Cahiers d’Asie centrale

15/16 | 2007 Les islamistes d’Asie centrale : un défi aux États indépendants ?

Habiba Fathi (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/asiecentrale/56 ISSN : 2075-5325

Éditeur Éditions De Boccard

Édition imprimée Date de publication : 1 juin 2007 ISBN : 978-2-7068-1986-5 ISSN : 1270-9247

Référence électronique Habiba Fathi (dir.), Cahiers d’Asie centrale, 15/16 | 2007, « Les islamistes d’Asie centrale : un déf aux États indépendants ? » [En ligne], mis en ligne le 22 avril 2009, consulté le 05 avril 2020. URL : http:// journals.openedition.org/asiecentrale/56

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Plus d’une décennie après l’accession à l’indépendance des États d’Asie centrale, alors qu’une multitude de mouvements et groupes islamistes contestent massivement les régimes en place hérités de l’ex-URSS, le caractère autoritaire de ces régimes est systématiquement mis en cause dans l’essor de l’islamisme. L’analyse des expressions de l’islamisme centre-asiatique est rendue complexe parce que, derrière la revendication d’un “retour” à un État islamique, s’exprime une volonté de retrouver une authenticité islamique oblitérée pendant toute la période soviétique. Rappelons que l’islam centre-asiatique s’est développé sous des formes variées, y compris sous des formes extrêmes, dans des sociétés musulmanes en mutation, et que, depuis la perestroïka, il s’est mis à regagner des espaces dont il avait été largement exclu à l’époque soviétique. Si complexe que soit la définition de l’islamisme, ce phénomène est ici appréhendé en tant que pratique politique émanant de diverses forces religieuses contestatrices. Pour cela, une analyse d’observations et de faits puisés au Kazakhstan, au Kirghizistan, en Ouzbékistan et au Tadjikistan, pays qui se différencient selon leur manière de répondre aux actions de harcèlement contre l’État faites au nom de l’islam, apporte un éclairage sur l’évolution de l’islam centre-asiatique dans ses fonctions politiques. Fruit d’une réflexion collective, le dossier des Cahiers d’Asie centrale propose divers regards portés par des chercheurs centre-asiatiques et européens sur une gamme variée des aspects de la question de l’islamisme dans les États indépendants d’Asie centrale. S’appuyant sur de solides enquêtes de terrain menées dans différents espaces géographiques de la vaste région, ce dossier met en relief la fragilisation des jeunes États indépendants d’Asie centrale qui, depuis la fin de l’URSS, sont confrontés à des revendications d’une “justice” de Dieu et à des violences de type jihadiste.

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SOMMAIRE

Sigles et abréviations

Note sur la translittération

Introduction Habiba Fathi

I. Les islamistes d’Asie centrale : un défi aux États indépendants ?

A. Les formes de la contestation : islamisme radical, société civile et enjeux de la réislamisation

Le rôle de l’islam dans l’évolution du fait étatique en Asie centrale postsoviétique Orozbek A. Moldaliev

La question de l’islamisme dans le contexte de la construction d’une société civile nationale Kamoliddin Rabbimov

Le rôle de la da‘wa dans la réislamisation au Kirghizistan Mukaram Toktogulova

B. Conflits de légitimité religieuse

Tadjikistan : analyse comparative du Parti de la renaissance islamique et du Hizb al-Tahrir al-islami Muhiddin Kabiri

When a Mufti Turned Islamism into Political Pragmatism: Sadreddin-Khan and the Struggle for an Independent Turkestan Paolo Sartori

Le jihad comme idéologie de l’« Autre » et de « l’Exilé » à travers l’étude de documents du Mouvement islamique d’Ouzbékistan Bahtijar Babadžanov

C. L’impact de l’islamisme chez les jeunes

La perception des organisations politico-religieuses chez les jeunes du Sud du Kirghizistan Bakytbek S. Jumagulov

La jeunesse du Tadjikistan face à l’islam et à l’islamisme Saodat Olimova

Les réseaux mystiques au Kazakhstan : entre dhikr et militantisme ? Habiba Fathi

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II. Libre revue

Nisa et Khani, deux poétesses mystiques de (fin du XIXe siècle-début du XXe) Salima Eshanova

L’autoconstruction dans les quartiers précoloniaux de Tachkent et Boukhara : une dynamique urbaine à canaliser ? Guillemette Pincent

Les Juifs ashkénazes d’Ouzbékistan Evguéni V. Abdullaev

La question de l’identité au Kirghizistan à travers le clivage Nord-Sud Aida Aaly Alymbaeva

III. Actualité de la recherche

A. Notes et documents

Mars 2005 au Kirghizistan : « révolution des tulipes » ou alternance violente ? Thomas Huet

Kolkhozes, Sovkhozes, and Shirkats of Yangibazar (1960-2002): Note on an archival investigation into four decades of agricultural development of a district in Khorezm () Tommaso Trevisani

B. Comptes-rendus

Boris Eisenbaum, Guerres en Asie centrale : luttes d’influence, pétrole, islamisme et mafias, 1850-2004 Paris, Grasset & Fasquelle, 2005, 255 p. Mathieu Lembrez

Sébastien Peyrouse, Des Chrétiens entre athéisme et islam : regards sur la question religieuse en Asie centrale soviétique et postsoviétique Paris, Maisonneuve & Larose/IFÉAC, 2003, 406 p. Evguéni V. Abdullaev

Nizam Habibullaevič Nurdžanov, Tradicionnyj teatr tadžikov [Le théâtre traditionnel des Tadjiks] Douchanbe, Mir Putešestvij, 2002, t. 1 (372 p.), t. 2 (330 p.) Cloé Drieu et Muhayo Isakova

Yousof Mamoor, In Quest of a Homeland: Recollections of an Emigrant Istanbul, Çitlembik, 2005, 455 p. Habiba Fathi

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C. Sélection d’ouvrages reçus à la bibliothèque de l’IFÉAC

Sélection d’ouvrages reçus à la bibliothèque de l’IFÉAC

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Sigles et abréviations

CEI : Communauté des États indépendants DSM : Direction spirituelle des musulmans DSMAC : Direction spirituelle des musulmans d’Asie centrale DSMK : Direction spirituelle des musulmans du Kazakhstan DSMKir. : Direction spirituelle des musulmans du Kirghizistan DSMO : Direction spirituelle des musulmans d’Ouzbékistan FM : Frères musulmans FSB : Service de sécurité fédérale (Russie) GJIO : Groupe du jihad islamique d’Ouzbékistan HTI : Hizb al-Tahrir al-islami Inv. : inventaire JMAC : Jama‘a des mujahidun d’Asie centrale KNB : Service de la sécurité nationale (Kazakhstan) MIO : Mouvement islamique d’Ouzbékistan MIOu. : Mouvement islamique du Ouïghouristan MIAC : Mouvement islamique d’Asie centrale MIT : Mouvement islamique du Turkestan MRIO : Mouvement de la renaissance islamique d’Ouzbékistan NKVD : Commissariat du peuple aux affaires intérieures ONG : Organisation non gouvernementale ONU : Organisation des Nations unies OTU : Opposition islamique unifiée (Tadjikistan) PC : Parti communiste PCUS : Parti communiste de l’Union soviétique PIT : Parti islamique du Turkestan PRI : Parti de la renaissance islamique PRIT : Parti de la renaissance islamique du Tadjikistan

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SNB : Service de la sécurité nationale URSS : Union des républiques soviétiques socialistes

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Note sur la translittération

Dans les références bibliographiques des divers auteurs de cet ouvrage collectif, les translittérations de l’arabe, du persan, du russe et des langues centre-asiatiques en partie transcrites au moyen de l’alphabet cyrillique (ouzbek, kazakh, kirghiz, tadjik) sont bien évidemment respectées. Par conséquent, par souci de cohérence, dans le texte manuscrit, la transcription des noms propres et des termes techniques étrangers est très simplifiée, comme par exemple les voyelles longues et les consonnes emphatiques de l’arabe qui ne sont pas distinguées. De même, ces termes arabes apparaissent sous une forme invariable, y compris lorsqu’ils sont employés au pluriel du français (des hadith, les ‘ulama, etc.). Toutefois, les mots les plus courants du vocabulaire islamique (califat, imam, mollah, Coran, soufi, etc.) et les noms géographiques liés au monde musulman (Afghanistan, Khorezm, Boukhara, La Mecque, etc.) conservent leur forme francisée. Enfin, toujours par souci de cohérence et pour rendre compte du caractère islamique général de cet ouvrage, les termes tirés des langues turciques et iraniennes de l’Asie centrale postsoviétique ont une forme arabisée simplifiée (madrasa au lieu de medrese). Il en est de même pour les noms propres tirés de ces langues turciques et iraniennes qui sont transcrits sans que certaines lettres arabes ne soient distinguées (Abdullah-Qari plutôt que Abdulloqori, etc.). Tout lecteur connaissant suffisamment bien les langues de cet ouvrage saura s’y retrouver.

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Tableau de translittération de l’alphabet cyrillique

Tableau de translittération de l’alphabet arabe

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Voyelles

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Introduction

Habiba Fathi

A. Pouvoir et forces religieuses : genèse d’un affrontement

1 En Asie centrale, la montée en puissance de l’islamisme est apparue à une période où la fin de l’URSS (1991) avait accéléré l’effondrement de l’idéologie communiste1. Cet islamisme centre-asiatique éclaté en plusieurs tendances s’est singularisé par son rapide passage au politique et à la violence, du moins chez certains groupes et mouvements politico-religieux. En témoigne la percée politique du Parti de la renaissance islamique du Tadjikistan (PRIT), première force d’opposition islamique centre-asiatique, qui est parvenu à s’intégrer au jeu politique tadjik à partir de mai 1992 puis de juin 1997, après cinq années d’affrontement armé avec les forces gouvernementales du régime néo-communiste de Douchanbe2. En témoigne également une autre organisation nettement plus radicale née en 1996 dans la partie ouzbèque de la vallée de la Ferghana et issue du courant « salafiste jihadiste3 » : le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO)4. Cette organisation transnationale clandestine s’est orientée vers la dérive terroriste en rejoignant en Afghanistan le camp des partisans du « jihad global5 » et des talibans à la veille des attaques terroristes du 11 septembre 2001 à New York6. Pourchassés par le régime ouzbek à la suite de leur exclusion de la scène politique, ses chefs et activistes ont fui en Afghanistan via le Tadjikistan, où l’expérience acquise dans les camps de formation au jihad leur a permis de revenir chez eux pour tenter de renverser à deux reprises (1999, 2000) le régime d’Islam Karimov7.

2 En dépit de leurs stratégies d’action et de leurs objectifs antagonistes, ces deux organisations politico-religieuses ont révélé l’importance des mouvements et groupes à caractère religieux dans leur opposition aux États indépendants d’Asie centrale, jeunes mais héritiers de fortes structures politiques soviétiques. Rappelons que ces mouvements et ces groupes contestataires, dont certains ont rapidement glissé vers le radicalisme islamique, sont tous nés dans un contexte de réislamisation des sociétés musulmanes de l’ancienne URSS, qu’ils rivalisent les uns avec les autres pour le contrôle de la communauté musulmane et sont profondément divisés sur des questions

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de dogme et de références religieuses, y compris doctrinales et idéologiques. Si leur activisme a incontestablement mis en évidence la fragilisation de ces États indépendants d’Asie centrale, il a également établi leur poids dans les menaces de déstabilisation nationale, voire régionale.

3 Phénomène commun à l’ensemble du monde musulman sunnite, l’islamisme occupe le devant de la scène politique depuis les années 19708. En cela, la région centre-asiatique majoritairement sunnite de rite hanafi n’échappe pas à cette règle. Ayant fait irruption durant ces mêmes années 1970 à l’époque soviétique, l’islamisme centre-asiatique, représenté par une diversité de courants, n’a pu véritablement s’exprimer qu’à partir de la fin des années 1980, avant d’être réprimé depuis le début des années 19909. Parmi cette diversité de courants, il convient de mentionner la tendance salafi10 qui, en Asie centrale, a profondément marqué la relation entre le religieux et le politique, et ce depuis la fin de la période soviétique. Toutefois, les idées salafi avaient été diffusées parmi la population musulmane de manière intermittente par une poignée de théologiens soviétiques11 partisans d’une réforme de la pensée et de la pratique religieuses centre-asiatiques. C’est ce qui avait préparé le terrain à la montée en puissance de la contestation de l’ordre établi dans les pays d’Asie centrale à la suite de l’effondrement de l’URSS.

4 L’islamisme centre-asiatique continue à se développer au point de remettre en cause la légitimité religieuse des États indépendants de la région, qui ont inscrit la laïcité dans leurs textes constitutionnels. Au-delà du débat centré uniquement sur le caractère laïc des institutions politiques de ces jeunes États indépendants, les diverses expressions de l’islamisme centre-asiatique ne sont-elles pas liées à la manière de concevoir la place du religieux dans la construction de l’État-nation ? Ne traduisent-elles pas non plus une lutte pour le monopole d’un héritage islamique reflété dans des attitudes et des discours religieux entre les jeunes États nationaux et les nouveaux acteurs sociaux musulmans politisés ? Ne traduisent-elles pas également une tension entre la référence à l’islam et la volonté de construire des États modernes chez des dirigeants centre- asiatiques encore très marqués par des habitudes autoritaires héritées du soviétisme ?

5 Voilà quelques-unes des questions majeures auxquelles le dossier des Cahiers d’Asie centrale entend répondre pour mieux cerner le rôle des divers mouvements et groupes religieux contestataires centre-asiatiques dans leur hostilité déclarée aux régimes politiques en place. Cela offre l’avantage de présenter le champ islamiste centre- asiatique sunnite à travers une lecture de discours, de pratiques politiques, de références doctrinales, et de stratégies et moyens d’action. Une telle lecture permet de nuancer la variété des positions des islamistes centre-asiatiques, qui n’ont pas nécessairement tous recours à une utilisation politique de la religion comme idéologie. Rappelons que l’islam centre-asiatique s’est exprimé sous des formes variées, y compris sous des formes « néo-fondamentalistes12 » et radicales, dans des sociétés musulmanes en mutations, et que, depuis la perestroïka, il s’est mis à regagner des espaces dont il avait été largement exclu à l’époque soviétique. De telle sorte que, derrière les revendications d’un « retour » à un État islamique axé sur une stricte application de la shari‘a, s’exprime une volonté de retrouver une authenticité islamique centre-asiatique oblitérée pendant toute la période soviétique.

6 Si complexe que soit la définition de l’islamisme13, ce phénomène est ici appréhendé en tant que pratique politique émanant de diverses forces religieuses contestatrices. Les textes réunis dans ce dossier tendront à démontrer comment celles-ci défient les États

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indépendants d’Asie centrale. Pour cela, une analyse d’observations et de faits puisés dans les pays musulmans de la région (Ouzbékistan, Kazakhstan, Kirghizistan, Tadjikistan), pays qui se différencient selon leur manière de répondre aux actions de harcèlement contre l’État indépendant faites au nom de l’islam, apporte un éclairage sur l’évolution de l’islam centre-asiatique dans ses fonctions politiques.

D’une sécularisation autoritaire à une nationalisation de l’islam

7 Comme dans d’autres parties du monde musulman14, les actions et les stratégies des islamistes d’Asie centrale ont mis en relief une opposition à un système d’exclusion et continuent à représenter un élément unificateur de groupes sociaux et politico- religieux rejetés ou marginalisés. Cependant, il faut reconnaître que ce constat ne suffit pas à expliquer les causes du phénomène de l’islamisme. En effet, les raisons de ce phénomène sont plutôt à rechercher dans les rapports complexes entre religion, politique, identité et modernité15. Un bref retour sur l’histoire récente de la région étudiée peut être en ce sens plus éclairant pour mettre en relief les conséquences du processus de modernisation « par le haut » sur l’évolution de la pensée religieuse des principaux théologiens de l’islam centre-asiatique soviétique.

8 Les États d’Asie centrale nés de l’éclatement de l’URSS sont les héritiers du pouvoir colonial de l’empire soviétique. En effet, les anciennes « Républiques fédérées soviétiques et socialistes d’Asie centrale et du Kazakhstan » constituaient plus des entités coloniales que des véritables composantes d’un État multiethnique soviétique16. Nullement préparées à devenir indépendantes, ces « nations fabriquées », pour reprendre les termes d’Olivier Roy17, ont dû improviser des constructions nationales, sans égard pour le vide institutionnel résultant de la fin du communisme. Ne pouvant légitimer leur pouvoir par des principes démocratiques, les États indépendants d’Asie centrale se sont référés à l’islam pour légitimer leur politique de construction nationale. Rappelons qu’au moment de l’indépendance, la prégnance de l’islam dans la vie quotidienne des musulmans centre-asiatiques – estimés à près de 60 millions – était restée relativement forte, en dépit d’une expérience de modernisation soviétique accompagnée d’une politique de sécularisation autoritaire18. La question de l’attitude de l’islam face à une modernisation et à une idéologie séculière imposées par la force se pose donc en Asie centrale depuis le début des années 1920, période de l’apparition de l’ancienne URSS.

9 Au fond, la place nouvelle occupée par l’islam dans la construction des États nationaux d’Asie centrale n’est que le prolongement d’une réaction identitaire suscitée par plus de soixante-dix ans d’athéisme officiel. Cet islam19 repose sur une renaissance religieuse et un activisme politique, qui se sont manifestés au cours d’une période de politique de libéralisation religieuse consécutive à la démocratisation de la société soviétique : la perestroïka (1985-1991) de Gorbatchev, dernier chef d’État soviétique. Nourri du choc brutal de la soviétisation qui avait contribué à séculariser les pratiques et les croyances religieuses, il s’est trouvé désormais renforcé et valorisé au point de fonctionner comme une source de légitimation. Ce phénomène a été favorisé par l’attitude des dirigeants d’Asie centrale qui, au moment de l’indépendance, ont dû prendre en considération la composante islamique de l’identité, longtemps « confisquée » puis soudainement « retrouvée », de leurs divers groupes ethnoculturels musulmans. Le fait indépendant des États de la région n’a pu être reconnu que parce

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que ces dirigeants ont pris en compte cette dimension islamique, au sein de laquelle leurs populations musulmanes perçoivent leur identité. La relation des États indépendants de la région à l’islam aura été marquée par une prise en charge de l’identité islamique, autrefois mise à mal par le régime soviétique et revendiquée par sa population musulmane. Ainsi se sont trouvés conciliées deux attitudes apparemment contradictoires mais révélatrices d’un « bricolage » idéologique. D’un côté, les dirigeants ont exprimé leur volonté de moderniser leurs pays en s’inspirant du modèle de développement des démocraties occidentales fondé sur la notion de libéralisme. Mais, d’un autre côté, ils ont favorisé une réislamisation « par le haut » qui a entraîné une retraditionalisation globale de leurs sociétés musulmanes (promotion d’une éthique religieuse et de pratiques rituelles observées selon une stricte séparation des sexes, (ré)ouverture de mosquées et centres religieux, rénovation de mausolées, glorification de l’héritage islamique).

Des théologiens entre modernité soviétique et réformisme religieux

10 Si, après 1991, les dirigeants des pays d’Asie centrale ont réhabilité la religion dans l’espace public sans rompre pour autant avec les principes institutionnels laïcistes légués par Lénine, ils se sont prononcés pour l’interdiction de la religion dans la sphère politique. Or l’appareil religieux sur lequel ils pouvaient s’appuyer, la Direction spirituelle des musulmans (DSM)20, qui incarne l’« orthodoxie » islamique, n’était pas suffisamment fort. En effet, ils n’ont pas pu compter sur le très faible nombre de théologiens issus de cet appareil religieux hérité de l’URSS pour neutraliser les divers groupes et mouvements islamiques apparaissant alors au grand jour. Cette situation résultait de l’étroite coopération, engagée sous l’URSS de Staline, entre un petit groupe de théologiens d’Asie centrale issus du système religieux officiel soviétique et le pouvoir politique. Celui-ci avait fait appel à eux pour officiellement encadrer la population musulmane mais en réalité pour les utiliser dans le contrôle religieux exercé sur cette même population musulmane en vue de réorienter ses pratiques religieuses. De leur côté, tout en servant de caution islamique au régime soviétique, ces théologiens soviétiques n’avaient pas hésité à jouer la carte du réformisme religieux21. En effet, certains d’entre eux avaient peu à peu été amenés à participer à un véritable effort de restauration religieuse de leur communauté musulmane. Au début des années 1990, le résultat de ce rapprochement officiel a débouché sur une division des théologiens hanafi, qui jusque-là étaient traditionnellement dévoués au pouvoir et qui voyaient leur autorité défiée par de nouvelles figures religieuses autonomes (shaykh ou mollahs actifs).

11 Entre l’aile traditionnellement conservatrice de l’école de pensée hanafi22 alliée au pouvoir politique et le courant réformiste hanafi réuni autour de Muhammad Sadiq Muhammad Yusuf (mufti de Tachkent de 1989 à 1993) est apparue une troisième tendance représentée par des « groupes non hanafi », appelés wahhabi dans toute la région23. Incarnant un islam d’importation, cette troisième tendance reflétée par un islam centre-asiatique « rénové » a été portée par des shaykh locaux issus de la tradition hanafi mais ayant épousé une autre école de pensée religieuse largement représentée dans la péninsule arabique : le hanbalisme d’obédience saoudienne. C’est précisément à ce dernier courant que ces shaykh ont emprunté le sens de la loi religieuse (shari‘a) fondée sur la nécessité d’un « retour » à la « pureté originelle de l’islam » telle qu’elle fut préconisée à l’époque des quatre premiers califes dits « bien guidés ».

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12 L’adhésion à cette tendance réformiste néo-hanbali, nommée « mujaddidiyya- wahhabiyya » dans la région, d’une partie des théologiens issus de l’appareil religieux ou de l’islam officiel a contribué à fragmenter l’islam centre-asiatique, notamment en Ouzbékistan, en divers courants doctrinaux contestataires et concurrents24. Cela a également conduit les autorités politiques à remanier leur appareil religieux pour marginaliser cette tendance religieuse « rénovatrice » radicale – dont est issu le MIO – et à s’orienter vers la mise en place d’un islam national fondé sur une seule version de la religion : celle de la religion officielle.

13 Bien évidemment, cette attitude a provoqué la déception de certains théologiens officiels représentés par un cercle de réformateurs hanafi, qui pensaient que l’indépendance de leur pays leur permettrait d’acquérir l’autonomisation de l’appareil religieux dont ils avaient rêvé à l’époque soviétique. Au fond, cela revenait à revendiquer une véritable séparation du religieux et de l’État. Telle a été la position de l’ancien mufti Muhammad Sadiq Muhammad Yusuf, position qui a entraîné sa destitution puis son exil vers la Libye en 1993, pays où il avait reçu une formation religieuse à la fin des années 197025.

14 Après avoir fait de l’islam un instrument de contrôle de la foi à travers un appareil religieux mis en place par Staline en 1943, l’État soviétique s’était exposé à un risque de retournement de situation. Mais celui-ci s’est opéré à un moment où ce même État soviétique s’est décomposé et a fait apparaître sur ses décombres des États indépendants de la CEI qui ont dû peu à peu s’affirmer et se consolider. C’est dans un tel contexte d’affaiblissement de l’État, incarné par la crise politique au Tadjikistan, que des théologiens et des intellectuels musulmans centre-asiatiques formés dans des disciplines scientifiques soviétiques (membres des branches du PRI) ont commencé à acquérir la crédibilité que le régime soviétique leur avait jusque-là refusée ; ces théologiens et intellectuels musulmans se sont mis ainsi à exposer leurs idéaux religieux au nom de l’islam.

15 La spécificité de la politique religieuse soviétique tient au fait que les théologiens membres de l’appareil religieux étaient des alliés fidèles de Moscou, même s’ils restaient pourtant très conservateurs. Le pouvoir soviétique avait misé sur eux pour appliquer sa politique de modernisation des sociétés musulmanes centre-asiatiques, destinée à lutter contre les pratiques dévotionnelles d’inspiration soufie, qui continuaient à rester particulièrement vivaces en dépit de la lutte et de la propagande antireligieuses introduites dès les premières années de l’instauration du régime soviétique. Ce pouvoir soviétique assimilait ces pratiques dévotionnelles d’inspiration soufie, qui se développaient essentiellement autour des nombreux lieux saints (mazar) de la région, au maintien de « survivances » de l’« archaïsme » d’antan légué par l’époque présoviétique. Il s’inspirait des idées défendues par un mouvement réformiste musulman (jadidisme), né à la fin du XIXe et au début du XXe siècle en Russie (Tatarstan), puis en Asie centrale, qui était favorable à une modernisation de l’islam pour, entre autres, mettre fin aux pratiques locales des musulmans jugées « archaïques26 ». Il se situait également dans le prolongement des idées de Lénine et de ses compagnons qui, au lendemain de la révolution d’Octobre 1917, étaient convaincus qu’une lecture socialiste de la religion musulmane ouvrirait la voie à la modernité dans toute l’Asie centrale soviétique alors naissante. La mise en application de cette entreprise s’appuyait sur le concept de « socialisme islamique » qui, selon l’interprétation qu’en avaient faite les idéologues bolcheviks, consistait à marier islam

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et communisme27. D’ailleurs, la diffusion d’un tel concept parmi certains cercles intellectuels musulmans centre-asiatiques avait suffi à s’attirer la sympathie de certains d’entre eux pour l’installation du nouveau pouvoir soviétique dans la région28.

Les inspirations doctrinales de la pensée réformiste centre-asiatique

16 À l’exception d’une élite de réformistes musulmans d’Asie centrale décimée par Staline et incarnée par le mouvement des jadid29, les musulmans centre-asiatiques ne se sont jamais véritablement référés aux valeurs de la modernité pour régir leur société. Mais c’est au nom de cette même modernité que l’État soviétique entendait mettre fin aux pratiques religieuses locales dites populaires en utilisant ses théologiens musulmans. Ceux-ci n’étaient pas chargés de combattre l’islam d’une manière frontale, tâche qui incombait à d’autres organisations soviétiques comme, par exemple, l’Union des militants sans Dieu ou les Comités de femmes particulièrement actifs sur les lieux de travail féminins. Au contraire, ils devaient convaincre les musulmans centre-asiatiques de réformer leur pratique religieuse jugée déviante, et ce par souci de fidélité à la Tradition du Prophète Muhammad. Ils se mirent ainsi à diffuser leurs idées traditionalistes parmi la population musulmane pour susciter chez elle un élan de solidarité en faveur des nouvelles valeurs de la modernité soviétique. Cette modernité soviétique prit la forme d’un modèle de développement, qui s’inscrivait dans un nouveau projet de civilisation soviétique. Il s’agissait en effet de laïciser le droit familial, d’instaurer la mixité, de déclarer l’égalité des sexes et de favoriser une transformation des pratiques religieuses. Celles-ci, toujours selon les idéologues du Kremlin, devaient être dépourvues de leur caractère sacré, émotionnel ou magique jugé obscurantiste, processus qui devait déboucher sur un déclin graduel de la religiosité.

17 La plupart de ces théologiens soviétiques d’Asie centrale avaient été formés dans les prestigieuses universités islamiques du monde arabe (Égypte, Libye, Jordanie)30. Une fois rentrés chez eux, en Asie centrale, ils s’efforçaient de démontrer que l’islam était à la fois compatible avec le communisme et la modernité. C’est pourquoi ils n’hésitaient pas à s’appuyer sur une relecture de la religion musulmane en l’orientant vers un rigorisme axé sur les idées des pieux « ancêtres » ou des salaf. Cela leur permettait de légitimer leurs actions en donnant ainsi une signification nouvelle à un ensemble de dogmes et de traditions religieuses de l’islam des origines pour régénérer l’islam centre-asiatique et l’épurer de ses nombreux éléments préislamiques. Pour marquer une rupture avec l’islam traditionnel de l’époque des trois principautés de la région avant la soviétisation (émirat de Boukhara et khanats de Khiva et Kokand), caractérisé par une forte influence mystique musulmane et par de nombreuses croyances non islamiques mais intégrées à l’islam au fil des siècles, certains d’entre eux avaient émis toute une série de fatwa destinées à lutter contre les us et coutumes (‘urf u ‘ada) locaux31. D’ailleurs, ceux-ci étaient et sont encore pratiqués par une écrasante majorité de femmes musulmanes. C’est à la famille religieuse des Babakhanov que fut confiée cette tâche, en particulier à Zyanuddin Babakhanov (1908-1982)32, fils d’Ishan Babakhanov qui avait été nommé mufti lors de la création de la DSMAC soviétique en 1943.

18 Issu d’une famille de théologiens de Tachkent originaire de Sayram (actuel sud du Kazakhstan), Zyanuddin Babakhanov fut mufti de la DSMAC soviétique de 1957 à 1982. Il étudia à la madrasa de Mir Arab de Boukhara et fut influencé par l’enseignement d’un théologien syro-libanais établi à Tachkent au moment de la soviétisation de l’Asie

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centrale : le shaykh Muhammad Ibn Sayyid Abd al-Wahid al-Asali al-Shami al-Tarablusi, plus connu sous le nom de Damulla Shami33. Ce théologien, né à la fin du XIXe siècle, fut instrumentalisé par les bolcheviks pour mettre en application leur politique religieuse destinée à affaiblir, voire à éliminer, l’islam traditionnel centre-asiatique34. Cette personnalité religieuse arabe, au parcours fort énigmatique et exécuté en 1932 dans la région du Khorezm, participa ainsi à la diffusion d’un embryon salafi parmi les cercles de la DSMAC soviétique. Par la suite, un autre théologien, un local et non un étranger cette fois, contribua à exercer une influence plus forte encore sur la mouvance islamiste de l’islam centre-asiatique35.

19 Originaire de Kokand, ville de la Ferghana ouzbèque, Damulla Muhammad Hajji Rustamov (1892-1989), surnommé Hindustani (« l’Indien »), fut formé dans les deux seules madrasa légales existant à l’époque de l’Asie centrale soviétique (Mir Arab à Boukhara et Imam al-Bukhari à Tachkent), puis dans celles de Mazar-i Sharif et au Cachemire, d’où il tire d’ailleurs son surnom. Bien qu’il fut membre de la DSMAC soviétique, au début des années 1950, il ouvrit une école religieuse clandestine (hujra) vers laquelle affluèrent des étudiants venus des quatre coins de la région. Son enseignement reçut un écho considérable chez la plupart des chefs politiques des groupes islamiques centre-asiatiques apparus à la fin des années 1980 et au début des années 199036, tout comme chez les sympathisants de la tendance « rénovatrice » de la « mujaddidiyya-wahhabiyya » incarnée par certains shaykh d’Ouzbékistan presque tous originaires de la vallée de la Ferghana37. Notons que ce théologien ouzbek la considérait comme étrangère à la tradition locale hanafi ; de ce fait, il était radicalement opposé à cette tendance « rénovatrice » de la « mujaddidiyya-wahhabiyya », à laquelle s’étaient pourtant ralliés ses nombreux élèves comme, par exemple, le shaykh Abduwali-Qari Mirzaev d’Andijan38.

20 S’attachant à réorienter « le processus de réislamisation vers la “rénovation et purification” de l’islam originel, débarrassé des “innovations”, et à définir une position politique à l’égard des fidèles39 », les partisans de cet islam « nouveau » ne reconnaissaient que le Coran et la Sunna du Prophète Muhammad comme sources d’autorité religieuse. D’où leur opposition à une multitude de pratiques religieuses centre-asiatiques caractéristiques de l’islam vécu. Il s’agit du soufisme, du culte des saints, des rituels visant à communiquer avec l’esprit d’un défunt par l’invocation de prières ou de la lecture de versets coraniques, des séances de dhikr curatif dirigées par des chamans ou des guérisseurs musulmans, de la récitation chantée de poésies soufies lors du mois de Ramadan, du port de talismans ou d’amulettes, de la visite des tombes de saints par de jeunes mariés, des rituels féminins d’origine préislamique de Bibi- Seshanbe et Bibi-Mushkulkushad, etc. Bien que cet ensemble de croyances et de pratiques religieuses leur ait semblé déviant, il n’en demeure pas moins que celui-ci est encore très largement représentatif du paysage religieux centre-asiatique contemporain. Ajoutons que certains mollahs centre-asiatiques hanafi radicaux, y compris ceux qui paradoxalement appartiennent à l’islam officiel, ont également été amenés à condamner ces pratiques religieuses locales40. Si ceux-ci n’ont pas nécessairement soutenu la tendance « mujaddidiyya-wahhabiyya », il n’en demeure pas moins qu’ils ont été influencés par ses idées, largement diffusées dès les premières années de la réislamisation.

21 Privés d’une véritable autonomie religieuse, les quelques théologiens hanafi formés à l’époque soviétique ont non seulement vu leur autorité décliner mais aussi être

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contestée par une nouvelle génération de shaykh ou de chefs religieux particulièrement actifs (Abid-Qari Nazarov de Namangan exilé à Londres, Abduwali-Qari Mirzaev d’Andijan, Hakimjan-Qari Wasiev de Marghilan). Ceux-ci étaient parvenus à diffuser leur pensée religieuse à travers des canaux clandestins de transmission d’un savoir religieux soumis à une très nette influence du radicalisme islamique. L’affaiblissement de l’école centre-asiatique de pensée hanafi a ainsi permis aux divers courants radicaux de l’islam centre-asiatique de se développer à un moment où la population musulmane a massivement commencé à se réislamiser. Celle-ci a été réceptive à des discours religieux radicaux de shaykh qui leur proposaient alors une offre idéologique disponible. Si ces shaykh sont aujourd’hui soit décédés, soit marginalisés, cela n’a nullement empêché le progrès de leurs idées, qui continuent encore à circuler au sein de petites structures d’éducation religieuse, y compris celles « enregistrées », et qui sont à la base de la réislamisation « par le bas41 ». En réaction à cette situation, les autorités politiques ont dû redéfinir leur positionnement en matière de légitimité juridique religieuse et, bien entendu, ont déclaré la primauté de la tradition locale hanafi représentée à travers leur DSM nationale.

22 Impulsées par des théologiens soviétiques d’Asie centrale, les références doctrinales de l’islamisme centre-asiatique ont été influencées par la pensée politique de l’islam contemporain prévalant notamment dans le monde arabe. Cette influence s’était exercée dans le cadre de la coopération soviéto-arabe grâce, à laquelle le Kremlin avait également utilisé ses théologiens pour appliquer sa politique extérieure avec les pays du monde musulman42. Ainsi, les idées des principaux idéologues de l’islamisme radical – Ibn Taymiyya (1263-1328), Muhammad Ibn Abd al-Wahhab (1703-1791), Muhammad Abdu (1845-1905), Sayyid Qutb (1906-1966) et l’Indo-Pakistanais Sayyid Abu Al-Ala Mawdudi (m. 1979) – avaient essaimé du Moyen-Orient et du sous-continent indien en Asie centrale soviétique. Celles-ci avaient été portées par des théologiens soviétiques d’Asie centrale qui avaient étudié dans les universités islamiques du monde arabe et qui avaient accompli leurs pèlerinages aux lieux saints d’Arabie saoudite43. Au lendemain de l’indépendance, elles se sont encore plus développées grâce à l’action de prédicateurs d’Asie centrale cette fois ayant acquis la nationalité saoudienne après l’exil de leurs proches dans le royaume saoudien dans les années 1920 et 1930 et qui agissaient dans le cadre d’associations caritatives. Elles se sont développées aussi grâce à l’action d’autres missionnaires musulmans venus de Turquie, du Pakistan ou d’ailleurs44. Bien entendu, la conséquence de l’invasion soviétique en Afghanistan et les échos de la révolution islamique en Iran ont vivement contribué à raviver l’islam centre-asiatique, y compris dans ses manifestations les plus extrêmes45. De même que les brochures et les opuscules de ces principaux idéologues de l’islamisme radical, traduites de l’arabe en russe dès la fin des années 1970, puis essentiellement reproduites dans les foyers de la résistance afghane à Peshawar au début des années 198046, avaient inondé le marché soviétique sous la perestroïka et continuent encore à circuler dans tout l’espace musulman de la CEI.

Islam et indépendance : vers une nouvelle forme de sécularisation

23 L’intégration d’une force d’opposition religieuse au pouvoir de Douchanbe en 1997 a sérieusement inquiété les dirigeants des pays voisins du Tadjikistan, qui y voyaient une menace pour leur propre pouvoir. Leur réaction à la percée politique du PRIT a été de redéfinir la place du religieux au sein de l’État indépendant. Ils ont réagi en réaffirmant

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le caractère laïc de leur régime et en veillant à bannir la religion de tout projet politique. Dès lors, ils ont décidé de subordonner l’islam à l’État indépendant en le « nationalisant47 ». Toutefois, cette tâche de soumission du religieux à l’État indépendant n’a pu être réalisée qu’après avoir écarté les éléments islamistes de l’appareil religieux, ce qui a été déjà évoqué plus haut. Celui-ci a été remanié en profondeur pour leur permettre de gérer le religieux avec l’appui d’ulama nationaux entièrement loyaux envers eux. Cet appareil religieux incarné par une DSM présidée par un mufti nommé par le pouvoir et existant dans chaque pays – excepté le Tadjikistan – a pour tâche de contrôler toutes les mosquées et madrasa, les établissements religieux (centres, instituts, universités) et les lieux saints. Ainsi, dans chaque État, un islam officiel confondu avec un islam national a été institutionnalisé pour veiller à appliquer la politique religieuse du pays par le biais de son « clergé » de fonctionnaires. Ces fonctionnaires religieux sont chargés de s’exprimer lors de tables rondes et séminaires sur la religion, qui réunissent également les autres représentant officiels des autres Églises reconnues (christianisme, judaïsme), d’émissions religieuses dans les radios et télévisions nationales, ainsi que dans les organes de presse gouvernementaux. Ils peuvent même émettre des fatwa pour approuver une action prônée par les autorités politiques, comme par exemple la réduction des dépenses nécessitées par une noce48 ou, au contraire, pour condamner une attitude jugée inadmissible telle que le recours à la violence de nature religieuse.

La monopolisation du champ religieux

24 En définitive, l’islam officiel de l’État indépendant contrôle la foi et les pratiques religieuses des musulmans, ce qui ne diffère guère des tâches qui incombaient à l’islam officiel soviétique49. Mais à la différence de la période soviétique, où le processus de modernisation introduit par la force supposait un renoncement à la foi, le nouveau discours de l’État indépendant sur la modernité n’exclut pas la référence au religieux, d’autant plus qu’il masque des formes modernes de retraditionalisation de la société musulmane. Un tel mouvement de va-et-vient entre les références aux valeurs d’un passé islamique idéalisé et celles d’un nouveau modèle de modernité se trouve particulièrement reflété dans la rhétorique de ses actions et discours.

25 Bien entendu, la place occupée par la religion dans la société musulmane de l’Asie centrale soviétique était fort différente de celle qu’elle remplit aujourd’hui. Si, pour le régime soviétique, elle représentait un obstacle à la modernité, de nos jours, elle est sollicitée par divers acteurs qui lui donnent chacun une interprétation et un sens différents. Les autorités politiques l’ont revendiquée pour consolider l’État national et en ont fait une source de légitimation de leurs transformations sociopolitiques. Chez une grande partie de la population musulmane, elle sert de support à l’affirmation d’une identité nationale ou d’une appartenance communautaire désormais revalorisée. Enfin, pour une multitude de groupes sociaux exclus, elle sert d’élément unificateur pour réclamer une justice et contester l’ordre établi. Ainsi, la revendication de la religion, notamment sous l’aspect de son instrumentalisation, a été génératrice d’un conflit entre le pouvoir de l’État indépendant et ses principaux adversaires islamistes.

26 Le renforcement du contrôle de la foi et des pratiques religieuses des musulmans de la région, phénomène constaté au lendemain des attentats perpétrés le 16 février 1999 à Tachkent et qui avaient pour cible le chef d’État ouzbek50, n’a fait qu’accentuer cette tendance à la pratique de la manipulation de la religion. Faisant 16 morts et plus de 100

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blessés, ces attentats ont été officiellement attribués à deux partis religieux transnationaux et clandestins : le MIO et le Hizb al-Tahrir al-islami (HTI)51. En conséquence de ce renforcement du contrôle sur le religieux accompagné d’une répression, les ferments les plus radicaux de l’islamisme sont apparus au début des années 1990 dans toute la région, sur fond de sérieux problèmes socioéconomiques.

27 Le quasi-monopole étatique exercé par l’État sur la religion a placé l’islam au centre d’une lutte politique entre les régimes en place et les islamistes issus de diverses tendances. Devenu l’objet d’une manipulation entre ces deux principaux acteurs politiques en conflit, l’islam fonctionne comme une ressource politique à travers des lectures divergentes52. À chaque fois qu’un groupe politico-religieux a contesté le pouvoir politique, celui-ci considérait qu’il avait doublement transgressé l’ordre établi : d’un côté, il jugeait que les lois constitutionnelles interdisant la formation de partis politiques sur une base religieuse avaient été violées et, d’un autre côté, il estimait que l’autorité religieuse nationale incarnée par la DSM n’était nullement reconnue. Or, une fois qu’un groupe politico-religieux a été dissous ou neutralisé, il en apparaît alors un nouveau qui, à son tour, se met à déligitimer le régime en place au nom de l’islam. Ainsi, pour reprendre les termes du sociologue Lahouari Addi, « les hommes interviennent politiquement en étant convaincus qu’ils le font au nom de Dieu53 ». Ce processus tire son origine du manque d’expérience politique et démocratique, conséquence de la réalité postindépendance héritée du passé colonial.

Les principales tendances de l’islamisme centre-asiatique54

28 D’une manière schématique, les mouvements et groupes religieux islamiques qui ont essaimé en Asie centrale depuis 1991 et qui ont contesté les régimes en place, peuvent se décliner de la manière suivante :

29 – le PRIT, engagé très tôt dans une lutte armée pour participer au pouvoir. Mais une fois intégré au jeu politique après cinq années d’affrontement armé (1992-1997) qui ont fait plus de 50 000 morts, il est devenu un mouvement nationaliste tadjik55.

30 – le MIO qui, dès son apparition en 1996, a agi par la violence, tant au Tadjikistan en luttant au côté de l’opposition islamique unifiée autour du PRIT qu’en Ouzbékistan. Il s’est fait connaître par deux incursions menées en Ouzbékistan durant les étés 1999 et 2000 (en passant par le Tadjikistan et le Kirghizistan) et en ayant recours à des tactiques de guérilla acquises dans les camps de formation au jihad afghan. Après la riposte américaine dans le nord de l’Afghanistan (automne 2001), le mouvement s’est sensiblement affaibli mais il a pu être reconstitué autour de la figure de l’Ouzbek de Namangan Tahir Yuldash en se donnant une nouvelle appellation : le Mouvement islamique du Turkestan (MIT).

31 – les militants du HTI qui, à l’exemple du PRIT, souhaitent participer légalement au jeu politique, mais qui se sont radicalisés parce qu’ils en sont exclus et qu’ils sont la cible des forces de maintien de l’ordre. C’est du moins le cas de l’une de ses ailes qui s’est particulièrement durcie après 2001. Organisation particulièrement active dans toute la région depuis 1999 et qui recrute essentiellement des jeunes âgés entre 18 et 40 ans, celle-ci cherche à substituer aux régimes laïcs centre-asiatiques un État supranational sur le modèle du califat – aboli en 1924 par Ataturk – en vue d’instaurer, d’abord dans les pays d’Asie centrale puis à l’échelle de la planète, une véritable communauté musulmane universelle : la fameuse grande Umma.

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32 – divers groupements clandestins transnationaux (le Jihad d’Ouzbékistan, la Jama‘a des mujahidin d’Asie centrale) qui peuvent être rattachés à la mouvance « salafitse jihadiste » internationale. Bien qu’ils soient encore insuffisamment connus faute d’information à leur sujet, ces groupements se sont fait essentiellement connaître au lendemain des actes terroristes qui ont endeuillé l’Ouzbékistan en 200456.

33 – des groupes religieux dont le caractère transnational se réduit à l’espace centre- asiatique postsoviétique. Issus de la mouvance « néo-fondamentaliste », ceux-ci prônent un discours de moralisation des mœurs par la défense de la shari‘a et se sont engagés dans des stratégies de dynamiques sociales de mobilisation pacifique. Ils sont particulièrement actifs dans les zones rurales où ils ont créé des réseaux d’entraide en faveur des couches sociales les plus démunies. Bien entendu, ce type d’encadrement religieux fondé sur un système social traditionnel peut favoriser un soutien à leur cause et peut également déboucher sur l’occupation du terrain politique. C’est à cette catégorie que l’on peut rattacher l’Akramiyya, groupuscule religieux mis en cause dans les émeutes du 13 mai 2005 survenues à Andijan, ville de 300 000 habitants située à l’ouest de l’Ouzbékistan, dans la vallée de la Ferghana57.

34 Il convient de noter que toutes ces tendances sont apparues comme forces religieuses opposées aux discours religieux officiels promus par les États indépendants, discours qui en termes idéologiques ne semblaient rien apporter de véritablement nouveau. Compte tenu de l’absence ou de la faiblesse des discours des mouvements d’opposition laïque, le champ idéologique laissé vacant à la suite de la fin du communisme a été d’emblée occupé et investi par les divers acteurs islamistes.

L’évolution de l’islam dans ses fonctions politiques

35 En conclusion, l’islamisme centre-asiatique a connu son apogée au début des années 1990, période où les dirigeants des États indépendants n’étaient nullement préparés à faire face à ce phénomène, ni à l’émergence de nouveaux acteurs sociaux religieux dans le jeu politique qui cherchaient à substituer à leurs régimes laïcs une forme de gouvernement islamique. La réponse de ces régimes s’est traduite par une répression qui a poussé certains d’entre eux à la radicalisation et à la dérive terroriste. En dépit de la vigilance policière, du renforcement de la sécurité aux frontières, de la surveillance accrue des mosquées et centres religieux officiels, les activités clandestines de certains groupes et organisations politico-religieux n’ont pas décliné pour autant. Leur essor réside plus dans leur capacité à dénoncer une situation d’injustice que dans la réception de valeurs d’ordre purement idéologique. Ils fonctionnent comme des mouvements canalisant les frustrations d’une jeunesse en mal de vivre et incarnant le mécontentement social d’une population musulmane confrontée à des conditions de vie devenues particulièrement difficiles depuis la fin de l’URSS58. Ils récupèrent ainsi tous les exclus du système qui rêvent de changer la société par l’instauration d’un régime islamique.

36 Aux difficultés socioéconomiques rencontrées par une majorité de la population musulmane en voie de paupérisation s’ajoute la série de facteurs suivants : les arrestations de musulmans suspectés d’appartenir à des groupes islamistes radicaux ou terroristes, le contrôle des pratiques religieuses et des croyances, l’absence de structures d’éducation religieuse autonomes, l’essor de la corruption, etc. De tels facteurs sont non seulement susceptibles de réactiver les réseaux islamistes clandestins

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transnationaux, mais tendent également à favoriser la constitution de révoltes locales faites au nom de l’islam. De sorte que l’on assiste à une contestation généralisée du système, comme en témoigne l’apparition récente d’une nouvelle forme d’expression de la violence (attentats suicides de 2004 à Tachkent). Le recours à cette nouvelle forme de violence n’est pas forcément le fait de personnes affiliées à un groupe religieux ou à un réseau terroriste mais plutôt de jeunes femmes et hommes désespérés souhaitant mettre fin à la situation d’indignité qu’ils vivent dans leur vie quotidienne.

37 L’islamisme centre-asiatique s’est donc révélé impuissant à rassembler les musulmans autour de valeurs purement idéologiques. On constate aujourd’hui qu’il n’a pas conduit à une révolution politique, y compris au Tadjikistan, où pourtant un parti religieux est parvenu à se faire reconnaître par l’usage de la violence. Sa principale force mobilisatrice réside dans le constat de l’immobilisme des États indépendants, en particulier dans les domaines économique et social, qui sert de support à la dénonciation de régimes de plus en plus assimilés à des impérialismes occidentaux. C’est ce qui favorise des discours de rejet absolu de ces régimes au bénéfice de l’idée d’un « retour » de ce que fut autrefois le modèle de l’État islamique à l’époque médiévale, modèle encore profondément ancré dans l’imaginaire collectif musulman.

B. Organisation du volume des Cahiers d’Asie centrale

38 Fruit d’une réflexion collective, le dossier du présent volume des Cahiers d’Asie centrale propose divers regards portés par des chercheurs centre-asiatiques et européens sur une gamme variée des diverses manifestations de l’islamisme centre-asiatique dans les États indépendants d’Asie centrale, y compris sous ses formes extrêmes. S’appuyant sur de solides enquêtes de terrain menées dans différents espaces géographiques de la vaste région concernée appartenant au monde turco-iranien islamisé, il met en relief la fragilisation de ces jeunes États indépendants d’Asie centrale qui, depuis la fin de l’URSS, sont confrontés à des revendications d’une « justice » de Dieu et à des violences de type jihadiste.

39 Ce dossier est divisé en trois chapitres qui se répondent et se complètent l’un l’autre. Dans le premier chapitre sont analysées les voies de la contestation au pouvoir politique des États indépendants d’Asie centrale par diverses forces religieuses, dont certaines se sont distinguées par leur nature terroriste.

40 Orozbek A. Moldaliev évoque le contexte dans lequel s’effectuent les constructions nationales des pays de la région, contexte favorable après plus de soixante-dix ans d’athéisme officiel à la naissance d’une opposition religieuse incarnée par des groupes islamistes radicaux, soucieux de transmettre leur message à une population musulmane qui leur semblait mûre pour contester l’ordre établi. Le texte de Kamoliddin Rabbimov a une orientation nettement plus théorique. À partir d’une réflexion sur la relation entre islamisme et libéralisme, l’auteur montre comment les discours islamistes, notamment celui du HTI d’Asie centrale, traduisent un rejet de la pensée libérale, dont la dénonciation fonctionne comme une ressource de mobilisation politique. L’article de Mukaram Toktogulova étudie une catégorie de nouveaux prédicateurs kirghiz, des hommes et des femmes qui se sont engagés dans le processus de réislamisation du pays par la pratique de la da‘wa, notion revêtant une importance capitale dans la mouvance islamiste sunnite internationale. S’apparentant à l’action de propagation de la foi des missionnaires itinérants du Tabligh – mouvement

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international piétiste né en Inde, au demeurant très actif dans la région –, le rôle de ces prédicateurs kirghiz vise à « ramener » à la foi leurs coreligionnaires par une rigoureuse piété et à épurer l’islam traditionnel kirghiz de son ancien fonds préislamique reflété à travers des coutumes et traditions encore vivaces de nos jours.

41 Le deuxième chapitre est consacré aux conflits de légitimité religieuse opposant non seulement le pouvoir politique des États nationaux et leurs multiples adversaires islamistes mais aussi les acteurs politiques du champ islamiste entre eux.

42 Muhiddin Kabiri – élu chef du PRIT le 2 septembre 2006 à la suite du décès de Sayyid Abudullah Nuri – se livre à une analyse comparative fondée sur des références idéologiques et des stratégies et moyens d’action de deux partis religieux qui ont fait irruption sur la scène politique centre-asiatique au début des années 1990 : le PRIT, mouvement qui a un ancrage purement national et un statut légal, et le HTI, organisation qui, elle, est transnationale et clandestine. Paolo Sartori soulève la question de la légitimation du jihad dans les sociétés musulmanes centre-asiatiques, question qui est loin d’être nouvelle puisqu’elle s’était déjà posée à l’époque de la colonisation tsariste (fin XIXe siècle-début XXe) dans l’Asie centrale présoviétique alors plus connue sous l’appellation de Turkestan (russe). L’auteur examine les arguments avancés par un mufti de Tachkent (Sadreddin-Khan) sollicitant de la Grande-Bretagne et du Japon un soutien financier et militaire pour s’élever contre la soviétisation du Turkestan au début des années 1920. L’auteur souligne à juste titre que le mufti évite de mentionner le jihad pour justifier la libération du Turkestan. L’avait-il fait sciemment, compte tenu de l’aversion qu’avaient les puissances coloniales du « grand Jeu » pour le jihad ? Rappelons que celui-ci avait été déclenché à maintes reprises au nom de la justice et de l’égalité contre le pouvoir colonial tsariste par des chefs soufis de la vallée de la Ferghana ou par les rebelles indépendantistes du Turkestan qualifiés de « brigands » (basmatshi) dans l’historiographie soviétique. Bakhtiyar Babajanov évoque lui aussi cette question de la légitimation du jihad, cette fois en le situant dans un autre paysage politique et national (Ouzbékistan) et dans un contexte régional global marqué par l’exacerbation du conflit politique au Tadjikistan et par la situation chaotique prévalant en Afghanistan à la veille des attaques du 11 septembre 2001 à New York. L’auteur retrace le processus de l’élaboration de la pensée jihadiste chez les idéologues du MIO, formés dans les camps d’entraînement au jihad afghan, puis de sa mise en application en Ouzbékistan pour tenter d’y instaurer un État islamique. Il s’attache à l’analyse de ce jihad centre-asiatique fondé sur une relecture de la tradition islamique médiévale par un très petit nombre de théologiens hanafi de la vallée de la Ferghana, qui avaient été pourchassés par le régime ouzbek, puis qui avaient été accueillis par les talibans en Afghanistan.

43 Le troisième chapitre du dossier est consacré à l’impact de l’islamisme sur les jeunes, qui ont été les plus réceptifs aux discours de l’islamisme. Issus principalement des campagnes, ils sont préoccupés par des problèmes de leur présent, comme de leur avenir et de l’injustice sociale en général. Le plus souvent inactifs, isolés, et sans espoir d’ascension sociale, ils trouvent dans leur adhésion à l’islamisme des espaces d’appartenance communautaire sécurisants d’où il est permis de dénoncer les vicissitudes de leurs régimes. La force des groupes islamistes centre-asiatiques ne réside pas tant dans l’adhésion aux références doctrinales de leurs chefs que dans la prédisposition de jeunes sympathisants, auxquels la contestation de l’ordre établi et le recours à la violence permettent de s’exprimer dans des systèmes socioéconomiques

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bloqués et profondément inégalitaires. C’est ce que s’attachent à montrer les trois articles du dernier chapitre du dossier

44 Bakytbek S. Jumagulov étudie la perception des organisations politico-religieuses chez les jeunes ruraux dans les trois régions administratives situées au sud du Kirghizistan (Jalal-Abad, Batken, Och) en s’appuyant sur une enquête sociologique réalisée sur la base d’un sondage d’opinion. À travers un recueil de données sociologiques, Saodat Olimova analyse l’influence du renouveau religieux au Tadjikistan sur les jeunes en mettant en évidence leurs attitudes vis-à-vis des islamistes, qu’ils soient modérés ou radicaux. Mon propre texte s’interroge sur la forme de mobilisation de deux réseaux mystiques (yasawi, naqshbandi) au Kazakhstan qui, au-delà de leur participation à la dynamique de la réislamisation des jeunes, sont susceptibles de renouer avec une tradition d’occupation du terrain politique.

45 Quant aux deux rubriques « Libre revue » et « Notes et documents » qui closent les Cahiers d’Asie centrale, elles présentent une sélection des tendances de la recherche actuelle sur les pays de l’Asie centrale postsoviétique. Les textes sélectionnés (Salima Eshanova, Guillemette Pincent, Evguéni V. Abdullaev, Ayda A. Alymbaeva, Thomas Huet, Tommaso Trevisani) offrent des études touchant à la fois à l’évolution de ces pays et aux problèmes posés par la gestion de leurs multiples héritages, aspects qui bien évidemment sont à mettre en étroite relation avec l’actualité.

46 Enfin, je tiens à exprimer ma reconnaissance envers toutes les personnes qui ont contribué à la réalisation de ce numéro : Rémy Dor (ancien directeur de l’IFÉAC), Olivier Roy, Jean During, Anne-Gabrielle Castagnet, Jean-José Puig, Arnaud Ruffier, Ulugh-Beg Mansurov, Kirill Kuzmine, Madeleine Maupetit, les auteurs des textes réunis ici et leurs traducteurs, dont les noms sont mentionnés à la fin de chaque article. Que tous soient ici remerciés !

NOTES

1. Dès le début des années 1990, un spécialiste analyse la question de l’islamisme dans l’ensemble du monde musulman en parlant d’un « échec de l’islam politique » et présente la situation de cette question prévalant dans la « nouvelle Asie centrale ». Voir : Olivier ROY, L’Échec de l’islam politique, Paris, Seuil, 1992 ; La Nouvelle Asie centrale ou la Fabrication des nations, Paris, Seuil, 1997. 2. Sur ce parti, voir : Olivier ROY, The Foreign Policy of the Central Asian Islamic Renaissance Party, New York, Council for Foreign Relations, 1999. 3. Expression empruntée à Gilles KEPEL, Jihad, Expansion et Déclin de l’islamisme, Paris, Gallimard, 2003, p. 223, 479, 618. Cette expression désigne des volontaires internationaux du jihad qui ont séjourné en Afghanistan à partir du début des années 1980 et qui, à partir du début des années 1990, se sont alliés à des réseaux transnationaux, dont ceux des talibans et d’Ousama Ben Laden. 4. Sur l’élaboration de la doctrine jihadiste du MIO, voir le texte de Bakhtiyar Babajanov, p. 140. 5. Expression empruntée à Gilles KEPEL, Fitna, Guerre au cœur de l’islam, Paris, Gallimard, 2004, p. 120. 6. Olivier ROY, « De la stabilité de l’État en Afghanistan », Annales, Histoire, Sciences sociales, 5-6 (2004), p. 1183-1202.

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7. À la différence des jihadistes étrangers d’Afghanistan (Arabes, Tchétchènes, Pakistanais, etc.) qui avaient une vision universelle du jihad, les combattants du MIO n’avaient concentré leurs efforts que sur l’Asie centrale, en particulier en Ouzbékistan. Ils étaient convaincus que le renversement du régime ouzbek leur permettrait de décréter l’État islamique à Tachkent puis dans tout le reste de la région. Malgré la destruction des bases militaires du MIO situées dans le nord de l’Afghanistan par Washington à la fin de l’année 2001 – lors de la riposte américaine aux attaques terroristes sur New York – le mouvement ne s’est pas véritablement dissous. Après la mort de son chef Juma Namangani à Kunduz en novembre 2001, il a pu se reconstituer autour de Tahir Yuldash dans une zone qui se situerait entre la frontière afghano-pakistanaise, et a été rebaptisé MIT. 8. B. BADIE, C. COULON, B. CUBERTAFOND, P. DUMONT, R. SANTUCCI, Contestations en pays islamiques, Paris, CHEAM, 1984 ; Olivier CARRÉ, Mystique et Politique : lecture révolutionnaire du Coran par Sayyid Qutb, Frère musulman radical, Paris, Le Cerf, 1984 ; Gilles KEPEL, 2003, 2004 ; Olivier ROY, 1992, 1997, 1999. 9. S.A. DUDOIGNON, H. KOMATSU (eds.), Islam and Politics in Russia and Central Asia (Early 18th-Late 20th), London-New York-Bahrain, Kegan Paul, 2001 ; Andrée FEILLARD (dir.), L’Islam en Asie du Caucase à la Chine, Paris, La Documentation française, 2001 ; Marc GABORIAU, Alexandre POPOVIC (dir.), « Islam et Politique dans le monde (ex-)communiste », Archives des sciences sociales des religions, 46-115 (2001) ; Vitaly V. NAUMKIN, Radical Islam in Central Asia, Between Pen and Rifle, Lanham-Boulder-New York-Toronto-Oxford, Rowaman & Littelefield Publishers, 2005. 10. La tendance réformiste salafiste fait référence à un mouvement (salafiyya) né à la fin du XIXe siècle en Égypte et prônant un « retour » à la religion des salaf (« ancêtres »). Cette tendance, qui s’appuie sur une interprétation traditionaliste de l’islam par fidélité à la Tradition du Prophète, continue à influencer la pensée religieuse de plusieurs théologiens dans l’ensemble du monde musulman. 11. Aširbek MUMINOV, « The ‘Ulama and the Radicalisation of Islam », in Z. I. Munavvarov, R. Krum (eds.), Secularity and Religion in Muslim Countries : searching for a rational balance, Tachkent, Center of Imam al-Bukhari/Friedrich Ebert Stiftung, 2005, p. 193-198. 12. Pour une définition de ce concept, se reporter à : Olivier ROY : 1992, 2002. 13. Notons que les termes russes ou ouzbeks liés au vocabulaire de l’islam politique, tels que « islamisme », « fondamentalisme », « islamiste », etc., ont été récemment empruntés essentiellement à l’anglais. Ces termes sont d’abord passés en russe puis en ouzbek, en kazakh, etc. Sur la polémique liée à l’emploi de ces termes et à la notion d’islamisme en général, voir le dossier présenté dans : Esprit, « Islamisme, néofondamentalisme, postislamisme : vraie ou fausse guerre des mots ? », 8-9 (2001), p. 78-153. 14. Se reporter à la note 9. 15. Ce phénomène a été observé dans le monde arabe, dont les États sont également des constructions nationales récentes. Voir à ce sujet : Burhan GHALIOUN, « Islam, modernité et laïcité. Les Sociétés arabes contemporaines », Confluences Méditerranée, « Politique et Religion en pays d’islam, Diversités méditerranéennes », Paris, L’Harmattan, 33 (2000), p. 25-34. 16. Hélène CARRÈRE-D’ENCAUSSE, L’Empire éclaté : la révolte des nations en URSS, Paris, Flammarion, 1978 ; Gregory GLEASON, The Central Asian States, Discovering Independance, Boulder- Oxford, Westview Press, 1997. 17. Olivier ROY, 1997. 18. Habiba FATHI, Femmes d’autorité dans l’Asie centrale contemporaine, Quête des ancêtres et recompositions identitaires dans l’islam postsoviétique, Paris, Maisonneuve & Larose/IFÉAC, 2004a. 19. Pour une mise au point, voir : S. A. DUDOIGNON, « Islam d’Europe ? Islam d’Asie ? En Eurasie centrale (Russie, Caucase, Asie centrale) », in A. Feillard (dir.), 2001, p. 21-80. 20. Par appareil religieux, on entend ici la DSMAC soviétique, qui avait été mise en place par Staline pour, officiellement, obtenir le soutien des croyants dans l’effort de guerre mais pour en

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réalité mieux les contrôler. Elle avait son siège à Tachkent et était présidée par un mufti qui exerçait une autorité religieuse sur tous les musulmans centre-asiatiques à travers un système de représentation religieuse républicaine. En 1990, le Kazakhstan soviétique a décidé de s’autonomiser en créant sa Direction, processus qui s’est accéléré avec l’accession à l’indépendance dans les autres pays voisins, de telle sorte qu’aujourd’hui presque tous ces pays centre-asiatiques disposent chacun d’une Direction spirituelle des musulmans. Seul le Tadjikistan est régi par un organe consultatif (Shura-yi ‘ulama) subordonné au pouvoir local. 21. Pour une analyse de ce phénomène, voir : Bakhtiyar BABADJANOV, « Islam officiel contre l’islam politique en Ouzbékistan aujourd’hui : la Direction des musulmans et les groupes non hanafî », Revue d’études comparatives Est-Ouest, 33-3 (2000), p. 151-164. 22. Le hanafisme est l’une des quatre écoles religieuses de l’islam sunnite née en Irak au VIIIe siècle mais élaborée en partie par des théologiens d’Asie centrale entre les Xe et XIIe siècles. Sur cette question, voir : Ashirbek MUMINOV, « Traditionnal and Modern Religious Theological Schools in Central Asia », in L. Jonson, M. Esenov (eds.), Political Islam and Conflicts in Russia and Central Asia, Stockholm, The Swedish Institute for International Affairs, 1999, p. 101-111. 23. Ce clivage a été établi et analysé par Bakhtiyar BABADJANOV, « Islam et activisme politique : le cas ouzbek », Annales, Histoire, Sciences sociales, 59/5-6 (2004), p. 1139-1156. 24. Ibid. 25. En 2002, le mufti originaire d’Andijan a pu revenir à Tachkent et se consacre depuis à des publications d’ordre théologique. Entretien personnel avec le mufti, Tachkent, août 2002. 26. S. A. DUDOIGNON, F. GEORGEON (dir.), « Le réformisme musulman en Asie centrale, Du “premier renouveau” à la soviétisation (1788-1937) », Cahiers du monde russe, vol. XXXVII (1-2), 1996. 27. S. S. AZGAMHODŽAEV, « Gazeta Hurrijat kak istočnik po istorii obščestvenno-političeskoj žizni Turkestana (mart-oktjabr’ 1917) » [Le journal Hurriyat comme source de l’histoire de la vie politique au Turkestan (mars-octobre 1917)], in R. Ya. Radžpova (dir.), Oktjabr’skaja Revolucija v Srednei Azii i Kazahstane : teorija, problemy, perspektivy izučenija, Tachkent, Fan, 1991, p. 40-53. Voir aussi : A. BENNIGSEN, C. LEMERCIER-QUELQUEJAY, Sultan Galiev, Le Père de la révolution tiers- mondiste, Paris, Fayard, 1986. 28. A. BENNIGSEN, C. LEMERCIER-QUELQUEJAY : L’Islam en Union soviétique, Paris, Payot, 1968 ; Les Musulmans oubliés : l’islam en URSS aujourd’hui, Paris, Maspero, 1981. 29. Voir la note 23. 30. Alexandre BENNIGSEN, « La stratégie islamique du Kremlin », Politique internationale, 37 (1986-1987), p. 53-64. 31. Bahtijar BABADŽANOV, « O fetwah SADUM protiv “neislamskih obyčaev”« [À propos des fatwa de la SADUM contre les coutumes non islamiques], in A. Malašenko, M. B. Olkott (dir.), Islam na postsovetskom prostranstve : vzgljad iznutri, Moscou, Art-Bisnes-Centr, 2001, p. 170-183. 32. Ibid., p. 180. 33. Entretien personnel, Tachkent, octobre 2003. 34. Se reporter à la note 11. 35. B. BABADJANOV, M. KOMILOV, « Muhammadjan Hindustani and the Beginning of the Great Schism among the Muslims of Uzbekistan », in S. A. Dudoignon, H. Komatsu (eds.), 2001, p. 195-219. 36. Abdujabbar ABDUVAHITOV, « Independant Uzbekistan : A Muslim Community in Movement », in M. Bourdeaux (ed.), The Politics of Religion in Russia and the New States of Eurasia, New York, Armonk, 1995, p. 293-305. 37. B. BABADJANOV, M. KOMILOV, 2001. 38. Ce shaykh – né en 1950 et disparu en octobre 1995 – est considéré comme un des pères fondateurs de la tendance « rénovatrice » dite « mujaddidiyya-wahhabiyya » et, au sein de sa hujra – la plus importante après de celle de Damulla Hindustani – a formé plusieurs chefs

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religieux issus de divers mouvements islamiques radicaux (Tahir Yuldash, Akram Yuldash, Abdurashid Qasimov passant pour être le premier amir du HTI d’Ouzbékistan, etc.). Entretien personnel avec Bakhtiyar Babajanov, Tachkent, septembre 2004. 39. Bakhtiyar BABADJANOV, 2004, p. 1146. 40. C’est ce qu’a révélé ma nouvelle étude de terrain menée pendant l’été 2006 dans l’ensemble des pays de la région et s’inscrivant dans le cadre d’un programme transversal de recherche coordonné par l’Institut français de New Delhi (« Dynamique de l’islam et développement économique en Asie du Caucase à la Chine »). 41. Observation personnelle, terrain 2006. 42. Alexandre BENNIGSEN, 1986-1987. 43. Entretien personnel avec Muhidin Kabiri alors représentant officiel du PRIT, Douchanbe, mars 2004. 44. Habiba FATHI, « La naissance de la coopération islamique en Asie centrale », Recherches internationales, 46 (1996), p. 65-80. 45. Olivier ROY, « Caucase et Asie centrale soviétique : vers la balkanisation », Politique étrangère, 3 (1989), p. 457-467. 46. Olivier ROY, 1992, p. 142. 47. Cet aspect est développé dans : Habiba FATHI, « Islam, sécularisation et indépendance : l’exemple de l’Ouzbékistan », in D. Heradstveit, A. Kazancigil, S. Vaner (dir.), Sécularisation, Démocratisation et Monde musulman, Paris, Peter Lang, sous presse. 48. Üzbekiston musulmanlari idorasi raisi, mufti Abdurašidqori Bahramov, « Tui, marosim, va ma’rakalarni me’yorida utkazish haqida fatvo », 28 décembre 2003. Cette fatwa, qui a la forme d’un arrêté gouvernemental, porte sur la célébration des rituels de mariage et la tenue d’autres cérémonies religieuses (funérailles). Émise par le mufti Abdurashid-Qari Bahramov (alors président de la DSM d’Ouzbékistan), elle exige des imams-khatib et des femmes chefs de comités de mahalla du pays de s’engager dans la lutte contre les dépenses onéreuses nécessitées pas de telles célébrations jugées non conformes à la shari‘a. La question des us et coutumes (‘urf u ‘ada) des musulmans centre-asiatiques a toujours été au cœur d’un débat entre les théologiens hanafites de la région qui, en général, ont une attitude tolérante envers elles mais qui, sous la pression des autorités politiques, peuvent être amenés à les déclarer illégitimes. 49. A. BENNIGSEN, C. LEMERCIER-QUELQUEJAY : 1968 ; 1981. 50. A. POLAT, « The Islamic Revival in Uzbekistan : A Threat to Stability ? », in R. Sagdeev, S. Eisenhower (eds.), Islam and Central Asia : An Enduring Legacy or An Evolving Threat, Washington DC, Center for Strategic Studies, p. 39-57. 51. Sur le HTI d’Asie centrale, voir les communications de Muhidin Kabiri (p. 103) et Bakytbek Jumagulov (p.167) figurant dans cet ouvrage. Sur l’idéologie du HTI en général, Parti de la libération islamique fondé en Palestine au début des années 1950, voir : Soha TAJI-FARUQI, A Fundamental Quest : Hizb al-Tahrir and the Search for the Islamic Caliphate, Londres, Grey Seal Books, 1996. 52. Cette fonction spécifique de la religion a été également observée dans divers pays musulmans, notamment au Maghreb. Voir, entre autres : Lahouari ADDI, L’Algérie et la Démocratie, Pouvoir et Crise du politique dans l’Algérie contemporaine, Paris, La Découverte, 1994. 53. Ibid., p. 150. 54. Les données sociologiques sur l’ensemble des groupes et mouvements islamiques ici présentés font encore largement défaut. Quant aux données statistiques, elles sont inexistantes. Il est donc très difficile de faire une évaluation en termes de représentativité de chacun d’entre eux, tout comme de dresser une typologie en fonction de leur nombre, d’autant plus que la plupart agissent dans la clandestinité. Sur ces questions, voir : Habiba FATHI, « La justice au nom de Dieu : les stratégies des islamistes d’Asie centrale », in F. Nahavandi (dir.), Transitions, « Les enjeux de la sécurité en Asie centrale », Vol. XLVI-1 (2006), p. 91-117.

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55. Olivier ROY, L’Islam mondialisé, Paris, Seuil, 2002, p. 33. 56. Du 28 mars au 1er avril 2004, une série d’explosions a eu lieu dans la région de Boukhara, puis à Tachkent, qui ont fait plus de 50 victimes. Le 30 juillet de la même année, une autre série d’attentats suicides visant le siège du procurateur ouzbek, ainsi que les ambassades des États- Unis et d’Israël à Tachkent, ont fait 6 morts et 9 blessés. 57. Ces émeutes sont survenues à la suite d’un procès de 23 commerçants suspectés d’appartenir à l’Akramiyya, groupe portant le nom de son fondateur, Akram Yuldash, un Andijanais arrêté en 1999 et ancien membre du HTI. Elles ont fait officiellement 167 morts, mais plus de 700 selon les instances internationales. 58. Habiba FATHI, Islamisme et Pauvreté dans le monde rural de l’Asie centrale postsoviétique : vers un espace de solidarité islamique ? Programme Paper, Geneva, UNRISD, No. 14, 2004b.

AUTEUR

HABIBA FATHI Habiba Fathi est socio-anthropologue à l’IFÉAC.

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I. Les islamistes d’Asie centrale : un défi aux États indépendants ?

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I. Les islamistes d’Asie centrale : un défi aux États indépendants ?

A. Les formes de la contestation : islamisme radical, société civile et enjeux de la réislamisation

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Le rôle de l’islam dans l’évolution du fait étatique en Asie centrale postsoviétique

Orozbek A. Moldaliev Traduction : Habiba Fathi

NOTE DE L’ÉDITEUR

Texte traduit du russe par Habiba Fathi

1 La construction des États-nations des pays indépendants d’Asie centrale se produit dans un contexte géopolitique complexe. Celui-ci est caractérisé par des contradictions aiguës qui sont internes aux sociétés musulmanes de la région, et ce dans les domaines économique, politique, social et culturel. Après une période de plus de soixante-dix ans d’expérience communiste, qui consistait à créer « une nouvelle communauté humaine – la nation soviétique » à partir d’un modèle élaboré par les boclcheviks et les idéologues soviétiques, les cinq pays de la région sont soudainement devenus indépendants à la suite de l’éclatement de l’ancienne Union soviétique, en 1991. Et ils ont d’emblée commencé à relire l’histoire de l’islam dans leur région et à raviver leur culture islamique traditionnelle qui, à l’époque soviétique, étaient attaquées et qualifiées de « survivances du féodalisme, du nationalisme et du dogme religieux ».

2 Dans le nouveau contexte d’indépendance, on a constaté un intérêt croissant envers l’islam qui fait désormais partie des valeurs collectives et des identités nationales. Il convient de noter que le « retour » à l’islam s’est opéré dans des conditions particulièrement difficiles, c’est-à-dire après une période de combat idéologique fondée sur une politique d’athéisme militant visant à détruire l’influence de la religion dans les sphères familiale et publique, y compris au sein de la vie quotidienne des diverses sociétés musulmanes centre-asiatiques. Il suffit de rappeler que dans les publications scientifiques soviétiques tout comme les ouvrages de vulgarisation concernant la religion musulmane, on affirme que « les idéaux du Coran n’ont absolument rien à voir

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avec l’humanisme, la compréhension du rôle créateur de l’homme et la noble aspiration des individus au collectivisme et au travail jugé utile pour la société1 ». Dans l’imaginaire collectif soviétique, il en est résulté une représentation de l’islam : il était officiellement convenu que celui-ci constituait une religion agressive et un obstacle au progrès. En dépit de cette politique antireligieuse et de ces considérations négatives, l’islam a survécu et connaît aujourd’hui un renouveau.

3 Le renouveau religieux dans l’actuelle Asie centrale est marqué par l’absence de personnalités religieuses véritablement versées dans les sciences religieuses et d’une littérature religieuse. Cela a créé un vide idéologique rempli par des représentants de toutes sortes de doctrines religieuses et de courants sectaires. La plupart du temps, ces doctrines religieuses et ces courants sectaires se sont révélés divergents, d’autant qu’ils ont souvent déformé la nature même de l’islam. En témoignent la multitude de groupements religieux informels nés dans la vallée de la Ferghana à partir du début des années 1990. Rien que dans la seule ville de Namangan, située à l’est de l’Ouzbékistan, des organisations religieuses radicales, comme par exemple Adalat (Justice), Tawba (Repentir) et Islam lashkarlari (Les Guerriers de l’islam), sont apparues presque simultanément2.

4 La spécificité de la situation religieuse en Asie centrale réside dans le fait que si avant les années 1990 l’histoire dénombrait des exemples de sécularisation dans les pays musulmans (Turquie, Tunisie, URSS), en revanche après la fin de la guerre froide, on a constaté une sortie de l’athéisme officiel au détriement d’un « retour » à l’islam dans la région. Au sein de la sphère politique, une sécuralisation de type soviétique a été préservée, ce qui correspondait mieux aux exigences de l’idéologie de l’athéisme qu’à la laïcité promue en Occident. Par exemple, dans la République du Kirghizistan, au milieu des années 1990, le système de contrôle étatique des organisations religieuses a été restauré. Mais ce sont les anciens fonctionnaires du « Conseil aux affaires religieuses auprès du Conseil des ministres de la République soviétique et socialiste de la Kirghizie » qui ont été invités à constituer les membres de la nouvelle commission étatique formant le comité aux affaires religieuses, institution relevant du gouvernement kirghiz. Cela n’a fait que contribuer à maintenir les anciennes méthodes de travail soviétiques avec les diverses organisations du culte existant dans le pays.

5 Un autre paradoxe de la nouvelle situation religieuse dans les pays indépendants de l’Asie centrale postsoviétique tient au fait que les manifestations de l’islamisme sont une réaction au processus complexe de sécularisation dans les sociétés musulmanes. Il s’agit là d’un processus quasiment légitime mettant en scène une lutte entre deux tendances antagonistes, l’une étant laïque, l’autre religieuse. Les expériences de la Turquie, ou de la révolution islamique en Iran, ou encore de la guerre civile en Algérie, en sont de parfaites illustrations.

6 Cependant, dans les pays indépendants de l’Asie centrale postsoviétique, le « retour » à l’islam s’est non seulement accompagné d’une politisation, mais aussi d’une radicalisation. Et sa politisation puis sa radicalisation ont débouché sur une lutte armée et des actions terroristes. On sait que les islamistes radicaux veulent changer les régimes constitutionnels de la région par tous les moyens, y compris en ayant recours à la violence. Le mécontentement d’une partie de la population musulmane des pays de la région a progressivement pris la forme de conflits politiques, notamment au Tadjikistan, premier pays centre-asiatique à avoir été confronté à une force d’opposition religieuse3. L’arrivée au pouvoir d’un parti fondamentaliste (PRIT) à

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Douchanbe en 1997 après près de cinq années de guerre civile a contribué à alarmer tous les chefs d’États des pays de la région, qui ont pris conscience que leur autorité pouvait être défiée par une alternative religieuse.

7 L’expérience du Tadjikistan a bien soulevé la question de la nature du pouvoir en islam, question qui dans la région est très souvent idéalisée, notamment chez les sympathisants du Hizb al-Tahrir al-islami (HTI). Les militants de cette organisation politico-religieuse clandestine pensent qu’à la différence d’autres religions, il n’existe pas de séparation entre la religion et l’État en islam. C’est également l’opinion émise par certains chercheurs, comme Jiacomo Luciani4, ou Alexis Malashenko5, ou encore Lena Jonson6. Or, d’un point de vue religieux, il n’existe pas de « clergé » en islam, ni d’institution qui réunirait tous les musulmans de la terre autour d’une seule et même autorité religieuse, aspect qui a été également souligné par d’autres chercheurs7. Aujourd’hui, les musulmans sont englobés dans des espaces nationaux où les traditions locales religieuses sont fort différentes les unes des autres et où le statut de l’islam varie considérablement d’un pays à un autre. En ce qui concerne les pays indépendants de l’Asie centrale postsoviétique, l’islam a connu des changements et s’est orienté vers une dérive radicale. Mais, paradoxalement, il a continué à conserver quelques traits d’un statut hérité de l’URSS. C’est ce que l’on propose d’examiner dans cet article, en mettant l’accent sur les diverses manifestations de l’islamisme dans la région à partir des relations entre État indépendant, islam, sécularisation et radicalisme. On verra comment certains groupes religieux centre-asiatiques qui sont nés au lendemain de l’indépendance et qui ont proposé un modèle islamique alternatif à la société postsoviétique, ont fini par se radicaliser au point de s’engager dans une véritable lutte armée organisée depuis le territoire de l’Afghanistan des talibans et visant à renverser les régimes centre-asiatiques en place.

L’apparition des foyers de l’islamisme centre-asiatique

8 Dans toute l’Asie centrale postsoviétique, l’islam est majoritairement sunnite de rite hanafite. La plupart des croyants de la région sont relativement satisfaits de la liberté dont ils disposent pour pratiquer leur religion et de l’essor de l’accès à l’éducation religieuse. Ainsi, l’islam représente aujourd’hui un des facteurs majeurs de l’identification religieuse et culturelle des musulmans de la région. Et il ne fait aucun doute qu’il demeure une question d’actualité : il fait partie de l’histoire et de la culture des populations musulmanes centre-asiatiques. On peut considérer que la pratique de l’islam traditionnel dans toute la région témoigne de l’existence dans la société de principes démocratiques relatifs à la liberté religieuse dans la mesure où les autorités politiques interfèrent peu dans ce domaine. En effet, la pratique de cet islam traditionnel est détachée du pouvoir, de sorte qu’elle revêt un caractère religieux informel. Cet islam traditionnel est particulièrement devenu visible dès la seconde moitié des années 1980, période où l’on a noté un très net affaiblissement idéologique du contrôle du PCUS sur les individus et qui a débouché sur un processus de réislamisation de la société. Ce processus de réislamisation de la société a été marqué par la diffusion légale d’informations sur les normes et les valeurs musulmanes, sur l’augmentation du nombre des mosquées, ainsi que de celui des élèves et étudiants fréquentant les établissements religieux apparaissant alors et, enfin, sur le

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développement de contacts quasiment privés avec des représentants d’autres pays musulmans.

9 En conséquence de ces changements graduels apparus bien avant la dislocation de l’ancienne URSS, on a assisté à une influence de certains courants islamiques extérieurs sur l’islam soviétique, notamment dans les républiques musulmanes centre-asiatiques. Par exemple, dès 1987, des prédicateurs venus d’Afghanistan, du Pakistan et de l’Arabie saoudite s’étaient rendus dans la ville de Namangan, en Ouzbékistan, pour y rencontrer secrètement les représentants religieux. La rencontre a eu lieu dans la mosquée Gumbaz et a en partie porté sur la création d’un État islamique dans la vallée de la Ferghana. Mais cet objectif n’a commencé à se concrétiser qu’avec l’apparition du Parti de la renaissance islamique (PRI), parti religieux soviétique fondé en juin 1990 à Astrakhan, en Russie. Les pères fondateurs de ce parti ont clairement déclaré qu’ils entendaient créer par des moyens légaux des véritables conditions pour mettre en application leur « projet islamique8 », alors destiné à tous les musulmans soviétiques indépendamment de leur appartenance ethnoculturelle. En ce qui concerne l’Asie centrale soviétique, deux branches de ce parti ont été créées, l’une en Ouzbékistan, l’autre au Tadjikistan. Toutefois, les autorités politiques soviétiques de ces deux Républiques les ont d’emblée déclarées illégales.

10 Durant ces mêmes années 1990, des prédicateurs musulmans, en particulier des descendants d’émigrés d’Asie centrale9, se sont également rendus dans la vallée de la Ferghana, et ce avec le soutien de fondations et d’organisations islamiques de bienfaisance10. Ils cherchaient tous à construire une mosquée ou une madrasa sur leur terre d’origine. Le résultat de leurs activités religieuses a contribué à augmenter le nombre des mosquées dans toute la vallée. Par exemple, on estime à plus d’un millier de mosquées créées grâce à l’action des Saoudiens dans la seule région de Namangan. Simultanément, le nombre d’établissements d’enseignement religieux augmentait lui aussi grâce au financement de riches commanditaires.

11 La Direction spirituelle des musulmans d’Asie centrale (DSMAC) siégeant à Tachkent, notamment à travers ses représentants existant dans chacune des Républiques centre- asiatiques soviétiques, a tout fait pour s’opposer à la création de partis et mouvements islamiques dans la région. Ses représentants le justifiaient en affirmant que les croyants affiliés à une organisation politique étaient obligés d’obéir à son règlement et aux décisions prises en son sein, ce qui, selon eux, était contraire à l’esprit de la religion musulmane. Mais ils le faisaient d’une manière timide et donnaient parfois l’impression de refuser de prendre en compte les nouvelles réalités de la situation d’indépendance. À cette époque, la terminologie liée à l’islam politique s’est enrichie de nouveaux termes, comme par exemple « wahhabi » et « wahhabisme », tous deux utilisés pour désigner l’opposition islamique alors naissante, même si celle-ci n’était pas forcément liée au wahhabisme de la péninsule arabe, doctrine religieuse et officielle du royaume saoudien.

12 L’essor des activités de l’islam politique était tel qu’il avait réussi à défier à la fois l’autorité des pouvoirs locaux et celle de la DSMAC. Les écoles qui dispensaient un enseignement religieux traditionnel dans la clandestinité à l’époque soviétique, furent progressivement transformées en actifs foyers religieux par les islamistes. Les programmes d’enseignement de ces foyers religieux actifs intégraient une action de propagande fondée sur des idées politiques de l’islamisme radical11. On assista au renforcement de l’influence de l’école hanbali réputée pour son rigorisme dans la

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région, ce qui entraîna l’apparition d’une nouvelle génération d’islamistes12. Peu à peu, l’école hanafi centre-asiatique, caractérisée par une justice, une souplesse, une tolérance et une bienveillance, s’est retrouvée considérablement affaiblie.

13 Après la chute de l’URSS, le flux d’information venant de l’ensemble du monde musulman, notamment des pays du Golfe et de l’Arabie saoudite, est devenu accessible. Au milieu des années 1990, dans la vallée de la Ferghana, l’idée de l’instauration d’un califat a commencé à se répandre parmi une population musulmane qui n’avait pas véritablement rompu avec la foi, y compris pendant toute la période soviétique. Visiblement, certains croyants étaient disposés à se battre pour l’instauration d’un tel État islamique dans leur région. S. Lunev écrit à ce sujet : « Les pétrodollars de la maison de Saoud ont servi, entre autres, à financer de nombreuses organisations internationales islamiques. La majeure partie de ces financements allait aux islamistes radicaux. Des figures religieuses venues d’Arabie saoudite mènent d’intenses activités dans l’espace postsoviétique, où ils ont exporté le wahhabisme. Ils déploient leurs activités en Asie centrale, notamment dans la vallée de la Ferghana. Après avoir mis sur pied une méthode d’action particulière de propagande (corruption, cadeaux, diffusion d’une littérature et d’idées wahhabi parmi la jeunesse), on estime qu’entre 5 et 10 % des habitants de la vallée a adhéré à leurs idées. Le régime ouzbek a même commencé à expulser des prédicateurs saoudiens, bien que ce soit le royaume saoudien qui ait été à l’origine du financement de la renaissance religieuse d’Asie centrale. C’est lui qui a favorisé l’apparition de mosquées dans pratiquement chaque village et chaque quartier d’Ouzbékistan. Après le début de la lutte des autorités locales contre les wahhabi, les prédicateurs saoudiens ont fait de la région d’Och, au Kirghizistan, et celle de Tchimkent au Kazakhstan leur centres d’intérêt, d’où ils continuaient à fournir argent et littérature religieuse en direction de l’Ouzbékistan. De nombreux islamistes radicaux, arrêtés par le régime ouzbek, avaient été formés en Arabie saoudite13. »

14 Il convient de noter que la diffusion des idées de l’islamisme en Asie centrale s’est faite par le biais de pays musulmans du Moyen-Orient avec la plupart desquels l’Union soviétique avait entretenu, voire développé, des relations bilatérales. Ces relations entre Moscou et le monde arabe avaient déjà commencé à s’établir dans les années 1970, période communément appelée « époque du socialisme avancé ». En effet, certains ressortissants des pays de l’Asie centrale soviétique, formés dans les pays musulmans dans le cadre de la coopération soviétique de type religieuse, scientifique et technique, se sont retrouvés sous l’influence des islamistes du Moyen-Orient. Et, une fois revenus chez eux, ils ont créé des communautés religieuses illégales (jama‘a), ainsi que des écoles politico-religieuses spécialisées dans l’enseignement de l’islam radical. Tel a été le cas par exemple des shaykh Abdulwali-Qari Mirzaev 14 et de Rahmatullah Alama15, tous deux originaires de la ville d’Andijan, située à l’est de l’Ouzbékistan.

15 Vers le début des années 1980, il existait des organisations et des écoles religieuses clandestines dans pratiquement toutes les villes de la partie ouzbèque de la vallée de la Ferghana. Parralèlement à l’Ouzbékistan, de telles organisations politico-religieuses et écoles illégales ont commencé à voir le jour au Tadjikistan, foyers religieux qui attiraient des jeunes dont le nombre augmentait constamment. Outre les préceptes de la religion musulmane, ces jeunes y recevaient une formation à l’idéologie de l’islam politique et étaient initiés aux arts martiaux. Parmi les responsables de ces cercles religieux clandestins, on trouvait des ‘ulama relativement connus dans la région, comme le shaykh Hakimjan-Qari16. C’est précisément au sein de ces cercles religieux clandestins qu’ont été formés Jumaboy Hajiev, plus connu sous le nom de Juma

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Namangani, et Tahir Yuldash, deux anciens élèves qui incarnent désormais les figures de l’islamisme radical et du terrorisme dans toute la région17.

16 L’introduction des idées de l’islam politique en Asie centrale a été également facilitée par des stagiaires, des étudiants et des prédicateurs des pays du Moyen-Orient qui effectuaient un séjour dans la région centre-asiatique. Ils fournissaient aux musulmans centre-asiatiques des publications à caractère religieux et des équipements pour les reproduire. Cela a sans doute contribué à la naissance d’organisations politico- religieuses clandestines. Ainsi, dans les années 1974-1976, dans la région de Kurgan- Teppe, ville du sud du Tadjikistan alors soviétique, une organisation de ce type, appelée Hizb-i Nahzat-i islami, a vu le jour18. Celle-ci réunissait des jeunes qui étudiaient puis propageaient les idées des principaux idéologues de l’islam politique (Jamaliddin al- Afghani, Hasan al-Banna, les frères Sayyid et Muhammad Qutb, Abu Al-Ala Mawdudi). Cette organisation politico-religieuse, née à l’époque soviétique, était dirigée par le défunt Sayyid Abdullah Nuri, figure politique qui joua un rôle déterminant au sein de l’opposition islamique unifiée du Tadjikistan pendant les premières années de l’indépendance de ce pays, marquées par une guerre civile19. Bien que les autorités tadjikes soviétiques lui eussent adressé un avertissement, en 1983, pour renoncer à ses activités religieuses illégales, il ne fut arrêté qu’en 1986 en compagnie de 40 autres membres de son organisation. Il fut condamné à un an et demi de réclusion pour « production et diffusion de matériaux relatifs à la propagande religieuse ». Au début des années 1990, il a été un des pères fondateurs du PRIT20, parti politico-religieux qui a fini par obtenir un statut légal en 1997 dans le cadre des négociations intertadjikes entreprises sous l’égide de l’ONU et de la Russie, visant à ramener la paix au Tadjikistan. Celle-ci a pu favoriser la formation à Douchanbe d’un gouvernement de coalition entre le pouvoir du président Imamali Rahmanov et l’opposition religieuse.

17 Tahir Yuldash et Juma Namangani se sont fait connaître à partir de 1988-1989, années où ils ont rejoint les rangs de l’association du Tabligh. Déjà, ils y menaient des activités illégales dirigées contre le régime soviétique21. Au début de l’année 1989, à Namangan, ensemble ils ont créé une branche du parti tachkentois, le PRI ouzbek (Islam uygonish hizbi). Sous couvert de renaissance des valeurs religieuses, ils ont orienté leurs activités vers le renversement du régime laïc de l’Ouzbékistan soviétique. En 1990, à Namangan, dans la mosquée Ataullahkhan, ils ont fondé une section spéciale rattachée à l’organisation religieuse clandestine Tawba (Repentir). Cette section spéciale comprenait 95 membres et était dirigée par Abdulwali Yuldash, mort en 1999 lors de la première incursion du Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO) dans l’arrondissement de Leylek localisé dans la région de Batken, au Kirghizistan22. Ils recrutaient surtout des jeunes gens qui étaient forts sur le plan physique.

18 En manipulant le sentiment religieux de la population musulmane et le principe de « liberté religieuse » fixé dans les constitutions des pays de l’Asie centrale, et en profitant aussi de l’absence d’expérience des organes de sécurité gouvernementaux concernant leur attitude vis-à-vis des organisations politico-religieuses qui apparaissaient alors, les islamistes ont cherché à instaurer par tous les moyens un État islamique dans la région. Tel était l’objectif poursuivi par une organisation de ce type, la Justice (Adalat), née à Namangan en janvier 1991. Dirigée par Hakimjan Satimov, celle-ci se chargeait de maintenir à sa manière l’ordre public, en combattant notamment les éléments criminels de la société, ce qui lui valut même la sympathie des autorités locales23. Parrallèlement à cela, une autre organisation politico-religieuse

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appellée, elle, Islam lashkarlari (Les Guerriers de l’islam) a été fondée par Tahir Yuldash et entendait renverser le régime existant en Ouzbékistan soviétique pour y instaurer à la place une forme de gouvernement islamique. À cet effet, son chef organisait des manifestations et des rassemblements à Namangan.

19 Tahir Yuldash et Juma Namangani considéraient qu’il était nécessaire de rassembler et coordonner les activités des nombreux regroupements politico-religieux existant dans la région de Namangan et dans les autres régions de l’Ouzbékistan soviétique. En octobre 1991, ils ont créé à Namangan une nouvelle organisation illégalle : Islam markazi (Le Centre islamique). Par la suite, les membres de toutes les organisations énumérées ci-dessus (PRI, Adalat, Tawba, Islam markazi, etc.) ont déclaré qu’ils étaient des « guerriers de l’islam ». Et à partir de ce moment précis, sous couvert de réislamisation et d’une quête de justice sociale, ils ont commencé à attirer de nouvelles recrues.

20 Au début des années 1990, notamment au lendemain de l’indépendance, les partis religieux et les groupes de combattants en Ouzbékistan et au Tadjikistan ont organisé des rassemblements antigouvernementaux non autorisés et des grèves. Les membres de ces partis religieux et ces groupes de combattants exigeaient la création d’un État islamique et la proclamation de l’islam en tant qu’idéologie officielle et religion de l’État. Les méthodes de lutte politique qu’ils utilisaient ont sérieusement déstabilisé l’Ouzbékistan.

21 En ce qui concerne le Tadjikistan voisin, les rassemblements quotidiens organisés par le PRIT accompagnés de prises d’otages et d’actions terroristes visant les dirigeants et les députés du pays ont débouché sur une guerre civile. Celle-ci a éclaté en mai 1992 et a pris officiellement fin en 1997.

22 Mais le soulèvement le plus important a eu lieu dans la région de Namangan le 8 décembre 1991. Ce jour-là, Tahir Yuldash et ses compagnons avaient organisé un rassemblement non autorisé puis s’étaient emparés d’un bâtiment du comité du Parti de la région de Namangan. Ils réclamaient la création d’un État islamique en Ouzbékistan et adressèrent leurs revendications aux autorités ouzbèques sous la forme d’un ultimatum. Ils souhaitaient que le président Islam Karimov arrive de Tachkent pour proclamer l’instauration d’un État islamique en prêtant serment sur le Coran.

23 Le président de la République d’Ouzbékistan arriva sur les lieux et fut aussitôt confronté à une foule de manifestants. Il dialogua avec eux et parvint à apaiser les esprits grâce à Alim Karimov, un des dirigeants de Birlik (Le Mouvement populaire d’Ouzbékistan), et à ses deux collègues Muhammad Salih (président du parti d’opposition Erk aujourd’hui exilé) et Abdurahim Pulatov (autre opposant exilé). En témoignent les propos suivants : « Au début des années 1990, lors du rassemblement de Namangan, le jeune Tahir Yuldash, qui allait devenir le chef du MIO, s’est emparé du micro des mains du président de l’Ouzbékistan, Islam Karimov, et exigea la proclamation dans la vallée de la Ferghana d’un État islamique. Et seule l’autorité des fondateurs des partis Birlik et Erk permit de calmer la foule de manifestants et de ramener l’ordre dans cette région24. »

24 Cet incident s’est soldé par une répression dirigée contre tous les partis politico- religieux de l’Ouzbékistan, que l’on essayait de démanteler. Leurs sympathisants, tout comme les personnes soupçonnées d’appartenir à de telles organisations, ont été arrêtés par milliers. Quelques-uns d’entre eux ont été par la suite libérés puis ont fui dans les pays voisins. Entre mars et avril 1992, cela a provoqué un flux de réfugiés

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ouzbeks vers le Tadjikistan, pays qui venait de basculer dans une guerre civile opposant le pouvoir néocommuniste de Douchanbe et les islamistes du PRIT. Les propos tenus à l’époque par Talib Yakubov, un militant des droits de l’homme, sont révélateurs à ce sujet : « Des milliers de gens originaires de Namangan sont allés en Afghanistan via le Tadjikistan pour rejoindre les rangs des mujahidun tadjiks. Ainsi, Tahir Yuldash, le chef de l’organisation les Guerriers de l’islam, alors âgé de 23 ans, s’est retranché en Afghanistan où il est devenu commandant des mujahidun. Ces gens étaient des réfugiés politiques qui, dans les années 1991-1992, avaient fui l’Ouzbékistan puis formé le camp de la résistance armée ouzbèque. Nous estimons que le gouvernement avait lui-même organisé une opposition armée25. »

25 Parralèlement au démantèlement des organisations politico-religieuses, certaines figures religieuses ont subi des pressions gouvernementales, comme l’ancien président de la DSMAC soviétique, le premier mufti de l’Ouzbékistan indépendant, Muhammad Sadiq Muhammad Yusuf. Celui-ci a dû se réfugier en Lybie mais a pu revenir à Tachkent en 2002. De même que de nombreuses autres personnalités religieuses soudainement accusées d’être des wahhabi ont été arrêtées à partir du début des années 1990. Un spécialiste de l’islam centre-asiatique, l’Ouzbek Bakhtiyar Babajanov, écrit à ce sujet : « N’ayant aucune expérience de travail avec les fondamentalistes et conformément à la tradition [soviétique], les forces de l’ordre et les autres organes de sécurité de la république ont essayé d’appliquer des mesures de répression contre les imams. Ces mesures n’ont pas provoqué la baisse du sentiment religieux de la population [musulmane], de sorte que même l’humeur des imams et des ‘ulama relativement libéraux et “apolitiques” s’est sensiblement radicalisée en raison de l’attitude incorrecte des représentants des autorités locales à leur égard. De telles mesures et attitudes similaires prises par certains organes gouvernementaux visant à lutter contre la politisation de l’islam ont contribué à réveiller une aile radicale chez les fondamentalistes de la Ferghana. Devenue plus conspiratrice dans ses actions, celle- ci s’est mis à créer des communautés secrètes illégales et à renforcer un travail clandestin ou semi-légal pour contrecarer l’idéologie officielle26. »

26 Selon un autre spécialiste des questions politiques en Asie centrale, le Russe V. Ponomarev, « dans les années 1998-1999, la répression à l’égard des croyants a pris un essor comparable aux purges staliniennes des années 193027 ». Après les explosions du 16 février 1999, la répression s’intensifia encore, de sorte que les contrôles et les arrestations furent multipliés et que des dizaines de miliers de jeunes personnes passaient pour être des « ennemis de l’État ». C’est dans un tel climat que l’on assista en Asie centrale à une radicalisation des islamistes, qui choisirent la voie armée.

De l’islamisme radical à la dérive terroriste

27 Bien que l’Ouzbékistan indépendant ait interdit les activités des partis politico- religieux sur l’ensemble de son territoire et ait continué à arrêter leurs sympathisants, il n’est pas parvenu à intercepter leurs deux principaux dirigeants : Tahir Yuldash et Juma Namangani. En mars 1992, ceux-ci ont réussi à fuir en quittant l’Ouzbékistan pour se réfugier au Tadjikistan. Ils y ont soutenu l’opposition islamique armée et unifiée autour du PRI tadjik en participant à leurs côtés aux combats dirigés contre les troupes gouvernementales. Tahir Yuldash a été nommé adjoint du commandant du PRIT, tandis que Juma Namangani est devenu chef de guerre au sein de l’opposition tadjike armée. Simultanément, ils ont créé un détachement composé de leurs « frères » qu’ils avaient

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faits secrètement venir de l’Ouzbékistan voisin. Ce détachement s’était fixé pour objectif de former des combattants pour commmettre des actes terroristes en Ouzbékistan. Il convient d’ajouter qu’en 1990, d’étroits liens de coopération avaient déjà été noués entre les deux branches du PRI des républiques soviétiques d’Ouzbékistan et du Tadjikistan.

28 Le 22 août 2002, Tahir Yuldash et ses compagnons de combat se sont rendus en Afghanistan, où ils ont établi des liens avec les islamistes radicaux du pays pour mettre sur pied des camps d’entraînement. Le pays afghan était ravagé par une guerre civile qui battait son plein. C’est pourquoi les réserves d’armes étaient considérables, les possibilités de suivre une formation militaire et d’acquérir une expérience de combat, voire de tirer profit de celle des mujahidun, nombreuses. Appuyés par des organisations terroristes internationales, les deux chefs ouzbeks de l’islamisme radical ont mis sur pied sur le territoire afghan des camps d’entraînement réservés aux membres de leurs groupes armés. Dès 1993-1994, ils ont commencé à envoyer une partie de leurs combattants en Ouzbékistan pour déstabiliser la vallée de la Ferghana et les autres régions du pays. Conformément aux directives de leurs chefs, ces combattants ont pu former de petits groupes armés dans les villes de Namangan, Andijan, Samarcande et Tachkent28.

29 En 1995, l’organisation Islam markazi est rebaptisée Mouvement de la renaissance islamique de l’Ouzbékistan (MRIO). Elle a débord siégé à Peshawar (Pakistan), avant de déménager à Kaboul. Un an plus tard, le MRIO est de nouveau rebaptisé Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO), présidé par l’amir Tahir Yuldash. À partir de cette date, le MIO a commencé à agir en semant la terreur pour tenter de prendre le pouvoir en Ouzbékistan et y instaurer à la place un État islamique. Par exemple, durant l’été 1997, la police du village d’Ushkurgan (district de Qadamjay, région d’Och au Kirghizistan) arrête un groupe de personnes en possession d’une mitrailleuse (un kalashnikov AKS), d’explosifs et de détonateurs électriques. Par la suite, on a su qu’il s’agissait des membres du MIO formés dans un camp d’entraînement de la région de Tavildara, au Tadjikistan, et envoyés par Tahir Yuldash et Juman Namangani pour faire exploser l’usine d’automobiles UzDaewoo à Andijan.

30 Les combattants du MIO se sont davantage fait connaître à la suite des actes terroristes de Tachkent du 16 février 1999 et de leurs incursions menées la même année puis en 2000 sur les territoires du Kirghizistan et de l’Ouzbékistan. Durant ces deux incursions, ils ont pu mettre en application leurs méthodes d’actions de guérilla acquises durant leur formation en Afghanistan, notamment celle liée à la conduite de combats nocturnes dans des régions de montagne par plusieurs unités mobiles suffisamment autonomes, bien armées et équipées de moyens modernes.

31 Ces incursions ont été réalisées non pas pour conduire une guerre de grande envergure contre l’Ouzbékistan ou le Kirghizistan mais plutôt pour adopter une « stratégie de prise du pouvoir » en terrorisant et en déstabilisant les régimes en place. Leurs opérations militaires d’août 1999 menées dans l’arrondissement de Leylek, situé dans la région de Batken, au Kirghizistan, puis celles d’août-septembre 2000 déployées dans les districts de Sarasiya et d’Uzun (région du Surkhandarya dans le sud de l’Ouzbékistan, frontalière au Tadjikistan) et dans le district de Bostanlik (région de Tachkent) viennent le confirmer.

32 Les incursions armées du MIO menées en Asie centrale n’ont pris fin qu’après le lancement des opérations militaires de la coalition internationale dirigée par les États-

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Unis, lancement survenu le 7 octobre 2001 en Afghanistan et visant à la fois à renverser le pouvoir des talibans et à lutter contre Al-Qaida. Or, en Asie centrale, en particulier au Kirghizistan et en Ouzbékistan, on commence déjà à oublier la menace constituée par de tels groupes armés venus d’Afghanistan.

33 Actuellement, les informations dont on dispose sur le sort de ces organisations terroristes centre-asiatiques sont contradictoires. En 2002, le service de la sécurité nationale (SNB) de la République du Kirghizistan a annoncé que des islamistes prévoyaient de se regrouper autour d’une nouvelle organisation clandestine, le Mouvement islamique d’Asie centrale (MIAC)29. Cette nouvelle organisation clandestine réunirait des anciens membres du MIO30, des islamistes kirghiz et tadjiks, ainsi que des séparatistes ouighours de la région autonome de Xinjiang, en Chine. Elle chercherait à créer un califat d’abord sur les territoires de l’Ouzbékistan, du Kirghizistan et du Tadjikistan, puis sur ceux du Kazakhstan, du Turkménistan et du Nord-Ouest chinois. Son quartier général serait situé dans la province du Badakhshan afghan, au nord-est de l’Afghanistan, et son chef serait Tahir Yuldash, actuel chef du nouveau MIO, organisation toujours basée en Afghanistan qui a survécu aux bombardements et aux arrestations des troupes américaines31.

34 En 2003, les responsables du SNB de la République du Kirghizistan ont déclaré que le MIO avait changé de nom et qu’il s’apellait désormais Mouvement islamique du Turkestan (MIT). Le 18 juin 2004, ce même SNB kirghiz a annoncé que la sécurité nationale du Kirghizistan était menacée par le MIO et le Mouvement islamique du Ouïghouristan (MIOu.). En témoignent les attentats commis sur un marché (Oberon) de Bichkek le 27 décembre 200232 et dans un guichet de change à Och, le 8 mai 200333. Les premiers attentats ont fait 7 morts et près de 21 blessés, les seconds, 1 mort. Les services spéciaux du pays imputent ces crimes à diverses organisations terroristes comme le PIT34 et n’ont pas exclu non plus la participation d’islamistes ouïghours. D’ailleurs, des islamistes ouïghours ont été mis en cause dans l’assassinat de ressortissants chinois perpétrés dans la région de Naryn en 200335.

35 Selon le chef du Service d’information du SNB, le PIT serait une organisation composée de séparatistes ouïghours. Et, toujours selon ce service, en 2003, une réunion a été organisée près de la frontière afghano-pakistanaise, au sein de laquelle le MIO a été chargé de gérer un volet centre-asiatique et ses dirigeants invités à s’appuyer sur le réseau clandestin du HTI36 pour mener leurs actions militaires.

36 Ces informations contradictoires et difficilement vérifiables sont révélatrices de la situation complexe prévalant en Asie centrale et au sein de ses voisins (Afghanistan, Chine), où agissent toutes sortes de mouvements polico-religieux. L’intensification de la lutte antiterroriste menée par la coalition internationale a incité les chefs de certains de ces mouvements politico-religieux, tout comme ceux des groupes terroristes, à consolider leurs efforts. Selon nous, la décision prise par les chefs de guerre et présentée par différentes sources comme un fait avéré est plutôt une déclaration d’intention.

37 D’après les témoignages recueillis auprès d’anciens combattants du MIO37, à la fin de l’année 2000 et au début de l’année 2001, la situation en Afghanistan était extrêmement complexe. Les talibans du Mollah Omar menaient des combats acharnés contre les soldats de l’Alliance du Nord en lançant en vain des assauts sur les bastions du commandant Ahmad Shah Masud, décédé la veille des attaques terroristes du 11 septembre à New York. Au sein de la garde arrière des talibans, notamment dans les

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bases du MIO retranchées sur le territoire afghan une fois la paix revenue au Tadjikistan, l’atmosphère était particulièrement tendue. Les membres des groupes armés originaires de divers pays (Pakistan, Tadjikistan, Tchéchénie, Xinjiang, Cashmire et Kosovo), principaux foyers de recrutement des terroristes, vivaient des tensions et s’étaient mis à régler leurs comptes en ignorant l’autorité de leurs chefs ou de la direction de leur mouvement.

38 Les chefs de guerre n’étaient pas non plus épargnés par de telles tensions. Ils étaient également déstabilisés sur le plan psychologique. Les anciens compagnons de combat d’hier, Tahir Yuldash et Juma Namangani, étaient devenus des rivaux. Cette rivalité avait pour enjeu la direction du mouvement et reposait aussi sur des questions de pouvoir, de répartition de l’argent et du contrôle des armes.

39 Quant au mouvement des talibans, il était lui aussi très affaibli et recherchait un nouveau plan d’action pour modifier les rapports de force en présence en Afghanistan, notamment sa stratégie de guerre menée contre l’Alliance du Nord. À cet effet, le Conseil suprême du mouvement des talibans, constitué par Mollah Omar, Usama ben Laden, Tahir Yuldash, Hasan (chef des séparatistes ouïghours), les commandants talibans Ubaydullah et Aymani, a décidé de créer secrètement un bataillon spécial appelé Livo. Cela a été notamment annoncé au cours d’une réunion secrète tenue à Kandahar en mai 2001. Mais les commandants pashtouns ont refusé de s’unir à ce projet de création d’un régiment spécial parce qu’ils tenaient à conserver leur propre autonomie. Mollah Omar a dû alors s’entretenir avec chacun des commandants. Et de longues discussions ont été engagées pour savoir quelle serait la personne qui prendrait la direction de ce corps spécial. Finalement, Juma Namangani, commandant le plus aguerri, a été désigné chef de ce bataillon spécial. Les chefs des talibans lui ont assuré que les troupes du MIO auraient leur soutien pour renverser le pouvoir existant dans les pays d’Asie centrale une fois qu’ils auraient vaincu les troupes de l’Alliance du Nord. Ainsi, les véritables fondateurs du Livo, Mollah Omar et Usama ben Laden, ont su soumettre à leur volonté une armée entière de combattants du jihad et les envoyer ensuite sur le front pour en faire de la « chair à canons » par groupes de 60-70 personnes aux points les plus difficiles de ce front, situés dans le nord du pays. Ce n’est donc pas un hasard si Juma Namangani était devenu un des plus fervents supporters des talibans et qu’il avait accepté de diriger le régiment Livo.

40 En ce qui concerne Tahir Yuldash, il s’est démené pour créer sur la base des troupes affaiblies du MIO son propre groupe armé, appelé le Parti islamique du Turkestan (PIT). La base de ce nouveau parti était constituée de mujahidun centre-asiatiques et de combattants originaires du Caucase. Selon le programme de Tahir Yuldash, ces combattants du PIT devaient s’engager dans une campagne nommée « Batken-3 », nom de l’opération des deux incursions du MIO d’août 1999 et d’août-septembre 2000 au Kirghizistan et en Ouzbékistan.

41 Juma Namangani et Tahir Yuldash auraient sans doute continué à lancer le jihad contre les pays d’Asie centrale si les États-Unis n’étaient pas intervenus dans le nord de l’Afghanistan durant l’automne 2001 en réponse aux attaques du 11 septembre. Lors des opérations militaires américaines, la plupart des bases logistiques des talibans, d’Al- Qaida et des autres mouvements terroristes, y compris centre-asiatiques, ont été détruites. C’est précisément lors de ces bombardements américains que Juma Numangani a été tué en novembre 2001, près de la ville de Mazar-i Sharif, dans le nord du pays38.

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42 Visiblement, Tahir Yuldash ne faisait pas confiance à l’entourage du commandant Juma Namangani. Comme il redoutait probablement qu’un homme de cet entourage ambitionne de prendre la direction du mouvement, il décida de rompre « pacifiquement » avec les hommes de Juma Namangani. Et, selon le témoignage de Sh. Akbotoev39, un ancien membre du MIO, après l’intervention américaine de l’automne 2001, de nombreux combattants du MIO ont commencé à se repentir et à comprendre que l’idéologie islamiste ne correspondait nullement aux valeurs de la religion musulmane. Le 8 décembre 2001, Tahir Yuldash est arrivé dans la ville de Zurmet, dans la province de Paktiya, où se trouvaient les combattants du MIO qui avaient fui les raids aériens américains. Il leur a dit : « Que tous ceux qui souhaitent rester à Zurmet, qu’ils y restent ! Quant aux autres, je ne les retiens pas. Mais je [vous] préviens : il n’y aura pas d’argent pour le départ et avant de partir vous devez rendre vos armes40 ! »

43 Mais avant de songer à la « désintégration » de son organisation, il convoqua du Tadjikistan Ilham Hajiev. Plus connu sous le nom du commandant Abdurahman, celui-ci n’est autre que le neveu de Juma Namangani. Il le chargea de diriger un organe d’exécution dont la tâche consistait à éliminer, y compris physiquement, tous les éléments de l’opposition existant au sein de son organisation. Par exemple, à la fin de l’année 2003, Tahir Yuldash ordonna de tuer un certain Shuhrat Buranbaev, originaire de la région de Tachkent, parce que celui-ci lui avait ouvertement fait part de son intention de regagner sa patrie, c’est-à-dire de rentrer chez lui en Ouzbékistan.

44 En dépit des lourdes pertes subies, le MIO a survécu. Toujours dirigé par Tahir Yuldash, il a désormais une nouvelle appellation, le PIT. S’il parvient à bénéficier d’un quelconque soutien extérieur, il peut véritablement représenter une nouvelle menace. Le PIT figure sur la liste des 15 organisations menaçant les intérêts de la Russie, liste qui a été transmise le 5 février 2003 au parquet général russe par le service fédéral de la sécurité de la Fédération de Russie (FSB).

45 On a eu tort de croire que le changement de la situation géopolitique locale, illustré par l’installation de troupes américaines dans la région au lendemain de leur riposte en Afghanistan41, contribuerait à dissuader les gens d’adhérer au MIO ou au PIT dans la vallée de la Ferghana, d’autant que les forces religieuses radicales sont désormais incarnées par le HTI. Il suffit de rappeler que les terroristes sont apparus sur le territoire de l’Ouzbékistan. Il suffit de rappeler également qu’une série de nouveaux attentats ont été perpétrés du 29 mars au 1er avril 2004 à Tachkent. D’autres attentats survenus les 30 juillet et 31 juillet de la même année visaient les ambassades américaine et israélienne en Ouzbékistan. Encore une fois, les informations au sujet des auteurs de ces actes terroristes de 2004 à Tachkent et au sujet des groupes mis en cause par diverses sources d’informations font toujours défaut. Selon certains, ces actes terroristes ont été revendiqués par le Groupe du jihad islamique d’Ouzbékistan (GJIO), organisation peu connue. D’autres agences d’information les ont imputés au MIO, tandis que d’autres encore ont déclaré qu’ils avaient été revendiqués par un groupe appelé Jihad islamique d’Asie centrale (JIAC). Quant aux services de sécurité de l’Ouzbékistan, ils ont annoncé qu’ils avaient été préparés et perpétrés par des combattants d’une organisation islamiste radicale appelée Jama‘a42.

46 Bien entendu, ces nouveaux attentats ont incité les pays d’Asie centrale à renforcer leur sécurité et leur lutte contre le terrorisme. Par exemple, au Kazakhstan, à la fin de l’année 2004, un groupe appelé la Jama‘a des mujahidun d’Asie centrale (JMAC) a été

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démantelé. Ce groupe illégal appliquait des méthodes propres aux services de renseignements nationaux, comme l’utilisation de moyens de communication sophistiqués ou la capacité à échapper à l’observation. Selon le service de sécurité nationale du (KNB) du Kazakhstan, ce groupe a été formé au Pakistan et en Afghanistan. Ses dirigeants et ses membres ont longtemps séjourné dans ces deux pays et ont été encadrés par des instructeurs expérimentés dans le domaine des activités terroristes. Par exemple, ils avaient appris à manier les explosifs, à fabriquer de faux papiers d’identité, à pratiquer des méthodes d’intimidation psychologique et comment résister aux structures du maintien de l’ordre. Une des personnes arrêtées avait suivi sa formation avec Ibn al-Khattab43, un terroriste international originaire du Moyen-Orient qui, entre autres, avait combattu en Tchétchénie contre les forces russes, ainsi que d’autres jihadistes entraînés en Afghanistan et moins connus.

47 On voit donc que l’affaiblissement du MIO est loin d’avoir contribué à réduire la menace terroriste en Asie centrale. Dans cette région, il n’existe pas seulement un terrain propice à l’essor de l’islamisme mais aussi des facteurs internes propres aux pays centre-asiatiques qui entraînent sa radicalisation.

