Chapitre IV Le coup d’État se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973

Au cours de l’année 1971, le gouvernement d’Allende met en pratique son pro- gramme de réformes: le secteur de la propriété sociale se développe pendant que la production augmente; la réforme agraire transforme les anachroniques latifundia en coopératives, offrant ainsi à des milliers de paysans l’accès à la terre, tandis que le Parlement vote à l’unanimité la nationalisation du cuivre. Le projet initial d’augmentation de la production et des revenus, surtout les plus bas, semble se concrétiser. On vit un peu mieux au Chili, spécialement les plus pauvres. La coali- tion gouvernementale passe du score de 36,4% aux présidentielles de 1970 à 50,2% aux municipales d’avril 1971. Les déshérités jouissent d’un printemps, peut-être inoubliable, mais sans doute de courte durée. En 1972, par contre, les marchandises commencent à disparaître; d’abord pour de courtes périodes, mais bientôt des produits comme l’huile, le café, la farine et beau- coup d’autres se trouvent seulement au marché noir et en étant obligé de faire de longues queues. L’inflation se déchaîne, passant de 22% en 1971 à 163% en 1972 et à 193% de janvier à août 19731. Les détracteurs du gouvernement attribuent la crise à son inefficacité ou aux aug- mentations de salaires sans relation avec la production, tandis que ses défenseurs accusent le boycott. En effet, de nombreux producteurs et commerçants, au lieu d’investir pour répondre au nouveau pouvoir d’achat de la population, choisissent de cacher les marchandises pour esquiver les prix officiels et les vendre plus chères sur le marché noir. Plus grave, Washington manoeuvre pour « définancer » le Chili en faisant baisser le prix du cuivre et affecte des centaines de millions de dollars à la fabrication de la crise économique. En ces temps de confrontation, l’élément le plus surprenant est la mutation des cou- rants conservateurs. Des dirigeants, qui jusque là se présentaient comme de respec- tables hommes d’État, se transforment en organisateurs de grèves, ils donnent à leurs medias de diffusion –majoritaires– un ton extrêmement agressifs et ils organisent la paralysie de l’appareil productif. Depuis le début, les conservateurs conçoivent un plan global destiné à faire échouer l’expérience de socialisme démocratique au point d’arriver à l’insurrection. La première de ces grèves, connue comme la Grève des camionneurs ou Grève d’oc- tobre, a lieu en octobre 1972, « en gestation depuis très longtemps » précise Orlando * Sáenz, président de la SOFOFA , peut-être l’un des principaux organisateurs du coup d’État2. La grève prend la forme d’une paralysie de quasiment toutes les activités productives dominées par des organisations corporatives antigouvernementales. Mais ils ne réussissent pas à faire tomber le gouvernement. Un peu plus tard, l’entrée de militaires au cabinet et les élections parlementaires de mars 1973, où

1 Martner 1988, 488. Cette source indique que le Parti démocrate-chrétien établit l’inflation à 27% en 1971; 163% en 1972 et 245% entre janvier et août 1973. * SOFOFA: Sociedad de fomento fabril (Société de développement industriel), patrons d’industrie. 2 Orlando Sáenz, interviewé dans l’émission Informe especial, Cuando cambio de golpe, Televisión nacional de Chile, août 2003. 282 Ceux qui ont dit « Non »

l’Unité populaire obtient un honorable score de 44%, enterrent toute possibilité de faire tomber le gouvernement par la voie parlementaire. Le gouvernement répond au sabotage patronal en développant les Juntas de abaste- cimiento y precios (JAP* : Comités d’approvisionnement et de prix) et d’autres orga- nisations sociales.

La crise se répercute au sein des forces armées et de la Marine. Celle-ci vend direc- tement à son personnel les produits qui manquent, comme la farine, le sucre ou l’huile; ceux qui sont mariés peuvent emporter plus de produits que les célibataires et les supérieurs plus que la troupe3. En 1972, l’animosité des officiers contre le gouvernement est déjà manifeste et les gestes d’irrévérence contre Allende et ses ministres se multiplient. Quand cette an- née-là atterrit sur un croiseur l’hélicoptère qui amène le Président et sa suite, le mé- pris et la répulsion qui se lisent dans les regards et gestes que s’échangent les offi- ciers sont clairement perçus par les matelots présents4. A une autre occasion, les officiers cherchent à ridiculiser le ministre de la Défense, José Tohá. Les équipages sont indignés –se souvient le quartier-maître Roldán– quand ils voient comment Tohá est reçu par la flotte dans le petit port de Aldea un jour de mer fort agitée. Comme par hasard, ce jour-là, les vedettes de l’amiral et du commandant sont inutilisables et on ne peut disposer que du canot du commandant en second pour aller le chercher sur la plage. Bien entendu, le Ministre arrive sur le croiseur dans un état lamentable, victime du mal de mer. On lui rend en vitesse les honneurs et le rembarque immédiatement en hélicoptère. « C’est la plus grande farce que la Marine pouvait lui avoir fait », commente Roldán5. Le Président en personne est humilié à l’École navale, pendant la cérémonie de re- mise des diplômes en décembre 1972, cérémonie à laquelle assistent surtout les fa- milles des cadets. Allende est accueilli par des huées qui atteignent leur point culmi- nant lorsqu’il remet son prix au meilleur élève, tandis que Patricio Aylwin, président du Sénat et leader de l’opposition, est reçu sous les applaudissements, à l’égal de l’attaché naval des États-Unis. A la sortie de la cérémonie, les sifflets continuent et les plus excités en viennent à frapper l’automobile présidentielle6. Les allusions contre le gouvernement que de nombreux officiers proféraient déjà en 1971 se transforment en 1972 en des appels à l’intervention clairs et répétés. Pour la troupe il n’y a plus de doute : la conjuration est en route et la panique de s’y voir mêlé se répand.

* Rappelons que les JAP sont une réponse à la pénurie qui commence à se manifester en 1972, résultat, dans une large mesure, de la spéculation consistant à vendre au marché noir à des prix supérieurs aux prix officiels. En 1971, déjà, les partis du gouvernement encouragent les habitants de chaque quartier à organiser des comités où se rencontrent les organisations locales et les commerçants. Un décret publié en mars 1972 précise que les comités ont pour finalité d’obtenir un approvisionnement adéquat, en publiant et tenant à jour les prix officiels dans chaque quartier; mais les JAP n’ont aucune compétence pour organiser directement la distribution. En 1972, entre 1.000 et 1.500 JAP sont créés. Bien que l’opposition conservatrice les accuse avec virulence de sectarisme et de constituer un réseau d’information sous contrôle marxiste, la plupart de ces comités parviennent, au moins, à diminuer les effets de la pénurie de mar- chandises en organisant des ventes dans les quartiers. Dans certains quartiers le système fonctionne assez bien. 3 [E] Fuentes, 2003. 4 [E] González, 2003. 5 [E] Roldán, 2003. 6 ¿Cómo llegaron las...?, 1974, 6.

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4.1- LE CHANGEMENT DE CLIMAT

Si au début de 1972 les harangues sont habituellement hostiles au gouvernement, à la fin de l’année leur contenu est devenu résolument putschiste, sans guère de pré- cautions oratoires. Les harangues reproduisent les consignes de l’opposition, telles que « le pays est en plein chaos »; « nos valeurs démocratiques, notre nature de Chi- liens, nos valeurs chrétiennes » sont en péril, vu que « le pays est en marche vers le marxisme athée ». Et, bien entendu, il appartient aux forces armées de le sauver7. Même si quelques officiers restent prudents, le ton général est agressif. Certains dis- cours atteignent des sommets inouïs. Par exemple, le commandant de l’École d’arme- ments convoque une réunion pour parler de « notre situation économique et envoyer une réclamation à Allende8 ». De son côté, le commandant Víctor Valverde en vient à affirmer que le Président remettrait le pouvoir aux forces armées, lesquelles agi- raient avec une doctrine commune; et il sollicite l’opinion de la troupe. Le sous- officier Triviño lui répond qu’il y a une Constitution à respecter et que de plus l’histoire enseigne que lorsque la droite n’obtient pas assez de voix aux élections, elle utilise les forces armées pour prendre le pouvoir et , ensuite, elle les oublie9. Les signes de fronde parmi les officiers sont si importants que le commandement naval craint « une action précipitée qui serait dommageable pour l’institution » Il suggère avec insistance que le commandant en chef Raúl Montero –loyaliste– tente d’apaiser l’exaltation des officiers de grade intermédiaire. Le 8 septembre 1972, l'amiral donne une conférence à l’École navale, où il reconnaît qu’il y a pénurie, mais il précise qu’il ne faut pas exagérer et signale quelques réussites du gouverne- ment: la haute production du cuivre nationalisé, malgré l’exode de ses superviseurs, l’acquisition du croiseur Latorre, et d’autres plans de développement de la force na- vale. Le commandant en chef appelle les officiers à demeurer en marge de la politi- que pour garantir la libre expression des urnes et conclut en affirmant: « notre devoir est de soutenir le chef de l’État ». Cependant, ses demandes tombent comme un cheveu dans la soupe et les lieutenants formulent d’acides commentaires sur le con- tenu de la conférence10. Il est bien clair que, fin 1972, l’imposante majorité des officiers de la Marine est en faveur du coup d’État.

4.1.1- Le spectre de la patrie menacée par ses voisins, spécialement par le Pérou En 1971, le noyau putschiste de la Marine est encore réduit; les conspirateurs de la première heure, selon Luis Vega, sont l’amiral et le capitaine Artu- ro Troncoso, et dans une moindre mesure l’amiral . Les autres offi- ciers supérieurs semblent disposés, pour l’instant, à accepter l’expérience de l’Unité populaire. Cette situation perdure jusqu’à ce que des officiers états-uniens diffusent l’informa-

7 [E] Carvajal, 2003. 8 [E] Salazar, 2003. 9 Fajardo, 2000, 189. 10 Huerta, 1988, I, 442-443.

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tion selon laquelle leurs services de renseignements ont été mis au courant de ce que le gouvernement péruvien prépare la guerre contre le Chili. Ils affirment que le Pé- rou vient d’acquérir des blindés en URSS et qu’il se fait conseiller par des Israéliens spécialistes de la guerre dans le désert. Dans cette guerre, continuent-ils, le Chili ne disposera de l’appui ni des États-Unis ni du Brésil, puisque les communistes sont au gouvernement. De plus, ajoutent-ils, il est très probable que l’Argentine et la Bolivie entrent également en guerre contre le Chili. Les communistes sont présentés comme des espèces d’alliés des ennemis, c’est-à- dire des traîtres à la patrie, et les politiciens de droite comme abrutis et corrompus. Qui sont alors les seuls à pouvoir sauver la patrie? La réponse va de soi. La mission consiste à se préparer à assumer le pouvoir absolu11. Dans les casernes, les discours contre le gouvernement incluent cet argument de poids: le Chili est menacé par une guerre extérieure et le gouvernement d’Allende le place dans une difficile position militaire. L’argument n’est pas neuf. L’utilisation de l’hypothèse d’un conflit en cas de gouvernement de gauche existe depuis la fin des années 1960. Parmi les militaires circule l’idée que les États-Unis délégueraient à l’Argentine la tâche d’intervenir contre le Chili12. Si dans cette hypothèse le Pérou s’est substitué à l’Argentine comme possible agres- seur, c’est parce qu’il y a un fond de vérité. Il est vrai que le gouvernement du géné- ral Velasco Alvarado a acheté des armes à l’URSS et que plus d’un officier péruvien rêve d’une revanche. Cependant, il n’y aura pas de risque de guerre sous le gouver- nement d’Allende; la situation de pré-guerre viendra par après*. A la base navale d’El Belloto on convoque les sous-officiers, parmi lesquels le quar- tier-maître Gajardo, à assister à la projection d’un film péruvien de propagande du gouvernement de Velasco Alvarado. Ils y voient comment on explique aux soldats pé- ruviens en quoi consiste la politique de « péruvianisation »: comme une bonne partie des Péruviens ne parlent pas l’espagnol et ne ressentent pas un lien puissant avec la Na- tion, il est nécessaire de fortifier ce lien en enseignant, entre autres, la langue espa- gnole. Cela permet aux stratèges chiliens d’en déduire que si le Pérou veut se dévelop- per, c’est pour développer son armée et faire la guerre au Chili. En réponse, les Chi- liens « nous devrions nous préparer et nous unir dans un seul objectif », mais cela se heurte de front avec le gouvernement d’Allende, qui est « en train de corrompre les institutions chiliennes et, en même temps, de disloquer les forces armées et de leur re- fuser les moyens d’être efficaces13 ». La vision d’un Chili sans défense et sur le point d’être agressé apparaît, exprimée avec clarté, dans un document de l’association des amiraux à la retraite, publié en mai 1973: l’amitié avec Cuba, tête de pont de la pénétration soviétique –disent-ils– nous éloigne du Brésil, tandis que ce pays renforce la Bolivie. D’autre part, l’Argen- tine aspire à s’étendre jusqu’au Pacifique et « la course aux armements du Pérou est une menace permanente ». La conclusion est donc que les forces armées ne doivent

11 Vega, 1983, 206. 12 Joxe, 1970, 77. * Ce que cette argumentation ne signale pas, c’est que Velasco n’entreprendrait aucune action belliqueuse contre un gouvernement comme celui d’Allende, avec lequel il sympathise. Après son renversement, s’ouvrira une période de tensions chileno-péruviennes, avec mobilisations de troupes, placement de mines antipersonnel, rocambolesques cas d’espionnage et ambassadeurs déclarés persona non grata. Tout cela est très bien traité dans les travaux de José Ro- dríguez Elizondo. 13 [E] Gajardo, 2003.

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pas obéir aveuglement à la Constitution, mais « de manière raisonnée14 ». Indubitablement, l’argument décisif qui achève de transformer les officiers de la Marine en putschistes, provient de ces rumeurs d’une guerre imminente avec le Pé- rou.

