le 3 ventôse an II (21 février 1794) sur : « Ma femme est mieux elle offre mille amitié à ton épouse »41. Le 8 fructidor (25 août), de Fontenay-le-Peuple, il évoque ses difficultés et écrit à Piorry : « Je mettrai cette lettre sous l’adresse de ton épouse à qui je te prie de faire agréer les choses les plus fraternelles afin qu’elle puisse parvenir plus sûrement ».

26 La politique, cependant, affleure par moments et les lettres laissent entrevoir la façon dont les épouses sont impliquées par l’opinion comme par les responsables politiques dans les engagements de leurs époux. Olympe de Gouges a exprimé avec force la situation paradoxale créée par l’éviction des femmes de la scène politique active et le fait que les femmes montent à l’échafaud pour raisons politiques. La question de

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l’inculpation de la reine et de nombreuses « épouses de » a légitimement conduit les historien/nes à s’interroger sur la façon dont est perçue socialement la responsabilité politique de l’épouse. Comme le révèlent, de façon certes marginale, les mentions des épouses dans les conflits politiques, celles-ci se trouvent de fait considérées comme impliquées par le comportement de leurs époux, mais aussi comme impliquant leurs époux.

27 On trouve ainsi mention de telles situations dans quelques notices biographiques évoquées ci-dessus. Nous avons cité l’explication donnée par le député de la Moselle, Anthoine, à son absence de l’Assemblée en décembre 1792, disant « qu’il était allé à Metz pour soustraire sa femme aux persécutions de l’aristocratie et aux attaques de l’incivisme »42. Piorry, mis en cause par Boudin, député des Ardennes, qui l’accusait d’avoir sonné le tocsin la nuit du 1er prairial an III (20 mai 1795), se justifia en démontrant son absence de Paris pour porter secours à son épouse à Poitiers, qui était « traînée dans la boue par la foule comme épouse de député ». L’administration centrale du département de la Vienne était alors aux mains des thermidoriens, des proches du conventionnel Thibaudeau avec qui Piorry et son épouse avaient été en conflit en l’an II. La période du gouvernement révolutionnaire a en effet été marquée, à Poitiers, par de forts affrontements politiques et un affrontement socio-politique entre ces deux conventionnels et leurs réseaux locaux. Antoine-Claire Thibaudeau est fils d’un constituant, avocat parmi les plus renommés de Poitiers. Pierre-François Piorry, avocat lui aussi, est de situation sociale beaucoup plus modeste. Il a épousé une jeune orpheline, pauvre, contre l’avis de son père tandis que Thibaudeau, le plus jeune des députés de la Vienne, a épousé Mathilde Tribert, la fille d’un riche marchand de grains de Poitiers, cible de la colère populaire dès 1789 et accusé d’agiotage en l’an II43.

28 L’affaire qui nous intéresse ici se noue autour de l’épouse de Piorry. Celle-ci, Adélaïde Guéritault, demeure à Paris pendant toute la durée des mandats de son époux mais, comme on l’a aperçu à travers la correspondance d’Ingrand avec Piorry, elle entretient des relations épistolaires régulières avec des Poitevins44. Son frère, Jude Guéritault, fait partie des proches de Piorry et sera arrêté au moment où Piorry perdra son influence politique locale, dès le début de l’an III45. Le comportement de cette épouse traduit une grande autonomie vis-à-vis de tout son groupe familial, comme vis-à-vis de son mari. Elle semble mettre en œuvre un usage tout personnel des réseaux d’interconnaissances, réseaux liés à la fois à l’origine poitevine et au devenir national d’elle-même, de son mari et de leurs proches. Dans l’affaire évoquée ici, elle n’apparaît en contact qu’avec des hommes, avec lesquels elle négocie, échange des écrits et des propos qui, selon son propre témoignage, semblent d’un grand naturel. L’affaire est connue car elle a été utilisée contre le député Piorry à plusieurs reprises : elle a notamment été développée par le conventionnel Thibaudeau qui, après avoir été marginalisé à Poitiers pendant l’an II, triomphe après Thermidor. Ce travail est aussi l’œuvre du représentant en mission Chauvin, qui remplace les montagnards.

29 De quoi s’agit-il ? D’une suspicion d’agiotage, d’implication dans des affaires commerciales pas très recommandables en ces temps de réquisitions et de pénurie, de la part d’une épouse qui dispose d’un peu d’argent et est très liée par ses origines familiales aux milieux commerçants de Poitiers. En mars 1793, elle propose une affaire à Bernazais, un jeune patriote de la Vienne, alors à l’état-major de Dumouriez en Hollande : elle fournirait des fonds et Bernazais enverrait des marchandises de Hollande. Elle fait sa proposition par une lettre, qui est interceptée par Gabriel

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Thibaudeau, fils du constituant, alors qu’il a été placé chez les Piorry par son père. En rupture avec le conventionnel Piorry, Gabriel Thibaudeau aurait menacé de faire chanter son hôte en dévoilant la lettre s’il n’obtenait un poste de directeur des messageries à Poitiers. Cette explication est donnée par Piorry et son épouse. Les Thibaudeau rétorquent, quant à eux, que la lettre n’est pas arrivée à son destinataire et est revenue au comité des Finances, sous le timbre duquel elle avait été expédiée ; le contenu en aurait alors été dévoilé après que le comité eut fait appel à Gabriel Thibaudeau, comme proche du couple Piorry46.

30 L’incident est d’autant plus grave que Bernazais vient d’être arrêté comme suspect de complicité dans la trahison de Dumouriez et que, par ailleurs, Piorry a été nommé en septembre 1793 au comité de Surveillance des marchés, dont les neuf membres sont chargés de lutter contre les abus des fournisseurs et doivent faire preuve d’une parfaite probité. Le 30 septembre, Piorry monte à la tribune de l’Assemblée. Sans nier la démarche de son épouse, il prend la défense de celle-ci : « J’observe que le prétendu commerce de mon épouse se réduisait à une somme de 300 livres qu’elle avait prêtée au jeune volontaire de l’Armée de la Belgique pour faire ce voyage, et que, pour se procurer ensuite la rentrée de ses fonds de toute manière que ce fut, elle demandait en échange des toiles ou tout autre marchandise du pays »47.

31 Il propose ensuite sa démission du comité des marchés. Ses collègues, Gossuin et Chabot, se portent garants de sa probité. La Convention refuse sa démission et le nomme secrétaire. La lettre est envoyée au Comité de sûreté générale. De fait, lors de sa mission, Piorry surveille de près le trafic des chevaux dans la Vienne, et notamment Enenon, médecin à Poitiers, qui a été une connaissance du ménage Piorry avant son départ à Paris ; il vend des mulets pour les ambulances des armées des Alpes, à des prix beaucoup trop élevés. Son contrat a été dénoncé par Thibaudeau et par un autre conventionnel de la Vienne, Creuzé Pascal.

32 Reste que la liberté d’initiative de Madame Piorry a été réelle ; ses correspondances nombreuses sont avérées, comme ses rencontres avec des Poitevins à Paris. Restée dans la capitale pendant la mission de son époux, elle a notamment été sollicitée par Enenon ; ce dernier se rend à Paris pour la rencontrer, lui proposant d’obtenir la neutralité du député et de mettre elle-même un peu d’argent dans l’affaire. Piorry fera surveiller spécialement Enenon qui continue à solliciter le couple avec une incroyable impudence, en envoyant des provisions de bouche à Paris – provisions que Piorry refuse.

33 À travers ces épisodes, on saisit combien la fonction d’épouse de député expose. Cette place donne, de façon informelle, des moyens d’intervention, elle crée aussi des contraintes, tant toutes les initiatives de l’épouse prennent un sens politique fort et mettent en cause le député lui-même. Elle oblige aussi l’épouse à se justifier ; ainsi la femme Piorry publie une brochure justificative, le 5 octobre 179348. Elle n’est certainement pas la seule à rédiger ce texte car sa pratique de l’écrit n’était pas très sûre. Mais en l’occurrence, retenons avant tout qu’elle rend sa parole publique et s’exprime comme épouse de député ; l’en-tête de la lettre indique en effet qu’elle émane d’« Adélaïde Gueritault », désignée comme l’« épouse du sans-culotte Piorry, représentant du peuple ». La brochure prend ainsi la forme d’une lettre qu’elle adresse à « Thibaudeau, se disant directeur des messageries, à Poitiers ». La publication

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d’adresses publiques par des femmes n’est à l’époque ni rare, ni surprenante, même si l’enquête sur ces pratiques reste à mener.

34 Dès le début de cette publication, l’épouse Piorry affirme son engagement de républicaine, épouse de sans-culotte. Cette proclamation est amplifiée par l’épigraphe choisie, qui explicite son engagement politique en nom propre : « Le sang républicain circule dans mes veines ». Cette femme d’une trentaine d’années s’adresse au jeune Thibaudeau, sensiblement de son âge, en le tutoyant et en l’interpellant de façon très directe : « Tu es, dis-tu, muni d’une lettre de moi à l’adresse de Bernazais… ». Elle demande que la lettre soit apportée au Comité de sûreté générale et elle espère « y démontrer [à tes juges] que non seulement tu es un aristocrate, mais encore un homme indigne de la confiance publique ». Elle fait ensuite la liste des faits pour lesquels elle est inquiétée, en prenant à témoin l’opinion : « Tu m’accuses d’avoir voulu négocier sur le sucre, le café et les toiles de Hollande », « tu m’accuses non pas d’être entrée dans le marché des mulets d’Enenon, mais d’y avoir voulu rentrer », « tu m’accuses enfin d’être de part avec un parent à qui j’ai fait avoir une commission du ministre, pour un achat de chevaux ».

35 Après avoir rappelé la justification victorieuse de son mari à la Convention, qui « s’est levée tout entière pour lui rendre justice », elle reconnaît la réalité de la correspondance avec Bernazais ainsi que celle de la transaction économique. Elle écrit : « Bernazais m’écrivit au mois de mars dernier que les Belges ne voulant nos assignats qu’avec beaucoup de perte, il ne pouvait exécuter mes achats qu’avec une indemnité en argent, prise sur ses propres appointements ». Elle ajoute : « Que trouves-tu donc de blâmable dans cette lettre ? Tu ne peux m’accuser d’accaparement ; tu pourrais dire tout au plus qu’au lieu de faire venir des toiles, je songeais alors à faire venir du sucre et du café. Eh bien, n’en avais-je pas le droit et la liberté ? » La républicaine affirme fermement sa liberté à entreprendre dans le domaine économique. La question de la lutte contre l’agiotage et les accapareurs est à l’ordre du jour et Adélaïde Guéritault distingue d’emblée commerce et accaparement49. Dans la phrase suivante, l’épouse du sans-culotte Piorry se demande : « Le titre d’épouse de député doit-il m’enchaîner au point de ne pouvoir même pas tirer parti de la plus petite somme ? Consultez donc un peu sur ce fait, les hommes de bonne foi ! » Le cœur de la tension est ainsi bien visible : est-il admissible que le statut d’épouse de député soit une entrave à la liberté, notamment dans le domaine économique ? Certes, elle est amenée à minimiser l’enjeu économique de ses initiatives. Elle précise en note que sa « correspondance déposée au comité de Sûreté générale prouvera que tout mon prétendu négoce ne consistait que dans la rentrée de mes cent écus ».

36 Face à l’accusation d’« avoir voulu entrer dans le marché d’Enenon », l’épouse Piorry reconnaît une nouvelle fois les faits : « Je conviens, écrit-elle – rendant publiques les allégations en même temps que sa défense –, que dans les premiers jours de mai, Enenon, chirurgien, m’a proposé d’entrer dans son marché, sous la condition que je lui ferai prêter des fonds ; mais comme je ne connaissais personne, et que d’ailleurs mon mari, alors en commission à Poitiers, se serait élevé avec juste raison contre un pareil négoce, aucune espèce de convention n’a eu lieu. Enenon s’est enfui et j’atteste que je ne l’ai pas vu depuis le mois de mai dernier »50. Elle reconnaît la sollicitation ainsi que la position d’épouse, mais on mesure à l’énoncé des faits que son initiative personnelle est entière.

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37 Dans la suite de sa défense, on retrouve la tension entre les opportunités d’intervention offertes par la situation « d’épouse de », se trouvant à Paris, et la revendication d’une liberté d’initiative personnelle. Suspectée d’avoir favorisé les affaires d’un proche, elle s’en défend : « Je n’ai point fait avoir de commission au parent de mon mari… Ce parent est venu à Paris, il a fait lui-même une soumission par écrit au bureau de la guerre pour deux cents chevaux de remonte. La soumission a été acceptée ; le prix des chevaux fixé par le ministre ou par ses agents, et le marché conclu comme cela se pratique entre tous les fournisseurs. Je doute que le parent de mon mari puisse bénéficier de son marché » du fait de la lenteur des bureaux. Elle ajoute à nouveau en note : « Ma correspondance et celle de mon mari, prouveront que je ne suis pour rien dans aucun marché ».

38 La fin de la brochure se retourne en dénonciation de l’accusateur, Gabriel Thibaudeau. Lui-même doit sa carrière à la mansuétude de Piorry : « Tu dois à mon mari ton entrée dans les bureaux de la Législative ». De plus, elle met en cause sa faiblesse morale, qui le disqualifie comme accusateur : « À peine entré dans ces bureaux, tu es venu habiter le même hôtel que moi ; c’est là que j’ai vu mille traits d’incivisme et d’immoralité de ta part. Ces traits d’incivisme sont ton peu d’attachement à tes devoirs, et le ridicule amer que tu venais étaler sans cesse aux yeux de mon mari sur les opérations des membres les plus patriotes des comités et de l’Assemblée en général. » L’accusation devient explicitement politique. Elle nous renseigne aussi sur les conditions de vie des députés, l’importance de l’interconnaissance associée à une forme de promiscuité, propice à des médisances pouvant se convertir en rumeur ou en délation : « Ne t’ai-je pas dit mille fois que l’Assemblée nourrissait en toi un serpent dans son sein ; et mon mari, que tu épiais nuit et jour, n’a-t-il pas été obligé parfois de s’indigner de tes propos et de te mettre hors de sa chambre ? Qu’as-tu fait pour la liberté depuis que je te connais ? Jamais on ne t’a vu fréquenter les sociétés populaires, tu les as au contraire toujours calomniées ».

39 La fin du texte est particulièrement intéressante quant à l’engagement politique de l’épouse. Elle y revendique un choix personnel lors de la révolution du 10 août et de l’entrée en république. Elle exprime avec véhémence l’opposition entre son courage de combattante et la faiblesse morale de son accusateur : « Le 10 août, tu étais renfermé dans ta chambre, tandis que moi, placée sur le sommet de la sainte montagne, entre les balles et les boulets, je criais à pleine tête, vive la liberté et l’égalité, à bas les tyrans, à bas les traîtres ! ». Pour l’épouse de Piorry, il n’y a pas d’opposition ou de distinction de sexe entre elle et Gabriel Thibaudeau, mais différence de courage et d’engagement politique. Où était-elle exactement ? Elle ne le dit pas, mais elle était au cœur du combat, peut-être parmi les femmes qui ont forcé l’entrée des Tuileries. Elle poursuit, mettant en avant à nouveau la très précise connaissance de la vie de ses proches : « Tu as été j’en conviens à Chalons au mois de septembre 1792 ; mais tu n’as été que huit jours au camps ; tu t’es rendu d’abord à un hôpital, par rapport à un mal de jambe, tu es ensuite revenu à Paris, au bout d’un mois de campagne pour te reposer de ton voyage. Après ce repos tu devais retourner à ton poste, mais tu as sollicité ton congé et tu l’as obtenu. Quelles sont les compagnies que tu as fréquentées depuis deux ans ? Ce sont des aristocrates ou des femmes prostituées ». Le propos n’est pas ici de débattre de cette accusation de fréquenter des « aristocrates » et de savoir ce qu’elle recouvre comme imputation sociale. L’important est de relever cette posture de femme, plus âgée de quelques années seulement, à la fois vigilante et sûre d’elle-même, dénonçant la lâcheté

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du jeune homme face à l‘engagement militaire dans un moment de grande mobilisation patriotique, ainsi que ses mauvaises fréquentations : « Quand tu as vu des aristocrates, je t’en ai fait des reproches, tu m’as répondu que tu vivais avec tout le monde et que mon mari ne prospérerait jamais parce qu’il ne soutenait pas les deux partis. Quand je t’ai reproché ton inconduite auprès des femmes prostituées, même en présence des personnes qui venaient pour me voir, tu me répondais que tu n’avais d’autres passions et d’autres moralités que le plaisir, et que tu te f… du reste ».

40 La femme Piorry l’accuse encore d’avoir abusé de leur proximité, de sa confiance, et de l’absence du mari pour la trahir : « Quand mon mari était en commission à Poitiers tu es venu adroitement me demander à mettre tous mes paquets à la poste ». Puis elle remet en cause l’explication fournie par Thibaudeau, mettant en avant sa situation d’épouse de député et le respect que cette place sociale impose : « Eh bien !, écrit-elle, je t’accuse d’avoir intercepté la lettre à Bernazais ; c’est toi qui a mis le cachet du comité des Contributions publiques, et si quelque membre du comité a été mis dans la confidence, il ne peut y avoir que Lebreton, député, contre révolutionnaire qui a été ton ami, ton protecteur, et qui est aujourd’hui en état d’arrestation ; comment se peut-il qu’un membre du comité t’envoie chercher, qu’il prenne sur lui de te confier la lettre de l’épouse d’un député, tandis qu’elle devait rester à la poste, ou être remise au comité de Sûreté si elle contenait des faits graves »51. Elle renforce son argumentaire par l’évocation d’une situation similaire dans un passé proche. On retrouve la densité des relations entre ces acteurs, s’épiant, se toisant, se menaçant, en venant parfois aux mains ; une proximité physique, affective, évoquée ici de façon très directe par Adélaïde : « Rappelle-toi que tu as soufflé une des lettres de l’épouse d’un autre député, que tu t’en es amusé… que je t’ai arraché la lettre en te menaçant de te dénoncer comme le plus perfide de tous les hommes. Tu es venu m’annoncer il y a plusieurs jours, que tu allais avoir la direction de la messagerie de Poitiers ; tu m’as prié de faire appuyer ta pétition par mon mari, et sur la demande que je te fis si la place était bonne, foutre, me dis-tu, "je sais bien que je suis pas un bougre trop calé de toutes les manières, mais j’aurai un contrôleur qui a le fil". Et te voilà aujourd’hui, malgré ton incivisme, malgré ton ignorance et ton immoralité, devenu le dépositaire des secrets des familles, de la vie et de la fortune publique, et de la circulation de tout ce qui peut emmener le succès de la révolution ».

41 La brochure se termine par une prise de parole du député qui répond à son tour à la question des liens entre les époux dans l’espace politique républicain. Piorry inscrit, en effet, son jugement des faits incriminés dans la perspective d’une exigence de rigueur morale propre aux républicains, en même temps que de devoirs entre époux : « Un mari républicain ne peut fermer les yeux sur les imputations faites à son épouse ; s’il la reconnaît coupable, il doit provoquer lui-même toute la sévérité nationale. Fort de ces principes, j’ai interrogé mon épouse ; j’ai scrupuleusement examiné sa conduite, et pièces en main, je suis à même de prouver toute son innocence ». Dans la fin de son exposé, il confirme que l’atteinte portée à l’épouse d’un député est bien une atteinte politique, une atteinte à la souveraineté nationale : « Je dois donc, écrit-il, par amour pour la liberté et pour la souveraineté du peuple, dénoncer aux vrais Républicains l’individu sans principe et sans mœurs, qui osa injustement avilir le caractère le plus sacré. J’appuie à cet effet, l’adresse de mon épouse dans tout son contenu, et je la soutiendrai de toutes mes forces au comité de Sûreté générale de la Convention ».

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42 Le texte met crûment en évidence l’enjeu politique que sont les faits et propos des « femmes de ». Il décrit la tension existant entre l’affirmation de la liberté de la citoyenne qui met des limites à ce que son statut d’épouse peut lui imposer comme contraintes, et l’existence de ces contraintes spécifiques d’épouse de député en République.

43 L’existence des épouses de députés, dans le moment de grand déploiement des significations politiques des faits sociaux qu’est l’entrée en république, n’est donc pas sans enjeu politique ; celui-ci concerne, de fait, tous les liens sociaux basés sur du non politique, jusqu’aux liens familiaux et amicaux. Que faire de ces proximités, de ces fidélités, de ces possibles connivences dans un monde de citoyens libres et égaux ? On connaît les limites imposées par les lois à l’exercice de fonctions politiques dans les mêmes structures par des hommes de la même famille52. La question est posée, qui l’est encore aujourd’hui dans les démocraties, de l’exercice de la vertu républicaine face aux contraintes des affinités, de l’interconnaissance, des dépendances économiques, face à la complexité des enracinements, notamment hérités. Elle n’est certes pas posée explicitement concernant les épouses, que la situation juridique maintient comme toutes les femmes hors des fonctions publiques. Mais la réalité des diverses pratiques sociales des épouses amène cependant à penser la forme juste qui peut combiner la légitime liberté d’action de la citoyenne et ce que ses liens intimes avec l’élu peuvent inclure de possibles privilèges, d’influences et d’autorité illégitime.

NOTES

1. Voir Michel BIARD, Philippe BOURDIN, Hervé LEUWERS, Pierre SERNA (dir.), 1792 . Entrer en République, Paris, Armand Colin, 2013. 2. L’article 17 du titre II de la Constitution de 1791 dispose : « La loi ne considère le mariage que comme un contrat civique ». Pour le contenu de la loi du 20 septembre 1792 concernant le divorce, Jacques GODECHOT, Les institutions de la France sous la Révolution et l’Empire, Paris, PUF, 1985, p. 246 et sq. 3. Pour un point synthétique sur la question, Jacques GUILHAUMOU, Martine LAPIED, « L’action politique des femmes pendant la Révolution française», dans Christine FAURÉ (dir.), Encyclopédie politique et historique des femmes, Paris, PUF, 1997, p. 139-168. Je remercie par ailleurs Christine Fauré pour la relecture de cet article, dont le contenu et ses limites ne sont néanmoins imputables qu'à l'auteure. 4. Dès le 12 mai 2012, le Parisien titre : « Hollande président, une nouvelle vie aussi pour sa compagne, Valérie Trierweiler » http://www.leparisien.fr/election-presidentielle-2012/ Renouveau de l’actualité de la question à propos du tweet de soutien au socialiste dissident rochelais adressé par Valérie Trierweiller le 12 juin 2012. Le 13 juin, le « Plus » du Nouvel Observateur titre : « Hollande doit-il enfin clarifier le rôle de sa compagne ? » http:// leplus.nouvelobs.com/contribution/569489. 5. Notamment, Lynn HUNT, Le roman familial de la Révolution française, Paris, Albin Michel, 1995.

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6. Voir notamment l’étude récente de Siân Reynolds sur le couple Roland : Siân REYNOLDS, Marriage and Revolution. Monsieur et Madame Roland, Oxford, Oxford University Press, 2012. Je remercie notre collègue Malcolm Crook de m’avoir fait connaître ce livre. 7. Dominique GODINEAU, Citoyennes tricoteuses. Les femmes du peuple à Paris pendant la Révolution française, Aix-en-Provence, éd. Alinea, 1988. 8. On peut reprendre à ce propos la notion « d’entourage » utilisée dans des travaux récents d’histoire politique, si ce n’est que la question est abordée ici aussi en privilégiant ceux qui, dans le vocabulaire de l’histoire politique contemporaine, appartiennent au « personnel politique ». Voir notamment, le numéro 8 de la revue Histoire @ politique. Politique, culture et société, mai-août 2009, http://www.histoire-politique.fr/. 9. Jean-Paul BERTAUD, Camille et Lucile Desmoulins. Un couple dans la tourmente, Paris, Presses de la Renaissance, 1986. 10. Cependant l’histoire des femmes inclut bien sûr la vie des femmes mariées. Ainsi les études nombreuses sur les mobilisations féminines pendant la Révolution ont montré l’importance des femmes mariées, donc des « épouses de » dans ces mobilisations. Je renvoie notamment à l’étude pionnière de Dominique GODINEAU, op. cit. 11. Jean-Jacques SÜE, Essai sur la physiognomie des corps vivans considéré depuis l’homme jusqu’à la plante, Paris, 1797, p. III-IV. Voir à ce sujet, notamment, E. LAIRTULLIER, Les femmes célèbres de 1789 à 1795 et leur influence dans la Révolution, 2 volumes, Paris, 1840. 12. Michelle PERROT, « Pouvoir des hommes, puissance des femmes ? L’exemple du XIXe siècle », dans Michelle PERROT, Les femmes ou les silences de l’histoire, Paris, Champs Flammarion, p. 213-225. 13. Un exemple parmi d’autres de ce topos, dans un discours de Barère, bien éloigné des questions conjugales. Le 14 nivôse an II, il fait au nom du Comité de salut public un rapport sur la marine de la République en Méditerranée. Pour justifier l’alliance des Ottomans, il recourt à l’absence de mariage comme gage de confiance diplomatique : « On sait au Divan que les républiques ne se marient pas, et que Vienne ne peut plus usurper la France par des femmes autrichiennes ». 14. Cité dans Anita FAGE, « La Révolution française et la population », Population, 1953, vol. 8, n° 2, p. 328. 15. Cité dans Ibidem, p. 333. 16. Voir Jennifer HEUER, Anne VERJUS , « L’invention de la sphère domestique au sortir de la Révolution », AHRF, n°327, janvier-mars 2002, p. 1 -28. 17. Auguste KUSCINSKI, Dictionnaire des Conventionnels, Paris, Société de l’histoire de la Révolution française, 1916, rééd. 1973. 18. Ibidem. 19. Ibid. 20. Ibid. 21. Jacques-Philippe GIBOURY, Dictionnaire des régicides, 1793, Paris, Perrin, 1989 ; Bernard GAINOT, Dictionnaire des membres du comité de Salut public, préface de Michel Vovelle, Paris, Tallandier, 1990. 22. Jacques-Philippe GIBOURY, op. cit. 23. Edna Hindie LEMAY (dir.), Dictionnaire des Constituants, 1789-1791, Oxford-Paris, Voltaire Fondation Universitas, 1991 ; Idem, Dictionnaire des Législateurs, 1791-1792, Ferney-Voltaire, Centre International d’étude du XVIIIe siècle, 2007. 24. Id., Dictionnaire des Législateurs, op. cit., p. 604-605. J’ai rédigé moi-même cette notice, déjà sensible à l’existence de cette femme à la forte personnalité et à la difficulté de lui faire une juste place, mais consciente que les notices du dictionnaire se devaient d’être uniformisées dans un cadre collectif, ce qui laissait peu de place aux questions matrimoniales. 25. Id., Dictionnaire des Législateurs, op. cit., p. 1 -24.

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26. ACTAPOL, Acteurs et action politique en Révolution : les conventionnels, Agence Nationale de la Recherche, programme blanc, 2010. 27. Edna Hindie LEMAY, La vie quotidienne des députés aux États généraux de 1789, Paris, Hachette, 1987 ; Siân REYNOLDS, op. cit. 28. Anne VERJUS, Le bon mari : une histoire politique des hommes et des femmes à l’époque révolutionnaire, Paris, Fayard, 2010. 29. Jules CLARETIE, Camille Desmoulins, Lucile Desmoulins, études sur les dantonistes d’après des documents nouveaux et inédits, Paris, Plon, 1875. 30. Siân REYNOLDS, op. cit., p. 134. 31. Ibidem. 32. Voir en particulier Antoine-René Hyacinthe THIBAUDEAU, Souvenirs des principaux événements de la Révolution principalement dans le département de la Vienne, Poitiers, Mémoires de la Société des Antiquaires de l’Ouest, 2e série, t. XVIII, 1895 ; Antoine-Claire THIBAUDEAU, Mémoires sur la Convention et le Directoire, Paris, Éditions S.P.M., 2007. 33. Henri CARRÉ , « Les déceptions d’un représentant en mission après le 9 thermidor (1794-1795) », Poitiers, Bulletin de la Société des antiquaires de l’Ouest, 1936 ; Catherine-Louise ALLEN, François-Pierre Ingrand. Représentant en mission dans la Vienne brumaire-floréal an II, Mémoire de maîtrise d’histoire moderne, Université de Poitiers, 1993 ; Pierre MASSÉ, Pierre-François Piorry, conventionnel et magistrat (1758-1847), Poitiers, Mémoire de la Société des Antiquaires de l’Ouest, 4e série, tome IX, 1965. 34. Robert FAVREAU (dir.), Inventaire sommaire des archives révolutionnaires de la ville de Poitiers, Poitiers, 1967. 35. Ibidem. 36. AM Poitiers, Archives révolutionnaires, série B 6, casier 113/3, Lettres d’Ingrand à Piorry. 37. Ibidem. 38. Ibid., lettre du 7 frimaire an II. La question de ce mariage qui va être annoncé à la Convention préoccupe visiblement beaucoup Piorry, puisque Ingrand l’informe régulièrement sur le sujet. Lettre du 2 nivôse an II : « Ton cousin est enchanté de son épouse et je les crois fait l’un pour l’autre pour concourir utilement à leur bonheur mutuel ». 39. Ibid., lettres d’Ingrand à Piorry, lettre du 14 frimaire an II. 40. Ibid., lettre du 24 pluviôse an II. 41. Ibid., lettre du 3 ventôse an II. 42. Auguste KUSCINSKI, op. cit. 43. Henri CARRÉ , « Les aventures d’un grand marchand de blé en Poitou, Jérémie Tribert, 1789-1794 », Bulletin de la Société des Antiquaires de l’Ouest, 3e série, tome 11, 1937, p. 514-529. 44. Pierre MASSÉ, op. cit. 45. Ibidem, p. 63. 46. Ibid., p. 5. Thibaudeau père avait confié à Piorry, désormais député, son fils aîné Gabriel afin qu’il lui trouve une place à Paris et celui-ci vivait au même endroit que le député et son épouse. 47. Archives parlementaires, t. 75, p. 359. 48. BM Poitiers, ms 569, Recueil formé par Piorry. 49. La loi sur l’accaparement a été votée sur le rapport de Collot d’Herbois, le 26 juillet 1793. 50. BM Poitiers, ms 569. 51. Lebreton est l’un des représentants de l’Ille-et-Vilaine, voir Auguste KUSCINSKI, op. cit. Il fait partie des députés d’Ille-et-Vilaine qui s’opposent à Robespierre, aux montagnards, dénoncent les pressions des clubs parisiens sur la Convention ; voir Roger DUPUY, « Aux origines du "fédéralisme" breton : le cas de Rennes (1789-mai 1793) », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, 1975, volume 82, p. 337-360.

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52. Voir ces limites concernant, par exemple, la composition des comités de surveillance et des municipalités dans Jacques GODECHOT, op. cit.

RÉSUMÉS

L’article veut interroger les fonctions des « femmes de » dans le contexte de la Révolution française et, ici, plus spécifiquement de la Convention nationale. En étudiant la place que les épouses de député occupent dans la vie politique particulièrement passionnée et conflictuelle de l’époque de la Convention, il ne s’agit pas seulement d’aborder la question des entourages des élus, mais aussi de problématiser la question de l’espace que ces épouses peuvent occuper par elles-mêmes. Il s’agit de ne pas les installer d’emblée dans la dépendance, mais d’étudier comment certaines d’entre elles peuvent se saisir de l’égalité revendiquée et en cours d’acquisition de la femme mariée pour développer leur initiative politique propre. Ces actions politiques dans l’espace public de la « femme de », que nous aborderons ici à partir de l’exemple d’Adélaïde Guéritault, épouse du conventionnel de la Vienne, François Piorry, permettent de comprendre la façon dont la lecture sociale individualiste des révolutionnaires se combine avec le poids de longue durée d’un familialisme, porteur d’interdépendance et de co-responsabilité sociale qui, pour longtemps, bridera la possible expression politique des « épouses de ».

The article examines the role of the wives in the context of the French Revolution, specifically during the National Convention. By studying the place that deputy's wives held during the particularly passionate and conflictual politics of the period of the Convention, it not only broaches the question of the entourage of those elected to public office, but it also conceptualizes the question of the « space » that the wives might occupy by themselves. It is important not to place them automatically in the role of dependency, but rather to study how certain among them might obtain a much-demanded equality, and in the course of this acquisition by a married women, develop their own political initiative. These political actions in the public space afforded by « the wife of » that I am examining here by the example of Adélaïde Guéritault, the wife of the deputy from the department of the Vienne, Francois Piorry, permits an understanding of the way that a social reading of the revolutionaries combines with prolonged familiarity as the agent of interdependency and co-responsibility, which for a longtime, restricted possible political expression of the « wives of ».

INDEX

Mots-clés : femme, épouse, Révolution française, Convention nationale, député, élu, Poitiers, Vienne, Adélaïde Guéritault, François Piorry

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AUTEUR

ANNE JOLLET Université de Poitiers UFR CRIHAM (EA 4270) Sciences humaines et arts, 8 rue René Descartes, 86073 Poitiers cedex 9 [email protected]

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Présider les séances de la Convention nationale Philippe Moulis, Matthieu Fontaine, Presiding over the sessions of the National Convention

Vincent Cuvilliers, Matthieu Fontaine et Philippe Moulis

1 À la tête de la Convention nationale se trouve un personnage central, dont le poste est renouvelé tous les quinze jours ; il est chargé de présider l’Assemblée et d’en diriger les débats. Bien que majeur, ce personnage n’a pas encore fait l’objet d’une étude précise. Pourtant, installé dans un fauteuil en hauteur, il est le cœur de la Convention, avec le bureau composé des secrétaires également élus chaque quinzaine : il octroie la parole, veille au respect de l’ordre. Isnard, qui occupe le fauteuil le 17 mai 1793, affirme que « le président de la Convention ne doit pas avoir de volonté particulière, il n’est que l’organe de la loi : c’est un être passif qui doit savoir mourir à son poste s’il le faut »1. Comment comprendre ces propos ? Le président est-il entièrement dévoué à la Convention ? Son action est-elle uniquement dictée par le règlement ? Homme exposé aux critiques, aux attaques verbales et parfois à des agressions physiques, il est en première ligne dans les luttes politiques qui animent l’Assemblée. Il occupe cependant une place stratégique et dispose de moyens d’action non négligeables, qui lui permettent d’influer sur le déroulement des débats ; l’occupation du poste devient ainsi l’objet de luttes entre les différents courants politiques.

Le président de la Convention nationale : élection et attributions

2 Le règlement de la Convention nationale, adopté le 28 septembre 1792, indique que le président est nommé pour quinze jours ce qui doit permettre, selon Barère, d’éviter la « servitude législative dans le cas d’une nomination à une présidence annuelle »2. Cette élection est effectuée par « appel nominal et à la majorité absolue »3. Cependant, ce mode de désignation a été l’objet d’âpres discussions lors de la séance du 21 septembre 1792 où Thuriot, en effet, a demandé que cette élection se fasse suivant le mode adopté

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par l’Assemblée législative4. Tallien, quant à lui, préférait « le seul scrutin des hommes libres », soit l’appel nominal à haute voix. Henry-Larivière défendit ensuite la majorité relative, qui serait un gain de temps, car, dit-il, celui qui a la majorité relative au premier tour est toujours élu au second. Mais Buzot s’y opposa car cela mettait selon lui la présidence à portée d’une minorité « mal intentionnée ». Le 19 octobre 1792, pour la première fois, le candidat arrivé en tête n’obtint pas la majorité absolue. Afin de départager Guadet et Danton, Thuriot proposa alors de procéder à l’épreuve par assis et levé et, s’il y avait un doute, d’effectuer un second appel nominal. Cette proposition fut rejetée par la Convention qui décida de recourir directement à un second appel nominal. Désormais, la procédure était définitivement établie.

3 L’élection du président devient très vite un des moments de manifestation concrète des rivalités politiques. De septembre à décembre 1792, les élections se déroulent sans problème particulier, aucune contestation et aucun incident n’étant mentionnés dans les Archives parlementaires. Cela change à partir de l’élection du 24 janvier 1793, lorsque les députés de la Montagne contestent le relevé effectué par les secrétaires et l’élection de Rabaut Saint-Étienne au premier tour, avec 179 voix, alors que la majorité absolue était de 178. Augustin Robespierre accuse le président Guadet de partialité, car « il aurait dû nommer tous les candidats et donner le nombre de voix obtenues »5. Lors de l’élection du 22 février 1793, cette fois, douze candidats obtiennent des voix, mais aucun d’eux n’atteint la majorité absolue. On procède alors à un second appel nominal qui est remporté par Dubois-Crancé6. Cette élection est intéressante car, au premier tour, on dénombre 427 suffrages, dont 209 pour Dubois-Crancé et 193 pour Gensonné. Or, au second, seuls 380 députés ont voté et les deux candidats arrivés en tête ont perdu des voix... Le 1er fructidor an III, nouveau cas d’espèce : en proclamant les résultats, Cambacérès précise que Henry-Larivière n’obtient pas la majorité absolue. Lanjunais s’étonne alors que l’on fasse une application aussi rigoureuse du règlement d’autant que, selon Legendre, ce n’est pas la première fois qu’un président est élu à la majorité relative.

4 Par delà ces incidents ponctuels, comme le prévoit le règlement, les élections se déroulent lors de séances extraordinaires, en soirée. Barère précise que très peu de députés s’y rendent7, ce qui explique le nombre parfois peu élevé de votants. Lors du scrutin du 7 mars 17938, Duhem et Marat, constatant que les bancs de la Montagne sont vides, tentent d’interrompre l’appel nominal afin de permettre à leurs collègues d’arriver, ce qui est refusé par les députés de la droite et du centre. Cette élection devient dès lors très mouvementée puisque le président est obligé de se couvrir à deux reprises pour obtenir le calme et terminer l’élection, finalement remportée par Gensonné.

5 Une fois en place, le président ne peut pas toujours assurer personnellement ses fonctions. Fréquemment, il se fait remplacer pour terminer une séance ou pour quelques instants seulement9. Le règlement stipule que le remplaçant doit être un ancien président10, mais un décret de la Convention permet de confier le fauteuil à un secrétaire, comme le 16 mars 1793 où Guyton-Morveau préside, car Bréard doit prendre la parole11. Les motifs des remplacements sont multiples. Un président mis directement en cause doit céder le fauteuil avant de pouvoir monter à la tribune pour présenter sa défense. C’est ce qui arrive à Barère, le 3 décembre 1792, lorsque son nom est cité dans le rapport de la Commission des Douze sur l’armoire de fer12. Le président de la Convention peut également céder le fauteuil afin d’assurer d’autres obligations

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politiques. Lors de la séance du 5 septembre 1793, Robespierre cède le fauteuil à Thuriot13, car il doit se rendre au Comité de salut public pour s’assurer du rapport qui doit y être fait de la séance durant laquelle la constitution de l’armée révolutionnaire a été décidée14. Dans certains cas, même la fatigue ou la lassitude semblent être les raisons d’un remplacement. Le 3 avril 1793, Debry, « très incommodé par un crachement de sang »15, est ainsi invité par les députés à laisser le fauteuil à Bréard. Lors de la séance houleuse du 2 juin 1793, Mallarmé cède, de lassitude selon Levasseur de la Sarthe16, le fauteuil à Hérault de Séchelles.

6 Ces choix ne sont évidemment pas anodins car, depuis l’abolition de la royauté, le statut de président de l’Assemblée paraît avoir en partie changé de nature. Le président de la Convention est-il « supérieur » aux députés, ou est-il un représentant du peuple comme les autres ? Ce qui est certain, c’est que le président dispose d’un statut spécifique ; après son élection à la présidence, par exemple, Pétion propose de « se rendre au lieu ordinaire des séances du corps législatif pour aller délibérer en présence du peuple »17. Il se fait alors précéder par les huissiers jusqu’à la salle où il entre le premier, puis prend place au fauteuil. Mais le président est-il plus que le premier des députés ? Barère présente dans ses mémoires le plan d’une république fédérale, avec à sa tête un président18. Manuel, quant à lui, a proposé que « le président de la France »19 soit logé dans le palais national des Tuileries et que les attributs de la loi et de la force soient toujours à ses côtés. Cette proposition a provoqué de nombreuses réactions négatives dans les tribunes et parmi les députés, dont celle de Chabot, qui a dénoncé une assimilation d’un membre de la Convention aux rois. Selon ce dernier, le président de la Convention ne doit être que « le simple officier des mandataires du peuple »20. Tallien, d’ailleurs, s’étonne de cette discussion puisque le président n’est que simple citoyen hors de la salle. Après le rejet de cette proposition, le débat est abandonné. Pour autant, comment ne pas relever que, dans une discussion de germinal an III, Barère qualifie le président de la Convention de « président des Français »21 ?

7 La personne même du président, d’ailleurs, est parfois un point de ralliement. Durant les célébrations officielles, il est maître de cérémonie, comme lors de la fête de la Fédération du 10 août 179322 ou encore lors de la fête de l’Être suprême du 20 prairial an II (8 juin 1794)23. À de nombreuses occasions, le président reçoit des députations, des témoignages de leur attachement à la Convention. Ainsi, le 4 juillet 1793, une députation de bouquetières élabore un spectacle patriotique dans lequel la figure du président de séance est centrale, puisque deux pétitionnaires « attachent une branche d’arbre ornée de rubans tricolores et du bonnet de la liberté à côté du président, comme pour l’ombrager »24. Il rend aussi hommage aux citoyens qui méritent de la patrie en conviant, par exemple, à ses côtés un combattant de Jemmapes et en lui offrant une couronne civique et un sabre d’honneur25. Lors de séances houleuses, le président devient un élément fédérateur, incarnation du droit et de la légitimité, comme le montre Jacques-Olivier Boudon avec l’exemple de François Riffard Saint- Martin qui, durant la séance troublée du 1er prairial an III, se tient aux côtés de Boissy d’Anglas qui occupe le siège de président26. Le 2 juin 1793, alors que la Convention est entourée par des gardes nationaux, le président Hérault de Séchelles prend la tête des députés qui font le tour du palais afin de pouvoir en sortir – en vain.

8 Dans la salle des débats, le bureau du président est également un lieu hautement symbolique. Toujours placé en hauteur, afin d’être vu de tous, députés et tribunes, il est un élément central des débats et des journées révolutionnaires. Lorsqu’il fait fermer la

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salle du club des Jacobins dans la nuit du 9 au 10 thermidor an II, Legendre en dépose la clé sur le bureau du président, sous les applaudissements27. Dès les premières séances, les députés se constituent en « groupes » en prenant le fauteuil du président comme repère. Selon Barère, les députés qui forment la Montagne se placent au côté gauche, tandis que les députés de la Gironde se placent au côté droit, « depuis les bancs touchant au bureau du président jusqu’au bout de la salle »28. Le président dispose d’un cabinet situé juste derrière son fauteuil, cabinet dans lequel Barère attend de pouvoir se défendre à la tribune en germinal an III (mars 1795)29.

9 Le président est aussi la voix de la Convention nationale30. Le 12 octobre 1792, le général Dumouriez est accueilli à la Convention, qui exprime, par la voix de son président, sa satisfaction31. Durant la tenue du procès de Louis XVI, ce rôle de porte- parole apparaît nettement. Chargé de lire l’acte d’accusation32, le président pose également les questions auxquelles l’accusé doit répondre33. C’est certes lui qui mène les interrogatoires, mais toutes ses interventions sont préparées en amont. Barère raconte, dans ses mémoires, que « deux membres du comité chargé des pièces et de l’instruction du procès [lui apportent] le procès-verbal rédigé au comité, sur les questions qu’[il devait] faire à l’accusé »34. Lorsqu’une députation est reçue devant les députés, elle peut recevoir le baiser fraternel qui sera donné par le président, comme le 4 novembre 1792 pour la députation de Nice. Le 2 mars 1793, les députés de la ville de Gand, venant présenter la demande de réunion de leur ville à la république, reçoivent le « baiser d’union et de fraternité » du président au nom du « peuple français »35. Les réponses données par le président à une pétition ou à une députation peuvent faire l’objet d’une publication et d’un envoi aux départements, comme la réponse donnée aux sections de Paris, le 2 décembre 1792. Le président peut aussi être invité par la Convention à écrire en son nom, comme le 20 avril 1793, lorsqu’il est chargé d’adresser une lettre de félicitations aux commissaires dans la Mayenne36.

10 Une fois élu président, le député prend une nouvelle envergure et son soutien, son avis, sont recherchés par les représentants, mais aussi par tous les pétitionnaires. Apprenant qu’ils ont été choisis par Louis XVI afin d’assurer sa défense, Malesherbes et Target se rendent au domicile de Barère pour avoir son avis37. Attaqué par plusieurs députés de la Montagne, Barère se défend en arguant que « la porte du président de la Convention doit être ouverte à tous les citoyens »38. Le conventionnel se rappelle également avoir eu la visite à son domicile, alors qu’il était président, d’un homme proche de M. de Sainte-Foy, gardé dans les prisons de la Conciergerie, et qui voulait plaider sa cause. Dans une lettre adressée au président, le général Dumouriez l’engage à faire passer au président du tribunal criminel de Paris une lettre de M. de Sainte-Foy.

11 Avant de commencer la séance, le président et le bureau réalisent un travail préparatoire important. Il s’agit de prendre connaissance et de traiter la correspondance. Le 13 mars 1793, Thibaut, secrétaire commis, témoigne qu’il arrive « sous le pli du président 1 200 à 1 500 lettres par jour » et qu’il est « chargé de lui donner connaissance des lettres ministérielles, des commissaires à l’armée et autres »39. Thuriot déplore, le 12 octobre 1792, que la pratique soit d’adresser les pétitions directement au président40. Barère se souvient, quant à lui, que d’« innombrables papiers de la correspondance, soit des armées, soit des départements, soit des ministres, arrivaient tous les jours […] ; il fallait les lire et les renvoyer à leurs diverses destinations, au bureau et aux différents comités »41. C’est ainsi au président de la Convention que l’on envoie une lettre ou une pétition destinée à la Convention

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nationale, comme John Horne Tooke, citoyen anglais, qui écrit au président qu’il accepte la citoyenneté honorifique et transmet un don patriotique de 4000 livres. Dans sa lettre, par l’intermédiaire du président, il s’adresse « aux Français »42. Un temps tout aussi important est consacré à la rédaction des réponses. Le courrier peut également être déposé sur le bureau du président durant la séance, l’obligeant à décider seul s’il peut en donner lecture ou non. Il peut encore arriver directement au domicile du président43. Celui-ci doit également veiller à l’établissement de la liste des pétitionnaires autorisés à se présenter devant la représentation nationale, ce qui s’avère être un véritable exercice de censure, comme l’a démontré Christine Fauré dans le cas des adresses et des pétitions présentées par les femmes44. Il peut aussi accepter, ou non, une députation s’annonçant à la dernière minute.

12 Durant les premiers mois de la Convention nationale, c’est au président à nommer les députés commissionnés pour les diverses missions qui leurs sont confiées. Le 21 septembre 1792, Tallien propose que la nomination de trois commissaires soit laissée aux soins du président45. Il se contente alors d’en donner connaissance à l’ensemble des députés. Le 30 septembre, la nomination des commissaires change, puisque le président propose des noms qui sont soumis aux suffrages des députés46. Le 9 octobre, c’est la Convention qui désigne les commissaires envoyés pour visiter les frontières, et le président se contente d’annoncer les résultats ; il « les proclame commissaires de la Convention nationale »47. À partir de novembre 1792, c’est de nouveau le président qui est invité par la Convention à nommer lui-même les commissaires, comme le 12 décembre 1792, lorsqu’il faut choisir quatre députés pour porter à Louis XVI le décret, voté la veille, lui laissant le choix de trois défenseurs48. Le 30 décembre 1792, alors qu’ils doivent nommer douze commissaires adjoints au comité de la Guerre, le président et les secrétaires s’y refusent car, selon Salle, « c’est encore là un mode vicieux, car alors on peut accuser de partialité le président et les secrétaires »49. Le 29 janvier 1793, le président Rabaut Saint-Étienne propose les noms de deux commissaires afin qu’ils soient acceptés par la Convention50. Le 3 février 1793, c’est le comité de Défense générale qui soumet aux suffrages la liste des commissaires51. Le 12 septembre 1793, Danton fait décréter que le Comité de salut public nommerait les membres de tous les comités de la Convention52.

13 Plus que tout, cependant, le président est là pour veiller au respect de l’ordre du jour approuvé par la Convention. Il arrive qu’il mette aux voix l’ordre de présentation des différents projets de lois53. Durant la séance, c’est lui qui octroie ou refuse la parole ; à l’automne 1792, le député Jullien de la Drôme a ainsi « été une demi-heure à la tribune à disputer la parole que le président [De]lacroix lui a obstinément refusée »54. D’autres fois, le président peut solliciter l’avis de l’Assemblée avant de prendre sa décision. Le 10 octobre 1792, ainsi Delacroix consulte-t-il la Convention afin de savoir s’il doit donner la parole à Danton. Le résultat étant incertain, il prend alors la décision finale et l’accorde55.

14 Il est vrai que l’ordre des débats dépend des arbitrages du président qui, pour le bien commun, ne doit pas hésiter à recadrer les orateurs. Dès le 21 septembre 1792, la Convention a décrété que « tout membre qui, sans avoir obtenu la parole du président, interrompra un de ses collègues, sera rappelé à l’ordre et, qu’en cas de récidive, il lui sera infligé une peine plus sévère »56. Le 20 mai 1793, un décret prévoit que les noms des députés perturbant les discussions malgré un rappel à l’ordre du président seront inscrits au procès-verbal et affichés dans toutes les communes de la République, comme

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« perturbateurs des délibérations de l’Assemblée »57. L’obligation qu’a le président à veiller à ce qu'un orateur ne monopolise pas la parole relève de la même logique ; le 12 avril 1793, c’est en vertu de ce droit que le président Delmas ordonne à un huissier de faire descendre Marat manu militari de la tribune 58. Comme il arrive souvent que des citoyens soient présents parmi les députés, comme le fait observer Dufriche-Valazé le 30 avril 179359, le président doit également veiller à ce que seuls les élus prennent part aux débats et aux votes. Alors que la discussion sur le décret d’accusation de Carrier débute, le 2 frimaire an III (22 novembre 1794), Calon signale au président Legendre que de nombreux « étrangers sont admis dans l’enceinte de la Convention » et demande à ce qu’ils soient obligés de sortir. Le président s’y oppose cependant, assurant que les tribunes sont pleines et que les citoyens « tiennent des places qui ne sont occupées par personne »60.

15 Logiquement, le président est encore le seul à pouvoir ouvrir et clore une séance61. Lors du procès intenté aux anciens membres du Comité de salut public en germinal an III, l’intervention de Delville en faveur de Barère oblige les accusateurs à demander que la séance soit levée, ce qu’accorde le président62. Si certains députés contestent cette interruption, le simple fait que le président quitte son fauteuil la clôt de facto, comme le 6 novembre 179263. Le 18 janvier 1793, alors que Treilhard vient de lever la séance, plusieurs députés refusent de quitter la salle et s’adressent aux anciens présidents afin qu’ils occupent le fauteuil mais tous refusent. Un député remarque alors que « personne ici n’a droit de dresser un procès-verbal de cet appel puisqu’[il n’y a] point de président »64. Alors qu’il a levé la séance en raison d’une situation critique le 12 fructidor an II (29 août 1794), Merlin de Thionville est attaqué par plusieurs députés qui demandent à ce que le président ne puisse plus agir de la sorte sans un décret voté par la Convention.

16 La force du président, cependant, ne laisse pas d’inquiéter. Ainsi, le 21 septembre 1792, Léonard Bourdon défend l’idée que le président ne doit pas opiner lors des débats. Cette neutralité est également défendue par Buzot65. Mais présider ne veut pas dire oublier ou mettre de côté ses convictions. Il n’est pas un président qui se soit montré parfaitement neutre dans son positionnement. Ainsi, les opinions personnelles du président influent sur le déroulement des séances, en commençant par le travail préparatoire déjà évoqué. Durant la séance, il dispose d’une position avantageuse pour imposer ses idées, comme l’abbé Grégoire, lorsqu’il fait acclamer les délégations étrangères venues apporter leur soutien à la Convention en novembre 179266. Cela n’est d’ailleurs pas incompatible avec une certaine retenue, pas toujours facile à conserver ; Barère rapporte ainsi que, président lors des premiers interrogatoires de Louis XVI, il n’a pu « ni [se] refuser au triste devoir d’interroger le Roi, ni même laisser soupçonner que cette fonction inévitable était désagréable à [s]on cœur, et s’accordait mal avec [s]on caractère »67. Levasseur de la Sarthe, cette fois, décrit la présidence d’Isnard de manière négative ; selon lui, Isnard n’a cessé de raviver les tensions par « sa fureur mal contenue »68. Le 17 mai 1793, alors qu’une députation de la section de l’Unité présente une pétition afin d’obtenir la libération d’un détenu et que la majorité a prononcé l’élargissement provisoire, des députés de la Montagne réclament l’appel nominal, ce que le président refuse vertement, criant « Je saurai mourir à mon poste ; tant que je serai président, la minorité ne parviendra pas à faire la loi ! »69. Les députés de la Montagne s’appuient alors sur le règlement, qui précise que la demande d’appel nominal doit être signée par au moins cinquante députés. Ainsi, le président Isnard a délibérément enfreint le règlement qu’il est censé faire respecter. Dans ses mémoires,

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Levasseur de la Sarthe parle de « partialité »70 ; déjà, le 27 mai 1793, Thuriot a accusé le président Isnard d’être plus « incendiaire que régulateur »71.

17 Cette obligation de neutralité impose au président une certaine tenue ou la modération de ses propos, d'autant que, selon Reubell, « le soupçon ne doit pas planer un seul instant sur la tête du président de la Convention »72. Le 24 avril 1793, Marat, acquitté à l’unanimité par le Tribunal révolutionnaire, fait une entrée triomphale dans la salle de la Convention. Le président Lasource, membre de la Gironde, est dans la nécessité d’adresser ses félicitations à l’un de ses adversaires les plus acharnés, ce qui ne manque pas de susciter les applaudissements ironiques des députés de la Montagne et des tribunes73.

