Anka Ptaszkowska Cette question trouva sa réponse, ou plutôt une des réponses pos - sibles, en 1970 , dans un projet d’exposition commune avec Edward 159 haltes autour de Krasi ński, un projet qui ne fut pas pleinement réalisé en raison de la situation con flictuelle qui régnait à la galerie à la fin des années soixante.

Un jour, Kossakowski avait trouvé le représentant idéal d’une foule : un jeune homme « qui ressemblait à tout le monde ». Il en fit un portrait en pied, faisant le tour complet de sa silhouette à 360 degrés. Le projet de l’exposition consistait à placer tous les clichés, C’est bien moi qui ai accompagné Eustachy Kossakowski dans son au nombre de vingt, à l’échelle un /un par rapport aux dimensions périple autour de Paris et ses cent cinquante-neuf haltes. Comme du modèle, chacun collé sur une planche en bois, à l’intérieur de la l’indique le titre de la série, les cent cinquante-neuf haltes eurent galerie Foksal, pour composer une foule faite d’une personne. La lieu à une distance de six mètres en face des panneaux qui portent ligne horizontale bleue d’Edward Krasi ński collée à une hauteur l’inscription « PARIS ». Nos jambes étaient plantées dans les ban - de 130 cm devait les parcourir. On peut aussi retrouver la source de lieues, mais nos regards touchaient légèrement Paris dans la len - ce projet dans la collaboration précédente de ces deux artistes, en tille de l’appareil et s’y laissaient aller. Je suis l’unique témoin de l’occurrence dans les séries de photos de Kossakowski qui saisissait cette aventure. Krasi ński en train d’installer ses « lances », ses sculptures dans l’es - pace, ainsi que les premiers passages de sa ligne bleue. Les événements précédents eurent lieu à la galerie Foksal de Var - sovie dans les années soixante. Kossakowski, l’un des photorepor - Et voici les circonstances dans lesquelles l’idée de 6 mètres avant ters les plus connus en Pologne, auteur d’une documentation unique Paris a vu le jour . Lors d’une promenade en 1971 , Eustachy Kossa - sur l’avant-garde polonaise de l’époque (Kantor, Sta ż̇sk̇i,̇ew kowski aperçut un panneau « PARIS ». Une remarque anodine — ça vaudrait la peine de photographier ça — fut le début de notre Krasi ński et autres), ne pouvait trouver de réponse à une question simple : pourquoi le déplacement d’un centimètre sur la gauche d’un aventure. Elle se déroula sous forme de promenade, justement , dans appareil photographique produit un chef d’œuvre, et d’un centimètre sur une ignorance vivi fiante de son trajet et de son but. Il arrivait que la droite une mauvaise photo? le trajet changeât le but. Chose bien connue des Situationnistes qui 8 Anka Ptaszkowska ------159 haltes autour de Paris

avaient ouvert pour la divagation poétique et spontanée d’une pro - manqué, Eustachy Kossakowski arriva au nombre de cent cinquante- menade la perspective de « l’utilité » sociale. L’ignorance inscrite neuf panneaux. L’histoire de cette pérégrination abonde en anec - dans nos premiers pas nous a accompagnés jusqu’au bout de la dotes de caractère personnel, mais ses fondements théoriques réalisation de 6 mètres avant Paris. reposent sur des données extérieures, indépendantes du photo - graphe : un nombre limité mais complet de panneaux et leur envi - Ce panneau que l’on voit, est-il le seul, ou y en a-t-il d’autres? Et s’il y ronnement aléatoire. Ce sont elles qui ont dicté la règle du en a deux, il pourrait y en avoir davantage. Où et pourquoi ont-ils été reportage : une prise de chaque panneau de face à une distance de placés là? Leur quantité est-elle limitée? Est-ce qu’il couvrent toute la six mètres . Cette règle simple a permis incidemment de résoudre le ville, ou sont-ils spéci fiques à certain s quartiers? dilemme initial, à savoir pourquoi le déplacement d’un centimètre sur la gauche d’un appareil photographique produit un chef d’œuvre, et d’un En tâtonnant à la recherche de la bonne direction, nous sommes centimètre sur la droite une mauvaise photo? tombés sur d’autres panneaux. Il était facile de constater qu’ils avaient été placés à la limite de rues qui mènent de la banlieue vers « Que faisait le photographe? D’un nombre in fini de points de vue la ville, de rues qui changent de nom « au moment » du panneau. possibles, il en a choisi un pour les cent cinquante-neuf photo- Avec ces panneaux, nous nous trouvions donc sur une frontière. graphies. Paradoxalement, ce choix arbitraire d’un point unique montra et fit prendre conscience qu’il y en avait une quantité in fi- Nous nous trouvions à un endroit nulle part, un endroit qui nie. Qui sont en plus, tous équivalents. On peut donc s’étonner de n’appartenait à rien. Et qui , de plus, était invisible. Une frontière ce que la série soit devenue ‘à l’occasion’ le reportage le plus vrai et se constate par tout un appareil symbolique, des guérites de gar - le plus crédible sur Paris, et qu’il ait ainsi remporté un grand suc - dien, une terre labourée, ou dans notre cas par des panneaux. cès. Sa crédibilité lui est venue du hasard à qui la règle adoptée avait La frontière visuelle n’existe que sur les cartes. La carte de Paris ouvert grand la porte. nous accompagna jusqu’au bout, et elle s’enrichit d’une notation de nos recherches, de nos erreurs et de nos découvertes. Leur Kossakowski a choisi comme position dans le monde de l’art celle caractère ludique, qui faisait penser à des enfants jouant aux de celui qui voit, c’est-à-dire de l’observateur. Il n’a jamais revendi - Indiens, imprégna le sérieux des principes théoriques de la série. qué un statut de créateur, contrairement aux participants profes - sionnels de la vie artistique qui af firment tranquillement : ‘ je suis un Faisant plusieurs fois le tour de Paris et s’assurant de n’avoir rien créateur, je suis un artiste. ’ » (Extrait d’une lettre à Eustache.) Anka Ptaszkowska ------159 haltes autour de Paris 9

Gérard Wajcman a dit à propos de l’exposition des photographies Eustachy prit avec lui quelques tirages de 6 mètres avant Paris pour d’Eustachy Kossakowski à l’espace Electra en 2004 : « seul quelqu’un montrer qu’il « faisait quelque chose ». Gassiot regarda les photos, qui ne se prend pas pour un artiste pouvait faire cette exposition ». et sans un mot, il prit son téléphone. J’ai devant moi une chose extraordinaire . Au cours de la conversation avec François Mathey, le Ce quelqu’un possédait un sens de l’humour assez retors pour directeur du Musée des Arts décoratifs, une date d’exposition de ébranler de manière innocente mais ef ficace le mythe de Paris. 6 mètres avant Paris fut fixée pour août 1971 , c’est-à-dire quelques L’inscription « PARIS », celle qui est inscrite dans les mémoires et mois plus tard. Pour citer encore Barbara, la sœur, il arrive tous les connue pour la beauté des images, faisait surgir le mythe de la ville jours à Eustachy ce qui n’arrive aux autres qu’une fois dans leur vie . que la réalité insigni fiante et morne présente sur les photographies contredisait. Toujours à propos de l’audace de notre immigré, il C’est ainsi que nous avons fait la connaissance de François Barré qui faut rappeler que le mythe de Paris était à l’époque incroyablement fut le commissaire de cette première exposition et son défenseur puissant dans notre Pologne natale. Il personni fiait dans le système ardent. Le musée faisait face à des dif ficultés financières. François totalitaire en vigueur deux nostalgies, celle de la liberté et celle de réussit à toutes les surmonter. Il arrangea un atelier chez un ami la culture . photographe, Daniel Hadad, chez qui Eustachy put réaliser avec l’aide d’Adam Rzepka, un ami, des tirages pour l’exposition, et il tira Barbara Kossakowska, une des sœurs d’Eustachy, interrogée sur la le catalogue avec la revue Créer ; l’af fiche fut produite sur une carte série 6 mètres avant Paris considéra que personne n’avait remarqué Michelin de Paris. La préparation de l’inauguration se déroula dans qu’il s’agissait d’une blague . l’ambiance de joyeuse improvisation que nous connaissions de la Pologne. Elle se déroula de manière remarquable, l’exposition fut un événement, on compara dans de nombreux articles Kossakowski à Suite du destin de la série 6 mètres avant Paris Cartier-Bresson, alors que la série rompait de manière évidente avec la tradition de la photo humaniste, ce à quoi d’ailleurs elle dut son Comment en est-on venus à une exposition au Musée des Arts succès. De nombreux photographes s’inspirèrent de cette expé - décoratifs? Immigrés de fraîche date, nous devions demander une rience, alors qu’Eustache, en grand seigneur méprisant l’idée d’ex - prolongation de visa, dif ficile à obtenir. Nous avons demandé le ploiter ses propres idées, passa au suivi du mouvement de la lumière soutien du célèbre critique Gérald Gassiot-Talabot qui nous dans le temps, ainsi qu’à la prise de la lumière « en face » en tant connaissait depuis la Pologne. Juste avant d’aller au rendez-vous, qu’objet autonome . 10 Anka Ptaszkowska ------159 haltes autour de Paris

