Chapitre IV Le Coup D'état Se Confirme: 1972 Et Le Premier Semestre
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Chapitre IV Le coup d’État se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 Au cours de l’année 1971, le gouvernement d’Allende met en pratique son pro- gramme de réformes: le secteur de la propriété sociale se développe pendant que la production augmente; la réforme agraire transforme les anachroniques latifundia en coopératives, offrant ainsi à des milliers de paysans l’accès à la terre, tandis que le Parlement vote à l’unanimité la nationalisation du cuivre. Le projet initial d’augmentation de la production et des revenus, surtout les plus bas, semble se concrétiser. On vit un peu mieux au Chili, spécialement les plus pauvres. La coali- tion gouvernementale passe du score de 36,4% aux présidentielles de 1970 à 50,2% aux municipales d’avril 1971. Les déshérités jouissent d’un printemps, peut-être inoubliable, mais sans doute de courte durée. En 1972, par contre, les marchandises commencent à disparaître; d’abord pour de courtes périodes, mais bientôt des produits comme l’huile, le café, la farine et beau- coup d’autres se trouvent seulement au marché noir et en étant obligé de faire de longues queues. L’inflation se déchaîne, passant de 22% en 1971 à 163% en 1972 et à 193% de janvier à août 19731. Les détracteurs du gouvernement attribuent la crise à son inefficacité ou aux aug- mentations de salaires sans relation avec la production, tandis que ses défenseurs accusent le boycott. En effet, de nombreux producteurs et commerçants, au lieu d’investir pour répondre au nouveau pouvoir d’achat de la population, choisissent de cacher les marchandises pour esquiver les prix officiels et les vendre plus chères sur le marché noir. Plus grave, Washington manoeuvre pour « définancer » le Chili en faisant baisser le prix du cuivre et affecte des centaines de millions de dollars à la fabrication de la crise économique. En ces temps de confrontation, l’élément le plus surprenant est la mutation des cou- rants conservateurs. Des dirigeants, qui jusque là se présentaient comme de respec- tables hommes d’État, se transforment en organisateurs de grèves, ils donnent à leurs medias de diffusion –majoritaires– un ton extrêmement agressifs et ils organisent la paralysie de l’appareil productif. Depuis le début, les conservateurs conçoivent un plan global destiné à faire échouer l’expérience de socialisme démocratique au point d’arriver à l’insurrection. La première de ces grèves, connue comme la Grève des camionneurs ou Grève d’oc- tobre, a lieu en octobre 1972, « en gestation depuis très longtemps » précise Orlando * Sáenz, président de la SOFOFA , peut-être l’un des principaux organisateurs du coup d’État2. La grève prend la forme d’une paralysie de quasiment toutes les activités productives dominées par des organisations corporatives antigouvernementales. Mais ils ne réussissent pas à faire tomber le gouvernement. Un peu plus tard, l’entrée de militaires au cabinet et les élections parlementaires de mars 1973, où 1 Martner 1988, 488. Cette source indique que le Parti démocrate-chrétien établit l’inflation à 27% en 1971; 163% en 1972 et 245% entre janvier et août 1973. * SOFOFA: Sociedad de fomento fabril (Société de développement industriel), patrons d’industrie. 2 Orlando Sáenz, interviewé dans l’émission Informe especial, Cuando Chile cambio de golpe, Televisión nacional de Chile, août 2003. 282 Ceux qui ont dit « Non » l’Unité populaire obtient un honorable score de 44%, enterrent toute possibilité de faire tomber le gouvernement par la voie parlementaire. Le gouvernement répond au sabotage patronal en développant les Juntas de abaste- cimiento y precios (JAP* : Comités d’approvisionnement et de prix) et d’autres orga- nisations sociales. La crise se répercute au sein des forces armées et de la Marine. Celle-ci vend direc- tement à son personnel les produits qui manquent, comme la farine, le sucre ou l’huile; ceux qui sont mariés peuvent emporter plus de produits que les célibataires et les supérieurs plus que la troupe3. En 1972, l’animosité des officiers contre le gouvernement est déjà manifeste et les gestes d’irrévérence contre Allende et ses ministres se multiplient. Quand cette an- née-là atterrit sur un croiseur l’hélicoptère qui amène le Président et sa suite, le mé- pris et la répulsion qui se lisent dans les regards et gestes que s’échangent les offi- ciers sont clairement perçus par les matelots présents4. A une autre occasion, les officiers cherchent à ridiculiser le ministre de la Défense, José Tohá. Les équipages sont indignés –se souvient le quartier-maître Roldán– quand ils voient comment Tohá est reçu par la flotte dans le petit port de Aldea un jour de mer fort agitée. Comme par hasard, ce jour-là, les vedettes de l’amiral et du commandant sont