Les présidents de la Convention

18 Mais qui sont les présidents de la Convention ? Qui sont les hommes élus à cette charge, chaque quinzaine, et ceux qui en ont assuré les fonctions par un interim plus ou moins bref ? Pour un total de 1 257 séances, prenant en compte les séances du soir, souvent consacrées à l’élection du bureau, le fauteuil a été occupé par quatre-vingt-onze députés, dont dix-neuf étaient des secrétaires assurant un simple remplacement. Comme plusieurs députés pouvaient se succéder dans le fauteuil durant la même séance, nous avons comptabilisé 1 359 présidents de séance.

19 Dans un premier temps, attardons-nous sur leur répartition par tendance politique. Le premier graphique présente ainsi les présidents de séance en prenant en compte la totalité de la mandature, soit du 21 septembre 1792 au 26 octobre 1795.

Graphique 1. Répartition politique des présidents de séance du 21 septembre 1792 au 4 brumaire an IV (26 octobre 1795)

20 Il est toujours difficile de déterminer avec précision l’orientation politique des députés de la Convention. Nous avons utilisé la répartition classique entre Gironde, Plaine et Montagne. Cependant, comme certains députés ont pu évoluer durant la mandature, le positionnement politique est celui du moment précis de leur présidence. Il apparaît ainsi que le fauteuil a été occupé à 48 % par un député de la Montagne, à 21 % par un

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député de la Plaine, à 16 % par un député thermidorien et à 15 % par un député girondin. C’est donc la Montagne qui occupe le plus la présidence, alors qu’au début de la législature ces députés ne représentaient que 27 % des élus. Il est parallèlement intéressant de noter la faible part prise par les députés de la Plaine dans les présidences de séance (21 %), bien qu’on dénombre 52 % de députés de cette tendance ; mais pour atteindre le fauteuil, le nombre ne suffit pas.

21 Cette vision globale nécessite d’être affinée avec un découpage plus précis, reprenant la chronologie classique : Convention dite girondine (21 septembre 1792 – 2 juin 1793), Convention dite montagnarde (2 juin 1793 – 9 thermidor an II), Convention dite thermidorienne (9 thermidor an II – 4 brumaire an IV).

Tableau 1. Répartition politique des présidents de séance du 21 septembre 1792 au 26 octobre 1795

Nombre de présidents de séance Pourcentage

Convention dite girondine (21 septembre 1792 – 2 juin 1793)

Gironde 156 46%

Plaine 77 22 %

Montagne 108 32 %

Convention dite montagnarde (3 juin 1793 – 9 thermidor an II)

Gironde 0 0 %

Plaine 8 2 %

Montagne 332 70 %

Montagne (Indulgents) 63 13 %

Montagne (Robespierristes) 74 15 %

Convention dite thermidorienne (10 thermidor an II – 4 brumaire an IV)

Gironde 70 13%

Plaine 174 32 %

Thermidoriens 216 40 %

Montagne 81 15 %

22 Durant la Convention dite girondine, la rivalité entre girondins et montagnards s’exprime notamment dans la prise du fauteuil de président, qui permet de peser sur les débats. Les députés de la Gironde sont plus souvent élus, mais parfois à l’issue d’une véritable lutte avec les montagnards. Après l’éviction des députés girondins, c’est sans surprise que les députés de la Montagne accaparent le fauteuil, les députés de la Plaine

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n’assurant généralement que des remplacements. Durant la Convention thermidorienne, cette fois, on assiste de nouveau à une lutte pour le fauteuil, avec une domination des présidences de thermidoriens, puis de députés de la Plaine – la distinction entre les uns et les autres n’étant pas toujours aisée. On retrouve logiquement, dans l’histoire de la présidence de la Convention, les moments de tensions et de conflits qui ont rythmé la mandature.

Tableau 2. Répartition par âge des présidents de séance

président % député %

avant 1729 plus de 63 ans 1 1,1 17 2

1730-1734 58 à 62 ans 1 1,1 27 3,1

1735-1739 53 à 57 ans 3 3,3 67 7,5

1740-1744 48 à 52 ans 7 7,7 104 11,5

1745-1749 43 à 47 ans 16 17,6 150 16,6

1750-1754 38 à 42 ans 21 23 197 21,8

1755-1759 33 à 37 ans 24 26,4 197 21,8

1760-1764 28 à 32 ans 14 15,4 113 12,5

1765-1769 23 à 27 ans 4 4,4 29 3,2

91 100 901 100

23 Si l’on compare les âges des députés à ceux des présidents de séance, on constate que les présidents sont plus souvent choisis parmi les députés les plus jeunes et beaucoup moins parmi les plus âgés.

Tableau 3. Répartition des présidents de séance en fonction de leur parcours législatif.

Député de l'Assemblée constituante 13 14%

Député de l'Assemblée constituante ayant assuré une présidence 9 10%

Député de l'Assemblée législative 25 28%

Député de l'Assemblée législative ayant assuré une présidence 9 10%

Député d'aucune des deux assemblées précédentes 35 38%

24 L’étude du parcours des présidents de séance durant les mandatures précédentes nous permet cette fois de constater que les députés ayant présidé l’une des deux premières assemblées révolutionnaires sont relativement rares, puisque seuls 10 % des présidents

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de la Convention ont été présidents de séance de l’assemblée constituante, et 10 % à la Législative. Si l’on ajoute que 38 % des présidents n’ont pas siégé durant l’une des deux mandatures précédentes, on constate que les plus expérimentés, les plus anciens, n’excluent aucunement les nouveaux venus, même si ces derniers doivent compter avec les hommes d’expérience et de notoriété ancienne.

25 De la même manière, être membre d’un comité ou d’une commission n’est nullement une condition nécessaire pour accéder à la présidence de la Convention, mais cela aide. Vingt-cinq présidents de séance sur quatre-vingt-onze n’ont pourtant pas émargé dans un comité ou une commission. Parmi ceux qui ont été élus, certains ont siégé dans plusieurs comités, ce qui explique la différence entre le nombre de présidents de séance (91) et le nombre de sièges occupés dans les comités (113). On constate immédiatement la part importante des deux grands comités, le Comité de salut public (31 %) et le Comité de sûreté générale (27 %). Notons que les deux tiers des présidents sont devenus membres du Comité de salut public après leur présidence, ce qui signifie que le fait d’occuper le fauteuil permet à un homme public d’affirmer sa présence et son rôle dans l’Assemblée. Pour le Comité de sûreté générale, c’est le contraire puisqu’ils sont membres du comité avant de prendre le fauteuil de président. Certains comités voient quasiment tous leurs membres accéder à la présidence. C’est le cas du premier Comité de salut public (établi le 6 avril 1793), avec neuf membres sur dix, du comité de Constitution (établi le 11 octobre 1792), avec sept membres sur neuf, et du « grand » Comité de salut public, avec huit membres sur douze.

Tableau 4. Comités et commissions dans lesquels ont siégé des présidents

Comité d'Agriculture 3

Comité d'Aliénation 1

Comité de Constitution 7

Comité de Défense générale 9

Comité de Division 1

Comité de Guerre 4

Comité de Législation 2

Comité de Rédaction de la constitution de l'an III 2

Comité de salut public 35

Comité de Sûreté générale 25

Comité des Finances 3

Comité des Marchés 1

Comité des Pétitions 1

Comité d'Instruction publique 7

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Comité Diplomatique 1

Comité Militaire 1

Commission des 24 1

Commission des 5 chargée de maintenir l'ordre en vendémiaire 2

Commission des douze 3

Commission des lois organiques de la Constitution 3

Commission des Six 1

113

26 Le président de la Convention peut d’ailleurs être membre d’un comité. Le 23 mars 1793, Debry est élu membre du comité de l’Examen des comptes, alors qu’il est président depuis le 21 mars74. Ce cumul obligeant la Convention à élire un vice- président pour suppléer aux absences du président, Gossuin propose d’élire systématiquement un président et un vice-président, mais également d’interdire au président d’être membre d’un comité durant son exercice, proposition qui est combattue fermement par Cambacérès75. Le 8 frimaire an III, Clauzel, membre du Comité de sûreté générale, élu à la présidence, continue ainsi à intervenir au nom du comité. Le 4 floréal an III, Sieyès, déjà président de la Convention et membre du Comité de salut public, est élu membre de la commission chargée de préparer les lois organiques de la Constitution.

Tableau 5. Présidents de séance et missions

Au moins une mission avant la présidence 25 27,5 %

Au moins une mission après la présidence 25 27,5 %

Au moins une mission avant et après la présidence 25 27,5 %

Aucune mission 16 17,5 %

91 100

27 L’image du président de séance élu, car toujours présent aux séances et restant à Paris, est d’ailleurs à rectifier. 82,5 % des présidents de la Convention nationale ont réalisé au moins une mission durant leur mandature, et seuls 17,5 % n’ont pas quitté Paris. Des uns et des autres, on attend la même fermeté dans la conduite des débats.

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De la gestion des événements

28 Pour le président, se couvrir est « le dernier moyen qui lui reste pour ramener l’ordre dans l’Assemblée »76. Cette pratique est inscrite dans le règlement de l’assemblée constituante77, puis se retrouve dans les assemblées suivantes, mais aussi dans certains clubs, tels les Jacobins. Il s’agit d’un geste que l’on retrouve aussi dans les usages de la chambre des Communes d’Angleterre, où ce signe annonce que la séance demeure suspendue car la chose publique est en souffrance. Nous avons relevé dans les Archives Parlementaires et dans le Moniteur Universel toutes les mentions relatives au fait que le président se couvre en séance. Ce geste symboliquement fort a été effectué à quatre- vingt dix neuf reprises. Il nous a semblé intéressant de mettre en perspective cette pratique en l’inscrivant dans un temps plus long que celui de la Convention nationale.

Graphique 2. Nombre de fois où le président se couvre en séance de juin 1790 à brumaire an IV

29 Un premier coup d’œil sur le graphique établissant la chronologie de cette pratique, permet de distinguer cinq périodes. De juin 1790 à octobre 1792, on constate que l’usage est régulier, mais non automatique. Le premier pic de mai 1791 correspond aux discussions relatives aux colonies. La fuite à Varennes, en juin 1791, et la fusillade du Champ-de-Mars du 17 juillet 1791, contrairement à ce que l’on pourrait suspecter, n’apparaissent pas comme des moments d’interruption des débats par cette méthode. Les discussions sont certes mouvementées, voire houleuses, mais aucun président ne considère l’Assemblée comme étant en danger.

30 Sous la Législative, le 25 octobre 1791, la venue d’une délégation de la section du Palais- Royal oblige le président à se couvrir à deux reprises. C’est la première fois qu’une députation oblige un président à un tel geste. Jusqu’en octobre 1792, on constate que les séances durant lesquelles le président est mis en difficulté, ou du moins, où il se perçoit comme tel, sont « isolées ». Il faut attendre le début de la Convention pour percevoir deux pics. En décembre 1792 et janvier 1793, la tenue du procès de Louis XVI attise les tensions, mais le paroxysme est atteint en avril et mai 1793, lors de la lutte entre les girondins et les députés de la Montagne. À partir de juin 1793, il n’est plus fait mention d’un président se couvrant en séance avant fructidor an II. Lors de la Convention thermidorienne, le président a de nouveau recours à cet usage, jusqu’aux journées de prairial an III. La fin de la mandature paraît plus apaisée.

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Tableau 6. Nombre de fois où le président se couvre par mandature

Assemblée constituante 17 juin 1789 – 1e octobre 1791 9

Assemblée législative 1e octobre 1791 – 20 septembre 1792 18

Convention nationale 20 septembre 1792 – 26 octobre 1795 72

31 Si la pratique apparaît durant l’Assemblée constituante, elle est ainsi surtout employée par les présidents de la Convention nationale, avec soixante-douze mentions sur un total de quatre-vingt dix-neuf.

Graphique 3. Répartition politique des présidents s’étant couverts durant la Convention

32 Si l’on observe la répartition politique des présidents ayant eu besoin de se couvrir en séance, il apparaît clairement que les plus nombreux sont les présidents girondins. Les séances les plus houleuses correspondent aux violents affrontements des mois de décembre 1792, avril et mai 1793, lorsque les girondins occupaient le fauteuil. Mais cette lutte atteint un tel paroxysme qu’il peut arriver que le président ne puisse pas se faire obéir, comme lors de la séance du 30 avril 179378, ou lors de celle du 17 mai 1793, quand Isnard déplore ne pas avoir les « moyens pour forcer au silence la minorité de la Convention »79. Le plus souvent, cependant, c’est par ce simple geste, celui de se couvrir la tête, que le président peut imposer silence à l’Assemblée, même si la situation est particulièrement tendue. Le 27 décembre 1792, alors qu’une centaine de députés situés à l’extrême-droite se lèvent et s’avancent vers l’extrême-gauche, le président Barère rétablit le calme en se couvrant80. Le 6 janvier 1793, il est toutefois nécessaire, en raison du tumulte, que les huissiers se répandent dans la salle afin de faire savoir à tous que le président vient de se couvrir81. Devoir recourir à un tel geste est vécu par le président comme une atteinte à son autorité et à la Convention, comme l’exprime clairement

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Lasource, déplorant que « la guerre des partis s’est renouvelée » et précisant qu’il « se couvre non pas en témoignage d’indignation comme le porte le règlement mais en témoignage de douleur »82.

33 Les rapports entre président et Convention sont des rapports de force permanents. Dans ses mémoires, Barère assure que sa présidence a été « très orageuse » et qu’il a été l’objet d’attaques conjointes de la part des girondins et des montagnards. Son nom étant cité dans une lettre trouvée dans l’armoire de fer, il est personnellement attaqué le 3 décembre 1792, et cède le fauteuil à Guadet afin de se défendre, puis reprend la présidence après un vote favorable de la Convention83, sous les « acclamations et des applaudissements très flatteurs dans une telle circonstance »84. Son attitude est saluée par le député du Haut-Rhin, Reubell, pour qui « le soupçon ne doit pas planer un seul instant sur la tête du président de la Convention »85. Le président se doit donc de « sentir » les moments où son autorité risque d’être attaquée. Lors de la parution de Louis XVI, Barère se rappelle avoir compris qu’il ne pouvait laisser aller la motion proposée par Bourdon de l’Oise en débat, car il ne serait alors « plus maître de l’Assemblée »86. Il prend alors la parole afin de contrer les attaques dont il est l’objet. D’autres sont amenés à faire face à des députés armés, comme Levasseur de la Sarthe87, qui siège en permanence en portant sur lui deux pistolets, ou encore Merlin de Thionville qui, le 12 fructidor an II (29 août 1794), doit lever la séance car Vadier s’est présenté à la tribune armé d’un pistolet88. Certains présidents sont perçus comme des hommes de paille, à la solde d’un député plus important, comme Hérault de Séchelles89, ou d’une faction politique, comme Fonfrède, accusé par Marat d’avoir été porté au fauteuil par les girondins90.

34 De nombreux députés n’hésitent pas à invectiver le président et à lui faire part de leur mécontentement. Alors qu’il a combattu plus d’une demi-heure la veille afin d’avoir la parole, Jullien de la Drôme interpelle le président Delacroix avant que celui-ci ne gagne « sa chaise curule » et s’adresse à lui « si vertement qu’il en a rempli sa fonction avec un peu moins de tyrannie »91. Certains députés peuvent aller jusqu’à insulter le président, comme Marat, le 3 janvier 179392, ou lui intimer des ordres ; le 16 décembre 1792, Defermon étant incapable d’obtenir le silence, des députés lui conseillent de présider mieux ou de céder sa place93. Le 26 décembre 1792, Duhem monte jusqu’au fauteuil du président et l’apostrophe avec des gestes violents94. Albitte, quant à lui, dénonce le « despotisme » de Vergniaud95. Si certains présidents savent s’imposer, d’autres s’effacent ou s’inclinent devant les souhaits de la Convention ou d’un député influent ou plus volubile. Lors de la discussion du 9 mars 1793, relative à la création du Tribunal révolutionnaire, Rabaut Saint-Étienne ne peut s’opposer au plan de la séance du soir tracé par Danton96. Le 20 brumaire an III (10 novembre 1794), Cambacérès est pressé par la majorité de prendre le fauteuil à la place d’Amar qui assure l’intérim97.

35 Lors de certaines séances, le président se comporte comme le chef de la Convention, le meneur. À l’occasion de sa présidence, en mai 1793, Isnard s’oppose quotidiennement aux députés montagnards, particulièrement Marat, qui le qualifie d’« infâme tyran »98. Lors de la séance du soir du 9 thermidor an II, alors que l’épreuve de force est engagée avec la Commune de Paris, le président Collot d’Herbois, montant au fauteuil, s’adresse ainsi aux députés : « Représentants, voici le moment de mourir à notre poste »99. Durant la même nuit, Tallien, qui a pris place dans le fauteuil, hâte le départ de plusieurs députés qui doivent se porter vers l’hôtel de ville : « Partez, partez, hâtez-vous et que le soleil ne se lève pas avant que les têtes des conspirateurs ne soient tombées »100. Tenir

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le fauteuil est un atout politique évident. Une séance tendue peut basculer rapidement en fonction de la qualité et de l’énergie d’un orateur. Le président peut ainsi peser sur les débats par son contrôle de la parole des représentants, comme Collot d’Herbois, qui la refuse à Robespierre le 9 thermidor an II (27 juillet 1794)101. Il peut rappeler à l’ordre un député, ou le renvoyer à sa place s’il a pris la parole à la tribune. Il peut utiliser la sonnette dont il dispose pour tenter d’imposer silence, parfois de manière inefficace, comme Barère, qui finit par la casser le 6 janvier 1793 à force de l’agiter102. Nous avons vu qu’il peut également se couvrir. Lors des tumultes, de nombreux députés crient « À l’Abbaye », demandant ainsi au président de faire preuve d’autorité et de faire condamner à des peines d’enfermement. Le 16 janvier 1793, Garnier est condamné à trois jours d’incarcération mais Guadet rappelle que la peine de prison n’existe plus dans le règlement103. Le 12 avril 1793, Delmas demande l’envoi de Marat à l’Abbaye104. Le 6 nivôse an III (26 décembre 1794), le président met aux voix un décret afin d’y condamner Duhem105. Ces moyens d’action s’avèrent à plusieurs reprises inefficaces ou insuffisants. Le 16 décembre 1792, Defermon, qui vient de rappeler trois fois à l’ordre les députés Calon et Bourdon de l’Oise, demande « d’autres moyens de faire respecter la volonté de la majorité »106.

36 De par son positionnement et son importance, le président est sous la surveillance permanente des députés. Il doit veiller au respect du règlement mais il doit aussi le respecter lui-même, et les députés ne se privent pas d’attaquer un président en cas de manquement. Guadet, qui vient de remplacer Gensonné, est invité à quitter le fauteuil par des députés qui lisent l’article du règlement « qui donne le fauteuil aux derniers des ex-présidents en l’absence du président actuel »107. Barère se souvient d’une séance durant laquelle comparaît Louis XVI et du sentiment d’avoir été « observé sévèrement par les députés spartiates du côté gauche, qui ne demandaient pas mieux que de [le] voir en faute pour [lui] faire l’injure de demander [son] remplacement à la présidence »108. C’est Bourdon de l’Oise qui, par une motion d’ordre, demande la destitution de Barère pour avoir enfreint la neutralité nécessaire à la présidence en communiquant à deux reprises avec Louis XVI par l’intermédiaire d’un huissier109. Le 3 janvier 1793, Kersaint ordonne au président de faire « taire cette horde de cannibales » (en parlant des députés montagnards) et de remplir son devoir110. Accusant le président de lâcheté, de nombreux députés de la Gironde annoncent au président, le 6 janvier 1793, qu’ils vont lever eux-mêmes la séance, en rédiger le procès-verbal et l’envoyer aux départements.

37 Lors de ces joutes verbales, les présidents sont mis en comparaison les uns avec les autres. Lorsqu’il attaque Barère, Robespierre parle avec faveur de la présidence de Treilhard qui, lui, « a voulu se mêler de faire le calme [et] il l’a fait régner, il a écarté toute espèce de tumulte, il a tenu toute l’Assemblée, tout le public dans le calme »111. Dans son journal daté du 16 mars 1793, Marat dénonce avec véhémence « Mons[ieur] Gensonné pris la main dans le sac », car ce « vénérable président surnommé le Canard de la Gironde, avait dans sa poche une lettre d’un quidam » qu’il a sortie durant la séance du 13 mars 1793, sans qu’elle n’ait été lue par les secrétaires auparavant112. Le comportement d’Isnard, lorsqu’il occupe le fauteuil apparaît tellement partial, que les députés de la Montagne finissent par l’apostropher de manière violente le 25 mai 1793113 : « Descendez du fauteuil, président, vous jouez le rôle d’un trembleur, vous déshonorez la Convention »114.

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38 S’il doit gérer les députés, le président se doit de garder un œil sur les tribunes. D’ailleurs, nombreuses sont les séances durant lesquelles il est amené à maintenir le calme et le silence115. Alors que Louis XVI doit faire son entrée dans la salle, Barère cherche « à préparer les esprits agités et les âmes indignées à contenir leurs sentiments, et à paraître impassibles et disposés à la justice »116. Le 25 septembre 1792, Delacroix demande au président de rappeler à l’ordre « des tribunes qui se permettent des murmures [et qui] ont trop longtemps tyrannisé l’Assemblée »117. Il peut tenter d’imposer le silence par son autorité ou par la solennité du moment, comme Barère qui, avant l’entrée de Louis XVI dans la salle des débats, se lève et, après un moment de silence, demande aux citoyens d’être calmes et silencieux118. Certains présidents veulent démontrer leur autorité avant de donner la parole aux pétitionnaires119 ; ainsi, alors qu’une députation de magistrats parisiens se présente à la barre, le président Rühl leur rappelle leur mission et leur fait sentir qu’« aucune tentative de rébellion ne serait soufferte à l’avenir »120. Le président s’appuie régulièrement sur le règlement qui interdit tout signe d’approbation et d’improbation afin de contrôler les mouvements d’humeur des tribunes121. Parfois, ce sont les députés qui demandent l’application du règlement, tel Levasseur de la Sarthe, qui va jusqu’à inviter le président Lasource à faire évacuer la tribune122. Le président peut également ordonner au commandant du poste d’arrêter les contrevenants.

39 S’il doit veiller au calme des tribunes, le président doit également porter son attention sur les abords du Palais national qui sont pourtant gardés. Il est informé des divers événements qui peuvent perturber les séances. Barère relate qu’avant la première parution de Louis XVI devant la Convention, il a reçu de nombreux avis annonçant que « l’effervescence est très grande sur tous les boulevards, depuis le Temple jusqu’à la porte des Feuillants »123. Il fait alors venir le commandant de la garde, Ponchard, et le commandant en chef de la garde nationale de Paris, Santerre, afin de leur communiquer les mesures qu’il vient de prendre pour sécuriser la séance. C’est donc le président de la Convention qui donne les ordres, se montrant même menaçant à l’encontre des deux commandants. Dans cet effort de protection, plusieurs autorités agissent cependant simultanément, comme l’a montré Alain Cohen124. Ce dernier relate ainsi un incident entre le comité des Inspecteurs de la salle et le général Mathis, qui aurait ordonné le placement de plusieurs pièces de canon aux entrées du Palais sans en référer au comité. Offusqué de ne pas avoir été informé, le comité exige des explications qui sont immédiatement fournies par le général au président de la Convention, qui agit alors en arbitre125.

40 L’irruption du peuple est une crainte permanente des présidents, dès la séance du 25 septembre 1792, où elle est évoquée une première fois. Le danger vient d’ailleurs souvent de l’intérieur même de la salle, la présentation d’une pétition pouvant assez vite dégénérer ; ainsi, lors de la séance du 19 octobre 1792, Delacroix doit donner des ordres afin qu’une députation des marchandes de la halle se retire126. Lors d’une séance du soir, Barère est confronté à une députation de femmes et d’enfants venus demander la mort de Louis XVI, qui fait preuve d’une grande théâtralité, puisque les pétitionnaires se présentent en agitant des vêtements déchirés et couverts de sang. Cette vision, qui épouvante les députés, suscite l’adhésion des tribunes qui manifestent alors leur approbation. Une telle situation ne peut échapper au contrôle du président qui décide d’être ferme, affirmant aux pétitionnaires qu’ils n’ont pas le « droit d’influencer le jugement » que la Convention « doit rendre avec le calme et la dignité

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qui conviennent à la justice nationale »127. Cette réponse ne pouvant calmer les tribunes, le président passe à l’ordre du jour puis, après la présentation de deux pétitions, lève la séance. Comment ne pas évoquer, aussi, ce défilé improvisé qui marque le retour triomphal de Marat le 24 avril 1793128 ? La séance du 1er prairial an III (20 mai 1795), enfin, est l’une des plus dures pour le président de séance. Après avoir réussi à obtenir le silence, le président Vernier déclare que les « cris affreux […] annoncent que l’orage va éclater ». Les événements qui s’ensuivent vont amener la mort du député Féraud qui tentait de protéger le président. Mis en joue par plusieurs hommes, le président Boissy d’Anglas reste couvert, impassible aux injures, alors que la tête du député Féraud lui est présentée.

41 Cœur de la Convention, centre de toutes les attentions, le président n’a, au final, pas tous les moyens pour jouer son rôle. Le 14 décembre 1792, Defermon affirme que « le président de la Convention n’a de force que dans la volonté des membres qui la composent »129. En fonction des rapports de force, il peut être attaqué, hué ou porté aux nues. Acteur incontournable de septembre 1792 à mai 1793, il est en première ligne durant l’affrontement entre la Gironde et la Montagne. Mais la Convention montagnarde voit le cœur de la vie politique se déplacer de la salle des débats aux comités, dont ceux de gouvernement. Le président perd alors son rôle de premier plan, devenant plus un exécutant qu’un acteur majeur et ce jusqu’au 9 thermidor an II. La Convention thermidorienne voit le président reprendre de l’importance, comme en témoignent les luttes plus acharnées pour obtenir le fauteuil et les attaques récurrentes dont fait l’objet son occupant. La présidence dépend ainsi plus du contexte politique et de l’homme qui en a la charge, que du règlement de la Convention. D’autant plus qu’il existe une confusion, entretenue par les députés de toutes tendances, entre le règlement de la Convention, les règlements des assemblées précédentes, la loi et l’usage, chacun adaptant ou cherchant à adapter la présidence à ses objectifs politiques.

NOTES

1. Archives parlementaires (désormais AP), LXIV, séance du 17 mai 1793, p. 25. 2. Bertrand BARÈRE, Mémoires, t. 2, Paris, Jules Labitte, 1842, p. 46. 3. Règlement de la Convention Nationale, 28 septembre 1792, chapitre Ier, article 3. 4. AP, LII, séance du 21 septembre 1792, p. 75. 5. AP, LVII, séance du 24 janvier 1793, p. 639. 6. AP, LIX, séance du 22 février 1793, p. 66. 7. Bertrand BARÈRE, op. cit., p. 65. 8. AP, LIX, séance du 7 mars 1793, p. 691. 9. Durant la séance du 13 mars 1793, Gensonné cède le fauteuil à Guadet qui, au bout de vingt minutes de présidence, suscite l’hostilité d’une grande partie des députés et, ne pouvant rétablir le calme après une heure de lutte, doit demander à Gensonné de reprendre la présidence. Jean- Paul MARAT, Le Publiciste de la République française ou observations aux Français, n°146, 16 mars 1793, Paris, imp. de Marat, p. 4. 10. Règlement de la Convention Nationale, 28 septembre 1792, chapitre Ier, article 8.

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11. AP, LX, séance du 16 mars 1793, p. 230. 12. AP, LIV, séance du 3 décembre 1792, p. 64 et Bertrand BARÈRE, op. cit., p. 47. 13. Réimpression de l’ancien Moniteur (désormais MU), tome 17, n° 250, 7 septembre 1793, séance du 5 septembre 1793, p. 525. 14. Bertrand BARÈRE, op. cit., p. 379. 15. AP, tome LXI, séance du 3 avril 1793, p. 260. 16. René LEVASSEUR de la Sarthe, Mémoires, tome 1, Paris, Rapilly, 1829, p. 248. 17. AP, LII, séance du 21 septembre 1792, p. 67. 18. Bertrand BARÈRE, op. cit., p. 38. 19. AP, LII, séance du 21 septembre 1792, p. 67. 20. Ibidem. 21. Bertrand BARÈRE, op. cit., p. 272. 22. Charles Jean Marie BARBAROUX, Mémoires avec des éclaircissements historiques par MM. Berville et Barrière, Paris, Baudouin Frères, 1827, p. 144. 23. Le rôle de Robespierre durant cette fête est parfaitement présenté par Hervé LEUWERS dans Robespierre, Paris, Fayard, 2014, p. 335. 24. Christine FAURÉ, « Doléances, déclarations et pétitions, trois formes de la parole publique des femmes sous la Révolution », AHRF, 2006-2, p. 5-25. 25. AP, LIX, séance du 6 mars 1793, p. 646. 26. Jacques-Olivier BOUDON, « Le témoignage de François-Jérôme Riffard Saint-Martin, député à la convention », AHRF, 2014-2, p. 76. 27. René LEVASSEUR de la Sarthe, Mémoires, tome 3, Rapilly libraire, Paris, 1829, p. 154. 28. Bertrand BARÈRE, op. cit., p. 40. 29. Ibidem, p. 271. 30. Règlement de la Convention Nationale, 28 septembre 1792, chapitre Ier, article 6. 31. AP, LII, séance du 12 octobre 1792, p. 470. 32. Décret des 6 et 7 décembre 1792. Lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du Conseil d’État, tome V, 2e édition, Paris, Imprimerie Guyot, 1834. 33. Décrets des 11 et 15 décembre 1792, dans ibidem. 34. Bertrand BARÈRE, op. cit., p. 62 35. Décret du 2 mars 1793. Lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du Conseil d’État, tome V, op. cit. 36. Ibidem. 37. Bertrand BARÈRE, op. cit., p. 70. 38. AP, LV, séance du 26 décembre, p. 646. 39. AP, LX, séance du 13 mars 1793, p. 167. 40. AP, LII, séance du 12 octobre 1792, p. 470. 41. Bertrand BARÈRE, op. cit., p. 52. 42. Mike RAPPORT, « "Deux nations malheureusement rivales" : les Français en Grande-Bretagne, les Britanniques en France, et la construction des identités nationales pendant la Révolution française », AHRF, 2005-4, p. 21-46. 43. AP, LIII, séance du 20 novembre 1792, p. 491. 44. Christine FAURÉ, « Doléances, déclarations et pétitions… », art. cit. 45. AP, LII, séance du 21 septembre 1792, p. 75. 46. Ibidem, séance du 30 septembre 1792, p. 253. 47. Ibid., séance du 9 octobre 1792, p. 415. 48. AP, LV, séance du 12 décembre 1792, p. 23. 49. AP, LVI, séance du 30 décembre 1792, p. 74. 50. AP, LVIII, séance du 29 janvier 1793, p. 5.

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51. Ibidem, séance du 3 février 1793, p. 180. 52. MU, tome 17, n° 258, 15 septembre 1793, séance du 12 septembre 1793, p. 648. 53. AP, LIII, séance du 12 novembre 1792, p. 368. 54. Édouard LOCKROY, Journal d’une bourgeoise pendant la Révolution, Paris, Calmann-Lévy, 1881, p. 303. Il s’agit de la lettre LXXI envoyée le 17 octobre 1792 par Rosalie Ducrolay, épouse de Marc- Antoine Jullien de la Drôme, à leur fils Marc-Antoine Jullien de Paris. 55. AP, LII, séance du 10 octobre 1792, p. 436. 56. Décret du 21 septembre 1792, publié dans Lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du conseil d’Etat, tome V, op. cit. 57. Décret du 20 mai 1793, dans ibidem. 58. AP, LXI, séance du 12 avril 1793, p. 645. 59. AP, LXIII, séance du 30 avril 1793, p. 629. 60. MU, tome 22, n° 64, 4 frimaire an III, séance du 2 frimaire an III, p. 585. 61. Règlement de la Convention Nationale, 28 septembre 1792, chapitre Ier, article 8. 62. Bertrand BARÈRE, op. cit., p. 279. 63. AP, LIII, séance du 6 novembre 1793, p. 224. 64. AP, LVII, séance du 18 janvier 1793, p. 430. 65. AP, LII, séance du 26 septembre 1792, p. 160. 66. Alyssa GOLDSTEIN SEPINWALL, « Les paradoxes de la régénération révolutionnaire », AHRF, 2000-3, p. 81 67. Bertrand BARÈRE, op. cit., p. 57. 68. René LEVASSEUR de la Sarthe, op. cit., t. 1, p. 213. Les archives parlementaires nous apprennent que le président Isnard a été obligé de se couvrir la tête à quatre reprises durant la séance, ce qui n’était jamais arrivé aussi souvent. 69. Ibidem, p. 213. 70. Ibid., p. 219. 71. AP, LXV, séance du 27 mai 1793, p. 367. 72. AP, LIV, séance du 3 décembre 1792, p. 65. 73. René LEVASSEUR de la Sarthe, op. cit., tome 1, p. 129. 74. AP, LX, séance du 23 mars 1793, p. 490. 75. Ibidem, séance du 9 avril 1793, p. 404 76. AP, LXIII, séance du 29 avril 1793, p. 560. 77. AP, XVI, séance du 20 juin 1790, p. 390. L’article 17 du règlement précise que « s’il s’élève dans l’Assemblée un tumulte que la voix ni la sonnette du président n’aient pu calmer, le président se couvrira ; ce signal sera, pour tous les membres de l’Assemblée, un avertissement solennel qu’il n’est plus permis à aucun d’eux de parler ; que la chose publique souffre, et que tout membre qui continuerait de parler ou d’entretenir le tumulte, manque essentiellement au devoir d’un bon citoyen. Le président ne se découvrira que lorsque le calme sera rétabli. Alors il interpellera un ou plusieurs membres, auteurs du trouble, de déclarer leurs motifs : la parole sera accordée à celui qui en aura été le moteur ou l’occasion aussitôt qu’il aura été entendu pour sa justification, le président consultera l’Assemblée, soit sur la justification du membre inculpé, soit sur les peines à infliger ». 78. AP, LXIII, séance du 30 avril 1793, p. 646. 79. AP, LXV, séance du 17 mai 1793, p. 14. 80. AP, LV, séance du 27 décembre 1792, p. 728. 81. AP, LVI, séance du 6 janvier 1793, p. 245. 82. AP, LXIII, séance du 30 avril 1793, p. 560. 83. AP, LIV, séance du 3 décembre 1792, p. 64. 84. Bertrand BARÈRE, op. cit., p. 51.

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85. AP, LIV, séance du 3 décembre 1792, p. 65. 86. Bertrand BARÈRE, op. cit., p. 61. 87. René LEVASSEUR de la Sarthe, op. cit., tome 3, p. 271. 88. MU, tome 21, n° 344, 14 fructidor an III, séance du 12 fructidor an III, p. 620. 89. Hérault de Séchelles est présenté par Barère comme étant un homme « dénué de caractère et obéissant à l’influence de Danton ». Bertrand BARÈRE, op. cit., p. 92. 90. Jean-Paul MARAT, Le Publiciste…, op. cit., n°168, 5 mai 1793, p. 2. 91. Édouard LOCKROY, op. cit., p. 303. Il s’agit de la lettre LXXI envoyée le 17 octobre 1792 par Rosalie Ducrolay, épouse de Marc-Antoine Jullien de la Drôme, à leur fils Marc-Antoine Jullien de Paris. 92. AP, LVI, séance du 3 janvier 1793, p. 164. 93. AP, LV, séance du 16 décembre 1792, p. 79. 94. Ibidem, séance du 26 décembre 1792, p. 695. 95. AP, LVII, séance du 21 janvier 1793, p. 526. 96. René LEVASSEUR de la Sarthe, op. cit., tome 1, p. 111. 97. MU, tome 22, n° 52, 22 brumaire an III, séance du 20 brumaire an III, p. 472. 98. AP, LXV, séance du 27 mai 1793, p. 390. 99. René LEVASSEUR de la Sarthe, op. cit., tome 3, p. 150. 100. Ibidem, tome 1, p. 152. 101. Hervé LEUWERS, Robespierre, op. cit., p. 363. 102. AP, LVI, séance du 6 janvier 1793, p. 245. 103. AP, LVII, séance du 16 janvier 1793, p. 413. 104. AP, LXI, séance du 12 avril 1793, p. 645. 105. MU, tome 23, n° 99, 9 nivôse an III, séance du 6 nivôse an III, p. 68. 106. AP, LV, séance du 16 décembre 1792, p. 85. 107. Jean-Paul MARAT, Le Publiciste…, n°146, 16 mars 1793, p. 4. 108. Bertrand BARÈRE, op. cit., p. 60. 109. Ibidem, p. 61. 110. AP, LVI, séance du 3 janvier 1793, p. 165. 111. AP, LVI, séance du 6 janvier 1793, p. 241. 112. Jean-Paul MARAT, Le Publiciste…, n°146, 16 mars 1793, p. 3. 113. AP, LXV, séance du 25 mai 1793, p. 315. 114. René LEVASSEUR de la Sarthe, op. cit., tome 1, p. 219. 115. Barère compare la salle des débats à une « arène de gladiateurs que des agitateurs disséminés dans les tribunes semblaient exciter les uns contre les autres ». Bertrand BARÈRE, op. cit., p. 337. 116. Ibidem, p. 57. 117. AP, LII, séance du 26 septembre 1792, p. 158. 118. Bertrand BARÈRE, op. cit., p. 59. 119. Ce qui peut être contesté par certains députés comme Legendre qui, le 17 mai 1793, interpelle Isnard en affirmant qu’« il n’y a pas de loi qui défende au peuple d’applaudir ceux qui le servent ». AP, LXV, séance du 17 mai 1793 p. 14. 120. René LEVASSEUR de la Sarthe, op. cit., tome 3, p. 57. 121. Barère parle de « vociférations véritablement indécentes ». AP, LV, séance du 13 décembre 1792, p. 37. 122. René LEVASSEUR de la Sarthe, op. cit., tome 1, p. 152. 123. Bertrand BARÈRE, op. cit., p. 57. 124. Parmi les autorités intervenant dans le domaine de la police et du maintien de l’ordre, il mentionne le Comité des inspecteurs de la salle, le ministère de l’Intérieur, le Comité de sûreté

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générale mais pas le président de séance. Alain COHEN, Le comité des Inspecteurs de la salle, une institution originale au service de la Convention nationale (1792-1795), Paris, L’Harmattan, 2011, p. 86. 125. Ibidem, p. 101. 126. AP, LII, séance du 19 octobre 1792, p. 574. 127. Bertrand BARÈRE, op. cit., p. 67. 128. AP, LXIII, séance du 24 avril 1793, p. 216. 129. AP, LV, séance du 14 décembre 1792, p. 46.

RÉSUMÉS

Lors de la séance du 21 septembre 1792, Collot d’Herbois propose l’abolition de la royauté ; après quelques débats, elle est acceptée à l’unanimité, malgré les réserves d’un Quinette suscitant des murmures d’improbations. L’entrée en république, cependant, crée un vide, et pas seulement parce que l’exécutif est à rebâtir. Dans les circonstances nouvelles, le président de la Convention conserve-t-il le même rôle, les mêmes pouvoirs et la même image que ses prédécesseurs ? Étudier les quatre-vingt onze députés qui ont assuré, un moment ou un autre, la présidence de cette Assemblée révolutionnaire, c’est s’interroger sur l’origine de ces hommes, sur leurs convictions et leurs pouvoirs, mais aussi sur les moyens dont ils disposaient pour assurer des débats ordonnés et sereins. In the session of September 21, 1792, Collot d'Herbois proposed the abolition of the monarchy. After some debate, the proposal was unanimously accepted, the reservations of Quinette having aroused disapproving murmurs. The transition to the Republic, however, created a vacuum, and not only because the executive power had to be reconstructed. In these new circumstances, would the president of the Convention retain his same role, the same powers, and the same image of his predecessors ? To study the ninety-one deputies that at one time or another occupied the presidency of this revolutionary assembly involves not only examining their social origins, their convictions, their powers, but also considering the means these men possessed to ensure that debates remained orderly and calm.

INDEX

Mots-clés : Convention Nationale, président, débats, élections, comités

AUTEURS

VINCENT CUVILLIERS Chercheur associé IRhis – Université Lille III-UMR 8529 5 rue Berger André 68800 Vieux-Thann [email protected]

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MATTHIEU FONTAINE 16 rue des Carrières 62120 Mametz [email protected]

PHILIPPE MOULIS Chercheur associé, Université Paris 13, EA 2356 35 rue Mozart, 62131 Verquin [email protected]

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Démocratie tronquée, Convention transparente. Les Deux Tiers au crible des déclarations individuelles d’état-civil et de patrimoine Democracy unfinished, the transparent Convention. The Two-Thirds in light of the individual declarations of the etat civil and personal assets

Philippe Bourdin

1 Après avoir élaboré la Constitution de l’an III et avant de laisser place au Directoire, les conventionnels, soucieux de protéger leur nouvelle construction institutionnelle, qui leur semble l’aboutissement de la Révolution, votent les décrets des 5 et 13 fructidor an III (22 et 30 août 1795), plus connus sous le nom de décrets des deux tiers. La Convention a alors été amputée par les exécutions qui ont jalonné la lutte des factions et la Terreur, par la mise en accusation ou la proscription des derniers montagnards, notamment après les journées de germinal et prairial an III1, par des trahisons enfin – Quinette, livré par Dumouriez aux Autrichiens, ne sera libéré que le 4 nivôse an IV (25 décembre 1795) et occupera des fonctions ministérielles ensuite. Elle est aussi désormais recomposée d’une partie des girondins réintégrés, et augmentée de suppléants admis à siéger en présence d’un titulaire rentré. Les décrets imposent en l’occurrence que deux tiers des futurs représentants soient choisis parmi les conventionnels. On sait combien leur ratification populaire, quelle que soit la faible mobilisation suscitée par ce référendum, est plus chahutée que celle de la Constitution (1 107 000 votants se sont prononcés sur celle-ci – contre 1 900 000 en 1793). Ils sont validés par 205 498 oui, auxquels s’opposent 107 794 non. La longue attente de la proclamation des résultats est propice, particulièrement au sein de sections parisiennes maintes fois épurées et pour certaines passées à la réaction royaliste, à une intense propagande contre une Assemblée accusée de travestir la démocratie et de s’être enrichie au détriment de la nation. Il y a là l’une des motivations principales de l’insurrection ratée du 13 vendémiaire an IV (5 octobre 1795). L’enflure de la polémique

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inquiétant les élus, cette journée a pourtant été précédée d’un décret de circonstance, en date du 4 vendémiaire an IV (26 septembre 1795), par lequel les conventionnels récemment réélus, et réunis en Assemblée électorale de France pour composer et compléter les Conseils du Directoire, sont sommés de déclarer leur situation familiale et financière dans le délai d’une décade, de deux s’ils sont négociants ou marchands : « Chaque représentant du peuple sera tenu […] de déposer au comité des Décrets, la déclaration […] de la fortune qu’il avait au commencement de la Révolution et de celle qu’il possède actuellement ». Il s’agit, entre autres, de vérifier qu’aucun frais indu ne soit venu entacher les missions. Les déclarations doivent être imprimées et envoyées à toutes les communes à des fins de publication, d’affichage, de soumission à la censure publique – travail colossal, qui ne sera jamais intégralement accompli. Tirons profit des renseignements que nous offre l’application des décisions de fructidor et de vendémiaire pour mieux connaître les contours sociologiques d’une représentation nationale avec laquelle la « république bourgeoise » de 1795 devient pensable, sinon viable.

Les moyens d’une prosopographie

2 La loi du 5 fructidor « sur les moyens de terminer la Révolution », si elle confirme l’exclusion des conventionnels arrêtés ou en procès (article 3), appelle les autres à fournir « par écrit d’ici au 30 fructidor au comité des Décrets, procès-verbaux et archives une déclaration sur son âge et sur les autres conditions prescrites par la Constitution pour être membre de l’un ou de l’autre Conseil législatif » (article 4) ; dix jours de plus sont accordés aux députés en mission ou en congé maladie, mais il est prévu que les renseignements les concernant puissent être demandés à leurs collègues les plus proches (article 5). Conservées sous la cote C 352/1837I, II, III et IV des Archives nationales, les réponses à cette enquête sont plus longues à parvenir qu’initialement espéré – le 2e jour complémentaire de l’an III, cinquante-six députés n’ont pas encore répondu et sont relancés (dont Merlin de Thionville, Monestier, Fréron, Artaud- Blanval, Francastel, Blanqui, Chiappe, Gérente, Savary, Mailhe, Réal, Bailleul, Faure). Elles montrent que les représentants ont, au mieux, décliné leur date de naissance (au moins leur âge), leur profession ou leurs responsabilités à l’heure de leur élection, leur antériorité dans leurs fonctions (anciens constituants, anciens législateurs), leur état matrimonial, parfois leurs charges de famille, le lieu de leur domicile – sachant qu’un séjour prolongé à l’étranger pouvait les desservir. La plupart du temps manque dans les déclarations individuelles l’un ou l’autre de ces éléments. Elles pâtissent du mimétisme des élus d’un même département, puisqu’elles sont consignées selon ce classement géopolitique, et des approximations induites par les renseignements que leurs pairs recueillent sur leurs collègues absents – ainsi pour Ramel-Nogaret, alors en mission en Hollande. Sept déclinent leur pedigree par conformité à la loi mais proclament leur volonté de ne plus siéger dans les assemblées à venir, en général pour des raisons, vraies ou fausses, d’« infirmités »2 - veuf, Jean Félix Dutrou-Bornier, de la Vienne, a de surcroît des enfants en bas âge dont il désire s’occuper. Louis Urbain Brüe, du Morbihan, souhaiterait, lui, tout simplement rejoindre son régiment. Armand Tellier, de Seine-et-Marne, franchit le point de non-retour en se suicidant le 1er jour complémentaire de l’an III (17 septembre 1795). Le nombre total de députés ayant sacrifié au décret s’élève au final à six cent quatre-vingt-un, au lieu des sept cent quarante-neuf initialement élus à l’automne 1792. Sept, cependant, ont définitivement

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omis d’envoyer les renseignements demandés et ne sont pas compris dans la liste, alors qu’ils siègent bel et bien3. Personne ne les relance plus, ce qui laisse dubitatif sur la capacité de la Convention à faire désormais des appels nominaux vérifiés, procédure au demeurant abandonnée depuis plus d’un an. 8 départements ont gagné un élu, 28 en ont perdu un, 9 deux, 10 trois, 2 quatre, les Bouches-du-Rhône (- 8), la Gironde (- 9) et Paris (- 12, la moitié de sa représentation) étant les plus affectés. Le poids des guerres intérieures, des conséquences du « fédéralisme », des dernières journées révolutionnaires parisiennes et de la réaction thermidorienne, est évidemment palpable. Privé du « girondin » Dulaure après les journées des 31 mai-2 juin 1793, du « montagnard » Couthon au lendemain du 9 Thermidor, un département comme le Puy- de-Dôme l’est aussi de Romme et de Soubrany, « martyrs de prairial », de Maignet et de Monestier, « terroristes » pour l’heure inquiétés. Sur les six cent quatre-vingt-un conventionnels considérés, cinq cent onze siègeront en 1795 dans les Conseils des Cinq- Cents et des Anciens4.

3 Exceptionnellement, quelques représentants donnent des indications sur leur fortune, qui laissent entrevoir bien des inégalités5. Ces déclarations partielles anticipent sur le décret du 4 vendémiaire an IV. Le débat qui a précédé son adoption, celui qui l’a suivie ont été brefs, mais rudes. La paternité en revient au girondin Garrau, effrayé par les dérives du combat politique et pourfendeur des agioteurs, qu’il ne compte pas dans le camp républicain : « Les royalistes, les ennemis de la chose publique nous calomnient ; ils répandent que vous avez dilapidé la fortune publique. Pour prouver au Peuple que nous ne l’avons pas volé, je demande que chacun de nous fasse une déclaration écrite et signée de lui de la fortune qu’il avait avant la Révolution, et de celle qu’il possède à présent (Vifs applaudissements. Tous les membres se lèvent en signe d’adhésion). Je demande que cette déclaration soit imprimée et envoyée à toutes les communes de la République »6.

4 Provoquant autant d’enthousiasme, son collègue Lebreton, d’Ille-et-Vilaine, va plus loin : « La partie des biens dont il n’aurait pas été fait de déclaration » sera confisquée au profit de la République7. Alors que l’on passe aux détails techniques de l’application de ces décisions, accordant un temps suffisant aux négociants qui sont obligés de s’en remettre aux gestionnaires de leurs maisons de commerce, le Rennais Lanjuinais juge cette agitation démagogique, illusoire, inadmissible, même s’il jure qu’il se conformera à tout décret par légalisme. Il souhaiterait surtout la publication des résultats électoraux pour calmer l’opinion et il affirme qu’une telle volonté de transparence renvoie aux temps sombres de la « Grande Terreur » : elle aurait déjà été affichée par Couthon en prairial an II, sans suite. Or il se trompe vraisemblablement sciemment de date8. Le député du Puy-de-Dôme, alors membre du Comité de salut public, s’était en effet exprimé sur le sujet au soir de l’arrestation des « dantonistes », et en lien avec les accusations de corruption portées contre plusieurs d’entre eux, le 10 germinal an II (30 mars 1794) devant les Jacobins de Paris. Il avait alors assuré, avec sans doute en tête l’exemple de Cincinnatus : « Nous ne craignons ni l’examen du passé, ni celui de l’avenir ; qu’on examine nos fortunes, notre existence première, on verra que nous avons toujours été sans- culottes, nous le serons jusqu’à la fin parce qu’il est impossible qu’un député qui augmente de fortune ne soit pas un conspirateur. […]. Les représentants ne demandent après leurs travaux qu’à retourner sous la chaumière et à mourir sous les yeux de la nature entre les bras de leurs parents et de leurs amis »9.

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5 De là était venue l’idée à Couthon de proposer six jours plus tard à la Convention que chacun de ses collègues publie un compte rendu moral de sa vie publique et privée (profession, fortune avant sa mandature et depuis). Alors que Danton se défendait comme un beau diable devant le Tribunal révolutionnaire, cette proposition, susceptible d’écho dans la sans-culotterie, avait reçu un assentiment général et enthousiaste, à charge au Comité de salut public d’en rédiger la traduction législative. Ce dernier y avait sursis, renvoyant à un futur débat sur les rapports des idées morales avec les principes républicains – le grand discours de Robespierre qui, prévu en germinal, avait été prononcé le 18 floréal (7 mai 1794) et proposait d’instituer le culte de l’Être suprême10. Le député mosellan Thirion avait pourtant anticipé l’appel, rédigeant dès le 16 germinal (5 avril 1794) l’état de sa fortune11. D’autres représentants, de retour de leurs missions, l’adjoindront à leur rapport, tel Gentil, du Mont-Blanc, envoyé à l’Armée de Moselle12.

6 Le 6 vendémiaire an IV (28 septembre 1795), alors que le décret rédigé est lu en séance, Villers, de la Loire-Inférieure, continue d’estimer son exécution impossible et inutile, lui préférant un compte rendu global des « immenses travaux » de la Convention, peignant avec énergie les services rendus par ses membres, sauvant la France de l’invasion et de la banqueroute, et les malheurs qu’ils ont éprouvés depuis les journées des 31 mai-2 juin 1793 jusqu’à celles de germinal et prairial an III, sous la Terreur évidemment13. Bentabole, du Bas-Rhin, juge cette idée d’un quitus général pleinement compatible avec l’exigence d’une déclaration particulière, qui renforcera les députés dans leur lutte contre la corruption. Lanjuinais, une fois de plus, ne voit dans cette dernière qu’excès de zèle : la plupart de ses collègues et lui-même, qui ont seulement perçu leur indemnité journalière (18 l. par jour en assignats du 21 septembre 1792 jusqu’au 1er vendémiaire an III, 36 l. depuis14), risquent de conclure qu’ils ont perdu à la Révolution ; d’autres vont cacher dans la foule des déclarations leurs éventuelles dérives. Legendre, de Paris, souhaite écourter un débat qui apporte des arguments aux royalistes, et Cambacérès met en garde : « Il ne faut pas que [cette loi] donne lieu à des vexations et à une inquisition continuelle des actions des représentants du peuple lorsqu’ils seront rentrés dans leurs foyers ; il faut seulement que cette loi serve de régulateur à l’opinion publique qui est le juge des juges, et le législateur des législateurs »15.

La publication des patrimoines

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Taux de réponses à l’enquête de vendémiaire an IV sur les fortunes (en pourcentage du nombre de conventionnels par département – chiffres de fructidor an III)

Le fond de carte utilisé a été élaboré par Daniel Dalet (Rectorat de l’Académie d’Aix-Marseille)

7 Ce souci de publicité donne lieu à des commentaires très politiques dans les réponses effectives au décret, rassemblées sous la cote C 353/1838I à X des Archives nationales. Rares sont ceux qui osent regretter un viol de leur vie privée né de soupçons injustifiés – tel Colaud de la Salcette : « Il est dur pour celuy qui n’a jamais eu aucun maniement de fonds publics et dont la probité est connue de ses compatriotes d’être obligé de mettre en évidence ce qu’il tient de sa famille ou d’une bonne administration »16. Tout aussi peu nombreux sont ceux, comme Bohan, qui dénoncent encore une mesure faisant le jeu de leurs adversaires : elle « ne peut servir qu’à humilier et à exposer aux sarcasmes des royalistes ceux qui n’ont pas à faire un certain étalage de fortune. On n’a pas oublié comment Capet et ses courtisans commencèrent à avilir l’Assemblée législative, ni quels avantages la Commission des 11, forcée de payer ce tribut aux préjugés, a accordé aux richesses dans son projet de Constitution. Il faudra encore du temps pour qu’on s’habitue en France à n’estimer l’homme que par ses vertus et non par ses richesses »17. Plusieurs élus insistent au contraire pour que leurs assertions soient effectivement soumises au jugement de leurs commettants dont ils ne craignent rien. Lacoste, du Cantal, s’adresse à la nation toute entière : « Peuple français ! […] La calomnie et la malignité qui s’attachent aux pas de tes représentants pour perdre la liberté n’auront qu’un temps et seront déjouées. Pour lors, tu ne verras que des sacrifices généreux et un ardent amour pour ton bonheur dans des hommes que tu avois choisis pour te représenter, et que le royalisme et l’aristocratie se sont efforcés de peindre à tes yeux comme indignes de ta confiance »18. Alexandre David-Delisle se drape dans son honneur bafoué pour faire face à ses contempteurs : « Je déclare être le résultat de la franchise, de la loyauté et de la probité, que je ne cesse de professer et

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dont rien ne me permettra de m’écarter. J’ai satisfait à la loi, et j’attends avec courage et fermeté mes ennemis »19. Blessé par « les calomnies atroces que le royalisme en délire déverse audacieusement depuis plusieurs mois sur la représentation nationale », le peintre Bouquier, auteur d’une importante mais fugitive réforme de l’éducation, se juge « intérieurement satisfait d’avoir souffert pour la liberté et l’établissement de la République »20.