La série 6 mètres avant Paris fit dans les années soixante-dix le tour En 2012 , 6 mètres avant Paris est présenté au Freies Museum d’importants musées et galeries d’Europe. L’exposition organisée de Berlin. Un tirage d’exposition de toute la série de dimension au Moderna Museet de Stockholm par Pontus Hulten et Olle 46,8 x 60 cm est exécuté en numérique par Marek Bartu ś (Art-line Granath fut un événement fort, de même que l’exposition au de Płock en Pologne). Cette version numérique, qui constitue d’ail - Teatro Altro de Rome, à l’initiative de notre ami, un artiste excep - leurs la base de reproduction des photos de la présente publication, tionnellement dévoué aux autres artistes, Achille Perilli. François étant la plus fidèle aux négatifs, relativise radicalement le rapport Cheval présenta 6 mètres avant Paris au Musée de la Photographie entre l’original et la copie. Nicéphore Niépce à Chalon-sur-Saône. Eustache Kossakowski af firme dans le film documentaire de Anira L’histoire de la série compte également deux échecs douloureux. Un Wojan qu’il aurait pu con fier l’exécution de 6 mètres avant Paris à jour, Eustachy Kossakowski reçut une invitation à un cocktail chic n’importe qui. Mon témoignage ne vise pas à contredire cette aspi - donné à l’hôtel Georges V, ainsi qu’une proposition de représenter ration à l’anonymat du photographe . Mais pour garder un mini - la à l’Exposition universelle de Montréal. Nous nous sen - mum de liens avec sa personne, je propose pour finir un petit tîmes honorés. Il y eut un colloque solennel, des conférences scien - témoignage personnel (tiré d’une lettre) de qui était Eustache : ti fiques, puis un cocktail, mais le Paris de Kossakowski ne partit jamais pour Montréal. Mais le plus pénible et le plus surprenant « Tu as tout vu et tout dit, à l’exception de ce que tu n’as jamais dit. fut la perte dans les réserves du Centre Pompidou des tirages ori - Tu étais le plus et le moins discret des hommes. Dire tout ce qui te ginaux faits par Kossakowski. Je ne désespère pas toutefois que le passait par la tête était ta façon de garder le Secret. De la manière jour du Grand Ménage la série ne soit retrouvée. la plus innocente et la plus naturelle, tout dire exclut tout calcul et détruit les hiérarchies. Met a l’aise, ne pèse ni sur celui qui parle, ni Les nouveaux tirages de l’ensemble de la série, exécutés avec soin sur celui qui écoute, le distrait et l’intrigue. Tout dire anéantit le par le Musée de la Photographie Nicéphore Niépce en trois exem - mensonge et l’autorise dans l’insouciance et la bonne humeur. plaires de dimension 40 x 50 cm, se trouvent dans les collections Astuce pour faire passer la vérité. » de ce musée et dans les collections du musée Carnavalet à Paris. L’association EKO, Eustachy Kossakowski objectif/subjectif, en Traduit du polonais par Érik Veaux conserve un exemplaire. Gérard Wajcman qui sépare Paris du hors-Paris, c’est-à-dire, finalement, de nulle part. Pour voir ces panneaux, il fallait venir d’ailleurs, du dehors, et Paris vu par y venir en voiture. Il faut en effet savoir que si une rue menant à Paris n’est accessible qu’aux piétons, il n’y a aucune obligation d’y implanter un panneau « Paris ». Donc : un étranger, venu à Paris en voiture et qui y vient pour la première fois. Il a rêvé longtemps de ce voyage, et il est si heureux d’être là en fin qu’il prend en photo le nom de Paris à l’instant d’arriver. Voilà.

Évidemment, cela n’explique pourtant pas pourquoi il aurait fait 1. le tour complet de la capitale. Pourquoi parcourir les cinquante- quatre kilomètres de son périmètre administratif — qui inclut les Seul un étranger pouvait réaliser ces photographies. Bois de Boulogne ( xvi e arrondissement) et de Vincennes ( xii e arrondissement) — pour photographier l’ensemble des panneaux, Il fallait venir d’ailleurs, de loin, pour s’arrêter six mètres avant Paris les uns après les autres, les cent cinquante-neuf panneaux d’entrée et prendre en photo le panneau indicateur de l’entrée dans la ville. qui bornent la ville en 1971 , année où Eustachy Kossakowski a réa - Une telle idée ne viendrait sans doute pas à l’esprit d’un français lisé ces photos. À moins qu’il ne soit pas venu à Paris en voiture… venu de province, et assurément d’aucun parisien. Il y a même fort En fait il est venu en camion. Voilà. Un gros camion. Un poids à parier que, s’il a quitté un jour la ville, un parisien n’a jamais prêté lourd. Parce que, si on regarde attentivement les cent cinquante- attention à de tels panneaux. A-t-il même l’idée que ça existe? Vu neuf panneaux « Paris », chacun est systématiquement accompagné de Paris, de l’intérieur de la ville, Paris c’est la France, et être hors d’une interdiction de stationner. Soit seule, c’est-à-dire générale, de Paris, fut-ce à six mètres, c’est être à l’étranger. Curieux com - soit à l’adresse spéci fiquement des poids lourds. Un petit panneau ment Paris peut se penser une ville universelle, sans limite — Paris carré au sommet, « poids lourds stationnement réglementé », c’est la France, mais la France c’est le monde… — et, en même qui surmonte le panneau rond de l’interdiction de stationner qui temps, les trente-cinq petits kilomètres du boulevard périphérique lui-même surmonte le panneau « Paris ». qui ceinturent la capitale semblent une frontière infranchissable, douve profonde, mur d’enceinte, une véritable ligne de démarcation Donc Eustachy Kossakowski vient pour la première fois à Paris en 12 Gérard Wajcman ------Paris vu par