4.1.2- Intensification de l’entraînement contre-insurrectionnel: de « l’anti- émeute » à « l’anti-subversion » L’instruction contre-insurrectionnelle, commencée pendant les années 60, gagne en intensité en 1972. Jusque là –se souvient Ayala– les cours anti-émeutes « se limi- taient à faire peur aux gens », puisque les troupes cherchaient simplement à impres- sionner. Dans le courant de cette année la situation change: les membres d’équipage des navires sont amenés au fort Vergara, à Viña del Mar, où on les initie au « com- bat de localités », qui consiste à déloger les gens de la rue, ou à attaquer « des foyers de sédition ». Désormais, plus que faire peur, on apprend à utiliser les armes pour tuer. Des armements plus sophistiqués arrivent, « je me souviens très bien de ça parce que j’étais en charge de l’armurerie », explique Ayala. « Pour nous, c’était une petite nouveauté mais d’un autre côté c’était un peu inquiétant de voir que les choses semblaient devenir sérieuses [...] Cela confirma nos inquiétudes: ça sentait déjà le coup d’État15 ». Les marins passent alors par l’École d’infanterie de marine, où on les prépare à la guerre en ville: comment se déplacer et prendre une maison…16 « Ce sont les pre- miers indices de ce qu’on nous prépare à quelque chose », conclut Carlos García17. On apprend à briser des manifestations, en « fer de lance », baïonnette au canon, et la défense sans tirer. En 1972, les troupes vont à Las Salinas pour s’exercer au tir en groupe et s’entraîner à perquisitionner des maisons. Chaque unité de la Marine suit cette formation, fort éloignée des tâches navales18. Peu après 1970, David Valderrama suit une formation au cours de laquelle on lui apprend à « contrer les manifestations de gauche », à contrôler les ports et à combat- tre la guérilla urbaine rue par rue, armé d’un fusil classique et d’un autre à plombs de chasse, décrit comme étant une arme anti-émeute. Des fusils à canon court sont rajoutés dans les armureries des navires19. Le climat relativement champêtre de la base d’El Belloto est perturbé vers le milieu de 1972, par deux ou trois caporaux et sergents de l’Infanterie de marine, venus ins- truire les officiers sur les tactiques de la lutte anti-guérilla urbaine, avec autorisation de « matraquer au sol, même les capitaines », raconte le quartier-maître Jorquera. On les fait courir, ramper et autres types d’exercices exténuants. En résumé, « On les met en pièces par terre. Cela, je l’ai vu, et c’étaient les officiers qui en bavaient le plus ». Comme les officiers ne peuvent manquer de voir les sourires sur les visages des hommes de troupe, peu après, ces derniers sont soumis à la même « instruction »20. A l’École de spécialisation, les entraînements anti-subversifs augmentent de ma-

14 Merino, 1998, 178-188. 15 [E] Ayala, 2000. 16 [E] Ibarra, 2003. 17 [E] García, 2002. 18 [E] Velásquez, 2003. 19 [E] Valderrama, 2002. 20 [E] Jorquera, 2003.

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nière notable et ils incluent la préparation à l’affrontement avec des civils. En 1972, les ennemis ont désormais un nom: les communistes et le MIR. On entend fréquem- ment affirmer « ici, c’est nous et là, c’est le MIR » ou « ici, c’est nous », et à l’autre groupe « vous, vous êtes des ‘miristes’ » ou les « communistes qui occupent la rue21 ». A l’École d’opérations on ajoute au cursus habituel des formations destinées à agir contre des manifestations– se souvient Luis Aguirre, alors étudiant– formations ap- pelées parfois « maîtrise de foules », activités inhabituelles au sein de la Marine22. A l’École du génie naval, dirigée par Lautaro Sazo, les exercices de combats anti- émeutes sont fréquents et intensifs: un groupe, équipé de besaces, fusils et masques à gaz, attaque un édifice, tandis qu’un autre le défend. Tout est réel sauf que les tirs sont à blanc23. Cela ne se faisait pas à la Marine auparavant, rappelle Jara. A partir de 1971, une à deux fois par semaine, des instructeurs de l’Infanterie de marine viennent dans les écoles pour donner des instructions « anti-émeutes »: on ordonne au personnel civil de jouer aux « manifestants » et de lancer des objets divers, tandis que les étudiants marins font usage de bombes lacrymogènes, boucliers et fusils pour « faire pression contre eux ». On met en valeur les arts martiaux. Plus grave encore, les instructeurs leur enseignent à monter des mitrailleuses, ils visent les gens qui circulent sur les plages voisines et hurlent: – « Si je te dis de tuer la vieille qui passe par là, tu lui tires dessus ». Malgré des protestations, ils insistent: – « Tu vois la petite vieille qui s’amène là? Si je te dis ¡tire-lui dessus! Tu dois lui tirer dessus ». « Mais, pourquoi? Si elle ne m’a rien fait?… » – « C’est moi qui donne les ordres ici!24 ».

4.1.3- Contacts systématiques entre officiers de Marine et civils putschis- tes Orlando Sáenz, président de la SOFOFA, leader patronal du coup d’État, a affirmé de manière répétée que la conspiration commença en septembre 1971, lors d’un sémi- naire tenu à l’hôtel O’Higgins de Viña del Mar, au cours duquel il appela le monde de l’entreprise à abattre le régime d’Allende. Par la suite, il se réunira avec des offi- ciers de la Marine25. Au cours de l’année 1972 se consolident les relations régulières entre les cercles pa- tronaux favorables au coup d’État et des cercles militaires, en particulier les officiers de la Marine. Les contacts qu’ils maintiennent –du moins une partie d’entre eux– ont été divulgués des décennies plus tard par les protagonistes eux-mêmes. Les réunions de la Confrérie nautique du Pacifique Sud (chap. 3) continuent d’être un lieu de rencontre essentiel entre civils et militaires putschistes. Comme nous le savons, la Confrérie se compose d’Agustín Edwards, des amiraux Merino et Carva- jal, du capitaine Troncoso, des généraux Yovanne et Arellano, et des ex-marins et hommes de confiance d’Edwards, Cubillos et Kelly. Ce dernier administre un élevage de volailles d’Edwards avec José Radic Pardo, un

21 [E] Carvajal, 2003. 22 [E] Aguirre, 2000. 23 Barroilhet, 2004, 161 24 [E] Jara, 2002. 25 Orlando Sáenz, interviewé durant l'émission Informe Especial, Cuando Chile cambio de golpe, Televisión Nacio- nal de Chile, août 2003.

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autre ex-capitaine de la Marine, futur sous-secrétaire à la pêche. Selon Arturo Fon- taine, alors sous-directeur d’El Mercurio, Kelly travaillait « dans le poulet et égale- ment dans l’information et les liaisons26 ». En effet, Roberto Kelly fait partie d’une espèce de comité de coordination puts- chiste, en compagnie de René Silva Espejo (directeur d’El Mercurio), Carlos Uren- da, Jorge Ross, Arturo Fontaine, Edmundo Eluchans et Hernán Cubillos. S’y ajou- tent également Orlando Sáenz (président des patrons d’industrie, SOFOFA), Hugo León (président des patrons de la construction), Jaime Guzmán et d’autres. Ce groupe se réunit hebdomadairement dans le bureau de Cubillos, dans la maison d’édition Lord Cochrane pour échanger des informations sur ce qui se passe dans les entreprises, les corporations professionnelles et les universités, et décider des cam- pagnes de presse à mener. C’est aux ex-marins Kelly et Cubillos qu’incombe la pro- pagande en direction de la Marine, ainsi que les contacts factieux avec Merino et les capitaines Arturo Troncoso et Hugo Castro. Le directeur d’El Mercurio René Silva Espejo les surnomme « plongeurs de combat27 » (busos tácticos). Lorsque Allende entame une tournée passant par le Pérou, le Venezuela, le Mexi- que, l’ONU, l’URSS, Cuba et l’Algérie, du 30 novembre au 14 décembre 1972, et que la Vice-présidence est assumée par le général Prats, alors ministre de l’Intérieur, Kelly croit qu’est arrivé le moment de faire le coup d’État: « Je suis alors parti pour Valparaiso pour parler avec l’amiral Merino et lui ai exposé l’idée que les forces armées se mettent à bouger ». Mais Merino lui répond qu’ils ont besoin d’un projet de gouvernement et il lui demande de se charger de formuler le plan économique de la future dictature28. Fontaine le relate ainsi: « Les marins font part à Kelly d’une de leurs préoccupations. ‘Virer Allende, ce n’est pas un problème. L’important c’est que faire avec le gouvernement; comment résoudre les problèmes économiques’. Kelly promet de leur présenter un plan et fait appel, à , à son ami Emilio Sanfuentes Vergara, lui aussi lié au groupe Edwards et proche collabora- teur de Hernán Cubillos. Sanfuentes, toujours optimiste, promet le plan dans un délai de trente jours. Kelly offre aux marins l’étude après nonante jours29 ». Le premier plan néo-libéral de l’histoire récente est négocié dans le bureau de Sergio Undurraga, conseiller de la SOFOFA (futur gérant de CORFO à New York), et est pré- senté comme le chapitre économique de la future dictature. Ses principaux organisa- teurs sont Emilio Sanfuentes, patron d’extrême droite, proche de la Marine, et Alva- ro Bardón (en peu de temps il deviendra président de la Banque Centrale et ensuite vice-ministre d’Économie), proche de la démocratie chrétienne, qui se charge des contacts avec ce parti. En tout, une dizaine d’économistes diplômés de l’Université de Chicago préparent le plan. Leur doyen est Sergio de Castro (futur ministre de l’Économie et des Finances). Il est accompagné de Pablo Baraona, (bientôt président de la Banque Centrale et ministre de l’Économie); Juan Braun, (il sera plus tard l’un des principaux cadres du groupe Cruzat); Manuel Cruzat, (chef d’un puissant groupe économique); Andrés Sanfuentes (professeur); Juan Villarzú, (futur directeur du budget) et le banquier José Luis Zabala, (futur responsable d’études de la Banque Centrale). Le groupe met plus de temps que les trois mois prévus pour présenter son plan.

26 Fontaine, 1988, 17-18. 27 Arancibia, 2005, 128-130 ; 134. 28 Arancibia, 2005, 138. 29 Fontaine, 1988, 17-18.

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« Les marins pressent Kelly –explique le sous-directeur d’El Mercurio–, celui-ci à son tour aiguillonne Sanfuentes, qui presse les autres ». Certains insistent sur la res- titution des entreprises expropriées à leurs propriétaires, tandis que d’autres vou- draient tenter une expérience d’entreprise de travailleurs. Finalement, en mai 1973, à l’hôtel San Martín de Viña del Mar, ils parviennent à un consensus. Sanfuentes en transmet un résumé à Kelly, qui à son tour le fait parvenir au capitaine Troncoso, et « à partir de ce moment, les marins reçoivent quasiment page par page le pro- gramme que De Castro et Undurraga s’empressent de peaufiner ». La nuit du coup d’État, les imprimeries des éditions Lord Cochrane, propriété d’Agustín Edwards et présidée par Hernán Cubillos, impriment le plan. Le lendemain il se trouvera sur les bureaux des ministres de la dictature30. Après les élections parlementaires de mars 1973, l’amiral Rodolfo Vío et l’avocat colonel d’aviation Julio Tapia Falk (futur recteur délégué de l’Université du Chili) se réunissent régulièrement avec des juristes putschistes, parmi lesquels Rubén Díaz Neira, afin de préparer la justification juridique du coup d’État, qui sera formulée dans le futur arrêté N°5. De son côté, le patron avocat Ricardo Claro remet à la Ma- rine, en juillet 1973, un rapport qui légitime par des arguments juridiques la prise de position politique (deliberación) des forces armées en cas d’état d’exception31.

4.1.3.1- Liens d’officiers de la Marine avec des groupes d’extrême droite Une dimension peu connue de cette histoire se trouve dans les relations entre des officiers de la Marine et des groupes d’extrême droite qui, en 1972, entament des actions terroristes. En effet, bien peu nombreux sont les protagonistes disposés à les sortir de l’ombre. Néanmoins, certains points sont connus. A bord des navires, deux ans déjà avant le coup d'État –affirme Roldán–, certains matelots observent avec inquiétude les ré- unions « d’amiraux avec les commandants, de commandants avec les commandants en second, de commandants en second avec les officiers [...] il y avait ce type de réunions tous les jours » sur les navires et leurs dépendances. Les matelots de garde, qui ont l’obligation d’enregistrer les noms de ceux qui montent sur les bateaux ou entrent dans les casernes, reçoivent souvent l’ordre contraire; l’officier de garde commande: « celui- ci est avec nous, alors, ne vous en faites pas, laisser-le passer sans plus ». Certains vi- siteurs sont habillés en civil, mais leur coupe de cheveux et d’autres éléments indiquent que ce sont probablement des militaires32. A partir de 1972, des officiers de réserve participent à la préparation des défilés mi- litaires du 21 mai et du 19 septembre, et ils reçoivent l’instruction « anti- subversive ». En plus d’être inconnus des équipages, la date est inhabituelle, vu que les rappels ont lieu en été. Plus tard, pendant sa détention, Luis Aguirre reconnaîtra plusieurs d’entre eux parmi les membres des services de répression et d’information de la Marine33. Le lendemain du coup d’État, l’avocat de la Province Luis Vega, sera interrogé et torturé à bord du bateau-école Esmeralda, par un civil de Patria y liber- tad que l’avocat avait amené deux fois devant la justice34.

30 Fontaine, 1988, 18-20. 31 Cavallo / Serrano, 2003, 264. 32 [E] Roldán, 2003. 33 [E] Aguirre, 2000. 34 Vega, 1983, 294.

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Quelque chose de similaire se passe dans l’École d’opérations. Durant l’une de ces habituelles causeries contre le gouvernement, un officier de l’Infanterie de marine glisse une phrase au contenu nouveau; il dit plus ou moins: « il est temps maintenant que vous aussi vous vous impliquiez et aidiez ceux qui sont en train de se préparer militairement contre le gouvernement ». Les étudiants marins de gauche lui deman- dent des précisions, mais « il joua à l’imbécile ». Ils font alors des recherches et par- viennent à savoir que la Marine est en train de donner un entraînement militaire à des groupes d’extrême droite, surtout au groupe de Patria y libertad local. Le fait est accablant et va bien au-delà des discours. « Discuter avec les officiers ne suffisait plus » commente López. Cette situation les amène à prendre contact avec des diri- geants du gouvernement, pour les informer de ce qui se passe35. La collusion entre les services de renseignements de la Marine –ou du moins d’une partie d’entre eux– et les groupes d’extrême droite, apparaît d’évidence dans un cas qui passe en justice... pendant quelques heures. En août 1972, l’amiral Merino informe le gouvernement provincial de Valparaiso d’un vol de mitraillettes au sanatorium naval d’Olmué. L’avocat de la Province, Luis Vega, rédige une plainte au nom du Gouvernement, signée également par l’amiral, et demande à la Police judiciaire de s’y engager avec toute son énergie. Celle-ci par- vient à découvrir que le voleur vendra les armes à deux financiers de Patria y liber- tad, et que la transaction se fera dans le centre de Valparaiso. Là, la Police arrête le vendeur et les acheteurs. Au cours de l’interrogatoire, ces derniers confessent avoir reçu des instructions d’un tiers. Cependant, avant qu’ils ne fassent leur déclaration devant le juge, trois officiers du A-2, le service de renseignements de la Marine, se présentent pour expliquer que ce sont eux qui avaient demandé aux financiers de Pa- tria y libertad d'entrer en contact avec les voleurs. Ainsi, les officiers des services secrets transforment des acheteurs d’armes volées à la Marine en collaborateurs du renseignement naval. Les deux cadres restent ainsi en liberté inconditionnelle et la procédure continue uniquement contre le voleur. Tandis que Merino félicite l’avocat du gouvernement, le chef du A-2, mal à l’aise, justifie ses hommes avec difficulté, arguant qu’ils avaient agi avec un grand sens de l’initiative. Le rideau de fumée est évident, mais légalement, il n’y a rien à faire. Les caractéristiques de ce curieux incident permettent à l’avocat Vega de conclure que le A-2 agit de manière double. Seuls des liens très étroits avec l’extrême droite de Valparaiso peuvent expliquer que trois officiers des services de renseignement naval se soient identifiés comme tels, comparaissant devant le tribunal pour sauver les détenus de Patria y libertad. L’avocat tire également la conclusion que la Mis- sion navale états-unienne, chargée entre autres choses de conseiller le A-2, recrute parmi les officiers des services de renseignements chiliens quelques collaborateurs qui suivaient directement ses instructions, à savoir l’obtention de renseignements sur le gouvernement et l'organisation d'actions contre lui36.