8 Certains s’honorent de leur pauvreté, gage de leur vertu, et reprennent les critiques du superflu notamment portées par la sans-culotterie. « Je suis assez riche puisque je suis républicain et libre », se convainc Charles Mallet, ancien militaire qui, sans fortune, réussit à faire quelques économies sur des indemnités que tous ses collègues estiment insuffisantes21. « Les sacrifices ne sont rien pour un républicain qui ne désire rien tant que l’anéantissement du despotisme, de la tyrannie, et l’affermissement et le triomphe de la République », renchérit Pierre Dormay, cultivateur sans propriété22. « Peuple français ! Pauvre je suis venu à La Convention, plus pauvre j’en sors : sois heureux que ta liberté, que la république s’affermissent, et je suis content. C’est la seule jouissance qui peut adoucir tout ce que je souffre pour toi », consent Moyse Bayle, ancien employé aux écritures à Marseille23. Là est une manière de s’élever au-dessus des contingences matérielles induites par un coûteux séjour parisien, mais d’aucuns ne peuvent s’empêcher d’associer hauteur morale et cri d’angoisse. « Heureux s’il me reste encore assez de temps pour voir la république affermie et florissante, et pour tirer ma famille de l’indigence absolue où elle est réduite », s’exclame ainsi Claude Ferry, ancien professeur à L’École du génie de Mézières, collaborateur de l’Encyclopédie méthodique et de l’écriture du calendrier républicain, surendetté24. Cette mauvaise conscience vis-à- vis d’une famille souvent laissée en province est récurrente : le devoir d’État peut-il subsumer les responsabilités paternelles, la grande famille nationale celle de la cellule nucléaire ?

9 Les auteurs de la vie chère, que beaucoup comptent, non sans raison, au nombre des pourfendeurs de la représentation nationale, sont d’autant plus honnis. Très remonté contre les spéculateurs et les agioteurs, le Lorrain Couturier, riche propriétaire foncier, est pourtant l’un des rares à penser abandonner le combat : « Si l’organisation de la famine factice continue, je donnerai ma démission pour aller avec mon meunier manger une soupe à l’oignon »25. Peu fortuné, Bonnesoeur les provoque : « L’honnête homme qui boit de l’eau et qui fait son devoir est plus heureux que le sybarite engraissé de la substance du peuple »26. Plus frontalement, l’avocat Veau-Delaunay, habile gestionnaire de domaines familiaux, confortablement installé à Paris, développe l’antique condamnation des vils métiers de l’argent : « Les amis des lettres, de la philosophie et de la liberté n’ont pas toujours à l’esprit l’état de leurs affaires, comme les banquiers de la section Pelletier, les spéculateurs du Palais-Royal, les gros fournisseurs et les riches fermiers » ; il se dit « ennemi des spéculations parasites, dont toute l’industrie a pour objet de revendre cinquante francs ce qu’on achète un »27. Le négociant auvergnat Pacros, riche d’un patrimoine de près de 300 000 livres, le rejoint, pris d’un remords subit : depuis 1793, il prétend avoir « presque » cessé ses activités (« le commerce n’étant plus qu’un brigandage, il ne pouvoit se concilier avec mes sentiments »28). Mais d’autres déclarations laissent planer le doute sur les travers de la sociabilité offerte aux députés et sur les groupes de pression dont ils peuvent être à la fois victimes et bénéficiaires. « J’ai dédaigné de profiter de l’avantage que me donnoit ma qualité de représentant du peuple pour me faire des connoissances utiles », précise

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par exemple Louchet. « Si chaque agent employé au service de la République depuis le commencement de la Révolution pouvoit dire, avec vérité, comme moi, Je suis pauvre, que de milliards la nation auroit de plus dans ses coffres », se risque Chabot, tandis que le timide et dépressif Bonnet de Meautry, militaire de réserve et provincial égaré dans la capitale depuis la Législative, avoue ne se « mêler guère de solliciter pour qui que ce soit », par nature peu « disposé à l’intrigue »29.

10 Si ces déclarations de l’an IV insistent sur le patrimoine familial, les biens-fonds, le numéraire, le mobilier, l’argenterie, la fortune avant 1789 et depuis, elles ne sont pas normées. Elles demeurent parfois imprécises. Des élus ont laissé partie de leurs papiers en province et s’en remettent à des fondés de pouvoir, et d’aucuns n’envoient leur pensum qu’au début de brumaire – trahi par Dumouriez, prisonnier des Autrichiens, Camus ne fera la sienne que le 1er pluviôse (21 janvier 1796), un mois après sa libération. Ils alternent leurs estimations en monnaie sonnante et en assignats trébuchants, hésitent entre capital et revenus. Ils pratiquent l’évitement, usant de formules lapidaires30, produisant une liste de biens non évalués, ou les évoquant sans les décrire et les compter, comme ils le font des héritages familiaux ou de leurs revers de fortune31. Ils excipent de réalités antérieures à la Révolution, dont ils n’ont pas à rendre compte32 ; de contextes familiaux : le pater familias, l’épouse, gèrent dans plusieurs cas un patrimoine dont ils prétendent ignorer la valeur33. Leur sincérité, sinon par quelques reconstitutions biographiques, est globalement invérifiable, sauf enquête titanesque dans des fonds notariés et fiscaux qui, de toutes façons, ne nous sont pas tous parvenus. Beaucoup d’entre eux surtout omettent de répondre : seuls trois cent soixante-quatorze députés (55 % des élus recensés en fructidor) se sont conformés à la loi, mais des départements entiers (Corse, Nièvre, Vaucluse, ) préfèrent respecter celle du silence ; la discrétion est d’or en région parisienne, sur les rivages de la Manche ou de la Méditerranée où navigue l’ennemi anglais, dans les pays de montagne besogneux (Vosges, Massif Central, Alpes), en Vendée ou en Gironde où les blessures sociales et politiques sont profondes et durables.

11 D’autres conventionnels qui n’y étaient plus invités ont, en revanche, rempli une déclaration, quatre l’imprimant même à leurs frais (Bernard de Saintes, Fayau, Julien de Toulouse, Lecointre) : vingt-six montagnards proscrits après les journées de germinal et prairial an III, emprisonnés qui à Paris, maison d’arrêt des Quatre-Nations, qui dans les prisons du Mont-Saint-Michel, dans les citadelles de Besançon ou de Sedan34. Ils sont animés par l’espoir d’une réhabilitation, qui deviendra effective un mois plus tard. Si la plupart s’en tiennent simplement à l’esprit du bilan demandé, Thirion fait remarquer qu’il s’y est complu dès la proposition de Couthon, en l’an II35. Pierre Chasles ironise : « Toute ma fortune actuelle se compose de quelques articles de garde-robe, d’une jambe cassée et non guérie, d’une santé complètement délabrée, et d’une captivité dont je ne puis prévoir ni la durée ni l’issue. Si je sors de prison, j’aurai mes deux béquilles pour me traîner à l’hôpital » ; son compagnon d’infortune à Sedan, Duhem, manie pareillement l’humour noir : « Je n’ai plus une chaise pour m’asseoir ni un lit pour reposer ma tête, en cas qu’elle puisse encore échapper une troisième fois aux poignards du royalisme »36. Plusieurs en profitent surtout pour mettre en avant certains des ferments de leur engagement révolutionnaire. Levasseur rappelle comment il a perdu l’héritage d’un de ses oncles, riche planteur à Saint-Domingue, en ayant défendu l’émancipation des esclaves37. Bernard de Saintes préfère une vigoureuse et grandiloquente supplique :

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« Ah, ma Patrie, je t’ai servie de mon mieux, sans m’enrichir ; je t’ai conquis un district : j’ai fait équiper et voler tes soldats à ta défense, je t’ai économisé des millions, et je n’ai reçu de toi d’autre gratification que la prison. Ah, mes concitoyens, je n’ai point trahi votre confiance. Ah ! mes collègues, si vous m’avez surpassé en talens, vous ne l’avez pas fait en probité, en délicatesse, en justice & amour pour votre pays. Ah ! moi-même, je suis sûr de n’avoir aucun reproche à me faire, ma conscience est pure & tranquille, & dans le moment où je suis dans les fers, je sens que j’idolâtre ma patrie, & je plains plus que je ne haïs ceux dont la bonne foi trompée ont servi, en me persécutant, les ennemis de la république »38.

Une représentation déséquilibrée du pays

12 Des sources issues des enquêtes de fructidor an III et de vendémiaire an IV découlent des constats sans surprise, qui ne varient guère depuis les États généraux de 178939. Demeure la dichotomie, constatée lors de la réunion des États généraux, entre une France du nord de la ligne La Rochelle-Genève, et celle du sud, moins représentée (37,4 % des députés) ; entre une France urbaine, celle des capitales des districts et des départements, dont est issue près de 58 % de la députation, et les campagnes. La moyenne d’âge des élus (un peu plus de 44 ans) est plus basse qu’en 1789 (46 ans), surtout pour des représentants en fin de mandat, mais elle demeure élevée dans un pays où l’espérance de vie à la naissance est de 27,5 ans pour les garçons – elle passe à 33,5 ans si on la calcule à 25 ans40. La Convention de 1795 compte seulement 1 % de ses membres âgés de 28 ou 29 ans41, environ 30 % de trentenaires, 43 % de quadragénaires, 20 % de cinquantenaires, 6 % de sexagénaires – son doyen, l’Auvergnat Rudel, ayant 76 ans. Mais cette domination des hommes mûrs n’est pas une évidence pour l’opinion : on sait combien les montagnards, si actifs en l’an II, étaient plus jeunes que cet ensemble recomposé à partir des hommes de la Plaine et des revenants de la Gironde – ils avaient entre 30 et 40 ans quand les girondins sont plus vieux d’une décennie42. Ce vieillissement de la représentation nationale épurée, ajouté aux traumatismes politiques récents, n’est sans doute pas sans conséquences sur sa vision d’une république stabilisée, donnant priorité à l’ordre social et public, à un « juste milieu » entre « néo-jacobins » et royalistes.

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Âge des conventionnels de 1795

13 Ni sociologiquement ni économiquement, les représentants du peuple ne sont les reflets de l’écrasante portion de la France rurale (85 % de la population). Moins de 7 % des conventionnels de 1795 en relèvent ; encore s’agit-il de grands propriétaires, rentiers ou en faire-valoir direct, de cultivateurs aisés : seuls 40 % d’entre eux ont déclaré leurs revenus, et aucun n’a moins de 10 000 livres de capital, six dépassant les 100 000 – plus de 200 000 pour Grosse-Durocher. Les grands planteurs coloniaux forment une catégorie à part : plus de 380 000 livres pour Besnard, à La Réunion, de 520 000 pour Gouly, à l’Île Maurice, près de 900 000 pour Bussière-Laforest à Saint- Domingue. À se reporter aux professions exercées à la veille de la Révolution – ce qui est évidemment un biais, eu égard aux charges publiques occupées depuis, qui ont compté à l’heure de l’élection –, s’est solidement installée une république des avocats (plus d’un quart au moins de la représentation nationale), en tout cas des hommes de loi. Membres du barreau, procureurs, juges, notaires, officiers des bailliages, sénéchaussées, présidiaux et parlements, agents subalternes (greffiers, huissiers) comptent plus de la moitié de la Convention. Parmi eux est choisie la totalité de la représentation des Basses-Alpes, de l’Ardèche, de l’Isère, et, si l’on excepte les évêques du cru, celles du Doubs, du Gers, des Landes, du Loir-et-Cher. Rares sont les départements, comme le Var et le Vaucluse, à ne pas puiser dans les ténors des tribunaux ou parmi de frais diplômés dont la clientèle reste à faire – d’où une grande diversité de revenus et de patrimoines. Féru de généalogie et beaucoup moins de comptes privés, le provençal Durand de Maillane s’honore d’appartenir à une longue lignée qui a sans cesse servi le pays : « Mon héritage qui pouvoit être estimé de 90 à 400 mille livres avant la Révolution, monnoie d’alors, est à peu près celui qu’ont possédé mes pères. Ils ont tous vécu dans le même état de bourgeoisie depuis Pierre Durand, pourvu de la charge de viguier de Tarascon par le roi François Ier, l’an 1541, lequel est de tous mes auteurs le plus ancien que j’ai pu reconnoître »43. Pour exercer leurs fonctions de député, les hommes de loi sont cependant conduits à revendre leurs cabinets et leurs offices – ainsi, Lesage-Senault se défait de ses trois titres : membre du bureau des finances de Lille, procureur, huissier44.

14 Demeure un important contingent de médecins, chirurgiens, apothicaires, d’intellectuels (hommes de lettres, journalistes, enseignants, artistes). Le monde du négoce, de l’entreprise (10 %) est plus présent qu’à l’Assemblée constituante. Sur vingt

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de ses membres ayant déclaré leurs biens, 55 % jouissent d’un patrimoine de plus de 50 000 livres et un quart dispose de plus de 300 000 livres – marchands au long cours, commerçants enrichis dans la vente du sel, des eaux-de-vie, du vin, des huiles, du bois, des produits coloniaux, maîtres de forges. Surtout, place a été faite à douze artisans (horloger, orfèvre, graveur, armurier, tailleur, imprimeur, boulanger, boucher, menuisier, tonnelier, cardeur de laine). La plupart sont dotés de petites fortunes familiales (entre 10 000 et 20 000 livres de capital), les plus riches étant le boucher Legendre (70 000) et l’orfèvre Destriché (plus de 120 000). Mais deux au moins connaissent la misère : Pointe, ouvrier-armurier, possédait surtout en 1789 « une bonne santé et des principes invariables pour la liberté » ; depuis, il a perdu la santé dans de longs et fréquents voyages, et autant de veilles et de fatigues45 ; le cardeur de laine Armonville, pourtant des plus économes, ne dispose que de 120 livres d’effets et de meubles, de 900 livres en assignats pour son couple et ses quatre enfants – ils ne subsistent que parce que tous travaillent dans une filature de soie et que des amis les aident46.

15 Les fonctionnaires ne peuvent cumuler traitement ou pension et indemnités journalières. Beaucoup se retrouvent fort dépourvus si aucun héritage ne les secoure. La menace aux frontières a sans nul doute profité aux militaires, gradés des différentes armes, Marine comprise, et aux gendarmes ; on retrouve parmi eux nombre de nobles ralliés à la Révolution. Mais ils sont plusieurs (Bonnet, Lespinasse, Mallet) à ne posséder pour tout viatique que leurs faits d’armes et, avec respectivement 90 000 et 100 000 livres de capital, Milhaud et Dubois-Crancé font exception. Barras a préféré se taire. La France des notables s’appuie aussi sur d’anciens employés des administrations fiscales, de l’administration royale en général (des diplomates aux ingénieurs, sans oublier les offices municipaux, les Eaux et Forêts, l’archiviste national Armand Camus). Malmenés par la déchristianisation, suspects pour leur modérantisme, les ecclésiastiques n’en représentent pas moins 7 % environ de la députation, le clergé catholique désormais également partagé entre les prélats constitutionnels et leurs vicaires d’un côté (19 membres), les curés jureurs de l’autre (20), sans compter les six pasteurs protestants : le temps des prêtres de paroisse, dont le nombre frappait les contemporains en 1789, paraît révolu. Cependant, si les ecclésiastiques se confessent peu sur leur fortune (ni Daunou, ni Grégoire, ni Lakanal, ni Sieyès ne donnent l’exemple et seuls 46,3 % de leurs collègues répondent), il est évident que la fourchette des revenus n’a plus rien à voir avec les écarts constatés entre les curés congruistes et les riches prélats d’Ancien Régime. Seguin, évêque du Doubs, Gay-Vernon, son alter ego pour la Haute-Vienne, Colaud de la Salcette, ou le pasteur Grimmer, avec plus de 30 000 livres de capital, comptent parmi les plus aisés. L’évêque du Cantal, Thibault, avec une chaumière et six arpents de terre, Marbos, son confrère de la Drôme, et ses trois « septerées » de vignes, figurent parmi les plus pauvres. Le dernier s’en honore : « Je n’ai jamais fréquenté ni mangé chez les ministres, fait la cour à aucun membre des comités de gouvernement pour solliciter, obtenir ni place, ni emploi pour qui que ce soit, quoique j’eus des parents pauvres […]. Mes nippes sont usées. J’ai contracté des dettes pour me nourrir que je crains de ne pouvoir jamais payer »47.

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Sociologie de la représentation nationale en 1795

Structure des fortunes des conventionnels de 1795 (en nombre absolu de députés)

16 La députation française apparaît donc comme un monde très inégalitaire, avec des écarts de fortune conséquents, qui complexifient les classifications professionnelles antérieurement proposées. Quelques traits saillants apparaissent dans la structure des fortunes. Les représentants du peuple sont pour une portion non négligeable des rentiers. Ils retirent des profits de leurs terres (79,7 %) même si dix-huit d’entre eux, dont des membres de l’ancienne noblesse ralliés à la Révolution, ont perdu en 1793 des droits féodaux et seigneuriaux, des octrois, des dîmes, des bénéfices dont ils tiraient profit48, et les sommes en jeu sont parfois énormes – 30 000 livres pour Dubois-Crancé. Ils espèrent aussi des rentrées de prêts d’argent, d’actions, d’obligations, de billets de

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commerce, de titres de la Loterie nationale, de rentes sur l’État ou l’Hôtel-de-Ville de Paris, d’assurances-vie, voire des caisses d’escompte, des tontines (dont celle du Cercle social, spécialisée dans la gérance d’immeubles, à laquelle souscrit Balthazar Faure49, et plus encore la Caisse d’épargne et de bienfaisance de Lafarge, spéculant sur des viagers, qui attire six conventionnels50) (39,6 %). Les milieux du négoce et du notariat pratiquent volontiers ces investissements financiers et n’hésitent pas à inscrire des créances impayées sur le Grand Livre de la dette nationale. Chanoine de la cathédrale de Die, Colaud de la Salcette gérait, par exemple, en 1789, 2 400 livres de rentes en bénéfices ecclésiastiques, 1 500 en viager, 40 000 en billets ou promesses, 8 000 en numéraire, un mauvais domaine à Briançon, bientôt augmenté d’un bien national51.

17 Les bourgeoisies qui ont été portées par les urnes, habituées aux achats fonciers, investissent en effet dans les propriétés ecclésiastiques, ne serait-ce que pour les échanger avec un ancien patrimoine foncier sur un marché très actif. Si elles voient dans ces dépenses un moyen d’amplifier leur accès à la propriété, elles marquent aussi par ce biais, qui accélère la mort sociale de l’Ancien Régime, leur adhésion idéologique à la Révolution. Ainsi, originaire d’un Livradois qui était la pépinière du clergé auvergnat et où prospère désormais l’anti-Révolution, le montagnard Maignet rappelle la valeur d’exemplarité des gestes de l’élu : « Habitant un des districts les plus fanatisés de la république, et où l’on travaillait avec le plus de succès pour empêcher les citoyens d’acquérir les biens du clergé, je crus qu’il était du devoir des patriotes d’encourager les acquisitions par leur exemple. Je fis acquérir pendant mon absence en mon nom par mon frère deux prés »52. Même engagement chez le girondin Dabray, pourtant emprisonné : « Pour encourager mes concitoyens à acheter des biens nationaux, j’ai chargé pendant ma détention une de mes sœurs de se rendre adjudicataire en mon nom d’un bien fond de l’émigré et ci-devant comte Audiberti »53. Les biens de première origine sont privilégiés : seuls seize conventionnels (9,2 % des acheteurs)54 se tournent vers les biens d’émigrés. Sans doute faut-il y voir davantage l’effet d’une gestion du patrimoine interrompue durant leur mandat que d’une timidité face aux anciens propriétaires. L’essentiel des adjudications est accompli avant 1793, soit directement, soit par l’intermédiaire de sociétés d’acheteurs, soit par celui de proches (parents, gestionnaires). Elles atteignent pour certains des montants colossaux : l’avocat Claude Duval dépense ainsi près de 190 000 livres pour des prés, une ferme, un prieuré, et 27 000 livres pour les animaux d’élevage qu’il y installe (bœufs, taureaux, vaches, juments)55. Il ne s’agit pas toujours d’un investissement pérenne mais d’une spéculation à court terme : Grosse-Durocher achète collectivement et revend de même des biens nationaux, tout en se débarrassant d’une partie du foncier familial (97 200 livres) pour en réinvestir la valeur dans de nouvelles propriétés individuelles (domaine, moulins, terres, closeries, étang, pour 94 338 l.)56.

18 La rente n’est cependant pas une valeur sûre, l’instabilité politique accroissant les risques. D’une part, des débiteurs ont émigré, ont été arrêtés, ou ont profité de la dépréciation des assignats pour rembourser en mauvaise monnaie papier l’ensemble des capitaux qu’ils devaient. Lanthenas, par exemple, perd les bénéfices de son association à une maison de commerce à Saint-Domingue et une participation risquée dans l’Imprimerie du Cercle Social, réputée proche des girondins57. D’autre part, il est de mauvais investissements : la tontine Lafarge, qui a connu plusieurs raisons sociales successives et a collecté plus de 50 millions de capitaux d’avril 1791 à septembre 1793 auprès de 119 648 individus, sera redressée sous l’Empire, victime de mauvais calculs sur le taux de mortalité, de fraudes sur les âges ou les identités déclarés par les

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investisseurs, de la dépréciation de la monnaie papier, de malversations de ses dirigeants58. Enfin, l’éloignement du député de ses propriétés, aggravé par les périodes d’emprisonnement et d’invasion du territoire français, se traduit par un moindre rendement de celles-ci, par un manque d’entretien ou par des vols – Massa, dont les vignes, les champs d’oliviers et de citronniers s’étendent entre Menton et Vintimille, perd ainsi son mobilier, tout comme ses collègues Vernier, du Jura, ou Fiquet, de l’Aisne59. Des girondins, offerts à la vindicte publique et incarcérés plus d’un an, semblent avoir particulièrement pâti des déprédations, quand bien même la nation leur offre d’insuffisants dédommagements à leur libération60 ; après le 9 Thermidor, un montagnard tel Solon Reynaud, de Haute-Loire, ne sera pas davantage épargné61. De même, Fouché, du Cher, constate : « Il me serait […] facile de prouver que si, au lieu d’avoir passé quatre ans tant à l’Assemblée législative qu’à la Convention nationale, je fus resté à faire valoir mon bien, ma fortune, à raison de l’augmentation du prix des denrées et bestiaux que j’aurais tiré de mes domaines, seroit augmentée de plus de cinquante mille livres »62. Les négociants ont perdu des marchés internationaux et aussi des bateaux, prêtés à la marine de guerre63. Les planteurs des îles ont rudement subi les occupations anglaises et espagnoles, quand ils n’ont pas été faits prisonniers lors de leur voyage vers la France – tels Gouly ou Dufay, dépouillés de leurs biens64. Actionnaire d’une fonderie de canons du Massachussetts, marié à une fille de Providence (Rhode Island), Lion, député de Guadeloupe, ne peut plus entretenir de liens avec les États- Unis ; sa maison a été détruite par les tirs anglais et la plupart de ses débiteurs sont morts lors du siège de Pointe-à-Pitre ou émigrés65. En France, les frontaliers ne sont pas mieux lotis : les propriétés de Fabre, élu des Pyrénées-Orientales, sont pillées par les Espagnols ; celles de Levasseur, dans la Meurthe, de Couturier et Blaux, en Moselle, de Gossuin dans le Nord, de Grimmer dans le Bas-Rhin, le sont par les Autrichiens, qui occupent aussi les mines et magasins de Lesage-Senault en Belgique66. Les vengeances des Vendéens et des Chouans se tournent volontiers contre les biens des représentants, qui peuvent aussi malencontreusement subir les contre-offensives républicaines : immeubles, meubles, réserves et papiers s’envolent en fumée ; le linge, les armes, le bois, les animaux sont emportés67. Ces revers de fortune nourrissent un peu plus l’endettement – encore qu’il faille distinguer entre celui, temporaire, des investisseurs, et celui, chronique, des plus pauvres. Ils attisent chez quelques-uns l’acrimonie contre le souvenir du maximum et les réquisitions68. Ils conduisent, comme Lanjuinais le prévoyait, à une litanie continue des fonds perdus dans la Révolution69. « Ce qui m’empêche de dire, comme le naïf La Fontaine, dont j’ai le prénom : "Jean s’en alla comme il était venu" », ironise Claude Jean Roussel, de la Meuse, une fois constaté son héritage paternel englouti70.

19 Le séjour à Paris n’en est pas la moindre des causes. L’élection à l’échelon national représente, pour bien des conventionnels, la plus longue des migrations qu’ils aient jamais entreprise, un bouleversement de l’espace vécu. Avant 1793, les trois quarts des députés n’ont pas quitté leur lieu de naissance, sauf pour le temps bref d’études juridiques, et ceux qui ont bougé, si l’on excepte les militaires, les diplomates, les prêtres, quelques négociants à l’international, n’ont que rarement dépassé les frontières des nouveaux départements, attirés pour les besoins de leurs fonctions vers les villes principales, sièges des tribunaux, des administrations fiscales et des greniers. Antoine Marie Garnier, représentant de l’Aube, originaire de Troyes, se flatte même d’être un « paisible casanier »71. Les exigences militaires, celles du cursus honorum politique ont néanmoins accéléré les déplacements. Citons seulement, à titre

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d’exemple, deux cas, deux voies de promotion, par l’administration ou par les armes. Joseph Casannyès, cultivateur, député des Pyrénées-Orientales, depuis Chambéry où il est en mission, décrit ainsi son parcours : « Dès l’aurore de la Révolution, mes concitoyens m’ayant honoré de leur confiance, j’ay été d’abord un des rédacteurs du cahier de doléances de mon département, maire de ma commune lors des premières organisations des municipalités. À l’époque où allait expirer le terme de ma mairie, j’ay été élu administrateur du district de Perpignan dont j’ay rempli les fonctions jusqu’au moment de mon élection pour la Convention »72. Dormay, également cultivateur, représentant de l’Aisne, déroule ainsi sa carrière : « Qu’on m’y suive, on m’y verra commandant de la garde nationale sédentaire de ma commune, administrateur du directoire du district de Vervins, et commandant d’un des bataillons de l’Aisne, à l’armée faisant respecter avec fermeté les lois, les personnes et les propriétés, et en outre comme militaire la plus grande discipline »73. Venir siéger à la Convention suppose une installation dans la capitale (sauf pour huit représentants de la province et des colonies qui l’habitent déjà), des missions dans les territoires de la république et aux armées74. Plus d’un, qui siègera ultérieurement sans discontinuer dans les assemblées du Directoire ou dans des postes de responsabilité nationaux ou internationaux, commence alors littéralement une nouvelle vie. Chacun ne l’estime pas au même niveau : quand les moins fortunés se contentent de garnis de 300 à 400 livres par an, ou se partagent à plusieurs le coût d’un appartement parisien75, Genissieu dépense 3 000 livres pour s’installer, Dubouchet 8 000 livres, Charles Duval 25 00076. Faut-il, comme l’indécis Gentil, se laisser porter par les événements sans jamais trouver sa vocation, pour accepter son sort ? « Avant la Révolution, ma fortune se réduisoit à une femme, deux enfants, quelques vieux bouquins et un petit mobilier. Nous vivions tous au jour le jour d’un malheureux métier d’avocat-consultant que mon père m’avoit fait prendre sans consulter mon goût, ainsi que de quelques secours que nos parens nous fesoient passer de tems à autre. J’exerçois cependant ce métier parce que l’existence de ma famille et la mienne en dépendoit et parce que c’étoit celui qui, à la charrüe près, m’assuroit le plus d’indépendance. Dès la Révolution, mes concitoyens m’ont fait maire deux fois de suite en mon absence et à mon insu. J’occupois cette place lorsque, sans le savoir, sans l’avoir désiré, j’ai été député à la Convention nationale. Je vis à Paris du salaire que la nation m’accorde. J’y vis aussi isolé que je le fesois chez moi et avec une frugalité que me recommande l’existence d’une famille qui s’est accrüe d’un individu et qui n’a pour ressource que mon salaire »77.

20 La contrainte financière – bien supérieure à celle des années de pensionnat et d’université, dans une ville déjà beaucoup plus chère que la province, surtout en l’an III –, ses conséquences familiales, sont un facteur d’appauvrissement, même pour les plus avertis (les soixante-quatre anciens constituants, les cent trente anciens législateurs, qui vivent dans le souvenir d’indemnités suffisantes78). Les meubles, l’argenterie, les montres, les livres, les gravures servent de variables d’ajustement, vendus en désespoir de cause avant de cumuler aides familiales et emprunts – en désespoir de cause car la capitale, pour soixante et un députés au moins (16 %), est aussi un lieu de culture où ils assouvissent leurs curiosités livresques, artistiques et scientifiques, parlant avec fierté ou à mots couverts de leurs bibliothèques qu’ils complètent, modifient, et pour lesquelles ils poussent parfois loin le sacrifice79. Étienne Deydier, ancien Législateur, qui a vendu sa charge de notaire et de géomètre feudiste en 1791, alors qu’il vivait de 3 000 à 4 000 livres annuelles, augmentées par la dot de sa femme et des importants revenus de ses propriétés, connaît cette déchéance : « Mon traitement de 36 l. ne me

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suffisant pas pour vivre, je suis obligé d’emprunter et de vendre à fur et mesure de mes besoins quelques effets, comme l’argenterie »80. Pelé mesure le déclin progressif de sa condition d’élu : juge à Beaugency (1 800 livres annuelles) et à la Haute-Cour (300 livres par mois), puis au tribunal criminel du Loiret (1 950 livres de traitement), il logeait dans des pensions où le lit et la table lui coûtaient de 700 à 900 livres ; maintenant, il vit frugalement dans un garni pour 300 livres de loyer81. Veau-Delaunay a été contraint de disperser près de 1 500 ouvrages de sa bibliothèque ; Monnel rembourse son notaire avec 48 volumes de l’Encyclopédie ; Treilhard est obligé de vendre la totalité de sa collection82. Peu sûres, les rues parisiennes ont accéléré la ruine de quelques-uns, qui y ont été délestés de leur argent liquide. Certains, comme Jacques François Bissy, de Mayenne, ou l’ancien constituant Jean-Baptiste Royer, évêque constitutionnel de l’Ain, paraissent totalement démunis et, aux abois, Levasseur admet n’avoir pas prévu « qu’il deviendroit nécessaire d’être riche pour être représentant du peuple »83.

Des familles recomposées

21 Cet état des lieux implique de lourdes contraintes sur l’organisation des couples et les devoirs paternels. En un pays où le mariage de raison demeure le lot commun, au nom de stratégies familiales et professionnelles cependant perturbées par la Révolution et la guerre européenne, le célibat des représentants est conséquent pour des milieux sociaux plutôt favorisés : il touche 23 % des élus. Certains vivent encore chez leurs parents à l’heure de leur élection : procureur-syndic de la ville d’Embrun, Izoard doit ainsi compter sur eux pour ses dépenses ordinaires à Paris et un voyage retour84 ; il en va de même pour Cavaignac, seulement émancipé par son père (qui lui cède un domaine de 8 000 livres, en 1790), et trop jeune avocat pour avoir encore une clientèle suffisante, sauvé à Paris par l’aide d’un de ses frères85 ; sans patrimoine ni fortune, l’ancien capitaine du Génie Lespinasse a dû abandonner sa retraite en entrant à la Convention, et les suppléments à ses émoluments quotidiens ne lui viennent que de la générosité de son père86 ; moyennant une pension modique et des biens hérités de son géniteur, laissés en indivision à sa mère, l’avocat Thomas est nourri et logé par celle-ci, ce qui lui permet de s’esbaudir sur la fortune qu’il accumule dans la gestion de l’ancienne clientèle paternelle, et ne dépensera guère à l’heure d’un mariage tardif, en 1793, essentiellement payé par son beau-père87. L’investissement politique depuis 1789, les déchirements du corps social, la guerre, auraient-ils dissuadé les élus de s’unir ou retardé leurs projets ? L’incertitude économique est un facteur évident, sensible dans l’infortune de Delbrel qui, marié en germinal an III, n’a pu compter sur l’aide d’aucune des deux familles, dont le commerce et l’industrie périclitent88. Toujours est-il que Robespierre, vulgairement attaqué sur la pauvreté supposée de sa vie privée, n’est pas la figure isolée qu’a pu dessiner une propagande hostile.

22 On peut tout autant mesurer la résistance à la déchristianisation chez les membres du clergé catholique, notamment les curés constitutionnels, qui n’ont pas succombé aux plaisirs tardifs de la chair auxquels les invitaient les charivaris de l’an II : si douze ont convolé89, Louis Roux construisant même une famille tandis que l’ex-oratorien Claverye est vite frappé par le veuvage, vingt-six prêtres sont demeurés dans leur solitude officielle. 68 % des représentants de la nation ont néanmoins fondé un foyer, 9 % sont veufs – ce qui nous renvoie à l’espérance de vie et aux possibles et habituels remariages : ainsi pour Alexandre Legot, deux fois veuf à 47 ans, pour Claude Laurent,

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qui déclare sa seconde épouse, pour François Montgilbert, qui élève trois enfants, dont deux d’un premier lit de sa femme, pour Henry Vénard, remarié et patriarche d’une famille de sept enfants, dont un adopté. Rares sont les divorces, malgré la possibilité offerte par la loi du 20 septembre 1792 : les cas de Jean Ribereau et François Meynard sont suggérés plutôt qu’avoués (ils « ont été mariés » et aucun veuvage n’est mentionné) ; celui de Joseph Poullain-Grandprey est édifiant : divorcé en 1792 et depuis remarié, il n’indique que sa première union, en 1766, comme si les libertés nouvelles lui coûtaient encore, à moins que la peur de l’opinion ne l’arrête.

État matrimonial des conventionnels de 1795

7 cas non renseignés n’ont pas été pris en compte dans les statistiques ci-dessus, qui reposent donc sur 674 cas connus

23 Seuls deux cent-cinquante-six élus ont déclaré en fructidor an III leurs charges de famille, souvent de manière vague (« marié, des enfants »). Il est donc difficile de tirer des conclusions d’ensemble. Tout au plus peut-on remarquer que l’adjectif « vivants » est souvent accolé au nombre des descendants lorsque celui-ci est précisé, preuve de l’importante mortalité infantile (de 270 à 280 pour 1000 en moyenne) et juvénile qui marque encore la démographie française – sans compter que plus de 1 % des mères meurent encore au cours de l’accouchement. Cela n’empêche pas quelques familles particulièrement nombreuses : Antoine Mailly, de Saône-et-Loire, élève quinze enfants, Jérôme Quiot, de la Drôme, douze ; quatre de leurs collègues en déclarent dix90. Dix-huit pères insistent aussi sur les engagements de leurs fils dans les guerres intérieures et extérieures : là est sans doute l’expression d’une peur légitime et plus sûrement l’assurance d’un brevet de patriotisme qui rejaillit sur la famille toute entière, comme le promet l’abondante propagande contemporaine, particulièrement impatiente de promouvoir de jeunes héros qui rappellent les exploits réels ou augmentés de Bara ou de Viala. Ainsi, le fils unique de Mathieu Bertucat, de Saône-et-Loire, est « dragon

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volontaire au 1er régiment depuis l’âge de seize ans ». Quatre des cinq enfants de Pourçain Martel, de l’Allier, essuient le feu ennemi. Chez Jean-François Chazaud, de Charente, « tous les mâles sont sous les drapeaux ». Deux des quatre fils de Jacques Dugué-Dassé, de l’Orne, sont « couverts d’honorables blessures ». Des six enfants de l’élu des Côtes-du-Nord Julien Palasme-Champeaux, survivants d’une fratrie de onze, quatre sont au service de la République et les plus jeunes « n’attendent que le moment où il leur sera permis de suivre l’exemple » de leurs aînés. Veuf, Jean-Baptiste Perrin, des Vosges, se console auprès de sa fille, son fils étant tombé à la frontière91. Chaillon, de la Loire-Inférieure, observe avec consternation les erreurs stratégiques françaises, dont ses enfants sont victimes. Deux de ses fils, marins, sont entrés en 1792 dans les volontaires nationaux, répondant à l’appel pour la patrie en danger ; la guerre déclarée à l’Angleterre, ils ont rejoint Brest, où un troisième frère les avait devancés et où un quatrième bientôt les suit. Ils ont été depuis de toutes les expéditions maritimes, et deux sont prisonniers des Anglais92.

24 Subissant les contrecoups de l’installation du député à Paris, lorsqu’elle ne l’accompagne pas, et même parfois lorsqu’elle le rejoint, la famille est omniprésente dans les déclarations de fortune. Elle inspire des formules parfois aussi affectueuses que maladroites. « Ma fortune consiste de plus en huit enfants, auxquels je laisserai pour héritage l’amour brûlant de la liberté, de la justice et de la probité, et une haine implacable pour les tyrans et leurs vils suppôts », conclut par exemple Bellegarde93 ; Menuau, qui a perdu un million de livres en assignats depuis 1789, préfère retenir les deux naissances qui sont venues augmenter son foyer depuis cette date, de tous les biens le plus appréciable94. « Selon moi, l’homme en société, celui surtout qui a une femme et des enfans, a deux espèces de devoirs à remplir, les uns envers la société en général, les autres envers la famille. Et nul n’est bon citoyen s’il n’est en même tems bon fils, bon mari et bon père », assène le riche négociant en sel Lozeau. Il répète la morale sociale des sans-culottes, la norme familiale révolutionnaire, si ardemment diffusée par la gravure et le théâtre, honteux d’avoir dû négliger ses secondes obligations (« La nature, en me rendant le père d’une nombreuse famille, m’a imposé l’obligation de la nourrir, de l’élever et de contribuer de tout mon pouvoir à la rendre heureuse »)95. Ces élans moraux renvoient Bernard de Saintes aux scènes édifiantes de Greuze : « Je n’ai fait aucune autre dépense extraordinaire depuis près de cinq ans que je suis à Paris. Je n’ai eu ni maîtresses, ni chevaux, ni voitures, ni laquais ; je n’ai fréquenté ni théâtres, ni jeux, ni cafés : j’ai vécu modestement au milieu de mes enfants auxquels j’ai, par économie, servi de maître d’école, et ça été ma récréation journalière »96. Boissieu dit la douleur d’être séparé de ses six enfants, alors que son épouse est enceinte du septième97. Jacques d’Autriche est angoissé des conséquences de son passage par la Convention : ses émoluments insuffisants, les dettes accumulées depuis son élection ne lui permettent pas d’envisager d’entretenir un jour à nouveau sous son toit ses trois fils qui combattent dans les troupes navales98. Son collègue cantalien Antoine Bertrand a fini de se ruiner dans les soins nécessités par la maladie dont ses proches ont été victimes – son aîné en est mort99. Malgré ses propriétés provinciales, Nicolas Bourgeois prétend faire l’apprentissage de la précarité : « Le dénuement de mes enfants, qui marchent nus pieds, la mise de ma femme, qui ne sort point, travaille à la journée et ne porte ni falbalas, ni chapeaux, ni rubans, mon accoutrement de sans-culotte et mes cordes percées et mes souliers ferrés pourraient convaincre les plus incrédules »100.

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25 Si, dans ces conditions souvent précaires, dans ces bouleversements de fortune, les élus reçoivent de leur famille plus qu’ils ne lui donnent, quelques-uns envoient cependant des aides, tel le peintre Bouquier, qui vend des tableaux, faisant passer chaque mois à ses filles 300 l. sur ses indemnités (un total de 7 200 l., sur lequel son épouse a réussi à économiser 3 500, placées en rentes)101. Plusieurs de ses collègues, à défaut de les accueillir tous en même temps, essaient de profiter de leur séjour dans la capitale pour parfaire l’éducation de leurs descendants. Ainsi de Pottier, qui vit à Paris avec un enfant de 14 ans et une gouvernante, sa femme étant restée à Loches102 ; de Lemoyne, qui a vendu la moitié de ses biens en germinal an III pour assurer l’entretien de trois enfants à Paris, de sept autres en Haute-Loire103 ; du médecin corrézien Pierre Rivière : pour s’installer à Paris avec son épouse, où ils sont arrivés le 7 août 1793, lui qui a payé l’équipement de dix-huit volontaires s’est fait prêter 2 200 l. par des amis, et en disposait d’à peu près autant. Quatre de leurs six enfants sont restés en province, aux soins d’une tante presque octogénaire, d’une sœur, ex-religieuse, et d’un ami intime. Les deux aînés, un garçon (qui a décroché le concours de l’École de Santé) et une fille, étaient avec eux pour être « formés au républicanisme ». Depuis 1794, ils ont été rejoints par les deux seconds, accompagnés d’une domestique, ce qui oblige leur père à emprunter 30 000 livres à des amis. « Je ne crains pas que mes enfants me fassent le reproche d’avoir dilapidé leur bien ; leur âge leur permet de s’apercevoir que la cause en étoit trop belle, puisque c’étoit pour les délivrer de l’esclavage et leur conquérir la liberté, bien infiniment plus précieux que la fortune qui n’est que passagère. Une éducation républicaine, l’amour du travail que je leur inspire à chaque instant, sauront les mettre à l’abri du besoin et dans le cas de se rendre utiles à leurs frères et concitoyens », se rassure le représentant104. Son collègue Jary a construit son univers familial en anticipant sur les normes de la grande famille nationale : il a élevé deux neveux orphelins, désormais militaires – et leur carrière gênée par l’arrestation de leur oncle, qui comptait parmi les girondins – ; il a adopté un autre orphelin, fils d’une famille démunie, lui aussi engagé dans les armées105.

26 Nombre d’épouses ont augmenté de leur dot les capacités économiques de leurs époux. La misère de Mme Paganel, fille de jardinier, le simple trousseau apporté à Guiot, les quelques meubles promis à Boissier, ne sont pas le lot commun : un dixième du capital du riche maître de forges Boisssier vient de sa femme, 38 % de celui de Guillemardet, et Tallien avoue vivre sur les 500 000 livres que lui a values son mariage106. Plusieurs citoyennes, ou leurs héritiers, demeurent en province pour gérer affaires et patrimoines, victimes des privations économiques, des dénonciations et des proscriptions, des guerres. En partant à Paris, Jean Allafort a ainsi abandonné à sa fille la gestion de son bien, lui remettant pour ce faire 2 600 livres en numéraire métallique107. Chazaud, de Charente, sait que son épouse, pour faire face, a dû vendre trois paires de bœufs et contracter des dettes108. Veau-Delaunay a laissé sa femme à Tours, avec ses cinq enfants (ils viennent d’en perdre un sixième) et une jeune parente adoptée, et l’aide d’une cuisinière à son service depuis quatorze ans ; lui, est venu dans la capitale avec la vieille gouvernante de la famille109. Girondin emprisonné treize mois à partir de juin 1793, Corbel a eu la douleur de voir sa femme et leur enfant unique de deux ans connaître les geôles à leur tour, payant eux aussi ses choix politiques110. Restée en Guadeloupe, l’épouse de Dupuch est un temps emprisonnée par les Anglais avec ses enfants (parce que femme de représentant et refusant de prêter le serment d’allégeance à la Couronne britannique) avant de bénéficier d’un échange de prisonniers ; libérée, elle vit d’emprunts et se tait sur ses malheurs, que rapportent

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cependant à son époux les commissaires envoyés sur place111. Ce n’est qu’à grand-peine que Toudic, jeune et infortuné avocat à Guingamp, accueille sa moitié, avec laquelle il est lié depuis janvier 1792 seulement : « Tout aussi peu prévoyant que la Caraïbe, peu m’importoit le lendemain pourvu que la veille j’eusse mon simple nécessaire. Entièrement occupé de la prospérité de ma patrie, je m’inquiétois très peu de mes affaires particulières […]. Peu de temps après mon arrivée à Paris, il prit fantaisie à ma femme de franchir à travers la chouannerie les 130 lieues qui nous séparoient et de venir me rejoindre. Ce sentiment de sa part flattoit agréablement mon cœur et rien n’étoit plus naturel que d’y condescendre. Cependant, nos ressources pécuniaires étoient presque totalement épuisées. Il a fallu dans cette occasion recourir à la bourse de ceux qui, dans d’autres circonstances, s’étoient montré nos bienfaiteurs »112.

27 Toute la réalité sociale et sensible de la Convention ne tient évidemment pas dans les sources de l’an III et de l’an IV, qui doivent être nuancées à l’aune des silences et des absences, et mises en regard des missions et des votes des législateurs, de leurs relations à leurs collègues, à leurs commettants – jamais évoquées dans ces sources, sinon par Audoin, regrettant d’avoir dû interrompre l’impression du journal qu’il leur destinait, vaincu par la cherté du papier et de la main-d’œuvre113. Les cartons CD 352 et 353 des Archives nationales demeurent cependant incomparables pour mesurer la représentativité et le quotidien des députés, provinciaux confrontés aux conséquences de l’abandon de leur métier premier et de leurs propriétés, à la nationalisation des enjeux et de leur expérience, à la contrainte financière et familiale des voyages et d’une installation ponctuelle ou définitive à Paris. La question de leur indépendance est bel et bien posée, quand une indemnité insuffisante les pousse à additionner les emprunts ; celle de leur reconversion professionnelle aussi, alors qu’ils ont majoritairement dû vendre leurs offices et sont inexorablement poussés, bon gré mal gré, vers une « carrière politique » locale ou nationale ; celle de leur organisation enfin, quand d’aucuns observent sans en profiter la force des réseaux et l’importance des protections ministérielles. Ils mesurent aussi, au milieu de leurs collègues, leur infériorité financière, culturelle, stratégique, ce qui explique peut-être aussi l’introversion de certains, leur discrétion dans des débats où l’art oratoire s’impose sans que tous ne l’aient jamais appris. Inventeurs d’une première mouture de la République, isolés ou au cœur de réseaux (encore que les plus influents soient dans toute cette histoire les plus discrets), ils apprennent et subissent la polémique, la prise à partie ou à témoin de l’opinion publique, et les limites de la transparence. Car celle-ci s’avère sans effet dans le feu de l’actualité, puisqu’elle n’évite en rien l’insurrection royaliste du 13 vendémiaire an IV (5 octobre 1795). Au moins leur permet-elle de méditer avec le philanthrope Wandelaincourt, élu du Nord, l’importante maxime de Térence : « Homo sum, nihil humani a me alienum puto »114. Un temps seulement, car le débat sur la rémunération et les moyens des députés se poursuit sous le Directoire. Faut-il alors se ranger à ces réflexions anonymes publiées dans le Journal de Paris du 18 brumaire an VIII (9 novembre 1799), jour maudit pour la démocratie et les chambres : « On ne demande pas ce qu’ils reçoivent, mais ce qu’ils font. Ils pourroient ne pas recevoir une obole de la nation, et coûter néanmoins fort cher ; ils pourroient recevoir 100 fr. par jour, et faire leur service à bon marché. Tout dépend de leur capacité et de leur volonté. Quand on considère le temps et la peine qu’il faut pour former un homme capable de donner des lois à son pays, quand on pense que 20, 30 ans sont nécessaires pour mettre en état d’écrire une bonne loi de quatre lignes, ou pour préserver de la maladie de faire toujours des lois, on conçoit aisément qu’en payant à un député une indemnité de cent francs par jour pendant trois ans, ou

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vingt-cinq mille francs par ligne de sa loi, on lui donneroit à peine douze francs pour chacun des jours qui l’ont préparé à sa fonction ; c’est-à-dire moins qu’il n’a dépensé. Ce qu’il faudroit seroit que les hommes appelés à la législature eussent réellement rempli ces 20 ou 30 années d’études préliminaires, et voilà une de ces choses auxquelles il est bon de penser. Ayons de bons législateurs, voilà le point important. Ne marchandons pas sur les honneurs et sur les jouissances avec ceux qui pourront être prodigues avec nous de vertus et de lumières. Les mécontens et les gens à petites vues exigent une modestie toute monacale dans les représentans du peuple. La raison demanderoit au contraire que la république les entourât d’une partie de son luxe, et qu’elle étalât un peu de sa richesse autour de ceux qui étaleroient pour elle la magnificence des hautes vertus et des grandes pensées. Il seroit sans doute très utile à la république que la vue de nombreux carrosses appartenant à des députés dignes de ce titre consolât les citoyens des éclaboussures qu’ils reçoivent de carrosses toujours galoppans des désœuvrés et des catins » ?

ANNEXES

Annexe 1

Évolution de la représentation nationale entre 1793 et 1795 (Nombre de conventionnels par département)

Évolution du Nombre de nombre de Départements concernés départements représentants

Ardèche, Côte-d’Or, Côtes-du-Nord, Doubs, Ille-et-Vilaine, +1 8 Haut-Rhin, Seine-et-Marne, Tarn

Alpes-Maritimes, Ardennes, Ariège, Aube, Aude, Calvados, Charente, Cher, Corse, Finistère, Indre-et-Loire, Isère, Lozère, Mayenne, Meurthe, Meuse, Mont-Blanc, Mont- = 27 Terrible, Morbihan, Orne, Pyrénées-Orientales, Rhône-et- Loire, Haute-Saône, Deux-Sèvres, Vaucluse, Haute-Vienne, Vosges

Ain, Allier, Basses-Alpes, Hautes-Alpes, Aveyron, Charente- Inférieure, Creuse, Gard, Haute-Garonne, Indre, Jura, Landes, Haute-Loire, Loiret, Lot, Lot-et-Garonne, Manche, - 1 28 Haute-Marne, Nord, Oise, Basses-Pyrénées, Hautes- Pyrénées, Bas-Rhin, Saône-et-Loire, Sarthe, Somme, Vendée, Vienne

Cantal, Corrèze, Drôme, Gers, Loir-et-Cher, Nièvre, Seine-et- - 2 9 Oise, Seine-Inférieure, Yonne

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Aisne, Dordogne, Eure-et-Loir, Hérault, Loire-Inférieure, - 3 10 Maine-et-Loire, Marne, Moselle, Pas-de-Calais, Var

- 4 Eure, Puy-de-Dôme 2

- 8 Bouches-du-Rhône 1

- 9 Gironde 1

- 12 Paris 1

Annexe 2

Sociologie de la représentation nationale en 1795

Nombre de Professions Pourcentage députés

Professions juridiques 354 53,4

Hommes de loi 71

Avocats 178 26,9

Procureurs 24

Juges 13

Notaires 29

Offices (sénéchaussées, bailliages, présidiaux, 20 parlements)

Subalternes (avoués, greffiers, huissiers, commis, clercs) 19

Administration fiscale (contrôleurs, conseillers, receveurs, 24 3,6 maîtres de poste)

Administration royale 13 1,9

Diplomates 2

Ingénieurs 5

Responsables des Eaux et Forêts 2

Archiviste national 1

Offices municipaux 3

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Professions de santé 44 6,6

Médecins 36

Chirurgiens 6

Apothicaires 2

Militaires et gendarmes 43 6,5

Métiers de la culture 24 3,6

Enseignants 8

Naturaliste 1

Hommes de lettres et journalistes 12

Artistes 3

Ecclésiastiques 45 6,8

Episcopat constitutionnel 19 (évêques et 1ers vicaires)

Curés, vicaires, réguliers 20

Pasteurs 6

Négoce et entreprise 67 10,1

Négociants 41

Capitaines de navire 3

Entrepreneurs 11

Artisans 12

Agriculture 45 6,8

Propriétaires 23

Cultivateurs 22

Divers 3 0,5

Administrateur d’hôpital 1

Fossoyeur 1

Régisseur de domaine 1

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19 cas ne sont pas renseignés, qui n’ont pas été pris en compte dans les statistiques ci- dessus, qui reposent donc sur 662 cas connus

NOTES

1. Cf. Françoise BRUNEL, « L’épuration de la Convention nationale en l’an III », dans Michel VOVELLE (dir.), Le tournant de l’an III, Paris, CTHS, 1997, p. 15-26. 2. Jacques Foucher, du Cher, Just Rameau, de la Côte-d’Or, Jean-Baptiste Poulain-Boutancourt, de la Marne, Louis-Joseph Froger-Plisson, de la Sarthe ; Christophe Opoix, de Seine-et-Marne ; Pierre Campmas, du Tarn ; Jean Félix Dutrou-Bornier, de la Vienne. 3. Bergoeing, de la Gironde, Rouyer, de l’Hérault, Bonguiot, du Jura, Bézard, de l’Oise, Pémartin des Basses-Pyrénées, François, de la Sarthe, Faure, de Seine-Inférieure. 4. George LEFEBVRE, La France sous le Directoire (1795-1799), Paris, Éditions sociales, 1977, p. 75. 5. C 352/1837, passim. Julien Palasme-Champeaux, des Côtes-du-Nord, se souvient des propriétés foncières qu’il doit à ses parents. Jean-François Delmas, de Haute-Garonne, qui a séjourné deux ans en Italie, précise qu’il possède néanmoins deux maisons à Toulouse. Jean-Baptiste Boiron, de Rhône-et-Loire, paye une contribution supérieure à 200 journées de travail ; François Daubermesnil, du Tarn, est imposé de 1 400 livres. Jacques Marie Dumaz, du Mont-Blanc, a un revenu équivalent à 60 quintaux de froment, tandis que son collègue Claude Antoine Rudel, du Puy-de-Dôme, peut compter sur 400 quintaux. Jean-François Boursault, directeur du théâtre Molière et élu de Paris, avoue une rente foncière supérieure à « 200 journées de travail » ; Mathieu Bertucat, de Saône-et-Loire, déclare percevoir 2 600 livres par an sur des biens fonds, 300 sur une maison, une somme équivalente pour les biens de sa femme légués à son fils. 6. Le Moniteur universel, 8 vendémiaire an IV (30 septembre 1795). Compte rendu de la séance du 4 vendémiaire à la Convention. 7. Ibidem. 8. Ibid. 9. Le Moniteur universel, 16 germinal an II (5 avril 1794). 10. Archives parlementaires, tome LXXXVIII, séance du 16 germinal an II (5 avril 1794), n° 45, p. 190-191 ; séance du 17 germinal (6 avril), n° 62, p. 241. 11. AN, C 353/1838VI. Compte rendu du 8 vendémiaire an IV (29 septembre 1795). 12. Ibidem, s.d. : Gentil affirme avoir rendu ses comptes le 20 pluviôse an III (8 février 1795). 13. Le Moniteur universel, 9 vendémiaire an IV (1er octobre 1795). Compte rendu de la séance du 6 vendémiaire à la Convention. 14. Rappelons que les ouvriers du Havre touchaient à la même époque 3 livres par jour en moyenne (plus de 4 pour un maçon, 1 pour un manouvrier). Richard COBB, « Journées et salaires au Havre en l’an III », Annales de Normandie, 1954, vol. 4, p. 73-76. 15. Cf note 13. 16. AN, C 353/1838III. Déclaration s.d. 17. AN, C 353/1838III. Déclaration du 22 vendémiaire an IV (14 octobre 1795). 18. AN, C 353/1838II. Déclaration du 13 vendémiaire an IV (5 octobre 1795). 19. AN, C 353/1838I. Déclaration s.d. 20. AN, C 353/1838II. Déclaration du 8 vendémiaire an IV (30 septembre 1795). 21. AN, C 353/1838VII. Déclaration du 9 vendémiaire an IV (1er octobre 1795). 22. AN, C 353/1838I. Déclaration s.d. 23. AN, C 353/1838I. Déclaration s.d. 24. AN, C 353/1838I. Déclaration s.d. 25. AN, C 353/1838VI. Déclaration du 15 vendémiaire an IV (7 octobre 1795).