48 Pourquoi l’islam politique et l’islamisme radical ont fait irruption puis se sont développés dans les pays indépendants de l’Asie centrale postsoviétique, en particulier dans la vallée de la Ferghana et dans plusieurs régions du Tadjikistan ? Et comment expliquer l’apparition de ces phénomènes nouveaux dans toute la région ?

49 On peut distinguer trois raisons majeures. D’abord, dans cette région, en particulier en Ouzbékistan et au Tadjikistan, deux pays où l’islam a un ancrage historique, on a presque toujours assisté à une demande de l’institutionnalisation de la religion dans la société musulmane. En témoigne le fait qu’à l’époque du régime totalitaire soviétique, les musulmans centre-asiatiques aient consciemment pris des risques en adhérant aux organisations et cellules religieuses illégales (hujra) pour étudier l’islam.

50 Deuxièmement, le climat politique régnant à la veille de la désintégration de l’Union soviétique, en 1991, était tout à fait favorable à l’apparition de l’islam politique. En effet, au moment où les assises de l’empire socialiste s’ébranlaient, l’autorité de l’État soviétique diminuait. Cependant, malgré la tendance générale à la création des fronts populaires et de mouvements divers et variés aux quatre coins de l’URSS, dans certaines républiques de l’Asie centrale soviétique il était interdit de créer des partis religieux. D’autant plus que le fait d’être privé de l’accès à la sphère politique n’a fait qu’augmenter la contestation et susciter l’activisme des islamistes, d’abord au Tadjikistan, puis en Ouzbékistan.

51 Troisièmement, durant les années de la perestroïka et au début de l’indépendance des pays d’Asie centrale, la population musulmane n’avait plus de repères. En effet, les pays de la région se sont retrouvés indépendants d’une manière soudaine et la population musulmane n’y était guère préparée. Cette population musulmane avait plus ou moins conscience de la faiblesse des perspectives du système étatique du régime. L’élite politique lui proposait timidement des modèles d’organisation sociale, alors qu’elle semblait en fait indécise. Celle-ci ne semblait pas non plus se préoccuper véritablement de nouvelles orientations sociopolitiques et économiques précises, orientations qui lui auraient permis de faire face à la situation d’indépendance.

52 De leurs côtés, pour sortir de la crise du système politique consécutive à l’indépendance des pays d’Asie centrale, les organisations politico-religieuses avaient, elles, des solutions. En effet, elles proposaient la création d’une forme de gouvernement

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islamique : un califat fondé sur le modèle de l’époque du Prophète Muhammad et des quatre premiers califes. Ce califat apparaissait comme une alternative pour construire un État stable et juste. Les idées de l’islamisme radical venaient s’ajouter à de difficiles conditions socioéconomiques propres aux sociétés musulmanes centre-asiatiques. Le mécontentement à l’égard de la politique appliquée par les dirigeants de la région et l’absence de justice sociale ont amené la population musulmane à penser qu’il pouvait exister une alernative religieuse permettant de reconstruire la société selon les principes de la shari‘a. Bien évidemment, telle n’était pas l’opinion de l’écrasante majorité de la population musulmane centre-asiatique, mais cette idée a peu à peu été confortée par une forte adhésion populaire.

53 En définitive, les causes de l’apparition de l’islamisme et de sa radicalisation sont essentiellement dues à des problèmes socioéconomiques, idéologiques et géopolitiques. Elles résultent donc aussi bien de facteurs internes aux pays centre-asiatiques que de facteurs externes liés au contexte géopolitique régional. Un de ces facteurs extérieurs réside dans la menace de la crise énergétique globale consécutive au tarissement progressif des sources d’hydrocarbures sur la planète. Par conséquent, les regards du monde extérieur se sont portés sur l’Asie centrale postsoviétique, désormais placée au centre d’une lutte de rivalités d’intérêts entre les grandes puissances mondiales (Russie, États-Unis) et régionales (Chine, Iran, Arabie Saoudite, Pakistan, Inde). Un nouveau « grand jeu » a repris, avec en prime l’accès aux ressources énergétiques de cette région hautement stratégique, ainsi que le contrôle des voies de communication existantes et potentielles pour acheminer le pétrole et le gaz vers les marchés mondiaux de distribution. Or les relations complexes entre les principaux acteurs de ce nouveau « grand jeu » nuisent à la stabilité de la région. En effet, certains d’entre eux choisissent des moyens néfastes pour atteindre leurs propres objectifs, en brandissant notamment la bannière de l’islam.

54 En attendant la fin de ce nouveau « grand Jeu », l’idée d’un « retour » à l’organisation socioéconomique et aux pratiques politico-religieuses existant à l’époque du Prophète Muhammad et des quatre premiers califes dits « bien guidés » continue à recevoir un écho considérable dans toute l’Asie centrale. Cette idée a rencontré le plus de succès chez des jeunes marginaux, qui cherchaient le « véritable » islam et qui y voyaient un moyen juste de résoudre leurs problèmes du quotidien. Ils considéraient donc que la lutte armée était la seule voie possible pour changer leurs conditions d’existence. L’endoctrinement idéologique ne doit pas être négligé dans ce processus de contestation armée. Il consiste à convaincre les gens que cette idée est d’origine divine et, par conséquent, vraie et juste. Chez ceux qui adhérent à de telles idées, cela leur a donné de l’assurance, d’autant plus qu’ils étaient convaincus qu’ils ne faisaient qu’obéir aux préceptes de Dieu et qu’ils finiraient par recevoir une récompense en ayant une place au paradis. C’est ce qui a poussé certains d’entre eux à commettre des actes terrroristes en se faisant exploser au moyen de ceintures-kamikazes. Comme l’a souligné le président de la République du Kazakhstan, Nursultan Nazarbaev, « le terrorisme et l’extrémisme constituent des manifesations visibles parce que tous sont loin d’être satisfait de l’ordre établi. Et c’est ce degré d’insatisfaction qui les pousse à sacrifier leur vie, ce qui représente la valeur la plus importante d’un homme44 ».

55 L’islamisme radical est apparu sur un fond de paupérisation générale des couches les plus démunies de la population musulmane, confrontée à de graves problèmes socioéconomiques jamais connus jusque-là. Le sentiment d’absence de pespectives et la

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dégradation des conditions de vie, la brusque division de la société entre une classe de nantis, une autre en voie de paupérisation et une autre encore restée pauvre, sont autant de raisons qui incitent à rejoindre les rangs de l’islamisme radical. Une partie de la population musulmane est convaincue que si l’islam était amené à jouer un rôle prédominant au sein de la société, le niveau de vie de ses membres augmenterait alors. Cependant, depuis les actes terroristes du 11 septembre 2001 à New York, la formule « misère = protestation = agression = acte terroriste » a perdu de sa crédibilité. En effet, les actions terroristes ne sont pas uniquement le fait de personnes pauvres ou de rebelles désespérés. Les quinze Saoudiens qui ont participé aux attaques terroristes du 11 septembre venaient en effet tous d’un milieu aisé45.

56 Comment lutter contre l’islamisme radical dans les pays indépendants de l’Asie centrale postsoviétique d’une manière efficace ? Il est évident que les mesures répressives adoptées par les régimes de la région se sont d’une manière générale révélées peu efficaces. On constate en effet que ces mesures répressives n’ont fait qu’accentuer la confrontation entre le pouvoir et les opposants islamistes. Pour mener une lutte efficace, les États centre-asiatiques devraient se fixer comme objectif non pas d’évincer l’islam de la sphère politique, ce qui est d’ailleurs quasiment impossible, mais plutôt de diriger leurs activités politiques vers les intérêts de leur collectivité nationale. Le potentiel positif de l’islam dans les domaines spirituel, moral, culturel et intellectuel devrait être pleinement utilisé dans le lancement d’un véritable processus de réformes démocratiques. La stabilité et la sécurité des pays de la région dépendent de l’adoption de mesures appropriées pour assurer d’une manière constitutionnelle les droits et les libertés des citoyens, en particulier leur liberté religieuse. Toute violation de leurs droits et libertés ne fera que provoquer un mécontentement populaire susceptible de déstabiliser les régimes en place.

NOTES

1. L. I. KLIMOVIČ, Islam [L’Islam], Moscou, Nauka, 1965 [2e édition complétée], p. 77. 2. Voir le texte de Bakhtiyar Babajanov dans la deuxième partie du dossier thématique de cet ouvrage, p. 140 (NDE). 3. M. OLIMOV, S. OLIMOVA, « Političeskij islam v sovremennom Tadžikistana » [L’islam politique dans le Tadjikistan contemporain], in A. Malenšenko, M. B. Olkott, Islam na postsovetskom prostranstve : vzgljad iznutri, Moscou, Art-Biznes-Centr, 2001, p. 185-204. 4. Jiaocomo LUCIANI, « Turcija i Islam : prepjatstvie na puti v Evropu ? » [La Turquie et l’Islam : un obstacle à la voie vers l’Europe ?], Internationale politik, 3 (2002), p. 4. 5. A. MALAŠENKO, « Islam i politika v gosudarstvah Central’noj Azii » [Islam et politique dans les États d’Asie centrale], Central’naja Azija i Kavkaz, 4-5 (1999), p. 61. 6. LENA JONSON, « Političeskij islam i konflikty v Evrazii » [Islam politique et conflits en Eurasie], Central’naja Azija i Kavkaz, 4-5 (1999), p. 56. 7. A. A. ŽDANOV, Islam na poroge XXI veka [L’Islam au seuil du XXIe siècle], Moscou, IPL, 1989, p. 18. 8. Orozbek A. MOLDALIEV, « Islamskij ekstremizm v Central’noj Azii » [L’extrémisme islamique en Asie centrale], Central’naja Azija i Kavkaz, 5-10 (2000), p. 37.

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9. Il s’agit d’Ouzbeks originaires du Turkestan russe qui avaient fui au moment de l’installation du régime soviétique en Asie centrale pour se réfugier puis s’établir en Arabie saoudite. 10. Voir à ce sujet : R. KARIMOV, « Konfliktnyj potencial v treugol’nike : Uzbekistan, Afganistan, Tadžikistan » [Un potentiel de conflit dans le triangle régional : Ouzbékistan, Afghanistan, Tadjikistan], CAK, 3 (1999), p. 44-53 ; Orozbek A. MOLDALIEV, « Ocenka konfliktnogo potenciala v Uzbekistane » [L’évaluation du potentiel de conflit en Ouzbékistan], in E. T. Karin (dir.), Voenno- političeskie konflikty v Central’noy Azii, Almaty, 2000, p. 4-16. 11. E. V. ABDULLAEV, L. F. KOLESNIKOV, « Islam i religioznyj faktor v sovremennom Uzbekistane [L’islam et le facteur religieux dans l’Ouzbékistan contemporain] in E. M. Kožokina (dir.), Uzbekistan: obretenie novogo oblika, Moscou-Saint-Petresbourg, t. 1, 1998, p. 249-281. 12. Idem., p. 252. 13. S. LUNEV, « Aziatskij centr “musul’manskoj dugi” » [Le centre asiatique de la “courbe musulmane” »], Otečestvennye Zapiski, 5 (2003), texte consulté sur le site russe suivant : http:// www.centrasia-ru 14. Né en 1950, Abdulwali-Qari Mirzaev avait établi des contacts avec des prédicateurs arabes du Proche-Orient ayant séjourné en Ouzbékistan au cours des années 1990. Ce shaykh est connu pour avoir dispensé dans la clandestinité un enseignement religieux à de nombreux jeunes musulmans, enseignement très orienté vers la diffusion d’idées de l’islamisme radical. Il a disparu en octobre 1995 à l’aéroport de Tachkent, où il s’aprêtait vraisemblablement à se rendre en Arabie saoudite. 15. Le shaykh Rahmatullah-Qari Alama avait lui aussi participé à la diffusion d’idées de l’islamisme radical en dispensant un enseignement religieux clandestin en Ouzbékistan et au Tadjikistan. Décédé en 1981, il avait été notamment le maître de Abid-Qari Nazarov, connu pour être un wahhabi et récemment réfugié en Occident (Londres) grâce à l’action d’organisations de défense des droits de l’homme. 16. On considère qu’il fut le maître de Sayyid Abdullah Nuri, chef de l’opposition islamique unifiée pendant les années de guerre civile au Tadjikistan. Voir à ce sujet : M. OLIMOV, S. OLIMOVA (dir.), Musul’manskie lidery : social’naja rol’ i avtoritet [Les Leaders musulmans : rôle social et autorité], Materialy kruglogo stola, Dušanbe, 20-02-2003, Douchanbe, Šarq/Fond im. Fridriha Èberta, 2003. 17. Interview réalisée au Centre de coopération islamique international, Och, 27-08-2004. 18. « Sajid Abdullah Nuri » [Sayyid Abdullah Nuri], Accord (Revue internationale du centre de l’initiative pacifique nommé Conciliation Resources basé à Londres et publiée en russe), 10 (2001), p. 118. 19. Sur l’évolution de l’islam politique au Tadjikistan, se reporter aux notes 3 et 16. 20. La branche tadjike du PRI a conservé le nom tadjik de l’organisation clandestine née dans les années 1970 de Hizb-i Nahzat-i islami. 21. Pravda Vostoka, 21-10-2000. 22. Orozbek A. MOLDALIEV, « Strannaja vojna v doline jada » [Étrange guerre dans la vallée du poison], in Č. Iskakov (dir.), Sovremennye vyzovy bezopasnosto Kyrgyzstana i Central’noj Azii, Bichkek, Izoprint, 2000. p. 10. 23. V. PONOMARJOV, Ugroza “islamskogo èkstremizma” v Uzbekistane : mify i real’nost’ [La Menace de “l’extremisme islamique” en Ouzbékistan : mythes et réalités], Moscou, Pravozaščitnyj centr Memorial, 1999, p. 7. 24. A. STARKOVSKIJ, « Armija izgnannikov, ili Bor’ba specslužb za vlijanie v CentrAzii » [L’armée des exilés ou la guerre des services spéciaux pour l’influence en Centrasie], texte consulté sur le site : http://www.centrasia.ru 25. Res Publica, 15-10-1998 et 21-10-1998.

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26. Bahtijar BABADŽANOV, « Ferganskaja dolina : istočnik ili žertva islamskogo fondamentalizma ? » [La vallée de la Ferghana : source ou victime du fondamentalisme islamique ?], Central’naja Azija i Kavkaz, 4-5 (1999), p. 128. 27. V. PONOMARJOV, 1999, p. 29-30. 28. Orozbek A. MOLDALIEV, « Islamizm v Central’noj Azii» [L’islamisme en Asie centrale], in L. Majliev (dir.), Islamizm i meždunarodnyj terrorizm: ugroza islama ili ugroza islamu ? Bichkek, Biškek, 2004, p. 108-109. Se reporter également à mon ouvrage : Orozbek A. MOLDALIEV, Islamizm i meždunarodnyj terrorizm : ugroza islama ili ugroza islamu ? [L’Islamisme et le Terrorisme international : une menace de l’islam ou une menace pour l’islam ?], Bichkek, Friedrich Ebert Stiftung, 2004. 29. Les agents du SNB de la République du Kirghizistan participent très souvent à des tables rondes consacrées aux problèmes de la sécurité nationale, notamment ceux liés à l’islamisme radical et au terrorisme dans toute la région centre-asiatique. 30. Il convient de noter que tous les militants du MIO n’ont pas été tués pendant les opérations de bombardements américains de 2001 et 2002. Une partie d’entre eux ont pu fuir les combats et se sont réfugiés dans des régions difficiles d’accès à la frontière afghano-pakistanaise. 31. B. AHMEDŽANOV, « Islamskoe dviženie Central’noj Azii zajavilo o sebe » [Le Mouvement islamique d’Asie centrale a fait parler de lui], Vremja MN, 09-10-2002. 32. Ces actes terroristes ont été attribués officiellement au MIO, Mouvement islamique du Turkestan oriental, du PIT et du HTI, organisations liées au talibans et à Al-Qaida. Information communiquée par Tokon Mamytov, numéro deux du SNB de la République du Kirghizistan lors d’un discours prononcé au Parlement kirghiz le 1er juin 2004. 33. En conséquence de cette explosion, la police a arrêté 6 personnes qui détenaient des armes et des explosifs et en a déduit que ce groupe opérait avec d’autres groupes terroristes extérieurs formés dans les camps d’Afghanistan et du Pakistan. 34. Information communiquée en juin 2003 par Boris Poluektov, alors agent du SNB de la République du Kirghizistan. 35. http://www.kyrgyzinfo.kg 36. Intervention de Tokon Mamytov, adjoint en chef du Centre d’information du SNB de la République du Kirghizstan, lors de la conférence internationale consacrée aux « Défis à la sécurité en Asie centrale », tenue à l’Université internationale Ataturk-Alatoo, Bichkek, 19-02-2004. 37. S. ŽUMAGULOV, « Beseda s batkenskim modžahedom. Adaškandyn ayby žok, birok žazadan kačpaym » [Conversation avec un mujahid de Batken. La faute n’est pas à rechercher dans l’égarement mais je suis prêt à être puni], Agym, 09/072002. 38. A. KIM, « Ubit Džuma Namangani » [Juma Namangani a été tué], Moja Stolica, 20-11-2001. 39. Information communiquée lors d’une interview accordée à un groupe de chercheurs et de journalistes du pays travaillant sur des questions sécuritaires, Bichkek, 09-07-2002. Sh. Akbotoev, ressortissant kirghiz, est un ancien membre du MIO qui était responsable de la propagande et qui était chargé des relations avec la presse dans le groupe d’hommes de Juma Namangani. On l’appelait l’« amir du futur Mouvement islamique du Kirghizistan », qui devait voir le jour sur le territoire du Kirghizistan. Il a été condamné à 25 ans de réclusion et se trouve détenu dans un camp de travail forcé du pays. On estime qu’il y avait 12 ressortissants kirghiz dans les troupes du MIO de Juma Namangani. 40. Entretien personnel avec Sh. Akbotoev, Bichkek, 09-07-2002. 41. Les troupes américaines étaient essentiellement instalées sur le territoire de l’Ouzbékistan, dans le sud du pays, non loin de la frontière afghane, mais se sont retirées durant l’automne 2005 à la demande de Tachkent, décision consécutive aux événements d’Andijan de mai 2005.

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42. Sur cette question, consulter : Kamoliddin RABBIMOV, « Hizb ut-Tahrir – flagman antidemokratičeskoj kampanii islamizma » [Le Hizb al-Tahrir, l’étandard d’une campagne antidémocratique de l’islamisme], Central'naja Azija i Kavkaz, 3-33 (2004), p. 16-24. 43. Cet amir jordanien a été l’ancien compagnon de Shamil Basaev et est décédé en Tchétchènie, en mars 2002, après avoir reçu une lettre empoisonnée (NDE). 44. Nursultan NAZARBAEV, « Ja rasskažu, kak Bog ispytyval čeloveka » [Je vais raconter comment Dieu a mis l’homme à l’épreuve], Literaturnaja Gazeta, 04-02-2004. 45. T. BIN SAYYID AL-‘UMARÎ, « Al-ḥarb al-ğadîda : aširati wa-l-irḥab » [La nouvelle guerre : mon clan et la terreur], Al-Waṭan, 22-12-2001.

RÉSUMÉS

La construction des États-nations dans l’Asie centrale postsoviétique aura été marquée par une résistance intérieure incarnée par une opposition religieuse et ce, dans un nouveau contexte géopolitique régional consécutif à la réponse américaine aux attaques du 11 Septembre à New York. Cette opposition religieuse est le résultat à la fois d’un renouveau islamique et d’un « retour aux sources de l’islam » après plus de soixante-dix ans d’athéisme militant prévalant à l’époque de l’ancienne URSS. En dépit de la nouvelle situation religieuse de l’Asie centrale postsoviétique, les dirigeants de ces pays indépendants – presque tous issus des anciennes structures communistes – ont conservé le caractère laïc de l’État légué par le soviétisme, ce qui a d’emblée été contesté par divers courants de l’islamisme centre-asiatique. La contestation religieuse s’est radicalisée au point de déstabiliser les régimes centre-asiatiques, notamment l’Ouzbékistan et le Kirghizistan, par des actions terroristes préparées depuis le territoire de l’Afghanistan des talibans.

The building of the nation-states of post-Soviet Central Asia was marked by internal resistance embodied by a religious opposition, this in a new geopolitical regional context after the American response to the September 11 attacks in New York. This religious opposition is the result both of an Islamic revival and a "return to the roots of Islam" after more than seventy years of militant atheism prevalent during the Soviet era. Despite the religious situation of post-Soviet Central Asia, the leaders of these independent countries – almost all of whom formerly worked for the old Communist structures – have maintained the secular character of the State left behind by the Soviet system; this was immediately contested by various currents of Central Asian Islamism. Religious opposition has radicalized to the point of destabilizing Central Asian regimes, notably in Uzbekistan and Kyrgyzstan, through terrorist actions prepared from the territory of the Afghanistan of the Taliban.

AUTEURS

OROZBEK A. MOLDALIEV Orozbek A. Moldaliev est chercheur à l’Institut d’études stratégiques de Bichkek, capitale du Kirghizistan.

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La question de l’islamisme dans le contexte de la construction d’une société civile nationale

Kamoliddin Rabbimov Traduction : Cloé Drieu

NOTE DE L’ÉDITEUR

Texte traduit du russe par Cloé Drieu

1 Il ne fait aucun doute que le facteur religieux est devenu, dans la seconde moitié du XXe siècle, et en particulier dans son dernier quart, une des particularités fondamentales de la politique mondiale. Les groupes et organisations islamistes ont manifesté un grand intérêt pour l’Ouzbékistan après son accession à l’indépendance. Au fil des ans, dans ce pays, l’essor de l’islamisme n’a fait que se renforcer au point qu’il est devenu un indicateur certain contre lequel la politique du gouvernement mène et mènera une lutte quotidienne de première importance.

2 Le Hizb al-Tahrir al-islami (HTI) ou Parti de la libération islamique, le Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO), le Jihad islamique d’Asie centrale (JIAC) et d’autres groupes islamiques de moindre envergure1 mènent en Ouzbékistan une activité illégale et, depuis les premières années d’indépendance, sont devenus les « bêtes noires » qui donnent le ton tant dans la politique intérieure qu’extérieure du pays, dans l’ensemble de la région.

3 En ce qui concerne le terme même d’islamisme, il existe un certain consensus parmi les experts américains ou russes2 concernant sa signification : le mot islamisme est employé comme synonyme d’islam politique. En tant qu’idéologie moderne, l’islamisme s’est formé sur un fond de communisme, de socialisme, de capitalisme et de libéralisme. Pour l’islamisme, l’islam est une théorie et une pratique qui permet des constructions sociopolitiques. Les experts considèrent l’islamisme radical comme une des branches de

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ce phénomène. La capacité à faire la guerre, l’utilisation du lexique de la violence pour mobiliser ses partisans et la possibilité d’un recours à la force font la particularité de l’islamisme radical, qui soutient une interprétation littérale et intolérante de l’islam3. Le terme même, c’est-à-dire « islam + -isme », insiste relativement bien sûr son essence, son orientation politique et non religieuse.

4 Dans le présent article, on essaiera de définir le corpus idéologique de l’islamisme dans son rapport à la démocratie et au libéralisme, et l’on tentera d’analyser les causes de l’apparition et de l’affermissement de l’islamisme dans les sociétés musulmanes, mais également les formes et les méthodes d’influences ou de pouvoir de l’islamisme.

L’islamisme et sa relation à la démocratie

5 La relation singulière ou plus précisément critique de l’islamisme vis-à-vis de la démocratie et du libéralisme est une de ses caractéristiques principales. Le XXe siècle a été le témoin de nombreux mouvements ou régimes totalitaires et autoritaires, bien que tous n’aient pas eu le courage de s’attaquer ouvertement à la démocratie. On note, par exemple, dans l’ancienne Constitution de l’Union soviétique de 1977, que le terme « démocratie » est employé de nombreuses fois. Cependant son sens diffère de celui qui lui est donné en Occident. Encore maintenant, dans la dénomination officielle d'un gouvernement totalitaire classique, le terme « démocratie » est employé, comme pour « La République populaire démocratique de Corée ».

6 Cependant, l’islamisme, à la différence de nombreux mouvements antidémocratiques, réfute ouvertement la démocratie et le libéralisme. Bien sûr l’islamisme, en tant que mouvement hétérogène, n’a pas de position unique. Quelle que soit sa relation à la démocratie et au libéralisme, on peut différencier l’islamisme radical de l’islamisme modéré. Pour les spécialistes4, il est indispensable aujourd’hui de classifier les groupes et les personnalités islamistes selon leurs positions antidémocratiques.

7 Une telle attention portée à l'idéologie antidémocratique de l’islamisme n'est pas un hasard. Seule l’idéologie antidémocratique possède un riche éventail d’idées, de plus d’un demi-siècle, et peut avoir encore une longue histoire pour convaincre le musulman que la démocratie et le libéralisme sont dangereux pour la foi, pour la stabilité sociale et pour le gouvernement des pays musulmans.

8 Un des traits caractéristiques et le danger principal de l’idéologie antidémocratique de l’islamisme est qu’elle se réfère « au nom de la religion » ou « au nom de Dieu ». Cela signifie que, sans qu’il y ait de référence à la démocratie dans les sources originelles (Coran et Sunna), cette idéologie se fonde néanmoins sur tel ou tel verset du Coran ou tel ou tel hadith de la Tradition du Prophète. De fait, étant des opinions subjectives, des produits d'une réflexion individuelle, cette idéologie se légitimise par un système complexe de jurisprudence islamique.

9 En conséquence, des approches élaborées par certains islamistes, comme « la démocratie est le système des infidèles » ou encore « dans l’islam, il n’y a pas de liberté de parole et de penser »5, deviennent des fondamentaux naturels de la foi, au même titre que l’unicité de Dieu, l’existence de l’enfer et du paradis, l’avènement du jour du Jugement, etc. Car ces idées sont fortement nourries par des versets coraniques ou par la Tradition du Prophète Muhammad.

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10 Sans aucun doute, l’islam prévoit toujours une place pour le fiqh, les fatwa élaborées par les ‘ulama ou les savants. Ici, une place importante est occupée par la justification d’une position, par la référence à tel ou tel verset coranique, d’un hadith ou de la Sunna. Cette position doit même correspondre à la doctrine islamique de justice sur la base de sources originelles, et elle doit correspondre aux intérêts des musulmans dans un temps et un espace déterminés.

11 La nécessité de prendre en compte les intérêts des musulmans dans une région déterminée s’exprime lorsque, par exemple, la démocratie libérale ne peut correspondre entièrement au mode de vie traditionnel des pays du Proche-Orient. Cependant, il n’est pas tout à fait juste d’élaborer une doctrine antidémocratique au nom de l’islam, tout comme avoir une influence négative sur la démocratie des autres régions du monde musulman, y compris celle de l’Asie centrale. Dans les conditions d’un autoritarisme strictement laïque, la démocratie peut devenir le vrai sauveur des croyants et de tous les membres de la société musulmane.

12 Bien sûr, dans de nombreuses sociétés musulmanes, on est sceptique envers la critique de la démocratie, en s’éloignant ainsi de la position religieuse. Il s’agit en particulier des intellectuels, de la jeunesse, des représentants des mass médias, des activistes des ONG et des hommes d’affaires. Cependant, on peut tout de même observer une certaine prudence vis-à-vis de la démocratie et du libéralisme, lorsque l’on parle de ses valeurs. Une partie du « clergé » musulman, des politiciens conservateurs et des traditionalistes ne cachent pas le danger du libéralisme.

13 Il ne fait pas de doute qu’aujourd’hui, les islamistes n’ont pas de position consensuelle et unique vis-à-vis de la démocratie et de la libéralisation. Cependant, le différend ou même l’opposition entre les positions islamistes au sujet de la démocratie et du libéralisme expliquent leurs tactiques et leurs stratégies globales. On observe dans l’opinion de nombreux islamistes une intention en partie ou entièrement takfir6 et tahrim7 vis-à-vis de la démocratie et du libéralisme.

14 Laissant de côté la démocratie, j’aimerais diviser les courants islamistes entre une aile modérée d’une part, qui doute des valeurs de la société civile ou de celles de la démocratie, et d’autre part, un courant radical qui refuse catégoriquement la démocratie comme telle.

15 Par le terme d’« antidémocratisme » (anti- + démocratie), on sous-tend ici une des particularité de l’islamisme, un corpus d’idées, c’est-à-dire d’arguments, de conclusions, de doctrines tendant à prouver l’incapacité, la nuisance et les dangers des valeurs démocratiques libérales et laïques comme modèles de développement des sociétés musulmanes.

16 Aujourd’hui, l’idéologie antidémocratique islamiste ne manque pas d’idées. Malgré des contacts historiques entre deux civilisations – l’islam et le christianisme –, on trouve naturellement une évaluation critique de « l’autre ». Cela signifie que « l’antichristianisme » possède une histoire ancienne, tout comme « l’anti-islamisme ». Cependant, Hasan Al-Banna, le fondateur des Frères musulmans (FM), qui est aussi un des premiers théoriciens les plus manifestes de l’islamisme, parle d’une « menace démocratique8 ». La conception antidémocratique de cet auteur, en comparaison avec les conceptions des islamistes contemporains, était plurielle. Cependant, le niveau d’absolutisme ou celui de la base doctrinale n’était pas très élevé.

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17 La position antidémocratique d’Hasan Al-Banna, qui est devenue par la suite un des fondements dans l’apparition d’autres courants et organisations de l’islam politique9, était composée de quatre positions critiques contre les valeurs démocratiques. Selon l’opinion du fondateur des FM, la première critique relève du fait que l’islam n’accepte pas la formation de partis et le pluripartisme. Ici, il oppose la fonction sociale de l’islam à la démocratie, c’est-à-dire qu’il décrit l’islam comme une religion de l’unité et de l’union, alors que la démocratie, selon lui, favorise une différenciation au sein des sociétés musulmanes, ce qui représente une menace pour l’unité de l’Umma10. Pour affirmer son raisonnement, il avance la thèse suivante : « L’unité, c’est le fils de la foi ; la pluralité et la différence, les fils de l’infidélité11. »

18 Apparemment, la dichotomie coranique « Parti de Dieu / Parti de Satan » (Hizb Allah / Hizb al-Shaytan) est une pierre d’achoppement pour les chercheurs dans leur analyse du corpus d’idées de l’islamisme relatif à la démocratie. Ici, la traduction du mot « hizb » est d’une importance primordiale. Ce terme, dans le lexique politique de l’arabe moderne, s’emploie pour exprimer le terme « parti ». Il revient plusieurs fois dans le Coran et s’emploie pour signifier le « groupe », la « société ». Comme de nombreux islamistes se référant à quelques versets du Coran, Hasan Al-Banna critique la création de différents partis politiques, et par là même transforme profondément la position du Coran sur le plan politique, de façon d’ailleurs assez grossière. Comme la foi se révèle être le principal indicateur de la dichotomie « Parti de Dieu / Parti de Satan », ces mots doivent être traduits comme « Communauté de Dieu » et « Communauté du diable », c’est-à-dire « ceux qui croient en Dieu » et « ceux qui ne croient pas en Dieu ».

19 Ainsi, le fondateur de l’organisation des FM, en continuant à soutenir l’impossibilité de la démocratie pour le développement des communautés musulmanes, confirme que pour former un système parlementaire constitutionnel, il n’est pas nécessaire d’avoir des partis politiques. Selon lui, ceux-ci ne sont pas indispensables à la participation au politique en général, et le pluripartisme n’est pas une garantie de la liberté d’opinion et de parole12.

20 En un mot, le fondateur de la première organisation politico-religieuse du XXe siècle s’appuie sur la critique du pluralisme politique, voyant dans les partis politiques un danger pour la survie et le développement de l’identité islamique des sociétés musulmanes. Comme le montre la réalité des gouvernements modernes, y compris musulmans, l’opinion d’Hasan Al-Banna n’a pas trouvé de confirmation empirique.

21 L’essai d’Hasan Al-Banna était l’un des premiers à créer une barrière doctrinale et idéologique au nom de la religion et à ne pas accepter la possible adaptation des valeurs occidentales au monde musulman. Mais cet essai ne se démarquait pas par son absolutisme ou sa perfection. Plus tard, on observe dans le monde musulman une grande évolution du sens, complétant la position du fondateur des FM vis-à-vis de la démocratie.

22 Si la thèse d’Hasan d’Al-Banna, dans son ensemble, n’a pas avancé d’accusation quelconque et a même approuvé le parlementarisme en comparant cette valeur de la démocratie moderne au concept islamique de shura, alors Sayyid Qutb, un des pères de l’islam fondamentaliste à l’époque moderne, a, lui, entièrement critiqué le parlementarisme. En exposant sa position envers le modèle laïque démocratique de développement, ce dernier13 l’a qualifié d’entièrement « humain », c’est-à-dire de non divin, et de système anti-islamique.

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23 Selon Sayyid Qutb, la principale cause de l’affaiblissement de la position du monde musulman sur la scène mondiale est due à l’appropriation par l’homme d’un des attributs de Dieu, c’est-à-dire l’élaboration de la loi14. Ainsi, il décrit le parlementarisme comme une prétention de l’homme envers l’attribut divin, et il qualifie l’exécution des lois par les parlements de « chute dans l’“infidélité” ». En fin de compte, Sayyid Qutb interdit sans réserve les valeurs démocratiques comme le parlementarisme, considérant leur fonctionnement néfaste à la foi et à la religion musulmanes.

24 Parmi les islamistes, seul le HTI d’Asie centrale porte une attention vraiment importante à la démocratie et au libéralisme. Il semble nécessaire de s’arrêter sur ce cas. L’organisation exprime ses positions vis-à-vis de la démocratie et de la libéralisation non seulement dans ses livres traduits en ouzbek ou en russe et intitulés Khalifat (Le Califat), Hizb al-Tahrir (Le Parti de la libération), Kontseptsïa (Conception) 15, mais aussi dans un ouvrage spécialement consacré à la démocratie et ayant pour titre : La Démocratie est un système des infidèles16.

25 Dans l’ensemble, parmi tous les mouvements et courants islamistes ayant une position antidémocratique, le HTI possède, sans doute, la position la plus radicale. Car ce parti transnational centre-asiatique non seulement critique et déclare « infidèle » l’ensemble des valeurs démocratiques, mais porte aussi un verdict fatal au nom de la religion.

26 Le HTI dans ses publications, par une démarche plurielle, s’arrête sur les conditions historiques de la démocratie en Occident, décrit les causes de la liberté et analyse les significations philosophiques qui découlent de leur point de vue. Le principal objectif que se fixe cette organisation est d’arriver à un antagonisme maximal entre l’islam et la démocratie dans la conscience du musulman. Et il semble qu’elle ait réussi à créer une idéologie antidémocratique, et par là même à former une idéologie antioccidentale durable construite sur le système de la foi en islam.

27 Il est nécessaire de souligner qu’une des démarches principales et inchangées de l’islamisme à la lumière de la démocratie et des valeurs libérales est la création d’un lien systématique entre démocratie et Occident. De plus, cette idée est tellement forte que la relation négative envers l’Occident existant dans des cercles déterminés du monde musulman se voit obligatoirement extrapolée à la démocratie.

28 Dans la critique forcée du libéralisme et de la démocratie, le raisonnement suivant repose sur la base de la stratégie des pères fondateurs de l’idéologie islamiste : « Pour résister entièrement à l’Occident, il faut d’abord résister à son idéologie, c’est-à-dire au libéralisme17 ». Et ce raisonnement était fondé sur les bases de la religion, nourri par des valeurs et des symboles religieux.

29 Le HTI a réellement réussi, en utilisant l’absolutisme religieux propre à toutes les religions y compris l’islam, à concentrer l’attention sur les principes de séparation de la religion et de l’État dans les conditions de démocratie. La laïcité, selon l’opinion de cette organisation, est un principe absolument inacceptable pour le musulman. Ce principe devient de fait un des arguments convaincants contre la démocratisation du monde musulman18.

30 En s’arrêtant sur les droits et les libertés démocratiques, l’organisation a publié les quatre positions ci-dessous concernant la liberté de confession, la liberté de penser, la liberté de propriété et la liberté individuelle19 :

31 – le musulman n’est pas libre dans le choix de sa profession de foi (‘aqida) ; – de là, le musulman n’est pas libre de sa réflexion ; ainsi il doit accepter les seules idées

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et pensées islamiques ; – c’est pourquoi celui qui accepte les principes démocratiques est celui qui accepte les principes de l’« infidélité » ; – celui qui reconnaît la démocratie reconnaît l’« infidélité » ; sous aucune condition, le musulman ne doit accepter ce système.

32 Les pères fondateurs du HTI font preuve, on peut le dire, de naïveté dans leur compréhension de la démocratie. Bien sûr, la position de l’organisation envers la démocratie s’est formulée dans les années 50-60 du siècle dernier, lorsque l’humeur antioccidentale au Proche-Orient était à son apogée. D’un autre côté, l’idéologie du HTI a essayé de cerner en profondeur le phénomène démocratique et libéral, et a tenté, comme il pouvait, de le critiquer fortement.

33 Une attention particulière est accordée aux valeurs fondamentales de la démocratie moderne, comme la représentation du peuple et les élections. Le HTI accuse la démocratie d’une idéalisation outre mesure et d’utopisme. Le parti considère que le pouvoir par le peuple n’est pas possible, car il est impossible d’organiser un sondage permanent de l’opinion du peuple. Ces idées, prononcées au cours des années 1960, pouvaient sembler vraisemblables dans les sociétés du Proche-Orient car elles présentaient la trahison de l’Occident à leur égard. Cependant, dans les sociétés occidentales, les valeurs démocratiques se développaient progressivement, beaucoup était fait pour la création d’un contrôle du pouvoir et du gouvernement par le peuple. À mon avis, la phrase la plus adéquate ici a été prononcée par l’ancien Premier ministre de la Grande-Bretagne, Wilson Churchill : « La démocratie, c’est la pire des formes de gouvernement, si l’on ne prend pas en compte les autres20. »

34 Essayant de s’opposer à l’Occident, réfutant la liberté et la démocratie comme géoidéologie, les islamistes, consciemment ou non, ont créé des prédispositions à un système encore plus dangereux : l’autoritarisme et la dictature – qu’ils soient religieux ou laïcs. Cependant, en résultat des campagnes antidémocratiques doctrinales et idéologiques, les membres des sociétés musulmanes et, en premier lieu, ces mêmes musulmans, devenaient prisonniers d’une situation difficile. D’un côté, les pouvoirs autoritaires n’étaient pas intéressés par la libéralisation de la société et créaient des obstacles dans cette direction et, d’un autre côté, les islamistes considéraient la démocratie comme « infidèle ».

35 En réalité, la démocratie libérale pouvait devenir le sauveur véritable de ces mêmes musulmans, un moyen fidèle et effectif de défense des intérêts à l’intérieur du pays, comme, à l'étranger, un pont d’intercompréhension et d’autoconviction favorisant l’affermissement de la culture du dialogue. La peur pathologique des islamistes, qui considèrent que la démocratie et la libéralisation des sociétés musulmanes sont impossibles et qu’elles se développeront forcément de façon immorale, porte un caractère destructeur. L’effet collatéral de la position antidémocratique de l’islamisme était fatal. Les islamistes ont donc sacrifié un prix plus important encore, au non de la conservation de la morale dans la famille et la société : la morale en politique.

36 Logiquement, la position des islamistes raisonne étrangement : « Nous n’acceptons pas la démocratisation dans notre maison [dans les pays musulmans] car vous soutenez là- bas nos ennemis. » Or, dans cette approche il y a un dilemme : soit il faut conserver un statu quo au nom de la résistance, en affermissant le mode de vie traditionnel, soit il faut parier sur le développement, la mobilisation des ressources humaines, la création, l’innovation. Cependant, les islamistes considèrent comme prioritaire leur opposition à

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l’Occident, au modernisme, au libéralisme, sa vengeance de l’Occident pour sa politique au Proche-Orient et pour d’autres affronts historiques.

37 Apparaît une question sérieuse : qu’est-ce qui se cache derrière la critique forcée et sans compromis de la démocratie par l’islamisme du point de vue socioculturel ? Le principe de laïcité du gouvernement, qui assure à la société une liberté totale de pensée et de choix de sa religion, ne leur convient-il pas ?

38 Dans les sociétés libérales occidentales seulement se pratiquent librement toutes les religions, y compris l’islam. Par exemple, selon certaines données, près de 80 mosquées fonctionnent uniquement dans la ville américaine de Chicago21.

39 Si dans une société des mosquées fonctionnent et des penseurs musulmans parlent librement, alors pourquoi les islamistes ne leur font-ils pas confiance ? Pourquoi ne croient-ils pas en leur potentiel à les convaincre et à conserver et renforcer le vecteur islamique de pensée et de comportement du musulman ?

40 En réalité, les islamistes raisonnent par catégories totalitaires : ils considèrent qu’il faut se rallier à la société grâce à des idéaux religieux, même par la force ou par la prise de sanctions négatives. Ils ne peuvent pas supporter la liberté et le pluralisme, en présence desquels indubitablement naît la différence de points de vue, le péché. Toutes les religions évaluent hautement la justice, y compris l’islam. Cependant les islamistes, au nom de l’accession à la justice, considèrent qu’il faut instaurer un régime totalitaire, fondé sur la religion. Ils refusent catégoriquement de prendre de nouvelles méthodes de mise en avant des idées, ne prévoyant pas de balance entre la justice et la liberté, espérant tout contrôler tout de suite.

41 Il faut souligner que de plus en plus d’islamistes considèrent indispensable l’élaboration de leur position envers la démocratie et le libéralisme, ce qui devient une des caractéristiques spécifiques de l’islamisme. Très souvent, du point de vue des islamistes, de nombreux problèmes sociaux significatifs ou économiques passent à la trappe, bien que les questions de démocratie et de libéralisme soient toujours le centre d’attention.

42 Il faut porter une attention particulière à la position du Mouvement islamique du Kurdistan irakien pour l’originalité de ses positions. Un des activistes de ce mouvement, Ali Babur, dans son livre intitulé La Résolution du problème du Kurdistan : entre foi et Parlement, confirme que la démocratie est l’une des formes qui contournent la foi envers le créateur22. L’auteur de ce livre confirme que l’homme ne peut perfectionner sa vie avec l’aide de la science et de l’éducation, et comme la démocratie est un produit de la réflexion humaine, elle est riche d’erreurs. Contrairement à d’autres penseurs de même provenance, les islamistes kurdes élèvent l’idéologie antidémocratique à un autre niveau et élaborent une réflexion plus complexe et plurielle.

43 Au début, cet auteur n’envisageait pas que les musulmans puissent participer au processus démocratique, y compris dans l’activité du Parlement :

44 – la démocratie signifie un détournement de la foi envers le Créateur ; – la démocratie remplace la religion ; les lois qui sont votées démocratiquement par un Parlement élu ont un caractère obligatoire dans leur application et cela signifie que ces lois remplacent la loi religieuse (shari‘a) ; – l’obligation de respecter les lois du Parlement élève son statut jusqu’au niveau d’idole et, en fin de compte ses lois remplacent le Créateur.

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45 Comme de coutume, l’auteur, pour confirmer ses idées concernant l’interdiction de la démocratie, se réfère objectivement à de nombreux textes, sources premières de l’islam. Cependant, l’indispensable participation aux élections parlementaires a obligé les chefs des organisation islamistes à revoir leur position, en conséquence de quoi est apparue une position unique à plusieurs niveaux. Maintenant, cette nouvelle position vis-à-vis du parlementarisme et de la démocratie a été annoncée comme suit :

46 – la participation du musulman dans la législation parlementaire, contournement de la foi, est considérée comme haram (interdit) ; – cependant même si la participation à l’activité parlementaire est considérée comme haram, selon les règles de la jurisprudence islamique (fiqh), la participation politique est nécessaire (et la nécessité annule l’interdiction).

47 Kaka Mahmud, un des idéologues du Mouvement islamique kurde – que nous assimilons à une organisation politico-religieuse –, apporte l’exemple suivant pour fonder sa réflexion : boire de l’alcool est interdit, mais lorsque l’eau fait défaut, il est permis de consommer de l’alcool. De même, la participation à l’activité parlementaire est très utile pour l’idée de l’« Appel au bien et de la prévention du mal » (al-amru bilma‘uf wa al- nahi ‘ani l-munkar)23 et, de la même façon, la meilleure manière d’islamiser le pouvoir24.

48 Une autre réflexion de Kaka Mahmud dans cette direction se résume de la façon suivante : la démocratie, comme programme de développement et comme loi est un contournement de l’islam. Son mouvement islamique considère que la présence de la valeur religieuse shura (consultation, conseil) égale la démocratie. Il confirme également que la pratique de cette shura, c’est le droit du pouvoir et non de la masse.

49 En définitive, les positions des islamistes vis-à-vis de la démocratie se ressemblent par de nombreux points. Beaucoup d’entre eux considèrent la démocratie comme « infidèle » et critiquent très fortement le parlementarisme. Mais ils n’excluent pas toujours la possibilité de participer à une activité parlementaire ou à d’autres activités liées à la démocratie moderne. Il réside dans cette ambiguïté un grand danger pour le destin de la démocratie dans les pays musulmans : les islamistes qualifiant le parlementarisme d’« infidélité » ou d’« hérésie » créent, dans les sociétés musulmanes, une barrière sérieuse à la participation à la démocratie. Et, découlant du principe selon lequel « la nécessité annule l’interdiction », les islamistes continuent d’avancer de façon significative dans leur politique d’islamisation des instances étatiques.

50 La nécessité d’un choix plus large de positions islamistes vis-à-vis de la démocratie et de leurs analyses est liée aux tendances de développement intensif des interdépendances entre les hommes au niveau mondial. La globalisation influence les modes de vie des sociétés musulmanes, différenciant progressivement les modes de vie traditionnels en islamistes ou réformistes. C’est pourquoi, en période de globalisation, il n’existe pas de problème qui soit « autre ». Cela concerne des problèmes spécifiques au monde musulman et leurs interactions avec d’autres cultures et civilisations. Dans ce contexte, l’étude des tendances propres à l’islamisme quelles qu’elles soient est essentielle et utile25.

51 Il faut faire une analyse du système lors de étude des niveaux de danger de l’idéologie islamiste, et en particulier de celle du HTI pour l’Asie centrale. Il existe une foule de facteurs qui, dans l’activité du HTI, sont une menace pour tous les pays de la région. Premièrement, le facteur fondamental concerne l’autoidentification et la place de l’opinion publique. Par exemple, en Ouzbékistan, la grande majorité de la population se

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considère musulmane. L’islam traditionnel est une partie imprescriptible de la conscience sociale et de la vie quotidienne des gens. L’islam, à la différence du christianisme, n’a pas subi de différenciation doctrinale. Et la réflexion politico- religieuse du HTI qui s’est formée dans un contexte de conflits au Proche-Orient peut se transformer, sans opposition doctrinale sérieuse, en une conscience de masse pour les habitants de cette région donnée. Les conceptions fondamentales comme kafir (infidélité, sacrilège), haram (illicite) et halal (licite) agissent véritablement sur la conscience des gens, sur le raisonnement et le comportement de l’individu. De même, le niveau de sensibilité idéologique du HTI est élevé, et son idéologie s’est construite sur les bases de la confession musulmane et sur la tactique de « guider au nom de Dieu ».

52 Le HTI, dans son programme radical antidémocratique, peut facilement, le revendiquer comme une idéologie de la justice sociale, née dans un contexte de conflit au Proche- Orient, d’intégrisme à tendance impérialiste, d’idéalisme quasi utopique. Tout cela, sans doute, est structuré en maître et lié au système de la foi musulmane. Ainsi, les croyants reçoivent des réponses simples et convaincantes – à leur avis – à des questions socioéconomiques et spirituelles. Le croyant reçoit toujours une réponse claire pour définir un coupable ou savoir ce qu’il faut faire. Et même si le croyant n’est pas d’accord avec les méthodes de résolution d'un problème donné, il n'est pas en mesure d’objecter car il craint Dieu. En cas de désaccord ou d’infidélité, on promet les tortures de l’enfer dans l’au-delà au nom de la religion.

La montée de l’islamisme dans les sociétés musulmanes : une règle

53 Naturellement, on ne peut pas parler de façon satisfaisante du phénomène islamiste dans son ensemble et de ses manifestations dans une région donnée sans analyser le système islamique, sans étudier son déterminisme social, ses règles d’apparition, de développement, de fonctionnement et de disparition, ou même la façon dont il influence les autres éléments du système social.

54 Très souvent, les experts et les politiciens ont une démarche qui, dans l’analyse et l’évaluation de l’islamisme, concentre toute l’attention sur la menace que représente son existence, alors que se fait le silence sur les causes de son apparition, de sa formation, de son développement et de son affermissement. Ou alors, elle se porte sur des facteurs extérieurs en oubliant les règles sociales. Logiquement, les incompatibilités, les ruptures ou la prudence relatives aux causes sur lesquelles est fondée la politique gouvernementale, sont devenues des habitudes pour évaluer et analyser la question de l’islamisme26. Cela est particulièrement propre aux intellectuels progouvernementaux, aux experts qui craignent instinctivement la menace de l’islamisme et approuvent tous les moyens de lutte contre lui. Cependant, comme le montre l'expérience de nombreuses sociétés musulmanes, dans la lutte contre l’islamisme radical, toutes les méthodes ne sont pas effectives et même, dans certaines conditions, les méthodes de sanctions négatives favorisent l’affermissement des positions des islamistes, appellent la compassion de la part de nombreux croyants.

55 Pour décrire les règles sociales d’apparition de l’islamisme dans les sociétés musulmanes, le plus simple est de le regarder à travers le prisme « des amortisseurs sociaux27 ». Ces « amortisseurs sociaux » sont des instituts socioculturels capables de

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capter les contradictions socioculturelles et de prendre des mesures pour les dépasser. Les « amortisseurs sociaux » fixent la croissance d’un mécontentement latent ou manifeste, la croissance d’une situation inconfortable, et actualisent les programmes de mesures correspondantes.

56 Dans la civilisation libérale, les « amortisseurs sociaux » sont la liberté de la presse, le Parlement et les partis politiques, y compris ceux de l’opposition, les manifestations, les élections, etc. Le manque d’« amortisseurs sociaux » correspondant amène à ce que l’on pourrait appeler une maladie… Mais quels sont les instituts qui, aujourd’hui, remplissent le rôle d’« amortisseurs sociaux » dans le monde musulman, sur quelles valeurs ses instituts se basent-ils, comment ces amortisseurs fonctionnent-ils effectivement ? Il est particulièrement actuel de trouver des réponses à ces questions en ce qui concerne les réalités de l’Asie centrale.

57 Dans la région centre-asiatique, tous les gouvernements indépendants sont laïcs et ont une orientation démocratique. Cependant, en réalité, lorsque l’on parle de la propension à la démocratie ou au respect des droits de l’homme, le fonctionnement des « amortisseurs » sociolibéraux, comme la liberté de parole, la légitimité des élections, la séparation et l’autonomie de toutes les branches du pouvoir, on observe des différences entre ces pays, alors qu’au moment de la chute de l’Union soviétique, leur situation était assez similaire. Tous les pays de la région sont considérés comme autoritaires par les organisations et les experts internationaux28.

58 Quelles tendances observe-t-on dans les sociétés traditionnelles lorsque les « amortisseurs sociaux » et libéraux sont faibles, voire entièrement absents ? Quels sont les instituts qui prétendent au rôle d’« amortisseurs sociaux » et au règlement des problèmes de la société, à la diminution du malheur des masses ?

59 En Ouzbékistan, comme le montrent les observations, des différends entre la société et le gouvernement sont apparus concernant la définition des « amortisseurs sociaux », le dynamisme de leurs activités et de leurs valeurs. Dans ce pays centre-asiatique, dès les premières années de l’indépendance, le gouvernement avait mis en avant les cinq principes d’une période de transition. Sans aucun doute, le principe le plus important était que le gouvernement se révélait être le premier réformateur, ce qui, en essence, contredit la Constitution et d’autres lois. Ce principe de « gouvernement comme seul réformateur » montre très précisément et clairement que la bureaucratie, les institutions étatiques et les fonctionnaires sont considérés par le gouvernement comme des « amortisseurs sociaux ». Cela influence la formation et l’activité des « amortisseurs sociaux » et libéraux, comme la liberté de parole, le Parlement et les partis politiques, y compris ceux de l’opposition, les rassemblements, les élections. La culture politique de la société englobant celle de nombreux instituts politiques comme, par exemple, les mass médias et les partis politiques, s’est formée sur ce principe de « gouvernement comme seul réformateur ».

60 La bureaucratie reste et restera un des seuls « amortisseurs sociaux ». Il est devenu naturel d'attribuer la fonction d'amortisseurs sociaux à la bureaucratie plutôt qu'aux médias, au Parlement ou aux partis politiques d'opposition. La tradition de conférer toute la responsabilité à la bureaucratie a une longue histoire. L’expérience tragique du passé totalitaire de l’Union soviétique a en particulier créé une habitude instinctive de se reposer sur la bureaucratie pour régler les problèmes sociaux. Cela était plus confortable pour le pouvoir.

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61 Cependant, comme toujours, sans contrôle social sur la bureaucratie, on observe une masse d’effets collatéraux dans l’activité bureaucratique. La difficulté du fonctionnement de la bureaucratie réside en ce qu’elle doit, d’une part, être stable pour un travail normal, mais d’autre part, elle doit servir de guide dans les inflexions qui la désorganisent. Les fonctions de la bureaucratie sont, en son sein, contradictoires. Elle est d’un côté, autoritaire, mais d’un autre côté, elle se présente comme un facteur de stimulation pour l'activité économique et sociale. Ainsi, ces ordres exigent paradoxalement un développement, c’est-à-dire une liberté, mais cette liberté spontanée doit suivre les directives d'en haut. Dans ces mêmes conditions, lorsque le contrôle social sur la bureaucratie fait défaut, elle tente de s’élargir, monopolisant tout. La corruption est ainsi inévitable.

62 Pour l’Ouzbékistan, on peut parler de véritables réalisations dans le domaine de l’affermissement de la base législative des instituts fondamentaux de la démocratie libérale. Cependant, la question du fonctionnement satisfaisant de ces instituts reste encore actuelle. Il existe également toute une série de valeurs fondamentales démocratiques dans la culture politique, formée par la volonté du gouvernement, qui ne trouve pas encore sa place dans la société ouzbèque. On entend par là les « amortisseurs sociaux » propres au libéralisme, comme les rassemblements et l’opposition.

63 La question de l’opposition, pour le Tachkent officiel, était et restera l’un des problèmes les plus pointus de la politique intérieure et extérieure. On peut même dire que le terme d’« opposition », notamment dans les mass médias, est devenu difficile. Actifs dans les premières années de l’indépendance, les partis et mouvements d’opposition ont toujours et de façon systématique créé une pression sur le gouvernement29. Les dirigeants du pays ont insisté sur le fait que cette pression était destructive et non constructive, c’est pourquoi ils n’ont jamais engagé de pourparlers ou de politique de dialogue au nom des intérêts du peuple et de la démocratie. L’opposition, comme l’expression naturelle du pluralisme, était sous pression, et c’est peut-être ce facteur même qui est devenu essentiel au développement stable du système politique ouzbek. De la part du régime, aucune mesure ne semblait avoir été prise pour instaurer un dialogue avec l’opposition, mais à l’inverse, l’expression de l’absolutisme en politique était de mise.

64 Ce n’est pas un hasard si la démocratie libérale occidentale reconnaît l’importance de l’« opposition », ce que les pays d’Asie centrale ont du mal à faire. Aucun autre vecteur que l’opposition ne peut remplir la fonction de « pression constructive ». Parmi les politiciens et une partie des experts de l’Ouzbékistan, on observe la formation de la position suivante : l’évolution vers un processus stable et par étapes de libéralisation de tous les domaines de la société. Cependant, il y a des contre arguments. À la fin des années 1980 et au début des années 1990, avant la chute de l’URSS et dans les premières années de l’indépendance, la société était beaucoup plus libre qu’elle ne l’est maintenant. Pendant ce qu’on appelait alors la « période Gorbatchev », il existait des partis d’opposition « enregistrés », des mass médias libres (en particulier des journaux), des figures politiciennes charismatiques indépendantes, des personnalités originales, des rassemblements, etc. La politique du gouvernement pour neutraliser de nombreuses organisations et personnalités constituent des preuves. Mais l’interdiction des premiers mouvements démocratiques n’a pas débouché sur un fonctionnement

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plus constructif de la démocratie. Au contraire, elle a favorisé un ralentissement du processus de libéralisation et a augmenté le mécontentement latent de la société.

65 Dans un régime autoritaire, il existe, dans la conscience des gens, un maître de la situation. Il ne mobilise pas toujours toute son énergie, ce qui engendre un manque de concurrence et de pluralisme. L’absence d’élection honnête, de mass média libre et indépendant favorise la conservation du potentiel intérieur des hommes, et ne donne pas la possibilité de faire naître des gens de talent, qui sont toujours des éléments rares. L’autoritarisme centralise progressivement le pouvoir, et tout le pouvoir se personnifie. Bien que, sous certaines conditions, on observe, dans les pays autoritaires, une croissance économique… Cependant, après un temps, les indicateurs économiques chutent.

66 Dans les conditions d’autoritarisme des sociétés traditionnelles, comme celles de l’Asie centrale, l’autoritarisme peut s’imprimer comme étant « démocratie » pour une certaine partie de la conscience sociale car le gouvernement confirme que la démocratie se renforce dans le pays. Ainsi, pour la population qui n’a pas un haut niveau d’instruction, la question suivante se pose : « Pourquoi avons-nous besoin de la démocratie ? Si c'est ça la démocratie, n’était-ce donc pas mieux du temps de l’Union soviétique (totalitaire) ? » C’est un danger qui n’est cependant pas répandu parmi la majorité des couches sociales… Malgré tout, la déception et le changement de sens du terme démocratie – sans résultats probants – dans des conditions socioéconomiques difficiles, peut devenir un facteur effectif du développement social.

67 Dans les sociétés autoritaires, lorsque l’expérience manque pour résoudre les problèmes sociopolitiques par des méthodes libérales, la religion fait alors son apparition, soutenue par la population. L’islam, fondant des standards systématisés de justice, d’idéaux sociaux et d'entraide sur les bases du Coran et de la Sunna, propose à la société des moyens crédibles et compréhensibles de résolution de nombreux problèmes. Dans ces conditions, pour les membres de la société certains hadith du Prophète Muhammad deviennent particulièrement parlants comme, par exemple, les deux suivants : « Chaque dirigeant est responsable de la nourriture de ses sujets » ; « Le plus grand jihad est de dire la vérité au dirigeant tyrannique ». Ils donnent ainsi une représentation et une énergie pour la lutte au nom de ses droits.

68 M. Khatami a décrit, avec beaucoup d’éloquence, les causes et les conséquences du malheur des sociétés musulmanes au Moyen Âge. Ce dernier, considéré comme l’un des principaux réformateurs du monde musulman, était l’ancien président de l’Iran : « Et comme la tyrannie faisait obstacle à toute expression de l’opinion publique, il n’y avait plus d’issue pour la société si ce n’est l’ouragan qui pouvait, sinon détruire le palais, au moins l’ébranler. »

69 Dans une telle situation, une partie de la population mécontente et déçue a trouvé dans un mode de vie d’isolement et d’ascétisme une solution pour nier le monde d’ici-bas. « … de nombreuses personnes refusaient les plaisirs terrestres et manifestaient leur protestation contre la vie pécheresse des dirigeants et de leurs proches en allant à la mosquée et dans les vieux cimetières, où ils méditaient et vagabondaient les nuits. De temps à autre, ils manifestaient leur protestation par des mots comme ilhad (athéisme) et zandaqa (hérésie), ce qui est une particularité de cette période30.

70 Cependant, dans les conditions actuelles, le musulman travaille progressivement à des possibilités de manifester son mécontentement, et quelques-unes de ces possibilités sont l’extrémisme, le radicalisme et le terrorisme. D’un côté, les gens et les groupes

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religieux représentent les « amortisseurs sociaux » de la société, s’opposant à telle ou telle injustice sociale, et d’un autre côté leur vision est empreinte d’absolutisme religieux, ce qui prive ses opposants et ennemis de légitimité par des symboles religieux. Un regard attentif sur le monde musulman confirme la théorie énoncée. Lorsque manquent des amortisseurs sociaux forts, fondés sur des valeurs libérales et démocratiques, se forment alors, dans le monde musulman, des amortisseurs sociaux et religieux. C’est ce qui marque le début de l’islamisme, y compris ses courants radicaux.

71 Il faut dire que la libéralisation de la vie sociopolitique des sociétés musulmanes ne diminue en rien le rôle de l’islam et ne peut plus favoriser une diminution de la signification de l'islamisme. Mais la libéralisation, sans doute, influe sur le caractère de l’islam et de l’islamisme des sociétés musulmanes. Ces sociétés sont sources de nombreux maux relatifs à la construction sociopolitique, comme l’autoritarisme, l’étatisme, la force, l’extrémisme et le terrorisme tant religieux qu’étatique. Les règles du jeu libérales ont permis de miser sur la force et la manipulation, et non sur la conviction et la liberté, qui auraient pu changer le caractère de l'islamisme et du traditionalisme, l’enrichissant progressivement et le renforçant par des idées et des opinions. Le plein fonctionnement des « amortisseurs sociaux » du libéralisme apporterait une stabilisation de la société, un développement stable de l’islam et du bien-être du musulman.

La forme de pouvoir dans l’islamisme

72 Beaucoup seront certainement intéressés de savoir que les membres de l’organisation clandestine du HTI ne sont pas autorisés à faire le pèlerinage dans les lieux saints comme La Mecque et Médine par une fatwa de l’organisation islamique d’autorité, c’est- à-dire l’Organisation de la conférence islamique31. Du point de vue de l’islam, cela signifie que les membres du HTI sont reconnus comme perdus et infidèles. Une telle sanction, vis-à-vis de certaines organisations et groupes musulmans, comme l’Ahmadiyya, ne se prend que très rarement. En réalité, l’application d’une telle sanction est très difficile car les membres de l’organisation illégale ne disent pas qu’ils en font partie. Cependant, cela a une signification religieuse et doctrinale plus profonde, et donne un signal aux membres et autres musulmans que le HTI « n’est pas tout à fait normal ».

73 On peut se demander si une telle sanction dirigée contre l’organisation du HTI possède un caractère politique ? Peut-être, mais pas seulement. Les ‘ulama qui prennent des décisions sur une question quelconque ont une très grande responsabilité devant Dieu et la société musulmane. Ils doivent statuer en fonction du Coran et de la Sunna et fonder leurs décisions par des motifs exclusivement religieux. Il semble que la prise d’une telle sanction a des fondements profonds et, en premier lieu, religieux. La cause d’une telle sanction réside dans le fait que le HTI assouvit son pouvoir par la manipulation, en exploitant les catégories islamiques.

74 Il existe deux formes de manipulation. Premièrement, lorsque le sujet contrôle de façon cachée l'objet dans le processus de communication, lui faisant des propositions « masquées » en sélectionnant les informations disponibles. Par exemple : cacher une information importante, inaccessible à l’objet par d’autres sources. L’autre forme de manipulation est liée à la capacité du sujet à changer l'environnement de l’objet : ainsi il appelle la réaction attendue de l’objet en agissant directement sur lui.

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75 L’islam comme religion aspire à l’universalité dans toutes les sphères de l’activité humaine et possède un système complexe et balancé de retenues et d’obligations. D’un côté, la religion dirige les gens vers une action déterminée comme, par exemple, aider moralement et matériellement les hommes, nourrir les affamés, financer les études des étudiants, donner la zakat (aumône légale) aux nécessiteux… Ces actions se différencient entre les notions de fard (« solitaire »), wajib (obligatoire), Sunna (Tradition), mustahabb (recommandable), mubah (permis)32.

76 L’islam interdit également beaucoup d'actions, de comportements, d’états. Ces actions interdites sont qualifiées de makruh (répréhensibles), mustakrah (détestables) et haram (interdites). Comme dans les Dix commandements du christianisme, l’islam énumère, de façon plus complexe et systématisée, une liste d’actions qui entraînent la diminution ou la perte de légitimité du musulman. Ne te tue pas, et ne tue pas ton prochain, ne vole pas, ne ment pas, et d'autres sont des positions qui se retrouvent dans toutes les religions et les enseignements philosophiques. Cependant l’islam possède un système très puissant de retenues dues à l’attention portée à la punition dans ce monde et au jour du Jugement, mentionnée dans les sources religieuses premières, lorsque le croyant n’obéit pas aux positions de Dieu ou de son Prophète.

77 Les islamistes ont su revoir et réinterpréter ces positions. Par exemple, la position de l’organisation du HTI vis-à-vis de la démocratie se différencie par sa collatéralité et son idée préconçue. De nombreuses positions de l’islam ne s’y retrouvent pas. Dans l’ensemble, l’opposition entre islam et démocratie contredit l’aspiration de l’islam à l’universalité. Par exemple, la fatwa d’Usama Ben Laden 33 vis-à-vis des juifs et des chrétiens selon laquelle il serait obligatoire (fard) pour tout musulman de tuer les juifs et les chrétiens où qu'ils soient. En fait, cette fatwa est en complète contradiction avec la position du Coran, qui considère aussi bien les juifs que les chrétiens comme les gens du Livre (Ahl al-Kitab), et ordonne d’avoir avec eux des relations respectueuses. Bien sûr, l’islam prévoit quelques cas où la confrontation ou la guerre n’est pas exclue. Cependant, « tuer partout et tout le temps » s’oppose aux principes de l’islam. C’est une manipulation au nom de la religion.

78 Encore un exemple parlant de manipulation du musulman par certains islamistes radicaux : la question du martyr. Dans le dernier demi-siècle, les islamistes ont pu créer une base doctrinale justifiant le suicide au nom du jihad. En résultat, une telle politique doctrinale s’élargit géographiquement dans les sociétés musulmanes, le suicide étant utilisé comme méthode de lutte. En plus, ces actes terroristes ne s’attaquent pas seulement aux croyants non musulmans, mais touchent également ces mêmes musulmans. On peut mentionner l’exemple de l’Irak après le renversement de la dictature, ou la Tchétchénie. Cependant, selon les canons de l’islam, la position est claire : en aucun cas l’homme ne doit se tuer. Mais comme le montre la réalité, au nom de l’opposition, les islamistes ont réussi à justifier cela comme une méthode de lutte.

79 La technologie de la manipulation par les islamistes est suffisamment bien étudiée par les experts. Les composantes de la manipulation sont les suivantes : présence d’une situation matérielle difficile, isolation de l’homme du monde extérieur, monopole d’une information utile et absence d’information alternative. En résultat, par une répétition intensive de certains points de vue ou positions, l’opinion puis la conscience de l’individu changent progressivement. Si l’on prend en compte que cette tactique est fortement nourrie de symboles religieux et formulée au nom de la religion, les individus, les membres des groupes et des sociétés islamistes élaborent une position

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d’« absolutisme », leurs points de vue étant présentés comme la dernière instance de la justice alors que les autres points de vue sont « infidélité » ou « égarement ». Cela forme une bonne base pour l'extrémisme ou le terrorisme. C’est en particulier à cause de cette démarche de l’islamisme radical qui sélectionne les versets du Coran et les hadith que l’intelligentsia et les rapports vis-à-vis de l’islamisme restent négatifs. Mais, l’islamisme veut aussi jouer un rôle dans les espaces socioculturels, géopolitiques et géoidéologiques du monde moderne. Il considère indispensable de mobiliser toutes les ressources et toutes les méthodes pour conserver ou renforcer le vecteur islamique de réflexion et de comportement dans les sociétés musulmanes. De nombreux islamistes ne peuvent éviter la manipulation pour atteindre leur but.

80 Cependant, la manipulation ne part pas de rien. Elle est déterminée par de nombreux facteurs qui doivent être étudiés. Ce n’est pas un hasard s’il est né au Proche-Orient de nombreux groupes ou organisations politico-religieux qui utilisent la manipulation. Avec l’apparition de l’État d’Israël, la conservation des intérêts des musulmans était d’actualité dans cette région. Les musulmans sentaient une menace et considéraient obligatoire de mobiliser toutes les ressources afin de résister. Dans de telles conditions, naturellement, la doctrine islamiste vis-à-vis des représentants des « gens du Livre » s’est adaptée. Les positions des sources premières qui concernent la retenue dans l’agression perdaient de leur actualité.

81 Habituellement, dans les sociétés musulmanes, il existe un certain « contrôle social » pour une interprétation juste des textes sacrés. Cependant, avec le changement du contexte social, le ton de l’interprétation change. Au nom de la résistance envers quelqu’un ou quelque chose, les islamistes, les politiciens et les ‘ulama peuvent adapter tel ou tel texte des sources premières, et manipuler ainsi la conscience sociale. Dans de tels cas, la manipulation ou l’interprétation intéressées des textes est de rigueur, car une telle position s’impose par une situation compliquée, et dans la majorité des cas, ceci est considéré comme naturel.

82 Même si la manipulation au nom de grands objectifs jugés légitimes ne porte pas les résultats attendus par les islamistes, dans une période de globalisation, leurs aspirations à un monopole de l’information et de l’interprétation des textes sacrés ne peuvent pas être détruites facilement. Ce phénomène de globalisation peut favoriser d'autres conséquences. Dans le monde musulman, ou plutôt dans quelques-unes de ses parties, en même temps qu’a lieu une libéralisation de la vie, les acteurs, groupes ou organisations islamistes ont la possibilité d’avoir accès à un auditoire de plusieurs millions de musulmans. La présence de sites Internet ou de chaînes de télévision par satellite qui recherchent le sensationnel et de nombreux autres moyens de communication de masse ont remplacé de fait la catégorie « espace » pour les islamistes. Les recherches sur l’islamisme dans des conditions de globalisation et d’« informationalisation » acquièrent ainsi un nouveau sens.

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NOTES

1. Sur ces diverses organisations, je renvoie le lecteur aux travaux de Bakhtiyar Babajanov. Voir, entre autres, l’article qu’il a écrit avec la collaboration d’une chercheure américaine : M. B. OLKOTT, B. BABAŽANOV, « Hizbu-t-tahrir v Uzbekistane : “nenasil’stvennyj metod bor’by” ili podstrekatel’stvo k terroru ? » [Le Hizb al-Tahrir en Ouzbékistan : “méthode pacifique d’une lutte ou incitation à la terreur” ?], in Z. I. Munavvarov, R. I. Krumm (dir.), Gosudarstvo i religija v stranah s musul’manskim naseleniem, Tachkent, Centr Imama Buhari / Fond imeni Fridriha Èberta, 2004, p. 28-40. 2. Sur cette question débattue par des experts américains (John Esposito, Martin, Kraemer, Graham Fuller, Daniel Pipes), voir par exemple l’article suivant : « Is Islamism a threat ? : A Debate », The Middle East Quaterly, VI-4 (1999) : www.meforum.org/meq/dec99/debate.shtlm ; en ce qui concerne les experts russes, consulter, entre autres : Ju. G. VOLKOV, Islamskij radikalizm : genezis, èvoljucija, praktika [Le Radicalisme islamique : genèse, évolution et pratique], Rostov-sur-le Don, Izd. SKNC VŠČ, 2002. 3. Voir, par exemple : Graham Fuller, « Buduščee političeskogo islama » [L’avenir de l’islam politique] : http://www.strana-oz.ru/?numid=14&article=674. 4. Voir, entre autres : Graham FULLER, The Future of Political Islam, New York, Pub. by Palgrave Macmillan, 2003. 5. Il s’agit ici des positions du HTI qui, dans ses nombreuses déclarations, s’exprime sur des questions de démocratie dans les sociétés musulmanes contemporaines. Récusant la laïcité, le libéralisme et toutes les autres valeurs incarnées par l’Occident, cette organisation dispose de divers sites Internet (http://www.hizb-ut-tahrir.org/russian/kptobm/.htm ; http://www.hizb- ut-tahir.org) au sein desquels elle diffuse ses idées à travers des ouvrages écrits en plusieurs langues (anglais, arabe, russe, turc). En dépit du blocage de ses propres sites jugés dangereux par les organes de sécurité de certains pays musulmans, elle est parvenue à contourner cet obstacle en continuant à répandre sa doctrine sur d’autres sites au sein desquels son nom n’apparaît pas (http://www.kub.kz/kubar.htm ; http://anonymouse.org/). 6. Action de déclarer une personne « infidèle », voire « athée » (NDE). 7. Action de déclarer l’« interdit » ou l’« illicite » (NDE). 8. Ḥasan Al-BANNÂ’, «Al-Iḫwân al-muslimûn al-waḥdat ul-qarîn ul-iymân al iḫtilâfu qarîn ul- kufri : al-iḫwân al-muslimûn wa al-ta‘addudiyya al-hizbiyya : qirât fi ru’yat Ḥasan al-Bannâ’ » [Les Frères musulmans : l’unité est jumelle de la foi, la divergence de l’infidélité : les Frères musulmans et le pluralisme des partis : lecture d’Hasan Al-Banna], Le Caire, Markaz al-buhûs wa ad-dirasât as-siyâsiyya, octobre 1997. 9. Rappelons que le HTI, lors de son apparition au Proche-Orient, fut une branche de l’organisation politico-religieuse et transnationale des FM en Jordanie et qu’il ne s’est autonomisé qu’à partir du milieu des années 1950. Malgré ce schisme, aussi bien les FM que le HTI ont conservé leur rhétorique antidémocratique. 10. Communauté des croyants. 11. En arabe : « Al-waḥdatu qarîn-ul-iymân, al-iḫtilâfu qarîn-ul-kufri » [L’unité est jumelle de la foi, la divergence de l’infidélité]. 12. Ḥasan Al-BANNÂ’, 1997, p. 10. 13. Sur plus de détails sur les conceptions de Sayyid Qutb, voir : Religii mira, Istorija i sovremennost’, Ežegodnik 1986 [Les Religions du monde, Histoire et Modernité, Bilan annuel :1986], Moscou, Nauka, 1987. 14. Ibid., p. 123.

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15. Ces livres, écrits en russe, ou en ouzbek, ou encore en kirghiz, ne comprennent aucune mention de lieu ou d’année d’édition et circulent clandestinement dans toute l’Asie centrale (NDE). 16. Pour plus de détails sur l’idéologie antidémocratique du HTI, voir mon étude : Kamoliddin RABBIMOV, « Hizb ut-Tahrir – flagman antidemokratičeskoj kampanii islamizma » [Le Hizb al- Tahrir, l’étandard d’une campagne antidémocratique de l’islamisme], Central’naja Azija i Kavkaz, 3-33 (2004), p. 16-24. 17. Citation du HTI tirée de l’un de ses sites Internet. Voir la note 5. 18. Idée de l’ouvrage du HTI intitulé « Demokratija – sistema nevernyh » [La Démocratie est un système des infidèles] et figurant sur le site suivant : http://hizb-ut-tahrir.org/russian/ kotobm/.htm 19. Ibid. 20. Bol’šaja ènciklopedija Kirilla i Mifodija [La Grande encyclopédie de Kirill et Méthode], Moscou, AN RF, 2004. 21. Information communiquée par Yahia Hendi, imam d’une mosquée des environs de Washington, lors d’une conférence internationale intitulée « L’islam dans les sociétés contemporaines », organisée par l’Académie nationale de construction auprès du président de la République d’Ouzbékistan et tenue à Tachkent du 1er au 2 février 2001. 22. « Al-harakât as-siyâsiyya al-islâmiyya fi kurdistân al-irâq » [Les mouvements politiques et islamiques dans le Kurdistan irakien], As-saqâfa al-ğadîda [Revue arabe éditée à Damas], 295 (2000), p. 57. 23. Cette phrase arabe est considérée comme une idée fondamentale de l’islam. En Ouzbékistan, cette idée est associée aux déclarations des chefs religieux lors de manifestations collectives religieuses visant, entre autres, à élever le niveau de droiture ou la religiosité des croyants. 24. Ibid. 25. Voir les auteurs suivants : Zejno BARAN, « Usbekistan možet stat' model'ju» [L’Ouzbékistan peut devenir un modèle], Narodnoe Slovo, 04-12-2003 ; O. NORBEKOV, « Taškentskaja rezoljucija tri goda spustja » [La résolution de Tachkent depuis trois ans], Narodnoe Slovo, 11-12-2002 ; Muhammad SALOMA, « Musulmonlarga qarši kuraš jihodmi ? Bu kurašda qurbon buliš šahidlikmi ? [Peut-on considérer le combat contre les musulmans comme un jihad ? Est-ce que celui qui meurt dans ce combat deviendra un martyr ?], Romitannoma, 24-04-2004 ; Kamoliddin RABBIMOV, « Ziddiyatlar katalisatori : u nima ? » [Que sont les catalyseurs de conflits ?], Fidokor, 06-06-2002 ; R. VALIKOV, « V pogone za prizračnym sčast’em» [À la recherche d’un bonheur illusoire], Kaškadar’ja, 11-12-2002. 26. Kamoliddin RABBIMOV, « Islom globalizm va axborot tehnologiyalari šariotida », [L’islam dans le contexte de la globalisation et des technologies d’information], Huquq, Tachkent, Šarq, p. 17. 27. Expression empruntée à A. S. AHIEZERA, « Rossiya : kritika istoričeskogo opyta » [Russie : critique d’une expérience historique], Sociokul’turnyj slovar’, Moscou, Filosofskoe obščestvo, t. 3, 1991, p. 471. 28. Voir, par exemple, les rapports de l’OSCE ( www.ocse.com) et de Human Rights Watch (www.hrw.org). 29. Par opposition, on entend ici les partis politiques laïcs d’obédience démocratique. Il s’agit du mouvement démocratique Birlik, du parti démocratique Erk créé au début des années 1990. Dix ans plus tard, deux nouveaux partis voient le jour : le Parti des agriculteurs et des entrepreneurs ; le Parti des paysans libres. Cependant, aucun de ces deux partis, malgré des tentatives, n’a pu être enregistré auprès du ministère de la Justice. Par exemple, Birlik, plateforme politique qui, après 2002, a engagé un dialogue avec le gouvernement à un haut niveau, s’est vu refuser cinq fois néanmoins ces quatre dernières années par ce même ministère de la Justice, l’enregistrement.

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30. S. M. KHATAMI, Tradicija i mysl' vo vlasti avtoritarizma [La Tradition et le Sens dans le pouvoir autoritaire], Moscou, Moskovskij Gosudarstvennij Universitet, 2001, p. 22. 31. Voir l’interview d’Ahmad Al-Zubaydi, directeur du Centre d’information de l’ambassade des émirats arabes unis à Tachkent dans les journaux ouzbeks Xalq Suzi et Narodnoe Solvo du 06-05-2004. 32. En islam, il existe un système d’évaluation des attitudes du musulman selon laquelle aucune de ses actions ne peut rester sans valeur. Cependant, avant de qualifier une action, le désir (niyya) de l’acteur revêt une importance capitale. Un tel système d’évaluation comprend les critères suivants : fard, wajib, mustahabb, mubah, makruh, haram. 33. Au début de l’année 1998, Usama Ben Laden et son compagnon Ayman Al-Zawahiri ont ratifié une fatwa émanant du « Front international islamique pour le jihad contre les juifs et les chrétiens ». Cette fatwa publiée dans le journal arabe Al-Qods daté du 23 février 1998 stipulait que les musulmans devaient tuer des Américains, y compris ceux qui se trouvaient en dehors du territoire des États-Unis. Voir à ce sujet : http://www.zeka.ru/antiterrir/facts/charges_laden/ print.html

RÉSUMÉS

Dans cet article, on tentera de mettre en relief un corpus d’idées relevant du domaine de l’islamisme liées à la démocratie libérale et aux valeurs et institutions libérales. Si l’on considère que l’islamisme n’admet pas le libéralisme, on note que la critique du libéralisme par les islamistes ne s’appuie pas sur des considérations religieuses pertinentes, mais résulte avant tout du rôle et de la position de l’Occident sur des questions revêtant une importance capitale aux yeux des sociétés musulmanes, ainsi que des représentations négatives apparues depuis l’histoire des relations du monde musulman avec l’Occident. Par conséquent, loin de découler d’un véritable débat religieux, la nature antidémocratique des discours islamistes constitue une rhétorique dirigée contre l’Occident. En s’appuyant sur des exemples d’organisations politico- religieuses, notamment celle du Hizb al-Tahrir al-islami d’Asie centrale, l’auteur analyse la conception de leurs formes de pouvoir et montre comment l’islamisme, en offrant des solutions aux problèmes des sociétés musulmanes contemporaines, est bien une ressource de mobilisation sociale.

In this article, we'll try to shed light on a body of Islamist ideas on liberal democracy and its values and institutions. If we consider that Islamism will not tolerate liberalism, we note that Islamists' criticism of liberalism isn't based on pertinent religious considerations, but results above all from the role and the position of the West on issues of capital importance in the eyes of Muslim societies, as well as negative representations that have arisen over the history of the Muslim world's relations with the West. Consequently, far from stemming from genuine religious debate, the anti-democratic nature of Islamist discourse constitutes rhetoric against the West. By referring to examples of politico-religious organizations, particularly Hizb al-Tahrir al-Islami in Central Asia, the author analyzes the creation of their forms of power and shows how Islamism, by offering solutions to problems in contemporary Muslim societies, is indeed a source of social mobilization.

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AUTEURS

KAMOLIDDIN RABBIMOV Kamoliddin Rabbimov est à la fois diplômé de l’Université nationale des langues du monde (anglais, arabe) de Tachkent et de l’Académie nationale et sociale de construction auprès du président de la République d’Ouzbékistan dans la section de sciences politiques. Il a travaillé au Centre d’études stratégiques auprès du président de la République d’Ouzbékistan (Tachkent) et est actuellement chercheur à la Fondation Friedrich Ebert Stiftung.

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Le rôle de la da‘wa dans la réislamisation au Kirghizistan

Mukaram Toktogulova Traduction : Arnaud Ruffier

NOTE DE L’ÉDITEUR

Texte traduit de l’anglais par Arnaud Ruffier

1 L’effondrement de l’URSS et la fin des idées communistes concernant la construction d’une société athée ont conduit au développement de l’autorité religieuse dans les républiques de l’ancienne Union soviétique. Le processus de renaissance religieuse a, lui, commencé à la fin des années 1980 et au début des années 1990 au Kirghizistan comme dans l’ensemble des autres pays de l’Asie centrale. Ce processus est dénommé dans la littérature religieuse sous les termes de « renaissance religieuse1 » et « d’explosion religieuse2 ». Dans le Kirghizistan indépendant, bien que l’islam soit une des religions dominantes, il n’a pas le statut de religion officielle, étant entendu que le régime kirghiz a inscrit la laïcité dans sa Constitution. Et aujourd’hui, près de 80 % de la population du pays se considère comme musulmane ; 60 % de cette population musulmane est kirghize, 15 % est ouzbèque et le restant est représenté par divers groupes ethnoculturels (Azéris, Turcs Caucasiens, Kazakhs, etc.).

2 Dans la ligne du renouveau religieux du Kirghizistan indépendant, nous avons pu observer les processus de « retour » à l’islam à l’œuvre dans le pays et nous en avons déduit qu’une action de diffusion de la foi visant à attirer la population vers l’islam était très largement répandue, notamment dans les régions rurales du pays, et ce après plus de soixante-dix ans d’athéisme militant prévalant à l’époque de l’URSS. Cette action de diffusion de la foi ou de propagande islamique porte le nom de da‘wa, terme arabe signifiant l’« appel » [à la religion]. Ainsi, de nos jours, il est difficile de trouver un village où une da‘wa n’a pas été accomplie et où les gens n’en ont pas eu connaissance. Malgré le fait que cette action de diffusion de la foi est originaire de puissances musulmanes qui ont commencé à l’exporter en Asie centrale au lendemain

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de l’indépendance, ses organisateurs et participants actifs sont bien des acteurs musulmans locaux.

3 Cet article a pour objectif d’étudier le rôle de la da‘wa, action de diffusion de la foi parmi les musulmans du pays issus du monde rural dans le contexte de la réislamisation du Kirghizistan. Les questions qui nous intéressent ici sont les suivantes : comment se pratique la da‘wa dans la société musulmane kirghize actuelle ? Quel sens recouvre-t-elle chez ceux et celles qui la propagent dans la vie quotidienne des musulmans du pays ? Pourquoi les partisans de la da‘wa favorisent un « retour » à la foi parmi une population musulmane kirghize ? Comment est-elle comprise par l’ensemble de la population musulmane et les autorités religieuses officielles du pays ? Et, enfin, est-ce que cette action de diffusion de la foi s’accompagne d’un activisme politique chez les divers groupes radicaux existant aussi bien dans le pays que dans le reste de l’Asie centrale ?

4 L’enquête de terrain a été réalisée en 2004 et 2005 à la mosquée centrale3 de Bichkek et dans les villages des trois régions administratives suivantes : Naryn, Talas et Och. Elle a été centrée sur les deux villages de Sheker et Qyzyl-Adyr relevant de la région administrative de Talas, centre régional (équivalent d’un chef-lieu) situé à près de 361 kilomètres de Bichkek. Elle a également été centrée sur la région montagneuse du Naryn, où des villageois kirghiz d’Ozgurush et d’At-Bashin ont été interrogés. Enfin, dans la région méridionale d’Och, située à 800 kilomètres de Bichkek, des habitants des deux villages mixtes (Kirghiz et Ouzbeks) de Kyzyl-Koshtchu puis Kara-Suu ont eux aussi été soumis à l’enquête.

5 L’approche anthropologique privilégiée ici s’est accompagnée d’entretiens et de la démarche dite de l’« observation participante ». Notre étude s’appuie donc sur des données concernant des da‘wa pratiquées dans les villages de ces districts ruraux et sur des interviews réalisées avec des musulmans se rendant à la mosquée, ainsi que des organisateurs et participants de ces da‘wa.

6 Avant de répondre aux questions qui nous intéressent ici, il est nécessaire de dresser un tableau général de la nouvelle situation religieuse de l’actuel Kirghizistan. Cette nouvelle situation religieuse a été examinée à travers les deux facteurs suivants : les indicateurs quantitatifs relatifs aux transformations religieuses survenues dans le pays depuis l’accession à son indépendance en 1991 ; l’influence de ces indicateurs quantitatifs touchant aux transformations religieuses sur d’autres indicateurs qualitatifs. Dans un premier temps, nous nous proposons d’examiner les signes du renouveau islamique dans le Kirghizistan indépendant. Dans un deuxième temps, nous aborderons la question de la renaissance religieuse et, enfin, dans un troisième temps, nous nous pencherons sur le problème de la confrontation entre un islam populaire et un islam « pur ».

Les signes du renouveau islamique dans le Kirghizistan indépendant4

7 Le renouveau islamique dans le Kirghizistan indépendant a pu être observé par les facteurs suivants :

8 – une nette augmentation du nombre des mosquées ; – un nombre de plus en plus élevé de personnes s’identifiant à l’islam ;

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– un net accroissement du nombre des institutions d’éducation religieuse ; – un accroissement du nombre des organisations religieuses ; – un accroissement du nombre de musulmans du Kirghizistan étudiant dans des institutions d’éducation religieuse étrangères ; – un net accroissement du nombre de musulmans et musulmanes accomplissant leur pèlerinage (hajj) à La Mecque ; – la diffusion légale de toutes sortes d’informations sur la religion musulmane, notamment ses valeurs et normes ; – une intensification substantielle du rôle des femmes dans la religion musulmane.

Les mosquées

9 Si avant 1991, le Kirghizistan comptait seulement 39 mosquées, aujourd’hui ce chiffre est passé à 2 000. Parmi celles-ci, 1 611 sont légales, c’est-à-dire qu’elles sont « enregistrées » auprès du ministère de la Justice et qu’elles relèvent de l’autorité de la Direction spirituelle des musulmans du pays (DSMKir.). Depuis 2002, celle-ci est présidée par Muratali Jumanov Hajji, un Kirghiz originaire du sud du pays (district de Nookat, région d’Och). Chaque année, on estime qu’entre 30 et 40 nouvelles mosquées sont mises en construction. Le tableau 1 figurant à la page suivante indique l’accroissement du nombre de mosquées entre 1998 et 2004 dans le pays5.

10 Le pays est divisé administrativement en sept régions (Och, Jalal-Abad, Batken, Issyk- Kul, Naryn, Tchu, Talas) et comprend deux grandes villes : Bichkek, la capitale, située au nord, et Och située, elle, au sud. En 2003, Bichkek comprenait 21 mosquées, contre 44 à Och. La répartition régionale du nombre des mosquées dans le pays apparaît dans le tableau 2 figurant à la page suivante.

Tableau 1 : Évolution du nombre de mosquées au Kirghizistan

Années Nombre de mosquées

1998 464

1999 924

2002 975

2003 1144

2004 1611

Tableau 2 : Répartition régionale des mosquées du Kirghizistan

Régions Nombre de mosquées

Och 545

Jalal-Abad 440

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Batken 219

Tchu 160

Talas 73

Issyk-Kul 56

Naryn 52

Les institutions d’éducation religieuse

11 Avant 1991, il n’existait pas d’institutions religieuses nationales et le pays disposait seulement d’une administration religieuse appelée qaziat en kirghiz et subordonnée à l’autorité du mufti de Tachkent. De nos jours, l’autorité religieuse nationale est incarnée par la DSMKir., institution dirigée par le mufti Hajji Muratali Jumanov, ce qui a déjà été mentionné plus haut.

12 De même que les institutions d’éducation religieuse sont devenus plus nombreuses depuis l’effondrement de l’URSS. Celles-ci sont représentées par : 1 université islamique (Bichkek), 6 instituts islamiques, 41 madrasa dont, 27 sont « enregistrées » et un département de théologie se trouvant à l’université d’État de la ville d’Och.

13 Le nombre total de jeunes étudiants inscrits dans les écoles religieuses (instituts islamiques et madrasa) était estimé à 1 900 en 2004, et chaque année près de 120 étudiants sont diplômés de ces différentes écoles religieuses. Ces jeunes diplômés sont habilités à exercer les fonctions d’imams et peuvent parfaire leurs études religieuses à l’étranger. Mais il leur est très souvent difficile de trouver un poste dans les diverses institutions religieuses du pays.

14 Le tableau 3 figurant ci-dessus donne un aperçu de la situation des établissements nationaux du pays :

Tableau 3 : Les principales institutions nationales d’éducation religieuse

Nom Localisation Date d’ouverture

Université islamique Hazrat Umar Bichkek 15 juillet 2003

Institut islamique international Ken-Bulen (district d’Issyk-Ata, région de 20 mars 1998 Alim Tchu)

Institut islamique Hazrat Uthman Kara-Balta (région de Tchu) 21 avril 2001

Institut islamique de Toqmas Région de Tchu 20 juillet 1998

18 septembre Institut islamique Mir Hamza Tash Komur (région de Jajal-Abad) 2002

Institut islamique Rasul Akram Bichkek –

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L’augmentation du nombre des organisations religieuses islamiques

15 Il existe 25 centres et fondations religieuses islamiques et 3 missions étrangères islamiques sur le territoire du Kirghizistan. Ils sont représentés par :

16 – le Centre international de coopération islamique à Och, fondé en 1997 ; – la société de la renaissance spirituelle nommée Tobo et créée en 1997 dans le district de Sokuluk (région de Tchu) ; – la société des femmes musulmanes Aq Metchit à Karakul, née en 1997 ; – le fond d’initiative religieuse de la jeunesse apparu à Qara-Balta en 1997.

L’accroissement du nombre de Kirghiz étudiant dans les institutions d’éducation religieuse étrangères

17 Depuis ces dernières années, on note un intérêt croissant pour les études religieuses, notamment celles qui sont dispensées dans divers pays musulmans extérieurs. Les statistiques actuelles sur le nombre de citoyens du Kirghizistan étudiant l’islam dans ces divers pays musulmans extérieurs sont représentées dans le tableau suivant :

Tableau 4 : Nationaux ayant étudié la religion à l’étranger en 2004-2005

Pays Nombre d’Étudiants

Al-Azhar (Égypte) 185

Turquie 76

Pakistan 51

Arabie saoudite 41

Russie 20

Un net accroissement de personnes ayant accompli leur pèlerinage à La Mecque et aux lieux saints d’Arabie saoudite

18 On estime que près de 20 000 personnes du pays ont réalisé leur hajj depuis l’indépendance. Le nombre des hajji est passé de 3 000 en 2003 à 4 000 en 2004.

La diffusion d’information sur les valeurs et les normes de l’islam

19 La DSMKir. fait paraître un journal kirghiz appelé La Culture de l’islam. On trouve également des journaux privés comme, par exemple, Société, Famille et Shari‘a ou Adam- Ata. Le département de la DSMKir. de la région de Jalal-Abad publie un journal appelé Les Musulmans. À Och, ville majoritairement peuplée d’Ouzbeks, les fidèles publient un journal en langue ouzbek nommé Iyman yuldizi (L’Étoile de la foi). Notons que les chaînes de télévision du pays, y compris les chaînes locales existant à Och, diffusent de

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nombreux programmes consacrés à l’islam. On reçoit également des journaux, des revues et autres publications de nature religieuse imprimés ou publiés à l’étranger.

L’accroissement substantiel du rôle des femmes dans la religion

20 Pendant la période soviétique, peu de femmes musulmanes du Kirghizistan se rendaient à la mosquée. Celles qui faisaient leur quintuple prière (namaz) chez elles étaient également très peu nombreuses. En revanche, depuis l’indépendance, on constate qu’elles participent activement aux activités religieuses de leur pays6. Elles peuvent en effet se rendre à la mosquée, fonder une association religieuse, organiser des conférences à caractère religieux et conduire une da‘wa en s’investissant ainsi dans un travail d’éducation et de propagande religieuses.

21 Il convient de souligner que la plupart des grandes mosquées du pays, notamment celles des villes, disposent d’une salle de prière pour les femmes. Mais très souvent le manque d’espace dans les mosquées, en particulier celui qui leur est réservé, réduit leur possibilité de s’y rendre pour accomplir leur devoir de croyantes.

22 Outre la fréquentation de la mosquée, les musulmanes kirghizes peuvent participer à divers rituels pendant lesquels on fait des prières collectives et publiques. C’est particulièrement le cas d’un rituel funéraire kirghiz appelé bayan, qui s’accomplit en principe après la prière collective faite à la mosquée avant d’enterrer le défunt et qui a récemment donné lieu à la diffusion de la da‘wa. C’est précisément pendant ce rituel funéraire que des personnes sont amenées à conduire une da‘wa, aspect sur lequel nous reviendrons plus loin. Outre la fréquentation de la mosquée, les musulmanes kirghizes peuvent participer à divers rituels pendant lesquels on fait des prières collectives et publiques.

23 Les femmes musulmanes ont joué un rôle actif dans la création d’associations féminines qui ont plus ou moins un statut d’ONG, comme, par exemple l’Association des femmes du progrès du Kirghizistan (Mutaqalim) siégeant à Bichkek ou l’Association des femmes musulmanes de Karakul (Aq Metchit). Par le biais de ces associations, les musulmanes peuvent mettre sur pied des séminaires ou des conférences et même organiser des « cours » pour expliquer les principaux préceptes de la religion musulmane. Ces associations regroupent des femmes musulmanes actives et constituent de petites communautés féminines (jama‘a) visant à répandre la foi par le biais de prêches (da‘wa) diffusés parmi d’autres femmes musulmanes. Outre des questions purement religieuses, les participantes à la da‘wa peuvent discuter de problèmes purement privés, notamment ceux rencontrés au sein de leur famille.

La question de la renaissance religieuse

24 Tous les développements décrits ci-dessus illustrent le processus de renaissance à l’œuvre au Kirghizistan. Avant de commencer à analyser la situation religieuse actuelle au Kirghizistan, nous devons clarifier certains aspects du terme « renaissance ». La renaissance suggère que quelque chose existant dans le passé et qui a disparu sous l’influence de certaines conditions est, plus tard, réapparu. En effet, on peut globalement dire que l’islam connaît une renaissance parce que, pendant la période soviétique, l’islam a été quasiment supprimé dans la Kirghizie soviétique comme dans l’ensemble des territoires musulmans de l’URSS. Cependant, à cette époque soviétique,

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l’islam était pratiqué. Et certains chercheurs soviétiques avaient qualifié cet islam soviétique de populaire7. La principale caractéristique de cet islam populaire était constituée par une synthèse entre l’islam et des éléments de croyances préislamiques incluant par exemple la vénération de l’esprit des ancêtres ou le culte des saints (mazar).

25 Le chercheur russe Alexis Malashenko décrit la situation religieuse actuelle dans les républiques postsoviétiques de l’Asie centrale comme « la reconstruction du “véritable” islam, la reconstruction de son caractère naturel, la légitimation de structures religieuses et sociales qui existaient de façon semi-légale8 ». Selon lui, l’islam centre- asiatique soviétique n’était pas « pur » et « véritable » en comparaison avec l’islam du Moyen-Orient. Un autre chercheur russe, G.Yu. Sitnianski, note que l’islam était faible non seulement durant la période soviétique mais, de nos jours, continue également à n’exercer qu’une faible influence sur la population musulmane kirghize9. Celui-ci précise que « la cause du renforcement de l’islam est la chute du niveau d’éducation de la jeunesse kirghize ces dernières années ; au contraire l’augmentation du niveau d’éducation est un facteur de promotion de la christianisation10 ».

26 Cependant, l’article de G. Yu. Sitnianski intitulé « La croix ou le croissant ? La Kirghizie face au choix de sa religion » est paru en 1997, période où la renaissance religieuse était à ses débuts dans tous les pays postsoviétiques. Depuis, huit années se sont écoulées ; la situation réelle actuelle montre que la plupart des Kirghiz se considèrent comme musulmans (80 % de la population kirghize) et le choix entre « la croix ou le croissant » n’a jamais constitué une question pour eux. Ceux qui ont changé de religion sont trop peu nombreux pour dire que la population kirghize se convertit au christianisme, par exemple, à cause de la faiblesse de l’islam. De plus, diverses études11 montrent que la jeunesse kirghize est activement engagée dans la vie religieuse : celle-ci étudie dans des institutions religieuses locales et étrangères, s’organise en association religieuse et participe à l’essor de l’islam.

27 En d’autres termes, nous pouvons conclure que la renaissance religieuse dans le Kirghizistan contemporain a deux aspects :

28 1. D’une part, aujourd’hui l’ensemble des traditions religieuses qui existaient durant la période soviétique est en train de renaître. La population musulmane suit ouvertement les pratiques de funérailles en accord avec les normes religieuses. Elle observe par exemple le jeûne du mois de Ramadan (sawm / orozo), le rituel de mariage religieux (nikakh), celui de la circoncision (sunnat) et ceux du culte des saints. Parallèlement à ces rituels issus de la tradition islamique, cette même population musulmane kirghiz pratique également d’autres rituels appartenant à des traditions préislamiques, comme par exemple la vénération des ancêtres. Aujourd’hui, dans la seule région de Talas, on compte 225 lieux saints dans lesquels des rituels appartenant à la fois à la tradition islamique et à d’autres traditions non islamiques antérieures à l’arrivée de l’islam en pays kirghiz sont quotidiennement pratiqués12. Citons par exemple le rituel de dhikr, qui comprend aussi bien des éléments islamiques que chamaniques et pratiqué par exemple en tant que procédé curatif. Il ne s’agit donc pas d’un dhikr dans le sens où l’entendent les adeptes de confréries soufies. Ce rituel de dhikr est le plus souvent accompli par une ou un guérisseur capable de communiquer avec des esprits et de prédire l’avenir de ses clients. Ce dernier invoque toutes sortes d’esprits en prononçant des sourates coraniques en arabe et des incantations kirghizes destinées à invoquer le divin.

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29 De telles pratiques rituelles populaires sont considérées par la plupart des Kirghiz comme des traditions islamiques profondément enracinées dans leur culture et servant de support à leur identité musulmane collective. Bien entendu, elles se distinguent des caractéristiques de l’islam dit orthodoxe. Toutefois, il est difficile de dire que l’on a affaire à des pratiques chamaniques qui ont été islamisées et il semble plus juste de parler de syncrétisme religieux13. Dans le contexte actuel de renaissance de l’islam, il faut tenir compte du fait que les musulmans kirghiz utilisent l’opportunité qui leur est donnée de pratiquer l’islam tel qu’il était pratiqué pendant les périodes soviétique et présoviétique, périodes où une synthèse de traditions islamiques et d’us et coutumes non islamiques était considérée comme « normale ».

30 2. D’autre part, de nos jours, les représentants de la DSMKir. essayent de reconstruire les valeurs de l’islam grâce à un enseignement religieux destiné à la population musulmane du pays, voire à un perfectionnement de leur savoir religieux. De plus, les institutions et organisations religieuses, les revues et journaux de nature religieuse participent à une telle reconstruction des valeurs de l’islam.

31 Aujourd’hui, la renaissance islamique se déroule dans le contexte d’une situation socioculturelle nouvelle. Il ne faut pas négliger le fait que de nombreux pays musulmans (Turquie, Arabie saoudite, Pakistan, Iran) développent des relations politiques et économiques actives avec le Kirghizistan. De plus, des missionnaires des pays musulmans ont aussi joué un rôle considérable en soutenant la croissance et le développement de l’islam au Kirghizistan. Par exemple, certaines organisations religieuses ont reçu un soutien financier de l’Iran, de la Turquie et de l’Égypte.

La confrontation entre un islam populaire et un islam « pur »

32 Comme résultat de ces actuelles transformations religieuses, les musulmans de Kirghizistan ont été divisés entre partisans d’un islam populaire et ceux d’un islam « pur » ou « vrai ». Nous reprenons ici les termes de « vrai » et « pur » islam tels qu’ils ont été utilisés par nos interviewés. Ces derniers les ont en effet employés lors de l’évocation de leur propre expérience religieuse et pour se distinguer des autres groupes religieux existant dans le pays. Nous ne prétendons pas ici analyser les causes de cette question de définition ni élucider cette question d’ordre dogmatique, et nous nous contentons de témoigner des divisions existant entre musulmans d’un même pays, divisions liées à la manière de concevoir et de pratiquer la religion.

33 Si le premier type de la pratique de l’islam est caractérisé par un islam populaire kirghiz, le second type de la pratique de l’islam est lui associé à une part de la population musulmane du Kirghizistan qui participe activement à la vie religieuse, comme la fréquentation des mosquées, la célébration de manifestations religieuses, l’étude dans des institutions d’éducation religieuse et l’action de prédication de la foi. Cette action de prédication de la foi est le fait de personnes appelées en kirghiz davatchi, c’est-à-dire les activistes de la da‘wa. Et c’est en partie sur elle que notre étude a porté.

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De nouveaux acteurs de la da‘wa

34 Ces prédicateurs ou partisans d’un « retour » à l’islam « pur » répandent activement leurs idées parmi la population musulmane. Ils sont réunis autour d’un mouvement qui cherche à encadrer les musulmans en réorientant leurs pratiques de manière à rompre avec l’islam populaire kirghiz. Ils insistent particulièrement sur les notions de vérité et de vertu, notions qui revêtent une importance capitale pour eux. C’est pourquoi leur principale tâche a été de rechercher aussi profondément que possible un savoir sur l’islam, ce qui signifie être capable de distinguer les traditions islamiques des traditions non islamiques. Ils pensent que le prêche de la « vérité » doit être de la responsabilité de la communauté musulmane tout entière.

35 Structuré autour d’un réseau de propagation de la foi qui invite les musulmans à « retourner » à l’islam « pur », ce mouvement se singularise par une rigoureuse pratique religieuse et prône l’élimination des rituels de l’islam populaire kirghiz, aspect qui sera développé plus loin.

36 Le terme kirghiz utilisé par nos interviewés pour mener leur action de réislamisation par le prêche est davat, qui vient du mot arabe da‘wa. Celui-ci est le plus souvent traduit par « appel » à l’islam. Il s’agit du chemin divin « ramenant » les croyants à la foi et des moyens par lesquels les prophètes de l’islam invitent les individus et la communauté musulmans à opérer un “retour” vers Dieu14 ». Dans son livre intitulé La Propagation de l’islam, V. A. Ezzati15 parle en détail de la notion de la da‘wa en islam et distingue les sens suivants :

37 1. Concept pour apprécier le bien et interdire le mal ; 2. Méthode de prêche ; 3. Concept d’éducation16.

38 Un autre chercheur, A. B. Shamul, dans un article intitulé « La construction de l’identité, formation de la nation et renaissance islamique en Malaisie », a analysé le sens de la da‘wa en termes politiques et a écrit que le « mouvement des Darwash en Malaisie s’est fragmenté et s’est radicalisé à la fin des années 197017 ». Ainsi, conformément à ces diverses définitions, la da‘wa peut avoir un caractère pacifique ou extrémiste.

39 La da‘wa telle qu’elle est actuellement pratiquée au Kirghizistan semble coïncider avec la définition donnée par A. V. Ezzati. Autrement dit, elle se concentre plus sur l’éducation que sur le politique. Toutefois, il convient de souligner qu’elle pourrait évoluer vers une politisation s’apparentant à l’islamisme. Certains de nos interviewés nous ont révélé que seuls les groupes wahhabi particulièrement actifs dans le sud du pays18 poursuivaient des objectifs politiques précis en diffusant eux aussi la da‘wa.

Le sens de la da‘wa chez les musulmans kirghiz

40 Au cours de notre travail de terrain dans le monde rural kirghiz, un de nos informateurs nous a révélé que par ce terme de da‘wa, il entendait un phénomène interdisant le mal et autorisant le bien. Selon un imam du nom de Duishen habitant dans un village de la province de Talas, la da‘wa propage l’islam en disant à la population ce qu’il est bien de développer et d’améliorer dans l’éducation religieuse de la population musulmane du pays.

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41 En se fondant sur les données collectées lors d’observations pendant notre travail de terrain, une da‘wa typique réalisée dans un village kirghiz peut être décrite de la façon suivante. Des groupes de personnes représentées par des volontaires ou des activistes de la da‘wa se rendent dans les villages pour dispenser une éducation religieuse aux ruraux. En fait, ces groupes de personnes sont celles qui se chargent d’organiser une da‘wa. Usuellement, ces activistes de la da‘wa peuvent aisément se distinguer des autres par leur apparence et leur comportement. La plupart d’entre eux portent une barbe et un manteau de couleur noire (tchapan) et s’appellent entre eux taqsir, noble manière de s’adresser à une personne religieuse. Ils changent aussi souvent leur prénom kirghiz en prénom arabo-musulman. Par exemple, Almaz devient Abdurazak, Suiun Sulayman, Nurbek Nurrullah, Aybek Abdullah, etc. Quant aux femmes propageant la da‘wa, elles portent des longues robes enveloppant leur silhouette et un hijab : il s’agit d’un foulard ou d’un châle recouvrant entièrement la chevelure, les épaules et le cou. Au cours de ces prêches, elles recommandent à d’autres femmes et adolescentes de se voiler et de respecter la règle de séparation des sexes dans leur quotidien car – disent-elles –, conformément aux propos du Prophète Muhammad, « la beauté d’une femme ne peut être vue que par son mari ».

42 Les groupes des activistes de la da‘wa sont constitués de résidents de villages voisins, de districts et de régions qui ont choisi la voie vers la « vérité ». Selon eux, être parvenu à la « vérité » n’est pas suffisant. C’est pourquoi ils estiment qu’il leur est nécessaire de conduire les autres musulmans du pays à cette même « vérité ». Leur pratique de la da‘wa est caractérisée par deux volets : la concertation / discussion, au cours de laquelle ils parlent de leur propre expérience en tant que croyants et de leur de vie personnelle ; la présentation de leur modèle de conduite, que le « vrai » musulman est censé adopter ou imiter.

43 Pendant les jours de da‘wa, les membres de la jama‘a19 ou de la communauté musulmane locale accueillent ses organisateurs et ne se consacrent qu’aux seules activités religieuses : ils prient, écoutent des versets coraniques et l’histoire de la vie des prophètes de l’islam. La participation à la da‘wa aide non seulement les villageois à être éduqués religieusement mais permet également aux différents acteurs de la da‘wa d’approfondir leurs connaissances religieuses. De toute évidence, la pratique de la da‘wa contribue à accroître le sentiment d’unité et d’appartenance collective à l’islam parmi la communauté musulmane locale. Elle contribue également à résoudre toutes sortes de difficultés liées à la vie quotidienne des familles villageoises.

44 Lors de la da‘wa, c’est plus la prière collective qu’individuelle qui est fortement encouragée. La qualité du prêche dépend de la communauté musulmane locale, autour de laquelle se rassemblent toutes les mosquées du village. Plus celle-ci est forte, plus les possibilités de visite de davatchi sont grandes. Rappelons que ceux-ci se déplacent en groupes dans divers villages du pays pour organiser des prêches en s’appuyant sur les réseaux religieux existants. Ainsi, des partisans de la da‘wa de Batken, d’Och, de Balyktchi et Tokmok nous ont révélé qu’ils s’étaient rendus dans la région de Naryn, située au nord du pays, pour réislamiser la population musulmane, de sorte qu’aujourd’hui la da‘wa joue un grand rôle dans l’établissement de réseaux entre les musulmans de chaque région du Kirghizistan, notamment entre les musulmans kirghiz.

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Une da‘wa dans un village kirghiz

La da‘wa et la question de l’islamisme

45 Cependant, de nombreux villageois suspectent les partisans de la da‘wa de diffuser des idées religieuses extrémistes20 et leur demandent parfois de présenter leur pièce d’identité. Cela s’explique par le fait que le Comité d’État aux affaires religieuses du Kirghizistan a récemment exprimé son inquiétude concernant la possible propagation d’idées extrémistes par le biais de la da‘wa. Certaines idées propagées durant la da‘wa sont proches de celles de l’islamisme. Par exemple, le principal thème de discussion peut être celui du shirk, c’est-à-dire le fait « d’associer quelqu’un ou quelque chose à Dieu, ce qui met quelqu’un ou quelque chose à la place de Dieu21 ». Selon les acteurs de la da‘wa, une telle idée s’oppose radicalement à l’unicité divine. De même qu’ils interprètent souvent comme inappropriées les pratiques populaires de l’islam kirghiz, comme par exemple la vénération des ancêtres, ou le fait de prédire l’avenir, ou encore la visite aux tombeaux de saints (mazar). Dans leurs prêches, ils condamnent ces pratiques traditionnelles religieuses kirghizes qu’ils jugent « mauvaises » et expliquent à l’auditoire que les gens ne comprennent pas qu’ils essayent de créer quelque chose d’égal à Dieu lors d’une cérémonie de vénération accomplie dans un cimetière (mazar). Ils insistent bien évidemment sur la notion de l’unicité divine, qui revêt une importance considérable dans l’islam. Ils expliquent aussi très longuement que seul Dieu peut influencer la vie des gens et que l’invocation de l’esprit d’un défunt par la lecture de prières ou de versets coraniques ne peut en aucun cas être bénéfique aussi bien pour le défunt que pour le récitant. Ce type de discussion se termine fréquemment avec un appel aux musulmans à se conformer uniquement aux lois et normes du « pur » islam.

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46 Ce type de discussion permet également de convertir de nombreux jeunes à l’islam. Par exemple, Abdurazak, un Kirghiz âgé de vingt-trois ans lors de l’enquête, nous a révélé qu’il était devenu croyant en participant pour la première fois à une da‘wa dans la ville de Naryn, tenue par un groupe de prédicateurs venus du sud du pays. On lui expliqua que les gens avaient oublié la religion et que la vie avec Dieu lui permettrait de vivre normalement parce que l’islam prévoyait tout, les règles de vie familiale, la relation avec autrui, l’attitude du mari envers son épouse, les préceptes moraux, l’éducation, etc. Il a trouvé cela intéressant et a affirmé que nulle part il avait entendu de tels propos. Il a ajouté que les fidèles de la mosquée étaient respectueux envers lui, ce qui contrastait avec ses anciennes fréquentations. Par la suite, à Ozgorush, village de la région de Naryn où il s’était rendu pour aider le mari de sa sœur à construire une maison, il devint un fidèle de la mosquée et se mit à pousser les villageois à devenir croyants comme lui en leur dictant des nouvelles règles de vie fondées sur l’islam. Celles-ci consistaient essentiellement à ne plus boire de l’alcool, ne plus consommer de la viande de porc, ne plus voler, ne plus payer ni pratiquer des pots-de-vin, et respecter les femmes en renonçant par exemple à pratiquer le rite kirghiz d’« enlèvement » de la future mariée mais de tenir compte de son accord en vue d’un mariage célébré religieusement.

Des musulmans kirghiz divisés

47 Ces nouvelles pratiques religieuses ont conduit à une opposition entre les musulmans traditionnels et les partisans du « vrai » islam. Ceux-ci diffusent de nouvelles pratiques religieuses dirigées contre les coutumes et les traditions populaires que la population musulmane kirghize observe pourtant depuis des siècles. À cet effet, les rituels funéraires des Kirghiz en sont une parfaite illustration. D’une manière générale, ces rituels funéraires kirghiz22 comprennent un mélange de coutumes musulmanes et de coutumes appartenant à l’ancien fonds culturel turcique des Kirghiz non encore islamisés. C’est particulièrement le cas du rituel funéraire kirghiz appelé bayan, qui requiert la pratique du koshok (lamentation des femmes) et de l’okuruk (lamentation des hommes). Le bayan s’accomplit en principe après la prière collective faite à la mosquée avant d’enterrer une personne. Il peut aussi se dérouler à la mosquée une fois que le corps du défunt a été transporté au cimetière. Après la fin de la prière, la plupart des gens accompagnent le corps du défunt ou rentrent chez eux, tandis que d’autres, notamment les plus versés en religion, acceptent de rester pour honorer la mémoire du défunt, raconter la vie du Prophète Muhammad et parler de l’islam en général. Ces réunions religieuses sont observées conformément à la règle de séparation des sexes et sont destinées à accompagner le défunt dans son « retour » à Dieu. Mais elles sont aussi l’occasion d’expliquer les règles et les comportements des musulmans dans leur vie quotidienne et de diffuser des connaissances générales sur la religion musulmane. Rappelons que bien des musulmans kirghiz n’ont quasiment rien conservé de leur appartenance à l’islam23, d’autant plus qu’ils ne sont ni pratiquants ni instruits en religion. Il convient donc de situer le rôle de la da‘wa dans un contexte de réislamisation, qui donne lieu à une réinterprétation du sens des rituels et des célébrations traditionnelles des populations du pays de plus en plus orientés vers une dimension islamique24.

48 C’est précisément pendant la cérémonie d’un bayan que des personnes religieuses sont amenées à conduire une da‘wa. Qu’il s’agisse des hommes ou des femmes, la da‘wa est

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pratiquée de la même manière. Ceux des plus expérimentés des musulmans réunis à l’occasion d’un bayan se chargent de pratiquer cette da‘wa qui, comme nous l’avons déjà mentionné, consiste à « ramener » les Kirghiz à la foi. En outre, les plus expérimentés des musulmans ou des musulmanes apprennent aux novices comment faire la quintuple prière quotidienne (salat / namaz). Si l’enseignement de la prière et les explications du contenu de la prière se font en kirghiz, en revanche celle-ci s’accomplit toujours en arabe, et ce conformément aux recommandations des partisans de la da‘wa. Pendant cet apprentissage de la prière, les jeunes novices posent des questions à leur maître prédicateur. Par exemple, lors d’une da‘wa féminine, une jeune femme kirghize se demanda si Dieu entendrait ses paroles prononcées dans un « mauvais » arabe. La prédicatrice la réconforta en lui expliquant que l’important était de croire sincèrement, que Dieu savait reconnaître un « cœur pur » et qu’il fallait qu’elle perfectionne ses connaissances religieuses.