Plusieurs ex-officiers de la Marine figurent en effet parmi les leaders du terrorisme d’extrême droite. C’est le cas de Vicente Gutiérrez, ex-commando de l’Infanterie de marine, organisateur des principaux attentats à la bombe de Patria y libertad, et de Jorge Young Montesinos, qui posera une bombe au domicile de l’amiral Huerta

35 [E] López, 2003. 36 Vega, 1983, 203-204.

290 Ceux qui ont dit « Non »

(chap. 6). Nous pouvons aussi mentionner l’ex-lieutenant de marine Godfrey Widow Antoncich, qui appartint au groupe qui assassina le général Schneider, et échappa à la justice. Les matelots qui furent sous ses ordres sur le Galvarino, une petite embar- cation chargée d’approvisionner les phares, se souviennent du mépris avec lequel il les traitait, exigeant qu’on lui rende les honneurs comme s’il était « l’amiral des amiraux37 ». Un autre cas est celui d’Enrique Arancibia Clavel, qui étudia quelques années à l’École navale. En 1970 il place des bombes en abandonnant des tracts signés par une « Brigade ouvriero-paysanne », dans l’intention de faire attribuer ces attentats à la gauche. A l’instar de Widow, Aranciabia était lié au groupe qui assassina le géné- ral Schneider et il échappa à la justice en se réfugiant en Argentine. L’ex-cadet naval rentre au Chili peu de temps après le coup d’État et, de manière éhontée, est absous par une justice soumise à la dictature. Selon le témoignage d’Alfonso Morata38, Arancibia Clavel est ensuite recruté par les services de renseignements navals et bientôt transféré à la DINA, qui l’envoie à Buenos Aires. Actuellement, il accomplit une peine de réclusion à perpétuité, en Argentine, pour avoir été « complice néces- saire » du double homicide du général et de son épouse Sofía Cuthbert.

On peut donc conclure qu’en 1972, il existe déjà des relations structurelles entre les officiers de haut rang et les cercles patronaux putschistes pour esquisser les caracté- ristiques de la future dictature. Au même moment, un nombre significatif d’officiers de rang intermédiaire de la Marine maintient des liens avec le terrorisme d’extrême droite, sans qu’ils soient pour cela inquiétés.

4.1.4- La Marine pendant la grève d’octobre: des comportements opposés Lorsque la grève des camionneurs d’octobre 1972 est suivie des actions massives de groupes de droite qui sèment des clous dans les rues pour immobiliser tout véhicule qui voudrait circuler, il apparaît comme évident qu’une insurrection générale est en cours. Face à ces faits, le Gouvernement déclare l’état d’urgence dans 22 des 25 provinces et impose le couvre-feu. La Marine a pour tâche de surveiller les zones portuaires. Dans les écoles de spécia- lisation, les cours sont suspendus et les étudiants marins sont affectés à des opéra- tions de patrouille. Durant les contrôles nocturnes, des tensions et des comporte- ments opposés se manifestent: de nombreux officiers manoeuvrent pour soutenir les grévistes, alors qu’une partie, au moins, de la troupe tente de protéger ceux qui continuent de travailler malgré les attentats, en particulier les camionneurs non gré- vistes39. Pendant la grève, le ton des harangues monte d’un cran. Le MAPU reçoit des infor- mations selon lesquelles les discours sont désormais catégoriques: « beaucoup d’officiers font passer le sentiment que maintenant cela suffit, que le pays ne peut plus continuer comme ça » et certains d’entre eux, en patrouille, vont visiter avec sympathie les camionneurs en grève40. Le commandant en second fait même savoir à tous qu’il

37 [E] González, 2003. 38 www.elmostrador.cl/modulos/noticias/constructor/detalle_noticia.asp?id_noticia=15721, pc 8-10-07. 39 [E] Velásquez, 2003. 40 [E] Luna, 2003.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 291

est possible qu’il faille sortir et « foutre le bordel41 ». De plus, lorsque se diffuse la rumeur selon laquelle la Police judiciaire interviendrait pour récupérer les aliments chargés sur les camions en grève, les officiers déclarent que « cela, la Marine ne le permettra pas42 ». Durant les contrôles, certains officiers font de la discrimination sociale, observe le quartier-maître Teodosio Cifuentes: lorsque la personne contrôlée est un piéton, on la plaque contre un mur et la frappe; par contre si elle se déplace en automobile, « on ne leur demande ni sauf-conduit, ni quoi que ce soit43 ». Le quartier-maître Luis Jorquera, à la tête d’une patrouille de quatre personnes à Limache, reçoit comme instruction de ne pas s’approcher du quartier d’habitations de la brasserie Cervecerías unidas, considéré comme un quartier de gauche. Mais il contourne les ordres et y va avec sa patrouille. Au début, les matelots sont craintifs, mais comme ils sont reçus chaleureusement, ce secteur se transforme rapidement en une des zones favorites de patrouille44. Etrangement, pendant cette grève, les comportements habituels de la flotte se trans- forment. Quand cette dernière appareille pour partir en manoeuvres, cela dure habi- tuellement aux alentours d’un mois, mais en octobre 1972, elle part pour un jour ou deux seulement. L’effet recherché –pense Juan Cárdenas– est de « maintenir les gens préoccupés de ce qui bouge à l’intérieur de la Marine et non pas de ce qui se passe à l’extérieur45 ».

4.1.5- Réunions séditieuses et militaires états-uniens Il y a, en 1972, des signes d’augmentation de la présence des conseillers militaires états-uniens au sein des unités chiliennes, et de l’appui qu’ils donnent à l’organisation du coup d’État. Le MAPU organise la filature systématique des offi- ciers supérieurs de la Marine qui pourraient prendre la tête du coup d’État. Ils dé- couvrent que durant les 15 mois qui le précèdent, les officiers Arturo Troncoso et Patricio Carvajal se réunissent régulièrement, au moins tous les 15 jours, avec un officier de la Mission navale des États-Unis46. Tous deux figurent parmi les princi- paux organisateurs du coup d’État. Vers1972, comme nous l’avons vu, l’ancien attaché à la force aérienne états-unien, de retour au Chili mais désormais en civil, invite à une réunion le général d’aviation Sergio Poblete, au cours de laquelle il lui demande son opinion sur la situation poli- tique du Chili et ce qu’il pense du Président47. Des faits similaires se passent sans doute à la Marine, peut-être même avec plus d’intensité. La troupe se heurte régulièrement avec ces « conseillers ». Ricardo Tobar remarque, dès 1970, des réunions privées où « les Nord-américains donnaient clairement des cours aux officiers », probablement les cours anti-émeutes48. Pedro Blaset et José Velásquez se rappellent avoir vu des officiers états-uniens sur le croiseur Prat en

41 [E] Carvajal, 2003. 42 [E] Tobar, 2001. 43 [E] Cifuentes, 2000. 44 [E] Jorquera, 2003. 45 [E] Cárdenas, 2002. 46 [E] Luna, 2003. 47 [E] Poblete, 2003. 48 [E] Tobar, 2001.

292 Ceux qui ont dit « Non »

1971 et 197249. A partir de la fin 1972, outre les délégations officielles, on voit du personnel civil étranger à bord; des gens d’environ 25 ans qui parlent anglais, pro- bablement des jeunes officiers de l’US Navy. Luis Ayala les voit personnellement lorsqu’il est de garde et quand il escorte l’amiral50. Depuis 1972, des officiers du La- torre se réunissent avec des offi- ciers d’autres unités et, se souvient Ayala, « on sentait, plus ou moins, de l’agitation entre eux ». Plus tard, en 1973, des matelots d’autres navires lui rendent compte que les officiers parlent de « Djakarta », ce qui l’impressionne. Personne n’ignore ce qui s’est passé en In- donésie en 1965, et il est stupéfié que l’on puisse planifier un tel ni- Illustration 1. La Mission navale des États-Unis à Valparaiso oc- veau de violence au Chili: « alors, cupait les derniers étages de cet immeuble. et bien, cela fit que beaucoup des Photo, Jorge Magasich. nôtres se renforcent un peu plus dans leur conviction de ne pas avoir à participer à un processus de ce genre51 ». En 1973, une bonne partie de la flotte se retrouve le 21 mai à Iquique, comme d’habitude. Pendant la traversée, les officiers se réunissent beaucoup trop, bien que nous n’ayons aucune information sur le contenu de ces réunions. Par exemple, un peu avant le 21 mai, alors que la flotte se trouve au large de Papudo, on ordonne à David Valderrama, sur le Latorre, d’attendre un hélicoptère avec un extincteur à la main. En descend Toribio Merino, qui se réunit avec les officiers du navire ensei- gne52. En 1972 et 1973 il est courant de voir apponter sur les navires des hélicoptères avec des États-uniens à bord. Via les garçons de cabine, les matelots organisés apprennent qu’ils se réunissent avec les officiers chiliens quand la flotte se trouve dans les ports de Coquimbo et Iquique; on parle à bord de ce que le coup d'État aura lieu lorsque UNITAS arrivera au Chili, se souvient Teodosio Cifuentes: « on ne peut pas dire clairement que c’est ce qu’ils se disaient au cours de ces réunions parce qu’elles étaient secrètes [...] à cause de l’atmosphère qui régnait à bord, à cause de la façon dont les officiers se comportaient, nous présumions que ces réunions ne traitaient pas seulement de l’opération UNITAS53 ». Vers mars 1973, tandis que Pedro Lagos participe à des exercices de simulation à l’Académie de guerre navale, il y remarque des dizaines d’officiers états-uniens qui circulent comme « s’ils étaient chez eux ». Officiellement ils sont là pour préparer l’opération UNITAS prévue pour septembre; « tout se fait en anglais, les codes sont pratiquement américains, les exercices tactiques sont de style américain54 ».

49 [E] Blaset, 2003; [E] Velásquez, 2003. 50 [E] Ayala, 2000. 51 [E] Ayala, 2000. 52 [E] Valderrama, 2002. 53 [E] Cifuentes, 2000. 54 [E] Lagos, 2001.

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4.1.5.1- La réunion à bord du Prat, avec des États-uniens et des Brésiliens Pendant l’hiver 1973, Miguel Enríquez dénonce des réunions séditieuses entre des officiers des Marines chilienne, brésilienne et états-unienne, qui auraient eu lieu le 24 mai à bord du croiseur Prat, à Arica, à 1h30 du matin*. Ces informations lui fu- rent données par le groupe de matelots de la flotte. Ils sont mis au courant de cette réunion, –explique le quartier-maître Pedro Lagos– lorsqu’un groupe de caporaux instructeurs du régiment Rancagua, de Arica, se rend sur le quai où est amarré le croiseur Prat pour défier au football leurs collègues ma- rins. Bien que ce type de contacts soit habituel, cette fois-ci ils ne peuvent pas orga- niser la partie car le croiseur est l’objet d’une surveillance spéciale de la part de ma- rins et militaires en civil. Les caporaux de l’Armée de terre apprennent qu’il y a une réunion « avec les gringos » et les Brésiliens, et ils communiquent l’information aux quartiers-maîtres radiotélégraphistes de la Marine. Dans un premier temps, ils sup- posent qu’il s’agit d’une réunion préparatoire pour l’opération UNITAS, mais comme le Brésil ne participe pas à cet exercice avec la Marine chilienne, comment expliquer la présence des Brésiliens? Ce jour-là, le service domestique est assuré par des spécialistes en télécommunica- tion, qui en même temps préparent les clés de communications, car les garçons de cabines habituels ne sont pas de service. Les techniciens en télécommunication voient « six ou huit » officiers états-uniens et brésiliens, et remarquent le caractère séditieux de la réunion. Les clés de communications qu’ils préparent, plutôt que de servir pour l’opération UNITAS, semblent être celles nécessaires pour communiquer entre les navires chiliens et états-uniens pendant un coup d’État55. Une autre version, légèrement différente, donne comme source des cuisiniers ou des garçons de cabines qui informent le sergent Morales de la réunion et ce dernier en informe Cárdenas56. Andrés Pascal se souvient qu’il y « avait un camarade qui servait le café, qui servait en tant que sous-officier, que ce fut lui qui entendit, et fut au cou- rant de cette réunion et transmit cette information57 ».

4.1.5.2- Deux officiers états-uniens par unité En plus des réunions séditieuses à Arica, Rodolfo Claros affirme que des matelots de gauche découvrirent des réunions du même acabit entre officiers chiliens et états- uniens à Valparaiso, ce qui s’additionne aux autres signes de l’imminence du coup d’État58. Début juillet, arrivent deux ou trois officiers états-uniens dans chaque unité. Les hauts gradés les présentent –se rappelle Cárdenas– comme des officiers qui viennent constater notre développement technologique, « l’efficacité, tout ça. Et ils participè- rent à des exercices avec nous. Mais en fait ils venaient préparer le coup d’État, ce- la ne faisait aucun doute ». Sur le destroyer Blanco en arrivent deux, qui restent trois ou quatre semaines. Ensuite s’embarquent sur chaque navire des détachements

* Le site www.archivochile.com/Miguel_Enriquez/doc_de_miguel/miguelde0007.pdf, pc 12-8-07, reproduit le conte- nu d’une conférence clandestine donnée par Enríquez peu après le coup d’État, dans laquelle il rappelle cette accusa- tion et date la réunion à Arica du 20 mai, chose impossible, puisque le croiseur est à ce moment-là à Iquique. Nous prenons la date du 24 mai, donnée par Juan Cárdenas [Cárdenas, 1978]. 55 [E] Lagos, 2001. 56 [E] Cárdenas, 2002. 57 [E] Pascal, 2003. 58 [E] Claros, 1986

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d’une quinzaine de fantassins de marine, fort probablement destinés à réprimer toute opposition au coup d’État59. Il y a deux officiers états-uniens par unité en 1973, affirme J. Salazar; sur le Latorre il se rappelle d’un d’entre eux qui converse, en anglais, avec les officiers chiliens. A une occasion, tandis qu’ils naviguent en face de Papudo, ils remarquent des pêcheurs russes. Sur le pont, l’officier états-unien et le chilien en déduisent qu’il s’agit d’un bateau-espion bourré d'appareils électroniques... « une petite psychose à l’encontre des bateaux russes60 ».

De son côté, un secrétaire qui travaille au commandement conjoint au sein du ministère de la Défense, informe Huentemil de ce qu’on y programme la mobilisation de trou- pes de différentes régions pour renverser le gouvernement; les planificateurs du coup d'État pensent qu’il devrait y avoir entre 50.000 et 60.000 morts. Ces informa- tions seront transmises par le sergent Cárdenas au ministre de la Défense, José To- há61.