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26. Ibidem. Déclaration du 30 vendémiaire an IV (22 octobre 1795). 27. AN, C 353/1838IV. Déclaration s.d. 28. AN, C 353/1838VII. Déclaration du 26 vendémiaire an IV (18 octobre 1795). 29. AN, C 353/1838 I. Déclaration de Louis Louchet, 2 brumaire an IV (24 octobre 1795) ; déclarations de Pierre Louis Bonnet de Meautry et de George Antoine Chabot, 8 vendémiaire an IV (30 septembre 1795). 30. AN, C 353/1838VI. Déclaration du 21 vendémiaire an IV (13 octobre 1795) : « En exécution du décret du 4 courant, je déclare que ma fortune n’a pas augmenté depuis le 14 juillet 1789 ». 31. Baudran, Duport, Fournel, Laguire, Menuau, Noailly, Pelet, Pottier, Vernerey, par exemple. 32. AN, C 353/1838V. Déclaration du 12 vendémiaire an IV (4 octobre 1795). 33. AN, C 353/1838III. Déclaration de Bohan, 22 vendémiaire an IV (14 octobre 1795) ; déclaration de Valdruche, s.d. 34. Alard, Barbeau-Dubarran, Berlier, Bernard de Saintes, Bézard, Chasles, Crassous, Dartygoete, Desgrouas, Duhem, Granet, Jeanbon Saint-André, Julien de Toulouse, Lanot, Lecointre, Levasseur de la Sarthe, Maignet, Maribon-Montaut, Monestier, Panis, Piorry, Plazanet, Ricord, Thirion, Thirus de Pautrizel. 35. AN, C 353/1838VI. Déclaration du 8 vendémiaire an IV (30 septembre 1795). 36. AN, C 353/1838 III. Déclaration de Pierre Jaques Chasles, 10 vendémiaire an IV (2 octobre 1795) ; Ibidem. Déclaration de Duhem, 12 vendémiaire an IV (4 octobre 1795). 37. AN, C 353/1838 VIII. Déclaration s.d. : il devait hériter de son oncle, qu’il logeait, et qui possédait à Saint-Domingue un bien de 800 000 l. Lors d’un repas avec des amis, « on parla de la traite des nègres. Je déclamais contre ce commerce infâme avec toute la chaleur qui est dans mon caractère. Je dis les choses les plus fortes contre l’esclavage des nègres, et je finis par déclarer à mon oncle qui combattoit mes opinions que si j’avois une habitation, je donnerois la liberté à mes nègres. Un regard et un mouvement pleins de colère furent la réponse de mon oncle. Mes amis me dirent, après dîner, que je m’étois perdu. En effet, mon oncle me quitta pour se retirer à Nantes où il mourut peu de tems après. Par son testament, il a donné son bien à d’autres parents, et ne m’a laissé qu’une somme de 15 000 l. seulement afin que je ne puisse pas attaquer son testament. Le jour où j’ai été, pour ainsi dire, déshérité pour avoir plaidé la cause de l’humanité est le plus beau de ma vie. C’est sur ma motion que la Convention a décrété l’abolition de l’esclavage dans nos colonies. J’avois payé assez cher le droit de parler le premier sur cette question ». 38. AN, C 353/1838II. Déclaration du 7 vendémiaire an IV (29 septembre 1795). 39. Timothy TACKETT, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Paris, Albin Michel, 1997. 40. Stéphane MINVIELLE, La famille en France à l’époque moderne, Paris, Armand Colin, 2010, p. 264. 41. Les plus jeunes sont Pierre Castaing (Orne) et François Joseph Gamas (Ardèche), qui sont tous les deux dans leur vingt-huitième année. 42. Albert SOBOUL, introduction aux actes du colloque Girondins et Montagnards, Paris, Société des études robespierristes, 1980, p. 12. 43. AN, C 353/1838I. Déclaration du 20 vendémiaire an IV (12 octobre 1795). 44. Ibidem. Déclaration du 13 vendémiaire an IV (5 octobre 1795). 45. AN, C 353/1838VIII. Déclaration du 11 vendémiaire an IV (3 octobre 1795). 46. AN, C 353/1838V. Déclaration du 9 vendémiaire an IV (1er octobre 1795). 47. AN, C 353/1838III. Déclaration du 7 vendémiaire an IV (29 septembre 1795). 48. Becker, Belin, Cosnard, Dandenac jeune, Debourges, Decomberousse, Delagueule, Deydier, Dubois-Crancé, Dubrueil-Chambardel, Dutrou-Bornier, Dyzez, Giraud, Guyardin, Ingrand, La Revellière-Lépeaux, Rudel, Taillefer. 49. AN, C 353/1838IV. Déclaration du 4 brumaire an IV (26 octobre 1795). 50. Auger, Geoffroy, Guyardin, Lalande, Opoix, Treilhard.

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51. AN, C 353/1838III. 52. AN, C 353/1838VII. Déclaration du 12 vendémiaire an IV (4 octobre 1795). 53. AN, C 353/1838I. Déclaration du 5 vendémiaire an IV (27 septembre 1795). 54. Ayral, Charrel, Chassériaux, Chauvin, Dabray, Delacroix, Destriché, Dumont, Gertoux, Isoré, Lacoste, Lozeau, Marquis, Michel, Monnel, Neveu. 55. AN, C 353/1838I. Déclaration du 4 brumaire an IV (26 octobre 1795). 56. AN, C 353/1838VI. Déclaration du 20 vendémiaire an IV (12 octobre 1795). 57. AN, C 353/1838VIII. Déclaration du 26 vendémiaire an IV (18 octobre 1795). 58. Christian RIETSCH, « L’erreur dans la caisse Lafarge », Laboratoire d’économie d’Orléans, Faculté de droit, d’économie et de gestion, 2006, halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00256032/fr/ 59. AN, C 353/1838I et IV. 60. Tel est le cas pour Blanqui (dont les meubles et objets précieux, dont il ne récupère qu’un dixième, ont été dispersés dans Nice et les meilleurs acheminés vers Gênes), pour Faye ou pour Ferroux. 61. AN, C 353/1838IV. Déclaration du 20 vendémiaire an IV (12 octobre 1795). 62. AN, C 353/1838II. Déclaration du 19 vendémiaire an IV (11 octobre 1795). 63. Ainsi pour Corbel, Destriché, Engerran, Grosse-Durocher, Ribet, Talot, Tréhouart. 64. AN, C 353/1838X. 65. Ibidem. Déclaration du 7 vendémiaire an IV (29 septembre 1795). 66. AN, C 353/1838VI, VII et VIII. 67. En sont victimes : Garos, Lofficial, Méaulle. 68. Ainsi chez Alard, Guittard, Quéinnec, Veau-Delaunay, Vinet. 69. Exceptionnels sont ceux, comme Guyardin, à avouer un patrimoine augmenté - de plus de 2 000 livres, en l’occurrence (AN, C 353/1838VI). 70. AN, C 353/1838VI. 71. AN, C 352/1837I. 72. AN, C 352/1837III. Déclaration du 14 fructidor an III (31 août 1795). 73. AN, C 353/1838I. 74. Michel BIARD, Missionnaires de la République, Paris, CTHS, 2002. 75. Tel est le cas de François Rivaud et de Michel Lacroix, de Haute-Vienne. Officier de gendarmerie, le premier, de surcroît, sous-loue à des gendarmes (C 353/1838X. Témoignage du 12 brumaire an IV – 3 novembre 1795). 76. AN, C 353/1838IV. 77. AN, C 353/1838VI. 78. AN, C 353/1838III. Témoignage de Colaud de la Salcette, s.d. 79. « J’ai acquis encore ici une petite collection de livres que j’ai faite en m’imposant toutes sortes de privations, et vendant en dernier lieu ma montre et un diamant », avoue ainsi Curée ; Balivet a dépensé pour 1 500 livres, Toudic pour 3 500, Debry pour 5 000. 80. AN, C 353/1838IV. 81. AN, C 353/1838V. Déclaration du 21 vendémiaire an IV (13 octobre 1795). 82. AN, C 353/1838V, VII et IX. 83. AN, C 353/1838I et VI. Déclarations des 14 et 19 vendémiaire an IV (6 et 11 octobre 1795). 84. AN, C 353/1838I. Déclaration du 20 vendémiaire an IV (12 octobre 1795). 85. AN, C 353/1838V. Déclaration du 20 vendémiaire an IV (12 octobre 1795). 86. AN, C 353/1838III. Déclaration du 16 vendémiaire an IV (8 octobre 1795). 87. AN, C 353/1838VII. Déclaration du 26 vendémiaire an IV (18 octobre 1795). 88. AN, C 353/1838I. Déclaration du 2 brumaire an IV (24 octobre 1795). 89. Bailly, Bassal, Delcasso, Gibergues, Ichon, Lindet, Musset, Paganel, Pocholle, Roux, Vaugeois, Ysabeau.

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90. Jean-Étienne Delcher et Jean-Claude Lemoyne, de la Haute-Loire ; Jean-Blaise Laurent, du Lot- et-Garonne ; Jacob Desrivières, de l’Orne. 91. AN, C 352/1837I, II, III et IV. 92. AN, C 353/1838V. Déclaration du 8 vendémiaire an IV (30 septembre 1795). 93. AN, C 353/1838II. Déclaration du 16 vendémiaire an IV (8 octobre 1795). 94. AN, C 353/1838V. Déclaration du 20 vendémiaire an IV (12 octobre 1795). 95. AN, C 353/1838II. Déclaration du 13 vendémiaire an IV (5 octobre 1795). 96. Ibidem. Déclaration du 7 vendémiaire an IV (29 septembre 1795). 97. AN, C 353/1838IV. Déclaration du 9 vendémiaire an IV (1er octobre 1795). 98. AN, C 353/1838II. Déclaration du 22 vendémiaire an IV (14 octobre 1795). 99. AN, C 353/1838I. Déclaration du 11 vendémiaire an IV (3 octobre 1795). 100. AN, C 353/1838III. Déclaration du 20 vendémiaire an IV (12 octobre 1795). 101. AN, C 353/1838II. Déclaration du 8 vendémiaire an IV (30 septembre 1795). 102. AN, C 353/1838I. Déclaration du 19 vendémiaire an IV (11 octobre 1795). 103. AN, C 353/1838II. Déclaration du 29 vendémiaire an IV (21 octobre 1795). 104. Ibidem. Déclaration du 10 vendémiaire an IV (2 octobre 1795). 105. AN, C 353/1838V. Déclaration du 9 vendémiaire an IV (1er octobre 1795). 106. Passim. 107. AN, C 353/1838II. Déclaration du 15 vendémiaire an IV (7 octobre 1795). 108. Ibidem. Déclaration du 8 vendémiaire an IV (30 septembre 1795). 109. AN, C 353/1838IV. 110. AN, C 353/1838VI. Déclaration du 24 vendémiaire an IV (16 octobre 1795). 111. AN, C 353/1838X. Déclaration du 8 vendémiaire an IV (30 septembre 1795). 112. AN, C 353/1838II. Déclaration du 22 vendémiaire an IV (14 octobre 1795). 113. AN, C 353/1838IX. 114. AN, C 353/1838V. Déclaration du 19 vendémiaire an IV (11 octobre 1795). « Je suis homme, et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».

RÉSUMÉS

À l’heure de se séparer et d’appliquer le décret des deux-tiers, les conventionnels doivent se compter, ce qui les incite à déclarer leur état civil, leur raison familiale et sociale. Devant les attaques des milieux royalistes, ils doivent aussi prouver leur vertu, et décident en vendémiaire an IV de rendre publics leurs revenus et leur patrimoine. Les listes établies, surtout les secondes, sont incomplètes – des ténors des tribunes se font des plus discrets. Elles en disent pourtant long sur les conséquences des purges politiques, qui ont remis progressivement en cause le vote de 1792 et déséquilibré les représentations départementales. Elles permettent de dessiner une sociologie de la Convention, une hiérarchie et une structure des fortunes. Celles-ci ne reposent pas uniquement sur la terre, mais aussi sur des investissements financiers, et sur une grande habitude des échanges et des transferts de capitaux, avant même les opportunités offertes par la vente des biens nationaux. Enfin, les tableaux familiaux qui en ressortent en disent long sur la pyramide des âges, sur le poids du célibat, sur la partition sexuée des fonctions ou le partage de la misère politique et pécuniaire quand l’inflation de l’an III rend très difficile la vie à Paris.

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At the time that the Convention was drawing to a close, and the decree of the Two-Thirds applied, the deputies had to be counted, which led them to record their etat-civil, their family and their social status. Confronted by attacks from royalist circles, they also felt obliged to prove their « vertu », and they decided in vendémiaire an IV to make public the details of their revenue and the value of their estates. These lists, especially the second category, are incomplete – the leading orators of the tribunes showed themselves to be exceptionally discreet in this respect. This says a great deal about the consequences of political purges that gradually called into question the vote of 1792, and destabilized the departmental deputations. With these lists, it is possible to establish a sociology of the Convention, including a hierarchy and structure of wealth. Such information is not based exclusively on land, but also on financial investments, and on the long-standing practice of financial exchanges and transfers of capital, even before the opportunities afforded by the sale of national properties. The collective family portraits that emerged from these lists are highly informative about the ages, the burdens of celibacy, the sexual divisions and roles, the shared political and monetary misery when the inflation of the Year Three made life in Paris extremely difficult.

INDEX

Mots-clés : Conventionnels, décret des deux tiers, biens nationaux, rentes, pyramide des âges, structures familiales

AUTEUR

PHILIPPE BOURDIN Centre d’Histoire « Espaces & Cultures » Université Blaise-Pascal (Clermont Universités) ANR Actapol [email protected]

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La Convention interminable : les régicides au tribunal du passé (1815-1830) The interminable Convention : the regicides before the tribunal of the past (1815-1830)

Côme Simien

1 « L’ombre du régicide plane sur toute la Restauration », rappelait récemment Bettina Frederking1. Avec des nuances chronologiques, toutefois. La première Restauration (avril 1814-mars 1815) s’était efforcée de dissocier l’acte du régicide de la personne des régicides2. Un temps, le régime de Louis XVIII crut ainsi pouvoir tenir ensemble les deux bouts opposés d’une mémoire affrontée, en sacralisant la mémoire du « roi- martyr », garante de sa légitimité restaurée, tout en respectant, dans le même temps, la promesse de pardon faite par Louis XVI à ses ennemis, dans son testament. Conformément aux dernières volontés de son frère, Louis XVIII place donc au cœur de la Charte, un « pacte de pardon et d’oubli »3. Dès son préambule, celle-ci fixe « avec netteté, le principe de damnatio memoriae »4 : « Nous avons effacé de notre souvenir, comme nous voudrions qu’on pût les effacer de l’histoire, tous les maux qui ont affligé la patrie durant notre absence ». Son article 11 précise : « Toutes recherches des opinions et votes émis jusqu’à la Restauration sont interdites. Le même oubli est commandé aux tribunaux et aux citoyens ». Les deux mémoires – voire les deux nations – issues de la Révolution, devaient ainsi réussir à coexister dans une même communauté nationale5. En théorie du moins, car dès 1814-1815, la mémoire sacrificielle et volontiers vengeresse des partisans les plus outrés de la Restauration n’a de cesse de contredire le dogme d’État du pardon6.

2 L’expérience des Cent-Jours (mars-juin 1815) rompt irrémédiablement ces équilibres précaires. Les trois mois du printemps 1815 ont en effet été vécus comme un véritable traumatisme par toute une génération, pour qui le retour de Napoléon n’est pas un simple coup d’État (à la différence du 18 Brumaire), mais un véritable mouvement de subversion sociale. Pour les contemporains, avec les Cent-Jours, c’est « la Révolution,

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assoupie pendant quinze ans [qui] recommence »7. Ce retour en force d’une « Révolution imaginée, voire imaginaire »8 provoque une « recharge contre- révolutionnaire du régime »9. Aussi, lorsqu’en juillet 1815 Louis XVIII est réinstallé sur le trône, le pardon et l’oubli ne sont désormais plus d’époque. L’heure est au contraire à l’expiation de ce passé révolutionnaire revenu trop brutalement hanter le présent10. Le 11 novembre 1815, les ultras, dominants à l’Assemblée11, lancent l’assaut contre les anciens conventionnels, par l’intermédiaire de La Bourdonnaye. Selon eux, le crime dont les régicides se sont rendus coupables vingt-trois ans plus tôt les place au-dehors de la nation. Leur bannissement relèverait d’une mesure de sûreté générale : les régicides, et surtout ceux qui ont adhéré aux Cent-Jours, sont des individus dangereux12. Anciens révolutionnaires, régicides et, pour nombre d’entre eux, soutiens de l’Empire, ils cristallisent les figures de l’opposition au régime. Tout concourt donc à faire de leur exil une pressante nécessité politique. Le 12 janvier 1816, la Chambre adopte une loi « d’amnistie » pour ceux qui ont soutenu le retour de Bonaparte. Son article 7, imposé par les ultra-royalistes, fixe une limite claire entre ceux qui pourront ou non bénéficier du pardon royal. Plus précisément, cet article ordonne l’exclusion à perpétuité du territoire national des conventionnels régicides ayant adhéré à l’Acte additionnel ou accepté un emploi du gouvernement des Cent-Jours. Il les prive de leur patrie, de leurs droits civils et de la faculté d’y posséder aucun bien, titre ou pension13. Au gré d’une interprétation extensive de la notion de « régicide » et de l’adhésion aux Cent-Jours14, 84 % des régicides survivants (soit un groupe d’un peu plus de deux cents individus), déclarés « ennemis irréconciliables de la France et du Gouvernement légitime », doivent, dans un délai d’un mois, prendre le chemin de l’exil.

3 Dans le sillage des travaux récents sur l’étude du régicide15, nous nous proposons d’interroger les formes et les sens pris par son impossible mémoire apaisée à l’échelle d’une vie, celle des anciens conventionnels, dans cet intervalle de temps – pour eux hostile – ouvert par la loi d’amnistie de 1816 et refermé par la Révolution de juillet 1830, qui permet aux exilés survivants de réintégrer la nation française. La volumineuse correspondance administrative suscitée par la loi d’amnistie du 12 janvier 1816 permet d’esquisser quelques réponses sur ce point particulier. Nous resserrerons l’étude sur les ex-conventionnels de trois départements méridionaux (l’Ariège, l’Aude et les Pyrénées-Orientales), avec une attention plus particulière pour le cas ariégeois, où les échanges entre le ministre de la Police générale, le préfet, les sous-préfets et maires ont été minutieusement conservés16.

Prisonniers du passé : la Convention nationale comme histoire imposée d’une vie

4 Pour que la loi du 12 janvier 1816 puisse être appliquée à tous les régicides encore en vie, le ministre de la Police générale, Élie Decazes, engage, au lendemain de l’adoption de la loi, un important travail d’investigation, impliquant toute la chaîne d’autorité, des services du ministère aux préfets, puis des sous-préfets aux maires, afin d’opérer le tri entre ceux des conventionnels qui furent régicides et ceux qui ne le furent pas, de s’assurer que les premiers sont toujours en vie, de les localiser, puis d’écarter du groupe des régicides ceux qui n’auraient rempli aucune fonction publique durant les Cents- Jours ni signé l’Acte additionnel17. Dès le 13 janvier 1816, Decazes adresse à cette fin une circulaire à tous les préfets du royaume18. Par celle-ci, il les enjoint de lui faire parvenir,

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dans les meilleurs délais, « le Tableau général de toutes les personnes de cette classe [les régicides] qui se trouveraient dans votre département », en précisant que ce tableau devra mentionner « leur âge, leur fortune, la famille à laquelle elles appartiennent, l’influence qu’elles pourraient conserver, les fonctions qu’elles ont remplies pendant la Révolution, et particulièrement après le retour de l’usurpateur ; la conduite enfin qu’elles auraient tenue, à diverses époques ».

5 Ainsi sommées d’enfreindre le principe de damnatio memoriae fixé par la Charte, les autorités locales vont répondre avec une étonnante célérité. Il est vrai que les luttes d’influences qui travaillent la seconde Restauration sont aussi des luttes entre groupes de mémoires affrontées19. Tout le monde trouve alors son compte dans cette enquête si sensible. D’une part, depuis l’été 1815, une importante épuration du corps préfectoral a fait la part belle aux ultras, c’est-à-dire aux principaux artisans de l’exclusion de la nation des régicides et aux promoteurs d’une mémoire vengeresse légitimant une justice punitive tournée contre les anciens révolutionnaires20. Il n’est donc guère surprenant de les voir agir promptement, à l’instar de Claude-Joseph Trouvé21, préfet de l’Aude, qui transmet au ministre de la Police générale un tableau détaillé des régicides résidant dans son département dès le 21 février22. Mais un préfet comme celui de l’Ariège, qui ne se rattache pas au courant ultra-royaliste est plus prompt encore à réagir. Préfet d’Empire depuis 1810, le baron Chassepot de Chapelaine fut suspendu lors de la première Restauration. Il est néanmoins réinstallé dans le département de l’Ariège en août 1815, à la place du préfet provisoire nommé à l’issue des Cent-Jours par le duc d’Angoulême. Cette nomination est impopulaire au sein du milieu ultra et la position du baron de Chapelaine demeure instable tant que l’ultra-royaliste Vaublanc occupe le ministère de l’Intérieur23. L’enquête du ministre de la Police générale, Decazes, un royaliste modéré engagé, au même moment, dans une vigoureuse concurrence avec le ministre de l’Intérieur pour le contrôle de l’information24, lui offre sans doute un moyen de raffermir tant sa position vis-à-vis de l’État monarchique (en jouant la Police générale et la modération contre l’Intérieur et l’ultra-royalisme), que son autorité à l’égard de ses sous-préfets, lesquels lui ont été imposés par les Ultras. D’où le zèle qu’il déploie au cours du premier semestre 1816 : il n’adresse pas moins de trente-cinq lettres, entre fin janvier et septembre 1816, au sujet des régicides de son département (il n’en reste pourtant plus que deux sur six), à ses sous-préfets, au ministre de la Police générale, mais aussi aux préfets des Basses-Alpes, des Pyrénées- Orientales, de la Haute-Garonne et de la Dordogne25. Dès le 23 janvier, il transmet à Decazes de premiers éléments d’information26. Le même jour, il adresse à ses sous- préfets un tableau reprenant les questions auxquelles le ministre de la Police générale attend des réponses27. Trois jours plus tard, le sous-préfet de Pamiers lui renvoie le document dûment rempli28. Même le sous-préfet d’un arrondissement ne comptant pourtant plus aucun régicide, celui de Foix, se plie à l’exercice, adressant à son supérieur des renseignements détaillés sur les anciens conventionnels Gaston et Lakanal, lesquels ne vivent pourtant plus ici depuis de nombreuses années29. Le 7 février, le préfet peut renvoyer au ministère le tableau complet des informations réclamées par Decazes, rassemblées à l’échelle départementale30.

6 L’enquête Decazes ravive ainsi, en quelques semaines, non seulement la mémoire de la Révolution, dans sa globalité, mais aussi les mots, les concepts, les catégories politiques, les discours et les postures du passé, soudainement re-convoquées dans le présent. Dans ces tableaux sous-préfectoraux puis préfectoraux, les informations renvoyant à

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l’avant-Révolution sont en effet réduites à leur portion congrue. De Vadier, par exemple, nous saurons seulement qu’il était fils de domestique et qu’il fut « conseiller au Sénéchal de Pamiers »31. De Lakanal et de Raymond Gaston qu’ils exerçaient les fonctions de « professeur »32. Les sous-préfets s’arrêtent en revanche beaucoup plus longuement sur la période révolutionnaire. Cela passe tout d’abord par un rappel des fonctions électives occupées par les régicides de l’aube de la Révolution au crépuscule de la Convention. Vadier fut ainsi « nommé député à l’Assemblée constituante. À son retour, président du tribunal du district, puis conventionnel et membre du comité de Sûreté générale ». Le professeur Gaston, lui, « fut élu Juge de paix au commencement de la Révolution, il manifesta dès le principe les opinions les plus exagérées ; nommé vers la fin de 1792 membre de la Convention ». Une fois rappelée leur élection à l’Assemblée nationale en septembre 1792, le propos s’enrichit de considérations morales et révèle la mémoire locale encore vive des moments traumatiques de la Révolution, lesquels sont articulés aux faits les plus saillants de la carrière révolutionnaire des ex-conventionnels dont il s’agit de rendre compte. Vadier se fit ainsi « remarquer dans l’Assemblée constituante par un discours où il appeloit le roi un Brigand couronné ». De ce mot fameux prononcé par le député ariégeois à l’été 1791, suite à la fuite à Varennes, la présentation passe ensuite directement à la « Terreur », temps d’autant mieux remémoré à Pamiers que l’attitude de Vadier à cette époque eut des incidences sur les élites ariégeoises : « Il se montra le bourreau de son pays en faisant périr sur l’échaffaud quatorze notables ». Mais, « après la mort de Robespiere [sic], Vadier fut condamné à la déportation. Enfin, il s’étoit retiré dans son domaine ». Gaston, à la Convention, « se fit connaître par les motions les plus incendiaires et les plus extravagantes. Jacobin exalté, il fut envoyé en mission dans les départements et près des armées, et se signala par des actes de férocité. Il siégea constamment au haut de la Montagne ; il vota la mort de Louis XVI sans restriction ». Itinéraire somme toute proche de celui de Lakanal, lequel se montra à la Convention « ardent partisan des principes de la Montagne et du nivellement, il y brûla ses lettres de prêtrise, fut envoyé en mission comme propagandiste, dans les départements du Nord ; il concourut à la formation du calendrier républicain. Il a voté la mort du roi sans restriction ». Parce que Lakanal est passé en mission par la Dordogne, le préfet de ce département, à la demande de son collègue de l’Ariège, fait ce même travail de mémoire locale, réduisant volontiers l’action révolutionnaire du régicide à la sauvagerie la plus élémentaire : « Il y fut dans les temps affreux de la Révolution envoyé comme représentant pour établir une manufacture d’armes. […] Mais il ne borna pas là sa mission ; comme un vandale il fit détruire plusieurs châteaux, dépouilla quelques autres de leurs plus beaux ornements de peintures et de librairie, proclama les principes les plus immoraux, qu’il s’efforça de justifier par son exemple ; et puis rentra à la Convention au commencement de 1795 »33.

7 Enfin, les sous-préfets donnent quelques indications sur l’itinéraire des régicides au lendemain de la séparation de la Convention. Lakanal, « réélu membre du conseil des Cinq-Cents », occupa ensuite, « sous le règne de l’usurpateur », différentes fonctions dans « l’éducation publique ». Vadier ne sortit de son domaine qu’après « le retour de l’usurpateur pour aller à Toulouse où il est prétendu qu’il se réunit aux fédérés ». Dans ces tableaux, l’attitude adoptée par les ex-conventionnels lors du procès de Louis XVI tend à perdre en centralité. Il est symptomatique, à cet égard, que le sous-préfet de Pamiers, arrivé à la fin de son analyse historique de la vie en Révolution du régicide Vadier, rajoute in extremis ces derniers mots : « Je ne dois pas oublier de dire qu’il assista au jugement de Louis XVI et qu’il vota la mort ». À l’heure de réécrire la vie des

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révolutionnaires, c’est le moment de la Convention nationale qui tend à envahir l’essentiel du champ chronologique. C’est lui qui condamne véritablement ceux de ses membres qui sont encore vivants. C’est lui aussi qui perd la mémoire de ceux qui sont déjà morts.

8 À Paris, un travail complémentaire est accompli par les services du ministère de la Police générale : des notices sont rédigées pour chacun des régicides, qu’ils soient encore vivants ou qu’ils soient déjà morts. Non liées aux tableaux remontés des départements, ces notices sont historiques dans leur démarche : après que la liste des régicides a été dressée par le ministère avec l’aide du conservateur des archives34, le résumé de leur existence révolutionnaire semble bien avoir été composé, lui aussi, à l’aide des archives laissées par les Assemblées nationales de la décennie 1790. Inégalement fournies selon la masse des informations qu’il a été possible de réunir sur les prises de parole de tel ou tel conventionnel (la notice d’Azéma s’achève ainsi rapidement après l’évocation du procès de Louis XVI, parce que le député de l’Aude « ne parut plus à la tribune »35), ces biographies s’étirent sur quelques lignes à peine pour les plus courtes (Montégut36, Espert)37, mais sur deux pages pour les plus longues (Birotteau38 et Clauzel 39, pourtant morts). Aussi peu loquaces que les tableaux préfectoraux sur la vie prérévolutionnaire des régicides, elles rappellent en revanche presque immédiatement la position adoptée par les députés lors du procès du roi. Alors que les notices auraient dû s’en tenir là, puis passer au printemps 1815 pour mettre à jour un possible ralliement des régicides à « l’Usurpateur », elles n’évoquent ni les Cent-Jours ni la période impériale. Le récit historique, souvent plus descriptif que partisan, se concentre sur la période révolutionnaire au cours de laquelle le régicide fut représentant du peuple. Cherchant à situer les députés dans les clivages politiques de l’époque (qui des girondins, tel Birotteau ; qui des montagnards tels Espert, Cassanyès40, ou des jacobins tels Vadier41, Azéma qui « appuya toutes leurs mesures »…), ces notices révèlent une forte attention aux combats entre les factions révolutionnaires, en cherchant à mettre au jour le rôle des uns et des autres lors de la « révolution du 31 mai » 1793 (Cassanyès « contribua à la chute des Girondins »), du 9 Thermidor (dans laquelle Vadier joua un rôle actif), lors des procès contre les thermidoriens (Bonnet, l’un des membres chargés d’examiner la conduite de Carrier, « se prononça franchement contre lui »42 ; tandis que Clauzel se « prononça avec véhémence contre Collot, Billaud et Barère »), ou lors des journées de germinal et prairial an III (Girard s’y « prononça contre la faction terroriste »43). En outre, ces notices rappellent tant les attitudes des conventionnels, avec force détails (Espert qui siégeait « à côté de Robespierre » ; Clauzel qui devant la « populace qui remplissait les tribunes » lors des journées de Prairial, découvrit sa poitrine aux émeutiers tout en leur déclarant « que ceux qui voulaient remplacer les représentants du peuple en marchant sur leurs cadavres ne travailleraient pas avec plus de zèle à son salut »), que leurs discours, allant jusqu’à citer certains d’entre eux – certes pas tous, loin s’en faut. Ainsi est-il noté que lors du procès de Louis XVI, Girard, « député de l’Aude à la Convention nationale, dit, en votant pour l’appel au peuple : « Il est enfin arrivé ce jour de vengeance d’une faction infâme. Français, consolez vous ; il est arrivé aussi le jour du triomphe de l’humanité ! ». La notice de Clauzel rappelle encore sa prise de position, après Thermidor, contre l’abrogation de la loi du 17 septembre 1793 : « Il ne faut pas que les aristocrates pensent que la Convention veuille les protéger, parce qu’elle a mis l’humanité à l’ordre du jour ». Ajoutons que l’on n’y retrace pas seulement les faits les plus compromettants ou les prises de parole les plus exaltées. La notice de Marragon44

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rappelle par exemple qu’il « travailla beaucoup dans les comités d’Agriculture et de Travaux publics, et présenta des plans sur les moyens de vivifier la navigation intérieure ». Le propos, enfin, ne s’interrompt pas en brumaire an IV, avec la séparation de la Convention. Il continue au contraire de décrire les prises de position des ex- conventionnels, avec le même degré de précision, tant que ceux-ci demeurent législateurs révolutionnaires, soit au sein du conseil des Cinq-Cents, soit au sein du conseil des Anciens. La notice de Cassanyès s’achève ainsi par ces mots : il est « sorti du corps législatif le 20 mai 1797. Depuis lors il n’y est plus reparu ». Et pour ceux qui continuèrent d’être législateurs après Brumaire, le coup d’État de Bonaparte met malgré tout un terme à la notice, à l’image de celle de Clauzel qui, après avoir précisé que ce dernier « sortit du corps législatif en mai 1798 », ajoute ensuite que « la Révolution du 18 Brumaire le ramena au corps législatif ». Il mourut en 1804 ».

9 En interrompant brutalement la progression du récit biographique des ex- conventionnels à leur sortie de la représentation nationale, la distance temporelle entre le présent monarchique et le passé de l’engagement révolutionnaire des conventionnels se trouve symboliquement aboli, l’un et l’autre étant englobés « dans un seul et même horizon historique »45. Le face à face organisé de la sorte avec un passé qui ne passe pas ne définit toutefois pas la seule identité administrative des anciens conventionnels. Il n’est pas qu’une manière d’organiser la trame de leur vie dans les bureaux des sous-préfectures et des ministères. Il a également des répercussions sur leur existence quotidienne. Dès novembre 1815, alors que s’engagent les discussions sur la loi d’amnistie à la Chambre, le sous-préfet de l’arrondissement de Pamiers ne sait quelle position adopter lorsque Jean Espert sollicite un passeport pour se rendre à Rambouillet puis au Havre, pour ses affaires personnelles. Le fonctionnaire se demande en effet s’il n’y aurait pas « des formalités particulières à remplir en ce qui concerne les passeports des individus qui ont siégé à la Convention nationale et ont voté la mort du roi ». Le préfet lui-même, vers qui le sous-préfet s’est tourné, suspend cette délivrance de passeport et s’en justifie auprès du ministre de la Police générale : « J’ai fondé ma détermination sur la surveillance que vous me prescrivez d’exercer en pareille matière, et sur l’extrême circonspection que vous me recommandez, et dont on ne saurait trop user à l’égard de certains personnages »46. Il faut finalement attendre le mois suivant pour que le ministre en personne donne son accord. C’est la même histoire qui recommence, en 1822, lorsque Jean Espert sollicite, certificat de bonne conduite à l’appui, un passeport pour gagner la Hollande. Début avril, le sous-préfet de Pamiers refuse d’homologuer le certificat par lequel le maire de Roumengoux avait attesté de la bonne conduite et des bonnes vie et mœurs de l’ex-conventionnel. S’en expliquant au préfet, il déclare : « Je n’ai pas besoin de vous dire que la qualité de régicide est la véritable cause de mon refus, car le maire en ne spécifiant ni le temps, ni le lieu est censé approuver le crime au moins implicitement »47. En cela, et contrairement à ce que pouvait écrire Sergio Luzzatto, les conventionnels ont bien le droit au souvenir dans la France de la Restauration, un souvenir officiel omniprésent, obsessionnel, inquiet, minutieux et volontiers tracassier48.

10 Mais à ramener ainsi l’impossible mémoire apaisée de la Convention dans le présent, les autorités rendaient possible la réouverture des blessures non cicatrisées du passé. Comme le faisait récemment remarquer Emmanuel Fureix, la Restauration, en usant et en abusant de la mémoire révolutionnaire, finit par développer une pathologie mémorielle qui ne manque pas de faire resurgir des souvenirs accusateurs49. Depuis la deuxième quinzaine du mois de mars 1816, après une visite domiciliaire effectuée dans

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son domaine du Peyroutet, les autorités préfectorales de l’Ariège sont informées que Vadier est désormais installé à Mons (Belgique). Pourtant, fin mai-début juin 1816, le « sieur Tillagre commandant une poignée de Garde nationale de Montaut » se rend « au domicile du sieur Vadier », de sa seule autorité. Il cherche à y désarmer le sieur Delpat, qui administre les affaires de l’ancien régicide en son absence du royaume. Delpat est invectivé par la petite troupe, ainsi que les autres résidents de la maisonnée du vieux conventionnel50. Pourquoi cette expédition vexatoire ? Le préfet de l’Ariège croit savoir « que le sieur Tillagre [doit] la perte d’un frère aux dénonciations de Vadier ». Or, si la pratique de la vengeance se libère au printemps 1816, c’est bien, selon le préfet, en raison du remue-ménage du passé des conventionnels opéré par les autorités depuis le début de l’année : « Quelque coupable que soit le sieur Vadier et ses adhérents ceci ne donne pas le droit de les maltraiter en parole quand il s’agit d’un acte administratif que les circonstances exigent [la surveillance et l’exil de Vadier], mais qu’il est inutile et déplacé d’accompagner de paroles grossières »51.

11 Et c’est bien parce que les autorités n’ont de cesse de leur reprocher leur passé, dans le cadre de la loi d’amnistie, que les ex-conventionnels se laissent eux-mêmes gagner, en ces temps de Restauration puis d’exil, par cette contagion mémorielle qui ramène tout, inlassablement, à la Convention52. Parmi d’autres possibles, l’exemple de Montegut (Pyrénées-Orientales) est révélateur de ce rapport au temps particulier suscité chez les anciens conventionnels par la loi du 12 janvier 1816 : dans une lettre écrite à Boissy d’Anglas, le 18 juin 1819, depuis la Suisse, afin que ce dernier l’aide dans les démarches qu’il a entreprises auprès du ministère pour rentrer en France, il use d’un « cher collègue » riche de nombreux sens. Certes, la formule tient à la dissymétrie de la position des deux hommes. La position de requérant de Montégut le conduit sans doute à mobiliser cette formule qui lui permet de remémorer à Boissy d’Anglas, désormais pair de France, ce qui les lie l’un à l’autre. Il n’en reste pas moins que l’exilé réactualise ainsi la période de la Convention53. Faut-il rappeler, encore, que ceux des ex- conventionnels qui rédigent leurs mémoires depuis cet exil qui leur a été imposé n’ont de cesse d’écrire leur « futur au passé », revenant sans fin sur ce moment de leur vie devenu indépassable : les quatre interminables années de la Convention54 ?

12 À l’heure où, à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, les sociétés européennes sont peu à peu gagnées par un nouveau rapport au temps, au sein duquel le présent s’affirme progressivement comme un futur à écrire55, l’horizon d’attente des ex-conventionnels reste donc, lui, résolument tourné vers le passé56. L’ironie est sensible lorsqu’elle touche des hommes qui, au cœur de la décennie révolutionnaire, avaient eu l’ambition d’abolir le passé et d’inventer le futur. Que les conventionnels aient décidé ou non de se retirer des affaires publiques depuis lors importe peu : le rapport au temps qui leur est imposé est bien celui d’un temps statique, figé dans son état révolutionnaire en général, et dans le moment « Convention nationale » (1792-1795) en particulier. À l’image de l’idée républicaine qu’ils ont incarnée, ils se trouvent ainsi placés tout à la fois « dans l’histoire, et hors de l’histoire » 57. Les survivants comme les morts de la première République ne sont donc pas seulement marqués par les « stigmates indélébiles de la république de la Terreur », comme l’écrivait Alan B. Spitzer58. Ce sont les stigmates de la Convention toute entière qu’on leur impose de porter, et par élargissement ceux de tout leur passé de législateur, bien au-delà du seul acte du régicide, dont la place paraît somme toute modeste dans ces réécritures de l’engagement révolutionnaire des ex- conventionnels. En 1815-1816, la Convention n’était ni terminée ni même terminable.

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Prisonniers de la politique

13 L’abolition de l’écart temporel entre la Révolution et la Restauration faisait des conventionnels davantage que de simples vestiges d’un passé révolu. La « dé- distanciation » scripturaire opérée entre le présent et leurs engagements de la décennie 1790 pouvait conduire les autorités royales à les identifier tout entier à l’aune de ce qu’ils furent autrefois : des militants d’une cause politique révolutionnaire. Cette insistance de l’administration royale à lire et à écrire l’histoire des ex-conventionnels non sous le signe de l’altérité mais du « Même », pour reprendre les analyses de Paul Ricoeur, rendait pensable l’hypothèse d’une « réeffectuation » de leur passé dans le présent59. Sans doute, une telle appréhension de la vie des régicides a pu être alimentée par la conduite politique réelle des anciens députés : sur les neuf régicides de l’Ariège, de l’Aude et des Pyrénées-Orientales encore en vie en 1815-1816, six sont condamnés à l’exil par la loi d’amnistie. Six d’entre eux se sont donc ralliés à l’empereur lors des Cent-Jours. Deux (Marragon et Montegut) pour avoir approuvé l’Acte additionnel aux Constitutions de l’Empire. Deux autres pour avoir approuvé celui-ci et occupé des fonctions publiques durant les Cent-Jours (Lakanal membre de l’Institut ; Ramel- Nogaret, préfet du Calvados60). Deux, enfin, Vadier61 et Cassanyès62, pour s’être engagés aux côtés des Fédérés, cette milice citoyenne mêlant anciens républicains, bonapartistes et futurs libéraux dans la lutte en faveur d’un « bonapartisme révolutionnaire »63. Mais Vadier et Cassanyès sont des cas limites, minoritaires par la radicalité de leurs choix durant les Cent-Jours. Comme eux, ils ne sont qu’une quinzaine de régicides à l’échelle nationale à avoir rejoint les Fédérés64. Pourtant, ce sont bien tous les régicides, y compris ceux qui, restés en retrait lors du « vol de l’aigle », ne sont pas passibles de la loi d’amnistie, qui se trouvent suspectés d’être prêts à reprendre le combat révolutionnaire. Que l’application des dispositions de la loi d’amnistie relative aux régicides ait été confiée, après une brève hésitation, à Decazes et à sa « haute police » politique plutôt qu’au Garde des sceaux est de ce point de vue significatif65. Ce choix revenait de facto à conférer un caractère de factieux en puissance aux ex- conventionnels. Cela explique qu’outre les éléments historiques factuels attendus par le ministre, afin de pouvoir appliquer promptement la loi d’amnistie aux anciens conventionnels, Decazes ait exigé des préfets, dans le même temps, une surveillance vigilante et active des moindres faits et gestes des régicides relaps : « Vous aurez à examiner où [ils] se proposeraient de se réunir, les relations et les correspondances qu’[ils] pourraient laisser derrière [eux], les projets qu’[ils] pourraient concevoir, l’espoir qu’[ils] nourriraient encore ». Et Decazes de suggérer, enfin, l’attitude que les préfets devront adopter pour y parvenir : « Il ne s’agit point de les inquiéter, mais de les observer et de les empêcher, autant qu’une sage prévoyance peut le permettre, de devenir inquiétants »66.

14 De même que les notices biographiques des conventionnels défunts n’avaient qu’un rapport fort éloigné avec la loi d’amnistie, de même la prescription d’une telle surveillance dépasse, et de loin, les principes de la loi du 12 janvier 1816. Il est vrai que ces recommandations n’expriment pas seulement les inquiétudes des autorités à l’égard des régicides, mais participent aussi pour partie du « tournant doctrinal » engagé d’une manière plus générale par la police politique, depuis 1814, afin d’en faire moins une force de coercition – la rupture se veut sensible avec la police impériale mise

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en place par Fouché –, qu’un instrument de « surveillance » de l’opinion publique capable de quadriller l’ensemble du corps social67. À cela près que, dans le cas des régicides, la surveillance cible comme autrefois des opinions particulières, surveillance personnalisée « qui ne vaut que lorsqu’on attribue aux individus une puissance qu’ils n’ont plus »68. Cela révèle donc bien aussi à quel point, par-delà la question éminemment symbolique du régicide, l’attention et la crainte des autorités de la Restauration restent permanentes à l’égard d’hommes redoutés parce qu’ils maintiennent, par leur seule existence, une présence de la Révolution, de son histoire et de son principe subversif en ce monde.

15 À ce jeu, toutes les autorités départementales sont invitées à lire les moindres faits et gestes des anciens législateurs de la France révolutionnaire à l’aune de leur conduite lors de la décennie 1790, c’est-à-dire sous l’angle exclusif du principe révolutionnaire, donc du politique et de la menace permanente pour le régime. Le cas de Jean-Baptiste Espert est, ici, emblématique. En 1816, il est l’un des trois conventionnels des députations de l’Ariège, de l’Aude et des Pyrénées-Orientales à ne pas être condamné à l’exil. Au mois de mai, cependant, le préfet de l’Ariège finit par être convaincu de l’existence dans son département d’un complot contre la monarchie, au centre duquel se trouverait l’ancien conventionnel. Le 23 mai 1816, le maire de Mirepoix, sur la base d’une dénonciation individuelle et confidentielle, l’a informé que, depuis qu’Espert était rentré de Paris, fin mars, il s’était mis à employer journellement « 20, 25, 50 jusqu’à 100 ouvriers à son domaine de la Grande Borde »69. Au mois de mai, l’embauche retombe brutalement à cinq ouvriers par jour. Or, ajoute l’édile : « Dans un moment où quelques factieux insensés osent encore faire des tentatives pour troubler l’ordre comme il vient d’arriver à Grenoble, la plus légère circonstance éveille l’attention des personnes dévouées au roi et au gouvernement ». À Grenoble, dans la nuit du 4 au 5 mai 1816, Jean-Paul Didier avait essayé de soulever la ville contre les Bourbons. L’activité ouvrière ralentissant à la Grande Borde au moment même où « l’affaire de Grenoble a été connue dans le païs », l’informateur du maire de Mirepoix en a conclu qu’Espert employait préalablement « tant de monde avec quelques dessein ». Le maire, lui, est toutefois plus circonspect : d’une coïncidence « il semble qu’on ait voulu tirer des conjonctures ». Il ajoute : « Peut être, et je veux le croire, ce n’étoit que pour faire quelque travail qu’il a fini. Je l’ignore ». De lettre en lettre, cependant, le doute s’estompe. Le 26 mai 1816, le préfet de l’Ariège demande au commandant de la gendarmerie de l’Ariège de trouver « quelque moyen secret et raisonnable » pour connaître les motifs de ces recrutements et savoir si l’interruption des embauches est, oui ou non, liée aux événements grenoblois70. Le 28 mai, alors qu’aucun renseignement complémentaire ne lui est parvenu, les termes utilisés par le préfet dans le courrier qu’il adresse au ministre de la Police générale ne laissent plus guère de place au doute : « Le sieur Expert est un des hommes les plus dangereux de mon département. Quoiqu’il était, dans le temps, désarmé, et que j’ai donné des ordres pour que sa conduite soit scrupuleusement surveillée, il sera très difficile de l’empêcher de faire le mal. C’est un de ces êtres pervertis, incorrigibles qui n’agissent jamais ostensiblement, mais toujours de manière à ne pas se compromettre. Il a été renvoyé qu’avant l’événement de Grenoble, le sieur Expert employait tous les jours depuis 25 jusqu’à 100 ouvriers et que lorsque l’événement fût connu, ce nombre a été réduit à cinq. Il existe de forts soupçons pour croire qu’il n’employait un si grand nombre d’ouvriers que pour corrompre l’esprit public »71.

16 Le 31 mai 1816, le rapport adressé par la dixième division militaire, stationnée à Mirepoix, au ministre de la Guerre se fait l’écho des mêmes rumeurs. Le lien est alors

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explicitement noué entre le passé révolutionnaire d’Espert et les mauvaises intentions qui lui sont prêtées : « Le régicide Espert occupait toujours deux cents ouvriers, cet acte de bienfaisance me paraissait avoir un but caché ; aujourd’hui j’en ai presque la certitude par le renvoi qu’il a fait de tous immédiatement après l’affaire de Grenoble ; cet homme est d’une grande influence dans le pays, à raison d’une grande fortune et de son expérience en révolutions »72.

17 Le 31 mai 1816, sur un ordre reçu la veille de son commandant, le brigadier de gendarmerie Monié se rend donc à Roumengoux, afin d’épier le régicide. Déguisé en villageois, il passe la matinée à pêcher avec des habitants du lieu, dans les eaux poissonneuses de l’Hers, qui bordent le domaine de Jean Espert au nord et à l’est. Ces villageois, il s’emploie à les faire parler autant que possible de l’ex-conventionnel73. Les renseignements qu’il ramène de cette partie de pêche sont cependant bien loin des informations attendues et redoutées par le préfet. Les habitants de Roumengoux avec lesquels le gendarme a pu échanger lui ont expliqué que la centaine d’ouvriers employés journellement par Espert depuis deux mois « travailloit à faire des fossés dans les champs, d’autres remplissoit à demi lesdits fossés de pierres, et ensuite ils le faisaient couvrir de terre pour égoutter les eaux des champs, et d’autres, à faire des bâtisses, etc. »74. Les mystères du complot dissipés, restent d’importants travaux agraires, réalisés au retour des beaux jours, alors qu’Espert avait été peu présent sur son domaine les mois précédents… Observé depuis Paris, le péril ne paraît d’ailleurs guère sérieux. Le 8 juin, Decazes s’étonne ainsi de l’inquiétude éprouvée par le préfet : « Le sieur Espert a occupé jusqu’à 100 ouvriers, et cet emploi d’une grande fortune n’a paru à quelques personnes qu’une manœuvre politique. L’administration ne doit y voir que l’avantage de l’industrie et du commerce ; et pourquoi en tarir la source ? »75. Decazes n’en ordonne pas moins de maintenir une stricte surveillance des démarches, actions et discours de l’ex-conventionnel.

18 L’affaire rebondit deux mois plus tard, cette fois à l’initiative d’un ministre de la Police générale soudainement beaucoup moins confiant. Decazes a été informé que « des réunions, dont les mauvaises intentions ne sauraient être douteuses, ont eu lieu chez le sieur Espert »76. Il enjoint donc au préfet de lui rendre un « compte détaillé de la conduite » de cet ex-conventionnel régicide, dans un rappel cinglant au baron Chassepot de Chapelaine des devoirs de haute police qui lui sont assignés, particulièrement à l’égard de ceux que la Convention a marqués de son empreinte indélébile : « Je plaçais cet individu sous votre surveillance spéciale […]. Vôtre silence sur le sieur Espert m’a dû faire penser […] que cet ex-conventionnel conservoit la conduite qui convient à sa situation plus encore qu’à celle de tout autre de vos administrés ». Si le préfet rassure Decazes sur ces réunions, il n’a cependant pas oublié l’histoire suspecte des ouvriers du printemps. Il rappelle donc au ministre que ce n’était « probablement pas charitablement pour contribuer à entretenir l’industrie que le sieur Espert occupait jusqu’à deux cents ouvriers par jour à l’époque où une poignée de factieux ourdissaient des complots dans l’Isère, mais bien parce qu’il aura été instruit de leurs coupables desseins et qu’il voulait se ménager un parti à lui, disponible au besoin »77. S’il avait été effectivement mu par la volonté de soulager l’humanité souffrante, aurait-il brutalement interrompu ces embauches ? « N’a-t-il pas eu, en prenant cette résolution, l’intention d’augmenter alors le nombre des mécontents ? » Cette fois, le ministre se montre beaucoup plus sensible à ceux des arguments qui, en juin encore, lui paraissaient aucunement recevables : « La seule considération locale qui

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pouvait militer en faveur de cet individu, celle de ses efforts pour encourager l’industrie et secourir la classe ouvrière […] se trouve en effet détruite par l’effet de leur renvoi […]. Il deviendrait même important d’examiner jusqu’à quel point sont fondés le rapprochement des dates et la remarque d’une coïncidence de ces dispositions particulières avec les mouvements de quelques factieux dans l’Isère »78. Le ministre de la Police générale ordonne donc au baron de Chapelaine de convoquer incessamment Espert, afin de lui faire savoir « que l’œil de la police est ouvert sur ses démarches » et qu’à la première inquiétude le concernant, il sera déplacé dans un autre département. Quelques jours plus tard, le préfet convoque donc le régicide et somme le sous-préfet de Pamiers d’exercer « une surveillance spéciale sur cet ex-conventionnel », dont il souhaite qu’on lui rende compte « tous les huit jours »79. Au mois de septembre, Espert se présente enfin devant le préfet de l’Ariège. De cette entrevue et de cette « surveillance spéciale », l’ex-conventionnel feint de s’étonner auprès de Decazes. Il sait cependant fort bien quelle en est l’origine : non pas l’emploi massif d’ouvriers, mais son passé de législateur, cette Convention qui continue à l’entraver et à faire de lui, tout à la fois, plus et moins qu’un citoyen ordinaire : « Il y a vingt ans que je n’ai exercé des fonctions publiques dans l’intérieur ni occupé à l’extérieur d’emploi à la nomination du chef du gouvernement. Je n’ai point été fédéré, et je n’ai reçu aucune faveur de Bonaparte. J’ai 59 ans, des infirmités et rien à gagner à un nouvel ordre des choses […]. La charte a jeté un voile sur ma qualité d’ex-conventionnel »80.