49 Bien que la cérémonie d’un bayan s’accompagne d’une da‘wa, les prédicateurs expliquent qu’ils s’opposent fermement à ce rituel de deuil kirghiz, considérant qu’il représente une action contraire à celle de Dieu. Dans les villes, de telles nouvelles idées liées au renouveau religieux kirghiz sont acceptées sans résistance parce que la population urbaine musulmane du pays n’a jamais véritablement suivi la tradition islamique de façon très forte. Mais soulignons que l’observation de la pratique de l’islam a très souvent posé un problème pour cette population urbaine musulmane européanisée vivant essentiellement dans le nord du pays. Par exemple, pendant les rituels de deuil kirghiz, plusieurs citadins ont souvent dû convoquer un crieur pour accomplir la cérémonie des lamentations faite pour un défunt parce que ni eux ni leurs proches n’étaient capables de le faire de façon correcte. C’est pourquoi certaines transformations religieuses ont eu lieu de façon plus rapide parmi la population urbaine musulmane que parmi celle des zones rurales.

50 En comparaison avec le monde urbain, les rituels funéraires des Kirghiz ont été observés de façon nettement plus rigoureuse dans les villages. Cela explique pourquoi il n’a pas été si facile pour les adeptes des nouvelles pratiques religieuses découlant de la da‘wa de les faire remplacer par les anciennes. Bien que les villageois aient reçu ces nouvelles idées religieuses fondées sur la nécessité d’éliminer les anciennes coutumes non islamiques de leur vie religieuse quotidienne dans la mesure où, selon les partisans de la da‘wa, elles contredisent l’islam, ils semblaient y être peu réceptifs et continuaient ainsi à se référer à leurs pratiques séculaires enracinées dans le passé. Et, aujourd’hui, on constate que les villageois ont aussi bien conservé leurs coutumes populaires liées à la culture des anciens Kirghiz non encore islamisés que leur tradition musulmane. Selon un de nos informateurs, un habitant de Bichkek, qui a eu l’occasion d’observer des funérailles suivant les nouvelles règles liées au rituel musulman, « le koshok ou l’ okuruk est la seule chose qui distingue la mort d’une personne de celle d’un animal et, par conséquent, les gens doivent manifester leur peine ».

51 Redoutant une montée des idées islamistes radicales dans le pays, la DSMKir.25 a émis une série de documents juridiques pour réglementer les activités de tous les groupes religieux actifs et légaux du pays. Ainsi, avant de conduire une action de da‘wa dans un village, chaque groupe religieux doit obtenir l’autorisation de la représentation de la DSMKir. existant dans chaque région et district du pays. En général, seuls les imams ou officiants des mosquées locales relevant de cette DSMKir. peuvent délivrer une telle autorisation. Ainsi, dans chaque village, l’imam officiel est chargé de contrôler le

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contenu de toute da‘wa qui va se tenir dans les mosquées officielles et de vérifier la validité des documents exigés pour pouvoir la conduire. Il arrive que des groupes religieux ne soient pas autorisés à pratiquer la da‘wa.

52 Dans le Kirghizistan contemporain, le mouvement des activistes de la da‘wa donne lieu aux conclusions suivantes. En premier lieu, dans le processus du renouveau islamique observé à l’échelle du pays, la da‘wa est utilisée comme une méthode efficace pour attirer les gens à la religion. Après avoir vécu aussi longtemps sous l’athéisme, la majorité des Kirghiz, en particulier ceux du monde rural, ont été attirés vers l’islam du fait de l’influence des groupes réunissant des activistes de la da‘wa. Deuxièmement, celle-ci joue un rôle majeur dans le développement de l’éducation religieuse de la population. Dans les zones rurales, du fait du manque d’imams instruits, les villageois se montrent toujours prêts à accueillir les partisans de la da‘wa parce qu’ils les perçoivent comme des interprètes de l’islam, les vénèrent pour leur savoir religieux et écoutent leurs discours avec un grand intérêt. Toutefois, ces partisans de la da‘wa enseignent un savoir religieux de type élémentaire : ils leur apprennent à lire le Coran, à faire la quintuple prière et à se comporter en « bon » musulman de façon à observer les principales normes religieuses. Ainsi, ils apportent à la population musulmane locale de nouvelles possibilités de croire qui sont fort différentes de celles existant dans les maisons, les mosquées ou les écoles religieuses villageoises. Troisièmement, le fait que la pratique de la da‘wa soit centrée sur la nécessité de favoriser le bien et de condamner le mal est particulièrement attrayant pour la population musulmane locale. Dans la période actuelle de difficultés économiques, le monde rural du Kirghizistan est traversé par une série de fléaux, comme le chômage et la pauvreté, d’autant que le nombre de jeunes dépendants de l’alcool et impliqués dans le vol est en croissance.

53 Dans de telles conditions, il est aisé de comprendre pourquoi la da‘wa s’accompagne d’un discours de moralisation des mœurs. Plusieurs membres de la communauté musulmane locale ont révélé qu’elle s’avérait être une méthode efficace dans la lutte contre l’alcoolisme26. Selon les parents interrogés, acquérir un savoir religieux en zone rurale était plus important que faire des études à l’université laïque. Une formation dans une université laïque du pays exige du temps pour les étudiants, soit environ entre quatre et cinq années. Cela exige aussi beaucoup d’argent, en moyenne entre 4 000 (120 US dollars) et 5 000 (125 US dollars). Quoi qu’il en soit, la probabilité de se retrouver sans emploi reste très élevée pour les jeunes ruraux, qui le plus souvent finissent par sombrer dans l’alcoolisme.

54 En dépit des changements récemment survenus dans l’islam contemporain kirghiz, la situation religieuse générale de l’actuel Kirghizistan ne semble pas être préoccupante. En effet, le strict contrôle exercé par l’État dans la sphère religieuse à travers ses différentes institutions religieuses nationales contribue à freiner le développement d’un islam politisé. La pratique de la da‘wa chez les musulmans kirghiz, qui semblent avoir peu conservé de leur tradition islamique, témoigne des nouvelles formes de religiosité apparues depuis 1991 dans l’ensemble du pays. Toutefois, il est permis de se demander si une telle pratique pourra constituer à l’avenir un vecteur de l’islam politique.

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NOTES

1. Aleksej MALAŠENKO, « Religija v obščestveno-politišeskoj žizni Central’noj Azii » [La Religion dans la vie socio-politique en Asie centrale] dans : www.ca-c.org/jornal/12-1997/ cont_ca_12.shtml/st_07_malashenko.shtml. 2. Ibid. 3. La mosquée centrale est celle de la Direction spirituelle des musulmans du Kirghizistan, institution religieuse nationale incarnant l’autorité religieuse officielle siégeant à Bichkek et présidée par le mufti Hajji Muratali Jumanov (NDE). 4. Une première version de ce texte a été présentée à la CESS à Bloomington (Indiana), en octobre 2004, sous le titre suivant : « Current Changes in Religious Beliefs in Kirghiz Villages ». 5. Les chiffres indiqués dans cette étude proviennent du Comité aux affaires religieuses du pays relevant du gouvernement kirghiz et ont été essentiellement recueillis en 2003. 6. Sur le rôle des femmes musulmanes dans la réislamisation en Asie centrale, consulter : Habiba FATHI, « Rol’ ženščin v reislamizacii novoj Central’noj Azii [Le rôle des femmes dans la réislamisation de la nouvelle Asie centrale], Ženščiny Srednej Azii, 13 (2003), p. 20-34 ; “Gender, Islam and Social Change in Uzbekistan”, Central Asian Survey, 25-3 (2006), p. 303-317. Voir également : Farideh HEYAT, “Re-Islamisation in Kyrgyzstan: Gender, New Poverty and the Moral Dimension”, Central Asian Survey, 23/3-4 (2004), 275-287. 7. Aleksej MALAŠENKO, 1997. 8. Ibid. 9. Georgij Yu. SITNJANSKIJ, « Krest ili polumesjac : Kirgizija pered vyborom very » [La croix ou le croissant ? La Kirghizie face au choix de sa religion], Central’naja Azija, 6 (1997), p. 73-79. 10. Ibid. 11. Anara TABYŠALIEVA, « Vzgljad na religiju v Kyrgyzstane » [Regard sur la religion au Kirghizistan], Central’naja Azija i kul’tura mira, 1-2/12-13 (2002), p. 127-137. 12. Orozbek A. MOLDALIEV, « Religioznye verovanija kyrgyzov s drevnejših vremjon do segodnjašnih dnej » [Les croyances religieuses des Kirghiz des temps les plus anciens à nos jours], Central’naja Azija i kul’tura mira, 1-2/12-13 (2002), p. 137-143. 13. D. ŠOMFAI, « Religioznyj sinkretizm žitelej kyrgyzskoj derevni. Šamanizm i islam » [Le syncrétisme religieux des habitants d’un village kirghiz. Chamanisme et islam], Central’naja Azija i kul’tura mira, 1-2/12-13 (2002), p. 144-148. 14. John L. ESPOSITO, The Oxford Dictionnary of Islam, Oxford, Oxford University Press, 2003, p. 64. 15. V. A. EZZATI, The Spread of Islam, London, The Islamic College for Advanced Studies, 2002, p. 72-78. 16. Ibid. 17. A. B. SHAMSUL, « Identity Construction: Nation Formation and Islamic Revivalism in Malaysia », in Robert W. Hefner, Patricia Harvatich (eds.), Islam in Era of Nation, States Politics and Religions Renewal in Muslim Southeast Asia, Hawaï, University of Hawaï Press, 1997, p. 216. 18. Irina KOSTYUKOVA, « A Surmontable Summit ? Islam in Contemporary Qyrghyzstan: its role and Significance for the Individuals, the Society and the State », in S. A. Dudoignon, H. Komatsu (eds.), Islam in Politics in Russia and Central Asia (Early Eighteenth to Late Twentieth Centuries), London- New York-Bahrain, Kegan Paul, 2001, p. 265-267. 19. Une jama‘a est un groupe de religieux actifs qui vont régulièrement à la mosquée et qui se rencontrent pour discuter de questions religieuses. Dans les villages, ce sont les membres d’une jama‘a qui veillent à diffuser l’islam parmi la population musulmane, y compris en faisant des da‘wa.

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20. Sur le développement des idées religieuses extrémistes au Kirghizistan, consulter le texte de Bakytbek Jumagulov, p. 167 (NDE). 21. John L. ESPOSITO, 2003, p. 293. 22. G. Yu. SITNJANSKI, « O proishoždenii drevnego kirgizskogo pogrebal’nogo obrjada » [De l’origine des anciens rituels funéraires kirghiz], Sredneazitaskij ètnografičeskij sbornik, « Pamjati Vladimira Nikolaeviča Basilova », IV (2001), p. 175-181. 23. Sur l’islamisation des Kirghiz, se reporter à : Peter B. GOLDEN, « Religion Among the Qipčaqs of Medieval Eurasia », Central Asiatic Journal, 42/2 (1998), p. 180-237. 24. Par exemple, le mariage traditionnel des Ouzbeks ou des Kirghiz a récemment acquis une nouvelle orientation presque exclusivement islamique. Consulter à ce sujet : Julie Mc BRIEN, “Listening to the Wedding Speaker: Discussing Religion and Culture in Southern Kyrgyzstan”, Central Asian Survey, 25-3 (2006), p. 341-357. 25. Le Comité aux affaires religieuses du pays a déclaré à maintes reprises dans la presse qu’il existait un risque de diffusion des idées extrémistes religieuses dans le pays par le biais de la da‘wa. 26. Citons par exemple les propos d’une mère de famille interrogée à ce sujet : « Avant, mon fils avait l’habitude de boire et de se battre avec les autres. J’avais l’habitude de m’inquiéter tout le temps le soir et je pensais qu’un malheur pourrait lui arriver. Mais, après avoir assisté à des da‘wa , il a arrêté de boire. Et il n’y a plus de disputes dans notre famille. Même s’il ne gagne pas d’argent, il nous aide dans les travaux domestiques. »

RÉSUMÉS

À partir d’une enquête approfondie sur le renouveau islamique et le maintien de traditions non islamiques kirghizes juxtaposées à l’islam kirghiz, l’article examine le rôle de la da‘wa, action de diffusion de la foi parmi les musulmans kirghiz issus du monde rural, dans le Kirghizistan contemporain. Elle situe cette action de diffusion de la foi dans le cadre de la réislamisation de la société favorisée par la Direction spirituelle des musulmans du pays, le développement d’organisations, d’institutions et d’une presse religieuses, et les activités de groupes de personnes pratiquant la da‘wa. Les questions qui l’intéressent ici sont les suivantes : comment se pratique la da‘wa dans la société musulmane kirghize actuelle ? Quel sens recouvre-t-elle chez ceux et celles qui la propagent dans la vie quotidienne des musulmans du pays ? Pourquoi les partisans de la da‘wa favorisent un « retour » à la foi parmi une population musulmane kirghize qui semble avoir peu conservé de son appartenance à l’islam ? Comment est-elle comprise par l’ensemble de la population musulmane et les autorités religieuses officielles du pays ? Et enfin, est-ce que cette action de diffusion de la foi s’accompagne d’un activisme politique chez les divers groupes radicaux existant aussi bien dans le pays que dans tout le reste de l’Asie centrale ?

Based on an in-depth study of the Islamic revival and the continuation of non-Islamic Kyrgyz traditions juxtaposed with Kyrgyz Islam, the article examines the role of da‘wa, the practice of spreading the faith among Kyrgyz Muslims from rural areas, in contemporary Kyrgyzstan. She situates this practice of spreading the faith within the framework of the re-Islamization of society favoured by the spiritual leadership of the country's Muslims, the development of religious organizations, institutions and newspapers, and the activities of groups of people practicing da‘wa. The questions it examines are the following: how is da‘wa practiced in modern-

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day Kyrgyz Muslim society? What does it mean to the men and women who propagate it in the daily life of the country’s Muslims? Why do supporters of da‘wa favour a "return" to faith among a Kyrgyz Muslim population who seem to have retained little of their adherence to Islam? How is it understood by the whole of the Muslim population and the country's official religious authorities? Finally, is this practice of spreading the faith accompanied by political activism among the various radical groups existing within the country as well as in the rest of Central Asia?

AUTEURS

MUKARAM TOKTOGULOVA Mukaram Toktogulova est anthropologue à l’université américaine de Bichkek.

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I. Les islamistes d’Asie centrale : un défi aux États indépendants ?

B. Conflits de légitimité religieuse

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Tadjikistan : analyse comparative du Parti de la renaissance islamique et du Hizb al-Tahrir al-islami

Muhiddin Kabiri Traduction : Laurence Fara

NOTE DE L’ÉDITEUR

Texte traduit du russe par Laurence Fara

1 Jusqu’à récemment, le Parti de la renaissance islamique du Tadjikistan (PRIT) était dans la région la seule force politique qui pouvait se revendiquer représentant de l’islam politique. La situation changea avec l’apparition du Hizb al-Tahrir al-islami (HTI) : une structure politique alternative de nature religieuse était apparue. Une multitude de publications et de documents ont été consacrés à ce parti1. Cependant, certains aspects de ses activités restent encore inconnus ou, du moins, encore insuffisamment enseignés. C’est particulièrement le cas de ses interactions avec les autres forces politiques, y compris le PRIT.

2 Le présent article tente de présenter le niveau et le caractère d’interaction entre deux forces politiques qui interviennent au nom de l’islam, ainsi que les différences entre leurs positions, leurs valeurs, leurs buts et leurs tâches2. Il m’a paru intéressant de faire une analyse comparative des discours de chacune de ces deux forces politiques dans la mesure où ils peuvent coïncider à certains moments3, d’autant plus que l’un, le PRIT, agit dans la légalité, l’autre, le HTI, dans la clandestinité.

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Les facteurs de l’apparition et de l’essor du HTI en Asie centrale

3 Le HTI est apparu au Tadjikistan dans les années 1997-19984. Il avait cependant commencé à agir dans la région centre-asiatique un peu plus tôt, dans les premières années qui ont suivi la dislocation de l’Union soviétique. Les analystes relient l’apparition de ce groupement aux désaccords conceptuels avec le groupe des Frères musulmans, apparu dans les années 1930 du siècle dernier en Égypte. Une partie des adhérents de l’islam, en désaccord avec la direction de l’époque du mouvement égyptien, choisit alors une autre voie afin de réaliser ses objectifs. Du fait de la situation inégale des autres groupements islamistes du Proche-Orient, les idées alternatives exprimées au début des années 1950 par Taqi Al-Din Nabhani (1909-1977) puis par Abd Al-Qadim Zallum en Jordanie furent peu à peu bien accueillies par les musulmans de beaucoup de pays du monde.

4 L’apparition du mouvement du HTI dans l’Asie centrale postsoviétique ne fut pas tout de suite remarquable au vu de l’influence des processus alors en cours. Tandis que les gouvernements des pays de la région luttaient contre leurs opposants politiques et militaires évidents, personne n’imaginait qu’une nouvelle organisation religieuse naîtrait et choisirait de nouvelles méthodes d’action.

5 Il faut remarquer que le HTI se mit très rapidement à trouver des adeptes dans notre région, notamment en Ouzbékistan et parmi les Ouzbeks vivant dans le reste des pays d’Asie centrale, comme au Tadjikistan ou au Kirghizistan. Cela ne signifie pas pour autant que tous les membres du HTI soient uniquement ouzbeks. Il y a par exemple bon nombre de Tadjiks parmi les sympathisants de ce mouvement dans les régions du nord, du sud et de l’ouest du Tadjikistan. Il existe même des adeptes du HTI dans la région de Kulab située au sud du pays, où en dépit de son statut officiel, le PRIT ne peut pourtant pas exercer ses activités. Ce problème n’a pas été soumis à l’étude et à l’analyse ni du gouvernement ni de l’opinion publique du Tadjikistan depuis les premiers jours de l’apparition de ce groupe au sein de la République.

6 Le gouvernement de Douchanbe reconnut à peine une opposition religieuse en la personne de l’Opposition islamique unifiée (OTU) apparue en 1992, puis dans le PRIT. D’autre part, le contrôle rigide établi par les autorités du pays sur les activités des mosquées, des centres islamiques et du « clergé » musulman contribua à tranquilliser les organes gouvernementaux, qui décidèrent que désormais tous les changements de la vie religieuse seraient toujours dans leur champ de vision.

7 En règle générale, le sud et l’est de l’Ouzbékistan sont considérés comme des régions où l’influence de la religion et du « clergé »5 musulmans est importante. A contrario, les parties nord et ouest du pays ont la réputation d’être « plus laïques ». Ce stéréotype commun induit beaucoup de personnes en erreur. Après que les organes compétents de l’État ont mis fin à l’inquiétude liée au problème naissant, il se trouva que les cercles politiques, et en particulier les organes gouvernementaux officiels, n’étaient pas prêts à accepter cette réalité.

8 À cela s’ajoute l’impression que le gouvernement n’a toujours pas conceptualisé la résolution de ce problème et n’agit que dans l’expectative d’une action des organes judiciaires identique à celles expérimentées autrefois. Les organes religieux officiels du Tadjikistan6 – en ce moment, il s’agit du Shura-yi islami – ont démontré de par leur

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position faible et incertaine qu’ils ne possédaient ni la compétence ni la capacité à lutter contre ce phénomène. En général, ils évitent les problèmes épineux concernant la vie religieuse du pays et ne prennent même pas part à la résolution de questions purement religieuses, alors même que cela représente directement leur mission.

9 La réaction du PRIT à l’égard de l’apparition et de l’influence croissante du HTI me semble importante. En effet, le PRIT – apparu en 1991 avant la fin de l’URSS – était le seul représentant de l’islam politique au Tadjikistan, et pas une seule force politique ne souhaite l’apparition sur l’arène de combat de rival possédant en apparence des idées similaires.

10 Le HTI déploya son activité au Tadjikistan à un moment fort propice. Cela atteste que ce parti effectua de justes calculs politiques d’un point de vue stratégique. Dans les années 1991-1996, l’islam politique était entraîné dans un conflit armé. L’existence et les activités de groupements politiques religieux à l’intérieur du pays étaient naturellement impossibles à cette époque. À la place, ils utilisèrent à cette étape toutes les possibilités de déclarer leur volonté de concrétiser leur action au Tadjikistan. Des conditions favorables à l’activité des groupements religieux et en particulier des partis politiques religieux furent créées au début de l’ère postconflit (1997). À cette époque, le HTI commença à déployer son travail à l’intérieur du pays avec une énergie intense.

11 Le HTI amena des dizaines de livres et de tracts traduits de l’arabe en ouzbek et en tadjik7. Une base favorable à l’influence croissance de cette organisation apparut parmi les musulmans, et en particulier la jeunesse, au vu des conditions religieuses du pays : les mosquées et centres religieux démontrèrent leur faiblesse lors de la conduite de leur propagande et agirent de manière archaïque, alors que le gouvernement tadjik ne manifesta pas de volonté de renforcer leur travail ; dans la majorité des cas, les activités non gouvernementales et clandestines des divers cercles religieux provoquèrent une réaction négative du pouvoir. L’attrait de la jeunesse pour le HTI s’explique par la situation créée lorsque le pays ne possédait pas une seule organisation musulmane de propagande et de pédagogie, et ce à un moment où les activités de missionnaires issus d’autres religions (christianisme, bouddhisme) ont commencé à exercer une influence dans le pays. Ces musulmans du pays ont alors considéré la vision du HTI comme la seule vision juste.

12 Cependant, à cette période, le PRIT était occupé par d’autres problèmes importants pour lui-même et pour le maintien du processus de paix engagé avec le pouvoir laïc de Douchanbe. Il laissa donc un espace libre de propagande et d’activité religieuse pour les autres forces. Toutes les possibilités et les ressources intellectuelles et humaines du PRIT étaient détournées vers la réorganisation de la structure du parti et la participation à des manifestations politiques importantes (la réalisation d’un accord commun, les élections présidentielle et parlementaires). D’autre part, la législation en vigueur ne donne pas suffisamment de possibilités pour réaliser les activités de propagande des partis politiques religieux, même en présence d’un souhait et de possibilités, car les partis politiques n’ont pas le droit d’utiliser les mosquées et les centres religieux.

13 En réalité, toutes les parties engagées dans le processus de paix (le gouvernement, le PRIT, les structures religieuses officielles) perdent pour l’heure la lutte idéologique contre le HTI. Et le recours à des méthodes de lutte répressive contre les activistes de cette organisation du HTI montre à peine que d’autres moyens n’ont pour l’instant pas été utilisés, à l’exclusion de la région administrative de Soghd située dans le nord du

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pays, où des tables rondes ont été organisées entre le pouvoir local et des sympathisants hizbistes pour évoquer des questions religieuses (propagande et buts du HTI, enseignement traditionnel de l’islam), aspect sur lequel je reviendrai plus loin. On peut donc présenter les facteurs de l’apparition et de l’influence croissante du HTI au Tadjikistan de la manière qui suit :

14 – une baisse du niveau de connaissance de la population musulmane, notamment en ce qui concerne des questions religieuses ; – l’incompétence et l’absence d’influence des organes religieux islamiques officiels parmi la population musulmane, et en lien avec cela la méfiance des musulmans envers les représentants du « clergé » musulman du Tadjikistan ; – le contrôle trop sévère de l’État sur les activités des mosquées et des établissements religieux, ainsi que son ingérence ouverte dans les affaires intérieures du « clergé » musulman, comme par exemple la question de l’espacement des cadres de ce même « clergé » ; – l’implication politique évidente de l’une des principales forces religieuses, le PRIT ; celle-ci a par conséquent affaibli sa présence dans la sphère de la propagande et de l’éducation religieuse ; – l’absence de système contemporain d’éducation religieuse dans le pays.

15 Les conditions socio-économiques du pays ont également joué un rôle en plus de ces facteurs, mais c’est là le thème d’une autre discussion.

La position du PRIT par rapport au HTI du Tadjikistan

16 Le PRIT, comme le gouvernement, n’a d’abord pas accordé une signification sérieuse à l’apparition du HTI au Tadjikistan. Cependant, une série d’événements ne pouvaient laisser la direction du PRIT indifférente à ce problème, comme la détention par les forces de l’ordre de quelques activistes du PRIT accusés d’être membre et d’appartenir au HTI.

17 La direction du PRIT considéra les premiers cas de détentions de ses activistes comme une action illicite et intéressée de quelques organes locaux du pouvoir. Ils conclurent qu’il était même possible que l’organisation du HTI se crée artificiellement comme concurrent du PRIT. Cependant, une analyse plus approfondie de la situation montra que si cette organisation représentait le « protégé » d’une force quelconque, cette dernière ne se situait pas au Tadjikistan, mais à ses limites. C’est en lien avec cela que la position nette et concrète de la direction du PRIT par rapport au HTI fut définie, certes avec un grand retard.

18 L’ancien chef du PRIT, le défunt Sayyid Abdullah Nuri, a expliqué sa position par rapport au HTI dans une interview de la manière suivante : « Je considère que cette organisation n’a pas le droit d’agir au Tadjikistan du point de vue de la shari‘a comme d’un point de vue légal. Il y a déjà au Tadjikistan un parti à caractère religieux et, pour cette raison, il n’est pas indispensable qu’un autre parti similaire soit créé et agisse. S’ils [les militants du HTI] le désirent, ils peuvent réaliser leur activité politique par le biais de notre parti, à condition que leur action ne contredise pas la loi et le règlement de notre parti. D’un point de vue juridique, cette organisation n’est pas enregistrée et n’a pas le droit d’agir au Tadjikistan. Nous considérons que c’est un parti illégal8. »

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19 Le PRIT n’a pas seulement défini sa position par rapport au HTI au moyen de discours et d’interviews de son président et de ses autres organes : il a également participé à la prise de mesures du gouvernement destinées à empêcher la croissance de l’influence de cette organisation. Par exemple, dans la région de Soghd, des groupements de propagande furent créés par les municipalités locales. Ces groupements organisèrent avec la population des tables rondes sur le HTI et les conséquences négatives de ses activités. Sur l’initiative de l’autorité de ces municipalités locales de la région de Soghd, des activistes du PRIT furent également inclus dans ces groupes de discussion. Pour des raisons inconnues, le travail de ces groupes s’avéra de courte durée et n’eut pas de résultats convaincants.

20 Cependant, le travail mené en commun des structures gouvernementales, des organes religieux officiels et du PRIT contre le HTI représente en lui-même un phénomène important et mérite dans une certaine mesure une étude. Il existe bien une opinion selon laquelle les cercles laïcs et religieux du Tadjikistan avaient des intérêts communs, qui les ont poussés à coopérer lors de la signature et de la réalisation de l’Accord commun signé en juin 1997 à Moscou. Aujourd’hui au contraire, les possibilités de coopération et de rapprochement des deux côtés sont improbables alors que cette base appartient au passé. Néanmoins, la situation avec le HTI a démontré que les deux côtés avaient beaucoup en commun pour coopérer. Même si ces derniers ne le désirent pas, la vie et les circonstances les obligent à développer leur collaboration et encourage le dialogue entre acteurs au Tadjikistan.

21 Comme nous l’avons noté précédemment, la collaboration entre les deux partis et l’action commune des groupes ne s’est pas avérée durable et s’est limitée à la région de Soghd. Pour être plus précis, une voie « plus légère » et « expérimentale » fut choisie. Bien évidemment, la détention et l’incarcération des sympathisants du HTI a dans une certaine mesure entravé l’expansion de l’action du groupement. Cependant, si l’on considère les choses sérieusement, aucun moyen de résoudre le problème n’a été trouvé, en fin de compte et la situation est restée « gelée ».

22 D’après les données officielles, plus de deux cents personnes ont été condamnées par les tribunaux pour adhésion ou collaboration avec le HTI et quelques centaines d’individus sont poursuivies en ce moment. Il faut remarquer que 80 de ces individus n’ont été jugés qu’en 2005, ce qui montre la croissance de l’implication de la jeunesse dans le parti concerné.

23 Ici apparaît un problème auquel le PRIT ne peut pas se montrer indifférent ou soutenir l’action des autorités judiciaires. Il s’agit de l’atteinte portée aux droits de l’homme et à l’abus de la situation des fonctionnaires qui sont apparus à l’égard des membres du HTI. Comme l’ont remarqué des observateurs indépendants et des organisations internationales, les peines infligées aux membres et aux partisans de ce parti étaient disproportionnelles par rapport à leurs actes et excessivement sévères.

24 Naturellement, le PRIT ne peut pas être partisan d’un tel comportement envers les citoyens. Cette position a été exprimée à plusieurs reprises par la direction du parti. Elle appelle à une politique plus souple, en particulier envers les jeunes qui viennent de s’engager dans cette voie. Par rapport à cela, il est possible de caractériser la position du PRIT sur le problème du HTI en deux points : le PRIT considère l’action du HTI inacceptable tant du point de vue idéologique que du point de vue juridique. D’autre part, il est également impossible de soutenir les méthodes actuelles de lutte contre ce

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parti. En effet, elles ne devraient pas avoir un caractère aussi répressif mais au contraire se concentrer sur l’élimination des facteurs et des causes de l’apparition et de l’influence de ce groupe.

Divergences de positions entre le PRIT et le HTI

25 Nous considérons que l’une des questions principales attenante aux relations entre le PRIT et le HTI est l’analyse des points communs entre les deux partis et de leurs différences. Ce n’est qu’après une telle analyse que nous pourrons conclure dans quelle mesure ces deux partis représentent des concurrents ou des partenaires.

La question du califat

26 Comme chacun sait, l’objectif stratégique et principal du HTI est la création d’un califat mondial. Ce but est clairement exprimé dans des livres tels que : Le Régime islamique, La Démocratie est un système des infidèles, La Politique islamique, La Société islamique, ainsi que dans toute une série d’autres livres traduits de l’arabe et distribués dans les langues vernaculaires de la région centre-asiatique. En somme, le HTI rejette toute autre forme de régime et de société, et n’envisage la réalisation de la shari‘a que dans le cadre de l’instauration d’un califat. De plus, un tel califat doit posséder un caractère panislamique et liquider les frontières existantes. Un tel objectif peut-il posséder une ressemblance avec le but stratégique du PRIT ? Le concept de la création d’un califat peut-il avoir des points communs avec les slogans de la création d’une république islamique et d’une société islamique proclamés par le PRIT lors de sa période de lutte armée ?

27 Je pense que non. Avant tout, un conflit armé requiert des slogans radicaux qui permettent de mobiliser la population pour des actions tout aussi radicales, comme par exemple, une guerre, une émeute, une insurrection, etc. Dans de telles conditions, lorsque l’OTU commença la lutte armée, le PRIT en représentait le principal membre. Il a su rallier les partisans et mobiliser les masses afin d’atteindre ses objectifs, en partie grâce à ses idées et ses slogans radicaux. Ce PRIT n’a pas su proposer l’idée d’une société sacrée à des centaines de milliers de réfugiés et à des combattants qui attendaient que leur destin change de manière décisive. Dans ce cas, l’antagonisme idéologique entre le gouvernement du Tadjikistan d’alors et l’OTU aurait disparu. Ainsi, les slogans concernant l’établissement d’une république islamique étaient circonscrits à la période de la résistance armée. Ces slogans furent exclus du lexique des leaders et fonctionnaires du PRIT après le processus de paix et le début de ses activités officielles. Cela est visible au travers des programmes du parti. Au contraire, il faut remarquer que le PRIT, qui était favorable à l’établissement d’un état théocratique au Tadjikistan, s’est donné dans son programme pour objectif la formation « d’une société humaine, démocratique et juridique ». Il est vrai que la direction du PRIT n’a pas encore déclaré que ses membres n’avaient pas l’intention de créer un État islamique. Il est cependant évident qu’une telle affirmation serait politiquement myope de la part de la direction actuelle du PRIT, qui tenait d’autres slogans il y a quelques années. D’un autre côté, à la différence du HTI, le PRIT ne représente pas un parti transnational et réduit ses actions au Tadjikistan, et ce dans le cadre de la Constitution en vigueur.

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Les questions de démocratie, de liberté et de droits de l’homme

28 La question de la compatibilité de l’islam avec la démocratie est un sujet de discussion, de débats d’idées au sein des groupements islamiques et des chercheurs, notamment islamisants. Les deux peuvent-ils coexister harmonieusement ou s’agit-il de deux conceptions du monde qui se différencient à la base l’une de l’autre ? À moins qu’ils ne puissent coexister harmonieusement à certains moments et s’opposer à d’autres instants ? Les discussions à ce sujet ne sont pas achevées. Cependant, le PRIT et le HTI se sont exprimés de manière suffisamment claire sur cette question. Leurs positions sont en opposition complète à ce sujet.

29 Le HTI a distribué au Tadjikistan une brochure publiée en tadjik d’environ 80 pages intitulée : La Démocratie est un système des infidèles9. L’intitulé même de la brochure reflète son contenu. L’idée principale de ce livre est qu’« assimiler, concrétiser le concept de démocratie et appeler à sa mise en place est un péché ». L’auteur de ce livre, Abd Al-Qadim Zallum, l’un des principaux idéologues du HTI, démontre que « la démocratie n’est qu’un produit de l’Occident athée. Elle n’a aucun lien avec l’islam. Ce régime, en général et en particulier, contredit les principes de base de l’islam de par ses sources et ses idées10 ».

30 Une telle position est exprimée clairement et d’une manière similaire dans d’autres livres du HTI (Le Régime islamique, La Politique islamique), ainsi que dans ses tracts. Il faut remarquer que les idéologues de l’organisation du HTI utilisent de manière extensive les versets du Coran ainsi que les hadith du Prophète Muhammad pour étayer leurs idées. De plus, une méthode particulière de l’utilisation de ces sources s’applique : on cite des versets et hadith possédant un sens et un contenu général pouvant être appliqué à n’importe quel thème ou situation à volonté. Une telle interprétation offre aux auteurs du HTI la possibilité de créer l’illusion que leurs théories sont basées sur les documents fondamentaux de l’islam auprès des lecteurs ou auditeurs peu avertis. Affirmant que la démocratie est l’enfance de l’humanité, le HTI la considère comme un moyen d’atteindre le pouvoir absolu. C’est le moyen par lequel l’humanité désire se libérer du pouvoir absolu de Dieu et sortir du cadre des dispositions juridiques. « Cependant, dans l’islam, la politique (la direction) résulte de la shari‘a et non de la Communauté (Umma)11 ». Et, « ni le peuple, ni le Parlement, ni personne d’autre ne peut posséder le droit de légiférer. Seul Dieu légifère12 ».

31 Le PRIT ne possède toujours pas d’ouvrage spécialisé sur les questions de la démocratie et de l’islam, ce qui représente un des défauts de ses actions. L’avantage du HTI sur le PRIT est qu’à la différence de ce dernier, il peut présenter à la société des positions et des concepts « motivés » sur des questions importantes et d’actualité au moment opportun. Cependant, le PRIT tente d’exposer la position du parti sur le régime démocratique et son lien avec l’avenir du Tadjikistan ainsi qu’avec l’islam dans ses programmes, ses déclarations et les interventions de ses leaders. Beaucoup de gens considèrent que l’utilisation de termes comme par exemple « démocratie », « pluralisme » et « libertés de l’individu » de la part du PRIT, ne représente qu’un paravent. Ces gens sont persuadés que la direction du parti ne prend pas ces valeurs au sérieux et les utilise soit pour mobiliser les masses, soit au gré de la situation. De telles conjonctures, ainsi que leur apparition, sont sans fondement dans la mesure où le PRIT, à la différence du HTI, estime que l’avenir du Tadjikistan n’est pas envisageable sans développement démocratique. De plus, le PRIT propose de renforcer dans le monde

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musulman ses efforts de propagande en faveur de ses idées, de son expérience en matière de rétablissement de la paix et de la conduite d’un dialogue avec les représentants d’autres conceptions du monde.

32 Au premier abord, ces mots peuvent paraître ampoulés. Naturellement, la mise en accord des normes de la démocratie avec l’islam requiert des preuves logiques. Cette tâche repose en premier lieu sur les épaules de tous les théologiens, bien que le HTI tente de démontrer le contraire. Il serait opportun à cette fin d’élaborer un projet « démocratico-islamique » pour un mouvement islamique progressiste au sein duquel ne participerait pas que le PRIT. Il est possible que ce dernier ne puisse pas accomplir tous les objectifs seul. Et il ne pourra accomplir que la partie des objectifs prévus en lien avec son action et son expérience.

33 Si le PRIT reconnaît des valeurs communes à tous les hommes, il admet clairement que ces valeurs ne sont pas toujours conciliables avec les traditions de tous les peuples, nations et régions. Quelques-unes de ces valeurs possèdent une signification particulière dans différentes régions du monde, en particulier dans le monde musulman. Cependant, de nouvelles valeurs apparaissent avec la perte de la signification locale de ces mêmes valeurs. Par exemple, la démocratie ne peut pas être « occidentale » ou « orientale » : elle est ou elle n’est pas. Une telle division de la démocratie en fonction de critères « nationaux », voire « géographiques », est particulièrement commode pour les dirigeants autoritaires et égoïstes des pays orientaux, qui couvrent leur despotisme grâce à « la mentalité nationale » ou aux particularités de « la démocratie orientale ». De la démocratie « occidentale » ils n’adoptent que les normes qui ne leur portent pas préjudice. Il suffit qu’apparaisse le risque de perdre le pouvoir à la suite de réformes démocratiques pour que se déclenche automatiquement le mécanisme de retour au régime de démocratie « nationale » ou « orientale ».

34 À cet égard, le PRIT considère que la démocratie peut être reliée à l’islam et que l’islam en lui-même, tant du point de vue idéologique que de par son expérience concrète, contribue au succès d’une démocratie durable.

35 L’attitude des deux partis religieux étudiés ici envers les libertés fondamentales et les droits de l’homme est à noter parmi les antagonismes importants et sérieux entre eux. Le HTI occupe une position propre qui est assez claire. Son idéologue, Abd Al-Qadim Zallum, a écrit : « En ce qui concerne les quatre libertés fondamentales : la liberté de conscience, la liberté d’opinion, le droit à la propriété et la liberté individuelle, il faut dire qu’aucune de ces quatre libertés n’est reconnue par l’islam… Toutes ces formes de libertés contredisent complètement les directives de l’islam13. »

36 La question des libertés fondamentales est exposée dans d’autres publications du HTI. À cet égard, les idéologues de ce parti soutiennent que les slogans sur les droits de l’homme et leur protection sont mensongers et illusoires. En même temps, l’une des raisons pour laquelle il critique le régime communiste dans son ouvrage La Politique en islam est « la limitation des droits de l’homme par le gouvernement14 ».

37 Naturellement, le PRIT ne peut pas accepter une telle position. Du point de vue de ce parti, les libertés fondamentales reconnues aujourd’hui par la communauté internationale sont en accord avec les concepts et les normes de l’islam et ne créent pas de contradiction sérieuse. Il est opportun de remarquer à ce sujet qu’un livre du premier dirigeant du PRIT (décédé en août 2006), Sayyid Abdullah Nuri, vient d’être

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publié sous l’intitulé : Les Droits de l’homme et l’islam15. Ce livre expose clairement et précisément les liens entre l’islam et les libertés fondamentales de l’individu en se fondant sur le Coran et la Sunna du Prophète Muhammad.

38 En lien avec ce qui vient d’être dit, il est indispensable de rappeler que la principale différence entre le PRIT et le HTI réside dans leur attitude envers la démocratie. Bien que le HTI n’ait pas encore accusé le PRIT de soutenir le régime démocratique, au moyen de ses livres ou de ses tracts par exemple, il s’ensuit des entretiens et discussions avec les membres du PRIT que la position du PRIT fait l’objet d’une réprobation.

39 Le HTI utilise cette position parmi d’autres instruments de propagande contre le PRIT afin de démontrer que ce dernier « a trahi les intérêts de l’islam » et « est vendu au gouvernement », afin de faire opter les membres du PRIT pour le HTI. Il faut remarquer que cette pratique est caractéristique de l’année 1999-2000, à l’époque où le transit des membres entre le PRIT et le HTI était particulièrement visible. Cependant, le processus de transfert de membres du PRIT vers le HTI s’est affaibli durant ces dernières années, on assiste même au retour des anciens membres du PRIT. Il est possible que cela ait pour cause, entre autres, des raisons de sécurité. En tout cas, ce phénomène mérite une étude séparée.

Les différences de structure et d’action

40 Il me semble superflu de s’arrêter à la structure et aux méthodes de travail du PRIT, dans la mesure où ils sont connus et sont en conformité avec la législation du Tadjikistan. Bien évidemment, ils ont leurs particularités non seulement par rapport au HTI, mais également par rapport à d’autres partis du pays. Il faut cependant se limiter aux différences entre les structures et l’action du PRIT et du HTI, ne serait-ce que dans les grandes lignes.

41 Avant tout il faut se rappeler que le HTI représente une organisation transnationale. Pour cette raison, sa structure et ses méthodes d’action sont définies à l’étranger. Les particularités du pays ou de la région centre-asiatique dans laquelle agissent les sections du parti ne jouent pratiquement aucun rôle dans la définition de la structure et des méthodes de travail du parti. Ce style de travail fut mis en place dès le début, bien qu’il ait subi quelques changements ces derniers temps. Les sections de ce parti qui agissent en Asie centrale, et en particulier au Tadjikistan, ne font pas preuve d’indépendance quant à la définition de leur structure, de leur méthode de travail, voire même pour la définition des questions d’actualité sur lesquelles elles distribuent des tracts. Par exemple, le 27 mars 2000, ce parti a distribué un tract16, manifestement traduit de l’ouzbek vers le tadjik, entièrement dédié à l’action de l’OPEP et à la question du rôle du pétrole sur le marché mondial. Ces questions sont absolument incompréhensibles pour le Tadjik (ou l’Ouzbek) « moyen » et les simples citoyens du Tadjikistan ne possèdent aucune possibilité réelle d’exercer une influence sur le pouvoir afin de changer les prix mondiaux du pétrole, ce à quoi invite le tract. Cela atteste que la direction régionale du HTI a distribué le tract donné à la demande de quelqu’un d’autre.

42 Comme cela l’a déjà été noté, la thématique des tracts distribués par le HTI a subi quelques changements. Une série de tracts visant le pouvoir des États d’Asie centrale, en particulier l’Ouzbékistan et le Tadjikistan, accuse ce dernier d’autoritarisme,

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d’infidèle et de violations des droits des citoyens. Une semaine avant les élections parlementaires (2002) au Tadjikistan, le HTI a distribué un tract appelant au boycott des élections. Dans un autre tract, le chef du PRIT, Sayyid Abdullah Nuri, était accusé de compromission excessive et de conformisme. Cela montre que le parti révise sa tactique de lutte et tente d’attirer plus d’attention en abordant des questions de caractère régional.

43 Il y a beaucoup d’hypothèses concernant la structure du HTI, mais sa structure verticale n’est toujours pas connue, ne serait-ce qu’au niveau national. Cependant, les autorités judiciaires du pays ont déclaré en été 2005 qu’elles étaient parvenues à saisir et arrêter les leaders de la section de Douchanbe du parti. La structure type de ce parti peut être présentée de la manière suivante. La cellule primaire du parti est constituée d’un petit cercle appelé khalqa. Les membres de ce petit cercle ne connaissent que leurs associés et dirigeants proches. Tout est fait pour que les membres du cercle ne connaissent rien de l’existence d’un autre cercle ou de ses membres. Tous les liens en dehors du cercle ne se réalisent qu’à travers son dirigeant. Les dirigeants de tels petits cercles à leur tour forment une autre khalqa qui possède également un leader. Une telle méthode de travail a permis au HTI de conduire son activité clandestine durant des années dans une série de pays dans le monde. Par exemple, personne ne sait jusqu’à aujourd’hui qui est le dirigeant du HTI au Tadjikistan. Les organes officiels du pays affirment qu’ils ont arrêté les dirigeants du HTI au Tadjikistan. Cependant, les experts estiment que le dirigeant réel de cette organisation n’a toujours pas été identifié.

44 Une telle pratique est caractéristique pour les groupes qui agissent dans des conditions clandestines. Et il faut noter qu’il y a eu une telle phase dans l’histoire du PRIT, notamment à l’époque de l’Union soviétique. Une différence fondamentale entre le PRIT et le HTI à ce sujet est qu’à l’époque de l’URSS le PRIT était obligé de recourir à une telle activité, bien qu’il ait toujours essayé d’utiliser toutes les possibilités de légalisation et de réalisation de ses activités dans la sphère légale. Les méthodes de travail et la structure du PRIT se sont modifiées lorsque de telles possibilités sont apparues, et le PRIT agit désormais dans le cadre de la loi.

45 Le HTI, au contraire, n’a pas changé sa structure et ses méthodes d’action au cours de longues années. Il semble qu’à la différence du PRIT, il n’aspire pas à changer et ne reconnaît pas les États et les gouvernements des pays dans lesquels il agit. Il ne désire pas coopérer avec les organes gouvernementaux officiels des pays d’Asie centrale. Même si les gouvernements de ces pays d’Asie centrale exprimaient leur volonté d’enregistrer ce parti – ce qui est peu probable –, il saute aux yeux que les activistes du HTI rejetteraient une telle possibilité. Par exemple, une information a circulé sur Internet selon laquelle le président du Comité aux affaires religieuses auprès du gouvernement kirghiz Mamadyusupov aurait déclaré que le gouvernement de son pays était prêt à considérer la candidature du HTI à l’enregistrement si le cas devait se présenter. Bien que par la suite ce message fut démenti par Mamadyusupov lui-même – comme si on l’avait mal compris –, le HTI réagit à sa manière et déclara qu’il n’avait pas l’intention de déposer une candidature à l’enregistrement officiel.

46 L’une des différences entre le PRIT et le HTI est l’attitude des deux partis envers le gouvernement et l’État, notamment dans le monde musulman. L’un des tracts distribués par le HTI indique comme lieu d’impression : « wilaya du Koweït 17 » c’est-à- dire la « région » et non l’État du Koweït. Cela atteste que la direction du HTI ne considère le Koweït que comme l’une des provinces du futur califat et non comme un

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État indépendant. Cela concerne également le Tadjikistan, l’Ouzbékistan, la Turquie, etc. Cela est en totale contradiction avec la politique et le programme du PRIT, qui considère « la protection de l’indépendance et de l’intégrité du Tadjikistan comme l’un des objectifs du parti ».

47 Il est ainsi possible de conclure qu’à l’heure actuelle il n’existe aucune possibilité de partenariat stratégique ou tactique entre le PRIT et le HTI, ni au niveau international, ni au niveau national.

NOTES

1. Sur le HTI en Asie centrale, voir les auteurs suivants : Bahtijar BABADŽANOV, « O dejatel’nosti “Hizb ut-Tahrir al-islami” v Uzbekistane » [De l’activité du “Hizb al-Tahrir al-islami” en Ouzbékistan], in A. Malašenko, M. B. Olkott (dir), Islam na postsoveskom prostranstve : vzgljad iznutri, Moscou, Art-Biznec-Centr, 2001, p. 153-169 ; Uran BOTOBEKOV, « Vrednie idei partii Hizb at- Tahrir al-islami na juge Kirgizii » [Les idées néfastes du Hizb al-Tahrir al-islami dans le Sud de la Kirghizie], in A. Malašenko, M. B. Olkott, 2001, p. 129-152 ; Saniya SAGNAEVA, « Religious- opposition groups in Kyrgyzstan: Hizb ut-Tahrir », in Combating Extremism and Strenghtening Democratic Institutions, Materials of the Conference on April 25, 2002, Dushanbe-Almaty, Douchanbe, Friedrich Ebert Stiftung, OSCE/Šarq, 2003, p. 53-60 ; Rahmatullo ZOJIROV, « Strategija povedenija po otnošeniju k Hizb ut-Tahrir » [Stratégie d’attitude à l’égard du Hizb al-Tahrir], in A. K. Zajfert, A. Krajkemajer (dir.), O sovmestimosti političeskogo islama i bezopasnosti v prostranstve OBSE, Douchanbe, Šarki ozod, 2003, p. 224-245. 2. Je précise que les points de vue exposés ici en tant qu’ancien porte-parole du PRIT représentent l’opinion personnelle de l’auteur et non la position du parti. Sur le PRIT, voir : Muzaffar OLIMOV, Soadat OLIMOVA, « Političeskij islam v sovremennom Tadžikistane » [L’Islam politique dans le Tadjikistan contemporain], in A. Malašenko, M. B. Olkott, 2001, p. 185-204. Voir également notre site : www.irptj.com 3. Cette étude est tirée d’une variante russe s’inscrivant dans le dialogue entre les forces laïques et les forces religieuses du Tadjikistan, dialogue consécutif au processus de paix dans le pays soutenu par diverses instances internationales. Voir à ce sujet mon article : « PIVT i Hizb ut- Tahrir : sovmestimost’ i različija » [Le PRIT et le Hizb al-Tahrir : similarités et différences], in A. K. Zajfert, A. Krajkemajer, 2003, p. 211-223. 4. Sur le HTI au Tadjikistan, voir : Kurbonali MUHABBATOV, « Religious-opposition groups in Tajikistan : Hizb ut-Tahrir », in Combating Extremism and Strenghtening Democratic Institutions, Materials of the Conference on April 25, 2002, Dushanbe-Almaty, Douchanbe, Friedrich Ebert Stiftung/OSCE, Šarq, 2003, p. 61-72. 5. Les membres du « clergé » musulman du pays sont les représentants religieux officiels relevant des autorités politiques. Sur ce « clergé » musulman du Tadjikistan, voir : Parviz MULLOJONOV, « Islamic Clergy of Tajikistan since the End of the Soviet Period », in S. Dudoignon, H. Komatsu (eds.), Islam in Politics in Russia and Central Asia (Early Eighteenth to Late Twentieth Centuries), London- New Yok-Bahrain, Kegan Paul, 2001, p. 221-250. 6. Contrairement aux pays voisins centre-asiatiques, le Tadjikistan n’a pas de Direction spirituelle des musulmans représentant l’autorité religieuse nationale. Il existe un Centre

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islamique dirigé par le shaykh Nimatullah Amanzada, Centre islamique qui veille à gérer la vie religieuse des musulmans du pays. 7. Par exemple, deux de ces publications traduites en tadjik (graphie cyrillique) s’intitulent : Manhači Hizbut-tahrir [Le Programme du Hizb al-Tahrir] ; Nizomi hukm dar islom [Le Système du pouvoir en islam]. Il convient également de signaler l’existence de nombreux tracts portant sur divers autres thèmes. 8. Interview parue dans le journal tadjik Nadğat, 33 (2002). 9. Publication tadjike traduite de l’arabe : Demokratiya – nizomi kufr [La Démocratie est un système des infidèles]. Cette publication du HTI citée sans mention de lieu d’édition fait partie de mes documents d’archives personnelles. 10. Demokratiya – nizomi kufr [La Démocratie est un système des infidèles], p. 5. 11. Ibid., p. 57. 12. Ibid. 13. Ibid., p. 69 14. Politika v islame [La Politique en islam], p. 8. 15. Sajid ABDULLO NURIJU, Prava čeloveka v islame [Les Droits de l’homme en islam], Douchanbe, 2001. 16. Ce tract, issu de mes archives personnelles, est daté du 9-04-2000 et est intitulé en tadjik (graphie cyrillique) : « Rohbariyati Uzbekiston pusida anğom yofta raftani sohtorhoi kufrro namoiš mekunad » [L’Ouzbékistan montre comment se décompose le système des infidèles]. 17. Archives personnelles de l’auteur.

RÉSUMÉS

Le présent article tente de présenter le niveau et le caractère d’interaction entre deux forces politiques qui interviennent au nom de l’islam, ainsi que les différences entre leurs positions, leurs valeurs, leurs buts et leurs tâches dans le Tadjikistan contemporain. Il a paru intéressant de faire une analyse comparative des discours de chacune de ces deux forces politiques dans la mesure où ils peuvent coïncider à certains moments, d’autant plus que l’un, le Parti de la renaissance islamique du Tadjikistan, agit dans la légalité, et l’autre, le Hizb al-Tahrir al-islami, dans la clandestinité.

This article tries to present the level and the kind of interaction between the two political forces that act in the name of Islam, as well as the differences between their positions, values, goals, and tasks in contemporary Tajikistan. It seemed interesting to make a comparative analysis of the respective discourses of these two political forces, which can sometimes overlap, especially because one of them, Islamic Renaissance Party of Tajikistan, acts legally, and the other, the Hizb al-Tahrir al-Islami, acts clandestinely.

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AUTEURS

MUHIDDIN KABIRI Muhidin Kabiri est chef du Parti de la renaissance islamique du Tadjikistan depuis le 2 septembre 2006.

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When a Mufti Turned Islamism into Political Pragmatism: Sadreddin- Khan and the Struggle for an Independent Turkestan

Paolo Sartori

1 Recent Uzbek historiography relies heavily on the hypothesis that the ‘ulama played a significant role in the Basmachi uprisings against the establishment of Soviet power in Turkestan.1 However, the true scale of the ‘ulama participation in these movements has remained rather obscure.

2 It is well known that the Basmachi uprisings were deeply connected to the social crises brought about by the Bolshevik revolution and the famine in Central Asia. On a local scale, these conflicts involved large numbers of peoples and the outcomes of the events had far-reaching consequences.2 In the given context, it is plausible to argue that the transformations of the social order that took place influenced group and individual loyalties within local communities and consequently also the ‘ulama.

3 This paper will present a case study which provides an example of the role the ‘ulama played in Turkestan between 1920 and 1921, within the context of conflicts between local groups competing for power. More specifically, the case study will describe how a Tashkent mufti planned to win Turkestan’s independence from Soviet power, where the Basmachi appeared as possible military protagonists.

4 During archival research in Tashkent we found two unpublished documents written in turki and addressed to the Japanese Consul in Qulja and the British Consul assigned to Kashghar. These two documents were found in the file the OGPU opened on Sadreddin- Khan Sharifkhwajaev3 in 1921, which is conserved in the National Security Service Archive of Uzbekistan (Üzbekiston Milliy Xavfsizlik Xizmati Arxivi). A simplified translation is given below. The source text of the two documents that were transcribed while we were doing research in the archive is also given in the appendix at the end of the article.4

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5 We will attempt to formulate a reconstructive hypothesis which will examine the motivation and the principal events that preceded the writing of these two letters by comparing them with other documents from the same archive as such a “reconstruction” is needed if we are to shed light on their origin. The paper then goes on to present the data collected on the life of the author of the letters, and subsequently offers an interpretation of their content. This analysis is necessary in order to do justice to the author’s complex intellectual profile and political acumen. “A ― To the Honourable Consul of Japan in Qulja In Central Asia the Turkestani peoples, who lived for half a century under the despotic government of Russia, were totally deprived of scientific and technical progress. The Turkic and Muslim nations, being oppressed by a Russian nationalistic policy of Russification, lost all of their political rights and spent their lives under tyranny. During this time, the Turkestani people, dissatisfied with the politics of this government, sought ways to obtain independence, and set up a Committee for National Independence which spread throughout Turkestan. In 1916, as the population could no longer tolerate this despotic policy it defended its rights via armed resistance. Finally, in 1917, after the February Revolution, freedom was temporarily granted to all. After the events of October 1917, the manifesto of Lenin, head of the Soviet government, promised freedom to every nation, especially to those in the East. On this basis, wishing to restore national liberties, in the city of Kokand, the former capital of Turkestan, the autonomy of the region was declared. The Turks of Turkestan set up a moderate government but the nationalistic Bolsheviks destroyed the cities with despotic aggression and unrestrained violence, spilling blood, killing women and children, ransacking houses and seizing our property. The government representatives were shot and hung and the government dissolved. Arson and murder are still taking place. After the elimination of the government, all authority in Kokand passed to the Committee of Turkestan National Independence. The army of the previous government of Kokand came also under the control of the Committee. In Ferghana, the national armed forces have continued to fight with patience and determination. Its associations have been set up in every region and its members are secretly working to further the ideals of nationhood. At the same time, the Bukharan and Khivan khanates have also suffered greatly. Therefore, the Central Committees of the National Union of Turkestan, Bukhara and Khiva request that, in the name of brotherhood and patriotism, the most honourable government of Japan, which holds dear the slogan ‘Asia for Asians!’, will not allow the people of Turkestan, fellow Asian patriot, to live under such tyranny. We implore you to extend a helping hand and come to our aid with arms, money and other indispensable means of support.

[The Central Committee of the Turkestan National Union] delegates to the following members the delivery of this letter to discuss the matter.5 The Commander in Chief of the National Army of Ferghana, Shirmuhammadbek The President of the Committee of the Independent Government of Bukhara, Muzaffaruddin The President of the Committee of the Independent Government of Khiva, Alimbek Amaqulov The President of the Central Committee of the Turkestan National Union, Sadreddin-Khan.”

“B ― To his Excellency, his Majesty’s Consul General in Kashghar For half a century the peoples of Turkestan passed their lives in the shadow of the Russian government, oppressed and deprived of scientific and technological progress. After the February Revolution of 1917 freedom was temporarily granted to all. After the events of October 1917, the manifesto of Lenin, head of the Soviet

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government, promised freedom to every nation, especially to those in the East. On this basis, in the city of Kokand, the ancient capital of Turkestan, the autonomy of the region was declared. A just government, conguous with the morality of the nations living in Turkestan, was set up. When, in order to celebrate this event, all the nations proclaimed public celebrations, the Bolsheviks destroyed the cities with despotic aggression and unrestrained violence, spilling blood, killing women and children, ransacking houses and seizing our property. The government representatives were shot and hung and the government dissolved. Arson and murder are still taking place. After the elimination of the government, all authority in Kokand passed to the Committee of Turkestan National Independence. The army of the previous government of Kokand also came under the control of the Committee. Until now, the armed forces have continued to fight in Ferghana with patience and determination. At the same time, the Bukharan and Khivan khanates have also been destroyed and have suffered greatly. Therefore, the Committees of the National Union of Turkestan, Bukhara and Khiva request that His Majesty’s Government, beacon of civilisation and civil liberties, will not allow the peoples of Turkestan to live under such despotism nor the great treasures of Turkestani civilisation and art to be destroyed and annihilated. We implore you, in the name of civil liberty, to extend a helping hand and come to our aid with arms, money and the necessary means of support.

[The Central Committee of the Turkestan National Union] delegates to the following members the delivery of this letter to discuss the matter.6 The Commander in Chief of the National Army of Ferghana, Shirmuhammadbek The President of the Committee of the Independent Government of Bukhara, Muzaffaruddin The President of the Committee of the Independent Government of Khiva, Alimbek Amaqulov The President of the Central Committee of the Turkestan National Union, Sadreddin-Khan.”

The History of the Two Documents: A Brief Overview

6 Although the two documents have never been published, they were known to exist. In 1928 Mustafa Chokaev, writing while in voluntary exile in Paris, seems to have had a rough idea of their contents: “The representatives of the United Committee for the National Liberation of Central Asia, in the persons of Sadriddin-Khan, Kerimov and others, made an appeal to the British Consul at Kuldja in 1921 asking for the support of the British Government. This constitutes one of the characteristic episodes in the struggle of Turkestan against Soviet power. The appeal never reached its destination. The special messenger on his way to Kuldja was arrested by the Bolsheviks in the town of Aulie-Ata. As a result, all the members of the ‘Committee of Liberation’ were condemned.”7

7 In a work published in Istanbul in 1945, Abdullah Rajab Baysuni refers to possessing Sadreddin-Khan’s memoirs. In an excerpt he says: “I knew that, the Central Committee [of the organization], which in 1920 was in Bukhara, ordered Arif Karimov and Yusufbek [Qurbanov] to depart to inform the governments of Great Britain and Japan about conditions in Turkestan. On their way, in the city of Aulie-Ata, they were caught by the Russian Cheka with all their documents.”8

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8 However, it was not only the Turkestani diaspora that related the existence of the two messages. Explicit references are made to them in two studies published by Babakhwajaev in the 1950s. Both give many elements that coincide with the information that was collected from archive documents, and which will be presented shortly. The historical interpretations regarding these two messages do, however, differ. In the first study, Babakhwajaev attributes the writing of these two letters to a “counter-revolutionary organization called the Central Committee of the Turkestan National Union, which was led by the fierce pan-Turkist and pan-Islamist Mufti Sadreddin-Khwaja Sharifkhwajaev”. According to Babakhwajaev, this organization was directly linked to the British and Japanese Consuls in Qulja, who were believed to have financed the Committee in order to organize and arm Basmachi groups.9 In his second study Babakhwajaev also attributes the writing of the letters to the Committee, but presents them as proof of a larger anti-Soviet subversive intent. Indeed he sustained that Enver Pasha had given orders to the “ittihadists”10 to assemble all their forces in Turkestan. According to the Uzbek scholar the creation of a “pan-Turkist nationalistic organization called the “Central Committee of the Turkestan National Union” in February 1921 was one of Enver Pasha’s machinations.11

9 The case of the two letters was subsequently described by Aripov and Milshtein in greater detail. This study highlights the role of the Cheka agent Shukur Muhamedov, who infiltrated the counter-revolutionary organization Milli Ittihad (National Union), and intercepted the two letters in Aulie-Ata.12

10 In the introduction to the memoirs of Munawwar-Qari Abdurashidkhanov (1878-1931)13, Sirajiddin Ahmedov recently proposed a synthetic reconstruction of the events connected with the writing of the two messages: “Two young messangers, Yusufbek Qurbanov and Rustam Niyazbekov, together with Arif Karimov, were sent by the Bukharan section of Milli Ittihad to Tashkent, where they were entrusted with a message by Sadreddin-Khan Sharifkhwajaev and took the road to Kashghar. They had been instructed to consign a letter written in the name of the governments of Bukhara, Khorezm and Turkestan to the Japanese and British Consuls. However, they were captured in a place near Alma-Ata. Arif Karimov handed over the secret letter to the OGPU agents. […] At the trial in Tashkent, Sadreddin-Khan and Karimov were sentenced to execution by a firing squad and Yu. Qurbanov and R. Niyazbekov two different detention periods. […] Munawwar-Qari, who was suspected of being involved in the affair, was held under arrest from 30 March to 1 December 1921.”14

11 Given that Sirajiddin Ahmedov’s reconstruction bears no critical apparatus, it would be legitimate to conclude that most of the information he used came from Munawwar- Qari’s memoirs.

12 At this point, a further contribution to the study of the writing of these letters can be given by comparing the documents and the memoirs collected during archival research, in particular, by consulting the dossiers on Tashmuhammed Aripshaev (1868-1937)15, Munawwar-Qari and Sadreddin-Khan Sharifkhwajaev.

13 In the documents relating to an investigation led by Kutsenko (head KGB investigator in Uzbekistan), who in the years between 1957 and 1958 re-examined the list of accusations brought against a group of Tashkent ‘ulama16, a note (obzornaya spravka) summarises the affair relating to the two letters: “― Sharifkhwajaev Sadreddin Khwaja, born in 1878, from Tashkent, a teacher before his arrest;

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― Karimov Garif Alminovich, born in 1889, from Orenburg, he was employed by an educational institute in Tashkent before his arrest; ― Kurbanov Yusufbek, born in 1899, from Tashkent, head of a rate-regulation commission; ― Umarov Muhamedyar Muhamedovich, born in 1899, from Tashkent, teacher at school № 13 in Tashkent before his arrest; ― Niyazbekov Rustambek, born in 1879, from Tashkent, in charge of finances at a Muslim school in Tashkent before his arrest; ― Ziya-Muhamedov Abdullahjan, instructor of the People’s Commissariat for Education, at the time of his arrest sought refuge with a group of Basmachi; ― Sharifkhwajaev, Karimov, Kurbanov, Umarov, and Niyazbekov were arrested in 1921 by the Turcheka Politsektor, as members of a counter-revolutionary group that on 9 March 1921 during an illegal meeting prepared two counter-revolutionary and inflammatory letters addressed to representatives of Japan and Great Britain, requesting arms and money on behalf of the Committee of ‘National Union’ (Milli Ittihad) to support them in their fight against Soviet power in Turkestan. Having authenticated the above-mentioned letters with the seal of the organization Milli Ittihad, Karimov and Kurbanov, on the request of Sharifkhwajaev, set off for Aulie-Ata in order to illegally cross the border to China with the intention of consigning these messages to the representatives of Japan and Great Britain. Karimov and Kurbanov were also supplied with reports from the People’s Commissariat for Education [which would have insured them] a journey without obstacles to the city of Aulie-Ata. The documents were prepared by Sharifkhwajaev. Karimov and Kurbanov were held in the city of Aulie-Ata by the Cheka and the above-mentioned documents were confiscated. Sharifkhwajaev and Ziya- Muhamedov sought refuge with the Basmachi group of Rahmankul after hearing of the arrests of the afore-mentioned and they then instigated the Basmachi to vigorous action. Sharifkhwajaev pleaded guilty during the investigation. The others, despite the fact that the file contained concrete proof refused to plead guilty. On 23 December 1921 the Supreme Revolutionary Court of the Central Executive Committee of the Soviet Republic of Turkestan examined the case publicly and issued the following sentences: Sharifkhwajaev, Karimov and Ziya-Muhamedov condemned to execution by firing squad. Kurbanov condemned to 3 years’ hard labour, Umarov and Niyazbekov condemned to 2 years’ hard labour. However, on the basis of the amnesty granted by the TurkTsIK on 7 November 1921 for Sharifkhwajaev and Karimov execution by firing squad was commuted to 5 years’ hard labour, for Kurbanov the period of arrest was halved, whilst Umarov and Niyazbekov were freed. No amnesty was granted to Ziya Muhamedov, who was declared an outlaw who, if captured, could be shot by any citizen.”17

14 The reconstruction carried out by Kutsenko is based on the material collected from the Cheka about Sadreddin-Khan Sharifkhwajaev and on the interrogation that the Aulie- Ata Politbyuro subjected Karimov to.

15 Presented below is the translation of a statement made by Karimov, which describes the details of the drafting of the two messages: “Before the journey abroad I did not know Yusufbek Kurbanov at all. On 9 March 1921 I was invited to Abdullahjanov’s apartment. At about three o’clock in the morning Kurbanov arrived. Muhamedyar [Umarov] and Sadyrdin [Sadreddin-Khan Sharifkhwajaev] were also there. The latter sat down and wrote an appeal to the great powers of Japan and Great Britain. Then he fixed on it a seal and placed the signatures of the National Committees of Khiva and Bukhara and of the General Committee [of Turkestan].”18

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16 From Kutsenko’s report, and from what Sirajiddin Ahmedov argues, it seems clear that the initiative for the writing of the two letters can be firmly attributed to Sadreddin- Khan Sharifkhwajaev. In addition, Kutsenko’s reconstruction indicates that the signatures of the heads of the National Army of Ferghana, and of the Committee of the Independent Government of Bukhara, as well as that of the Committee of the Independent Government of Khorezm, are false.

17 An extract from Munawwar-Qari’s memoirs written in prison in 1931 is further evidence of the unreliability of the signatures, and sustains that the co-ordination between the various committees cited in the letters never existed, although Munawwar-Qari does not deny that the organizations did exist: “On 31 March I was arrested without warning. A few days later the reason for the arrest became known: Sadreddin-Khan had written a letter to the British Consul and the letter had been intercepted. The links between Bukhara, Samarkand and Ferghana [set forth] in the letter in reality did not exist. They were completely the fruit of the imagination of Sadreddin-Khan and Karimov.”19

18 Given the unreliable nature of the signatures, we should attempt to understand to what extent Sadreddin-Khan’s words on plans for Turkestan independence actually had a basis in fact. In order to do so, we need to establish that role Sadreddin-Khan played within the illegal political organization called Milli Ittihad, whose president (ra’is) he claimed to be.

19 Let us therefore compare the memoirs of Munawwar-Qari with those of Selim-Khan Tillahanov (1898-1931).20 In a report given to the OGPU on 20 December 1929 Munawwar-Qari relates that he had received a letter during his stay in Bukhara. This letter informed him that in Tashkent an organization called Milli Ittihad had been set up, replacing the existent Ittihad wa Taraqqi (Union and Progress). Munawwar-Qari recalls that at the time nobody in Bukhara knew who the leaders of the organization were, what their programme might be, or whether or not they had a specific statute. He did suspect, however, that Sadreddin-Khan and Haydar Effendi were the heads of the organization. Munawwar-Qari reports writing a letter to Haydar Effendi asking him to send him a copy of the statute and programme of the new organization, and tell him who the members of its central committee were. Munawwar-Qari recounts that Haydar Effendi answered that this organization really did exist in Tashkent, but he did not know who was on its central committee. He assumed, however, that it was likely that Sadreddin-Khan and Musa Begiev21, who were both members of the former organization Ittihad wa Taraqqi, were involved. Munawwar-Qari says that, at that point, in Bukhara the question was raised as to whether the Milli Ittihad Central Committee should be moved from Tashkent, or whether the fellow members of the organization who stayed in Bukhara should put themselves under the control of the Tashkent group. The transfer was decided upon: only a provincial section of the organization was to be left in Tashkent. Munawwar-Qari reports that he informed Sadreddin-Khan of the decision and asked him to carry out the order and send the statute and seal of the organization to Bukhara. No answer to the request arrived, and the Central Committee in Bukhara never received what it had asked for. Munawwar-Qari recounts that the climate created encouraged a current of distrust of the Tashkent group within the Milli Ittihad Central Committee, which had in the meantime moved to Bukhara, where it met two or three times to decide upon a statute and a programme for the organization.

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20 Below is a particularly interesting point in Munawwar-Qari’s version, where he elaborates on the division that had been created between Tashkent and Bukhara: “At the time relationships between Bukhara and Tashkent were tense. Those from Bukhara operated under the flag of [the organization for] the Independence of Bukhara while the Turkestanis under that of the National Union; at the same time both groups were mostly made up by members of the Communist Party.”22

21 Munawwar-Qari goes on to recall that he returned to Tashkent and stayed there from 7th to 20th March 1921, and that during his stay he met the Presidium of the Central Executive Committee of Turkestan, who entrusted him with a position on the scientific council of the People’s Commissariat for Education (Narkompros). Three or four days after having arrived in Tashkent he remembers meeting Musa Bigiev and Sadreddin- Khan.

22 Munawwar-Qari claims he asked Sadreddin-Khan why he had not sent the seal and the statute of the organization to Bukhara. He relates that Sadreddin-Khan defended himself saying that he was not in possession of either the seal or the statute, that he had given them to someone else, and it was for this reason he had been unable to send them. After this, Sadreddin-Khan supposedly looked at Musa Bigiev and smiled, which seemed suspicious to Munawwar-Qari.

23 Munawwar-Qari also claimed that he advised Sadreddin-Khan to find the seal and the statute and send them to Bukhara, adding that Tashkent could continue its activity but only as a provincial branch of the organization. Munawwar-Qari informs us that Sadreddin-Khan got down to work, and that after this meeting they were not able to see each other again, as he was afraid to meet the mufti because he was continually being followed by Cheka agents. Munawwar-Qari remembers being arrested a few days later on 30 March, and says that he only found out the reason for his arrest from Qurbanov and Karimov a month and a half later. This extract from the testimony finishes with the following statement (not included in the recent Uzbek edition of the “Memoirs”): “I was liberated on 11 December 1921. The others (Yu. Kurmanbaev [sic, Qurbanov], Karimov and Sadreddin-Khan) were tried on 23 December.”23

24 Munawwar-Qari remembers with surprising accuracy the trial date of Qurbanov, Karimov and Sadreddin-Khan, the same date given in Kutsenko’s report.24 The accuracy of the reference is probably due to the fact that this event happened just after Munawwar-Qari’s own release.

25 According to what is written in this 1929 memoir some members of the Ittihad wa Taraqqi organization had moved from Tashkent to Bukhara. Those who remained in Tashkent established a new organization that, as its name eloquently suggests, wished to represent all of the Turkestani Muslim nation (millat) in the struggle for the independence from Soviet power. Those who went to Bukhara did not wish to place themselves under the authority claimed by the representatives of the Milli Ittihad and wished to run the Central Committee of the organization themselves.

26 Tillahanov’s notes (zapiski) offer a brief resume of the birth of the Milli Ittihad organization and confirm Munawwar-Qari’s version: “I am well acquainted with the activity of the organization between the end of 1920 and the beginning of 1921. The reason for this was that at the end of 1920 the progressives started leaving their jobs in state organizations, after which many of them went to Bukhara. Very few progressives remained in Tashkent. I wanted to

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leave for Bukhara too, but Sadreddin-Khan asked me to work in Tashkent and did not allow me to leave. At the time the organization was no longer called Ittihad wa Taraqqi but Milli Ittihad. The centre of Milli Ittihad moved to Bukhara along with its most prominent members: Sagdullah Khwaja Tursun Khajaev, Atakhan Nazir Khwajaev, Munawwar-Qari Abdurashidov and others.”25

27 First of all, it is worth noting that Tillahanov confirms that Milli Ittihad was just another name for Ittihad wa Taraqqi, information, which is also found in Sadreddin Khan’s “memoirs”, which Abdullah Rajab Baysuni refers to.26

28 We believe that Tillahanov’s notes provide substantially new elements about the structure of the Milli Ittihad organization. In particular he explains the reorganization of the roles and duties expected of those who remained in Tashkent after the Central Committee of the organization had moved to Bukhara: “In Tashkent a provincial committee was set up by the organization which consisted of: 1. Sadreddin-Khan Sharifkhwajaev (President); 2. Najmetdin Shir Ahmetbaev; 3. Abdullahjan Ziyabaev; 4. Selim-Khan Tillakhwajaev; 5. Israiljan Ibragimov; 6. Karimbek Narbekov; 7. Talibjan Musabaev. The establishment of the Syr-Daria oblast committee of the organization took place at the end of 1920. […] The members of the Syr-Daria committee of the organization had the following duties: President – Sadreddin-Khan; Secretary – Selim-Khan Tillakhanov; foreign affairs – Najmetdin Shirahmetbaev; information exchange and internal affairs – Talibjan Musabaev; military affairs – Israiljan Ibragimov; Treasurer – Karimbek Narbekov; organizer – Abdullahjan Ziyabaev. In the vast majority of cases the Syr- Daria committee did not act alone but took decisions based on the orders of the Bukharan centre. At the same time, however, Sadreddin-Khan Sharifkhwajaev was given full power by the centre and was considered a representative of the Central Committee of the organization within the Syr-Daria oblast. This is why Sadreddin- Khan sometimes acted alone without waiting for the centre to answer to resolve some questions.”27

29 The establishment of the Syr-Daria oblast committee by the Milli Ittihad organization placed Sadreddin-Khan in a position of formal dependence. In turn this provided him with effective independence from the centre of the organization situated in Bukhara. Taking the initiative to write letters to the British and Japanese Consuls, therefore, is clearly an act of insubordination towards the organization’s Bukharan centre, whose overall authority Sadreddin-Khan refused to acknowledge.

30 Given that Sadriddin-Khan signed himself as the head (ra’is) of the Central Committee (markaz-i ‘umumi) of the Turkestan National Union, it is reasonable to assume that he wanted to affirm his own position as the only and legitimate representative of this organization. We believe that it was for this reason that he also signed his name to letters for the Committee of the Independent Government of Bukhara, which, we believe, was established by those who (after the disbanding of the Ittihad wa Taraqqi) moved from Tashkent to Bukhara.

31 Its is likely that a struggle for the authority over the Muslim political factions which remained outside Party cadres was taking place. Further support to such a hypothesis is given by the fact that between May and June of 1920 the activities of Turar Ryskulov and the Musbyuro were suspended by Lenin and the Turkkomissiya28. Sadreddin-Khan, therefore, lacked the support of the Muslim Communists of Tashkent. We believe the latter insured Muslims who were not part of Soviet institutions real manoeuvring space in the political running of Turkestan. Perhaps this is the reason behind the fact that (as Tillahanov stated) many Muslims moved from Tashkent to Bukhara.

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32 The case of Sadreddin-Khan’s letters highlights the need for further reflection on the changes the emergence of Soviet Central Asia brought to its Muslim communities in terms of power relations. Life in Muslim groups working within Soviet institutions was conditioned by new values, different from those typical of Islamic tradition. At the level of Soviet institutions, a Muslim’s political authority was no longer based on his being an ‘alim of renowned knowledge nor did it depend on being able to boast that one was a sayyid or a khwaja. Thus, the authority which a Muslim needed to be a leader, whether of the Musbyuro or of an illegal political organization, depended on access to instruments of power. Just as for Ryskulov what proved crucial to implement his political plans was the obtaining Moscow’s favour, so too Sadreddin-Khan needed to demonstrate he could gain the favour of Great Britain and Japan to rise to a position of power within the Milli Ittihad.

Sadreddin-Khan Sharifkhwajaev: a Biographical Sketch

33 It is surprising that although there is so little known about the life of Sadreddin-Khan, a historical novel was written on the subversive activity of this mufti.29 Although, the novel is, of course, an unreliable source for reconstructing his biography, it is, however, interesting to note that it relates that the mufti decided to contact the British Consul in Kashghar because of his close relationship with the famous British spy Frederick M. Bailey30. This is obviously a fictitious invention that takes advantage of this well-known story.

34 From Kutsenko’s report, we learn that Sadreddin-Khan was born in Tashkent in 1878. To date, there is no known information on his intellectual formation, and activity prior to 1917.

35 In this year Sadreddin-Khan was distanced, together with Khairiddin-Khan, from the Society of ‘ulama (‘Ulama Jam‘iyyati) in Tashkent31, after which Sadreddin-Khan and Khairiddin-Khan established the Society of Jurists (Fuqaha Jam‘iyyati)32. This was an organization that was set up on 15 August 1917 by four qazis, and some muftis in Tashkent. It dedicated itself to ifta, i.e. issuing non-binding judgements (fatwa) on questions of law. It offered itself to the Tashkent Muslim community as a consultancy organization, which could be used to obtain judgements on legal matters (shar‘i mas’alalar). It also set itself up as the only institution which could grant the right to issue fatwas. Indeed, the organization awarded the seals only to those muftis who had demonstrated a sound knowledge of fiqh by passing an exam33.

36 The participation of the four Tashkent qazis in the establishment of this organization had an important legal and political meaning. On the one hand, the Society of Jurists presented itself as an institution that was congruous with Islamic tradition. Further still, by linking itself to the work of the four qazis, the Fuqaha Jam‘iyyati could delegitimise the legal authority of the ‘Ulama Jam‘iyyati in the eyes of the Muslim community in Tashkent. This hypothesis would therefore explain the intolerance of the ‘Ulama Jam‘iyyati when confronted with the establishment of the Fuqaha Jam‘iyyati34, as well as the fact that, in order to recognise the existence of an official commission dedicated to ifta (ha’iyat-i ifta), the ‘Ulama Jam‘iyyati imposed the condition that the members of this commission had to be affiliated with them.35

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37 Sadreddin-Khan was also the editor of the bi-weekly periodical Izhar al-Haqq, the press organ of Fuqaha Jam‘iyyati, and the author of a handful of articles published in this majalla.36 Due to limited space, this paper cannot hope to include a detailed analysis of his press output nor an overview of the periodical which he edited. It should, however, be noted that the cultural background of Sadreddin-Khan was that of a Muslim very much at ease with Islamic jurisprudence. Yet, at the same time, he harboured a certain interest in the concepts which characterised a non-reactionary intellectual profile. He certainly favoured the adoption of ideas on nation (millat) and patriotism (watan muhabbati). The defence of Islamic ethics (akhlaq) and Arabic meshed together in Sadreddin-Khan with the exhortation to learn other peoples’ languages. Being openly critical of the quarrels among Muslim scholars37, Sadreddin-Khan was a strong supporter of values such as union and concord (Ittihad wa Ittifaq) in the Muslim community of Turkestan. Even if he considered associationism in Tashkent in 1917 in a positive light, he warned against the political divisions brought about by the February Revolution.

38 Bearing in mind that Sadreddin-Khan was the editor of the periodical Izhar al-Haqq, it can therefore be stated with certitude that he was in contact with different intellectual milieus. Some of these were sensitive to contemporary international current affairs, and eager to spread the idea of a Turkestani national identity. Others, perhaps those closer to the mufti, exhorted people to bring to fruition the idea of “union and concord” (Ittifaq wa Ittihad) of the local Muslim nation (millat), and were based on concepts and values from the widespread current of Islamic reform (islah-i din)38.

39 Sadreddin-Khan’s political ambitions preceded the establishment of Milli Ittihad. He was a member of the People’s Assembly of Turkestan, which was part of the Autonomous Government of Kokand,39 and he was among those who signed the programme of the Turkic Federalist Party in 1917.40

40 We lose sight of our mufti after the editorial offices of the Fuqaha Jam‘iyyati press organ were confiscated. The confiscation was ordered by Tashkhwaja Ashurkhwajaev,41 head of the Commissariat for Nationality Affairs of Turkestan. The periodical was accused of promoting bourgeois ends and of being in conflict with the interests of the proletariat. 42

41 Yet, the relationship between Tashkhwaja Ashurkhwajaev and the Fuqaha Jam‘iyyati pre-dated the issuing of the decree which closed down the periodical Izhar al-Haqq. First of all, we know that Sadreddin-Khan and Tashkhwaja Ashurkhwajaev knew each other, given that both had been members of the People’s Assembly of the Autonomous Government of Kokand.43

42 In addition, on 8 June 1918 Tashkhwaja Ashurkhwajaev officially asked the Fuqaha Jam‘iyyati for a fatwa on the socialisation of land.44 The commissar had his reply within 2 days, on 10 June.45 The fatwa, published in the Tatar newspaper Ulugh Turkistan and in Izhar al-Haqq,46 stated that the socialisation of land was incompatible with the shari‘a. Tashkhwaja Ashurkhwajaev was also a member of the recently founded Communist Party of Turkestan.47 This is known to have included many prominent Muslims who hoped that by participating in Bolshevik politics they would accede to the government of the state.48 Certainly, the career of such Muslims within the Bolshevik institutions should not merely be explained by highlighting their political ability and shrewdness. Indeed, a recent study puts forward the hypothesis that the enthusiasm of some of these figures played a vital role in the establishment of the Communist Party in

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Turkestan. Koran in hand, many of them truly believed that socialism could be reconciled with Islam.49

43 At any rate, Tashkhwaja Ashurkhwajaev was a Muslim of considerable standing who was undoubtedly well known in Soviet administrative circles. We also know that it was he who issued the decrees which led to the closing of all the newspapers and magazines managed by Muslims that contested Bolshevik policies.50 The Commissar’s duties included the setting up of an openly Communist-leaning Uzbek newspaper (Ishtirakiyyun) and the organization of propaganda at a local level.51

44 The periodical Izhar al-Haqq, its editorial staff, and political activity were all victims of the clash between the major groupings which represented the Muslim community in Tashkent in the summer of 1918. After the Red Guards destroyed the Autonomous Government of Kokand, in Tashkent those Muslims who were involved in the new regime achieved important status.52 Tashkhwaja Ashurkhwajaev, newly appointed Commissar for Nationality Affairs, was one of them. Other Muslim organizations continued only temporarily. They operated outside Soviet institutions and sometimes were forced to adopt positions that were in contrast with the Bolsheviks’ policies. Muslim organizations soon became powerless in this arena. Indeed, the Society of ‘ulama ( ‘Ulama Jam‘iyyati) was closed by a decree signed by Kolesov, Head of the Sovnarkom, and Ashurkhwajaev.53 Similarly the Fuqaha Jam‘iyyati dissolved, after the decree that suspended the publication of its journal.54

45 The plan of the ‘Ulama and Fuqaha Jam‘iyyati to mobilize the Tahskent Muslim community, via a call for maslaha (“welfare”), proved to be a failure as the fact that the Sovnarkom in Tashkent had the power to disband them had not been taken into account.

46 In the middle of the Civil War and after the dissolution of the Autonomous Government of Kokand, those Muslim organizations that were not able to, or did not want to partecipate in Soviet politics turned to illegal political activity to achieve their goals. This seems to have also been the destiny of Sadreddin-Khan.

The Letters: Some Observations on Their Contents

47 In the argumentation put forward by the mufti in favour of the independence of Turkestan, the term hurriyyat (freedom) plays a fundamental role. Its explicit use suggests a close analogy with the themes of the Tashkent Muslim press. Indeed, within this vast literary corpus the 1917 February Revolution and the establishment of the Kerenski Provisional Government were presented as the political changes that had made possible a free political and cultural climate for the Turkestani Muslims.55

48 In the document addressed to the Japanese Consul, the term hurriyyat follows the repeated use of the term zulm (tyranny) to describe the Tsarist government. In this regard, the political interpretation of the term hurriyyat, which suggets the idea of freedom in opposition to that of tyranny, echoes its first use in Ottoman literature.56 If we limit ourselves merely to comparisons, it can be observed that in both the documents, the Autonomous Government of Kokand is seen as mu‘tadil, “just”, a term which harks back to the Islamic ideal of i‘tidal, “justice”, which also inspired Ottoman intellectuals to reform the political system on constitutional and liberal principles.57 Moreover, the existence of the illegal organization called Ittihad wa Taraqqi from which Milli Ittihad grew out of is ipso facto proof of the Turkish unionists’ influence in

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Tashkent.58 Regarding cultural influences, the use of the word taraqqi would also suggest we are dealing with documents written by a faqih well acquainted with Western ideas on progress.59

49 The message sent to the Japanese Consul is of particular interest as it offers an interpretation (albeit one that is somewhat forced) of the 1916 uprising. This reads as if it had been conceived in defence of the legal status of the Turkestani Muslims, as subjects of the Russian Empire. In this sense, the term huquq refers to a legal concept of citizenship that became increasingly widespread among the Muslim communities of the Empire from the time the Russian authorities adopted measures to unify the state and social structures which put the legal status of Muslims on a par with Russian subjects.60

50 There are striking similarities in the two letters, yet careful analysis shows there are substantial differences. Both present the Turkestani political situation in the same way: the Tsarist oppression was followed by the hope (based on Lenin’s promises)61 of being able to set up a national government which would enjoy regional autonomy (ulka mukhtariyyati).

51 The use of terms such as “nation” and “nationality” is, instead, the most striking difference. In the letter addressed to the Japanese Consul, expressions such as “the Russian nationalistic policy of Russification” and “Turks of Turkestan” lead one to believe that ethnic identity was embedded in the concept of “nationality” (milliyyat). It should also be added, however, that the sentence “the Turkic and Muslim nations of Turkestan” betrays a prior idea of regional communalism in which Turkicness and Muslimness were meshed together.62 In the letter addressed to the British Consul religious and ethnic references disappear to be replaced by an image of Turkestan as a multi-national area, and of the Autonomous Government installed in Kokand as a guarantor of the rights of all of peoples living in the region.

52 All of the above points to the fact that Sadreddin-Khan was conscious that the ideas of national and civil rights would make his messages persuasive. It is not by chance that in the letter to the Japanese Consul the ideas of Turkic ethnic identity of the Turkestani nation were prominent, given that these served as supporting argumentation for the idea of Asian brotherhood with the Japanese. Nor should the insistence on the theme of rights and the absence of jingoistic elements in the letter to the British surprise us, as they were seen as defenders of civil rights and civilisation.

53 As previously noted, the signatures at the bottom of the documents are false. It is, however, worth mentioning that Shirmuhammadbek (otherwise known as Kur Shirmat) and his armed groups were presented as the Turkestani National Army assigned to Ferghana Valley. Kur Shirmat enjoyed a certain reputation with the British mission in Kashghar and in the eyes of Sadreddin-Khan this may have seemed to be a way to request money and arms.

54 In reconstructing the mufti’s political project the most significant factors that the letters offer are the idea of regional independence from Soviet power and the almost total absence of references to Islamic institutions. Sadreddin-Khan sustained that the “power” of the Autonomous Government of Turkestan, which had been proclaimed in November 1917 and dissolved by the Bolsheviks in March 1918, was transferred to the Committee for the National Independence of Turkestan. The letters do not indicate what this actually consisted of, and what relation it bore to the Milli Ittihad organization. However, it would seem that the continuity between the plan for the

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independence of Turkestan, which is mentioned in the letter, and the Autonomous Government in Kokand were arguments to explain the coopting of the Kur Shirmat groups of Basmachi by Sadreddin-Khan.

55 Undoubtedly, the need to persuade the Japanese and British Consuls to supply the “counter-revolutionaries” with arms and money influenced the themes that were either included in, or left out of, these two letters. “Asia for Asians” and the “defence of civil rights” seem to be slogans that Sadreddin-Khan chose to strike a chord with his chosen foreign audiences. On the other hand, in these two letters the idea of Islamic identity in Turkestan does not seem to be visible at all. Rather than an oversight is likely to have been a deliberate omission.

56 Sadreddin-Khan probably thought it too risky to highlight Muslim communalism. Certainly in the not so distant past the Russians had mistaken that type of religious communalism as a clear sign of “pan-Islamism”63 and Islamophobia had supplied the Tsarist administration with an excuse for carrying out restrictive policies against the Turkestani Muslims.64 At the beginning of the 1920s, it is probable that it was considerations such as these that convinced this Tashkent mufti to almost entirely cover up the Islamic identity of Soviet Turkestan.

57 Indeed, in both of the letters the author repeats the phrase “after the elimination of the government, all authority in Kokand passed to the Committee of Turkestan National Independence”. Rather than portraying a conflict between Muslims and Bolsheviks, by employing such a phrase Sadreddin-Khan wished to appear as a political representative on a par with his audiences (the Japanese and British Consuls), when requesting financial assistance for resistance against the Soviets and in favour of Turkestan independence.

58 If such an initiative came out of an environment which wished to defend the integrity of Islamic institutions, it should also be highlighted that the plan of the Tashkent mufti responded to precise political needs. The rhetorical elements which record a careful evaluation of the international circumstances in which Turkestan then found itself should be read in such a light. Moreover, the history of the letters suggests that Sadreddin-Khan’s initiative should be seen a a way to obtain authority over the “counter-revolutionary” organizations in action in Turkestan and in the People’s Republic of Bukhara. The struggle between coalitions of Muslim intellectuals and officials, in fact became particularly bitter when the political status of the Muslim Communists became precarious.

59 These documents neither prove the engagement of the ‘ulama in the Basmachi revolt, nor the existence of an organization acting for the political affirmation of Islam in Central Asia in the early Soviet period. Rather they show how, in a period usually depicted as a struggle between Bolsheviks and Muslims, a Tashkent mufti chose language consistently different from that of Islamic tradition to affirm a political plan aimed at securing the independence of Turkestan from Soviet rule.

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APPENDIXES

The Arabic numbers refer to the original line order of the document. The Arabic graphemes which were reconstructed after the comparison between the two documents appear in square brackets.

Document “A”

ويوب ك اينوپاي حكو تم ى نن ك غ جلو ه كاد ى يكو ل م رتح هغيم 1 هتروا آس يلاي ك كروت س ات ن لاها ى رل ى ميري عصر مدت دنچيا ه ور س هي حكومت ظ هناملا سى ريثﺄت ى هليا ملع و رنه رت قي س دي ن محرو يم ت 2 چ ديروقو ه يلاق ب ور س يل ك تيلم ي س هليقو ور سﻼش ريد و س اي ستي آس ديت ه يليزيا ب روت ك و اسﻼم لم ت رل ى حقوق س اي سيّه دن 3 كتيچ ه يلاق ب ظ مل و ربج رل دنچيا ه عمر راذك ديا ى وب هتروا هد كروت س ات ن لاها ى سى حكومت نن ك وب س اي س ديت ن اران ضى ولوب ب اس قت يلﻼ ت نيلوي ى 4 زيا ﻻب لم ي اس قت يلﻼ ت وق هتيم سين وزوت ب ش هبع رل ى هليا وتوب ن كروت س ات ن نى ﻼباق دى ياهن ت حكو نتم ك وب س اي ست ظ هناملا س هغي 5 ط قا ت هتيا املآ سدن ١۶ چن ى س هن هد سﻼح توق ى هليا زوا حقوق يرل ن ح هيام دتيا ى بقاع ت ١٧ چن ى س هن لاربيف قنا ديبﻼ ن رب زآ عمومى يلدازآ ك 6 س غيلحا ه اغقيچ ن ولوب ب حقوق هيلم نرل ى ديكني ن ريت مزوك ك وزرآ س كي ه ريك دناك ه ١٧ چن ى س هن رباتكوا هعقاو س دي ن س كنو ره س يوا ت حكو تم ى نن ك 7 اب ش دن ه حكم نار اغلوا ن ينيل ن نن ك ( يفانم ست ) وعده سى ه ربر لم ت وا چون لم ى يلدازآ ك و ح ير ت عا هغينﻼ ﹰانب كروت س ات ن نن ك يا سكى ياپ ت[ تخ ي] 8 اكلوب ن خ دنقو ش دنره ه كلوا ه م تيراتخ ى نى عا ﻼن يتيا ب كروت س لنات ى روت ك رل دتعم ل رب حكومت تش يك ل اكليق ن دلاح ه لم ت چى لاب ش يوي ك رل نين ك 9 ظ هناملا هجوم و ريب ح هنام دعت ى رل ى هليا ش رلره يليزوب ب اق ن رل يليكوت ب وتاخ ن و هلاب رل يك س يلي ب هناخ و ام ل رل ﻻات ن و جارات يليتيا ب حكومت 10 ابرا ب رل ى يليتآ ب آس يلي ب حكومت نى دليتاقرات ى و شول هتآ ردق وتآ و يك س رلو ماود متيا كده رود 11 خ دنقو حكو تم ى وليتاقرات هليا وتوب ن كاح يم ت لم ى اس قت يلﻼ ت وق هتيم س هني وك يچ ب خ دنقو حكو تم ى نن ك

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س با ق عسك رلر ى هم وق هتيم نظ غيترا ه 12[ك]وچدى احلا ل غچه فر هناغ هد لم ى اوق ى ح هيبر سى م هبراح هد ص رب و ابث ت هليا ماود متيا كده رود 13 هر رب ولبا ست هد وق هتيم رل ى و جم يع ت رل ى چآ وق و خفى ص دترو ه هياغ ٔ هيلم رل ى دنلوي ه حركت متيا كده رود 14[ب] اراخ و ويخ ه يلناخ ك رل ى هم يع ن دنامز ه شول ط قير ه ريغآ رلنوك چيك رو مكده دلوا ق دنرل ن لم ى داحتا وق هتيم رل ى كروت س ات ن » اراخب » و 15 ويخ ه يلناخ ك رل ى آس اي آس يلاي ك نيرل ك رود اكيد ن ش نراع ى ﻻزم اكتوت ن س زي م رتح م هينوپاي حكو ديتم ن امتلا س رونيليق ميك 16[عر] ادق ش وط ادن ش اس يلاي ك كروت س ات ن لاها ى سى نن ك وب ردق ظ مل آس دنيت ه عمر چيك مرو غيك ه ار ضى يل ك روك س امتا ى سﻼح و وپ ل و هكزوا 17[ضر] رو وب اكرودﻻ ن وجه رل هليا دراي م يلوق ن كنيغامتازوا نز ى وطن و عر ادق ش يل ك ديمان ن زيمانوتوا 18[ وب ] حقده س زو ﻻشو وا چون وا ش نوب ى بات ش ورو چى مات حق يلقو ك دنابوت ه اسم رل ى اكليزاي ن عا ض نيرلا ى رودارابوي

19 فر هناغ اوق ى هيلم عسك هير سين اب ش ول غى اراخب حكو تم ى نن ك اس قت يلﻼ ت وق هتيم سى نن ك يﺋر سى 20 ويخ ه حكو تم ى نن ك اس قت يلﻼ ت وق هتيم سى نن ك يﺋر سى كروت س ات ن مركز عمومى لم ى داحتا وق هتيم سى نن ك يﺋر سى

Document “B”

ويوب ك يرب ط هينا حكو تم ى نن ك اك شغر يكو ل حض رو لاع ى غيرل 1[ روت ك]س ات ن لاها ى رل ى ميري عصر دن ريب ى ور س هي حكو تم ى س هيا س دن ه ملع و رنه رت قي س دي ن محروم ربج و ظ مل رل دنچيا ه عمر راذك ديا ى 2 [… ] ١٧ چن ى س هن لاربيف قنا ديبﻼ ن س كنو ره رب زآ ع مومى يلدازآ ك س هغيلحا اغقيچ ن ولوب ب ١٧ چن ى سهن رباتكوا هعقاو س دي ن 3[س نو ك] هر س يوا ت حكو تم ى نن ك آس دنت ه وروتلوا چى ينيل ن نن ك ( يفانم ست ) عا ﻼن وعده سى ه ربر لم ت خصوصاً شرق هغيتلم خط ابا ً 4[ زآ ] يلدا ك و ح ير ت عا غينﻼ ه ًءانب كروت س ات ن نن ك يا سكى تختياپ ى اكلوب ن خ دنقو ش دنره ه كلوا ه م يراتخ ت عا ﻼن يتيا ب كروت س دنات ه 5[ اي ش وا ]چى هر رب لم ت نن ك دا ب لم ى غيرل ه انتم سب دلاح ه دتعم ل رب حكومت تش يك ل يليتيا ب عمومى رلتلم ننا ك وا چون ماريب و

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6[ امن ي]ش عارل ﻼن اكتيا ن ديرل ه لاب ش يوي ك رل ني ك ظ هناملا هجوم » بي رح هنام دعت ى رل ى هليا ش رلره يليزوب ب اق ن رل يليكوت ب 7[ وتاخ ن و هلاب ] رل يك س يلي ب هناخ و ام ل رل ينﻻات ب حكومت ابرا ب رل ى يليتآ ب آس يلي ب حكومت نى يتاقرات ب وب هتآ ردق وتآ و 8[ يك س] رلو ماود متيا كده رود 9[خوق] دن حكو تم ى وليتاقرات هليا وتوب ن كاح يم ت لم ى اس قت يلﻼ ت وق هتيم س هني وك يچ ب خ دنقو حكو تم ى نن ك س با ق عسك رلر ى هم 10[ وق مي] هت نظ غيترا ه وك چدى ات احلا ل فر هناغ هد اوق ى ح هيبر ص رب و ابث ت هليا م هبراح هد ماود متيا كده رود 11[ راخب ]ا و ويخ ه يلناخ ك رل ى هم يع ن دنامز ه شول ط قير ه خ ار ب يليتيا ب ريغآ رلنوك چيك مرو كده ودلوا ق دنرل ن لم ى داحتا 12[ وق مي] هت رل ى عموم كروت س ات ن » اراخب » ويخ ه يلناخ ك رل ى س زي م رتح م م يند ت و حقوق بش ير ت اس ذات ى ويوب ك 13[ رب ي]ط هينا حكو ديتم ن امتلا س رونيليق ميك كروت س ات ن لاها ى سى نن ك وب ردق ظ مل آس ديت ه يشاب و كروت س ات ن داعم ن » » 14[ص ان ي]ع يفن سه رل ى اب طل و خ ار ب ملوا هغيك ار ضى يل ك يزوي ن روك س امتا ى سﻼح و اكزوا ضر ارو ش رلاي هليا دراي م يلوق ن 15[ زوا ] كنيغامتا نز ى حقوق نا س ينا ت ديمان ن زيمانوتوا 16[ وب ح] دق ه س زو ﻻشو وا چون وا ش مانوب ه بات ش ورو چى مات حق يلقو ك دنابوت ه مان رل ى يمليزاي ش عا ض نيرلا ى رودارابوي 17[فر] هناغ اوق ى هيلم عسك هير سين اب ش ول غى 18[ ويخ ه ] حكو تم ى نن ك اس قت يلﻼ ت وق هتيم سى نن ك يﺋر سى اراخب حكو تم ى نن ك اس قت يلﻼ ت وق هتيم سى نن ك يﺋر سى 19 كروت س ات ن مركز عمومى لم ى داحتا وق هتيم سى نن ك يﺋر سى

NOTES

1. M. HAJDAROV, Q. RAĞABOV, Turkiston tarixi, Toškent, Universitet, 2002, p. 116, 129, 133, 135, 138; Q. RAĞABOV, “Mustaqil Turkiston učun muğodalalar (1917-1935 jillar)”, Ğamijat va bošqaruv, 4 (1998), p. 61; Id., “Ġolib armijaning… qora išlari”, Šarq julduzi, 6 (1998), p. 172; Id., Buxoroga Qizil Armija bosqin va unga qarši kuraš, Toškent, Ma”naviyat, 2002, p. 25-6; Id., Vooružennoe dviženie v Turkestanskom krae protiv sovetskogo režima (1918-1924 gg.), Avtoreferat dissertacii na soiskanie učenoj stepeni doktora istoričeskih nauk, Taškent, 2005, p. 50; Turkestan v načale XX veka: k istorii istokov nacional‘noi nezavisimosti, Toškent, Šarq, 2000, p. 168. 2. M. BUTTINO, La Rivoluzione capovolta. L’Asia centrale tra il crollo dell’Impero zarista e la formazione dell’URSS, Napoli, L’Ancora del Mediterraneo, 2003, p. 285-326. 3. In Arabic script sources the names occurs in the form Ṣadr al-Dîn Ḫân ibn Šarîf Ḫwâğa. 4. The documents conserved in the Šarifkhwajaev dossier were found to be in an excellent state of conservation. However, the right-hand edges of the two letters, in particular of document “B”,

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were slightly torn. Some words were therefore missing and we sought to reconstruct them by comparing the two documents, as well as profiting from the philological skills of Ghulom Karimov, a research assistant at the “al-Beruni” Institute of Oriental Studies of the Uzbek Academy of Sciences. This paper has been made possible thanks to his invaluable collaboration. 5. Names are missing in the original. 6. Names are missing in the original. 7. M. CHOKAEV, “The Basmaji Movement in Turkestan”, Asiatic Review, XXIV-(April 1928), p. 284. 8. A. R. BAYSUN, Türkistan millî hareketleri, Istanbul, 1945, p. 33. 9. A. H. BABAHODŽAEV, Proval anglijskoj agressivnoj politiki v Srednej Azii (1917-1920), Taškent, Izdatel’stvo Akademii Nauk Uzbekskoj SSR, 1955, p. 142. 10. Unionists. 11. A. H. BABAHODŽAEV, Proval angliskoj politiki v Srednej Azii i na Srednom Vostoke v period priznanija sovetskogo gosudarstva de-fakto i de-jure, Taškent, Izdatel’stvo Akademii Nauk Uzbekskoj SSR, 1957, p. 101. 12. R. ARIPOV, N. MIL’ŠTEIN, Iz istorii organov gosbezopasnosti Uzbekistana. (Dokumental’nye očerki istorii 1917-1930 gg.), Taškent, Uzbekistan, 1967, p. 143-146. 13. More details on his life can be found in S. AHMAD, “Munavvar Qori”, Šarq Julduzi, 5 (1992), p. 105-119. 14. S. AHMAD, “Jülbošči”, in M.-Q. ABDURAŠIDXONOV (ed.), Tanlangan asarlar, Toškent, Ma”navijat, 2003, p. 53. 15. Tašmuhamed Aripšaev (1879-1937), in Arabic script sources his name occurs in the form Tâš Qârî ‘Ârif-šâh. He was a prominent representative of the Tashkent ‘Ulama Jam‘iyyati in 1917 and 1918. 16. On this subject see our: “The Tashkent ‘Ulamā’ and the Soviet State (1920-1938): A Preliminary Research Note Based on NKVD Documents”, in P. Sartori, T. Trevisani (eds.), Patterns of Transformation In and Around Uzbekistan: Proceedings of the Asiac/Carn Conference, Rome 5-6 November 2004, “Processi Storici e Politiche di Pace / Historical Processes and Peace Politics”, 2/2006, p. 143-166, Forthcoming. 17. Üzbekiston Milliy Xavfsizlik Xizmati Arxivi (National Security Service Archive of Uzbekistan, henceforth ÜzMXXA), Delo № 24082 po obvineniju Aripšaeva Tašmuhameda i drugih, t. VI, ll. 7-8. 18. ÜzMXXA, DELO № 2977 po obvineniju Sadreddin Šarif Hodžaeva, l. 83ob. 19. M.-Q. ABDURAŠIDXONOV, 2003, p. 242. 20. For more informations on Tillahanov, see: H. AHROROVA, Izlarini izlajman, Toškent, Šarq, 1998, pp. 95-105. 21. The renowned Tatar modernist ‘alim. 22. Cf. ÜzMXXA, “Delo № 33391 po obvineniju Munavvara Kary Abdurašidhanova”, t. II, l. 298 and M.-Q. ABDURAŠIDXONOV, 2003, p. 186. 23. ÜzMXXA, Delo № 33391, t. II, l. 303. 24. ÜzMXXA, Delo № 24082, t. VI, l. 8. 25. ÜzMXXA, Delo № 33391, t. III, l. 88. 26. A. R. BAYSUN, 1945, p. 33. 27. ÜzMXXA, Delo № 33391, t. III, ll. 88-90. 28. M. BUTTINO, 2003, p. 402. 29. B. PARMUZIN, Zlost’ čužih vetrov, Taškent, Yoš Gvardija, 1981. 30. Ivi, p. 63-4. 31. Further informations on the Muslim political organizations which were active in Tashkent under the Provisional Government and in the aftermath of the October Revolution see: A. Khalid, “Tashkent 1917: Muslim Politics in Revolutionary Turkestan”, Slavic Review, 55/2 (1996), p. 270-296. 32. ÜzMXXA, “Delo po obvineniju Said Azizova”, № 42102, ll. 10-11.

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33. [Ṣadr al-Dîn Ḫân Šarîf Ḫwâğa-ûġlî], “Tâškand fuqahâ’ ğam‘iyyatî”, Kingâš, № 14, 8 ḏû al-ḥiğğa 1335 – 8 sîntabr 1917, p. 3. 34. Mullâ Pîr Muḥammad A‘lam, Tanqîd yâ-ḫwud ḍarba, “al-Îḍâḥ”, № 24, 29 ğumâdî al-awwal 1336 – 9 mârṭ 1918, p. 364. 35. Idâra, I‘lân, “al-Îḍâḥ”, № 14, 19 muḥarram 1336 – 22 ûktâbr 1917, p. 220. 36. Ṣadr al-Dîn Ḫân Šarîf Ḫwâğa-ûġlî, “Daf‛-i tahlîka”, Iẓhâr al-Ḥaqq, № 01, 8 ğumâdî al-awwal 1336 – 20 fîwrâl 1918, p. 10-13; Id., “Iẓhâr-i ḥaqîqat wa iršâd”, Iẓhâr al-Ḥaqq, № 02, 16 ğumâdî al- awwal 1336 – 28 fîwrâl 1918, p. 18-24; Id., “Iẓhâr-i tâ’assuf”, Iẓhâr al-Ḥaqq, № 12-13, 20 ša‘bân 1336 – 16 mây 1918, p. 181-183; Id., “Tarġîb al-tarâwîḥ”, Iẓhâr al-Ḥaqq, № 14, 26 ša‘bân 1336 – 7 iyûn 1918, p. 194-197; Id., “Îqâẓ al-iḫwân”, ivi, p. 200-203; Id., “Tanbîh”, Iẓhâr al-Ḥaqq, № 15, 4 ramaḍân 1336 – 14 iyûn 1918, p. 211-217; Id., “Îqâẓ al-iḫwân baqiyyasî”, ivi, p. 221-224; 37. Ṣadr al-Dîn Ḫân, “Iẓhâr-i tâ’assuf”, p. 183. 38. Ṣadr al-Dîn Ḫân, “Iẓhâr-i ḥaqîqat wa iršâd”, p. 18. 39. A. MINGNOROV, Turkistonda 1917-1918 jillardagi millij sijosij taškilotlari, Toškent, Ma”navijat, 2002, p. 45; S. A”ZAMXÜĞAEV, Turkiston muxtorijati, Toškent, Ma”navijat, 2000, p. 130. 40. H. KOMATSU, “The Program of the Turkic Federalist Party in Turkistan (1917)”, in H. B. Paksoy (ed.), Central Asia Reader. The Rediscovery of History, Armonk, N.Y., M. E. Sharpe, 1994, p. 126. 41. Tâšḫwâğa Тwağa ‘Ašurḫwâğa-ûġlî in Arabic script sources. 42. Üzbekiston Respublikasi Markaziy Davlat Arkhivi [Central State Archive of the Republic of Uzbekistan, henceforth ÜzRMDA], R-36/1/12/216, also reported by Ûlûġ Turkistân, № 123, 26 šawwâl 1336 – 3 avġust 1918, p. 4. 43. A. MINGNOROV, 2002, p. 45; S. A”ZAMXÜĞAEV, 2000, p. 130. 44. ÜzRMDA, R-36/1/12/183. 45. ÜzRMDA, R-36/1/12/182, 182ob. 46. “Mîllî išlâr kâmîsârîna Fuqahâ ğam‘iyyatî ṭarafîdan bîrilgân ğawâb”, Ûlûġ Turkistân, № 104, 5 ramaḍan 1336 – 12 iyûn 1918, p. 4; Fuqahâ Ğam‘iyyatî, “Tûrt mas’ala ğawâbâtî”, Iẓhâr al-Ḥaqq, № 16, 12 ramaḍan 1336 – 20 iyûn 1918, p. 229-32. The publication of the fatwa fostered public discussion: Qišlâqî (Ḫûqand), “Mîllî Išlar Kâmîsârî Tâšḫwâğa Afandîning Fuqahâ ğam‘iyyatîga bîrgân sû’âlî munâsabatî îla”, Ûlûġ Turkistân, № 110, 21 ramaḍan 1336 – 29 iyûn 1918, p. 2; Riḍâ’ al-Dîn Šâkiruf (Taškand), “Qišlâqî afandîning Kâmîsâr Tâšḫwâğaġa ḫuṭabâ yâzġân fatwâlarîġa ğawâb”, Ûlûġ Turkistân, № 115, 8 šawwâl 1336 – 16 iyûl 1918, p. 4. 47. “Musulmân Qâmmûnîstlâr Partiyasi”, Ûlûġ Turkistân, № 108, 14 ramaḍan 1336 – 22 iyûn, p. 3. 48. A. KHALID, The Politics of Muslim Cultural Reform: Jadidism in Central Asia, Berkeley, University of California Press, 1998, p. 288. 49. R. CHIGABDINOV, « De la question du socialisme islamique au Turkestan : le parcours d’Arif Klevleev (1874-1918) », Cahiers d’Asie Centrale, 13/14 (2004), p. 231-241. 50. ÜzRMDA, R-17/1/1060/21. 51. ÜzRMDA, R-17/1/179/12-13ob; see also A. A. KAMILOV, Dejatel’nost’ narodnogo komissariata po nacional’nim delam Turkestanskoj ASSR po rešeniju nacional’nih problem v Turkestane, Avtoreferat, Andiğan, 1993. 52. A. KHALID, 1998, p. 287. 53. № 243, 13 May 1918, cf. ÜzRMDA, R-36/1/12/89-89ob. The decree was performed on 17 May 1918, cf. ÜzRMDA, R-36/1/12/38. 54. ÜzRMDA, R-36/1/12/216. For a more detailed study on this issue see our: “Tashkent 1918: Giurisperiti musulmani e autorita sovietiche contro ‘i predicatori del bazar’”, Annali di Ca’ Foscari, (serie orientale 37), XLV, 3 (2006), p. 113-139. 55. Cf. Idâra [‘Abd al-Raḥmân Ṣâdiq-ûġlî], “Yâšâsûn ḥurriyyat”, “al-Iṣlâḥ”, № 7, 21 ğumâdî al-âḫir 1335 – 1 âpriîl 1917, p. 812-817; Ibrâhîm Ṭahirî, “Ḥurriyyat”, ivi, p. 817-820; Kabîr Bakr, “Maslak

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wa maqṣad”, Ûlûġ Turkistân, № 1, 18 rağab 1335 – 25 âprîl 1917, p. 1; Aḥrâr-ḫân Maḫdûm, “Muḥtaram musulmân barâdarlâr!”, al-Îḍâḥ, № 1, 13 ramaḍân 1335 – 19 iyûn 1917, p. 2-4; Fuqahâ Ğam‘iyyatî, “Muqaddîma”, Iẓhâr al-Ḥaqq, № 01, 8 ğumâdî al-awwal 1336 – 20 fîwrâl 1918, p. 1-5. 56. B. LEWIS, “The Idea of Freedom in Modern Islamic Political Thought”, in Id., Islam in History, Peoria, Ill., Open Court, 1972, p. 267-281. 57. A. PELLITTERI, “‘Abdal-Rahmân al-Kawâkibî (1853/4-1902). Nuovi materiali bibliografici”, Quaderni di Oriente Moderno, Nuova serie, XV (LXXVI)-(1996), p. 15. 58. E. J. ZÜRCHER, The Unionist Factor. The Role of the Committee of Union and Progress in the Turkish National Movement 1906-1926, Leiden, Brill, 1984. 59. F. WENNBERG, An Inquiry into Bukharan Qadîmism: Mîrzâ Salîm-bîk, Berlin, Klaus Schwarz Werlag, 2002, p. 49-53. 60. On this question see: L. F. KOSTENKO, Srednjaja Azija i vodvorenie v nej russkoj graždanstvennosti, Sankt-Peterburg 1871; C. NOACK, « Les musulmans de la région Volga-Oural au XIXe siècle. L’arrière-plan économique, social et culturel du mouvement d’émancipation », in S. A. Dudoignon, D. Is’haqov, R. Möhämmätschin (dir.), L’Islam de Russie. Conscience communautaire et autonomie politique chez les Tatars de la Volga et de l’Oural, depuis le XVIIIe siècle, Paris, Maisonneuve & Larose, 1997, p. 89-114. For some reflections on the concept of “citizenship” in the Siberian Muslim press see: S. A. DUDOIGNON, « Un Islam périphérique ? Quelques reflexions sur la presse musulmane de Sibérie à la veille de la Première Guerre mondial », in En islam sibérien (textes réunis et présentés par S. A. Dudoignon), Cahiers du monde russe, 41/2-3 (2000), p. 310-313. 61. Presumably the “Declaration of the Rights of the Peoples of Russia”, see: V. I. Lenin o Srednej Azii i Uzbekistane, Taškent, Gosudarstvennoe Izdatel’stvo Uzbekskoj SSR, 1967, p. 62-64. 62. Echoing Abdurrauf Fitrat’s speech on the “eastern nation”, A. KHALID, “Nationalizing the Revolution in Central Asia. The Transformation of Jadidism, 1917-1920”, in R. G. Suny, T. Martin (eds.), A State of Nations: Empire and Nation-Making in the Age of Lenin and Stalin, New York, Oxford University Press, 2001, p. 156-159. 63. A. KHALID, 1998, p. 194-7. 64. See: A. KHALID, “Self-Definition of Russian Islam”, paper presented at the International Conference on “Religion, Identity, and Empire”, New Haven, 2005, unpublished.

ABSTRACTS

The involvement of the Turkestani ‘ulama in the “counter-revolutionary” organizations which opposed Soviet authorities in Central Asia is a question that is still being debated by historians. This study presents two documents written early in 1921 by Sadreddin-Khan Sharifkhwajaev, a Tashkent mufti, to the British and Japanese Consuls, respectively in Kashghar and Qulja. As the head of the Central Committee of the National Union (Milliy Ittihad), Sadreddin-Khan requested money and arms to struggle for the independence of Turkestan from Soviet power. In his attempt to persuade British and Japanese authorities to give the Committee of the Turkestan National Union the necessary aid, Sadreddin-Khan relied on arguments that were substantially unusual for a Muslim jurist : the “defence of the civil rights” and “Asian brotherhood”. Indeed, the mufti deliberately avoided depicting Muslim armed resistance to Sovietisation as a jihad.

L’implication des ‘ulama dans les organisations « contre-révolutionnaires » opposées aux autorités soviétiques en Asie centrale, reste encore une question débattue par les historiens.

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Cette étude présente deux documents écrits au début de l’année 1921 par Sadreddin-Khan Sharifkhwajaev un mufti de Tachkent, adressés aux consuls britannique et japonais, respectivement localisés à Kashgar et à Qulja. En tant que chef du Comité central de l’Union nationale (Milliy Ittihad), Sadreddin-Khan sollicita de l’argent et des armes afin de lutter pour l’indépendance du Turkestan et le libérer du pouvoir soviétique. Dans sa tentative de convaincre les autorités britanniques et japonaises de fournir au Comité de l’Union nationale du Turkestan l’aide nécessaire, Sadreddin-Khan s’appuie sur deux arguments largement insolites pour un juriste musulman : la « défense des droits civiques » et la « fraternité asiatique ». En effet, le mufti a délibérément évité de présenter la résistance armée des musulmans à la soviétisation comme un jihad.