4.1.6- L’ombre du coup d’État dans la vie quotidienne: le changement de ton dans les « réunions de divisions » Chaque navire est organisé en départements appelés divisiones (divisions), chacune à charge d’un officier. Sur le croiseur Latorre, il y a, par exemple, des divisions d’artillerie, d’électronique, de contrôle de feu... Il y a également différentes divisions de machines. Jusqu’en 1971, les officiers à charge d’une division avaient l’habitude de convoquer, de temps à autre, une réunion afin d’introduire des corrections dans le travail ou de faire quelque réprimande. A l’occasion, ils donnaient des causeries sur des thèmes tels que la possible guerre contre l’Argentine ou le Pérou –se souvient Cárdenas– et la capacité des forces armées à défendre la patrie ; en d’autres occasions, ils prodi- guaient d’édifiants conseils de bon comportement. A la fin, ils offraient la parole pour discuter de questions relatives au travail et au bien-être, « réunions profession- nelles », précise Carvajal. En 1972, les réunions de divisions deviennent un espace de harcèlement contre le gouvernement. Comme cela n’entraîne guère de réactions des autorités, le ton ne tarde pas à monter au point que certains officiers en arrivent à appeler, de plus en plus ouvertement, à se préparer au coup d’État. L’échange final, plus que technique, est devenu l’occasion de sonder et d’enregistrer les opinions politiques du personnel. Les navires se transforment en un territoire hors-la-loi, où les officiers s’expriment en prenant de moins en moins de précautions. En témoigne ainsi Julio Gajardo: « Les types prirent énormément confiance par après, quand ils se rendirent compte que le gouvernement d’Allende ne prenait pas de mesures contre eux; qu’il ne démobilisait pas les officiers qu’il aurait dû limoger, chose que le gouvernement d’Allende..., je le dis, et en lisant maintenant les discours d’Allende et tout ça, Allende était plus démocrate que..., comme on dit, ‘plus catholique que le Pape’, c’est-à-dire il était très loin de tout ça et il n’a pas fait usage des pouvoirs que lui conférait la Constitution pour limoger des officiers

59 [E] Cárdenas, 2002. 60 [E] Salazar, 2003. 61 [E] Cárdenas, 2002.

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et des gens qui ne méritaient pas sa confiance62 ».

Les idées que répandent les officiers peuvent se résumer ainsi: il est temps de sortir de sa réserve et d’agir contre les ennemis intérieurs pour mettre la nation dans les conditions de répondre à un ennemi extérieur. Ces discours se basent sur des idées nationalistes qui attribuent aux forces armées le rôle de « réserve morale » et sur la doctrine de sécurité nationale, qui leur désigne un ennemi intérieur. Après sa mise à la retraite forcée en 1972, le général Alfredo Canales accuse publiquement le gou- vernement de « manque de cohésion face au front extérieur ». C’est à dire que non seulement il est responsable de l’effondrement économique du pays mais il met éga- lement en péril l’existence du Chili en tant que nation63. Ces théories vont se concré- tiser dans le plan anti-insurrectionnel pour Valparaiso appelé plan cochayuyo* (chap.7).

4.1.6.1- Controverses dans les écoles de spécialisation Les controverses entre officiers et étudiants marins ont lieu régulièrement, plus exactement toutes les semaines, à la fin des conférences des officiers. Alex Wag- horn, alors lieutenant, a l’habitude de parler contre la nationalisation du cuivre, tan- dis que le lieutenant Santiago Lorca (il arrêtera bientôt les matelots) et l’aumônier lancent leurs diatribes contre le gouvernement. Ils expliquent que l’initiative de dis- tribuer quotidiennement un demi-litre de lait gratuit à tous les enfants de moins de 12 ans est un gaspillage vu que « le Chilien n’a pas l’habitude de boire du lait ». Et ils argumentent: « c’est comme si je vous offrais un verre de cognac [...] vous allez le refuser parce que vous n’aimez pas ça, parce que vous ne savez pas le déguster ». La semaine suivante, ils reviennent à la charge en montrant des photographies de terrains de football marqués à la poudre de lait et ils concluent: « rendez-vous compte comment le gouvernement jette l’argent des Chiliens par la fenêtre! ». Un groupe considérable d’étudiants marins –comme nous le verrons– réfute les ar- guments des officiers et de l’aumônier, leur reprochant de « délibérer » (enfreindre l’interdiction aux militaires d’exprimer des opinions politiques) en critiquant le gou- vernement légitime, cela sur un ton assez fort, voire intransigeant, inhabituel dans la Marine, où la parole d’un officier fait loi. Néanmoins, on ne leur applique aucune sanction, car tous savent que les causeries politiques des officiers ont ouvert le débat et il serait très difficile d’expliquer pourquoi les étudiants ne pourraient pas, eux aussi, exprimer leur avis64. De plus, ces discussions permettent de connaître les opi- nions politiques de chacun. A la mi-1972, le commandant de l’École du génie, Lautaro Sazo, peu avant son li- mogeage de la Marine, donne des conférences au cours desquelles il attaque les JAP, les accusant de corruption. José Jara se rappelle avoir répondu: « Si pour la femme d’un officier, comme celle du directeur de l’École, il faut une demi-journée pour trouver des marchandises, alors qu’elle a une voiture avec chauffeur, imaginez les difficultés de la mienne, alors que nous n’avons ni voiture ni chauffeur65 ».

62 [E] Gajardo, 2003. 63 Valdivia O. de Z., 2003, 78. * Le cochayuyo est une algue comestible couramment utilisée dans la cuisine chilienne. 64 [E] López, 2003. 65 [E] Jara, 2002.

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Un autre officier appelé Suez, exalte les réussites de l’Espagne obtenues grâce à la poigne de fer de Franco et il conclut, qu’ils vont, tout comme le caudillo espagnol, sauver la patrie. Les répliques sont fréquentes: à la sortie de ces « conférences », les étudiants marins expriment ouvertement leur désapprobation, « tout le monde par- lait66 ». Il y avait des lieutenants particulièrement exaltés dans leurs appels au coup d’État, comme Jorge Arancibia Clavel67. Henry Gómez note l’évolution des interventions d’un lieutenant appelé Sandino* qui provoque des discussions avec les étudiants. Comme d’autres, Henry lui répond en ar- gumentant que, après le tremblement de terre de 1971, la Marine aurait dû aider toute la population sinistrée et pas seulement son propre personnel. Jusque là, sa position dans le tableau d’honneur lui permet de passer la nuit dehors et de rentrer au matin, mais après cette intervention, il est retenu à l’entrée et on lui ordonne de se présenter devant le commandant Lautaro Sazo. Du haut d’un bureau princier, celui-ci lui dit sur un ton condescendant: « Ecoutez, jeune homme! Nous avons entendu dire que vous aviez certaines opinions, et que l’autre jour vous avez parlé de cette histoire d’aide aux victimes du tremblement de terre ». Il attend peut-être que l’étudiant se rétracte, mais celui-ci confirme ses dires en expliquant la nécessité d’égalité des droits entre le peuple travailleur et les « travailleurs de la Marine ». Le commandant le ser- monne: « Ecoutez, jeune homme, allez-vous en immédiatement, et fermez-la désor- mais ». On met une note dans sa feuille de carrière, ce qui implique son retrait du tableau d’honneur. Peu de temps après, il rentre à Talcahuano... connu comme « rouge »68. Pendant qu’il suit un cours à l’École du génie en 1972, Tomas Matus observe que, d’une part les opinions sont divisées, « on savait parfaitement qui était pour et qui était contre le gouvernement », et que, d’autre part le ton des discours politiques se fait plus virulent: « c’était d’abord des questions subtiles, ensuite venaient les diatribes concernant l’ineptie de l’action gouvernementale et de son ineptie, on passait à sa no- civité69 ». Les amiraux ont l’habitude de se réunir avec les sergents et les quartiers-maîtres pour critiquer le projet d’École nationale du gouvernement, se plaindre de la situa- tion de l’économie et réclamer des services de bus supplémentaires pour les mate- lots. Et on leur ordonne de passer devant dans les queues70. Dans les écoles de spécialisation, on organise le boycott du gouvernement avec des méthodes analogues à celles utilisées à l’extérieur. Un beau jour de 1972, disparais- sent deux tiers des couverts utilisés par une classe de 18 étudiants marins à l’École d’électronique, à laquelle appartient Víctor López, et il leur est annoncé qu’il ne reste que 6 gobelets. Il n’y a donc d’autre solution que d’organiser les repas en trois groupes; quand le premier a terminé, on lave les couverts, le groupe suivant mange et ainsi de suite. Les réponses aux plaintes des étudiants sont que la situation du pays est si chaotique que la Marine ne dispose plus du nécessaire... Cela dure jusqu’au jour où un amiral passe une revue à l’École. Comme par miracle, réapparaissent

66 [E] Jara, 2002 67 [E] Ramírez, 2001. * Probablement Luis Sandino, le même qui confirmera lors du procès que deux matelots du Prat avaient demandé son limogeage, l’un d’eux parce qu’il était « d’idéologie marxiste » [Procès 3926, feuille 524] 68 [E] Gómez, 2003. 69 [E] Matus, 2003. 70 [E] Ramírez, 2001.

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fourchettes, cuillers et couteaux, assiette creuse, assiette plate et gobelet, pour cha- cun71. Un autre jour, on réveille les étudiants pour leur exhiber deux « miristes » capturés tandis qu’ils tentaient de prendre l’École d’assaut... mais ils sont nombreux à recon- naître dans ces deux « miristes » deux officiers de l’Infanterie de marine, qui sont battus devant tout le monde. De plus, en 1973 se multiplient les exercices d’occupation de centrales électriques à Viña del Mar; les mêmes que l’École du gé- nie occupera le 11 septembre.

Les matelots n’ont pas besoin de preuves supplémentaires: on conspire au sein de la Marine, « c’était patent ». Et ceux qui connaissent la formation des forces armées chiliennes savent que le coup d’État « allait être un massacre72 », conclut Mariano Ramírez.

4.1.6.2- La base d’El Belloto: premières mesures contre le personnel de gauche A la base aéronavale, l’opposition des officiers au gouvernement, subtile en 1971, se transforme en opposition directe en 1972. Comme dans d’autres unités, les officiers rejettent les JAP, prennent position en faveur de la grève des camionneurs, attaquent le projet d’École nationale du gouvernement et agitent le spectre de la guerre avec le Pé- rou. Une des rares exceptions se trouve chez le capitaine du génie Stromberg, en charge du Centre de réparations de l’Aviation navale (CRAN). En 1972, le quartier-maître Julio Ga- jardo –connu pour ses idées chrétien- nes de gauche– est envoyé, d’abord trois mois à Punta Arenas et ensuite sur le croiseur Prat. Il n’est pourtant pas courant de transférer un techni- cien en électronique de l’aviation à l’équipage d’un navire; les motifs semblent politiques : « j’ai l’impres- sion », commente-t-il, que le transfert est décidé « dans l’intention de me vi- rer de la base, parce que j’étais Illustration 2. Le quartier-maître Julio Gajardo faisant la garde à El Belloto. comme un cheveu dans la soupe de ces Photo, Julio Gajardo. gens-là ». Une fois à bord du croiseur, Gajardo s’efforce de créer une organisation qui s’oppose au coup d’État73. Des mesures similaires sont prises continuellement. Au début de 1973, le quartier- maître électricien Jorquera, anti-putschiste reconnu, est retiré de son travail sur les avions pour être assigné à ... la bibliothèque. A partir de mars 1973 les officiers réorganisent la base, en préparation d’une bataille entre la troupe et les officiers. Le club des officiers commence à s’entourer de sacs de sable et arrive un chargement de fusils-mitrailleurs que l’on ne conserve pas dans l’armurerie, c’est-à-dire qu’il reste aux mains des officiers. On sait en outre que ces

71 [E] López, 2003. 72 [E] Ramírez, 2001. 73 [E] Gajardo, 2003.

298 Ceux qui ont dit « Non »

derniers ont placé les caisses de munitions sous leurs lits74. Bien que Gajardo ne se souvienne pas des sacs de sable, il se rappelle bien que les armes automatiques (fusils- mitrailleurs SIG ou M-17) se trouvent dans le club des officiers et que ne restent dans l’armurerie que les vieux fusils non automatiques75.

4.1.6.3- Sur le croiseur Latorre: « Allende est en train de livrer le pays » Jusqu’au début de 1972, les réunions de divisions étaient plutôt rares; une tous les six mois –se souvient Ayala–, mais à partir de ce moment-là, la cadence s’accélère et change de caractère: on y parle de défendre la démocratie et la Nation contre l’infiltration communiste et soviétique, à qui Allende est en train de livrer le pays. Et, nouveauté, les officiers demandent leur opinion aux subalternes: Qu’est-ce que vous en pensez mon sergent, ou vous mon quartier-maître? Certains s’expriment en confirmant les opinions de l’officier; « ils n’étaient pas stupides non plus. Personne n’était stupide à bord76 », commente Cárdenas. A partir du second semestre de 1972 –se souvient Claros– les réunions de divisions ont lieu tous les 15 jours, du moins sur le pont. Il n’en va pas de même en salle des machines, où Pedro Blaset ne s’en souvient pas77. L’officier parle des difficultés économiques causées par les expropriations, il se plaint des bas salaires et il affirme qu’il est nécessaire de faire sentir ces problèmes au Président. Il conclut en deman- dant aux marins de rédiger des lettres de protestation concernant les salaires et la qualité de l’alimentation78. Les premières incitations à exprimer ses opinions ont un certain succès, « au début, on participait », se souvient Ayala, chacun expose ses problèmes et revendications: on manque de chaussures, de vareuses, de vêtements en général. L’officier de divi- sion agit comme modérateur et répond que le gouvernement ne donne pas le néces- saire; son message est que tout ce qui va mal à bord du navire est la faute du gou- vernement, en même temps il repère les opinions des matelots. Néanmoins, dans le cas du Latorre, après le bandejazo du 16 mars 1973 (voir plus loin), les officiers se comportent de manière plus prudente79. La première intervention politique des officiers du Latorre dont se souvienne Sebas- tián Ibarra, est, dans un premier temps, l’interdiction de participer aux JAP « nous ne pouvons pas permettre les JAP » et ils recommandent d’acheter des marchandises dans les échoppes internes de la Marine. Mais par la suite, ils changent d’avis. Ils préconisent d’aller aux JAP exiger des marchandises, sans doute pour augmenter la pénurie, mais sans respecter les files, probablement une façon de créer une distance entre les citoyens et les soldats80. Un matelot est puni pour avoir fait la queue afin d’acheter des cigarettes; l’officier lui reproche de ne pas faire cas de sa condition de marin qui lui impose de passer devant les autres et d’être servi en premier81. Le même genre d’ordre est donné à Tobar à l’École d’armement: aller faire leurs achats

74 [E] Jorquera, 2003. 75 [E] Gajardo, 2003; 2005. 76 [E] Cárdenas, 2002. 77 [E] Blaset, 2003 78 [E] Claros, 1986. 79 [E] Ayala, 2000. 80 [E] Valderrama, 2002. 81 [E] Cifuentes, 2000; [E] Ibarra, 2003.

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en uniforme pour qu’on leur donne la préférence82. Peu de temps après, les officiers changent de thème et s’attaquent au projet d’École nationale unifiée.