19 Si les régicides non exilés par la loi d’amnistie se trouvent ainsi placés, de fait, en résidence surveillée pour activisme politique supposé, il en va de même de ceux des ex- conventionnels bannis du territoire national, longtemps même après 1816. D’abord installé en Suisse (à Vevey), Joseph Cassanyès parvient, en 1821, à être autorisé à s’installer en Espagne. Dès lors, quoiqu’il soit établi au-delà des frontières françaises, la surveillance du préfet du département des Pyrénées-Orientales à son égard est permanente. Jusqu’en 1827, ce dernier en rend régulièrement compte au ministre de l’Intérieur dans ses bulletins de police. Or, lue et recomposée par le premier fonctionnaire du département, toute la vie espagnole de Cassanyès est, à l’image de celle d’Espert, ramenée à d’interminables machinations révolutionnaires. Lorsque, le 28 avril 1821, le préfet informe le ministre que Cassanyès vient de débarquer à Barcelone et compte s’installer à Figueras (au plus près de la frontière française), il ne manque pas de souligner que le régicide est arrivé « de Naples et se trouvait dans un des navires qui ont porté en Espagne quelques-uns des révolutionnaires des Deux- Siciles »81. Le 27 octobre 1824, le bulletin de police du préfet des Pyrénées-Orientales indique que Cassanyès réside désormais à l’Escala, mais qu’il compte néanmoins regagner Figueras, où il avait vécu lors des années 1821-1822. Or, note le préfet, « il y était alors fort lié avec les transfuges et prenait part à toutes leurs intrigues »82. Même à l’Escala, du reste, « Cassanyès ne fréquente […] que les ennemis du gouvernement monarchique » espagnol83. Le regard porté par les autorités ibériques, au même moment, sur le même régicide, offre pourtant une vision fortement dépolitisée de la vie de ce vieil homme, isolé dans un village côtier de la Méditerranée : « Il résulte des informations reçues que Cassanyès est venu de Barcelone s’établir à l’Escala le 14 octobre [1824], qu’il est d’un âge avancé, qu’il exerce la profession de barbier, qu’on le voit généralement aller seul, et toujours taciturne, que sa conduite est régulière et qu’il a peu d’amis »84. La mémoire de l’engagement révolutionnaire passé des anciens conventionnels les a donc bien rendus prisonniers de la politique. C’est, au fond, un

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exemple particulièrement sensible de ce que Paul Veyne nommait la « viscosité » des représentations collectives, qui vivent bien plus longtemps que la réalité des groupes auxquels elles renvoient85.

Les échelles d’une vie non-conventionnelle

20 Reste à se demander si les anciens conventionnels n’eurent aucun moyen d’échapper à cette invasion de leur identité par le politique. Victor Hugo, dans quelques-unes des pages les plus célèbres des Misérables (1862)86, narre la visite pastorale rendue en 1815 par Mgr. Myriel, l’évêque de Digne, au conventionnel G., agonisant et vivant reclus à plus de trois quarts d’heure de la ville, « loin de tout hameau, loin de tout chemin, on ne sait quel repli perdu d’un vallon très sauvage ». Les habitants de Digne évitaient à ce point ce lieu, qu’ils qualifiaient de « maison du bourreau » (G., dit-on, à tort d’ailleurs, aurait été régicide), que le « sentier qui y conduisait avait disparu sous l’herbe ». Vingt ans plus tard, dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse (1883)87, Ernest Renan évoque à son tour un vieillard de son village d’antan, sans doute un ancien de la Convention : pauvre, ne parlant plus à personne, on l’appelait « Père Système », parce qu’à ses rares interlocuteurs il exposait toujours ses idées en terme de « système », à la manière du XVIIIe siècle finissant. Ces lignes, écrites longtemps après la disparition des derniers révolutionnaires, ont laissé à la postérité un imaginaire durable de ce que fut, localement, la vie des ex-conventionnels après la Révolution. Une vie de parias, condamnés à l’exil intérieur, que tout ramenait, même au village, au moment capital de la Convention, à la politique et au régicide. C’est en s’appuyant sur ces pages que nombre d’historiens ont tenté, par la suite, de retracer le devenir des anciens révolutionnaires aux lendemains de l’Empire88. Un retour aux sources conduit cependant à nuancer ce tableau.

21 De l’enquête Decazes, il ressort que quatre conventionnels seulement sur les neuf encore vivants de l’Ariège, de l’Aude et des Pyrénées-Orientales, résident dans leur département d’élection en 1816. Ce chiffre masque le fait que, sur les treize régicides qui survécurent à la Convention, trois seulement ne revinrent jamais sur leurs terres d’origine après leur sortie de l’Assemblée nationale (Lakanal, Marragon, Clauzel). Parmi les dix qui rentrèrent chez eux, cinq en repartirent certes régulièrement, mais cinq autres semblent être revenus plus durablement vivre chez eux. Pour quelques-uns d’entre eux, ce retour tient sans doute à la faiblesse de leur patrimoine foncier et financier : pour un Cassanyès ou un Montégut, beaucoup moins fortunés qu’un Vadier ou un Espert, il n’était guère possible de vivre en plusieurs lieux différents. L’explication par le patrimoine n’épuise cependant pas à elle seule la question du repli local de nombre d’ex-conventionnels, qu’il ait été occasionnel ou durable.

22 Ceux qui rentrent s’installent soit dans leur commune natale, soit dans un lieu situé à moins de 10 km de celle-ci, c’est-à-dire dans leur « pays », là où les interconnaissances les concernant sont les plus denses. Ils ne sont que deux à s’établir un petit peu plus loin de leur petite patrie d’origine : Campmartin, qui se retire à Saint-Girons, localité certes située à plus de 50 km de son lieu de naissance, mais dont il fut le maire, en 1790, et où il vivait déjà à la veille de la Révolution89 ; Bonnet, enfin, retiré de toute activité politique, à compter de l’Empire, s’installe sur sa propriété près de Conques (Aude), à une trentaine de kilomètres seulement de Limoux dont il était originaire90. Dans l’ensemble, les bouleversements politiques ne les ont donc pas coupés de leurs assises

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familiales et territoriales. Le cas de Vadier, ici, est exemplaire : s’il ne se réinstalle pas à Pamiers, il se stabilise cependant dans le domaine du Peyroutet91, à quelques encablures de la sous-préfecture, un domaine familial acquis par son grand-oncle en 171992. Notons encore que la plupart se retirent soit dans des villages, soit dans de gros bourgs de 3 000 habitants au plus. Seul Girard fait exception, en regagnant Narbonne, commune de quelque 9 000 habitants à cette époque93. Or, dans les agglomérations de moins de 10 000 habitants, comme le rappelaient récemment les historiens des guerres de religion réfléchissant sur les cas de « non Saint-Barthélemy », tout le monde se connaît de près ou de loin94. Là, il devenait donc possible pour ces anciens législateurs de redevenir autre chose que de simples conventionnels régicides.

23 Lorsque le brigadier Monié, le 31 mai 1816, pêche avec les villageois de Roumengoux afin d’obtenir des informations sur Jean Espert, plusieurs d’entre eux déclarent remercier le régicide d’avoir embauché ces centaines d’ouvriers : « Sans lui il y aurait eu beaucoup de monde qui aurait crevé de faim », aurait déclaré l’un d’eux au gendarme. Et c’est bien cela qui compte d’abord aux yeux des habitants. Le hiatus est ici sensible entre le regard porté sur Espert par les autorités, tout entier politique, et celui des villageois qui déclarent ne pas ignorer qu’Espert « fut du parti de Bonaparte, qu’il avait été représentant » et qu’il « signa la mort de Louis XVI », toutes réalités politiques néanmoins reléguées à l’arrière-plan d’une identité locale d’Espert d’abord riche d’un sens économique et social95. Vadier est quant à lui présenté par le sous-préfet de Pamiers, en janvier 1816, comme étant « fils d’un domestique de M. de Vertamont ancien évêque de Pamiers, dont les bienfaits l’avaient enrichi »96. Version quelque peu tronquée, mais ô combien signifiante, de l’histoire familiale de Vadier. Son père, en effet, n’était en rien domestique de l’évêque de Pamiers, Mgr. de Verthamont. Son grand-père et son grand-oncle, Guillaume et Pierre Vadier, en revanche, arrivés de Picardie avec Mgr. de Camps, en 1685, furent bel et bien les serviteurs de cet évêque appaméen de la fin du XVIIe siècle. Restés au service de Mgr de Verthamont lorsque celui-ci fut nommé en 1693, ils étaient en réalité non ses « domestiques » mais ses maîtres d’hôtel et les receveurs des décimes du clergé du diocèse. À son tour, le père de Marc-Alexis-Guillaume Vadier exerça cette fonction fiscale qui permit aux Vadier de considérablement s’enrichir, en un demi-siècle. La famille devint alors l’une des plus riches de Pamiers. Mais cette ascension sociale trop soudaine d’étrangers au pays suscite bien des racontars et les Vadier ne parviendront jamais à se faire pleinement accepter par la bourgeoisie appaméenne, qui ne les assimile pas. Le père du conventionnel Vadier, toute sa vie durant, sera ainsi (dis)qualifié de « laquais », de « cuisinier », de « domestique »97. En rentrant au Peyroutet une première fois sous l’Empire, puis une seconde fois au lendemain des Cent-Jours, Vadier ne retrouve donc pas seulement les souvenirs locaux des persécutions révolutionnaires dont il aurait été l’instigateur depuis Paris ou la mémoire de son discours sur le « brigand couronné ». Il se réinsère dans un univers local fait de rivalités sociales et de jalousies séculaires, bien antérieures à la Convention. Ni Espert ni Vadier ne sont donc dans leur village des « Monsieur Système » ou des conventionnels G. Là, leur passé de législateur et de régicide n’est qu’une des nombreuses facettes de leur identité. L’échelle locale et le jeu des interconnaissances y bloquent l’intrusion du politique dans leur identité individuelle. Si, au village, ces ex-conventionnels sont certes d’anciens révolutionnaires, ce que nul ne saurait ignorer, ils sont aussi des voisins, des riches ou des pauvres, des employeurs ou les héritiers d’anciens parvenus, des amis ou des ennemis séculaires, autant de déterminants parallèles de leur identité, loin des

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catégorisations exclusivement politiques et fortement dépersonnalisantes adoptées par les autorités98.

24 Jusqu’en 1815-1816, le jeu d’échelles géographiques permet ainsi aux anciens conventionnels de teinter leur identité personnelle de mille nuances tantôt politiques, tantôt sociales, amicales, familiales et professionnelles. La loi du 12 janvier 1816 et le remue-ménage du passé qui l’accompagne tend au contraire à re-politiser entièrement cette identité. Seuls leur passage à la Convention et l’acte du régicide justifient désormais la présence des bannis au-delà des frontières, en ces lieux où leur étrangeté ne tient qu’à leur fonction passée de législateur révolutionnaire. Pour ceux, peu nombreux, qui échappent à l’exil, le jeu habile des échelles permet de continuer à atténuer l’omniprésence du passé révolutionnaire dans leur vie, mais un peu moins efficacement désormais, à l’heure où leurs déplacements sont plus étroitement surveillés et entravés. Par sa trajectoire en sens inverse des Espert, Vadier ou Azéma, Raymond Gaston confirme paradoxalement la propension des anciens conventionnels à rechercher l’oubli du passé sur les grands chemins du territoire national99. Rentré en l’an IV à Foix, sa commune natale, où il devient commissaire du Directoire exécutif de la municipalité, il en repart en l’an VI, alors que la reprise de son militantisme politique dans le contexte du sursaut néo-jacobin le conduit certes à être élu au Conseil des Cinq- Cents (élection annulée) mais aussi, sans doute, à saturer son identité locale par des éléments politiques par trop clivants. Il s’installe donc dans les Basses-Alpes, où il exerce les fonctions de receveur général du département jusqu’à la chute de Napoléon. Lorsque les Cent-Jours réactivent partout la mémoire révolutionnaire, ce partisan zélé de l’empereur (au dire du préfet de la seconde Restauration), au demeurant auxiliaire local de la police de Fouché100, quitte Digne et le petit domaine dont il avait fait l’acquisition. Face à ce nouveau renversement de légitimité politique, il fait le choix de gagner la capitale. C’est là, pour lui, dans la plus grande ville qui soit, que se trouve désormais la possibilité de l’oubli : à Paris, où il vit de 1815 jusqu’à sa mort, même le commissaire de police du quartier des Champs-Élysées éprouve les plus grandes difficultés à obtenir quelques renseignements sur sa conduite. Le conventionnel Gaston a trouvé ici le moyen d’entrer « dans la plus profonde obscurité »101.

NOTES

1. Bettina FREDERKING, « La condamnation des régicides en France sous la Restauration, entre culpabilité collective et conflit mémoriel », dans Paul CHOPELIN et Sylvène ÉDOUARD (dir.), Le sang des princes. Cultes et mémoires des souverains suppliciés, XVIe-XXIe siècle, Rennes, PUR, 2014, p. 115. 2. Emmanuel FUREIX, « Regards sur le(s) régicide(s), 1814-1830. Restauration et recharge contre- révolutionnaire », Siècles, n°23, 2006, p. 32. 3. Raymond HUARD, « Les conventionnels “régicides” après 1815 : aperçu historiographique et données historiques », dans Roger BOURDERON (dir.), Saint-Denis ou le jugement dernier des rois, Saint-Denis, Éditions PSD, 1993, p. 289. 4. Emmanuel FUREIX, « Regards sur le(s) régicide(s)… », op. cit., p. 33. 5. Ibidem.

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6. Bettina FREDERKING, op. cit., p. 117. 7. Emmanuel de WARESQUIEL, L’Histoire à rebrousse-poil. Les élites, la Restauration, la Révolution, Paris, Fayard, 2005, p. 151-152. 8. Ibidem. 9. Emmanuel FUREIX, « Regards sur le(s) régicide(s)… », op. cit., p. 32. 10. Voir Idem, La France des larmes. Deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), Seyssel, Champ- Vallon, 2009. 11. Francis D ÉMIER, La France de la Restauration (1814-1830). L’impossible retour du passé, Paris, Gallimard, 2012, p. 187-188. 12. Raymond HUARD, op. cit., p. 290-291. 13. Bettina FREDERKING, op. cit., p. 119. 14. Voir Raymond HUARD, op. cit., p. 283-299. 15. Cf. les trois articles déjà cités de Raymond HUARD (1993), Emmanuel FUREIX (2006) et Bettina FREDERKING (2014), ou encore Mona OZOUF, « Ballanche : l’idée et l’image du régicide », dans Idem, L’homme nouveau. Essais sur la Révolution française, Paris, Gallimard, 1989, p. 183-210. 16. Ces documents, réunis par Albert Tournier, ne sont pas inconnus des historiens locaux, qui ont déjà été amenés à les exploiter au début du XXe siècle. Voir notamment Jean GROS, « Les conventionnels de l’Ariège en 1816 », Revue des Pyrénées, t. XIX, 1907. 17. La députation de l’Ariège, de l’Aude et des Pyrénées-Orientales à la Convention nationale fut composée de 20 conventionnels. 14 sont considérés comme régicides en 1816, avec des nuances sensibles d’un département à l’autre : 6 sur 6 en Ariège, 5 sur 8 dans l’Aude, 3 sur 6 dans les Pyrénées-Orientales. 18. AN, F7 6707, Circulaire du ministre de la Police générale aux préfets du royaume, 13 janvier 1816. 19. Emmanuel FUREIX, La France des larmes…, op. cit., p. 138. 20. Voir Nicholas RICHARDSON, The French Prefectoral Corps : 1814-1830, Cambridge, Cambridge University Press, 1966. Et Emmanuel FUREIX, La France des larmes…, op. cit., p. 138. 21. Ses sympathies ultras sont connues, Nicholas RICHARDSON, op. cit., p 68. 22. AN, F7 6709, Etat des personnes qui habitaient le département de l’Aude et qui ont été atteints [sic] par l’article 7 de la loi d’amnistie du 12 janvier 1816, 21 février 1816. 23. Nicholas RICHARDSON, op. cit., p. 96. 24. Pierre KARILA-COHEN, L’État des esprits. L’invention de l’enquête politique en France. 1814-1848, Rennes, PUR, 2008, p. 172. 25. Pièces de correspondance conservées aux AD 09, 1 J 304. 26. AD Ariège, 1 J 304, Lettre du préfet de l’Ariège au ministre de la Police générale, 23 janvier 1816. 27. Ibidem, Lettre du sous-préfet de Pamiers au préfet de l’Ariège, 26 janvier 1816. 28. Ibid., Lettre du sous-préfet de Pamiers au préfet de l’Ariège, 22 janvier 1816. 29. Ibid., État sur la position actuelle, la conduite morale et politique des individus de l’arrondissement de Foix qui ont assisté ou concouru à l’horrible procès de Louis XVI comme membre de la Convention, s.d. 30. Ibid., Lettre du préfet de l’Ariège au ministre de la Police générale, 15 février 1816. Ce tableau est conservé aux AN, F7 6709, Renseignements sur les individus du département de l’Ariège qui ont été à la Convention nationale et ont concouru au procès de Louis XVI, s.d. 31. Ibid., État des habitants de l’arrondissement de Pamiers qui ont concouru au procès de Louis XVI, dressé par le sous-préfet de Pamiers, 26 janvier 1816. 32. Ibid., État sur la position actuelle, la conduite morale et politique des individus de l’arrondissement de Foix qui ont assisté ou concouru à l’horrible procès de Louis XVI comme membre de la Convention, s.d.

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33. Ibid., Lettre du préfet de la Dordogne au préfet de l’Ariège, 19 février 1816. 34. AN F76707, Discussion interprétative et historique des mesures prises pour l’application de la loi d’amnistie du 12 janvier 1816. 35. AN, F7 6710, Notice sur Michel Azéma, s.d. 36. AN, F7 6714, Notice sur François-Étienne-Sébastien Montégut, s.d. 37. AN, F7 6712, Notice sur Jean Espert, s.d. 38. AN, F7 6710, Notice sur Jean-Baptiste Birotteau, s.d. 39. Ibidem, Notice sur Jean-Baptiste Clauzel, s.d. 40. Ibid., Notice sur Jacques-Joseph-François Cassanyès, s.d. 41. AN, F7 6715, Notice sur Marc-Guillaume-Alexis Vadier, s.d 42. AN, F7 6710, Notice sur Pierre-François-Dominique Bonnet, s.d. 43. AN, F7 6712, Notice sur Antoine Girard, s.d. 44. AN, F7 6714, Notice sur Jean-Baptiste Marragon, s.d. 45. Reinhart KOSELLECK, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éd. de l’EHESS, 1990, p. 20. 46. AN, F7 6712, Lettre du préfet de l’Ariège au ministre de la Police générale, 22 novembre 1815. 47. AD Ariège, 1 J 304, Lettre du sous-préfet de Pamiers au préfet de l’Ariège, 4 avril 1822. 48. Sergio LUZZATTO, Mémoire de la Terreur. Vieux montagnards et jeunes républicains au XIXe siècle, Lyon, PUL, 1991, p. 70. 49. Emmanuel FUREIX, La France des larmes…, op. cit., p. 147. 50. AD Ariège, 1 J 304, Lettre du préfet de l’Ariège au sous-préfet de Pamiers, 2 juin 1816. 51. Ibidem. 52. Sergio LUZZATTO, op. cit., p. 27 et p. 69. 53. AN, F7 6714, Lettre de Montégut à Boissy d’Anglas, 18 juin 1819. 54. Sergio LUZZATTO, op. cit., p. 27 et sq. 55. François HARTOG, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil, 2003, p. 77-107. 56. Pour emprunter les mots de Reinhart KOSELLECK, op. cit., p. 307. 57. Claude NICOLET, L’idée républicaine en France, Paris, Gallimard, 1982, p. 133. 58. Alan B. SPITZER, « La République souterraine », dans François FURET et Mona OZOUF (dir.), Le siècle de l’avènement républicain, Paris, Gallimard, 1993, p. 348. 59. Paul RICOEUR, Temps et récit, t. 3, Le temps raconté, Paris, Le Seuil, 1985, p. 257. 60. AN, F7 6709, État nominatif des personnes qui habitaient le département de l’Aude et qui ont été atteints [sic] par l’article 7 de la loi d’amnistie du 12 janvier 1816, 21 février 1816. 61. AD Ariège, 1 J 304, État des habitants de l’arrondissement de Pamiers qui ont concouru au procès de Louis XVI, dressé par le sous-préfet de Pamiers, s.d. (26 janvier 1816). 62. AN, F7 6709, État nominatif des personnes qui habitaient le département de l’Aude et qui ont été atteints [sic] par l’article 7 de la loi d’amnistie du 12 janvier 1816, 21 février 1816. 63. Robert S. ALEXANDER, Bonapartism and Revolutionary Tradition in France. The Fédérés of 1815, Cambrigde, Cambridge University Press, 1991. 64. Ibidem, p. 93. 65. AN, F7 6707, Discussion interprétative et historique des mesures prises pour l’application de la loi d’amnistie du 12 janvier 1816, s.d. 66. Ibidem, Circulaire du ministre de la Police générale aux préfets du royaume, 13 janvier 1816. 67. Pierre KARILA-COHEN, op. cit., p. 82-86. 68. Ibidem, p. 82. 69. AD Ariège, 1 J 304, Lettre du maire de Mirepoix au préfet de l’Ariège, 23 mai 1816. 70. Ibidem, Lettre du préfet de l’Ariège au capitaine de Marquis, 26 mai 1816. 71. Ibid., Lettre du préfet de l’Ariège au ministre de la Police générale, 28 mai 1816.

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72. AN, F7 6712, Extrait de différents rapports de la 10e Division militaire, 31 mai 1816. 73. AD Ariège, 1 J 304, Lettre du brigadier Monié au commandant de la gendarmerie royale de l’Ariège, 1er juin 1816. 74. Ibidem. 75. Ibid., Lettre du ministre de la Police générale au préfet de l’Ariège, 8 juin 1816. 76. Ibid., Lettre du ministre de la Police générale au préfet de l’Ariège, 2 août 1816. 77. Ibid., Lettre du préfet de l’Ariège au ministre de la Police générale, 12 août 1816. 78. Ibid., Lettre du ministre de la Police générale au préfet de l’Ariège, 22 août 1816. 79. Ibid., Lettre du préfet de l’Ariège au sous-préfet de Pamiers, 28 août 1816. 80. Souligné par nous, AN, F 7 6712, Lettre de Jean-Baptiste Espert au ministre de la Police générale, 21 octobre 1816. 81. AN, F7 6711, Extrait d’une lettre du préfet des Pyrénées-Orientales, 28 avril 1821. 82. Ibidem, Extrait du bulletin de police du préfet des Pyrénées-Orientales, 27 octobre 1824. 83. Ibid., Lettre du secrétaire-générale de la préfecture des Pyrénées-Orientales au ministre de l’Intérieur, 15 mars 1825. 84. Ibid., Note envoyée à l’ambassadeur Français en Espagne par le premier secrétaire du roi d’Espagne, s.d. (janvier-février 1825). 85. Paul VEYNE, Le pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique, Paris, Le Seuil, 1976. 86. Victor HUGO, Les Misérables, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 2013, p. 38-43 87. Ernest RENAN, Souvenirs d’enfance et de jeunesse, Paris, Calmann-Lévy, 1966, p. 69-72. 88. Voir par exemple Maurice A GULHON, « Survivants de la Révolution », dans idem , Histoire vagabonde, t. III, La politique en France d’hier à aujourd’hui, Paris, Gallimard, 1996, p. 23-24 ; voir aussi Alan B. SPITZER, op. cit., p. 345-347. 89. Jacques-Philippe GIBOURY, Dictionnaire des régicides, Paris, Perrin, 1989, p. 73. 90. Ibidem, p. 53. 91. AD Ariège, 1 J 304, Lettre du sous-préfet de Pamiers au préfet de l’Ariège, 15 mars 1816. 92. Gilles DUSSERT, Vadier, Paris, Imprimerie nationale, 1989, p. 22. 93. Jacques-Philippe GIBOURY, op. cit., p. 180. 94. Jérémy FOA, « “Bien unis et paisibles” ? Une “non Saint-Barthélemy” à Chalon-sur-Saône (septembre 1572) », dans Véronique CASTAGNET, Olivier CHRISTIN et Naïma GHERMANI (dir.), Les affrontements religieux en Europe du début du XVIe siècle au milieu du XVIIe siècle, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2008, p. 225. 95. AD Ariège, 1 J 304, Lettre du brigadier Monier au capitaine commandant de la gendarmerie royale du département de l’Ariège, 1er juin 1816. 96. Ibidem, État des habitants de l’arrondissement de Pamiers qui ont concouru au procès de Louis XVI, 26 janvier 1816. 97. Gilles DUSSERT, op. cit., p. 17-25. 98. Voir pour une analyse similaire à l’époque de la Saint-Barthélemy, Jérémy FOA, op. cit., p. 225-226. 99. AD Ariège, 1 J 304, État des habitants de Foix qui ont assisté ou concouru à l’horrible procès de Louis XVI comme membre de la Convention, s.d. 100. Ibidem, Lettre du préfet des Basses-Alpes au préfet de l’Ariège, 20 février 1816. 101. AN, F7 6712, Lettre du préfet de Police au ministre de la Police générale, 3 mai 1816.

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RÉSUMÉS

La loi d’amnistie du 12 janvier 1816, qui exclut à perpétuité du territoire national les conventionnels régicides qui se sont ralliés aux Cent-Jours, engage les autorités de la Restauration, en quelques semaines, dans un important travail d’investigation historique et mémorielle sur le passé révolutionnaire des anciens députés de la Convention. Ceux-ci, par ailleurs soumis, désormais, à une surveillance permanente, se retrouvent non seulement prisonniers du passé, mais encore prisonniers de la politique (toutes leurs actions, tous leurs déplacements, toutes leurs fréquentations sont analysés au prisme du complot politique). Les implications de cette « pathologie mémorielle » de la Restauration, qui affecte aussi bien les députés condamnés à l’exil que ceux qui bénéficient a priori du pardon royal, sont loin de n’être que théoriques. Le présent article se propose donc d’interroger les formes, les sens et les conséquences de cette impossible mémoire apaisée de la Convention, en analysant plus particulièrement les trajectoires des anciens députés de l’Ariège, de l’Aude et des Pyrénées- Orientales de 1815 à 1830.

The Amnesty Law of 12 January 1816, which perpetually excluded from France regicide deputies who rallied to Napoleon during the , compelled the authorities of the Restoration to undertake within a few weeks a major work of historical investigation and memory about the Revolutionary pasts of former deputies of the National Convention. These members, from now on subject to permanent surveillance, found themselves not only prisoners of their pasts, but also prisoners of politics (all their actions, all their movements, all their associations were analyzed through the prism of a political plot). The implications of this « pathological memory » of the Restoration, that affected those deputies condemned to exile, as well as those who benefited a priori from a royal pardon, are far from being purely theoretical. This article examines the nature, the meaning, and the consequences of this unappeased memory of the Convention by analyzing specifically the careers of former deputies from the Ariège, the Aude, and the Pyrénées-Orientales from 1815 to 1830

INDEX

Mots-clés : régicides, conventionnels, mémoire de la Révolution, Restauration

AUTEUR

CÔME SIMIEN CHEC-Université Blaise Pascal – Clermont 2 5 Avenue Carnot 63000 Clermont-Ferrand [email protected]

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Des lettres de conventionnels à leurs concitoyens : une interface dans un processus de politisation réciproque Letters of the deputies to their fellow citizens: an interface in the process of reciprocal politization

Anne de Mathan

1 Longtemps, l’historiographie de la Révolution Française, plus sensible à la thématique des groupes, des catégories sociales sinon des classes, n’a guère porté d’attention aux écrits du for privé, considérant l’échelle individuelle comme anecdotique et la démarche biographique désuète. À la suite des monographies de Michel Vovelle sur Joseph Sec1 et Théodore Désorgues2, puis de la réédition des Mémoires de Louvet 3, l’historiographie s’est rouverte à la dimension individuelle4 et aux ego-documents 5, suscitant des réflexions méthodologiques sur l’usage de ces sources, à l’instar du numéro spécial des Annales historiques de la Révolution française, « Vivre la Révolution »6.

2 Le projet ACTAPOL7 a fourni l’occasion de redécouvrir dans le Finistère une correspondance importante, tant par son volume que par son intérêt, entre des députés de ce département et leurs commettants. Ces 128 lettres rédigées du 10 octobre 1792 au 2 août 1794 n’étaient certes pas inconnues. Dans un XIXe siècle friand de témoignages sur l’époque révolutionnaire, l’historien Armand Duchatellier retranscrivit quelques lettres de Guermeur dans La Patrie, quotidien conservateur du Second Empire8 ; Armand Corre, médecin de marine ayant servi au Sénégal, à Madagascar et en Indochine, et terminé sa carrière aux Archives municipales de Brest, publia un échantillon de la correspondance de Blad dans la revue d’Aulard, La Révolution française9. Ces lettres méritent toutefois une édition exhaustive et critique, en préparation, dont il s’agit ici de présenter les potentialités. Elles en disent en effet beaucoup — pourvu qu’on les exploite avec la circonspection critique qui s’impose — sur les relations entre Paris et province, la constitution des identités politiques à l’Assemblée ainsi que les stratégies

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parlementaires, les sociabilités et la vie quotidienne des députés, les vecteurs de la diffusion de l’information, le rôle enfin des émotions en politique, même si elles montrent surtout des processus de politisation où les élus ne sont pas seulement des passeurs de République à l’instar de leurs homologues auvergnats10, mais sont amenés à tenir compte des choix politiques de leurs électeurs.

3 Afin de montrer comment ces lettres adressées par les députés aux corps politiques locaux constituent une véritable interface interagissant sur chacune des parties en contact, il convient de présenter ces hommes et leurs écrits, puis de prendre la mesure de leurs choix à l’Assemblée au nom de fondements philosophiques différents chez ce montagnard – Jacques Guermeur – et ce girondin – Claude Blad –, avant de découvrir si le soin apporté à la diffusion de l’information génère ou relaie la mobilisation politique.

Des hommes et des mots

Des vies parallèles

4 Claude Blad qui appartient au monde intermédiaire de la bourgeoisie des talents et de la boutique, sensible aux aspirations réformatrices des Lumières, accueille favorablement la Révolution, dont il devient l’un des cadres provinciaux puis nationaux11. Né à Brest le 28 août 1760, dans une famille d’apothicaires, lui-même commis de marine et franc-maçon travaillant dans la loge des Élus de Sully créée en 1786, il est de ces jeunes gens qui se fédèrent pour soutenir la cause du tiers état sitôt après la journée « des bricoles »12, qui fait couler à Rennes, le 26 janvier 178913, « ces premières gouttes de sang que la Révolution devait répandre »14. Envoyé à la fédération bretonne et angevine de Pontivy en janvier 1790, Blad y jure de « vivre libre ou de mourir », voulant être Français avant d’être Breton15. Membre de la société des Amis de la Constitution de Brest, dont il fut secrétaire et président, il est élu administrateur du département à Quimper en septembre 1791, puis deuxième député du Finistère le 6 septembre 1792 au second tour16. À la Convention, il gravite dans la nébuleuse modérée entourant les girondins. Dans le procès du roi, il se prononce pour la culpabilité de ce dernier, pour l’appel au peuple, pour la mort avec sursis. Dans l’intimité d’une conscience irréductible aux labellisations expéditives, Blad évolue entre le troisième et le quatrième appel nominal, puisqu’à la question de savoir s’il faut surseoir à l’exécution du roi, il répond par la négative17. Quand le groupe girondin, essuyant les accusations conjointes d’une partie des sections parisiennes et des députés montagnards, se défend en tentant d’user à son profit des institutions d’exception, il vote pour la mise en accusation de Marat18 le 13 avril 1793. Il soutient le 29 mai 1793 la Commission des Douze chargée d’enquêter sur les massacres de Septembre. Il intervient assez peu – 21 prises de paroles -, et surtout dans des dossiers techniques présentés au nom du comité de Marine. Ses 93 lettres conservées aux Archives municipales de Brest et aux Archives départementales du Finistère19 ont été rédigées entre le 10 octobre 1792 et le 2 octobre 1793, veille de son arrestation, décrétée le 3 octobre 1793, en tant que l’un des 71 signataires de la protestation du 6 juin 1793. Libéré le 24 octobre 1794, il est réintégré à la Convention par le décret du 18 frimaire an III (8 décembre 1794). Blad adresse ses lettres à la municipalité de Brest et parfois à un de ses membres en particulier pour déjouer la surveillance du courrier. Il écrit ainsi le 1er juin 1793 à Romain Malassis, héritier d’une dynastie d’imprimeurs, également franc-maçon, député sortant de la Législative, désormais maire de Brest20, ou le

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20 juillet à l’officier municipal Jean-Marie Raby, d’une famille municipale et négociante, beau-frère du député girondin des Côtes-du-Nord Julien Palasne-Champeaux21, ou encore à l’avocat Riou-Kersalaun.

5 Jacques Guermeur est également issu de la moyenne bourgeoisie provinciale, industrieuse dans la marchandise et la judicature. Né le 21 avril 1750 à Quimper, d’un père marchand à Pont-Croix et de la fille d’un négociant de Quimper, il fait ses études au collège jésuite de Quimper, puis suit le cursus de la faculté de droit de Rennes22. Avocat au parlement de Bretagne en 1775, substitut du procureur du roi en 1786, puis procureur du roi à la sénéchaussée de Quimperlé en 1788, il s’engage dans les premières administrations révolutionnaires ; il est élu juge au tribunal civil du district de Quimperlé en octobre 1790, puis devient commissaire national près de ce même tribunal. Il franchit le cap de l’investissement national, et est élu député du Finistère le 9 septembre 179223. Il montre quant à lui des affinités avec le groupe de la Montagne à l’Assemblée, votant dans le procès du roi pour la culpabilité, contre l’appel au peuple, pour la mort et contre le sursis. Représentant du peuple en mission dans le Finistère et le Morbihan (9 mars 1793), pour le recrutement et le maintien de l’ordre dans ces zones troublées comme ailleurs par le tirage au sort, puis envoyé à l’armée des Côtes-du-Nord (19 avril 1793)24, il est absent lors de la mise en accusation de Marat et du vote sur la Commission des Douze. Les 34 lettres que Guermeur prend soin d’adresser du 11 mars 1793 au 2 août 1794 au district de Quimperlé seront également publiées, ainsi que l’abondante correspondance de ce représentant en mission avec les administrations locales, la Convention et le Comité de salut public.

6 La députation du Finistère, composée de neuf représentants du peuple, adresse également des lettres à l’administration de son département. Parmi ces élus, on dénombre six girondins, dont Jean-René Gomaire, vicaire de l’évêque constitutionnel, et Augustin Kervélégan, homme de loi, tous deux décrétés d’arrestation le 2 juin 1793 ; mais aussi Alain Bohan, homme de loi et Jacques Queinnec25, « julod »26 (cultivateur et marchand toilier) des Monts d’Arrée, arrêtés avec Claude Blad à la suite du rapport d’Amar le 3 octobre 1793 ordonnant l’arrestation des signataires de la protestation contre l’arrestation des girondins. Des trois suppléants, le commis de marine Pierre Boissier, également proche des girondins, a siégé en remplacement de Kervélégan, après avoir participé au comité central de correspondance de Rennes puis au comité central de résistance à l’oppression formé à Caen lors de l’insurrection du Finistère, de l’Ille-et-Vilaine, du Morbihan, des Côtes-du-Nord, de la Loire-Inférieure, de l’Eure et du Calvados. La députation finistérienne compte aussi des montagnards – le négociant Mathieu Guezno, souvent en mission avec son ancien condisciple du collège jésuite de Quimper, Jacques Guermeur – et, enfin, un député de la Plaine, Pierre Marec, également commis de marine, qui termina sa carrière comme inspecteur du port de Bordeaux sous l’Empire.

Paroles, paroles…

7 Afin de mesurer la fiabilité de ces lettres, celles-ci ont été systématiquement confrontées à la réalité du travail législatif, telle qu’elle est restituée dans les Archives parlementaires, et aux faits politiques advenus dans leur département. Ce croisement des sources permet de révéler les choix sélectifs des députés, qui évoquent tel sujet, mais édulcorent telle sombre réalité, quand ils ne taisent pas un élément embarrassant, pour

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des raisons sur lesquelles il conviendra de s’interroger. Des moments particulièrement cruciaux dans l’histoire politique des premières années de la République, et significatifs des engagements des uns et des autres, ont été privilégiés, tels que la comparution puis le procès du roi, les journées des 31 mai-2 juin et leurs conséquences, puis l’arrivée des représentants en mission dans le Finistère pour veiller à la répression des troubles.

Les mots pour se dire

8 Les épithètes que les députés se donnent en signant leurs missives livrent quelques renseignements sur leurs conceptions de leur mission parlementaire et du lien les unissant à leurs concitoyens. Dans une lettre de Quéinnec à la municipalité de Quimper, l’habit de représentant du peuple paraît un peu grand à ce notable léonard, qui semble dépassé par l’historicité de sa mission et signe « votre ami » avant de se dire « député à la Convention nationale »27. Claude Blad se déclare systématiquement « citoyen libre », répétant sa fierté de participer à une Révolution qui consacre la liberté politique des Français par la citoyenneté universelle décrétée le 10 Août28. Mais il revendique aussi une totale imperméabilité aux pressions que pouvaient subir les députés, dans la complexité des stratégies parlementaires et des jeux entre barre et tribune. Cette mention, apparaissant à soixante-quatre reprises au bas de ses lettres, connaît des éclipses à partir du 15 mai 1793. Elle disparaît le 24 juillet, après l’arrestation des girondins le 2 juin, le rapport de Saint-Just contre ces derniers le 8 juillet, et le décret contre les administrateurs du Finistère le 19, murmurant une évidente dénonciation de l’évolution politique de la Convention.

9 Guermeur affiche au contraire une remarquable recherche dans la signature attentionnée qui termine chacune de ses lettres. La variation systématique du signifiant indique le soin apporté à la qualité des relations l’unissant à ses concitoyens, autant que les termes choisis pour décliner les différentes nuances du lien dans les registres de l’affection et du service : Guermeur se déclare ainsi « votre affectionné citoyen »29, « votre concitoyen et sincère ami »30, « votre ami, votre frère »31, « votre dévoué représentant et sincère ami »32, ou signe « avec une cordiale fraternité »33. Se disant « avec un attachement qui n’aura d’autre terme que celui de mon existence, l’un de vos amis les plus vrais. »34, il évoque encore « les sentiments réunis de l’amitié et de l’attachement le plus vrai et d’un dévouement sans réserve »35. Au milieu de ces douces assurances, fréquentes sous la plume des représentants du peuple dès la Constituante36, la formule montagnarde « salut et fraternité »37 claque soudain comme un étendard qui marque la distance éloignant au fil du temps le député montagnard des administrateurs girondistes mis sur la sellette. Conscient de la défiance que ses choix induisent, Guermeur semble vouloir l’atténuer, protestant d’« une continuation d’amitié et de dévouement »38 et recourant à l’argument consolant de la stabilité pour se décrire fidèle à lui-même, refusant tout autre étiquette que celle de républicain : « Je serai toujours tel que vous l’avez vu, ami de l’ordre, ardent patriote et l’antagoniste le plus implacable des aristocrates quelconques, de quelque rôle qu’ils s’appellent : royalistes, fanatiques, anarchistes, factieux, intrigants, etc »39.

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Être député à la Convention

De fortes convictions

10 La correspondance des élus du Finistère frappe par le fait qu’elle exprime de fortes convictions, témoignant d’une évidente politisation, quoique d’intensité variable par- delà un unanime républicanisme. Le procès du roi constitue pour eux le moment de préciser leurs conceptions de la représentation40. Oubliant que la Convention a aussi été réunie pour décider du sort de Capet, Quéinnec se déclare « intimement convaincu que nous ne pouvons, sans attenter à la souveraineté du peuple, accumuler sur nos têtes les fonctions de juges et celle de législateurs », et considère « que [leurs] pouvoirs, tout illimités qu’ils soient, se bornent à [leurs] fonctions de législateurs ». Comme de nombreux députés de tonalité girondine, plus timorés que les têtes de ce groupe, il refuse de participer à une justice politique : « Je me restreins en cette qualité à vous présenter des mesures de sûreté générale. Je vote pour la détention et le bannissement jusqu’à l’époque de la paix »41. Blad décrit en revanche un conflit intérieur entre le sentiment d’humanité pour la personne du roi déchu et le devoir de l’intérêt général auquel il donne la priorité : « Je n’ai pu, je vous l’avouerais, me défendre d’un sentiment involontaire de pitié, lorsque j’ai songé que le grand coupable était époux et père, mais, me rappelant bientôt que je devais à votre confiance le titre honorable de Représentant du peuple français, j’ai fait taire ma sensibilité pour prendre le stoïcisme d’un juge »42. Guermeur se montre plus encore animé d’un militantisme républicain dans sa relation avec ses concitoyens conçue comme pratique d’une pédagogie civique : « Il est important, chers concitoyens, que nos frères apprennent tous quels sont leurs droits imprescriptibles à la liberté qu’ils viennent de recouvrer et qu’ils ne pourront consolider qu’en apprenant aussi aux tyrans que la puissance des nations sur les despotes est une autorité légitime, proclamée à la fois par la nature et la raison »43.

11 Simple dans le regard posé sur lui-même et l’exposition de son opinion, Quéinnec révèle une foi analogue dans la supériorité politique et militaire du régime républicain : « On parle de guerre avec l’Espagne, l’Angleterre et la Hollande. Les plus fameux diplomatistes et les personnes les plus éclairées en doutent et ne la craignent pas. Moi aussi, en mon particulier, je trouve que les têtes couronnées ont de quoi réfléchir sur cet article, qu’ils opposent des asservis à des hommes libres qui combattent pour le maintien de leur liberté, et je pense que le courage de ceux-ci doit l’emporter sur celui de ceux qui ne guerroient que pour consolider le trône chancelant des tyrans »44.

12 Non seulement Blad approuve la comparution de Louis devant la Convention nationale45, mais il assume totalement l’exécution de ce dernier et la leçon politique que la France républicaine donne à l’école de l’Europe : « Louis n’est plus, sa tête, en roulant sur l’échafaud, a expié les forfaits du despotisme et donné aux tyrans de l’Europe un exemple terrible. Puisse-t-il leur apprendre que l’abus de l’autorité suprême conduit tôt ou tard les peuples au recouvrement de leurs droits et que si ces derniers peuvent longtemps s’assoupir dans les fers, leur réveil est fatal à celui qui voulut les asservir »46.

13 Mais, par-delà ces certitudes républicaines, des lignes politiques distinctes apparaissent au sein de la députation du Finistère. La question de l’influence de Paris dans la république suscite des réponses tranchées chez le girondin Blad, qui assure tout uniment que « Paris n’est pas la république. Sa volonté est peu de choses en

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comparaison de la volonté nationale et nous saurons mourir avant que la France soit asservie. […] Paris n’est qu’une très petite fraction de la république »47. Il soutient Pétion avec une indignation qui signale la force d’une inclinaison tant politique que personnelle : « Pétion a réussi, par sa douce et persuasive éloquence, à ramener le calme. Il en a démontré la réussite. Et le lendemain, il a été injurié dans les feuilles qui se vendent à l’entrée de notre salle. Tel est le prix qu’obtient ici la vertu »48. La dénonciation des pressions exercées par les sans-culottes parisiens sur la représentation, au nom d’une conception de la souveraineté populaire que Blad ne veut admettre, puisqu’elle penche vers la démocratie directe par le contrôle des élus, découle aussi d’une certaine peur pour soi. Blad redoute les mouvements populaires parisiens ; la répétition lancinante de la mention « Paris est assez tranquille »49 indique à quel point il appréhende que ce ne soit pas le cas. Obnubilé par la crainte obsidionale d’un complot antirépublicain, il en égrène diverses variations aux fondements plus ou moins avérés, évoquant de « grands mouvements » et « des listes de proscriptions » dans le procès du roi, même s’il reconnaît qu’on « en disait autant à la dernière séance où Louis parut. Et néanmoins tout s’est passé bien tranquillement »50. Au printemps, il assure qu’« on vient de découvrir un projet formé contre la Convention nationale dont les puissances étrangères veulent à quelque prix que ce soit la dissolution », et se réjouit que « cette nouvelle trame a été découverte »51, regardant comme certaines les accusations girondines imputant à leurs adversaires le projet de servir la contre- Révolution en organisant cyniquement l’anarchie. Vrai et faux s’entrelacent en cette ambiance électrique propice à l’éclosion de tous les fantasmes et à la radicalisation des positions politiques : « La commission des douze nous fit hier un rapport préliminaire sur le projet formé d’attenter à la représentation nationale, projet dont l’existence est aujourd’hui évidemment prouvée. Trois nuits ont été successivement désignées comme devant être l’époque du massacre. Quelques-uns même d’entre nous ont reçu des avis anonymes pour qu’ils eussent à se tenir sur leurs gardes »52. Blad ne se départit pas d’un optimisme caractéristique de la mentalité girondine jaugeant mal le rapport des forces politiques dans la capitale : « Il paraît néanmoins que ces projets abominables ne s’exécuteront pas. L’esprit des sections s’annonce on ne peut mieux. […] »53. Il reprend une antienne maintes fois entendue, celle de la dénonciation du « despotisme proconsulaire des commissaires envoyés à Marseille »54, les représentants du peuple en mission dans les départements, critiqués pour bouleverser la hiérarchie ordinaire des pouvoirs et propager la justification montagnarde des événements en cours.

14 Si Blad se flatte abusivement de la neutralité de son compte rendu, il prend soin de désigner les partis de façon allusive, comme dans sa description des journées des 26 et 27 mai : « Lundi et mardi, l’assemblée a tellement été agitée que plusieurs bons citoyens ont désespéré du salut de la chose publique. Jamais le trouble n’a été si loin. Vociférations, provocations d’une partie de l’Assemblée. Huées, applaudissements, hurlements des tribunes. Menaces, insultes de la part du peuple. Tout a offert le spectacle le plus affligeant, le scandale le plus révoltant. Vingt députés se sont colletés au milieu de la salle. Menacée de la canne, une armée de femmes a tenu pendant quatre heures la salle bloquée. Quiconque ne siégeait pas dans un certain côté de l’assemblée ne pouvait sortir même pour satisfaire aux besoins de la nature »55.

15 Il n’assume pas ses options politiques : « Je ne me suis permis aucune réflexion sur ce que je vous écris. Je vous laisse le soin de les faire. On pourrait croire les miennes dictées par l’esprit de parti, car telle est la situation de notre assemblée que de part et

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d’autre on ne peut manifester ses opinions sans encourir ce soupçon injurieux. Je vous renvoie donc aux papiers publics pour éviter tout reproche »56. Dans ces difficultés à se dire d’un parti, ou à reconnaître l’existence d’un débat politique loin de l’unanimité rêvée face à la contre-Révolution, réside un trait bien connu de la mentalité révolutionnaire, un héritage peut-être de l’histoire religieuse marqué par l’exclusivisme d’une religion officielle et la hantise de la désunion dans la chrétienté, et de la culture moderne qui considère le factionnisme comme l’une des causes de la décadence des républiques antiques, de la première modernité italienne et des guerres civiles anglaises.

16 Pareille réticence se lit aussi dans la prose de Guermeur qui prétend ne connaître « d’autre parti que celui de la vérité, de la raison, de la justice » et n’avoir « d’autre système que celui de la liberté et de l’égalité »57, et rédige cette profession d’apolitisme : « Je n’ai jamais connu l’art des intrigues ; quand j’ai entendu parler de partis, j’ai aimé à douter de leur existence ; quand j’ai vu des dissensions dans notre assemblée, j’en ai sincèrement gémi ; j’ai eu le bonheur de ne pas croire à des factions, ou du moins de ne pas croire qu’il y eût une faction assez puissante ou assez téméraire pour oser entreprendre de nous donner de nouvelles chaînes »58.

17 Au fil des premiers mois de la République, Guermeur se révèle un montagnard pragmatique chez qui le sens de l’intérêt général l’emporte sur toute autre considération, par-delà ses évidents scrupules relatifs au 2 juin. Certes, l’indignation paraît vive face aux contraintes exercées sur la représentation : « Il est démontré que la République est en danger imminent. Après les mesures très extraordinaires, très inconcevables auxquelles de coupables manœuvres ont entraîné ce qu’on appelle le peuple de Paris, dont la majorité est bonne ; après les mesures que de semblables procédés rendent comme nécessaires dans les autres sections de la République, qui ne sont pas moins que Paris des parties intégrantes du souverain, nous avons les plus grandes craintes à concevoir, si le faisceau des départements se sépare en parties brisées ; si un concert d’opérations n’assure pas le succès de celles que l’on dit déjà être commencées ; si les citoyens de Paris ne reconnaissent point qu’on les mène comme un troupeau servile à la voix de quelques agitateurs qui ne peuvent être que les agents du royalisme, du fanatisme et de l’anarchie, soudoyés par les despotes avec lesquels nous sommes en guerre ; si la Convention nationale ne saisit pas le premier instant qui peut se présenter, peut- être aujourd’hui en discutant le projet de décret, dont je vous envoie un exemplaire, pour reprendre sa dignité, pour se mettre en mesure de tirer une vengeance légale des attentats commis contre la liberté et, dans tous les cas, pour rendre et faire rendre justice tant à ceux de ses membres qui ont été dénoncés, qu’à leurs dénonciateurs eux-mêmes »59.

18 Quelques jours plus tard, Guermeur a évolué. Il s’indigne du délai de présentation du rapport d’accusation, mais décoche aussi un coup de griffe au projet présenté par un comité de Constitution dominé par les girondins en février dernier : « L’on doit nous présenter, aujourd’hui, soixante et quelques articles formant les bases de la constitution dont je vous ai, dans le temps, envoyé le plan, trop volumineux, trop rempli de détails purement législatifs »60. La Constitution opère, chez ce député comme sur les deux millions de Français qui participent au référendum61, l’effet stratégique escompté de resserrement des rangs autour de ce qui leur apparaît l’essentiel, à savoir la construction du régime républicain : « Je vous envoie […] un exemplaire du rapport et projet sur notre nouvelle constitution que nous discutons actuellement et que nous terminerons, je l’espère avant la fin de la semaine prochaine. C’est, disais-je à ma femme dans ma dernière

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lettre, c’est une ancre que nous jetons dans une mer orageuse, au milieu de la tempête dont est battu un vaisseau de la république ; puisse-t-elle le sauver du naufrage en le raffermissant contre les flots irrités ! »62.

19 La Constitution restaure la loyauté républicaine à l’égard d’une assemblée qui remplit sa mission et refonde le lien national meurtri le 2 juin. C’est une ironie désenchantée qui caractérise la réaction de Guermeur au rapport de Barère, le 27 juin : « Il ne vous échappera point que le préambule de ce dernier décret et l’adresse aux Français supposent également que les 32 membres mis en état d’arrestation étaient tous des intrigants et causèrent tous les retards de la constitution et des nouvelles lois, tandis qu’on diffère le rapport les concernant, tandis qu’on ne particularise aucun fait contre plusieurs d’entre eux »63. La même amertume sourd de son appréciation du rapport de Saint-Just le 8 juillet : « Quand vous verrez ce rapport qui sera envoyé à tous les départements et à toutes les communes, vous serez en état de juger si l’on a bien fidèlement suivi l’axiome qui ne permet pas d’accuser un représentant du peuple pour ses opinions politiques émises dans le sein du corps législatif en sa qualité de représentant du peuple et dans les occasions et autres lieux où il l’a conservée »64. Mais la satisfaction générée par la présentation de la constitution à la sanction populaire emporte tout chez Guermeur, qui considère que, « depuis l’envoi de l’acte constitutionnel, le Bulletin de la Convention peut être regardé comme le thermomètre assuré de l’opinion publique »65.

Une vie de député

20 Les élus finistériens décrivent incidemment leur condition de députés. Blad valorise son statut de témoin d’événements remarquables comme l’exécution de Capet66 : « Pendant que la tête de Louis tombait sous le glaive de la loi, nous décrétions les honneurs du Panthéon pour notre collègue Peletier. Il y sera conduit demain. On menace du même sort tous ceux qui ont voté la mort du tyran. Aussi ne marchons-nous plus sans pistolets ». Blad, qui n’a pas révélé ses votes aux Brestois, se range implicitement parmi ceux qui ont voté la mort. Sa description des funérailles de Le Peletier, député régicide de l’Yonne assassiné le jour de l’exécution, confirme que les sentiments d’émotion et de peur, la sensation de protagonisme67 peuvent être vecteurs de radicalisation politique : « La fête funèbre, ordonnée par David, était dans le style antique. Un cortège immense a accompagné jusqu’au Panthéon la froide dépouille du malheureux représentant. […] Tout s’est réuni pour donner à cette pompe l’aspect le plus lugubre et le plus religieux. Le cadavre de Pelletier, nu sur un sarcophage élevé, a surtout produit beaucoup d’effet. Sa plaie ouverte et saignante encore, le fer homicide encore tout sanglant posé sur la poitrine, ses vêtements ensanglantés portés devant lui au bout d’une pique, le cyprès funèbre qui le suivait, l’air morne et consterné de tous les républicains formant le cortège, tout inspirait à la fois l’horreur, l’indignation et la douleur. […] Nous avons terminé la fête funèbre célébrée en l’honneur de Pelletier par jurer sur son cadavre de sauver la Patrie ou de mourir »68.

21 Le cœur chagrin à la pensée de ses concitoyens arrêtés ou destitués, et l’œil critique sur les pratiques de la Montagne au pouvoir, il reste sensible à l’esthétique néoclassique qui se dégage de la fête de la Fédération : « [Elle] s’est passé tranquillement, la cérémonie à la fontaine de la Nature a été on ne peut plus intéressante, que le char à l’antique qui portait l’urne renfermant les

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cendres des héros morts pour la liberté était d’une beauté male. Vraiment majestueux, l’arc de triomphe était superbe. Enfin tous les accessoires étaient beaux. Mais le désordre du cortège rendait la marche peu agréable à l’œil. Et je ne vois pas que le but d’intérêt qu’on s’était proposé ait été rempli. La journée a été terminée par le simulacre du siège de Thionville. Le feu d’artifice a été très bien exécuté. Mais celui de la mousqueterie n’était pas nourri. Cette scène pantomime a été représentée au bas du Champ de Mars sur un vaste théâtre en terrasses »69.

22 Guermeur livre de l’événement une vision toute politique et axée sur la concorde qu’il voudrait retrouvée d’un peuple uni par son civisme républicain : « La fête du 10 août vient d’être célébrée de la manière la plus satisfaisante pour les amis de la liberté, de la paix et de la tranquillité. Un peuple immense, qui n’avait, pour le conduire, que sa propre volonté et son amour pour l’ordre, comblait d’applaudissements et de bénédictions les législateurs auxquels il doit les bienfaits d’une Constitution républicaine. L’acceptation de cette Constitution a été proclamée à quatre heures de l’après-midi sur l’autel de la Patrie environné de plus de 200 000 âmes »70.