AUTHOR

PAOLO SARTORI Paolo Sartori achève une thèse de doctorat sur les ‘ulama centre-asiatiques à l’université La Sapienza de Rome (département d’études islamiques) et enseigne l’histoire moderne de l’Asie centrale à l’université de Palerme.

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Le jihad comme idéologie de l’« Autre » et de « l’Exilé » à travers l’étude de documents du Mouvement islamique d’Ouzbékistan1

Bahtijar Babadžanov Traduction : Habiba Fathi

NOTE DE L’ÉDITEUR

Texte traduit du russe par Habiba Fathi

1 Il y a maintenant quelques années que le livre d’Ahmed Rashid intitulé Jihad2 a été publié. Excepté de simples considérations, cet ouvrage comprend des informations tout à fait superficielles sur la formation du Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO), ainsi que sur les objectifs et les liens de ce parti avec d’autres organisations religieuses, notamment celle du Parti de la renaissance islamique du Tadjikistan (PRIT). L’auteur a essentiellement utilisé des témoignages recueillis sur la base d’interviews et des informations obtenues auprès de quelques personnalités importantes des mouvements d’opposition islamique. Dans l’ensemble, ce livre écrit par un journaliste pakistanais est assez nécessaire pour la recherche, même s’il est vrai que celle-ci est dépourvue d’approche analytique. De plus, la plupart des témoignages, en particulier ceux concernant les biographies des chefs du MIO, ont été publiés sans vérification. De ce fait, ils n’ont pas la prétention d’être pleinement authentiques.

2 Presque un an avant la sortie de l’ouvrage d’Ahmed Rashid, les versions russe et anglaise d’un livre écrit par un autre journaliste, l’Israélien Oleg Yakubov, avaient été publiées à Moscou. Ce livre portait sur les causes des attentats du 16 février 1999 à Tachkent et prétendait s’intituler Enquête d’un détective3. Compte tenu du fait que cet

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ouvrage a été pratiquement écrit à la demande des autorités politiques de l’Ouzbékistan, Oleg Yakubov s’appuie largement sur des éléments tirés d’une enquête judiciaire4. Bien évidemment, les matériaux figurant dans son livre n’ont pas reçu d’écho en raison des méthodes d’interprétation de l’auteur. Ces matériaux suscitent de toute évidence des passions, d’autant qu’une tentative d’analyse scientifique y fait défaut. Divers aspects des activités du MIO ont été publiés en Ouzbékistan, et cela essentiellement sous forme de propagande. Il en est de même dans certains médias d’autres pays, en particulier dans la Fédération de Russie5.

3 Dans cet article, nous ne pouvons pas analyser l’ensemble des travaux publiés relatifs au MIO. Mais nous voudrions ici mettre l’accent sur une question qui jusqu’à présent n’a jamais été abordée : la formation de l’idéologie du MIO. Cette question soulève une série d’autres questions : la transformation du concept de jihad et les commentaires relatifs au statut de martyr (shahid) chez les sympathisants du MIO. Bien entendu, cela nécessite de nous pencher sur quelques points de l’histoire de ce mouvement, en particulier sur le stade initial des différentes phases de son évolution. En effet, la période liée à son apparition a été interprétée d’une manière fort douteuse dans certaines publications, en particulier celle d’Ahmed Rashid.

4 Avant d’analyser la question de l’idéologie du MIO, nous nous proposons de mentionner nos sources majeures. Celles-ci s’appuient en partie sur les cahiers ayant appartenu à des combattants du MIO où sont reflétés leurs compendiums6. Dans ces cahiers, nous avons précisément découvert des leçons de jihad et des commentaires relatifs au statut de shahid, tels que cela avait été expliqué aux jeunes combattants du MIO. Ces sources sont également tirées de nos archives personnelles. En effet, nous disposons de cassettes vidéo comprenant les discours (ma’’ruza) de Tahir Yuldash – chef du MIO –, de publications du mouvement (journaux et proclamations), ainsi que des textes des serments prêtés par ceux qui s’étaient engagés à rejoindre les rangs des combattants de l’organisation. Parmi ces matériaux, un texte ouzbek intitulé « Leçons de jihad » (Jihad darsliklari) présente un intérêt tout à fait particulier. Ce texte existe sous une forme détachée avec une gamme informatisée de textes en ouzbek cyrillisé7. Nous tenons également à ajouter que, dans cet article, nous avons pris en considération des interviews que nous avions réalisées avec notre collègue Martha Brill Olcott. Nous avions interviewé d’anciens combattants du MIO8, des agents de la mairie de Namangan interrogés entre 1989 et 1993, ainsi que certaines personnalités religieuses de l’Ouzbékistan.

De la question des justifications et des fondements religieux du jihad

5 Les méthodes de commentaire du jihad (al-jihad) constituent un problème fondamental dans l’idéologie des groupes radicaux et terroristes du monde musulman contemporain. La plupart du temps, le commentaire spirituel de ce terme, c’est-à-dire le « Jihad majeur », demeure méconnu. Et, au contraire, le sens religieux et guerrier de ce terme, c’est-à-dire celui d’une guerre contre les infidèles, trouve son fondement et sa sacralisation dans le recours à des références aux textes sacrés (Coran et hadith), ainsi qu’à des œuvres datant du Moyen Âge. D’autres théologiens musulmans, notamment ceux qui ont recours aux mêmes textes sacrés, n’approuvent cependant pas cette interprétation réductrice du jihad, tout en recherchant des arguments pour justifier

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leur position. Il semble que ce débat est infructueux et interminable. Il se peut que les « raisons intérieures » et fondamentales d’une telle situation tiennent aux particularités théologiques de l’islam, lequel ne reconnaît pas les intermédiaires entre l’individu et Dieu. En islam, il n’existe pas d’institution particulière, comme par exemple dans l’Église chrétienne, qui légaliserait le dogme et déterminerait la frontière entre l’orthodoxie et l’hérésie. Le Coran et la Sunna constituent les sources fondamentales de l’islam et admettent une importante diversité de points de vue et, conformément à cela, de commentaires9. Cela signifiait que personne ne disposait du droit exclusif d’interpréter le Coran ou la Sunna. Ce droit existait autrefois mais n’était nullement exclusif. Cependant, il était rare qu’une personne issue des théologiens doutât de son propre bon droit et tentât de démontrer qu’un point de vue opposé conduisait à l’incroyance, voire à une erreur.

6 C’est précisément pour cette raison que même parmi les théologiens relativement modérés, on trouve également une divergence d’opinions à propos du jihad. Par exemple, le célèbre théologien sunnite Al-Baghdadi (m. 429/1037) interpréta le jihad dans le sens d’un « combat contre les ennemis de l’islam jusqu’à ce qu’ils se convertissent à l’islam ou qu’ils cessassent de payer la jizyah [impôt provenant des non- musulmans] ». L’interprétation d’Al-Baghdadi institue pour la première fois les « quinze fondements de la religion (usul al-din) » qu’il avait formulés10. D’ailleurs, le célèbre soufi et théologien shafi‘ite Al-Ghazali (m. 1111) insiste particulièrement sur une interprétation exclusivement spirituelle du jihad11.

7 On trouvait encore de nombreuses opinions concernant les types de jihad ou les conditions d’une éventuelle déclaration de guerre aux « infidèles ». Dans le contexte de l’Asie centrale, il était d’usage de s’adresser aux soufis ou aux initiés d’un ordre soufi (faqir) en ce qui concerne la question du jihad, ce qui pouvait également déterminer la diversité des accents dans ses interprétations. La question récurrente relative au sens de ce terme, c’est-à-dire celui d’une « guerre contre les infidèles », est apparue lors d’une confrontation directe avec les représentants d’une autre religion, comme par exemple à l’époque de la colonisation russe.

8 La question du jihad en tant que « guerre contre les infidèles » a fait de nouveau irruption parmi les croyants d’Asie centrale au moment même de l’éclatement de l’ancienne Union soviétique. De nouvelles interprétations du jihad sont apparues qui, de nouveau, relèguent tous ses autres sens au deuxième plan. De plus, le jihad est sujet à des interprétations les plus agressives et, de ce fait, n’est pratiquement pas mentionné en tant que perfectionnement spirituel du croyant ou en tant que tout autre attitude. L’évolution de la compréhension religieuse et guerrière du jihad est en soi unique ; elle reflète de nombreux aspects et une spécificité dans la vie religieuse de la région de l’Asie centrale. À ce sujet, l’exemple le plus significatif est illustré par le MIO.

Les Ghuraba : des « Exilés » politiques et religieux

9 La forme locale de l’islam populaire en Asie centrale12 se manifesta durant de nombreux siècles. Dans de nombreux domaines, ses particularités furent déterminées par les relations d’influences réciproques entretenues avec les traditions des nomades, lesquels s’introduisaient en permanence dans la région de l’Asie centrale. Il en résulta une islamisation des tribus nomades qui prit une forme extrêmement spécifique et qui exerça une influence sur de nombreuses caractéristiques des formes de l’islam

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populaire. Par exemple, cette islamisation se manifesta sous diverses formes du culte des saints qui permettait à l’Umma de vivre dans le contexte d’un État non islamique. De nombreux savants religieux (‘ulama) partisans d’une certaine pureté de l’islam se prononçaient toujours contre cet islam « impur », voire « séculier », c’est-à-dire « des steppes » si l’on utilise un terme considéré comme plus correct par certains chercheurs13. Il paraît utile de rappeler, du moins, les célèbres décisions juridiques (fatwa) émises par le juriste hanbalite Ibn Taymiyya contre les soi-disant « coutumes tatares ».

10 À l’époque soviétique, cette forme de l’islam populaire s’avéra précisément plus vivante dans la mesure où, sur le plan historique, elle revêtait suffisamment de racines profondes parmi les populations locales, en particulier celles des provinces. Toutefois, dans les années 1980 et 1990, une nouvelle génération issue des théologiens musulmans locaux y vit également une contradiction entre les rigoureuses prescriptions du Coran et de la Sunna et la situation existante. Une telle attitude se renforça particulièrement sur fond d’une politique profondément athéiste. Cette génération commença à s’exprimer en critiquant cet islam « impur », répétant ainsi les arguments des anciennes critiques similaires à celles d’Ibn Taymiyya14.

11 En Ouzbékistan, Abduwali-Qari (Mirzaev), aujourd’hui âgé d’environ cinquante-six ans15, fut l’un des premiers jeunes théologiens à avoir un regard critique sur l’islam populaire et passait pour être le célèbre chef des soi disants « wahhabi » de la vallée de la Ferghana. Au cours de l’un de ses discours prononcés lors d’une quintuple prière durant l’automne 1990, il se distingua par un sermon (khutba) enregistré au moyen d’une cassette audio et filmé par ses disciples et conventionnellement appelé ghuraba (pluriel de gharib). Ce terme arabe signifie les « autres », les « étrangers » et les « pauvres ». En ouzbek, ce même terme apparaissant sous la forme plurielle de ghariblar a également pris le sens des « exilés ».

12 Le discours d’Abduwali-Qari était dirigé contre les soi-disant partisans d’un islam « séculier » ou des « des steppes », dont les tenants reconnaissaient et reconnaissent à la religion son héritage culturel et rituel, mais sans pour autant prôner un strict contrôle de la loi religieuse (shari‘a) dans tous les domaines de la vie, notamment dans les mœurs et les affaires juridiques et politiques. Son discours débuta par un commentaire d’un hadith du Prophète : « L’islam a commencé par l’exil (ghariba)16 et retournera vers lui. » Abduwali-Qari commente ce hadith en le mettant en relation avec la situation de la période soviétique et postsoviétique, période durant laquelle, selon lui, les « Exilés » ou les « Autres » devinrent les rares musulmans au sein de toutes les sphères de la société à se prononcer en faveur d’une « stricte observance des prescriptions du Coran et de la Sunna », tandis que les autres musulmans « demeuraient éloignés de la totale observance des prescriptions de Dieu et de son Envoyé ».

13 À maintes reprises, Abduwali-Qari émit l’opinion selon laquelle les « véritables zélateurs de l’islam » étaient très peu nombreux et qu’ils étaient devenus des « Étrangers » (ghariblar) non seulement au sein de la société que l’on nomme musulmane, mais aussi au sein de leurs propres familles.

14 Le discours d’Abduwali-Qari reçut immédiatement un écho populaire auprès d’une partie de la population musulmane, en particulier auprès de jeunes musulmans. Ceux-ci considéraient qu’il était nécessaire de lutter pour un « islam pur ». Les partisans du mouvement se mirent à se nommer « rénovateurs » (mujaddidiylar), alors que d’autres

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musulmans se nommaient « wahhabi » (vohhobiylar). Les « rénovateurs » estimaient que de nombreux rituels et coutumes accomplis par les musulmans locaux ne devaient pas faire l’objet d’une innovation (bid‘a). Cela déboucha sur un désaccord avec les autres musulmans, qui préféraient s’en tenir aux formes traditionnelles de l’islam local. Il en résulta des conflits qui, témoignaient dans les faits d’un schisme religieux entre les musulmans locaux17.

15 En dépit de sa popularité originelle, l’idéologie naissante des Ghuraba était une idéologie d’une minorité de musulmans, ce qui fut l’une des causes de son évolution vers la radicalisation. Par la suite, le groupement des Ghuraba devint un foyer idéologique pour de nombreux musulmans gagnés aux idées radicales, comme en témoigne la légitimité de la figure religieuse d’Abduwali-Qari, hissée au rang de père spirituel du MIO, une organisation radicale. Comme d’autres discours, le sermon consacré aux Ghuraba fut inséré dans les films de studios cinématographiques du MIO appelés les « Guerriers de Dieu » (Jundullah). À des degrés divers, ces films influencèrent l’idéologie du MIO, du moins dans les diverses étapes de son élaboration.

16 Cependant, par la suite, l’idéologie du MIO telle qu’elle se manifesta à travers la figure de Tahir Yuldash18 et telle qu’elle fut interprétée par Abduwali-Qari, fut entièrement appliquée au mouvement19. Ces deux personnes développèrent puis utilisèrent l’idée des Ghuraba pour légitimer une autre prescription religieuse : celle de l’Hijra. Ce terme référant à l’émigration du Prophète signifie ici l’immigration contrainte du « pays des étrangers », avant tout celui de l’Ouzbékistan, dont le territoire fut reconnu comme « territoire de la guerre contre les infidèles » (Dar al-harb). Selon l’interprétation du MIO, tout homme ayant accompli l’hijra devenait systématiquement un combattant (mujahidin) ou un « guerrier de Dieu ». C’est précisément ce sens que revêt ce terme dans un des articles du MIO intitulé : « L’Hijra comme première étape du jihad.20 »

17 Tels furent les premiers clichés idéologiques brièvement ici présentés et portant en eux l’empreinte la plus originelle de l’« Autre » ou de l’idéologie des « Exilés ». Avant de se livrer à une analyse plus détaillée des étapes de l’apparition de cette idéologie, il convient de prêter attention à une histoire plus précoce de l’irruption de groupes qui, par la suite, constituèrent la base du MIO.

Genèse du Mouvement islamique d’Ouzbékistan

18 Le refus de la politique athéiste, qui fonda une partie des réformes de M. Gorbatchev, correspondit à l’éclatement de l’ancien système idéologique prévalant à l’époque de l’URSS. Dans l’ensemble, les réformes ont fait apparaître une série de problèmes d’ordre politique, économique, social, ethnique et spirituel, problèmes devenus visibles pour toutes les couches de la société. Le krach de l’idéologie communiste et la renaissance de valeurs religieuses et nationales ne signifiaient nullement que le fait soviétique avait été oublié. D’anciens paradigmes sociaux, idéologiques et même politiques étaient toujours vivaces et étaient infailliblement reflétés dans les nouveaux clichés idéologiques, ne serait-ce qu’à travers une rhétorique formelle et des structures d’organisation. À cet effet, le statut du Parti de la renaissance islamique21 en fournit le premier exemple le plus amusant. Excepté son préambule, son statut fut constitué en se référant presque entièrement à celui du PCUS.

19 Cependant, dans les républiques « provinciales » de l’URSS, comme celle de l’Ouzbékistan, on observait un autre paradoxe de la perestroïka : le secrétaire du Parti

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s’était déjà référé à l’islam en tant que « religion de ses pères ». On peut citer en exemple le parcours professionnel de Burgutali Rafikov (m. 1996), qui fut secrétaire du Comité de la ville de Namangan rattaché au PCUS de 1990 à 1993. Celui-ci fut aussi secrétaire du Comité de district de Pansk (partie occidentale de la vallée de la Ferghana), rattaché au PCUS. En 1989-1990, il participa activement à la construction de la mosquée centrale du district et, lors de son ouverture, il prononça les paroles suivantes : « Le communisme est dans ma tête, l’islam dans mon cœur. »

20 Il convient d’ajouter que Burgutali Rafikov accomplit une prière en compagnie de son proche entourage dans une pièce séparée de la salle de prière de la mosquée. Il révéla qu’il avait prié pour la première fois de sa vie22.

21 Une fois transféré à Namangan en tant que Premier secrétaire du Comité de la ville du PCUS puis en tant que maire (hakim), Burgutali Rafikov créa une situation des plus extrêmes, laquelle précéda la dislocation de l’URSS et se poursuivit jusqu’aux premières années de l’indépendance. Ce moment marqua une montée rapide et massive d’une conscience islamique parmi la majorité de la population. En effet, tous prirent conscience que le « facteur islamique » serait amené à jouer un rôle déterminant à l’avenir. Sur le plan économique et financier, cette période se trouvait profondément ébranlée, même si, simultanément, on assistait à un développement de l’entreprenariat privé. Ce secteur demeura longtemps interdit et engendra un autre phénomène de crime : le racket. Celui-ci consistait à contraindre les entrepreneurs (petits et moyens) et les commerçants à verser illégalement un « revenu » dont le montant représentait des entre 10 à 30 % des salaires. La pratique du racket fleurit particulièrement entre 1988 et 1990 sur la quasi-totalité du territoire de l’ancienne Union soviétique. Ce racket était contrôlé par des groupes de criminels agissant avec la complicité d’officiers de police corrompus, ainsi qu’avec des agents des organes de la sécurité. Cela poussa les entrepreneurs à rechercher des moyens pour éviter d’être rackettés. Dans le contexte de Namangan, cette quête déboucha sur l’apparition de diverses organisations semi- guerrières et illégitimes, comme Adalat (Justice), Islam militsiyasi (La Police de l’islam) et Islam lashkarlari (Les Guerriers de l’islam).

22 Abduhakim Hakimjan Sattimov fut le fondateur de l’organisation Adalat. À la base de cette organisation se trouvait le groupe dit du Détachement populaire et volontaire23, créé durant l’été 1989. Ce Détachement populaire et volontaire disposait d’un petit atelier spécialisé dans la production de la soie et appartenant au fondateur d’Adalat. Ce groupe disposait également d’une salle d’entraînement, d’instructeurs chargés de l’initiation au combat corps à corps et d’armes. Ce fut précisément au sein de ces groupes que se distingua Tahir Yuldash, personne qui devint le chef du MIO. Au bout d’un certain temps, de petits et moyens entrepreneurs finirent par s’adresser à Abduhakim Hakimjan Sattimov pour se protéger du racket, étant entendu que les services de l’ordre s’avéraient impuissants face à la situation générée par la corruption endémique. C’est ainsi que l’organisation Adalat se chargea d’assurer la sécurité des entrepreneurs puis des patrouilleurs de nuit dans la ville de Namangan.

23 Cependant, des financements24 étaient indispensables pour permettre à Adalat de fonctionner normalement. Deux sources majeures de financements furent alors trouvées. Bien entendu, les entrepreneurs qui assuraient la protection de l’organisation Adalat versaient une certaine somme d’argent (bayt al-mal) dans ses caisses en signe de reconnaissance. Ce nouveau système de perception de l’argent fut appelé ‘ushr, ce qui

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fait référence à un terme arabe25. Certains chefs religieux de Namangan (Umar-Khan Damulla, Abid-Khan-Qari) portèrent une attention particulière à l’influence croissante et rapide de l’autorité d’Adalat et se mirent précisément à lui offrir des dons en argent tirés des revenus de la mosquée.

24 Abduhakim Hakimjan-Qari était profondément un homme non religieux26. Mais, à sa manière, il se mit à apprécier l’importance de la circulation capitalisée du processus d’islamisation. Une partie considérable des hommes de son détachement provenait de familles religieuses. Ce fut précisément pourquoi il hissa Tahir Yuldash au rang de chef de l’« idéologie islamique » de son organisation. Celui-ci l’incita à rebaptiser Adalat, qui prit une nouvelle appellation : Islam adalati (La Justice de l’islam). Il l’incita également à créer au sein de sa base Islam militsiyasi (La Police de l’islam) qui avait un autre nom : Islam lashkarlari (Les Guerriers de l’islam). Ainsi, en janvier 1990, à Namangan, on annonça la création de l’organisation Islam adalati. Le changement de nom de l’organisation traduisait une extension de ses sphères d’activités. Cela était reflété dans le texte de serment (bay‘a- nama) de ceux qui adhéraient à l’organisation, qui, entre autres, juraient qu’ils étaient prêts à « contribuer par tous les moyens à établir un ordre shariatique à Namangan puis dans le reste de l’Ouzbékistan27 ». Des groupes de patrouilles spécifiques à l’organisation Adalat furent créés. En partie composés de jeunes gens, ces groupes de patrouilles spécifiques faisaient irruption dans les bazars en traquant des petits voleurs à la tire pour leur infliger des coups de fouet en guise de châtiment. D’autres membres de ces groupes de patrouilles spécifiques faisaient fermer d’une manière violente les magasins dans lesquels on vendait des boissons alcoolisées, organisaient des attaques contre les adeptes de discothèques dans la partie ancienne de la ville, apparaissaient lors de mariage en exigeant de leurs organisateurs de débarrasser l’alcool des tables.

25 Ainsi, une police islamique reposant sur les mœurs de la shari‘a apparut à Namangan. Elle représentait une force considérable et de fait évolua vers un « pouvoir parallèle ». Les tentatives des autorités locales visant à mettre fin aux activités de cette organisation illégale furent vaines. Par exemple, le procureur en chef de la région administrative de Namangan, Tchari Juraev, établit 32 affaires criminelles liées aux membres de l’organisation. Ceux-ci étaient accusés d’avoir tué des voleurs à la tire, d’avoir battu des personnes et, enfin, d’avoir porté atteinte à la vie privée d’autrui. Mais les organes de police de l’État n’étaient pas décidés à entreprendre de véritables poursuites, comme par exemple l’arrestation des accusés. Les groupes composant Islam adalati étaient nettement plus décidés : ils avaient encerclé le bâtiment de la procurature pour confisquer les affaires judiciaires qui les concernaient. En plus, les services de sécurité de l’État ne manifestèrent aucune résistance. Au contraire, ceux-ci remirent volontiers des armes aux commandants du détachement d’Islam adalati. Le procureur en chef fut attrapé puis roué de coups. On l’avait contraint à présenter ses excuses devant la foule et à révéler publiquement qu’il renoncerait à l’exercice de ses fonctions. Les affaires institutionnelles furent brûlées devant la cour du siège de la procurature et la foule scandait : « Dieu est grand28 ».

26 La police de la ville et de la région de Namangan s’était depuis longtemps discréditée en raison de ses liens avec le racket. C’est pourquoi elle ne se mêla pas à ces actions, attitude qui reflétait l’impuissance totale des autorités. D’ailleurs, à plusieurs reprises, elle avait montré son incapacité à répondre à des actions illégales. Cela contribua à accroître le sentiment de puissance et l’influence des membres du « nouveau pouvoir »

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représenté par l’organisation Islam adalati. Les membres des cliques dites Yurishlar29 étaient tout aussi influents ; formés par les groupes de combattants d’Islam adalati, ils manifestèrent devant le bâtiment de la mairie de Namangan. Leurs diverses revendications prirent la forme d’un ultimatum, de sorte que les autorités de la ville furent contraintes de s’y plier. Ces événements révélaient l’existence d’un double pouvoir dans la ville de Namangan. D’ailleurs, le pouvoir de la « police des mœurs de la shari‘a », expression désignant l’organisation d’Islam adalati, gagna en autorité sur fond de crise du pouvoir politique.

27 Il est intéressant de noter que dans une telle situation de crise, les groupes armés ne s’appelaient pas mujahidin [mujohidlar en ouzbek] et ne justifiaient pas non plus leurs actions en termes de jihad. Leurs noms, tout comme le caractère identificatoire de leurs groupes, faisaient référence à une origine soviétique : Faollar (Activistes), Gurukhlar (Groupes) et Islam militstiyasi (La Police de l’islam). Il est vrai qu’à la fin de l’année 1991, les groupes armés se mirent à s’appeler Islam lashkarlari (Les Guerriers de l’islam) ; cette appellation exprimait une aspiration à légitimer un « pouvoir parallèle » dans la ville mais ne correspondait nullement à la réalité de la situation30.

28 Peu à peu, le pouvoir des organisations illégales revint presque entièrement à Tahir Yuldash. Ce dernier avait encore plus dynamisé l’activité de ses groupes armés. En effet, il avait augmenté leur nombre, avait organisé des patrouilles agissant 24 heures sur 24 dans la ville et en avait le contrôle des entrées et des sorties. Certains de ses groupes ne permettaient pas aux femmes et filles de se présenter sans être voilées. D’autres s’assuraient que tout le monde devait absolument se rendre à la mosquée lors de la prière quotidienne de midi (peshin / zuhr).

29 Une des actions les plus audacieuses menées par les combattants de l’organisation Islam adalati fut de s’emparer du bâtiment de la mairie (ancien bâtiment du comité du PC de la région de Namangan) pour y organiser un rassemblement le 19 décembre 1991. De nombreux chefs religieux de la ville (Umar-Khan Damulla, Davud-Khan-Qari) soutinrent ce rassemblement et acceptèrent même d’y participer.

30 En somme, les manifestants étaient de simples citadins qui s’étaient réunis sur la place, à l’extérieur, tandis que les jeunes combattants d’Islam adalati se trouvaient dans la cour intérieure du bâtiment. Les organisateurs de ce rassemblement avaient d’emblée exigé la démission du président de l’Ouzbékistan et se réunirent pour lui faire part personnellement de leurs revendications. Arrivé de Tachkent, le président Islam Karimov se rendit dans la cour intérieure du bâtiment assiégé. Lorsqu’il apparut, on se mit à crier : « Dieu est grand !31 ».

31 La suite des événements est très importante pour comprendre le contexte originel de l’apparition et de la transformation de l’idéologie alors naissante du MIO. C’est pourquoi il convient de les exposer plus en détail.

32 Tahir Yuldash eut le sentiment d’avoir été le héros du jour. Il repoussa littéralement le président en tentant de prendre le micro pour s’adresser à la foule. Puis, il cria : « Non ! Pour l’heure, ici, le maître, c’est moi ! Vous allez vous exprimer mais seulement lorsque je vous donnerai la parole ! Pour l’instant, taisez-vous et écoutez32 ! »

33 Après avoir répété de tels propos, des revendications furent adressées au président. Celles-ci avaient été écrites sur un morceau de papier et avaient été transmises depuis les rangs situés à l’arrière de la foule de manifestants, lieu où étaient assis les chefs religieux de la ville. Il les lit et, apparemment, il était en train d’en prendre

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connaissance. Elles portaient sur les points suivants : déclarer l’État islamique en Ouzbékistan, dissoudre le Parlement, proposer comme candidat au poste de président un chef musulman, remettre le bâtiment assiégé aux insurgés pour y créer un « centre de la shari‘a » ou y constituer un « Parti islamique », ne pas permettre aux hommes de travailler dans les maternités, etc.

34 Après cet événement, quelques hommes âgés s’approchèrent de Tahir Yuldash. Ils lui remirent un enregistrement comprenant des revendications supplémentaires. Ces hommes âgés représentaient les manifestants situés à l’extérieur du bâtiment de la mairie. Toutes ces revendications avaient exclusivement un caractère économique (stabilisation des prix des produits, indexation et augmentation des salaires). Il leur répondit en leur suggérant que l’établissement d’un État islamique et d’un ordre shariatique était la condition préalable à la résolution de tels problèmes. Toutefois, les représentants du rassemblement exigèrent que leurs revendications fussent également lues et que, dans le cas où ils n’obtiendraient pas satisfaction, ils menaçaient de se disperser pour organiser leur propre rassemblement33. Quelqu’un prononça alors la phrase suivante : « Tahir, les revendications que vous avez rendues publiques étaient les vôtres ! Maintenant, nous voulons que les nôtres soient également lues34 ! »

35 Après avoir pris conseil auprès des chefs religieux, il communiqua aussitôt les revendications d’ordre économique émises par les citadins. Presque aussitôt après cet événement, des motivations et des objectifs divers furent exprimés par les manifestants. Le plus important réside dans le fait que ceux qui avaient revendiqué des questions politico-religieuses étaient minoritaires, ce qui ne pouvait pas avoir été remarqué par le président Islam Karimov. Celui-ci prononça un discours devant les manifestants, et cela principalement dans le flot du débat sur des questions d’ordre économique, sensiblement aggravées après l’effondrement de l’URSS. En ce qui concerne les revendications politico-religieuses, le chef d’État déclara qu’il ne pouvait pas résoudre seul des questions de cet ordre et qu’il fallait le faire dans le cadre des règles adoptées, comme par exemple sur la base d’un référendum. Il sut deviner l’humeur d’une partie des manifestants. Il sut également mettre au second plan le débat sur les revendications politico-religieuses. Cela apaisa les passions et les manifestants se dispersèrent.

Lorsque les « Exilés » veulent devenir des persécuteurs…

36 Après le rassemblement de Namangan de décembre 1991, Tahir Yuldash et ses compagnons de combat, pendant encore quelques jours, continuèrent à avoir la mainmise sur le bâtiment pris d’assaut. Les membres d’Islam Adalati avaient le sentiment d’avoir été les vainqueurs, en particulier, leur dirigeant, Tahir Yuldash, qui était devenu de son propre chef le numéro un de l’organisation. C’est à partir de ce moment précis que les combattants de cette organisation commencèrent à s’attribuer le nom de mujahidin (mujahidlar), bien que dans le milieu des jeunes combattants, – à en croire nos interviews – quasiment personne ne connaissait le sens de ce terme, excepté Tahir Yuldash. L’interprétation religieuse du « nouveau statut » de combattants d’un genre nouveau était relativement simple35.

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37 Peu de temps après cela, Tahir Yuldash se déclara « commandant suprême » (bash amir) des mujahidin de Namangan. Il essayait de renforcer son nouveau statut en élargissant et consolidant les structures de son organisation. À cet effet, un nouveau texte fut constitué : Bay‘a-nama (Le Serment). Dans ce texte, tout membre de l’organisation portait pour la première fois le nom de mujahidin et avait pour obligation de se soumettre sans aucune objection aux ordres du « commandant suprême ». Par la suite, après avoir été légèrement remanié, ce texte devint le serment des membres du MIO.

38 Par ordre de Tahir Yuldash, dans la cour intérieure du bâtiment de la mairie de Namangan, fut érigé un trône (takht) qui devait symboliser le « nouveau pouvoir36 ». Il est intéressant de noter qu’au début ce trône improvisé fut recouvert d’un brocard rouge, couleur de prédilection dans les provinces de l’Asie centrale. La réaction de Tahir Yuldash fut inattendue. Il déclara que le rouge était la couleur des communistes et ordonna de faire remplacer cette étoffe par un brocard de couleur dorée. Cette attitude reflète le sentiment selon lequel chaque mujahidin « recevra un trône en or » dans l’autre monde. Mais l’ordre donné par Tahir Yuldash, c’est-à-dire faire ériger un trône, revêt un caractère extrêmement symbolique et il est fort probable que cela contribua à réveiller ses ambitions. Comme l’ont révélé d’anciens membres de l’organisation, il prenait plaisir à s’asseoir sur ce trône, d’où il prononça un discours assez cours mais remarquablement digne d’un « souverain ». S’adressant à ses compagnons de combat, il dit : « Maintenant, oubliez que nous sommes des exilés (ghariblar) dans notre pays ! Maintenant, nous allons devenir les maîtres de notre pays ! Quant à tous les infidèles et renégats (mal’unlar), ils deviendront des exilés ! »

39 Or Tahir Yuldash précipita les choses en prononçant son discours de sa « place d’honneur ». Après avoir attendu jusqu’à l’élection présidentielle de novembre 1992 pour recueillir la majorité des suffrages, les autorités officielles de Tachkent se mirent à regagner peu à peu le contrôle du pouvoir local. En conséquence, de nombreux membres d’Islam adalati furent arrêtés puis jugés. Mais Tahir Yuldash et ses proches parvinrent à fuir au Tadjikistan voisin.

40 Aussi, pendant longtemps et jusqu’à la quête théorique de légitimation dans les fondements du sens propre du jihad, l’organisation Islam adalati parvint à constituer les méthodes de lutte basées sur une absence de compromis et le credo politique. Ces deux points déterminèrent l’orientation de la future quête des motivations et assises religieuses des positions du MIO.

Premières leçons de jihad au Tadjikistan

41 Dans les représentations de nombreux croyants d’Ouzbékistan, la guerre civile au Tadjikistan fut rapidement considérée comme une « guerre pour la foi ». Jusqu’à présent, ces croyants ont une idée extrêmement floue des facteurs claniques et interrégionaux de la guerre civile qui éclata en mai 1992. Au début des années 1990, le conflit tadjik fut considéré par de nombreux croyants comme une action de jihad dirigée contre les communistes.

42 Une fois réfugiés au Tadjikistan, les combattants d’Islam adalati étaient nécessaires à la guerre, en particulier ceux qui avaient très tôt reçu un entraînement au combat pendant leur service militaire. Cependant, parmi ces combattants venus d’Ouzbékistan, on trouvait des jeunes qui n’avaient pas fait leur service militaire. C’est pourquoi il

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fallait les préparer avant de pouvoir participer au combat. Dès le début de l’année 1993, dans les districts contrôlés par les islamistes de l’Opposition tadjike unifiée (OTU), notamment dans celui de Tavildara, on organisa des camps spécifiques où démarra leur formation37. À l’exception des leçons centrées sur l’armement, la topographie et d’autres matières « appliquées », on leur inculqua les bases des sciences religieuses. Au sein de ces enseignements, les « Leçons de jihad » (Jihad darsliklari) occupaient une place particulière. D’après quelques notes figurant dans le texte des cahiers des combattants, ces leçons spécifiques datent de l’année 1997. Elles constituent des instructions générales sur la manière de commettre des actes de sabotage, de mener la guérilla et des actions de propagande sur le territoire de l’« ennemi38 ». Selon le contenu de ces leçons, le « territoire ennemi » était associé à celui de l’Ouzbékistan et à d’autres pays voisins.

43 Comme l’a révélé l’analyse des documents du MIO, les actions guerrières et les actes de sabotage des combattants revêtaient un caractère fondamentalement pratique. Or les motivations religieuses étaient d’un niveau assez primitif. Dans leurs compendiums, on trouve également des fondements assez courts du jihad, interprétés d’une manière très abstraite, comme par exemple la « guerre contre tous les infidèles et les renégats qui se perçoivent comme musulmans ».

44 En ce qui concerne le statut du shahid, il est mentionné dans les compendiums de diverses versions relatifs aux « privilèges offerts par Dieu à ses martyrs ». Ces « privilèges » sont les suivants :

45 – la douleur que ressentira le martyr lors de sa mort ressemblera à une « piqûre » de fourmi39 ; – au paradis, le martyr aura autant de nourritures variées qu’il le désire ; – au paradis, le martyr sera marié à soixante-douze belles houris40 ; – tous les péchés du martyr seront pardonnés dès que la première goutte de sang coulera [de son corps] ; – le jour du Jugement, le martyr sera apaisé et pourra disposer du droit d’intervenir en faveur de ses soixante-dix proches41.

46 On voit que l’interprétation relative aux « privilèges du martyr » repose en partie sur les plus simples des nécessités physiologiques et protozoaires des jeunes combattants. Ce qui est promis aux martyrs relève plus du monde séculier que de celui de l’au-delà. Si l’on tient compte des difficiles conditions de vie dans les camps d’entraînement de la majorité des combattants du jihad42, ces promesses deviennent tout à fait évidentes. Le premier des « privilèges » fournit une explication absolument éclairante. On note en effet le désir des jeunes combattants d’éliminer la peur naturelle de la mort, ainsi que d’éventuelles souffrances physiques. Selon les propos recueillis auprès d’un ancien combattant du MIO, de tels arguments de propagande assez simples avaient en fait une dimension psychologique. De la sorte de nombreux jeunes combattants candides attendaient sincèrement les fameuses « récompenses de l’au-delà ».

En Afghanistan : de la guérilla aux fondements théoriques du jihad

47 L’immigration ou plus exactement le rapatriement en Afghanistan (2000) offrit un environnement nettement plus favorable pour les activités du MIO. Ses liens noués avec

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d’autres organisations, les talibans d’abord puis Al-Qaida, furent renforcés. Son influence idéologique le fut également. Au cours des années 2000 et 2001, la production d’une littérature de propagande (revues, déclarations, traductions ouzbèques de l’arabe d’ouvrages religieux, films) devint plus importante. Il avait été décidé de rompre avec les anciennes interprétations du jihad, qui avaient un caractère fortuit et vulgarisateur. Pour cela, Tahir Yuldash créa un Conseil des ‘ulama, composé en partie d’immigrés ouzbeks dotés d’une instruction religieuse convenable. Rechercher des fondements religieux du jihad et prononcer les décisions théologiques et juridiques appropriées (fatwa), telles furent les premières des tâches que devait résoudre ce Conseil des ‘ulama. Ses membres durent introduire obligatoirement ces deux principales tâches dans l’enseignement dispensé aux jeunes combattants. Ces tâches avaient été définies par Tahir Yuldash lorsqu’il s’était adressé à tous les combattants du MIO43, notamment dans les camps d’entraînement de Balkh, en Afghanistan. Plus précisément, il dit : « Lorsque nous parlons des sciences religieuses, nous devons nous fixer pour objectif de commencer bientôt dans les faits [‘amaliy] notre jihad. Et nous devons l’apprendre en nous basant sur la shari‘a et en ne craignant [que] Dieu. Il se trouve parmi nous des personnes qui le [jihad] connaissent. Nous devons donc apprendre auprès d’eux. Il est clair qu’avec les principales armes, qui élèvent notre foi, nous apprendrons les dogmes authentiques. Si nous renforçons notre foi sincère et que nous étudions la situation du fiqh des différentes écoles juridiques [ madhhab] consacré au jihad, nous n’aurons plus à nous donner du mal pour atteindre notre voix. C’est pourquoi nos enseignants, qui sont responsables des enseignements de jihad, doivent professer avec une responsabilité particulière et en faisant des efforts. Et nous nous adressons à tous, en allant du commandant jusqu’au cuisinier et au boulanger, pour faire en sorte que vous assimiliez fermement les connaissances sur le jihad. Si nous assimilons fermement ces connaissances, nous atteindrons la satisfaction de Dieu ! Et c’est là notre objectif ! Nous ne devons pas faire preuve de paresse car c’est seulement au moyen de ces connaissances sur le jihad que nous connaîtrons notre Dieu. C’est seulement au moyen de ces connaissances sur le jihad que nous connaîtrons la profession de foi [‘aqa’id], ainsi que le licite et l’interdit. Et c’est précisément grâce à ces connaissances que nous ferons le jihad. Ensemble, soyons prêts à aller vers Dieu44 ! Que Dieu fasse de nous des héritiers sincères de notre Prophète ! Amen ! »

48 On voit que les motivations religieuses du jihad et les fondements du statut du martyr ont été empruntés par les théologiens du MIO. Ces théologiens n’ont pas seulement trouvé leur inspiration dans les clichés idéologiques des talibans ou d’Al-Qaida mais ont également commencé à instrumentaliser l’élaboration de telles questions d’une manière autonome. Cette élaboration s’est opérée selon deux orientations. La première révèle le recours autonome aux textes sacrés (Coran et hadith) relatifs à des questions de légitimation du jihad. Les théologiens du MIO se sont contentés ici de tenter d’interpréter les textes sacrés conformément à la situation existant en Asie centrale, notamment en Ouzbékistan. La deuxième orientation montre que les théologiens du MIO disposaient d’une abondante littérature consacrée au jihad et en partie traduite de l’arabe par Abu Mansur Ahmad, un des théologiens ouzbeks du MIO. Par exemple, un des premiers ouvrages de référence du MIO fut celui d’un théologien syrien, Ibn Hasas (m. 814/1411), qui avait étudié d’une manière détaillée la question de la légitimation du jihad, les règles d’organisation d’actions armées ou de partage du butin et le traitement des prisonniers issus des « infidèles45 ». Quelques-unes des idées de cet ouvrage ont été traduites en ouzbek par Abu Mansur Ahmad. Celui-ci introduisit dans sa traduction

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quelques commentaires, en tentant d’appliquer les prescriptions religieuses à la situation contemporaine. À la fin de sa traduction, il ajouta le texte suivant : « ... mille malheurs, mais les dirigeants des infidèles règnent sur le territoire des musulmans. Quant à ces derniers, ils sont devenus des oiseaux apprivoisés et picorent la nourriture venant de ces infidèles. Les musulmans et les musulmanes sont en train de perdre leur conscience et leur religion : ils ont commencé à imiter leurs ennemis. Et le plus regrettable est que chez la communauté qui se qualifie de musulmane, la haine et l’aversion envers les chrétiens et les autres infidèles disparaissent. Ils ont croupi dans les péchés, mais cela ne leur fait pas mal au cœur. Nous nous agenouillons. Or il nous semble que nous sommes debout. Oh, cher frère ! Tu vois bien que c’est notre situation actuelle. Nous n’accomplissons pas ce qui est prescrit par notre grande shari‘a. Nous avons oublié comment doit être notre relation avec les infidèles. Nous avons également oublié que nous devons œuvrer pour que notre religion devienne une valeur suprême, pour que l’on nous rende le pouvoir qui nous a été pris, pour que l’on nous rende nos droits et pour que l’on nous rende le respect de soi-même. Et cela nous ne pouvons le faire qu’en portant les armes... »

49 Comme on le voit, dans le fondement de la légitimation de leurs propres actions, les idéologues du MIO ont obligatoirement institué l’idée d’une « aversion envers les chrétiens et les infidèles ». Il est évident que des passages similaires ont été calculés. En effet, l’objectif visait à la fois à durcir l’image de l’ennemi identifié sur la base d’un signe religieux et à renforcer la confrontation servant à soutenir l’esprit de lutte du combattant. En Afghanistan, on a ainsi observé une préparation idéologique plus intensive des combattants du MIO. Il ne fait aucun doute qu’un financement assez solide a permis à Tahir Yuldash de faire éditer ses publications (revues, traduction d’ouvrages, tracts, déclarations), voire de fonder ses propres studios cinématographiques.

50 Tout cela créa des conditions favorables aux idéologues du MIO pour rechercher des arguments supplémentaires les plus proches des textes sacrés destinés à justifier le fondement du jihad et le statut « particulier » du shahid. Avant tout, l’interprétation libre puis physiologique des prescriptions sacrées fut surmontée. Selon les textes du MIO publiés en Afghanistan, on note une portée plus attentive des enseignants et théologiens du mouvement à l’égard de la formation idéologique et spirituelle des combattants.

51 Le fondement du jihad renvoie à des sourates du Coran et à des hadith, ainsi qu’à une autre littérature religieuse remontant en partie à l’époque du Moyen Âge. De plus, on note l’interprétation des textes saints et des prescriptions jihadistes non seulement dans le contexte de l’Ouzbékistan mais également dans d’autres pays musulmans. Cela est particulièrement souligné dans les enseignements et articles d’un des idéologues du MIO, Zubayr Ibn Abd Al-Rahman, originaire de Namangan. Ces enseignements et articles constituent la preuve d’une quête indépendante d’arguments pour justifier le jihad dans les conditions contemporaines de l’Ouzbékistan et de toute la planète. L’extrait d’un de ces textes en est une parfaite illustration : « Maintenant, les musulmans du monde vivent sous le joug. Si une partie d’entre eux vit dans des pays dirigés par des infidèles, une autre vit dans des contrées influencées par l’Amérique, laquelle mène une politique en instrumentalisant l’islam. C’est pourquoi leur croyance [celle des musulmans] en Dieu n’est pas parfaite. Bien que les musulmans [de l’Ouzbékistan] puissent accomplir leurs propres rituels de croyance, ils ne sont cependant pas en état d’exécuter les exigences de la foi dans la relation politique... Donc, dans la vie des musulmans, les

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prescriptions coraniques ne sont accomplies qu’à moitié. Et quant au reste, il est laissé dans les pages du Livre. Pour diffuser l’islam sur toute la planète, il faut un État au sein duquel les règles de la shari‘a seraient absolument confirmées. Par exemple, l’obligation religieuse (fard) constitue un rituel d’ablution (tahara) accompli avant la prière. De même que nos actions, qui sont destinées à purifier dans le système de gestion [sociale] des musulmans l’ordre des infidèles par la voie du jihad et à établir un véritable ordre islamique, constituent une obligation religieuse ! Ici, il ne faut pas faire preuve de faiblesse ! Il ne faut justifier ni les intrigues des Juifs, ni le fait que l’Amérique aide les pays de la CEI dans la lutte contre les musulmans, ni le fait que les infidèles disposent de la bombe atomique... Celui qui justifie ses actions par cela et pense qu’ils [les infidèles] peuvent détruire les musulmans, ainsi que leurs villes et villages, ne doit pas oublier la puissance de Dieu ! [Dernière phrase tirée du Coran : 8/36] La communauté musulmane d’Ouzbékistan, constituée de plusieurs millions de musulmans, sous l’influence d’une politique nuisible, oublie sa religion et se trompe de plus en plus. Quant à nos prétendus ‘ulama, ils connaissent bien cette situation, compte tenu de leurs connaissances et intelligence. Mais ils se comportent comme s’ils se trouvaient littéralement au sommet d’une montagne, d’où ils observeraient la chute de la communauté musulmane dans le précipice de l’infidélité. De plus, au lieu de montrer le droit chemin aux musulmans, dans leurs conditions d’enfermement, ils écrivent des livres, essayant ainsi de résoudre de petites questions, et en débattent. Or la communauté continue à tomber dans le précipice... Et c’est ce qui se produit dans tout le monde... C’est pourquoi il faut dire la chose suivante : s’il n’y a pas d’inspiration au jihad dans la communauté des musulmans, on ne peut qualifier cette communauté d’islamique. Les Ashab [Compagnons du Prophète], qui avaient été éduqués par notre Prophète, juste après avoir cru en Dieu, étaient prêts à faire la guerre aux infidèles. Ils savaient bien que la victoire ne pouvait s’atteindre que par le nombre [des armées] ou la préparation au combat contre les infidèles. Ils avaient bien compris que la victoire serait offerte par Dieu à condition que la foi soit forte... et les combattants ont de véritables conceptions et vision du monde d’ordre islamique. Si cela ne se produit pas, c’est donc qu’il n’y aura pas de victoire...46 »

52 À l’exception d’une impatience extrême, l’attention est portée ici sur la situation suivante. On reconnaît que pour assurer la victoire de l’« islam pur » dans tous les domaines de la vie des musulmans, le statut politique de la religion dans l’État islamique est nécessaire à la seule condition de se délivrer entièrement de l’influence du « système des infidèles ». D’ailleurs, si l’on exclut le sens guerrier du mot « jihad », l’unique manière de réaliser cette situation s’observe dans l’idée d’un « jihad universel ». C’est précisément dans ce contexte qu’est interprété le jihad en Ouzbékistan. Et, dans ce pays, on note une prise de conscience d’une opposition aux théologiens, dont la grande majorité reconnaît que la situation existante est tout à fait favorable à une reconnaissance de l’Umma. À la fin de son article, Zubayr Abd Al- Rahman insiste sur l’importance de la formation d’une conception du monde des combattants en y voyant une garantie d’une opposition à un adversaire fort. Par conséquent, la préparation idéologique constitue une partie importante du parcours des jeunes combattants. Dans ces conditions, les fondements et interprétations du jihad trouvent des formes radicales au sein desquelles le jihad, excepté dans la forme d’une guerre contre les infidèles, est reconnu en tant que forme unique et légitime de la vie de l’islam et de la « juste communauté musulmane ».

53 L’idéologie du jihad chez les membres du MIO ne s’est pas manifestée d’emblée. Sa forme embryonnaire, liée à l’idéologie de l’« isolement des exilés » (ghuraba), laquelle

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avait été initiée par les zélateurs d’un « islam pur ». Après être entrés en conflit avec l’État et le restant des croyants en Ouzbékistan, les militants du MIO se sont contentés d’appliquer la prescription liée à l’immigration forcée (Hijra) de leur pays, considéré comme un « territoire de la guerre ». Cette prescription devient la base du paradigme idéologique du MIO. De fait, l’Hijra fut reconnue comme première étape du jihad. Cela renforça leur schisme avec les autres musulmans de leur pays, c’est-à-dire les conservateurs, qui estimaient que les conditions étaient tout à fait suffisantes pour permettre à la communauté de vivre librement : des mosquées ouvertes, la possibilité de recevoir une instruction religieuse, la reconnaissance officielle des valeurs spirituelles héritées du passé, etc.

54 L’isolement et l’hostilité réciproque entre les leaders religieux (officiels et non officiels) ont contribué à davantage accentuer le schisme entre les croyants. D’ailleurs, l’animosité envers l’« autre » est une caractéristique non seulement des radicaux mais également des conservateurs47. Ces derniers se montrèrent tout aussi guerriers dans leur opposition aux « non-conformistes », qui s’étaient empressés de coller l’étiquette traditionnelle de « wahhabi » à tous ceux qui introduisaient une conception non traditionnelle d’un rituel ou du statut de l’islam dans l’État48. Une telle position a davantage attisé une hostilité réciproque.

55 Quoi qu’il en soit, la formation du MIO et d’autres organisations politico-religieuses ne fut pas seulement le résultat d’une confrontation avec l’État. La contradiction et la confrontation se situent à un niveau plus haut. Et, dans le milieu des conservateurs, l’attitude à l’égard du MIO revêt en elle tous les signes d’un conflit intérieur d’ordre religieux. Rappelons que la majorité des croyants de la région n’ont pas été réceptifs aux motivations, notamment religieuses, ainsi qu’aux manières de faire du MIO, et cela sans qu’aucune pression n’ait été exercée par le régime.

56 Cette position demeure traditionnelle pour la majorité des théologiens d’Asie centrale. Elle avait été élaborée durant les nombreux siècles de l’existence de l’Umma dans des conditions de relations réciproques avec des substrats non islamiques, politiques et culturels49. Il convient de reconnaître un phénomène particulièrement unique : les moyens d’adaptation des croyants au régime soviétique et le maintien dans ce contexte de leur identification religieuse et culturelle. Cela explique précisément pourquoi les conditions actuelles de la majorité des théologiens hanafites locaux (conservateurs) sont perçues comme entièrement acceptables pour l’existence à la fois de l’Umma et de l’État sécularisé ou laïc. Selon ces théologiens hanafites locaux, dans ces conditions actuelles, soulever la question du jihad reviendrait quasiment à déclarer la guerre. Comme le montrent les événements de ces dernières années, l’enthousiasme des musulmans locaux lié à la création d’un État islamique n’est pas grand. Au moins, les idées du MIO, ainsi que ses appels au jihad, pour « établir un État islamique » ne rencontrent pas de soutien parmi la majorité des croyants en Ouzbékistan ni dans le reste de l’Asie centrale. C’est pourquoi, dans le cas du MIO, il convient de parler non pas d’un « clash de civilisations » mais plutôt de prétentions de nature religieuse au pouvoir.

57 Ainsi, chez les combattants du MIO, on a constaté une évolution des motivations et règles pour mener le jihad. Ils étaient d’abord guérillos puis ils se sont mis à rechercher des arguments pour justifier le jihad. Parallèlement à cela, ils se sont inspirés des idées du jihad existant au sein de publications arabes remontant à une littérature du Moyen Âge. L’internationalisation du jihad a contribué également à exercer une influence sur

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la position du MIO. Et dans cette perspective, dès le moment de leur installation en Afghanistan, les idéologues du MIO ont considéré leurs actions relatives à la « libération de l’islam et des musulmans » comme une partie d’un jihad universel. Et les correspondances nouées entre le MIO et les structures officielles des talibans, en particulier les liens établis avec l’organisation du Jihad afghan (Al-jihad al-afghani) et les dirigeants pakistanais des mosquées et camps d’entraînements des combattants50, représentent un intérêt particulier. Dans ces correspondances, la solidarité réciproque et l’unicité des objectifs sont en permanence soulignées.

58 D’ailleurs, cela ne signifie pas qu’après avoir trouvé ces puissants alliés, le MIO a renforcé son importance aux yeux des musulmans d’Asie centrale. Les contacts établis avec des organisations terroristes les ont davantage discrédités aux yeux des musulmans locaux, compte tenu du fait que, depuis longtemps déjà, les conservateurs locaux considéraient les puissants alliés du MIO comme des « wahhabi » jugés religieusement illégitimes. Bien évidemment, Tahir Yuldash connaissait l’attitude de ces musulmans locaux mais tenta à sa manière de légitimer ces contacts. À travers ses nombreuses déclarations, – reproduites puis diffusées sous forme de tracts et de cassettes vidéos –, on sait que le Mouvement qu’il dirige repose sur des positions hanafites, même s’il s’oppose à la suprématie des rituels (‘urf u ‘ada) pratiqués par les musulmans locaux et qu’il se montre prêt à lutter pour la « pureté du madhhab ». Et pour lui, l’unique moyen de mener cette lutte est de lancer un jihad en portant les armes. De ce fait, la violence est quasiment motivée par la religion.

59 La majorité des théologiens musulmans d’Asie centrale s’élèvent contre la position du chef du MIO, en particulier l’aile conservatrice. Par exemple, certains d’entre eux s’empressent le plus souvent de recourir à un argument devenu désormais un cliché. En effet, ils se contentent de dire que l’islam est une religion de la paix ou qu’il n’y a pas de contrainte en islam, comme le révèle une citation coranique suivante : « la ikraha fi-l-din / il n’y a point de contrainte dans la foi » (2/56). De même qu’ils répètent souvent que les extrémistes et les terroristes utilisent la religion musulmane uniquement pour couvrir leurs ambitions politiques, qu’ils ne sont pas de véritables musulmans et qu’ils ne sont pas habilités à parler ou à agir au nom de l’islam51. Toutefois, de telles déclarations ne permettent pas d’affirmer que les arguments d’ordre théologique et dogmatique de leurs adversaires sont « faibles » ou illégitimes d’un point de vue religieux. Rappelons que la « divergence de points de vue et de positions » des parties est due aux particularités théologiques de l’islam au sein desquelles il n’existe pas d’institution orthodoxe reconnue.

60 Au moins, répétons-le, la sensation d’isolement en tant qu’empreinte de l’idéologie des Ghuraba ne quitte pas le chef du MIO, ce qui se dégage particulièrement de son discours. Et cette circonstance incita les idéologues du Mouvement à rechercher une voix plus efficace pour l’intégration communautaire, comme celle des « Guerriers de Dieu » ou des mujahidin. La conscience intégrative des combattants du MIO repose sur une haine extrême envers les infidèles et envers tout ce qui est « étranger et non islamique ». Cette haine s’accompagne d’un fondement sacré. L’identification communautaire au sein des membres du MIO est également soutenue par le fait d’inculquer la mission particulière du Mouvement : « libérer l’islam et les musulmans. »

61 Après les opérations menées par les forces de la coalition en Afghanistan, à la fin de l’année 2001, le MIO a essuyé beaucoup de pertes humaines et a perdu une partie de ses bases militaires. Malgré tout, à en croire les données d’Internet, le Mouvement a pu au

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fond se maintenir et a également pu reconstituer ses camps d’entraînement. C’est à peine si l’on pouvait attendre de Tahir Yuldash et de ses compagnons de renoncer à sa conception du jihad. De plus, dans le contexte où l’Afghanistan peut de nouveau se reconstruire en tant que polygone des extrémistes et des terroristes religieux, il semble que le MIO – désormais rebaptisé Mouvement islamique du Turkestan – a toutes les chances de renouveler ses activités. En témoignent les changements politiques tout récemment survenus en Asie centrale, notamment la perte par les États-Unis de ses anciennes positions dans la région (en partie en Ouzbékistan), vont probablement inciter les principaux acteurs du jeu à exercer leur influence dans la zone pour utiliser les mouvements guerriers et radicaux et, de ce fait, faire pression sur les régimes locaux, notamment en Ouzbékistan52.

NOTES

1. Le Mouvement islamique d’Ouzbékistan est apparu sur le territoire du Tadjikistan en 1996 mais portait alors le nom de Parti de la renaissance islamique d’Ouzbékistan. Il y a un peu plus de deux ans, ce parti a été de nouveau rebaptisé Mouvement islamique du Turkestan à l’initiative de son chef, Tahir Yuldash. 2. Ahmed RASHID, Jihad, The Rise of Militant Islam in Central Asia, Yale University Press, New Haven- London, 2002, p. 137-152. 3. Oleg YAKUBOV, The Pack of Wolves, The Blood Trail of Terror, A Political Detective Stpry, Moscou, Veche, 2000. L’auteur est un ancien citoyen de l’Ouzbékistan et a été correspondant de la Pravda Vostoka, quotidien gouvernemental édité à Tachkent. 4. Les matériaux de cet ouvrage se fondent sur des livres et cahiers qui avaient été confisqués aux terroristes arrêtés par les autorités de l’Ouzbékistan. Ces livres et cahiers provenaient des documents juridiques qui avaient été fournis à Oleg Yakubov. Il s’agit de compendiums consacrés à la préparation guerrière et idéologique des combattants. Par exemple, dans ces cahiers, on trouve des leçons de jihad qui sont d’un grand intérêt scientifique. Il y a deux ans, nous avons eu l’occasion d’examiner le contenu de ces cahiers. D’ailleurs, certains textes et illustrations figurant dans ces compendiums ont donné lieu à un article conjointement publié avec M. B. Olcott (B. Babadjanov, M. B. Olcott, « The Terrorist Notebooks », Foreign Policy, March-April 2003, p. 30-40). Après les avoir examinés ensemble, nous avons douté de leur authenticité. Mais, par la suite, au cours de nos missions menées dans diverses régions de l’Asie centrale, nous avons découvert des cahiers similaires comprenant des leçons extrêmement complexes. Nous avons eu la possibilité d’étudier de tels cahiers sur la base de matériaux remis par un journaliste américain, M. Tchiversom. Celui-ci avait réuni des documents d’archives divers et importants après la destruction des bases du MIO consécutive aux bombardements des Etats-Unis en Afghanistan (novembre 2001). En conséquence, nous avons conclu que tous les cahiers que nous avons pu rassembler représentent des compendiums de leçons élaborées dans les camps du MIO au Tadjikistan, notamment à Tavildara et vraisemblablement dans le village voisin, à Khoit. 5. Voir, par exemple, la série de publications figurant dans les rubriques « Terrorisme » du site Internet suivant : http://www.fergana.ru. 6. Se reporter à la note 4.

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7. Extrait d’une leçon intitulée : « Uroki po partizanskomu žihadu » [Leçons sur le jihad « de guérilla »]. 8. Nous profitons de l’occasion pour exprimer notre gratitude à Son Excellence l’ambassadeur d’Ouzbékistan aux États-Unis, M. Kamilov, qui nous a permis de collecter divers documents du MIO et de nous entretenir avec sept anciens membres de ce parti. Ces derniers étaient issus des personnes suivantes : des commandants venant des divers détachements du MIO, dont le nombre se situait entre dix et cent, de simples combattants et le personnel de la sécurité et du service de Tahir Yuldash. 9. Voir le chapitre intitulé « “Pravoverie” i “zabluždenie” v rannem islame » [L’“orthodoxie” et l’“erreur” dans l’islam des origines] dans le recueil d’articles de S. M. PROZOROV (dir.), Islam kak ideologičeskaja sistema [L’Islam comme système idéologique], Moscou, 2004, Vostočnaja literatura, p. 7-22. 10. Ibid., p. 212. 11. A. MORABIA, Le Gihad dans l’Islam médiéval, Paris, Albin Michel, 1993. 12. On trouvera un fondement plus complet de la théorie sur les principes préislamiques et leurs formes régionales dans les travaux de l’islamologue russe S. M. PROZOROV, 2004, p. 78-88 puis 375-380. 13. Citons, entre autres, Alexis Malashenko et Martha Brill Olcott. 14. Il est intéressant de noter que dans la bibliothèque d’un des plus anciens théologiens de la vallée de la Ferghana, Abu Hakim-Qari Marghilani, âgé aujourd’hui de 108 ans, nous avons vu quelques tomes des œuvres d’Ibn Taymiyya que l’on avait rapportés du pèlerinage en 1974. Ce théologien fut le maître de la majorité des théologiens ferghanais issus de la « nouvelle vague », ce qui explique pourquoi on l’appelle parfois le « père des néo-wahhabi » de la vallée. 15. Sur cette figure religieuse originaire de la vallée de la Ferghana, voir notre article : B. BABAJANOV, M. KOMILOV, « Muhammadjan Hindustani and the Beginning of the Great Schism among the Muslims of Uzbekistan », in S. Dudoignon, H. Komatsu (eds.), Islam and Politics in Russia and Central Asia (Early Eighteenth to Late Twentieth), London-New York-Bahrain, Kegan Paul International, 2001, p. 195-220. 16. Dans ce hadith, il est question de la migration (« exil ») du Prophète Muhammad de La Mecque, lorsqu’il s’installa à Médine en 622. 17. Pour plus de détails, se référer à notre étude : B. BABAJANOV, M. KOMILOV, 2001. 18. Tahir Yuldash est né à Namangan en 1960. Il a un niveau d’étude élémentaire et a travaillé en tant que serrurier d’automobiles. Il a d’abord reçu une instruction religieuse auprès de Padisha- Qari, puis de Damulla Umar-Khan. Il créa le MIO en 1996. 19. On le voit en particulier dans le film intitulé « Ular » (Eux), où l’idée fondamentale porte sur une « révélation » de la position officielle des membres du gouvernement et des théologiens de l’Ouzbékistan, notamment sur les personnes qui critiquaient virulemment les actions du MIO. Les discours d’Abduwali-Qari étaient utilisés par le MIO pour justifier à la fois le jihad « contre le gouvernement infidèle » de l’Ouzbékistan et contre ceux qui le soutenaient. 20. Article édité par l’organe du MIO : Dâr al-Hijra / Dul qa‘da, 25-01-2001. 21. Ce statut fut adopté lors du 1er Congrès du Parti de la renaissance islamique réuni à Astrakhan en 1989. Il fut ainsi imité en s’inspirant des sections républicaines du Parti, notamment en Ouzbékistan où il était représenté par A. Ustaev. Libéré en 2004, ce dernier s’est retiré de la scène religieuse. 22. Ici, tout comme dans les notes suivantes, je m’appuie sur des interviews réalisées avec les participants à l’ouverture officielle de cette mosquée de Namangan. Je soutiens que ce fut le premier cas où, en Ouzbékistan et probablement dans toute l’Asie centrale, un secrétaire du comité de district du PCUS participa à une prière en compagnie de ses compagnons communistes. Je vois dans cet épisode le début de l’islamisation des anciens membres du PC.

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23. Ces groupes de service d’ordre appelés Détachement populaire et volontaire [inspiré de la drujina russe] réunissaient des volontaires chargés d’aider la police pour faire respecter la loi. Ces groupes, qui existaient déjà à l’époque de Staline, recrutaient parmi le personnel des ouvriers des entreprises ou celui de toute autre institution soviétique pour instaurer l’ordre, et patrouillaient le soir dans les endroits les plus animés de la ville et des villages. Par exemple, ils apportaient leur aide dans l’arrestation d’alcooliques ou de petits voleurs. 24. Selon nos informateurs, les membres de l’organisation Adalat, ainsi que ceux d’autres groupes, ne travaillaient pas mais recevaient un « salaire » d’abord de Abduhakim Hakimjan Sattimov, puis de Tahir Yuldash. Une partie de l’argent venait des mosquées tandis qu’une autre partie provenait d’un impôt (‘ushr) prélevé sur les petites et moyennes entreprises qui les soutenaient. 25. Cela représente littéralement un dixième du revenu émanant de divers biens ou revenus. Pour plus de détails, voir : A. GROHMANN, Encyclopédie de l’islam, Leiden-Leipzig, Maisonneuve & Larose, 1934, t. 4, p. 1137-1139. 26. Presque tous nos interviewés ont révélé qu’Abduhakim Hakimjan Sattimov ne savait pas faire la prière correctement. 27. Phrase tirée du texte lié au serment (bay‘a-nama) recopié dans un cahier par un ancien membre de Islam militsiyasi. 28. Information communiquée par des témoins de la scène. 29. Le terme ouzbek « yurish » appartient au vocabulaire militaire à l’époque de l’ancienne Asie centrale et désigne une « campagne militaire » ou une « conquête ». En fait, ces manifestants représentaient une partie de la renaissance religieuse et luttaient pour le pouvoir parmi les chefs religieux. Nous avons été témoins d’une manifestation de ce type durant l’automne 1991 sur la place située près de l’ancien siège de la Direction spirituelle des musulmans (mosquée Hastimam de Tachkent). Les manifestants exprimaient leur opposition aux croyants originaires d’Andijan ou de la vallée de la Ferghana et à ceux de Tachkent. Ces derniers exigeaient que le mufti de l’époque, l’Andijanais Muhammad Sadiq Muhammad Yusuf, cédât ses fonctions à un représentant religieux de Tachkent. De la foule surgirent alors des voix menaçantes : « Nous allons extirper le corps de ce Muhammad Sadiq Muhammad Yusuf et l’empailler ! » Ces menaces provenaient du « clan » de Tachkent et étaient accompagnées des paroles suivantes : « Dieu est grand ! » Les gens du « clan » opposé, arrivés de la vallée de la Ferghana, exigèrent l’organisation d’un massacre dans la mosquée Kuhtcha jugée « vénale » et située dans un district de la vieille ville de Tachkent. De nouveau, on entendit la formule « Dieu est grand » mais, cette fois-ci, parmi les gens de la vallée de la Ferghana. Seule l’ingérence des représentants des autorités et des aînés de la ville permit de mettre fin à ce conflit, qui faillit déboucher sur une effusion de sang. 30. Selon R. Ikramov, un ancien responsable des affaires religieuses auprès de la mairie de Namangan, les combattants de Tahir Yuldash représentaient au maximum 2 000 hommes. La population de Namangan, selon le recensement de 1989, comprenait près de 1,5 million d’habitants. 31. Ce rassemblement a été filmé, la cassette vidéo provenant de mes archives personnelles. 32. À ce moment, la foule des combattants d’Islam adalati se mit à pousser des cris du takbir [fait de prononcer « Dieu est grand !/Allah Akbar ! »] d’une manière tellement forte que certains durent mettre leurs mains sur leurs oreilles. Tahir Yuldash observa les gens qui criaient avec un regard de vainqueur. Et, apparemment, il comptait précisément sur cet effet produit sur la foule, effet qui déterminerait son comportement. Bien entendu, en tentant de défier le président, il comptait séduire la foule pour affermir son image de chef intrépide. 33. À ce propos, les simples citadins représentaient entre 92 % et 95 % des manifestants (estimés à environ 20 000 personnes). 34. Interview avec des participants au rassemblement.

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35. Selon un récit raconté par un ancien membre de l’organisation, on insinuait aux jeunes recrues que leur action favorisait la « renaissance de l’islam » et qu’elle s’inscrivait bien dans le jihad. Sans expliquer plus en détail le sens de ce terme, on se contenta simplement de leur énumérer les « biens » promis par Dieu à tous les combattants. On leur dit ainsi que le pardon serait accordé pour tous leurs péchés et qu’ils iraient au paradis. On leur révéla aussi que dans ce même paradis, une vie abondante et riche les attendait, ainsi que de belles houris, et que des anges portant des couronnes spécifiques recouvertes de pierres précieuses se trouveraient au- dessus de leurs têtes. 36. Entretien avec un ancien membre de l’organisation Islam adalati. Ce récit a été confirmé par R. Akramov. 37. Ici, nous nous basons sur nos entretiens réalisés ensemble avec M.B. Olcott et effectués avec des anciens membres du MIO. Il en est de même pour les notes qui suivent. 38. Extrait d’une leçon intitulée : « Uroki po partizanskomu žihadu » [Leçons sur le jihad « de guérilla »]. 39. Dans un autre cahier, on trouve la variante suivante : « ...comme s’il était éraflé. » 40. Dans le Coran, il est question de « 70 chambres » où « sont logées soixante-dix houris » (9/36, 38, 72). En ce qui concerne la traduction du Coran, se reporter à : D. MASSON, Paris, Gallimard, 1980. 41. Certains de ces points s’inspirent des idées d’Ibn Naḥḥas. Voir la note 46 figurant ci-dessous. 42. Tous les anciens combattants du MIO interviewés ont évoqué cette question. 43. Ce texte est publié dans un des tracts du MIO qui comprend les caractéristiques suivantes. En haut de la page de ce tract figure l’emblème du MIO. On peut également y lire en lettres majuscules : « Édition des forces armées du Mouvement islamique d’Ouzbékistan, n° 5. » La date n’est pas précisée mais nous en avons déduit que la rédaction de ce tract remonte à l’année 2000. 44. C’est-à-dire : « Nous serons prêts à devenir des martyrs ». 45. ABÛ ẒAKARIYA AḤMAD IBN IBRÂHÎM (Ibn an-Naḥḥas) ad-Dimâšqî Thumma ad-Dimyâtî, Mašri‘ al-ašwaq ilâ masari‘ al-‘uššaq (fi-l jihâd wa fadâ’iliha) [La Passion de la shari‘a conduira vers la voie des admirateurs [du jihad] (le jihad et ses avantages], Beyrouth, Dâr ul-bashâ’ir ul-islâmiya, 1410/1989. Nous disposons de quelques extraits de ce texte arabe traduit en ouzbek par un des théologiens du MIO qui, à la fin de sa version, laissa son autographe : « Avec l’aide de Dieu, ce livre a été traduit le 10 du mois de Muharram, en 1422 de l’année musulmane (26-03-2001), par Abû Manṣûr Aḥmad [signature de l’auteur en arabe]. » Nous ne savons pas si cette version a été éditée. Cependant, nous en avons déduit qu’un extrait de ce livre arabe avait été résumé et qu’il figurait dans le corpus des principaux compendiums des combattants, à en croire les archives du fonds Carnegie Endowment for International Peace (Washington DC) de 2000-2001. Il est évident qu’à l’appui de ce texte Abu Mansur Ahmad a lu les leçons des combattants. 46. Zubayr Abd al-Rahman, « Bizning munosabatimiz (Üzbekistonda sijosij holat tahlili) » [Notre relation (analyse politique de la situation en Ouzbékistan)], Islam Ummati [Revue du MIO], 1 (05-07-1999). 47. B. BABADJANOV, « Debates over Islam in Contemporary Uzbekistan : A View from Within », in S. Dudoignon (ed.), Devout Societies vs. Impious States ? Transmitting Learning in Russia, Central Asia and China, through the Twentieth Century, Berlin, Klaus Schwarz Verlag, 2004, p. 39-60. 48. L’activité du groupe des Marifatshilar (Marghilan) constitue un exemple caractéristique. Bahadir Mamajanov, né en 1950 et chef de ce groupe, considérait que la quintuple prière quotidienne devait être lue par les musulmans locaux en ouzbek, voire en tadjik, compte tenu du fait qu’ils ne connaissaient pas la langue arabe et qu’ils devaient comprendre les mots grâce auxquels on s’adresse à Dieu. Une telle position provoqua d’emblée un conflit avec les conservateurs, qui taxèrent le groupe des Marifatshilar de « wahhabi ». L’hostilité des conservateurs suscita une pression exercée par l’État, qui partagea la position de la majorité des conservateurs et qui se montra sceptique envers toutes les manifestations « non conformes » à la

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conscience religieuse au sein de l’État. La réponse à la pression se solda par la fuite de nombreux membres du groupe des Marifatshilar, qui se retrouvèrent parmi les rangs du MIO. Mais le MIO ne reconnaissait pas leurs positions rituelles et théologiques spécifiques, ce qui incita certains d’entre eux à quitter l’organisation et à rentrer chez eux en Ouzbékistan. À l’heure actuelle, on se montre plus tolérant envers eux. 49. B. BABADŽANOV, A. MUMINOV, M. B. OLKOTT, « Muhammadžan Hindustani (1892-1989) i relioznaja sreda ego èpohi (predvaritel’nye razmyšlenija o formirovanii “sovetskogo islama” v Srednej Azii » [Muhammadjan Hindustani (1892-1989) et le milieu religieux de son époque (réflexions anticipatrices sur la formation de l’« islam soviétique » en Asie centrale], Vostok, 5 (2005), p. 19-33. 50. Archives du Fonds Carnegie Endowment for International Peace. 51. C’est ce qui se dégage de nombreux discours de théologiens ayant participé à diverses conférences internationales. 52. Se reporter à quelques sites Internet, notamment à la rubrique « Terrorisme » : http:// www.fergana.ru

RÉSUMÉS

L’article analyse un aspect des documents écrits du Mouvement islamique d’Ouzbékistan – (MIO), organisation islamiste radicale et terroriste, lié au processus de formation de ses fondements idéologiques. Jusqu’à ce jour, une telle question qui est elle-même entièrement associée à la figure d’un des pères fondateurs du mouvement, Tahir Yuldash, n’a jamais été abordée. L’analyse des fondements idéologiques a mis en relief le concept de jihad tel qu’il avait été pensé et élaboré par les militants du mouvement formés dans les camps d’entraînement de l’Afghanistan après leur alliance avec les talibans. Le jihad du MIO est étudié à partir de tracts et de cahiers qui appartenaient aux combattants du mouvement et qui ont été recueillis par un journaliste américain (le général Tchiversom) après l’intervention américaine dans le nord de l’Afghanistan de novembre 2001 consécutive aux actes terroristes du 11 Septembre. Ces tracts et ces cahiers rédigés en ouzbek et consacrés aux « Leçons de jihad » permettent de rendre compte de l’interprétation du jihad chez les combattants du MIO suivie d’une notion tout aussi importante aux yeux de ces derniers, celle de martyr (shahid).

The article analyzes an aspect of the written documents of the Islamic Movement of Uzbekistan (IMU) – a radical, terrorist Islamist organization – that are related to how its ideological foundations were formed. Until now, a question such as this, entirely associated with one of the founding fathers of the movement, Tahir Yuldash, had never been broached. The analysis of these ideological foundations highlights the concept of jihad as it had been thought of and developed by the militants of the movement trained in the camps in Afghanistan after their alliance with the Taliban. The IMU’s jihad was studied based on leaflets and notebooks that belonged to fighters in the movement and that were gathered by an American journalist (General Tchiversom) after the American intervention in northern Afghanistan in November, 2001, consecutive to the terrorist acts of September 11. These leaflets and notebooks written in Uzbek and devoted to "Lessons of Jihad" give us insights into the interpretation of jihad among IMU fighters, as well as an equally important concept in their eyes, that of the martyr (shahid).

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AUTEURS

BAHTIJAR BABADŽANOV Bakhtiyar Babajanov est chercheur à l’Institut d’orientalisme de Tachkent, en Ouzbékistan. Éminent spécialiste de la question de l’islam en Asie centrale, il a publié plus d’une centaine d’articles à ce sujet.

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I. Les islamistes d’Asie centrale : un défi aux États indépendants ?

C. L’impact de l’islamisme chez les jeunes

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La perception des organisations politico-religieuses chez les jeunes du Sud du Kirghizistan

Bakytbek S. Jumagulov Traduction : Habiba Fathi

NOTE DE L’ÉDITEUR

Texte traduit du russe par Habiba Fathi

1 On sait que le Hizb al-Tahrir al-islami (HTI)1, organisation politico-religieuse radicale, a commencé à exercer ses activités dans le sud du Kirghizistan à partir de la fin des années 19902. Cette organisation a développé la majeure partie de ses activités dans la partie méridionale du Kirghizistan en recrutant essentiellement des jeunes chômeurs âgés entre 25 et 35 ans. De nos jours, les foyers d’activités du HTI sont localisés dans les districts d’Aravan, de Kara-Suu, d’Uzgen et de Nookat, situés dans la région administrative d’Och, et dans ceux de Bazar-Kurgan et de Suzaq, situés eux dans la région administrative de Jalal-Abad. Bien que l’organisation du HTI ait été déclarée extrémiste par la Cour suprême du Kirghizistan en novembre 2003, elle continue à se développer. C’est pourquoi il nous a paru intéressant d’étudier la perception qu’en ont les jeunes vivant dans le sud du pays et leur relation aux partis politico-religieux en général.

2 Dans la seconde moitié du mois de janvier 2005, nous avons mené une étude sociologique dans le Sud du Kirghizistan, c’est-à-dire dans les régions de Jalal-Abad, d’Och et de Batken. Ces régions sont majoritairement peuplées d’Ouzbeks, estimés à près de 600 0003. L’objectif principal de cette étude était de décrire l’attitude de la jeunesse du Sud du Kirghizistan à l’égard des mouvements islamistes radicaux, particulièrement actifs dans le sud du pays kirghiz, comme dans le reste de l’Asie centrale4. Et dans le cadre de cette étude, nous avons essentiellement prêté attention aux idées et aux activités de cette organisation agissant dans le Sud du pays kirghiz,

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d’une part auprès de la jeunesse au chômage et, d’autre part, parmi la jeunesse possédant une instruction et un travail. Par ailleurs, nous nous sommes intéressés à la manière dont les jeunes ruraux interprètent certains termes et notions religieux, comme par exemple celle d’« extrémisme religieux » laquelle est souvent utilisée dans les médias (journalistes, représentants de l’État et de la société civile) et dans la recherche pour référer à l’organisation du HTI. Nous avons également abordé d’autres problèmes étroitement liés aux activités des mouvements politico-religieux radicaux, qui seront examinés plus loin.

Les caractéristiques de l’enquête sociologique

3 On se contentera ici de présenter uniquement les résultats de l’enquête sociologique centrée sur la thématique annoncée plus haut. La partie empirique de notre recherche est basée sur un sondage d’opinion effectué avec l’assistance du Centre de recherche sociologique de la région de Jalal-Abad, lequel est rattaché à l’université d’État de Jalal- Abad. Ce sondage d’opinion présente les caractéristiques suivantes :

4 – le nombre de personnes interrogées est de 1 500, soit 500 personnes interrogées pour chacune des trois régions étudiées ; – l’enquête a été centrée sur le groupe d’âge représenté par la tranche des 16-29 ans ; – la variable de genre a été prise en considération : 50 % hommes et 50 % femmes ont été interrogés, soit un total de 250 hommes et de 250 femmes dans chacune des trois régions étudiées ; – le critère de nationalité parmi les jeunes interrogés, qui sont tous citoyens du Kirghizistan, a été également pris en compte dans l’enquête (cf. tableau 1) ; – et, enfin, le niveau d’instruction des questionnés a été déterminant, ce qui est illustré dans le tableau 2 apparaissant à la page suivante.

Tableau 1 : Répartition des jeunes interrogés selon leur nationalité5

Kirghiz Ouzbeks Autres

Région de Jalal-Abad 43,6 % 43,6 % 12,8 %

Région d’Och 45 % 41,8 % 13,2 %

Région de Batken 69,8 % 29,8 % 0,4 %

Tableau 2 : Le niveau d’instruction de la population d’enquête6

Niveau Niveau Niveau Niveau secondaire Niveau secondaire non supérieur non élémentaire professionnel supérieur achevé achevé

Région de 2,6 % 10,6 % 22 % 40 % 24,8 % Jalal-Abad

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Région 6 % 9,2 % 19,6 % 40,2 % 25 % d’Och

Région de 4 % 51 % 14,4 % 19,8 % 10,8 % Batken

L’islam, l’État et la jeunesse : le rôle de l’islam au Kirghizistan

5 Historiquement, l’islam a joué un des rôles majeurs dans la vie sociale du Kirghizistan, en particulier dans sa partie sud. Plusieurs grands événements dans la vie d’un individu, comme la naissance, le mariage, l’enterrement et les fêtes, étaient et sont toujours étroitement liés aux normes et aux traditions de cette religion. Aujourd’hui, ce rôle n’a nullement diminué. Au contraire, après l’effondrement de l’idéologie soviétique, au Kirghizistan a eu lieu une renaissance de cette religion musulmane. En témoigne l’accroissement du nombre de mosquées et du nombre d’établissements d’enseignement religieux. Si, par exemple en 1991, le nombre de mosquées était estimé à 39 contre 1 000 autres mosquées « non enregistrées », en 2003-2004, on en comptait près de 1600, dont 1 042 étaient « enregistrées ». Outre cela, il existait 25 centres, fondations et associations islamiques, 3 missions de confessions étrangères, une université religieuse, 6 instituts islamiques et 41 madrasa et écoles coraniques 7. La première question posée aux jeunes apparaît dans le tableau suivant :

Tableau 3 : « Selon vous quel rôle joue l’islam au Kirghizistan ? »

Très Assez Pas très Pas Aucun

important important important important rôle

Région de Jalal- 26,8 % 50 % 13,2 % 6 % 4 % Abad

Région 26 % 48 % 14,8 % 7,2 % 4 % d’Och

Région de Batken 15,4 % 65,6 % 10 % 5,2 % 3,8 %

6 Les résultats obtenus permettent de noter que la jeunesse de chacune de ces trois régions a donné des réponses étonnamment à peu près similaires. Par exemple, tous, avec un écart peu significatif, ont déclaré avec assurance que le rôle de l’islam au Kirghizistan est assez important. La variante « pas important » a été choisie par 7,2 % des jeunes de la région d’Och, 6 % des jeunes de la région de Jalal-Abad et 5,2 % des jeunes de celle de Batken. Ces résultats ont également révélé que 4 % des personnes interrogées des régions de Jalal-Abad et d’Och ne prêtent aucun rôle à l’islam. Dans la région de Batken, ce chiffre est encore moindre ; il n’est en effet que de 3,8 %.

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7 À la question « Pensez-vous que les organisations religieuses doivent activement participer à la politique ? » et relative aux relations entre religion, politique et État, les réponses obtenues se répartissent de la façon suivante :

Tableau 4 : Les relations entre religion, politique et État

Oui Non Ne sait pas Sans opinion

1. Région de Jalal-Abad

Nombre de personnes 89 224 43 30

Pourcentage 23 % 58,2 % 11,1 % 7,7 %

2. Région d’Och

Nombre de personnes 100 161 85 11

Pourcentage 28,1 % 45 % 23,8 % 3,1 %

3. Région de Batken

Nombre de personnes 163 163 59 34

Pourcentage 38,9 % 38,9 % 14 % 8,1 %

(386 personnes interrogées dans la région de Jalal-Abad, contre 357 dans celle d’Och 357 et 419 dans celle Batken)

8 Les résultats de cette enquête révèlent que 58,2 % de la jeunesse de Jalal-Abad et que 45 % de la jeunesse d’Och est profondément convaincue que la religion ne doit pas s’immiscer dans la vie politique de l’État. En ce qui concerne la jeunesse de la région de Batken, elle est partagée : 38,9 % est favorable à la participation de la religion à la vie politique, tandis que la même proportion y est opposée. Le reste des personnes interrogées n’a pu répondre à cette question, ce qui peut être considéré comme normal dans la mesure où il s’agit de l’une des questions les plus complexes de notre enquête. Et même les experts de cette question ne peuvent donner une réponse univoque. Par exemple, le secrétaire scientifique de l’Institut international des études stratégiques de Bichkek, Viatcheslav M. Hamisov, considère que les analyses existant dans le pays présentent des positions variées sur le rôle de l’islam politique dans la région méridionale du pays8. Si certaines d’entre elles – poursuit le secrétaire scientifique – révèlent que les organisations religieuses officielles et les chefs religieux de cette région méridionale du pays émergent dans le champ politique, d’autres s’opposent à cette thèse.

9 La deuxième question de notre sondage complétait la première et était ainsi formulée : « Pensez-vous qu’il est possible et nécessaire que des chefs religieux et des membres d’organisations religieuses puissent participer à la gestion de l’État ? »

10 Les réponses apportées se répartissent de la façon suivante. La jeunesse de la région de Jalal-Abad s’est catégoriquement prononcée contre la participation de militants

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religieux et des organisations religieuses dans la gestion de l’État (52,1 %). Ils estiment que l’État n’a ni le besoin ni l’obligation d’assister les personnalités religieuses. Au sujet de cette question, les personnes interrogées de la région d’Och se sont abstenues de donner une réponse catégorique. En effet, 33 % était contre cela, mais une autre partie des personnes interrogées, soit 33 %, a déclaré qu’un tel phénomène pourrait se produire au Kirghizistan. Les habitants de la région de Batken sont de la même opinion, avec un petit écart entre les variantes « c’est possible » et « c’est impossible ».

11 Comme en témoignent les réponses du tableau 5, on note que la jeunesse des régions d’Och et de Batken est radicalement divisée sur la question de la participation de sympathisants religieux à la gestion du pouvoir.

12 Globalement, les résultats obtenus montrent que, malgré tout, la jeunesse du Kirghizistan du Sud reconnaît l’autorité de la religion musulmane et ne voit aucun obstacle à la participation des hommes de religion dans la sphère politique. Cependant, simultanément, l’opinion selon laquelle « la religion, c’est la religion et elle doit s’occuper de ses affaires, c’est-à-dire qu’elle doit se contenter de satisfaire les besoins spirituels et d’être porteuse de valeurs universelles, et ne doit pas s’immiscer dans le domaine politique et se salir » est très largement répandue.

13 Bien évidemment, une telle question est toujours matière à discussion dans l’espace centre-asiatique, où l’on y répond différemment. Et la variété des réponses suscite différentes approches pour appréhender cette question. Un pays comme le Tadjikistan voisin a déjà mis en application la participation des organisations et leaders religieux, notamment ceux issus d’une tendance modérée à la sphère politique. D’autres pays, comme le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Kirghizistan, ne voient pas la nécessité de la participation de la religion aux affaires politiques, principe qui a été fixé dans leurs Constitutions respectives et réglementé par d’autres lois et décrets nationaux.

Tableau 5 : La participation des militants religieux et des membres des organisations religieuses à la gestion de l’État

C’est C’est C’est impossible et ça n’est Difficile de Autre possible nécessaire pas nécessaire répondre

1. Région de Jalal-

Abad

Nombre 64 84 201 21 16

Pourcentage 16,5 % 21,7 % 52,1 % 5,4 % 4,3 %

2. Région d’Och

Nombre 118 70 118 36 15

Pourcentage 33 % 19,7 % 33 % 10 % 4,2 %

3. Région de

Batken

Nombre 97 163 101 42 16

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Pourcentage 23,1 % 38,9 % 24,1 % 10 % 3,8 %

(386 personnes interrogées dans la région de Jalal-Abad, contre 357 dans celle d’Och et 419 dans celle de Batken)

La jeunesse et la notion d’« extrémisme religieux »

14 Ces derniers temps, plusieurs chercheurs centre-asiatiques ont utilisé dans leurs analyses du phénomène religieux l’expression d’« extrémisme religieux » pour décrire l’évolution des processus politiques propres à des mouvements ou partis qui utilisent certaines situations de l’islam, en particulier son interprétation salafiste, pour justifier leurs objectifs et tâches.

15 Comme on le sait, le sens du terme « extrémisme » signifie littéralement aller jusqu’à l’extrême9. De tels phénomènes ne caractérisent pas seulement la sphère religieuse, mais également d’autres sphères comme la politique, la science ou encore l’idéologie. Dans les sciences politiques, cette notion signifie une activité politique qui utilise très largement la violence, la terreur et la provocation pour atteindre ses objectifs10.

16 Effectivement, dans de nombreux conflits contemporains, l’extrémisme politique est devenu une des formes dominantes de manifestation de la vie sociopolitique. Et c’est dans cette logique que sont utilisés des slogans religieux. En témoignent les récents événements liés à l’islamisme et au terrorisme apparus au niveau national, régional et même international11.

17 Dans le cadre de notre étude, il nous a paru intéressant de savoir comment est reflétée la perception de cette notion chez les jeunes du sud du Kirghizistan. Et à cet effet, nous leur avons posé la question suivante : « Selon vous, que signifie l’expression “extrémisme religieux”? »

18 Nous avons obtenu les réponses figurant dans le tableau 612. Comme le révèle ce tableau, la majorité des enquêtés de la région de Jalal-Abad, soit 18,6 %, pensent que la notion d’extrémisme religieux est une forme de terrorisme organisé. Près de 6,6 % d’entre eux estiment que c’est une calomnie de la religion musulmane et 6,4 % considèrent que c’est une mauvaise interprétation de la religion. Enfin, 11,6 % des répondants sont convaincus que l’extrémisme religieux, ce n’est rien d’autre que le HTI. De façon approximative, de telles hypothèses ont été émises par les enquêtés des autres régions, et seules de petites différences dans les pourcentages les distinguaient.

19 Les jeunes gens de la région d’Och ont également essayé de répondre à la troisième question, particulièrement difficile, de notre sondage. Pour eux, les réponses se répartissent un peu différemment par rapport à celles des jeunes gens de Jalal-Abad. Par exemple, à cette même question liée à leur perception de l’extrémisme religieux, la majorité des enquêtés d’Och a réagi de façon passive, au demeurant exactement comme ceux de Jalal-Abad. Près de 28,6 % de ces jeunes gens d’Och ont répondu qu’ils ne savaient pas ce qu’était l’extrémisme religieux, tout comme les 22,8 % de Jalal-Abad et les 16,2 % de Batken.

20 Les différences d’opinions les plus significatives se rencontrent là où l’« extrémisme religieux » est compris dans le sens d’un « mouvement de l’islamisme radical ». Ainsi, 6,2 % des jeunes gens de Jalal-Abad et 4 % de ceux d’Och ont donné une telle définition,

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tandis que ceux de Batken ont répondu à 9,4 % qu’il s’agissait d’un « groupe terroriste planifiant la guerre entre les gens » et « susceptible de s’emparer du pouvoir en instrumentalisant l’islam » (cf. tableau 7). Selon nous, ces types de réponses sont à mettre en relation avec les événements de 1999 et 2000, années où les islamistes radicaux du Mouvement islamique d’Ouzbékistan (MIO) ont mené des actions guerrières dans les montagnes de la région de Batken contre les forces armées gouvernementales kirghizes. Ces événements ont été relativement bien relatés dans les médias et la population de Batken en a été le témoin direct. C’est pourquoi, pour caractériser l’organisation du MIO, on utilise souvent la notion d’« extrémisme religieux », ce qui selon nous s’est reflété dans les réponses des enquêtés.

21 De même, il convient de souligner qu’il y avait des réponses relatives à la variante « wahhabisme », qui a été comprise dans le sens d’une « mauvaise interprétation de la religion ». Selon nous, on trouve également des réponses intéressantes intégrées dans notre sondage, comme « une telle opinion n’existe pas » ou c’est une « lutte pour la liberté » (cf. tableau 6). Même si les pourcentages correspondant à ces réponses ne sont pas si élevés, il convient de réfléchir à ce qui était suggéré dans l’idée d’« extrémisme religieux ». Compte tenu du fait que l’enquête était anonyme, il ne nous a pas été possible d’analyser plus en détail cette question avec les enquêtés. Quoi qu’il en soit, nous pensons que les réponses et les pourcentages obtenus mériteraient une analyse plus approfondie.

22 L’ensemble des résultats de l’étude permet de dire d’une part que la majorité de la jeunesse interrogée ne sait pas ce qu’est l’extrémisme religieux et, d’autre part, que l’idée qu’elle s’en fait découle des mass médias. Ce sont en effet les mass médias qui lui permettent d’avoir un éclairage sur cette question et d’entamer toutes sortes de discussions à ce sujet. Et dans cette perspective, il se produit un remplacement de la notion d’« extrémisme religieux » par celle d’« organisation terroriste », comme le montrent les données du tableau 6. Et ce qui est intéressant, c’est que souvent cette notion d’« extrémisme religieux » est liée au contexte islamique, ce qui selon nous ne correspond pas à son sens véritable.

23 En définitive, comme cela apparaît dans les divers tableaux, les enquêtés sont enclins à penser que l’extrémisme religieux est une interprétation incorrecte et déformée du dogme islamique et sciemment utilisée pour entreprendre des actions sociales néfastes et dangereuses.

24 En ce qui concerne six autres questions posées aux enquêtés, aspect qui sera développé plus loin, seuls les répondants qui avaient pu répondre à la question concernant la notion d’« extrémisme religieux » ont été capables de donner des réponses13. De même, à la question « Existe-t-il un danger de diffusion de l’extrémisme religieux au Kirghizistan ? » (cf. tableau 7), les jeunes ont répondu « Oui, bien sûr cela existe » à 50 % dans la région de Jalal-Abad, contre 50,1 % dans celle d’Och et 52,7 % dans celle de Batken. Ceux qui ont répondu par la négative étaient minoritaires. Cela concernait 9,8 % dans la région de Jalal-Abad, 15,9 % dans celle d’Och et 14,4 % dans celle de Batken.

25 La réponse « c’est possible » qu’une telle menace existe est représentée par les pourcentages suivants : 29,3 % dans la région de Jalal-Abad, 27,5 % dans celle d’Och et 26,2 % dans celle de Batken. Seul un petit nombre de personnes n’avait pu répondre à cette question, soit 10,9 % dans la région de Jalal-Abad, 6,4 % dans celle d’Och et 6,7 % dans celle de Batken.

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26 Nos analyses ont révélé que la jeunesse enquêtée dans les trois régions méridionales du Kirghizistan a sa propre représentation de l’extrémisme religieux et considère que celui-ci constitue une menace pour le pays. C’est particulièrement l’opinion de 593 personnes sur la totalité des 1 162 personnes interrogées, soit 51 % des enquêtés des trois régions du sud du pays. Près de 155 répondants, soit 13,3 %, estiment qu’une telle menace n’existe pas.

27 Il convient d’ajouter que la majorité des jeunes gens interrogés ne pouvaient pas mentionner les causes du phénomène de l’« extrémisme religieux ». Tel a été le cas dans la région de Jalal-Abad à 20,4 %, dans celle d’Och à 30,5 % et dans celle de Batken à 36,1 %. Cela représente un total de 339 personnes, soit 29,2 % du nombre global des interrogés dans les trois régions du pays, ou 1 162 personnes. Dans cette catégorie, on peut intégrer la part de ceux qui ont eu des difficultés à répondre : 3,6 % dans la région de Jalal-Abad, 4,8 % dans celle d’Och et 3,6 % dans celle de Batken.

28 De plus, comme l’indiquent les données des tableaux, dans les trois régions du sud du pays kirghiz, on note que les enquêtés voient la cause de l’apparition de l’« extrémisme religieux » dans les problèmes socioéconomiques, auxquels la jeunesse est sensible dans cette période de transition du Kirghizistan. Ce facteur se manifeste dans les réponses mentionnant les problèmes suivants : l’arriération de la situation économique de la société dans les trois régions étudiées (14,7 %) ; le chômage (12,5 %) ; le niveau de vie bas de la population. À ce sujet, 11,6 % des jeunes issus de toutes les régions pensent que le bas niveau de vie de la population constitue un terrain favorable à l’apparition des idées extrémistes et de leur soutien.

29 Près de 4,1 % de jeunes pense que l’État est responsable de ces problèmes et qu’il gère mal le pays. D’autres, soit 2,7 %, estiment que les causes de ces problèmes sont liées à la corruption qui, comme on le constate, se développe dans le pays et devient la cause de l’apparition des idées extrémistes parmi la population musulmane, ce qui transparaît à des travers des slogans religieux.

30 Les causes de l’« extrémisme religieux » s’expliquent par la responsabilité de personnes qui ont mal étudié la religion et qui l’ont mal comprise, comme l’ont confirmé 8,8 % des interrogés. C’est pourquoi ces personnes deviennent fanatiques, selon 4,9 % des jeunes.

31 Ces derniers temps, au Kirghizistan, on a noté non seulement les faits évoqués ci-dessus mais aussi des nouvelles situations de conflits, dues par exemple à la conversion de Kirghiz au christianisme ou au bouddhisme. La majorité de l’entourage au sein duquel ont grandi ou vécu les jeunes (filles et garçons) qui ont « changé » de religion s’oppose à ce phénomène de conversion. Et une partie de la jeunesse, soit 1,3 %, y voit précisément une des raisons de l’extrémisme religieux. Certains ont également émis des critiques à l’égard de soi et de sa propre génération, considérant que les causes de cette question résident dans la légèreté de la jeunesse, ce qui représente 3,7 % dans l’ensemble des régions étudiées.

32 Toujours dans ces trois régions, une faible part de la jeunesse, soit 0,9 %, a manifesté son mécontentement face à la situation du régime démocratique de l’État et pense que la cause de l’extrémisme religieux est due à la « démocratie » ou à la « démocratie excessive », pour reprendre ses termes. Mais il convient de noter que 1,4 % des jeunes ont déclaré que la « lutte pour le pouvoir » constituait une cause de l’extrémisme religieux. Et, selon nous, la réponse des jeunes à une telle question découle de la réalité dans laquelle ils vivent et est influencée par les informations fournies par les mass

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médias. Car leurs réponses reflétaient précisément les problèmes qui inquiètent de nos jours l’État, la société et directement la jeunesse du Kirghizistan.

L’« extrémisme religieux » et la sécurité nationale du Kirghizistan

33 Comme on le sait, ces derniers temps, au Kirghizistan et dans la totalité des pays d’Asie centrale, on observe un ensemble de problèmes dont certains sont considérés comme une menace à la sécurité nationale et régionale. Et, dans certains cas, il existe des problèmes qui représentent une menace sur le plan international.

34 Dans le cas du Kirghizistan, nous avons décidé de savoir la réponse de la jeunesse à la question suivante : « Est-ce que l’extrémisme religieux menace la sécurité nationale du Kirghizistan ? » Près de 49,9 % des enquêtés, ce qui représente un important pourcentage, voient en cela non seulement un danger de diffusion de ce phénomène, mais également une menace pour la sécurité du pays. 26,6 % des jeunes estiment qu’il s’agit d’une menace insignifiante. Ceux qui s’opposent à ces deux catégories d’opinions constituent 17,6 %. Le reste des jeunes interrogés, soit 6 %, a eu du mal à répondre à une telle question (cf. tableau 9).

35 Dans l’ensemble, une part importante des jeunes enquêtés considère le phénomène de l’extrémisme religieux au Kirghizistan comme une menace. De nouveau, une grande part des enquêtés a répondu en fonction des événements qui se sont récemment produits au sud du Kirghizistan : les incursions du MIO à Batken de 1999 et 2000, les attentats contre un bureau de change à Och en 2003, d’autres attentats contre un poste de la police à Och en 2005. Des extrémistes ont été impliqués dans tous ces événements qui avaient une couleur religieuse.

36 Une autre question posée aux interrogés consistait à connaître la position de la jeunesse face au recours à des unités de force pour résoudre le problème des manifestations de l’extrémisme religieux. Cette question a été formulée de la façon suivante : « Est-ce que les organes de maintien de l’ordre doivent participer à la neutralisation des mouvements religieux extrémistes ? »

37 L’analyse des réponses obtenues a révélé que 56,1 % des jeunes accordent un rôle important aux organes de maintien de l’ordre dans la résolution du problème des organisations religieuses extrémistes. Près de 3,5 % des enquêtés considèrent qu’il est possible de solliciter leur intervention que dans des situations extrêmes. En revanche, 17,9 % d’entre eux s’opposent à une telle intervention des organes de maintien de l’ordre dans la dissolution des manifestations de l’extrémisme religieux. Le reste des interrogés, soit 22,5 %, ont eu des difficultés à répondre à notre question (cf. tableau 10).

38 Une autre question relative à l’appréciation générale des idées extrémistes, et plus précisément liée à l’efficacité des mesures des organes de sécurité nationale dans la lutte contre l’extrémisme religieux, a été posée.

39 Le degré d’efficacité des mesures prises par les organes de sécurité nationale du pays a été positivement apprécié à 42 % chez les enquêtés de la région d’Och, à 48,6 % chez ceux de la région de Batken et à 25,9 % chez ceux de la région de Jalal-Abad. Ces derniers considèrent à 62,7 % que le règlement des problèmes de la lutte contre les organisations politico-religieuses par leurs organes de maintien de l’ordre est

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insuffisant. Et 3,6 % d’entre eux estiment que l’action de ces organes de maintien de l’ordre dans la lutte contre l’extrémisme religieux s’est révélée totalement inefficace, contre 24,9 % des jeunes de la région d’Och et 8,1 % de ceux de la région de Batken. Le reste des interrogés, soit 7,8 % des jeunes de Jalal-Abad, 8,1 % de ceux d’Och et 11,7 % de ceux de Batken, a eu des difficultés à répondre à une telle question (cf. tableau 11).

40 Il nous a également semblé intéressant de connaître l’opinion de la jeunesse sur les méthodes jugées les plus efficaces pour faire face à l’extrémisme religieux en leur posant la question suivante : « Comment doit-on lutter contre les manifestations de l’extrémisme religieux ? » La variété de réponses figure dans le tableau 12. Et, comme on le voit, les réponses données se distinguent par des positions opposées allant des plus humaines aux plus radicales. 22,2 % des jeunes a éprouvé des difficultés à répondre, ce qui constitue un faible pourcentage.

41 Dans l’ensemble, il convient de souligner qu’un grand pourcentage préfère l’application de mesures préventives pour résoudre les problèmes de l’islamisme radical. Et près de 29,9 % des enquêtés des trois régions étudiées proposent d’informer les gens sur ce phénomène, notamment en expliquant les causes et les conséquences de son apparition.

42 Une autre partie de la jeunesse des trois régions étudiées, soit 25,6 %, impute la responsabilité de ce phénomène aux institutions de l’État. Et elle propose d’y faire face en prenant des mesures pour développer et renforcer les organes de maintien de l’ordre, en renforcer aussi la sécurité aux frontières et exiger des organes du pouvoir local d’y œuvrer obstinément.

43 Seule une petite partie des répondants, 3,9 %, envisage de recourir à des méthodes radicales pour lutter contre les islamistes radicaux, y compris la peine de mort. Près de 3,2 % s’est prononcé pour la participation potentielle des militants religieux modérés pour combattre l’islamisme radical et 5,8 % pour l’intervention éventuelle des mass médias. 3,1 % des enquêtés des trois régions étudiées pensent qu’il faut d’abord résoudre les problèmes socioéconomiques. Enfin, 1,8 % d’entre eux sont convaincus qu’il n’est pas possible de combattre les islamistes radicaux et proposent de les laisser tranquilles et de leur permettre de s’exprimer.

Le Hizb al-Tahrir al-islami et la jeunesse du sud du Kirghizistan

44 Notre enquête sociologique visait particulièrement à étudier ce que sait la jeunesse du Sud du Kirghizistan de l’organisation du HTI, en particulier ses activités, ses objectifs et ses méthodes d’action. Nous avions conscience avant de commencer l’enquête qu’il serait parfois difficile d’obtenir des réponses sincères et véritables, d’autant plus que les questions restaient ouvertes. Mais, en définitive, nous avons pu nous faire une idée de ce qu’ils savaient sur cette organisation politico-religieuse en les questionnant à ce sujet. Nous leur avons d’abord posé une question générale et simple : « Connaissez-vous des organisations ou partis religieux ? » Toutes les personnes interrogées, soit 1 500 au total, ont répondu.

45 Le tableau 13 montre que la majorité des enquêtés des trois régions étudiées, soit 41,2 %, a presque unanimement désigné le parti politico-religieux du HTI. 24,1 % d’entre eux ont mentionné en second lieu l’organisation d’Al-Qaida. Quant au reste des

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réponses, il suit l’ordre des noms de partis politico-religieux indiqués dans ce même tableau.

46 En ce qui concerne les autres questions posées, elles sont particulièrement concrètes et concernent uniquement l’organisation du HTI. Nous avons posé la question de la manière suivante : « Avez-vous entendu parler du parti religieux le Hizb al-Tahrir al- islami ? »

47 Le tableau 14 montre que la grande majorité des interrogés issus des trois régions méridionales du Kirghizistan, soit 76,3 % d’entre eux, connaissait et avait entendu parler de l’organisation du HTI. Selon nous, ce résultat confirme une fois de plus le militantisme et l’actualité de cette organisation dans le sud du pays.

48 En ce qui concerne la question suivante « Connaissez-vous les objectifs majeurs de cette organisation ? », n’ont répondu que ceux qui avaient répondu par l’affirmative à la question précédente. Le nombre des répondants a été de 1 144, et en ce qui les concerne, nous avons décidé de dégager le degré de connaissance de cette organisation.

49 Comme on le sait et conformément au programme de l’organisation du HTI, ses objectifs devraient être atteints en trois étapes. La première prévoit de former le noyau du parti en « préparant les gens qui croient en ses objectifs, ses tâches et moyens d’action ». La deuxième envisage une relation réciproque active avec l’Umma. Quant à la troisième, elle devrait permettre l’instauration d’un État islamique qui aurait « pour mission de diffuser l’islam au reste de la planète ».

50 Les résultats obtenus permettent de conclure que la jeunesse a une connaissance superficielle de cette organisation. Et, le plus souvent, elle en a connaissance à travers les mass médias ou au travers de ses conversations et échanges d’informations quotidiennes avec autrui. Cela transparaît en termes de pourcentages de la manière suivante :

51 – 58,1 % des jeunes ont répondu qu’il ne savait rien ; – 26,1 % ont révélé qu’ils savaient en partie ; – 15,8 % ont déclaré qu’ils étaient bien informés sur ce parti et qu’ils connaissaient donc ses objectifs, ce qui représente 23,1 % des jeunes de la région de Jalal-Abad et 20,4 % de ceux d’Och. Quant aux jeunes de Batken, il s’avère qu’ils ne sont pas aussi bien informés que leurs voisins (2,8 %), ce qui confirme une fois de plus que l’activité militantiste de cette organisation est localisée dans les régions de Jalal-Abad et d’Och (cf. tableau 15).

52 Un autre des objectifs poursuivis par notre enquête consistait à connaître l’attitude de la jeunesse vis-à-vis des objectifs et des idées propagées par le HTI. Il en est résulté que :

53 – 3,6 % des enquêtés pensent que le programme et les idées proposées par cette organisation sont acceptables et peuvent se concrétiser dans leur pays ; – 23,5 % s’opposent au programme et aux idées du HTI ; – 72,3 % des jeunes des trois régions étudiées n’ont pas pu ou ne savaient pas répondre à notre question (cf. tableau 16).

54 Les activités de l’organisation du HTI se déploient dans un régime de conspiration sévère, ce qui s’accompagne d’une étape de travail fondé sur un contrôle spécifique et préalable et un enseignement des futurs militants. L’organisation est composée de cellules appelées halqa, constituant ses « noyaux » et comprenant chacune 5 personnes. Au cours de la première étape visant à attirer quelqu’un dans le parti, la nouvelle recrue reçoit alors le nom de doris. Il s’agit donc d’une personne qui étudie le Coran de

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son plein gré, ainsi que la structure du parti, ses objectifs et ses moyens d’action. Les doris, chargés chacun d’une cellule de cinq personnes, ne se connaissent pas entre eux. Une telle manière de conspiration permet au HTI d’éviter de subir de grands échecs et d’être démasqué, même si pourtant ses sympathisants ne craignent nullement de l’être. L’un d’entre eux, militant au sein de l’organisation depuis 1999, Salijan Abdukarimov, a fait une révélation intéressante à ce sujet : « Si après toutes les arrestations [des membres du parti], on se met à tous les emprisonner et qu’il en reste un, alors celui-ci continuera à agir malgré tout14 ! »

55 On voit ainsi comment l’esprit de conspiration contre le régime règne parmi tous les membres de ce parti. Et dans ce cas précis, il nous a paru intéressant de voir comment une telle conspiration pouvait fonctionner au niveau local, ce qui a suscité la question suivante : « Est-ce que vos parents ou vos proches connaissent des membres de HTI ? » Comme le montre le tableau 17, il est apparu que 6,2 % des enquêtés ont confirmé que leurs parents et proches connaissaient des membres de cette organisation, le reste, soit 93,8 %, a répondu qu’il n’avait pas d’information à ce sujet.

56 On trouve à peu près le même pourcentage en ce qui concerne la question relative aux liens entre les enquêtés et des membres du HTI. En effet, 4,5 % d’entre eux ont confirmé qu’ils connaissaient des militants de cette organisation, tandis que la majorité d’entre eux, soit 95,5 %, a répondu par la négative. De même que 4 % des enquêtés ont eu une proposition d’adhérer à l’organisation du HTI alors que le reste, c’est-à-dire 96 % d’entre eux, n’avait pas encore été approchée par ses membres lors de l’enquête (cf. tableau 19).

57 La principale position du parti du HTI était le refus de recourir à des méthodes de lutte violente pour créer un califat, préférant agir essentiellement par l’activisme (discussions, persuasion, diffusion d’informations à l’aide de tracts, brochures et revues). Ainsi, au début des activités d’édition du HTI en ouzbek, on a noté un écho dans le milieu religieux de Tachkent et de la vallée de la Ferghana dès l’année 199615. Parmi ces documents diffusés, il y avait des traductions de brochures à contenu politico-religieux écrites par des auteurs arabes, des tracts et quelques numéros d’un périodique édité en Jordanie (Al-Wa‘i), également traduits en ouzbek16.

58 Par exemple, dans l’article publié le 21 avril 1999 dans le quotidien du gouvernement ouzbek Narodnoe Slovo17, on a recensé les titres des 13 brochures du HTI éditées en langue ouzbèque et diffusées parmi l’ensemble des communautés ouzbèques de toute l’Asie centrale :

59 – Demokratija – kufr nizomi (La Démocratie est un système des infidèles) ; – Izzat va sharaf sari (Vers l’honneur et le respect) ; – Islamiy shakhsia (La Personnalité islamique) ; – Minhaj (La Juste voie) ; – Moliaviy bozorlardagi beqarorlik (L’Instabilité des marchés financiers) ; – Nizomul islam (Le Système de l’islam) ; – Siyosiy va khalqaro siyosat (La Politique et la Situation internationale) ; – Siyosiy fikrlar (Les Idées politiques) ; – Khalifalik (Le Califat) ; – Khalifalik kanday tugatildi ? (Comment le Califat a pris fin ?) ; – Khatarli tushuntchalar (Notions dangereuses) ; – Hezbu Tahrir tushuntchalar (La Notion du Hizb al-Tahrir) ; – Hezb uyushmasi (L’Organisation du parti).

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60 Des cas de diffusion similaire de tracts et de brochures ont été également constatés au Kirghizistan. Et, en général, il convient de préciser que les activités des cellules du HTI opérant sur le territoire du Kirghizistan ne diffèrent pas de celles des pays centre- asiatiques voisins. On retrouve en effet les mêmes tracts, le même activisme et les mêmes appels à instaurer un État théocratique islamique. C’est pourquoi nous avons demandé aux jeunes du sud du Kirghizistan s’ils connaissaient les tracts, les brochures et les livres du HTI. Une partie relativement peu nombreuse d’entre eux, soit 14 %, a déclaré qu’il existait de tels documents et qu’ils en avaient eu connaissance. Le reste, soit 96 %, ne confirme pas qu’ils ne connaissent pas les documents servant à propager les idées du HTI (cf. tableau 20).

61 L’aspiration des membres du HTI à parvenir à leurs buts n’a pas d’explication logique. Ses sympathisants sont prêts à attendre l’apparition du califat toute leur vie. Ils pensent que cela ne dépend que de la volonté de Dieu. Et ils attendent donc le moment où le véritable État islamique verra le jour. Ainsi, chacun de ses membres continuera à militer, y compris jusqu’à la fin de sa vie. Il continuera aussi à inviter la population musulmane à diffuser des tracts et à espérer...

62 Pour autant que cet espoir soit justifié chez les sympathisants du HTI au Kirghizistan, nous avons cherché à savoir s’il était probable que les jeunes interrogés adhérent au HTI ?

63 Comme l’indique le tableau 21, il en est résulté que :

64 – 47,6 %, soit la grande majorité d’entre eux, ne pense pas adhérer au HTI ; – 26,1 % a répondu que cela était tout à fait possible ; – 5,4 % ont déclaré que les espoirs du HTI pouvaient se justifier ; – 20,9 %, c’est-à-dire le reste des enquêtés, a eu des difficultés à répondre.

65 Les résultats de notre enquête sociologique ont révélé que, dans l’ensemble, les jeunes du Sud du Kirghizistan ne soutiennent pas les organisations politico-religieuses. Cependant, les problèmes posés par de telles organisations demeurent encore une question d’actualité, problèmes qui sont loin de décliner. De plus, parmi les personnes éduquées et celles qui n’ont pas reçu une éducation de type supérieur, et parmi aussi les salariés et les chômeurs, on observe – si du moins cela n’est pas une sympathie – un soutien aux idées des militants du HTI.

66 Les causes de ce phénomène sont liées aux problèmes soulevés par le HTI. Il s’agit, comme nous l’avons vu, de problèmes internes au Kirghizistan contemporain en partie d’ordre socioéconomique et politique. Et, dans cette perspective, outre la résolution de ces problèmes, les jeunes ont conscience qu’il convient de les expliquer à la population du pays. Ils proposent également d’« améliorer le niveau de vie de la population » et de leur assurer un emploi et d’« être plus attentif envers la jeunesse ». Ils sont favorables à l’organisation de toutes sortes de manifestations à caractère public pour procurer des loisirs à la jeunesse, comme les compétitions sportives, la tenue de conférences et de débats intellectuels et d’olympiades, la publication d’articles, de brochures, de prospectus, et la mise en place de programmes de télévision et de radio, de manière à prévenir l’influence négative de l’organisation politico-religieuse du HTI.

67 C’est pourquoi le succès de la lutte contre le radicalisme religieux est étroitement lié à la résolution des problèmes socioéconomiques, politiques, juridiques et idéologiques. Déclarer que des mouvements comme celui du HTI agissent dans l’illégalité ne constitue qu’un de ces problèmes parmi tant d’autres et est de toute évidence

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insuffisant. Pour liquider les racines sociales de l’extrémisme, il est nécessaire de développer des efforts et d’œuvrer plus efficacement pour la réduction de la pauvreté, de renforcer l’efficacité de la lutte contre la corruption et d’appliquer une politique d’information et une idéologie plus raisonnable.

68 À l’heure actuelle, les activités du HTI se sont étendues au nord du Kirghizistan. Cette nouvelle tendance dans les actions des groupes dirigeants du HTI constitue un renforcement de son travail d’activisme politique et de propagande parmi les grandes couches de la population grâce à une méthode apparemment plus efficace de diffusion de ses tracts. Et dans cette perspective, ce problème ne revêt pas seulement une dimension régionale. Celui-ci n’est plus limité qu’à la seule partie du Sud du Kirghizistan mais concerne bien l’ensemble du pays.