4.1.6.4- Sur le croiseur Prat: la théorie « du devoir et du droit » Le pont des anciens croiseurs de classe Brooklyn est organisé en 5 divisions d’armement: celle de proue et celle du pont arrière, une division antiaérienne à bâ- bord , une autre à tribord, et la division de mitrailleuses de 20 mm servies par des fantassins de marine. Depuis la fin de 1971, les officiers fréquentent les lieux de travail de la troupe – chose qu’ils ne faisaient pas auparavant– et se mêlent à leurs conversations pour par- ler de politique. Certains matelots, une minorité, répondent qu’ils suivront leurs chefs, tandis que les autres affirment que les forces armées n’ont pas à intervenir contre le gouvernement. Quoi qu’il en soit, les officiers enregistrent lors de ces par- lottes les opinions de chacun. La même chose se passe quand les marins se retrouvent pour regarder le journal té- lévisé de 21h. Chaque apparition d’Allende, ou de célébrités de gauche, provoque une ovation de 70 à 80% des spectateurs, alors que les dirigeants de droite sont conspués. Les officiers observent la scène en silence, derrière la fenêtre du réfectoire de la troupe. Selon Carlos García les réunions de travail se transforment en réunions politiques au début de 1973, lorsque un officier commente la préoccupation du haut commandement qui observe le pays être coulé par le gouvernement...83 La politisation des réunions de la division d’armements de Antonio Ruiz commence en 1972, avec des critiques habiles du projet d’École nationale, et ensuite des JAP; en 1973 les appels au soulèvement se font ouvertement: l’officier de mer en charge leur explique qu’ils ont « le devoir et le droit » de renverser le gouvernement84. Il en va de même dans la division de Teodosio Cifuentes. On y parle contre le projet de l'École nationale unifiée et l’on y introduit la théorie des « devoirs et droits » qui au- torise la Marine à renverser le gouvernement car il a enfreint la Constitution85.

Début 1972 déjà, un lieutenant explique que lorsque se fera le coup d’État, il faudra « neutraliser » les gens de gauche à l’intérieur de la Marine. Surpris, un quartier-maître demande des précisions sur le terme « neutraliser », « et bien –répond le lieutenant– nous devrons les tuer ou les emprisonner86 ». Le lieutenant Sergio Jarpa Gerhard, fils de Sergio Onofre Jarpa, leader du Parti na- tional, figure dans la mémoire de beaucoup comme un véritable agitateur politique qui prononce de fougueuses diatribes reprochant au gouvernement les queues et les pénuries; et il avertit que cela « ne va pas durer longtemps87 ». En 1973, alors que Jarpa vocifère qu’il est nécessaire de faire un coup d’État, un matelot lui demande: « Mais, mon lieutenant, que va-t-il se passer avec ceux qui sont pour l’Unité popu-

82 [E] Tobar, 2001. 83 [E] García, 2002. 84 [E] Ruiz, 2001. 85 [E] Cifuentes, 2000. 86 [E] Gajardo, 2003. 87 [E] Reiman, 2003.

300 Ceux qui ont dit « Non »

laire? Très simple, répond-il; le jour où nous ferons le pronunciamiento, nous don- nons quartier libre à ces types et nous leur tirerons dans le dos pour désertion... Pourquoi se compliquer la vie avec les ‘upelientos’ [supporters de l’UP] de la Ma- rine? » Le lieutenant Santiago Lorca prononce d’autres discours, également puts- chistes. C’est là que nous avons commencé à regretter –se souvient López– d’avoir montré que nous étions en faveur du gouvernement d’Allende. Jusque là, les marins pen- saient qu’il était licite d’intervenir en défense du gouvernement légitime et de la Constitution. Certains avaient tenu d’âpres discussions avec les officiers, ce qui les place dans une « situation désespérée ». Alors, ce groupe de marins décide de contacter des dirigeants civils pour dénoncer le coup d'État qui se prépare dans la Marine88.

4.1.6.5- …Et sur le croiseur O’Higgins Dans la division d’artillerie de Sergio Fuentes, l’officier émet d’acides critiques en- vers le gouvernement « guidé par la Russie », le considérant comme responsable de la pénurie d’aliments. Il prédit qu’au lieu de tracteurs, on va importer des tanks et que le Chili deviendra un deuxième Cuba. Fuentes sait que sont arrivés à bord des fonctionnaires du Service de renseignements navals et il comprend que l’objectif de ces harangues est de susciter des réactions afin d’identifier politiquement les ma- rins89.

4.1.6.6- Sur le destroyer Blanco Les réunions de divisions commencent sur le Blanco peu de temps après l’élection présidentielle. En 1973, les lieutenants Badilla, García et Tepper se mettent à criti- quer ouvertement le projet d’École nationale, affirmant que leurs fils seraient soumis à des cours de marxisme et envoyés à Cuba. Ils insistent de manière répétitive sur le fait que le pays est menacé par des envahisseurs cubains qui tueront tous les marins et que le gouvernement a quitté les chemins de la légalité90. Pendant les réunions on n’étudie plus les règlements ni la manière d’accroître la qualité du travail –note le quartier-maître Juan Roldán–. Les officiers sondent les opinions, sur les droits de l’Homme par exemple, tandis que les critiques à l’encontre du gouvernement sont de plus en plus osées. Un officier explique, en guise d’exemple, qu’il a un neveu à l’école primaire où un professeur communiste lui « apprend le communisme91 ». Les jours qui précèdent l’arrestation des marins, les officiers se retrouvent quotidien- nement dans leur carré pour convoquer ensuite des réunions de division au cours desquelles ils appellent ouvertement au coup d’État92.

4.1.6.7- …Et sur le destroyer Cochrane A partir de 1971, les réunions de divisions sont organisées plus ou moins hebdoma-

88 [E] López, 2003. 89 [E] Fuentes, 2003. 90 [E] Lagos, 2001 91 [E] Roldán, 2003. 92 [E] Velásquez, 2003.

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dairement, note Oscar Carvajal, et, en douceur, l’attitude s’y modifie: les officiers lancent quelque message contre l’Unité populaire et, surtout, montrent un grand in- térêt envers les opinions des matelots. Ils parlent de la gravité de la situation, de sec- teurs extrémistes et du MIR, « très dangereux », car il planifie des actions dirigées contre les familles des membres des forces armées afin d’exercer des chantages et obtenir des informations. Les réunions se transforment peu à peu en causeries politi- ques ouvertes93.

93 [E] Carvajal, 2003.

302 Ceux qui ont dit « Non »

4.2- COMMENT EST PERÇUE LA SITUATION PAR LA MAJORITE DES OFFICIERS

Lorsque le capitaine Hernán Julio termine sa mission d’Attaché naval en France et rentre au Chili en 1972, il constate que les Chiliens disposent d’argent mais qu’il n’y a rien à acheter. Il est gêné par le traitement spécial réservé aux gens en uniforme qui peuvent acquérir des biens alors introuvables dans les commerces. En effet, pour attirer leur sympathie, les autorités leurs offrent des réfrigérateurs, des poêles de chauffage, des téléviseurs, des caisses de pisco (alcool de raisin muscat)... aux très démocratiques prix officiels. Il est évident que les choses ne vont pas bien; il suffit de parcourir les rues pour sentir la tension entre manifestants et contre-manifestants, et respirer les nuages de gaz lacrymogènes; « un énorme chaos », explique-t-il, « de sorte que c’était très dérangeant pour quelqu’un qui est habitué à l’ordre ». Le capitaine Julio explique le sentiment de harcèlement qui se répand parmi les offi- ciers: ils se sentent menacés, placent des vigiles dans leurs quartiers, et finalement se regroupent dans le secteur de Las Salinas où ils se sentent protégés. Tout paraît né- gatif: « dans les quartiers où habitaient les officiers, on les menaçaient avec des bombes, raison pour laquelle il fallut mettre des vigiles dans tous les quartiers; le chef de la Marine a dû déménager de son domicile de fonction, rue Indépendance, pour aller vivre dans le secteur de Las Salinas où se trouvent toutes les écoles, l’École d’armements, l’École de télécom- munications. Enfin, tout le monde a dû se regrouper dans des secteurs qui puissent être protégés. Cela créa un tel malaise, surtout chez les jeunes officiers nouveaux mariés, qui laissaient à la maison une femme avec un bébé, sans savoir ce qui se passait [...] Tout ce que l’on pouvait apprécier était négatif; il n’y avait rien de positif, rien94 ». Cette vision concorde avec la littérature qui justifie le coup d’État, pleine de « ré- cits » ou d’anecdotes de menaces envers des militaires et leurs familles. Cependant, une analyse objective établit indiscutablement que de telles menaces étaient en grande partie imaginaires. Le gouvernement et les partis de l’Unité populaire multiplient les attentions envers les membres des forces armées, au travers de privilèges et en s’abstenant d’ouvrir le débat sur leur démocratisation. Rien qui ressemble à une menace, bien au contraire. Le MIR, l’aile la plus radicale de l’UP, cherche des contacts à l’intérieur des forces armées pour obtenir des informations sur la conspiration et se prépare à lui résister, en allant jusqu’à emmagasiner des armes. Certes, il critique avec dureté les « offi- ciers putschistes » mais toujours sur le terrain politique, rejetant de manière explicite les attentats contre les personnes. Les groupes marginaux, comme celui qui assassi- na Pérez Zujovic en 1971, sont immédiatement identifiés et arrêtés par la police. En résumé, personne au sein de l’UP ou du MIR ne se propose de commettre des attentats contre des militaires ou des opposants au gouvernement. Pourtant, beaucoup de militaires se sentent menacés, bien qu’ils ne puissent identi- fier que très rarement les auteurs de ces menaces. Il y a peu de plaintes concernant d’éventuelles menaces dans la presse de droite –majoritaire– qui n’aurait pas hésité à leur donner un grand retentissement, et on ne trouve que de rares traces d’actions en Justice contre d’hypothétiques auteurs de menaces, malgré le fait qu’à cette époque

94 [E] Julio, 2004.

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les tribunaux sont habituellement opposés au gouvernement. Les menaces provien- nent presque toujours d’une bande anonyme, d’« extrémistes » ou de « terroristes » sans rapport avec des courants politiques réels. C’est une situation extraordinairement intéressante dans l’histoire, car tout indique que la menace n’est pas réelle, mais le sentiment de menace l’est bien, lui, et à une grande échelle. C’est un peu comme l’Eldorado, cet empire mythique où l’or coulait à flots, qui n’a jamais existé; mais la croyance en son existence est totalement réelle et constitue un élément de première importance pour expliquer la mobilisation et les motivations des conquistadors. Un autre point essentiel qui oppose de nombreux officiers des forces armées au gou- vernement est le projet de l’École nationale unifiée (ENU). Face au malaise des offi- ciers, la Marine invite le ministre de l’Education, le radical Jorge Tapia, à exposer le projet devant eux, à Puerto Aldea, où se trouve la flotte. Hernán Julio décrit ainsi la situation: « le malaise était tel que [le ministre de l’Education] dut se précipiter à Puerto Aldea et sur le navire enseigne, l’amiral invita tous les commandants à déjeuner et lui demanda de nous expliquer en quoi consistait ce qu’ils allaient appeler l’ ENU, l’éducation unifiée... mais sans majeure explication, ou sans explication du tout, pour tous, comme [ce projet] était vu par les officiers et tout le monde, çà c’est un lavage mental de cerveau pour fabri- quer un pays de communistes. Alors, la ENU fut, je pense, une des plus monumentales er- reurs, qui produisit le plus de douleur et de résistance ». – Est-ce que les officiers lurent ce projet de loi? « Le projet complet, non, mais le concept du projet comme vint l’expliquer le ministre Tapia et qui à son tour fut transmis à une réunion d’officiers et ils l’expliquent, alors, cela ne convainquait personne [...] Mais c’était très grave parce que vouloir former des généra- tions avec une autre mentalité, non, ça non, non, je crois que ce fut le point le plus culmi- nant95 ». Le débat sur l’ENU se base sur deux systèmes d’argumentation qui ne se rejoignent pas. Aux arguments pédagogiques qui veulent lier la pratique à la théorie, les objec- teurs au projet ripostent: « je ne veux pas que les communistes lavent le cerveau de mon fils ». Un colonel avait réagi pendant une conférence du ministre en lui criant, furieux: – « Je suis président d’une association de parents; j’ai sept enfants en âge scolaire. Mes enfants n’iront pas en stage dans les usines96 ». Parfois, la troupe s’inscrit en faux. Ainsi, lorsque le sous-officier José Triviño, hom- me de gauche et probablement le doyen des sous-officiers avec ses exceptionnelles 34 années de service et ses 53 ans d’âge, apprend qu’on va leur donner une confé- rence sur l’ENU, n’ayant aucun doute sur sa teneur, il prépare la réplique: il va au ministère de l’Education pour se documenter et partage l’information avec d’autres sergents. Quand le commandant leur demande leur opinion, il se souvient qu’un ser- gent répond: « Votre fils étudie dans une école privée et le mien dans une école publique. Si cette ré- forme permet au mien de postuler pour devenir officier à la Marine, sans payer les frais qu’il y a maintenant et qui ne peuvent être assumés que par des gens comme votre famille, comment pourrais-je ne pas être d’accord avec l’ENU?97 »

95 [E] Julio, 2004. 96 Huerta, 1988, II, 15. 97 Fajardo, 2000, 189.

304 Ceux qui ont dit « Non »

Mais en 1973, la critique envers le gouvernement est tellement exacerbée que de nombreux officiers de la Marine perçoivent le Président, ses ministres et leurs partis, comme des individus méprisables qui ourdissent de sinistres plans destinés à en- voyer les enfants chiliens à Cuba, qui sont disposés à vendre la patrie, et avec qui il n’y a pas de dialogue possible. Les organisations de marins

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4.3- LES ORGANISATIONS DE MARINS

Un des résultats que met en évidence cette recherche est que, contrairement à ce qu’on suppose, en 1971-1972 il n’y a pas un groupe de marins mais plusieurs. Dis- crètement en 1971, avec plus de force en 1972 et au début de 1973, se développent, de manière parallèle, divers groupes anti-putschistes dans quasiment tous les sec- teurs de la Marine. Mais ces groupes ont peu de contacts entre eux. Plongés dans la tourmente de l’époque, les marins échangent des idées avec leurs camarades d’études, avec des voisins et avec des militants des partis de gauche. Dans leur vie privée, sans uniforme, beaucoup de matelots participent à l’intense vie politique. Luis Ayala assiste à des manifestations « parce que j’avais des amis mili- tants de gauche, de mon âge, et il était normal d’être de ‘la revue’ comme on dit ». De plus sur son bateau, il y a des matelots qui s’identifient ouvertement à l’Unité populaire; on les appelle les « upelientos »98. Les groupes de marins se reconnaissent les uns les autres en 1972 et en 1973 ils ten- teront de créer une organisation. Julio Gajardo résume ainsi la gestation du mouve- ment: « de manière un peu simultanée et spontanée, commencèrent à se générer quelques mou- vements dans différents secteurs de la Marine, quasiment dans tous les secteurs de la Ma- rine. Suite à des contacts avec des particuliers, des civils, des politiciens, enfin, chacun se mit à acquérir comme un certain degré de conscience et un besoin certain de pouvoir arri- ver à un type d’organisation quelconque. C’est ainsi que à El Belloto naît une organisa- tion, elle naît dans les écoles, elle naît sur les navires et comme certains d’entre nous ont maintenu des contacts, nous avons été ensemble dans certaines écoles, nous avons été en- semble dans certaines situations, comme moi quand j’étais sur le croiseur, alors moi je pris contact ou ce sont ces organisations naissantes qui me contactèrent et nous pûmes échanger des idées. En même temps nous commencions à avoir certaines relations à l’université ou dans le voisinage avec des gens politisés, qui militaient au sein de partis politiques, ce qui permit aussi de dépasser un peu les limitations naturelles que nous avions dans les différents secteurs de la Marine. Dans certains cas, c’était comme si nous passions à travers certains contacts politiques; un type faisait ma connaissance, j’en con- naissais d’autres dans la flotte, j’en connaissais d’autres à l’école. Alors nous avons réussi à créer des liens avec les différents secteurs. Jusqu’à ce que nous organisâmes une large réunion qui fut la première réunion de taille à laquelle participèrent à peu près une quinzaine ou peut-être plus, peut-être 18 matelots, à cette fameuse réunion de Los Pingüi- nos où nous consolidâmes une certaine structure et quelques plans99 ». Au même moment, en 1972, matelots et officiers s’observent. Les premiers remar- quent l’activisme putschiste croissant des chefs, et les seconds perçoivent un com- portement inhabituel chez les matelots ; la soumission au commandement n’est plus la même. Les gens –dit Cárdenas– répondent avec plus d’éclat, avec plus de résolu- tion100.