inutilisables et on ne peut disposer que du canot du commandant en second pour aller le chercher sur la plage. Bien entendu, le Ministre arrive sur le croiseur dans un état lamentable, victime du mal de mer. On lui rend en vitesse les honneurs et le rembarque immédiatement en hélicoptère. « C’est la plus grande farce que la Marine pouvait lui avoir fait », commente Roldán5. Le Président en personne est humilié à l’École navale, pendant la cérémonie de re- mise des diplômes en décembre 1972, cérémonie à laquelle assistent surtout les fa- milles des cadets. Allende est accueilli par des huées qui atteignent leur point culmi- nant lorsqu’il remet son prix au meilleur élève, tandis que Patricio Aylwin, président du Sénat et leader de l’opposition, est reçu sous les applaudissements, à l’égal de l’attaché naval des États-Unis. A la sortie de la cérémonie, les sifflets continuent et les plus excités en viennent à frapper l’automobile présidentielle6. Les allusions contre le gouvernement que de nombreux officiers proféraient déjà en 1971 se transforment en 1972 en des appels à l’intervention clairs et répétés. Pour la troupe il n’y a plus de doute : la conjuration est en route et la panique de s’y voir mêlé se répand. * Rappelons que les JAP sont une réponse à la pénurie qui commence à se manifester en 1972, résultat, dans une large mesure, de la spéculation consistant à vendre au marché noir à des prix supérieurs aux prix officiels. En 1971, déjà, les partis du gouvernement encouragent les habitants de chaque quartier à organiser des comités où se rencontrent les organisations locales et les commerçants. Un décret publié en mars 1972 précise que les comités ont pour finalité d’obtenir un approvisionnement adéquat, en publiant et tenant à jour les prix officiels dans chaque quartier; mais les JAP n’ont aucune compétence pour organiser directement la distribution. En 1972, entre 1.000 et 1.500 JAP sont créés. Bien que l’opposition conservatrice les accuse avec virulence de sectarisme et de constituer un réseau d’information sous contrôle marxiste, la plupart de ces comités parviennent, au moins, à diminuer les effets de la pénurie de mar- chandises en organisant des ventes dans les quartiers. Dans certains quartiers le système fonctionne assez bien. 3 [E] Fuentes, 2003. 4 [E] González, 2003. 5 [E] Roldán, 2003. 6 ¿Cómo llegaron las...?, 1974, 6. Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 283 4.1- LE CHANGEMENT DE CLIMAT Si au début de 1972 les harangues sont habituellement hostiles au gouvernement, à la fin de l’année leur contenu est devenu résolument putschiste, sans guère de pré- cautions oratoires. Les harangues reproduisent les consignes de l’opposition, telles que « le pays est en plein chaos »; « nos valeurs démocratiques, notre nature de Chi- liens, nos valeurs chrétiennes » sont en péril, vu que « le pays est en marche vers le marxisme athée ». Et, bien entendu, il appartient aux forces armées de le sauver7. Même si quelques officiers restent prudents, le ton général est agressif. Certains dis- cours atteignent des sommets inouïs. Par exemple, le commandant de l’École d’arme- ments convoque une réunion pour parler de « notre situation économique et envoyer une réclamation à Allende8 ». De son côté, le commandant Víctor Valverde en vient à affirmer que le Président remettrait le pouvoir aux forces armées, lesquelles agi- raient avec une doctrine commune; et il sollicite l’opinion de la troupe. Le sous- officier Triviño lui répond qu’il y a une Constitution à respecter et que de plus l’histoire enseigne que lorsque la droite n’obtient pas assez de voix aux élections, elle utilise les forces armées pour prendre le pouvoir et , ensuite, elle les oublie9. Les signes de fronde parmi les officiers sont si importants que le commandement naval craint « une action précipitée qui serait dommageable pour l’institution » Il suggère avec insistance que le commandant en chef Raúl Montero –loyaliste– tente d’apaiser l’exaltation des officiers de grade intermédiaire. Le 8 septembre 1972, l'amiral donne une conférence à l’École navale, où il reconnaît qu’il y a pénurie, mais il précise qu’il ne faut pas exagérer et signale quelques réussites du gouverne- ment: la haute production du cuivre nationalisé, malgré l’exode de ses superviseurs, l’acquisition du croiseur Latorre, et d’autres plans de développement de la force na- vale. Le commandant en chef appelle les officiers à demeurer en marge de la politi- que pour garantir la libre expression des urnes et conclut en affirmant: « notre devoir est de soutenir le chef de l’État ». Cependant, ses demandes tombent comme un cheveu dans la soupe et les lieutenants formulent d’acides commentaires sur le con- tenu de la conférence10. Il est bien clair que, fin 1972, l’imposante majorité des officiers de la Marine est en faveur du coup d’État.