Liste des tableaux

Tableau 6 : « Que signifie selon vous l’expression “extrémisme religieux” ? »

Régions

Jalal-Abad Och Batken

Réponses Nombre Pourcentage Nombre Pourcentage Nombre Pourcentage

Je ne sais pas 114 22,8 % 143 28,6 % 81 16,2 %

Organisation terroriste 93 18,6 % 96 19,2 % 100 20 %

Hizb al-Tahrir al-islami 58 11,6 % 51 10,2 % 58 11,6 %

Organisation politico- 36 7,2 % 37 7,4 % 32 6,4 % religieuse

Violence religieuse 37 7,4 % 30 6 % 33 6,6 %

Calomnie contre l’islam 33 6,6 % 36 7,2 % 34 6,8 %

Mauvaise interprétation 32 6,4 % 29 5,8 % 34 6,8 % l’islam

Mouvement radical 31 6,2 % 20 4 % 47 9,4 %

Groupes terroristes 27 5,4 % 20 4 % 41 8,2 %

Moyen de conquérir le pouvoir où l’islam est 17 3,4 % 19 % 3,8 % 27 5,4 % instrumentalisé

Une telle notion n’existe 10 2 % 11 2,2 % 9 1,8 % pas

Cahiers d’Asie centrale, 15/16 | 2007 155

Lutte pour la liberté 12 2,4 % 8 1,6 % 4 0,8 %

Tableau 7 : « Existe-t-il un danger de diffusion de l’extrémisme religieux au Sud du Kirghizistan ? »

Oui, bien sûr, cela Non, aucune menace C’est Difficile de

existe n’existe possible répondre

1. Région de Jalal-

Abad

Nombre 193 38 113 42

Pourcentage 50 % 9,8 % 29,3 % 10,9 %

2. Région d’Och

Nombre 179 57 98 23

Pourcentage 50,1 % 15,9 % 27,5 % 6,4 %

3. Région de Batken

Nombre 221 60 110 28

Pourcentage 52,7 % 14,4 % 26,2 % 6,7 %

Tableau 8 : Les causes de l’apparition de l’« extrémisme religieux » au Sud du Kirghizistan

Régions

Jalal-Abad Och Batken

(386 personnes) (357 personnes) (419 personnes)

Réponses Nombre Pourcentage Nombre Pourcentage Nombre Pourcentage

J’ai des difficultés à 14 3,6 % 17 4,8 % 15 3,6 % répondre

Je ne sais pas 79 20,4 % 109 30,5 % 151 36,1 %

Arriération économique 55 14,2 % 72 20,2 % 44 10,5 % du pays

Chômage 60 15,5 % 27 7,5 % 58 13,8 %

Bas niveau de vie de la 50 13 % 36 10,1 % 49 11,7 % population

Cahiers d’Asie centrale, 15/16 | 2007 156

Mauvaise gestion du 24 6,3 % 15 4,2 % 9 2,1 % pays

Développement de la 13 3,3 % 11 3,1 % 8 1,9 % corruption

Absence d’éducation et mauvaise 43 11,1 % 24 6,7 % 35 8,4 % compréhension de l’islam

Croyances irréfléchies 18 4,6 % 13 % 3,6 % 26 % 6,2 %

Conversion à d’autres 5 1,3 % 11 % 3,1 % - - religions

Légèreté de la jeunesse 12 3,2 % 17 4,8 % 14 3,3 %

Démocratisation 5 1,3 % 3 0,8 % 3 0,7 % excessive

Lutte pour le pouvoir 8 2,1 % 2 0,6 % 7 1,7 %

Tableau 9 : « Est-ce que l’“extrémisme religieux” menace la sécurité nationale du pays ? »

Oui Non Indifférent Difficile de répondre

1. Région de Jalal-Abad

Nombre 187 79 100 20

Pourcentage 58,4 % 20,5 % 25,9 % 5,2 %

2. Région d’Och

Nombre 167 69 96 25

Pourcentage 46,8 % 19,3 % 26,9 % 7 %

3. Région de Batken

Nombre 226 57 35 101

Pourcentage 53,9 % 13,6 % 8,3 % 24,2 %

Cahiers d’Asie centrale, 15/16 | 2007 157

Tableau 10 : « Est-ce que les organes de maintien de l’ordre doivent participer à la neutralisation des activités des organisations politico-religieuses ? »

Oui mais dans des situations Difficile de Oui Non extrêmes répondre

1. Région de Jalal-

Abad

Nombre 186 71 16 113

Pourcentage 48,2 % 18,4 % 4,2 % 29,2 %

2. Région d’Och

Nombre 219 73 15 50

Pourcentage 61,3 % 20,4 % 4,2 % 14 %

3. Région de Batken

Nombre 246 65 9 99

Pourcentage 58,7 % 15,6 % 2,1 % 23,6 %

Tableau 11 : « Est-ce que les mesures prises par les organes de maintien de l’ordre dans la lutte contre l’“extrémisme religieux” sont efficaces ? »

Oui Insuffisantes Absolument inefficaces Difficile de répondre

1. Région de Jalal-Abad

Nombre 100 242 14 30

Pourcentage 25,9 % 62,7 % 89 % 29 %

2. Région d’Och

Nombre 150 89 89 29

Pourcentage 42,1 % 24,9 % 24,9 % 8,1 %

3. Région de Batken

Nombre 204 132 34 49

Pourcentage 48,7 % 31,5 % 8,1 % 11,7 %

Cahiers d’Asie centrale, 15/16 | 2007 158

Tableau 12 : La perception de la lutte contre les manifestations de l’« extrémisme religieux » chez les jeunes du Sud du Kirghizistan

Régions

Jalal-Abad Och Batken

Réponses Nombre Pourcentage Nombre Pourcentage Nombre Pourcentage

Difficultés à répondre 11 2,2 % 26 5,2 % 28 5,6 %

Je ne sais pas 120 24 % 102 20,4 % 111 22,2 %

Par le biais de l’éducation* 163 32,6 % 151 30,2 % 134 26,8 %

Utilisation des ressources 114 22,8 % 126 25,2 % 144 28,8 % gouvernementales**

Mesures radicales*** 14 2,8 % 20 4 % 25 5 %

Participation du « clergé » 21 4,2 % 19 3,8 % 9 1,8 % modéré****

Utilisation des 30 6 % 25 5 % 33 6,6 % médias*****

Résolution des problèmes 18 3,6 % 19 3,8 % 10 2 % socio-économiques******

Les laisser tranquilles pour qu’ils puissent 9 1,8 % 12 2,4 % 6 1,2 % s’exprimer car tous les efforts sont vains

* Créer une discipline d’éducation religieuse et mener des séminaires et des conférences. ** Renforcer les organes des forces de l’ordre et de la sécurité aux frontières, et développer l’idéologie nationale en menant un travail actif parmi les pouvoirs locaux. *** Éliminer les chefs religieux et appliquer la peine capitale pour les membres des organisations extrémistes. **** Dans les mosquées et pendant les manifestations religieuses traditionnelles. ***** Fournir plus d’information sur l’extrémisme religieux. ****** Créer des emplois, augmenter les salaires des fonctionnaires et relancer la production.

Tableau 13 : Les jeunes du Sud du Kirghizistan et les organisations politico-religieuses et terroristes

Régions

Jalal-Abad Och Batken

Réponses Nombre Pourcentage Nombre Pourcentage Nombre Pourcentage

Hizb al-Tahrir al-islami 220 44 % 210 42 % 188 37,6 %

Cahiers d’Asie centrale, 15/16 | 2007 159

Al-Qaida 137 27,4 % 106 21,2 % 119 23,8 %

Mouvement islamique 27 5,4 % 30 6 % 49 9,8 % d’Ouzbékistan

Parti de la renaissance 15 3 % 25 5 % 17 3,4 % islamique du Tadjikistan

Ne sait pas 101 20,2 % 111 22,2 % 118 23,6 %

Tous ceux qui existent - - 6 1,2 % - -

Cela ne m’intéresse pas - - 12 2,4 % 9 1,8 %

Tableau 14 : « Avez-vous entendu parler du Hizb al-Tahrir al-islami ? »

Régions

Jalal-Abad Och Batken

Réponses Nombre Pourcentage Nombre Pourcentage Nombre Pourcentage

Oui 390 78 % 397 79,4 % 357 71,4 %

Non 110 22 % 103 20,6 % 143 28,6 %

Tableau 15 : « Connaissez-vous les principaux objectifs du Hizb al-Tahrir-al-islami ? »

Je les connais en partie Non, je ne sais rien

1. Région de Jalal-Abad

Nombre 90 98 202

Pourcentage 23,1 % 25,1 % 51,8 %

2. Région d’Och

Nombre 81 99 217

Pourcentage 20,4 % 24,9 % 54,7 %

3. Région de Batken

Nombre 10 101 246

Pourcentage 8 % 28,3 % 68,9 %

Cahiers d’Asie centrale, 15/16 | 2007 160

Tableau 16 : « Est-ce que le programme du Hizb al-Tahrir al-islami est acceptable pour votre région ? »

Oui Non Ne sait pas

1. Région de Jalal-Abad

Nombre 19 73 298

Pourcentage 4,8 % 18,7 % 76,5 %

2. Région d’Och

Nombre 15 87 295

Pourcentage 3,8 % 21,9 % 74,3 %

3. Région de Batken

Nombre 7 109 241

Pourcentage 1,9 % 30,5 % 67,6 %

Tableau 17 : « Est-ce que vos parents ou vos proches connaissent le Hizb al-Tahrir al islami ? »

Non

1. Région de Jalal-Abad

Nombre 38 352

Pourcentage 9,7 % 90,2 %

2. Région d’Och

Nombre 25 372

Pourcentage 6,3 % 93,7 %

3. Région de Batken

Nombre 8 349

Pourcentage 2,2 % 96,9 %

Tableau 18 : « Connaissez-vous personnellement des membres du Hizb al-Tahrir al-islami ? »

Oui Non

Cahiers d’Asie centrale, 15/16 | 2007 161

1. Région de Jalal-Abad

Nombre 30 360

Pourcentage 7,7 % 92,3 %

2. Région d’Och

Nombre 12 385

Pourcentage 3,1 % 96,9 %

3. Région de Batken

Nombre 10 347

Pourcentage 2,8 % 97,2 %

Tableau 19 : « Vous a-t-on proposé d’adhérer au Hizb al-Tahrir al islami ? »

Oui Non

1. Région de Jalal-Abad

Nombre 28 362

Pourcentage 7,1 % 92,8 %

2. Région d’Och

Nombre 12 385

Pourcentage 3,1 % 96,9 %

3. Région de Batken

Nombre 6 351

Pourcentage 1,6 % 98,4 %

Tableau 20 : « Avez-vous aperçu des tracts, brochures et livres du Hizb al-Tahrir al-islami ? »

Oui Non

1. Région de Jalal-Abad

Nombre 90 300

Cahiers d’Asie centrale, 15/16 | 2007 162

Pourcentage 23,1 % 76,9 %

2. Région d’Och

Nombre 53 344

Pourcentage 13,4 % 86,6 %

3. Région de Batken

Nombre 17 340

Pourcentage 4,7 % 95,3 %

Tableau 21 : Les jeunes du Sud du Kirghizistan et leur potentielle adhésion au Hizb al-Tahrir al-islami

Régions

Jalal-Abad Och Batken

(390 personnes) (397 personnes) (357 personnes)

Réponses Nombre Pourcentage Nombre Pourcentage Nombre Pourcentage

1. Une grande probabilité 27 6,9 % 23 5,8 % 12 3,3 %

2.Potentiellement 100 25,6 % 102 25,7 % 97 27,2 % probable

3. Aucune possibilité 177 45,4 % 180 45,3 % 187 52,4 %

4. Difficile de répondre 86 22,1 % 92 23,2 % 61 17,1 %

NOTES

1. Sur cette organisation en général, voir le site : http://www.hizb-ut-tahrir.org 2. Sur le HTI dans le sud du pays kirghiz, voir les auteurs suivants : Uran BOTOBEKOV, « Vrednie idej partii Hizb at-Tahrir al-islami na juge Kirgizii » [Les idées néfastes du Hizb al-Tahrir al-islami dans le sud de la Kirghizie], in A. Malašenko, M. B. Olkott (dir), Islam na postsoveskom prostranstve : vzgljad iznutri, Moscou, Art-Biznec-Centr, 2001, p. 129-152 ; Sanija SAGNAEVA, « Religious- opposition groups in Kyrgyzstan: Hizb ut-Tahrir », in Combating Extremism and Strenghtening Democratic Institutions, Materials of the Conference on April 25, 2002, Dushanbe-Almaty, Douchanbe, Friedrich Ebert Stiftung/OSCE, Šarq, 2003, p. 53-60 ; Rahmatullo ZOIROV, « Strategija

Cahiers d’Asie centrale, 15/16 | 2007 163

povedenija po otnošeniju k Hizb ut-Tahrir » [La Stratégie d’attitude à l’égard du Hizb al-Tahrir], in A. K. Zajfert, A. Krajkemajer (dir.), O sovmestimosti političeskogo islama i bezopasnosti v prostranstve OBSE, Douchanbe, Šarki ozod, 2003. 3. Au dernier recensement de janvier 2002, la population totale du pays était de l’ordre de 5 117 000 habitants, soit 64,9 % de Kirghiz, 14,3 % d’Ouzbeks dont 12 % vivent dans le sud du pays. 4. Cette étude a été réalisée grâce au soutien du Central Asian Research Initiative (CARI) et grâce au financement de l’Open Society Institut (OSI) de Budapest. 5. Par nationalité, on entend l’appartenance ethnoculturelle des groupes mentionnés ici, c’est-à- dire les Ouzbeks ou les Kirghiz, dans le sens de la définition soviétique de ce terme, étant entendu que les membres de ces groupes sont tous citoyens de la République du Kirghizistan. Sur cette question, voir : Alexandre BENNIGSEN, Chantal LEMERCIER-QUELQUEJAY, Les Musulmans oubliés, L’Islam en Union soviétique, Paris, Maspero, 1981 (NDE). 6. Le groupe des enquêteurs comprenait des étudiants de deuxième et quatrième années de sociologie à l’université de Jalal-Abad. Quant au nombre des enquêteurs, il était de 30 personnes. 7. O. Š. MAMAJUSUPOV, Voprosy (problemy) religii na perehodnom periode [Les Questions (problèmes) religieux dans la période de transition], Bichkek, Obščestvennoe ob’’edinenie « Centr uzučenija problem mirovyh religij » / Altyn Tamga, 2001. 8. Entretien personnel avec Viatcheslav M. Hamisov, Bichkek, mars 2005. 9. Politoligičeskij slovar’ [Dictionnaire politologique], Moscou, Vysšaja Škola, 1995, p. 169. 10. A. M. UMNOV, V. I. SPERANSKIJ et al., « Političeskij èkstremizm i totalitarizm » [L’extrémisme politique et le totalitarisme], in Vvedenie v politologiju, « Političeskie idei, političeskie doktriny, političeskoe dejstvie », Moscou, t. 2, 1993, p. 29. 11. Orozbek A. MOLDALIEV, Islamizm i meždunarodnyj terrorizm : ugroza islama ili ugroza islamu ? [L’Islamisme et le terrorisme international : une menace de l’islam ou une menace pour l’islam ?], Fond im. Friedriha Èberta, Bichkek, 2004. 12. Pour tous les autres tableaux suivants, se reporter aux annexes. 13. Pour la région de Jalal-Abad, 386 ont répondu, contre 357 pour celle d’Och et 419 pour celle de Batken. 14. Cité par A. SUHOV, « Osobennosti partii Hizb ut-Tahrir v Kyrgyzstane » [Les particularités du parti du Hizb al-Tahrir au Kirghizistan], in : http:/www.respublica.elcat.kg/arc/64/8.htm 15. Sur le HTI en Ouzbékistan, voir : Bahtijar BABADŽANOV, « O dejatel’nosti “Hizb ut-Tahrir al- islami” v Uzbekistane » [De l’activité du “Hizb al-Tahrir al-islami” en Ouzbékistan], in A. Malašenko, M. B. Olkott, 2001, p. 153-169. 16. Vitalij PONOMARJOV, « Islam Karimov protiv Hizb ut-Tahir » [Islam Karimov est contre l’organisation du Hizb al-Tahrir], in : http//www.mema.ru/hr/politpr/cntrasia/ uzb3/91_FN91.htm 17. A. MAMATKULOV, « Islam — religiya mira i družby » [L’Islam : une religion de la paix et de l’amitié], Narodnoe Slovo, 21-04-1999.

RÉSUMÉS

Les résultats d’une enquête sociologique ayant la forme d’un sondage d’opinion, menée sur le terrain dans le sud du Kirghizistan, plus précisément dans les trois régions administratives d’Och, Jalal-Abad et Batken, ont mis en lumière l’attitude des jeunes face aux organisations

Cahiers d’Asie centrale, 15/16 | 2007 164

politico-religieuses agissant dans toute la vallée de la Ferghana à travers notamment l’organisation transnationale clandestine du Hizb al-Tahrir al-islami. L’accent a été principalement mis sur leur perception de la religion musulmane et leur potentielle adhésion, en tant que nouvelles recrues, à de telles organisations. Le sens de la notion d’« extrémisme religieux », qui a été largement utilisée dans les médias centre-asiatiques ou russes et par divers chercheurs de toute la CEI, a été également soumis à un questionnement pour dégager leur propre compréhension de cette notion. De même que ces jeunes ont émis leur propre opinion sur les causes de l’apparition du radicalisme islamique et sur la menace qu’il représente pour la sécurité nationale du pays.

The results of a sociological study, presented as an opinion survey, carried out in the field in southern Kyrgyzstan, specifically in the three administrative regions of Osh, Jalal-Abad and Batken, brought to light young people’s attitudes towards politico-religious organizations acting in all of the Ferghana Valley, particularly through the transnational clandestine Hizb al-Tahrir al- Islami organization. The emphasis was mainly put on their perception of the Muslim religion and the possibility of their signing up, as new recruits, to such organizations. The meaning of the concept of "religious extremism", which has been widely used in Central Asian and Russian media and by various researchers throughout the CIS, was also questioned, to determine their own understanding of this concept. These young people also expressed their opinions on the causes of the rise of Islamic radicalism and the threat it poses to the country’s national security.

AUTEURS

BAKYTBEK S. JUMAGULOV Bakytbek S. Jumagulov est sociologue à l’Institut d’études stratégiques de Bichkek.

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La jeunesse du Tadjikistan face à l’islam et à l’islamisme1

Saodat Olimova Traduction : Habiba Fathi

NOTE DE L’ÉDITEUR

Texte traduit du russe par Habiba Fathi

1 Les mouvements islamiques radicaux qui ébranlent le monde musulman depuis ces dernières années ont avant tout un caractère politique et social. Cela oblige les chercheurs à étudier cet aspect de l’islam dans les régions de diffusion de cette religion, ainsi que la base des différents courants islamiques, y compris radicaux. L’étude des racines sociales d’un mouvement islamique revêt en général une importance toute particulière dans les pays en transition, comme ceux de l'Asie centrale – indépendants depuis la chute de l’URSS – et qui ont commencé à construire une société démocratique à économie de marché. Les changements majeurs qui s’opèrent dans les sphères politique, économique et sociale des sociétés musulmanes centre-asiatiques, se reflètent directement dans la situation religieuse.

2 La thèse de la renaissance de l’islam dans cette région se trouve au cœur des recherches portant sur l’islam centre-asiatique. La montée des mouvements islamiques en Asie centrale postsoviétique comprend un large éventail de phénomènes : construction massive de mosquées, développement de l’instruction et de l’éducation religieuses, retour au droit musulman dans certaines sphères de la vie privée, légalisation de l’activité des organisations politiques religieuses (partis, manifestations antigouvernementales par des courants d’opposition islamique, activités de groupes armés radicaux).

3 Pourtant, malgré l’envergure de ces nouveaux phénomènes islamistes, on ne leur trouve pas, à l’heure actuelle, de définition acceptable ni d’explication suffisante. Les termes comme « renouveau », « renaissance islamique », « réislamisation », « seconde

Cahiers d’Asie centrale, 15/16 | 2007 166

réislamisation » et « propagation du fondamentalisme » suscitent toutes sortes de discussions vives et acharnées parmi les chercheurs. D’autres débats concernant la renaissance islamique en Asie centrale sont également menés : cette renaissance est- elle le résultat naturel du développement religieux et sociopolitique de la région ou bien est-elle imposée du dehors ? Une autre question divise les chercheurs : peut-on considérer la période soviétique de l’Asie centrale comme une partie du monde musulman ou bien s’est-elle développée dans le cadre d’une expérience à la fois athée et communiste ?

4 Un tel débat d’idées particulièrement vif a opposé deux chercheurs américains, Allen Hetmanek2 et Muriel Atkin3. Parmi les chercheurs européens, le Français Stéphane A. Dudoignon défend le plus fermement l’opinion selon laquelle la renaissance islamique en Asie centrale a sa base propre4. Pourtant une étude insuffisante de cette question, ainsi qu’un manque de recherches empiriques empêchent la formation de positions bien argumentées.

5 Aujourd’hui encore est répandue l’opinion selon laquelle la politique soviétique athée, par une extermination massive ou l’émigration du « clergé » musulman pendant les premières années du pouvoir soviétique, aurait pratiquement anéanti l’esprit musulman de cette région à l’époque soviétique. En résultat, l’islam des sociétés musulmanes centre-asiatiques a commencé à fonctionner comme une tradition, un mode de vie et une identité culturelle, au lieu de servir d’idéologie et de conception du monde. En se basant sur ce point de vue, il convient de soutenir l’avis de la majorité de chercheurs qui pensent que la renaissance de l’islam en Asie centrale dans les années 1980-1990, incluant un développement impétueux de l’islam politique, est le résultat d’une influence extérieure et représente une sorte de prosélytisme. On peut supposer alors que l’activité des organisations islamiques internationales a été particulièrement importante dans une situation de vide spirituel, conséquence de la disparition de l’idéologie communiste.

6 Pourtant cette opinion ne peut nous satisfaire car elle ne nous donne pas les moyens de comprendre l’ampleur et la diversité des formes des mouvements religieux en Asie centrale, et elle n’explique pas les causes de l’extension massive de tels mouvements islamiques encore peu connus, comme par exemple celui du Hizb al-Tahrir al-islami (HTI)5.

7 Ainsi, pour comprendre la nature du renouveau islamique et l’apparition de l’islamisme en Asie centrale, il faut étudier avant tout les aspects sociaux du développement de l’islam dans la région. Les racines sociales de l’islamisme en Asie centrale ont déjà attiré l’attention des chercheurs6.Cependant, les positions religieuses de certaines tranches d’âge n’ont pas encore été étudiées en profondeur, alors que de telles recherches permettraient d’enrichir notre connaissance de cette prétendue « renaissance islamique » en Asie centrale.

8 Dans le cadre de cette recherche menée au Tadjikistan, les jeunes représenteraient le groupe le plus intéressant à étudier. Les processus de transformation que connaissent aujourd’hui les sociétés musulmanes centre-asiatiques sont particulièrement dynamiques et aigus chez les jeunes, qui s’adaptent plus vite aux mutations sociales que les adultes. Les jeunes, en tant que groupe social et démographique spécifique, unissent le passé et le futur, le possible et le réel. Il est difficile, par exemple, d’estimer le rôle de la jeunesse dans l’avenir d’un pays comme le Tadjikistan, étant donné que les jeunes y représentent la majorité de la population. Selon les résultats du recensement national

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de 2000, l’âge moyen de la population du Tadjikistan était de 22,8 ans, et les gens de moins de 29 ans représentaient 70 % de la population totale du pays7.

9 De plus, c’est en particulier parmi les jeunes que se développe l’activité des organisations religieuses radicales en tout genre. L’expansion de l’influence du parti religieux illégal, le HTI,dans tous les pays d’Asie centrale, la formation de nouveaux groupes islamiques clandestins, comme la Jama‘a et Al-bay‘a et l’apparition d’actes terroristes (kamikazes) – phénomènes jusqu’alors inconnus en Asie centrale – nous pousse à étudier les rapports entre les jeunes et la religion dans un contexte de changements sociaux qui s’opèrent dans la région depuis ces dernières années.

10 Cela a été réalisé par une étude de l’opinion publique qui reflète la relation des différents groupes de population (divisés selon l’âge, le sexe et la position sociale) vis-à- vis de la religion et révèle les stratégies, les nécessités et les valeurs conditionnant le choix pour tel ou tel courant islamique. En se fondant sur les données de questionnaires réalisés au Tadjikistan et d’interviews de jeunes croyants et de représentants du « clergé » musulman, nous chercherons à examiner ici les problèmes suivants :

11 – les activités religieuses et l’observance des prescriptions religieuses ; – la modification de la conception de la religion ; – la valeur et la signification de l’islam ; – les islamistes « modérés » et les « radicaux » ; – l’attitude des jeunes vis-à-vis des courants islamiques radicaux.

12 Cet article s’appuie sur d’une série d’interviews effectuées à Douchanbe, la capitale tadjike, à Khodjent, ville de la région de la Soghd située au nord du pays, et à Isfara, ville elle située dans la partie tadjike de la vallée de la Ferghana, au nord-est du pays, en 2004-2005 ; les résultats du sondage concernant les questions religieuses réalisé en juin 2005. Nous avons également utilisé les résultats d’un sondage d’opinion publique effectué au Tadjikistan et réalisé par le centre de recherche tadjik, appelé Sharq et basé dans la capitale tadjike,sur les dix dernières années8.

L’islamisme au Tadjikistan

13 Les territoires qui forment désormais l’actuelle République du Tadjikistan ont, pendant plusieurs siècles, représenté non seulement une partie du monde musulman, mais également un des centres de la pensée, de la science et de la culture musulmane. Une importante culture spirituelle, créée par les Ouzbeks et les Tadjiks au sein de la civilisation islamique, est devenue une partie inaliénable et une base de la conscience sociale au Tadjikistan.

14 Au cours de son existence au sein de l’URSS et à la suite des migrations de population pendant cette période, des représentants de nombreux peuples et confessions ont fait leur apparition au Tadjikistan : des chrétiens orthodoxes, des luthériens, des catholiques, des adeptes d’autres confessions chrétiennes, des bouddhistes. Une grande partie de la population non autochtone ou russe était athée, mais pour la population locale du Tadjikistan, l’islam dans son expression régionale et originale demeurait, même à l’époque soviétique, la base de la conception du monde et du mode de vie.

15 Après 1991, des changements radicaux concernant le mode de vie ont commencé au Tadjikistan indépendant, phénomène qui a entraîné de profonds changements au sein

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de la conscience de masse. En effet, après la disparition de l’URSS, un conflit armé, de l’été 1992 au mois de juin 1997, a emporté 50 000 vies humaines et a détruit une importante partie des infrastructures héritées de l’époque soviétique9. La rupture des relations économiques existant en URSS a joué un rôle exclusivement négatif pour l’économie du Tadjikistan. Les grandes entreprises industrielles créées dans ce pays au cours de la modernisation soviétique n’étaient plus concurrentielles dans les conditions d’une économie de marché. La chute drastique du PIB10 et des montants des salaires et retraites sont des facteurs qui illustrent l’étendue du chaos économique qui a frappé le Tadjikistan au cours de la première décennie de l’indépendance11.Entre 1990 et 2003, le montant d’une pension de retraite moyenne a été divisé par 18 pour atteindre 4 US $ par mois, et celui du salaire mensuel a été divisé par 11 pour atteindre 12 US $12.

16 Le chômage reste un des problèmes les plus graves au Tadjikistan et a atteint 11,3 % en janvier 2003 selon la méthode de calcul de l’IOL (International Labour Organization). Les jeunes constituent la majorité des chômeurs : les personnes âgées de 15 à 29 ans représentent 68 %13. La crise économique a provoqué une extension rapide de la pauvreté. En dépit d’une croissance économique qui a commencé en 1997, le Tadjikistan reste un des pays les plus pauvres du monde.

17 Malgré les difficultés, la population s’adapte petit à petit à la nouvelle situation et poursuit la transformation du système politique et de l’économie du pays. Les modifications les plus manifestes s’opèrent dans les domaines les plus importants pour la société :

18 – la transition de la planification centralisée vers le marché libre ; – la transition d’un approvisionnement et d’un contrôle exclusif de l’État vers une souplesse sociale et à un retour à une autosuffisance ; – le passage d’une politique antireligieuse à une liberté de confession.

19 Tous ces changements ont exercé une influence profonde sur la situation confessionnelle. Cependant, à la veille de la disparition de l’URSS, un processus de renouveau islamique avait déjà commencé. Le Parti de la renaissance islamique du Tadjikistan (PRIT)14 avec le Parti démocratique et d’autres organisations politiques15 du pays ont créé l’Opposition unifiée du Tadjikistan (OTU), qui a déclenché en 1992 un conflit armé contre le gouvernement en place. Les cinq années de lutte et de longs pourparlers ont abouti, le 27 juin 1997, à la signature du Traité de paix général et à un accord national, signé à Moscou, entre le gouvernement de la République du Tadjikistan et l’OTU. La signature de cet accord de paix marque le début d’un processus actif de reconstruction et de réintégration, où le mouvement politique islamique a pris une part active. Selon cet accord de paix, 30 % des plus hautes fonctions de l’État devaient revenir aux représentants de l’OTU, dont la majorité étaient membres ou partisans du PRIT.

20 La Commission de réconciliation nationale, formée par les représentants du gouvernement et de l’opposition, a joué un rôle déterminant dans le processus de paix. Le mouvement islamique armé, c’est-à-dire le PRIT16, et la formation irrégulière armée d’orientation gouvernementale (Front national) ont rendu les armes puis ont dissous les détachements militaires. En 1999, l’interdiction relative à l’activité des partis politiques d’opposition, notamment à celle des membres de l’opposition unifiée, a été levée. S’en est ensuivie une période difficile de transition pour le PRIT qui a dû passer d’une formation politique et militaire à un parti politique légal, de type parlementaire. Les islamistes ont participé aux premières élections après le conflit et ont reçu deux

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mandats de député. Le PRIT a confirmé sa place dans le processus politique en février 2005, où les islamistes ont également acquis deux mandats parlementaires. À l’heure actuelle, le Tadjikistan est le seul pays de la région où une organisation religieuse, le PRIT, joue un rôle important dans le processus politique, étant un des partis les plus importants du pays.

La relation des jeunes à l’islam

21 À l’époque soviétique, l’islam dominait au Tadjikistan, mais faute de données fiables, il était impossible d’évaluer, même approximativement, le nombre de croyants. Cependant, il ne fait pas de doute que les athées étaient assez nombreux. La situation a brusquement changé après la disparition de l’URSS et l’accession à l’indépendance. En 1996, d'après les résultats du sondage national d'opinion, 97 % des interrogés se considéraient croyants, dont 90 % de musulmans, 4 % de chrétiens orthodoxes, 1 % d’adeptes d’autres religions (christianisme, judaïsme), 2 % d'athées et 2 % encore étaient sans opinion17. En juin 2005, près de 95,4 % des interrogés s’affirmaient musulmans, 3,5 % chrétiens tous courants confondus (catholiques, protestants, orthodoxes), 0,2 % adeptes d’autres religions, 0,5 % athées, 0,2 % sans religion, et 0,2 % étaient sans opinion18.

22 À l’époque soviétique, les représentants de la vieille génération se caractérisaient par une plus grande religiosité par rapport à celle des jeunes. Cette situation a radicalement changé. Selon les données du sondage de l’opinion publique, à l’heure actuelle, il n’y a pratiquement plus d’athées parmi les jeunes. Toujours à l’époque soviétique, le degré de religiosité était lié au niveau d’instruction : plus celui-ci était élevé, moins le nombre de pratiquants actifs était important. Cette situation a également beaucoup changé et cette équation ne reste valable que pour les plus de 25 ans. Dans les groupes des plus jeunes, le niveau de religiosité n’est plus lié à l’instruction. Selon les données des sondages, le taux de la religiosité parmi les étudiants est plus élevé que parmi les retraités.

23 L’époque postsoviétique se caractérise par une activité religieuse plus importante chez les jeunes que chez les adultes, ce qui représente un changement des normes traditionnelles comportementales. Dans la société musulmane du Tadjikistan, la jeunesse entretient traditionnellement une certaine liberté envers les prescriptions de l’islam, comme la fréquentation de la mosquée, la prière quotidienne, le jeûne du mois de Ramadan et la participation aux rites religieux. Il convient de noter que toutes ces normes religieuses deviennent obligatoires après le passage des jeunes à l’âge adulte, notamment lorsqu’ils deviennent maîtres de maison, pères et mères de famille.

24 Pourtant, au cours de ces dernières années, les jeunes musulmans du Tadjikistan attachent plus de rigueur aux prescriptions de l’islam que ne le faisaient leurs pères lorsqu’ils étaient jeunes. Le niveau de l’activité religieuse des jeunes se rapproche de celle de la tranche d’âge des 40 ans. Examinons ce problème plus en détail. On sait que la prière représente l’une des plus importantes prescriptions de l’islam. Les cinq prières quotidiennes sont observées par 12 % des jeunes de 18 à 29 ans, par 30 % des 40-49 ans, alors que 40 % des jeunes de 18 à 29 ans et 41 % des 40-49 ans ne prient pas régulièrement19, comme le révèlent les paroles d’un commerçant d’un bazar de Douchanbe âgé de 21 ans lors de l’enquête :

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« Je considère que tôt ou tard tout individu sera amené à prier. Pour moi, c’est mieux de commencer à prier quand on est jeune. J’ai entendu dire que si l’on commence à faire les cinq prières quotidiennes (namaz) quand on est jeune, vous éviterez alors les actes immoraux20. »

25 L’observation du jeûne pendant le mois de Ramadan est également une des prescriptions importantes de l’islam. Près de 64 % de jeunes âgés entre 18 à 29 ans observent le jeûne entièrement ; 24 % d’autres jeunes du même âge jeûnent de façon irrégulière. À titre de comparaison : 73 % des 40-49 ans observent entièrement le jeûne et 18 % ne jeûnent pas régulièrement21.

26 Depuis l’indépendance, l’attitude des jeunes vis-à-vis de leur présence à la mosquée a radicalement changé. Avant la disparition de l’URSS, 17 mosquées dites du vendredi fonctionnaient au Tadjikistan. Maintenant on en compte près de 300. Et seulement au cours du premier semestre 2005, six nouvelles mosquées du vendredi ont été ouvertes22. Quant aux mosquées de quartier, de taille nettement plus petite et devenues les centres de la vie spirituelle, religieuse et sociale de la communauté locale, elles jouent également un rôle très important. À l’heure actuelle, plus de 300 mosquées de quartier sont enregistrées au Tadjikistan, sans compter les nombreuses autres mosquées non enregistrées. Les mosquées sont particulièrement importantes pour les jeunes, et leur permettent d’établir des relations indispensables, de discuter et d’être informés. Un jeune de nos interviewés, un journaliste de 29 ans vivant à Douchanbe, s’est exprimé à ce sujet : « Maintenant les mosquées sont remplies de fidèles. Si, l’an passé, on ne comptait que 70 personnes qui fréquentaient la mosquée de notre quartier, aujourd’hui on en compte 150. Et les jeunes sont particulièrement nombreux23. »

27 L’importance de la mosquée comme lieu de discussion est confirmée par le fait que 60 % des jeunes hommes âgés entre 18 à 29 ans se rendent à la mosquée quotidiennement, contre 33 % des hommes de plus de 60 ans24. Les mosquées sont également des sortes d’organisations d’activités de bienfaisance. Selon les résultats du sondage et des interviews réalisés en 2004-2005 dans la ville de Douchanbe, la majorité des hommes aux revenus moyens et élevés consacre régulièrement une part de leurs revenus aux dons de bienfaisance par l’intermédiaire de la mosquée, comme en témoignent les propos suivants : « Je consacre de 5 à 6 % de mes revenus à des actions de bienfaisance. Les jours de fêtes musulmanes, comme la fête de rupture du jeune du mois de Ramadan (Idi Ramazon / ‘Id al-fitr), les hommes de notre quartier (mahalla) se réunissent dans la grande mosquée du district de Kalinine [un des districts de Douchanbe] pour prier. Nous y faisons des dons et des sacrifices qui sont ensuite redistribués aux nécessiteux25. »

28 L’enquête de terrain a révélé que l’observance des diverses recommandations religieuses par les jeunes pouvait être dicté par un sentiment de devoir envers les membres les plus âgés de la famille, par la pression de la société qui exige de respecter telle ou telle prescription musulmane afin de manifester son appartenance à tel ou tel groupe social, d’âge et de sexe, ou bien pour prouver ses convictions. Ce dernier facteur devient de plus en plus significatif chez les plus jeunes. C’est ce dont témoignent les données des sondages et 70 % des interrogés ont dit qu’ils se considéraient musulmans parce que leurs parents l’étaient eux-mêmes. On note que 15,4 % pensent que l’islam fait partie intégrante de la culture nationale du Tadjikistan. Ils considèrent que les Tadjiks doivent être musulmans car l’islam représente une tradition, une culture mère et leur mode de vie propre. Un petit nombre, soit 7,5 % parmi lesquels on compte des

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Allemands et des Russes convertis à l’islam, ont étudié l’islam et l’ont accepté comme la seule foi « véritable ». Enfin, près de 6,4 % des interrogés ne se sont jamais demandés pourquoi ils considéraient qu’ils étaient musulmans26.

Le rôle de l’islam dans la socialisation des jeunes du Tadjikistan

29 La majorité des musulmans du Tadjikistan, mis à part les nouveaux convertis, ont fait connaissance avec l’islam dans leurs familles où ils ont reçu des connaissances rudimentaires concernant la lecture du Coran, le dogme, les rites, le droit musulman (fiqh) et la langue arabe. Presque la moitié des musulmans interrogés ont reçu une instruction religieuse à la maison, dont près de 23,3 % l’ont héritée des parents et des grands-parents ; 13 % ont reçu ces connaissances auprès de leurs proches, amis, voisins ou maîtres coraniques privés, qui ont un lien de parenté avec les élèves ou appartiennent à une même communauté. Seuls 3,4 % des musulmans interrogés ont reçu une instruction religieuse en dehors de leur famille et de leur communauté ; 2 % d’entre eux ont fait leurs études à la mosquée et 0,3 % à la madrasa. 1,1 % des femmes interrogées ont fréquenté des institutrices religieuses (bibi-khalifa)27. Et, enfin, 25,3 % n’ont aucune instruction religieuse.

30 Toutes ces données témoignent que, malgré la pression athée de l’époque soviétique, l’islam est resté un élément clé de la culture, de la conception du monde et du mode de vie de la société musulmane du Tadjikistan. Seuls 25,3 % des interrogés ont été élevés dans des familles qui ne pouvaient pas dispenser une instruction religieuse à leurs enfants ou qui considéraient que cela n’était pas nécessaire.

31 Le rôle de la famille dans la formation des jeunes chefs religieux est exceptionnel. Les résultats des interviews avec des jeunes mollahs, en particulier ceux issus du « clergé », avec des jeunes sympathisants du PRIT et avec des jeunes activistes des communautés religieuses ont montré que des parents ou des proches de la famille profondément croyants ont joué un rôle important dans la socialisation de la personnalité de chacun d’entre eux. Et de toute évidence, il s’agit des proches les mieux versés dans les sciences religieuses.

32 Le choix de la vocation est aussi dicté par la tradition familiale et par l’appartenance à une telle ou telle sphère d’activité. Si, parmi les ancêtres d’une famille, on trouve des mollahs, ou des juristes (faqih), ou encore des lecteurs coraniques (qari), on considère que cette tradition d’enseignement religieux doit se poursuivre à travers les nouvelles générations. Cette tradition d’enseignement religieux s’est toujours maintenue et est encore vivante de nos jours.

33 Le passage de l’islam dans la sphère privée et familiale a contribué au maintien de son rôle dans la socialisation des jeunes. Selon les résultats de notre étude, la majorité des jeunes musulmans du Tadjikistan se socialisent au fur et à mesure qu’ils grandissent au sein de leur famille, qu’ils reçoivent une instruction religieuse, qu’ils se marient et qu’ils constituent leur propre famille.

34 L’adaptation de la jeunesse au Tadjikistan contemporain et son insertion dans la vie sociale du pays signifie également qu’elle s’intègre dans les principales composantes de la structure sociale de la société. Cela signifie également l’accès à une position sociale précise. Cela est lié non seulement au choix de leur profession, mais aussi au choix de

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leur conception religieuse et de leurs comportements religieux. Ainsi, l’islam au Tadjikistan représente avant tout un mode de vie et joue un rôle de régulateur socioculturel.

35 De ce point de vue, les jeunes qui deviennent peu à peu de « bons » musulmans constituent une partie importante dans le processus d’adaptation à la société musulmane du pays. Selon l’opinion de tous les interviewés, l’observance des prescriptions religieuses et la participation aux rituels islamiques permettent aux jeunes gens de devenir des musulmans adultes. Ces jeunes gens considèrent que l’accomplissement des rituels islamiques et l’observance des normes religieuses assurent leur passage à l’âge adulte. Ils ont aussi déclaré que plus ils grandissent, plus ils doivent observer plus sévèrement les normes religieuses et davantage participer aux célébrations des rituels et des fêtes religieuses.

36 De cette manière, les jeunes sont insérés à la vie de la communauté religieuse, se socialisent en devenant ainsi des membres de l’Umma et sont encadrés au sein d’une structure sociale stable et d’un système culturel. Selon les jeunes interviewés, la connaissance des prescriptions gérant la vie quotidienne de l’individu représente une caractéristique importante du passage à l’âge adulte. C’est le sens du devoir et le respect des responsabilités de l’adulte qui font de l’individu un membre accompli au sein de la communauté religieuse et digne de respect. En témoignent les paroles d’un élève âgé de 16 ans, lors de l’enquête, et interrogé à Douchanbe : « Pour que l’on te respecte, il faut se souvenir de Dieu non seulement les jours de fêtes, mais il faut aussi fréquenter la mosquée, assister aux réunions des hommes d’âge mûr. Il faut savoir ce qu’il convient de faire le lendemain et le surlendemain. Par exemple, pour assumer les responsabilités d’un homme adulte, il faut visiter les tombes de tes proches le vendredi soir et y faire une prière28. »

37 En ce qui concerne l’observance des recommandations religieuses, les jeunes gens se rendent parfaitement compte de la différence des modèles du comportement religieux des hommes et des femmes. Ils confèrent aux hommes une certaine responsabilité relative à ces recommandations religieuses : « Le jeune homme doit absolument faire ses cinq prières quotidiennes (namaz). Quant à la jeune fille, elle s’occupe du ménage, ce qui équivaut à ces cinq prières quotidiennes29. »

38 Depuis l’indépendance, les activités religieuses des femmes connaissent un accroissement considérable. Pour beaucoup, cela est lié à la baisse générale du statut de la femme dans la société musulmane du Tadjikistan. Les sphères où les femmes peuvent exercer des activités deviennent de plus en plus réduites. Elles ont de moins en moins la possibilité de participer aux sphères publique et sociale, de travailler dans les entreprises, de recevoir une instruction et de faire carrière. C’est pourquoi une activité exercée dans le cadre de l’islam leur permet d’acquérir un statut élevé et de s’épanouir. Les résultats de nos interviews réalisées avec de jeunes militantes du PRIT ont montré qu’elles pouvaient agir comme des chefs et qu’elles avaient une forte personnalité. Elles cherchent à élever leur statut social et à occuper la place d’un individu respecté par la communauté ou l’Umma, c’est-à-dire celle d’une femme versée dans les sciences religieuses30. Ainsi, compte tenu du fait que les possibilités pour les femmes de s’épanouir se réduisent considérablement au Tadjikistan, celles-ci cherchent à le faire alors au sein de l’islam, en faisant ainsi fi des restrictions des règles religieuses vestimentaires qui leur sont faites, comme celle liée au port du voile par exemple.

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Le sens des valeurs religieuses chez les jeunes du Tadjikistan

39 Pour les jeunes, la valeur de la religion musulmane demeure particulièrement élevée. Dans la société musulmane du Tadjikistan, l’islam représente un système de valeurs. Et l’islam représente avant tout un système de valeurs morales et de convictions, tout autant qu’il véhicule une conception du monde qui donne à l’individu du sens à sa vie. En témoignent les paroles suivantes : « Notre conscience, c’est une particule de Dieu en nous ! Si l’on vit en conformité avec elle, on peut se considérer comme des gens religieux, même si l’on ne respecte pas les prescriptions de l’islam31. »

40 Ou encore : « Dieu apprend à l’homme à être vertueux, et si l’homme n’obéit pas à la volonté de Dieu, quelle différence y a-t-il entre l’homme et l’animal32 ? »

41 Nos recherches montrent que, parmi la population du Tadjikistan, il existe un point de vue selon lequel il faut vivre conformément aux valeurs, aux orientations et aux normes morales fixées par le Coran, les hadith et la shari‘a. Les valeurs morales de l’islam représentent une loi intangible, et les lois morales sont avant tout liées à l’islam : « Parmi les règles religieuses, j’essaie d’observer les suivantes : respecter les aînés, mon père et ma mère, protéger ma patrie et défendre mon honneur et ma dignité. Il faut toujours être honnête, éduquer son esprit et son corps, et beaucoup d’autres choses encore33… »

42 Pour les jeunes interviewés, être un « bon » musulman ou être une « bonne » musulmane signifie conserver sa pureté en pensées et en actes. Cela suppose, en premier lieu, respecter les lois et les normes morales, ainsi que les prescriptions qui règlent la vie sociale et privée.

43 D’après les jeunes hommes interrogés, le passage à la vie d’adulte se fait par une assimilation de la connaissance de la vie « pure » et juste, pleine de sens religieux, et par une acquisition des pratiques qui permettent de vivre justement, conformément aux normes religieuses et morales. Au Tadjikistan, la socialisation de l’individu en tant qu’être moral s’opère avant tout dans le cadre de la religion : « Lorsqu’on est jeune, on peut pécher à chaque instant. L’homme a de nombreux besoins et il a du mal à résister à la tentation. Si tu as trouvé la force en toi et si tu as échappé à la séduction, alors tu es digne de pouvoir prier34. »

44 Les résultats de nos recherches ont montré que, chez les jeunes, l’islam donne un sens à la vie. Il permet à l’individu de comprendre sa propre existence et celle de la communauté humaine. Cela est très important dans un contexte où les idéologies séculières, comme le communisme, n’exercent plus d’influence sur les jeunes, ou lorsqu’elles n’ont pas les bases pour se développer dans une société donnée, comme le libéralisme par exemple. La recherche du sens de la vie est une des causes les plus importantes du recours des jeunes à l’islam : « Nous, les Tadjiks, appartenons à une société musulmane. L’islam, c’est notre culture, notre histoire et notre identité. De nombreux liens nous rattachent à l’islam. L’homme a décidé pour une raison ou une autre qu’il savait beaucoup. L’œil humain ne voit que 5 % du spectre, l’oreille humaine n’entend qu’une partie insignifiante de ce qu’entend une chauve-souris. Nous sommes aveugles, sourds, et pourtant nous croyons qu’il n’existe que ce que l’on voit, palpe et conçoit par nos

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sens imparfaits et par notre science rudimentaire. La religion donne une autre connaissance du monde par des moyens qui diffèrent de ceux de la science. Elle nous permet de comprendre le sens même de notre existence. Je vais vers Dieu par le chemin le plus difficile, presque impossible, car je cherche à Le trouver par la réflexion, alors que la foi est quelque chose d’inconcevable au niveau de la raison et de la science. Deux chemins sont sûrs. Le premier est représenté par la foi traditionnelle, lorsque tu répètes systématiquement tout ce qu’ont fait ton père et ton grand-père. Le second est celui de la véritable foi, lorsque tu crois avec le cœur, avec ton âme. Arriver à la foi par la raison est le chemin le plus difficile et le moins sûr35. »

45 Les quinze années d’indépendance furent une période de rudes épreuves, de guerre, de famine et de désorganisation, durant laquelle les jeunes sont devenus adultes. Sans compter que les événements passés n’ont pas été justifiés dans la conscience sociale par des raisons rationnelles. Les adultes, les chercheurs, les mass médias et la propagande officielle n’ont pas pu trouver une explication convaincante à la désagrégation de l’URSS, aux causes de la guerre civile et de la désorganisation de l’économie, au coût élevé des réformes économiques et politiques.

46 En conséquence, la jeunesse musulmane du Tadjikistan ressent une nécessité profonde de comprendre le sens de sa vie, de rapporter le comportement humain au sens universel de la vie dans un contexte de construction du monde et d’ordre général. La foi aide les jeunes à créer un contexte réfléchi pour leur propre existence et obtenir une réponse à leur expérience : « Je me considère comme croyant car chacun doit croire en quelque chose : en Dieu, en sa mère, en sa patrie, en Bouddha. Ma foi n’a pas été influencée par la génération antérieure. Je suis entré en religion tout seul36. »

47 La religion fournit aux jeunes une conception du monde où l’injustice, la souffrance et la mort n’ont de sens que dans une « perspective finale ». La religion leur propose une confiance en une justice où le respect des règles morales sera récompensé et le mal sera finalement puni, même si ce n'est que dans l’au-delà. Ainsi, l’islam fournit un soutien particulièrement important lorsqu'un jeune homme n’a pas la possibilité d’exercer une influence sur les événements et de diriger sa propre vie. Cette croyance en la justice finale – dans ce monde ou dans l’au-delà – et en l’aide de Dieu, apportées par la religion représente une sorte de contrepoids au désespoir : « Dans notre famille, tout le monde est croyant. Cela vient de notre grand-mère. Il y a eu tellement de moments dans ma vie où personne ne pouvait m’aider… mais je pouvais compter sur Dieu. Et en effet, tout s’est arrangé37. »

48 La religion propose une conception de l’existence qui se résume à la volonté de Dieu. L’incompréhension des événements et l’impossibilité partielle d’agir sur eux contribuent à l’affermissement du fatalisme chez les jeunes : « Je ne prie pas, ni ne jeûne, mais je crois en Dieu. Cette année, ma fille est tombée malade. Je ne suis pas allée chez le médecin et je ne me suis adressée à personne d’autre que Dieu. J’avais confiance en Lui et j’étais sûre que ma fille guérirait. Mon grand-père ne jeûnait pas, et ne priait, mais il nous a appris à être honnête, à ne pas voler, à ne pas faire de tort à son prochain, à ne pas mentir38... » « Je suis musulmane. Selon la shari‘a, je ne suis pas digne d’aller au paradis. Je ne prie pas du matin au soir, comme ma sœur. Je crois que l’essentiel dans l’islam est de garder une âme pure. Je pense que lorsque Dieu crée l’individu, Il sait d’avance s’il ira au paradis ou en enfer39. »

49 L’islam a également une fonction d’identification. Les jeunes ont un besoin vital de manifester un sentiment d’appartenance et un enracinement socioculturel. L’islam

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représente pour eux la base d’un paradigme culturel et reste un des éléments importants de leur identité, devançant l’identité civique et ethnique. De plus, l’islam fait partie intégrante de l’identité nationale : « Tous les Tadjiks doivent être musulmans. Il faut obliger ceux qui ne veulent pas l’être à le devenir40. » « Forcer quelqu’un [à pratiquer] n’est pas un procédé musulman. Un Tadjik doit faire ses prières quotidiennes (namaz) selon son gré41. »

Les changements dans la conception de l’islam chez les jeunes du Tadjikistan

50 Les résultats de nos interviews et des sondages révèlent une certaine divergence entre les opinions des adultes et celles des jeunes. Parmi les adultes, c’est l’islam dit traditionnel ou populaire qui prédomine chez eux ; ils sont en effet familiers à un ensemble de rites et de normes socioculturelles basées à la fois sur le Coran et les traditions populaires qui régulent la vie de l’individu et de la société musulmane dans son ensemble. L’individu musulman est ainsi intégré dans un système de valeurs et de représentations lié à l’islam populaire. Cet islam populaire représente une religion modérée qui stabilise et harmonise les relations entre la communauté locale musulmane et l’État, et sépare le mode de vie, la politique et l’idéologie en courants parallèles qui n’entrent pas en conflits.

51 Parmi les jeunes, une autre vision de l’islam est de plus en plus répandue. Il s’agit, d’une part, de la continuité des conceptions religieuses de leurs parents, mais, d’autre part, du résultat de profonds changements socioculturels qui sont apparus dans la société musulmane du Tadjikistan. Les jeunes gens s’orientent de plus en plus vers des quêtes spirituelles et individuelles. Selon eux, dans la société, il doit coexister une variété de points de vue religieux. Et, toujours selon eux, même si l’appartenance à l’islam prédomine, les gens ont le droit de choisir la manière de pratiquer leur religion comme ils l’entendent et la conçoivent : « Beaucoup croient en Dieu, et il y en a qui n’y croient pas du tout. À chacun ses règles. Quant à moi, je crois en Dieu, mais je n’observe pas les rites. Pour être musulmane, il ne faut pas obligatoirement porter le voile ou des vêtements particuliers. L’individu doit être pur dans son âme. Je sais qu’il y a des gens qui prient le jour et pèchent la nuit. Je pense que, dans ce cas-là, la foi ne sert à rien42 ! »

52 Les jeunes du Tadjikistan pensent qu’il faut faire la différence entre ceux qui, tout en observant les normes religieuses, ne sont pas profondément croyants, et ceux qui négligent le côté rituel extérieur de la religion mais qui ont une vie spirituelle intense. Les interviewés ont remarqué qu’il existait des personnes qui ne sont pas parvenues à atteindre Dieu, pèchent, commettent des actions immorales, et qui, malgré tout, observent les recommandations religieuses et se considèrent comme des individus honnêtes et des « vrais » musulmans.

53 La divergence des points de vue selon les générations et l’absence de compromis chez les jeunes du Tadjikistan ne permettent pas d’expliquer la critique liée à l’hypocrisie des adultes formulée chez la nouvelle génération de musulmans. Dans la majorité des cas, les jeunes musulmans interrogés ont avancé l’opinion selon laquelle la vie intérieure spirituelle, qui est reflétée ou non dans la pratique religieuse, représente l’essentiel dans la religion musulmane. Et, en quelque sorte, chacun doit être l’auteur

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de sa propre quête spirituelle individuelle en choisissant sa voie sans violence ni contrainte. En témoignent les paroles suivantes : « Pour chaque individu, la foi est une affaire personnelle. À chacun sa foi. Elle vient du cœur. Il est impossible de contraindre qui que ce soit de croire en quelque chose. On peut être profondément croyant et en même temps on peut poursuivre des études, travailler, s’occuper de ses affaires au lieu de rester toute la journée chez soi à faire de prières43 ! »

54 Les jeunes du Tadjikistan parlent de leurs différends avec leurs parents et les plus âgés de la famille. Ils pensent que les adultes imposent leur système des valeurs, leur modèle de comportement et leur mode d’action sociale, autant de normes qui, pour les jeunes d’aujourd’hui, ont vieilli et ne correspondent plus à la réalité actuelle : « Je ne sais pas pourquoi mais pour nos parents, le plus important est l’opinion des proches, des voisins et des amis. À cause de ça, ils nous obligent à faire ce “qu’il convient de faire”. Dans notre entourage, personne ne force qui que ce soit à faire le namaz. Chacun accomplit librement son devoir vis-à-vis de l’islam44. »

55 De graves conflits entre les adultes et les jeunes sont provoqués à cause des modes vestimentaires islamiques, en contradiction avec les traditions du pays. Mais ces jeunes s’opposent aussi aux adultes à cause des vêtements islamiques, perçus par les adultes comme un défi extrémiste lancé à l’opinion publique. Ces derniers critiquent les jeunes qui, selon eux, cherchent à imiter les modèles culturels occidentaux ; ils considèrent en effet que la mode des jeunes est incompatible avec l’image d’un respectable musulman tadjik et, simultanément, ils sont mécontents lorsque leurs enfants refusent de porter les tenues traditionnelles tadjiks mais portent au contraire des voiles de couleur noire jamais vus jusque-là au Tadjikistan.

56 Le régime laïc du Tadjikistan essaie de restreindre la propagation des mouvements religieux radicaux, interdit non officiellement le port du hijab des et des tenues islamiques féminines ou masculines en provenance d’Arabie saoudite et d’autres pays arabes dans les institutions et les établissements d’enseignement de l’État. Parfois, cette situation provoque des conséquences inattendues : des écolières ont quitté l’école parce que leurs enseignants, opposés à l’islamisme, leur avaient interdit de porter leur foulard et pantalons féminins tadjiks (shalwar), c’est-à-dire la tenue féminine locale traditionnelle visible dans toute l’Asie centrale, notamment dans le monde rural. En résultat, le niveau d’instruction des femmes baisse de plus en plus.

57 Il est vrai aussi que les jeunes islamistes du pays, en particulier ceux qui respectent les normes vestimentaires religieuses, se sentent discriminés dans les établissements d’enseignement laïc, ou au travail, ou encore dans leurs relations avec la justice et les représentants du pouvoir : « Je travaille pour la revue féminine islamique Naysan (Femmes). Nous recevons tout un flot de lettres de femmes qui racontent qu’elles ne sont pas embauchées à cause de leur foulard et pantalons traditionnels (shalwar) ou de leur tenue associée à l’islam. Des étudiantes ont été exclues de l’université, des fillettes de l’école pour les mêmes raisons. La situation des jeunes filles rurales est encore plus difficile. Dans les petites classes, les fillettes ne portent pas de foulard parce qu’elles sont encore jeunes. Mais certains parents considèrent que leurs filles, des adolescentes en cinquième et sixième classes [équivalent de la 6e et de la 5 e], doivent porter en permanence le foulard, considérant qu’elles sont déjà devenues adultes. Si une adolescente va à l’école sans recouvrir sa tête, on considère alors que sa famille est déshonorée et, en conséquence, personne ne la demandera en mariage. Or les enseignants se moquent de ces filles sans foulard. Et comme elles ont honte, elles refusent d’aller à l’école. Quant aux parents, ils sont contents car ils peuvent

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profiter de leur inactivité en exigeant d’elles d’accomplir des tâches domestiques ou de s’occuper de leurs petits frères et sœurs. Le gouvernement nous dit que nous vivons dans un État de droit et un régime démocratique. Mais si nous vivons dans une démocratie, alors il faut respecter les droits de l’homme, y compris la liberté de choisir sa tenue vestimentaire. Or on nous apprend que la démocratie, c’est tenir compte de l’opinion populaire. Notre peuple est habitué à porter le foulard et les pantalons féminins traditionnels et veut continuer à se vêtir de la sorte. Mais on nous dit aussi que la démocratie consiste à porter des minijupes, des décolletés et des cheveux courts. Est-ce donc bien cela, la démocratie45 ? »

58 En ce qui concerne les conflits relatifs aux problèmes vestimentaires avec les parents et les plus âgés, les jeunes notaient que l’apparence de l’individu ne reflète pas toujours son âme et sa conscience. On peut avoir les cheveux courts, porter une minijupe ou des vêtements à la mode, et être en même temps une musulmane sincère. Selon l’opinion de beaucoup d’interrogés, l’essentiel est de ne pas dépasser les limites des convenances établies, qui sont l'essence des normes sociales : « Je pense que nous ne sommes pas obligées de nous habiller selon les goûts de nos parents. Il n’est pas nécessaire de porter le foulard. L’essentiel est que l’âme soit pure et qu’elle s’adresse à Dieu46 »

59 Tous ces témoignages prouvent que la religion chez les jeunes du Tadjikistan subit des changements. Celle-ci devient de plus en plus une conception individuelle et de moins en moins un mode de vie ou un moyen de contrôle social. On observe alors une profonde divergence d’opinions entre les jeunes et les adultes. Les jeunes pensent que la religion est une affaire privée, un problème de choix personnel, de formation de ses propres convictions et conceptions individuelles, le droit de l’individu d’avoir sa propre conception du monde. Et, pour reprendre les termes d’un jeune lycéen de 16 ans interviewé à Douchanbe, « chacun a le droit de choisir sa religion ».

60 Un des thèmes récurrents dans les interviews avec les jeunes concerne le mécontentement envers les adultes, ce qui marque de sérieuses contradictions entre les générations. On peut supposer que les jeunes subissent une pression de la société et veulent relâcher le contrôle social sévère et réduire l’obligation d'un comportement rituel imposé par les aînés de la société.

61 La privatisation du religieux, la tendance à l’individualisation de l’islam chez les jeunes, reflètent de profonds mouvements socioculturels au sein de la société musulmane du Tadjikistan et une incapacité de l’islam dit populaire à satisfaire les nouvelles demandes et les intérêts d’ordres intellectuel, spirituel, social et politique. Les contradictions entre l’individualisation des jeunes et un contrôle social soutenu par les adultes signifie que la conscience de groupe et la solidarité entrent en conflit avec l’individualisme grandissant dans des conditions de réforme du marché. Cela contribue à la diversification des courants islamiques, à la réduction du rôle de l’islam populaire en tant que moyen de contrôle social, pour déclencher une activation des mouvements islamiques radicaux. En même temps, ce conflit donne naissance à des chefs religieux d'un nouveau type : des gens rigides ignorant le contrôle social et les normes courantes locales, qui manipulent librement la conscience et le comportement de leurs adeptes.

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Être islamiste modéré ou radical chez les jeunes du Tadjikistan

62 Dans la société musulmane du Tadjikistan, on distingue assez nettement une prédominance de l’orientation vers un islam modéré. Le soutien de la société à la lutte antiterroriste de l’État du Tadjikistan en témoigne47. Le pays participe activement à la lutte contre les activités politiques des islamistes radicaux et contre le terrorisme. Depuis novembre 2001, un contingent militaire de l’OTAN, qui assure le soutien à l’opération antiterroriste en Afghanistan, est basé à Douchanbe. En 2000, le président du Tadjikistan E. Rahmanov a également signé un accord sur des opérations communes de lutte contre le terrorisme et l’« extrémisme politique et religieux », contre la criminalité organisée et contre d’autres menaces à la stabilité et à la sécurité de la région centre-asiatique. Le régime tadjik soutient l’activité du Centre antiterroriste de l’Organisation de Shanghai48 et coopère avec les autres pays de l’Asie centrale dans la lutte contre l’islamisme radical et le terrorisme.

63 Pourtant la position du Tadjikistan vis-à-vis de l’islamisme diffère de celle de ses voisins. L’expérience de la guerre civile, pendant laquelle le mouvement politico- religieux, le PRIT, représentait une des parties du conflit, a contraint le gouvernement et les islamistes à dialoguer afin de trouver un compromis qui satisfasse la société.

64 L’existence légale du PRIT et sa participation au processus politique du Tadjikistan a beaucoup diminué l’attitude radicale dans la société, malgré des conditions sociales et économiques défavorables. Mais, en même temps, elle a inscrit à l’ordre du jour l’épineux problème de l’existence d’un mouvement islamique dans un État laïque. S’est créé, en 2001, un groupe de recherche réunissant les chefs islamiques, les fonctionnaires du pouvoir de l’État laïque, des chercheurs, les représentants des organisations internationales, afin de trouver un compromis entre les islamistes et les partisans de la laïcité49.

65 Les résultats de notre sondage révèlent qu’au Tadjikistan la base sociale de l’islamisme radical, tous courants confondus, est assez limitée. En juin 2005, seules 5 % des personnes interrogées ont dit qu’elles pourraient faire partie d’une organisation politique prônant le changement du système politique, et 0,9 % ont exprimé leur volonté de recourir à la violence pour y arriver50.

66 Le soutien à l’islam politique chez les jeunes et les autres groupes de la population est faible. En juin 2005, 3,2 % des jeunes âgés entre 18 à 29 ans (à comparer avec les 3,4 % de voix des 30-39 ans, les 2,3 % des 40-49 ans, les 9,3 % des 50-59 ans et les 7 % des plus de 60 ans) auraient voté pour le PRIT, le seul parti politico-religieux légal au Tadjikistan. Pourtant, malgré la faible popularité de ce parti, plus d’un quart des interrogés considéraient que le projet de construction d’une société islamique pouvait devenir une base à la résolution des problèmes les plus aigus du pays. Selon le sondage, 26 % des 18-29 ans ont indiqué qu’ils auraient soutenu les partis politico-religieux qui proposent de régler les problèmes sociaux, politiques et économiques principaux sur la base des lois de l’islam. Il s’agit de 35,5 % des 30-39 ans et de 25,7 % des 40-49 ans51.

67 Les résultats de notre recherche montrent que dans la société musulmane du Tadjikistan, malgré une amélioration du climat social liée à la croissance économique et à l’augmentation du soutien de l’État, existent des groupes peu nombreux de jeunes qui acceptent et apprécient l’islamisme radical. Ils relient l’instauration d’un ordre

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islamique à la justice sociale, à l’égalité de tous devant la loi et au rétablissement du système législatif sur la base de la shari‘a52.

68 Ces groupes de jeunes pensent que l’ordre social et la politique existants n’ont pas d’avenir. Il s’agit en particulier des jeunes au chômage, qui sont en marge de la société. Compte tenu du chômage, ces jeunes restent plus longtemps à la charge de leurs parents ou de leur famille, ce qui les infantilise, les prive d’une expérience sociale, d’une indépendance, et engendre une peur de l’avenir, une déception et un désespoir.

69 Pour les jeunes, l’orientation vers des groupes de la même catégorie d’âge prédomine, ce qui entraîne la formation de groupes fermés de chômeurs. C’est en particulier dans ce milieu que prend forme l’activité de sociétés prônant des idées radicales islamiques.

70 Un autre groupe, de petite taille mais manifeste, est composé de commerçants, de petits entrepreneurs et de représentants des petites et moyennes entreprises. L’entreprenariat se trouve, au Tadjikistan, dans des conditions difficiles. Le manque de législation et de système juridique, la corruption et la lourde pression fiscale ne permettent pas de développer le secteur des petites et des moyennes entreprises et obligent les entrepreneurs à travailler dans des conditions semi-criminelles. Tout cela provoque un vif mécontentement des entrepreneurs pour l’ordre existant. Comme le régime laïc ne peut ou ne veut pas améliorer la situation dans la sphère juridique et assurer l’ordre et la législation, les jeunes entrepreneurs et commerçants s’adressent à l’islam en espérant y trouver un régulateur de la vie sociale et professionnelle.

71 La crise sociale, qui ne permet pas aux jeunes de se réaliser individuellement, prive une partie d’entre eux de la possibilité de grandir pour devenir des véritables adultes et gérer eux-mêmes leur propre vie. Cela les conduit à une situation où certains groupes de jeunes ne voient d’issue que dans l’islamisme radical.

L’attitude des jeunes envers les courants religieux radicaux

72 Selon les résultats de notre recherche, la population musulmane du Tadjikistan, notamment les jeunes, ne considère pas l’activité des groupes islamiques radicaux au Tadjikistan comme une sérieuse menace à la sécurité du pays. Aucun des 1 000 jeunes interrogés en juin de 2005 n’a mentionné l’islamisme radical comme un des principaux problèmes du Tadjikistan.

73 Les jeunes Tadjiks sont plus inquiétés par le chômage (22,3 % des interrogés), par la difficile situation économique (16 %), par le faible montant des salaires ou d’autres prestations dont le montant est tout aussi faible (14 %). Ils sont également préoccupés par les coupures d’électricité, la désorganisation du système de l’éducation de type laïque, par la corruption et le trafic de drogue.

74 Tous les interviewés ont évalué négativement l’activité des divers courants de l’islamisme. Malgré le fait que les jeunes représentent un groupe à risque, la lassitude de la guerre civile, la déception suscitée par une résolution du conflit politique tadjik par la violence et l’amélioration de la situation socioéconomique en cours depuis quatre ans, ont conduit ces jeunes à s’opposer aux idées de l’islamisme radical. Les personnes, – en particulier celles qui représentaient les forces impliquées dans le conflit pendant les années de guerre civile –, ont renoncé à la lutte armée mais ne veulent pas reconnaître que le recours à la religion permet de justifier la violence. En

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témoignent les propos d’une lycéenne de 15 ans, habitant dans le nord du pays à Isfara, ville située dans la partie tadjike de la vallée de la Ferghana : « Les terroristes se disent musulmans, mais ils combattent. Comment peut-on se considérer comme musulman et faire la guerre simultanément ? »

75 Les jeunes interviewés préfèrent l’idée selon laquelle la lutte armée menée par les islamistes pendant la guerre civile est due à l’ignorance religieuse ou dictée par un objectif criminel dirigé contre toute la communauté musulmane : « Pendant la guerre civile, on nous disait qu’on tuait au nom de Dieu. Apparemment, ces gens-là n’avaient pas d’instruction religieuse. Ils ont profité de notre faiblesse et de notre ignorance. Maintenant l’État rétablit l’ordre et interdit aux fanatiques religieux de combattre53. »

76 Dans l’ensemble, la jeunesse désapprouve les actions des groupes islamiques radicaux et considère que la religion est un acte de volonté personnelle. Selon elle, personne ne doit imposer son opinion, ou ses idées, ou encore son mode de vie aux autres. Un homme de religion n’a pas le droit de tenir une arme entre ses mains. Près de 91 % des jeunes interrogés estime, que l’islam est une religion de paix et de compréhension ; et seulement 1,4 % pensent que l’islam permet la violence. Quant aux 7,2 % restants, ils étaient embarrassés par la question.

77 Le rapport des jeunes envers l’organisation clandestine du HTIest assez contradictoire. Cette organisation polico-religieuse s’est formée sous l’influence de la propagande officielle, de l’information concernant le terrorisme international et la lutte contre celui-ci, ainsi que de la propre expérience et de la réflexion de ses sympathisants. Près de 51 % des jeunes de 18 à 29 ans pensent que le HTIreprésente un grand danger pour le Tadjikistan, 14 % pensent que le danger n’est pas grand, 13 % considèrent que ce mouvement islamique radical ne représente aucun danger, et les restants n’ont pas d'opinion54. La majorité croient que les idées de l’islamisme radical se répandent du fait d’une influence extérieure et d’une habile propagande : « Aujourd’hui, de nombreux mouvements islamiques sont apparus. Les étudiants tadjiks font leurs études dans les établissements religieux de huit pays du monde musulman, comme la Turquie, l’Égypte, l’Iran, le Pakistan, le Soudan, le Yémen et l’Arabie saoudite. En rentrant chez eux, ces jeunes apportent de nouvelles idées qui sont ensuite diffusées. Ainsi, par exemple, on voit apparaître à Douchanbe un groupe de musulmans dit salafi qui prône le retour aux valeurs initiales de l’islam. Ce sont des jeunes gens très instruits qui ont fait leurs études dans les universités religieuses de l’Arabie saoudite et de l’Égypte. Leurs adeptes ignorent tout de l’islam, mais sont éblouis par l’érudition et par les profondes connaissances de leurs nouveaux maîtres. Ils sont aujourd’hui à peu près 200 personnes. On les a autorisés à prier dans la mosquée centrale de Douchanbe, mais j’ai entendu dire que leurs adeptes vont dans les autres mosquées de Douchanbe et de la région de Soghd, au nord du pays55. »

78 L’écrasante majorité des jeunes pensent que les extrémistes sont manipulés par certaines forces politiques qui les utilisent pour parvenir à leurs fins. Les interviewés considèrent que les groupes islamiques radicaux se payent les services de jeunes en situation miséreuse et les attirent vers leurs activités. Ainsi, les islamistes radicaux ne représentent qu’un instrument de la politique appliquée par certains pays occidentaux et orientaux, politique qui est orientée vers des objectifs précis. Par ailleurs, l’opinion publique présente les islamistes radicaux comme des gens dupés qui, par naïveté ou par besoin, sont tombés dans la sphère d’influence de puissantes forces extérieures56 :

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« Mon ami a été intégré dans une prestigieuse madrasa d’Arabie saoudite. Il doit étudier pendant 10 ans. Au bout de 3 ans, il est revenu au pays pendant les vacances et je ne l’ai pas reconnu. Il est devenu un fanatique religieux. Il se réfère aux hadith pour un oui et pour un non. Il ne parle que de religion et de rien d’autre. Il ne reviendra certainement pas au Tadjikistan et deviendra un terroriste ou un mercenaire. Chez nous, il ne pourrait pas survivre avec de telles idées57. »

79 Au Tadjikistan, la relation des jeunes à l’islam et à l’islam radical est contradictoire et hétérogène. Dans l’ensemble, l’influence de l’islam sur les jeunes est très importante. Comme pour les adultes, l’islam représente tout un système de valeurs morales, ainsi qu’une base de l’identité culturelle, un mode de vie, un régulateur socioculturel de la vie sociale et privée. Pourtant, contrairement à la génération précédente, l’islam devient un choix individuel. On voit apparaître et se répandre au Tadjikistan, mais cela avait commencé bien plus tôt en Occident, une « privatisation du religieux »,comme le remarque R. Bella58, c’est-à-dire un processus où la foi et la pratique religieuse deviennent un choix personnel et une affaire purement privée. La majorité des jeunes s’orientent vers un islam de type modéré, qui reconnaît la séparation du religieux et du laïc et attribue les pleins pouvoirs de direction exclusivement au pouvoir sécularisé. D’autre part, les réformes entreprises par le pouvoir indépendant et l’évolution de l’économie postsoviétique du Tadjikistan ont favorisé l’apparition de groupes sociaux dont les intérêts ne peuvent pas être satisfaits dans le cadre du régime politique actuel et du modèle économique. En conséquence, ils commencent à lier la satisfaction de leurs propres intérêts sociaux aux projets islamiques radicaux.

NOTES

1. Cette étude a été soutenue par la Fondation John D. and Catherine T. Macarthur et s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche intitulé : Musul’manskie leadery v sovremennom musul’manskom obščestve Srednej Azii [Les leaders musulmans dans la société musulmane d’Asie centrale]. 2. Allen HETMANEK, “Islamic Revolution and Jihad come to the former Soviet Central Asia: the Case of Tajikistan”, Central Asian Survey, 12-3 (1993), p. 365-378. 3. Muriel ATKIN, “Religious and Other Identities in Central Asia”, in Jo-Ann Gross (ed.), Muslims in Central Asia: Expressions of Identity and Change, Durham NC, Duke University Press, 1992 p. 135-169. 4. Stéphane A. DUDOIGNON, “Political Parties and Forces in Tajikistan, 1989-1993”, in M-R. Djalili, F. Grare, Sh. Akiner (eds.), Tajikistan: The Trials of Independence, Richmond (Surrey), Curzon Press, 1998, p. 46-71. 5. Le HTI est une organisation politico-religieuse qui, par principe, a renoncé à établir des contacts avec les États nationaux existant dans toute la région, considérant qu’ils sont discrédités et qu’ils ne sont pas susceptibles de se réformer. 6. Sergej ABAŠIN, « Social’nye korni sredneaziatskogo islamizma (na primere uzbekskogo kišlaka) » [Les racines sociales de l’islamisme centre-asiatique (à travers l’exemple d’un village ouzbek)], in M. B. Olkott, V. Tiškov, A. V. Malenšenko (dir.), Identišnost’ i konflikt postsovetskih obščestvah, Moscou, Vneštorgizdat, 1997, p. 447-467. 7. The State Committee on Statistics of the Republic of Tajikistan, The Population of the Republic of Tajikistan 2000, Doushanbe, The State Committee of the Republic of Tajikistan, 2002, p. 65.

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8. Sharq, Public Opinion. Tajikistan, Douchanbe, Sharq, 2005. Le sondage a été fait sur la base d’un échantillon de 1 000 personnes représentant toutes les régions et les diverses couches sociales du Tadjikistan. 9. UNDP, Republic of Tajikistan. Human Development Report 1995, Istanbul, UNDP, 1995, p. 47-49. 10. De 1991 à 1998, le PIB est passé de 550,1 à 177,2 millions de dollars et a atteint 236, 6 millions de dollars en 2003. Cité dans : State Committee on Statistics of the Republic of Tajikistan, Ežegodnik Respubliki Tadžikistan 2004 [Statistiques annuelles de la République du Tadjikistan en 2004], Douchanbe, State Committee on Statistics Republic of Tajikistan, 2004, p. 154. 11. WB, Memorandum MAR/WB on Country Strategy, Tajikistan, WB, 12, 2003. 12. State Committee on Statistics of the Republic of Tajikistan, 2004, p. 101. 13. State Committee on Statistics of the Republic of Tajikistan, Ežegodnik Respubliki Tadžikistan 2003 [Statistiques annuelles de la République du Tadjikistan en 2003], Douchanbe, State Committee on Statistics of the Republic of Tajikistan, 2003, p. 69. 14. Sur cette organisation politique, consulter : M. OLIMOV, S. OLIMOVA, « Političeskij islam v sovremennom Tadžkistane » [L’islam politique dans le Tadjikistan contemporain], in A. Malašenko, M. B. Olkott (dir.), Islam na postsovetskom prostranstve : vzgljad iznutri, Moscou, Art- Biznec-Centr, 2001, p. 185-204. 15. Grigorii G. KOSACH, « Tajikistan: Political Parties in an Inchoate National Space », in Yaacov Ro’i (ed.), Muslim Eurasia, Conflicting Legacies, Londres, Franck Cass, 1995, p. 123-142. 16. Le mouvement islamique armé du Tadjikistan a été assimilé au PRIT pendant les années de guerre civile. Cependant, il convient de souligner que pendant ces mêmes années de guerre civile tous les islamistes du pays étaient loin d’être des membres du PRIT. Il y avait d’autres groupes islamistes opposés au régime alors en place et nettement moins connus que le PRIT. Ainsi, Hajji Akbar Turajanzada, figure de l’islam officiel tadjik, qui s’était rapproché du PRIT sans pour autant y adhérer, a joué un rôle déterminant dans l’opposition islamique du pays. 17. Steven VAGNER, Public Opinion: Tajikistan 1996, Washington, International Foundation for Election System, 1997, p. 107. Le sondage a été effectué en décembre 1996 et à cet effet 1 500 personnes de toutes les régions et les couches sociales du Tadjikistan ont été interrogées. 18. Sharq, 2005. 19. Ibid. 20. Entretien personnel avec un commercant du bazar âgé de 21 ans, Douchanbe. 21. Sharq, 2005. 22. Salimakhan VAHABZADE, « O religii » [De la religion], Narodnoe Gazeta, 03-08-2005, p. 4. 23. Entretien personnel, Douchanbe. 24. Sharq, 2005. 25. Entretien personnel avec un commercant âgé de 27 ans, Douchanbe. 26. Sharq, 2005. L’échantillon concernait 800 personnes issues des diverses régions du pays. 27. Sur ces institutrices religieuses, voir : Habiba FATHI, Femmes d’autorité dans l’Asie centrale contemporaine. Quête des ancêtres et recompositions identitaires dans l’islam postsoviétique, Paris, Maisonneuve & Larose / IFÉAC, 2004. 28. Entretien personnel avec un élève âgé de 16 ans, Douchanbe. 29. Entretien personnel avec une écolière âgée de 17 ans, Isfara. 30. Entretien personnel avec une adolescente âgée de 18 ans et étudiant à la madrasa de Khodjent, octobre 2004. Entretien personnel avec une femme de 27 ans, responsable d’édition du PRIT, avril 2005 puis avec une journaliste de la revue féminine islamique Naysan âgée de 26 ans en avril 2005. 31. Entretien personnel avec un agriculteur d’Isfara âgé de 28 ans. 32. Entretien personnel avec un fermier de 18 ans, Isfara. 33. Entretien avec un employé d’un centre informatique de 21 ans, Khodjent. 34. Entretien personnel avec un étudiant âgé de 18 ans, Douchanbe. 35. Entretien personnel avec un journaliste de 29 ans, Douchanbe.

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36. Entretien personnel avec un étudiant de 22 ans, Douchanbe. 37. Entretien personnel avec un informaticien âgé de 22 ans, Douchanbe. 38. Entretien personnel avec une étudiante de 23 ans, Douchanbe. 39. Entretien personnel avec une employée de 24 ans, Douchanbe. 40. Entretien personnel avec une lycéenne de 17 ans, Douchanbe. 41. Entretien personnel avec une lycéenne de 16 ans, Douchanbe. 42. Entretien personnel avec une ouvrière de 18 ans, Douchanbe. 43. Entretien personnel avec une employée de 21 ans, Isfara. 44. Entretien personnel avec un administrateur d’hôtel de 22 ans, Douchanbe. 45. Entretien personnel avec une journaliste de 28 ans, Douchanbe. 46. Entretien personnel avec une employée de poste de 19 ans, Douchanbe. 47. Près de 71,1 % des jeunes musulmans interrogés en juin 2005 soutenaient la participation des dirigeants de la République du Tadjikistan dans la lutte contre le terrorisme international. Voir à ce sujet : Sharq, 2005. 48. Apparue en 1996, cette Organisation réunissait alors la Chine, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan et le Tadjikistan. En juin 2001, l’Ouzbékistan a adhéré à l’Organisation, puis en 2005, l’Iran et le Pakistan ont obtenu le statut de membres observateurs. 49. A. SAIFERT, A. KRAIKEMEJER, O sovmestimosti političeskogo islama i bezopasnosti v prostranstve OBSE. Dokumenty svetsko-islamskogo dialoga v Tadžikistane [De la compatibilité de l’islam politique et de la sécurité dans l’espace de l’OSCE. Documents d’un dialogue laïc et islamique au Tadjikistan], Douchanbe, Divaštič, 2003, p. 8-24. 50. Sharq, 2005. 51. Ibid. 52. M. OLIMOV, S. OLIMOVA, « Religious Roots of Terrorism in Central Asia », in Mahavir Singh (ed.), International Terrorism and Religious Extremism. Challenges to Central and South Asia, Calcuta, Institute of Asian Studies, 2004, p. 43-60. 53. Entretien personnel avec une étudiante de 19 ans, Douchanbe. 54. Sharq, 2005. 55. Entretien personnel avec un journaliste âgé de 29 ans, Douchanbe. 56. S. OLIMOVA, K. ISKANDAROV, Z. DADABAEVA, K. SATTORI (eds.), Governance, Youth Values and Life Style in Central Asian Countries, Tashkent, UNESCO / MOST, t. 2, 2001, p. 115-117. 57. Entretien personnel avec un étudiant de 21 ans, Douchanbe. 58. R. BELLA, « Sociologija religii » [La sociologie de la religion], in T. Parsons (ed.), Amerikanskaja sociologija, Perspectivy, Problemy, Metody, Moscou, Nauka, 1972, p. 8.

RÉSUMÉS

Au Tadjikistan, tout comme dans le reste de l’Asie centrale postsoviétique, l’islam s’est développé à un rythme accéléré. La fin de la politique de l’athéisme officiel prôné à l’époque soviétique a amené ce jeune pays à rechercher sa place dans les sphères spirituelle, sociale et politique, processus propre à tous les nouveaux États indépendants de l’Asie centrale nouvellement apparus à la suite de l’éclatement de l’URSS en 1991. D’une manière générale, l’influence de l’islam exercée sur la jeunesse est extrêmement importante, compte tenu entre autres de l’existence dans toute la région d’anciens foyers historiques et culturels islamiques. S’appuyant

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sur une enquête sociologique menée dans plusieurs régions du pays tadjik, cet article vise à analyser l’adhésion à l’islamisme chez les jeunes du Tadjikistan. Pour cela, ces jeunes ont été interrogés sur les points suivants : le changement de leur perception de la religion musulmane consécutive à la situation d’indépendance ; la dimension valorisante de l’islam ; les islamistes modérés et radicaux ; leur relation à l’islam politique et aux courants du radicalisme islamique.

In Tajikistan, as in the rest of post-Soviet Central Asia, Islam has developed at an accelerated pace. The end of the official policy of atheism advocated during the Soviet era led this young country to seek its place in the spiritual, social, and political spheres, a process specific to all the new independent states of Central Asia that arose after the break-up of the USSR in 1991. In general, Islam’s influence on young people is very significant, given, among other things, the existence throughout the region of ancient Islamic historical and cultural centers. Based on a sociological study carried out in several regions of Tajik country, this article aims to analyze adherence to Islamism among the young people of Tajikistan. To this end, young people were questioned on the following points: the change in their perception of the Muslim religion after independence; the prestigious aspect of Islam; moderate and radical Islamists; their relationship to political Islam and to the currents of Islamic radicalism.

AUTEURS

SAODAT OLIMOVA Saodat Olimova est sociologue et dirige à Douchanbe le centre d’études appelé Sharq, créé à Douchanbe en 1992 et spécialisé dans la production d’enquêtes menées sur l’ensemble du territoire du Tadjikistan.

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Les réseaux mystiques au Kazakhstan : entre dhikr et militantisme ?

Habiba Fathi

1 Le terme de renouveau semble approprié pour décrire la situation actuelle de l’islam soufi au Kazakhstan. Ce renouveau soufi se développe au sein des multiples visages de l’islam centre-asiatique et met en scène des nouvelles communautés religieuses en quête de légitimation, même s’il est vrai que les activités de divers ordres mystiques apparus dans la région à des périodes anciennes avaient décliné, sans pour autant cesser d’être visibles. Dans la ligne de ce renouveau soufi, nous avons pu observer des recompositions dans les formes d’identification collective à la religion musulmane, dans l’accomplissement et le sens des rituels, dans la relation maître/disciple, dans la nature de l’autorité des figures charismatiques (shaykh) et dans la sacralisation de l’acte du croire. Il est important de souligner que ces recompositions se déploient dans un contexte national de sécularisation et de pluralisme religieux où l’islam n’est pas la religion officielle mais bien la religion majoritaire du Kazakhstan. Bien évidemment, d’autres facteurs non négligeables interviennent au sein de ces recompositions. Le renouveau soufi se place également sur le terrain identitaire et peut même acquérir une dimension contestataire d’ordre politique. Ce sont précisément ces facteurs énumérés ci-dessus que nous entendons analyser dans cette étude. Les questions qui nous intéressent ici sont les suivantes : existe-t-il un lien entre le développement des réseaux mystiques au Kazakhstan et le phénomène de l’islamisme dans l’Asie centrale ? Est-ce que les mouvements religieux se réclamant de l’islam dans l’actuel Kazakhstan sont susceptibles de se radicaliser ? Dans quelle mesure peuvent-ils s’orienter vers des dérives au nom de la shari‘a (loi religieuse) ?

Une tradition religieuse entre continuité et mutation

2 Les raisons qui permettent de parler d’un risque de radicalisation des réseaux mystiques dans l’actuel Kazakhstan, comme d’ailleurs dans le reste des pays voisins,

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résident dans la compromission des « hiérarchies » religieuses officielles avec les régimes d’Asie centrale. Elles coïncident également avec la réinterprétation de la tradition soufie par des shaykh vivant aujourd’hui dans des conditions sociales, religieuses et politiques fort différentes de celles qui prévalaient aux époques de l’apparition puis de l’évolution des confréries. Comme dans toute religion, le maintien d’un ordre religieux est entièrement lié à des règles de vie, à une éthique et à une codification des rites, autant d’éléments qui servent à lui donner une légitimité propre. Bien entendu, les confréries soufies de l’actuelle Asie centrale, tout en cherchant à reproduire les principaux traits du modèle ancien, se sont transformées. Ces transformations résultent autant des mutations sociales que des changements internes de la vie religieuse propre à ces cercles soufis. Tout en s’efforçant de reproduire les formes d’implantation proches des fraternités mystiques d’antan1, comme par exemple l’organisation confrérique de type constellaire fondée sur des appartenances corporatives – de nos jours représentées par les milieux des paysans, des étudiants, des enseignants, des commerçants et des hommes d’affaires –, les shaykh réactivent le charisme de leur ordre en portant une attention particulière aux groupes sociaux les plus vulnérables.

3 D’une manière générale, les shaykh soufis d’Asie centrale prônent un discours de défense de la shari‘a. Ils invitent à opérer un « retour » dans l’histoire de l’islam centre- asiatique, histoire évidemment réinterprétée et mythifiée, pour y rechercher des éléments qui leur fourniraient de meilleures conditions d’une renaissance religieuse et culturelle adaptée à un nouvel environnement sociopolitique. Dans cette perspective, les shaykh participent à la dynamique de la réislamisation de la société. Ils aident à l’encadrement moral des individus en insistant sur la nécessité d’observer les normes religieuses. En s’imposant comme des véritables chefs spirituels, ils contribuent à favoriser une stricte observance des recommandations religieuses dans le quotidien. S’ils identifient l’essor de l’islam à un « retour » d’une culture traditionnelle centre- asiatique, leur action traduit pourtant un défi aux régimes de la région : comment changer la société musulmane en lui substituant un modèle s’inspirant d’une tradition soufie ?

4 Il n’est pas sans intérêt de rappeler que, dans l’histoire de l’Asie centrale, le soufisme, notamment la Naqshbandiyya, ne représentait pas seulement un courant mystique de l’islam mais également une idéologie de combat politique2. En effet, un des objectifs majeurs de la Naqsbandiyya consistait à instaurer la suprématie de la loi religieuse dans tous les domaines de la vie3. De même, les maîtres soufis d’antan, tout comme les premières figures maraboutiques du Maghreb, étaient des hommes de prédication et de jihad4. Loin de nous l’idée d’assimiler les shaykh des diverses confréries soufies d’Asie centrale à des partisans du jihad5. Cependant, leur statut soulève bien la question de leur potentiel activisme politique. À noter que cet activisme politique a été attesté chez certains d’entre eux, en particulier chez ceux appartenant aux cercles qadiri et naqshbandi de la partie ouzbèque de la vallée de la Ferghana au début des années 19906. À Andijan, ville ouzbèque de cette vallée, certains adeptes de la confrérie dite naqshbandiyya-mujaddidiyya – introduite en Ouzbékistan durant ces mêmes années 1990 par un murid du shaykh Ahmad-Efendi originaire de Turquie – voulaient appliquer la shari‘a dans leur ville, ce qui selon eux ne pouvait se faire qu’avec le renouveau de la confrérie (tariqa)7. Et en ce qui concerne le Kazakhstan, l’activisme de quelques groupes

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religieux a été souligné dès 1998 par certains chercheurs kazakhs, qui ont assimilé la tariqa yasawi à un groupe radical8.

5 On s’appuiera sur des observations réalisées sur la base de la pratique de l’« observation participante » et d’entretiens réalisés durant l’été 20039. Ces observations ont essentiellement porté sur deux réseaux mystiques particulièrement actifs dans le sud du Kazakhstan. Il s’agit de celui de l’ordre yasawi, dirigé par le shaykh kazakh Ismatullah Maqsum. Il s’agit également de la branche naqshbandi, dite husayniyya10, dirigée, elle, par Hazrat Ibrahim, un shaykh ouzbek originaire de Kokand (Ouzbékistan), dans la vallée de la Ferghana. Cette branche, liée au nom de Khalifa Husayn (shaykh naqshbandi de la première moitié du XIXe siècle), est l’une des rares à être parvenue à survivre au régime soviétique11.

6 L’enquête de terrain a été réalisée dans la partie méridionale du Kazakhstan, qui correspond à quatre régions administratives ayant chacune une capitale ou un centre : région de Qizil-Orda (Qizil-Orda) ; région du sud du Kazakhstan (Tchimkent) ; région de Jambul (Taraz) ; région d’Almaty (Tadylkurgan). Ces lieux d’enquête ont été volontairement sélectionnés pour les deux raisons suivantes. La première est liée à la situation géographique de cette zone du Sud qui, par opposition à celle du Nord en partie peuplée de Russes ou d’Européens (Ukrainiens, Allemands), représente un foyer traditionnel de culture islamique. La seconde tient au processus même de diffusion de l’islam dans l’actuel territoire du Kazakhstan ; en effet, chez les populations kazakhes12, on sait que ce processus de diffusion de l’islam est apparu par vagues successives à diverses périodes de l’histoire grâce à l’action de prédicateurs soufis. Et aujourd’hui, il est intéressant de noter que le renouveau religieux observé depuis l’accession à l’indépendance du pays revêt encore une forme soufie. Ce renouveau soufi touche non seulement les lieux traditionnels de culture islamique liés à la sainteté et attaqués à l’époque soviétique, mais s’étend désormais à d’autres régions du nord du pays.

7 L’étude des deux traditions soufies yasawi et naqshbandi a porté sur la structure de leur organisation et de leurs formes de mobilisation sociale dans les conditions actuelles d’expression de la vie religieuse sur l’ensemble du territoire du Kazakhstan. À travers l’examen de la relation entre le shaykh et sa propre « clientèle », l’étude a souligné une prédominance de la dimension thérapeutique13 sur la tradition soufie à part entière. Sans nier le fait que les individus sont attirés par le caractère spirituel des tariqa, il faut toutefois reconnaître qu’une des principales ressources qu’offre aujourd’hui la tradition soufie est de nature identitaire. Ainsi, le rituel soufi (dhikr) s’inscrit à la fois dans la continuité et la répétition d’une tradition dans un nouveau contexte d’indépendance, d’autant plus qu’il imprègne profondément le corps et qu’il fait appel aux sens et à l’émotion. Il convient d’ajouter que l’enquête a été centrée non pas sur des mystiques accomplis mais plutôt sur des disciples qui étaient dans la phase initiale de leur expérience spirituelle. Ces disciples appartenaient à la tranche des 18-35 ans et venaient donc de s’insérer dans la communauté soufie (ta’ifa).

8 L’attrait exercé par les réseaux soufis sur des jeunes s’inscrit dans un contexte généralisé de sérieuses difficultés socioéconomiques auxquelles toutes les sociétés musulmanes centre-asiatiques sont confrontées depuis l’effondrement de l’URSS. Le renouveau religieux va de pair avec une quête spirituelle et se manifeste là où des régimes autoritaires discrédités semblent peu se soucier des aspirations religieuses et sociales de leurs citoyens. De plus, l’absence d’une véritable ouverture démocratique, ajoutée au mal-vivre social et culturel des populations musulmanes se sentant

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abandonnées par l’État, voire méprisées, incite de nombreux jeunes à se réfugier dans la religion pour y (re)trouver des repères et (re)donner du sens à leur vie. Aussi, l’expérience de plus d’une décennie d’indépendance et l’importation d’une culture de la mondialisation, perçue par les jeunes générations de musulmans comme étrangère à leur monde et souvent vécue sur le mode de l’agression, ont favorisé une nouvelle « classe » d’exclus appartenant à divers réseaux religieux.

9 Les deux réseaux mystiques étudiés ici fournissent non seulement à de jeunes adeptes des moyens d’atteindre la « Voie » de Dieu selon les procédés et les règles propres à chaque tariqa mais également des moyens de se transformer intérieurement pour atteindre un état de mieux-être. Cette démarche est caractérisée par un travail individuel « psyrituel », pour reprendre le terme de Françoise Champion14. Ces réseaux sont donc appréhendés dans le contexte général de l’essor d’une multitude de regroupements religieux aux tendances et religions variées15 se disputant l’encadrement d’une jeunesse en mal de vivre16.

10 Un autre point important à souligner est le fait que le renouveau religieux des divers groupes ethnoculturels musulmans du Kazakhstan se déroule dans un contexte de mixité à la fois culturelle et confessionnelle. L’interpénétration culturelle des Russes observée depuis le XIXe siècle17, l’acculturation, le renouveau orthodoxe russe et, enfin, l’essor des activités de toutes sortes de missionnaires chrétiens ou musulmans et de sectes18 interpellent vivement les divers groupes ethnoculturels musulmans du pays, qui redoutent une dissolution de leur identité musulmane.

11 C’est dans un tel contexte de mixité culturelle et confessionnelle que certaines figures emblématiques des réseaux mystiques du Kazakhstan appellent les musulmans à renouer avec les racines spirituelles de leurs « ancêtres ». Aspirant à imiter le modèle de la figure spirituelle du Prophète Muhammad19, celles-ci mettent l’accent sur l’exemplarité des fondateurs de la Yasawiyya (Ahmad Yasawi, m. 1066-67) et de la Naqshbandiyya (Bahauddin Naqshband, 1317-1389), notamment sur la pérennité de leur tradition d’enseignement, y compris jusqu’à des périodes plus récentes, tout en recherchant des conditions modernes plus propices à une véritable renaissance spirituelle.

12 Bien que les confréries yasawi et naqshbandi soient toutes deux transnationales, la première est associée à l’identité kazakhe, la seconde à celle des Ouzbeks, alors qu’elles ont pourtant une racine spirituelle commune incarnée par le mystique Yusuf Hamadani (1048-1059). On ne peut saisir la portée des activités de ces deux réseaux mystiques sans les mettre en relation avec les autres courants de l’islam du Kazakhstan, voire avec les groupes non islamiques du pays. En effet, chaque réseau et courant religieux cherchent à recruter le plus grand nombre de fidèles pour légitimer l’existence de son groupe et, de fait, délégitimer celle des autres concurrents en considérant ainsi que lui seul incarne le « vrai islam ». Plutôt que de centrer l’étude sur une typologie de l’islam au Kazakhstan (islam d’État, islam traditionnel, islam radical, islam des communautés soufies), nous nous contentons ici de présenter l’islam officiel et l’islam soufi.

Une « hiérarchie » religieuse contestée

13 Comme dans les autres pays d’Asie centrale devenus indépendants en 1991, au Kazakhstan, l’islam occupe une place centrale dans la consolidation de l’État-nation. La volonté des dirigeants du pays de construire un islam national se heurte non seulement

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aux difficultés liées au caractère multiconfessionnel et multiethnique20 de l’État « kazakhstanais » mais aussi aux profondes divisions entre les diverses communautés musulmanes. Sur le plan numérique, les Kazakhs constituent le groupe ethnoculturel le plus important (53,4 %), les Russes majoritaires à l’époque soviétique occupant désormais la seconde place (30 %). Estimées à près de 11 millions sur une population totale de 14 842 000 âmes toutes confessions confondues, les communautés musulmanes du pays sont représentées par 18 groupes turciques (Kazakhs, Ouzbeks, Ouïghours, Tatars, Azéris, etc.), ainsi que par d’autres groupes appartenant, eux, aux familles iranienne (Tadjiks, Kurdes), ibéro-caucasienne (Tchétchènes, Ingouches) et chinoise (Dunganes).

14 Dans l’analyse des changements affectant l’islam au Kazakhstan, on note trois clivages majeurs. Le premier porte sur l’ethnoculturel. Qu’il s’agisse de la ville ou de la campagne, les groupes musulmans du Kazakhstan vivent ensemble mais leur relation à l’islam les différencie en raison des facteurs suivants : l’histoire de leur conversion à l’islam, la place de l’islam dans leur groupe issu d’une civilisation nomade (Kazakhs) ou d’une civilisation sédentaire (Tadjiks et une partie des Ouzbeks), leurs traditions juridico-théologiques21, les expressions de leur piété, leurs rites et leurs croyances, etc. De tels facteurs sont déterminants dans les manifestations de la pratique religieuse. Par exemple, dans l’imaginaire collectif des Kazakhs, l’histoire de leur conversion à l’islam a toujours donné lieu à divers récits et légendes retraçant l’introduction de l’islam dans la région22 qui, bien que mythifiés, servent à justifier certaines de leurs pratiques religieuses, notamment celles qui se développent autour des lieux saints23. Le deuxième clivage récemment apparu est, lui, lié aux relations entre musulmans de l’« intérieur » du pays et ceux de l’« extérieur », c’est-à-dire les missionnaires originaires de divers pays de l’islam (Turquie, Pakistan, Koweït, Arabie saoudite, Jordanie) soucieux d’exporter leur tradition religieuse vers les pays d’Asie centrale. Mais le troisième clivage, de loin le plus pertinent, concerne l’opposition entre la « hiérarchie » religieuse (Direction spirituelle des musulmans du Kazakhstan, DSMK) instituée par l’État et la multitude d’autres groupements musulmans fondés sur une base ethnoculturelle, confrérique, voire idéologique.

L’islam d’État

15 Au Kazakhstan, la situation de l’islam présente un contraste entre une institution religieuse (DSMK) subordonnée au pouvoir politique et un islam vécu qui comprend une grande diversité de pratiques et de croyances religieuses, dont certaines sont d’ailleurs antérieures à la diffusion de l’islam dans les régions du pays. La DSMK siège à Almaty, ancienne capitale du pays, la nouvelle étant Astana située dans le Nord. Institution religieuse héritée de l’époque soviétique24, elle s’inspire de l’instance de représentativité des sujets musulmans de l’Empire russe mise sur pied par Catherine II. En 1917, l’Assemblée spirituelle des musulmans, créée en 1789 et ayant son centre à Ufa, prend une nouvelle appellation (Direction spirituelle centrale des musulmans de Russie intérieure et de Sibérie), même si à partir de 1918, les affaires religieuses sont gérées par un nouvel organe bolchevik (Commissariat du peuple aux affaires religieuses). Après 1923, le « clergé » kazakh est placé sous l’autorité de la Direction spirituelle centrale des musulmans de la Russie intérieure et de Sibérie25. Mais, à partir de 1926, années des premières mesures prises par Moscou pour combattre l’islam dans le Kazakhstan soviétique alors naissant, ce « clergé » kazakh est liquidé26. Et ce n’est

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qu’en 1943 qu’apparaît une nouvelle instance de représentation kazakhe (qaziyat)27. Celle-ci est rattachée à la Direction spirituelle des musulmans d’Asie centrale (DSMAC) soviétique avec Tachkent pour centre, rétablie par Staline dans le souci de s’assurer le soutien de la population soviétique à l’effort de guerre.

16 Sous la perestroïka, période particulière de l’histoire soviétique qui a inauguré une attitude nettement plus tolérante à l’égard du religieux, Ratbek Nysanbaev, le chef de la qaziyat du Kazakhstan soviétique, manifeste sa volonté de se détacher de la tutelle exercée par le mufti de Tachkent. Cette proposition soutenue par Moscou se concrétise en janvier 1990, période où naît la DSM du Kazakhstan soviétique, présidée par le mufti Ratbek Nysanbaev.

17 La DSMK représente l’autorité religieuse nationale et, depuis 2000, elle est dirigée par Absattar Derbisaliev, originaire de la région de Tchimkent. Pour la première fois depuis son apparition, elle est présidée par un mufti « laïc » et anciennement communiste, qui a été nommé par le gouvernement kazakh. Âgé de 61 ans, ce dernier a acquis ses connaissances religieuses non pas dans un établissement théologique mais à l’institut d’orientalisme de l’Académie des sciences du Kazakhstan. Spécialiste de langue et de littérature arabe, il est également écrivain et diplomate28, atouts non négligeables qui ont sans doute incité le régime kazakh à le nommer ; il est ainsi chargé de représenter les intérêts politiques de son pays dans l’ensemble du monde musulman, ce qui rappelle étrangement la fameuse « stratégie islamique du Kremlin29 ».

18 Lors de l’enquête (2003), le Kazakhstan comptait 2 192 associations religieuses, toutes confessions et sectes confondues. Les associations les plus nombreuses étaient celles des musulmans, puis celles de l’Église orthodoxe russe. Selon le conseiller du mufti, le Tchétchène Muhammad Husayn30, le Kazakhstan comprenait une vingtaine de madrasa (Almaty, Atyrau, Talgar, Djezkazgan, Merk, Intimaq, Tchimkent, etc.) et 1 534 mosquées, dont 27 à Almaty. La région du sud du Kazakhstan comptait le plus de mosquées, 531 au total, contre 189 pour celle de Jambul, 177 pour celle de Taldykurgan et 91 pour celle de Qizil-Orda. En 2003, près de 500 personnes avaient accompli leur hajj dans les lieux saints d’Arabie saoudite.

19 Depuis 1999, date des premiers actes terroristes qui ont endeuillé Tachkent, les DSM de tous les pays d’Asie centrale remplissent un nouveau rôle : elles doivent participer à la lutte contre l’« extrémisme religieux » et le « terrorisme islamique ». Que la tendance à la radicalisation ait été constatée, en particulier parmi l’aile radicale des militants du Hizb al-Tahrir al-islami (HTI), est un fait évident. S’il est difficile d’en évaluer la proportion, on note cependant, depuis l’influence américaine en Asie centrale (2002)31, une très nette intensification des activités de l’organisation du HTI dans le sud du Kazakhstan. Les militants de cette organisation dénoncent avant tout l’alliance entre les pays d’Asie centrale et les États-Unis et exigent le retrait des troupes du Kazakhstan d’Irak32. Cette situation préoccupe le régime de Nursultan Nazarbaev, qui impute la radicalisation des musulmans du Kazakhstan aux activités de prédicateurs musulmans venus de l’étranger et à la formation religieuse de jeunes musulmans du pays, reçue dans des universités et instituts religieux extérieurs. En 2002, le régime a décidé de rapatrier tous les étudiants du Kazakhstan qui faisaient leurs études théologiques dans divers pays musulmans (Arabie saoudite, Turquie, Pakistan, Égypte). Redoutant un développement de l’activisme politique des groupes religieux sur son territoire, il a décidé d’assurer lui-même la formation de ses théologiens au sein de l’Institut islamique d’Almaty, organisme de niveau supérieur rattaché à la DSMK et ouvert en

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1990. Pour cela, durant cette même année 2002, un « département de la promotion des imams » a été créé qui relève du « Conseil des imams », institution relevant à son tour de la DSMK et chargé de superviser la formation des futurs théologiens du pays. Ainsi, tous les mollahs et les imams formés au sein de la DSMK disposent d’une « attestation » les autorisant à officier dans une mosquée ou un édifice religieux « enregistré ». Un strict contrôle est exercé sur tous les fonctionnaires religieux, tout comme sur les mosquées par crainte qu’elles ne se transforment en foyers de contestation religieuse. Le Kazakhstan redoute également que les questions nationalistes tchétchène et ouïghoure ne soient exploitées par des activistes religieux du pays33. D’où la surveillance de plus en plus accrue des activités des mollahs et chefs religieux non officiels.

20 Conséquence de la politique religieuse nationale, la DSMK a tendance à recruter ses mollahs et imams sur la base d’une « préférence nationale » en les nommant dans des localités urbaines ou rurales d’où ils ne sont pas originaires. Or cette attitude tend à accentuer les conflits entre musulmans du pays. En effet, dans toute l’Asie centrale, la population musulmane préfère avoir un religieux officiel issu de son propre village ou de sa ville, et non d’ailleurs. À Kentau, la principale mosquée de cette ville était pratiquement boudée par les fidèles qui s’étaient opposés à la nomination à sa tête d’un jeune Kazakh de 22 ans, originaire de Qizil-Orda.

21 Mais la situation est rendue encore plus complexe lorsque le facteur ethnoculturel intervient dans cette forme de compétition pour la direction des mosquées. Les Tadjiks du village d’Intimaq (district de Saraygash, région du sud du Kazakhstan) acceptaient difficilement l’idée qu’un mollah kazakh d’Almaty envoyé par la DSMK puisse leur dicter les règles religieuses dans « leur » mosquée. D’autant que, conformément à une idée largement répandue dans toute l’Asie centrale, les Kazakhs passent pour être de « mauvais » musulmans ; en effet, leur pratique religieuse est jugée « non orthodoxe » par les autres groupes ethnoculturels musulmans (Turcs caucasiens, Ouïghours, Tchétchènes). D’ailleurs, ces derniers mettent souvent tout leur honneur à construire de somptueuses mosquées dans leurs quartiers grâce au soutien financier d’hommes d’affaires, mais se sentent offensés lorsqu’un mollah kazakh a été choisi par la DSMK pour les gérer. Et ils le sont davantage lorsqu’un mollah issu de leur propre groupe ethnoculturel est tenu de prononcer le sermon solennel du vendredi (khutba) non pas dans leur langue (tadjik, ouïghour ou tchétchène) mais en kazakh, la langue officielle du Kazakhstan.

22 Les tensions intercommunautaires déjà vives entre les groupes ethnoculturels musulmans du pays sont donc aggravées par des rivalités d’ordre cultuel. Cela permet de comprendre pourquoi l’écrasante majorité des musulmans pratiquants refuse de rejoindre les mosquées d’État, considérées comme des lieux où le religieux et le politique s’interfèrent. Ils préfèrent ainsi pratiquer leur religion hors mosquées : soit en privé, soit au sein d’un groupe religieux non lié au pouvoir politique.

L’islam soufi

23 Au lendemain de leur indépendance, l’Ouzbékistan et le Kazakhstan ont remis le soufisme à l’honneur estimant qu’il faisait partie de leur héritage islamique. Chacun de ces deux pays a soutenu la restauration des deux mausolées de deux grands maîtres soufis les plus visités de toute l’Asie centrale : celui d’Ahmad Yasawi dans la ville de Turkestan (région du sud du Kazakhstan) et celui de Bahauddin Naqshband non loin de

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Boukhara (Ouzbékistan). Presque tous les pèlerins centre-asiatiques revendiquent ces deux figures de la sainteté en les regardant comme leurs ancêtres spirituels et en les associant entièrement à l’histoire de leurs groupes ethnoculturels, qu’ils soient turciques (Ouzbeks, Kazakhs)34 ou iraniens (Tadjiks, Iraniens de Samarcande ou de Boukhara). La reconnaissance officielle du rôle historique de la sainteté musulmane dans l’Asie centrale – terre qui fut le berceau du soufisme – a non seulement favorisé le « retour » à la pratique du culte des saints et des saintes mais a également été à l’origine d’une renaissance spirituelle parmi les milieux soufis.

24 Les cercles yasawi et naqshbandi constituent à la fois des groupes à structurés et hiérarchisés35. Ils sont prosélytes : on y trouve des Russes et des Ukrainiens. Toutefois, nos observations ont révélé une prédominance des Ouzbeks chez les naqshbandi et une prépondérance des Kazakhs chez les yasawi. Rappelons que la région du sud du Kazakhstan comprend une très importante communauté d’Ouzbeks. Quant à la supériorité de l’élément kazakh dans les cercles yasawi, elle est liée aux processus d’identification collective, qui s’inscrivent dans la politique de construction nationale du Kazakhstan. D’ailleurs, on observe ce même processus d’identification collective dans l’Ouzbékistan voisin36.

25 Le phénomène de réappropriation des héritages, nécessaire à la construction de l’État- nation, permet de comprendre pourquoi Ahmad Yasawi, un Turc de Tachkent, est aujourd’hui assimilé à un Kazakh par la majorité des Kazakhs du Kazakhstan. La « kazakhisation » de cette figure spirituelle du passé par l’État indépendant participe incontestablement à la renaissance spirituelle et culturelle des Kazakhs. Bien évidemment, les maîtres soufis d’antan avaient des disciples qui affluaient de toutes les régions d’Asie centrale, maîtres soufis qui avaient contribué à diffuser l’enseignement de leur tariqa au-delà des frontières de la région (Moyen-Orient, empire ottoman, Inde). Un tel phénomène de transgression des frontières et des cultures dans la pérennité de la tradition soufie se poursuit encore de nos jours. En témoigne l’origine de deux shaykh qui, aujourd’hui, sont à la base du renouveau soufi au Kazakhstan : l’un est un Ouzbek d’Ouzbékistan, l’autre un Kazakh né en Afghanistan.

26 Hazrat Ibrahim est le chef spirituel de la ramification naqshbandi dite mujadiddiyya- husayniyya37. Né en 1937 dans un village situé non loin de Kokand, c’est dans la clandestinité à l’époque soviétique qu’il a reçu son éducation religieuse. Il a été l’élève d’Abdallah-Qari (m. 1940), un shaykh naqshbandi issu de la lignée husayniyya38. Il a été également formé à la madrasa Mir Arab (Boukhara), une des rares écoles religieuses officielles de toute l’Asie centrale soviétique. Après avoir obtenu son diplôme au sein de cette prestigieuse madrasa boukhariote en 1966, il a été nommé imam dans une mosquée de Kokand, fonction à laquelle il a rapidement renoncé. Préférant se consacrer à son métier de conducteur de tracteur dans un kolkhoze du Ferghana, il a poursuivi simultanément et clandestinement son enseignement mystique auprès du fameux shaykh Abdallah-Qari, qui habitait alors dans le village de Kush-Ata (district du Turkestan, région du sud du Kazakhstan), situé à une quinzaine de kilomètres de la ville de Turkestan. L’expérience acquise chez ce maître lui a permis de prendre la relève en se réclamant de l’héritage de la confrérie. Et à partir du début des années 1990, il a pu former à son tour de nombreux élèves. Il prône la pratique du dhikr silencieux (hafi)39, même s’il considère que le dhikr prononcé à voix haute (jahr) représente également une des multiples voies conduisant à Dieu40.

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27 Jusqu’à présent les activités du shaykh Hazrat Ibrahim ne sont pas « enregistrées » dans le cadre d’une association religieuse – conformément aux législations locales – ni en Ouzbékistan ni au Kazakhstan. Le climat général de suspicion à l’égard de toute activité religieuse, phénomène consécutif à la politisation de l’islam centre-asiatique, rend difficile la légalisation de groupes religieux actifs. De plus, le fait que le shaykh Hazrat Ibrahim ait discuté avec des imams wahhabi, qui prêchaient dans les mosquées d’Andijan au début des années 199041, suffit à renforcer cette suspicion, même si par ailleurs les autorités politiques du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan continuent à saluer le caractère spirituel, philosophique et humaniste de leur héritage soufi.

28 Ajoutons que, dans le sud du Kazakhstan, l’enseignement de la naqshbandiyya- husayniyya prospère grâce à l’action d’un autre représentant du maître Abdallah-Qari : le khalifa Qurban Ali Ahmad, un Kazakh de Tachkent. Celui-ci développe essentiellement ses activités dans les régions de Taraz, Tchimkent, Turkestan et Qizil- Orda. C’est un ancien président de kolkhoze diplômé de la madrasa Mir Arab (Boukhara)42. Il semble qu’il y ait eu une compétition entre lui et le shaykh Hazrat Ibrahim pour assurer la direction de la confrérie dans la région. Quoi qu’il en soit, le khalifa continue à guider ses élèves sur le territoire du Kazakhstan, tout en reconnaissant l’autorité du shaykh Hazrat Ibrahim qui, lui, a nettement plus de disciples dans toute la vallée de la Ferghana. Toutefois, nos observations ont révélé qu’ils agissaient ensemble : les néophytes étaient recrutés par le khalifa, mais étaient soumis à un examen (imtihan) auprès du shaykh Hazrat Ibrahim, ce qui l’incitait à effectuer de nombreux séjours au Kazakhstan pour s’entretenir avec de nouvelles recrues. En 2003, le nombre d’adeptes naqshbandi était estimé à plus de 4 000 sur l’ensemble du territoire du Kazakhstan43.

29 En ce qui concerne la Yasawiyya, son renouveau s’est développé grâce à Ismatullah Maqsum, un shaykh âgé de 64 ans et établi à Almaty au début des années 199044. Ses activités prospèrent dans le cadre de son association religieuse « enregistrée » appelée : « Foi, Connaissance et Vie » (Senim, Bilim, Omir). Il descend d’une lignée de shaykh yasawi de par son grand-père (Shalklar-Awliya), qui était originaire d’un village situé non loin de Qizil-Orda. Son père, Abd al-Gaffar-Qari, s’était opposé à l’installation du régime soviétique dans le bas Syr-Daria et avait participé au jihad contre l’Armée rouge aux côtés des troupes dirigées par un certain Aqmirza-Damulla. Après la répression de cette révolte kazakhe, il se réfugia en Afghanistan. Né à Mazar-i Sharif, le shaykh Ismatullah Maqsum est un ancien mujahidin : il a combattu dans les rangs de la résistance afghane pendant les années de l’invasion soviétique. Après la prise de Kaboul par les talibans en 1992, il a dû s’exiler au Pakistan. Parallèlement à cela, l’ouverture du « rideau de fer » lui a permis de venir pour la première fois sur la terre de ses ancêtres en 1991, lors du Congrès des Kazakhs de la diaspora tenu dans la ville de Turkestan. Puis, aussitôt installé à Almaty, il a d’emblée commencé à réintroduire l’enseignement de la tradition yasawi parmi les étudiants.

30 On sait que dans l’ensemble du monde musulman, les tenants de l’islam politique condamnent le soufisme et la pratique du culte des saints. Et dans le cas du courant « légaliste » de l’islam officiel du Kazakhstan incarné par la DSMK, on constate une position similaire. Cette DSMK rejette le soufisme au nom d’une conception unitariste et rationaliste de la religion. C’est pourquoi elle a une attitude extrêmement méfiante envers la popularité des groupes soufis. En 1998, année de la visibilité des premiers foyers de dhirk naqshbandi (Qizil-Orda), puis un an plus tard de ceux des cercles yasawi

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(mosquée de Karasu près d’Almaty, village d’Arys près de Turkestan), elle avait assimilé ces adeptes soufis à des sympathisants wahhabi. Cette assimilation a suffi à provoquer l’arrestation de certains de leurs chefs, qui furent libérés par la suite. Il est évident que c’est la capacité des réseaux mystiques à mobiliser et à encadrer la jeunesse musulmane qui inquiète à la fois la DSMK et les autorités politiques du pays. Et c’est sans doute ce qui a incité ces autorités à déclarer d’une manière non officielle en 2005 que la tariqa du shaykh Ismatullah Maqsum était une secte45, ce qui au fond revenait à la marginaliser. Depuis, l’essor des activités du réseau tout comme le séjour du shaykh – actuellement retranché à Peshawar – à Almaty sont rendus difficiles.