98 [E] Ayala, 2000. 99 [E] Gajardo, 2003. 100 [E] Cárdenas, 2002.

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4.3.1- L’impact des lectures des matelots, en particulier du livre « La Re- volución de la Escuadra » En ces années-là, la sensation fascinante d’être acteur d’un moment historique pro- voque un intérêt exceptionnel pour la politique et la culture, sous toutes leurs for- mes, y compris au sein de la Marine. L’intérêt pour la politique et l’histoire consti- tuera une marque distinctive des matelots de l’époque. « Nous lisions tous les jours » –se souvient Blaset– « cela parce que, bien sûr, il y avait des livres bon marché, qui nous donnaient accès à la littérature nationale ». Le débat idéologique incite les matelots à se cultiver: il n’était pas rare de voir des matelots lire, pendant leur quart de garde, Manuel Rojas, Francisco Coloane et Pablo Neruda, ainsi que d’autres ouvrages édités par les Editions Quimantú ou des journaux et revues de gauche, afin de se trouver « dans de meilleures conditions lorsque arrivait quelque discussion avec l’un des officiers101 », conclut Blaset. Il en va de même à El Belloto, où les influences du Mai 68 français, du mouvement hippie et des universités chiliennes touchent la base. De nombreux matelots étudient et commencent à apprécier la lecture, se rappelle Luis Jorquera. Dans les mess on discute de ce que chacun a lu, « beaucoup parlaient de livres, de ce que d’aucun avaient lu comme livre, et de ‘qu’est-ce que tu as pensé de ce livre’, nous nous prêtions des livres, nous aimions lire [...] Je me souviens que Julio Gajardo aimait la poésie: il nous disait: ‘lisez de la poésie, lisez de la poésie’, et nous de le tourner en bourrique ». Il avait lu Ortega y Gasset pour pouvoir discuter avec l’aumônier. Plus tard Jorquera saura que les discussions politico-culturelles étaient suivies par les services secrets102. C’est dans ce contexte que paraît, fin 1972, La Revolución de la Escuadra, de Patricio Manns, édité par les édi- tions de l’Université catholique de Valparaiso, avec une préface de Javier Martínez. On en imprime 10.000 exemplaires, tirage habituel à une époque où l’on atteint parfois des ti- rages de plusieurs dizaines de mil- liers, et il s’agit sans aucun doute d’un succès d’édition. Le thème sus- cite des protestations irritées d’officiers à la retraite et des milieux conservateurs de l’Université, qui parviennent à obtenir un système de contrôle sur les éditions suivantes103. Le livre, comprenant une introduc- tion sur la situation en 1931, est basé Illustration 3. La couverture du livre de P. Manns. sur une compilation de citations des protagonistes (Manuel Astica, Ernesto González et Edgardo Von Schroeders) et d’auteurs de différentes tendances qui ont traité ce thème (Ricardo Donoso, Líboro Justo, Carlos López, Edgardo Ramón Vergara),

101 [E] Blaset, 2003. 102 [E] Gajardo, 2003. 103 Manns, in Punto Final 134, 22-5-73, 13.

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avec une série d’extraits de presse et quelques commentaires. Bien qu’il soit discutable qu’une « révolution » puisse se circonscrire à une escadre, l’apport le plus important de cet ouvrage est la découverte des documents inédits de l’amiral Von Schoeders, que Manns publiera intégralement en 2003 (chap. 2). Plus que d’autres, l’ouvrage de Manns circule à l’intérieur de la Marine, de manière plus ou moins clandestine, et il alimente la mémoire du soulèvement de 1931. Le message est fort: si les prédécesseurs de 1931 purent mener la flotte, pourquoi leurs successeurs ne pourraient-ils pas le refaire quatre décennies plus tard?

4.3.1.1- Connaissance du livre de Patricio Manns Ayala Ne souvient pas en avoir eu connaissance104. Barroilhet Il lui semble avoir lu une publication en 1973 sur le soulèvement de 1931, qui pourrait être ce livre. Blaset Est au courant de son existence mais ne l’a pas eu en main105. Cárdenas Se souvient que le livre a eu un impact sur les matelots: « Il fut connu, pas massi- vement mais on le commentait entre des nombreuses personnes qui l’avaient lu, qui le possédaient. Il est clair que celui qui possédait de la littérature de ce genre... ne pouvait pas circuler ouvertement à l’intérieur de la Marine. Il se transmettait entre amis. Entre amis, on commentait ce livre. J’ai eu l’occasion de le lire, de le feuilleter un peu. Justement, c’est Huentemil qui me le passa. Mais je ne l’ai pas lu complètement106 ». Carvajal « Le moment où je me suis le plus reconnu dans cette histoire [le soulèvement] ce fut avec le livre de Patricio Manns, dans mon cas, et je crois que ce fut le cas de beaucoup. Le livre circula, il y en eut de nombreux exemplaires, il me toucha, je devinai que beaucoup s’intéressaient à cet épisode qui, pour la grande majorité, était pratiquement inconnu107 ». Cifuentes Le livre de Manns aide à révéler l’histoire de 1931. Avant sa publication, on ra- contait déjà cette histoire108. Claros Il reçoit une admonestation pour avoir lu le livre de Manns109. Fuentes « Je n’avais jamais entendu de commentaire sur l’épisode de 31, mais après le livre, tout le monde le lut, tout le monde dans l’institution le possédait, ce fut indubitable- ment une grande opportunité de connaître ce qu’on méconnaissait110 ». Gajardo Ne l’a pas lu111. García Il l’aura entre ses mains plus tard112. Gómez Suivant les conseils d’un conférencier, il lit le Manifeste communiste et un livre sur la révolution cubaine, mais il ne se souvient pas du livre de Manns113. M. González Il l’a lu114 Ibarra Le lit à cette époque. « A l’intérieur de la Marine il était fort lu ». De même qu’une brochure écrite par l’un des acteurs de la révolte de 1931. Et il y avait un

104 [E] Ayala, 2000. 105 [E] Blaset, 2003. 106 [E] Cárdenas, 2002. 107 [E] Carvajal, 2003. 108 [E] Cifuentes, 2000. 109 [E] Claros, 1986. 110 [E] Fuentes, 2003. 111 [E] Gajardo, 2003 112 [E] García, 2002. 113 [E] Gómez, 2003. 114 [E] González, 2003

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autre livre écrit par l’un des ex-participants à cette révolution de 31, « il se prêtait par-dessous la table, pour que personne ne le voie115 ». Jorquera « Non, je ne l’ai pas vu116 ». P Lagos Ne lit pas le livre de Manns, mais, par contre, connaît d’autres documents sur le soulèvement de 1931. Roldán Le lira après le coup d’État, en prison, où il circule secrètement117. Ruiz Le soulèvement fut connu « Il y a quelque part un livre qui parle de ça, écrit par ce chanteur …118 » Salazar L’achète et le lit « très attentivement119 ». Valderrama Se souvient l’avoir acheté à bord, à un vendeur qui proposait des périodiques et des livres quand les bateaux arrivaient au port120. Velásquez « Je ne l’ai pas lu, mais j’en avais connaissance [du livre]...121 ».

Sur les 20 marins qui ont répondu à cette question, 12 l’ont lu ou feuilleté avant le coup d’État et trois après. Six ne l’ont pas lu, mais certains sont au courant de son existence. Plusieurs insistent sur le fait qu’il circule discrètement à l’intérieur de la Marine. Il s’agit, sans aucun doute, d’un des livres qui a le plus marqué les matelots.

4.3.2- La consolidation du groupe de la flotte L’organisation du groupe de la flotte se base, probablement, sur le vieux groupe « état-major de proue », dont l’origine se perd dans la nuit des temps (chap. 3), avec lequel d’autres marins ou de petits groupes entrent en contact en 1972. On pourrait dire qu’il commence à fonctionner plus ou moins entre la grève d’octobre et la fin de 1972, période durant laquelle plusieurs dizaines de matelots se décident à faire quel- que chose pour empêcher le coup d’État. En outre, en 1973, les groupes se voient renforcés par l’arrivée à bord des navires des étudiants qui s’étaient organisés dans les écoles l’année antérieure. Par exemple, lorsqu’à la fin de 1972 Jaime Salazar est encore étudiant marin, un camarade lui propose d’adhérer à un mouvement anti-putschiste. Salazar répond que pour le moment ce n’est pas possible, car il est en train de passer les épreuves de plongeur de combat, ainsi que ses meilleurs amis Ernesto Zúñiga et Orlando Véliz. Mais aucun des trois aspirants n’est sélectionné parce que –pense Salazar– ils sont mécaniciens et que ce profil ne correspond pas à celui des commandos. Des semai- nes après, il est affecté au Latorre, tandis que Véliz et Zúñiga le sont au destroyer Blanco. Maintenant c’est Zúñiga qui s’approche de Salazar et lui demande s’il désire adhérer au mouvement. « Je suis là, –répond Salazar– je suis avec vous ». La pre- mière réunion a lieu entre les trois amis, et ils continuent à se réunir lorsque les navi- res accostent ensemble ou pendant les voyages à Santiago. Salazar se renseigne – avec tact– pour savoir s’il y a une organisation sur le croiseur et y apprend qu’il y a quelque chose chez les machinistes, autour de Pedro Blaset, mais qu’au niveau du

115 [E] Ibarra, 2003. 116 [E] Jorquera, 2003. 117 [E] Roldán, 2003. 118 [E] Ruiz, 2001. 119 [E] Salazar, 2003. 120 [E] Valderrama, 2002. 121 [E] Velásquez, 2003.

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pont, il n’y a rien. En ces temps où tout semble aller très vite, Salazar contacte Aya- la, Claros, Ibarra, López et d’autres qui ne seront pas détenus. Participent également au groupe quelques sergents qui ne furent jamais repérés [Braulio Morales?]. Se lie- ra aussi à eux JC qui, selon Salazar, sera fatal au mouvement122. Jusqu’à la mi-1973, les groupes forment en fait un réseau de contacts personnels qui a pour objectif d’identifier les officiers putschistes et de communiquer cette infor- mation au gouvernement ou aux partis du gouvernement123. Ce n’est que vers juin- juillet que commence à se préciser un plan d’occupation de la flotte pour faire avor- ter le coup d’État. La circulation de ces informations est facilitée par le système d’amarrage des navires à Valparaiso, où ils accostent côte à côte. Le personnel qui embarque ou débarque doit passer par plusieurs navires, ce qui favorise les contacts entre matelots de diffé- rents équipages.

Selon les informations que nous avons pu réunir, entre 1972 et 1973 se développent des groupes de marins anti-putschistes sur les croiseurs Prat, O’Higgins et Latorre et sur le destroyer Blanco. Il est fort possible, bien sûr, qu’aient existé d’autres groupes passés inaperçus. Vers juin 1973, les matelots de gauche se réunissent sur quasiment toutes les unités navales, confirme Cárdenas. Sur le Blanco ou l’Orella par exemple, ils se réunissent dans la soute aux munitions, dans des hangars ou dans les salles des machines: « Nous, sur le Blanco Encalada, ou sur l’Orella, nous nous réunissions avec les gars les plus proches de l’UP, dans les soutes aux munitions, dans les hangars ou dans les salles des machines, et les officiers se réunissaient dans leurs salons privés où ils devaient discu- ter du même thème. Alors, ils complotaient de leur côté et nous du nôtre ». Mais les leaders du mouvement –raconte Cárdenas– sont des gens qui ont de l’ancienneté à la Marine et les réunions sont organisées avec les précautions néces- saires: toujours le soir, après la tambouille124.

4.3.2.1- Le destroyer Blanco C’est très probablement sur le destroyer Blanco que se trouve l' origine du groupe de la flotte, où il connaîtra son développement le plus considérable, avec l’arrivée du sergent Cárdenas au début de 1973. Pedro Lagos préfère ne pas répondre quand on lui demande depuis quand il fait par- tie de l’organisation, mais il précise qu’il connaît le sergent Cárdenas depuis les an- nées 1960 et que c’était un homme de gauche aimé par l’équipage parce qu’il avait organisé de nombreuses luttes de revendications. En 1973, en contact avec Cárdenas et Ernesto Zúñiga, Lagos participe à des réunions dans les soutes auxquelles se ren- dent 15 à 20 marins, parfois plus. On tente « d’organiser un réseau d’informations » pour renseigner le gouvernement, spécialement le Président, et ils décident de s’organiser en cellules afin d’éviter les réunions massives, bien que dans la réalité, celles-ci continueront125. Lorsque le quartier-maître Juan Roldán apprend que le sergent Cárdenas n’est pas

122 [E] Salazar, 2003. 123 [E] Cifuentes, 2000. 124 [E] Cárdenas, 2002. 125 [E] Lagos, 2001.

310 Ceux qui ont dit « Non »

d’accord avec les officiers conspirateurs, il prend contact avec lui et intègre le groupe. Pour obtenir des adhésions, explique-t-il, « nous n’avions pas besoin de beaucoup parler; la seule chose dont nous avions besoin était d’avoir la certitude de ce que nous pouvions agir et nous allions agir ». Il leur suffit de demander aux mate- lots « es-tu d’accord ou non avec eux? » Lorsque la réponse est « non », ils savent qu’ils comptent désormais sur un nouveau membre126. Un des nouveaux à s’incorporer est José Velásquez, contacté en juin par Danilo Go- doy, qui quittera la Marine avant le coup d’État. Ce dernier lui explique qu’il existe un mouvement à l’intérieur de toutes les unités de la Marine et que « nous nous sommes organisés pour empêcher le coup d’État ». Velásquez connaît d’autres ma- telots du navire avec qui il échange des informations dans la soute d’artillerie, où sont emmagasinées les munitions, et c’est là qu’il reçoit des informations du sergent Cárdenas à propos de contacts avec des leaders politiques et des actions qui sont planifiées. Aujourd’hui, Velásquez pense que, bien qu’ils aient pris quelques précau- tions, ils ont agi de manière infantile127. Dans la même période Sergio Fuentes s’intègre au groupe, après avoir été contacté par son ami Claudio Espinosa qui l’aborde d’une manière convaincante: « Tu dois dire oui car tu le sais déjà ». Il lui explique qu’il le connaît et qu’il a confiance en lui, lui demande s’il est au courant et lui propose d’entrer dans un groupe qui est en train de s’organiser pour éviter le coup d’État. Plus tard, il saura que quelques mate- lots s’étaient abstenus de le contacter parce qu’il était nouveau sur le navire (il y est arrivé en janvier 1973) et soupçonnent qu’il est démocrate-chrétien. Fuentes assiste à une réunion du département d’artillerie, dans une soute à munitions ou un atelier de mécanique, où arrivent 10 à 15 matelots. Le sergent Cárdenas donne des informa- tions sur le développement de la conspiration et l’on parle d’empêcher le coup d’État en s’emparant de la flotte, comme en 1931. Fuentes perçoit le groupe anti-putsch comme un groupe « au berceau » et il pressent que les marins organisés dans d’autres secteurs ne sont pas tellement nombreux. Au- jourd’hui il pense qu’à cette époque, ils n’étaient pas préparés pour réaliser ce qu’ils avaient à l’esprit, c’est à dire la capture de la flotte qui devrait empêcher le coup d’État. Ils ne savent pas si les sergents et les sous-officiers, qui affirment les soute- nir, agiront le moment venu128. Le quartier-maître A. Salazar déclare au procès que, à la mi-avril, le sergent Cárde- nas lui parle d’un mouvement dont le but est de paralyser le coup d’État129.