1971 , et il a fait le voyage Varsovie-Paris en poids lourd. Arrivé aux il faut conclure que, soit Eustachy Kossakowski n’est jamais entré portes de Paris (par le Nord, sans doute), à l’instant d’y entrer, il dans Paris, qu’il en a fait le tour en restant respectueusement à six découvre qu’il est impossible, interdit de stationner dans la ville. Ce mètres de la ville, soit qu’il y est entré à pied. qui refroidit sans doute un peu son enthousiasme, mais ne le dis - suade bien sûr pas. Il entreprend alors de chercher une autre entrée Ce que racontent ainsi ces cent cinquante-neuf photographies? possible et fait le tour de la ville. En vain. Ce ne sont donc pas les Que Paris n’aime pas les poids lourds. C’est que la Ville Lumière, panneaux « Paris » qu’a photographié Eustachy Kossakowski, mais la Ville Champagne ne va pas avec les poids lourds. Pas de semi- les panneaux réglementant le stationnement des poids lourds à Paris remorque sous les tours de Notre-Dame! Après tout, on se dit (s’il leur est interdit de stationner dans toute la ville, ces panneaux qu’une telle interdiction rassure sur le bon sens esthétique des édiles ne peuvent se trouver que là, à la limite administrative de la ville, de cette ville. avec les panneaux « Paris », de façon à dissuader tout poids lourds d’entrer, si d’aventure il avait eu l’idée de stationner intra muros ). Ce qui amène finalement à ceci : sous une apparence austère, ce que Eustachy Kossakowski, étranger respectueux des lois françaises, fait disent les photographies d’Eustachy Kossakowski, avec une extrême donc le tour de Paris à la recherche d’une rue où il n’y aurait pas élégance, sans la vulgarité de le faire voir, c’est la beauté préservée d’interdiction de stationner pour les poids lourds. de cette ville plus que millénaire. Et en même temps, ces cent cinquante-neuf panneaux d’interdiction de stationner montrent, ils Pourquoi faudrait-il que ce soit uniquement le nom « Paris » qui soit montrent un Paris profondément poétique : une ville fermée aux l’objet de ces photos? À cause du titre de la série? En raison du poids lourds et ouverte aux promeneurs, un Paris toujours et prestige de cette ville? Il faut se déprendre de ces fascinations. Parce encore baudelairien, amoureux des flâneurs. que ce qu’on découvre en prêtant un peu d’attention, c’est que la photo essentielle de toute cette série, c’est celle qui, indiquant « Paris » sur un panneau, ne comporterait pas d’interdiction de 2. stationner. La photo la plus importante de toute cette série est l’absente de la série. Avec cette vérité, on touche là à la logique pro - Soit cent cinquante-neuf panneaux. Cent cinquante-neuf points fonde des séries. d’entrée qui, si on les relie ensemble, dessinent la frontière admi - nistrative de la ville de Paris. Cent cinquante-neuf panneaux, autant Et de là, regardant une à une ces cent cinquante-neuf photographies, dire cent cinquante-neuf blessures narcissiques pour les parisiens Gérard Wajcman ------Paris vu par 13

de souche. Parce que, pour eux, Paris ne saurait avoir de limite. n’est pas un protagoniste de La comédie humaine de Balzac monté à Ils ne peuvent imaginer qu’on puisse arrêter la ville, la contenir, Paris. Même si le jeune étudiant aristocrate au teint blanc, aux l’enfermer, ni qu’il y ait besoin de panneaux pour indiquer Paris au cheveux noirs et aux yeux bleus est lui aussi venu de loin, du sud monde — sinon pour quelques Barbares de toute façon analpha - ouest, une telle phrase de dé fi ne peut se lancer que du cœur de la bètes et qui ne sont pas les bienvenus. ville, une fois parvenu au centre de la capitale du xix e siècle, comme la nomme Walter Benjamin, là où on sent tout autour de soi, der - Mais encore, comme la présence de ces panneaux répond à une rière les rideaux tirés des hôtels particuliers et les hauts murs des obligation réglementaire de signalisation routière qui en prescrit bâtiments of ficiels, toute la puissance d’une cité et la présence des réglementairement la taille, la forme, les matériaux, les couleurs, puissants, acteurs de l’histoire et agents du pouvoir, là où se concen - le graphisme et les principes d’implantation sur tout le territoire tre le « beau monde » et où les symboles de pierre dominent la ville national, les panneaux « Paris » ressemblent en tous points à ceux et contemplent orgueilleusement le monde : « Ses yeux s’attachèrent qui annoncent Lyon ou Bordeaux, mais aussi Saint-Yrieix-la-Perche presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme en Haute-Vienne, Fayence dans le département du Var et n’importe des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il avait voulu quel trou perdu. De fait, de Calais à Menton et de Brest à Stras - pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnant un regard qui sem - bourg, ils sont standardisés, exactement du même modèle du nord blait par avance en pomper le miel et dit ces mots grandioses : « À au sud et d’ouest en est, soit du type eb , eb 10 pour le panneau d’en - nous deux maintenant ! » Eustachy Kossakowski est aux abords de trée d’agglomération et eb 20 pour le panneau de sortie. En même la ville, et ses images sont plutôt à l’envers du grandiose. De toute temps, je ne suis pas sûr qu’il y ait à Paris, sur les voies en direction façon, dans le Paris de Balzac il n’y avait ni poids lourds ni de la banlieue, des panneaux eb 20 de sortie de la ville. Il faut sans panneaux eb 10 . doute conclure que Paris est une ville où on entre, mais dont on ne sort pas. Ce qui frappe dans ces photographies, c’est combien, à six mètres avant Paris, on ne voit rien de Paris. En vérité on n’y voit pas grand chose et on n’y perçoit en tout cas ni grandeur, ni passé glorieux, ni 3. puissance. On éprouve même de la déception en découvrant le nom de Paris sur ces petits panneaux, à l’occasion cabossés, posés de « À nous deux Paris! » Quand on regarde ces images, ce ne sont pas guingois le long d’un mur gris d’une rue quelconque, souvent les mots de Rastignac qui viennent à l’esprit. Eustachy Kossakowski sinistre. On touche ici au plus près la distance in finie du nom à la 14 Gérard Wajcman ------Paris vu par

chose, ce qui sépare le signe de sa signi fication. Des années lumières « Paris » eb 10 . La Ville Lumière ne s’appartient pas à elle-même. entre la Ville Lumière et ces navrants panneaux « Paris ». Pas de Paris n’est pas dans « Paris », ou Paris appartient entièrement à rapport entre ce nom qui a pu résonner de tant de désirs, parfois de son nom, mais quand on le nomme, quand on le prononce. Le tant d’espoirs, d’idéal, de chant de liberté, qui a fait briller tant nom de Paris doit être arraché au cartouche gris de « Paris ». Cent d’yeux de par le monde, et ce cartouche minable portant ces deux cinquante-neuf photographies, chaque regardeur doit prononcer syllabes du nom en lettres noires strictes sur fond gris sale? cent cinquante-neuf fois le nom de « Paris ». Alors Paris devient vivant dans son nom. Mon père lui aussi était venu de Pologne, mais bien avant, dans les années 1920 . Il avait rêvé de Paris, flambeau universel et havre de La voix de « Paris » comme lieu unique du rêve de Paris. Dans liberté pour les Juifs et pour tous les hommes de bonne volonté. la bouche et dans l’oreille, là seulement brille la ville, là seulement Après un long voyage plein de détours et d’aventures, il était arrivé habite Paris, la grand’ville . Là seulement Paris est grand. à Paris, mais par le train, à la gare du Nord. Il ne m’a jamais parlé du panneau d’entrée de Paris. Ce dont il m’a tout de même parlé, Eustachy Kossakowski, photographe littéraire? Pas exactement : c’est qu’il avait appris à lire en déchiffrant les noms des plaques des Eustachy Kossakowski photographe de la parole, photographe de la rues. Mais « Paris », je suis sûr qu’il savait déjà le lire quand il était voix. en Pologne. Le cartouche « Paris » : Ça, c’est Paris!? Il y avait évidemment plus de Paris dans les jambes des filles du Moulin Rouge que mon père avait été voir assez vite après son arrivée. 4.