31 Comme déjà mentionné plus haut, le risque de politisation des réseaux mystiques réside dans l’alliance entre la DSMK et le pouvoir politique. La grande majorité des musulmans du Kazakhstan y voient une source d’illégitimité et cherchent à défier, de ce fait, l’autorité de l’islam d’État perçue comme un affranchissement politique. Cela résulte d’un phénomène tout à fait récent : l’émergence de nouvelles formes de vie communautaires, qui se déploient en dehors des institutions religieuses (mosquées, centres, instituts et universités islamiques). Rappelons que la réorganisation de la vie religieuse des musulmans anciennement soviétiques est née sous la perestroïka et s’est accompagnée de changements dans les modes mêmes de regroupement. Les espaces religieux officiels apparus durant ces années perestroïka tendent désormais à être délaissés par les fidèles au point qu’ils ne représentent plus un facteur d’unité religieuse. Et ce sont plutôt des figures religieuses charismatiques autonomes, comme celles du soufisme, qui constituent maintenant l’élément unificateur du groupe. Si cette situation relève d’intérêts et de stratégies purement privés, elle témoigne néanmoins de la volonté d’occuper le champ religieux différemment. Le souci de « sortir » la croyance du champ religieux officiel préoccupe l’État, qui y voit un affaiblissement de son contrôle exercé sur les croyants à travers la DSMK. Et celle-ci considère que ces shaykh et chefs religieux leur « volent » son terrain.

32 Mais, à leur tour, plusieurs musulmans du Kazakhstan dénoncent le caractère illégitime de la DSMK. C’est pourquoi ils n’hésitent pas à émettre de virulentes critiques dirigées contre elle. Rappelons qu’après sa création, un groupe d’opposants réunis autour de Rashid Nututchev – alors chef du parti ultranationaliste et fondamentaliste Alach-Orda – avait tenté durant l’hiver 1991-1992 de destituer le mufti de l’époque, Ratbek Nysanbay, considérant qu’il ne représentait pas les intérêts des musulmans du pays46. Et depuis, la polémique sur son rôle n’a pas cessé, comme le révèlent les propos du chef de l’Union des musulmans du Kazakhstan, Murat Telibekov : « L’islam officiel représenté par la DSMK diffuse un islam conservateur et dogmatique. Aujourd’hui, nos imams propagent un islam archaïque et prérévolutionnaire qui ne correspond nullement à l’esprit de notre époque. La DSMK cultive consciemment l’intolérance, et cela pas seulement envers les représentants des autres confessions mais également envers les différents courants de l’islam. La politique de la DSMK est essentiellement appliquée d’une manière rude et primitive : on exige des imams une exécution absolue de tous les ordres [venus d’en haut], la polémique et les débats ne sont pas tolérés. Par exemple, un décret non rendu public oblige les imams à recevoir l’autorisation du service de presse de la DSMK avant d’accorder une interview. C’est révoltant ! Nous ne disposons pas d’imams progressistes capables de discuter et d’exposer leur propre point de vue. L’image de la DSMK s’est sensiblement ternie. La DSMK représente une partie de l’appareil d’État et a été contaminée par tous ses maux : formalisme, bureaucratie, corruption. On dispose très souvent de faits témoignant de leur corruption : ils achètent tout simplement l’exercice de la fonction d’imam. Les

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imams exerçant dans les grandes mosquées sont des gens très riches. L’argent versé par les fidèles, destiné à l’entretien de la mosquée, est à leur propre disposition. Il faut d’urgence changer les rapports entre religion et État. Les petits établissements religieux (madrasa) qui relèvent aujourd’hui de la DSMK offrent un spectacle pitoyable. Les cadres qui y travaillent ont une culture très inférieure et, parfois, ne disposent pas des règles les plus élémentaires de l’éthique…47 »

Le fonctionnement des réseaux mystiques

33 La principale préoccupation des adeptes des réseaux yasawi et naqshbandi réside dans le fait qu’ils cherchent en permanence à proposer de nouveaux membres pour accroître l’influence de leur shaykh, de sorte que l’on assiste à une concurrence entre les différentes tariqa existant sur l’ensemble du territoire du Kazakhstan. Selon un imam officiant dans une mosquée rurale de Sayram (district de Tchimkent), le khalifa Qurban Ali Ahmad est même parvenu à attirer d’anciens adeptes yasawi dans son cercle naqshbandi dans la région d’Atyrau, située à l’ouest du pays48. Ainsi, les shaykh yasawi et naqshbandi mais aussi qadiri – représentés par les Tchétchènes d’Almaty et de ses environs – sont en rivalité les uns avec les autres pour le contrôle des communautés musulmanes du Kazakhstan. Les nouveaux membres des réseaux mystiques sont dirigés par des shaykh autonomes, qui agissent en recrutant dans un contexte socioéconomique fragile. Ils s’adressent aux couches les plus vulnérables de la population musulmane, auxquelles ils offrent à la fois une nouvelle communauté de « frères » et des espaces de solidarité.

Le rôle des shaykh dans la réislamisation

34 Les réseaux mystiques yasawi et naqshbandi fonctionnent sur le modèle de sectes modernes, même s’il peut sembler étrange d’assimiler un réseau religieux à une secte, notamment dans un contexte musulman49. Quoi qu’il en soit, l’examen du fonctionnement de ces deux réseaux d’un point de vue purement sociologique a révélé bien des similitudes avec celui de la secte en général. Cela tient à la structure des confréries, où les relations entre le maître et le disciple reposent sur un ensemble de règles très strictes. Le maître incarne l’autorité d’un guide spirituel, tandis que l’élève lui doit une obéissance absolue. Il n’est pas sans intérêt de rappeler que certains aspects des méthodes de méditation spirituelle sont à la fois communs aux maîtres naqshbandi et aux gourous indiens50.

35 L’adhésion à un réseau mystique se fait par voie de socialisation. Le groupe réunit des jeunes qui, pour l’écrasante majorité d’entre eux, appartiennent au monde rural et viennent de milieux très modestes, voire pauvres, les commerçants et les hommes d’affaires étant largement minoritaires. Certains adeptes soufis ont un niveau d’études supérieur. Tel est le cas des élèves du shaykh Ismatullah Maqsum, dont la grande majorité étaient inscrits dans les différents instituts supérieurs et universités d’Almaty. Ils étudient dans cette ville mais sont issus des diverses régions rurales du pays. Quant aux disciples du shaykh Hazrat Ibrahim et du khalifa Qurban Ali Ahmad, ils font presque tous partie du monde paysan.

36 Selon le chercheur Bakhtiyar Babajanov, dans toute l’Asie centrale, l’attrait du renouveau soufi revêt deux formes distinctes : l’une, d’ordre théorique et intellectuel,

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s’appuie sur des sources historiques savantes, tandis que l’autre relève de la manière dont le dhikr est pratiqué par de « simples croyants », pour reprendre ses termes : « Ceux-ci [les adeptes] ne saisissent pas toujours les quêtes hautement intellectuelles des “théoriciens” [du soufisme] et se contentent pleinement de la satisfaction produite par la pratique rituelle, en trouvant dans l’intégration rituelle et communautaire des confréries un soutien et un équilibre spirituel sur fond d’une vie extrêmement difficile (chômage, difficulté à trouver un emploi, etc.)51 ».

37 Les réseaux mystiques sont centrés sur la figure des shaykh, qui incarne à la fois les valeurs spirituelles et doctrinales de leur tariqa. Les shaykh parviennent à canaliser vers des états spirituels l’énergie d’individus qui sommeillait dans des espaces de vie déréglée. En réislamisant par la voie soufie, ils s’adressent presque exclusivement à des jeunes ruraux, qui n’ont pas reçu d’éducation religieuse et qui se situent en rupture avec l’islam traditionnel pratiqué par leurs parents ou grands-parents. Plusieurs de ces jeunes ruraux en mal-être attendent des shaykh réconfort et soutien. Ceux-ci leur promettent d’apporter une solution à leurs problèmes, solution qui, selon eux, ne peut être trouvée qu’en « allant vers Dieu ». Ils leur expliquent que seule la pratique de la religion musulmane, celle du dhikr en particulier, leur permettra de retrouver confiance en eux et de mieux faire face aux difficultés du quotidien. Ils ont donc affaire à des individus qui cherchent à mettre fin à une situation psychologique difficile, à s’épanouir, à trouver un équilibre avec soi-même, à arrêter de boire ou de se droguer, à avoir une existence décente et à être reconnus socialement.

38 Bien évidemment, les motivations qui incitent les jeunes à adhérer à un réseau mystique sont variées, mais elles traduisent presque toutes une réponse à une question concrète : comment aller mieux ? La solution proposée par les shaykh consiste à leur permettre d’entrer en religion, comme l’illustre la phrase suivante : « Retournez à la religion de vos ancêtres puis adorez Dieu ! Et vous verrez que tout ira pour le mieux52 ! ».

39 Un tel message reçoit un écho considérable, en particulier parmi la jeunesse kazakhe acculturée, dont la réaffirmation identitaire va de pair avec le religieux. Le Kazakhstan est le pays d’Asie centrale le plus pénétré par la culture russe en raison de sa proximité avec la Russie et de la présence d’une forte communauté russe, estimée à 30 %. Certains jeunes issus de mariages mixtes et appelés « métis » dans toute l’Asie centrale ont révélé qu’avant d’entrer dans un cercle soufi, ils ne se sentaient ni kazakhs ni russes. Pour eux, tout comme pour d’autres jeunes nés pourtant de deux parents kazakhs, le religieux a été une dimension fondamentale de leur identité. La rencontre avec le shaykh Ismatullah Maqsum leur a permis de renouer avec leurs racines en « retrouvant » la religion, la langue, la culture et les traditions de leurs « ancêtres ». Dans cette perspective, les shaykh n’ont fait que participer à la recomposition de leur identité associée à l’islamité. En s’insérant dans un cercle, c’est plus une nouvelle identité de musulman que de Kazakh qu’ils vivent, même s’ils pensent que leur insertion marque leur réintégration à leur groupe ethnoculturel d’origine53.

40 Si le discours des shaykh prétend avoir une portée universelle, en réalité il s’inscrit dans deux registres distincts : celui de la religion musulmane et celui de la culture traditionnelle centre-asiatique. D’un côté, les shaykh invitent des individus à opérer un « retour » à la pratique religieuse pour devenir de « bons musulmans » et peu à peu participer à la transformation de la société par la réislamisation. Et, d’un autre côté, ils leur proposent un enseignement soufi fondé sur une culture religieuse traditionnelle centre-asiatique, commune à toutes les populations musulmanes de la région

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(sédentaires et nomades). Cette culture religieuse traditionnelle centre-asiatique s’appuie sur un corpus persan sunnite et est reflétée dans des œuvres écrites en persan et en turc tchaghatay. Ces œuvres figuraient dans les programmes des écoles religieuses (maktab, madrasa) de la région jusqu’à la fin des années 1920 et dans ceux de cellules clandestines (hujra) de transmission du savoir religieux de la période soviétique.

41 Certains disciples du shaykh Hazrat Ibrahim ont remis à l’honneur quelques-unes de ces œuvres du passé, notamment celles qui sont relatives aux questions de dogme (Al-fiqh al-akbar d’Abu-Hanifa, Al-‘aqida d’Al-Nasafi) et à la poésie mystique de Bedil (1644-1721) ou de Sufi Allayar (m. 1723). Quant au shaykh Ismatullah Maqsum, qui dispense également une éducation religieuse à ses élèves en organisant chez lui des « cours » du soir, il fait référence à des notions islamiques classiques, mais il enseigne également les poésies du mystique Ahmad Yasawi (Hikmatlar) et celles de deux autres poètes mystiques kazakhs contemporains : Abaï (1853-1890) et Shahkarim Khudaberdiev (1958-1931).

La connexion au réseau

42 Les membres des réseaux mystiques étudiés ici vouent une véritable fascination à leur maître. Celui-ci les aide à se transformer intérieurement pour devenir des musulmans à part entière. Dans l’ordre naqshbandi, l’initiation exige du disciple de considérer son maître comme l’image du Prophète en créant un « lien spirituel » (nisbat) avec lui. Durant la première étape de son parcours initiatique, ce disciple doit s’identifier à son maître pour accéder à Dieu. Cette quête spirituelle consiste à imiter les états spirituels du maître et peut même le conduire à renoncer à ses activités ordinaires pour ne plus se consacrer qu’à l’amour divin.

43 L’entrée dans le cercle soufi se fait par un rite d’initiation dirigé par le shaykh. Ce rite (tawba) marque le début d’un parcours spirituel qu’il s’engagera à suivre et scelle la relation entre le maître et le disciple. Il se déroule de la manière suivante54. Après avoir fait ses ablutions et sa prière, le néophyte s’assied en face du maître qui le guidera pendant toute la cérémonie rituelle. Il se confesse et se repend de ses péchés en répétant plusieurs fois les formules appropriées prononcées en arabe par son maître. C’est précisément à ce moment que le maître prend sa main dans la sienne pour réciter l’invocation (Shahada) qui les unira. Puis ils récitent, cette fois ensemble et plusieurs fois, la Fatiha (sourate d’ouverture du Coran), ainsi que certains noms divins. Le néophyte s’engage de la sorte à s’abandonner à lui ou, plus précisément, à « se soumettre entièrement à sa volonté », pour reprendre les termes de Bakhtiyar Babajanov55.

44 En ce qui concerne les femmes qui, en général, sont presque toutes des épouses de disciples, les règles d’entrée dans le cercle sont les mêmes que pour les hommes. Toutefois, compte tenu du fait que le shaykh ou le khalifa ne doit pas toucher la paume d’une femme, il substitue à la place de cette paume un foulard, de telle sorte que pendant toute la cérémonie rituelle ils sont reliés entre eux en tenant chacun un bout des extrémités du foulard, et ce sous le regard attentif du mari. Ce dernier est censé reproduire les différentes étapes d’initiation acquises auprès de son maître avec son ou ses épouses ; mais, le plus souvent, il considère que la seule pratique de la religion suffit à faire d’elles de « bonnes musulmanes ». En fait, les cercles naqshbandi ne s’adressent que presque exclusivement aux hommes. C’est également ce qui a été constaté dans

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l’ordre yasawi où, là encore, l’enseignement est quasiment orienté vers les hommes. Au fond, les maîtres soufis, tout comme leurs disciples masculins, semblent peu s’intéresser du dhikr féminin : ils ne cherchent nullement à savoir si ce dhikr féminin est accompli dans les règles requises et ne se préoccupent pas non plus des états spirituels des femmes.

45 De nombreux jeunes ont été connectés au réseau yasawi en se joignant pour la première fois à un groupe de personnes pratiquant le dhikr, et ce sans forcément en connaître les règles. Cela est facilité par la possibilité de prendre part au dhikr arra pratiqué quotidiennement après la prière du soir dans plusieurs mosquées du pays (Almaty, Turkestan, Sayram, Taraz). Ce type de dhikr, dont le son des voix des participants ressemble à celui d’une scie (minshar), semble rencontrer le plus de popularité, même si, par ailleurs, les cercles yasawi pratiquent également les dhikr dits jahr et halqa. L’insertion dans la communauté n’est donc pas ponctuée par une cérémonie rituelle précise. Mais l’initiation spirituelle ne commence qu’une fois que la nouvelle recrue a accompli un « travail sur soi », tandis que chez les cercles naqshbandi, c’est seulement une fois qu’elle sait comment observer les cinq « piliers » de l’islam.

46 Une fois connectée à un cercle yasawi, la nouvelle recrue reçoit ensuite un enseignement d’une durée de 40 jours (tchelle), période au cours de laquelle le shaykh lui apprend les principales bases de l’islam, les règles de l’éthique soufie et certains hadith du Prophète Muhammad. Elle apprend aussi des sourates du Coran, qui ont été traduites de l’arabe en kazakh par le shaykh et qui seront récitées avant de faire le dhikr. Comme déjà dit, l’initiation exige de faire « un travail sur soi », notamment en s’interrogeant sur la vie et la mort ou sur le sens des responsabilités de l’individu au sein de la société. L’enseignement reçu vise à faire d’elle une pratiquante « authentique », même si c’est seulement après une véritable réflexion sur elle-même qu’elle pourra être initiée à l’apprentissage du dhikr par son shaykh. Il s’agit d’une série de techniques visant à « se maîtriser » et à « connaître son corps » pour « aller au plus profond de soi ». Ces techniques s’accompagnent de formules religieuses en partie liées au repentir et à la profession de foi. Selon le shaykh Ismatullah Maqsum, l’étape de la « connaissance de soi » est nécessaire pour progresser dans le cheminement divin. Car, poursuit-il, ce sont les capacités spécifiques de concentration et de méditation de la personne qui pourront assurer la « réussite » du dhikr, puis entamer la « transmission » spirituelle du disciple à Dieu à travers la figure du shaykh. Pendant plusieurs jours, elle devra réciter individuellement diverses prières transmises par ce shaykh et apprises par cœur, accompagnées de la répétition de quelques-uns des noms divins et de la récitation de vers tirés des fameux poèmes (Hikmatlar) d’Ahmad Yasawi.

47 Certains jeunes néophytes n’arrivent pas à assimiler toutes ces connaissances et techniques de concentration en l’espace d’une retraite de 40 jours. Et soit ils recommencent d’autres retraites de 40 jours, soit ils quittent le cercle du shaykh Ismatullah Maqsum. Au sein de ces retraites, on rencontre des drogués, des alcooliques, des personnes souffrant de troubles psychiques et de jeunes désœuvrés. Pour toutes ces personnes, l’initiation prend la forme d’une cure thérapeutique qui s’étale sur une année, voire plus. Quant au dhikr silencieux (jahr) proposé par le shaykh, il est conçu comme une pratique curative du corps. Une fois guéris, certains d’entre eux se réinsèrent dans la société, tout en adhérant à la communauté soufie.

48 Les dhikr yasawi sont non seulement plus structurés parmi les hommes mais sont également caractérisés par une plus grande discipline que chez les cercles féminins,

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nettement plus petits. Cela tient au fait que les élèves masculins aient déjà plus ou moins assimilé les règles de base, notamment les formules de répétition et les procédés leur permettant d’atteindre un état extatique (hal), tandis que les femmes, les adolescentes et les fillettes, elles, n’ont pas véritablement été préparées au dhikr. Si ces dernières acceptent le principe de la ségrégation sexuelle de l’espace au sein des mosquées où sont organisées les cérémonies collectives de dhikr – sans la présence du shaykh –, en revanche elles pratiquent un dhikr nettement moins soumis à des règles aussi codifiées que celles de leurs homologues masculins. Comme chez les hommes, c’est toujours la personne la plus versée dans la récitation des prières et des formules religieuses qui guide les autres participantes au dhikr. Mais la plupart du temps, les paroles de cette guide restent inaudibles en raison des cris accompagnés de sanglots poussés par ces mêmes participantes, d’autant plus qu’elles entrent en « transe » dès le début du rituel.

49 Comparés aux cercles naqshbandi, les groupes yasawi sont nettement plus ouverts. L’enseignement est moins rigide et les élèves initiés aux techniques de « purification du cœur » sont soumis à une moindre discipline. Ils peuvent participer à des débats animés par leur shaykh sur des thèmes portant aussi bien sur la religion que sur toute autre question de société. Tout en étant membres de la communauté soufie, ils continuent soit à mener leurs activités du quotidien en étudiant ou en travaillant, soit à rester oisifs.

Visions millénaristes du réseau

50 Considérant que la société actuelle du Kazakhstan n’est pas véritablement musulmane, le shaykh Ismatullah Maqsum reste convaincu qu’on ne peut la changer qu’à condition de se changer soi-même. Selon lui, ce changement de la personne est nécessaire pour devenir un « musulman authentique ». On pourrait résumer ses propos par la phrase suivante : « Si tu veux devenir un “vrai” musulman, alors connais-toi toi même ! »

51 On sait que la démarche visant à aller dans son for intérieur est un principe soufi. Il s’agit d’extirper le mal de l’intérieur de soi, condition nécessaire pour se dépasser soi- même. C’est ce qu’il ne cesse d’expliquer à ses nombreux élèves qui, des quatre coins du Kazakhstan, viennent lui rendre visite chez lui en vue de faire une retraite de 40 jours. Mais avant de leur parler de religion, de philosophie, de l’esprit humaniste du soufisme et des techniques de concentration spirituelle, il leur parle dans une langue qui leur est accessible, comme en témoignent les paroles rapportées par l’un d’entre eux : « Notre shaykh compare notre corps à un ordinateur atteint par une multitude de virus. Bien sûr, nous n’avons pas forcément conscience de ces maux qui sont en nous. Et il nous aide tout simplement à déclencher les antivirus qui sommeillent en nous56 ! »

52 Dans cette perspective, on peut assimiler les réseaux mystiques à des mouvements socioreligieux spécifiques imprégnés de millénarisme. Au sein du réseau yasawi, cette tendance millénariste est d’ordre utopique dans la mesure où elle annonce une époque nouvelle reflétée dans l’idée selon laquelle le changement de la société ne peut s’opérer que grâce au changement de soi, condition préalable à l’avènement d’un bonheur « musulman » sur terre.

53 En revanche, au sein du réseau naqshbandi, on a plutôt affaire à une tendance millénariste accompagnée d’une vision plus ou moins apocalyptique du monde. Certains adeptes naqshbandi considèrent que la vie des musulmans sur terre est

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« mauvaise » par nature, qu’il n’y a pas d’« avenir » pour eux sur cette terre associée à l’enfer, et que la véritable vie du « croyant sincère » ne commencera qu’une fois que celui-ci aura quitté ce monde, c’est-à-dire dès qu’il pourra « vivre » dans l’au-delà.

54 Le thème de la mort occupe une place considérable dans les cercles naqshbandi. Les disciples sont fascinés par elle. Cela est dû au fait qu’ils doivent plusieurs fois par jour accomplir leur dikhr individuel en répétant des formules religieuses apprises par cœur, ce qui nécessite d’avoir médité sur sa propre mort pour être d’abord rattaché à son shaykh, puis à Dieu. Selon deux jeunes adeptes naqshbandi rencontrés dans les environs de Tchimkent, c’est dans l’au-delà qu’est promise une « vie musulmane meilleure ». Et, ajoutent-ils, le fait de penser à la mort dans la vie leur assurerait une place au paradis.

55 Pour eux, la mort est conforme à l’esprit de la confrérie et purifie celui qui y est affilié en lui « ouvrant les portes du paradis ». La mort de l’initié signifie plus le prélude d’une « autre vie musulmane meilleure » que la fin de son existence sur terre. Ces croyances expliquent pourquoi certains jeunes adeptes ne craignent nullement la mort et, bien au contraire, sont tellement passionnés par elle qu’ils se réjouissent du moment où ils pourront s’offrir à elle.

56 Au fond, aimer la mort dans la vie revient à se préparer à aller vers Dieu : « Lorsque l’on accomplit un dhikr, on se retire de tout… Au moment de la mort, on quitte ce monde et l’on entre dans la maison de Dieu. L’idéal serait de mourir pendant le dhikr de façon à ne plus se retrouver qu’avec Lui57 ! »

57 À l’attitude des autres musulmans non soufis du Kazakhstan, qu’ils considèrent comme « ignorants » en religion, donc illégitimes, les adeptes naqshbandi opposent l’exigence d’une vision communautaire qui présente la société musulmane idéale comme unifiée, à l’image de la pensée soufie. Il s’agit en effet de défier les autres musulmans non soufis en leur montrant qu’eux sont dans la « juste Voie », dans la mesure où ils se préparent à « retourner vers Dieu » dans un état de pureté. D’où leur souci de vouloir vivre en permanence dans une atmosphère moralement compatible avec leur intériorisation spirituelle. Le caractère laïc de la société, perçu chez eux comme impur, peut même inciter certains d’entre eux à renoncer à leur environnement familial et social pour ne plus se consacrer qu’au dhikr. Ainsi, ils jugent nécessaire de se séparer de leurs racines familiales ou sociales pour progresser dans leur quête de Dieu. Soutenus par leur shaykh et leur khalifa, certains adeptes naqshbandi acceptent de vivre alors sous leurs instructions.

58 Tel a été le cas d’un néophyte ouzbek originaire d’un quartier situé à la périphérie de la ville de Tchimkent. Appelons-le Timur. Âgé de vingt-six ans au moment de l’enquête, celui-ci enseignait dans l’école élémentaire (laïque) de son quartier avant d’adhérer au cercle naqshbandi grâce à un ami de son père. Jusque-là, il n’avait pas reçu d’éducation religieuse. Il a été exclusivement attiré par l’exercice rituel, qui lui a fait découvrir la religion musulmane. Convaincu qu’un climat de pureté absolue pouvait lui permettre de recevoir une véritable initiation spirituelle, il a décidé de renoncer à son poste d’instituteur et d’abandonner femme et enfant pour ne plus se dévouer qu’à Dieu. Il a tenté de convaincre sa femme de suivre le même chemin que lui mais celle-ci y était fermement opposée parce que cela impliquait de porter le voile, de pratiquer la religion, d’arrêter de travailler et de rompre avec ses proches non pratiquantes. Il l’a quittée, ce qui l’a obligé à retourner vivre chez ses parents en emmenant son fils avec elle. Notons qu’elle était soutenue par la mère de Timur, qui s’opposait, elle aussi, à certaines règles de la confrérie, notamment celles concernant le statut réservé à la

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femme, considérant que ni elle ni sa bru ne pouvaient accepter de vivre recluses car il leur fallait avoir un revenu pour faire face aux dépenses de leur foyer. C’était également la position partagée par plusieurs autres femmes du quartier qui, elles aussi, ont manifesté une résistance à l’implantation de la confrérie dans leur mahalla.

59 Timur a fini par quitter la ville pour s’installer dans un village de la région de Tchimkent, où il a été recueilli par une famille élargie au sein de laquelle tous les membres étaient des adeptes naqshbandi. Comme la majorité des membres de cette famille rurale ouzbèque, il vivait de petits travaux saisonniers liés à l’exploitation de la terre et consacrait le reste de son temps à « se souvenir de Dieu » en intensifiant ses dhikr silencieux. Il a révélé qu’il avait préféré se retirer de la société pour s’épanouir et vivre librement sa propre expérience spirituelle58. On l’a marié une nouvelle fois à une femme recommandée par son khalifa. Celui-ci a prononcé presque simultanément son divorce religieux de sa première épouse puis sa nouvelle union au moyen de formules religieuses. Notons que le shaykh ou le khalifa peut non seulement choisir les épouses59 de ses disciples parmi les membres de la communauté soufie mais également les prénoms de leurs nouveau-nés, de préférence arabo-musulmans (Yusuf, Muhammad, Aysha) et non irano-turciques (Behzad, Dariga).

60 Timur a révélé qu’il voulait vivre à la manière des anciens maîtres soufis qui, selon ses termes, « vivaient de leur labeur en cultivant un lopin de terre, étaient humbles et proches des pauvres ». Rappelons que l’agriculture et la pauvreté constituent des thèmes récurrents chez les adeptes naqshbandi, au point qu’ils considèrent leurs shaykh et khalifa comme les « défenseurs des pauvres » dans la mesure où ils sont pris en charge par eux, aspect sur lequel on reviendra plus loin.

La figure symbolique des shaykh

61 Incarnant des figures d’intercesseurs entre Dieu et les hommes, les shaykh parviennent à rassembler des individus qui deviendront peu à peu des membres de leur réseau. Ils sont consultés, écoutés et vénérés par des jeunes qui sont fascinés à la fois par leur savoir religieux, leur expérience spirituelle, leurs pouvoirs surnaturels et leurs largesses.

62 En dehors de l’apprentissage des règles du dhikr proprement dit, les recrues apprennent également à être « musulmanes ». Selon les shaykh, il ne suffit plus, aujourd’hui, de déclarer que l’on est musulman parce que l’on a un nom musulman par exemple, mais il faut également le « prouver » en montrant que l’on aspire à être un « croyant sincère », ce qui nécessite d’observer régulièrement la prière, le Ramadan, l’aumône, etc. C’est pourquoi elles y sont préparées par les enseignements du shaykh. Celui-ci leur apprend les règles de la religion, leur explique ce qui est licite ou illicite et comment agir en conformité avec l’esprit de l’islam.

63 Les shaykh jouent un rôle déterminant dans le « retour » à la pratique religieuse. Ils consacrent beaucoup de leur temps à l’individu pour lui faire découvrir une religion et l’aider à progresser dans sa démarche spirituelle. Ils ont une relation directe avec toute personne qui veut devenir un musulman accompli en lui proposant une réforme de ses comportements.

64 Outre cela, ils ne cherchent pas à poursuivre leur action en islamisant des sphères spécifiques comme, par exemple, la lignée familiale, ou la mahalla, ou encore le village. Le relais est ici pris par leurs disciples qui, tout en continuant à être liés à eux, se fixent

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pour objectif d’islamiser leur environnement social, leur mahalla, leur milieu estudiantin ou professionnel. Ils proposent de nouveaux candidats au cercle soufi pour grossir les rangs du réseau mystique. Ce mode de recrutement contribue à créer des « espaces islamisés » au sens défini par Olivier Roy60, c’est-à-dire des entités spatiales où l’islamisation des normes de conduites sociales s’impose peu à peu, et ce dans un État laïc. Certains quartiers islamisés de cette manière se distinguent par une stricte observance des recommandations religieuses, un respect de la « pudeur », une ségrégation des sexes, la pratique de la polygamie et la consommation de la viande halal. Chez certains adeptes naqshbandi s’ajoute tout ce qui, selon eux, pourrait nuire à leur religion : cafés ou restaurants, musique, télévision, port de tenues indécentes ou de vêtements « européens » et lecture d’ouvrages à caractère non religieux.

65 Contrairement aux salafi, qui se référent à la figure du Prophète Muhammad pour régir leurs conduites, chez les adeptes des réseaux mystiques du Kazakhstan on note que le modèle d’imitation religieuse est incarné par la figure du shaykh. Or l’islam véhiculé par ces shaykh est un islam très conservateur, voire fondamentaliste61. Les adeptes de ces réseaux mystiques imitent les comportements, les expériences et les états mystiques, la gestuelle, la manière de s’habiller, de vivre et de manger de leur shaykh. Par exemple, après avoir mangé, ils veillent toujours à laisser un peu de nourriture dans leur assiette, acte chargé d’une symbolique religieuse évidente et visant à faire intervenir la baraka de leur shaykh.

66 Chez les disciples naqshbandi, l’imitation du shaykh est fondamentalement nécessaire pour se rapprocher de Dieu. En effet, ils se réfèrent souvent à la doctrine, aux traités et aux textes élaborés par l’école de pensée de Bahauddin Naqshband pour justifier leur engagement religieux. En revanche, on ne trouve pas de références doctrinales précises chez les jeunes étudiants du shaykh Ismatullah Maqsum. Contrairement aux adeptes naqshbandi, quasiment isolés du reste de la société, la plupart d’entre eux continuent à vivre dans des espaces séculiers. Considérant que le Kazakhstan ne remplit pas encore de conditions favorables pour vivre selon la loi islamique, ils mettent en avant la portée du message coranique et des questions d’éthique religieuse. Ils insistent sur la nécessité de s’adapter à la société « kazakhstanaise » en ne fréquentant que des lieux perçus comme « purs ». Par exemple, ils préfèrent déjeuner dans un restaurant tenu par un homme de Dieu parce qu’ils savent qu’on ne leur servira pas d’alcool ni de viande de porc, et que les ustensiles de cuisine ne risqueront pas d’être mêlés à des aliments interdits.

67 L’islam fondamentaliste véhiculé par les shaykh n’est pas le fruit d’un réseau d’écoles religieuses officielles, mais il est tiré de leur propre expérience personnelle. Véhiculant un islam spirituel enraciné dans une culture religieuse traditionnelle centre-asiatique, ces derniers contribuent peu à peu à favoriser une réislamisation en profondeur, tout en restant fidèles à l’école de pensée théologique hanafi prédominant dans la région. Et il ne fait aucun doute que ce renouveau spirituel participe à la transformation de la société, qui tend de plus en plus à être régulée par des normes religieuses.

L’action sociale du réseau

68 L’organisation de la société musulmane telle qu’elle est pensée par les shaykh repose sur des notions de piété, de maîtrise de soi, d’équité, de pureté, de justice et de charité. Pour la majorité de leurs disciples, ce type d’organisation de la société musulmane

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représente un idéal de vie religieuse. Ces shaykh leur proposent de s’abandonner à eux et de renoncer aux biens matériels. En somme, appartenir à un réseau mystique, c’est se fondre dans Dieu à travers la figure du shaykh. La passion de Dieu, le maître, le cercle des affiliés et le dhikr constituent ainsi un islam du for intérieur opposé à l’islam officiel.

69 Dans ces conditions, le réseau mystique fournit une nouvelle manière de vivre, d’autant plus qu’il incarne par excellence un lieu de solidarités religieuses fondées sur l’échange permanent. Outre la guidance, l’enseignement religieux et l’exemplarité dans l’illumination, le maître peut offrir nourriture, refuge, protection, assistance, soutien, travail, patronage, etc. La relation scellée entre lui et ses disciples n’est pas uniquement d’ordre spirituel mais repose également sur le don et le contre-don, ce qui constitue le fondement même de ses actions pour ordonner son rapport avec eux et le reste de la société musulmane.

70 Le maître reçoit toutes sortes de dons de la part de ses disciples, qui pourtant, dans leur écrasante majorité, n’ont pas de sources de revenus. Seuls ceux qui, lors de l’enquête, occupaient un emploi officiel et qui, de ce fait, avaient un salaire régulier, lui versaient mensuellement une « cotisation ». Bien que celle-ci soit conçue comme un impôt (zakat), elle a une valeur d’aumône. Quant aux plus riches des adeptes, ils font preuve d’une générosité extrême envers leur maître : ils lui offrent des sommes considérables d’argent en tengués ou en dollars et des dons en nature (sacs de riz et/ou de farine). Le maître veille à répartir une partie de ces dons entre les membres de la communauté religieuse, en les distribuant notamment aux familles en situation de pauvreté (familles nombreuses aux revenus insuffisants ou inexistants, mères de famille élevant seules leurs enfants).

71 Certains adeptes naqshbandi, notamment ceux qui ont préféré s’isoler pour ne plus se consacrer qu’à Dieu, s’investissent en réalité dans de petites affaires et « se débrouillent » pour trouver un emploi, même précaire et informel, pour subvenir à la fois à leurs propres besoins et à ceux de la communauté soufie. Cette forme d’encadrement à la fois spirituel et matériel permet de comprendre pourquoi les shaykh ont gagné en popularité. Cela est particulièrement vrai pour les cercles naqshbandi, où les adeptes se contentent de subvenir à leurs besoins les plus élémentaires ainsi qu’à ceux de leur groupe soufi, sans jamais chercher à s’enrichir parce qu’ils ne se soucient que d’« une richesse spirituelle ». Et le fait que le shaykh Hazrat Ibrahim ait un mode de vie extrêmement simple et modeste, qui se situe d’ailleurs bien au-dessous de celui de la moyenne des Ouzbeks du Kazakhstan ou de son Ferghana natal, a vivement contribué au succès et à la renommée de la tariqa. Plusieurs familles villageoises du sud du Kazakhstan ont adhéré à son réseau parce que sa manière de vivre, mise à part sa pratique mystique, n’était dans le fond pas très éloignée de leur mode de vie. Si cette situation de pauvreté signifie pour le shaykh Hazrat Ibrahim un renoncement aux biens matériels terrestres pour s’accomplir en Dieu, en revanche, pour ces familles villageoises issues des couches sociales les plus vulnérables, elle leur permet de retrouver une dignité et d’être reconnues socialement. L’adhésion à un réseau mystique permet ainsi à des individus de répondre à une situation de difficultés socioéconomiques.

72 En effet, les couches les plus marginalisées de la population musulmane du pays s’identifient à l’islam pas tant pour exprimer une croyance mais plus pour donner du sens à leur place dans la société musulmane. Cela est rendu aisé par le fait que les

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musulmans peuvent à tout moment se réapproprier le sens de la tradition religieuse. Un tel phénomène dépend de la situation faite à l’islam dans l’environnement social et du rôle que lui a assigné l’État. Il est donc aisé pour un musulman de se réclamer de l’islam pour structurer sa vie ou ses rapports avec autrui. Par exemple, lors de l’enquête, une famille rurale n’avait pas les moyens de financer le mariage de son fils, un villageois au chômage âgé de 22 ans, et a eu recours à l’aide du khalifa Qurban Ali Ahmad pour organiser la noce. Cette action de charité s’accompagne de l’idée selon laquelle le réseau religieux offre un ordre social plus juste, à ses yeux, que le régime kazakh. Le mode de vie structuré par les différentes règles de vie propres au réseau permet d’intégrer le groupe soufi, qu’on distingue de tous les autres groupes religieux. D’autant plus qu’il est plus commode pour une famille pauvre de faire un mariage en ne se référant qu’à la seule tradition religieuse. Une famille qui a fait un mariage « pour Dieu » est bien vue parce qu’on considère qu’elle a privilégié le caractère « légaliste » du mariage religieux au détriment de la fête du mariage proprement dite.

73 Un réseau mystique permet de financer le mariage d’une famille indigente. Ce type de mariage est rarement « enregistré » au « bureau des actes de mariage civil », comme le prévoient les dispositions de la Constitution du pays touchant au droit familial. Lorsque l’argent fait défaut pour fêter une noce qui, dans toute l’Asie centrale, doit donner lieu à des dépenses considérables nécessitées par l’échange permanent de cadeaux entre les deux parties, on se tourne alors vers le shaykh. Celui-ci accomplira le rite religieux requis et réinterprétera le sens du mariage en lui donnant un caractère sacré. Ce type de mariage rompt avec le mariage ordinaire, traditionnellement fêté de manière ostentatoire avec musique, danse, nourritures abondantes et foule de convives. Il a ici exclusivement une valeur d’aumône : il sert de prétexte à nourrir les membres des deux familles pauvres et les plus nécessiteux de leurs voisins ou de leurs proches. Appelé « islamique », il tend à être de plus en plus pratiqué parce qu’il peut être offert par le shaykh et parce que son coût est moindre. En 2003, ce coût ne s’élevait qu’à 50 $, contre les 4 000 $ qu’exigeait un mariage ordinaire dans les villages de la région du sud du Kazakhstan.

Le réseau comme refuge des exclus

74 La question du financement du mariage des enfants issus de familles indigentes a révélé la capacité d’encadrement de la population musulmane par les groupes religieux. Dans cette perspective, les actions des deux réseaux mystiques étudiés ici ressemblent à celles des mouvements islamiques contemporains engagés dans une forme de mobilisation pacifique, notamment dans le domaine de la protection sociale. En effet, ils constituent des espaces de solidarité dirigés vers les couches sociales les plus démunies, fournissent un soutien moral et psychologique, et apportent une aide financière pour faire vivre les familles nombreuses, les chômeurs, les ruraux étudiant à la ville, etc. En échange de ces soutiens en tout genre, ces catégories de la population musulmane se rallient aux chefs de groupes religieux, perçus comme de nouveaux « justiciers » de Dieu. Mais on peut se demander si de telles actions sont susceptibles de déboucher sur l’occupation du terrain politique. Il n’est pas sans intérêt de rappeler que ce fut la stratégie de la confrérie des Frères musulmans égyptiens qui, lors de son apparition en 1928, émergea sur la scène politique après avoir occupé le terrain social62.

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75 On peut assimiler les réseaux mystiques du Kazakhstan à des mouvements fondamentalistes piétistes, dont l’action repose avant tout sur une action de prosélytisme pour réislamiser peu à peu les mœurs. Ces réseaux ne semblent pas orienter leurs actions vers une idéologie de combat politico-religieux. Ils mettent plutôt l’accent sur le « retour » à la pratique religieuse en ne se souciant presque exclusivement que du respect des bonnes mœurs musulmanes. Outre leur dimension spirituelle, ils accordent une importance considérable à l’action sociale, à des initiatives de solidarité religieuse sur le terrain avec les plus démunis. De ce fait, ils contribuent à pallier les défaillances de l’État en matière d’encadrement social en parvenant à résoudre les problèmes auxquels sont confrontés les plus démunis. D’une part, il s’agit d’étudiants, originaires pour la plupart des campagnes, à qui ils apportent un soutien pour qu’ils puissent être nourris et logés, poursuivre leurs études et se marier. Et d’autre part, ils se cantonnent à une population musulmane rurale qui subit de plein fouet la crise du monde agricole, où l’introduction des réformes de la terre – consécutive au démantèlement graduel des anciens sovkhozes et kolkhozes au profit d’une privatisation – n’a pas contribué à améliorer son niveau de vie63.

76 Les réseaux mystiques du Kazakhstan constituent par excellence le refuge de jeunes exclus. Ils deviennent des points de ralliement de tous les laissés-pour-compte, tout autant qu’ils sont perçus comme des espaces de spiritualité, de convivialité, de chaleur et de réconfort. Ils suppléent à l’insuffisance du système de protection sociale étatique et aux lieux de rencontre ou aux loisirs en général. Les difficultés socioéconomiques du pays ont fait d’eux le point focal vers lequel converge une jeune population musulmane. Et c’est précisément sur ce terrain de paupérisation, d’échecs, de vacuité morale, de tensions entre communautés confessionnelles, de frustrations et d’humiliations accumulées que l’islamisme risque de se développer au Kazakhstan.

Vers une orientation politique du réseau ?

77 D’une manière générale, l’islam politique s’est manifesté là où des régimes autoritaires s’étaient montrés incapables de répondre aux aspirations sociales des jeunes et n’avaient réservé les projets de modernisation de leurs pays qu’à une poignée de privilégiés, projets dont de ce fait n’avaient profité que des clans liés au pouvoir et à des réseaux de clientélisme ou de corruption. À ce titre, l’Algérie en est une parfaite illustration64. Les orientations socioéconomiques et politiques du Kazakhstan sont des facteurs qui ne doivent pas être négligés dans l’apparition et l’essor de groupes religieux, dont certains peuvent glisser vers la radicalisation. Ces orientations socioéconomiques et politiques ont fait apparaître de grandes déceptions et frustrations qui se traduisent souvent en termes de ressentiment.

78 Ce ressentiment se rencontre particulièrement chez les intellectuels affiliés aux réseaux mystiques étudiés ici. Outre leur capacité à mobiliser parmi les couches sociales les plus défavorisées, ils ont également sensibilisé la « classe moyenne », notamment les villageois qui ont migré de la campagne vers la ville. Parmi ces derniers, on trouve des intellectuels qui ont éprouvé le plus de difficultés à s’adapter aux transformations de la société postsoviétique du Kazakhstan. D’où leur contestation de l’ordre établi, comme le révèlent les propos de l’un d’entre eux, un adepte d’un cercle naqshbandi :

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« Le communisme est un phénomène conçu par les francs-maçons et les Juifs pour détruire la spiritualité des musulmans, et ce pendant plus de soixante-dix ans (…). Depuis plus de dix ans maintenant, on essaie de faire renaître nos anciennes valeurs spirituelles. Telle est notre tâche. Or il y a une élite de Kazakhs qui ne pense qu’à s’enrichir, à voler et surtout à nous commander, nous exploiter… Cette élite veut nous orienter vers le modèle capitaliste fait d’une vie matérielle. À quoi sert donc cette vie de besoins artificiels dépourvue de toute spiritualité ? Nous n’en avons absolument pas besoin ! Car c’est de Dieu que nous avons besoin ! Et pour cela, notre shaykh nous aide. Nos élites kazakhes veulent nous imposer le mode de vie des Américains. Or tout le monde sait que les États-Unis incarnent Satan et que leur modèle mène droit à la débauche, à la drogue et à la prostitution. Mais nous résistons et nous avons pour objectif d’éduquer notre “moi” (nafs) satanique pour le transformer en un bon nafs. On veut se débarrasser de ce mauvais nafs en éduquant les gens, notamment en leur apprenant à éviter le mal65. »

79 Certains adeptes des réseaux mystiques du Kazakhstan ont le sentiment d’être des victimes d’un complot occidental universel qui, selon eux, serait dirigé contre l’ensemble de la communauté musulmane (Umma). C’est ce qui explique le ton agressif et xénophobe des propos tenus par certains d’entre eux, qui estiment que leur régime participe également à ce complot. Plusieurs musulmans de la région, notamment les sympathisants du HTI, considèrent que leurs dirigeants incarnent le « mal absolu » en raison de leur rapprochement avec les États-Unis. Dans leurs représentations collectives, ce pays représente l’arrogance occidentale et une arme d’oppression du monde musulman. De même que, pour eux, les Juifs incarnent la répression menée par l’armée israélienne contre les Palestiniens66, répression associée à celle qu’eux subissent chez eux.

80 Mais c’est également l’opinion d’autres musulmans centre-asiatiques qui, bien qu’ils n’appartiennent pas à un groupe politico-religieux, sont désormais devenus familiers des notions de da‘wa (l’Appel), de jihad, de martyr (shahid), de l’Umma, de l’État islamique, de la dichotomie entre « territoire de l’islam » (dar al-islam) et « territoire de la mécréance » (dar al-kufr), autant de concepts que l’on croyait appartenir au Moyen Âge et qui ont été récemment ravivés par la nébuleuse Al-Qaida67. Ces notions se rencontrent essentiellement dans les ouvrages et tracts du HTI édités dans les diverses langues d’Asie centrale (russe, kazakh, kirghiz, ouzbek, tadjik) et sont diffusées à travers une abondante littérature produite, parfois, avec le soutien de puissances islamiques extérieures et destinées à tous les musulmans de l’ancienne URSS, perçus comme de potentiels activistes.

81 Comme dans le Kirghizistan et le Tadjikistan voisins, le régime de Nursultan Nazarbaev a entamé un dialogue avec les militants du HTI en les invitant à discuter autour d’une table ronde en 200568. Plusieurs jeunes musulmans se tournent vers les cellules clandestines de cette organisation « par curiosité », pour reprendre leur terme. Ils sont attirés en premier lieu par la littérature religieuse qui y est proposée et qui fait largement défaut dans les espaces religieux officiels.

82 Il convient de rappeler que les musulmans centre-asiatiques ont commencé à organiser leur vie religieuse entre la fin des années 1980 et le début des années 1990, période où ils recherchaient des vecteurs de la régulation de leur foi en dehors des institutions religieuses relevant de l’État. Ainsi, tous les groupes et organisations religieux, qu’ils soient islamiques ou non, tendent à structurer leur vie religieuse en dehors de l’institutionnel. Le fait de devenir croyant pratiquant est une démarche individuelle, et s’exprime dans n’importe quel groupe religieux où sont reflétées les interrogations sur

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son croire lié à une vision « légaliste » de ses actes ou de sa quête de « vérité » religieuse. En effet, combien de fois n’avons-nous pas été témoin d’une sorte de « zapping » spirituel en entendant les propos suivants : « Avant d’être un élève du shaykh, j’étais au HTI. » « Dieu, je l’ai longtemps cherché. Je suis allé chez les Russes orthodoxes, chez les Krishna, puis j’ai tout simplement suivi des cours à la madrasa d’Almaty. Et c’est finalement dans l’islam que je l’ai trouvé grâce à notre shaykh … » « Avant d’être dans la confrérie soufie, j’étais wahhabi. J’ai étudié dans une madrasa du Ferghana mais je me suis rendu compte qu’on ne pouvait être au plus proche de Dieu qu’en suivant l’enseignement de mon shaykh ! »

83 Ceux qui aspirent à pratiquer une religion et les musulmans qui se réclament d’un courant spécifique de l’islam (DSMK, l’islam des tariqa) côtoient toutes sortes de militants radicaux qui peuvent élire domicile dans les mosquées officielles de quartier, comme les membres du Tabligh ou du HTI. En général, les responsables et imams de ces mosquées ne leur en interdisent pas l’accès parce qu’ils considèrent que les maisons de Dieu « sont ouvertes à tous ». D’ailleurs, certains imams de ces mosquées avaient eux- mêmes un discours très conservateur, voire radical, et bien qu’ils se soient opposés au culte des saints et aux tariqa, ils manifestaient leur soumission à l’autorité religieuse de la DSMK. D’autant plus que dans le cadre de la coopération religieuse du pays, ils sont amenés à rencontrer des représentants de pays musulmans véhiculant eux-mêmes un islam rigoriste, comme par exemple l’Arabie saoudite.

84 L’essor de la popularité des réseaux mystiques dans le sud du Kazakhstan est lié à plusieurs facteurs. Les plus pertinents d’entre eux renvoient à la faiblesse des partis et des forces politiques démocratiques. Même si, depuis son indépendance, le Kazakhstan n’a pas connu de véritable parti politico-religieux, les forces religieuses n’ont pas cherché à s’insérer dans la vie politique par le biais de la prédication religieuse en raison du renforcement du contrôle religieux dans toutes les sphères de la société musulmane par le pouvoir étatique. Les forces religieuses qui émergent sur la scène publique peuvent difficilement prétendre à incarner un parti politique. Elles ressemblent à des groupes et des mouvements qui se présentent comme une alternative à la création de partis politico-religieux proprement dits, en attirant les couches de la société qui ne se reconnaissent pas dans les partis politiques existants tout en ne se satisfaisant pas du rôle traditionnel joué par l’institution religieuse (DSMK). D’où le souci constant des réseaux mystiques d’affirmer la primauté de leur rôle religieux au- delà de leur rôle politique et social. Mais, en réalité, ils ont un rôle social considérable et c’est bien ce qui pourrait les mettre en compétition avec le pouvoir politique.

85 Les réseaux mystiques du Kazakhstan cherchent à se doter d’une légitimité fondée sur deux traditions soufies centre-asiatiques, l’une yasawi, l’autre naqshbandi, au sein desquelles la dimension spirituelle occupe une place centrale par opposition à la légitimité de la DSMK, dont se prévaut le régime kazakh. Dans les conditions actuelles de lutte contre l’« extrémisme religieux », de surveillance des activités religieuses et des restrictions politiques imposées aux individus par la loi sur l’organisation des partis qui interdit toute organisation politique fondée sur une base religieuse, on conçoit qu’il n’est pas question pour ces réseaux de former une véritable opposition organisée et capable de contester le régime sur le terrain de la légitimité religieuse.

86 Il convient d’ajouter que les deux shaykh étudiés ici font l’objet d’une surveillance accrue. L’un a été arrêté puis libéré par les autorités de l’Ouzbékistan à la suite des attentats de Tachkent de 1999. L’autre a été également arrêté la même année à la suite

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de la ferveur religieuse de la mosquée de Karasu, située à la périphérie d’Almaty et que l’on tenait pour un foyer d’effervescence wahhabi. D’autant que le régime kazakh voit d’un mauvais œil le regain de la tariqa yasawi par un shaykh kazakh certes originaire de l’actuel Kazakhstan mais qui, en Afghanistan, avait été proche du Hizb-i islami pendant les années de guerre, consécutives à l’invasion soviétique. Redoutant de nouvelles persécutions et concurrencés par l’action d’autres groupements religieux actifs et clandestins, les chefs des réseaux mystiques ont besoin d’une reconnaissance légale. L’un l’a obtenue… mais a récemment vu ses activités décliner sous la pression des autorités. L’autre ne l’obtiendra sans doute qu’à la seule condition de ne pas entrer en conflit avec le pouvoir politique. C’est pourquoi tous deux déclarent que leurs groupes sont apolitiques et insistent davantage sur leur rôle d’agents de spiritualité dans les milieux ruraux ou les centres urbains touchés par de sérieux problèmes socioéconomiques, lieux où les autorités ont bien du mal à contrôler la jeunesse. Dans ces conditions, on peut comprendre pourquoi le régime kazakh envie aux maîtres l’obéissance de leurs disciples et leur charisme.

87 Les deux réseaux mystiques du Kazakhstan se sont développés dans des sociétés où l’exode rural continue à se renforcer, où les périphéries urbaines regorgent de ruraux, où le chômage s’aggrave en touchant des jeunes diplômés et où les relations sociales villageoises tendent à se déstructurer. Ils ne reconnaissent pas les autres groupes religieux musulmans et n’entendent pas se constituer en parti politique. Pourtant, ils ont bien une base à caractère de mouvement social qui investit peu à peu la société musulmane du Kazakhstan, se renforçant par leurs capacités à recruter le plus grand nombre de déclassés pour peu à peu assurer la mise en œuvre d’un projet de société musulmane idéale. Ils s’appuient sur un discours religieux fondé sur la croyance selon laquelle il est nécessaire de transformer l’individu en un croyant pratiquant le dhikr, condition préalable à la réorganisation globale de la société musulmane du Kazakhstan. Ils présentent les mêmes caractéristiques que les mouvements islamiques contemporains prônant un prosélytisme pacifique, même s’ils renvoient tous deux à l’histoire de l’islam en Asie centrale.

88 Le réseau mystique naqshbandi du shaykh Hazrat Ibrahim se distingue par une discipline extrêmement rigoureuse. Certains de ses membres entendent mener, à l’image du Prophète Muhammad, une vie d’exil intérieur en rompant avec un environnement laïc. C’est pourquoi ils se constituent en petites communautés villageoises « pures », se situant ainsi en retrait de la société, qu’ils combattent d’une manière non frontale. Ils la combattent parce qu’elle symbolise encore le soviétisme incarné par la mixité au sein de l’espace public, la laïcité dont se réclame l’État indépendant et l’augmentation de fléaux de société (chômage, pauvreté, commerce du corps, corruption).

89 Le Kazakhstan est affecté par l’activité de divers courants islamiques transnationaux qui rivalisent les uns avec les autres, d’autant qu’ils sont plus ou moins soutenus par divers pays musulmans extérieurs et plusieurs organisations islamiques internationales. Toutes les mouvances et tendances de l’islam contemporain sont représentées sur la scène kazakhe ou centre-asiatique. En dépit de ces influences islamiques extérieures, on ne saurait cependant sous-estimer le rôle des traditions islamiques locales qui, dans un contexte de crise généralisée, resurgissent avec vitalité. En témoignent les activités des réseaux mystiques qui prônent un retour aux sources de l’islam centre-asiatique. Ces réseaux mystiques proposent en effet un modèle de société musulmane spécifiquement centre-asiatique. C’est bien l’identité musulmane centre-

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asiatique qui est mise en avant, et non celle référant à l’Umma prônée par le HTI, parti né sur une terre arabe et ayant une portée universelle. Et toute la question est de savoir si une nouvelle génération de musulmans centre-asiatiques formée par des shaykh charismatiques parviendra ou non, au nom d’une fidélité à l’esprit des fraternités mystiques apparues à l’époque médiévale, à imposer la loi religieuse dans tous les domaines de la vie en opérant ainsi un véritable passage au politique.

NOTES

1. Annemarie SCHIMMEL, Le Soufisme ou les Dimensions mystiques de l’Islam, Paris, Éd. du Cerf, 1996. 2. Thierry ZARCONE, « Soufis d’Asie centrale au Tibet aux XVI e et XVIIe siècles », Cahiers d’Asie centrale, « Routes du commerce, route des idées », 1-2 (1996), p. 328. 3. Annemarie SCHIMMEL, 1996, p. 448-449. 4. Leïla BABES, L’Islam intérieur, Passion et Désenchantement, Beyrouth, Al-Bouraq, p. 192. 5. Il s’agit ici du jihad dit mineur, compris dans le sens de l’« effort de guerre » et non du jihad majeur désignant, lui, l’« effort intérieur ». Sur ce concept, voir Abderrahim LAMCHICHI, « Islam(s) et islamisme(s) à l’épreuve de la violence et de la guerre », in H. Lelièvre (dir.), Terrorisme : questions, Bruxelles, Complexe, 2004, p. 74-81. 6. Bahtijar BABADŽANOV, « K voprosu o vosprijatii statusa sufijskogo šajha (na primere Xvadža Ahrara) » [De la question de la perception du shaykh soufi (selon l’exemple de Khwaja Ahrar)], in A. V. Sedov, I. M. Smiljanskaja (dir.), Arabia Vitalis, Arabskij Vostok, Islam, Drevnjaja Aravija, Moscou, Institut Vostokovedenija RAN, Fakul’tet mirovoj politiki MGU, Institut stran Azii i Afriki, 2005, p. 178. 7. Bahtiyar BABADŽANOV, « Vozroždenie dejatel’nosti sufijskih grupp » [Le renouveau des activités des groupes soufis], in A. A. Hismatulin (dir.), Sufizm v Central’noj Azii (zarubežnye issledovanija), Sb. Statej pamjati Fritca Majera (1912-1998), Saint-Pétersbourg, Sankt-Petersburskogo gosudarstvennogo universiteta, 2001, p. 344. 8. E. S. KUANDYKOV, « Religioznyj extremizm – ugroza na styke vekov » [L’extrémisme religieux : une menace au tournant des siècles], in Stabil’nost’ i bezopasnost’ Kazahstana na styke vekov, Astana, 2000, p. 194-198, cité par Sabit ŽUSUPOV, « Islam v Kazahstane : prošloe, nastojaščee, buduščee vo vzaimootnošnijah gosudarstva i religii » [L’islam au Kazakhstan : passé, présent et futur dans les relations entre État et religion], in A. Malenšenko, M. B. Olkott (dir.), Islam na postsovetskom prostranstve : vzgljad iznutri, Moscou, Art-Biznes-Centr, p. 122. 9. Cet article est tiré d’une étude réalisée en 2003 et portant sur l’analyse des risques d’explosion sociale chez les jeunes musulmans du Kazakhstan. À cet effet, j’exprime ma gratitude à MM. Olivier Roy (CNRS) et Christophe Jaffrelot (CÉRI), qui ont soutenu cette étude. 10. L’ordre dit husayni est une des nombreuses ramifications de la Naqshbandiyya qui a pu poursuivre ses activités religieuses à l’époque soviétique. Un de ses shaykh, Abd al-Vahid Turkestani (m. 1940 ou 1941), plus souvent appelé Khalifa-yi Ishan-Baba, était originaire du village kazakh de Kush-Ata (district de Turkestan, région du sud du Kazakhstan). Il désigna comme héritier (khalifa) Abdallah-Qari, qui fut son élève pendant près de trente-trois ans. Arrêté à plusieurs reprises par le NKVD, il fut libéré en s’engageant à ne pas former de nouveaux disciples. Malgré cela, avant de mourir en 1976, il parvint à dispenser son enseignement auprès

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de nombreux élèves (murid) des Républiques fédérées soviétiques du Kazakhstan, de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan. À ce sujet, voir : Bahtijar BABADŽANOV, 2001, p. 344-345. 11. Bakhtijar BABADŽANOV, « On the history of the Naqshbandīya Muğaddidiya in Central Māwarā’annahr in the late 18th and early 19th centuries », in M. Kemper, A. Von Kügelgen, D. Yermakov (eds.), Muslim Culture in Russia and Central Asia from the 18th to the early 20th centuries, Berlin, Klaus Schwartz Verlag, 1996, p. 400. 12. Chez les Kazakhs, l’islam s’est introduit à une période relativement récente, notamment à partir du Xe siècle, puis s’est développé grâce à l’action de prédicateurs naqshbandi et yasawi entre les XVe et XVIe siècles. Voir à ce sujet : Peter B. GOLDEN, « The Karakhanids and Early Islam », in D. Sinor (ed.), The Cambridge History of Early Inner Asia, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 343-346. Par ailleurs, certaines tribus kazakhes ne furent islamisées qu’à la fin du XIXe siècle, et ce grâce aux efforts de mollahs tatars venus de la Volga. Voir à ce sujet : A. Š. NURMANOVA, « K istorii musul’manskogo obrazovanija v Kazahstane » [De l’histoire de l’éducation musulmane au Kazakhstan], Shygys, 1 (2005), p. 192. 13. Les liens entre religion et psychologie ont été soulignés par Françoise Champion dans l’évolution des réseaux mystiques ésotériques et du catholicisme français. Celle-ci montre comment le New Age et le renouveau catholique ont opéré un glissement vers la dimension psychologique, permettant ainsi aux fidèles de concilier foi et bien-être. Voir son article : Françoise CHAMPION, « La religion n’est plus ce qu’elle était », Revue du Mauss, « Qu’est-ce que le religieux ? Religion et Politique », 22 (2003), p. 176-178. 14. Ibid. 15. Le Kazakhstan, pays de plus de 14 millions d’habitants, est multiconfessionnel. L’islam et l’Église orthodoxe russe prédominent largement mais l’Église protestante, l’Église catholique, le judaïsme, le bouddhisme, tout comme une multitude de sectes et de mouvements religieux, sont également représentés. Voir : Y. F. TRIFOMOV, Religija v Kazahstane [La Religion au Kazakhstan], Almaty, Adiletpres, 1996. 16. Faute d’enquêtes sociologiques, nous nous sommes référés à une étude réalisée par une ONG et portant sur l’impact des organisations religieuses sur les jeunes ; celle-ci a dégagé trois problèmes majeurs préoccupant 1500 étudiants interrogés en 2003 : la cherté des biens de consommation et des services (46,9 %), le chômage (45,6 %) et le bas niveau des revenus de leurs parents (44,8 %). Voir : Center for Humanitarian Research, Impact of Religious Organizations on Kazakhstani Youth, Almaty, Republic of Kazakhstan, 2003, p. 41-42. 17. L’installation de la population russe orthodoxe dans les régions steppiques est liée à la conquête coloniale, qui eut lieu entre les XVIIIe et XIXe siècles, même si les populations nomades n’étaient pas nécessairement toutes islamisées et s’il y eut des vagues de christianisation des steppes bien avant cette conquête coloniale russe. Voir à ce sujet : G. SITNJASKIJ, « Xristianstvo v stepnoj Evrazii : primenim li istoričeskij opyt ? » [Le christianisme dans la steppe de l’Eurasie : peut-on appliquer l’expérience historique ?], Central’naja Azija i kul’tura mira, 1-2/12-13 (2002), p. 40-49. 18. L’indépendance du Kazakhstan a favorisé l’introduction de « nouvelles religions » (Conscience des Krichnas, Bahaïs, Ahmadiyya, etc.), dont certaines sont assimilées à des mouvements sectaires et qui étaient étrangères au pays à l’époque du Kazakhstan soviétique. Si les prédicateurs musulmans étrangers orientent exclusivement leur influence vers les diverses populations musulmanes, en revanche l’action des missionnaires de toutes les autres Églises et religions est prosélyte s’adresse à toutes les populations du pays. 19. Sur l’imitation du modèle prophétique dans la sainteté, voir : Michel CHODKIEVICZ, Le Sceau des saints : prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabi, Paris, Gallimard, 1986. 20. On compte près de 136 groupes ethnoculturels dans l’actuel Kazakhstan. Sur l’histoire du peuplement de ces divers groupes ethnoculturels, voir : N. MASANOV (dir.), Istorija Kazahstana, narody i kul’tury [Histoire du Kazakhstan, peuples et cultures], Almaty, OSI, 2000 ; N. MASANOV,

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E. KARIN, A. ŠEBOTAREV, N. OKA, The Nationalities Question in Post-Soviet Kazakhstan, Chiba, Institute of Developing Economies, 2002. 21. Le sunnisme de l’école théologique hanafi domine dans toute l’Asie centrale mais au Kazakhstan on trouve également des sunnites de rite shafi‘te, représentés en partie par des populations originaires du Caucase déportées par Staline, et des shi‘ite duodécimains (Azéris). 22. Notons l’importance d’une origine arabe chez les lignées kazakhes dans ces récits et légendes. Voir à ce sujet : Aširbek MUMINOV, « Kazahskie hodži (nekotorye predvaritel’nye svedenija) » [Les Khwaja kazakhs (témoignages préliminaires)], Shygys, 1 (2004), p. 229-235. 23. Sur le rôle de la mémoire dans la conversion à l’islam chez les Kazakhs, voir : Devin DE WEESE, Izlamization and Native Religion in the Golden Horde, Baba Tükles and Conversion to Islam in Historical and Epic Tradition, Pennsylvania, Pennsylvania State University Press, 1994. 24. Conformément à une tradition soviétique en matière de législation religieuse, la Constitution du Kazakhstan indépendant (1995) stipule que l’« Église est séparée de l’État » mais, paradoxalement, l’islam dispose d’un statut officiel, tout comme les autres religions reconnues dans le pays (christianisme, judaïsme, bouddhisme). Ainsi, « On garantit aux citoyens de la république la liberté de conscience, le droit de définir eux-mêmes leur relation à la religion, de pratiquer soit l’une d’entre elles, soit de n’en pratiquer aucune, de diffuser une conviction liée à la relation avec la religion et d’agir conformément à elle. » Cité dans : Konstitucija Resppubliki Kazahstan, prinjata na resbublikanskom referendume 30 avgusta 1995 [La Constitution du Kazakhstan adoptée au référendum républicain du 30 août 1995], 2003, p. 12. 25. Alma K. SULTANGALIEVA, Islam v Kazahstane : istorija, ètničnost’ i obščestvo [L’islam au Kazakhstan : histoire, ethnicité et société], Almaty, Kazahstanskij institut strategičeskih issledovanij pri prezidente Respubliki Kazahstan, 1998, p. 62. 26. Ibid., p. 50-51. 27. Sur l’histoire de l’islam kazakh, voir : A. M. NURGALIEVA, Očerk po istorii islama v Kazahstane [Essai sur l’histoire de l’islam au Kazakhstan], Almaty, Dajk-Press, 2005. 28. Se reporter à l’une de ses interviews figurant dans : « Gumanizm islama, Derbisali Absattar Hadži » [Humanisme et islam : Derbisali Abssattar Hajji], Evrazija, 2 (2001), p. 43-47. 29. Alexandre BENNIGSEN, « La stratégie islamique du Kremlin », Politique internationale, 34 (1986-1987), p. 53-64. 30. Entretien personnel, Almaty, août 2003. 31. Cette influence aura été de courte durée, notamment pour l’Ouzbékistan, qui avait rejoint la coalition américaine au lendemain des attaques du 11 septembre 2001 à New York en dénonçant les activités du MIO qui s’était allié aux talibans. À la suite des événements d’Andijan du 13 mai 2005, Tachkent et Washington ont rompu leurs relations diplomatiques le 31 juillet 2005. 32. Tract non daté confisqué par la police et lu dans une mosquée de Kentau lors de l’enquête. 33. Tout comme les pays de l’Asie centrale, la Chine a fait de la lutte contre le terrorisme international un instrument de sa politique appliquée envers les activités des forces contestatrices islamiques jugées antigouvernementales, notamment dans le Xinjiang. Sur les relations entre l’Asie centrale et la Chine, voir : Martha Brill OLCOTT, Central Asia and China, Londres, Royal Institute of International Affairs, 2000. 34. Le rôle de la Yasawiyya dans la formation du fait ethnique des Kazakhs et des Ouzbeks a été déterminant, comme le montre la thèse de : Z. Z. ŽANDARBEK, « Jasavija i ètničeskaja istorija naselenija Dašt-i Kipčaka » [La Yassawiyya et l’histoire ethnique des populations du Dasht-i Qiptchaq], in S. N. Abašin, V. O. Bobrovnikov (dir.), Kul’t svjatyh i sufizm v Srednej Azii i Kavkaze, Moscou, Vostočnaja literatura, 2003, p. 326-335. 35. Bahtijar BABADŽANOV, 2001, p. 331-355. 36. Bakhtiyar BABAJANOV, « Le renouveau des communautés soufies en Ouzbékistan », Cahiers d’Asie centrale, « Boukhara-la-Noble », 5-6 (1998), p. 290. 37. Bahtijar BABADŽANOV, 1996, p. 400-402.

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38. Entretien personnel avec le shaykh Ibrahim Hazrat, Kokand, juillet 2006. 39. Sur le dhikr nasqshbandi, voir : Jürgen PAUL, « Influences indiennes sur la naqshbandiyya ? », Cahiers d’Asie centrale, « Routes du commerce, route des idées », 1-2 (1996), p. 210-211 ; Doctrine and Organization, The Khwâjagân/Naqshbandîya in the First Generation after Bahâ’uddîn, Anor, Berlin, Das Arabische Buch, (1) 1998. 40. Bahtijar BABADŽANOV, « Ibrahim-hazrat » [Ibrahim-Hazrat], in Islam na territorii byvšej Rossijskoj emperii, Ènciklopedičeskij slovar’. Moscou, Vostočnja literatura, t. 2, 1999, p. 38. 41. En dialoguant avec ces imams, il cherchait à réfuter les accusations de ses adversaires wahhabi, qui avaient ouvertement déclaré leur hostilité au soufisme. Cité par : Bahtijar BABADŽANOV, 1999, p. 39. 42. Entretien personnel avec le khalifa Qurban Ali Ahmad, Taraz, août 2003. 43. Ibid. 44. Les informations relatives au shaykh Ismatullah Maqsum et sa tariqa proviennent des entretiens effectués avec lui à Almaty durant notre enquête. Voir également son ouvrage écrit en kazakh : Islamtulla MAQSUM, Žariya kikirdin deleli [Notre dhikr jahr], Almaty, Alaš, 2006. 45. Entretien personnel avec l’historien kazakh Zikiriya Jandarbek, spécialiste de la Yasawiyya, Almaty, mai 2006. 46. Entretien personnel avec Rashid Nututchev, Alma-Ata, août 1993. 47. Interview accordée à : Ž. AMIRBEKOVA, « Islam protiv islama » [L’islam contre l’islam], Megapolis, 30-05-2005. Cette interview a valu un procès à Murat Telibekov, ainsi qu’au journal. Il a été condamné par un tribunal d’Almaty à verser une amende d’environ 400 $ et a dû présenter ses excuses à la DSMK. Entretien personnel avec Murat Telibekov, Almaty, août 2006. 48. Entretien personnel, Sayram, août 2003. 49. Olivier ROY souligne que ce qu’il appelle les néo-confréries fonctionne sur le modèle des sectes modernes. Voir son ouvrage : L’Islam mondialisé, Paris, Seuil, 2002, p. 126-131. 50. Plusieurs techniques liées aux dhikr naqshbandi se retrouvent dans les méthodes du yoga indien. Voir à ce sujet : Jürgen PAUL, 1-2 (1996), p. 203-217 ; Thierry ZARCONE, 1-2 (1996), p. 328. 51. Bahtijar BABADŽANOV, 2001, p. 179. 52. Phrase prononcée par un jeune fidèle du shaykh Ismatullah Maqsum. Entretien personnel, Almaty, août 2003. 53. Les jeunes Kazakhs qui se mettent à pratiquer renoncent consciemment ou inconsciemment à leurs marqueurs identitaires russes. Sur ces processus de recomposition identitaire basée sur l’islam, voir : Alima BISSENOVA, « Central Asian Encounters of the Middle East : Nationalism, Islam and Post-Coloniality in al-Azhar », Central Eurasian Studies Review, 4-1 (2005), p. 39-44. 54. Observation personnelle dans la ville de Taraz (ancienne Jambul), août 2003. 55. Bahtijar BABADŽANOV, « Husajnijja » [La husayniyya], in Islam na territorii byvšej Rossiskoj imperii…, t. 2, 1999, p. 99. 56. Entretien personnel, Almaty, août 2003. 57. Entretien personnel, village de Langar (district de Tchimkent), août 2003. 58. Conformément à un principe naqshbandi, il est recommandé de s’isoler. Voir à ce sujet : Bahtiyar BABADŽANOV, 2001, p. 349. 59. Ce sont en fait leurs épouses qui se chargent de trouver des femmes à marier. Dans toutes les communautés religieuses d’Asie centrale, il existe de véritables réseaux de candidats au mariage dirigés par des femmes. Au sein même du HTI, des unions peuvent être « arrangées » pour les détenus hizbistes. À cet effet, de pieuses femmes, mais pas forcément membres de ce parti, sélectionnent des candidates pour ces détenus : le mariage a lieu en prison avec l’aval des autorités, qui facilitent l’organisation de la cérémonie religieuse et de la nuit de noces. Ces mariages revêtent un caractère sacré, étant entendu que l’on « se marie pour Dieu ». 60. Olivier ROY, L’Échec de l’islam politique, Paris, Seuil, 1992, p. 107-113.

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61. Du point de vue de la sociologie religieuse, ces shaykh peuvent être classés dans la catégorie des fondamentalistes dans le sens où l’entend Olivier Roy. Ils favorisent une réislamisation en insistant sur la foi, la pratique, la piété, les mœurs, l’application de la shari‘a, autant d’actions qui participent de la valorisation de soi plus que de l’occupation du terrain politique en tant que tel. Voir ses deux ouvrages : Olivier ROY : 1992 ; 2002. 62. HALA, « La résistible ascension du courant islamiste en Égypte », Confluences-Méditerranée, « Géopolitique des mouvements islamistes », 12 (1994), p. 99-109. 63. C’est ce qu’a montré notre étude de 2003 également orientée vers les effets des réformes agraires sur les ménages ruraux du Kazakhstan. 64. Luis MARTINEZ, La Guerre civile en Algérie, Paris, Karthala, 1998. 65. Entretien personnel, Almaty, août 2003. 66. C’est aussi vrai pour d’autres communautés musulmanes de l’espace européen. Voir : Farhad KHOSROKHAVAR, « Existe-t-il une opinion publique musulmane en France ? », in M. Wieviorka (dir.), L’Avenir de l’islam en France et en Europe, Paris, Balland, 2003, p. 70. 67. Ce système de valeurs doctrinales propres à l’« islamisme jihadiste contemporain » a été analysé par G. KEPEL et J.-P. MILELLI, Al-Qaida dans le texte. Écrits d’Oussama ben Laden, Abdallah Azzam, Ayman al-Zawahiri et Abou Moussab al-Zarqawi, Paris, PUF, 2005. 68. Entretien personnel avec le chercheur kazakh Nurlan Alniazov, Almaty, août 2006.

RÉSUMÉS

À partir d’une réflexion sur le rôle des réseaux mystiques naqshbandi et yasawi dans la réislamisation au Kazakhstan, l’auteur aborde la question de leur encadrement social parmi une jeunesse en partie acculturée et en proie à des difficultés socioéconomiques. Elle montre comment les jeunes découvrent l’islam grâce à des shaykh actifs qui parviennent à capter leurs espérances déçues du système postsoviétique. Dans cette perspective, ces shaykh essaient de substituer à leur mécontentement et à leurs frustrations un idéal religieux très imprégné de mysticisme. Ainsi, le rapport des jeunes au religieux s’inscrit dans une dimension mystique tout autant qu’il porte sur une réalisation de soi qui s’exprime sur le mode d’une affirmation identitaire collective. Et c’est précisément à travers cette affirmation identitaire collective que la contestation politico-religieuse du régime kazakh risque de se manifester. En témoigne l’action de ces réseaux mystiques, qui s’apparente à celle des mouvements islamiques contemporains par la mise en place de réseaux d’entraide en faveur des couches sociales les plus démunies de la population musulmane du pays et par leur engagement dans une mobilisation sociale. Un tel succès réside dans leur capacité à répondre aux besoins d’aide quotidiens d’une jeunesse en partie transplantée des campagnes dans les villes, et ce au nom d’un idéal soufi enraciné dans une culture religieuse traditionnelle centre-asiatique.

Starting with thoughts on the role of naqshbandi and yasawi mystical networks in the re- Islamization of Kazakhstan, the author tackles the question of their social training of young people who are partly culturally integrated and subject to socio-economic difficulties. She shows how young people discover Islam thanks to active shaykh who manage to tap into their hopes, dashed by the post-Soviet system. To this end, these shaykh try to replace their discontent and frustrations with a religious ideal steeped in mysticism. Thus, young people’s relationship to religion includes a mystical dimension as much as it involves self-realization expressed through

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collective identity affirmation. And it’s precisely through this collective identity affirmation that politico-religious opposition to the Kazakh regime is likely to manifest itself. This is evidenced by the actions of these mystical networks, similar to those of modern Islamic movements in that they set up aid networks for the underprivileged social strata of the country’s Muslim population, and they are committed to social mobilization. Their great success lies in their ability to respond to the daily needs of young people, some of whom arrived in the cities from the countryside, and this in the name of a Sufi ideal rooted in traditional Central Asian religious culture.

AUTEUR

HABIBA FATHI Habiba Fathi est socio-anthropologue à l’IFÉAC.

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II. Libre revue

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Nisa et Khani, deux poétesses mystiques de Kokand (fin du XIXe siècle-début du XXe)

Salima Eshanova Traduction : Xavier Le Torrivellec et Ulugbek Mansurov

NOTE DE L’ÉDITEUR

Texte traduit du russe par Xavier Le Torrivellec et de l’ouzbek par Ulugbek Mansurov

1 Genre littéraire attaché à la description de la vie et de l’œuvre du Prophète Muhammad et de ses disciples, l’hagiographie musulmane est un terrain de recherche relativement bien exploré par les spécialistes1. Pourtant on constate que la plupart des travaux de ces spécialistes concernent des auteurs masculins, les œuvres hagiographiques des femmes étant largement délaissées. Or, les œuvres hagiographiques des femmes méritent d’être étudiées parce que cela permet de dégager leur place dans l’histoire de la littérature ouzbèque contemporaine. C’est pourquoi nous avons entrepris de nous y intéresser ici à travers deux poétesses mystiques qui ont vécu entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe à Kokand, ancienne capitale de l’émirat de Kokand avant la soviétisation de l’Asie centrale. Jusqu’à l’heure actuelle, ces deux poétesses sont restées particulièrement populaires dans toute la vallée de la Ferghana, où leurs poésies sont récitées lors des diverses réunions, cérémonies et veillées religieuses de femmes. Articulé en trois parties, le présent article se donne pour objectif d’analyser la production hagiographique de ces deux poétesses mystiques.

Présentation des poétesses2

2 La poétesse Nisa, de son vrai nom Ayim-Nisa, fille de Mulla Ibrahim-Khwaja, naquit en 1879 dans une famille religieuse du village d’Urta Aqmasjid, situé à proximité de

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Kokand, ville aujourd’hui située dans la région de la Ferghana dans la République d’Ouzbékistan. C’est au sein de sa famille qu’elle a pu bénéficier d’une instruction primaire. Femme érudite versée dans la religion (atin-ayi)3, sa mère Aydinnisa s’est chargée de son éducation en même temps que de celle des enfants, filles ou garçons, qui fréquentaient l’école élémentaire religieuse (maktab) qu’elle avait ouverte chez elle. Douée et appliquée, elle a très tôt appris à lire et à écrire et parlait aussi bien le persan que la langue arabe. Elle fut également initiée à l’art de la calligraphie, ce qui était plutôt rare chez les jeunes femmes de l’époque. En effet, pour écrire joliment et de façon correcte en arabe, il fallait être consciencieux, s’exercer en permanence et disposer de beaucoup de temps libre. En général, les femmes n’en avaient pas pour ce genre d’occupation.

3 Passionnée de poésie dès sa plus tendre enfance, la jeune fille lisait beaucoup. Elle se mit à écrire des poèmes et montra de plus en plus de talent dans ce domaine de la création poétique. À peine âgée de 17 ans, Ayim-Nisa fut mariée à Abdusamad-Khwaja, un habitant du village voisin de Nursukh. Deux fils sont nés de ce mariage. Un peu plus tard, elle suivit l’exemple de sa mère, devint elle aussi institutrice religieuse (atin-ayi) dans l’école qu’elle avait ouverte à domicile et, comme l’exigeait la tradition, elle transmit les fondements de l’islam à ses élèves. Comme on s’en rend compte en lisant son œuvre poétique, elle était une femme marquée par une forte conviction religieuse et adepte d’une confrérie soufie (tariqa) très populaire dans l’Orient musulman : la Naqshbandiyya. Savante et cultivée, elle participait aux rites religieux et aux veillées organisées régulièrement entre les femmes de son village. Il lui arrivait d’organiser chez elle ce genre de réunions, au cours desquelles la lecture représentait un passage obligé. Ces femmes récitaient des poèmes religieux, racontaient les histoires qu’elles connaissaient sur la vie des saints et déclamaient les poèmes des grands mystiques et poètes soufis : Khwaja Ahmad Yasavi (m. 1066-67), Baba-Mashrab (1640-1711), Huwayda (1704-1781) et Azimi (m. 1846).

4 Ayim-Nisa est un pseudonyme littéraire (takhallus). Le premier terme (ayim) est un titre honorifique désignant une « femme instruite » en turc tchagatay et le second (nisa) signifie « dame » en arabe. Elle se mit à écrire des recueils de poésie et peu à peu fut reconnue comme une grande poétesse. Parmi ses prédécesseurs, ceux qui avaient exercé la plus forte influence sur son travail littéraire étaient Khwaja Ahmad Yasavi, Alisher Nawai (1441-1501), Fizuli (1494-1556), Baba-Mashrab, Huwayda et Hazini (1867-1922). Elle écrivait des tatabbu‘, sorte de réponses littéraires aux poèmes de ces grands auteurs, des poèmes d’imitation (nazira), ou des odes (mukhammas), ou encore des poèmes d’amour et de passion (ghazal).

5 Au fil du temps, Ayim-Nisa put rassembler un certain nombre de ses poésies dans un recueil, comme le faisaient la plupart des poètes en guise de bilan de leur création. C’est finalement en 1914-1915 qu’elle a pu composer en langue ouzbèke son premier recueil d’œuvres poétiques (Diwan). Il est à noter que très rares sont les ouvrages de ce type écrits par des femmes.

6 La politique antireligieuse et la lutte des classes engagées par le pouvoir soviétique au début des années 1920, qui poursuivait les membres du « clergé » musulman et les personnes éduquées à l’école traditionnelle, contraignirent Ayim-Nisa à l’exil. Accompagnée de son mari et de son fils cadet, elle quitta définitivement l’Asie centrale et s’installa sur le territoire de l’actuelle Arabie saoudite dans le milieu des années 1920. Elle décéda en 1966 dans ce pays arabe.

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7 Avant d’émigrer, Ayim-Nisa confia son Diwan à son fils Muhammad-Khwaja, lequel le transmit à son héritier, Rahmatullah-Khwaja. Nous disposons aujourd’hui de deux copies de ce recueil. L’une se trouve chez les Muhammad-Khwaja, la famille de son petit-fils. Cette première copie autographe est la plus complète. La seconde, incomplète mais également écrite de sa propre main est détenue par le bibliophile, amateur de littérature et docteur en philologie, A. Madaminov vivant en Ouzbékistan.

8 Le recueil le plus complet de la poétesse est composé de 216 poèmes. Suivant la tradition, ce Diwan commence, comme tant d’autres du même genre, par des poèmes à caractère religieux et mystique, dotés d’un contenu philosophique et éthique, exaltant et glorifiant le nom divin. On trouve également dans ce recueil des poèmes dits dastan consacrés à l’anniversaire du Prophète Muhammad, à sa vie terrestre, à son ascension céleste (Mi‘raj), ou encore à ses petits-enfants – les imams Hasan et Husayn fils d’Ali cousin et gendre du Prophète –, à leur martyr et aux principales fêtes musulmanes. Plusieurs poèmes de ce recueil racontent la vie de Sayyid Abd al-Qadir Jilani (1077-1166), connu dans le monde musulman en tant que « grand bienfaiteur » et comme fondateur de la confrérie soufie portant son nom : la Qadiriyya. Un autre fondateur de la confrérie naqshbandi, Khwaja Bahauddin Naqshband (1318-1389), est également évoqué dans le poème. Notons encore que les poèmes d’Ayim-Nisa étaient très populaires, surtout parmi les femmes et notamment dans les cercles féminins des atin-ayi4. Ils étaient – et sont encore – récités à voix haute lors de ces réunions de femmes, cérémonies ou veillées rituelles qui célébraient tel ou tel événement.

9 L’œuvre poétique de d’Ayim-Nisa mérite une attention particulière en tant que phénomène tout à fait exceptionnel de l’histoire de la littérature ouzbèque féminine contemporaine5. Très rares sont en effet les poétesses ayant pu composer de leur vivant un recueil de poésie. Et il est encore plus rare que leur manuscrit autographe se soit conservé6.

10 La poétesse Khani, de son vrai nom Maryam-Khan (1884-1967) est la fille du célèbre poète mystique, Mirza Ubaydullah-Khwaja. Née en 1884 dans une famille de bibliothècaires, elle a passé son enfance dans le village de Ayim-Tchaqaqir dans le district , non loin de Kokand. Si l’on se réfère à l’ouvrage écrit en langue ouzbèque moderne Tazkirai Qayyumi (Anthologie de Qayyumi), Khani serait la descendante, du côté de son père, des fameux poètes, Mirza Qalandar Mushrif et Mirza Ayyub Behjat, qui servirent comme bibliothécaires et conservateurs à la cour des khans Amir Umarkhan (1810-1822) et Muhammad Alikhan (1822-1842). D’origine noble, sa mère, Mastura-Banu, était une femme cultivée et intelligente.

11 Khani a elle aussi été éduquée à domicile au sein d’un maktab féminin, conformément à la tradition musulmane centre-asiatique. Ses parents lui ont appris à lire et à écrire. Elle a appris le persan et l’arabe, puis s’est initiée à l’art de la calligraphie. Dès son enfance, elle lisait avec passion les œuvres des plus célèbres poètes mystiques : Khwaja Ahmad Yasawi, Sulayman Baqirghani (XIIe siècle), Baba-Mashrab, Sufi Allayar (XVIII e siècle), Huwayda (m. 1780), Azimi (m. 1847) et Hazini (1860-1926). C’est plus tard sous l’influence de ces poètes, qu’elle commença à écrire ses propres poèmes sous le pseudonyme de Khani.

12 Ses lettres ainsi que les souvenirs laissés par ses descendants directs ou par ceux de son précepteur, témoignent du fait que Khani bénéficia du soutien personnel du shaykh Masum-Khan b. Muhyiddin-Khwaja (XIXe siècle) et qu’elle put ainsi intégrer l’ordre soufi qadiri. Les témoignages de ceux qui étaient ses contemporains et surtout par ceux

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qui l’ont connu personnellement nous font penser qu’elle respectait très scrupuleusement les règles de cette confrérie. C’est ainsi, par exemple, qu’elle ne mangeait jamais un plat préparé par d’autres et qu’elle était tout à fait satisfaite lorsqu’elle parvenait à ne consommer que ce qu’elle avait produit par son travail.

13 Dans les années 1930-40, Khani se rendit célèbre grâce à la publication de ses cahiers poétiques (Daftar), à la fois éthiques et didactiques, intitulés Muhabbat-nama (Le Livre de l’amour), Firaq-nama (Le Livre de la séparation), Hazrat-nama (Le Livre de la tristesse), Yad-nama (Le Livre de la mémoire), ‘Ibrat-nama (Le Livre des édifications), etc. Elle écrivit en 1952, un long poème épique de style dastan (c’est-à-dire mélangeant vers et prose) intitulé Nazim-bik wa Qazim-bik. Entre 1953 et 1958, elle travailla à la composition d’un Diwan dont le seul exemplaire que nous possédons est autographe. Rédigé en ouzbek, il est composé de 235 poèmes, qui se subdivisent à leur tour en 8 023 vers (misra). Toutes les compositions du recueil sont de nature religieuse ou mystique. Certaines sont consacrées aux fêtes musulmanes de l’Uraza-bayram [‘Id al-Fitr] ou de Qurban-bayram [‘Id al-Kabir]. D’autres sont dédiés aux maîtres soufis Sayyid Abd al- Qadir Jilani et Khwaja Bahauddin Naqshband. Une place importante est occupée dans ce recueil par des Sayahat-nama (Notes de route). Ceux-ci retranscrivent les souvenirs que Khani a gardés des lieux sacrés, qu’elle eut l’occasion de visiter, notamment des tombeaux de saints ; il s’agit de celui de l’imam Qaffal Shashi (903-9766) à Tachkent et de ceux de Khwaja Makhdum (actuel territoire du Tadjikistan) et de Khwaja Ahmad Yasawi au Turkestan (actuel territoire du Kazakhsan).

14 Le Diwan se termine par un poème de style dastan, consacré à la vie et à la mort en martyrs des imams Hasan et Husayn, petits-enfants du Prophète Muhammad.

15 Khani consacra tout son talent, toute son énergie créatrice et sa vie entière à expliquer et à populariser la doctrine de la Qadiriyya. Ce travail de prosélytisme s’adressait tout particulièrement à un public féminin. Et la politique soviétique de répression n’a pas eu raison d’elle. Même lorsque le « clergé » musulman fut victime des persécutions du régime soviétique, elle ne succomba pas à la peur et ne réduisit jamais le rythme de ses activités. Des femmes murid ont continué à se réunir chez elle. Ensemble, elles récitaient et chantaient des poèmes mystiques lors des veillées qu’elles organisaient régulièrement.

16 Khani n’a jamais cessé de rêver aux lieux saints de l’Arabie. Sa vie durant, elle voulut effectuer le hajj. En 1957, elle fut sur le point de partir avec sa nièce Rahima-Khan et quelques amis, en pèlerinage à La Mecque. Mais au dernier moment, des raisons idéologiques l’empêchèrent de partir. Espérant voir La Mecque un jour, elle s’installa dans une région frontalière du Tadjikistan. Mais son rêve ne s’était pas réalisé quand elle décéda en 1967, dans le village d’Uzun Awliya situé dans la région de Kurgan-Teppe au Tadjikistan, où elle fut enterrée.

17 Aujourd’hui, les œuvres littéraires de Khani sont conservées au Musée national de la littérature (A. Nawai) de Tachkent auprès de l’Académie des sciences de la république d’Ouzbékistan, ainsi qu’au Musée de la littérature (Gh. Ghulam) de la ville de Kokand. Le reste est dispersé chez les descendants de cette poétesse ouzbèque.

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Étude de leurs genres littéraires

18 En langue arabe, le terme « sira » désigne une autobiographie, un récit de vie, une histoire ou encore une nouvelle. La plupart du temps, ces textes décrivent la vie du Prophète Muhammad du point de vue de l’historiographie musulmane7. Établi par Ibn Ishaq Muhammad b. Ishaq b. Yasar b. Khiyar, ce genre littéraire s’est peu à peu coulé dans la tradition islamique, tout en devenant une source d’inspiration pour ceux qui créèrent des œuvres poétiques dans le genre des qasida-i burda consacrées au Prophète Muhammad, et dont les poètes musulmans Ka‘b Ibn Zuhayr (poète contemporain du Prophète) et Hasan Ibn Sabit (VIIIe siècle) les plus anciens représentants en même temps que les plus célèbres. Par la suite, différents styles sont apparus à partir de cette base commune : des na‘t (Éloge au Prophète), des créations en vers et en prose comme le Sira al-Nabawiyya (Description de la vie du Prophète) ou le Mawlud al-Nabi (La Naissance du Prophète)8. Ainsi, à partir du Xe siècle, il devint d’usage dans les pays musulmans de célébrer l’anniversaire du Prophète Muhammad et d’entendre les récitants (dhakir) déclamer ces œuvres biographiques9.

19 Dès les XVIe et XVII e siècles en Asie centrale, lors de certaines veillées, les soufis récitaient des mawlud pour célébrer l’anniversaire du Prophète Muhammad et mêlaient à des faits historiques avérés une part de fantaisie et une dose de fictions artistiques10. Un peu plus tard, d’autres types d’œuvres sont apparus qui suivaient le même principe d’écriture du genre des mawlud : Mawlud al-Nabi (La Naissance du Prophète), Mi‘raj-nama (L’Ascension), Wafat-nama (La Mort du Prophète). Ces œuvres ont été adaptées au contexte turcique par les poètes suivants : Sabir Sayqali (1730-1798), Khalis Khwarazmi et Khilwati (m. 1922)11. Elles surgissent également sous forme poétique dans l’œuvre de Nisa, qui les transcrit sous un genre particulier, celui des manzuma, très proche des na‘t. S’inspirant d’histoires mythologiques et de récits de vagabondage, ces poésies étaient proches du « folklore » turcique dont les racines plongeaient dans les temps les plus reculés.

20 Ce qui s’est passé avant et après la naissance du Prophète Muhammad est retranscrit dans un certain nombre d’ouvrages religieux12. Parmi eux se trouve celui de l’imam Jafar b. Hasan al-Barzanji (m. 1179), Mawlud al-Nabi13. Nisa nous raconte cet épisode à sa manière : « Dieu l’authentique a créé la lumière, Avec elle, il a créé deux mondes, La lumière d’Ahmad a scintillé sur notre monde, Et les cœurs des Juifs et des chrétiens ont été purifiés. Les musulmans demandent à Muhammad de les protéger, Et quant il les protège du péché, eux ils pleurent en le priant. Tout le monde connaît la puissance de Dieu. Notre père Adam est né de sa lumière, Sa lumière scintillait sur le front d’Adam. À travers les générations, il a transmis sa lumière à Abd al-Muttalib [b. Hashim]. Les musulmans demandent à Muhammad de les protéger, Et quant il les protège du péché, eux ils pleurent en le priant. » (DN : 28a,b)14

21 Ailleurs, Al-Barzanji évoque un autre épisode fameux relatif aux circonstances dans lequels « une lumière divine a jailli du corps parfumé du nouveau-né Muhammad qui a éclairé tout l’univers… »15. Cet événement est également décrit dans les travaux de certains savants musulmans parmi lesquels, Tabarani (1873-1971), Abu Nuaym

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(948-1038), Ibn Asakir (1105-1176)16, etc. Dans ses œuvres, Nisa en parle de la manière suivante : « De sa lumière Dieu a créé Muhammad, La terre a pu sentir son parfum, Les divinités se sont inclinées, le château de Kisra s’est effondré, Le flambeau de la foi s’est allumé, et répandant sa lumière, Il a illuminé le cœur des ignorants. » (DN : 48a)

22 Même si nous en avons perdu la preuve, nous savons que la poétesse Khani a elle aussi écrit sur ce thème. Il ne nous reste plus que son œuvre finale intitulée Mathnawi et dédié à l’anniversaire du Prophète Muhammad : « Que Dieu très Haut ait pitié, Afin que je termine ce mawlud, Si telle n’était pas la volonté de Dieu Je n’oserais pas écrire. Il est la lune de deux mondes, le mawlud de mon cœur, La force de ma foi, la lumière de mon univers. » (DKh. : 177b-178a)

23 Du point de vue de la langue employée, ces poésies sont simples et tout à fait compréhensibles pour la population musulmane locale. Elles ont été écrites conformément aux conventions esthétiques de l’époque et, selon les informations dont nous disposons, il s’agit des dernières œuvres du genre des mawlud écrites au XXe siècle. Par ailleurs, nous savons que certains épisodes de la vie du Prophète Muhammad et de ses compagnons, tels qu’ils sont relatés dans le Coran et dans les commentaires ultérieurs, ont servi de sources d’inspiration pour de nombreux poètes musulmans.

24 L’ascension au ciel du Prophète Muhammad17 est ainsi chantée dans la littérature orientale classique par plusieurs maîtres dans l’art de la parole. On peut évoquer les noms d’Alisher Nawai, Sufi Allayar, Huwayda, etc18. S’inscrivant tout à fait dans cette tradition orientale, la poétesse Nisa a écrit des poèmes inspirés de ce thème religieux. Elle décrit de manière poétique l’ascension nocturne du Prophète Muhammad, accompagné de l’archange Gabriel, son arrivée à la mosquée al-Aqsa de Jérusalem, où sous son commandement, les prophètes ont effectué la quintuple prière (salat/namaz). Elle raconte ensuite comment les chevaux Buraq19 et Rafraf20 ont permis au Prophète Muhammad de monter au septième ciel. Là, il vit le paradis, il vit l’enfer et il engagea une discussion avec Dieu. Si les poètes classiques célébraient cet épisode par des œuvres de type na‘t (louange au Prophète), Nisa choisit quant à elle de les chanter en employant le style des musaddas (vers de six pieds) : « Cette nuit-là, Muhammad Mustafa est monté au ciel, Sa noble tête a été couronnée, La bonté de Dieu débordait de partout, Mon Dieu, même si tu dévoiles les vices des pécheurs, Donne à chacun la force de célébrer (ton) Prophète, Accorde ta grâce à tous les pécheurs, disciples du Prophète. » (DN, 19b-20a)

25 Parmi ceux que Nisa écrivit sur la vie du Prophète Muhammad, arrêtons nous un instant sur l’un d’entre eux. Celui-ci est a été composé dans le style dit des manzuma, qu’elle consacra à la mort de celui-ci : Wafat-nama-i rasul-i Akram (Elégie sur la mort du Prophète). Ce poème évoque les dernières heures du Prophète Muhammad, l’arrivée de l’ange Azraïl21, et le dialogue qui s’ensuivit. Se réappropriant les traditions, la poétesse

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nous transmet de manière particulièrement touchante ses impressions quant au destin des musulmans, qui restent des pécheurs devant Dieu22. C’est ce qu’elle montre ici : « Le Prophète Mustafa s’est senti souffrant Ses yeux se sont obscurcis, son corps est devenu blanc, La mort attendait, la maladie était sans remède, Il se préparait à la lumière éternelle, Il versait des larmes pour le destin des pécheurs Et priait le Seigneur de leur pardonner leurs péchés. Que ses prières soient entendues Et que Dieu pardonne les péchés. Le Seigneur éternel a ordonné à Azraïl : « Va voir mon ami, va voir le dernier Prophète, S’il te le permet, emporte (doucement), Son âme de son corps sanctifié ». Lorsque l’ange de la mort est arrivé, Le Prophète pleurait et répétait : « Umma, mon Umma ! », Que l’Umma pécheresse rende hommage au Prophète miséricordieux. » (DN, 33b-36a)

26 Ces quelques lignes ainsi que d’autres poèmes de Nisa consacrés à ce même thème, témoignent d’une forte influence du « folklore », qui est devenu alors partie intégrante de l’islam traditionnel dans sa nouvelle incarnation artistique.

27 Si l’on considère maintenant ces œuvres du point de vue de l’hagiographie, on doit reconnaître l’immense talent de la poétesse. À l’instar des plus grands artistes de l’islam, elle parvient à illuminer de l’intérieur l’histoire de l’islam, ses fondements, ses traditions, ses règles, sa nature universelle et sa situation dans le contexte centre- asiatique. Il est d’ailleurs important de souligner que la poétesse écrivit ses vers au moment historique précis de l’extension russo-soviétique en Asie centrale, c’est-à-dire lorsque les peuples turciques, privés de leur religion, ne pouvaient plus exprimer librement ni leurs propres opinions ni leurs espoirs.

28 Dans la littérature hagiographique, les œuvres les plus importantes, en termes de volume et traitant des héros historiques ou mythologiques, sont désignées sous le terme de qissa (récit). Ce terme a été employé dans la littérature religieuse aussi bien que laïque. Il peut aussi désigner des œuvres écrites en vers ou en prose. La plupart de ces œuvres reposent sur un thème lyrique, amour divin ou histoire d’aventure, et leur fil conducteur est souvent le récit des miracles accomplis par tel saint ou tel prophète. En fonction des critères indiqués précédemment, les sira et qissa sont bien distincts et, d’ailleurs, sont classées sous des catégories différentes par la littérature scientifique. On sait que la sira est une œuvre dans laquelle sont racontés les miracles des prophètes ou l’héroïsme des musulmans lors de batailles (jangnama) menées pour défendre leur foi. Les œuvres de style qissa célèbrent également les exploits des héros musulmans, mais, à la différence des sira, plus descriptives, il s’agit d’y promouvoir un système de valeurs et d’obtenir un perfectionnement moral et spirituel23. Il arrive néanmoins que certaines qissa commentent avec moult détails les croisades et les batailles militaires. C’est notamment le cas de celles qui traitent des exploits des imams Hasan et Husayn.

29 Comme on le sait, les imams Hasan et Husayn, fils d’Ali24 – le 4e calife « légitime » (601-661) –, furent sauvagement assassinés le 10 du mois de muharram (le 10 octobre 680). Depuis, le mois du muharram est une période de deuil pour les musulmans shi‘ites et sunnites25. Le fait de rendre hommage à Hasan et Husayn serait apparu chez les

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musulmans sunnites d’Asie centrale vers le XXe siècle26. Et, au début, les célébrations étaient tout à fait modestes. Comme les autres musulmans, les habitants de Samarcande, de Boukhara, de Tachkent et de la vallée de la Ferghana rendaient hommage à leurs morts chaque année, durant les dix premiers jours (dahha) du mois de muharram. Ces cérémonies sont encore pratiquées aujourd’hui et elles portent le nom de l’Ashura (office des morts). La cérémonie a lieu au domicile d’une femme, le plus souvent celle qui a pris l’initiative de l’organiser. Lors de la réunion, une femme instruite et cultivée, c’est-à-dire une atin-ayi, récite avec forte passion des poèmes sur l’imam Husayn, sur son martyr dans le désert de Kerbela et sur sa mort. La nourriture n’est pas seulement spirituelle : divers mets sont servis aux participantes au cours de la cérémonie27.

30 Il faut remonter aux XIIe-XIIIe siècles pour découvrir les racines historiques de ces fêtes rituelles28. De très nombreuses légendes et qissa (récits hagiographiques) ont été écrits sur la mort d’Hasan et le martyr d’Husayn. En voici un exemple caractéristique : le savant Husayn Waiz Kashifi (qui vécut à Herat au XVe siècle), écrivit en persan un ouvrage intitulé Rawdat al-shuhada (Le Jardin paradisiaque des martyrs), qui est rapidement devenue de loin la référence la plus souvent évoquée lors de ces cérémonies annuelles d’hommage rendu aux morts29. Muhammad Ayyub Kashgari (qui vécut à Kashgar au XVIIe siècle), traduisit ce livre en langue populaire turcique (variante du turc tchaghatay) et lui donna un nouveau titre : Tadhkira-i anbiya wa awliya wa shuhada (Anthologie des prophètes, des saints et des martyrs). Un autre auteur, Sabir Sayqali (XVIIIe siècle, Gisar) avait effectué une traduction poétique de cette création en langue turcique populaire et lui avait donné le titre suivant : Qissa-i hazrat imam Hasan wa imam Husayn (Récit sur l’imam Hasan et l’imam Husayn) 30. Toutes ces traductions ont été recopiées, diffusées et sont parvenues jusqu’à nous sous forme d’exemplaires manuscrits. Pour améliorer leur accessibilité, elles furent publiées grâce aux moyens lithographiques disponibles. Il faut également noter qu’à l’époque, d’autres ouvrages bénéficiaient d’une bonne réputation, parmi lesquels Qissa-i imam Hasan (Récit sur l’imam Hasan) de Khalis Khwarezmi31, ainsi que Karbala-nama (Le Livre de Kerbela) écrit au XIXe siècle par la poétesse Uwaysi (de son vrai nom, Jahan-Atin). Comme le remarque le philologue H. Islamov, cette œuvre de Uwaysi porte un autre titre : Qissa-i purghussa (Une Nouvelle emplie de tristesse)32.

31 C’est en s’inspirant de ce thème que Nisa a écrit sa nouvelle, Vafat-nama-i imam Hasan wa imam Husayn (Le Livre sur la mort en martyrs des imams Hassan et Huseyn). Ce texte est inclus dans le recueil composé par la poétesse, intitulé Voqea-i hoila-i Karbala-i purbala (Les Événements horribles et malheureux de Kerbela). La nouvelle de Nisa est composée de 46 strophes (ce qui représente en tout 3 976 vers). Elle commence par les mots suivants : « Protège-moi, ô mon Dieu, et je te parlerai de ces deux princes [de l’imam Hasan et de l’imam Husayn], De ces deux descendants de sayyid – de ces clartés des deux mondes, De ces deux sources de lumières du Prophète Muhammad, de ces deux perles précieuses, J’espère que l’esprit du Prophète se souviendra de moi, Oh, mes amis, donnez vos âmes pour ces deux princes, Pour ces descendants du Prophète, Ils ont goûté à la souffrance et au martyr, Ils ont souffert avec tous les autres membres de la famille dans la Steppe de Kerbela,

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Tant de jours, tant de nuits, ils ont eu soif et enfin, ils sont tombés, Pour le peuple pécheur de Muhammad, ils sont devenus les Martyrs de Kerbela, Oh, mes amis, donnez vos âmes pour ces deux princes – Shahzade, Pour la source de lumière de Muhammad, pour ces deux descendants de sayyid. » (DN, 36a).

32 Après ce passage qui tient en huit strophes, la poétesse décrit la discussion que Fatima (fille du Prophète) – appelée dans toute l’Asie centrale Bibi-Fatima – eut avec son père le Prophète Muhammad à propos du destin de ses fils. Ce faisant, elle nous offre de précieux renseignements sur la tradition, le rituel et les origines de la cérémonie de l’ Ashura33 et des pratiques mises en œuvre durant ces journées. À compter de la 11e strophe, nous sommes témoins de l’empoisonnement de l’imam Hasan par son épouse, du combat qu’Husayn mène contre Jazida, de la mort d’un fils d’Husayn, Ali Askar, et enfin de l’assassinat de Husayn, de sa femme Shahrbanu, et de son fils Zayn al-Abidin des mains de Shumra34. Les dernières strophes reprennent le même thème : « Oh, mes amis, donnez vos âmes pour ces deux princes, Pour ceux qui sont tombés en martyrs, Pour le peuple pécheur (de Muhammad). »

33 Dans la 12e strophe, l’auteur raconte en détail le combat mené par l’imam Husayn dans le désert de Kerbela. Les lignes suivantes se répètent souvent : « Oh, imam, oh, malheureux, oh, martyr de Kerbela, Oh, orphelin, oh, prisonnier, oh, solitaire, oh, pieux… »

34 Dans cette nouvelle, tous les malheurs qui touchent l’imam Husayn et sa famille sont présentés d’une manière réaliste et à l’aide d’expressions claires. Par exemple, la tragédie du fils cadet de Husayn, Ali Askar, est décrite ainsi : « Ali Askar a couru vers la rivière, Il s’est réjoui en voyant l’eau de la rivière, Il s’est écrié : “Je suis arrivé jusqu’à l’eau”, et il a tapé dans ses Mains, Mais il n’a pas pu boire une gorgée, un infidèle l’a atteint d’une Flèche. Oh, mes amis, pleurez éperdument ces descendants de sayyid, Cet enfant assassiné dans le désert de Kerbela. » (DN, 40a)

35 L’œuvre de la poétesse Khani débute par un préambule tout à fait descriptif et chaque début de partie comporte une courte présentation de l’ensemble du récit. Les huit premières strophes racontent les malheurs et les souffrances de l’existence. La poétesse se plaint du temps qui s’enfuit et de la futilité des choses de ce monde. Adam, et après lui, tous les prophètes, y compris ceux qui étaient les plus proches (tchaharyar) du Prophète Muhammad, ont rejoint le néant. Après ces considérations générales, la poétesse passe directement à son récit sur Hasan et Husayn.

36 Comparé à Nisa, Khani décrit de façon beaucoup plus détaillée et pertinente l’empoisonnement de l’imam Hasan par sa femme, et les recommandations qu’il fit avant sa mort à son petit frère Husayn. Certains moments clés de l’épisode ne figurent pas dans le récit de Nisa comme, par exemple, l’infidélité des habitants de Kufa aux promesses faites à Husayn, l’appel à l’aide lancé par Husayn à l’esprit de son grand-père Muhammad, le mariage de Qasim, fils de Hasan, ainsi que son départ à la guerre et sa mort en martyr.

37 La nouvelle de Khani comporte quelques lignes qui méritent une attention particulière, celle où elle explique l’étymologie du mot « Karbela » – le nom de l’endroit :

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« [Ayant vu] cet épouvantable endroit de Kerbela rempli d’horreurs et de dangers, Le prince [Husayn] est resté ébloui, atteint par le malheur, “Comment appelle t-on cet endroit ?” demanda-t-il à ses amis. Ils lui répondirent : “Cet endroit porte le nom de Karbu bala !” [chagrin et malheur] » (DKh., 187a,b)

38 Husayn aurait été assassiné dans ce désert, sur les berges de l’Euphrate, à proximité de la Cité de Mari35. En souvenir des souffrances et de la mort de Husayn, cet endroit fut appelé Karbu bala, ce qui signifie « chagrin et malheur ». Avec le temps, les deux mots ont été accolés. Aujourd’hui, la ville où se trouve le tombeau de l’imam Husayn porte ce nom de Kerbela36.

39 Le texte de Khani contient un autre élément tout à fait singulier : tous les événements, depuis la mort de l’imam Hasan jusqu’à celle de Husayn, sont présentés dans l’ordre chronologique imaginé par la poétesse. Les détails sur la mort du martyr sont présentés jour après jour : « Ce jour-là était, sachez-le, le huitième jour du mois de muharram Le chef de l’armée est venu voir le très saint Husayn et lui a dit : “Soit vous reconnaissez notre autorité et vous prêtez serment, Soit vous luttez contre nous. À vous de choisir !”, Le très saint Husayn lui répondit : “Pourquoi faudrait-il accepter la domination d’une foi étrangère et prêter serment ?” Son ennemi lui lança une bordée de flèches et lui dit : “Viens vers moi, je serai ton bourreau”. » (DKh., 189a,b) « En ce neuvième jour du mois de muharram, Husayn s’adressait en pleurant à l’esprit du messager de Dieu. » (DKh., 194b)

40 L’ordre chronologique des événements est préservé jusqu’à ce que le récit atteigne le dixième jour (ashura) du mois de muharram : « En ce dixième jour d’ashura, le vendredi à midi, Husayn prit conscience de la situation, il descendit de cheval et baissa la tête, Il acceptait la volonté du destin, les larmes coulaient sur ses Joues, “Et maintenant, mes amis – s’est-il écrié –, c’est le moment de se quitter.” » (DKh., 199a)

41 Outre l’élégie (marthiyya) prononcée par l’imam Husayn à la mort des fils de Qasim, Ali Akbar et Ali Askar, les moments les plus touchants de la narration de Khani sont l’appel lancé par Husayn, lorsqu’il s’est retrouvé dans une situation désespérée, à l’esprit de Muhammad et les paroles de consolation que celui-ci adressa à son petit-fils. Une des particularités de la langue de Khani tient à l’usage qu’elle fait, pour renforcer l’impact de sa parole, des conventions poétiques. Il lui arrive de remplacer le radif (répétition après la rime de chaque vers) « aylayin » par un autre mot, ou de changer complètement la mesure d’un vers. Tel est le cas d’un de ces textes, qui s’achève par un vers Afsus-nama (Mot de regret) composé de 18 strophes (soit au total, 72 vers hémistiches). Dans la dernière partie, la poétesse décrit avec une profonde compassion l’état d’âme des imams martyrs et de leurs enfants, et cite en exemple aux lecteurs et aux auditeurs leur vie héroïque. « Ces deux frères et leurs enfants s’aimaient, Ils étaient lumineux, sveltes et de caractère agréable, Ali Akbar et Ali Askar étaient des perles précieuses, Ils ont laissé leur sang dans le désert de Kerbela et ils nous ont quittés.

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Ils vivaient dans des palais, ils appartenaient à la haute noblesse, Le shaykh Sayyid Husayn était comme une lune radieuse dans les deux mondes, La nuit, ils veillaient, le jour, ils jeûnaient, Ils ont versé leur sang dans la steppe de Kerbela, ils sont partis dans l’au-delà. Sachez qu’ils protégeaient les opprimés, qu’ils défendaient l’Umma de Muhammad, Sachez qu’ils ont donné leur vie en défendant la foi, Sachez que chacune de leur larme est un remède contre les Souffrances du Jugement dernier, Ils ont versé leur sang dans la steppe de Kerbela, ils sont partis dans l’au-delà. » (DKh., 202a,b-203a)

La dimension mystique de leurs œuvres

42 Comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, les œuvres consacrées à la vie et à l’œuvre des maîtres spirituels – shaykh ou wali (saint) sont désignés, dans la littérature hagiographique musulmane, par les termes suivants : « maqama », « hala », « manaqib ». Mais ces termes peuvent avoir des sens différents : « manaqib » signifie une caractéristique, une description ; « hala » renvoie aux traits de caractère d’une personne ; « maqama » définit un progrès spirituel, le perfectionnement d’un individu. En même temps, ces trois termes ont un trait commun, ils peuvent servir à caractériser les comportements quelques peu inhabituels des saints musulmans. Le genre manaqib renvoie habituellement à ce qui se passe après la mort du personnage principal. Alors ses principaux traits de caractère et les miracles qu’il a accomplis durant sa vie sont présentés de manière exagérée37.

43 La littérature ouzbèque, tant en ce qui concerne la prose que la poésie, est très riche de ce genre d’œuvres. En font notamment partie ces manaqib écrits pour célébrer les fondateurs des deux principales confréries soufies de la région, la Qadiriyya et la Naqshbandiyya38.

44 Nisa et Khani figurent parmi les nombreux poètes qui leur ont consacré des manaqib. Elles ont aussi écrit quelques manaqib qui étaient proches des genres ghazal : les mukhammas ou les musaddas. Et c’est alors avec amour qu’elles décrivent l’attitude et les miracles des saints de l’islam en question : « Saint ami de Dieu – mon protecteur Bahauddin, Le guide de tous les saints, mon protecteur Bahauddin. Qui lui fait confiance, se purifie de ses malheurs, L’ami élu de Dieu, mon protecteur Bahauddin. Mon protecteur, soldat qui écarte tous les malheurs, Mon saint protecteur, mon grand Bahauddin. Habillé en pauvre, il ranime les morts, Il envoie la mort aux infidèles, mon protecteur Bahauddin. » (DN, 93b-95a) « Mon protecteur préféré, l’élu, le roi des sayyid, Il a fait renaître la religion, mon shaykh Muhyiddin, La shari‘a s’est épanouie sous son règne, les malades guérissaient, Mon shaykh, celui de tous les shaykh, Mérite le nom de “plus aimé ”, Ses murid ne descendront pas dans l’enfer brûlant, Voici la parole vraie : “Le lieu des murid, Ghawth al-Azam [Secours suprême], est un paradis fleuri.” » (DKh., 56a)

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45 À côté des descriptions des états d’inconscience des shaykh ou wali, on rencontre dans ces manaqib, des passages sur l’adoration dont ils sont l’objet ou des phrases qui sont autant d’appels à l’aide. Selon la religion musulmane, on ne peut adorer que Dieu et l’on ne peut espérer de secours que de lui. Mais la tradition soufie se réfère à la sourate appelée « La Table servie » (V/35) qui recommande de « chercher la bienveillance de Dieu et de le suivre ardemment sur son chemin »39. Les soufis comprennent le mot « suivre » à leur manière. Ils y voient une référence obligatoire à un saint. Et pour « suivre le chemin » que celui-ci a tracé, ils prônent l’établissement de liens mutuels (rabita) au sein d’une confrérie. Le mot arabe « rabita » que nous avons traduit par « liens » est central dans la terminologie soufie. Ce « lien » signifie que le murid (le disciple du shaykh) entre en contact avec le Prophète Muhammad par l’intermédiaire de son protecteur, et qu’à l’aide de celui-ci il peut atteindre la Vérité40. C’est seulement après avoir franchi les trois degrés qui définissent son lien avec son maître que le murid peut atteindre la perfection. Au premier niveau, le murid entre en contact avec le shaykh, il se soumet à sa volonté et se met à réfléchir comme lui. Puis, tout en restant résigné, il s’adresse au Prophète Muhammad, il se présente à lui de toute son âme et lui demande de l’aide. Finalement, il se laisse fondre dans l’amour qu’il lui porte. Les soufis appellent ce degré le fana fi al-rusul41. Le murid atteint le même état vis-à-vis de son shaykh. L’expression « fana fi al-shaykh »42 signifie que l’élève et son maître ne font plus qu’un.