4.3.2.2- Sur le croiseur Latorre L’ordre intérieur à bord du croiseur d’origine suédoise, arrivé au Chili en janvier 1972, est conditionné par deux éléments singuliers. D’une part, un quart de son équipage de près de 800 hommes a passé six mois en Suède où ils « apprécièrent » une marine beaucoup moins autoritaire. De l’autre, le récent mouvement de protesta- tion du 16 mars, le bandejazo, (voir plus bas), modère le zèle des officiers. Pour ces raisons, les discours putschistes et les réunions factieuses sont moins inten-

126 [E] Roldán, 2003. 127 [E] Velásquez, 2003. 128 [E] Fuentes, 2003. 129 Causa 3926, foja 110.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 311

ses sur le Latorre que sur d’autres unités de la flotte. Les officiers se limitent à des commentaires sur la pénurie de tabac, de papier hygiénique, de vêtements, de nourri- ture, sans en arriver à conclure qu’il faut renverser le gouvernement. Au pire, ils ac- cusent le gouvernement de livrer les richesses du pays aux Russes, se rappelle Aya- la. Le commandant du croiseur en personne, Carlos Fanta, n’appuie pas le coup d’État avec le même acharnement que ses pairs et il sera d’ailleurs peu après écarté de la Marine. Lorsque vers février-mars 1973, un groupe de matelots s’organise pour récolter des informations, ceux-ci ont bien peu à raconter, « l’information venait plu- tôt des autres navires sur le Latorre130 ». Jaime Salazar parvient à établir des contacts avec le groupe du Blanco; il se réunit avec Zúñiga, Véliz et plus tard avec Juan Cárdenas, et tient le groupe du Latorre au courant. Ils apprennent ainsi que sur le destroyer Blanco et sur le croiseur Prat, des officiers parlent ouvertement de changer le gouvernement, mais, par contre, un ser- gent fait partie du groupe et détient beaucoup d’informations; toutefois, ce n’est qu’après l’incarcération du groupe qu’ils sauront qu’il s’agit de Juan Cárdenas131. A cette époque, Salazar s’approche de son camarade d’école, David Valderrama, pour lui parler de l’organisation132. Luis Ayala se rappelle qu’en juin-juillet 1973, les réunions sont avant tout un lieu d’échange d’informations: qu’a raconté tel officier, quand se sont-ils réunis, les in- cidents entre officiers et équipages. De cette manière, les matelots parviennent à avoir une vision d’ensemble du danger, et nombreux sont ceux qui craignent de se voir embarqués dans un coup d’État: « Nous avions une crainte, la crainte de nous sentir embarqués dans quelque chose, mais cette chose nous ne savions pas encore quelle forme lui donner. Nous savions que cela al- lait être la prise du pouvoir par les officiers, mais nous ne savions pas encore quelle forme cela allait prendre ». Les réunions à bord se font généralement de manière spontanée, « quand l’un d’entre nous avait une nouvelle information à communiquer il cherchait les au- tres ». Et, bien sûr, elles se font avec prudence. Comme Ayala possède les clés de la soute aux munitions, à l’occasion le groupe du Latorre s’y réunit, environné de cen- taines de tonnes d’explosifs, car ils savent que le fond du navire est un endroit dis- cret où il n’y a pas d’écoutes. Font partie du groupe, Jaime Salazar, Ernesto Zúñiga, Juan Dote, David Valderrama, Luis Ayala et deux matelots du Blanco133. Ils y parlent habituellement du développement de l’organisation et des relations avec des gens extérieurs à la Marine, afin d’éviter une action isolée134. Comme tous les ans, le croiseur appareille avec la flotte, cap au nord, pour participer aux commémorations du 21 mai à Iquique. Ensuite ils naviguent jusqu’à Arica et, de retour vers le sud, au mois de juin, ils s’arrêtent quelques jours à Pisagua, un petit port où furent déportés les communistes en 1948. A Pisagua, Luis Ayala raconte à un autre matelot: « c’est ici que mon père a été pri- sonnier ». Intéressés par l’histoire de son père, les marins interrogent les gens du coin sur les conditions de détention en 1948. Ceux-ci leur répondent que les prison- niers vivaient à l’air libre et qu’il n’y avait pas de lieux d’enfermement, car personne

130 [E] Ayala, 2000. 131 [E] Salazar, 2003. 132 [E] Valderrama, 2002. 133 [E] Ayala, 2000; [E] Salazar, 2003. 134 [E] Valderrama, 2002.

312 Ceux qui ont dit « Non »

ne peut s’échapper de Pisagua; d’un côté, il y a des falaises et le désert, de l’autre il y a l’océan. Peu après, Ayala capte un fragment de conversation entre des officiers qui expliquent: « ah, d’ici peu, ce port va être bien utile ». Au début, il ne voit pas le rapport, mais effectivement, deux mois plus tard, Pisagua deviendra un camp de concentration où, cette fois, les prisonniers seront enfermés135. De retour à Valparaíso, les matelots organisés commencent à définir des plans pour faire avorter le coup d’État et ils se répartissent les tâches. Ils savent que beaucoup d’officiers, outre leur arme de service, ont demandé un fusil HK, une arme plus puis- sante que celle utilisée par l’Infanterie de marine. « C’était eux les gens les plus ultra... les plus dangereux », signale Ayala, à qui l’on confie une liste de ceux qui disposent de telles armes. En cas d’action, ils seraient les premiers qu’il faudrait ar- rêter136. Chacun des marins organisés du navire maintient un réseau personnel de contacts avec d’autres collègues, qui, en résumé, leur avaient dit: « nous sommes avec vous, vous pouvez compter sur nous, mais nous ne participons pas aux réunions ». Cela facilitait l’organisation, puisque chacun informait son groupe. Sur un équipage de 400 matelots, parviennent à s’organiser une soixantaine de matelots « confirmés », et cela seulement au niveau du pont. En outre, quelques sergents se sont aussi organi- sés. Dans le département des machines, où la relation avec les officiers est moins stricte, il existe un autre groupe dont seuls seront arrêtés Pedro Blaset et José Lagos. Finalement, seuls seront arrêtés les 8 ou 10 hommes qui participent régulièrement aux réunions, et deux d’entre eux reviendront au navire car on ne pourra rien prou- ver contre eux. Ce qui veut dire qu’on n’arrêtera que 10% de ceux qui participent à l’organisation137. Valderrama confirme qu’en juillet le groupe contacte des hommes de différentes spécialisations: radars, machines, timonerie. Vu que l’organisation est compartimen- tée, il lui est difficile de donner une estimation du nombre de ses membres: « nous avions dans notre organisation, ceux qui étaient avec nous, comme pour manœuvrer le navire, je crois que nous avions plus de 50% du navire en question, je peux me trom- per, mais c’est ce que j’ai réussi à voir138 ». Le dernier mois est une véritable course contre la montre. Ils doivent terminer la planification de l’équipe qui manoeuvrera le bateau s’il devait être pris par l’équipage. Sur le Latorre ils ont des gens à eux dans les départements d’électronique et de contrôle de feu, mais ils étaient faibles dans celui des communi- cations, où plusieurs postes n’étaient pas encore couverts. Ils n’osent pas prendre contact avec eux, car il s’agit d’hommes qui, historiquement, ont fait partie des ser- vices de renseignements. Ils en sont là lorsque commencent les arrestations139.

4.3.2.3- Sur le croiseur O’Higgins Les mois qui précèdent le coup d’État, ce croiseur sera immobilisé au dock de Tal- cahuano. Durant le procès, « avouent » avoir fait partie du groupe les quartiers- maîtres Aurelio Aravena, Juan Arestey, Maximiliano Domínguez et Juan Carlos

135 [E] Ayala, 2000. 136 [E] Ayala, 2000. 137 [E] Ayala, 2000; [E] Salazar, 2003. 138 [E] Valderrama, 2002. 139 [E] Ayala, 2000.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 313

Montecinos, ainsi que les matelots Jaime Balladares, Silverio Lagos et Alejandro Rojas140, bien que ce dernier « le confessa » sous la torture, mais en réalité, il ne fut pas membre du groupe.

4.3.2.4- Sur le croiseur Prat C’est sur le croiseur Prat que les marins anti-putschistes étaient le mieux organisés, selon Patricio Barroilhet141. En tout cas, le procès 3926 donne les noms de 16 marins du croiseur qui auraient participé à l’organisation anti-putschiste*. Il existe des antécédents de rudiments d’organisation dès 1972, lorsque le quartier- maître Miguel González effectue son stage en électronique de télécommunications à bord du croiseur, avant de partir à l’École d’opérations. Avec un peu plus d’ancienneté que les autres marins, il se souvient d’avoir conversé avec les membres les plus hésitants du groupe, afin de renforcer leurs convictions142. Durant l’opération UNITAS de 1972, la flotte chilienne se divise en deux escadres qui effectuent des exercices avec deux escadres états-uniennes. Ces dernières réduisent leur vitesse pour s’adapter aux capacités des vieux navires chiliens. Pendant les ma- nœuvres, ils se trouvent en « condition un », c’est-à-dire en guerre. Les matelots en profitent pour se réunir, car le risque d’être repérés est plus faible. La réunion est le maillon d’une « chaîne de tentatives de regroupement des marins qui avaient des idéaux démocratiques ». Dans ces réunions, on expose des positions que González estime « infantiles » telles que: « Bon, qu’est-ce qu’on fait? On fait la même chose qu’en 1931? ». Ces réunions ne sont rien d’autre que de brefs contacts entre groupes de trois mate- lots qui observent les officiers et échangent des informations sur des gestes ou des comportements suspects: « nous nous réunissions à trois, nous nous rencontrions à l’impromptu, nous parvenions à partager quelques critères, quelques choses, nous nous mettions d’accord, pour nous ras- sembler en un autre petit groupe, un groupe un peu plus grand, dans certains endroits du navire, à certaines heures. C’est cela que nous appelions des réunions, oui, plusieurs de celles-là143 ». Patricio Barroilhet affirme que lorsqu’il est transféré sur le croiseur Prat, début 1973, il tente d’organiser des groupes anti-putschistes. Sur ce bateau, son camarade Rodríguez avait déjà fait du bon travail dans le département d’électricité. Barroilhet affirme qu’il a obtenu qu’un sous-officier l’assigne à différents quarts de garde pour qu’il puisse être en contact avec tous les matelots qui travaillent aux chaudières. Il lui est facile de parler de s’opposer à un coup d’État, vu que les harangues des offi- ciers ne dissimulent plus leur position putschiste. Barroilhet écoute les conversations de ses compagnons et quand l’occasion se présente, il leur parle de la nécessité de faire quelque chose. Il commence habituellement par réclamer l’amélioration de l’ordinaire, il continue en demandant la fin des réunions de divisions du style « la- vage de cerveau » et parle aussi du droit de vote pour la troupe. L’école unique est

140 Procès 3926, fojas 64; 67 y siguientes; 72. 141 [E] Barroilhet, 2002. * Guillermo Castillo, Bernardo Carvajal, Teodosio Cifuentes, Patricio Cordero, Carlos García, Víctor López, José Maldonado, Antonio Ruiz, Dagoberto Valenzuela, Nelson Vargas. Disent ne rien savoir: Luis Tapia, Emilio Garcés. On mentionne en outre: Araya et Ortega. Barroilhet et Rodríguez désertent fin juin. 142 [E] González, 2003. 143 [E] González, 2003.

314 Ceux qui ont dit « Non »

un thème qu’il compte développer dans l’avenir. Barroilhet rappelle qu’il avait communiqué oralement et par écrit, par la voie régulière, qu’il ne voulait pas se voir mêlé à un coup d’État144. En février 1973 le groupe grandit avec l’incorporation de B. Carvajal, Castillo, Cor- dero, Rodríguez, Barroilhet et Maldonado, et plusieurs cellules se constituent sur le navire145. C’est également à cette époque qu’arrive à bord du croiseur le quartier- maître Teodosio Cifuentes qui discute et se réunit avec des « camarades qui étaient loyalistes, il y avait des gens qui défendaient Allende146 ». Carlos García se souvient avoir été un des derniers à adhérer au mouvement sur le croiseur, entre mars et mai 1973, quand il était déjà « assez développé ». Des amis de confiance lui expliquent que de nombreux matelots veulent faire quelque chose pour s’opposer au coup d’État. Il répond que oui, il faut freiner les officiers « parce que, dans ce cas-ci, nous sommes en train d’agir simplement en défense du gouvernement constitution- nel ». Selon les minutes du procès, García est en contact avec Víctor López147, et ne connaît pas plus de deux ou trois matelots organisés. Son contact le tient informé de l’évolution de la situation, mais il ne participe pas aux débats concernant l’élaboration des plans. Ils discutent surtout dans les cafés, évitant ainsi de se réunir à bord, pour échanger des informations sur le comportement des officiers avec des collègues d’autres navires, et ils tentent d’évaluer la situation pour savoir « s’il y a coup d’État ou pas coup d’État ». A un certain moment, ils discutent pour décider si le mouvement doit se révéler publiquement afin de « dénoncer ce qui est en train de se passer ». C’est dans ce but que les matelots du Prat organisent une rencontre avec des diri- geants d’un syndicat d’ouvriers de la pétrochimie à Talcahuano, rencontre à laquelle assiste Carlos García avec un autre matelot. Ils les informent du danger d’un coup d’État, citant des discours dans lesquels des officiers affirment que « il est probable que les forces armées soient obligées de mettre de l’ordre dans le pays » et ils de- mandent que l’information soit transmise à la Centrale syndicale. Cependant, ils abandonnent rapidement la voie de l’ouverture et optent pour organiser, en secret, un mouvement de résistance au coup d’État. Les affirmations répétées du Président et de ses ministres qui affirment que le gouvernement a confiance en la loyauté des forces armées les ennuient, mais ils ne veulent pas les contredire publiquement. Le groupe garde cependant quelques contacts avec des militants civils. García se souvient d’avoir accompagné un marin du navire à une réunion avec un militant de Talcahuano148. Guillermo Castillo, selon le procès, aurait été contacté par l’infirmier Fuentes, de l’École de cavalerie, lequel l’aurait mis en rapport avec Guillermo Collins (Felix Vidal), du MIR. Pendant les heures critiques du 25 juillet, comme nous le verrons, ils vont avoir un dernier contact dans la gare de Concepción pour se réunir avec les ma- telots Araya et Ortega, dans une maison de la rue Barros Arana. Peu après, Castillo demandera à se retirer de la Marine149. Le procès mentionne aussi un certain Díaz, membre de l’équipage de la frégate anti-

144 [E] Barroilhet, 2002. 145 Procès 3926, foja 87. 146 [E] Cifuentes, 2000. 147 Procès 3926, foja 84. 148 [E] García, 2002. 149 Procès 3926, foja 85.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 315

sous-marine Papudo150.