Eustachy Kossakowski photographie le nom. Drôle d’idée de photo- La distance du nom à la chose reproduit en quelque sorte l’acte graphe de photographier un nom. Pas une écriture, pas une calli - haussmannien de mise à distance, qui, au xix e siècle, en favorisant graphie savante, pas un objet remarquable et chatoyant, juste un le capitalisme et la spéculation a entraîné la multiplication des nom. Idée d’autant plus étonnante quand il s’agit de Paris, une expropriations, ce qui a vidé le centre de Paris de sa population et ville qui est à soi seule un festival d’images et que chaque touriste l’a chassée dans les faubourgs. En 1864 , lors d’un discours à la mitraille. Ce que montre le photographe? Que Paris n’est pas dans Chambre, Haussmann déclarait d’ailleurs assez ouvertement sa « Paris », ni dans ses images de carte postale, ni dans son nom ainsi haine des masses populaires des grandes villes, toujours instables écrit. Paris, la grand’ville , comme on dit chez Molière, n’est pas dans et en constante augmentation du fait de la rapide industrialisation Gérard Wajcman ------Paris vu par 15

urbaine. La hausse des loyers chasse le prolétariat du centre vers 5. les faubourgs et, par là, les quartiers de Paris perdent leur physio - nomie propre. Paris s’est alors éloigné de Paris. Le Paris populaire, Bon, alors, ces photographies sont-elles une déclaration d’amour à c’est-à-dire le Paris des révolutions a été séparé, coupé de Paris. Paris, ou une déclaration de dé fiance, de rupture, voire de guerre? Haussmann, qui a sculpté ce nouveau Paris bourgeois, s’était d’ail - Eustachy Kossakowski est-il entré dans Paris après ça, où a-t-il leurs donné à lui-même le titre d’« artiste démolisseur ». foutu le camp? Peut-être s’est-il installé en banlieue? En fait, je ne sais pas. C’est dans cette coupure, dans ce mouvement délibéré de rejet du prolétariat et des classes populaires vers la périphérie que s’est Cette incertitude sur les sentiments et les lieux me fait penser à un constituée la « ceinture rouge ». court-métrage de Godard, sa contribution à Paris vu par , ce film collectif, « à sketchs », sorti en 1965 qui réunissait six réalisateurs de Fi nalement, on pourrait dire que les photographies de Kossakowski, la Nouvelle Vague, Jean Douchet, Jean Rouch, Jean-Daniel Pollet, qui en 1971 fait le tour de Paris en restant toujours à l’extérieur, Éric Rohmer, Claude Chabrol et lui. soigneusement à six mètres, c’est en somme Paris vu de la « cein - ture rouge ». Aujourd’hui, alors que la puissance des communistes Godard a donc réalisé pour ce film un court-métrage de quatorze et des mairies de gauche a sérieusement régressé dans les communes minutes. Ça s’appelle Montparnasse et Levallois . limitrophes, on dirait simplement que c’est Paris vu de la banlieue. En tout cas, le Paris qu’on y voit est clairement un Paris essentiel - L’histoire est simple. Une jeune femme envoie une lettre à chacun lement populaire et industriel. Rien de très séduisant et de touris - de ses deux amants, l’un est sculpteur à Montparnasse, l’autre car - tique dans tout ça. Si c’est ça Paris, pas sûr que ça mérite un voyage. rossier à Levallois-Perret. Mais à qui est destinée la lettre d’amour et qui doit recevoir la lettre de rupture? Faut-il donner du sens au fait que Eustachy Kossakowski, venu de Pologne, d’un État à l’époque socialiste, a photographié Paris vu de Artiste ou ouvrier, Paris ou banlieue, amour ou séparation… Paris ce qui était alors encore, en 1971 , la « ceinture rouge »? Je n’en sais vu par est sorti en 1965 , c’est-à-dire qu’Eustachy Kossakowski avait foutrement rien, mais j’en doute. très bien pu le voir. 16 Gérard Wajcman ------Paris vu par

En un sens, 6 mètres avant Paris pourrait s’appeler Montparnasse et Levallois. Une seule question alors se pose : qui serait la jeune femme de l’histoire d’Eustachy Kossakowski, celle qui le ferait venir de Varsovie à Paris? Encore une fois, une photographie manque à cette série de cent cinquante-neuf photographies de « Paris » : celle de la jeune femme auteur de la lettre et la cause de ce long voyage.

J’ai là-dessus ma petite idée. François Barré Eustachy Kossakowski était déjà l’un des grands photographes polonais allant quérir le quotidien, y déceler un paysage de l’époque, Les variations Kossakowski les traits d’une société brinqueballée entre la longue mémoire d’une histoire et d’une culture et les logiques absurdes de la bureaucratie communiste. Il cherchait dans cette proximité du détail des jours, la présence du cri, la permanence d’une note tenue, d’une apparte - nance partagée, d’un re flet de soi faisant séquence, chaînant un récit et outrepassant la brièveté acérée de l’image unique. Ainsi s’appro - chait-il d’une autre temporalité, d’une mise en mouvement, d’un Le coup de dés espace-temps l’éloignant du « paradigme de l’instant décisif » dé fini par Henri Cartier-Bresson. Il avait en 1967 , dans une « suite » Certaines œuvres ont une genèse mêlant en des récits complexes la de 7 photographies, fixé — comme un espace où demeurer — recherche artistique, l’intensité des sentiments, le contexte politique, L’homme qui raconte la mort de son frère . En 1970 , dans le projet d’une l’envie de vivre, une fantaisie joueuse, un quotidien de nuits exposition avec Edward Krasi ński, projet commun esquissé mais blanches et de petits matins, l’invention du monde. Le mot « ren - non abouti, un homme sans traits particuliers, multiplié à l’in fini, contre » prend ses racines sur un terreau étymologique prometteur; devait s’inscrire dans une continuité établie par le ruban bleu de il vient à la fois de « coup de dés » et de « combat ». Hasard et des - Krasi ński et par la répétition de son image, foule et solitude simul - tin, bonheurs et malheurs jalonnent de rencontres en rencontres le tanément. Eustachy connaissait avec Anka qui dirigeait la galerie chemin d’une vie, ses pics et ses abîmes. À peine arrivés de Pologne, Foksal les combats menés par elle et par les artistes pour faire Eustachy Kossakowski et Anka Ptaszkowska présentent le projet connaître leurs travaux, affronter les tracasseries administratives et d’Eustachy 6 mètres avant Paris à Gérald Gassiot-Talabot qui policières. Venir à Paris, c’était pour l’un et l’autre la promesse d’être téléphone aussitôt à François Mathey, conservateur en chef du soi davantage. Musée des Arts décoratifs. Homme de savoir, d’imagination et d’invention, celui-ci n’attend pas davantage et décide d’une expo - Six mètres sition. Travaillant là, auprès de François Mathey, je rencontre Eustachy et Anka quelques jours plus tard; le projet va se réaliser, Six mètres, plus que six mètres une amitié va naître. Pour couper la ligne d’arrivée 18 François Barré ------Les variations Kossakowski