46 Dans leurs œuvres, les poétesses mystiques Nisa et Khani s’adressent souvent à leurs protecteurs pour leur demander de l’aide : « Demandez de l’aide à votre saint préféré, à votre Ghawth, À votre guide, à votre Ghawth, demandez de l’aide, Grâce à lui le malheur s’en ira, et le secours viendra – demandez de l’aide à votre Ghawth, Eh, Nisa, si tu ne peux rien sacrifier, Sacrifie toi et demande lui de l’aide. » (DKh., 71b-72b) « Le Seigneur vous a dit : “Oh, mon bien-aimé”, il vous a rendu hommage, Le Père éternel vous a élevé à la grande dignité, vous êtes désormais qutb [axe spirituel] parmi les saints, Vous vous occupez toujours de vos murid, vous leur donnez des ailes, Protégez ceux qui croient au Jugement dernier43, Oh, mon protecteur, soutenez un cœur blessé. » (DKh., 41a,b)

47 En se référant à ces extraits, on peut conclure que les saints sont considérés comme des « élus de Dieu », les seuls khas al-khas, en tant que qutb (axe spirituel), et même qutb al- aqtub (axes des axes), c’est-à-dire comme représentant le degré ultime de la sacralité. Selon la conception soufie, le shaykh qui a atteint le niveau du khas al-khas arrive au point culminant de l’unicité en Dieu (tawhid) en rejoignant le divin. Il vit en Dieu, il ressent en lui les qualités et les propriétés visibles et invisibles de Dieu. Il a atteint le savoir inaccessible de Dieu44. Quant aux qutb, ils sont en quelque sorte les successeurs de Dieu sur terre. Ils connaissent toutes les sciences et c’est Dieu lui-même qui leur transmet son savoir. Car le regard de Dieu est dirigé vers ce pôle qui est le centre de l’Univers. Et, hormis les anges, tout ce qui vit est soumis à sa volonté45. Un shaykh ayant atteint le sommet de son art était considéré par les qutb comme un Ghawth (celui qui apporte son assistance aux plus démunis)46. Il diffusait partout le don divin dont il était

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l’émanation et, même après sa mort, il pouvait venir en aide à ceux qui avaient besoin de lui47.

48 Mais avec le temps, cette conception soufie s’est peu à peu simplifiée et les termes précités ont été employés pour désigner n’importe quel saint ou shaykh48. C’est l’une des raisons qui pour lesquelles dans ses poèmes, Khani appelle son protecteur qutb al-aqtub : « Séparé de Dieu, son cœur s’est mis à saigner, Il a bu le vin de l’amour offert par sa bien-aimée, Il a souffert toute la nuit en répétant son prénom, Il a fait son chemin et il a atteint le sommet, Mon protecteur est devenu qutb ul-aqtub, un guide de la Vérité. » (DKh., 134b)

49 En général, dans la littérature musulmane classique, rares sont les manaqib écrits sous une forme poétique et évoquant les maîtres soufis Bahauddin Naqshband et Abd al- Qadir Jilani. On rencontre parfois leur image chez des poètes tels que Asimi ou Hazini49. Et, à partir de la première moitié du XXe siècle, les artistes cessent de s’inspirer de ce sujet. À travers leurs manaqib, les poétesses Nisa et Khani ont ainsi tenté de faire renaître de vieilles traditions. Ce genre de texte lyrique et en général les poèmes dédiés à Dieu étaient le plus souvent déclamés lors des réunions soufies, pendant ces veillées organisées pour obtenir le pardon divin. Des récitants (dhakir) étaient alors invités pour les interpréter50.

50 L’analyse de ces quelques textes de Nisa et de Khani prouve que ces deux poétesses étaient capables d’écrire des poésies lyriques mais aussi des poèmes sur des sujets historiques ou religieux de grande importance. Malgré la variété des thèmes, la composition de ces œuvres est parfaite. Les images se succèdent quand la réalité historique vient se mêler à l’imagination poétique. L’effet de dynamisme est renforcé par l’emploi d’un certain nombre de procédés artistiques : des monologues, des moments de dialogue entre les personnages, des descriptions détaillées des conflits qui les travaillent. Outre la présentation concrète des actions et des réactions des différents personnages, la place laissée aux émotions et aux considérations spirituelles contribue à rendre l’image poétique encore plus vive. Tout cela nous permet de mieux comprendre et nous rend même familières ces deux poétesses ouzbèques.

51 Comme on le sait, les deux poétesses ont vécu et ont écrit leurs poèmes durant les périodes difficiles du colonialisme tsariste puis de l’athéisme du régime soviétique. Toute activité religieuse et notamment la création d’œuvres à caractère religieux était durement punie par ce régime soviétique. Malgré cela, Nisa et Khani ont pu écrire, sans craindre d’éventuelles représailles, des œuvres à caractère hagiographique en perpétuant la tradition de leurs devanciers. Elles ont ainsi pu propager les valeurs de l’islam et diffuser parmi la population musulmane féminine les fondements de leur religion.

52 Elles prenaient une part active aux cérémonies religieuses organisées, en cachette dans les maisons, à l’occasion de l’anniversaire du Prophète Muhammad (mawlud) ou de la mort des imams Hasan et Husayn (ashura). Leurs créations hagiographiques étaient récitées en même temps que celles d’autres auteurs mystiques. Les poésies de Khani étaient surtout diffusées sous forme de cahiers composés par la poétesse à la demande des femmes de son entourage. De cette façon, les œuvres de ces deux poétesses/atin-ayi furent transmises à leurs élèves et à d’autres atin-ayi qui, chacune à leur tour et de

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génération en génération, les incluaient dans des recueils de vers et les diffusaient à d’autres femmes pieuses lors de réunions et de veillées religieuses. Dans les milieux pieux féminins, un tel mode de transmission religieuse a pu ainsi se conserver jusqu’à nos jours.

ANNEXES

Extraits de poèmes ouzbeks écrits en caractères arabes : حق لاعت ى يديتاذ ن ريب رون اديپ ﻼيا دى وا ل ط ليف ى كيا ى نملاع ى ايهم ﻼيا دی رون حا م ند ی ج گناه ه آش اراک ﻼيا دی ربگ رت ص ءا ج دوه يلگنوک ن مص اف ﻼیا دی اع صی ﻼتما ر هانپ ی وا ل محمد مصطفی وا ل ش عاف ت تقو ی غی ﻼب همه ﻼیا ر اجتلا تردق ی نی حق ج کناه ه اش راک تیا ی نیلیب گ حضرت دآ م نزیماتا ی انب تیا ی نیلیب گ میک ﻻا ر یپ ش هنا س غی ه نرون ی اج تیا ی نیلیب گ پشت - پشت دبع ملا طلب غه نظل تیا ی نیلیب گ اع صی ﻼتما ر هانپ ی وا ل محمد مصطفی وا ل ش عاف ت قو ت غی ﻼب همه ﻼیا ر اجتلا (DN, 28a,b) میهلا زوا دیرون ن وا ل محم ند ی انب ﻼیا ب دروتیک ی وا ش وب هگایند یمز ن نی مشکسا ﻼیا ب س من ﻼر اب ش یگیا ب وا ل ات ق ارثک ریز اپ ﻼیا ب ج گناه ه ورودنای ب امیا ن چ نیغار ی ض ای ﻼیا ب چین ه ظ امل ت یلها ن یدلگنوک ن رون ص اف ﻼیا ب (DN, 48a) ایانع ت خ اد ی میلازیﻻ یزای ب م دولو حض نتر ی میمامت گا رچه حد وی ق دریا ی دنم ه ای اج ن وتی شتی چون دیون ما ر سلطان شه دلاردب اج م دیلو میناج اما ن می نور ق رون ج میناه (DKH., 177b-178a) وا شل زور محمد مصطفی میک ﻼیدراب ر عم جار رابم ک اب شﻼ گیر ه ﻼیدیوق ر وا ل وک ن عل مرک جات

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هک وا ل یایرد ی رحمت موج دروا ی ﻼیا دی ما جاو میهلا اع صی ما ّ ﻼت نر ی جر یم ن ﻼیا دی خا جار خ ادنواد رسول نین ک ﻼتعن یر ن زای سم مینابز چآ ج عیم اع صی ما ّ ﻼت ر اب ش کی ه رح نیتم گ نی س چا (DN, 19b-20a) ریب نوک ی رامیب ﻼیدلوب ر رسول مصطفی چشمی غازام بلا صر رخس را ﻻ رودیر لاو ّض اه قو ت ماگنح جا ل وا ل درد دریا ی اودیب عزم رتیا ﻼیدلوب ر وا ل قاب ی هگ رد رپ اهب وا ل ز ام ن غی ﻼب ﻼیدید ر اتما او ما ّ ات نﻼیا ک اع صی فاج ی ﻻر وا ل مصطفی هگ اج ن ادف ﺋارزا ل هگ ما ر دلیق ی وا ل خ یاد ی ﻻم اک ن وا ل میبیبح هغیدلآ یغراب ل یتوت ب ما میر ناور وا ل زاجا ت ریب سه گر غیپ ربم ریخآ امز ن وا ل رابم ک نیناج ی جس یدیم ن یغلآ ل شول ز ام ن وا ل ز ام ن غی ﻼب ﻼیدید ر ما ّ ات او ما ّ ات اع صی ما ت نﻼیا گ غادنا گنابرهم ه اج ن ادف (DN, 33b, 36a) ای هلا ی رای ی ریب ﻼیا ی ایب ن ش هدازه نی کیا ّی ملاع نین گ چ غار ی کیا ّی سیّ هدازد نی مصطفی نین گ رون چشمی کیا ّی وگ هر هناد نی ش نادیا وی خﻼسه ﻻر من رپ هانگ شر دنم ه نی ای ﻼناری ر اج ن ادف نﻼیا گ کیا ی ش هدازه هگ مصطفی نین گ راگدای ی کیا ّی س هدازدی اگ (DN, 36a) ای ﻼناری ر اج ن ادف نﻼیا گ کیا ّی ش هدازه هگ اع صی ما ّ ﻼت ر وا چون اگلوب ن ش دیه هدازآ هگ او ،اماما او غ ،ابیر او ش دیه ک ﻼبر او ،امیتی او اس ،اری کب س تمیب ّ اک ﻼیدراب ر اصغر لع ی ایرد گیبل ه وروگوی ب ش دا ﻼیدلوب ر اچیا ی ید ب هدایرد س نو ی وروک ب س هگو میدتی ید ب س ونویو ب وا ل دوگ ک چ کّف وروا ب س نو ی چیا می نآ ی دروتلوا ی خ جیراو وا ق وتآ ب ای ﻼناری ر راز غی نﻼ گ کیا ی س هدازدی هگ ک ﻼبر هد قنچ ب اگلوا ن وا ل دوگ ک هدازآ هگ (DN, 40a) رپ ،رابغ قر لچنوق ی ریب رودریی هو انم ک ع یج ب غرق ریح ت ﻼیدلوب ر ش هدازه فلک ت نصیب

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تآ ی هن ریا اک ن وب نریی ی ید ب ﻼناری یدر ن س یرو ب ﻼیدید ر کرب ﻼب رود س زی هگ داجیا ییﻼیا ن (DKh., 187a, b) وا ل نوک ی هام محرمگه نیلیب گ سکّز دیا ی دلیک ی لشکر اب ش غل ی حضرت میماما گه دید ی ای نیلیق گ عیب ت نیزیب گ هل ای وروا ش نﻼیا گ دید ی خ جیراو ی ید ن هگ چین وک عیب ت ﻼیق ی حضرت دید ی غای ورود ب وا ق دید ی یک ل یم ن نزوا ی ج ّﻼد ییﻼیا ن (DKh., 189a, b)

زوقوت ی هام مح ّرم چیک ه سی ﻻان ن ولوب ب حق رس گیلو ه وت ّجه ﻼیدلیق ر ایرب ن ولوب ب (DKh., 194b) عش ارو چنونوا سی( هد ) جمعه دنوک ه قو ت اچ ش ﻼیدلیب ر حا لاو یدتآ ن ﻼیدنوق ر قامیوق ّه اب ش ار ضی ﻼیدلوب ر قض هگا هناد - هناد تقآ ی ای ش نق ی ود س وت م ﻼیدرید ر میا دی دابریخ یﻼیا ن (DKh., 199a) فر دنز غاد ی دق ّ می ی لاد ﻼیا دی ﻼین ی آی ﻼیلزوی میر تماق ی ان ل ﻼیا دی ﻼین ی هاک ش ملا ی اج ن نی مﻼل ﻼیا دی ﻼین ی هدرزآ تن ملوا ک هک ایخ ل ﻼیا دی ﻼین ی غب میر یلیزیا ب تیک ّی اتین ی ص رب ق میرار (DKh., 193b-194a) هم ،ردارب هم هدازردارب ﺋاه ی ابرهم ن زوی ﻻری آی تماق ی سرو ناور مارآ اج ن هم لع ی ،ربکا لع ی اصغر ک مار ی وگ ه نار ک ﻼبر دش نیت ی ﻼیا ب هلﻻ وگ ن اق ن توا ی ﻻر ش ها مظ مل اع صی ما ّت ﻻر ادا سی لیب س زیگن ید ن نی س خا ﻼب نیناج ی اگلیق ن ادف سی لیب س زیگن رتق ه ای شی حشر نیدرد ی اود سی لیب س زیگن ک ﻼبر دش نیت ی ﻼیا ب هلﻻ وگ ن اق ن توا ّی ﻻر (DKh., 202a,b, 203a) ود ستی خ اد ایلوا میرپ یدلااهب ن رود لو ی ﻻ هگر م ادتق میرپ یدلااهب ن رود هر میک ﻼیا سه خا ﻼص اکلوب ی ﻼب ید ن خﻼص هللا ود ستی اخ ص احلا ص میرپ یدلااهب ن رود میریپ رود ﻻر ،زیرابم ﻼب رود یدنا ن گ زیر ایلوا زب رک ع زیز میرپ یدلااهب ن رود

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اکیک ن ﻼنوت ری دنژ ،ه م هدر نی اگتیا ن دنز ه کنم نر ی اگتیا ن م هدر میرپ یدلااهب ن رود (DN, 93b-95a) کیا م م وبح ب اخ ص رودی سیّدﻻر جات ی سلط مینا یریب ب گنید ه جاور تپات ی محی یدلا ن قل ب ش میها ش عیر ت رودیقنور حس هت ﻻر گیدرد ه رد مینام یلآ ب م وبح ب یل ک یمان ن س یلکویو ک ش ها ش میناها م دیر م لخ صﻼری تبلا ّه دازآ ج منه رود یمید ش حق نروا ی نج ّت میک م دیر غوث ﻻا عظم رود (DKh., 56b) ﻻایلوا نر ی س ار سی غوث ید ن اس نات گ م دد ریپ ﻻ نینر گ م ادتق سی غوث ید ن اس نات گ م دد میک سه هگ تی سه ﻼب خا ﻼص ﻼیا ای غوث ید سه اغلوب ی وا ل مشکل کشاسی غوث ید ن اس نات گ م دد ای نسا رذن نیزاین گ املوب سه مروت ه قرب دنت ه نیناج گ یا ت ادف سی غوث ید ن اس نات گ م دد (DN, 71b-72a) دید ی عم ش میقو س زی ی س احب ن یانع ت ابﻼیا ن

ح ّی ویق م قطب قا طاب یل ک ک مار ت ابﻼیا ن ات دبا قوی نﻼ گ م دیر م لخ ص بش را ت ابﻼیا ن داقتعا یل ک ﻻ نر ی محش هدر ش عاف ت ابﻼیا ن ناوتان بشکس هت دل هگ ای میریپ نﻼیا گ م دد (DKh., 41a, b) حضرت موﻻ ف دیقار ه ولوب ب غب ری ابک ب شرب هکاپ ﻻ یدیلازی ن یچیا ب ماج ش ار ب ینتروا ب شب ات سحر کذ نیر ی یتیا ب حیب ساب طی یلیق ب تلآ ی لط یا ف ربهر لاع ی انج ب قطب ﻻا قطاب یل ک م دیماق ه ه اد اگلوب ن میریپ (DKh., 134b)

NOTES

1. B. NAZAROV, Mesto makomota v sisteme islamskoj agiografii i ego hudožestvenno-stilevye osobennosti [La place des maqâmâ dans le système de l’hagiographie musulmane et ses particularités de style et de forme], Dissertacija na soiskanie učenoj stepeni doktora filologičeskih nauk [Thèse d’État en philologie], Tachkent, 2000, p. 20-22. 2. Les informations sur ces deux poétesses ont été recueillies sur la base d’entretiens effectués avec les membres de leurs familles vivant dans la région de Kokand. 3. Sur la tradition des atin-ayi, voir : Habiba FATHI : « Rol’ ženščin v re-islamizacii novoj Central'noj Azii » [Le rôle des femmes dans la réislamisation de la nouvelle Asie centrale],

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Markaziy Osiyo Ayollari, 13 (2003), p. 20-34 ; Femmes d’autorite dans l’Asie contemporaine, Quête des ancêtres et recompositions identitaires dans l’islam postsoviétique, Paris, Maisonneuve & Larose, 2004. 4. Pülotxon Domulla QAJJUMOV, Tazkirai Qajjumij [Anthologie de Qayyumi], Tachkent, 1998, t. 1, p. 234-235, t. 2, p. 291-293 ; S. ÈŠONOVA, « Inojat istagan küngil » [L’âme qui cherche la grâce], Šarq Yulduzi, 3 (2001), p.120-121 ; S. ÈŠONOVA, « Hani » [Khani], Islam na territorii byvšej Rossijskoj imperii. Ènciklopedičeskij slovar’, Moscou, Vostočnaja literatura, 2003, t. 4, p. 88-89 ; S. ÈŠONOVA, « Niso va Xonij iğodidagi Karbalonoma » [Le Livre de Kerbela dans l’œuvre des poétesses Nisa et Khani], Üzbek tili va adabijoti, 1 (2005), p.75-79. 5. Comme le remarque à juste titre le chercheur ouzbek Aftandil Erkinov, spécialiste des langues littéraires d’Asie centrale, l’originalité des œuvres de ces deux poétesses réside dans la langue employée. En effet, elles ont écrit à une période, où le turc tchaghatay était en régression, tandis que la langue ouzbèque moderne émergeait alors. De telle sorte que l’on trouve dans leurs poémes de nombreux éléments stylistiques spécifiques des XVIIIe et XIXe siècles (NDE). 6. A. MADAMINOV, S. ÈŠONOVA, « Bevafo zamonda Niso dardlari » [Les souffrances de Nisa à l’époque précaire], Millij Tiklaniš, 13/12/1996 ; S. ÈŠONOVA, « Nisa » [Nisa], Islam na territorii byvšej Rossijskoj imperii..., 2003, t. 4, p. 64. 7. H. K. BARANOV, Arabsko-russkij slovar’ [Dictionnaire russe-arabe], Moscou, Russkij jazyk, 1957, p. 486 ; Muhammad Sodiq MUHAMMAD JUSUF, Hadis va hajot [Hadith et Vie], Tachkent, 2003, t. 1, p. 9. 8. I. M. FIL’ŠTINSKIJ, Arabskaja literatura v srednie veka [La Littérature arabe au Moyen Âge], Moscou, Nauka, 1977, p. 140-146. 9. V. V. BARTOL’D, Sočinenija [Œuvres complètes], Moscou, Nauka, 1966, t. 6, p. 128 ; O. A. SUHAREVA, Islam v Uzbekistane [L’Islam en Ouzbékistan], Tachkent, AN UzSSR, 1960, p. 23 ; Dž. TRIMINGEM, Sufijskie ordena v islame [Les Ordres soufis en islam], Moscou, Nauka, 1989, p. 150. 10. A. L. TROICKAJA, « Ženskij zikr v starom Taškente » [Un dhikr féminin dans le vieux Tachkent], Sbornik Muzeja antropologii i ètnografii, Léningrad, 1929, t. 7, p. 189. 11. Ṣâbir SAYQALÎ, Ravżat al-šuhadâ’ [Le Jardin des martyrs], Lithographie, Tachkent, 1894 ; XÂLIṢ, Asarlar mağmu‘asî [Recueil d’œuvres], Manuscrit, Fonds du musée de la littérature de Kokand, inv. 407, ff.1a-363 ; XILVATIJ, Mavlud un-nabij [La Naissance du Prophète], éd. par R. Rasulğon-Üġli, Ferghana, 2001. 12. N. RABĠUZIJ, Qissai Rabġuzij [Histoires de Rabghuzi], éd. par H. Dadaboev, Tachkent, Jozuvči, 1991, t. 1, p. 104-108 ; A. SOĠUNIJ, Tarixi Muhammadij [Histoire de Muhammad], édité par B. Šokirov et M. Šokirov, Tachkent, Movarounnahr, 1997, p. 85-91 ; Ğ. BARZANĞIJ, Mawlud an-Nabi [Naissance du Prophète], trad. ouzbèque de l’arabe par S. Muhiddinov, Tachkent, Movarounnahr, 2002, p. 49-53 ; M. XUZARIJ, Nurul jaqijn [La Lumière de la certitude], trad. ouzbèque de l’arabe par N. Usmon, Tachkent, Čülpon-Kamalak, 1992, p. 8 ; Z. KÜNRAPA, Pajġambarimiz va ašarai mubaššara [Notre Prophète et les dix à qui le paradis fut promis], trad. ouzbèque de l’arabe par A. Xolmurodov, Tachkent, Movarounnahr, 1995, p. 43-49 ; Usmon KESKI-ÜĠLI, Sijari nabij [Vie du Prophète], trad. ouzbèque du turc par I. Jüldoš, Ankara, Dijonat išlari bošqonligi našrlari, 1997, p. 11-12 ; A. ABDURAHMONOV, Saodatga èltuvči bilim [Le Savoir conduisant au bonheur], Tachkent, Movarounnahr, 2001, p. 138-143 ; Ju. B. BAHTIN, Žizn’ Muhammada [Vie de Muhammad], Moscou, Politizdat, 1990, p. 43-75 ; N. A. SMIRNOV, Sovremennyj islam [L’Islam contemporain], Moscou, Gosizdat, 1930, p. 124-125. 13. L’auteur arabe Ğa‘far b. Ḥasan al-Barzanğî de Mawlûd al-Nabî [Naissance du Prophète] écrit : « Dès l’origine, Dieu l’authentique a créé la lumière de Ton Prophète. Puis, à partir de la lumière du Prophète, il a créé tous les êtres vivants et l’Univers tout entier. La lumière de Muhammad scintille sur le front de tous les grands hommes, d’Adam à notre protecteur – le Prophète ». Cité par : Ğ. BARZANĞIJ [trad. de S. Muhiddinov], 2002, p. 11.

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14. Les citations et les extraits provenant du recueil de Nisa sont désignés par « DN » (pour Diwan de Nisa) et ceux de Khani par « DKh. » (pour Diwan de Khani). 15. Ğ. BARZANĞIJ [trad. de S. Muhiddinov], 2002, p. 43-44. 16. Z. KÜNRAPA, [trad. de A. Xolmurodov], 1995, p. 48. 17. Muhammad Sodiq MUHAMMAD JUSUF, Tafsiri hilol [Exégèse coranique], Bichkek, 2001, (XVII/ 1), p. 125 ; Z. KÜNRAPA, [trad. de A. Xolmurodov], 1995, p. 126. 18. Ališer NAVOIJ, Xamsa [Cinq poèmes], éd. par P. Šamsiev, Tachkent, Fan, 1960, p. 28-29 ; Süfi ALLOYOR, Sabot ul-oğizijn [La Persévérence des infirmes], éd. par Hoği Pülat-qori Muhammad Ali, Tachkent, 1991, p. 17 ; HUVAYDO, Rohati dil [Le Bien-être de l’âme], éd. par S. Hasanov, Tachkent, Abdullo Qodirij, 1994, p. 8-10. 19. Le terme arabe « buraq » signifie l’ « éclair ». Cet animal est représenté ainsi : « Ce cheval, plus grand qu’un âne, de couleur blanche, avec de longs oreilles et des jambes ailées, vous permet d’atteindre votre destination en un quart de seconde ». Plus tard, cet animal se rapprocha du centaure dans les représentations proposées par la littérature islamique, c’est-à-dire qu’il ressemblait à un cheval ailé doté d’une tête humaine. Voir : IBN AL-AṮÎR, Al-Kâmil fî al-ta’rîḫ [Un Ouvrage parfait dans l’histoire], Beyrouth, 1398/1978, t. 2, p. 33-34 ; M. O. KÜKSOL, Islam tarihi [Histoire de l’islam], Istanbul, 1982, t. 6, p. 351 ; A. MASSE, Islam [Islam], Moscou, Nauka, 1982, p. 62. 20. « Rafraf » est le nom du cheval sur lequel Muhammad effectua son ascension céleste. Voir : DIHXUDÂ, Luġatnâma [Dictionnaire], Téhéran, Šumâra, 1367/1989, p. 552 ; M. O. KÜKSOL : 1982, t. 6, p. 355 ; Islam tarixi anciklopedisi [Encyclopédie de l’histoire de l’islam], Istanbul, 1981, t. 2, p. 30. 21. Nom de l’Ange de la mort cité dans le Coran opposé à Gabriel, Ange de la vie (NDE). 22. Qur"on [Le Coran], trad. ouzbèque de l’arabe par A. Mansur, Tachkent, 1992, (XVII, 1), p. 245-246 et (53, 1,18), p. 507-508 ; Muhammad Sodiq MUHAMMAD JUSUF, 2001, p. 121-126 ; IBN AL-AṮÎR, 1398/1978, t. 2, p. 33-35 ; IBN HIŠÂM, Al-sîra al-nabawiyya [Biographie du Prophète], Le Caire, 1978, t. 2, p. 32-37 ; M. O. KÜKSOL, 1982, t. 6, p. 24-36 ; N. RABĠUZIJ, 1991, t. 2, p.146 ; M. XUZARIJ, [trad. de N. Usmon ] 1992, p. 62-67 ; A. SOĠUNIJ, 1997, p. 85-91 ; M. AL-BUXORIJ, Hadis : Al-ğome‘‘ as-sahih [Recueil de hadith sahih], trad. ouzbèque de l’arabe par Hoği M. Nabixon-Üġli, Tachkent, t. 2, 1997, p. 566-571 ; M. ĠAZZOLIJ, Mukošafatul-qulub [La Révélation des âmes], trad. ouzbèque de l’arabe par M. A‘‘zam, Tachkent, Adolat, 2002, p. 433-435 ; A. MASSE, 1982, p. 62-63 ; M. B. PIJOTROVSKIJ, Koraničeskie skazanija [Légendes coraniques], Moscou, Nauka, 1991, p. 162. 23. B. NAZAROV, Tachkent, 2000, p. 8-25. 24. En Asie centrale, à la différence de la tradition islamique des autres aires géographiques, les imams Hasan et Husayn sont considérés comme des jumeaux. 25. IBN AL-AṮÎR, 1398\1978, t. 2, p. 279-298 ; Ḥusayn Ibrâhîm ḤASAN, Ta’rîḫ al-islâm [Histoire de l’islam], Beyrouth-Le Caire, t. 1, p. 624-326 ; V. A. GORDLEVSKIJ, « Dni Moharrama v Konstantinopole » [Jours de Muharram à Constantinople], in Sbornik Muzeja antropologii i ètnografii, Leningrad, 8 (1929), p. 167 ; O. A. SUHAREVA, 1960, p. 27 ; BERUNIJ, Qadimgi xalqlardan qolgan jodgorliklar : osor ul-boqija [Monuments des peuples anciens], Tachkent, Fan, 1968, t. 1, p. 386-387. 26. O. A. SUHAREVA, 1960, p. 25-27. 27. Ibid. 28. S. M. MARR, « Moharram » [Muharram], Sbornik Muzeja antropologii i ètnografii, Leningrad, 8 (1926), t. 7, p. 313 ; I. I. TROFIMOV (dir.), Hronologičeskaja dinastija musul’manskih vlastitelej, [Généalogie des souverains musulmans], Tachkent, Tipolitografija torgovogo doma O.I.G.-Brat’ja Kamenskie, 1897. 29. Ḥusayn Va‘iẓ KŠIFÎ, Ravżat al-šuhadâ’ [Le Jardin des martyrs], Manuscrit, Institut d’orientalisme de Tachkent auprès de l’Académie des sciences de l’Ouzbékistan, Fond Hamid Sulaymanov, Inv. 3357.

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30. Muḥammad Ayyûb KŠĠARÎ, Taḏkira-i anbiyâ’ va avliyâ’ va šuhadâ’ [Recueil de biographies des prophètes, des saints et martyrs], Manuscrit, Institut d’orientalisme de l’Académie des sciences de l’Ouzbékistan, Fonds Hamid Sulaymanov, Inv. 545 ; Ṣâbir SAYQALÎ, Qiṣṣa-i ḥażrat imâm Ḥasan va ḥażrat imâm Ḥusayn [Récit sur l’imam Hasan et l’imam Husayn], Manuscrit, Institut d’orientalisme de Tachkent auprès de l’Académie des sciences de l’Ouzbékistan, Fonds Hamid Sulaymanov, Inv. 1332/U ; Ṣâbir SAYQALÎ, Qiṣṣa-i ḥażrat imâm Ḥasan va ḥażrat imâm Ḥusayn [Récit sur l’imam Hasan et l’imam Husayn], Lithographie, Tachkent, 1904. 31. Xâliṣ XVÂRAZMÎ, Qiṣṣa-i imâm Ḥasan [Récit sur l’imam Hasan], Manuscrit, Institut d’orientalisme de Tachkent auprès de l’Académie des sciences de l’Ouzbékistan, Fonds Hamid Sulaymanov, Inv. 2244/I ; UVAYSÎ, Karbalâ-nâma [Le Livre de Kerbela], Manuscrit, Institut d’orientalisme de Tachkent auprès de l’Académie des sciences de l’Ouzbékistan, Fonds Hamid Sulaymanov, Inv. 837. 32. H. ISLOMOV, « Uvajsijning "Qissai purġussa" asari quljozmasi » [Qissa-i purġussa d’Uwaysi], Adabij Meros, 3 (1983), p. 72. ; I. HAQQULOV, Uvajsij še"rijati [La Poésie d’Uwaysi], Tachkent, Fan, 1982, p.24-25. 33. Selon les informations données par Biruni, le mot ašuro serait d’origine européenne et sa forme arabe ašur ou ašar correspondrait au chiffre dix. Cela renverrait au dixième jour du mois de Tišri. Par la suite, le terme ašuro aurait été remplacé par celui d’uraza désignant le jeûne du mois de Ramadan. Voir : BERUNIJ, 1968, t. 1, p. 386-387. Voir également : M. ĠAZZOLIJ, [trad. de M. A‘‘zam], 2002, p. 463-464 ; M. Al-BUXORIJ, Hadis : al-ğome‘‘ as-sahih [Recueil de hadith as-sahih], trad. ouzbèque de l’arabe par Z. Ismoil, Tachkent,1991, p.538. 34. L. I. KLIMOVIČ, Islam [L’islam], Moscou, AN SSSR, 1962, p. 243-244. 35. N. A. SMIRNOV, 1930, p. 121. 36. Ibid. 37. B. NAZAROV, 2000, p. 34-36. 38. Manâqib-i ḥażrat-i Ġaws al-A‘ẓam [Les Vertus du saint Ġawth al-A‘zam], Manuscrit, Copié par Mullâ Muḥammad Sidîq, trad. ouzbèque du persan et éditée par Š. ‘Abd al-Qâdir, 1265/1854, Institut d’orientalisme de l’Académie des sciences de l’Ouzbékistan, Fonds Hamid Sulaymanov, Inv. 9373/11 ; Muḥyî’l-Dîn Al-‘ARABÎ, Al-risâla al-ġawthiyya [Traité sur le Ghawth], trad. de l’arabe en turc tchaghatay par Valî Mulukšâh al-Ṣiddîqî al-Qâdirî, 1824/1240, Manuscrit, Institut d’orientalisme de Tachkent auprès de l’Académie des sciences de l’Ouzbékistan, Inv. 1735/11 ; A. MANSUROV, Š. BOBOXONOV, Naqšbandija tariqatiga oid quljozmalar fihristi [Catalogue des manuscrits sur la Naqshbandiyya], Tachkent, 1993. 39. Koran [Le Coran], trad. russe de l’arabe par : G S. SABLUKOV, Le Caire/Al-Azhar, 1993, p. 205. 40. U. TURAR, Tasavvuf tarixi [Histoire du soufisme], trad. ouzbèque du turc par N. Hasan, Tachkent, Istiqlol, 1999, p. 81. 41. Ibid., p. 80. 42. Ibid., p. 79-80. 43. Selon la religion musulmane, le jour du Jugement dernier, les šahid, c’est-à-dire les prophètes, les savants et les martyrs prendront sous leur protection tous les pécheurs musulmans. Voir : A. NASAFIJ, Aqoid [La Profession de foi], Tachkent, 2002, p. 91-92. 44. U. TURAR, [trad. de N. Hasan], 1999, p. 127 et p. 79-81. 45. S. PROZOROV, « Al-Ḳâdirîja » [La Qadiriyya], in Islam na territorii byvšej Rossijskoj imperii. Ènciklopedičeskij slovar’, Moscou, Nauka, 1991, p. 126-127. 46. U. TURAR, [trad. de N. Hasan], 1999, p. 97-98. 47. S. PROZOROV, 1991, p. 126-127. 48. Dž. TRIMINGEM, 1989, p. 137. 49. Azimxüğa Èšon, Hikmat [Maxime], éd. par S. Rafiddinov, Tachkent, Üqituvči, 1994 ; QÂRÎ, Dîvân [Diwan], Lithographie, Tachkent, 1913, p. 61 ; HAZINIJ, Devon [Diwan], éd. par A. Madaminov, O. Ğüraboev, Tachkent, Ma‘‘navijat, 1999, p.129-130

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50. A. L. TROICKAJA, « Iz prošlogo kalandarov i maddahov v Uzbekistane » [Du passé des Qalandar et des maddaḥ en Ouzbékistan], in G. P. SNESAREV, V. N. BASILOV (dir.), Domusul’manskie verovanija i obrjady v Srednej Azii, Moscou, 1975, p. 184.

RÉSUMÉS

À partir d’une analyse des œuvres de Nisa (1879-1966) et Khani (1884-1967), deux poétesses mystiques de Kokand, – ancienne capitale de l’émirat de Kokand avant la soviétisation de l’Asie centrale –, l’article examine la question de la place de la poésie hagiographique dans la littérature ouzbèque contemporaine. L’auteur met en lumière la pérennité d’une tradition d’hommages rendus aux saints de l’islam notamment aux principales figures du martyr shi‘ite (les imams Hasan et Husayn) dans une Asie centrale majoritairement sunnite. Elle montre que les œuvres de ces poétesses, qui appartenaient aux milieux traditionnels soufis naqshbandi et qadiri de la région, sont toujours récitées de nos jours à l’occasion de diverses cérémonies religieuses animées par des femmes de religion (atin-ayi). L’auteur souligne la reproduction d’un discours de préservation du patrimoine religieux de Kokand, ville qui est située dans la partie ouzbèque de la vallée de la Ferghana et qui demeure encore un important foyer de culture islamique.

Starting with an analysis of the works of Nisa (1879-1966) and Khani (1884-1967), two mystic poetesses of Kokand – the former capital of the emirate of Kokand before the Sovietization of Central Asia –, the article examines the question of the place of hagiographic poetry in contemporary Uzbek literature. The author sheds light on the enduring tradition of homage paid to Islamic saints, particularly to the main Shiite martyrs (imams Hasan and Husayn) in predominantly Sunni Central Asia. She shows that the works of these poetesses, who belonged to the traditional Sufi naqshbandi and qadiri milieus of the region, are still recited these days, during various religious ceremonies led by women of religion (atin-ayi). The author underlines the renewed, stated will to preserve of the religious heritage of Kokand, a city that is situated in the Uzbek part of the Ferghana Valley and which remains an important center of Islamic culture.

AUTEURS

SALIMA ESHANOVA Salima Eshanova est titulaire d’une thèse (kandidaskaïa) en philologie ouzbèque obtenue à l’Institut pédagogique Muqimi dans la ville de Kokand (Ouzbékistan) et est actuellement directrice du musée de littérature Hamza Hakim-Zada Niazi à Kokand.

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L’autoconstruction dans les quartiers précoloniaux de Tachkent et Boukhara : une dynamique urbaine à canaliser ?

Guillemette Pincent

1 En Ouzbékistan, ancienne république socialiste soviétique devenue indépendante en 1991, subsistent quelques exemples représentatifs de l’urbanisme traditionnel centrasiatique, notamment à Boukhara et à Tachkent. Héritées de la période précoloniale, c’est-à-dire avant l’arrivée des Russes en Asie centrale en 18651, ces cités sont réduites aujourd’hui à des quartiers aux maisons en brique crue d’un à deux étages, repliées autour de leur cour intérieure, tournant le dos à la rue, étroite et labyrinthique. Ce tissu urbain ponctué de monuments souvent sacrés est un vestige fragile des siècles passés. Il se compose pourtant d'éléments patrimoniaux reconnus à l'échelle internationale, preuve de leur importante valeur culturelle. Boukhara, étape mythique des routes de la soie, est ainsi inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1993. Mais aujourd’hui insérées dans le reste de la ville coloniale, soviétique et post-soviétique, ces cités sont confrontées depuis l’indépendance à de profondes mutations spatiales, issues d’une nécessaire adaptation à des impératifs sociaux, économiques et politiques.

2 Les quartiers précoloniaux de Tachkent et de Boukhara sont façonnés à la fois par des acteurs publics et privés. Parmi eux, les particuliers exercent un rôle difficilement quantifiable mais néanmoins primordial. Ils modifient le paysage urbain à une grande échelle en construisant eux-mêmes des bâtiments, principalement des maisons traditionnelles. Ils le font sans faire appel à des professionnels mais plutôt en s’adressant à la sphère privée et familiale. Dans de nombreux pays occidentaux, l’autoconstruction s’affirme comme un choix de vie alternatif : le propriétaire choisit de bâtir la demeure qui lui ressemble. Mais ailleurs, construire soi-même est bien souvent une nécessité : faire appel à un architecte est coûteux et par manque de financements, de connaissances ou de volonté, les propriétaires préfèrent alors bâtir,

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agrandir et réparer leur maison eux-mêmes ou avec l’aide de leur famille. L’autoconstruction devient ainsi le symptôme d’une crise urbaine plus profonde, où à défaut d’encadrement et de soutiens réels de la part de l’État, chacun se débrouille comme il le peut.

3 Nous devons donc nous interroger sur le rôle des pouvoirs publics dans la gestion de la ville : l’autoconstruction est-elle véritablement le signe d’un désengagement étatique ou au contraire, peut-elle être envisagée par les pouvoirs locaux comme le remède qui permet de renouveler le tissu urbain grâce à l’implication des acteurs privés ? D’un point de vue spatial, il est aussi important d’analyser les différents impacts urbains de l’autoconstruction, et plus spécifiquement ses effets sur le patrimoine bâti centrasiatique. Dans quelle mesure construire soi-même nuit-il à ces héritages historiques ? L’autoconstruction peut-elle être envisagée comme une dynamique de valorisation urbaine ou cette démarche principalement privée constitue-t-elle au contraire, un danger pour la préservation des cités précoloniales ?

La réhabilitation de l’espace privé : le rôle croissant des acteurs privés

4 Les habitants transforment l’espace dans lequel ils vivent en apportant chacun une réponse individuelle à leurs besoins et attentes personnelles.

Types d’action et cadre juridique

5 Plusieurs types d’action réalisées par les particuliers doivent être distingués, chacun ayant des impacts variables sur la structure urbaine :

6 – l’entretien régulier : il s’agit d’entretenir les maisons traditionnelles, construites avec des matériaux qui s’altèrent rapidement. Les travaux consistent principalement à recouvrir les murs d’une couche de torchis blanchi à la chaux ou à consolider le toit. L’impact sur la structure urbaine de ces tâches régulières est limité ; – les travaux ponctuels de réparation : l’objectif est de réparer ce qui a été inopinément dégradé, sous l’effet d’actions naturelles (tremblement de terre, etc.) ou humaines. Après réparation, la structure du bâti n’est pas remise en cause. L’impact urbain de ces réparations est limité ; – la transformation de la structure bâtie : par la (re)-construction de nouveaux bâtiments et/ou par l’agrandissement de ceux qui préexistaient, la distribution de l’habitation est modifiée. Une ou plusieurs pièces sont ajoutées, d’autres sont détruites, la cour est divisée ou au contraire agrandie, un étage est construit. La création de ces nouveaux volumes peut modifier le paysage urbain ; – la transformation fonctionnelle de l’habitation, accompagnée ou pas d’une modification de la structure bâtie : à la maison est attribuée ou juxtaposée une fonction non résidentielle. L’impact sur le fonctionnement urbain, à l’échelle du quartier, voire de la ville, peut être important.

7 Certaines de ces actions constructives doivent être réalisées dans un cadre juridique précis. Pour les nouvelles constructions, un permis de construire est nécessaire. Le propriétaire en fait la demande à la mairie de la ville : le service de l’urbanisme décide alors s’il autorise le projet. Il est officiellement obligatoire de faire appel à un architecte

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qui doit définir les matériaux utilisés et les normes à respecter. Lorsque ce travail est effectué, il est ensuite étudié au service de la topographie. Si le projet est conforme au cadre réglementaire, le permis de construire est accordé. Le service de l’urbanisme de la ville réalise un dernier contrôle puis le maire de la ville donne son autorisation.

8 Si le propriétaire décide d’effectuer des travaux d’entretien ou d’agrandissement sur la parcelle qu’occupe sa maison, aucun permis n’est nécessaire. Il est ainsi possible de rajouter un étage à sa demeure. Une habitante du quartier précolonial de Tachkent explique que depuis l’indépendance : « Si tu veux acheter un terrain, tu payes, mais si tu veux agrandir ta maison, tu n’en as pas besoin. Grâce à l’indépendance, c’est devenu comme cela2. »

9 Les propriétaires privés qui entretiennent ou réparent leur maison n’ont pas besoin d’autorisation mais s’ils souhaitent bâtir de nouvelles pièces, ils doivent respecter la législation qui repose sur le permis de construire.

Le rôle de la propriété privée

10 Ces dernières années, les habitants jouent un rôle accru dans la gestion urbaine. Depuis 1991, ils peuvent être les propriétaires de leurs maisons et cela leur donne le droit d’y faire les travaux qu’ils désirent. La propriété privée n’existait pas pendant la période soviétique. De nombreuses habitations traditionnelles étaient alors collectivisées, partagées entre plusieurs familles. Mais peu après l’indépendance de l’Ouzbékistan, un décret est promulgué : il autorise les habitants à récupérer leurs maisons confisquées, sous réserve d'en posséder les titres de propriété et de pouvoir reloger les anciens locataires. À partir de cette date, la notion de « propriété privée » prend un sens nouveau. Certes, le sol appartient encore à l’État. Mais les murs des habitations sont détenus par leurs propriétaires privés : ils peuvent y effectuer les travaux qu’ils désirent, en respectant (officiellement) les procédures juridiques mises en œuvre. L’autoconstruction – qui consiste à construire soi-même sa maison – peut se développer3, elle trouve une justification partielle dans l’avènement de la propriété privée : chacun reconquiert et s’approprie son habitation, et souvent au mépris de tout cadre réglementaire.

Les insuffisances de l’État ?

11 L’autoconstruction est aussi le symptôme d’une gestion urbaine inefficace des pouvoirs locaux, incapables de répondre aux demandes collectives et individuelles de la population. Cette dernière prend alors en main les problèmes auxquels elle est confrontée. En Ouzbékistan, les habitants tentent de faire face à leurs propres besoins, seuls et sans l’aide du gouvernement. Mais l’autoconstruction peut prendre un sens très différent : « construire soi-même » est parfois considéré par l’État comme un outil d’aménagement urbain qui permet de renouveler les quartiers précoloniaux en mobilisant et en soutenant les initiatives privées.

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Les différentes articulations entre acteurs privés et publics

12 Les liens qui unissent l’État et les acteurs privés sont donc très complexes, multiples et contradictoires. L’État peut contrôler l’autoconstruction par deux moyens : le premier est l’instauration de normes constructives, le second consiste à créer des opérations d’aménagement urbain qui reposent sur l’implication des acteurs privés. L’autoconstruction sort de la sphère exclusivement privée et devient alors un outil de gestion urbaine.

L’autoconstruction, un outil commun d’aménagement urbain

13 À Tachkent, dans le cadre du programme de reconstruction de la vieille vielle (Eski shahar), l’autoconstruction est encouragée par des mesures municipales. Les objectifs des pouvoirs locaux sont de permettre une amélioration des conditions de vie dans les quartiers de cette vieille ville en stimulant la construction privée. Des crédits sont alloués aux habitants qui souhaitent effectuer des travaux dans leurs maisons. Ceux réalisés dans les habitations proches des monuments historiques4 sont contrôlés par l’institut de restauration5. Ailleurs, les propriétaires peuvent bâtir ce qu’ils souhaitent sur leur terrain. Un architecte tachkentois explique ainsi qu’il est possible de construire dans la vieille ville un logement de plusieurs étages sur une parcelle occupée par des propriétaires privés6. La municipalité de Tachkent se charge d’élargir les artères qui traversent la vieille ville, de construire leurs abords et de raccorder aux différents réseaux urbains (eau, électricité, gaz) les quartiers situés au cœur du quartier précolonial. La gestion urbaine est donc partagée entre acteurs publics et privés : les démarches autoconstructives sont reconnues et encadrées.

14 Ce programme de reconstruction a-t-il un impact réel ? Un architecte explique que d’un point de vue technique, les habitants ne peuvent réhabiliter leurs maisons car les matériaux ne peuvent y être acheminés, faute de place : comment faire passer un camion dans des impasses de deux mètres de large ? Enfin, nul ne dit le montant des crédits alloués au programme de reconstruction. Les effets réels de ce programme sont donc difficiles à évaluer.

L’autoconstruction, un pas vers l’illégalité

15 Le second moyen étatique de contrôler l’autoconstruction est la mise en œuvre de normes juridiques. En réalité, la plupart des réhabilitations entreprises par les propriétaires privés se font en dehors de ce cadre officiel7 : pour bâtir une nouvelle maison ou agrandir l’ancienne en occupant une parcelle voisine, la règle est de contourner la règle. Un architecte boukhariote8 explique que les habitants sont réticents à respecter les prérogatives de l’État. La plupart d’entre eux contournent des procédures longues et coûteuses, et les pouvoirs publics ne parviennent pas à effectuer les contrôles nécessaires.

16 Si les propriétaires font rarement appel aux architectes, c’est souvent pour des raisons financières : payer pour construire est trop onéreux. Obtenir un permis de construire est une longue démarche. Le projet est étudié par différents services9 de la ville et il est fréquent d’attendre des mois durant une signature apposée sur le papier. Les

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propriétaires commencent donc les travaux avant d’avoir l’autorisation de le faire. De plus, les normes à respecter sont peu claires10. La nuance entre ce qui est autorisé, ce qui est interdit et ce qui est toléré est faible : elle alimente le flou juridique avec lequel chacun essaie de jouer. Enfin, les contrôles sont rares, voire inexistants, faute de moyens. Les délais sont si longs que lorsque la procédure de contrôle est enclenchée, le bâtiment est déjà construit.

17 L’État considère l’autoconstruction comme un outil d’aménagement urbain mais faute d’une réelle articulation entre les différents acteurs, les habitants construisent bien souvent leurs maisons en dehors de tout cadre légal. L’autoconstruction est alors le symptôme de crises urbaines et de liens distendus entre les acteurs privés et publics. Elle est aussi le remède qui permet de renouveler le tissu urbain grâce à l’implication des habitants, elle est le terrain où se retrouvent acteurs privés et publics, parfois dressés l’un contre l’autre, parfois côte à côte, chacun répondant à leurs propres logiques.

Des logiques individuelles entremêlées : la maison de Saïd (Boukhara)

18 L’autoconstruction est liée à une combinaison d’aspirations individuelles, voire communautaires, qu’il est difficile de discerner tant elles s’entrecroisent. Chaque cas est unique. Saïd11, 21 ans, étudiant en France, raconte comment il transforme la maison boukhariote de ses parents en hôtel. Les bâtiments situés au fond de la cour sont détruits et remplacés par des pièces supplémentaires. Une partie de la maison est réservée à la famille mais sept à huit chambres sont prévues pour héberger les voyageurs. Plus tard, la demeure sera sans doute agrandie grâce à l’achat de la maison du voisin, qui n’est d’ailleurs pas au courant des intentions de Saïd : ce dernier explique que « s’il y a de l’argent, il sera d’accord12 ». Le chantier a commencé au début de l’année 2005. En octobre, la cave était construite et les nouvelles pièces étaient presque achevées. Les travaux sont réalisés grâce aux talents familiaux. L’oncle, architecte, réalise les plans. Les parents de Saïd organisent le chantier et Saïd finance le tout : « J’envoie l’argent, et c’est tout. »

19 Le jeune homme a fait appel à une architecte de Boukhara qui vérifie que les ouvriers font bien leur travail. Cependant, les procédures réglementaires ne sont pas respectées, en toute connaissance de cause : les travaux ont commencé mais Saïd n’a pas prévenu la mairie. Il sait qu’il doit le faire mais il explique que « là-bas13, on peut faire ce qu’on veut. On change et on va prendre un papier. On construit et après on a l’autorisation ». Les procédures sont connues mais non appliquées.

20 Les raisons qui ont encouragé Saïd à construire cet hôtel sont multiples. Ayant travaillé dans le tourisme, il a décidé de transformer la maison familiale en hôtel « pour héberger ses amis, son entourage, pour accueillir ses proches qui vivent loin » pour leur montrer l’architecture et l’hospitalité de son pays. En construisant cet hôtel, il veut donc avant tout faire partager sa vie ouzbékistanaise avec ses proches. Son premier objectif n’est pas d’accueillir des touristes de passage, des inconnus, mais des amis, son « entourage ». Saïd ne sait pas quelle sera la capacité d’accueil de son hôtel ni quand celui-ci sera terminé. Le jeune homme espère seulement que le tourisme, son « business », va se développer à Boukhara. Son second objectif est donc purement

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économique. Saïd explique enfin que les Boukhariotes, comme lui, transforment leur maison car ils « ont le droit au confort. Les gens ne touchent pas aux monuments, mais aux maisons. C’est tout. » Les réhabilitations des maisons traditionnelles entremêlent des logiques à la fois sociales et économiques : la volonté d’accueillir ses amis dans des conditions de confort agréables est doublée de la conviction que le tourisme peut faire vivre ses proches. Dans ce contexte, protéger sa demeure au nom d’une sauvegarde patrimoniale n’est pas une priorité : Saïd sait que la maison de ses parents est ancienne et qu’elle existait avant 1920. Il est attentif aux éléments de décoration traditionnels, à la présence de la cour. Mais là n’est pas l’essentiel.

Des dynamiques privées sociales et économiques

21 Comme Saïd, les habitants des quartiers précoloniaux de Tachkent et de Boukhara transforment leurs maisons selon des objectifs qui reposent à la fois sur des impératifs spatiaux, économiques et sociaux.

Une nécessité spatiale

22 En Ouzbékistan, l’autoconstruction est un processus traditionnel de renouvellement spatial. Réaliser des travaux dans sa maison est une activité courante, comme l’atteste la multiplicité des chantiers quotidiennement visibles dans les ruelles des quartiers précoloniaux. Les matériaux des habitations, la brique crue et le bois, se détériorent rapidement car soumis à des conditions climatiques continentales rigoureuses14. Les toits en paille des maisons d’Itchan Qala à Khiva sont ainsi refaits tous les ans avant les rigueurs de l’hiver. Chaque famille, parfois aidée de ses voisins, répare et consolide régulièrement sa maison selon les matériaux utilisés et les aléas climatiques. L’autoconstruction s’affirme alors comme une nécessité inscrite dans une tradition de renouvellement du bâti et dans une démarche familiale et communautaire.

L’autoconstruction, une donnée sociale

23 Construire soi-même sa maison, l’entretenir et la réparer répond aussi à des logiques sociales. Conformément à la tradition, le benjamin ou le fils unique doit accueillir sa femme là où il a grandi. Les beaux-parents de l’épouse attribuent au jeune couple une pièce construite juste avant le mariage : les murs se bâtissent donc suivant les évolutions du noyau familial15. Selon C. Trentesaux et C. de Selva, « il existe une vraie tradition de transformation de la maison au gré de l’évolution de la famille ou des nouveaux arrivants16 ». Agrandir sa demeure devient le symbole de la construction de la famille, ancrée spatialement et socialement par les murs qui l’abritent, supports de la mémoire individuelle et de la société. L’héritage familial, déconsidéré pendant la période soviétique, est de plus en plus mis en valeur par la réhabilitation. C. de Selva et C. Trentesaux expliquent que « la maison est d’autant plus valorisée qu’elle est liée à l’histoire familiale longue et riche dont la maison reflète la valeur. Les travaux de restauration ou de réhabilitation, motivés par une volonté de remettre au jour des éléments typiques de la maison, prennent alors la dimension symbolique d’une restauration de la famille elle-même17 ». L’habitation est la concrétisation de la famille et participe à sa consolidation sociale.

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24 La maison est un instrument privilégié pour montrer aux yeux de tous le statut de ceux qui l’habitent. Agrandir ou décorer les murs de sa demeure contribue à accroître le prestige social du propriétaire et de sa famille. Si un habitant peut réaliser des travaux, c’est qu’il a les moyens financiers de le faire. Rajouter des pièces, peindre les façades en rouge vif ou vert pomme et construire un portail surmonté de lions rugissant en faux marbre est un signe de richesse, de prestige, donc, de respectabilité sociale.

25 Autrefois, comme dans toutes les cités musulmanes, les richesses et le faste de la famille étaient dissimulés aux yeux des passants par les façades aveugles des maisons. Mais lorsque la porte s’ouvrait et qu’il était possible d’entrer dans la demeure, le véritable statut social des habitants était alors visible à travers la finesse des décorations ou la magnificence des pièces, insoupçonnables depuis la rue. Actuellement, la logique est inverse : il faut donner à voir depuis la rue. A. Leuenberger, spécialiste du tourisme et habitante de Boukhara, explique : « Les entrepreneurs construisent tout d’abord leur façade, avec des piliers en bois, du gantch18. Cela représente les trois quart de leur budget. Ils veulent montrer leur richesse aux voisins et à la famille. Ce n’est qu’après qu'ils se préoccupent de l’ameublement, du linge, mais ils n’ont alors plus d’argent19. »

26 Ce qui compte est la valeur sociale attribuée au bâti. Ces mesures d’apparat ont des impacts spatiaux très visibles qui participent à la perte de cohérence du paysage urbain, à la déliquescence du tissu traditionnel : ce dernier est maintenant ponctué de villas dont l’architecture s’inspire d’images de séries télévisées occidentales dans lesquelles les décorations les plus « kitsch » sont privilégiées. L’unité spatiale des quartiers précoloniaux est peu à peu remise en question tant par la structure que par les matériaux utilisés pour édifier ces nouvelles bâtisses (cf. fig.1).

Fig. 1 : Un chantier à Tachkent (quartier Kuktcha Darwaza)

Un exemple des transformations réalisées dans les maisons traditionnelles. Un étage est ajouté en parpaings, des fenêtres sont percées dans les façades, et le toit plat en tôle ondulée, est à double pente. Ces maisons traditionnelles sont construites en brique crue, ont des façades aveugles et un toit plat.

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27 L’autoconstruction n’est pas seulement une nécessité spatiale : elle s’affirme aussi comme un outil social. Ce double rôle n’est pas nouveau. Les habitations traditionnelles ont toujours été au cœur d’une logique de renouvellement spatial et ont souvent reflété l’image que voulaient leur donner leurs habitants. Mais alors qu’auparavant ce reflet se dissimulait discrètement derrière de hauts murs, il est aujourd’hui visible depuis la rue. Et à ces logiques traditionnelles s’ajoutent des aspirations autoconstructives plus récentes, tournées vers des objectifs économiques ou vers la recherche d’un confort amélioré.

La recherche du confort

28 Les maisons précoloniales ne sont pas munies de salle de bains, n’ont pas de sanitaires ni de chauffage. Certains quartiers n’ont pas l’eau courante. Un Tachkentois raconte qu’il a vécu des années durant dans une maison de plus de cent ans près de Tchorsu, à Tachkent. Le vieil homme explique que le principal problème dans la vieille ville est le manque de confort. Il vit maintenant dans un appartement et souhaite que les maisons inconfortables soient détruites car « les hommes vivent une seule fois, ils doivent donc vivre dans un bon confort20 ». Une habitante de Boukhara explique que « seul le confort compte. Les habitants veulent des maisons individuelles raccordées aux canalisations centrales21 ». Les premiers à réaliser ces travaux ont été les acteurs touristiques – hôtels et maisons d’hôtes – soucieux de répondre aux attentes de leur clientèle. Les habitants prennent le relais : ceux qui ont des moyens financiers et techniques suffisants ajoutent de nouvelles pièces, mettent en place un réseau d’eau plus performant ou remanient totalement l’habitation, voire la détruisent pour que le confort s’installe peu à peu.

Un enjeu économique : le tourisme

29 Depuis 1991, l’accès à la propriété privée et le développement touristique ont encouragé les habitants à transformer leurs maisons pour y implanter des activités économiques. Le tourisme est ainsi considéré comme le moteur du développement boukhariote22. Pour attirer les voyageurs, les propriétaires transforment leurs maisons en simple maison d’hôte ou en véritable hôtel. Elles prennent alors un surcroît de valeur économique23 et le coût des travaux est vite compensé par les revenus liés au tourisme. Mais il est rare que les objectifs poursuivis lors de ces transformations soient purement économiques. La famille du mari de G.K.24 vit dans une maison traditionnelle tachkentoise depuis trois générations. Après l’indépendance, le mari de G.K. a construit un nouvel étage pour héberger son fils et sa jeune épouse, conformément à la tradition. Mais le couple est vite parti vivre à l’étranger et l’étage est resté vide. À cette époque, des touristes passaient parfois prendre un thé dans la cour et une agence touristique s’est intéressée à la maison de G.K. et de son mari. Le directeur de l’agence les a conseillés et les a convaincus d’en faire un hôtel. De nouvelles pièces ont été construites et aujourd’hui sept chambres sont destinées aux touristes : cette maison a donc été façonnée par des activités économiques mais la logique initiale d’autoconstruction était familiale.

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Une autoconstruction patrimoniale ?

30 Les propriétaires réalisent-ils ces travaux au nom d’une sauvegarde de l’héritage urbain ? Les enquêtes réalisées à Boukhara lors de l’été 2004 ont certes mis en évidence le fort attachement de la population envers leur quartier précolonial : il regroupe les lieux les plus appréciés par ses habitants et il est considéré comme le symbole de la ville toute entière. Il n’en demeure pas moins que les raisons qui inspirent les réhabilitations domestiques sont avant tout dictées par des objectifs économiques et sociaux, et non patrimoniaux : les transformations ne sont pas effectuées au nom d’une prise en compte de l’héritage bâti. Z.K., architecte à Boukhara, affirme même que « les nouveaux arrivants ne ressentent pas un attachement envers leur maison. C’est pourquoi ils n’hésitent pas à les transformer sans respecter les principes constructifs traditionnels25 ».

31 Certes, les maisons construites dans les quartiers précoloniaux sont porteuses de valeurs familiales : les murs conservent la mémoire et les traces de leurs habitants. Mais la transmission de l’héritage ne se concrétise pas forcément par une sauvegarde du patrimoine bâti. Ce cas est même rare : un propriétaire qui transforme son domicile en maison d’hôtes fait attention aux éléments décoratifs de l’aywan26 parce qu’il sait que cela crée une atmosphère pittoresque qui plaît aux touristes. Selon C. de Selva et C. Trentesaux, « le sentiment d’appartenance, le désir de revalorisation du patrimoine bâti sont toujours doublés d’un besoin de confort et d’adaptation de la maison, ce qui aboutit à des situations mixtes où la restauration, parfois très fidèle, côtoie les pires bouleversements dans la structure de la maison, ou même des destructions27 ». L’habitation est donc au cœur d’un conflit de valeurs entre tradition et modernité, dont le moteur est l’argent, qu’il faut montrer lorsqu’on en a, qu’il faut gagner lorsqu’on n’en a pas.

L’autoconstruction : un outil d’aménagement urbain ?

32 Quels sont les effets spatiaux de cette autoconstruction sur l’héritage bâti des quartiers précoloniaux ? Peut-elle être envisagée comme un moyen de réhabilitation urbaine ou cette démarche principalement privée constitue-t-elle au contraire un danger pour la préservation du patrimoine bâti centre-asiatique ?

Les risques de l’autoconstruction

Le patrimoine en danger ?

33 Il est tout d’abord important de rappeler que l’autoconstruction, fondée sur un renouvellement régulier des habitations, a permis (en partie) la transmission de la structure urbaine précoloniale jusqu’à nos jours. Mais souvent située dans un cadre privé et illégal, l’autoconstruction est perçue comme un danger qui désagrège le paysage urbain centrasiatique en ne répondant qu’à des logiques sociales et économiques, et non patrimoniales. L’autoconstruction est donc accusée de provoquer de véritables désastres architecturaux. Certains professionnels déplorent ses effets sur le paysage urbain ouzbékistanais, qui, résultat d’une démarche individuelle, perd de sa cohérence. Les éléments patrimoniaux des habitations sont détruits au profit d’un

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meilleur confort et les façades se succèdent suivant l’inspiration de leurs propriétaires, réduisant à néant l’unité initiale des murs en brique crue.

Fig. 2 : Un exemple de l’architecture de prestige à Tachkent

Les maisons des plus riches propriétaires ressemblent à des châteaux forts, construits en fausses briques de couleurs voyantes (au centre ici) et coiffés de toits à double pente. La parabole est un signe supplémentaire de la richesse apparente des propriétaires.

34 Dans cette course au prestige social, chacun essaie de faire encore plus haut, encore plus beau, encore plus moderne que son voisin. Le cycle de l’autoconstruction s’emballe alors très vite. Et dans ce contexte, la préoccupation patrimoniale est secondaire, chacun ayant ses propres priorités.

Une déliquescence des réseaux urbains

35 L’autoconstruction est aussi le symptôme d’un désengagement de l’État envers l’aménagement urbain. Chacun doit trouver sa propre solution et c’est donc une logique individuelle qui domine. Elle est compréhensible lorsqu’il s’agit d’effectuer des travaux de petite ampleur dans sa maison, mais devient plus complexe à gérer lorsqu’elle touche à des problèmes urbains à plus petite échelle : dans le cadre d’un urbanisme individuel, autoconstructif, qui se préoccupe des réseaux collectifs d’eau, de gaz ou d’électricité, si ce n’est pas l’État ou les pouvoirs locaux ?

36 Dans les quartiers précoloniaux de Tachkent et de Boukhara, où règne l’autoconstruction, les coupures d’électricité sont fréquentes et une partie de la population n’est pas raccordée au réseau d’eau principal. Les habitants vont donc chercher le précieux liquide soit directement dans les aryq28, soit aux robinets installés dans les rues. Pour pallier ces insuffisances, certains habitants construisent leur propre réseau de distribution. Les premiers à faire ces travaux sont les propriétaires des

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hôtels. Soucieux des exigences de leurs clients29, ils mettent en œuvre des solutions individuelles adaptées aux contraintes locales. Certaines habitations fonctionnent ainsi en entités autonomes, en circuit fermé, alimentées en eau par une citerne située sur le toit, ou de manière plus artisanale, par des réserves de bouteilles d'eau conservées dans les caves ou les salles d’eau. Ceux qui le peuvent investissent dans un groupe électrogène, qui permet alors de remédier aux coupures d’électricité. Ainsi, pour faire face aux insuffisances des réseaux d’eau et d’électricité, chacun constitue son propre système, s’adaptant selon ses moyens financiers et techniques. On ne peut parler de véritable « réseau privé », il s’agit ici plutôt de « débrouille urbaine » : chacun cherche la solution la plus adaptée aux insuffisances des réseaux collectifs.

37 Les quartiers précoloniaux de Tachkent et de Boukhara apparaissent de ce fait comme des espaces fragmentés où cohabitent des logiques individuelles. Le principal risque de l’autoconstruction est une perte de cohérence de la ville – perte de l’unité du paysage et discontinuité de ses réseaux. Mais l’autoconstruction est aussi un remède de fortune qui fait face à la désagrégation des réseaux urbains.

L’autoconstruction : un poison qu’il faut doser

38 Dans quelle mesure l’autoconstruction ouzbékistanaise pourrait-elle alors constituer une véritable solution d’aménagement urbain, conciliant les différentes logiques dont elle est issue ? M. Barry Lane30, directeur de l’UNESCO à Tachkent, explique que la réhabilitation des maisons est bien à la charge des résidents, mais que ces derniers manquent de moyens pour réaliser des travaux. Selon M. Barry Lane, la solution consisterait à impliquer davantage la population sur la nécessité d’entretenir ses habitations, par le biais de financements et en formant les habitants aux questions relatives à la sauvegarde du patrimoine bâti. C’est sans doute en alliant un réel soutien financier et éducatif, et un contrôle strict des travaux réalisés que l’autoconstruction peut permettre une amélioration des conditions de vie dans les quartiers précoloniaux, tout en préservant le patrimoine bâti. C’est à ce prix que les différentes logiques constructives pourront s’accorder. Toujours selon M. Barry Lane, plusieurs ingrédients sont donc requis pour que la « recette autoconstructive » soit réussie :

39 – un savoir-faire constructif connu des habitants, avec une diffusion des techniques traditionnelles de construction adaptées aux demandes de modernité et de confort ; – une sensibilisation de la population sur la nécessité culturelle et économique de sauvegarder l’héritage bâti ; – une réglementation précise concernant la protection du patrimoine bâti, que les habitants doivent respecter lorsqu’ils entreprennent des travaux d’entretien31, d’agrandissement et de construction ; – un soutien financier de la part de l’État ou d’un tiers32, destiné à pallier le manque de financements des habitants ; – un soutien technique de la part de l’État (réseaux, contrôle) ou d’un tiers33 : les habitants ne peuvent prendre en charge la gestion des réseaux d’eau, de gaz ou d’électricité. Ils n’ont pas les moyens financiers et techniques pour réaliser des réseaux collectifs efficaces et cohérents.

40 Bien sûr, cette recette qui vise à répondre de manière harmonieuse aux besoins de la population et à la sauvegarde du patrimoine bâti ouzbékistanais, est difficile à mettre en œuvre. Elle peut même sembler utopique dans le contexte actuel, car elle demande des moyens concrets et une volonté constante et réelle à la fois de la part des pouvoirs

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locaux et des habitants. Mais l’autoconstruction, même illégale, aussi imparfaite soit- elle, peut être un moyen provisoire de faire face aux marasme économique ouzbékistanais. Elle peut être un moyen de pallier les insuffisances de l’État. L’autoconstruction est donc à considérer comme une béquille provisoire pour faire face aux enjeux sociaux, économiques et touristiques des quartiers précoloniaux. Un urbanisme de la débrouille, en attendant des jours meilleurs…

NOTES

1. 1865 : conquête de Tachkent par les Russes. 2. Entretien personnel avec G.K., ingénieur et gérante d’une maison d’hôtes, 7-11-2005, Tachkent. 3. Certains Boukhariotes estiment cependant que le rythme de ces réhabilitations a diminué ces dernières années. 4. Par exemple, à proximité de Hastimam. Cependant, les limites du périmètre de protection ne sont pas encore précisément définies. Elles sont donc imprécises et fluctuantes. 5. Dans ce périmètre, il est interdit de construire de nouvelles habitations mais il est possible d’agrandir la sienne et d’ajouter de nouveaux étages. 6. Entretien personnel avec R.S., architecte, 10-11-2005, Tachkent. 7. Il est impossible de savoir quelle est la part exacte de construction illégale dans les villes ouzbékistanaises. Officiellement, lors de la construction d’un bâtiment, il faut faire appel à un architecte. Mais dans les faits, le respect de cette procédure est très rare, voire exceptionnel. 8. Entretien personnel, 10-11-2003, Boukhara. 9. Urbanisme, topographie. 10. Il est ainsi très difficile de comprendre avec exactitude le déroulement des procédures mises en œuvre, car chacun les interprète à sa manière, ne les connaît pas ou ne souhaite pas les divulguer. 11. Entretien personnel avec Saïd, 19-08-2005, Paris. 12. Idem. 13. À Boukhara. 14. Les habitants réparent les murs en brique crue tous les deux ou trois ans. 15. Les familles prévoyantes font pousser dans leur cour ou sur un lopin de terre des arbres dont le bois est destiné à la charpente des futures pièces, qui accueilleront les nouveaux membres de la famille. 16. C. TRENTESAUX, C. SELVA (de), Persistances et changements dans l’habitat boukhariote. Mémoire de TPFE sous la direction de B. Garmirian, école d’architecture de Paris-Belleville, Paris, 2002, p. 177. 17. Idem., p. 195. 18. Gantch : revêtement de plâtre blanc, fait à partir de gypse et de chaux. 19. Entretien personnel avec A. Leuenberger, habitante de Boukhara et experte en gestion touristique, 16-08-2004, Boukhara. 20. Entretien personnel avec T.B., ingénieur en génie civil, 9-11-2005, Tachkent. 21. Entretien personnel avec M.A., une habitante de Boukhara, 16-04-2003, Boukhara. 22. On raconte à Boukhara que si une famille parvient à accueillir quelques jours un groupe d’étrangers, elle gagne de quoi vivre une année durant.

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23. Une habitante de Boukhara explique ainsi que la valeur des bâtiments commence à être prise en compte grâce à l’intérêt porté par les touristes au quartier précolonial. Entretien personnel avec M.A., une habitante de Boukhara, 16-04-2003, Boukhara. 24. Entretien personnel avec G.K., ingénieure et gérante d’une maison d’hôtes, 7-11-2005, Tachkent. 25. Entretien personnel, 10-04-2003, Boukhara. 26. Aywan (ouzbek, tadjik) : « élément architectural traditionnel dans les oasis d’Asie centrale, constitué d’un auvent soutenu par des colonnes en bois parfois sculpté, utilisé aussi bien pour les constructions publiques (tchaykhâna), sacrées (mosquées d’été, medressehs) que privées (maisons rurales et urbaines). » Cité par : Catherine POUJOL, Dictionnaire de l’Asie centrale, Paris, Ellipses, 2001, p. 15. 27. C. TRENTESAUX, C. SELVA (de), 2002, p. 195. 28. Ariq : canal d’irrigation. 29. Notamment occidentaux, rarement ravis d’interrompre leur shampoing en pleine douche rafraîchissante ! 30. Entretien personnel avec M. Barry Lane, directeur de l’UNESCO à Tachkent, 24-10-2003, Paris. 31. Dans la ville-musée d’Itchan Qala, les toits en paille sont obligatoires sur les maisons les plus proches des monuments. 32. En cas de désengagement de l’État. 33. Idem.

RÉSUMÉS

L’autoconstruction, qui consiste à « construire soi-même » – peut-elle être considérée comme un véritable outil d’aménagement ? Utilisée par les habitants des quartiers précoloniaux d’Ouzbékistan, elle est à la fois le symbole de pratiques sociales et économiques, et le symptôme de profondes crises urbaines. Institutionnalisée et encadrée par les pouvoirs locaux, elle devient un remède salvateur qui façonne peu à peu le paysage urbain ouzbékistanais. Urbanisme de la débrouille et solution d’aménagement, l’autoconstruction affiche ainsi son caractère dual.

The "do-it-yourself" house construction can it be considered as a true tool for urban planning? Used by the residents of the pre-colonial neighborhoods of Uzbekistan, it is at the same time the symbol of social and economical lifestyles, and the symptom of profound urban crises. Institutionalized and controlled by the local government, it becomes the crucial remedy that shapes bit by bit the Uzbek urban landscape. A poor-man’s solution to construction needs and a solution for urban planning, the "do-it-yourself" house construction thus exhibits its dualistic personality.

AUTEUR

GUILLEMETTE PINCENT Guillemette Pincent est géographe et prépare actuellement une thèse de doctorat à l’université de Paris IV consacré à la réhabilitation des quartiers précoloniaux des villes d’Ouzbékistan, principalement à Tachkent et Boukhara.

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Les Juifs ashkénazes d’Ouzbékistan

Evguéni V. Abdullaev Traduction : Alié Akimova et Arnaud Ruffier

NOTE DE L’ÉDITEUR

Texte traduit du russe par Alié Akimova et Arnaud Ruffier

1 La question des juifs en Ouzbékistan est un sujet assez peu étudié dans l’histoire de ce pays tout comme dans celle du peuple juif. Hormis quelques travaux publiés à la fin des années 1920 et au début des années 19301, pratiquement aucune recherche sur les Juifs de l’Ouzbékistan n’a été menée pendant toute la période soviétique qui a suivi. La situation a changé depuis la fin de l’année 1980, période à partir de laquelle de nouvelles études ont commencé à apparaître en Occident, en Russie2 et même en Ouzbékistan3.La majorité de ces études est consacrée à l’histoire des Juifs centre- asiatiques, c’est-à-dire les Juifs de Boukhara. En revanche, les études relatives aux autres groupes subethniques juifs vivant sur le territoire de l’Ouzbékistan depuis la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire les Juifs d’Europe (Ashkénazes), les Juifs montagnards et les Caraïtes, occupent une place nettement moins importante dans la recherche.

2 Compte tenu du fait qu’il est difficile de présenter dans le cadre d’un seul énoncé scientifique tous les divers groupes composant l’entité ethnique juive de l’Ouzbékistan, nous n’évoquerons ici que la situation des Juifs ashkénazes. Rappelons que ceux-ci représentent le groupe ethnique juif d’Ouzbékistan4 le plus important sur le plan démographique mais reste de nos jours le moins étudié.

Caractéristiques générales des Juifs ashkénazes d’Ouzbékistan

3 Les Juifs ashkénazes, comme d’autres groupes subethniques juifs, font partie des peuples sémitiques. Leur installation en Europe centrale et en Europe de l’Est date de plus d’un millénaire. Parmi les groupes subethniques juifs ashkénazes d’Ouzbékistan,

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on peut distinguer les Juifs polonais intégrés au territoire de la Russie à la suite des partages de la Pologne au XVIIIe siècle, les Juifs de Galicie (ex-territoire de l’Autriche- Hongrie) et les Juifs de la Bessarabie (la Moldavie et l’Ukraine Sud-Est). Ils ne se singularisent que par leur origine, les autres caractéristiques leur étant communes. Parmi les Juifs ashkénazes du Turkestan du début du XXe siècle se distingue un groupe de Juifs convertis au christianisme orthodoxe (vykresty) : les marranes. À l’époque soviétique, toutes ces différences avaient perdu leur sens.

4 Jusqu’au deuxième quart du XXe siècle, c’est le yiddish qui était la langue maternelle des Juifs ashkénazes d’Ouzbékistan. Leur seconde langue dépendait du lieu de leur origine : cela pouvait être le polonais, l’ukrainien, le russe ou l’allemand. L’enseignement de l’hébreu dans certaines écoles juives et dans les yeshiva du début du XXe siècle fut interdit après l’arrivée des bolcheviks au pouvoir. Les premiers décrets relatifs à la réduction de l’enseignement de l’hébreu furent adoptés en 1918 par le Commissariat juif aux questions nationales. Déjà, dès 1920, les yeshiva furent fermées et ce ne fut que dans les écoles soviétiques qu’on enseignait le yiddish ; d’ailleurs,l’enseignement se déroulait en yiddish5.

5 Depuis la fin des années 1930 on a assisté à une importante russification de la population juive ashkénaze vivant sur l’actuel territoire de l’Ouzbékistan. Selon le recensement de 1926, 14 980 Juifs ashkénazes considéraient le yiddish comme leur langue maternelle, ce qui représentait 76 % de la population totale (19 611) des Juifs ashkénazes ; et seuls 25 % d’entre eux avaient déclaré que le russe était leur langue maternelle6. Selon le recensement de 1989, le pourcentage de Juifs ashkénazes vivant à Tachkent, qui considéraient le russe comme leur langue maternelle, avait atteint 80 %, soit 34 265 parmi 43 104 personnes7. Depuis les années 1950, les Juifs ashkénazes étaient en fait privés de la possibilité de propager leur culture au moyen de leur langue maternelle car ils n’avaient ni théâtres, ni écoles, ni associations. À la fin des années 1980, des centres où l’on enseignait l’hébreu (et non le yiddish) avaient été inaugurés. Malgré l’objectif de ces centres visant à préparer leur immigration d’Ouzbékistan en Israël – c’est-à-dire leur apprendre à parler l’hébreu –, la majorité d’entre eux est demeurée russophone.

6 Les Juifs ashkénazes confessent traditionnellement le judaïsme. Au XIXe siècle, le mouvement dit hassidisme (son nom actuel est « le mouvement de Lubavitch », venant de Habad Lubavitch) était largement répandu parmi les Juifs ashkénazes de l’Ukraine et de Biélorussie. Par la suite, ce mouvement s’est répandu parmi les Juifs ashkénazes du Turkestan russe. En 1899, à Tachkent, fut ouverte la première grande synagogue de toute la région centre-asiatique. À Samarcande, il existait une association régionale religieuse ashkénaze qui, en 1914, comptait dans ses rangs près de 853 personnes. Il y avait également des sociétés analogues dans d’autres villes de la région du Turkestan russe. Au milieu des années 1920, le rabbin Simkha Gorodetsky fonda dans la ville de Samarcande une communauté d’hassidim. À partir le 1928, dans l’Ouzbékistan soviétique, fut lancée une campagne dirigée contre le judaïsme, de telle sorte qu’à la fin des années 1930 il ne restait qu’une seule synagogue ashkénaze dans la ville de Tachkent8.

7 Un certain regain de la vie religieuse des Juifs ashkénazes eut lieu dans les années 1940, ce qui fut lié à l’évacuation à Tachkent d’un nombre important de représentants du mouvement hassidim. À Tachkent et à Samarcande, on nota cependant que les activités des groupes clandestins de ce mouvement se poursuivaient. Toujours dans la capitale

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de l’Ouzbékistan soviétique, on créa un atelier de confection où furent recrutés de nombreux artisans juifs ; ceux-ci travaillaient à domicile, ce qui leur permettait de fréquenter la synagogue et de ne pas travailler les samedis ou pendant les jours de fêtes. À l’initiative de ceux qui étaient arrivés de Moscou et des régions occidentales de la Russie à la suite de l’évacuation d’hassidim, une synagogue clandestine dans la vieille ville de Tachkent fut organisée ; entre 20 et 25 personnes pouvaient y prier. À Samarcande, plus de 200 jeunes hommes faisaient leurs études dans des yeshiva clandestines. Chaque yeshiva avait une cantine où l’on préparait de la nourriture kacher.

8 En 1962, les autorités soviétiques firent interdire de cuire le pain azyme, interdiction qui perdura jusqu’en 1980, bien que l’on continuât à le cuire dans une semi- clandestinité. En fait, pendant la période soviétique, une sécularisation importante des Juifs ashkénazes eut lieu. Vers la fin de la période soviétique, parmi les 16 synagogues qui existaient sur le territoire de l’Ouzbékistan soviétique, seule une d’entre elles était ashkénaze. Par ailleurs, la majorité des familles juives ashkénazes continuait à célébrer les fêtes religieuses et, en premier lieu, Pessah. Dans les années 1990, leur vie religieuse devint considérablement animée : deux yeshiva furent ouvertes, puis Israël se mit à fournir le pain azyme. Toutefois, l’émigration massive des Juifs ashkénazes et des Juifs de Boukhara eut pour effet de réduire considérablement la pratique religieuse des Juifs. En 2005, il y avait deux fois moins de synagogues qu’au début des années 1990. À l’heure actuelle, dans l’Ouzbékistan indépendant, il ne reste que 11 synagogues, dont 7 sont « enregistrées » ; celles-ci sont localisées à Tachkent, Samarcande, Boukhara, Kokand, Ferghana, Marghilan et Andijan.

9 Dans l’ensemble, la culture et le mode de vie des Juifs ashkénazes d’Ouzbékistan, comme d’ailleurs ceux vivant dans d’autres pays de la région, se sont considérablement européanisés et urbanisés. Outre la cuisine, ils n’ont pas subi une grande influence de la culture locale musulmane. Parmi les coutumes nationales, on peut noter la célébration des fêtes religieuses : en automne, il s’agit de Rosh Ha-Shana (nouvel an), Yom-Kippour (Jour de pénitence) et Soukhot (fête du Tabernacle) ; en hiver se déroule Hanoukka (fête des Lumières), au printemps, les fêtes de Pourim (fête de Joie) et de Pessah (Pâques).

Histoire brève et récente des Juifs ashkénazes d’Ouzbékistan

10 L’installation des Juifs ashkénazes sur le territoire de l’actuel Ouzbékistan date du début de la conquête russe de l’Asie centrale (milieu du XIXe siècle). L’Asie centrale ou le Turkestan russe étaient alors en dehors des « zones de sédentarisation juive9 ». Les années 1860-1910 furent caractérisées par un faible taux – par rapport aux autres populations européennes – d’installation des Juifs ashkénazes dans la région centre- asiatique. Le tsar Nicolas II ordonna à plusieurs reprises de « ne pas autoriser les Juifs à s’installer au Turkestan et dans les régions des steppes ». Quant au ministre de la Défense de la Russie tsariste, Kouropatkine, il souligna que ses principales préoccupations étaient destinées à « précisément prévenir un afflux des Juifs dans nos contrées centrasiatiques10 ».

11 Les relations des Juifs ashkénazes avec la population locale d’Asie centrale furent relativement bonnes. La plainte des habitants d’un quartier situé dans le district de

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Kuktcha (Tachkent) dirigée contre le manufacturier I. Margulis, qui avait fait construire un atelier de cardage à proximité d’une mosquée, fait plutôt figure d’exception. Les entrepreneurs locaux musulmans toléraient les commerçants juifs et, parfois, ces derniers travaillaient chez eux ou devenaient leurs associés11. À la différence des autres régions de l’Empire russe, au Turkestan russe on ne connut aucun pogrom dirigé contre les Juifs ashkénazes.

12 De 1916 à 1920, l’activité politique des Juifs ashkénazes du Turkestan russe augmenta. Plusieurs d’entre eux adhérèrent en effet au parti des socialistes-révolutionnaires de gauche, au parti socialiste juif (Bund), ou à d’autres organisations sionistes (Parti des sionistes, Tarbut, Association d’aide aux agriculteurs de Syrie et de Palestine, Union des amateurs de l’hébreu ancien, etc.). Durant les premières années de la Révolution d’Octobre 1917, beaucoup de Juifs ashkénazes adhérèrent au parti bolchevik, qui avait proclamé l’égalité de tous les peuples de l’ancien Empire tsariste. Des tracts rédigés en yiddish étaient alors diffusés et arboraient les slogans suivants : « Que voulons-nous, nous, les communistes juifs ? » ; « Appel aux Juifs de Tachkent ! » ; « Appel à tous les Juifs de Russie ! ». Quelques commissaires du peuple de Tachkent étaient juifs (N. Finkelstein). Il en était de même chez les membres de la nomenklatura locale comme, par exemple, Aronson, délégué du NKVD sur les problèmes des minorités nationales. Après les années postrévolutionnaires, leur nombre au sein de l’élite dirigeante fut brusquement réduit.

13 La Seconde Guerre mondiale et l’évacuation des Juifs du territoire européen de l’URSS marquèrent une étape importante de l’histoire des Juifs ashkénazes. Dès le 24 juin 1941, un Conseil sur l’évacuation fut créé auprès des Conseils des commissaires du peuple. Vers le 27 juin de la même année, celui-ci identifia les groupes de la population civile soviétique que l’on devait évacuer en urgence ; il s’agissait des enfants, ainsi que des familles d’ouvriers hautement qualifiés, de fonctionnaires du Parti, des membres de l’armée et du NKVD. Le 26 septembre 1941, une Direction de l’évacuation de la population vit le jour. Aucune de ses dispositions ne concernait l’évacuation de la population juive.

14 En 1941, le Théâtre national juif (Goset)12 fut transféré à Samarcande, puis à Tachkent. Il était alors dirigé par le célèbre comédien S. Mihaels qui, parallèlement, était à la tête du comité antifasciste juif. En 1942, le futur chef de l’État d’Israël qui, à l’époque, faisait partie de l’armée polonaise du général V. Anders, visita l’Ouzbékistan soviétique. Plusieurs milliers de Juifs ashkénazes d’Ouzbékistan soviétique combattirent dans les rangs de l’Armée rouge pendant la guerre entre l’Union soviétique et l’Allemagne ; et plusieurs d’entre eux furent tués. Les Tachkentois R. Lev (1918-1943) et L. Margulian (1903-1943) furent nommés « héros de l’Union soviétique », la plus haute récompense militaire. Des centaines de Juifs ashkénazes travaillaient dans les usines militaires qui avaient été transférées à Tachkent.

15 Parmi les changements positifs apparus sous la période soviétique, on peut citer l’accès à l’égalité de droits des Juifs ashkénazes avec les autres populations de l’Asie centrale. La perte de plusieurs caractéristiques de l’identité ethnoculturelle représente un des aspects négatifs de cette période. Par ailleurs, à cette époque soviétique, le passeport et d’autres documents (les formulaires d’entrée dans un établissement scolaire ou universitaire, ainsi que ceux liés à l’embauche) portaient d’une façon obligatoire les données concernant la nationalité d’origine. Cela créait des conditions favorables pour toutes sortes de manifestations indirectes de discrimination de la part de

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fonctionnaires antisémites qui occupaient une position suffisamment influente au sein de l’appareil de direction soviétique.

16 À partir de la seconde moitié des années 1970, on assista au début d’un exode progressif des Juifs ashkénazes, qui devint irréversible à la fin des années 1980. L’immigration ashkénaze fut particulièrement intensive au tout début des années 1990. Cela était dû à la situation politique et économique complexe régnant dans le pays et à un certain regain de l’antisémitisme (attaques des appartements de la population non locale à Andijan en 1990, destruction de pierres tombales au cimetière ashkénaze de Tachkent). D’autre part, une importante diaspora des Juifs ashkénazes continue à vivre dans l’actuel Ouzbékistan, où elle bénéficie d’une autonomie culturelle plus grande que dans les années précédentes.

17 Depuis 1988, il existe à Tachkent un Centre culturel juif ; en 1990, un Centre culturel ashkénaze fut fondé en son sein. Depuis 1991, ces centres dispensent des cours d’hébreu, disposent d’une bibliothèque et d’une association de charité, et ont sept filiales représentées dans d’autres villes de l’Ouzbékistan. Ils ont également une activité d’édition : ils font paraître un journal appelé Mizrah. Notons que l’objectif principal de ces deux centres consiste à fournir une assistance en vue d’un rapatriement vers Israël. En 1991, à Tachkent, a été inauguré le Centre culturel israélien, qui est lié au réseau de ces centres existant également dans d’autres pays de l’Asie centrale. Ce Centre culturel israélien diffuse des livres, des manuels scolaires, des périodiques et du matériel vidéo, et comprend différentes sections d’instruction.

Statut juridique des Juifs ashkénazes d’Ouzbékistan

18 Jusqu’en 1917, le statut juridique des Juifs ashkénazes habitant sur le territoire du Turkestan était réglementé par la « loi sur les Juifs13 », dont les dispositions réduisaient leurs droits d’une manière extrême. Sur le territoire de la région du Turkestan, qui se trouvait en dehors de la « zone de sédentarisation » des Juifs, seules certaines catégories privilégiées de la population juive pouvaient habiter ; il s’agissait d’anciens militaires de grade inférieur, de négociants et de spécialistes diplômés ayant un niveau de doctorat, ou de la magistrature. Les Juifs ashkénazes n’avaient pas le droit de s’installer à moins de 100 verstes de la frontière des khanats de Boukhara et de Khiva. Puis, à partir de 1902, ils n’avaient pas le droit d’acquérir les biens fonciers dans les colonies russes du khanat de Boukhara. Ceux qui habitaient en dehors de cette « zone de sédentarisation » des Juifs au Turkestan russe encouraient la déportation forcée.

19 Le 15 novembre 1917, le gouvernement soviétique adopta une Déclaration des droits des peuples14, document qui prévoyait l’accession formelle à l’égalité des Juifs ashkénazes de l’URSS alors naissante, y compris ceux de la région du Turkestan, en droits avec les autres peuples de l’ancien empire russe. De plus, l’article 22 de la Constitution de 1918 prohibait l’oppression des minorités nationales et la restriction de leurs droits. La Constitution soviétique de 1918, tout comme celle de 1925, comprenait également des lois sur la liberté de propagande antireligieuse comme religieuse. Et ce dernier point était assez important car la majorité de Juifs ashkénazes pratiquait encore le judaïsme. Or, en réalité, la propagande religieuse fut immédiatement arrêtée, événement qui fut entériné par la loi de 1929 relative au culte.

20 Peu à peu, la sphère du changement de langue nationale (qui était le yiddish pour les Juifs ashkénazes) fut réduite de manière juridique. Malgré cela, conformément à

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l’article 121, la Constitution de 1936 autorisait l’instruction primaire en langue maternelle, à la différence des Constitutions antérieures au sein desquelles on ne parlait plus de la possibilité d’utiliser ces langues lors de réunions, dans les tribunaux et autres organes administratifs soviétiques15. Néanmoins, jusqu’à la fin des années 1940, les Juifs ashkénazes de l’Ouzbékistan soviétique comme ceux des autres Républiques de l’Union soviétique n’avaient pas ressenti de discrimination juridique concernant leurs droits. Après cette période, les autorités du Parti reçurent toutes sortes d’instructions dites de vive voix. Ces instructions non écrites réduisaient leur entrée dans les universités, leur accès aux postes de travail, à la promotion professionnelle, aux secrets d’État, l’autorisation de se rendre à l’étranger, ainsi que d’autres mesures discriminatoires, bien qu’officiellement leur statut juridique ne subisse aucun changement. À partir de la fin des années 1980, la majorité des instructions de nature discriminatoire concernant les Juifs ashkénazes furent soit allégées, soit levées. En 1990, le Congrès des députés du peuple de l’URSS adopta une loi intitulée : « Sur le libre développement national des citoyens de l’URSS habitant en dehors de leurs entités nationales et étatiques ou n’en disposant pas sur le territoire de l’URSS ». Cette loi concernait les Juifs ashkénazes mais n’a jamais pu aboutir en raison de la désintégration de l’URSS survenue en 1991.

21 Bien que dans la législation de la République de l’Ouzbékistan datée de 1990 et du début de l’année 2000, on ne trouve pas la notion de « minorité nationale », en réalité elle assure à toutes les minorités du pays les mêmes droits qu’à la nationalité titulaire (celle des Ouzbeks) et interdit la discrimination. La Constitution de la République d’Ouzbékistan proclame l’égalité en droits de tous les citoyens du pays indépendamment de leur origine, leur nationalité, leur langue, etc. (art. 18). Conformément à l’article 15 de la loi relative aux bases de l’indépendance nationale de la République d’Ouzbékistan, « tous les citoyens de la République d’Ouzbékistan indépendamment de leur nationalité et de leur origine jouissent des mêmes droits civils et sont protégés par la Constitution de la République et par ses lois ». Cette situation est développée dans d’autres décrets législatifs du pays, comme par exemple dans l’article 6 du Code de travail selon lequel toute discrimination est interdite dans les relations professionnelles : « Tous les citoyens ont les mêmes possibilités concernant les droits du travail. Toute restriction ou préférence au sein de relations professionnelles d’après… la nationalité, la langue, la religion… et d’autres circonstances qui ne sont pas liées aux qualités professionnelles des travailleurs et aux résultats de leur travail, est inadmissible et discriminatoire. »

22 Seule, la question de l’emploi du russe sur le plan juridique peut être considérée comme un aspect négatif : son usage est restreint, alors qu’il représente leur langue maternelle.

Quelques statistiques

23 Au début du XXe siècle, plus de 5 000 Juifs de Russie habitaient au Turkestan russe, ce qui représentait près de 2 % de la population européenne de la région du Turkestan russe. Dans la région de Samarcande, il y avait près de 2 500 Juifs, dans celle du Ferghana, près de 1 500 et entre 350 et 400 Juifs étaient établis à Tachkent. Quelques centaines de Juifs ashkénazes vivaient dans les colonies russes du khanat de Boukhara,

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notamment dans la nouvelle Tcharju, – actuelle ville du Turkménistan. Enfin, on trouvait aussi des Juifs ashkénazes dans le khanat de Khiva.

24 Dans la majorité des recensements de l’époque soviétique, tout comme ceux qui avaient été effectués avant la Révolution d’Octobre 1917, les Juifs européens et ceux de Boukhara étaient recensés ensemble, à l’exception du recensement de 1926. C’est pourquoi on ne peut comptabiliser leur nombre à l’époque soviétique que d’une manière approximative. Le recensement de 1937 présente le nombre de Juifs de Boukhara en Ouzbékistan soviétique, sans pour autant mentionner les Juifs ashkénazes. Selon le recensement de 1926 (cf. tableau 1), dans l’Ouzbékistan soviétique, il y avait près de 20 000 Juifs ashkénazes (19 611), dont la majorité (19 299) habitait dans les villes.

25 Ainsi, on constate qu’au cours de deux décennies, la diaspora juive ashkénaze a presque quadruplé, ce qui était essentiellement dû, à l’immigration en provenance de la partie européenne issue de la « zone de sédentarisation » des Juifs, qui fut transformée en champ de batailles lors de la Première Guerre mondiale, puis de la guerre civile, et enfin fut frappée par des années d’une mauvaise récolte en Ukraine.

26 Comme dans d’autres parties de l’ancienne URSS, dans la République de l’Ouzbékistan soviétique, les Juifs ashkénazes s’installaient principalement dans les grandes villes, tandis qu’à la campagne leur nombre était extrêmement insignifiant.

27 Pendant la Seconde Guerre mondiale, dans toute l’Asie centrale soviétique, leur nombre augmenta considérablement. Ce phénomène s’expliquait d’abord par leur arrivée dans la region centre-asiatique, qui avait été consécutive à leur fuite des territoires des pays d’Europe de l’Est, de Pologne essentiellement, alors occupés par l’Allemagne. Mais cela résultait également de la conquête des divers territoires de l’ancienne Union soviétique.

Tableau 1 : Répartition des Juifs ashkénazes dans les districts (okrug) de l’Ouzbékistan soviétique selon les données du recensement de 192616

Lieux Grandes villes Autres villes Villages Total

1 546 (Andijan) District d’Andijan 21 12 2 066 487 (Namangan)

District de Boukhara 422 (Boukhara) 6 36 464

District de Zerafshan – 46 30 76

Kashkadaria – 692 2 697

Samarcande 1 415 (Samarcande) 18 1 1 434

Surkhandaria – 180 4 184

Tachkent 9 219 (Tachkent) 49 158 9 498

Ferghana 2 805 (Kokand) 1 003 41 3 849

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Khorezm – 692 2 694

28 En 1941-1942, on estime que plus de 150 000 Juifs qui fuyaient les zones occupées par l’armée allemande, arrivèrent en Ouzbékistan soviétique.A. I. Ginzburg écrit à ce sujet : « L’Ouzbékistan a donné asile au plus grand nombre de Juifs réfugiés, à peu près 0,5 million. La ville de Tachkent est devenue “le nouveau centre” des Juifs de Moscou. Au début de l’année 1942, on y a officiellement transféré tous les services de la communauté juive17. »

29 Pourtant, il est impossible de préciser le nombre exact des Juifs ashkénazes dans les années 1930-1940, faute de données statistiques existantes. Selon le recensement de 1959, la totalité du nombre de Juifs en Ouzbékistan soviétique était de 94 344, chiffre comprenant les Juifs ashkénazes, les Juifs de Boukhara, les Caraïtes et les Juifs de Géorgie18.

30 D’après les données indirectes concernant l’appartenance linguistique, le chiffre approximatif des Juifs ashkénazes en Ouzbékistan soviétique peut être de 57 000 personnes pour l’année 1958. Autrement dit, malgré une importante réimmigration des Juifs ashkénazes d’Ouzbékistan soviétique après la Seconde Guerre mondiale, leur nombre restait assez important : il a triplé par rapport au recensement de 1926 et a augmenté de 12 fois par rapport au début du XXe siècle.

31 Dans les années 1970, le nombre des Juifs ashkénazes habitant en Ouzbékistan soviétique connut sa seconde vague, après celle de 1940. Selon le recensement de 1970, il avait plus de 102 855 Juifs19. Le facteur linguistique nous donne un chiffre approximatif pour les Juifs ashkénazes, qui est de l’ordre de 62 000, toujours pour l’année 1970. Ce chiffre ne comprend pas un nombre considérable de Juifs ashkénazes qui, dans leurs passeports, ont les mentions de « Russe », d’ « Ukrainien », etc., à la rubrique « nationalité ». Ce chiffre ne comprend pas les enfants issus de mariages mixtes qui, en règle générale, choisissaient la nationalité du parent non juif mais qui, pourtant, se sentaient liés aux Juifs. Si l’on comptait les représentants de ces deux derniers groupes de personnes, le nombre des Juifs ashkénazes d’Ouzbékistan atteindrait le chiffre de 70 000.

32 Le flux d’immigration depuis la Russie soviétique dans les années 1960, lié à la reconstruction de Tachkent après le tremblement de terre de 1966, ne concernait presque pas les Juifs ashkénazes. Progressivement, on assista à leur reflux dans la partie européenne de l’URSS et, avant tout, dans ses grandes villes et centres scientifiques. Dès la seconde moitié des années 1970, l’immigration juive changea de destination : plusieurs familles des Juifs ashkénazes émigrèrent en Israël et aux États- Unis.

33 Vers la fin des années 1980, le processus devint irréversible, comme déjà dit plus haut. De 1968 à 1991, plus de 60 000 Juifs de l’Ouzbékistan soviétique émigrèrent et la majorité d’entre eux était constituée de Juifs ashkénazes. Cela représentait 58,4 % de leur nombre par rapport à l’année 1970. Selon le dernier recensement soviétique de 1989, le nombre des Juifs en Ouzbékistan soviétique était de 65 43920, ce qui représente une différence de 40 000 par rapport à 1970. Le nombre de Juifs ashkénazes vivant à Tachkent est de 43 104 personnes. Il est probable que le nombre de Juifs ashkénazes habitant en Ouzbékistan soviétique ne dépassait pas alors, en 1989, 47 000 personnes, voire 48 000.

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34 La décennie 1990 est marquée par une émigration intensive des Juifs ashkénazes, qui forment une sorte d’avant-garde des groupes ethniques européens quittant l’Asie centrale. En 2002, le nombre total des Juifs dans l’Ouzbékistan indépendant était de 11 800, les Juifs ashkénazes ne représentant qu’environ 8 000 personnes. Ce chiffre qui est égal à celui de la diaspora juive ashkénaze du début du XXe siècle dans l’Ouzbékistan soviétique, comme l’illustre le tableau suivant :

Tableau 2 : La population totale juive de l’Ouzbékistan (Juifs de Boukhara et autres groupes juifs compris) à l’époque soviétique

Année Nombre Part des Juifs ashkénazes dans toute la population juive de l’URSS en %

1926 38 200 1,4 %

1939 50 700 1,7 %

1959 94 300 4,1 %

1970 102 900 4,7 %

1979 99 900 5,5 %

1989 94 900 6,5 %

Les principales sphères d’occupation professionnelle des Juifs ashkénazes d’Ouzbékistan

35 Avant la révolution d’Octobre 1917, les Juifs ashkénazes qui s’étaient installés au Turkestan russe faisaient essentiellement partie des militaires ayant participé aux campagnes centre-asiatiques. On trouvait également des artisans et des ouvriers de petites entreprises (couturiers, chapeliers, menuisiers, spécialistes des métaux, cheminots, photographes). Les entrepreneurs, à leur tour (commerçants et industriels), représentaient une partie importante de la population juive. La majorité de leurs entreprises était de petite taille, mais on rencontrait également des grands commerçants, tels que G. Hesine, I. Smogurner, V. Komarovsky, M. Flaxman. Plusieurs d’entre eux appartenaient à l’intelligentsia.

36 Des dizaines de Juifs ashkénazes travaillaient dans le milieu de la médecine ; par exemple les frères M. et S. Slonim étaient les médecins reconnus. Dans la vieille ville de Tachkent, il y avait un dispensaire masculin appartenant à un certain Schwartz, qui apportait une aide à la population locale. De 1899 à 1905, les ingénieurs de l’intelligentsia juive ashkénaze participèrent à la construction du chemin de fer liant Tachkent à Orenbourg (Russie). Les éditeurs et les libraires juifs jouèrent également un rôle important dans la vie culturelle de la région du Turkestan russe. En 1915, sur les dix imprimeries du quartier russe de Tachkent, cinq d’entre elles appartenaient à des Juifs ashkénazes. Certains Juifs étaient propriétaires de divers magasins, librairies et bibliothèques. Tels fut le cas de A. Johansen, A. Kirsner et L. Brodsky. Quant à I. Baranovsky, il était propriétaire de l’unique imprimerie russe de Boukhara. Parmi les

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éditeurs et rédacteurs, on comptait également beaucoup de Juifs ashkénazes, comme A. Smogurner, A. Schwartz et G. Reisner, tous liés au journal Russkiï Turkestan (Le Turkestan russe). A. Kirsner possédait deux autres journaux : Turkestanskiï kurer (Le Courrier du Turkestan) et Tashkentskiï Kurer (Le Courrier de Tachkent). H. Blaunstein était responsable du journal Rabotnik (L’Ouvrier), N. Bolotine de celui nommé Samarcande (Samarcande). Quant aux architectes V. Gueïntselman, D. Yofan et I. Margulis, ils jouissaient d’une importante renommée21.

37 Le nouveau système politique apparu après 1917 entraîna un certain changement du statut social des Juifs ashkénazes. Les industriels et les commerçants soit avaient été liquidés, soit avaient émigré. Les données des recensements témoignent que leur nombre à la campagne était extrêmement insignifiant. En Ouzbékistan soviétique comme dans d’autres Républiques de l’URSS, ils ne travaillaient pas dans l’agriculture. Un groupe assez important de Juifs travaillait dans l’industrie et, en particulier, dans l’usine de construction d’avions de Tchkalov (Tachkent), où des centaines d’entre eux travaillaient depuis la Seconde Guerre mondiale. Ils étaient peu occupés dans le secteur du commerce et celui des services car au sein de ces sphères d’activité, il y avait une concurrence avec les locaux musulmans, ainsi qu’avec les Arméniens et les Grecs d’Asie centrale. Un groupe assez important des Juifs ashkénazes travaillait dans la médecine. Pendant la période soviétique, comme d’ailleurs pendant la période présoviétique, l’intelligentsia scientifique et artistique constituait la couche sociale la plus importante des Juifs ashkénazes en Ouzbékistan. Les plus nombreux parmi eux étaient représentés par les musiciens, les compositeurs et les critiques musicaux. Il n’est pas sans intérêt de rappeler qu’ils ont joué un grand rôle dans la diffusion de la musique classique européenne en Ouzbékistan soviétique, tout comme les Juifs de Boukhara ont joué un grand rôle dans le développement de la musique ouzbèque orientale et classique.

38 En conclusion, il convient de retenir que l’installation des Juifs ashkénazes dans l’actuel Ouzbékistan ne constitue pas un phénomène marginal dans l’histoire récente de ce pays. Nous avons voulu livrer au travers de cette étude les résultats d’une toute première étude consacrée aux Juifs ashkénazes d’Ouzbékistan. Et il est évident que d’autres études nettement plus détaillées sont encore à faire…

NOTES

1. Voir : Z. L. AMITIN-ŠAPIRO, Očerk pravovogo byta sredneaziatskih evreev [Essai sur le quotidien juridique des Juifs], Tachkent-Samarcande, Uzbekskoe gosudarstvennoe izdatel’stva, 1931 ; L. ZINGER, Evrejskoe naselenie v Sovetskom Sojuze: statistiko-èkonomičeskij obzor [La Population juive en Union soviétique : examen statistique et économique], Moscou-Léningrad, Socègiz, 1932 ; Ya. KANTOR, Nacional’noe stroitel’stvo sredi evreev SSSR [La Construction nationale parmi les Juifs de l’URSS], Moscou, Socègiz, 1934 ; Z. L. AMITIN-ŠAPIRO, I. M. JUABOV, Nacional’nye men’šistva Uzbekistana (1925-1931). Očerki [Les Minorités nationales d’Ouzbékistan (1925-1935). Essais], Tachkent, Uzbekskoe gosudarstvennoe izdatel’stvo, 1931. 2. M. ZAND, “Bukhara Jews” in Encyclopedia Iranica, ed. by E. Yarshater, New York-London, Routledge/Kegan Paul, 1989, vol. IV/Fac. 5, p. 531-533 ; T. D. VYŠENSKAJA, I. DVORNIK (dir.), Evrei

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Srednej Azii v prošlom i nastojaščem. Èkspedicii, issledovanija, publikacii [Les Juifs d’Asie centrale hier et aujourd’hui. Expéditions, recherches et publications], Saint-Pétersbourg, Institut issledovanija evrejskoj diaspory, 1995 ; A. I. GINSBURG, « Evrei v Uzbekistane » [Les Juifs en Ouzbékistan], in A. I. GINSBURG (dir.), Uzbekistan : ètnopolitičeskaja panorama : očerki, dokumenty, materialy, Moscou, Nacional’no-kul’turnye obščestva, 1995, p. 110-115 ; 3. D. M. NIJAZOV, Sredneaziatskie evrei v prošlom i nastojaščem [Les Juifs d’Asie centrale hier et aujourd’hui], Tachkent, Uzbekistan, 1992 ; M. M. ABRAMOV, Buharskie evrei v Samarkande (1843-1917) [Les Juifs de Boukhara à Samarcande (1843-1917)], Samarcande, 1993 ; Evgenij V. ABDULLAEV, « Evrei evropejskie (aškenazi) » [Les Juifs européens (ashkénazes)], in A. Il’hamov (dir.), Ètničeskij atlas Uzbekistana, Tachkent-Moscou, LIA R. Èlilina, 2002, p. 83-87 ; R. NAZAR’JAN, E. G. NEKRASOVA, « Evrei sredneaziaskie » [Les Juifs d’Asie centrale], in A. Il’hamov, 2002, p. 90-95 ; Evrei v Srednej Azii : voprosy istorii i kul’tury [Les Juifs en Asie centrale : questions d’histoire et de culture], Tachkent, Fan, 2004. 4. Comme tous les autres groupes ethniques « minoritaires » d’Ouzbékistan (Coréens, Russes, Tatars, etc.), les Juifs ashkénazes ont un statut de nationalité mais ont aussi celui de citoyenneté d’Ouzbékistan. 5. A. I. GINSBURG, 1995, p. 112. 6. Voir le recensement des populations de l’Union soviétique de 1926 : Vsesojuznaja perepis’ naselenija 1926 g. Uzbekskaja SSR [Recensement de toute l’Union pour l’année 1926. République soviétique et socialiste de l’Ouzbékistan], Moscou, Izd. CSU Sojuza SSR, (1-56), 1928, t. XV. 7. Nacional’nyj sostav SSSR. Po dannym vsesojuznoj perepisi naselenija 1989 g. [Composition nationale de l’URSS selon les données du recensement de la population de toute l’Union pour l’année 1989], Moscou, Finansy i statistiki, 1991. 8. La différence entre les synagogues des Juifs ashkénazes et celles des Juifs de Boukhara est liée à la lithurgie ; dès le XVIIIe siècle, ces derniers adoptèrent la lithurgie séfarade. 9. En 1791-1917, en Russie, la frontière des territoires aux confins desquels il était interdit aux Juifs de séjourner en permanence (excepté les commerçants et artisans) était officiellement considérée comme une « zone de sédentarisation ». Celle-ci comprenait quinze provinces des royaumes de Pologne, de Lithuanie, de Biélorussie, de Bessarabie et d’une partie de l’Ukraine. 10. Cité dans : R. RABIČ, « Rossijskie evrei v dorevoljucionnom Turkestane (pravovoe i social’noe položenie, 1864-1914) » [Les Juifs de Russie dans le Turkestan prérévolutionnaire (situation juridique et sociale, 1864-1914)], in T. D. VYŠENSKAJA, I. DVORNIK (dir.), 1995, p. 135. 11. Ibid., p. 139. 12. Goset est le sigle russe de : Gosudarstvennyj evrejskij teatr (Théâtre d’État juif). 13. L. M. ROGOVIN, Sistematičeskij sborknik dejstvujuščih zakonov o evrejah po svodu zakonov prodolženiem 1906, 1908, 1909 i 1910 gg. [Recueil systématique de lois en vigueur sur les Juifs complete par les textes de loi de 1906, 1908, 1909 et 1910], Saint-Pétersbourg, 1913. 14. Istorija sovetskih konstitucij v dokumentah, 1917-1956 [Histoire de la Constitution soviétique dans les documents, 1917-1956], Moscou, Gosjurizdat, 1956, p. 57-58. 15. Pour plus de détails à ce sujet, voir : W. KOREY, « The Legal Position of the Jewish Community of the Soviet Union », in E. Goldhagen (ed.), Ethnic Minorities in the Soviet Union, New York- Washington, Frederik A. Praeger, 1968, p. 336. 16. Vsesojuznaja perepis’ naselenija 1926 g. Uzbekskaja SSR [Recensement de toute l’Union pour l’année 1926. République soviétique et socialiste de l’Ouzbékistan], Moscou, Izd. CSU Sojuza SSR, (1-56), 1928, t. 15. 17. A.I. GINSBURG, 1995, p. 113. 18. Itogi vsesojuznoj perepisi naselenija 1959 g. Uzbekskaja SSR [Bilan du recensement de la population de toute l’Union de l’année 1959. La République soviétique et socialiste de l’Ouzbékistan], Moscou, 1962.

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19. Itogi vsesojuznoj perepisi naselenija 1970. Nacional’nyj sostav naselenie SSSR, sojuznyh i avtonomnyh respublik, kraev, oblastej i nacional’nyh okrugov [Bilan du recensement de la population de toute l’Union de l’année 1970. Composition nationale de la population de l’URSS, des républiques fédérées et autonomes, des contrées, des regions et des districts nationaux], Moscou, 1973, t. 4. 20. Nacional’nyj sostav SSSR. Po dannym vsesojuznoj perepisi naselenija 1989., 1991. 21. R. RABIČ, 1995.

RÉSUMÉS

L’article examine l’histoire des Juifs ashkénazes vivant sur le territoire de ce qui constitue aujourd’hui l’Ouzbékistan depuis la seconde moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours. D’abord, il présente leur statut juridique, leurs particularités démographiques et celles de leur peuplement, ainsi que leurs principales sphères d’activités. Parmi les groupes subethniques juifs ashkénazes d’Ouzbékistan, on distingue ceux qui sont originaires de Pologne, de Galicie et de Bessarabie. Notons que seule la différence de leurs origines les singularise, les autres caractéristiques étant communes. Ensuite, il aborde les processus de sécularisation soviétique et de russification des Juifs ashkénazes d’Ouzbékistan, en soulignant la dynamique de ces processus à différentes périodes. Il insiste en particulier sur le revivalisme de leur vie religieuse pendant la Seconde Guerre mondiale, qui provoqua l’évacuation en Ouzbékistan soviétique de chefs religieux hassidiques originaires d’Ukraine et de Biélorussie. Enfin, il note que la culture et les mœurs des Juifs ashkénazes d’Ouzbékistan se sont considérablement européanisées et urbanisées. Et, à l’exception de leur cuisine, ils n’ont pas subi l’influence de la culture locale.

The article examines the history of Ashkenazi Jews living in the territory that has been Uzbekistan from the second half of the 19th century to the present. Firstly, it presents their legal status, their demographic specificities and those of their population, as well as their main domains of activity. Among the Ashkenazi Jewish subethnic groups in Uzbekistan, there are groups originally from Poland, Galicia, and Bessarabia. Let us note that only the difference in their origins sets them apart, the other characteristics being common. Next, it broaches the process of soviet secularization and Russification of the Ashkenazi Jews of Uzbekistan, underlining the dynamic of the processes during different periods. Il focuses particularly on the revival of their religious life during the Second World War that led to the evacuation to Soviet Uzbekistan of Hasidic religious leaders originally from Ukraine and Belarus. Finally, it notes that the culture and the values of the Ashkenazi Jews of Uzbekistan have become considerably Europeanized and urbanized. Also, with the exception of their cooking, they haven’t been much influenced by the local culture.

AUTEURS

EVGUÉNI V. ABDULLAEV Evguéni V. Abdullaev est titulaire d’une thèse (kanditatskaïa) en sciences philosophiques, soutenue à l’Institut philosophique et juridique de Tachkent. Il travaille sur les religions de l’Asie centrale préislamique et sur la question des groupes ethnoculturels « minoritaires » de

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l’Ouzbékistan. Il est actuellement directeur du centre culturel japonais (International Caravan- Sarai of Culture) de Tachkent.

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La question de l’identité au Kirghizistan à travers le clivage Nord-Sud

Aida Aaly Alymbaeva Traduction : Emmanuelle Lucchini

NOTE DE L’ÉDITEUR

Texte traduit du russe par Emmanuelle Lucchini Idéalement, il est préférable de ne pas lier le concept d’ethnicité à des groupes stables, mais à des groupes qui partagent certaines caractéristiques économiques, sociales, culturelles et religieuses à un moment donné dans le temps1.

1 Le Kirghizistan est un petit pays de cinq millions d’habitants. C’est l’une des cinq Républiques d’Asie centrale qui ont fait partie de l’Union soviétique et ont accédé à l’indépendance en 1991. Les frontières administratives actuelles du Kirghizistan ont été définies au début de l’ère soviétique, en 1924. Au nord, le Kirghizistan a une frontière commune avec le Kazakhstan, au sud-est avec la Chine, au sud avec le Tadjikistan et à l’ouest avec l’Ouzbékistan. Son territoire est composé à 93 % de montagnes appartenant à la chaîne orientale du Tian Chan. Selon le recensement soviétique de 1999, la population du pays comptait 75 % de musulmans. Il convient d’ajouter, toujours selon ce même recensement, que la population du pays comprend également 20 % de Russes orthodoxes.

2 Le Kirghizistan comprend sept régions : Tchu, Naryn, Issyk-Kul, Talas, Och, Jalal-Abad et Batken. Bichkek, la capitale, est parfois considérée comme une entité socioéconomique indépendante. Les noms des régions viennent souvent des vallées dans lesquelles elles sont situées ou du nom du centre administratif. Ces régions se

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répartissent officiellement ainsi : au nord se trouvent les régions de Tchu, Naryn, Issyk- Kul, Talas, Bichkek ; au sud, celles d’Och, de Jalal-Abad et de Batken. Le fait que la région de Naryn soit en fait située au sud, à la frontière de la Chine, ne semble déranger personne. Géographiquement, le Nord et le Sud du Kirghizistan sont séparés par de hautes montagnes. Il y a presque trois cents kilomètres entre Bichkek, situé tout au nord, et le sud du pays. Il n’y a qu’une seule autoroute reliant les deux parties du pays. Il faut dix heures pour la parcourir en été, et en hiver elle est la plupart du temps fermée. Il existe des liaisons aériennes Bichkek-Och, Bichkek-Jalal-Abad, Bichkek- Batken, mais c’est un mode de déplacement trop onéreux pour une majorité de la population. Les deux parties du pays sont donc objectivement isolées. Je suppose que cette division Nord-Sud, qui n’est pas uniquement géographique, s’explique par le fait que les régions d’Och, de Jalal-Abad et de Batken sont voisines de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan, qui sont traditionnellement considérés comme des pays méridionaux en Asie centrale. Les territoires de ces trois régions sont habités par des Ouzbeks et des Tadjiks. Les Kirghiz vivant dans ces régions sont influencés culturellement par leurs voisins. Durant la période soviétique et même après, durant la présidence d’Askar Akaev (renversé en mars 2005)2, le centre politique, économique et universitaire de la République du Kirghizistan était situé au nord. Ceci n’a fait que renforcer l’isolement géographique du sud, qui est devenu de plus en plus sous-développé dans presque tous les domaines. Dans cet article, je cherche à définir comment cette division, strictement géographique au départ, est devenue peu à peu politique, économique et sociale.