23 Quelques mois plus tôt, lorsque Blad imaginait, plein d’allant, sa carrière de député, il avouait certaines de ses ambitions déçues : « On vient de nommer une commission pour les ports. Nous espérions, Marec et moi être nommés. Le comité de Défense générale qui a été chargé de la nomination n’a pas jugé à propos de nous désigner. J’en suis d’autant plus fâché qu’en raison des connaissances locales que j’ai, j’aurais pu être utile et qu’à ce plaisir se serait joint celui d’embrasser des concitoyens que j’aime »71.

24 Il se montre assez disert sur la virulence des antagonismes dès les premiers mois de la Convention. Dans la discussion ouverte par une pétition du district de Brest réclamant la translation du chef-lieu du département de Quimper à Landerneau, il décrit bien les dynamiques d’assemblée que les Archives parlementaires, plus laconiques ou moins inventives, n’évoquent pas : « Guezno est monté à la tribune, un papier à la main. J’ai sur le champ demandé la parole et je me suis placé à la tribune près de lui pour le rétorquer. Mais son papier, qui annonçait une préparation quelconque à la discussion, a d’autant plus déplu que l’importance ne semblait pas l’exiger. Il a été interrompu. J’ai profité de ce moment pour exposer en deux mots les principes sur lesquels était fondée la demande. Mais l’Assemblée, fatiguée d’une longue séance et peu nombreuse alors, n’a pas voulu prolonger la discussion et on a crié à l’ordre du jour. Un membre a voulu parler dans mon sens, il n’a plus été écouté. Jambon St André a parlé un instant après et a demandé l’ordre du jour motivé. Je l’ai interrompu en criant “Au revoir”. Lanjuinais lors s’est levé et a dit “Citoyens, je vais faire cesser tous ces débats pour une proposition qui conciliera tout le monde”. On l’a écouté et il a proposé alors le renvoi en comité et l’ajournement de la discussion à l’époque où le comité offrirait à l’Assemblée la nouvelle division de la république »72.

25 Entré au comité de Marine, Blad signale dans une forme lapidaire aussi signifiante que le fond, l’alourdissement de la charge de travail : « Il paraît que la guerre maritime est certaine. Nous avons maintenant comité tous les jours et nous sommes surchargés de rapports. En conséquence je vous prierai d’excuser désormais la brièveté de mes lettres »73. Il souligne la part qu’il prend dans un travail législatif qui absorbe la totalité de ses jours sinon de ses nuits : « Sur un rapport que j’avais fait avant hier à l’Assemblée, la faculté d’armer en course a été décrétée. Je vais faire adopter aujourd’hui le modèle des lettres de marque. J’ai remis à Brissot, président du comité de Défense, la lettre par laquelle vous me faisiez deux demandes instantes. J’ai assisté à

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deux séances de ce comité et je n’ai encore pu obtenir de réponse. J’y retournerai ce soir après le comité de Marine. J’y ai rendez-vous à minuit »74.

Des liens personnels par-delà les clivages et les aléas politiques

26 Ces lettres contiennent des indications sur les sociabilités des députés de province à Paris. Blad, qui peut jouer auprès de Brissot l’intercesseur pour ses concitoyens, confirme, quand il précise : « Je vais rejoindre nos brestois pour aller chez Thomas Payne porter notre oriflamme »75, le rôle central de l’Américain dans les réseaux de sociabilité girondine.

27 Certains députés jouissent dans ces correspondances d’un statut particulier. Blad admire Lanjuinais pour son humour76, Grégoire pour son érudition77, mais ne goûte pas la hauteur de vues de Sieyès78. Il impute une grande influence à Barère dont il fait l’antichambre pour plaider la cause des administrateurs du Finistère : « Nous avons reçu avant-hier un courrier extraordinaire du département qui nous a annoncé la rétractation de cette administration et le rappel de la force armée. […] Nous avons remis ces pièces au comité de Salut public. Barère nous a dit qu’il allait demander la suspension du décret d’accusation mais qu’il était inutile d’en demander le rapport, parce qu’on ne l’obtiendrait pas »79. Ou encore : « L’acceptation de la constitution par les sections de notre ville a généralement fait plaisir ici. […] Cette acceptation pourrait être favorable à nos administrateurs, pour lesquels Barère s’intéresse fortement, contre l’opinion de Robespierre, et en faveur de qui j’ai stimulé Gohier, ministre de la justice »80.

28 Les habitudes de travail d’équipe, héritées des États provinciaux où l’infériorité numérique face à une noblesse pléthorique nécessitait pour les élus du Tiers préparation minutieuse des dossiers et mobilisation des réseaux, demeurent par-delà les clivages politiques, comme l’indique la lettre de la députation au département le 22 décembre 179281, et même après l’entrée en rébellion du Finistère contre l’arrestation des députés girondins, comme le précise Guermeur : « En sortant de vous écrire ma lettre du 20, je me suis réuni avec mes codéputés et je signai avec eux une lettre, rédigée par Marec, par laquelle nous invitions le département à une rétractation »82. Guermeur, par cette mention « Gomaire me disait dimanche que […] »83, montre qu’il n’a pas craint de visiter ce député, décrété d’arrestation et gardé chez lui. Blad indique aussi : « Je quitte mon courrier pour aller chez mes collègues »84, ou encore : « Je vais en attendant voir mes collègues du Finistère et concerter avec eux les mesures que nous aurons à prendre pour tirer le meilleur parti de vos moyens de défense »85.

Une interface de politisation

La dynamique des échanges

29 Les députés du Finistère diffusent soigneusement l’information, principale motivation de leur correspondance. Blad annonce que la guerre de course a été autorisée et qu’un rapport sur les lettres de marque, c’est-à-dire sur la réglementation de la production, se prépare86. ll présente avec une prudence adaptée aux réticences supposées de ses électeurs, les décisions contre l’agiotage : « Dans le nombre des décrets rendus depuis mercredi, il en est un dont les dispositions vont peut-être alarmer le commerce tel que

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la loi contre les accaparements. Cependant, les progrès terribles que faisait ce genre de spéculations ont paru justifier aux yeux de plusieurs personnes les mesures de rigueur qui viennent d’être prises »87. Sensible aux préoccupations du négoce et patriote, Blad ne manque pas de donner des nouvelles militaires plus ou moins exactes selon l’information dont il dispose lui-même, comme ici le discours de Barère du 26 juillet88 : « Les dernières nouvelles de la Vendée ne sont pas satisfaisantes. On ne connaît point encore les détails de la nouvelle affaire. Ce qu’il y a de certain c’est que nous avons été battus et que beaucoup des nôtres ont mis bas les armes. On dit le général Menou tué. En revanche nous avons eu quelques succès à l’extérieur. Nous avons battu les Espagnols qui s’étaient retranchés sur la hauteur de Maldebar »89.

30 Guermeur transmet des documents confirmant le rôle qu’il se donne de passeur de révolution. Il envoie au district de Quimperlé cinq exemplaires des projets de décrets dans le procès du roi et la copie d’une lettre du Comité de sûreté générale90, ainsi que la lettre qu’il a adressée à la société populaire et à cette commune. Il indique qu’il fait passer des papiers par sa femme, après que la liberté du courrier a été suspendue91, puis signale la reprise des expéditions habituelles : « Je vous envoie, comme à l’ordinaire, les Bulletins de la Convention »92. Afin de détourner ses concitoyens de la rébellion et de retremper leur sens de l’intérêt général, il leur adresse l’opinion de Lindet sur les députés proscrits93, puis un ouvrage sur les moulins à bras, Le manuel du canonnier avec des planches et le rapport de Barère contre les girondins94, ainsi que L’art du militaire95.

Petits arrangements avec la réalité

31 Une correspondance implique des choix sélectifs de la part de l’épistolier qui ne peut rendre compte de toute l’actualité en discussion à l’Assemblée. La confrontation entre les lettres des députés et les Archives parlementaires permet de pointer de menus écarts, dont le sens n’est cependant pas toujours aisé à comprendre, d’autant que le relevé des interventions parlementaires se révèle imparfaitement exhaustif. La lettre de Boissier et Marec aux officiers municipaux de Brest rend ainsi compte d’une intervention de Bréard qui n’est pas plus signalée dans les Archives parlementaires, que celle de Boissier pourtant confirmée par Blad96 : « le Cen Bréard a pris un intérêt particulier à la cause de vos malheureux collègues. Et que lorsque nous les défendîmes dans la séance du 9 de ce mois, il nous appuya avec toute la chaleur et tout le zèle dont il est capable »97.

32 Les omissions commises par les députés ne s’inscrivent pas forcément dans un processus rationnel relevant d’une décision délibérée ; il peut s’agir d’un choix, lié à la masse d’informations brassées en séance et au faible temps libre dont ils disposent, ce que mentionne Blad : « Je ne puis vous écrire davantage »98. L’importance du débat sur le sort de Philippe Égalité et l’acrimonie des tensions parlementaires à propos de l’influence de la commune de Paris dans la vie politique nationale l’empêchent peut- être de rendre compte du rapport de Romme présenté le 20 décembre 1792 sur l’instruction publique99. Mais il paraît difficile de saisir pourquoi Blad, qui vient d’évoquer le débat sur l’organisation du ministère de la Guerre, passe sous silence la discussion sur celui de la Marine, les rémunérations et les effectifs des ports, autant de questions qui intéressent évidemment les citoyens de Brest100 ; pourquoi l’avocat Guermeur, qui exprime dans ses lettres une foi en la justice tout juste égalée par l’amour pour la liberté et l’espoir placé dans le régime républicain, ne rend-il pas compte de l’important rapport de Cambacérès sur le projet de code civil ? Ces angles morts résultent peut-être des aléas de la conservation archivistique.

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33 Blad, qui se trompe sur l’un des deux noms, a pu enfin, en annonçant à ses concitoyens l’envoi dans le Finistère de deux représentants en mission, vouloir édulcorer une réalité peu favorable au département un moment rebelle : « Sur le rapport de Barère […] il a été décrété que Bréard et Duroy se rendront à Brest, comme commissaires, pour y maintenir l’ordre, vérifier les hôpitaux et expulser du port de Brest les gens suspects et les malveillants »101. Mais les Archives parlementaires décrivent la mission de Bréard et Tréhouart comme étant bien plus étendue, consistant à « y rétablir l’ordre dans toutes les parties du service de la marine, visiter les hôpitaux, vérifier les magasins, surveiller les arsenaux et la sûreté du port, ramener les citoyens égarés, et destituer en tout ou en partie les fonctionnaires publics de tout genre, prévaricateurs ou rebelles à la loi »102.

La radicalité n’est pas forcément où l’on croit103

34 Un des lieux communs des accusations montagnardes voudrait que les girondins aient, par leurs correspondances, embrigadé les provinciaux sous l’étendard fédéraliste. Certaines lettres ont certes joué un rôle déterminant dans les insurrections départementales104 : celle de Vergniaud à la société des Amis de la liberté et de l’égalité de Bordeaux – « Hommes de la Gironde, levez-vous ! »105 –, ou celle de Gensonné chargeant de ses adieux le président du département de la Gironde le 2 juin 1793106. Mais les lettres des députés du Finistère révèlent un processus inverse, dans lequel les élus doivent réagir pour ne pas être éclipsés par leurs électeurs.

35 Blad rend ainsi compte d’une députation brestoise à la Convention, le 23 décembre, dont il assure qu’elle « a été applaudie des tribunes mêmes, qui cependant n’y étaient pas flagornées. Elle a fait plaisir à tous les bons patriotes »107. Cette députation conteste le raisonnement qui tente d’amalgamer la ville de Paris à la cause de la Révolution afin de laver le sang de Septembre dans celui d’Août ; rivalisant d’ardeur révolutionnaire, les Brestois rappellent les journées rennaises de la pré-Révolution et posent d’abruptes questions sur l’égalité politique et l’exercice de la souveraineté : « On se présente à votre barre avec le titre imposant d’hommes du 14 juillet : ce titre est beau, sans doute ; mais s’il fallait ici faire valoir l’ancienneté des nôtres, ne pourrions-nous pas nous appeler aussi, nous, les hommes du 27 janvier 1789 ? C’est de cette époque que date le soulèvement qui peut-être a donné au reste de la France le signal de l’heureuse insurrection à laquelle nous devons notre liberté. Mais nous ne sommes pas venus ici pour réclamer une vaine préséance sur des frères dont nous avons admiré la valeur, dont nous avons partagé les périls, et que nous aimons à la vie à la mort. Nous nous bornons à vous faire observer un fait : les 48 sections viennent vous faire connaître le vœu des habitants de cette ville immense ; mais quelle est l’importance de ce vœu ? Paris a-t-il oublié qu’il n’est que la quatre-vingt- quatrième partie de la République ? D’ailleurs, ce vœu qu’on ose ici vous offrir comme celui de la majorité des habitants de Paris, en est-il vraiment l’expression fidèle »108 ?

36 Ils montrent ce faisant que la rhétorique résonnant toute des échos des grands exemples antiques de dévouement républicain jusqu’à la mort n’est pas l’apanage des seuls députés109, mais imprègne sans doute une large part de l’opinion publique. Reste que la veille, Gomaire, Marec, Guezno, Bohan, Guermeur, Kervélégan, Queinnec et Blad ont écrit ensemble à leur département afin de dénoncer « l’état de fluctuation et d’anxiété où se trouve la Convention nationale et auquel elle est réduite par le fait des agitations d’une cinquantaine au plus d’hommes pétulants secondés par des tribunes non respectueuses et ennemies de la liberté des opinions. Une cabale qui va toujours

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dénonçant, calomniant, criant et hurlant contre tout ce qui est droit, juste, régulier et conforme à l’ordre, est elle-même dénoncée comme n’étant composée que de gens naturellement enclins à l’aristocratie, et comme tels très suspects d’avoir formé le complot liberticide, soit de rétablir Louis XVI sur le trône, soit d’accélérer sa mort pour substituer, sous une dénomination quelconque, un autre dominateur à un tyran ».

37 Les députés en appellent alors leurs concitoyens à une action nationale : « Vous aviserez en conséquence aux moyens provisoires et définitifs que vous suggérera votre sagesse, en ne perdant point de vue qu’un député n’est pas le représentant d’une seule section de la république, mais le représentant de la république entière à laquelle il appartient »110. Les représentants du Finistère qui ont sans doute rencontré les Brestois arrivés à Paris, et pris connaissance du discours dont ils étaient porteurs, tentent donc de jouer leur partition dans la mobilisation de leur département, afin de ne pas apparaître dépassés par une base plus radicale qu’eux. Ils réagissent in extremis pour cautionner et canaliser un processus auquel ils semblent étrangers, à savoir la levée d’une deuxième force départementale, après celle qui a contribué à la prise des Tuileries au 10 Août. Cette mesure, les administrateurs du Finistère en discutent en effet depuis octobre ; ils l’arrêtent le 11 décembre 1792111 et l’annoncent à leurs frères des 83 départements le 15 décembre112, soit une dizaine de jours avant la lettre de leur députation. La décision a été donc prise bien avant que les députés fassent mine de la suggérer, par une base plus radicale que ses représentants.

38 De même, au moment de la montée des périls pour les girondins, Blad ne souffle pas sur les braises départementales, mais opère un retrait de l’arène politique. Par des formules gênées, c’est un double refus qu’il oppose aux demandes brestoises : « Votre intention sans doute est d’être utile, et vous n’y réussirez qu’en retranchant les désignations nominatives des individus ; il ne faut plus aujourd’hui parler des hommes, il ne faut songer qu’aux choses et surtout quand on adresse quelques réflexions à la Convention nationale, il faut se garder d’y jeter quelques nouveaux ferments de discorde et ne pas s’exposer au reproche d’écrire pour tel ou tel parti ; […] Je ne pourrais pas, comme vous m’y invitez, lire moi-même l’adresse, mais je choisirai pour cette lecture un bon lecteur du bureau. Toutes les fois que je pourrai vous être utile, je vous prie de ne pas m’épargner »113.

39 Blad qui cherche à éviter d’apparaître trop proche des girondins menacés, s’abstient après le 2 juin de tout commentaire dans son annonce des faits : « Chers concitoyens, je n’ai que le temps de vous écrire quatre mots. Depuis l’arrestation des 34 membres de la Convention, Paris est dans le plus grand calme. Un silence morne règne dans cette vaste cité. On interprète diversement cet état de choses. J’attends les événements pour [me] prononcer »114. Blad qui n’entend plus courir ou faire courir aucun risque, prétexte la maladie pour justifier l’interruption de sa correspondance : « Accablé par la fièvre qui s’est emparée de moi, depuis douze jours je ne pus écrire. Et comme il n’y avait rien d’intéressant, je ne chargeai pas Raby de me suppléer »115. Après le décret contre les administrateurs du Finistère le 19 juillet, l’indisposition reprend Blad qui, après de brèves nouvelles militaires, conclut : « La fièvre m’empêche de vous en dire davantage »116. Ce n’est donc pas la prudente correspondance de Blad qui a poussé les administrateurs finistériens à l’insurrection.

40 Guermeur en revanche ne ménage pas sa peine pour influer sur ses concitoyens vertement mis en garde sur leurs choix relatifs à l’organisation du referendum qui pourraient les exposer à l’accusation de fédéralisme et les mettre en contradiction avec leur intention de défendre la liberté politique : « Outre les inconvénients […] qu’il y

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aurait à ce que quelques administrateurs s’abstiennent de convoquer les assemblées primaires pour délibérer sur l’acceptation de l’acte constitutionnel, il y aurait une autre observation à faire : c’est que ce serait violer, usurper la souveraineté du peuple »117. Après le décret contre les administrateurs du Finistère, il indique au district de Quimperlé la marche à suivre, avec une autorité cassante : « Je me suis réuni avec mes co-députés et je signai avec eux une lettre, rédigée par Marec, par laquelle nous invitions le département à une rétractation. […] Que l’on use donc de célérité pour envoyer le tout au comité de Salut public et que l’on ne manque point d’en aviser la députation »118.

41 Ces députés du Finistère n’ont donc pas initié le soulèvement de leur département, même s’ils ont paru un moment cautionner la levée d’une force départementale. Cette mesure est même rendue inutile et néfaste aux yeux de Guermeur par la promulgation de la Constitution. Toute généralisation quant aux relations d’influence réciproque des députés sur leurs départements demeure toutefois hasardeuse, car celles-ci s’inscrivent dans des processus liés à des contextes locaux précis et des personnalités diverses.

42 Cette correspondance révèle donc son intérêt à plus d’un titre. Elle rappelle que, dans cette députation marquée par la diversité politique, les appartenances ne sont pas clairement affichées ni peut-être mêmes conçues, de la part de députés qui révèlent un niveau intermédiaire de politisation et se disent républicains plutôt que girondins ou montagnards.

43 Ces textes illustrent aussi le séisme qu’a constitué le 2 juin et ses lendemains, qui a mis en péril l’unité et l’indivisibilité de la République et, face aux méthodes de la Montagne, a suscité une profonde réticence y compris de la part de députés qui se montrent par ailleurs fidèles serviteurs de la République en l’an II, en tant que représentants en mission aux armées ou dans les départements sur le front de la contre-révolution bretonne, après que la Constitution de 1793 a donné l’illusion d’une refondation du lien national, lequel tient en l’an II surtout à la force du patriotisme.

44 Ils prouvent à quel point, pendant la première année de la République, devient problématique le statut de Paris dont les dirigeants du mouvement populaire entendent faire fructifier l’intervention du 10 Août. Les massacres de septembre demeurent, comme en permanence retinienne, dans le champ de vision de ces députés, plus ou moins impressionnés par une image fantasmée, génératrice d’un sentiment de terreur produisant une radicalisation de réaction comme chez Blad, ou une assez fine conscience des instrumentalisations en cours, comme chez Guermeur, qui permettront de susciter, cautionner et utiliser la mobilisation populaire contre les députés de certains départements au sujet desquels existent les plus vives préventions. Après que l’impression a été ordonnée par la Convention, de la retentissante adresse des Brestois contre les divisions intestines de l’Assemblée, le 23 décembre 1793, Basire tente d’envenimer le débat pourtant clos, en suggérant l’existence d’un complot tramé par toute la députation du Finistère qui en égarerait l’opinion : « Que les députés du Finistère nous disent ce qu’ils ont écrit à leurs commettants, et nous aurons le fin mot de l’énigme »119. La pique ne se plante pas, mais la tactique de l’imputation d’une responsabilité des girondins dans la politisation jugée délétère des provinciaux commence de se construire, comme le montre cette adresse « à ceux de mes collègues qui ne sont qu’égarés », où Antoine-Sauveur Boucher, député de Paris, jette ces soupçons le 15 janvier 1793 :

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« Permettez, citoyens, que je me reporte à la formation de la Convention, et que je vous rappelle l’esprit de prévention que plusieurs d’entre vous ont manifesté à cette époque contre les Parisiens, qui, depuis 1789, ont été constamment les surveillants de la liberté. Certes, ce n’est pas la correspondance des Jacobins qui a préparé cet esprit de division […] qui a corrompu l’esprit public dans les département […] ; il existait donc déjà un plan tout formé de contre-révolution, et des bureaux en activité pour la propager. Rappelez maintenant ces dénonciations scandaleuses […] ces motions insidieuses et désorganisatrices, proposées par les chefs du parti monarchiste […] ; voyez ces adresses incendiaires qui nous sont rapportées par les départements du Finistère, du Calvados, de la Gironde et le triomphe qu’elles obtiennent par l’impudeur de la majorité de la Convention120 ».

45 Après l’arrestation des girondins et l’échec de l’insurrection du Finistère, Charles Belval, sous-chef au port à Brest, compromis dans l’évasion des députés girondins fugitifs, plaide l’erreur induite par la correspondance des députés, afin de minimiser ses propres responsabilités et le sens de ses engagements. Ainsi dénonce-t-il aux représentants du peuple en mission à Brest « les lettres des députés Kervélégan, Blad et Gomaire, [qui] avaient alarmé le Finistère sur le destin de la Convention121 ». Le montagnard Baudot qui connaît pourtant bien le dossier pour avoir été en mission en Gironde en l’an II, se laisse guider par sa haine des girondins en inventant des taxinomies fantaisistes, et reprend ce refrain dans ses mémoires rédigés sous la Restauration : « Le fédéralisme politique s’étendait depuis Nantes jusqu’à Toulon, en suivant la ligne par La Rochelle, Bordeaux, Toulouse, Nismes, Montpellier, Marseille et Toulon ; il comprenait les villes et leurs territoires. Il existait dans plusieurs villes un fédéralisme civil entretenu par la correspondance des députés attachés à ce parti, en sorte que les administrations agissaient dans un sens opposé à celui de la Convention »122.

46 Or, il appert de l’état actuel de la documentation que les courriers de Blad et Guermeur ne constituent pas un canal d’information et d’influence fonctionnant en sens unique, mais bien une interface où contacts, échanges et champs de force agissent dans les deux sens. Le fil conducteur de l’initiative politique ne descend pas autoritairement de Paris vers Brest, Quimper ou Quimperlé, partant des députés qui seraient plus mobilisés vers une opinion publique que son ignorance et sa crédulité rendraient réceptive, malléable et toute prête à suivre aveuglément les préconisations de ses élus. Ces représentants du Finistère sont au contraire amenés à composer avec la mobilisation des administrations locales, pour tenter de l’orienter, la contrôler, l’excuser ou la réduire. La politisation de l’opinion ne semble donc pas en l’occurrence un processus centrifuge initié par ces députés. La déconstruction de cette vision simpliste d’une politisation descendante du haut vers le bas, battue en brèche par les apports récents de la science politique123, révèle comment l’historiographie des girondins s’est parfois contentée de paraphraser les réquisitoires de l’an II, se condamnant à l’inintelligibilité des dynamiques historiques à l’œuvre dans la première République et à la répétition mémorielle des conflits politiques d’alors.

47 Reste, dans l’exemple de la politisation du Finistère, à examiner comment d’autres éléments jouent leur partition et notamment les journaux124 qui transcrivent et commentent les débats nationaux, faisant le succès de certains bonheurs d’expression à la tribune, comme le fameux mot d’ordre de Lasource — « Il faut que Paris soit réduit à un quatre-vingt-troisième d’influence comme chacun des départements »125. Il faudrait aussi faire la lumière sur le rôle ambigu joué sur place par les agents troubles du

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Conseil exécutif comme Royou dont les agissements amènent l’administration du Finistère à ordonner l’arrestation : un élément à charge qui ne manquera pas d’être utilisé, dès mars 1793126, à l’encontre d’un département peut-être coupable en premier lieu d’avoir disputé, le 10 Août, la vedette à Paris.

NOTES

1. Michel VOVELLE, L’irrésistible ascension de Joseph Sec, bourgeois d’Aix, Aix-en-Provence, Édisud, 1975. 2. Idem, Théodore Désorgues ou la désorganisation, Aix-Paris, 1763-1808, Paris, Seuil, 1985. 3. Jean-Baptiste LOUVET, Mémoires. Quelques notices pour l’histoire et le récit de mes périls depuis le 31 mai 1793, préface de Michel VOVELLE, Paris, Desjonquères, 1988. 4. Michel BIARD, Collot d’Herbois. Légendes noires et Révolution, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1995 ; Pierre SERNA, Antonelle, aristocrate révolutionnaire, Paris, Le Félin, 1997. 5. Par exemple, Arnaud-Jean M EILLAN, Mémoires d’un proscrit, [1823], rééd. Christian DESPLAT, Bordeaux, Olivier Bervialle, 1989 ; Roger BARNY, Mes soliloques. Autobiographie rêvée du comte d’Antraigues, Paris, CTHS, 2001 ; Anne de MATHAN, Mémoires de Terreur, l’an II à Bordeaux, Bordeaux, PUB, 2002 ; Idem, Histoires de Terreur. Les Mémoires de François Cholet, et d’Honoré Riouffe, Paris, Honoré Champion, 2014 ; Manon ROLAND, Mémoires, [1795], rééd. Paul de ROUX, Paris, Mercure de France, 2004 ; Jean-Clément MARTIN, Sophie de Bohm, prisonnière sous la Terreur. Mémoires d’une captive en 1793, Paris, Cosmopole, 2006 ; Paul BARRAS, Mémoires [1895-1896], réed. Jean-Pierre THOMAS, Paris, Mercure de France, 2010 ; Michel B IARD et Philippe B OURDIN (dir.), Robespierre. Portraits croisés, Paris, A. Colin, 2012 ; Hervé LEUWERS, Robespierre, Paris, Fayard, 2014. 6. Jean-Luc CHAPPEY, « La Révolution française dans l’ère du soupçon », Cahiers d’Histoire, n°65, 1996, p. 63-76 ; Anne de MATHAN, « Pour une autre histoire de la Terreur », Au plus près du secret des cœurs ? Nouvelles lectures historiques des écrits du for privé en Europe du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, PUPS, 2005, p. 149-163 ; Natalie PETITEAU, Écrire la Révolution. Les mémorialistes de la Révolution et de l’Empire, Paris, Les Indes savantes, 2012 ; Numéro spécial des AHRF, « Vivre la Révolution », Annie DUPRAT et Éric SAUNIER (dir.), n°373, juillet-septembre 2013. 7. ACTAPOL, projet ANR sous la direction de Michel BIARD, Philippe BOURDIN, Hervé LEUWERS. 8. La Patrie, n° du 23 janvier au 7 février 1884, AD Finistère, 30 J 2. 9. Armand CORRE, « Le procès de Louis XVI et la révolution du 31 mai d’après la correspondance de Blad, député à la Convention nationale, avec la municipalité de Brest », La Révolution Française, tome 29, juillet-décembre 1895, p. 539-564. 10. Philippe B OURDIN, « Une pédagogie de la République ? Les correspondances des députés auvergnats, entre Assemblée législative et Convention » ; Michel BIARD, Philippe BOURDIN, Hervé LEUWERS, Pierre SERNA (dir.), 1792. Entrer en République, Paris, Armand Colin, 2013, p. 51-60. 11. Prosper LEVOT, Biographie bretonne, Paris, Cauderan, 1852 ; Jean PASCAL, Les députés bretons de 1789 à 1983 ; Paris, PUF, 1983 ; René CARDALIAGUET, Le régicide brestois Claude Blad, proconsul de Quiberon, Brest, Presse libérale du Finistère, 1937 ; Émilie CADIO, Les députés du Finistère à la Convention nationale, M1, Anne de MATHAN (dir.), Université de Bretagne Occidentale, 2008.

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12. Métonymie désignant par leurs sangles de cuir les portefaix, ces hommes de main au service d’une noblesse obtuse qui prétendait, à l’instar du chevalier de Guer, « sabrer le tiers », c’est-à- dire les jeunes patriotes guidés par Jean-Victor Moreau. 13. Michel DENIS, Rennes, berceau de la liberté : Révolution et démocratie, Rennes, berceau Ouest- France, 1989, p. 101 et sq. 14. François-René de CHATEAUBRIAND, Mémoires d’outre-tombe, [1848], rééd. Gérard GENGEMBRE et Pierre CLARAC, Paris, le Livre de Poche, 1999, p. 157. 15. AD Finistère, 159 L 1. 16. AN, C178/2. 17. Archives parlementaires (désormais AP), LVII, p . 467. 18. AP, LXII, p. 56. 19. AM Brest, 2 D 23 et 10 L 32. 20. Anne de MATHAN, « Les insurrections girondistes de Bretagne en 1793 : premiers résultats », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, tome 111, 2004, n°4, p. 29-42 ; Bruno BARON, Élites, pouvoirs et vie municipale, 1750-1820, Thèse, Université de Bretagne Occidentale, Philippe JARNOUX (dir.), 2012, p. 798-799. 21. Ibidem, p. 814 et p. 816. 22. Dominique W AQUET, «La bibliothèque de Guermeur, avocat finistérien, conventionnel. Montagnard ?» AHRF, 2015-2. 23. AN, C178/2. 24. Michel BIARD, Missionnaires de la République. Les représentants du peuple en mission (1793-1795), Paris, CTHS, 2002. 25. Pierre-Nicolas TERVER, « Jacques Quéinnec (1755-1817), un élu républicain du Léon », Bulletin de la Société Archéologique du Finistère, tome CXLI, 2013, p. 555-586. 26. Louis ELEGOËT, Les Juloded. Grandeur et décadence d'une caste paysanne en Basse-Bretagne, Rennes, PUR, 1996. 27. AD Finistère, 7 J 88. 28. http://collection-baudouin.univ-paris1.fr/, vol. 31, 10 août 1792. Voir Anne de MATHAN, « 1792, le transitoire et le provisoire. Les conséquences législatives de la chute de la royauté », colloque La loi en Révolution, 1789-1795, Fonder l’ordre et établir la norme, Pierre SERNA, Anne SIMONIN, Jean-Philippe HEURTIN et Yann-Arzel DURELLE-MARC (dir.), 12-14 septembre 2013, Archives Nationales et Université Paris 1, à paraître. 29. AD Finistère, 100 J 585, 13 novembre 1792. 30. Ibidem, 10 juin 1793. 31. Ibid., 24 juin 1793. 32. Ibid., 13 juillet 1793. 33. Ibid., 8 juin 1793. 34. Ibid., 15 juin 1793. 35. Ibid., 29 juin 1793. 36. Timothy T ACKETT, Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires, Paris, Albin Michel, 1996. 37. AD Finistère, 100 J 585, 22 juillet, 1793. 38. Ibidem, 26 juin 1793. 39. Ibid., 10 juin 1793. 40. Michel BIARD (dir.), Les représentations de l’« homme politique » en France, Rouen, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2006, 96 p. 41. AD Finistère, 7 J 88 42. AM Brest, 2 D 23, 12 décembre 1792. 43. AD Finistère, 100 J 585, 13 novembre 1793.

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44. AM Quimper, 7 J 88. 45. AM Brest, 2 D 23, 12 décembre 1792. 46. Ibidem, 23 janvier 1793. 47. Ibid., 21 décembre 1792. 48. Ibid. 49. Ibid., 26 janvier 1793 50. Ibid., 26 décembre 1792. 51. Ibid., 22 mai 1793. 52. Ibid., 24 mai 1793. 53. Ibid. 54. Ibid., 27 mai 1793. 55. Ibid., 29 mai 1793. 56. Ibid. 57. AD Finistère, 100 J 585, 10 juin 1793. 58. Ibidem, 8 juin 1793. 59. Ibid. 60. Ibid. 61. Serge ABERDAM, L’élargissement du droit de vote entre 1792 et 1795 au travers du dénombrement du comité de division et des votes populaires sur les constitutions de 1793 et 1795, thèse sous la direction de Michel VOVELLE, Université Paris 1, 2001. Position de thèse, AHRF, 2002/1, n°327, p. 106-118. 62. AD Finistère, 100 J 585, 15 juin 1793. 63. Ibidem, 29 juin 1793. 64. Ibid., 10 juillet 1793. 65. Ibid., 22 juillet 1793. 66. AM Brest, 2 D 23, 23 janvier 1793. 67. Haim B URSTIN, « Le protagonisme comme facteur d’amplification de l’événement », L’événement, Aix-Marseille, PUP, 1986, p. 65-74 ; idem, « La biographie en mode mineur : les acteurs de Varennes ou le « protagonisme » révolutionnaire », RHMC, 2010 – 1, n°57, p. 7-24. 68. AM Brest, 2 D 23, 26 janvier 1793. 69. Ibidem, 12 août 1793. 70. AD Finistère, 100 J 585, 12 août 1793. 71. AM Brest, 2 D 23, lettre du 32 janvier 1793. 72. Ibidem, 22 décembre 1792. 73. Ibid., 30 janvier 1793 74. Ibid., 2 février 1793. 75. Ibid., 22 décembre 1792. 76. Ibid., 24 mai 1793. 77. Ibid., 31 juillet 1793. 78. Ibid., 26 janvier 1793. 79. Ibid. 80. Ibid., 5 août 1793. 81. AD Finistère, 19 J 13. 82. Ibidem, 100 J 585, 22 juillet 1793. 83. Ibid., 26 juin 1793. 84. AM Brest, 2 D 23, 26 août 1793. 85. Ibidem, 28 août 1793. 86. Ibid., 2 février 1793. 87. Ibid., 7 juillet 1793. 88. AP, LXIX, p. 553-555.

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89. AM Brest, 2 D 23, 27 juillet 1793. 90. AD Finistère, 100 J 585, 13 novembre 1792. 91. Ibidem, 15 juin 1793. 92. Ibid., 29 juin 1793. 93. Ibid., 27 juillet 1793. 94. Ibid., 7 août 1793. 95. Ibid., 12 août 1793. 96. Ibid. 97. AM Brest, 2 D 23, 28 août 1793. 98. Ibidem, 22 décembre 1792. 99. Ibid., 21 décembre 1792. 100. Ibid., 30 janvier 1793. 101. Ibid., 28 août 1793. 102. AP, LXXIII, p. 20. 103. Sur la radicalité, voir le n° 357 des AHRF, Radicalités et modérations en Révolution, septembre 2009, et notamment Pierre SERNA, « Radicalités et modérations, postures, modèles, théories. Naissance du cadre politique contemporain », p. 3-19. 104. Anne de MATHAN, Girondins jusqu’au tombeau. Une révolte bordelaise dans la Révolution française, Bordeaux, Sud-Ouest Éditions, 2004. 105. AD Gironde, 12 L 8, 5 mai 1793. 106. Aurélien VIVIE, Histoire de la Terreur à Bordeaux, Bordeaux, Féret, 1877, t. 1, p. 227. 107. AM Brest, 2 D 23, 22 décembre 1792. 108. AP, LVII, p. 390 109. Michel BIARD, La liberté ou la mort. Mourir en député (1792-1795), Paris, Tallandier, 2015. 110. AD Finistère, 19 J 13, 22 décembre 1793. 111. Ibidem 3L3. 112. Ibid., 100 J 312. 113. Ibid., 10 L 32, 22 mai 1793. 114. AM Brest, 2 D 23, 5 juin 1793. 115. Ibidem, 20 juillet 1793. 116. Ibid., 24 juillet 1793. 117. Ibid., 13 juillet 1793. 118. Ibid., 22 juillet 1793. 119. AP, LV, p. 371. 120. AP, LVII, p. 137. 121. AD Finistère, 19 J 6. 122. Marc-Antoine BAUDOT, Notes historiques sur la Convention nationale, Paris, D. Jouaust, 1893. 123. Par exemple Lionnel ARNAUD, Christine GUIONNET (dir.), Les frontières du politiques. Enquête sur les processus de politisation et de dépolitisation, Rennes, PUR, 2005 ; Christine GUIONNET et Christian LE BARS, « Conflit et politisation : des conflits politiques aux conflits de politisation », La politisation. Conflits et construction du politique depuis le Moyen-Age, Rennes, PUR, 2010, p. 67-90 ; Laurent LE GALL et Michel OFFERLÉ, La politique sans en avoir l’air. Aspects de la politique informelle, XIXe-XXe siècles, Rennes, PUR, 2010. 124. Gomaire a abonné le département du Finistère au Journal des Débats (AD Finistère, 100 L 312, 2 octobre 1792). 125. AP, LII, p. 130, 25 septembre 7192. 126. AP, LIX, p. 600.

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RÉSUMÉS

Les 128 lettres adressées par les conventionnels du Finistère – Claude Blad, Jacques Guermeur et parfois même l’ensemble de la députation – à leurs concitoyens, du début de la session jusqu’à la fin de l’an II, constituent une interface de politisation interagissant sur chacune des parties ainsi mises en relation, par-delà la distance géographique. Cette correspondance en cours de publication permet en effet d’observer les relations entre Paris et province, la constitution des identités politiques à l’Assemblée ainsi que les stratégies parlementaires, les sociabilités et la vie quotidienne des députés, ou encore les vecteurs de diffusion de l’information ou le rôle des émotions en politique, mais elle éclaire surtout les processus de politisation des électeurs et des élus. Elle révise la vision simpliste selon laquelle le fil conducteur de l’initiative politique descendrait de Paris vers la province, des députés supposés plus politisés, vers une opinion publique que son ignorance et sa crédulité rendraient malléable à toutes les préconisations de ses élus.

The 128 letters from the deputies of the department of the Finistère – Claude Blad, Jacques Guermeur and at times even the entire deputation – to their fellow citizens from the beginning of the Convention until the end of the Year Two form an interface showing the relationship between each of these persons who were widely separated geographically. This correspondence currently being published illuminates the relationship between Paris and the provinces, the make-up of political identities in the Assembly, as well as parlementary strategies, sociabilities, and the daily life of the deputies. It shows the means by which information was transmitted, and the role of emotions in politics. And it clarifies, above all, the process of politization of the voters and those elected to public office. The correspondence revises the simplistic view that political initiative emanated from Paris towards the provinces, the deputies allegedly more politicized than their electorate, who by its ignorance and credulity were easily open to manipulation by those in public office.

INDEX

Mots-clés : Finistère, Convention nationale, correspondance, sociabilité, vie quotidienne, politisation, for privé

AUTEUR

ANNE DE MATHAN Université de Bretagne occidentale Faculté des lettres, 20 rue Duquesne, 29238 Brest cedex 3 [email protected]

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Comptes rendus

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Brecht DESEURE, Onhoudbaar Verleden. Geschiedenis als politiek instrument tijdens de Franse periode in België Louvain, Universitaire Pers Leuven, 2014

Annie Jourdan

RÉFÉRENCE

Brecht DESEURE, Onhoudbaar Verleden. Geschiedenis als politiek instrument tijdens de Franse periode in België, Louvain, Universitaire Pers Leuven, 2014, 422 p., ISBN 9789058679833, 55 €.

1 Depuis toujours ou presque, l’historiographie révolutionnaire affirme que la Révolution française a brisé net avec le passé. François Furet ajoutait de surcroît que « même quand ses armées rançonnent les pays conquis, la France révolutionnaire ne sort jamais de l’universel démocratique » (L’atelier de l’histoire, p.113). Elle aurait jeté aux oubliettes toute référence à l’histoire de France. Dans sa thèse de doctorat, publiée en 2014, Brecht Deseure démontre subtilement le contraire. Non seulement l’auteur passe en revue la révolution belge qui suit l’annexion des Pays-Bas autrichiens à la France, mais il montre bien aussi combien les agents français, de séjour dans le pays, ont été soucieux de persuader le peuple belge du bien-fondé de la situation. Tout se fit avec douceur – si l’on oublie évidemment quelques brutalités militaires. Deseure découvre dans les discours français hautement politiques beaucoup d’allusions à l’esprit de liberté et au passé glorieux de la nation « belgique », ainsi qu’on l’appelait à l’époque. Voilà qui est curieux ! On nous avait dit que les Français étaient des occupants arrogants et violents, avides de spoliation et enclins à franciser au plus vite les tout nouveaux citoyens. Les discours et les images qui meublent les fêtes et les cérémonies officielles révèlent tout autre chose. C’est l’originalité de cette thèse que d’y avoir prêté attention. Les Français ont en effet su tirer parti notamment de l’histoire de la ville d’Anvers : la fermeture de l’Escaut de 1648, par exemple, leur permettait de vouer aux

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gémonies ceux qui l’avaient rendue possible et de prédire un avenir radieux aux habitants, devenus français. Une fois rouvert l’Escaut, la prospérité ancienne et légendaire de la ville ne serait plus un vain mot. La liberté originelle des Belges serait ressuscitée par la grâce de la Révolution française. Les administrateurs ne craignaient pas, dans ce cadre, de réactualiser l’histoire des Pays-Bas depuis le XVIe siècle et de chanter les louanges d’un peuple épris de liberté. Vue sous cet angle, la Révolution française promettait non point une rupture avec le passé, mais un retour vers celui-ci – fanatiques et tyrans en moins. Les fonctionnaires surent aussi accaparer des symboles d’Ancien Régime et les métamorphoser en allégories révolutionnaires. C’est le cas du Géant d’Anvers, une statue monumentale d’un général romain, assis sur un socle, qui servait de char à la Joyeuse Entrée, cérémonie désormais désuète. Les Français en firent une allégorie du Peuple, emblème du régime nouveau. Il trônait désormais dans les fêtes et manifestations. Le Géant ne fut pas seul à être décoré du tricolore. D’autres chars le furent aussi, notamment ceux employés traditionnellement dans la cavalcade où siégeait désormais la Liberté. Certes, les portraits et bustes ou statues des ci-devant princes et souverains furent détruits. Mais tout ce qui put être récupéré du passé arborait les trois couleurs. Ce qui frappe également, c’est qu’en Belgique les fonctionnaires français étaient sensibles au « local ». À Anvers, ils se référaient constamment à l’histoire de la ville. À Bruxelles, ils faisaient de même, mais là, le passé de la ville proposait moins de références adéquates. C’était une ancienne ville de cour, peuplée de princes et de ducs et plus difficile donc à intégrer dans la symbolique et le discours républicains. Le ministre lui-même, Bénézech, encourageait ses fonctionnaires à consulter et à prendre en considération les localités, les usages et les goûts des administrés. La politique française dans les départements réunis était donc plus subtile que ce que disent encore les historiens. Elle sut tirer profit de l’histoire spécifique du pays impliqué et de ses caractéristiques locales ou régionales. Cette politique ne date pas du reste de Thermidor, qui l’amplifia certes. Avant cela, le ministre des Affaires extérieures, Lebrun-Tondu, et son acolyte, Dumouriez, l’avaient déjà amorcée. Napoléon Bonaparte poursuivit sur cette voie, mais il fit mieux encore fusionner ancien et nouveau. On sait que l’empereur des Français affectionnait le syncrétisme et multipliait les références à tout ce qui pouvait renforcer une légitimité fragile : Antiquité, histoire européenne, histoire nationale et Révolution. Tout était bon à ses yeux afin qu’il entre et demeure dans la postérité sous les traits de l’homme exceptionnel. En Belgique, il perpétua donc les initiatives des révolutionnaires et innova en privilégiant son appartenance toute nouvelle à la famille des Habsbourg, anciens souverains de la Belgique. Napoléon ne négligea pas non plus le port d’Anvers – dont il s’occupa dès le Consulat, mais dans des vues moins commerciales que militaires.

2 Ces allusions à l’histoire régionale et nationale d’un pays réuni ne découlent pas d’une volonté idéologique, précise et contraignante. Elles participent de la rhétorique révolutionnaire, visant un but précis : légitimer l’annexion des Belges à la Grande Nation et les persuader de son bien-fondé. Deseure en est fort conscient. De même, il tient compte des circonstances et sait très bien contextualiser, quand cela s’avère nécessaire. Cette approche me semble prometteuse. Non seulement elle nous en apprend beaucoup sur l’histoire de la Belgique, sur les initiatives françaises en ces lieux, mais elle devrait inciter les chercheurs à revoir de plus près s’il y a eu des scénarios similaires dans les républiques sœurs. En tout cas, pour ce qui touche à la Hollande, son esprit de liberté ne cessa d’être célébré jusque sur les bancs de la Convention nationale. Du point de vue de la France, cette approche peut également

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nuancer les interprétations traditionnelles. Ainsi les Francs et les Gaulois étaient de retour sur scène dès la Convention, tout comme l’était la Pucelle d’Orléans – notamment dans le musée des monuments français d’Alexandre Lenoir. La rupture temporelle de ce point de vue est moins brutale qu’on ne l’a cru et la faculté imaginative des révolutionnaires moins bornée qu’on ne l’a dit.

3 En bref, cet excellent ouvrage est bien informé, bien écrit et bien illustré – il a du reste reçu le prix d’histoire 2013 de la Province d’Anvers. Les illustrations contemporaines de P. A. J. Goetsbloets et les tableaux ou esquisses de Mathieu van Bree, y reproduisent l’environnement festif des révolutionnaires et les changements qu’ils opéraient dans cet environnement. Les dessins de Goetsbloets vaudraient la peine d’être exposés, éventuellement avec des séries équivalentes françaises ou hollandaises. Comme les Tableaux historiques de la Révolution française, mais de façon moins élitiste, ils illustrent avec talent ce qui se passa durant l’annexion, de même que la réception étonnée ou sarcastique des tout nouveaux Français. Car les efforts des administrateurs français ne furent pas toujours couronnés de succès et appréciés des habitants du lieu. L’auteur n’oublie pas de le signaler.

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Claudy VALIN, Lequinio, la loi et le Salut public Rennes, PUR, 351 p., 2014

Gaid Andro

RÉFÉRENCE

Claudy VALIN, Lequinio, la loi et le Salut public, Rennes, PUR, 351 p., 2014, ISBN 978-2-7535-3320-2, 22 €.

1 Docteur en histoire et en droit, Claudy Valin est également avocat, à l’image de l’homme à qui est consacré cet ouvrage. Cette proximité professionnelle, ainsi que les recherches précédemment menées par l’auteur sur La Rochelle et la Vendée pendant la Révolution, l’ont tout naturellement poussé à mener une thèse sur l’itinéraire à la fois singulier et représentatif du breton Joseph Marie Lequinio, cet « être que la Révolution a tiré de l’anonymat » (p. 9). L’auteur affiche dès son introduction une ambition propre à tout travail biographique et pourtant difficile à satisfaire : celle de saisir la « structure intérieure » (p. 10) de Lequinio au-delà de sa carrière politique et surtout en dépit de l’aridité de ses écrits privés et de ses épanchements personnels. La tâche est d’autant plus délicate que le personnage fait partie de ces représentants du peuple montagnards, envoyés en mission dans les départements insurgés et donc associés aux excès de la Terreur et aux « légendes noires » de l’an II.

2 Pour approcher la complexité du personnage et déconstruire parallèlement les préjugés de violence voire de « sadisme » véhiculés à son encontre depuis des siècles, l’auteur construit sa biographie de manière traditionnelle en segmentant la vie de Lequinio selon quatre temps : de l’enfance aux études de droit (1755-1778), du barreau de Vannes aux États de Bretagne (1778-1791), de son mandat législatif à la chute de la Montagne (1791-1794) et enfin de sa disgrâce politique à son émigration américaine et à sa mort (1795-1812).

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3 La première partie se révèle d’emblée très intéressante car l’auteur y souligne clairement l’identité sociale complexe de Lequinio. En effet, celui-ci associe dans son enfance une appartenance à la petite bourgeoisie morbihannaise et un profond attachement à la paysannerie la plus pauvre chez laquelle il passe quelques années, après la mort de son père chirurgien. Il complètera ce parcours par une éducation classique chez les frères et au collège de Vannes lui permettant de posséder, dès son plus jeune âge, une lucidité intellectuelle sur la difficile réalité sociale du peuple des campagnes mais aussi sur les préjugés et l’ignorance qui fondent leur appréhension du monde. Lequinio est donc le produit de ce double attachement : un attachement affectif au milieu rural breton et un attachement intellectuel à la connaissance scolaire et surtout juridique. Il entre à la faculté de droit de Rennes en 1774 et rejoint ainsi cette génération de jeunes étudiants qui, ayant suivi les cours de Poullain Du Parc et de Lanjuinais, joueront un rôle fondamental dans la mise en œuvre de la Révolution bretonne.

4 Dans un deuxième temps, l’auteur nous fait suivre les débuts professionnels de Lequinio et son éveil progressif à la question politique. Avocat à Vannes et à Sarzeau, il est élu maire de Rhuys en 1786 puis député du Tiers aux États de Bretagne où il est largement influencé par les débats sur la fiscalité qui agitent la province. Son influence en tant que rédacteur du cahier de doléances de la ville de Rhuys confirme l’influence locale croissante de ce jeune avocat. Pendant les premières années de la Constituante, il se contentera pourtant de commenter l’action politique et de constater le décalage régulier entre les décisions prises à Paris et l’incompréhension des paysans bretons. Une nouvelle conviction s’impose durablement à lui : le pouvoir politique doit faire preuve de pédagogie à l’égard du peuple des campagnes. De cette conviction découle une mission qu’il s’impose désormais à lui-même en publiant régulièrement dans le Journal des laboureurs.

5 Son action locale le mène à une étape essentielle de sa vie politique puisqu’il est élu député du Morbihan à l’Assemblée législative à la fin de l’été 1791. Il découvre alors le Paris révolutionnaire et les débats au Club des Jacobins. Il intègre le comité d’Agriculture où son empathie à l’égard du monde paysan lui confère légitimité et autorité morale. Son investissement politique se poursuit par la publication de deux textes fondamentaux toujours destinés à promouvoir l’instruction du peuple : une Adresse au peuple des campagnes et surtout Préjugés détruits (été 1792), un ouvrage qui sera assez largement diffusé pour assurer à son auteur une certaine notoriété. Son élection en tant que conventionnel et son départ en mission en février 1793 inaugurent une nouvelle phase de sa carrière dominée par l’action politique au nom du salut public. Cette période constitue une part importante du travail de Claudy Valin et justifie d’ailleurs le choix de son titre. Le parcours de Lequinio à l’armée du Nord puis aux ports de La Rochelle et de Rochefort est précisément développé et son action décrite avec rigueur (réquisition, taxation, politique religieuse, défense…). Pourtant, cette réflexion se mène parfois au détriment d’une véritable approche biographique. En effet, la densité des événements, la prolixité des sources et la multiplicité des acteurs renvoient régulièrement Lequinio au rang d’un personnage presque secondaire. Ainsi, l’ambition initiale d’une approche psychologique individuelle se dilue trop souvent dans la description des rapports de force et des luttes de pouvoir locales. Finalement la véritable question demeure : comment expliquer l’action de Lequinio ? Peut-on parler de radicalisation politique ou tout simplement d’une adaptation de ses convictions

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personnelles au principe du salut public ? Le bilan de cette partie très documentée est donc un peu décevant, assombri par plusieurs coquilles et quelques erreurs factuelles comme le député Le Mailliaud appelé Le Mailliard, la fin des intendances datée de 1792 ou encore la formule inadaptée d’une supposée « vacance du pouvoir politique » en 1793.

6 L’intérêt de la dernière partie réside essentiellement dans la mise en évidence des mécanismes complexes et subtils de la disgrâce politique à laquelle est confronté Lequinio à partir de 1795. L’auteur en fait le portrait d’un homme perdu, tiraillé entre la volonté de poursuivre son engagement politique et les impasses de l’auto- justification post-thermidorienne. Tout devient alors stratégie, de l’achat de plusieurs biens nationaux à sa dénonciation du « tyran » Robespierre. Or l’exclusion apparaît irrévocable et Lequinio est progressivement confronté à la plus grande des humiliations : le mépris collectif. La partie se termine sur son émigration aux États- Unis en tant que sous-commissaire des relations commerciales à Newport. Ce départ sonne selon l’auteur comme un « exil politique déguisé » (p. 310) plus que comme une opportunité. La rareté des sources explique sans doute un chapitre assez synthétique dans lequel Lequinio apparaît comme une victime passive de sa relégation, de son mariage (1802) et de sa ruine.

7 L’ouvrage se révèle très agréable à lire et traduit des recherches approfondies. Cependant il manque de références bibliographiques récentes qui auraient sans nul doute permis d’apporter un éclairage supplémentaire sur cet itinéraire politique. On peut regretter une référence quasi systématique à Michelet et à Jaurès comme sources principales sur la Révolution française et l’absence de travaux sur la culture politique et le rôle des acteurs dans le processus révolutionnaire. Ce travail reste tout de même un ouvrage de qualité et constitue une biographie de référence sur Lequinio, invalidant ainsi un des multiples portraits caricaturaux de conventionnel dont l’historiographie révolutionnaire est chargée.

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Philippe BOURDIN (dir.), Les nuits de la Révolution française Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2013

Annie Duprat

RÉFÉRENCE

Philippe BOURDIN (dir.), Les nuits de la Révolution française, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2013, 432 p., ISBN 9-782845-166073, 25€.

1 Ce gros volume regroupe vingt-quatre communications autour d’un des thèmes qui avait été illustré en roman par Nicolas-Edme Restif de la Bretonne, Les nuits de la Révolution française. Notons également que l’un des contributeurs, Alain Cabantous, a publié chez Fayard en 2009 une Histoire de la nuit (XVIIe-XVIIIe siècles), Dominique Bertrand a dirigé chez Champion en 2003 un Penser la nuit, recueil d’actes d’un colloque de littéraires, et Simone Delattre a publié en 2000, chez Albin Michel, Les douze heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle. On trouvera des références bibliographiques plus nombreuses dans la longue introduction rédigée par Philippe Bourdin sous le titre « Fenêtres sur la nuit » (p. 11-26). Mais c’est encore la revue Sociétés et représentations qui a été pionnière en publiant dès 1997 un numéro spécial consacré à « La nuit » sous la direction de Véronique Nahoum-Grappe et de Myriam Tsikounas.