Gerber en fin dans le trophée graphie humaniste de la photographie objective ou encore de La pilule amère de la gloire la photographie conceptuelle; opposer la reproduction et la repré - Payer l’impôt de la victoire sentation en oubliant la plasticité même du photographe, son […] incessant voyage et la variabilité du réel et du vrai. Trop de frontières S’y mettre, plus qu’à s’y mettre Plus qu’à s’y mettre et de douaniers! À Paris, là où fleurit la photographie qui a le (Olivia Ruiz) 1 « cœur dans les yeux » selon Philippe Soupault, Eustachy Kossa - kowski prend ses distances, avec éclat, en un magistral contre-pied Quitter sa ville, son pays, partir à deux pour Paris, c’est continuer (de nez). et rompre, déjà connaître et rêver l’inconnu; un coup de dé encore. Il tombe sur le 6. Pourquoi 6 mètres? Pourquoi pas? Question de point de vue, d’objectif, de ré flexion, de pause avant l’attaque, d’ana - A rose is a rose is a rose is a rose lyse urbaine, de courtoisie (« gardez la distance de courtoisie » nous dit-on devant les guichets de la sécurité sociale) et peut-être ques - Assez de questions; avec des si on mettrait Paris en bouteilles, ce tion bien inutile. Le point de vue n’est-il pas une énigme? Naguère qui n’est pas désagréable. Faire le tour et l’entour, c’est boucler la je m’étais étonné et réjoui de son anagramme : « voit en dupe ». boucle et posséder ainsi son sujet. Tourner autour peut se danser Eustachy cadrait instinctivement avec un œil absolu. Quelques cen - avant un scalp, prendre un train processionnaire ou s’évanouir dans timètres de différence, à droite, à gauche, en haut ou en bas auraient l’hésitation et l’angoisse du seuil lorsque la peur nous empêche de complètement changé la photographie, la déséquilibrant et plus pénétrer : échecs de séduction, fiascos, sentiment d’exclusion à la profondément la déshabitant. Il avait donc tranché, six mètres sera porte d’une institution ou en présence de rébarbatifs exhibant leurs la bonne mesure. On tire à bout portant, parfois à bout touchant. codes de savoir-vivre. Rien de tel ici mais un rituel inventé d’hôte Ce sera la distance de la justesse du regard et de la montée du désir. à hôte, de celui qui est reçu à celui qui reçoit; une offrande, un introït ou l’ouverture augurant de la splendeur d’un opéra. Les classi fications théoriques avaient toujours semblé vaines et arti ficielles à Eustachy Kossakowski. Peut-on durablement épingler Paris n’est pas exactement rond. Il n’empêche, les 159 photographies un créateur en lui assignant une « place », limitant ainsi son rapport d’Eustachy tracent un cercle symbolique, cercle de craie argentique au monde? Peut-on faire le départ entre la photographie- où la ville s’étend et vibre, cercle sans position de hiérarchie où, six photographie et la photographie plasticienne; séparer la photo- mètres avant, chaque porte vaut l’autre — une flûte à 159 trous — François Barré ------Les variations Kossakowski 19

ne donnant pas encore à voir les signes de distinction qui effaceront fini plus grand que la somme de ses parties. Si les « variations » cet abord égalitaire et le plus souvent sans visibles qualités. N’est- musicales ont des constructions semblables (autour de Diabelli ou ce pas le ruban bleu d’Edward Krasi ński ceignant Paris qui rejoint de Goldberg), la spéci ficité de chaque variation y naît de l’imagi - son ami Eustachy? Cette ronde autour de la cité, où la règle fait le nation de son créateur tandis que dans ces « variations Kossa - jeu, où le mot sans cesse répété n’ouvre pas sur la même image est kowski », la différence vient de la ville elle-même, de son feuilletage, comme une litanie où répondre à l’invocation, non par le sempiter - de l’usage et du passage du temps. Chaque regardeur devient nel « priez pour nous » mais par un volontaire et altier « il faut s’y spectaCteur, ajoutant et dérivant, puisant dans la légende urbaine mettre ». À nous trois Paris. autant que dans ses souvenirs propres et devenant ainsi interprète et co-auteur de l’œuvre offerte et ouverte.

Le mot et l’image Hors limites « L’œuvre d’art est un message fondamentalement ambigu, une plu - ralité de signi fiés qui coexistent en un seul signi fiant » écrit La ville est ailleurs, devant et derrière. Elle était autrefois contenue Umberto Eco au début de son ouvrage L’œuvre ouverte 2. 6 mètres dans une enceinte, entourée de murailles, marquée par des octrois avant Paris , cette œuvre ceinte est une œuvre ouverte. C’est ainsi puis de loin en loin par ses « fortifs »; elle avait des limites. La forme que la ville énoncée fait naître une in finité de concepts, de visions, d’une ville 3 dessinait un intérieur ville, un dehors et un dedans. de projets, de souvenirs. Eustachy Kossakowski en photographiant Julien Gracq sentait à Nantes, battre un cœur dans un corps de ville le mot et son entour souvent modeste (beaucoup d’« entrées de aux contours connus et parcourus. Les limites physiques ont service ») rend visible l’invisible par la force du mot. Une suite nar - aujourd’hui disparu, remplacées par des divisions territoriales rative se construit qui donne à voir frontalement un panneau et administratives et de bêtes panneaux de signalisation. La forme s’est l’inscription « Paris », un paysage urbain environnant et proche, et dissoute dans le réseau informel d’un grand Paris en devenir. Ce non représenté dans la photographie mais montant comme une qu’a photographié Eustachy, c’est l’idée d’une ville, son idéalité, plus aube, une explosion du mot-image révélant l’ampleur sans limite réelle bien sûr que tous les tracés administratifs. Un tel projet est de Paris, ville réelle et mythique, puis en fin 159 fois la même image d’une intelligence sans pareille. Nous sommes envahis d’images de principielle constituant dans sa suite l’unité de l’œuvre. Cette ville ne délivrant qu’une part in fime de la ville-monde et de son kyrielle est insécable; toute image enlevée détruisant un ensemble imaginaire. Ici, c’est l’évidence fallacieuse d’un tracé signalétique 20 François Barré ------Les variations Kossakowski

qui révèle, au delà du protocole de prise de vue et de l’objectivité révéler ou encore dans le passage du feu avec Fenêtre brûlée à Paris simulée de l’image, le monde qui s’ouvre et qu’aucune image ne peut en 1984 . saisir. Je ne connais pas d’entreprise semblable. Il y a là une ruse féconde de joueur et de coup de dés. L’histoire de la photographie En 1971 l’exposition de 6 mètres avant Paris au Pavillon de Marsan n’avait pas encore fixé cette image ouverte et totale de la ville. du Musée des Arts décoratifs connut un grand succès, consacrant comme une bienvenue le talent d’un photographe jusqu’alors peu . connu à Paris et révélant la force « objectivement » distanciée d’une ville annoncée, invisiblement dévoilée. Ce sont le cœur et l’esprit qui dessinent la ville et en font un sujet. Eustachy Kossakowski débonde les vannes et fait littéralement sau - ter ce qu’il nous donne à voir immédiatement. La ville est au delà. Le jour était consacré à cet arpentage visuel, méthodique, mesuré, à lumière constante. Eustachy et Anka tournaient ainsi de porte en porte. Mais ils avaient déjà conquis la ville, s’avançant vers le cen - tre lointain et connaissant la nuit le bonheur d’un cœur mythique, Montparnasse. Six mètres avant Paris a conforté l’évolution du travail de Kossakowski et sa recherche de ce qui fait mouvement imperceptiblement; temps d’ombre et de lumière s’avançant face à la caméra immobile : à Rome en 1975 (la lumière in filtrant les volets), à Venise en 1979 (le campanile, le soleil et le vent), à Pompéi en 1980 (géométrie de la lumière), à Paris en 1984 avec Lumière dans le couloir des chambres de bonne , avec Géométrie de l’eau (la lumière coupant l’eau) en 1980 et la même année « la mer toujours recom - mencée » avec Ressac . D’autres œuvres se présentent sous forme de « suites » tentant de cerner une réalité s’inscrivant dans la mouvance 1. --- Six mètres , chanson d’Olivia Ruiz, paroles d’Alain Leprest. du temps comme Lumières de Chartres de 1983 à 1990 , ou avec 2. --- Umberto Eco, L’œuvre ouverte , Seuil, 1965. Les Apôtres à Rome en 1982 dans un envers non visible qu’il faut 3. --- Julien Gracq, La forme d’une ville , José Corti, 1985. Adam Mazur Nous sommes tous des émigrés