Quelques données générales sur le Kirghizistan

3 Le Kirghizistan est un pays multiethnique, dont la population est composée de Kirghiz, de Russes, d’Ouzbeks, de Kazakhs, de Dunganes, de Tadjiks, d’Ukrainiens, de Turcs, de Tatars et de Kurdes. Les premiers autochtones sont les Kirghiz, qui étaient autrefois un peuple nomade. Durant la période soviétique, ils étaient déjà totalement sédentarisés et vivaient surtout dans les zones rurales. Leur principale activité était l’élevage et ils avaient conservé leur mode de production traditionnel. Certaines zones du pays, le plus souvent des vallées, étaient aussi cultivées. Selon V. Hough3, la République du Kirghizistan représentait une zone stratégique pour l’agriculture soviétique. Ceci explique certainement pourquoi les gens étaient maintenus dans les villages. Habiter une zone rurale et travailler dans le secteur agricole était une obligation pour tout Kirghiz.

4 V. Hough, lorsqu’il analyse la répartition ethnique du Kirghizistan en se basant sur les recensements de population de différentes années, produit des chiffres intéressants qui aident à la compréhension des processus migratoires (migrations internes et externes) en rapport avec la composition ethnique du pays. En 1956, les Kirghiz représentaient 40,5 % de la population, les Ouzbeks 10,6 %, les Russes 30,2 % et les Tadjiks 0,7 %. En 1999, les chiffres sont totalement différents : les Kirghiz représentent 64,9 % de la population, les Ouzbeks 13,8 %, les Russes 12,5 % et les Tadjiks 0,9 %. Cet exemple révèle que les Kirghiz constituaient l’ethnie la plus nombreuse pendant la période soviétique. En 1999, leur nombre a encore augmenté en raison du plus grand nombre de naissances que de décès ainsi que du début d’émigration des Russes et des autres populations non turcophones. Le nombre de Kirghiz dépasse aujourd’hui la moitié de la population totale. On voit aussi que les Ouzbeks sont passés de la troisième à la deuxième position

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par leur nombre. Ils étaient moins nombreux que les Russes en 1956, mais passent devant ces derniers en 1999.

5 Les Russes vivaient et vivent toujours pour la plupart à Bichkek et dans la vallée de la Tchu. Les Ouzbeks vivent en majorité dans la partie du Sud du pays. Les Kirghiz vivaient pour la plupart, comme nous l’avons déjà dit, dans les zones rurales avant 1999. V. Hough fournit aussi des chiffres qui illustrent la distribution ethnique par région pour l’année 1999, à l’époque de la République de la Kirghizie soviétique :

Tableau 1 : Répartition ethnique de la population de la République soviétique de Kirghizie selon les régions et la capitale (1999)

– % Batken Jalal-Abad Issyk-Kul Naryn Och Talas Tchu Bichkek

Population totale 100 7,9 18 8,6 5,2 24,4 4,1 16 15,8

Kirghiz 100 9,1 19.4 10,5 7,9 24 5,6 10,8 12,7

Ouzbeks 100 8,3 31.9 0,5 0,1 55 0,3 2 1,9

Tadjiks 100 62,2 12.3 0,7 0 14,9 0,1 6 4,3

Russes 100 1,4 3 9 0,1 2,5 13 40,8 41,9

6 Ce tableau fait bien apparaître la distribution des trois groupes ethniques de confession musulmane (Kirghiz, Ouzbeks, Tadjiks), selon les régions et la capitale. Les Ouzbeks et les Tadjiks vivent majoritairement dans les régions de Batken, de Jalal-Abad et d’Och. À Batken, notons que les Tadjiks sont même largement majoritaires. Et quand on observe les changements culturels, on constate que les cultures russe dans le Nord, ouzbèque et tadjike dans le Sud, ont largement influé sur les Kirghiz. Il y a même un terme couramment employé pour décrire l’influence russe : « obrusevshyï » qui peut se traduire par « devenir comme un Russe ». Il s’applique en général aux habitants des régions de Bichkek et de Tchu. Les critères de définition sont variés, mais le principal est l’emploi de la langue russe plutôt que de la langue kirghize dans la vie quotidienne. On reconnaît facilement un Kirghiz originaire du Sud à son accent ouzbek. Il y a beaucoup d’autres schémas de définitions bien connus par tous les Kirghiz concernant les deux parties Nord et Sud du pays.

La division Nord-Sud dans les autres publications

7 Lors d’une discussion à l’issue d’une de mes présentations, on m’a demandé si la division Nord-Sud existait vraiment au Kirghizistan ou si j’exagérais le problème. C’est une question très pertinente. Dans ma tentative de réponse, j’ai proposé une liste d’ouvrages abordant cette question de la dichotomie Nord-Sud.

8 L’un des grands historiens et ethnologues kirghiz, Sabyr Attokurov4, a abordé le thème du Nord et du Sud, mais pas du point de vue politique. Dans son livre Kyrgyz etnografiasy (Ethnographie kirghize), il écrit que du XVIIe siècle à la fin du XVIIIe, les Kirghiz étaient divisés en deux groupes : les Arkalyks et les Ishkiliks. Cette division s’explique par des raisons historiques et ethnographiques. Au XIXe siècle, les Kyrgyz-Ishkiliks étaient

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nommés Andijan-Kyrgyz. Peu à peu, les scientifiques ont divisé les Kirghiz en populations du Nord et du Sud. Même s’il est clair que ces termes ne sont pas exacts, ils ont été utilisés très longtemps et le sont encore aujourd’hui. Sabyr Attokurov insiste quant à lui sur le fait que cette division est géographique.

9 La révolution du 24 avril 20055 a achevé de lier la dichotomie géographique à la dichotomie politique. Aujourd’hui, cette division Nord-Sud est le plus souvent utilisée et comprise dans un contexte politique. Cela se reflète surtout dans les médias et le réseau Internet. On ne retrouve pas cette division dans l’État. Mais Internet, domaine indépendant qui exerce beaucoup d’influence sur ses utilisateurs, exagérait déjà l’importance de ce thème avant la révolution du 24 avril 2005 et a continué après. On se réfère donc souvent à cette division en raison de la division tribale de la société au Kirghizistan. Craig Smith, dans un commentaire sur la révolution, écrit justement à ce sujet : « La dissension, qui a débouché sur une révolution, montre clairement la rupture qui divise le Sud et le Nord. Les gens, influencés par cet état de fait, classent ainsi leurs amis, leurs parents, ce qui est conforme à l’ancienne coutume tribale du Kirghizistan traditionnel.6 »

10 Dosym Satpaev dans sa note intitulée « Les événements du Kirghizistan ne peuvent être définis comme une exportation de la révolution »7, aborde aussi la question Nord-Sud, soulignant qu’il y a au Kirghizistan plus de quarante groupes ethniques répartis au Nord et au Sud. Durant la période Akaev, les gens du Nord dominaient le pays, ce qui éveillait la jalousie de ceux du Sud. Actuellement, la situation est très compliquée car il y a deux dirigeants dans le pays, Kurmanbek Bakiev, le représentant du Sud, et Felix Kulov, celui du Nord. Dosym Satpaev est le seul à penser que la tâche principale de Bakiev sera de dépasser cette division régionale et les différences ethniques pour éviter une confrontation entre le Nord et le Sud. Il souligne également l’importance du facteur ouzbek, cette population étant prête à soutenir le dirigeant qui arrivera à maintenir le status quo et à assurer des relations interethniques stables.

11 Le journal AKI Press a consacré plusieurs pages de son numéro de mai 2005 au problème Nord-Sud. Gulnara Ibrahimova écrit à propos de l’accord passé entre Kurmanbek Bakiev et Felix Kulov juste avant les élections présidentielles de juillet 2005 : « Beaucoup de gens désiraient cette union, car en s’unissant, ces deux grandes personnalités représenteraient l’unification des parties Nord et Sud de l’espace géopolitique de cette République montagneuse. Pour le Kirghizistan, leur union est un symbole : le Sud et le Nord sont tels les deux ailes d’un oiseau, et un oiseau ne peut voler avec une seule aile. Comment le Sud pourrait-il exister sans le Nord, et inversement ? L’élection de Kurmanbek Bakiev, maintenant qu’il a fait la paix avec Felix Kulov, semble plus évidente et prévisible à tous les citoyens kirghiz.8 »

12 Un autre article paru dans le même numéro et intitulé « La disposition des chiffres », analyse la répartition des groupes politiques, les définissant comme claniques, s’éloignant de la division Nord-Sud et divisant chacune de ces deux parties en beaucoup d’autres, selon les districts, les régions comme, par exemple, Alay, Kyzyl-Kiya, Uzgen ou Issyk-Kul9.

13 La problématique Nord-Sud est abordée dans une série d’entretiens dans le magazine kirghiz Zamandash. G. Nazaraliev, l’un des révolutionnaires les plus actifs et président d’un centre médical, répondant aux questions de ce magazine, a par deux fois insisté sur le fait qu’il fallait arriver à dépasser les contradictions Nord-Sud pour tenter d’unifier les deux parties du pays10. M. Sherimkulov11 considère quant à lui que cette

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division est tirée par les cheveux. À l’en croire, l’importance exagérée qu’on porte à cette division, qui n’est selon lui que géographique, pourrait mener à l’effondrement du pays.

14 En analysant les sources Internet du web « externe » ou non-kirghiz, j’ai constaté une attention particulière portée à cette division Nord-Sud, surtout après le 24 mars 2005. Le site de la BBC, en présentant les nouveaux dirigeants du Kirghizistan, y fait aussi référence : « Kurmanbek Bakiev est populaire aussi bien dans le Nord que dans le Sud et Roza Otunbaeva est plus connue dans le Nord.12 »

15 Le site Wikipedia, the Free Encyclopedia contient un article intitulé « La Révolution des tulipes »13, qui décrit et analyse la révolution de mars 2005 au Kirghizistan. Dans cet article, le Nord et le Sud sont mentionnés plusieurs fois comme une donnée déterminante pour les villages et les villes au Kirghizistan ; autrement dit, ces villages et villes se positionnent par rapport à leur appartenance Nord ou Sud. De même, toujours selon cet article, Kurmanbek Bakiev, l’actuel président, y est défini comme « un homme du Sud ». L’auteur de cet article, qui n’est pas signé, souligne également la possibilité de conflits ethniques dans le Sud14. Tous ces articles semblent s’adresser à des lecteurs déjà au fait de la situation au Kirghizistan. Les informations fournies par deux sites, Country Studies et Country Listing15 contiennent quasiment les mêmes données, mais datant de 1996-1998. Il est étonnant de noter que ces données sont très réalistes et décrivent objectivement la dichotomie Nord-Sud bien avant 2005, quand nous avons commencé à parler ouvertement de la question ici, au Kirghizistan.

Réflexions sur la théorie

16 En commençant mes recherches16, je pensais que j’allais devoir étudier un problème lié à l’ethnicité et j’ai donc tenté d’utiliser la théorie constructiviste. En avançant dans mon travail, j’ai commencé à douter de mon approche théorique, surtout en termes de compréhension. La confusion m’est apparue en raison de la proximité des notions d’identité nationale et ethnique. Je définissais l’ethnicité comme étant composée d’une langue et d’une nationalité communes, de liens de parenté ou claniques, de modèles religieux communs, d’origines et de développement culturel ou traditionnel communs. Le concept d’« ethnicité » recouvre pour moi les caractéristiques culturelles qui permettent de faire la distinction entre « nous » et « eux » et de travailler en liaison avec deux groupes ou plus. Je savais que l’ethnicité était un phénomène changeant, situationnel. Je considérais l’ethnicité comme distincte de l’identité nationale. Je pensais qu’un groupe ethnique n’était pas une nation. Cette définition fonctionnait bien tant que je l’appliquais à des individus abstraits. Mais au cours de mon travail de terrain et de mes entretiens, et surtout après avoir analysé les données recueillies, au cours de mes présentations et lors des discussions, je sentais une certaine confusion dans mes réflexions. Tous les gens que nous avions rencontrés, mes étudiants et moi, étaient kirghiz. Ils se définissaient comme kirghiz, comme les représentants d’une seule et même nation, même s’ils présentaient parfois entre eux des distinctions apparentes.

17 Mon thème de recherche est-il donc l’identité ethnique ou l’identité nationale ? Après avoir beaucoup lu et réfléchi, j’ai compris que l’ethnicité était un concept beaucoup plus large que le fait de se définir simplement comme kirghiz ou ouzbek. C’est une part signifiante de l’identité culturelle, qui est situationnelle et parfois relative : un individu

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donné peut se définir comme kirghiz parce qu’il a des parents kirghiz et qu’il parle kirghiz, mais son voisin le définirait comme ouzbek, parce qu’il lui semble qu’il a une prononciation ouzbèque quand il parle kirghiz, même s’il ne lui a pas beaucoup parlé. Il y a toujours des différences culturelles entre les membres d’un même groupe ethnique. Elles dépendent du milieu social, de raisons historiques, économiques ou sociales. Ce groupe ethnique inséré dans un État et ayant conscience d’y appartenir pourrait être qualifié de nation. L’ethnicité deviendrait une partie de ce concept de nation. Ainsi, pour répondre à ma question, j’ai décidé d’utiliser le terme d’ethnicité et non d’identité nationale, et plus spécifiquement d’identité régionale ethnique. C’est bien évidemment à la division régionale kirghize que je me réfère ainsi.

18 Durant mes recherches, je me suis particulièrement intéressée à la façon dont les habitants des différentes régions du Kirghizistan vivent ensemble dans un contexte nouveau. Quel est le degré d’auto-identification des gens qui ont émigré de zones rurales vers des villes et du Sud vers le Nord ? Pourquoi les Kirghiz portent-ils encore une grande attention aux accents, aux façons de parler en liaison avec les endroits dont les gens sont originaires ? Je parlerai surtout des Kirghiz et des Ouzbeks, et également un peu des Tadjiks, dans le contexte de la division Nord-Sud.

Les enquêtes de terrain

19 Les changements politiques, économiques et sociaux de la vie postsoviétique ont généré beaucoup de difficultés au Kirghizistan. L’une des conséquences de l’effondrement du système d’économie centralisée a été la migration de populations. Pendant les premières années de l’indépendance, un grand nombre de Russes, d’Allemands, de Juifs et d’autres nationalités ont quitté la République du Kirghizistan. La nouvelle réalité économique, qui a considérablement appauvri la population restée sur place, a forcé beaucoup de gens à émigrer vers les villes, principalement vers Bichkek et Och.

20 Deux types de migrations internes présentent un intérêt pour notre sujet d’étude. Dans le premier cas, une famille originaire d’un des centres urbains de la province de Tchu, comme Kemin, part pour Bichkek. Une autre famille de la province de Naryn, originaire de la ville de Koshkor, par exemple, prend la place de la famille précédente et s’installe là pour une longue période, ou même de façon définitive. Ce type de migration a produit des changements dans les centres urbains des provinces du Nord, comme Kemin, Sokuluk, etc. Des populations originaires de villages (aul) lointains viennent s’y installer dans l’espoir d’y trouver des conditions de vie plus faciles, les villages dont ils sont originaires ne pouvant leur offrir d’aussi bonnes conditions. Si ces nouveaux habitants n’ont pas assez d’argent pour acheter une maison à Bichkek, ils en ont assez pour en acheter une en province, où beaucoup de Russes ou d’Allemands vendent leur maison à un prix intéressant, et où les maisons sont en général bien construites et bien équipées. Les Kirghiz locaux qui ont vécu là jusqu’ici ne sont pas contents de ces nouveaux voisins qui leur semblent grossiers, mal élevés, et qu’ils ressentent même parfois comme des agresseurs. Mais ce type de migration n’a pas servi de base à des changements d’identité, comme l’a fait le second.

21 Le second type de migration est une migration saisonnière interne liée au travail. Il concerne des gens qui vont vivre en ville de façon temporaire pour gagner un peu d’argent. Ces gens louent une chambre ou un appartement à Bichkek et retournent chez eux après avoir mis de côté une certaine somme d’argent. Ils s’installent le plus

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souvent près des grands centres d’échange comme les bazars. Bichkek, la capitale de la République du Kirghizistan, n’est pas en mesure d’accueillir tout ce flot de populations, et l’administration de la ville distribue des lopins de terre dans la périphérie de la ville. De nouveaux quartiers apparaissent ainsi, peuplés par des gens venant des différentes régions de la République du Kirghizistan.

22 Mon premier travail de terrain, en mai et juin 2004, a été consacré à l’observation des questions d’identité ethnique à Keletchek, l’un des quartiers de la capitale. Bichkek compte plus de dix quartiers qui sont peuplés en majorité de migrants, c’est-à-dire de populations, kirghizes pour la plupart, qui sont venues d’autres régions pour s’installer dans la capitale. Keletchek est l’un des plus pauvres d’entre eux. Il est situé au nord-est de Bichkek, non loin du plus grand bazar de la ville, Dordoy. Ce bazar est considéré comme l’un des plus grands d’Asie centrale. Keletchek compte plus de 10 000 habitants. La plupart d’entre eux sont des migrants venus du Sud du Kirghizistan. Presque toute la population de Keletchek travaille au bazar de Dordoy.

23 J’aimerais rappeler ici le concept de division Nord-Sud et l’influence culturelle russe sur les Kirghiz du Nord et ouzbèque sur les Kirghiz du Sud. L’influence russe s’observe tout d’abord par le fait que ces Kirghiz sont beaucoup moins conservateurs que les autres et parlent souvent le russe. Il est intéressant de noter que les gens de la région de Naryn sont fiers d’avoir conservé une langue kirghize très « pure » et les rites et les pratiques du mode de vie traditionnel. Les Kirghiz du Sud, quant à eux, sont considérés par le reste du pays comme totalement assimilés aux Ouzbeks ou aux Tadjiks.

24 Le but de ma recherche de terrain était d’étudier les problèmes d’identification ethnique des habitants de Keletchek dans des conditions nouvelles et parfois difficiles, même si stimulantes. Ont-ils des problèmes d’identité dans ce nouveau cadre, avec de nouvelles activités, de nouveaux voisins ? Quels types de problèmes rencontrent-ils ? Nous espérions que les réponses à ces questions pourraient nous aider à dresser un tableau des conséquences des processus de migrations au Kirghizistan. Au cours de ce travail, et au vu de son résultat, nous avons compris que l’ethnicité était un problème très sensible et très délicat dans la plupart des cas. Les personnes interrogées étaient divisées en deux catégories : les propriétaires et les locataires.

25 Les propriétaires sont pour la plupart originaires des régions du Nord (Talas, Naryn, Issyk-Kul). Ils en ont émigré, il y a huit ou dix ans, ont construit leur maison et ont divers types d’activités. Keletchek est devenu leur lieu de résidence permanent et ils se considèrent comme des « locaux ». À Keletchek, ils sont considérés comme des gens à leur aise. Quant aux locataires, ils viennent du Sud du Kirghizistan, plus spécialement des régions de Batken et d’Uzgen. Ils viennent à Keletchek de façon temporaire dans l’espoir de gagner un peu d’argent pour ensuite rentrer chez eux. C’est la raison pour laquelle ils sont considérés comme des migrants par les propriétaires. Ce sont généralement des familles entières qui arrivent pour vivre ensemble, souvent à cinq ou dix personnes dans une seule pièce. Les pièces qu’ils louent sont très petites, mais cela ne leur pose pas de problème de la partager, car ils pensent que « ce n’est pas pour longtemps, nous allons gagner de l’argent et rentrer chez nous pour vivre mieux ».

26 Nous avons observé leur situation et interviewé ces gens quotidiennement pendant plus de deux semaines, surtout chez les populations du Sud. Cela s’est produit de façon fortuite. Notre but n’était pas de ne travailler qu’avec un des deux camps. Mais nous nous sommes mis à nous intéresser plus spécialement aux locataires, probablement en raison de fragilité sociale plus grande.

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27 Quasiment personne, parmi le groupe du Sud, n’a fait mention de problèmes liés à son ethnicité. Tous se considèrent comme de « vrais » Kirghiz parce que (selon leur dire) ils respectent les rites musulmans. Ils considèrent que les populations du Nord ont perdu leurs racines kirghizes parce qu’ils se sont adaptés au mode de vie russe. Les gens du Nord, pour leur part, considèrent que les gens du Sud sont plus proches des Ouzbeks que des Kirghiz en raison de leurs similitudes culturelles avec les Ouzbeks. Les migrants originaires du Sud ont des conditions de vie très difficiles et sont des gens fermés, soupçonneux, fuyants. Nous avons offert aux femmes des paquets de thé, des cahiers et des feutres pour leurs enfants. Cela nous a aidé à briser la glace, même si ce n’était pas grand-chose, et nous a servi de prétexte pour les interroger. Les gens du Nord, au contraire, sont beaucoup plus ouverts, ils sont prêts à parler et n’ont pas cherché à nous éviter.

28 Cette proximité avec nos informateurs présentait un problème pour notre recherche, surtout chez les gens du Sud. Ils sont très prudents et très versatiles. Je suppose qu’ils pourraient dire des choses uniquement pour nous satisfaire. Tous nous disaient ce que les gens devraient faire, mais pas ce qu’ils faisaient en réalité. Aksana Ismaïlbekova, une de mes étudiantes, a fait une observation très juste qui pourrait expliquer ce phénomène : « Bichkek a totalement libéré les gens originaires du Sud du pays de règles strictes comme l’interdiction de boire [de l’alcool], ou du dur travail dans les champs. Beaucoup de jeunes ont commencé à boire de la vodka les jours de semaine, même s’ils allaient à la mosquée. Tout cela résulte de l’absence de règles fermes et de contrôle de la société et des parents. Comme nous le savons, la communauté joue un rôle important dans la vie des Kirghiz, raison pour laquelle il est important de conserver un certain prestige et une certaine autorité devant ses voisins. À Keletchek, personne ne se connaît et personne n’a le temps de parler de son voisin, tout le monde est occupé par son travail. Cela encourage un certain laisser-aller dans la jeunesse, et aussi des conduites individualistes. Voici, un exemple que je considère comme parlant, concernant cette question : Saltanat (l’une des sources d’Aksana) m’a dit un jour qu’elle aimait Keletchek car elle pouvait facilement y porter une jupe courte ou un pantalon. Si elle avait fait ça à Batken, ses professeurs ou ses voisins auraient parlé d’elle comme une fille de mauvaise vie17. »

29 En ce qui concerne l’éducation, quasiment aucun des enfants de locataires n’est scolarisé. Les gens du Sud, qui vivent à cinq ou dix dans une petite pièce, n’ont pas accès à des sources d’information comme la télévision ou les journaux. Ils ne regardent ni les chaînes publiques ni les chaînes privées. Certaines familles ont parfois une radio ou un magnétophone, mais c’est très rare. La plupart du temps, ce sont les jeunes qui écoutent de la pop musique à la radio, sur des chaînes diffusant très peu d’informations. Ils sont ainsi coupés de l’information publique concernant leur pays, qui pourrait influer sur la perception qu’ils ont d’eux-mêmes et des autres.

30 Nous avons observé de façon très nette que les stéréotypes ethniques fonctionnent des deux côtés. Les gens du Nord expliquent la capacité des gens du Sud à faire toutes sortes de petits travaux par leur proximité culturelle avec les Ouzbeks. Les gens du Nord considèrent la plupart du temps ces travaux comme dégradants et disent qu’ils ne s’adonneront jamais eux-mêmes à ce type d’activité, car ce serait indigne d’eux. Parmi ces travaux, par exemple, on compte la récupération des sacs plastiques, qui sont ensuite revendus aux Chinois qui les recyclent, le ramassage et le lavage du verre de rebut, qui est lui aussi ensuite revendu, ou encore la fabrication de sacs pour le stockage des graines de tournesol.

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31 Quand on leur demande pourquoi les gens de Batken font ce genre de travail, les gens du Nord répondent : « Car ils sont devenus comme les Ouzbeks ». À la base de ce stéréotype, il y a la conviction chez ces gens que les Ouzbeks sont des marchands et que leur but dans la vie est de gagner de l’argent et de le thésauriser. Les Kirghiz pensent que les Ouzbeks sont prêts à tout pour cela. Les gens du Nord nous ont expliqué que les enfants de Keletchek originaires de Batken et d’Uzgen n’étaient pas scolarisés et allaient travailler quotidiennement au bazar de Dordoy, même les très jeunes enfants. La plupart des enfants des gens du Nord sont scolarisés et s’ils travaillent à Dordoy, c’est pour vendre des graines de tournesol, des chewing-gums ou d’autres petites choses de ce genre. Plusieurs personnes originaires du Nord nous ont raconté l’histoire d’un homme de Batken qui est mort de faim alors qu’il avait une grosse somme d’argent en poche. Les gens du Nord nous ont aussi dit que les gens du Sud parlent un dialecte proche de la langue ouzbèque et ont un type de comportement proche des Ouzbeks. Pour toutes ces raisons, les gens du Nord considèrent que ceux du Sud ne sont pas de « vrais » Kirghiz.

32 Les gens du Sud pensent quant à eux que ce sont eux les « vrais » Kirghiz. Ils nient toute ressemblance avec les Ouzbeks et pensent que les gens du Nord se sont russisés à bien des égards. Les femmes du Nord portent des robes courtes, se font coiffer, se maquillent, et peuvent se trouver en compagnie d’hommes, même hors de la présence de leur mari ou de parents proches. Des deux côtés, on mentionne le fait que la femme ne s’adresse pas à son mari de la même façon selon qu’elle est du Nord ou du Sud : les femmes du Nord utilisent le pronom familier « sen » (tu), qui est celui dont on se sert pour s’adresser à quelqu’un de proche. Les femmes du Sud utilisent, elles, le pronom formel « Siz » (Vous), qui est une forme d’adresse très polie. Et, des deux côtés, on explique cette différence par l’influence culturelle des Ouzbeks et des Russes.

33 Les habitants de Keletchek nous forcent indéniablement à nous poser la question : qui sont les « vrais » Kirghiz, les gens du Nord ou ceux du Sud ? Cette dichotomie entraîne une sorte de discrimination des gens du Sud par les gens du Nord. Dans les descriptions de mes étudiants interrogés, les gens du Nord se considèrent la plupart du temps comme des propriétaires terriens et médisent sur les gens du Sud. Un jeune homme de Batken, par exemple, nous a dit qu’il évitait d’avoir des relations avec les gens de Naryn ou de Talas. C’est courant chez les gens du Nord ; l’un de leurs traits caractéristiques est qu’ils se sentent « propriétaires » de Keletchek, puisque la ville fait partie du Nord. Il y a parfois des bagarres entre jeunes du Nord et du Sud. Mais le chef de la communauté de quartier (kvartalnyï), celui qui a été élu par les gens du quartier comme leur chef administratif, a nié toute mésentente, animosité ou bagarres entre gens du Nord et du Sud. Pour ne citer qu’un autre exemple, un marchand du Nord (kommersant), une personne travaillant dans le commerce, refuse de fournir des produits en gros à des détaillants du Sud. Dans la vie de tous les jours, les gens du Nord évitent d’inviter chez eux leurs voisins du Sud, et ils n’entretiennent des relations quasiment qu’avec leurs voisins du Nord. La même chose est vraie dans la plupart des cas pour les gens du Sud. Cependant, les enfants ne voient pas ces différences. Ils jouent ensemble et ne font guère attention à ce qui pourrait déplaire à leurs parents. Ils n’utilisent pas le même mot pour dire « un » ou « une » : bir en kirghiz et bitta en ouzbek, ni pour « tout, entier » : baary en kirghiz et hamma en ouzbek, mais ils ne s’interrogent pas sur ces différences, qui n'influent en rien dans leurs relations.

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34 Keletchek est un site intéressant, car on y trouve des représentants de presque toutes les régions du Kirghizistan, vivant ensemble et se fréquentant quotidiennement. La nouvelle ère et les nouvelles conditions économiques ont créé une nouvelle vie sociale et de nouvelles formes de communautés dans la République du Kirghizistan dans son entier, tout comme à Keletchek. On peut considérer Keletchek comme un modèle réduit de la République kirghize avec son « Nord » et son « Sud ».

35 Pour ce qui est de l’étude sur l’ethnicité, je conclurai que pour les gens du Nord, l’ethnicité est basée sur un concept de « pureté » culturelle de la nation. Pour les gens du Sud, en plus de cette idée de « pureté » culturelle, l’ethnicité se base aussi sur des liens religieux. Cela illustre la théorie du caractère situationnel et souple du concept d’ethnicité. Keletchek offre aussi un bon exemple des stéréotypes ethniques fonctionnant en interrelation entre deux groupes. La façon la plus immédiate, dont disposent les gens pour expliquer leurs expériences, est d’utiliser les idées toutes faites qui prévalent chez eux. C’est bien plus simple que de tenter de chercher les vraies raisons qui expliqueraient les différences culturelles ou les caractéristiques psychologiques personnelles. Il est curieux d’observer la façon dont ces gens vivent ensemble sans tenter de faire un pas l’un vers l’autre.

36 Le quartier de Keletchek est également intéressant dans la mesure où il représente un nouveau modèle d’organisation et de développement urbain. Contrairement aux villages traditionnels habités essentiellement par des représentants d’un ou deux clans très proches, Keletchek est construit par des gens d’un peu toutes les régions du Kirghizistan. Ils ne sont pas membres d’un même clan, et la communication à Keletchek se fait donc sur de nouvelles bases sociales. L’un de mes informateurs, un étudiant de vingt ans, pense que si l’on construisait une ville entre le Nord et le Sud, quelque part dans la vallée de Susamyr, sur le trajet de l’autoroute Och-Bichkek, cela freinerait la progression de cette dichotomie.

37 Dans un souci de comparaison avec Keletchek, j’ai mené un autre terrain à Kor-Jar, dans la banlieue de Bichkek. Kor-Jar est considérée comme une banlieue riche comparée à Keletchek, et notre recherche a porté sur l’identification ethnique et les conditions sociales et financières de ces populations. Ce second travail de terrain a démontré que les conditions sociales et financières ne constituent pas une base pour la formation de stéréotypes ethniques. Mais l’identité change au gré des situations et de l’environnement dans lequel on vit. Ainsi, une femme considérée comme cultivée, dont on ne s’attendait pas à ce qu’elle tombe dans les stéréotypes, s'est montrée pleine de préjugés. C’est le seul cas où nous ayons vu la division Nord-Sud exprimée dans ses stéréotypes. En définitive, mon étude a révélé que les stéréotypes ethniques sont basés sur le genre et l’âge. Les femmes adultes – les mères – ont montré une tendance à définir les « autres » à travers des stéréotypes et, parallèlement, à se mettre dans le camp opposé. Quant aux hommes, ils refusaient de voir les divisions existant entre eux. Mais dans le même temps, certains d’entre eux se plaignaient que le haut de l’administration soit tenu « seulement par les gens du Sud ». Les jeunes indiquaient la présence de gens de diverses régions parmi leurs voisins, mais en réponse à nos questions, ils nous ont dit qu’il n’y avait pas de problèmes liés aux différences régionales. Peu leur importe, du moins pour l’instant, que ces gens viennent du Sud ou du Nord.

38 Mon interrogation sur l’identité au Kirghizistan à travers le clivage Nord-Sud a mis en évidence la structure segmentée de la société kirghize, l’un des segments importants

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étant le lignage, une forme étendue de la famille. L’appartenance à un groupe, ou une communauté constitue le noyau d’une identité : appartenir à tel ou tel clan est la partie la plus déterminante de l’identité kirghize. Et si l’on dépasse le cadre du village et de son contexte clanique, si l’on prend la ville, les Kirghiz commencent à s’identifier comme membres de quelque chose de plus grand : un lieu d’origine (le village de Kyzyl- Suu) ou un grand clan (Sary-Bagych, nom d’une unité clanique).

39 Il semble exister une structure hiérarchique : dans un village, on s’identifie d’abord à sa famille, puis à son clan, puis à l’unité clanique. Autrefois, il était important pour les Kirghiz de connaître leur lieu d’origine car chaque clan, traditionnellement et historiquement, était rattaché à un lieu géographique. Et les membres de chaque clan avaient et ont toujours chez les anciens des représentations stéréotypées des « gens de l’extérieur ». J’en suis arrivée à penser que cette tendance à la division nous vient de notre passé nomade, quand une personne qui appartenait au clan était définie par une série de stéréotypes particuliers.

40 Les réponses aux questions sur la famille et les relations ethniques ont conforté les résultats de mes travaux de terrain préliminaires et de mes hypothèses. La famille, fonctionnant comme une sorte de communauté, contrôle ses membres à travers l’éducation et le mariage. Il faut donc en être un bon membre. Selon l’opinion des gens que j’ai interrogés, la famille kirghize doit élever ses enfants dans sa langue natale, et lui apprendre le comportement et la façon d’être kirghiz. Cela inclut les notions de Yiman – le respect total des anciens, le fait de connaître sa place et ses responsabilités, de savoir et de suivre les traditions, les coutumes ; et l’Intimak – concept collectif qui signifie se montrer amical, uni, solidaire à l’intérieur d’une même famille.

41 Cette étude a fait également ressortir les traits principaux de l’identité kirghize : avoir des ancêtres kirghizes, connaître la langue kirghize, suivre les coutumes et les traditions kirghizes. La majorité des gens interrogés ont remarqué aussi qu’être kirghiz signifiait également être musulman. Certains d’entre eux donnaient également le fait d’habiter au Kirghizistan comme un trait déterminant de cette identité. Pour ce qui est des traditions kirghizes, beaucoup des gens interrogés les confondaient avec les traditions musulmanes, en donnant comme exemple le jeune du mois de Ramadan et la fête musulmane de Qurban aït (‘Id al-fitr). D’une façon générale, je dirai que les identités kirghize et musulmane sont très imbriquées, et cela d’une façon plus importante dans le Sud que dans le Nord.

42 Les trois points énumérés plus haut définissent l’idée de « pureté ». Le fait d’être un Kirghiz « pur » était le plus important pour quasiment toutes les personnes interrogées. À ce sujet, les gens du Nord et du Sud rejettent les accusations mutuelles de métissage avec les Russes ou les Ouzbeks. La question de la « pureté » est plus importante également selon qu’on est dans un contexte rural ou urbain. Bichkek est considérée comme une zone urbaine, au Kirghizistan. Mais il faut ajouter quelque chose à cette définition : d’une façon générale, on peut qualifier d’« urbains » les gens qui grandissent dans des endroits où il y a beaucoup de russophones et qui habitent dans des appartements ou des maisons à plusieurs étages. Ce sont des zones de peuplement construites durant la période soviétique pour les ouvriers des usines. Ainsi, les « urbains » étaient avant tout ceux qui vivaient à Bichkek ou dans l’un des ces quartiers, et qui étaient considérés comme totalement russophones. Les « ruraux » sont les Kirghiz des villages, vivant avec des animaux et cultivant la terre. En général, ils ne

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parlent pas russe. Les gens du Sud sont le plus souvent considérés comme des « ruraux ». Mais c’est une généralité.

43 Ainsi, l’ethnicité du peuple kirghiz conserve son héritage clanique qui transparaît dans une tendance à la division sur des principes claniques, régionaux ou de pureté. La division Nord-Sud, de nature géographique, transparaît dans la vie de tous les jours à travers l’histoire, quand il s’agit d’une division d’origine clanique. On la retrouve aujourd’hui dans les stéréotypes liés au domaine social, au genre, à la religion, et elle tend à s’élever à un niveau politique. Je ne suis pas la seule à dire que le Kirghizistan a besoin, pour atteindre une maturité politique, de fonder une identité nationale basée sur des idées de citoyenneté qui ne soit ni kirghize ni ouzbèque ni russe. J’ai été agréablement surprise de trouver sur le site Indexmundi.com18 le lien de nationalité du Kirghizistan rédigé de la façon suivante : « nom : Kirghizistanais ; adjectif : kirghizistanais ». Et il est évident que le fait de partager le sentiment d’appartenir à une seule et même nationalité/citoyenneté « kirghizistanaise » résoudrait certainement beaucoup des problèmes actuels…

NOTES

1. G. BOLAFF, R. BRACALENTI, P. BRAHAM, S. GINDRO (eds.), Dictionary of Race, Ethnicity and Culture, London-New Delhi, Sage Publi. Ltd, 2003, p. 95. 2. Sur le printemps kirghiz, voir : Aleksandr KNJAZEV, Gosudarstvennyj perevorot 24 marta 2005 g. v Kirgizii [Le Coup d’État du 24 mars 2005 en Kirghizie], Bichkek, Izd. 2-e, Izd. Obščestvennyj fond Aleksandra Knjazeva, 2006. 3. V. HOUG [V. HOUGH], « Demografičeskie tendencii, formirovanie nacii i mežètničeskie otnošenija v Kyrgyzii » [Tendances démographiques, formation de la nation et relations interethniques en Kirghizie], in Z. Kudabaev, M. Gijoi, M. Denisenko (dir.), Naselenie Kyrgyzstan, Bichkek, 2004, p. 109-157. 4. Sabyr ATTOKUROV, Kyrgyz ètnografiasy [L’Ethnographie kirghize], Bichkek, Ilym,1998, p. 11. 5. Voir à ce sujet le texte de Thomas Huet figurant dans cet ouvrage, p. 340 (NDE). 6. http://materik.ru/print.php? section=analitics&bulsectionid+10230&PHPSESSID=ddc168b8581856ffd067d3lf8507a4 7. http://www.kreml.org/opinions/826786 8. AKI Press, 5 (2005), p. 10. 9. Idem., p. 2. 10. Ženžisbek NAZARALIEV, « Kyrgyzstanda bugun iš kop, a ištei turgandar az » [Au Kirghizistan aujourd’hui il y a beaucoup de travail mais peu sont ceux qui peuvent travailler], Zamandaš, 5 (2005), p. 24-25. 11. Medetkan ŠERIMKULOV, « Žalgan duinonun dagy bir žalgany – Akaev boldu [La fin du règne Akaev], Zamandaš, 5 (2005), p. 31. 12. http://news.bbc.co.uk/l/world/asia-pacific/4370925.stm 13. http://en.wikipedia.org/wiki/Kyrghyz_revolution of 2005 14. Idem. 15. http://country-data.com/cgi-bin/query/r-7656.html 16. Cet article est le fruit de mes recherches soutenues par la Fondation Soros.

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17. Entretien personnel, 2004. Voir aussi : Aksana ISMAÏLBEKOVA, « The Influence of immigration to Southern Kyrgyz People », communication présentée à l’Université américaine de Bichkek, Printemps 2004. 18. http://www.indexmundi.com/kyrgyzstan

RÉSUMÉS

L’article s’appuie sur les résultats d’une enquête de terrain approfondie consacrée à la question de l’identité dans le Kirghizistan contemporain. En guise d’introduction, il examine la situation actuelle des Kirghiz, situation résultant des processus de migration interne : la concentration de la population dans et autour de Bichkek, la capitale, et les représentants de toutes les autres régions du pays vivant ensemble avec leurs identités spécifiques, bien qu’ils soient en général tous de nationalité kirghize. Le « melting-pot » du Kirghiz moderne se singularise par les facteurs suivants : son aspiration à une forte affirmation identitaire reposant sur une base régionale et territoriale, le renforcement de sa lumpenisation et de sa marginalisation, et l’accentuation de ses caractéristiques liées à une structure tribale propre à la société kirghize traditionnelle.

The article is based on the results of an in-depth field study devoted to the question of identity in contemporary Kyrgyzstan. By way of introduction, it examines the current situation of the Kyrgyz, a situation that has resulted from the processes of internal migration: the concentration of the population in and around Bishkek, the capital, and the representatives of all the other regions of the country living together with their specific identities, even though they are generally all of Kyrgyz nationality. The "melting pot" of modern Kyrgyz distinguishes itself by the following factors: its aspiration to strong identity affirmation based on regional-territorial lines, the reinforcement of its lumpenization and marginalization, and the accentuation of its characteristics related to a tribal structure specific to traditional Kyrgyz society.

AUTEURS

AIDA AALY ALYMBAEVA Aida A. Alymbaeva est anthropologue à l’université américaine de Bichkek.

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III. Actualité de la recherche

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III. Actualité de la recherche

A. Notes et documents

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Mars 2005 au Kirghizistan : « révolution des tulipes » ou alternance violente ?

Thomas Huet

1 Depuis 2003, trois pays de la CEI1 ont connu ce que les médias occidentaux ont appelé des « révolutions pacifiques », ou « révolutions de couleurs », qui ont mis à bas les dirigeants au pouvoir depuis la chute de l’empire soviétique, voire déjà à la tête du parti communiste national avant 1991. Il s’agit là non seulement d’une accélération dans le rythme des alternances politiques dans la région, mais aussi d’une nouvelle forme d’alternance. Avant la révolution géorgienne en 2003, deux pays de la CEI, seulement, avaient connu un changement à la tête de l’État : la Russie, avec la passation de pouvoir entre Boris Eltsine et Vladimir Poutine, et l’Azerbaïdjan où Haydar Aliev a nommé son fils Ilham Aliev à la tête de l’État peu avant sa mort. Une alternance brutale, et dans laquelle la population est un des acteurs de premier plan, est donc un fait nouveau dans la région. Le phénomène de la « révolution pacifique » devient alors un nouvel objet d’analyse dans le cadre des études sur les transitions postsoviétiques.

2 Cette étude se propose d’examiner en détail l’expérience kirghize de la révolution pacifique en essayant de la comprendre à travers des facteurs internes et structurels de la société kirghize, afin de déterminer s’il est fondé de concevoir cet événement comme une révolution populaire. Une étude2 du déroulement interne des émeutes de février et mars 2005 au Kirghizistan, qui ont mis à bas en quelques heures le pouvoir d’Akaev, ainsi que de leurs conséquences permet en effet de mettre en doute cette vision largement répandue dans les médias aussi bien occidentaux que russes ou centre- asiatiques. Pour autant, le printemps kirghiz n’a pas été sans conséquences sur la vie politique kirghize comme sur la relation de la population à la politique.

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Révolution dans le Sud et émeutes dans le Nord : les deux temps de la révolution

3 Dans leurs déroulements même, les événements de février et mars 2005 au Kirghizistan renvoient à une réalité locale très ancrée dans le pays : la différence entre le Nord et le Sud du pays. Que ce soit dans la succession des événements ou dans la perception de la population, il semble que la révolution kirghize ait connu deux temps bien distincts, qu’un rapide descriptif chronologique des faits met facilement en évidence. Les protestations qui ont amené à la chute d’Akaev ont eu comme point de départ – comme prétexte verrons-nous plus tard – les élections parlementaires qui se sont tenues entre février et mars, et plus précisément, la dénonciation de fraudes électorales. L’agitation politique3 avait débuté quelque temps auparavant, avec la formation de deux partis d’opposition4 avant les élections qui avaient signé un accord de partenariat pour l’occasion.

4 Dès le premier jour des élections5, les protestations ont commencé dans le Sud du pays face aux fraudes électorales explicites. Après le deuxième tour, le 13 mars, et face à la victoire sans appel de l’équipe au pouvoir, le mécontentement augmente, et les manifestations se font plus nombreuses. Le 15 mars, l’opposition organise un grand congrès à Jalal-Abad, qui réunit entre 5 000 et 15 000 personnes, pour demander à Akaev de ne pas se présenter aux élections présidentielles prévues pour octobre. À partir de là, les manifestations s’organisent et les occupations de places publiques se multiplient. Si des manifestations ont eu lieu dans tout le pays, c’est dans le Sud que l’agitation a été la plus grande. À Och par exemple, des yourtes sont installées sur la place principale de la ville, face au palais du gouverneur régional, permettant aux manifestants d’être présents sur place en continu. Loin de s’essouffler, les manifestants deviennent petit à petit de plus en plus entreprenants. Le 16 mars, ceux-ci prennent le palais du gouverneur à Och et à Jalal-Abad, et les routes reliant Bichkek et le Sud sont coupées par des manifestants. Afin d’éviter tout débordement, les opposants mettent en place un système de milice privée, chargée d’empêcher tout pillage et d’encadrer les manifestants. Les forces de l’ordre, par contre, se font discrètes, à l’exception de la prise d’assaut du palais du gouverneur d’Och par les troupes d’élites. L’ambiance est cependant assez tendue, entre les manifestants et certains partisans du président Akaev qui organisent à leurs tours des manifestations de soutien, sans pour autant que cela dégénère en violence. La plupart des commerces en outre ferme boutique par peur des pillages, et la majorité de la population craint des débordements, en particulier sous l’influence des médias locaux qui retransmettent des informations alarmistes sur la situation dans le pays.

5 Après près de deux semaines de manifestations dans le Sud, un grand meeting est organisé à Bichkek le 24 mars, à l’appel de tous les opposants, auquel entre 4 000 et 5 000 personnes ont participé. Contrairement à ce qui est envisagé par les organisateurs du rassemblement, qui se préparent à occuper la place durant plusieurs jours, avec dans l’idée de suivre l’exemple de la révolution ukrainienne – pendant laquelle la place centrale de Kiev a été occupée pendant plusieurs semaines par des milliers de manifestants –, il a suffi de quelques heures pour que le palais présidentiel soit occupé et que le régime soit renversé. C’est l’arrivée des cinquante manifestants d’Och, pour la plupart des gros bras du club sportif d’Och tenu par l’opposant Erkinbaev, qui accéléra les choses. Ceux-ci cherchaient à entrer le plus vite possible et par quelque moyen que

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ce soit dans le palais présidentiel. En près de quarante minutes, ils arrivent à leur fin, suivis par d’autres manifestants et trouvent la Maison blanche déjà évacuée6. Malgré les appels au calme des opposants devenus les nouveaux dirigeants autoproclamés, la situation devient alors totalement incontrôlable, et les pillages se succèdent tout au long de la nuit. La plupart des magasins sont pillés totalement, certains parce qu’ils appartiennent au clan Akaev, d’autres parce que liés à des intérêts étrangers (le supermarché Beta Store par exemple, tenu par des Turcs a été pillé et saccagé). La question de savoir qui a participé à ces pillages est assez difficile à résoudre précisément. Mais il s’agissait certainement en partie des fidèles d’Akaev. Ceux-ci cherchaient à décrédibiliser ce qui aurait encore pu être une révolution et une grande partie des habitants de Bichkek qui y ont vu l’occasion de gagner facilement de l’argent ou d’agrémenter leur intérieur sans trop de risque, étant donné le climat d’anarchie qui régnait dans la ville pendant la nuit. Cependant, la situation à Bichkek est revenue au calme assez rapidement, les pillages étant contrôlés dès le 25 mars au matin par la police et des milices civiles organisées par l’ancienne opposition. Les appels au calme de la part des nouvelles autorités et, en particulier par Bakiev, eurent au bout d’un moment un certain effet.

6 En quelque sorte, la révolution dans le Sud a été ainsi exportée à Bichkek, afin de concrétiser l’expérience révolutionnaire. Mais la capitale ne semble pas s’être rendue compte, au cours de la journée du 24 mars, ce qui était en train de se dérouler7. C’est comme si, le Sud du pays, beaucoup plus pauvre et souvent sous-représenté au gouvernement, s’était vengé du Nord, en imposant un changement de régime.

Une révolution populaire manipulée par l’opposition

7 Un enjeu majeur pour la compréhension de la révolution kirghize est de saisir le fonctionnement interne de cet événement, d’analyser le poids des différents acteurs, et de mettre en exergue leurs interactions. On peut d’ores et déjà différencier deux grands groupes d’acteurs ayant joué un rôle déterminant dans le déroulement de la révolution : les personnalités politiques opposées au pouvoir d’Akaev et la « foule » des révolutionnaires. Si cette différentiation peut paraître abusivement simplificatrice, elle constitue cependant un point important dans le processus d’analyse du printemps kirghiz.

8 Il convient donc en premier lieu de s’attarder quelque peu sur le rôle de l’opposition pendant la révolution, et pour cela avant tout de mettre en évidence une particularité primordiale de la vie politique kirghize et des allégeances politiques reposant sur des structures essentiellement claniques. Le clan, qui regroupe les membres d’une famille élargie, et les relations qui gravitent autour, est la cellule de base de la politique kirghize, en ce qu’il est autant le lieu des allégeances naturelles que celui des négociations et des décisions importantes. Considérant cette structure clanique et, par là même, l’importance du niveau local dans le processus de légitimation politique au Kirghizistan, il est plus aisé de comprendre pourquoi la révolution s’est déroulée au cours des élections parlementaires et non pendant les élections présidentielles, comme cela était prévu et attendu par les organisations internationales et par les services de renseignement internationaux, la CIA en premier lieu. L’élection parlementaire est en effet par essence le moment où les hommes politiques retournent dans leurs circonscriptions et retrouvent leurs bases locales. Il est alors beaucoup plus facile et

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efficace d’appeler à une protestation populaire face à des fraudes électorales prévisibles d’avance, d’autant plus que cela rentre en résonance avec les aspirations aux changements de la population. Pendant une élection présidentielle en revanche, le choix se fait sur des personnes pour lesquelles une grande majorité de la population ne ressent pas d’allégeance naturelle, ce qui rend alors la réponse à un appel à protester beaucoup plus incertaine. Le fait que, dans toutes les circonscriptions, où les adversaires aux candidats officiels se sont faits débouter, les protestations aient été quasiment immédiates, révèle la finesse stratégique des opposants de ne pas avoir attendu les élections présidentielles pour dénoncer le pouvoir.

9 Se pose alors la question de savoir s’il y avait eu à l’avance des négociations entre les clans pour organiser les protestations, et plus fondamentalement de savoir si les opposants prévoyaient et souhaitaient aller jusqu’au renversement d’Akaev. En ce qui concerne la première interrogation, la simultanéité de la réaction populaire dans les différentes parties du pays, ainsi que l’organisation rapide et efficace des protestations permettent de penser que l’opposition avait déjà envisagé un tel scénario et s’était mise d’accord sur une conduite à suivre. D’autant plus que s’était tenu un « Kurultaï » – meeting politique de l’opposition pendant lequel les principaux opposants se rencontrent – peu avant les élections. Cependant, rien ne permet de penser que le but final prévu était, dès le départ, l’éviction d’Akaev et de son clan du pouvoir. Selon Alexis Malashenko, chercheur au Centre Carnegie à Moscou, qui a rencontré des représentants de l’opposition pendant les événements, « personne au sein de l’opposition kirghize ne prévoyait une révolution, (…) les discussions étaient centrées sur l’obtention de 30 % des sièges au Parlement8 ». Le glissement de la revendication légale à la révolution semble s’être fait de manière inattendue, sans que personne ne s’en rende compte. L’importance de l’impulsion donnée par Erkinbaev et ses hommes a cependant été non négligeable dans ce processus.

10 Si l’opposition a bien évidemment joué un rôle primordial dans la révolution en ce que c’est elle qui en a donné l’impulsion, et qu’elle a organisé, encadré et financé les manifestations, le rôle de la population n’a pas été moindre. La réaction de la population, qui n’attendait que la bonne occasion pour exprimer son mécontentement face à la dégradation de la situation économique et sociale du pays ne s’est en effet pas fait attendre pour répondre aux appels de l’opposition dénonçant les fraudes électorales.

11 Car, si les raisons politiques (fraudes électorales, craintes qu’Akaev ne se représente aux élections présidentielles prévues pour octobre) apparaissent comme les éléments déclencheurs des émeutes, tout comme leur prétexte, celles-ci ont des causes structurelles beaucoup plus fortes. La population qui a manifesté est descendue dans la rue avant tout en raison de la pauvreté endémique et de la corruption généralisée. Depuis la chute de l’URSS, le niveau de vie de la population a globalement stagné, voire diminué considérablement. Près de 40 % des Kirghiz vivent en dessous du seuil de pauvreté, aucune classe moyenne n’a pu se constituer et les écarts de richesse ne cessent de se creuser. Cette pauvreté est accentuée par une corruption systémique sévissant non seulement à toutes les échelles de l’administration, mais aussi au sein de la plupart des services publics9, et qui fait remonter l’argent des couches les plus basses aux couches les plus aisées, à travers de multiples intermédiaires.

12 Si la population a réagi rapidement, elle n’a pas cependant répondu véritablement en masse et, seules, certaines catégories de la population ont participé directement aux

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protestations. Dans le Sud du Kirghizistan, ce sont principalement les habitants des campagnes, c’est-à-dire la part de la population la plus pauvre, qui ont manifesté. Les populations urbaines ont, en général, peu participé aux manifestations. Les étudiants, tout d’abord censés être les plus virulents, la force vive habituelle d’une révolution, n’étaient pas autorisés à descendre dans la rue, sur ordre des recteurs d’université – et donc sur ordre direct des autorités politiques – sous peine d’exclusion. Ainsi, les universités dans la ville d’Och ont-elles été fermées pendant près d’une semaine, et les étudiants renvoyés chez eux, mettant par la même en évidence la peur des autorités d’une révolte étudiante qui aurait pu accélérer leur chute. En outre, la majorité des habitants des villes ne voyait, soit pas de raisons de perdre du temps à manifester, soit réprouvait des émeutes qui auraient pu devenir incontrôlées. En revanche, les populations rurales10, plus volontaires pour un changement de gouvernement et plus faciles à manipuler politiquement, se sont assez bien mobilisées.

13 La réaction de la population n’a pas été naturelle, mais bien orchestrée et manipulée par l’opposition, qui y a vu un moyen de sa protestation. La population dans la rue a servi à la fois de fer de lance à la protestation puis au renversement d’Akaev, et de principe de légitimation du changement de pouvoir. Sans les manifestations, présentées après coup comme populaires et spontanées, l’opposition n’aurait jamais pu ni parvenir à renverser Akaev, ni prétendre à une quelconque légitimité internationale. Et le camp adverse, d’ailleurs, a essayé de décrédibiliser les manifestants et d’affaiblir la légitimité du changement de régime en organisant certains des pillages à Bichkek. Il s’agissait là de faire passer ceux qui avaient pris le palais présidentiel pour des vandales sans cause, et de décrédibiliser l’ancienne opposition arrivée au pouvoir en montrant son incapacité à gérer la crise.

14 Il y a donc eu une émulation mutuelle entre les manifestants et l’opposition. Déclenchées par cette même opposition, les protestations ont pris de l’ampleur ouvrant alors le règne des possibles politiques.

Une alternance en forme de révolution

15 Si l’on considère la définition donnée par Dominique Colas, dans le Dictionnaire de la Pensée Politique11, une révolution est « une transformation délibérée, rapide, brutale et radicale d’une société ». Une révolution se définit donc autant par son déroulement que par les conséquences qu’elle engendre, les deux parties de la définition étant complémentaires et indispensables à la compréhension du phénomène. Cette distinction est tout à fait pertinente dans le cas du Kirghizistan. En effet, on peut envisager le printemps kirghiz comme un évènement délibéré – du moins de la part de l’opposition –, rapide et à la rigueur brutal puisqu’il a vu une participation populaire assez importante, une prise du palais présidentiel et des émeutes. Cela lui donne alors l’apparence d’une révolution. Cependant, en aucun cas, il n’y a eu de changement radical, ni dans le fonctionnement de l’État, ni dans sa politique, ni dans la situation économique ou sociale du pays. Et il n’est pas possible de parler de renouvellement du personnel politique dirigeant puisque tous les nouveaux dirigeants sont des anciens membres de l’équipe d’Akaev. On ne peut dans ces conditions pas considérer la « révolution des tulipes » comme une réelle révolution.

16 Il s’agirait plus d’une tentative de révolution avortée, très vite transformée en une simple alternance. La volonté de la nouvelle classe politique au pouvoir de ne rien

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changer dans le fonctionnement du pays s’est très vite fait sentir et a été exprimée explicitement dès le retour au calme dans l’ensemble du pays. Bakiev, par exemple, alors qu’il n’était encore que Président et chef du gouvernement par intérim, a clairement annoncé qu’il n’y aurait aucun changement dans la politique étrangère kirghize et dans son positionnement international. De plus, bien que les élections parlementaires frauduleuses aient été le déclencheur des émeutes, et que pendant un temps, l’opposition ait demandé un nouveau scrutin, les nouvelles autorités ont choisi de ne pas dissoudre le Parlement nouvellement élu. Une brève analyse des déclarations politiques de l’après-24 février montre la volonté des autorités non seulement de rétablir l’ordre au plus vite, mais aussi d’établir leur légitimité sur la préservation des anciennes institutions. Les discours radicaux pendant les manifestations ont vite laissé la place à une inertie grandissante de la classe politique. Les réticences de Bakiev pour changer ou, du moins, amender la Constitution, sont à ce titre un exemple des plus révélateurs. Cette absence de réformes de structure a provoqué de vives oppositions de la part de certains députés qui souhaitaient, et souhaitent toujours pour certains12, non seulement la conduite de réformes de structure, mais aussi l’élection d’un nouveau Parlement.

17 La conduite des réformes est cependant freinée par les luttes de pouvoir et d’influence qui se trament aux plus hauts niveaux de l’État. Bakiev doit en effet batailler sur deux fronts : d’un côté, avec le Parlement qui est loin de lui être acquis et qui pousse pour une réforme de la Constitution en faveur d’un régime parlementaire et, d’un autre, avec son Premier ministre. Les tensions entre le président et le Parlement ne vont pas en s’amenuisant au vu de la récente crise entre le Président et le porte parole du Parlement (Tekebaev), poussé à démissionner après avoir publiquement insulter Bakiev. Celui-ci doit aussi composer avec son Premier ministre Felix Kulov avec qui les divergences se font de plus en plus sentir, à tel point qu’il est probable que le tandem éclate d’ici peu. Sur quasiment toutes les questions politiques, les deux hommes s’opposent, et les déclarations contradictoires ne cessent de révéler au grand jour leurs dissensions. Celles-ci sont encore plus visibles depuis que Bakiev a annoncé sa volonté de supprimer dans la prochaine Constitution le poste de Premier ministre, considérant comme inutile un exécutif bicéphale. Entre luttes d’influence et querelles de clans, le gouvernement kirghiz est donc souvent au bord de la paralysie, et même si Bakiev reste pour l’instant en position de force, son pouvoir est sans cesse questionné.

18 La thèse de la révolution est encore plus à remettre en question au vu des sentiments de la population, moins d’un an après le changement de pouvoir. À l’exception de quelques personnes haut placées, pour qui les manifestations populaires et l’espoir qu’elles ont porté, sont le signe d’une révolution, la majorité de la population envisage les événements de février et mars 2005 bien plus comme une simple alternance, quand ce n’est pas comme une imposture. Neuf mois après, le sentiment général est celui d’une inutilité du changement de pouvoir, voire parfois un regret face à une semaine d’activité économique perdue. Les réalités économiques et sociales ont repris le dessus sur l’espoir politique, et la vie a repris son cours normal, avec cependant un arrière- goût de désillusion. De plus, aucune trace physique n’est visible au Kirghizistan, des événements du printemps dernier. À l’exception d’un grand panneau dans les rues d’Och, déclarant « Faisons que notre révolution soit heureuse ! », toutes les marques des émeutes ont été effacées. La réouverture du supermarché Beta Store13 qui avait été

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complètement pillé et détruit pendant les émeutes à Bichkek est symbolique de ce retour à la normale.

Vers une nouvelle « révolution » ?

19 Au cours des entretiens ou des discussions que l’on peut avoir avec les Kirghiz, il est fréquent qu’ils évoquent, de manière spontanée, la possibilité d’une autre révolution dans des délais assez brefs. Que ce soit pour la dénoncer ou pour l’appeler de leurs vœux, une très large majorité des Kirghiz de toutes régions et de toutes conditions sociales estiment que la situation s’est tellement détériorée… Ils semblent être si déçus par les promesses non tenues et par un espoir trop rapidement désavoués, qu’ils prévoient un retour des protestations avec le retour des beaux jours14. Deux éléments principalement viennent accréditer l’hypothèse d’un retour à l’instabilité politique dans le pays : une amertume face à l’absence de changement qu’on retrouve au sein de la population comme parmi l’opposition, et une maturation politique de la population.

20 D’un point de vue purement politique tout d’abord, la nouvelle opposition est de plus en plus active. Deux partis politiques ont été créés depuis décembre 2005, les opposants se rencontrent régulièrement et sont de plus en plus exigeants dans les requêtes qu’ils envoient au gouvernement. De plus, le Kirghizistan connaît aujourd’hui une crise institutionnelle majeure, où les luttes de pouvoir entre l’exécutif et le législatif sont exacerbées au plus au point jusqu’à devenir de l’insulte publique15. Dans l’opposition, les plus actifs sont les chefs de files ayant participé activement à la « révolution des tulipes » mais qui voulaient, dès le début, des changements plus radicaux dans la politique du pays. Citons, par exemple, Rosa Otumbaeva. Ces opposants appellent encore aujourd’hui à des changements révolutionnaires.

21 Mais le signe le plus annonciateur d’une probable révolution à venir est sans nul doute la désillusion des Kirghiz face à la nouvelle équipe gouvernante. Le détournement de la révolution au profit de quelques personnalités a engendré une certaine rancœur chez les Kirghiz vis-à-vis du gouvernement et du président. L’espoir déçu pouvant être parfois plus dangereux, à contre coup, que l’absence d’espoir, il est possible, voire de plus en plus probable, que la population se réveille à nouveau pour rappeler à ses nouveaux dirigeants les buts de son action. En effet, lorsque l’on demande aux Kirghiz de toutes conditions sociales et de tous âges, quels ont été les points positifs du changement de pouvoir, la réponse qui revient fréquemment est la suppression du changement d’heure entre horaire d’été et horaire d’hiver, quand on n’entend pas dire qu’il n’y a eu aucune évolution positive du pays depuis l’arrivée de Bakiev. Cette anecdote est symptomatique du sentiment de la population d’avoir été trompée par le nouveau pouvoir, et la détérioration des conditions économiques et sociales ne fait qu’aggraver ce sentiment. En un mot, le désenchantement face au changement de gouvernement et aux promesses d’amélioration n’a pas tardé à prendre le pas sur l’espoir de l’après-révolution. Ainsi, il est fréquent de rencontrer des Kirghiz, notamment des jeunes, appelant de leurs vœux une nouvelle révolution et se disant près à y prendre part. Une nuance souvent apportée à cette affirmation est qu’ils devraient cependant être payés ou tout au moins dédommagés pour participer à une action protestataire de la sorte : « Je suis près à participer à la prochaine révolution… si je suis payé16 ». Cette phrase, entendue à plusieurs reprises, plus ou moins formulée de la même manière, mais toujours avec le même sens, est intéressante à plusieurs

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niveaux. Elle révèle non seulement une désillusion totale face à la première « révolution » et aux évolutions récentes de la situation économique et sociale au Kirghizistan, mais aussi une implication dans la vie politique plus importante de la part des jeunes générations17, ainsi qu’une prise en compte du politique comme moyen de changement de la société. Elle renvoie également aux réalités locales, et rappelle que les Kirghiz ne peuvent se permettre le luxe de faire de la politique et de perdre ainsi du temps qu’ils utiliseraient autrement pour une activité lucrative. Peu de Kirghiz peuvent se permettre de « gaspiller » une semaine de travail pour « faire la révolution ».

22 Un autre argument appuie également l’hypothèse d’un retour à l’instabilité politique. Car si du point de vue de la situation du pays, l’alternance de 2005 n’a pas amené beaucoup de changements, un des grands apports de la « révolution des tulipes » s’est produit dans la conscience de la population, qui a vu l’éventail des possibles politiques s’élargir considérablement. Pour la première fois, en effet, la population a pris possession de l’espace public, et s’est ainsi rendue compte de la possibilité directe qu’elle avait de peser sur les évolutions politiques du pays. Préparée de longue date par l’action des ONG internationales18 et relayée par des militants d’action civique, la société civile a fait un pas en avant vers son indépendance vis-à-vis du pouvoir politique et commencé à devenir un réel contre-pouvoir à l’État. Le renversement du pouvoir du président Akaev marque l’assimilation de cette conception tocquevilienne de la société civile par la population, en même temps qu’une maturation des consciences politiques face à ses gouvernants. Il ne s’agit là bien évidemment que d’un premier pas, mais tout pousse à penser que les marques laissées par la chute de l’ancien président Akaev grâce à l’action de la population – première dans la région – sont bien ancrées et pourront resurgir lors d’une prochaine révolution.

23 Alternance bien plus que révolution, les événements de février et mars 2005 au Kirghizistan, ont néanmoins posé les bases d’une situation prérévolutionnaire dans le pays, voire au-delà du Kirghizistan. Car, en tant que premier événement de la sorte en Asie centrale, le printemps kirghiz a profondément marqué les esprits des dirigeants comme des opposants et de la population.

24 Les quelques particularités de l’alternance kirghize qui ont été ici mises en évidence amène un certain nombre d’interrogations, quant aux liens qu’entretiennent entre elles les trois « révolutions pacifiques ». À ce titre, une étude comparative mériterait d’être faite pour révéler leurs similitudes et leurs différences et d’établir s’il est pertinent ou non de bâtir un modèle d’étude de la « révolution de couleurs ». Une telle étude permettrait de savoir si l’on assiste véritablement à une « vague de démocratisation » dans les anciennes Républiques soviétiques.

NOTES

1. La Géorgie en 2003, avec le renversement de Chevardnadze lors de la « révolution des roses », l’Ukraine en 2004 lors de la très médiatique « révolution orange », et le Kirghizistan en mars 2005.

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2. Cette étude s’appuie sur des recherches effectuées au Kirghizistan en décembre 2005, principalement dans les villes de Och, Jalal-Abad et Bichkek. 3. Le pouvoir avait d’ailleurs pris des dispositions pour empêcher toute révolte populaire, en limitant par exemple le droit de réunion par un décret promulgué le 11 janvier 2005 exigeant que tout rassemblement soit déclaré dix jours à l’avance aux autorités locales. 4. Le Mouvement du peuple kirghiz, présidé de fait par Kurmanbek Bakiev, fondé en septembre 2004, et le parti Ara-Jurt, fondé en décembre 2004 par certaines figures majeures de l’opposition, dont Rosa Otumbaeva ou Omurbek Tekebaev 5. Le premier tour s’est tenu le 17 février, et dès cette date, des manifestations ont eu lieu, en particulier à Jalal-Abad, fief d’origine de Bakiev, et ville particulièrement militante. 6. Nom du palais présidentiel à Bichkek. 7. Un chauffeur de taxi à Bichkek raconte par exemple n’avoir absolument rien vu ni rien compris à ces évènements : « Le matin, Akaev était au pouvoir et tout était normal, puis le soir c’était le pillage dans les rues et le palais présidentiel était déserté ». 8. Cité par : Jeremy BRANSTEN, «Kyrgyzstan: Was ‘Revolution’ a worthy successor to Rose and Orange ? (Part III)», Free Europe/Radio Liberty (www.rferl.org), 8 April 2005. 9. Face à la faiblesse de leurs salaires, la plupart des professeurs et des médecins font en effet payer leurs services censés être gratuits. Pour avoir un diplôme, voire même l’intégralité des cours, comme pour être sûr d’être convenablement soigné, il faut généralement se soumettre à la corruption dans le sens où on l’entend en Asie centrale, c'est-à-dire de rétribution non légale d’un service rendu. 10. Il serait à ce titre intéressant de mener des recherches approfondies auprès des populations rurales afin de déterminer leurs motivations et de préciser l’importance de leur action. 11. Dominique COLAS, Dictionnaire de la pensée politique, Paris, Larousse, 1997, p. 296. 12. Certains députés demandent ainsi toujours la tenue de nouvelles élections parlementaires, estimant que la nouvelle Assemblée comme étant toujours illégitime. 13. L’inauguration en grande pompe du nouveau Beta Store a été, à Bichkek, un événement de premier plan, suivi par les médias. Des centaines d’habitants de la capitale ont assisté à l’événement, comme pour marquer symboliquement ce retour à la normale, et seul le discours du directeur précisant avec humour que tout était payant rappelait les émeutes du 24 mars. 14. En voyant le prix des pommes de terre, qui avait déjà atteint en décembre, les prix de plein hiver, un chauffeur de taxi réagit de la sorte : « Cet hiver va être très difficile si les prix continuent à augmenter. Mais il est certain que dès le retour du printemps, les gens vont de nouveau protester contre l’inflation et le gouvernement qui ne fait rien contre ça ». 15. Au cours d’une interview télévisée, Tekebaev, porte-parole du gouvernement, a traité Bakiev de « chien » et lui a conseillé de se pendre au premier arbre venu, ce qui a conduit à sa démission après deux semaines d’intenses tractations politiques. 16. Fait surprenant mais assez révélateur de l’état d’esprit de la population, on peut entendre cette position dans le Nord comme dans le Sud du pays, sans que l’habituelle différence entre les deux régions ne se fasse sentir. 17. Parmi les auteurs de cette phrase, aucune en effet n’ont participé directement et activement aux événements du printemps 2005. 18. Voir en particulier : Laetitia ATLANI-DUAULT, « La révolution “spontanée” a été préparée de longue date par les organismes internationaux. ONG à l’aide du Kirghizstan », Libération, 31 mars 2005. Voir aussi : Aleksandr KNJAZEV, Gosudarstvennyj perevorot 24 marta 2005 g. v Kirgizii [Le Coup d’État du 24 mars 2005 en Kirghizie], Bichkek, Izd. 2-e, Izd. Obščestvennyj fond Aleksandra Knjazeva, 2006.

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RÉSUMÉS

Cette étude se propose d’examiner en détail l’expérience kirghize de la révolution pacifique en essayant de la comprendre à travers des facteurs internes et structurels de la société kirghize, afin de déterminer s’il est fondé de concevoir cet événement comme une révolution populaire. Une étude du déroulement interne des émeutes de février et mars 2005 au Kirghizistan, qui ont mis à bas en quelques heures le pouvoir d’Askar Akaev (ancien chef d’État kirghiz), ainsi que de leurs conséquences permet en effet de mettre en doute cette vision largement répandue dans les médias aussi bien occidentaux que russes ou centrasiatiques. Pour autant, le printemps kirghiz n’a pas été sans conséquences sur la vie politique kirghize comme sur la relation de la population à la politique.

This studygives a detailed examination of the Kyrgyz experienceof the peaceful revolution, trying to understand it through internal and structural factors of Kyrgyz society, so as to determine if there is any basis for seeing this event as a popular revolution. A study of the internal events of the riots of February and March, 2005 in Kyrgyzstan, which, within a few hours, put an end to the rule of Askar Akaev (former Kyrgyz head of state), and of their consequences casts doubt on this view, largely held by Western, Russian, and Central Asian media. That is not to say that the Kyrgyz Spring had no impact on Kyrgyz political life or on the population's relationship to politics.

AUTEUR

THOMAS HUET Thomas Huet est étudiant à l’EHESS (Paris), où il prépare un DEA sur la notion d’Asie centrale.

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Kolkhozes, Sovkhozes, and Shirkats of Yangibazar (1960-2002): Note on an archival investigation into four decades of agricultural development of a district in Khorezm (Uzbekistan)

Tommaso Trevisani

A provincial archive and the study of rural transformations in Khorezm1

1 Surrounded by cotton fields, at the outskirts of the small town Yangibazar (‘Raizentr’ of the homonymous district placed along the lower riversides of the Amudarya), the district (tuman/rayon) branch of the Khorezm state archive is located in an inconspicuous two-stored building of the 1980’s, half occupied by a pharmacy, and half filled with some 80.000 documents gathered together from various close-by administrations, enterprises and organizations (uzb. ‘tashkilot’). In this building, from spring until autumn 2004, I enjoyed the help and assistance of the staff of the archive, while I was collecting data helping me to bring a bit of historical depth into my investigations on the current evolutions in and around the villages of the district. As I am writing at a socio-anthropological dissertation about the political economy of today’s Khorezmian rural society, the engagement with archival work was not an obvious step, but rather the result of a well reflected choice. The intention was to back my work’s emphasis on the contemporary events and transformations of the agricultural system with which I was immediately confronted with in my fieldwork, with information and figures on a longer time span, in order to put today’s picture “in perspective”. There are obvious historical reasons for why an attitude of mistrust

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prevails among anthropologists and (Western) social scientists towards data and statistics of the Soviet and post-Soviet agricultural apparatus, which document local production and its organization before, around, and after the notorious cotton scandal. This attitude contributes to explaining why archives have been so seldom called on to look for answers to the present conditions, or at least for questions. Delivering debatable and not always reliable information, being difficult to access, and time consuming, in Uzbekistan most scholars of the contemporary have been eager to downplay the importance of the written sources produced by the system they are studying. In disagreement with this practice, and in the hope to revise some cliché around the inner life of the Soviet and post-Soviet organizations characteristic of the rural site, I decided to take them seriously. My investigation could start beginning of May 2004, after a ‘prikaz’ signed by the deputy regional hakim for cultural affairs finally opened the doors of the Yangibazar district archive to me.

2 The idea to integrate my research on the recently accomplished decollectivization of agriculture in Yangibazar with a study on the agricultural development of the district through the sources of the local archive had to face two immediate practical constraints. First, being subsidiary to my fieldwork, the archival work had to be designed and organized in a way not to hamper too much my daily interviews and interactions with the actors of the agricultural sector. Therefore, after a closer look at the available material and after defining a feasible and coherent data gathering strategy, I instructed two assistants for the collection of the actual data. For this reason I had to privilege numerical data, and simple information over more complex narrative sources. Most of the time my contact with the documents of the archive were filtered through Rano Sabirova, and especially through Zulmira Jabbarova, both former students of the University of Urgench, with which we had a regular and lively dialogue over the data collection process. Second, as I had no previous training and experience about how to work in an Uzbek district state archive, I had to acquire confidence over methods and over the adequate way to proceed in a process of learning by doing, ending up hence and forth with some beginner’s mistake. Especially in this latter regard, I found in Matyakub Sherjanov, director of the archive since the last 10 years, a devoted and supportive interlocutor, whose insights and advices have been of inestimable value for my work. Himself an expert on the local history of Yangibazar, whose still-not-but-soon-to-be published book on Yangibazar resumes a life dedicated to the collection of local stories and memories in and about his native district, Matyakub Sherjanov’s working day since he came into the archive used to be divided between the mornings spent at his desk in the archive, and the afternoons dedicated to the collection of oral histories in the villages of the district and to interviews with former local personalities and with the eldest inhabitants of the rayon. Sharing the same interest for the local history, together we occasionally went to interview people, attend events, and visit places of the district bearing significance for our work. What is missing in the statistics of the archive sometimes is the “real life” Matyakub Sherjanov sometimes used to tell me in dispute with the writings of other local scholars, and his locally informed insights often contributed a great deal for filling this gap in my own data. Often, while I came up with questions on some unknown acronym, some incongruent data, or some missing ‘fond’2, his answers would lead to long digressions on local stories and personalities, and we would end in discussing the “when’s and how’s” of an altogether new aspect, inevitably ending with the statement: “ishlar nihoyatda murakkab…” [“(our) work is infinitely complicated…”]

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A glance on Yangibazar district through the archival sources

3 While most anthropological analyses of rural transformations in Central Asia privilege the village or the former kolkhoz as its unit of analysis, my idea was it to approach a rayon as an administrative body, and as a political and social carrier of “community” defined more at large. I selected Yangibazar as my case study for fieldwork because here, one out of four pilot districts over all the republic, in the process of the acceleration of the reform of the agricultural sector all shirkats were disbanded and substituted by private farm enterprises (‘fermer khüjaligi’), anticipating a nation-wide trend3. As a consequence, the district state archive acquired the documentation of the 11 dismissed shirkats (including in their turn that of the predecessors of the Soviet period — 9 kolkhozes and 2 sovkhozes). Together with Khiva and Hanka, Yangibazar is one of the three district level branches of the Khorezmian state archive in Urgench. According to Sherjanov, the archive can keep three kinds of documents: decrees of the district authorities (“davlat ukazlari”), documentation on the various organizations of the district (tashkilot), and biographical sources and notes on local personalities. In the Yangibazar branch of the state archive the documentations of all ‘tashkilot’ for the neighboring Shavat, Gurlen, and Urgench Rayon, are also stored. But only in Yangibazar all shirkats were so far dismantled, so that only here their papers became available en bloque and thus became accessible for my study.

4 The historical horizon of the analysis was determined by the data quality and availability: The district archive had to deliver all materials going back to the early collectivization period and before to the central regional archive in Urgench, for which a special permission was necessary- therefore I left them out. Also, manuscripts and documents older than 1924 are stored in the Republican state archive in Tashkent and were out of reach to me. In the Yangibazar archive, the documentation on the kolkhozes starts to become roughly complete only from late 1940’s onwards, while data referring to the period before and during WWII seemed to be incomplete. Because of this, and because of the frequent merging and reorganizing of the kolkhozes of the district in the years between early collectivization and the late 1950s, I started to systematically look at data on the agricultural evolution of Yangibazar district only starting from the year 1960. However, in a list of 11 ‘dalolatnama’4, documenting the acquisition by the state archive of the documentation on the kolkhozes that disappeared after merging with other kolkhozes, and of other organizations relevant to agriculture, it was possible to reconstruct the situation in flux of the years before 1960. From 1936 (oldest mention of a kolkhoz in the documents I saw) until 1962 the names of 28 different kolkhozes are stated in these ‘dalolatnama’. By 1960 the process of aggregation was almost accomplished. With one exception (a kolkhoz dismissed in 1962 to get merged with a bigger one), all agricultural activity in the district already pertained to the 8 ‘historical’ kolkhozes of Yangibazar. These were: Kuybishev (later known as a Shirkat under the name: Bogholon), Leninizm (Busqala), XXI Part sezd (Xalqabad), Oktyabr XIV-nchi yilligi (Hamza), Moskva (Khorezm), Madaniyat (Madaniyat), Leningrad (Shirinkungrad), Pravda (Uzbekistan). They represent administrative units whose figures, under changed names, can be followed up until 2002. After 1960, the changes become rare and units more stable: from 1960 to 2002 the

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only substantial novelty is that two sovkhoses were newly established in 1966/67 (Oktyabr 50-inchi yilligi — later: Buston) and in 1976 (Rossiya — later: Jayhun). The last (very small) kolkhoz was created in the early 1980’s (Sanjar) for the specialization on fodder, although in some respect it remained subsidiary to the largest kolkhoz of the district ‘Kuybishev/ Bogholon’, from which it split.

5 In Yangibazar this process of decollectivization was accomplished by 1st January 2003, when all shirkats were dismantled, their lands passing to private ‘fermer’ enterprises. The tractors and a land reserve of the former shirkats were reorganized into MTP’s (motor tractor park), which legally represent a private company, but that de facto are controlled by the district and continue to carry out a number of functions formerly hold by the kolkhozes before and by the shirkats later. Most of the large agricultural enterprises with names too reminiscent of the Soviet epoch were renamed in 1993 or later, some retained their original name. I have arbitrarily circumscribed the period for my analysis between 1960 and the decollectivization end of 2002, as the most suitable for a long time comparison of well-documented and roughly constant units, with only little change in the overall framework (administrative continuity of the kolkhoz/ sovkhoz/shirkat).

6 While the boundaries of the kolkhozes and sovkhozes within the territory of today’s Yangibazar had almost no change over the period of analysis, the district Yangibazar itself was suppressed and re-established several times and did not represent a unit of continuity. The reasons behind these switches tell something about the Soviet rural development logic, but I also suppose the existence of particular constellations of interest. The archival documentation shows the evolution of the administration of this territory: Yangibazar was the last of the districts in Khorezm to be introduced as autonomous rayon in 1950, as a measure to bring “development” into the rural areas, by putting together the peripheral areas around the neighboring larger historical centers Urgench, Shavat, and Gurlen. The decision was then reverted in 1958 for reasons which remained unclear to me. However, a connection with the reorganization of the tractor use occurring in those years in the districts seems to be likely. 1950-55 are the years of intensified mechanization, in which tractors started to increasingly replace manual seeding, leveling, fertilizing, and other agricultural activities formerly done by hand. While they were more depending on the one central district machinery facility (MTS) at the beginning, with their own tractor- and machinery parks gradually growing kolkhozes became less dependent. Whatever the reason, in 1958 the Yangibazar district administration was again suspended, and its territory re-divided between the neighboring rayons of Urgench in the south (65 % of the territory) and Gurlen in the north (35 %). This lasted until 1980, date of re-establishment of the district. “Economic” reasons, namely the distance from the two ‘Raizentr’ Gurlen and Urgench, seem to have led to the re-establishing of the district suppressed 32 years before5. The establishment of a new territorial/administrative unit follows a logic reproduced at the different levels of the administrative ladder. So, i.e., in a similar fashion in which Yangibazar district was created on the basis of peripheries ‘re-centered’ around a newly established administration and infrastructure (roads, allocation of tractors etc.), the Sovkhoz ‘50th anniversary of October revolution’, nowadays ‘Buston’, has been created by putting together three marginal brigades at the edges of the neighboring kolkhozes ‘Uzbekistan’, ‘Hamza’, and ‘Xalqabad’, and enhancing them with infrastructure, machinery, and an administrative building complex at its center. Later on, but only for a year (June 1988- June 1989), Yangibazar district was suppressed again

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and subdivided into Urgench and Gurlen, reintroducing the delimitations of 1958. The vicissitudes of the district in the late 1980’s, however, to some extend develop in parallel to the political career of a well-known personality native of the village Ayakdurman (village of the kolkhoz ‘XXI partya sezd’, ‘Xalqabad’ after 1992). Before becoming regional hakim of Khorezm the energetic Marx Jumaniyazov was appointed district hakim of Urgench Rayon in 1988, year in which his natal kolkhoz rejoined the territory of Urgench. Before becoming regional (‘vilayat’) hakim, Yangibazar was again reinstalled as a district. In ‘Xalqabad’, the newest administration building of all Kolkhozes of Yangibazar, dated 1991, recall the commitment of the former regional hakim to his native place. In the archival sources the frequent changes of the administrative bodies create difficulties to the analysis from today’s point of view, as overall district-level bookkeeping on agricultural data has been discontinuous. Since June 1989 Yangibazar did not change its status and its boundaries as a district.

7 Besides the administrative “fluctuations”, changing river flows and the intensification of agriculture also have affected the territory of Yangibazar. Towards North-East Yangibazar district borders with the Amudarya, whose unsteady riverbanks also were delimiting the borders with Karakalpakistan. As an evidence for former river floats and boundaries, a territory of several hundreds of hectares left of the Amudarya, in the former sovkhoz ‘Russia’ (later as a shirkat: ‘Jayhun’), today is in perpetual borrowing from Karakalpakistan. Once, in between the cropped areas and the “unruly” riverbed there was a buffer of 10.000 hectares of Tugai forest, ranging from Cholish in Urgench Rayon until Gurlen district. In Yangibazar, most of it fell under the expansion of the agricultural area of the district, beginning from the mid of 1970’s and accomplished in few years. In Yangibazar the deforestation went hand in hand with the establishment of the rice growing Sovkhoz ‘Russia’ in 1976 – for which many Koreans were employed from neighboring districts Urgench and Gurlen6. One year after the establishment of the sovkhoz on ca. 4000 ha of forest, the forest area was reduced to 765 ha7. In 19818 this area further shrunk to only 50 ha. Besides deforestation, agricultural expansion also took other directions: all five major lakes of the district were dried out and turned into arable surface9. The expansion of the agricultural areas reached its peak during the 1980’s. It is difficult to say something about the years of the cotton scandal at district level, as documents of the ‘Ispolkom’ were not available from 1980 until 1986. According to the staff of the archive they went lost in the moving to the archive. Documents about core years of some kolkhozes (Kuybishev/Bogholon 1981-89, 1992-1994; Hamza 1995-2002; Uzbekistan 1965, 1979, 1994-2002; Sanjar before 1987) were also missing. At district level, documents of the Yangibazar cotton collection point (“pakhta qabul qilish punkti”) testify its existence over the period from 1947 until 197010. From 1969 (1967?) onwards an own district cotton gin was operative11, underpinning the parity of the district with the other rayons, but these documents were not checked.

The kolkhoz bookkeeping: data and problems

8 The Yangibazar state archive has neither a general catalogue with a description of the documents, nor a guidebook to the archival documents, but a rather confusing ‘fondlar rüykhati’, a list of the fonds. Every fond of an organization (‘tashkilot’) is listed in a separate sheet. This creates a difficulty, in that it makes it difficult to get an overview

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over ‘what is there’, while it is easier to follow up the documents of one single organization, if they are listed in the same sheet. For this reason I have privileged a systematic view over certain kinds of documents, rather than varying among documents of different organizations. Archival work has been focused on the documents produced in and by the kolkhozes and sovkhozes, later on turning into shirkats. These documents were of three different kinds: (1.) the production plan, compiled at the beginning of the year (“moliyaviy ishlab chiqarish plani”), and, at the end of the year, (2.) the final yearly balance (“yillik hisabati/otchyoti”); they contain the detailed bookkeeping and statistic about the overall economic figures of the kolkhozes, also including information about the employees and their families, as well as a balance over the use of land and over the overall stock of the kolkhoz. These two types of documents were standardized forms used by all kolkhozes all over the Soviet Union. They were compiled by the chief bookkeeper (‘glavnyï buhgalter’) of the kolkhoz and signed by the kolkhoz manager. Over the years 1960-2002 the forms slightly change roughly every ten years. Every form is compiled in three copies: one for the agricultural department of the district (‘RaiSelVodkhoz’), one for the district department for statistics (‘Raistat’), and one to remain in the kolkhoz (which now ended up into the archive). The third sort of document is the protocol book (3.), which was produced in a single copy and remained in the kolkhoz. The protocol books have no special form. They contain the minutes of all plenary sessions and of all extraordinary gatherings within the farms. They were partly written by hand, partly by machine, most of the time in Uzbek, and cover several books for every kolkhoz. Protocol books ended with the introduction of the shirkats, but already before entries were not as detailed as in the early years (1960’s-1970’s). As the sovkhozes were state owned, they had no protocol books for the gatherings of the collective. Instead they had a book of the orders (“prikaz daftari”), in which in theory every ‘order’ (deliberation) concerning the sovkhoz management had to be reported. The detailed protocol books of the kolkhozes were not studied, as this would have been too time consuming. Nevertheless, the prikaz- books of the two sovkhozes were considered, because they were easier to handle (shorter, and entirely machine written). Here it appears that one sovkhoz barely has entries, whereas the other has a very accurate registry. These ‘prikaz-books’ deliver some information about the inner life of the sovkhozes. 78 orders (buyruq/prikaz) of particular interest were selected and copied.

9 Three kinds of information were extracted from the final yearly balances and processed into excel file sheets: 1. data on the administrative links and on the yearly composition of the staff of the kolkhozes/sovkhozes/shirkats12, 2. data on the yearly production figures13, and 3. data on population and on land allocation14. The reliability of the collected data became an issue every time we had to deal with inexact or incomplete documents. These kinds of problems often appeared after a closer look at the yearly production figures: here the sum of the different areas allocated to different crops often did not coincide with the figure given as the total amount of land for a specific year. However, these problems are not specific to the Yangibazar archive but link up with the general conditions of the Soviet (and post-Soviet) data production and management15. A general premise is that aggregated data produced by the statistical committees were less reliable and more exposed to manipulation, in that they were made to fit to given target figures. In this respect unaggregated data can be more interesting, although it is often secreted by the authorities, thus uneasy to access. Working data produced by the organizations themselves are less exposed to this risk.

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Nevertheless, they are not entirely secure from manipulation. In her work on a kolkhoz in Buryatia, C. Humphrey extensively engages with the problem of the reliability of the figures produced and used at local level, which seem to be the same type of documents I could access in the archive of Yangibazar. Her conclusion is that it is “probably fair to say that all units, and therefore to a greater degree all farms, operate in an atmosphere of approximation”16.

10 Yet it seems to me that rather than being deprived of any significance, it is important to understand the data in the light of the context in which they are produced. Interviews with the staff of the archive, and sometimes with the authors of the data, convinced me that although approximated, in most cases the figures were rather reliable. Mistakes in many cases could be easily identified, while incongruence rather pertained to circumscribed years and areas. “Holes” coming up in the data set due to incompleteness were more problematic. Therefore, although the collected figures of the kolkhozes and sovkhozes have their shortcomings, it does not automatically void them of any worth and usefulness. During the analysis of the data I tried to explain and contextualize the reasons for belief and skepticism towards the collected material in every single case, always keeping in mind that they bear a portion of risk. Beyond of its significance for its own, the output of the archive has represented a body of information which enabled me to conduct better informed interviews with local actors knowledgeable of the circumstances the archival data were referring to and helped tracing the evolution of the social and economic conditions of a district over a long period of time. An adequate discussion of the results of my archival research obviously goes beyond the scope of this note and will be done elsewhere. Certainly, a preliminary finding of my work is that in Uzbekistan archival research could deserve more attention by the scholars of the contemporary, as it can fruitfully complement and enrich fieldwork oriented investigations.

NOTES

1. This study was carried out within the framework of the ZEF/UNESCO Khorezm project (“Economic and Ecological Restructuring of Land and Water Use in the Region Khorezm (Uzbekistan)”). My acknowledgements for funding go to the German Ministry for Education and Research (BMBF; project number 0339970A). 2. Folders in which the archival documents are stored and organized. 3. After Independence kolkhozes and sovkhozes were gradually turned into shirkats — joint stock companies. These were the post-Soviet equivalents of the kolkhozes, with little change in management style and operational practice. This process is described in: Alisher ILKHAMOV, “Shirkats, Dekhqon farmers and others: farm restructuring in Uzbekistan”, Central Asian Survey, 17 (4)-(1998), p. 539-560. However, with the recently started disbandment of the shirkats more substantial reforming of the agricultural sector is on the way. 4. “Dalolatnama 1-11”, 14th June 2001, Khorezm Davlat Arxivi, Yangibazar filiali. 5. Personal communication of Matyakub Sherjanov and of two district officers.

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6. ‘Russia’ sovkhoz, however, is not mentioned by Songmoo Kho, who otherwise very accurately reports on the Korean rural communities of Khorezm, i.e. on the rice-growing sovkhozes in the neighboring districts Gurlen and Hanka. See: Songmoo KHO, “Koreans in Soviet Central Asia”, Studia Orientalia, Ed. by the Finnish Oriental Society, Helsinki, 1987, p. 90. 7. F350/1/4 8. F350/1/12 9. The largest lake was Devankul. It extended over more than 1000 hectares, 50 % of which were in the territory of the district. For the history of the lakes of Yangibazar see: Matyakub SHERJANOV, “Yangibazarning katta küllari”, Yangibazar Küzgusi, 15th August 2003, p. 3. 10. “Dalolatnama n.9”, 14th June 2001 11. “Dalolatnama n.10”, 14th June 2001. During a visit at the district cotton gin I was told that the gin opened in 1967. However, documents in the archive begin from 1969. 12. In the first sheet information on the name of the rayon, of the village council, of the enterprise, and of the available staff members were collected. Recurring positions were those of the kolkhoz chairman, accountant, chief economist, chief agronomist, chief zootechnician, chief engineer, land measurer, deputy of kolkhoz chairman, and chief of inspection. Change in staff sometimes could be detected by looking at the signatures of the documents, while sometimes the appointment of staff was explicitly mentioned in the protocols. 13. The areas attributed to every crop (in hectares) and the harvest (in tons) of every crop of each available year was collected. The crops considered in the forms were the following: cotton, potato, vegetables (cabbage, cucumber, tomato), melons and gourds, total forage crops, total grain crops and leguminous plants, spring wheat, winter grain crops, maize, mungbean, millet, rice, sorghum, barley, pea, grapes, fruits, sugar-beet. Data on fertilizers, machinery, and livestock were not considered, due to the shortage of time. 14. In the third sheet data was collected on the kolkhoz specialization, population, number of households, total area of the kolkhoz, total agricultural lands, area under state crop (‘ekinzorlar’), area grown with hay for fodder (‘pichanzorlar’), pasture, forest area, “tamorka” lands of collective farmers, short-term rented ‘ekinzorlar’, total irrigated area, fallow lands, ponds and reservoirs, longstanding seed plots, deposit and virgin lands. Since 1986 data on population was not available, because the form had changed and figures moved to the local soviet councils (‘sel’soviet ’). 15. Recently appeared on the making and unmaking of statistical data in the Soviet Union: Alain BLUM, Martine MESPOULET, L’Anarchie bureaucratique, Statistique et pouvoir sous Staline, Paris, La Découverte, 2003. 16. Caroline HUMPHREY, Karl Marx Collective. Economy, society and religion in a Siberian collective farm, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 199 (see chapter 4 on the production of data in the kolkhoz).

ABSTRACTS

While most anthropological analyses of rural transformations in Central Asia privilege the village or the former kolkhoz as its unit of analysis, my idea was it to approach a rayon as an administrative body, and as a political and social carrier of “community” defined more at large. I selected Yangibazar as my case study for fieldwork because here, one out of four pilot districts

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over all the republic of Uzbekistan, in the process of the acceleration of the reform of the agricultural sector all shirkats were disbanded and substituted by private farm enterprises (‘ fermer khüjaligi’), anticipating a nation-wide trend. As a consequence, the district state archive acquired the documentation of the 11 dismissed shirkats (including in their turn that of the predecessors of the Soviet period — 9 kolkhozes and 2 sovkhozes). Together with Khiva and Hanka, Yangibazar is one of the three district level branches of the Khorezmian state archive in Urgench.

Tandis que la plupart des analyses anthropologiques axées sur les transformations rurales en Asie centrale privilégient le village ou l’ancien kolkhoze en tant qu’unité d’analyse, mon idée était d’appréhender un district (raïon) en tant qu’entité administrative et en tant que corps politique et social d’une « communauté » définie plus en détails. J’ai sélectionné Yangibazar, l’un des quatre districts pilotes existant dans toute la République d’Ouzbékistan, comme étude de cas pour mon terrain car, ici, dans le processus d’accélération des réformes du secteur agricole, toutes les shirkat ont été dissolues et substituées à des entreprises de fermes privées (fermer khüjaligi), anticipant une tendance nationale. En conséquence, les archives nationales du district ont hérité de la documentation des 11 shirkat dissoutes (y compris dans leur changement de prédécesseurs de la période soviétique, soit 9 kolkhozes et 2 sovkhozes). Avec Khiva et Hanka, Yangibazar constitue l’un des trois niveaux de branches de district des archives nationales du Khorezm à Urgentch.

AUTHOR

TOMMASO TREVISANI Tommaso Trevisani prépare une thèse de doctorat sur les réformes agraires en Ouzbékistan à l’univeristé de Berlin (département d’ethnologie). Il est associé au Zentrum fur Entwicklungsforschung (ZEF) de Bonn dans le cadre d’un programme soutenu par l’UNESCO.

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III. Actualité de la recherche

B. Comptes-rendus

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Boris Eisenbaum, Guerres en Asie centrale : luttes d’influence, pétrole, islamisme et mafias, 1850-2004 Paris, Grasset & Fasquelle, 2005, 255 p.

Mathieu Lembrez

RÉFÉRENCE

Boris Eisenbaum, Guerres en Asie centrale : luttes d’influence, pétrole, islamisme et mafias, 1850-2004. Paris, B. Grasset, 2005, 255 p.

1 Cet ouvrage récent représente une tentative appréciable de synthétisation des grandes questions qui traversent l’Asie centrale contemporaine. Son auteur, Boris Eisenbaum, politologue, n’est pas un « spécialiste » à proprement parler de la région, mais du « monde post-soviétique » dans son ensemble. Son expérience d’expertise pour les organisations internationales confère à son ouvrage un large spectre et une certaine vivacité d analyse.

2 Bien qu’ayant, formellement, retenu pour son exposé un découpage chronologique, l’auteur propose un tableau historique et politique des grandes étapes de la formation de la région centrasiatique, de la colonisation russe à nos jours. Il y aborde, comme le sous-titre l’indique, les thèmes de réflexion jugés cruciaux pour l’avenir de la région. Dérives politiques, choix et modalités de l’intégration à l’économie mondiale, poids des facteurs sociaux et environnementaux sont ici clairement exposés, bénéficiant d’une solide documentation. Celle-ci, variée, repose tant sur des ouvrages et périodiques scientifiques que sur la presse et les documents des organisations internationales. Il est à noter, cependant, que la plupart de ces sources sont occidentales ou internationales.

3 Ouvert à un large public, l’ouvrage propose donc une synthèse chronologique des grands épisodes qui ont façonné l’Asie centrale : « Grand Jeu » et colonisation, russification et intégration à l’économie russe, puis soviétique, création des

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nationalités, enfin émergence des nouveaux acteurs et tendances (nationalisme, clanisme, mafias, islamisme) qui se révèlent pleinement lors de la perestroïka et des indépendances nationales. Malgré un souci réel d’éclairer la globalité des mécanismes à l’œuvre, il est à noter la tendance de l’auteur, en dernière instance, à privilégier une interprétation géopolitique assez traditionnelle. On peut de ce fait regretter une facilité à caricaturer l’histoire soviétique en adoptant, de manière systématique, et généralement peu argumentée, les lectures « clanistes » et les logiques en termes de realpolitik.

4 D’autre part, un soupçon d’anti-soviétisme parfois handicapant conduit à des raccourcis discutables, telle l’évocation de « relations particulières [qui] ont toujours existé entre le Parti Communiste et les milieux criminels et délinquants » (p. 70) pour expliquer l’expansion de la corruption et des réseaux mafieux. Ces réseaux criminels sont d’ailleurs fort maladroitement mis sur le même plan que le soufisme au titre de « poches de liberté » face au totalitarisme. Par ailleurs, les caractéristiques régionales de l’« islamisme » ne sont malheureusement pas traitées avec la profondeur qu’elles mériteraient.

5 Cependant, abordant l’époque récente et les problèmes actuels eux-mêmes, les analyses se font plus fines et nuancées. Les phénomènes de la fragmentation de l’espace politique en loyautés claniques réactivées ou réinventées face à l’effondrement de l’économie et des protections sociales, sont mis en relation avec les questions sociales et politiques traversant la région : ethno-nationalisme, autoritarisme, régionalisme, repli sur les solidarités familiales, confusion de la démocratie et du marché, rapport à l’islam, etc.

6 Enfin l’ouvrage recense, de manière plus large, les tendances lourdes comme, par exemple, les facteurs démographiques, économiques, environnementaux, à l’œuvre. Les questions du contrôle de la production et du désenclavement des ressources énergétiques, ainsi que la répartition des bénéfices dégagés, sont particulièrement documentées. C’est autour de celles-ci que s’articule l’ensemble des relations des acteurs étatiques et économiques dans la région, « le nouveau Grand Jeu ». Car le tour de force de l’auteur est de parvenir à maintenir tout au long de l’ouvrage l’intime relation entre l’histoire politique de l’Asie centrale, celle du monde et l’histoire de la théorie géopolitique et stratégique elle-même. Ce faisant est mise en valeur la centralité de la région dans les relations internationales. À cet égard, il est regrettable que ne soient pas pris en compte les récents bouleversements de la configuration régionale, induits notamment par la « révolution » au Kirghizstan. Une mise à jour s’avère dès lors souhaitable. Concluant avec justesse sur le rôle fondamental de la Fédération de Russie dans l’avenir de l’Asie centrale, l’auteur soulève par exemple la question du risque d’une hégémonie de l’Ouzbékistan sur la région, bénéficiant en cela d’une position-clef dans la politique militaire et sécuritaire des Etats-Unis, dans le cadre de la « guerre contre le terrorisme ». La réalité s’est avérée trop complexe pour valider des analyses prospectives fondées sur les seuls mécanismes géopolitiques. Les logiques politiques et géopolitiques, complexifiées, comme l’expose l’ouvrage, par la multiplication et la diversité des types d’acteurs en interaction, apparaissent en outre fortement conditionnées par la contrainte des ressources financières et économiques propres de ces derniers.

7 L’ouvrage n’en demeure pas moins une synthèse réussie et une précieuse invitation à la réflexion et à la recherche. À celles-ci s’offre un vaste champ diversifié d’approches,

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incluant l’étude à différents niveaux des transformations économiques, sociales et politiques, tant individuelles que collectives, permettant d’éclairer – et de guider – les modes d’intégration réciproque de l’Asie centrale au Monde.

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Sébastien Peyrouse, Des Chrétiens entre athéisme et islam : regards sur la question religieuse en Asie centrale soviétique et postsoviétique Paris, Maisonneuve & Larose/IFÉAC, 2003, 406 p.

Evguéni V. Abdullaev Traduction : Emmanuelle Lucchini

RÉFÉRENCE

Sébastien Peyrouse, Des Chrétiens entre athéisme et islam : regards sur la question religieuse en Asie centrale soviétique et postsoviétique, Paris, Maisonneuve & Larose / IFÉAC, 2003, 406 p. (La bibliothèque d’Asie centrale)

NOTE DE L’ÉDITEUR

Texte traduit du russe par Emmanuelle Lucchini

1 Les chercheurs travaillant sur la situation religieuse dans l’Asie centrale postsoviétique ont reçu un beau cadeau, une monographie fondamentale, couvrant une période de presque quatre-vingt-dix ans d’activité des églises chrétiennes sur le territoire de l’Asie centrale. Il est inutile de s’étendre longuement sur le fait que la nécessité d’un tel travail se faisait sentir depuis longtemps. Durant la dernière décennie, l’intérêt pour l’islam en Asie centrale et pour les mouvements politiques liés à l’islam ont quelque peu nui à l’étude des religions non islamiques de ces régions. Malgré les publications traitant de l’histoire et de l’état actuel de la chrétienté en Asie centrale (d’auteurs comme, par exemple, O. V. Lissitskaïa, Ya. F. Trofimov, A. I. Artemev, Tchoï So Iong, pour ne citer qu’eux), il n’existait pas de travail de recherche plus général et plus

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complet, présentant non seulement l’énumération des faits, mais se situant à un niveau historico-méthodologique actuel. La monographie de Sébastien Peyrouse est bien ce travail qui nous manquait.

2 Sébastien Peyrouse a su, de façon assez objective, passer en revue les étapes essentielles de l'histoire de la chrétienté en Asie centrale, accordant une attention égale à tous les courants chrétiens. De plus, Sébastien Peyrouse, contrairement à de nombreux chercheurs qui utilisent de façon non critique les termes empruntés au discours politique, a su éviter une quelconque évaluation. On peut penser avec l’auteur que les termes « secte », « religions traditionnelles » et « religions non traditionnelles » sont politisés et ne doivent pas être utilisés dans l’analyse scientifique (cf. p. 30).

3 Le livre est très bien structuré. Il se compose de trois parties : la première, « Les relations entre l’Église et le pouvoir dans l’Asie centrale soviétique (1945-1991) », offre un aperçu historique précis du destin de la chrétienté durant toute la période soviétique (et pas seulement celle indiquée entre parenthèses) ; la deuxième partie, « Approche sociologique de la chrétienté en Asie centrale » présente la première tentative, à notre connaissance, d’une analyse sociologique de la chrétienté dans cette région prenant en compte les contextes culturel, ethnique et politique ; la troisième partie, « Existence et identité des chrétiens centre-asiatiques au lendemain de l’indépendance ? », s’intéresse à la période commençant après 1991.

4 Au nombre des qualités du livre de Sébastien Peyrouse, on peut également citer une base de références solide, et une étude attentive par l’auteur de tous les documents et les recherches accessibles sur le sujet. Si dans la première partie de son livre, l’auteur se limite principalement à l’exposition, la systématisation et la généralisation de faits, dans la troisième, qui concerne la période contemporaine, il est beaucoup plus libre par rapport aux sources, à la construction de modèles et d’hypothèses. Il a mis en évidence deux modèles de relations entre le gouvernement et l’Église dans l’Orient musulman contemporain qui méritent particulièrement notre attention : le modèle « proche- oriental » (prévalence du religieux sur le national) et le modèle « turc contemporain » (un État laïque en présence d’une majorité islamique, p. 242-247).

5 Cependant, l’étude comprend quelques petits défauts. La répartition de l’analyse selon les religions et non selon les pays demeure discutable, en particulier dans la troisième partie. En conséquence, on ne discerne pas le contexte national des activités des communautés chrétiennes. Plus précisément, ce contexte national se révèle chez l’auteur quelque peu schématique. Le Turkménistan et l’Ouzbékistan qualifiés de « plus répressifs » sont opposés aux autres pays « moins répressifs », c’est-à-dire le Kirghizistan, le Kazakhstan et partiellement le Tadjikistan. Si, par rapport à l’époque soviétique, les contextes religieux existant dans chacune des Républiques d’Asie centrale se distinguaient peu les uns des autres, en revanche ils se différencient davantage à partir des années 1990, et ce y compris au niveau des diverses régions d’un seul et même État.

6 On peut également regretter que, dans la deuxième partie sociologique de l’ouvrage, l’auteur n’ait pas utilisé les données de recherche sociologique s’inscrivant dans le champ religieux et dans celui des relations interethniques, qui ont été recueillies sur le terrain durant cette dernière décennie par des sociologues de Russie, d’Ouzbékistan, du Kirghizistan et du Kazakhstan.

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7 L’auteur n’a pas non plus utilisé de méthode sociologique efficace comme, par exemple, celle relevant de l’interview avec les experts. De plus, en mettant principalement l’accent sur les caractéristiques institutionnelles des Églises chrétiennes et la spécificité de leur relation au pouvoir, l’auteur s’autorise à laisser dans l’ombre les figures des hiérarchies religieuses et des prédicateurs qui ont joué un rôle important au sein des activités de leurs paroisses.

8 Malgré cela, l’étude de Sébastien Peyrouse constitue le premier travail fondamental dans ce domaine. On peut seulement souhaiter que dans les prochaines recherches consacrées à ce même thème, les principes méthodologiques seront développés et précis. Et en ce qui concerne le facteur lié à la collecte de matériaux, on peut aussi espérer qu’il soit complété et approfondi.

AUTEURS

EVGUÉNI V. ABDULLAEV Evguéni V. Abdullaev est titulaire d’une thèse (kanditatskaïa) en sciences philosophiques, soutenue à l’Institut philosophique et juridique de Tachkent. Il travaille sur les religions de l’Asie centrale préislamique et sur la question des groupes ethnoculturels « minoritaires » de l’Ouzbékistan. Il est actuellement directeur du centre culturel japonais (International Caravan- Sarai of Culture) de Tachkent.

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Nizam Habibullaevič Nurdžanov, Tradicionnyj teatr tadžikov [Le théâtre traditionnel des Tadjiks] Douchanbe, Mir Putešestvij, 2002, t. 1 (372 p.), t. 2 (330 p.)

Cloé Drieu et Muhayo Isakova

RÉFÉRENCE

Nizam Habibullaevič Nurdžanov, Tradicionnyj teatr tadžikov. Douchanbe, Mir Putešestvij, 2002, t. 1 (372 p.), t. 2 (330 p.)

1 Publié avec le soutien de l’Aga Khan Humanities Project, le livre de Nizam Nurdžanov, est un ouvrage fondamental consacré à l’histoire du « théâtre » dans une acception très large qu’il faut plutôt comprendre comme « l’art de la performance » en général. Cette étude des différents arts de la performance, depuis ses origines jusqu’au début du XXe siècle, dépasse le cadre du Tadjikistan actuel (le titre pourrait nous induire en erreur) et englobe un large territoire qui va du Khorezm au Badakhshan, en passant par Boukhara, le Kashkadaria et le Surkhandaria, le Kulab, etc… Se basant sur de précieuses données ethnographiques, archéologiques et artistiques, l’ouvrage se divise en deux tomes (de 4 et 7 chapitres respectivement). Dans l’introduction (tome 1), l’auteur fonde l’actualité de sa recherche, donne des considérations sur les sources de la naissance du théâtre tadjik et analyse en détail sa diversité. Dans le premier chapitre Teatr tysjačeletnih tradicij [Le théâtre des traditions millénaires], sur la base de sources archéologiques ou écrites, l’auteur découvre un large panorama de la culture théâtrale traditionnelle. Le deuxième chapitre Narodnaja zreliščnaja kul’tura [La culture visuelle populaire] apporte de nombreuses informations relatives aux fêtes, aux compétitions sportives, aux jeux, aux représentations théâtrales ou au cirque qui ont lieu lors des fêtes populaires. Chaque divertissement est analysé selon ses spécificités et selon le moment de l'année où il a lieu. Pour compléter la description, certains textes de chansons, collectés lors de telle ou telle fête, sont cités. Le troisième chapitre Teatr

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pantomimy est consacré à la pantomime, qui est décrite comme une forme ancienne de théâtre. Les caractéristiques de la pantomime sont étudiées selon leurs techniques d'interprétation, ou classées en fonction de leur contenu. Ce chapitre se différencie des autres par ses nombreuses illustrations (photographies et dessins). Le quatrième chapitre Teatr tanca [Le théâtre dansé] est consacré à la danse tadjike qui reflète les us et coutumes ou d’autres aspects de l’univers spirituel ou national du peuple. On trouve dans ce chapitre une analyse des genres variés de la danse nationale.

2 Le second tome de cette monographie est consacré, dans une large mesure, à la place de prestation musicale dans le théâtre. La performance scénique du chanteur ou de la chanteuse de Šašmaqom (tradition classique), de Mavregî (cycle de chansons populaires particulier à la ville de Boukhara) est abordée brièvement, mais c’est surtout la musique comme accompagnement de la représentation théâtrale qui est un objet d’étude important de ce deuxième tome. Le premier chapitre du second tome ou 5ème chapitre de l’ouvrage, intitulé Teatr pesni [Le théâtre des chants], décrit les différents types de chants (dansés, dialogués, théâtralisés…) et analyse les nombreuses figures du chanteur (ou chanteuse) populaires ou classiques (mavregikhan, shashmaqam). Le chapitre 6 intitulé Narodnye musykal’no-dramatičeskie predstavlenija [les représentations dramatico-musicales populaires]décrit trois pièces représentatives de ce répertoire : Bobopirak [Le vieil homme], Qalandarbozî [Les Qalandar] et Mughulbozî [Le Mongol]. La prestation est accompagnée par un ou plusieurs instruments comme le doyra [tambourin], le daff [grand tambour sur cadre] ou le dombra [petit luth à deux cordes]. La musique est un élément central de ce type de performance.

3 Le musicien est parfois aussi acteur. L’auteur présente plusieurs variantes de ces mêmes pièces selon les régions, et il ne présente pas seulement le contenu de ces pièces et leurs variantes, mais également « l’envers du décor » comme le choix des acteurs, la confection des masques ou des costumes… Dans le chapitre 7 Teatr mysli, slova i čuvstv [Le théâtre du sens, des mots et sentiments] l’auteur se consacre à une étude des prestations solistes non-musicales et présente l’art des conteurs (avsunagu, matalgu…), des conteurs comiques, féeriques ou sarcastiques (en russe rasskazčik et en tadjik naqli xondaovar, naqli ajoib, širinkor…) et les conteurs épiques ou mystiques (sijarxon).

4 Le chapitre 8, Truppa muzykantov i artistov kukol’nogo teatra [La troupe de musiciens et d’artistes du théâtre de marionnettes], est consacré au théâtre de marionnettes : čodirxajol (marionnettes suspendues à un fil devant un grand rideau), čodiri dasti et zočai dasti (théâtre de marionnettes avec ou sans rideau). Enfin, un long chapitre est consacré à la mascarade, interprété par des hommes (masxaraboz en tadjik) ou par des femmes (zanaki šûx, bozingar, usulčî ou zani masxaraboz). Le répertoire du théâtre de mascarade est abordé en détail et de nombreuses pièces sont citées et classées par thème (agriculture, artisanat, vie conjugale, mariage, religion…). L’aspect artistique est également très largement étudié (improvisation, technique de jeu, costumes et maquillage, masques, décors…). Dans la dernière partie du chapitre, sont dressés les portraits de masxaraboz célèbres. Les deux derniers chapitres (9 et 10) font office de conclusion et replacent le « théâtre tadjik » dans un contexte plus large, citant rapidement les influences que les pays proches ont eues. L’ouvrage s'achève par un lexique précieux des termes tadjiks employés.

5 La monographie de Nizam Nurdžanov est excessivement riche. Cependant, il n’est pas toujours possible d’accepter certaines considérations faites par l’auteur comme, par exemple, celles qui sont relatives à l’ethnogenèse des peuples centre-asiatiques. Par

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exemple, dans le premier chapitre du travail, il remarque que le zoroastrisme a fait d’abord son apparition en Bactriane, c’est-à-dire sur les territoires actuels du sud du Tadjikistan et du nord de l’Afghanistan. Or, dans la composition du territoire de Bactriane l’auteur n’inclut pas le sud de l’Ouzbékistan actuel, où dans les sites archéologiques de Dalvarzintepe, Kampirtepe, Kholtchayan et Fayaztepe ont été découverts des sources attestant le développement d’une culture musicale et d’un art théâtral et représentatif. Dans l’ensemble, créé sur la base d’un riche matériel, la monographie se différencie par son originalité, sa démarche logique et l’accessibilité des faits relatés, illustrée par de nombreux dessins ou des photographies. De tels travaux marquent une véritable avancée dans les études et les recherches sur l’histoire des arts de la performance en Asie centrale.

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Yousof Mamoor, In Quest of a Homeland: Recollections of an Emigrant Istanbul, Çitlembik, 2005, 455 p.

Habiba Fathi

RÉFÉRENCE

Yousof Mamoor, In quest of a homeland: recollections of an emigrant, Istanbul: Çitlembik, 2005, 455 p.

1 Que sait-on du destin des millions d’immigrés qui ont dû quitter l’Asie centrale au moment même de sa soviétisation ? C’est à cette question que Yousof Mamoor se propose de répondre au travers d’un ouvrage autobiographique permettant plus que jamais à mieux comprendre les bouleversements survenus en Asie centrale au siècle dernier.

2 Yousof Mamoor, un exilé ouzbek décédé à New York en 2000, restitue à l’immigration ouzbèque la douloureuse et tragique réalité de l’univers musulman centre-asiatique du début des années 1920. À travers une recollection de souvenirs, l’auteur retrace l’histoire des diverses étapes migratoires que sa propre famille a dû subir. Né en 1917 à Kokand dans une famille de riches marchands spécialisée dans l’exportation du coton, il nous fait découvrir son enfance dans l’Asie centrale en voie de soviétisation. Il revient sur son propre parcours d’intellectuel ouzbek, au carrefour du monde musulman centre-asiatique et d’un Occident incarné par la nouvelle et jeune Union soviétique. Il remonte aux sources du système éducatif traditionnel musulman qui a formé, pendant des siècles, l’« élite » intellectuelle et religieuse d’Asie centrale. En éclairant notamment les spécificités des milieux aisés de la société musulmane centre-asiatique du début des années 1920, il souligne son imbrication avec un autre système éducatif né lors des toutes premières années de l’Union soviétique et s’appuyant, lui, sur l’école laïque à la russe. Il montre ainsi comment cette imbrication a influencé toute une génération d’intellectuels centre-asiatiques représentée par une « élite » religieuse traditionnelle en lui proposant une ouverture de leur société musulmane vers une

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modernité profondément inscrite dans un projet de civilisation soviétique. Est-ce qu’une cohabitation de ces deux systèmes aurait pu permettre une synthèse entre islam et sécularisation dans la République de l’Ouzbékistan soviétique alors naissante ? Visiblement, le parcours de Yousof Mamoor indique qu’un tel processus n’a pu aboutir en raison de la politique antireligieuse soviétique dirigée contre les milieux religieux et intellectuels de la bourgeoisie centre-asiatique. C’est pour échapper à de telles persécutions que Yousof Mamoor a dû quitter sa terre natale à la fin des années 1920 pour chercher refuge ailleurs. Cette fuite l’a d’abord conduit au Turkestan oriental (Chine), puis en Inde et en Afghanistan, pays qui pratiquement à la même époque des transformations soviétiques de l’Asie centrale, étaient eux aussi agités par de tumultueux changements politiques…

3 Finalement, après un nouvel exil en Arabie saoudite, c’est aux États-Unis qu’il a choisi de s’établir. Tout en décrivant les circonstances extrêmement difficiles dans lesquelles se sont déroulées les différentes étapes de son émigration, l’auteur est amené à livrer au lecteur le plus profond de sa douleur : l’absence de son pays. D’où sa quête d’« ouzbéquitude » dont sa condition d’exilé fut la conséquence.

4 Outre la propre trajectoire biographique de Yousof Mamoor, cet ouvrage fournit de précieuses données sur la culture et les traditions, ainsi que sur la manière de vivre des Ouzbeks.

AUTEURS

HABIBA FATHI Habiba Fathi est socio-anthropologue à l’IFÉAC.

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III. Actualité de la recherche

C. Sélection d’ouvrages reçus à la bibliothèque de l’IFÉAC

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Sélection d’ouvrages reçus à la bibliothèque de l’IFÉAC

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