2 Avant même la Révolution française, la monarchie édilitaire, de plus en plus administrative et hygiéniste, a perçu le potentiel transgressif des lieux sombres, ces lieux de la face obscure de la vie puisqu’il s’agit des cimetières, en ordonnant leur déplacement hors de la ville. Si la nuit impose l’effacement des repères naturels, crée les conditions de l’inquiétude, de la délinquance et de l’effroi, elle rend nécessaire aussi, dans des villes surpeuplées comme Londres au temps des Gordon Riots ou le Paris de la Révolution, l’institutionnalisation de services de contrôle de la sécurité et de lutte contre les incendies. En même temps, les autorités doivent protéger le silence, pour le sommeil des habitants, et leur laisser une part de vie privée indispensable. Il y a donc

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une tension entre ces deux impératifs, contrôler et protéger, la nuit étant le moment (mais aussi le lieu ?) où ces décisions sont prises. L’obscurité de la nuit est de plus en plus amoindrie par les lumières, les éclairages des rues et des logements, les lumières des lieux de divertissement. Combien de « journées révolutionnaires » ont eu pour berceau ou pour pendant des nuits, précédentes ou consécutives… Pour une séance qui s’est réellement produite la nuit (4 août 1789) que d’exaltation durant les nuits des 12 au 13, 13 au 14 et 14 au 15 juillet ? Et durant ces nuits d’été dans les campagnes où les paysans croyaient voir luire les feux allumés par des brigands durant l’épisode de la Grande Peur en 1789 ? Ou les rencontres nocturnes des esclaves préparant leur insurrection à Saint-Domingue dans la nuit du 22 au 23 août ? Sans énumérer toutes les dates de cette décennie terrible, on peut imaginer les cortèges aux flambeaux dans les rues de Paris lors des massacres de septembre 1792, ou de juillet 1794 – Thermidor – ou encore des coups d’État successifs du Directoire. En province, d’Avignon (massacres de la Glacière) à la Vendée, la nuit a été propice aux préparations de coups d’éclat. Après Brumaire, l’ordre diurne règnerait-il à Paris et ailleurs ?

3 La variété des thèmes abordés dans le présent ouvrage, comme la diversité des approches sont remarquables. Il est à noter pourtant que, si les sources sont également très diverses, elles s’avèrent souvent contradictoires sur la perception de la nuit, tant les événements nocturnes sont différents. Dans le sud-est de la France, par exemple, les contre-révolutionnaires attaquent de préférence en journée, afin de se montrer, de légitimer leur action et, par là, de faire des émules. En revanche, les violences suscitées par les patriotes sont préparées, et se déroulent souvent de nuit, l’attaque nocturne des châteaux en 1792 suscitant un effroi beaucoup plus considérable qu’en journée tant les récits sont amplifiés. Mais sous le Directoire, le brigandage sous toutes ses formes, qui est essentiellement d’origine contre-révolutionnaire, est nocturne. Dans les contrées les plus imprégnées de religion, ayant conservé nombre de prêtres – souvent réfractaires – les messes clandestines sont parfois l’occasion de processions nocturnes qui se transforment en lieux de complots.

4 Il est toujours difficile de recenser un livre collectif comptant un grand nombre d’auteurs qui traitent le même sujet avec des approches multiples. Nous avons choisi de citer les intitulés des communications afin de donner au lecteur l’envie d’en savoir davantage en lisant le livre. Divisé en quatre parties intitulées successivement « Le temps de l’action politique », « Les travaux de la nuit » « Sociabilités nocturnes » et « Imaginaires et représentations », l’ouvrage nous invite à examiner, ressentir, l’ombre, les ombres, avec ses bruits et ses silences. La première partie, « Le temps de l’action politique » regroupe huit textes : Alain Cabantous sur les Gordon Riots de Londres (1780) considérés sous l’angle de la dramaturgie révolutionnaire ; Sébastien Pivoteau sur les illuminations arpajonnaises de mars 1792, dans le Cantal ; Côme Simien sur la donnée nocturne des massacres en septembre 1792, hors de Paris ; Valérie Sottocasa nous invite à la suivre dans les « nuits rebelles de la Révolution française » avec brigands et comploteurs ; en Vendée, les nuits ne sont pas moins agitées pour les colonnes républicaines en 1794 ; Samuel Guicheteau nous entraîne un peu plus tard, en 1820, lorsque l’agitation libérale trouble les nuits de Nancy et de Rennes ; le dernier article de cette première partie nous ramène à Paris, mais dans une perspective comparatiste des nuits de 1830, de 1848 et de 1871.

5 La seconde partie, « Le temps de l’action politique » compte cinq communications : Julien Saint-Roman observe les actions nocturnes des ouvriers de l’arsenal de Toulon en

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1793 ; Romain Gaucher s’intéresse aux problèmes posés par la pêche nocturne en Seine- Inférieure entre 1803 et 1814 ; utilisant les archives des municipalités qui avaient obtenu en 1796 le contrôle des hôpitaux publics, Philippe Bourdin y observe l’ordre social et les déviances ; enfin, balayant une vaste zone géographique et une longue période chronologique, Paul Chopelin étudie « les nuits de l’Église réfractaire ».

6 La troisième partie, « Sociabilités nocturnes » regroupe six interventions : Serge Aberdam raconte les repas de rue à Paris au début du mois de juillet 1794 ; Guillaume Mazeau et Cyril Triolaire nous convient à participer aux loisirs en étudiant, pour le premier, les effets pyrotechniques dans les fêtes entre 1788 et 1810 et, pour le second, les spectacles théâtraux ; un autre univers est exploré par Geneviève Lafrance, celui des cachots dans les prisons parisiennes à l’époque de la Terreur ; Laure Hennequin- Lecomte reprend le dossier des « nuits » organisées par la société de la Dui au château de Vizille durant le Directoire ; Guillaume Garnier examine Du sommeil, de Philibert Chabert en le rapprochant des traités de physiognomonie si nombreux à l’époque.

7 Cinq articles composent la dernière partie, « Imaginaires et représentations » : Michel Biard, qui reprend le dossier de la symbolique du bonnet de luit ; Barbara Innocenti qui s’intéresse à la nuit révolutionnaire dans les pièces de théâtre en Italie ; le grand Restif de la Bretonne est étudié par Françoise Le Borgne ; la nuit dans la littérature enfantine est évoquée par Emmanuelle Plagnol-Deval et Pascal Dupuy reprend le dossier du Cauchemar de Füssli adapté dans les images satiriques (1780-1848).

8 La conclusion est rédigée par Pierre Serna avec un titre un peu provocateur « Le soleil ne se couche jamais sur la Révolution », titre énigmatique pour une réflexion profonde sur les apports du colloque à l’origine du présent ouvrage.

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Ange ROVÈRE, Mathieu Buttafoco (1731-1806). Un homme dans le siècle des révolutions Ajaccio, Éd. Alain Piazzola, 2015

Claude Mazauric

RÉFÉRENCE

Ange ROVÈRE, Mathieu Buttafoco (1731-1806). Un homme dans le siècle des révolutions, Ajaccio, Éd. Alain Piazzola, 2015, 218 p., ISBN 978-2-36479-038-4, 15 €.

1 Ange Rovère est un historien reconnu de la Corse. Ses précédents livres, notamment ceux écrits en collaboration avec Antoine Casanova sur les rapports interactifs entre la Révolution française et la Corse, font autorité et celui qu’il a rédigé avec Jean-Paul Pellegrinetti sur la Corse et la République (1880-2003) se signale par le souci de sortir des sentiers battus et des clichés qui sont légion, comme chacun sait. Le regard d’ensemble que porte Rovère sur l’histoire d’une île où il réside et où il a exercé de lourds mandats d’élu local à Bastia, île d’abord « annexée » mais devenue « française » par la Révolution à laquelle son peuple a massivement adhéré en 1790, consiste à marquer la spécificité et la singularité de la Corse. Mais sans pour autant l’extraire des grandes tendances qui caractérisent l’histoire des espaces méditerranéen et européen depuis le XVIIIe siècle. Ange Rovère est un historien respecté dans l’île et sur le continent, bien au-delà de ses confrères proches, pour son érudition et son sens de la mesure, puisant aux sources l’essentiel de ce qui fonde son propos et refusant de se laisser enfermer dans une « corsitude » étroite, exemplariste et restrictive.

2 Son dernier opus est un ouvrage important, consacré à explorer la biographie d’un personnage, né Matteo Buttafoco le 1 er novembre 1731 à Vescovato dans la prospère (tout est relatif évidemment !) Casinca qui s’étend au-delà de la vaste Castaniccia. Un personnage certes connu parce qu’on le voit apparaître en position cruciale à divers

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moments de l’histoire de la Corse et de la France entre l’ère de Pascal Paoli et le moment d’apogée de l’Empire de Napoléon 1er quand, devenu Matthieu, il s’est fait citoyen français, décédant à Bastia le 6 juillet 1806. Cependant, de cet homme qui atteignit à une forme de célébrité en son temps, on a rarement considéré avec pertinence le long rôle et l’action. Mais précisément, pour saisir l’originalité de l’acteur et l’intérêt de souligner son parcours, il faut rappeler à quel point au XVIIIe siècle, notamment à la suite des arrangements consécutifs aux traités d’Utrecht, puis au temps des Lumières et enfin au moment de la Révolution française, la « question corse » s’inscrivait au cœur des relations européennes et des enjeux méditerranéens en un temps où s’affrontaient, par-delà les rapports qu’elles entretenaient avec les riverains, notamment la République de Gênes, puissance tutélaire adossée à la monarchie des Bourbons d’Espagne et au royaume de Naples, ou le Grand-duché voisin de Toscane, les deux premières puissances maritimes du temps, le Royaume-Uni et la France. Parmi les innombrables protagonistes de cette histoire compliquée où s’est joué le destin de la grande île dont le contrôle assurait, à l’époque de la marine à voile et à rames, la maîtrise du bassin occidental de la Méditerranée, se sont détachés nombre d’insulaires ou de figures singulières qui s’appelaient Pascal Paoli, Marbeuf, Abatucci, plus tard Filippo Buonarroti, Saliceti, Napoléon Bonaparte, Charles-André Pozzo di Borgo, et tant d’autres qui ont accédé à la notoriété historique. « Mathieu B. » devint le contemporain de ces personnages qui ont parcouru un demi-siècle au cours duquel l’île a cessé d’être possession de la République de Gênes pour devenir après le temps d’une indépendante nominale, relative et partagée, un territoire annexé par la monarchie française (1768), ne devenant d’ailleurs « française » qu’au travers d’une séquence événementielle populaire dont le récit minutieux ne se laisse pas découvrir d’un seul coup. Le grand mérite de Rovere est d’avoir su replacer le cas de son Buttafoco dans un récit qui révèle toute la complexité d’une situation où s’exprime peut-être la nécessité (non la « fatalité ») historique.

3 En dix chapitres organisés selon un plan chronologique qui recoupe une sorte de mouvement thématique, l’auteur nous présente Buttafoco dans son île : « une Corse entre deux mondes ». La famille, aisée, en vue, issue d’un lignage à la notoriété assurée parmi les « principali », immergée dans un réseau clanique de sociabilité, d’échanges et de culture avec les « parenti e adderanti », qui doit beaucoup à une généalogie stratégiquement construite, précisément reconstituée par l’auteur, qui n’a rien eu d’hasardeuse. Le jeune Matteo, bon catholique à l’italienne, c’est-à-dire fidèle et complaisant, baigne dans un milieu cultivé, accueillant aux Lumières et aux savoirs modernes, profondément attaché aux traditions en ce qu’elles ont de statutaire, polyglotte et « patriote », entendons ici, très préoccupé de la dignité insulaire et attentif à préserver l’originalité culturelle corse que bafoue à l’évidence la puissance tutélaire génoise pour laquelle la grande île est terre de rapine, réserve de marins, de soldats et de main d’œuvre, position maritime de caractère stratégique. Tout son héritage à la fois familial et culturel conduit donc Matteo B. à s’engager à fond dès 1764 dans l’aventure paoline, en tant qu’« ami et partisan » de Pascal Paoli. Fut-il dupe de la mythologie idéologique anticipatrice du paolinisme ou simplement gagné au projet, finalement inabouti, de construction d’un gouvernement unitaire et efficace adapté à la structure originale de l’île ? Sa correspondance avec Jean-Jacques Rousseau, assortie de descriptions avisées sur la spécificité corse, plaiderait en ce sens, mais ce qui finit par s’imposer est sa déception devant l’incapacité de la voie paolienne à choisir entre l’établissement d’une noblesse d’État moderne et reconstructive et une « démocratie »,

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à ses yeux rétrograde, plus mythologique, médiévale et verbale que progressiste au sens des Lumières. En devenant Mathieu plus que Matteo, Buttafoco va donc se faire l’« homme du Roi » (de France) en qui s’incarne selon lui, le progrès. Soldat, notamment pendant la seconde « guerre de Corse » de 1768, anobli et devenu « seigneur » moderniste dans sa Casinca, Mathieu représentera la noblesse de l’île aux États généraux de 1789, penchant presque immédiatement pour la contre-Révolution dont il se fera le défenseur acharné au point de devenir l’« infâme » qui combattra les armes à la main et sous le drapeau blanc, d’abord avec l’Union Jack puis sous l’étendard du tsar de toutes les Russies, pour tenter de permettre à la Kalliste moderne de servir les ambitions anti-françaises, c’est-à-dire selon les temps, anti-républicaines puis anti- bonapartistes, pour finalement prendre benoîtement son rang dans le « pays rassemblé » par son ennemi ci-devant ajaccien, Napoléon Bonaparte devenu Napoléon 1er. En vérité, les irréversibles effets (notamment sur les formes de la croyance religieuse) du traumatisme révolutionnaire ne répondaient-ils pas pour l’essentiel de l’ordre social reconstruit aux promesses de l’aube, les illusions en moins ? Le dernier chapitre, très historiographique et mémoriel du livre de Rovère, conduit le lecteur à s’interroger sur le sens de l’action, souvent ambiguë, d’un protagoniste important, bien situé socialement, dans le mouvement de son temps. Informé magnifiquement par un incessant travail d’exploration dans les sources nationales, corses, bastiaises et livournaises, recourant à des plongées majeures dans douze fonds de correspondances privées corses de la plus haute importance, solidement inspiré par les travaux des historiens de la Corse (Ettori, Pomponi, Vergé-Francesci, Beretti, pas seulement dans le savant recueil de Lady Rose Carrington, etc.), le livre de Rovere constitue donc un ouvrage très important, plus important peut-être en lui-même que le personnage historique qui en constitue l’objet. Mais il est vrai qu’il en va souvent ainsi !

4 Aveu de l’auteur de ce compte rendu : je ne soupçonnais pas qu’il y eut tant de papiers relatifs à ce Buttafoco, au-delà de ce que l’on connaissait de sa correspondance avec Jean-Jacques Rousseau que j’avais en d’autres temps consultée. L’histoire du destin de la Corse contemporaine des Lumières est d’une compacité extrême et je comprends mieux pourquoi et comment Jean-Jacques a pu croire qu’en elle pouvait se lire à la fois un vestige du début fictif du monde historique et pourquoi, prudemment, il n’est pas entré plus loin dans le traitement politique programmatique et constitutionnel qu’on prétendait pouvoir obtenir de lui ! Les évolutions et retournements de Paoli, les travestissements à travers lesquels ce dernier essaya de justifier son action « patriotique », entre recours à la mythologie, fondatrice et opérationnelle, et cynisme total dans l’exercice du pouvoir, opportunisme et lucidité, désespoir et attitude indigne, trouvent un écho parallèle et paradoxal dans l’évolution de ce Buttafoco dont Rovère a suivi les méandres de l’itinéraire avec une gourmandise qui rend la lecture de son livre, à la fois difficile et plaisante. Cela dit, quelle histoire, cette histoire de la Corse ! Les clans, les lieux, les coutumes et les pratiques, le nord, le sud, le golfe à l’opposé de la plaine orientale ou de l’espace venteux du cap, le petit peuple qu’on voit toujours en deçà de l’histoire « noble », interfèrent avec la prégnance des grands enjeux. On comprend vite comment la complexité de cette histoire finit par exiger que seuls ceux qui ont l’amour de l’Île au cœur, ont quelque chance de s’y reconnaître facilement. Mais quel plaisir et que d’intérêt à parcourir entre les criques, par les monts et les cols de Corse, les escapades géopolitiques où nous conduit Rovère, vers Gênes, Florence, Versailles, Vienne, Londres, Saint-Pétersbourg, et enfin Paris, où il nous a accompagnés, chemin faisant, en près de 220 pages !

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Marie-Agnès DEQUIDT, Horlogers des Lumières. Temps et société à Paris au XVIIIe siècle Paris, CTHS, 2014

Samuel Guicheteau

RÉFÉRENCE

Marie-Agnès DEQUIDT, Horlogers des Lumières. Temps et société à Paris au XVIIIe siècle, Paris, CTHS, 360 p., 978-2-7355-0826-6, 2014, 28 €.

1 Dans cet ouvrage issu de sa thèse, l’auteure se fixe plusieurs objectifs ambitieux. Elle étudie un métier, à travers ses cadres et, surtout, ses acteurs, leurs activités et leurs réseaux. Elle s’interroge sur le dynamisme des horlogers et sur leurs choix dans un temps de mutations, qu’il s’agisse des évolutions propres au métier ou de bouleversements beaucoup plus larges. En effet, le XVIIIe siècle est un temps de mutations, comme le montrent notamment l’essor de la consommation et la modification du rapport au temps. La production et l’acquisition de montres et de pendules augmentent. L’ouvrage porte essentiellement sur Paris au XVIIIe siècle : la capitale du royaume est alors le creuset du goût français qui associe la recherche esthétique et le progrès technique pour façonner des produits de luxe. Paris est aussi le foyer de l’essor de la consommation qui s’accélère et s’élargit, et un lieu essentiel pour l’évolution du rapport au temps. Il ne s’agit pas ici de résumer l’ensemble de l’ouvrage qui se révèle très riche, d’autant plus qu’il comporte des éclairages sur les réseaux économiques dans le royaume, sur les relations avec la Suisse, et encore sur l’attrait pour les produits de luxe en Chine ou sur la période révolutionnaire et le XIXe siècle (la concision de ces multiples éclairages peut d’ailleurs s’avérer frustrante). À travers quelques points, il s’agit de présenter les perspectives de ce livre.

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2 Les horlogers produisent différentes sortes de montres et de pendules. À côté des articles de luxe qui fondent la réputation de l’horlogerie parisienne et sont prisés par l’aristocratie, se développe, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, une horlogerie plus commune pour répondre à des clients plus modestes : ainsi la gamme des produits s’élargit. Ces nouveaux clients peuvent aussi se procurer des montres d’occasion. L’élargissement du marché s’accompagne donc du développement des circulations. À la diversité des objets répond celle des usages. Les élites affichent des objets de luxe. Richement décorées, les montres sont portées comme des bijoux. L’innovation technologique peut aussi s’inscrire dans cette logique d’apparat. De même de magnifiques pendules décorent les pièces de réception des hôtels aristocratiques, tandis que des instruments très précis apparaissent dans les cabinets de physique des fermiers généraux savants. Les membres des autres couches sociales imitent les élites, soit en récupérant de belles montres (achats d’occasion, dons à des domestiques), soit en acquérant des montres communes. Le mimétisme s’étend de la possession des objets aux pratiques culturelles (goût pour la mode, rapport au temps). Si la possession d’une montre constitue bien un indice de changement du rapport au temps, ce rapport n’est pas pour autant brutalement modifié. Ainsi, le temps de travail conserve son élasticité : d’une part la réalisation d’une tâche reste primordiale, la notion de durée consacrée au travail n’étant pas intégrée ; d’autre part, la journée est facilement et fréquemment interrompue, la discipline restant très faible. En revanche, le rapport au temps change nettement dans le domaine des déplacements, qui s’accélèrent en même temps qu’ils gagnent en régularité.

3 Enfin, les horlogers eux-mêmes présentent une réelle diversité, tout en étant insérés dans un métier marqué par des caractéristiques communes et des liens étroits. L’auteur s’intéresse tant aux ateliers célèbres et aux grandes dynasties d’horlogers qu’aux artisans modestes. S’intéresser aux artisans comme aux clients modestes permet en effet de saisir les mutations à l’œuvre dans toute leur ampleur. Les horlogers sont organisés en corporation. L’auteur souligne à juste titre que l’organisation corporative n’implique ni la sclérose technique ni la fermeture sociale. L’innovation est essentielle dans le succès de l’horlogerie parisienne. Si l’accès des fils de maîtres à la maîtrise est favorisé, il existe plusieurs voies d’accès à celle-ci, si bien que l’ouverture l’emporte. Cette ouverture réapparaît aussi pour les mariages, même si, au-delà du métier, l’endogamie sociale s’avère importante. Les apprentis présentent également une grande diversité d’origine. Les horlogers sont insérés dans des réseaux professionnels, qui présentent souvent une dimension familiale. Pour la vente, ils sont liés aux merciers et ils s’inscrivent dans l’ensemble des métiers de luxe, comme le montre notamment leur implantation dans l’île de la Cité. Dans le processus de fabrication, plusieurs spécialistes interviennent et certaines opérations sont souvent sous-traitées. Les horlogers sont notamment liés à des artisans libres, installés dans des lieux privilégiés. Leur dynamisme professionnel explique que l’abolition des corporations ne bouleverse pas profondément le métier : les réseaux restent en place, notamment à travers des associations ; dans un métier caractérisé par une haute technicité, l’apprentissage auprès d’un artisan reste essentiel.

4 La principale inflexion qui caractérise le début du XIXe siècle est la concentration dans le secteur du luxe des horlogers parisiens, qui délaissent la production commune, alors même que la demande ne cesse d’augmenter. Ce refus des Parisiens de s’engager dans une production en quantité apparaît dès l’échec des tentatives pour créer des

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manufactures concentrées à la fin du XVIIIe siècle. L’essor d’une production commune est donc assuré par les horlogers suisses et jurassiens, qui mobilisent une main-d’œuvre rurale pluri-active.

5 Au total, l’auteur mobilise des sources riches et variées pour saisir la diversité des producteurs et des clients. Elle varie avec pertinence les échelles d’analyse : ainsi, un chapitre repose sur l’analyse de la correspondance d’un négociant-horloger. Enfin, elle croise diverses historiographies (histoire de la culture matérielle, de la consommation, du rapport au temps, du travail). Ainsi, son travail sur les horlogers éclaire, à la fois, un métier et son rapport aux évolutions générales.

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Luigi DELIA et Gabrielle RADICA (dir.), Penser la peine à l’âge des Lumières Lumières, n 20, Bordeaux, PU Bordeaux, 2012

Pascal Bastien

RÉFÉRENCE

Luigi DELIA et Gabrielle RADICA (dir.), Penser la peine à l’âge des Lumières, Lumières, n 20, Bordeaux, PU Bordeaux, 2012, 170 p., ISBN 9782867818493, 22 €.

1 Cette livraison de la revue Lumières réunit les contributions d’une table ronde qui s’est tenue à Graz, en juillet 2011, dans le cadre du 13e congrès de la Société internationale d’études du dix-huitième siècle (SIEDS). Dirigé par Luigi Delia et Gabrielle Radica qui animent tous deux d’importants chantiers de recherche en histoire de la philosophie du droit, ce numéro prolonge et complète un chantier amorcé par Delia et Fabrice Hoarau sur la peine capitale au dix-huitième siècle, dont les contributions furent aussi publiées en 2012 dans le numéro 62 de la revue de philosophie Corpus.

2 Le projet de la table ronde de Graz était d’interroger et de bousculer les lieux communs encadrant le mouvement des Lumières et la question du droit de punir débattue dans l’espace public de l’époque. D’un côté, à l’aune de la république des lettres, la recherche a souvent balisé, sinon réduit, les réformes judiciaires aux grands philosophes de l’époque : Montesquieu, Voltaire, Rousseau et surtout Beccaria, figures classiques de la modernité pénale. De l’autre, à la lumière de la pratique pénale et des institutions judiciaires, deux positions historiographiques se sont confrontées. Dans leur introduction, Luigi Delia et Gabrielle Radica cherchent à poser les contributions des auteurs du volume entre ces deux positions opposées, celui d’un temps des supplices broyant indistinctement ses victimes au gré de la cruauté des magistrats, et celui d’un univers judiciaire au contraire idéalisé faisant de Voltaire le fossoyeur d’une justice d’Ancien Régime professionnelle et scrupuleuse, portée par des juges consciencieux et expérimentés. D’un côté, une justice cruelle qui répond à la cruauté d’un régime ; de

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l’autre, une justice de compromis entre magistrats et justiciables où l’État semble, au final, assez distant de ce qui se joue sur le terrain. Faut-il simplement penser la peine, se demandent Delia et Radica, entre le droit barbare d’un côté, et la pratique de « bon sens » de l’autre ? L’objectif de ce numéro consiste donc à penser autrement la peine au dix-huitième siècle, avec ses nuances et ses contradictions.

3 Le lecteur aurait d’abord avantage à lire, avant toute chose, le texte de Daniel Fulda en fin de volume qui, dans la section « Forum », répond à un débat lancé par l’historien Jonathan C. D. Clark au sujet du concept des « Lumières » (voir Les Lumières dans leur siècle, Lumières, n°17-18, Gérard LAUDIN et Didier MASSEAU (dir.), Bordeaux, PU Bordeaux, 2011). La réponse de Fulda n’intègre pas formellement le dossier dirigé par Delia et Radica, mais constitue une brillante introduction au programme et aux méthodes de la Begriffsgeschichte, encore assez peu connue des lecteurs francophones. Il n’est pas inutile d’avoir à l’esprit l’importance de l’histoire des concepts, de leurs usages et, surtout, de leur élargissement sémantique, pour saisir l’ampleur et la complexité des débats particulièrement riches entourant la peine et ses significations au dix-huitième siècle. Les sept contributions de « Penser la peine » illustrent parfaitement bien que les concepts et leur constellation lexicale méritent d’être constamment interrogés dans leurs usages et leurs réinventions.

4 Le volume est divisé en trois sections : « Pourquoi punir ? », « Gouverner les peines » et « La peine de mort », parties à travers lesquelles le lecteur sera simultanément convié vers l’histoire des idées ou vers celle des pratiques pénales, vers la philosophie du droit ou vers la philosophie politique. Parce qu’il s’agit d’un ouvrage collectif on pourra reprocher à l’ensemble un certain nombre de répétitions et, à la première lecture, une liaison laborieuse entre les textes. Le dossier ne manque pourtant pas de cohérence et, au final, propose une certaine orientation méthodologique.

5 Alors qu’Élisabeth Salvi regarde la diffusion de la théorie pénale vers la pratique des tribunaux des cantons de Genève et de Lausanne, avec un très lent passage vers la modération des peines prononcées par des magistrats plus attentifs à l’arbitraire qu’à la légalité, Constanta Vintilă-Ghiţulescu démontre que la répression dans l’espace roumain se modifie progressivement à travers des pratiques confrontées aux réalités du vivre-ensemble, plutôt qu’à l’aune d’une réflexion théorique particulière. Rétablir la paix, plutôt qu’instaurer la loi à tout prix : dans les espaces helvétique et roumain observés par Salvi et Vintilă-Ghiţulescu, la justice est un problème de terrain avant d’être une question théorique.

6 Or le crime de lèse-majesté qu’étudie Céline Spector à travers l’œuvre de Montesquieu déplace évidemment le champ d’observation en révélant des enjeux pénaux posés par la souveraineté et la liberté des citoyens. À travers le statut d’exception de la lèse- majesté, c’est la rationalité politique qui s’échafaude par le développement d’une rationalité pénale dont les enjeux, qu’avait déjà posés Michel Foucault, confondent, au profit du sacré, les pouvoirs spirituel et temporel. Posant la construction de la citoyenneté à travers la pensée de Gaetano Filangieri (1753-1788), la contribution de Francesco Berti nourrit aussi ce débat entre théorie judiciaire et construction du politique. Séduit par une procédure accusatoire autant issue du modèle républicain ancien que de la Grande-Bretagne du dix-huitième siècle, lesquels pensent la peine en terme de rétribution et de prévention, Filangieri réunit un constitutionnalisme en émergence et un discours des droits de l’homme attachés aux théories contractualistes de la pensée des Lumières. De la même façon, Dario Ippolito consacre sa contribution à

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la philosophie pénale des jusnaturalistes napolitains Antonio Genovesi (1712-1769), Francesco Mario Pagano (1748-1799) et Gaetano Filangieri (1753-1788) : ce n’est pas tant l’utilitarisme qu’un rétributivisme sécularisé qui réunit et rassemble les penseurs jusnaturalistes sollicités par l’auteur.

7 Kevin Ladd, dans ce qui constitue peut-être la contribution la plus originale du numéro, s’intéresse à la rhétorique et aux stratégies d’argumentation de Beccaria lorsque celui- ci défend la modération des peines, et plus spécifiquement pour le cas de la peine capitale. Selon Ladd, Beccaria pense la peine comme acte, non comme une abstraction théorique, et le réformateur milanais pose la société entre l’État et l’individu au profit d’une logique contractualiste qui écarte l’État, ici davantage responsable du crime que l’individu lui-même. C’est encore la question de la souveraineté qui est au cœur de la démonstration de Ladd sur Beccaria, bien plus qu’un certain humanitarisme des Lumières ; et c’est de nouveau sur cet enjeu que Luigi Delia conclut par une réflexion philosophique sur la guillotine, réponse mécanique et politique à la question pénale posée par l’époque. Compromis entre rétentionnistes et partisans d’une modération des peines, la guillotine devrait se comprendre, avec sa politisation par la justice révolutionnaire (et non par la justice pendant la Révolution), comme le véhicule de la démocratisation, de la sécularisation et de l’humanisation du pénal à la fin du dix- huitième siècle. Dernière contribution qui cherche à faire la synthèse de certaines idées énoncées dans le numéro, elle permet de souligner la continuité entre la pensée réformatrice des années 1760 et suivantes, et les grands projets judiciaires et juridiques de 1791.

8 Au-delà des directions diverses que semble prendre chacune de ces contributions, cette livraison de Lumières permet d’insister sur certains enjeux fondamentaux de l’histoire du droit de punir au dix-huitième siècle. On peut rappeler ainsi que, malgré la diversité des réflexions sur la question pénale, la peine est alors sujette à un processus de sécularisation. Or il semble que ce soit surtout la dimension rétributive de la peine qui demeure de l’Ancien Régime jusqu’au droit moderne et qui s’inscrit autant dans une théorie contractualiste (Locke, Hobbes, Rousseau) que dans celle d’une souveraineté absolue, qui s’impose, bien au-delà de la logique utilitariste sur laquelle l’historiographie s’est obsédée. D’autre part, en confrontant la pensée de Montesquieu et de Beccaria, par ailleurs lue sous un nouveau jour, avec la pratique pénale des contextes helvétique et roumain et la pensée, notamment jusnaturaliste, des penseurs napolitains, le lecteur est saisi par une perspective globalisante de la culture juridique des Lumières qui n’est ni strictement beccarienne, ni uniquement attachée à la justice criminelle. Éminemment politiques, les débats sur la peine imposent une réflexion fondamentale sur la souveraineté, sur les droits de l’homme, sur les théories contractualistes et sur le constitutionnalisme naissant. Le combat de Voltaire aurait ainsi été, au fond, bien plus loin du prétoire que ce que l’histoire sociale de la justice a pu suggérer. Autour de Delia et Radica, les auteurs se réunissent pour intégrer, à toute réflexion sur l’histoire des discours normatifs et des pratiques pénales au dix-huitième siècle, le débat plus large de la réinvention du politique à l’époque des Lumières.

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Pedro RAMIREZ, Le coup d’État : Robespierre, Danton et Marat contre le premier parlement élu au suffrage universel masculin Paris, Vendémiaire, 2014

Alexandre Guermazi

RÉFÉRENCE

Pedro RAMIREZ, Le coup d’État : Robespierre, Danton et Marat contre le premier parlement élu au suffrage universel masculin, Paris, Vendémiaire, 2014, 990 p., traduit de l’espagnol par Geneviève Naud, ISBN 978-2-36358-143-3, 28 €.

1 Alors que l’historiographie parle de « révolution » ou « d’insurrection » pour les événements des 31 mai-2 juin 1793, mettant en avant le rôle du peuple, Pedro Ramirez emploie l’expression de « coup d’État », pour souligner ce qu’il présente comme le renversement et l’annihilation d’une forme de gouvernement, la démocratie, et d’un mode de scrutin, le suffrage universel. Dans cette perspective, Robespierre, Marat et Danton sont étrangement associés, et présentés comme les principaux responsables du coup de force, validant a posteriori la dénonciation d’un « triumvirat » par le courant girondin, qui était née aux lendemains des massacres de septembre 1792.

2 Pedro Ramirez, co-fondateur et ancien rédacteur en chef du quotidien conservateur espagnol El Mundo, offre ainsi une interprétation très tranchée des six mois qui ont précédé le tournant de juin 1793, dont il souligne l’importance, mais en insistant sur le coup de force et non sur les mesures républicaines qui le suivent (constitution de 1793, suppression sans indemnité des derniers droits seigneuriaux, etc.). Les faits sont restitués par un récit très vivant, puisé dans un corpus de sources imprimées, certes large, mais qui néglige les sources d’archives ; la presse y tient une place majeure. Le

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texte est renforcé de notes et d’abondantes références bibliographiques, mais aussi d’une brève chronologie, d’un dossier d’illustrations, d’une carte de Paris et d’un index, qui facilitent la lecture.

3 La nature de l’ouvrage, pourtant, se laisse difficilement approcher ; aucune introduction ou préface ne la présente, et c’est au fil de la lecture qu’elle se laisse apercevoir. Ici, le contraste est frappant entre la richesse des faits restitués et la simplicité de l’analyse retenue ; tout se limiterait à l’affrontement irrémédiable entre deux forces antagonistes, les girondins, d’une part, et les jacobins, de l’autre, dans une lutte pour le leadership de la Convention nationale. La grille de lecture générale transparaît clairement des pages 176-183, qui traitent du cas Valazé. L’action modérée des girondins, « archipel de personnalités clinquantes », s’appuierait sur un réseau de discussion des idées prenant corps dans les salons (dont celui tenu chez Valazé) et dans la presse. Les jacobins, radicaux et extrêmes, s’appuieraient quant à eux sur « la machinerie du club », fortement structurée, agissant comme un parti dirigiste en orientant la Commune et les sections parisiennes vers la subversion illégitime des autorités légales. À aucun moment, malheureusement, l’auteur ne tente de complexifier l’approche, en reprenant ou en discutant les travaux les plus stimulants de la recherche récente : et si les acteurs agissaient au sein d’un espace public plus complexe qu’il n’y paraît, comme Raymonde Monnier l’a montré dans L’espace public démocratique ? Et pourquoi refuser de reconnaître aux jacobins une dimension démocratique ? Et qu’en est-il de la conception de la loi en Révolution (ANR REVLOI), ou des spécificités de l’engagement politique des conventionnels (ANR ACTAPOL) ? Qu’en est-il également du républicanisme de 1793 ?

4 Un premier chapitre présente les acteurs considérés comme les plus importants dans la réussite du « coup d’État » des 31 mai-2 juin, notamment Guzmàn, Varlet, Chaumette, Danton, Robespierre… Les six chapitres suivants sont ensuite organisés chronologiquement : l’exécution du roi en janvier, les « pillages » de février dans les épiceries, les défaites militaires de mars, la trahison de Dumouriez et le procès de Marat en avril, les profonds clivages du mois de mai, pour terminer sur les trois jours de l’insurrection.

5 La méthode d’analyse choisie, qui aurait pu se nourrir des réflexions sur l’anthropologie politique notamment portée par Haim Burstin, choisit de mêler de libres tentatives de restitutions psychologiques et des réflexions sur les stratégies des acteurs. Ici, la vraisemblance, l’apparence ou la conviction de l’auteur tiennent souvent lieu de preuve ; aux pages 169-170, le coup de filet policier de la fin du mois de janvier au Palais-Égalité, opéré par un Comité de sûreté générale dominé par les jacobins, est expliqué à partir du seul journal de Prudhomme, qui le dénonce fermement ; aux pages 257-258, cette fois, la pétition des sections sur les subsistances présentée le 12 février à la Convention aurait été écrite par un Jacques Roux radicalisé, de connivence avec son ami Marat, qui aurait quant à lui introduit les commissaires dans la salle du Manège… Dans cette démarche, les traits de caractère des uns et des autres sont éclairés par des éléments biographiques souvent resitués par de longues digressions. Malgré une forte attention portée au contexte, qui montre une réelle connaissance de la géographie, des institutions et des mœurs des Parisiens, la forme paraît ainsi hésiter sans cesse entre l’histoire et le style romanesque. Les mots utilisés pour décrire les personnages et leur action éveillent l’imagination du lecteur, mais s’éloignent de la nécessaire réserve de l’historien ; par une telle démarche, si éloignée

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des exigences académiques, l’auteur peut difficilement prétendre renouveler notre connaissance des premiers mois de l’année 1793.

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Daniel GUÉRIN, Bourgeois et bras-nus : guerre sociale durant la Révolution française 1793-1795 Paris, Libertalia, 2013

Maxime Kaci

RÉFÉRENCE

Daniel GUÉRIN, Bourgeois et bras-nus : guerre sociale durant la Révolution française 1793-1795, Paris, Libertalia, 2013, 443 p., ISBN 978-2-9180-5929-5, 18 €.

1 La réédition de l’ouvrage de Daniel Guérin paru pour la première fois en 1973, et désormais épuisé dans sa seconde édition de 1998, vient combler un vide et rendre de nouveau accessible ce que l’auteur définissait lui-même comme un condensé censé mettre en évidence le « mécanisme dialectique » de son œuvre majeure, La lutte de classes sous la Première République. Cette synthèse à destination d’un large lectorat aborde des questions qui continuent d’alimenter les débats historiographiques sur la Révolution française. L’approche dialectique de Daniel Guérin porte, en premier lieu, sur le lien et les médiations entre un personnel politique de premier plan considéré comme bourgeois et des bras-nus assimilés principalement aux militants populaires des sections parisiennes. Cette perspective le conduit à analyser le rôle de porte-parole tenu par les enragés, mais aussi l’attitude des montagnards qui, selon lui, transigent avec les bras-nus via des intermédiaires moins connus comme Dobsen, président du Comité insurrectionnel le 31 mai 1793, et via des mesures de compromis telles que le maximum, l’armée révolutionnaire ou la Constitution de l’an I. L’encadrement et l’orientation de l’action des militants des sections sont, sans surprise, considérés comme un enjeu fondamental de la période qui induit des débats sur l’ordre et la violence. Daniel Guérin estime qu’à partir d’août 1793 s’opère un passage progressif de la « terreur par le bas » à « la terreur par le haut ». Mais les modalités de cette reprise

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en main divisent les membres du Comité de salut public et deviennent, selon l’auteur, une des clés de compréhension de la coalition hétérogène qui se forme le 9 Thermidor.

2 Cette lecture dialectique des années 1793-1795 n’est pas exempte de critiques ponctuelles au regard des apports historiographiques récents comme le reconnaît Claude Guillon dans sa préface, à propos de l’imputation par Daniel Guérin du rôle de « chef » des enragés à Jacques Roux, ou encore à propos de la réduction de la société des femmes révolutionnaires aux positionnements politiques les plus avancés. Mais ce qui peut surtout dérouter le lecteur d’aujourd’hui, c’est l’usage des grandes catégories sociopolitiques, telles que celles de « bourgeois », « bras-nus » ou « populaires » qui sont le socle de la réflexion de Daniel Guérin sans pour autant faire l’objet d’une définition ou d’une réflexion approfondie. Ce choix crée une incertitude dès lors que l’auteur change d’échelle d’analyse : sur la scène parisienne, la Commune est assimilée au « pouvoir des masses » face aux députés des assemblées successives incarnant les intérêts d’une minorité bourgeoise ; mais, au niveau national, après les élections au suffrage universel masculin de 1792, la Convention est le « reflet de la majorité retardataire de la nation » face à une avant-garde parisienne. Dans le sillage de travaux tels que celui de Déborah Cohen sur la nature du peuple ou tels que le colloque Vers un ordre bourgeois ?, toute une production historiographique récente a mis en exergue les enjeux fondamentaux de la construction des catégories sociopolitiques. Peu après la parution de La Lutte de classes sous la Première République, en 1946, Georges Lefebvre, dans un compte rendu, soulignait déjà les problèmes de vocabulaire et, en particulier, la référence aux « prolétaires », « équivoque qui domine et déforme la perspective ». Le maintien de ces catégories, dans cette synthèse publiée bien après, indique que les choix lexicaux étaient assumés par Daniel Guérin en raison, notamment, de ses convictions.

3 En effet, ce que nous donne à redécouvrir cette nouvelle édition, c’est également l’engagement d’un homme qui estime que l’analyse du passé révolutionnaire doit contribuer à « refaire notre bagage d’idées », à repenser « la nécessaire synthèse des idées d’égalité et de liberté » face « aux incapacités de la démocratie bourgeoise ». Dans cette perspective, le récit ne s’achève pas avec l’échec du mouvement populaire parisien après les journées de Germinal et Prairial an III, mais bel et bien avec la découverte d’« une plate-forme économique et sociale qui dépassât la révolution bourgeoise » par Babeuf et ses compagnons. L’ouvrage est, pour ainsi dire, conçu comme une archéologie du communisme libertaire défendu par Daniel Guérin. Le mérite de cette nouvelle édition est de permettre au plus grand nombre de relire ses analyses au prisme de ses engagements. La préface, revue et augmentée par Claude Guillon, réinsère très précisément l’œuvre de l’historien dans les débats idéologiques et historiographiques du XXe siècle, en mobilisant aussi bien les travaux de Tamara Kondratieva sur bolcheviks et jacobins que ceux de François Hincker sur Albert Soboul et Les Cahiers du communisme. Cette édition est, en outre, augmentée d’un article de Daniel Guérin intitulé « la Révolution déjacobinisée », article dans lequel l’auteur présente et assume les objectifs politiques qui sous-tendent son interprétation. Le livre réédité offre donc la possibilité de (re)découvrir les analyses devenues classiques de Daniel Guérin et de nourrir une réflexion, qui reste d’une actualité brûlante, sur les engagements des historiens et sur les apports des recherches consacrées à la Révolution pour nos sociétés contemporaines.

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David ANDRESS (dir.), Experiencing the French Revolution Oxford, Voltaire Foundation, University of Oxford, 2013

Annie Jourdan

RÉFÉRENCE

David ANDRESS (dir.), Experiencing the French Revolution, Oxford, Voltaire Foundation, University of Oxford, 2013, 332 p., ISSN 0435-2866, 65 £/85 €.

1 Le livre, édité par la Fondation Voltaire, est le résultat des débats, tenus en 2010, lors du colloque organisé par l’Université de Portsmouth. Le colloque lui-même réunissait une pléiade d’historiens français, anglais, australiens, canadiens et américains, tous spécialistes de la Révolution française. L’objectif était de réfléchir sur les débats récents autour de la dite révolution. L’initiative poursuivait en vérité celle initiée par les French Historical Studies (vol. 32, 2009) qui avaient publié un gros dossier sur l’historiographie révolutionnaire depuis le bicentenaire et celle de H-France qui y avait consacré un H- France Salon. Dans le recueil des actes, David Andress a curieusement exclu les contributions françaises. On y trouvera donc seulement des articles d’Anglophones. Cela ne préjuge en aucun cas de la qualité des uns et des autres, mais cela vaut la peine d’être noté.

2 Le titre annonce la couleur. S’inspirant de propos de Lynn Hunt (FHS, 2009), Andress s’interroge sur ce que les sciences peuvent apporter à l’historien, pour ce qui est des expériences vécues et des émotions ressenties par les révolutionnaires. C’est pour conclure qu’en réalité, les archives et les sources sont incapables de nous fournir les détails nécessaires pour redécouvrir ce que ces hommes et femmes ont ressenti sur le moment. Faute d’informations fiables, mieux vaut étudier les interactions des individus avec le monde et les réalités qui les entourent. Mieux vaut explorer les diverses appréhensions des circonstances par les acteurs qui les vivent et les témoignages qu’ils nous en laissent. Le fait est – nous semble-t-il – que les expériences vécues par les

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révolutionnaires ont provoqué chez eux tout à la fois de grandes attentes et de terribles frustrations. Depuis 1787 et la première Assemblée des notables, et, bien au-delà de la prise de la Bastille, ce sont ces deux sentiments qui ont prévalu et qui sont à l’origine de bien des drames.

3 Le livre est partagé en trois parties, plus ou moins cohérentes ainsi qu’il en va souvent avec les recueils d’actes. Sous le titre de « Experiencing revolutionary transitions », la première se concentre sur les grandes tendances culturelles et les trajectoires individuelles. Dans un article sérieusement informé et chiffré, Simon Burrows reconsidère les thèses de Robert Darnton sur la littérature clandestine qui pénètre bon gré mal gré dans le royaume de France. En se concentrant exclusivement sur les productions de la Société typographique de Neuchâtel, il conclut un peu rapidement que la Révolution française n’a pas été provoquée par les livres subversifs. Un peu rapidement car c’est oublier qu’entre-temps, Loménie de Brienne avait permis aux Français de s’exprimer sur les États-généraux et, donc, sur les sujets politiques. Les années 1788-1789 voient ainsi une myriade de publications s’amonceler dans les boutiques et cabinets de lecture. Si l'on en croit Arthur Young, La Rochefoucauld- Liancourt les collectionnait. Ses archives privées devraient pourvoir donner une idée de tout ce qui s'est publié à l'époque. Des recherches qui s'imposent, me semble-t-il. Ces productions mériteraient elles-mêmes d’être recensées, comptées, évaluées. En vérité, on en trouve dès 1786. Qui plus est, le gouvernement lui-même laissait bien imprudemment publier des ouvrages « révolutionnaires », tels que la traduction des constitutions américaines que demanda Benjamin Franklin à Vergennes, en 1783. Cela dit, le travail effectué par Burrows et ses collaborateurs est d’une grande valeur, mais les résultats se limitant à la Société typographique de Neuchâtel, les questionnements demeurent.

4 Originale est la contribution de Charles Walton sur les dons patriotiques, leurs motivations et implications. L’auteur découvre ainsi que le don joue un rôle important durant les années révolutionnaires, à tel point qu’il valorise et protège ceux qui ont su se montrer généreux. Deux des fermiers généraux seront ainsi épargnés sous la Terreur, en raison de leur générosité passée ou récente (p.65). Vient ensuite Peter McPhee qui traite de Robespierre et de la violence. Le sujet est moins novateur. Tout historien de la Révolution sait fort bien que Robespierre était un adversaire de la peine de mort, avant de s’en faire quelques années plus tard le zélé défenseur et de passer dans l’histoire comme l’incarnation de la Terreur. Sur ce point aussi, des recherches nouvelles devraient être entreprises, notamment sur les renvois au gouvernement révolutionnaire, exigés par le Bureau de Police générale et signés par Robespierre ou Saint-Just. Les travaux d’Arne Örding devraient être revus et corrigés. Mette Harder, à qui l’on doit une belle thèse sur la Terreur conventionnelle et les purges parlementaires de 1793-1799 – qui va bientôt paraître – propose un portrait de Tallien, symbole même de la girouette et de l’opportunisme de l’époque, qui met à profit ses expériences pour se tirer de tout mauvais pas. En 1815, il est un des rares conventionnels à ne pas être exilé par Louis XVIII. Harder se demande pourquoi. Il semblerait que ce soit parce qu’entre-temps, il était devenu infirme – et aveugle. (Sur la Restauration, Mette Harder aurait pu consulter dans la série F7 des Archives nationales les dossiers de Tallien : F7 6683 et F7 6715). Cette cécité en rappelle une autre : celle d’Œdipe, rongé par le remords. Se pourrait-il que ce fût le cas de Tallien ? Se pourrait-il que ce soit le symptôme d’une mauvaise conscience, héritée justement de ses expériences et ses actes ? Harder ne le dit pas. Autre contribution passionnante, celle

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d’Ian Germani sur la justice militaire dans les armées révolutionnaires. Germani démontre, archives à l’appui, que cette justice sut marier rigueur et tolérance et nuance donc les études qui mettent trop l’accent sur une justice terroriste, meurtrière et aveugle.

5 La deuxième partie, intitulée « Experiences at the heart of the Terro », rassemble les articles d’Alex Fairfax-Cholmeley, Jonathan Smyth, Ronen Steinberg et Marisa Linton. Ces quatre articles sont excellents. Le plus novateur est sans nul doute celui de Fairfax- Cholmeley qui étudie les pétitions et écrits des victimes de la Terreur, soucieux de se disculper et de retrouver la confiance des autorités ou des sections. Cette littérature nommée ici « contre-dénonciation » devrait donc être prise en compte dans toute étude de la Terreur, car ses auteurs étaient, qui plus est, soutenus par des tiers. Quels en ont été au juste les effets ? Jonathan Smyth, lui, analyse la réception dans plusieurs départements de la fête de l’Être suprême, avant de conclure qu’elle fut bien accueillie. Il conteste qu’elle ait été vue comme un événement « stérile », ainsi qu’on a trop tendance à le dire. Ronen Steinberg, dont les recherches actuelles portent sur les héritages de la Terreur, aborde les effets de la période sur les acteurs et en étudie les traumatismes. Pour ce faire, il étudie des textes politiques et médicaux. Peut-être pourrait-il y inclure aussi les œuvres d’art exposées dans les salons du Directoire, qui en disent long justement sur ces traumatismes. Toutefois, il entre vraiment dans le vif du sujet : l’expérience révolutionnaire. Autre expérience : celle qu’interroge Marisa Linton et qui concerne les tentatives d’assassinat dont sont victimes plusieurs conventionnels. Linton note bien qu’en dépit de la rhétorique propre au discours politique, ces tentatives sont réelles et prises au sérieux par les conventionnels. Après tout, Lepelletier et Marat ont bel et bien été assassinés. Robespierre se sent lui-même menacé. Ce qui lui permet de se donner et de passer pour l’homme vertueux par excellence, tout à la fois martyr et héros – sur un ton très particulier par rapport notamment à Madame Roland. La dernière partie évoque quelques expériences révolutionnaires étrangères. Brecht Deseure consacre une étude passionnante aux discours des Français en Belgique. Or ces discours tout politiques dévoilent avant tout un souci de persuader en douceur les nouveaux Français de la continuité entre l’histoire belge et la Révolution française. Les fonctionnaires sont particulièrement doués pour invoquer les libertés « belgiques », dont ils tirent des exemples dans l’histoire du cru. Ce faisant, Deseure nuance ce qu’écrivait François Furet à propos de la rupture temporelle et du rejet de l’histoire qu’aurait imposés la Révolution. Enfin, Ffion Jones donne un aperçu de l’impact français dans le pays de Galles, qui, avec l’Irlande, a été le seul territoire britannique, envahi un temps par l’armée française et qui a peu attiré l’attention jusqu’ici. L’expérience fut brisée par la répression anglaise – tout comme en Irlande. Le volume se clôt sur une contribution de J. Ward Regan qui traite du premier journaliste révolutionnaire, d’envergure internationale, Thomas Paine et des conséquences de son engagement en France, dont témoignent ses écrits ultérieurs. Il en est d’autres, du reste, tels Joel Barlow, un poète américain qui se politise au rythme des aléas de la Révolution française et de ses priorités propres, ou Gilbert Imlay, l’amant de Mary Wollstonecraft, elle-même très politisée.

6 En bref, tous les textes publiés ici nuancent les interprétations dites révisionnistes. Ils proposent des points de vue originaux et des angles d’approche qui ne le sont pas moins. Plusieurs le font à partir de sources négligées. Tous, d’une façon ou d’une autre, abordent le difficile problème de l’expérience en temps de révolution. Et ainsi que l’annonce et le souhaite David Andress, ils montrent bien la multiplicité de perspectives

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qu’offre le thème même d’expérience, et combien il est préjudiciable d’en négliger l’étude au profit du seul discours.

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Alan FORREST, Étienne FRANÇOIS et Karen HAGEMAN (dir.), War Memories. The Revolutionary and Napoleonic Wars in Modern European Culture Londres-New York, Palgrave Macmillan, 2013

Jean-Clément Martin

RÉFÉRENCE

Alan FORREST, Étienne FRANÇOIS et Karen HAGEMAN (dir.), War Memories. The Revolutionary and Napoleonic Wars in Modern European Culture, Londres-New York, Palgrave Macmillan, 2013, 414 p., ISBN 9780230272163, 78 €.

1 Publié dans une collection nouvelle projetant de renouveler l’historiographie de la guerre dans les années 1750-1850, ce livre est issu d’un ambitieux programme de recherche qui a couru pendant dix ans, sur le thème Nations, Frontières et Identités. L’objectif était de rendre compte de la façon par laquelle la mémoire, ou plutôt les mémoires ont été créées et ont rendu compte de l’expérience inédite et traumatisante des guerres napoléoniennes en Europe et dans le monde. Après une très dense introduction, dans laquelle les coordonnateurs du volume fixent la problématique : renouvellement des recherches portant sur les guerres, notamment en ce qui concerne le « genre », prise en considération de la complexité des guerres napoléoniennes, bouleversant l’Europe mais instituant surtout de nouveaux équilibres et de nouveaux États, mais aussi attention portée aux mutations des études relatives à la mémoire, depuis les Lieux de Mémoire jusqu’aux analyses de Jan et Aleida Assmann, en passant notamment par Maurice Halbwachs, Margaret et Patrice Higonnet. D’emblée la diversité des approches relatives à la mémoire a été revendiquée, position louable, mais qui n’est pas sans inconvénients.