Portraits d’une capitale Kossakowski est un émigré d’Europe orientale. Un nouvel arrivant qui cherche à s’établir voit la ville autrement que ses habitants. Il n’est pas chez lui. Il est étranger. Cela se voit sur les photos. Le pan - neau avec l’inscription « PARIS » apparaît comme une mise en garde, une interdiction d’entrer. Pendant son travail sur 6 mètres avant Paris , Kossakowski lutte pour la possibilité de rester et de s’installer dans la ville, le droit d’en franchir les frontières symbo - liques. Ce qui est particulier est justement que 6 mètres avant Paris devient pour Eustachy Kossakowski une sorte de carte d’identité Kossakowski est un photographe de Paris. Mais un photographe ou de permis de séjour 2. atypique qui se distingue de la légion des artistes plongés dans les lumières d’une métropole moderne. Kossakowski est un photo - Kossakowski regarde la ville depuis ses marges. Se tenant à la graphe de Paris qui se mesure à la tradition écrasante des titans limite, il photographie paradoxalement ce qui lui est inaccessible : de la dimension de Daguerre, Marville ou Atget, ou encore de la métropole. Le grand Paris est ramené à un signe, à un panneau photographes relativement moins connus tels que Lucien Hervé, routier. Il y a là un désespoir et une détermination typiques des émi - Hippolyte-Auguste Collard, Edouard-Denis Baldus, Paul Géniaux grés, une sorte d’incertitude, une hésitation (franchir la limite ou ou de gloires plus proches tels que Izis, Willy Ronis, Robert Dois - pas) et l’errance d’un arrivant de Pologne qui frappe à la barrière neau, Henri Cartier-Bresson, Keiichi Tahara, William Klein ou de Paris comme le firent avant lui des générations de Polonais. Cela Robert Frank. avait commencé avec la Grande Émigration, près de deux cents ans plus tôt, et s’était poursuivi avec quelques interruptions. Et dans les Que représente donc dans ce contexte le projet 6 mètres avant Paris ? années après Kossakowski, les arrivants polonais ont vu Paris à peu En quoi la vision de Kossakowski diffère-t-elle des centaines, des près comme l’avait fait l’auteur de 6 mètres . Manuela Gretkowska milliers de photographies dédiées à la ville, exposées dans des gale - décrit l’avant-dernière vague d’émigrés dans son livre Nous sommes ries et publiées dans des albums tels que par exemple celui édité par tous des émigrés 3. Plus tard, après 1980 , et surtout après 2004 , une le musée Carnavalet Portraits d’une capitale 1 ? émigration salariale se développera dans l’Union européenne. Le 22 Adam Mazur ------Portraits d’une capitale

Paris mythique des émigrés polonais mériterait un commentaire Serial artist particulier ou une exposition (le titre de la série d’Eustache Kossa - kowski pourrait être utile à une telle entreprise). Kossakowski photographie Paris de manière systématique. Tel un homme de science avançant calmement vers son but, il analyse le hasard pas à pas. « Paris » comme signe, « Paris » comme mythe est Je brûle Paris ramené au degré zéro. « Paris » cesse de séduire. « Paris » cesse à nos yeux d’être la capitale du monde moderne et rappelle de plus en Anka Ptaszkowska a relaté comment avec Eustachy, baguette sous plus les banlieues de ce monde 6. À l’aide de son appareil photo- le bras et appareil photographique en bandoulière, elle a arpenté graphique, Kossakowski accomplit un ouvrage semblable à celui de Paris de long en large à la recherche des cent cinquante neuf pan - Roland Barthes débarrassant l’atmosphère de ses mythes en flés 7. neaux « PARIS 4 » en s’aidant d’une carte Michelin. Son récit Le « parisianisme » de la photographie s’évapore au fur et à mesure contient un élément de la légende qui entoure la grande avant- que l’on regarde le cycle des photographies de 6 mètres … garde parisienne, mais avec quelque chose de désespéré. L’artiste affamé, exténué, immigré errant dans des banlieues dangereuses, La monotonie des panneaux placés au centre de l’image, l’ennui fait penser à un déclassé, à un clochard prêt à tout. Comme un des - sans limites des « non-lieux » photographiés et des « non- cendant des aristocrates polonais sans toit, ruinés, comme la triste moments », ainsi que la multiplicité des différences cachées dans figure du héros Pierre du roman de Bruno Jasie ński Je brûle Paris les détails de la vie enregistrée involontairement font la typologie de qui fit scandale en son temps 5 . Photographiant Paris, Kossakowski l’œuvre d’Eustachy Kossakowski. L’anti-atlas spéci fique créé par détruit symboliquement la tradition des belles images consacrées à l’artiste polonais a sa place dans le climat conceptuel caractéristique la cité, et nie en même temps les formules de présentation de la de son époque. Rien d’étonnant donc à ce que François Cheval écri - réalité issues de la photo française de reportage. En d’autres termes, vant sur 6 mètres avant Paris invoque la figure de Sol Lewitt avec 6 mètres avant Paris puri fie la formule du photoreportage basée sur une citation essentielle pour comprendre la position des artistes Cartier-Bresson, de la philosophie du « moment décisif » et autres conceptuels : banalités qui disent que la vie est belle. Kossakowski revient en même temps aux expériences de l’avant-garde polonaise de l’entre Le serial artist ne cherche pas à produire un objet beau ou mysté - deux guerres. En ce sens, 6 mètres avant Paris est un travail abstrait, rieux, mais il opère comme un archiviste cataloguant la consé - quence de ses prémisses […]. Il doit adhérer jusqu’au bout à des froid, perspicace et cruel. principes prédéterminés et en évitant toute subjectivité. Adam Mazur ------Portraits d’une capitale 23

Kossakowski, « serial artist » fuyant la subjectivité se relie dans son porte le nom de l’endroit, semblable à la fumée qui signale un lieu travail à la photographie actuelle au début des années 1970 du dans la théorie de Charles Peirce, deviennent un indicateur (en cercle allemand de Bernd et Hilla Becher ( Anonymous Sculpture : anglais, index ) de la « photographie parisienne » lourde et gon flée A Typology of Technological Structures , 1970 ), ou des artistes améri - de signi fications de Brassaï, Doisneau, Boubat et de je ne sais qui cains Ed Ruscha ( 26 Gasoline Stations , 1963 ) et Dan Graham encore 9. (Homes for America , 1965 ). Sur cet arrière plan, la série de Kossa - kowski, artiste originaire de Varsovie, marge éloignée des métro - Balançant sur une ligne frontière entre planche-contact (« l’index poles en lutte pour la première place comme New York ou Paris, photo » dans le jargon des amateurs et opérateurs de labos) et théo - frappe par son ironie, son goût du sarcasme, et d’un autre côté, il rie linguistique, on peut trouver un autre fil d’interprétation de ces traduit une charge politique et critique puissante. photos imprimées de manière compacte. Les photos de l’album rappellent le grillage (en anglais , grid ) dont parlait en son temps Rosalind Krauss en soulignant deux aspects du fonctionnement de Index photo ce phénomène formel spéci fique du vingtième siècle 10 .