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2 Les articles qui suivent, sélectionnés parmi tous ceux qui ont été présentés pendant les années de préparation, sont de remarquables monographies classées en quatre parties autour de la mémoire et des mémoires : le rapport avec les écrits personnels, avec la fiction, avec les pratiques culturelles et avec les représentations visuelles. Or, malgré la qualité de ces études, la variété des sujets et de leurs approches désarçonne le lecteur qui passe ainsi des éditions d’un officier autrichien de la cavalerie aux souvenirs personnels des soldats anglais et français engagés dans la guerre d’Espagne, aux journaux tenus par des Anglais demeurés éloignés des combats, comme aux notes de voyages attestant de permanences xénophobes ou encore des témoignages sur les découvertes faites par les savants embarqués en Égypte autour de Bonaparte. Les formes par lesquelles les romans s’emparent des biographies sont tout aussi disparates. Peu de choses sont communes entre la mise en récit de la vie d’un officier anglais, exaltant la masculinité, et les œuvres romanesques d’auteurs allemands, de la région du Rhin, ancrés dans leurs stéréotypes nationaux, écrites au XXe siècle. La spécificité du contexte géographique et temporel rend délicate l’interprétation dans l’ensemble du livre. L’attention portée au genre est certainement le lien avec l’article traitant des femmes dans les armées russes, mais l’approche littéraire, qui est ici suivie, s’éloigne des objectifs globaux de l’ouvrage. Le retour aux pratiques culturelles, aussi justifié et documenté qu’il soit, est sans vrai lien avec ces articles, qu’il traite de la création du panthéon londonien dédié aux héros anglais ou de l’invention de la croix de fer prussienne de 1813. Force est de constater la grande hétérogénéité des quatre derniers textes à propos des caricatures anglaises ou russes, des lithographies de Goya, quasi inconnues au XIXe siècle, et de films allemands du temps de la grande crise exaltant les héros masculins, la période révolutionnaire étant instrumentalisée.

3 Étienne François conclut avec vigueur ce livre, tout en élargissant encore le champ d’investigation. Mais en insistant sur les mécanismes nationalistes à l’œuvre en Europe à la suite des guerres révolutionnaires et napoléoniennes, il y voit là un véritable « lieu de mémoire » européen créant une communauté de conflits tout à fait spécifique autour de monuments, mais aussi de symboles et d’œuvres littéraires. (Au passage, Heine est l’auteur du lied : Die beiden Grenadiere et pas zwei.) Les études précédentes se trouvent ainsi englobées judicieusement dans ce panorama très large, qui court jusqu’au XXe siècle, mais la volonté de nouer le lien entre tous ces éléments demeure malgré tout trop rhétorique. Ne fallait-il pas questionner autrement la naissance de ces mémoires en s’interrogeant sur les fractures profondes provoquées dans les psychés européennes entre 1790 et 1804 et voir là l’entrée dans un nouveau régime d’historicité, voire la mise en place d’une nouvelle histoire contemporaine, véritable Zeitgeschichte comme Anna Karla le défend dans une thèse récente ? On peut certes insister avec justesse sur l’envol du nationalisme dans une Europe globalement en paix pendant le XIXe siècle, mais peut-on sous-estimer le poids et le rôle de la guerre et des armées dans un continent qui exporte ses soldats dans le reste du monde et le soumet à des conquêtes très violentes ? Reste un ouvrage fourmillant d’informations précieuses et de connaissances brillamment exposées qui retiennent l’attention et suscitent la réflexion.

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Colin JONES, The Smile Revolution in Eighteenth Century Paris Oxford, Oxford University Press

Annie Duprat

RÉFÉRENCE

Colin JONES, The Smile Revolution in Eighteenth Century Paris, Oxford, Oxford University Press, 242 p., ISBN 9-78-0-19-871581-8, 39,95 $.

1 La couverture de ce livre, un de ces « hard-cover book » que l’édition anglo-saxonne affectionne, ornée d’un autoportrait d’Élisabeth Vigée-Le Brun avec sa fille (1786) pourrait l’apparenter à un livre d’art consacré au sourire dans la peinture si la table des matières ne nous invitait, au chapitre 3, à étudier l’art de la dentisterie tel que le pratiquait Thomas Fouchard, dit « Le Grand Thomas » au Pont-Neuf dans la première moitié du XVIIIe siècle. L’essai de Colin Jones, original et très plaisant, nous place à la croisée de l’histoire sociale, de l’histoire de la rue, de celle des techniques, et, bien entendu, de l’histoire de l’art à partir du constat qu’il a fait : l’apparition du sourire bouche ouverte durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, alors qu’auparavant, ce type de représentation était plus rare, voire exceptionnel. Divisé en cinq chapitres qui vont couvrir l’histoire de la France entre le règne de Louis XIV et l’époque révolutionnaire, le livre s’ouvre sur une étude malicieusement intitulée « L’ancien régime des dents » au cours de laquelle l’auteur nous introduit rapidement dans la question centrale de l’état des dents et de la dentisterie. Nous y voyageons agréablement parmi les premiers dentistes, et surtout les premiers patients ! Notons la présence d’une image de l’arracheur de dents extraite des « Cris de Paris » en 1582 et gageons qu’une plongée plus avant dans ce corpus extraordinaire aurait ouvert d’autres pistes à la réflexion de l’auteur (voir Vincent MILLIOT, Les cris de Paris ou le peuple travesti. Les représentations des petits métiers parisiens XVIe-XVIIIe s., Paris, Publications de la Sorbonne, 2014).

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2 Dans son premier chapitre, Colin Jones résume ainsi la situation au siècle de Louis XIV en examinant les représentations picturales du roi. Le Grand Roi au visage sévère conserve une morgue et une distance à l’égard du spectateur qui seraient la marque de la dignitas que lui confère le pouvoir. Mais n’est-ce pas aussi – ou avant tout ? – parce que les dents étaient gâtées et noircies par l’abus de consommation de sucre ? Les codes picturaux en vigueur correspondraient-ils à la volonté d’expression iconologique d’exalter le statut de la personne représentée ou bien seraient-ils une réponse à la nécessité du réalisme ? Les deux sans doute. Le visage du pouvoir, de la fortune ou de la supériorité se doit d’être rigide, impassible, dénué d’affects. Le rire étant réservé aux classes inférieures, le sourire, qui est un rire « en dessous » en quelque sorte, devient une marque de contentement, de consentement à un ordre établi de ceux qui sont placés au rang supérieur. Malgré des sources a priori assez ténues, Colin Jones réussit à nous entraîner dans sa démonstration. Partant de l’observation de l’autoportrait de Vigée-Le Brun au délicat sourire dévoilant des petites dents blanches, il commence par parcourir quelques estampes anciennes touchant tantôt au règne animal, tantôt même aux fameux patriotes français cannibales, « croqués » par James Gillray, sur Un petit souper à la Parisienne.

3 Le second chapitre s’aventure dans une période marquée par une sensibilité nouvelle, entre larmes dans les yeux et sourires esquissés : l’époque de la Régence. Aucun sourire, pourtant, sur les esquisses de Watteau (p. 43). Les fêtes galantes auxquelles participent le régent Philippe d’Orléans puis le roi Louis XV transforment les comportements. Les esprits sont plus légers, la musique et la peinture en témoignent. La mode des vêtements et des maquillages blancs, rehaussés de fards très rouges envahit les palais et les bals. On se vit comme un acteur de la Commedia dell’Arte. Pourtant, point de grands sourires chez Watteau (sauf sur des dessins préparatoires), Nattier ou Boucher, tout juste des sourires esquissés à bouche fermée. Ces peintres connaissent pourtant leur art, comme le montrent les esquisses de Charles Le Brun (p. 57). En revanche, en Espagne, (Ribera, Vélasquez) comme en Angleterre (Hogarth), que de sourires toutes dents dehors, même dans les catégories sociales supérieures. Le sourire, marqueur de la sensibilité, exprime l’identité de la personne, au-delà de son caractère propre. Il participe d’une idée de l’autoreprésentation qui entre dans le cadre des civilités et de la politesse.

4 Qu’on ne s’y méprenne pas : ce livre est un livre d’Histoire qui ne s’en tient pas uniquement à l’examen des œuvres d’art. De la littérature, Colin Jones rapporte une opinion de La Rochefoucauld avouant ne s’accorder qu’un seul rire par an. Des chroniques, il extrait une scène digne du Grand Guignol qui s’est réellement produite lorsque, en 1685, du pus est ressorti par le nez de Louis XIV, après une cruelle extraction dentaire. Le chapitre III tout entier est consacré à un petit métier en passe de devenir grand, celui de l’arracheur de dents, préfiguration du dentiste. Des noms, des lieux (le Pont-Neuf, cœur de leurs activités), des récits pittoresques défilent devant nos yeux dans ce chapitre à la fois amusant et ironique. Sur le modèle de Dickens, A tale of two cities (1859), nous apprenons à connaître « A tale of two dentists » (p. 80-86). Les mâchoires parisiennes s’embellissent et leurs sourires s’agrandissent, comme en témoignent Lavater ou Louis-Sébastien Mercier.

5 Le chapitre 4 aborde les rivages de la Révolution. Ces sourires vont-ils s’effacer face à la violence révolutionnaire et à la paranoïa de l’époque de la Terreur qui entraîne la méfiance et la dissimulation ? Le terme de « paranoïa » figure dans le livre de Colin

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Jones, qui mentionne également le sourire de nombre de condamnés allant à la guillotine : là, nous sommes obligés de faire confiance soit aux récits des témoins oculaires, soit aux estampes du temps, sources encore plus sujettes à caution que les tableaux et les textes littéraires. Continuer à rire (ou à sourire) serait-ce être un faux ami du peuple, un réactionnaire masqué ? Jones pose la question, qui restera sans réponse, mais on peut imaginer que sourire en montant à l’échafaud serait un acte de résistance ultime. Et qu’en est-il de ces figurations de têtes décapitées, dont les lèvres, légèrement ouvertes, laissent entrevoir des dents comme sur une variante de Matière à réflexion pour les jongleurs couronnées [sic], terrible gravure de Villeneuve ? Sourire post- mortem : bravache ? Moqueur ? Vengeur ? Que de questions…

6 Le chapitre V, en forme de conclusion, reprend les principaux écrits sur la physiognomonie et le style de Lavater. Le sourire franc indique une humanité sincère et révèle la personne de goût. Le sourire de Vigée-Le Brun, en 1787 appartenait au registre d’un rousseauisme tranquille, apaisé. Après la Révolution, le sourire changerait de nature et serait davantage inscrit dans le cadre d’une éducation, d’une civilité propre à tel ou tel groupe social. On pourrait envisager – ce verbe convient parfaitement à notre sujet – de brosser une politique du sourire, dévoiler ou ne pas dévoiler ses dents ne relevant plus de la nécessité de cacher des dents cariées mais de la volonté de sourire largement ou de façon plus réservée – avec toutes sortes de gradations. Certes, nous sommes tous des corps faits de chair et de sang que la guillotine a assignés à la plus parfaite Égalité. Colin Jones, qui semble très attaché au sourire sensible montré par Élisabeth Vigée-Le Brun, conclut que son livre n’est pas seulement l’histoire de l’émergence puis de la disparition du sourire, mais l’affirmation d’une nouvelle valeur dans la société civile.

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Lauren R. CLAY, Stagestruck, The Business of Theather in Eighteenth- Century France and its Colonies Ithaca, Cornell University Press, 2013

Guillaume Mazeau

RÉFÉRENCE

Lauren R. CLAY, Stagestruck, The Business of Theather in Eighteenth-Century France and its Colonies, Ithaca, Cornell University Press, 2013, 334 p., ISBN 978-0-8014-5038-9.

1 Cibles régulières des mesures d’austérité, les mouvements d’intermittents du spectacle ont, depuis quelques années, renversé l’argumentaire de leurs mouvements de protestation, autrefois axé sur la notion d’« exception culturelle » : leur monde est une économie. Cette réalité n’est pas nouvelle : dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les compagnies de théâtre font vivre des milliers d’individus dans tout l’empire français. Il faut aujourd’hui faire un effort d’arrachement à ce qu’est devenu le théâtre pour imaginer l’importance quotidienne qu’il prenait pour les Français du XVIIIe siècle. À la veille de la Révolution, beaucoup de villes de l’empire français avaient plus souvent leur salle de spectacle que leur académie, leur université, leur chambre de commerce ou leur journal local. Monument de l’espace urbain et civique, lieu de sociabilité et de représentation, espace politique, le théâtre était aussi et avant tout un lieu de divertissement rempli de nombreux spectateurs qui se pensaient et s’y exprimaient comme de véritables consommateurs. Ce livre le démontre d’une manière particulièrement originale en tournant le dos aux analyses culturalistes : Lauren R. Clay écrit ici l’histoire du développement de l’industrie du théâtre professionnel dans la France du XVIIIe siècle, plus particulièrement entre les années 1750 et 1790, en choisissant l’angle économique, considéré comme une porte d’entrée susceptible d’esquisser une histoire plus générale de la place des théâtres dans la société française des Lumières.

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2 Le livre se présente en sept chapitres. Le premier d’entre eux (« Investing in the Arts ») est un portrait de groupe des entrepreneurs ainsi qu’une présentation des formes d’organisation commerciale et financière, très majoritairement privées et locales, qui permettent le développement intensif du marché des théâtres dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, soit plus tard qu’en Espagne, en Italie ou en Angleterre. Au total, les deux tiers des théâtres provinciaux sont fondés non par la Couronne mais par des individus ou des groupes d’actionnaires, non seulement issus des élites traditionnelles de la société d’ordres, mais aussi de classes sociales moins attendues (comme les propriétaires de cafés ou même les charpentiers). Dans le second chapitre (« Designing the civic Playhouse »), l’historienne étudie le théâtre dans son contexte urbain, démontrant que la construction d’une nouvelle salle de spectacle constitue un enjeu urbanistique et civique de premier plan. Regardée depuis les périphéries, l’échelle locale et l’angle de la viabilité économique, l’intervention de l’État (chap. 3) confirme l’importance qu’on lui connaît en France, mais dévoile aussi ses limites : la santé économique des théâtres demeure étroitement dépendante du soutien des élites urbaines locales et d’un public payant suffisamment nombreux : le rôle des gouverneurs, des intendants et commandants militaires ne suffit souvent pas à assurer la pérennité d’une compagnie (p. 95).

3 L’auteur s’attarde ensuite sur l’aspect proprement commercial de ces spectacles privés, assurés par de véritables entrepreneurs comme Destouches-Moreau ou la Montansier, orientant le répertoire en fonction des goûts de leurs clients, luttant pour rester bénéficiaires, trouver des souscripteurs, des abonnés, rivaliser de publicité et supplanter la concurrence dans un marché de plus en plus saturé (chap. 4). Cette nouvelle donne transforme évidemment le métier des acteurs, que Lauren Clay choisit d’étudier d’une manière originale dans leurs conditions de travail, faites de conflits, de rivalités et de mobilités, parfois de célébrité mais aussi d’amélioration moyenne des revenus (chap. 5). Le même angle est choisi pour étudier les spectateurs, davantage définis comme des consommateurs d’une industrie de divertissement que comme des esthètes, des amateurs ou des protagonistes d’un « public » aux contours souvent introuvables (chap. 6). Étrangement séparées de l’analyse des salles provinciales mais pour une fois présentes, les scènes coloniales constituent le dernier stade de cet essai (chap. 7).

4 Ce bref résumé montre à quel point cet ouvrage se présente comme une relecture de l’histoire de la création artistique en France : à rebours de l’idée courante insistant sur le rôle de l’État centralisateur dans l’élaboration d’une politique artistique et culturelle depuis le XVIIe siècle, Lauren R. Clay souligne combien la théâtromanie du XVIIIe siècle se nourrit d’entreprises locales et privées. Le second argument de l’auteure remet en cause l’idée d’une spécificité d’une conception avant tout politique et culturelle du spectacle en France, qui la distinguerait fondamentalement de celle des sociétés anglo- saxonnes : non, au XVIIIe siècle, la création théâtrale n’est pas uniquement motivée par le souci de plaire au prince ni de former une opinion, mais aussi par le goût des spectateurs, la demande de divertissement et la situation du marché, dans un contexte de « révolution consumériste ». Cette démonstration s’appuie sur le choix d’un angle (l’économie), mais aussi sur une méthode et une échelle spécifique : à rebours d’une historiographie majoritairement parisienne ou versaillaise, c’est par l’étude des périphéries provinciales et coloniales que Lauren Clay renouvelle la connaissance des scènes françaises du XVIIIe siècle.

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5 En de nombreux points, l’approche est très convaincante. S’inscrivant dans la lignée des travaux de Jeffrey Ravel sur les spectateurs, le chapitre 6 (« Consumers of Culture ») montre ainsi à quel point, loin des théâtres royaux parisiens, la richesse s’impose de plus en plus comme un levier de visibilité sociale, au détriment du rang et de la naissance de la société d’ordres, qui continuent quant à eux de présider à la distribution des places dans les cérémonies publiques. Rappelant que le théâtre était considéré comme un « espace public », Lauren Clay montre aussi que, bien plus actifs que les spectateurs parisiens plus surveillés et domestiqués, les spectateurs provinciaux, parfois assis sur la scène elle-même et davantage épargnés par les autorités, influencent la production théâtrale en intervenant directement pendant les pièces : les scènes provinciales s’affirment ainsi comme des lieux d’expression d’une certaine critique dans la seconde moitié du siècle, la « sensibilité consumériste » des spectateurs inspirant même plusieurs mouvements de boycott ou de protestation contre la programmation, contribuant indirectement à former des communautés politiques d’échelle locale dans la France d’Ancien Régime. Le chapitre sur les scènes coloniales (« The production of theater in the colonies ») retient aussi l’attention : de même que dans les villes provinciales, les théâtres étaient les seuls lieux d’un relatif brassage social et offraient de rares moments d’une culture urbaine partagée entre différentes classes sociales, les théâtres coloniaux, marqués par la ségrégation, constituent aussi des lieux de circulation et d’ouverture : si la pigmentocratie ne s’interrompt évidemment pas à la porte des théâtres et s’ils deviennent les terrains d’un nouvel ordre racial à compter des années 1760, ces lieux de spectacles sont, avec l’église, à-peu-près les seuls lieux de sociabilité dans lesquels les libres de couleur sont tolérés. Espaces de diffusion de la culture métropolitaine et surtout de la culture française aux marges de l’empire et d’un monde perçu comme civilisé, les théâtres coloniaux jouent un rôle particulièrement central au sein des populations créoles, qui les utilisent comme des instruments d’une domination impériale blanche, mais aussi comme des armes de résistance culturelle contre le topique de la dégénérescence des sociétés coloniales.

6 Si les enjeux politiques, les contextes historiques précis et les conflits sociaux sont relativement passés sous silence, si l’impact de la Révolution française sur le monde des spectacles est probablement sous-estimé (note 37 p. 318) et si une partie notable des travaux français sur le sujet est peu ou pas utilisée (je pense à ceux de Philippe Bourdin, Rahul Markovits, Martial Poirson ou Cyril Triolaire), il n’est jamais juste de reprocher à un livre ce pour quoi il n’a pas été écrit. Même si elle doit être complétée par d’autres approches, discutée sur certains points (le rôle du théâtre colonial dans l’affirmation d’une « identité culturelle » française par exemple, p. 208 et sq.), sa lecture renouvelle par conséquent beaucoup nos connaissances sur l’histoire du monde des spectacles en France au XVIIIe siècle et doit être chaudement conseillée.

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Cécilia ÉLIMORT, L’expérience missionnaire et le fait colonial en Martinique (1760-1790) Matoury, Ibis Rouge Éditions, 2014

Manuel Covo

RÉFÉRENCE

Cécilia ÉLIMORT, L’expérience missionnaire et le fait colonial en Martinique (1760-1790), Matoury, Ibis Rouge Éditions, 2014, 260 p., ISBN 978-2-84450-448-7, 20 €.

1 À travers l’étude de l’expérience missionnaire en Martinique avant la Révolution, la jeune chercheuse Cécilia Élimort éclaire une dimension peu connue du fait colonial dans les Antilles françaises. Il s’agit d’un mémoire de master remanié et publié dans la collection guyanaise « Espaces outre-mer » de la maison Ibis Rouge Éditions. Bernard Gainot, qui a assuré la direction des recherches de Cécilia Élimort à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, indique à juste titre dans sa préface que l’étude constitue un « jalon important » (p. 14) dans la connaissance des sociétés coloniales antillaises. L’ouvrage se révèle en effet foisonnant et ouvre une multitude de pistes de réflexions. L’auteure offre non seulement une présentation institutionnelle de la présence ecclésiastique en Martinique, mais la resitue dans les dynamiques politiques, sociales et culturelles qui traversent l’empire français de la deuxième moitié du dix-huitième siècle.

2 La première partie étudie le choc produit par la guerre de Sept ans (1756-1763) sur la relation entre la colonie et la métropole. Elle montre comment le pluralisme missionnaire caractéristique de la Martinique, dont les paroisses étaient partagées entre dominicains, capucins et jésuites, fut bousculé par la reprise en main de l’État. La Martinique ayant capitulé en 1762, les ordres se divisèrent sur l’attitude à adopter vis- à-vis de l’occupant britannique. Les jésuites se montrèrent nettement plus conciliants

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que les dominicains, qui en profitèrent pour dénoncer leurs rivaux auprès des autorités lors de la rétrocession de la colonie à la France en 1763. Le nouveau gouverneur, le duc de Fénelon, réformateur et anticlérical, se révéla particulièrement sensible aux accusations frappant les jésuites, soupçonnés de comploter avec les esclaves et de s’enrichir au détriment des paroissiens. Le souci d’assurer la loyauté d’une colonie jugée essentielle à la prospérité de la métropole poussa Fénelon à prendre des mesures répressives. Les spéculations du jésuite Lavalette lui fournirent le prétexte pour suspendre la compagnie, qui fut par la suite supprimée en métropole également. La monarchie tenta même d’implanter des séculiers sous la férule de l’abbé Perreau, en lieu et place des jésuites. Cependant, la résistance des paroissiens – attachés aux cadres anciens – fit échouer ce projet de sécularisation qui était destiné à renforcer la mainmise de l’État sur l’institution religieuse. Cette tentative reflétait la volonté d’imposer l’exclusivité de l’allégeance nationale dans une perspective gallicane. Elle témoignait également du souci de subordonner et de surveiller l’institution religieuse conçue comme un outil de domination coloniale.

3 Cette partie s’avère passionnante, car elle révèle la dimension impériale de transformations politiques à l’œuvre dans la période prérévolutionnaire. Ainsi le livre va-t-il dans le sens de David Bell qui a mis en évidence le rôle essentiel de la rivalité impériale et de la pensée religieuse dans l’émergence d’une forme de nationalisme français (David Avrom BELL, The Cult of the Nation in France : Inventing Nationalism, 1680-1800. Cambridge, Harvard University Press, 2009). Cependant, l’auteure insiste moins sur la dimension culturelle et spirituelle de la crise que sur ses ramifications institutionnelles et politiques. À ce titre, l’analyse de l’affaire Lavallette est extrêmement suggestive. On aurait aimé que l’auteure discute directement l’historiographie portant sur la déchristianisation de métropole ou sur les origines religieuses de la Révolution : cela aurait en effet permis de creuser l’hypothèse selon laquelle les colonies jouèrent un rôle moteur dans les dynamiques sociopolitiques étudiées par Michel Vovelle, Dale Van Kley et d’autres (Michel VOVELLE, Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle, Paris, Plon, 1973 ; Dale VAN KLEY, The Religious Origins of the French Revolution : From Calvin to the Civil Constitution, 1560-1791, New Haven, Yale University Press, 1999). Mais la partie vaut à elle seule par sa capacité à défricher de nouveaux champs.

4 Dans un deuxième temps, l’auteure s’intéresse aux réalités de l’encadrement paroissial. On apprend que les missionnaires, loin d’être détachés du monde, sont partie prenante de l’expérience coloniale. Comme nombre de Blancs de Martinique, les religieux avaient aussi l’espoir de faire fortune et étaient particulièrement intéressés à la prospérité des plantations : les ordres étaient d’ailleurs souvent de grands propriétaires. Il semblerait que les curés aient peu intercédé en faveur des esclaves ou du moins Cécilia Élimort n’explore-t-elle pas cette possibilité. À travers les activités pastorales et les cérémonies liturgiques, ils contribuèrent grandement au contrôle social de la main-d’œuvre et justifièrent l’exploitation des Africains. Mais les missionnaires s’organisèrent également pour mieux encadrer les créoles blancs, suspects de libertinage et de matérialisme, ce qui contribuait à faire des colons de fort mauvais patriotes. Afin de les éduquer et de rétablir leur loyauté, ils créèrent le collège Saint-Victor pour les garçons et de l’École de la Providence pour les filles. L’historienne évoque aussi la question de la créolisation des pratiques religieuses des esclaves, mêlant africanité et catholicisme européen. Les développements portant sur la « fétichisation » de l’eau bénite par les

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esclaves sont à ce titre très intéressants. L’auteure pourra à l’avenir prolonger la réflexion en intégrant différents travaux relatifs à la notion de créolisation, en particulier dans l’historiographie anglophone (voir en particulier les travaux fondateurs : Sidney W. MINTZ and Richard PRICE. An Anthropological Approach to the Afro-American Past : A Caribbean Perspective, Philadelphie, Institute for the Study of Human Issues, 1976 ; Kamau BRATHWAITE, The Development of Creole Society in Jamaica, 1770–1820, Oxford, Clarendon Press, 1978).

5 La dernière partie aborde plus directement la façon dont l’expérience missionnaire contribue à structurer la société martiniquaise, notamment à travers l’administration des principaux sacrements. Si les discriminations à l’égard des juifs et des protestants tendaient à s’estomper dans les années 1770 et 1780, elles frappèrent davantage les libres de couleur, comme John Garrigus l’a également montré pour Saint-Domingue (John D. GARRIGUS, Before Haiti : Race and Citizenship in French Saint-Domingue, Palgrave Macmillan, 2006). Or les missionnaires jouèrent un rôle important dans la justification de cette législation locale discriminatoire. Le « curé des nègres » avait ainsi en charge les libres de couleur, ce qui rappelait que ces derniers ne pouvaient échapper à la « tache » de l’esclavage. Lors de la cérémonie d’affranchissement, les nouveaux libres devaient jurer devant Dieu, fidélité, soumission, respect et dévotion aux Blancs, « seigneurs et patrons » (p. 220). En imposant des pénitences publiques aux esclaves coupables de marronnage, d’avortement et d’empoisonnement, le capucin Charles- François de Coutances rétablissait d’autre part le « spectacle » du châtiment (p. 199). Il fallait briser l’individu dans le cadre même de la messe, et ce, afin de policer les comportements. Reste que missionnaires et administration ne s’accordaient pas sur la meilleure façon d’assurer l’ordre public, comme le montre l’interdiction de plusieurs fêtes religieuses par la monarchie qui redoutait tout rassemblement d’esclaves. Pour terminer, l’auteure évoque rapidement l’entrée dans la Révolution, marquée notamment par la suppression des ordres, mais suggère que ce moment mériterait à lui seul une étude spécifique.

6 Le grand mérite de ce livre est d’ouvrir des pistes de réflexion qui vont dans plusieurs directions – liens entre Église et État en contexte colonial, créolisation et syncrétisme religieux, construction des différences et des hiérarchies, etc. D’un point de vue formel, certaines expressions sont parfois maladroites, et plusieurs passages, en particulier dans la dernière partie sur les pratiques sacramentaires, auraient mérité d’être étayés davantage. À plusieurs reprises, l’auteure est quelque peu victime de ses sources missionnaires en reprenant à son compte la rhétorique accusatoire contre des colons blancs « libertins » ou en n’indiquant pas toujours les mécanismes de résistance opposés par les esclaves. On aurait aussi souhaité que l’éditeur soit plus attentif aux coquilles, trop nombreuses, qui gênent la lecture. Le livre est cependant joliment illustré, agrémenté de cartes et d’annexes fort utiles, témoignant de la fréquentation d’archives variées. En somme, il s’agit d’un ouvrage prometteur qui révèle un fort potentiel et qui démontre l’intérêt d’une histoire intégrant pleinement la dimension religieuse dans l’étude des sociétés antillaises pendant la période coloniale.

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Antoine SCHNAPPER, David, la politique et la Révolution Paris, Gallimard, collection Bibliothèque illustrée des histoires

Annie Duprat

RÉFÉRENCE

Antoine SCHNAPPER, David, la politique et la Révolution, Paris, Gallimard, collection Bibliothèque illustrée des histoires, 450 p., ISBN 978-2-07-014269-9, 39,90 €.

1 Pascal Griener, historien de l’art spécialiste du XVIIIe siècle européen, a entrepris de reprendre les notices de catalogues d’exposition et les articles consacrés à David par Antoine Schnapper afin de leur redonner du lustre et l’importance scientifique qu’ils méritaient d’avoir. En effet, dans une belle préface, Pascal Griener rappelle qu’à l’occasion de la grande exposition du Louvre consacrée à David en 1989, Schnapper avait dirigé un épais catalogue et participé, en 1991, au colloque David contre David dont la publication en deux volumes (1993) à la Documentation française a marqué non seulement l’état des recherches sur l’histoire de ce peintre, mais aussi la mise au grand jour d’un clivage profond entre les historiens de l’art. En effet, Régis Michel, l’un des commissaires de l’exposition du Louvre et co-organisateur du colloque qui a suivi, développe une théorie radicale sur un nécessaire aggiornamento de la discipline. Il en prône une approche plus conceptuelle, enrichie des apports de la sociologie, et considère Antoine Schnapper comme une figure du passé. Pour marquer son coup d’éclat, Régis Michel, qui a choisi le titre du colloque David contre David justement pour opposer deux façons différentes de faire de l’histoire de l’art, singulièrement en ce qui concerne le peintre des Sabines, signe son introduction, véritable réquisitoire contre la vieille Sorbonne, « Régis Michel, non-historien d’art ». Les polémiques qui ont suivi ont été rudes, mais également fructueuses. Près de trente années plus tard, la publication du présent ouvrage, livre d’hommage et, davantage encore, livre scientifique de haute tenue, fait le point sur un clivage qui apparaît beaucoup moins nettement aujourd’hui. Dans sa préface, dont on recommandera la lecture à tous ceux qui souhaitent connaître

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l’historiographie et les enjeux de cette question, Pascal Griener revient sur le rôle d’André Chastel et d’Antoine Schnapper dans la préfiguration d’un Institut national d’histoire de l’art (INHA). André Chastel, décédé en 1990, ne verra pas l’ouverture de l’INHA en 2001. Quant à Antoine Schnapper, frappé par la maladie, il décède prématurément en 2004.

2 Le choix des textes qui a été opéré ici permet d’illustrer un moment essentiel, non seulement dans l’histoire de l’art mais aussi dans l’histoire de la Révolution française. Le contexte historico-politique et la recherche archivistique la plus pointue permettent de comprendre comment a travaillé un artiste rapidement devenu le chef de file du néo-classicisme, chef d’une école qui pense la peinture comme un moyen d’intervenir sur la chose publique, citoyen engagé et très actif durant toute la décennie révolutionnaire et au-delà, mais selon des modalités différentes. Car une question demeure : David se rallie-t-il pleinement à Napoléon ou demeure-t-il, en secret un jacobin fidèle jusqu’au bout à ses engagements de 1793 ? Schnapper répond positivement et soutient avec de bons arguments, la permanence des idées révolutionnaires de David. L’argumentation de l’historien réunit un constat : Napoléon a réalisé une bonne partie des demandes de la classe à laquelle appartient David (ordre, droit de propriété, retour de la stabilité politique et de la prospérité). David est fidèle à ses idéaux en ralliant sincèrement Bonaparte, même si les « historiens de gauche », comme les désignait Antoine Schnapper ne pouvaient – ne voulaient ? – pas admettre cela.

3 Le livre réunit six textes : 1/une monographie, David témoin de son temps, rédigée à la demande de l’Office du livre de Fribourg. Mais les conditions d’édition n’ayant pas été assez scientifiques à son goût, Antoine Schnapper en a livré une version plus courte mais aussi plus scientifique à la revue Commentaires en 1978. C’est cette version qui est à présent reprise ; 2/la notice publiée dans le catalogue De David à Delacroix. La peinture française de 1774 à 1830 (1974), republiée dans la revue Contrepoints en 1975 ; 3/« David et l’argent », communication au colloque David contre David, 1993 ; 4/« Révolutionnaire avant la Révolution », choix de notices concernant la relation du peintre avec les questions politiques et figurant dans le catalogue de l’exposition de 1989 ; 5/« Le premier peintre de la Révolution », notice extraite du catalogue de l’exposition de 1989 ; 6/« Peindre pour l’Empire », notice extraite du catalogue de l’exposition de 1989. Assorti d’une abondante bibliographie (mais qui n’a pas été mise à jour) et d’une iconographie de bonne qualité (près d’une centaine d’illustrations, en couleurs pour la plupart), ce livre est une ressource intellectuelle de premier ordre sur « le cas David », ainsi qu’un très bel hommage rendu à Antoine Schnapper. Que l’on me permette cependant d’exprimer un regret. Pour l’avoir entendu dans une conférence démontrer avec finesse que David ne pouvait pas être l’auteur des caricatures que le Comité de salut public lui avait commandé – et payé – et suggérer quelques pistes, je regrette que l’on ne trouve aucune trace de la pensée d’Antoine Schnapper sur cette question. Serait-ce parce qu’il n’avait pas souhaité écrire sur un sujet peut-être considéré comme subalterne ?

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Stéphane CALVET, Leipzig 1813, La guerre des peuples préface de Jacques-Olivier Boudon, Paris, Vendémiaire, 2013

Annie Crépin

RÉFÉRENCE

Stéphane CALVET, Leipzig 1813, La guerre des peuples, préface de Jacques-Olivier Boudon, Paris, Vendémiaire, 2013, 317 p., ISBN 978-26 36358-066-5, 20 €.

1 Alors qu’en Allemagne la mémoire collective fait de Leipzig un événement fondateur, la bataille demeure méconnue en France, où elle n’a pas marqué les esprits à l’égal de la Bérézina ou même de Waterloo. Elle a été peu étudiée par les historiens, même si ceux qui l’ont évoquée, Thiers par exemple, ont eu l’intuition de son caractère spécifique. C’est pourquoi Stéphane Calvet a voulu analyser sous un nouvel angle et de façon novatrice ce combat « titanesque » (p. 15) qui lui paraît marquer l’entrée dans une nouvelle phase de la guerre, en utilisant pour ce faire les outils de la « nouvelle histoire bataille », à l’instar de John Keegan, et ceux de l’anthropologie historique dans la lignée de Natalie Petiteau. Les travaux de cet historien à propos de la Grande Armée sont connus des lecteurs et lectrices des AHRF, notamment par son article paru dans le numéro spécial n° 348 Guerre (s), Société (s), Mémoire, intitulé « La mort des anciens officiers de la Grande Armée à travers l’exemple charentais », et par le compte rendu que nous avons donné de sa thèse consacrée au destin de ces mêmes officiers tout au long du XIXe siècle, paru dans le n° 366.

2 L’auteur consacre à Leipzig un ouvrage dense, riche de plus de 300 pages. Dans l’introduction il justifie le choix de cet objet d’étude. Outre qu’elle constitue une défaite majeure pour Napoléon et « sonne le glas de son invincibilité » (p. 18) – mais cette aura n’était-elle pas sérieusement atteinte depuis la retraite de Russie ? – la bataille a un caractère inaugural : l’historien fonde cette considération sur son extension dans le temps – quatre jours – et dans l’espace, sur l’utilisation maximale du matériel de

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guerre, sur une plus grande mobilisation des masses, sur le paroxysme de violence qui aboutit à la disparition de 130 000 hommes sur le champ de bataille même – sans compter les blessés – et sur l’implication des civils qui entraîne au total la perte de 400 000 personnes. Aussi Stéphane Calvet affirme-t-il que Leipzig constitue « un tournant majeur de l’histoire napoléonienne et occidentale » (p. 18). Si nous souhaitons nuancer cette dernière formulation, l’auteur semblant « emporté par son sujet », nous sommes d’accord avec lui pour estimer qu’il s’agit d’une bataille hors normes, une des premières formes, non pas de la guerre totale – notion que l’historien se garde d’employer car elle est controversée et d’ailleurs appliquée un peu trop mécaniquement par ses partisans à toutes les guerres de la Révolution et de l’Empire – mais d’un début de totalisation de la guerre, processus qui, après le « répit » de la première moitié du XIXe siècle, reprend son cours lors de la guerre de Sécession.

3 Six chapitres structurent l’ouvrage. Le premier, « L’impossible campagne-éclair », situe le combat dans son contexte diplomatico-militaire en montrant qu’il n’est que le point culminant d’une longue et éprouvante campagne en 1813 et, surtout, que les échecs antérieurs subis lors de l’affrontement franco-russe de 1812 obèrent lourdement le devenir de la Grande Armée : il faut reconstituer son matériel et son armement mais aussi ses ressources humaines (à tous les sens du terme, ne serait-ce que psychologiques et pas seulement numériques) pendant que le territoire du Grand Empire se contracte dangereusement, l’armée russe continuant à se montrer offensive après le franchissement du Niémen : pour les Russes, il ne s’agit plus seulement de libérer leur territoire mais de vaincre définitivement Napoléon. Pourtant au printemps 1813 l’empereur ne renonce pas à revenir en Russie mais le grand enjeu de la campagne de 1813 est le choix de l’Autriche dont on peut prévoir qu’elle se rangera du côté du vainqueur. Et, toujours au printemps, Napoléon remporte des victoires mais « sans lendemain » (p. 30), caractérisées par des pertes considérables qui pour l’auteur sont la confirmation d’un changement d’échelle de la guerre. Toutefois rien n’est perdu encore pour l’empereur car il dispose de 450 000 hommes ; les Alliés en ont autant mais trop dispersés.

4 Après l’armistice de juin – discuté et discutable –, plus d’un million d’hommes se massent pendant l’été et l’automne, dans la partie centrale et orientale de la Pologne et de l’Allemagne où tous les protagonistes ont conscience que va se dérouler une bataille décisive. « Il va y avoir une grande bataille à Leipzig », tel est le titre du second chapitre qui reprend une citation de Napoléon pour étudier le contexte immédiat : les coalisés ont repris l’initiative, tentent d’épuiser la Grande Armée, affaiblie par la défection des soldats de la Confédération du Rhin, par des combats secondaires dans une région inondée. Le plan des Alliés est fragile et médiocre, fruit de leurs profonds désaccords sur la stratégie à adopter et sur les buts de guerre. Mais la stratégie de Napoléon est elle-même risquée car elle repose sur un plan simple mais ambitieux de dispersion puis de concentration des forces conforme à la stratégie éprouvée depuis la campagne d’Italie. Il s’agit d'écraser l’armée de Bohême au sud par une grande manœuvre de contournement pendant que des forces secondaires contiendront les armées du Nord et de Silésie qui deviendront à leur tour les cibles prioritaires de la Grande Armée quand elle se retournera vers le nord. Or ce sont des soldats éprouvés qui devront combattre dans la plaine de l’Elster, zone difficile et gorgée d’eau, sur un espace long de 20 km du nord au sud et de 11 km d’est en ouest. Et en laissant les 30 000 hommes de Gouvion- Saint-Cyr à Dresde, l’empereur s’est privé d’une partie de ses forces. Toutefois, si

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Marmont peut rejoindre le sud du champ de bataille, la supériorité de Napoléon devient écrasante, la victoire quasi assurée.

5 Stéphane Calvet dresse ensuite selon les méthodes de la nouvelle histoire militaire un portrait social, culturel, voire anthropologique des combattants à la veille de la bataille, à partir notamment des registres-matricules des régiments et des archives administratives, en particulier des états de service des officiers, dans le troisième chapitre au titre évocateur « Autour des feux de bivouac ». Ce ne sont plus les grandes figures qui sont étudiées mais les officiers subalternes et les sans-grade, pas uniquement français, car la Grande Armée demeure multinationale, bien que moins qu’en 1812. Elle est aussi une armée épuisée qui n’est plus le redoutable instrument de guerre qu’elle fut. L’auteur se livre également à une étude fouillée des armées coalisées, l’armée russe, aguerrie, celle de la Prusse animée par le sentiment de contribuer à une guerre de libération nationale, sentiment qui au demeurant n’est pas partagé par tous ses membres, contrairement à la légende, bien qu’elle soit rejointe par des volontaires saxons, bavarois, westphaliens, déserteurs de la Grande Armée – mais plus allemands que prussiens –, l’armée autrichienne très cosmopolite et menant une guerre plus dynastique que nationale. Mais les soldats coalisés, un peu moins épuisés et surtout mieux ravitaillés que leurs adversaires, parviennent sur le champ de bataille dans de meilleures dispositions.

6 Les quatrième et cinquième chapitres sont le cœur de l’ouvrage et contiennent de fort belles pages. Ils représentent les deux aspects complémentaires de l’histoire-bataille telle qu’elle se pratique aujourd’hui, qui utilise des instruments nouveaux sans dédaigner les outils plus classiques. Le quatrième chapitre, « La bataille de trois empereurs et trois rois », est le récit événementiel et chronologique des opérations, accompagné de croquis qui révèlent l’évolution de la situation. Le déroulement des opérations échappe parfois à leurs initiateurs. Ainsi Napoléon considérait-il le secteur nord comme secondaire, or c’est là que se joue le sort du combat et, ajoute Stéphane Calvet, fidèle à sa vision de Leipzig, celui du Grand Empire et de l’Europe (p. 113) mais nous nuancerons cette dernière affirmation. En tout cas, Marmont est dans l’impossibilité d’effectuer le mouvement vers le sud souhaité par l’empereur car il se retrouve aux prises avec… Blücher. Certes, Napoléon s’adapte, tente de contre-attaquer le centre des armées alliées et croit même un moment la victoire acquise. Mais c’est loin d’être le cas au soir du 16 octobre, les Alliés ayant brisé toutes les offensives de Napoléon dont les forces furent mal coordonnées, et surtout ayant progressé dans le secteur nord. Le 16 octobre est la journée la plus meurtrière des guerres napoléoniennes après celle de la Moskowa et le 17 octobre les protagonistes affaiblis et épuisés marquent une « pause ».

7 Dans la nuit du 17 au 18 octobre, alors que certains de ses généraux lui proposent de se replier vers le Rhin, l’empereur décide de reprendre le combat pour éviter ce qui serait considéré comme une preuve de faiblesse, tout en donnant l’ordre de la retraite pour le lendemain. Toutefois il ne prévoit pas – faute capitale selon l’auteur – l’érection de nouveaux ponts sur l’Elster qui faciliteraient l’évacuation d’une multitude d’hommes qui ne disposent que d’une unique route et doivent traverser le centre de Leipzig. Ce qui a été prévu, cependant, c’est la violence de combats de rue qui préfigurent ceux des journées révolutionnaires françaises du XIXe siècle et les affrontements urbains de la seconde guerre mondiale (p. 131). Jusqu’alors seuls les remparts avaient été considérés comme espace de lutte.

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8 Le 18 octobre, les coalisés disposent de 240 000 à 280 000 hommes, la Grande Armée n’en a plus que 135 000. Si les Français contrent l’offensive alliée au sud et à l’est, au nord Marmont se trouve dans une position très difficile. C’est alors que les Saxons envoyés en renfort passent aux côtés des coalisés, du moins 12 000 d’entre eux. Au début de l’après-midi les Alliés passent à l’attaque sur tous les points pendant que des divisions entières de la Grande Armée se sacrifient pour protéger la retraite de leurs camarades. Le 19 octobre, la bataille reprend dans Leipzig même, théâtre de terribles corps à corps car les Alliés se précipitent vers le pont pour couper l’unique voie de retraite des Français. Celle-ci se transforme en débâcle et même en chaos, aggravé par la destruction prématurée du pont par les Français eux-mêmes ! Des scènes d’apocalypse ont lieu qui ne sont pas sans rappeler celles de la Bérézina. Un an plus tôt, un 19 octobre déjà, la Grande Armée quittait Moscou.

9 À la fin de ce chapitre l’historien dresse le lourd bilan humain, unique sous l’Empire, dit-il : 500 000 hommes combattent, 135 00 hommes tombent ou sont blessés, 28 % des Français (parfois 50 % dans le secteur de Marmont), 30 % des coalisés, au total un homme sur cinq. C’est alors que l’auteur évoque la réalité qui se trouve derrière l’énoncé « abstrait » des opérations et des chiffres de pertes, dans un chapitre qui est comme l’envers du précédent. « Au cœur de la mêlée » est une anthropologie de la violence de cette bataille qu’il considère comme inaugurale, une étude saisissante et magistrale des sentiments et des comportements des combattants à travers les témoignages qu’ont laissés certains d’entre eux et l’étude minutieuse des blessures telles qu’on peut les observer dans les registres-matricules et dans les dossiers des officiers blessés à Leipzig. L’auteur montre que, même si soldats et officiers relatent les faits selon les codes de la geste héroïque, leurs postures en sont souvent éloignées, les actions d’éclat sont rares : sur le champ de bataille stricto sensu, l’artillerie domine, 1 900 canons tonnent chaque jour et les corps à corps sont rares mais pas dans la ville même où ils sont suivis de massacres de prisonniers, fait rare jusqu’alors et réservé aux théâtres d’action périphériques, apparu toutefois lors de la campagne de Russie. Du fait que la lutte se transforme en combats de rue qui se prolongent dans Leipzig, les civils se retrouvent également « au cœur de la mêlée ». C’est pour l’historien une preuve supplémentaire du caractère hors-normes de la bataille, différente en cela d’Austerlitz, de Wagram et même de Borodino. Mais nous lui ferons remarquer que, si le combat sur un champ de bataille épargnait jusque-là les civils, il n’en allait plus de même pendant le déroulement des opérations, ainsi en Calabre ou en Espagne.

10 L’ultime chapitre « Lendemains de batailles » montre que de nouveaux seuils de violence sont franchis d’abord au cours de la retraite d’une Grande Armée disloquée, dislocation aggravée par la défection des Bavarois mais résultant d’abord de l’impéritie de l’Administration de la Guerre, déjà à l’origine de la catastrophe de 1812, ce que peu d’historiens ont souligné jusque-là. Au bord de l’effondrement physique et moral, la Grande Armée parvient à Mayence où le typhus fait des ravages. Des scènes d’apocalypse y ont lieu, autant qu’à Leipzig où blessés et prisonniers français sont entassés dans les cimetières de la ville et laissés sans soin et sans nourriture, ce que peut expliquer la désorganisation des services sanitaires mais est aussi le fait de mauvais traitements délibérés.

11 35 pages d’annexes et une riche bibliographie complètent ce livre qui prouve de belle manière que la nouvelle histoire militaire est devenue une histoire transversale.

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Annonce

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Colloque du centre d’histoire « Espaces et Cultures » (Université Blaise-Pascal), en collaboration avec l’IHRF (Paris I-Sorbonne), l’IRHIS (Lille III), le GRHIS (Rouen) et la Société des études robespierristes L'homme politique français et la presse, de la monarchie constitutionnelle à la monarchie de Juillet : relais d'opinion, miroirs d'une action, marécage des passions (Clermont-Ferrand, 8-9 septembre 2016)

Appel à Communications

La presse bénéficie des libertés de pensée et d’expression reconnues par la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen : 137 journaux politiques naissent en 1789. La diversité de leurs auteurs et de leurs opinions, confirmée les années suivantes, compte pour beaucoup dans la structuration et les clivages de la vie politique nationale, depuis les royalistes Actes des Apôtres et l’Amy du Roi jusqu’aux populaires Ami du Peuple de Marat ou Père Duchesne d’Hébert, en passant par les feuilles des girondins Gorsas, Louvet ou Mercier. Presse militante d’un format et d’un tirage limités, riche de ses avis, de ses caricatures, de ses outrances comme de ses timidités, liée le plus souvent – car les rédactions collectives sont l’exception – au sort d’un homme qui joue sa carrière politique ou littéraire, elle vit des abonnements, des ventes à la criée, du placardage, de la lecture publique dans les clubs, à commencer par celui du Cercle social. Elle subit la censure à partir de 1792, d’abord tournée contre les écrits royalistes, puis l’année suivante contre les « fédéralistes », mesures renforcées par la loi des suspects.

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Le contrôle de la presse demeure pourtant imparfait : des feuilles crypto-royalistes subsistent même en l’an II, et l’on sait leur rôle sous le Directoire, avant que le coup d’État du 18 Fructidor n’interrompe l’offensive électorale et journalistique des « Clichyens » ; à gauche, le Tribun du Peuple de Babeuf accompagne la première tentative d’organisation clandestine, et le journaliste Rigomer Bazin annonce en 1799 une gigantesque conspiration populaire, qui relèverait les échafauds et sonnerait l’heure d’une Saint-Barthélemy des propriétaires. Il y aura donc urgence pour le Consulat et l’Empire à museler toutes les voix discordantes pour rétablir une presse de célébration – telle la Gazette du XVIIe siècle –, au profit de Bonaparte. Journaux d’armée, réduction des titres, feuilles départementales sous la surveillance des préfets, contrôle financier, y pourvoient. Sous la Restauration, malgré le droit de timbre et la nécessaire autorisation préalable, renaît une presse d’opinion qui fait écho aux opinions qui s’expriment au Parlement : le Mercure de France et le Constitutionnel pour les libéraux, le Journal des débats pour les conservateurs qui se rallient à l’opinion libérale après l’avènement de , la Quotidienne et la Gazette de France pour les ultras. L’échec de la loi « de justice et d’amour » qui visait à museler la presse entraîne l’apparition à la veille de la Révolution de 1830 de titres se situant à la gauche du spectre politique comme : fondé par Amand Carrel, Adolphe Thiers et François-Auguste Mignet, ce journal bénéficie du patronage de Talleyrand et du financement du banquier Jacques Laffitte. La défense de la liberté de la presse est l’une des causes de la révolution de 1830, après les ordonnances scélérates du 25 juillet la supprimant, dissolvant la Chambre et restreignant le nombre des électeurs. Le 26 juillet, une protestation de 44 journalistes appelle à la résistance contre un gouvernement qui « a perdu aujourd’hui le caractère de légalité qui commande l’obéissance ». Le lendemain, Le National, Le Globe et Le Temps paraissent sans autorisation. La police est envoyée pour briser leurs presses, ce qui suscite immédiatement des attroupements et des affrontements, débouchant sur les « Trois Glorieuses » (27, 28, 29 juillet 1830). Les premières années de la monarchie de Juillet sont marquées par un régime de liberté : la Charte révisée affirme que « la censure ne pourra jamais être rétablie », le cautionnement est abaissé et les journalistes condamnés sont amnistiés. Il en résulte une multiplication des journaux politiques, y compris pour des opinions qui ne sont pas, ou peu, représentées à la Chambre. Les saint-simoniens prennent la direction du Globe, les catholiques libéraux créent L’Avenir, les socialistes le Populaire d’Étienne Cabet (1833), etc. Les premiers journaux politiques écrits par des exclus du suffrage censitaire voient le jour : des ouvriers créent en 1840 L’Atelier et, en août 1832, la saint- simonienne Suzanne Voilquin fait paraître La Femme libre. Cette liberté ne tarde cependant pas à gêner le nouveau pouvoir. Les procès se multiplient, notamment contre la presse républicaine : accablée par les amendes, la Tribune des départements, dirigée par Armand Marrast, disparaît en 1835. Cette même année, au lendemain de l’attentat de Fieschi, les lois dites « de septembre » renforcent le contrôle et la censure des journaux, augmentent le montant du cautionnement et multiplient les délits de presse. Cela n’empêche pas un certain nombre d’évolutions : le développement des revues, sur le modèle de la Revue des deux mondes, de journaux satiriques comme le Charivari ou La caricature de Charles Philipon, de magazines illustrés, comme L’Illustration. En 1836, Émile de Girardin crée La Presse, qui, forte de ses encarts publicitaires, du succès de ses romans-feuilletons, de son prix bas, modifie profondément les relations entre les journaux et la vie politique. Girardin rompt avec la

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tradition tribunicienne de la presse française et inaugure une logique moderne de médiation : le journal ne doit plus avoir pour fonction première de diffuser une opinion mais de publier des informations, il doit donc être indépendant des « partis » et chercher à séduire un public en obéissant à des règles entrepreneuriales. Mais, parallèlement, la figure du publiciste témoigne de l’ambiguïté d’une profession naissante, le journalisme, tiraillé entre intégrité politique et contraintes économiques. Tenant compte de cette histoire à la fois contrastée et répétitive, le colloque se propose de réfléchir aux relations entretenues entre l’homme politique et la presse, à la fois comme éventuel auteur et entrepreneur de celle-ci, mais aussi comme sujet valorisé (pour lui-même, pour son action, pour sa mémoire) ou rejeté par des feuillistes empressés de le caricaturer, de le dénigrer, de confondre vie publique et vie privée. On s’attachera à mesurer le rôle des journaux dans l’émergence de personnalités politiques, dans la construction de leur carrière, dans la diffusion de leurs idées, dans le succès ou non de leur action politique de terrain, dans les relations à leurs commettants. On distinguera les topiques des panégyriques ou des critiques, avec un intérêt particulier pour le vocabulaire et les images récurrents – chansons et caricatures comprises –, pour évaluer les modèles académiques ou classiques des louanges, et tout autant la violence des attaques, au-delà de toute sociabilité bienséante. Il nous faudra réfléchir aux relations établies, par voie de presse, entre l’homme public et l’individu moral, entre l’incarnation d’un esprit et d’un projet, et le corps moins désincarné qui lui est associé. La réflexion sur le lectorat sera, bien entendu, centrale pour comprendre à qui profitent, dans une France majoritairement illettrée mais sensible à l’oralité des lieux de sociabilité, les remues d’hommes politiques inspirées par les journaux. S’inscrivant dans la suite des travaux menés sur la presse provinciale en Révolution (Dictionnaire Feyel), sur les conventionnels (projet ANR ACTAPOL), sur les relations entre vertu et politique (colloque de l’Assemblée nationale, 2014), cette manifestation aura à cœur de varier les échelles chronologiques et géographiques, de la province à Paris aller-retour, mais aussi de la France à l’étranger – puisque, au-delà des frontières, se construit aussi une image des hommes politiques français. Responsable de l’organisation : Philippe Bourdin (directeur du CHEC, Université Blaise-Pascal) Comité scientifique : Michel Biard (Université de Rouen), Jean-Claude Caron (Université Blaise-Pascal), Hervé Leuwers (Université Lille III), Jean-Philippe Luis (Université Blaise-Pascal), Pierre Serna (Université Paris I-Sorbonne) Propositions de communications (titre et résumé de 2 500 signes maximum) à adresser au secrétariat du Centre d’Histoire « Espaces &Cultures » et à Philippe Bourdin avant le 30 octobre 2015 : [email protected] ; [email protected]

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