Kossakowski n’est ni Marville, ni Atget. Dit autrement, Kossa - La grille opère de deux manières pour déclarer la modernité de l’art kowski, c’est Marville et Atget à rebours. Les photos de la série moderne. L’une est spatiale, l’autre temporelle. Dans son sens spa - tial, la grille affirme l’autonomie du domaine de l’art. […] Dans sa 6 mètres avant Paris sont de plus en plus petites dans la mono- dimension temporelle, la grille est un emblème de la modernité en 8 graphie Kossakowski , pour finir dans un format d’index photo, de tant que telle : en tant que forme qui, omniprésente dans l’art de diaporama. Cette réduction de format n’est compréhensible qu’en notre siècle, n’apparaissait nulle part, absolument nulle part, dans apparence : tous les clichés répètent un même thème, tous sont celui du dernier 11 . semblables, pourtant chacun est digne d’attention. À chaque fois, le Paris de Kossakowski est autre : d’autres gens, d’autres voitures, Publié en album, exposé, le motif pratiquement abstrait , vu à une d’autres plantes, d’autres graf fitis. Adoptant une position favorable distance déterminée, a en soi quelque chose de rythmique, quelque à l’observation, Kossakowski créateur d’un atlas de Paris s’intéresse chose d’une utopie moderne, plus précisément, du vingtième au détail et à la différence. Débarrassé des boulevards, des ruelles et siècle. C’est une tentative de créer une œuvre d’art totale, une des grands bâtiments, Paris se révèle à taille humaine à l’artiste, l’un tentative d’englober une totalité. Moins la photographie de cent face à l’autre. Par ailleurs, le signe devant l’objectif, le panneau qui cinquante-neuf signes qu’une saisie du Paris qui se cache derrière. 24 Adam Mazur ------Portraits d’une capitale

Or Eustachy Kossakowski ne présente pas une vision totale, il faut 1. --- Portraits d’une capitale. De Daguerre à William Klein . Collections photo- le souligner, mais plutôt une révision de la photographie de Paris. graphiques du musée Carnavalet, 1992 . Voir les titres des chapitres : « La Ville Non pas une œuvre, mais une anti-œuvre. Il remplace le tout par la en gloire », « Fastes », « Archéologie de la modernité », « Coexistences », « La part de l’Ombre », « Vestiges et fragments », « Esthétique du bizarre ». partie, il lance un dé fi à la tradition artistique photographique 2. --- Catalogue de l’exposition à l’Espace EdF Electra, Paris-Musées, 2005 , p. 71 . et à la ville. C’est peut-être en raison de cela que François Cheval 3. --- Manuela Gretkowska, Nous sommes tous des émigrés , Paris, Fl ammarion, 1980 . n’hésite pas à quali fier Eustachy Kossakowski de « Rastignac 4. --- Anka Ptaszkowska, « Le partage de la ligne », in Ohm, petit journal de l’art polonais ». Suivant les traces de l’auteur de 6 mètres avant Paris , en contemporain n° 22 , Caen, ESBA, 2004 . 5. effectuant cet encerclement spéci fique de Paris, et regardant ces --- Bruno Jasie ński, Pal ę Paryz ̇V̇aṙsȯvi,e, 2005 . 6. photos, nous pouvons nous imaginer ce « Rastignac polonais » --- Serge Guilbaut, Comment New York vola l’idée d’art moderne , Jacqueline Chambon, Collection Rayon Art, 1996. chuchoter les mots appris de ses lectures scolaires : « À nous deux, 7. --- Voir Roland Barthes, Mythologies , Seuil, Points Essais, 1970 . maintenant! » 8. --- Catalogue de l’exposition à l’Espace EdF Electra, op. cit. 9. --- Voir Rosalind Krauss, « Notes on Index », in The Originality of the Avant- Traduit du polonais par Érik Veaux garde and Other Modernist Myths , MIT Press, 1986 , p. 196-220 . 10. -- Rosalind Krauss, ibid ., p. 8-23 . Voir la conférence sur la série de Bernd et Hilla Becher par Michael Fried dans Why Photography Matters as Art as Never Before , New Haven and London, 2008 , p. 309 . 11. -- Rosalind Krauss, ibid ., p. 9-10 . Cezary Wodzinski Sur ces photographies manque néanmoins Paris. On y voit une sorte de ville sans nom qu’un plaisantin aura décoré du nom de la La discrétion du photographe capitale de la France. Car Paris ne ressemble sûrement pas à ça! Une in finité de vues connues de Paris contredit ces images. On n’est pas dans cette ville. Paris ne se montre pas de la sorte. Paris est exceptionnel. Paris est extraordinaire. Paris est! Mais ici, non.

On ne peut pas photographier une chose qui n’est pas. On ne peut pas? Vraiment?

Cent cinquante-neuf photographies en noir et blanc. Sur chacune Et peut-on photographier quelque chose que l’on ne voit pas? d’elles un panneau d’interdiction de stationnement et un autre avec Quelque chose d’invisible, voire d’insoupçonnable? un nom de ville : Paris. En arrière-plan, rien de particulier : des voi - tures, des immeubles, des baraques, des parties de rues, des viaducs, • des étalages, des silhouettes, des ombres. Des images anonymes, fixées de manière statique, dans l’immobilité. Accumulées l’une L’auteur de ce cycle (ne cherchez pas la contradiction : on peut être après l’autre en une suite morte par une sorte de comptable méti - l’auteur d’une œuvre sans auteur), Eustachy Kossakowski, avait cou - culeux de panneaux routiers. Un comptable? Non, plutôt un tume de dire : je suis heureux quand j’attrape une image ambiguë. gérant du quotidien le plus trivial. Gérant? Non, même pas. Dans le cas présent, il peut être satisfait. Il a non seulement réussi à prendre dans son filet à papillons toute une nuée d’êtres ambigus Des photographies sans photographe. On ne sait qui est l’auteur. fuyant devant un prétendu « objectif » (« objectif », nom impropre Personne, peut-être? Peut-être quelqu’un de bien caché dans l’ano - d’un outil principalement « subjectif »), mais il a fait mieux. Et dif - nymat des images? On sait juste qui a posé son appareil avec une féremment, et toujours dans l’esprit de son principe élémentaire : rationalité et une précision monotones, six mètres avant chacun de il me semble que je vois davantage ou différemment . Il a réussi en effet ces cent cinquante-neuf signes. Six mètres avant... Paris. à saisir l’ambiguïté. Et il n’y a rien d’aisé à saisir l’essence fugace de l’ambiguïté. 26 Cezary Wodzinski ------La discrétion du photographe

« Ambiguïté », double sens. D’un point de vue statique, juxta- Attention : ce que nous étions enclins à reconnaître pour ordinaire position de deux signi fications. D’un point de vue dynamique, un et habituel se montre ici à rebours . À l’inverse de l’ordinaire habituel. jeu qui repose sur l’échange et la substitution, où deux signi fica - Le non-Paris comme Paris. tions différentes permutent, se faisant passer l’une pour l’autre. Se regardant de travers avec ironie : nous ne sommes pas celles que Chaque fois, et de manière plus ou moins évidente, et le plus sou - vous pensez! Vibrent de leur altérabilité. Celui qui se laisse entraî - vent dans une ombre qui en cache le sens, on voit un panneau d’in - ner dans ce jeu tombe dans une confusion sémantique et sémio - terdiction de stationnement. Quel est cet endroit où on ne peut tique : il perçoit le caractère illusoire d’un sens unique. Il cesse de s’arrêter faire une halte? Passer sans s’arrêter? Passer sans pouvoir lui faire con fiance, voyant que derrière une signi fication une autre se poser? Douteuse invitation. Un non-lieu plutôt qui se dissimule se cache. Les signi fications sont inconstantes et fragiles, mais aussi sous un lieu, que dis-je, sous Paris! Quelqu’un se rit de nous, caché mobiles, passagères et retorses. Celui qui s’adonne au jeu de l’am - derrière un masque de clown. biguïté regardera toujours le monde à distance ironique. Sur une photographie en fin, et elle est la seule du cycle dans ce cas, on voit sur le panneau une inscription supplémentaire : impasse . Une • entrée où on ne peut pas entrer? Une impasse qui ne mène nulle En quoi consistent l’ambiguïté et la fugitivité ironique et retorse de part? Un passage non-passage? 6 mètres avant Paris? Un commentateur sans doute mal-voyant a écrit, avec sa supériorité Tout d’abord, la pluralité de sens du jeu que la série engage. Le nom impossible à cacher de résident de métropole, « l’auteur s’arrête avec de la ville « Paris » qu’exhibent les photographies en cent cinquante- courtoisie devant Paris ». Il attend une invitation à entrer. Quelle neuf démasquements / masquements entre en collision avec une bêtise! L’auteur absent de 6 mètres avant Paris ne fait pas la queue image établie, l’image originelle de la ville. Peut-être que s’y mon - comme l’arrivant d’un pays éloigné devant un of fice d’immigration, tre en fraude ce que l’on ne voit pas d’ordinaire? Ce qui se cache par il n’attend aucune invitation. Il voit plus et autrement qu’un Pari - pudeur, pudeur en raison d’une trivialité derrière l’ordinaire extra - sien. Il voit « ce » que l’on ne peut pas voir. « Ce » qui est invisible ordinaire et l’habituel inhabituel de Paris? La ville se montrant sou - à l’œil nu. C’est pourquoi il installe son appareil, peut-être sur un dain à revers, montrant son derrière à l’objectif? pied, six mètres avant le non-Paris, et il déclenche cent cinquante- neuf fois l’obturateur pour que se montre ce que l’on ne voit pas. Cezary Wodzinski ------La discrétion du photographe 27

Entre cent cinquante-neuf instantanées, l’invisible instantanéisé. l’impasse, sur cette frontière impossible à voir, sont-elles la condi - tion étrange et incroyable de la possibilité de la photographie. Chacun peut faire une photo de ce qui se voit. Mais personne, personne d’autre, ne sait photographier ce qui est invisible, non perceptible. Et non pas pour l’extraire de derrière un voile, mais au • contraire pour en af firmer et défendre l’invisibilité. La frontière est une source d’embarras dans de nombreuses langues. Les Latins parlaient de limes et de finis . Limes est sentier, passage, bordure, limite, rempart, chemin, route, sillon, trace, ou frontière. • Le sens de frontière vient du verbe limito , au sens de délimiter. La Nous touchons ici une autre dimension de 6 mètres avant Paris en frontière est la détermination d’une limite, un enfermement. Il suf - revenant à la question de savoir si l’on peut photographier ce qui ne fit cependant de citer un mot proche, limen , pour que la situation se voit pas. Posant par là même la question des limites de la photo - sémantique se complique. En effet, limen est seuil, porte, entrée, graphie. maison, achèvement, commencement. Ce dernier sens est crucial, car il permet de comprendre la frontière comme ouverture. Der - Si nous faisons une expérience graphique simple, tirant une ligne rière la frontière, derrière le seuil, derrière la porte s’ouvre l’autre qui relie les cent cinquante-neufs points fixés sur les photographies, de l’ici. nous voyons justement ce qui n’est pas visible. Apparaît sur les photographies la ligne invisible qui sépare le non-Paris de Paris. En résumé : le concept de frontière au sens de limes s’inscrit dans une ambiguïté intangible : la frontière ouvre et ferme en même Examinons la frontière invisible entre Paris et son Autre. Cet écart temps, pose une limite et offre un commencement, signi fie l’enfer - insigni fiant, asémantique, graphiquement inscrit dans la césure du mement dans l’espace du « même » et l’ouverture sur « l’autre ». terme de non-Paris. Frontière imperceptible, voire invisible, et pourtant possible à photographier. À relever par la lumière. Plus précisément par l’ombre de la lumière. Un clair-obscur. • Autre embarras avec le terme finis qui vient du verbe finio : limiter, Peut-être la limite de la photographie est-elle la ligne imperceptible délimiter, borner, préciser. et invisible qui sépare la lumière de l’ombre. Et l’arrêt, la halte et 28 Cezary Wodzinski ------La discrétion du photographe

Fi nis , c’est : limite, borne, cessation, terme, fin, comble, but. Les fin en commencement. L’alternance de tous ces moments du jeu est conséquences sémantiques sont saisissables dans les deux termes rendue possible par la frontière. apparentés de finitio , qui est la limitation, et de de finitio comme délimitation, détermination. Paraphrasant Spinoza, on pourrait dire Nous tenant six mètres avant… la ligne frontière invisible, nous Omne finitio est de finitio , toute limitation est une dé finition (et nous arrêtons sur une bande frontière particulière, non maîtrisée et inversement). insaisissable dans la langue du clair-obscur. Insaisissable, mais conditionnant la possibilité de jeu de l’ombre /lumière. À la limite La frontière au sens de finis met un terme, dé finit, sépare et dis - qui semble être le champ transparent du jeu des dis /semblances, tingue de « l’autre », enferme dans « le même », et elle est donc ainsi de l’ouvert /fermé, de la fin/début. Peut-être aussi du fini /in fini, une condition de la constitution de l’identité. d’un dé finitif /in finitif.

Mais il suf fit de prendre dans le dictionnaire un substantif voisin, Autant le concept de frontière ouvre-t-il, avec les ambiguïtés finitimus , pour mettre en doute cette af firmation. Fi nitimus signi - évoquées ci-dessus, l’accès à une expérience du transitif, autant fie voisin, contigu, limitrophe, apparenté. se montre-t-il lui-même transitif. La structure du concept colle étroitement à la structure de l’expérience. Ce qui marque ici la Par ailleurs, la frontière en tant que finis ne me dé finit pas seule ment parenté intérieure du concept et de l’expérience, c’est le trans . « moi », en enfermant dans une cage « le même », et en af firmant mon identité ; elle me différencie de « l’autre », tout en m’ouvrant Le caractère transitif de la frontière est composé de deux moments à l’autre comme voisin, proche, semblable, comme parent. Elle inquiétants. Le moment de l’arrêt, de la halte, de la concentration permet de lier avec l’autre des relations de voisinage. de l’attention et de la concentration maximale. Le moment de la retenue du souf fle ou de son changement de rythme brutal, de l’ Atemwende dirait Paul Celan. Le moment où l’on regarde de • l’autre côté et où l’on se rend compte que l’autre côté nous regarde. Traçant une ligne frontière invisible, nous redécouvrons l’essence Et que l’on doit retenir ce regard qui vient de l’autre côté. D’au- de l’ambiguïté comme jeu de signi fications transitives. La frontière delà la frontière invisible. C’est le moment pour le photographe rend possible le passage d’un côté à l’autre, le passage du même à d’actionner l’obturateur. Photographier le regard, de l’endroit, de l’autre, la transformation du fermé en ouvert, le changement de la la ville, de l’autre côté. Mais la frontière signi fie également, et c’est le deuxième moment d’inquiétude, un appel et un dé fi à franchir la frontière. Il éveille la tentation du « transfrontalier ». Le paradoxe secret du trans- frontalier, tous les contrebandiers le savent, consiste en ce qu’il per - met tous les transits, les mouvements transfrontaliers.

Les images immobiles du cycle 6 mètres avant Paris se concentrent sur ce que l’on ne voit pas. Elles saisissent une multiplicité de choses, mais n’ont pas d’objet /sujet. Elles le laissent dans l’invisi - ble. Elles lui permettent d’être invisible. Elles photographient l’in - visible de la frontière. En respectant la discrétion du trans qui écarte les instruments optiques.

Quand je les regarde, je ne peux cependant me défaire de l’impres - sion que l’on n’y voit pas encore ce « quelque chose de plus », et ce « quelque chose d’autre »… à quoi elles permettent d’être, de surgir. Qu’en retenant le souf fle et l’attention « avant », à cet ins - tant même, elles franchissent la frontière invisible. Elles arrêtent le mouvement et le lancent en même temps.

Post-scriptum : ce texte a été écrit dans une petite localité de Mazurie en Pologne. Elle a pour particularité qu’on peut y entrer, mais non pas en sortir. En raison sans doute d’une négligence, les services chargés de la signalisation n’ont placé sur la route qui la traverse qu’un panneau indiquant son début, mais ils ont oublié celui qui informerait qu’elle se termine.

Traduit du polonais par Érik Veaux