4.3.3- L’organisation dans les écoles de spécialisation Les écoles du génie civil, d’opérations, d’armements et autres, toutes situées à Viña del Mar, ont une équipe permanente de professeurs-instructeurs et de personnel ad- ministratif, chargée d’encadrer les marins qui y suivent des cours. Parmi les profes- seurs-instructeurs et les étudiants se développent divers groupes anti-putschistes: l’un à l’École du génie civil, autonome et lié au MIR, un autre à l’École d’opérations, plus indépendant, ainsi que d’autres dont nous avons eu connaissance indirectement.

Les débats politiques aux écoles sont plus exaltés que sur les bateaux, peut-être parce que celles-ci communiquent plus avec le monde extérieur. Dès le début de 1972 on peut lire sur les murs des toilettes de l’École du génie civil des slogans tels que: A bas les officiers! Ici, Ceci est le Potemkine! Nous devons appliquer ici la po- litique du Potemkine! et autres formules similaires. De nombreux pamphlets circu- lent également151. Il en va plus ou moins de même à l’École d’opérations: selon Mi- guel González, on voit apparaître, écrit sur les portes des toilettes « Vive le MIR » ou « Vive la révolution152 ». Cette réalité sera confirmée par le journal El Mercurio, après les arrestations, quand il publie que « apparaissent sur les murs et les WC des slogans du MIR, du FTR et d’autres mouvements de gauche153 ». La direction réagit en instaurant des contrôles des colis et des mallettes à l’entrée et en réinstaurant la pratique, alors tombée en désuétude, du contrôle des casiers. Les officiers rassemblent par surprise une compagnie et ordonnent: « tous à vos ca- siers » ; chacun doit l’ouvrir devant l’officier, qui vérifie les papiers et, s’il voit un livre, le feuillette154.

Le groupe de l’École du génie démarre, probablement, au milieu de l’année 72 lors- que Guillermo Vergara, un employé civil de la Marine, propose au quartier-maître José Jara de dénoncer le coup d’État qui se prépare. Les deux s’accordent sur le pro- jet d’organiser les anti-putschistes, se réunissent régulièrement et Vergara parvient à établir des contacts avec Félix Vidal. L’organisation se développe naturellement. José Jara contacte de vieilles connaissances. Il reçoit en général des réponses positi- ves, bien que certains, surtout des quartiers-maîtres et des sergents, demandent de rester au second plan: « je suis d’accord, mais tiens-moi au second plan parce que je dois terminer mes cours, j’ai une famille... », et de temps en temps, il y en a qui ne sont pas d’accord155. D’un autre côté, le quartier-maître Mariano Ramírez discutait depuis 1971 avec des collègues à propos de la défense du gouvernement. Ramírez se met en rapport avec un matelot socialiste qui avait participé au bandejazo de 1961 et par la suite, fin 1972, avec le MIR, car ses militants lui paraissaient être « les plus cohérents ». Son

150 Procès 3926, foja 77. 151 [E] Jara, 2002. 152 Causa 3941, foja 165. 153 El Mercurio de Valparaíso, 9-8-73. 154 [E] Jara, 2002. 155 [E] Jara, 2002.

316 Ceux qui ont dit « Non »

contact est également Félix Vidal156. Ramírez avait suivi des cours de renseigne- ments, entre 1970 et 1971. On y apprend quelques techniques de contrôle des trou- pes, ce qui lui permettra d’assurer la sécurité du groupe en organisant la discrétion des contacts au sein de l’École. On utilise des techniques pour contrôler celui qu’on compte recruter, même la filature. L’organisation, selon le quartier-maître, est orga- nisée en cellules, certaines s’occupent de la communication et d’autres de la protec- tion. « Ce fut très judicieux [...] et cela fonctionna de manière parfaite, ou quasi- ment, affirme-t-il 157 ». Un membre éminent de ce groupe est le quartier-maître Car- los Alvarado, qui est alors l’un des meilleurs joueurs d’échecs de Valparaiso. La formation de l’organisation anti-putschiste est –rappelle Jara– une tâche risquée, car il y a de fréquentes provocations. Ils suivent le vieux modèle d’organisations compartimentées conseillé par le MIR: des groupes de trois ou quatre, un responsable d’organisation, un autre de sécurité. Ils se parlent pendant les récréations « le plus clandestinement possible ». Nombreux sont les matelots qui désirent faire quelque chose, au point que se créent en peu de temps trois cellules indépendantes, coordon- nées par une cellule centrale158.Chaque groupe décide de son organisation et des lieux de réunion; ils se voient toutes les semaines ou tous les quinze jours, parfois à l’école, parfois chez eux. En juillet 1973, les marins organisés sont au nombre d’une centaine. Jara est respon- sable de 19 cellules, de trois à six marins chacune. D’autres collègues dirigent d’autres cellules. On y compte de nombreux simples matelots et quartiers-maîtres, mais peu de sergents. Le groupe cherche une revendication qui unisse l’ensemble de la troupe, du matelot au sous-officier. De manière inattendue, le fait que les sergents puissent défiler en portant le sabre est la revendication qui s'impose, chose qui sera fort diffusée159. Cependant, plutôt impétueux, les étudiants marins adoptent souvent un comporte- ment impulsif, et en bien peu de temps, ils critiquent par la gauche la politique du gouvernement envers les forces armées, considérant qu’il s’adresse quasi exclusi- vement aux officiers: « nous pensons toujours qu’il n’était pas possible de compter sur le haut commandement pour effectuer une réforme sociale au Chili », rappelle Jara. Les jeunes marins se montrent plus enclins à écouter les mouvements les plus radicaux, comme le MAPU et le MIR et cherchent à se mettre en contact avec eux. Faisant la sourde oreille aux conseils de prudence et de compartimentage que leur donne le responsable du MIR, les jeunes se plongent dans des discussions politiques avec les officiers. Si eux donnent leur avis, pourquoi pas nous? Se disent-ils. Il est très possible que les aînés, qui savent ce que peut coûter le fait de parler librement, aient constitué d’autres organisations plus discrètes qui ne furent pas détectées et continuèrent quelque temps après le coup d’État160. La tenue rebelle est un signe des temps. Avant de sortir, les étudiants sont stricte- ment contrôlés rasage, coupe de cheveux et propreté de l’uniforme compris. Néan- moins, les ouvriers d’ASMAR, qui ne portent pas l’uniforme, échappent au dernier contrôle. En ces temps de mode hippie et de pantalons à pattes d’éléphant, un ou-

156 [E] Ramírez, 2001. 157 [E] Ramírez, 2002. 158 [E] Jara, 2002. 159 [E] Ramírez, 2001. 160 [E] Jara, 2002.

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vrier se présente avec une chemise à fleurs. C’en est trop pour l’officier « Ça non! Allez changer de chemise », vocifère-t-il. Après une courte discussion, l’ouvrier s’incline161.

Les mois passant, le compartimentage du groupe tend à devenir plus théorique que réel. Il s’avère très difficile que trois, quatre ou cinq jeunes matelots acceptent de demeurer cloîtrés, en déposant toute leur confiance en leur contact. L’adhérent à une telle cause a besoin de confirmations. De nombreux jeunes marins s’enquièrent avec insistance de la progression de l’organisation, du nombre de nouveaux adhérents. Pour leur inspirer confiance, on organise de grandes réunions162, sans doute incom- patibles avec les règles d’une organisation clandestine, mais fort nécessaires sur le plan psychologique. Certains dirigeants du groupe vont jusqu’à éditer et distribuer des tracts à l’École, plus ou moins discrètement, et même à prononcer des « discours éclairs ». Quand ils savent qu’il y a un groupe d’étudiants intéressés, ils vont dans les dortoirs où ils di- sent plus ou moins ceci: « les officiers sont d’accord avec ce coup d’État pour telles et telles raisons mais nous nous ne devrions pas être d’accord pour telles ou telles autres raisons ». Ils évitent toujours de dire « suivez-moi » ou les appels à s’organiser163. Le responsable du MIR, Felix Vidal, leur conseille de lire les classiques de la gauche: le Manifeste du Parti communiste, accompagné du scénario du film Le Cuirassé Po- temkine, ainsi que des extraits de quelque discours de Miguel Enríquez. Ils étudient également Chemin de Victoire, de Luis Corvalán, cadeau de militants communistes, et ils ont pris l’habitude de lire des périodiques de gauche: Chile Hoy, Punto Final, El Siglo. Jara rappelle que, de sa propre initiative, il a acquis à la librairie de l’Université catholique le Que faire? de Lénine et le Livre rouge de Mao.

A l’École de télécommunications, Miguel González tente d’organiser les anti- putschistes, comme il l’avait fait sur le croiseur Prat en 1972. González maintient quelques relations avec les dirigeants du groupe de l’École du génie, lié au MIR, mais il conserve une position indépendante. Il se réunit également deux fois avec le sous- officier Triviño, dans un restaurant et tous les deux en civil164. A l’École d’armements, un groupe composé de Ricardo Tobar, José Ojeda, Nelson Bravo et un autre marin fonctionne comme une « base » (cellule) du MIR, dont s’occupe Carlos Díaz, mais ils ne se sentent pas « miristes » et gardent leur autono- mie165. Les quatre marins sont également en contact avec le Parti socialiste révolu- tionnaire, un groupe trotskyste166. Bien que dans les écoles on soit quelque peu au courant de l’existence du groupe de la flotte, ils se considèrent comme des mouvements différents; chaque groupe a sa propre relation avec les partis politiques, spécialement avec le MIR. Ils cherchent à éviter les toujours dangereux contacts entre eux. En deux ou trois occasions, le ser-

161 [E] Gómez, 2003. 162 [E] Jara, 2002. 163 [E] Ramírez, 2001. 164 [E] González, 2003. 165 [E] Tobar, 2001. 166 Annexe 19. Situación del trabajo de F. del partido en las unidades de la Marina...

318 Ceux qui ont dit « Non »

gent Cárdenas va à l’École de télécommunications pour converser avec Miguel González167 mais ces contacts ne donnent pas de résultats. González affirme que Cárdenas ne lui inspira pas confiance168. Au même moment, il existe, dans les écoles, d’autres groupes liés au MAPU, ainsi que des noyaux socialistes et des cellules communistes qui ne furent pas détectés. Plusieurs années après le coup d’État, José Jara recevra des lettres de collègues, des écoles et des bateaux, avec qui il n’avait jamais parlé de politique, et qui lui révèlent que par tradition familiale ils ont toujours été socialistes. Entre marins, le débat est moins intense que dans le monde civil. Bien que les politi- ques les plus diffusées soient celles du MIR, il y a un grand respect mutuel; on cher- che un accord pratique sur comment affronter le coup d’État, en se basant sur le res- pect de la Constitution. Le slogan de refuser d’obéir aux officiers putschistes a un grand impact169.

4.3.4- Le groupe d’étudiants marins qui embarque en 1973 Durant l’année 1972 le groupe autonome d’étudiants marins de l’École d’électronique se consolide. Il se compose de Luis Aguirre, Oscar Carvajal, Silverio Lagos, Víctor López et du professeur Aliro Moraga. Bientôt y adhèrent, entre autres, Luis Rojo et Carlos García. Leurs contacts du MIR leur proposent une formation politique basée sur la lecture des « classiques » et des débats sur la situation du pays, au cours desquels on leur trans- met leur programme pour les forces armées, programme centré sur la revendication du droit de vote pour la troupe et de l’école unique. Le groupe se réunit habituelle- ment dans des parcs, souvent au Jardin botanique de Viña del Mar, ou sur des pla- ges, comme celle de Concón ou celle de Las Torpederas170. Pendant un certain temps, le groupe se considère comme une cellule du MIR et au milieu de 1972, quand ils sont déjà au nombre de cinq, ils pensent à se diviser en deux cellules. En 1972 (ou fin 1971, selon Carvajal) le MIR leur propose d’intégrer un Front révolu- tionnaire des forces armées et Carabiniers (FREFAC), une organisation clandestine et cloisonnée, dans laquelle ils seraient une cellule sans contacts avec d’autres cellules semblables. Ils devront éviter toute discussion politique qui pourrait révéler leurs idées et s’ils désirent recruter, ils devront transmettre le contact au responsable qui s’arrangera pour que, dans la mesure du possible, le nouveau membre ne connaisse pas les autres.

4.3.4.1- Le groupe opte pour le débat ouvert Bien que dans un premier temps le groupe, quelque peu surpris, accueille cette pro- position avec une certaine sympathie « oui, oui, c’est possible » se rappelle Carvajal, entrer dans une organisation pour affronter le coup d’État semble une bonne idée, très vite ils la rejettent pour deux motifs. Une telle organisation leur lie les mains: ils doivent taire leurs positions et leur activité se verrait réduite à se retrouver, de temps

167 [E] Cárdenas, 2002. 168 [E] González, 2003. 169 [E] Jara, 2002. 170 [E] Aguirre, 2000.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 319

en temps, avec un responsable du MIR. De plus, cette intégration est plus risquée que le débat avec des officiers dans les écoles. Pour ces raisons, le groupe répond qu’il ne fera pas partie du FREFAC, préférant diffuser des idées et contacter d’autres mate- lots dans les petits espaces de débat qu’on leur donne pendant les cours ou lors des réunions de division: « nous en avons beaucoup discuté et sommes arrivés à la conclusion que nous ne partici- perions pas à cette organisation, car nous croyions qu’il était plus efficace que nous puis- sions nous mouvoir librement et que nous puissions développer le travail que nous avions appris ». L’éloignement envers le MIR se fait en bons termes –explique López– « mais nous leur avons dit droit dans les yeux que non, nous ne participerions pas en tant que membres du MIR, et que nous n’avions aucun intérêt à continuer à nous contacter, à partir de maintenant, nous nous débrouillerions de manière absolument autonome ». En réalité, les jeunes marins s’imaginent, au début, que les « miristes » disposent d’une « énorme structure », mais après quelques mois, ils se rendent compte qu’ils n’ont pas grand-chose, et qu’ils ne connaissent même pas les structures des forces armées171. Dès lors, le responsable du MIR, Carlos Díaz, s’incline devant la méthode de travail que les matelots considèrent comme plus efficace et moins périlleuse. Ils conti- nuent à se voir, mais les réunions ont lieu dans une chambre louée par l’un d’entre eux. Le groupe essaye de « se faire une idée de qui est qui » et classe les marins selon leur position par rapport au coup d’État. Certains n’expriment pas leurs opinions; d’autres se prononcent ouvertement contre le gouvernement. Les partisans du gou- vernement se divisent en deux catégories: ceux qui disent qu’ils ne participeraient pas à un coup d’État mais n’osent pas s’organiser, « tant qu’il ne se passe rien, je ne participe à rien », et les « allendistes convaincus », qui s’opposent résolument au coup d'État. C’est avec ces derniers, lorsqu’ils sont de confiance, que les membres du groupe parlent ouvertement de se mettre en contact afin de s’opposer au coup d’État, mais ils ne leur proposent pas de créer une organisation172. A l’intérieur de l’École, les activités d’opposition au coup d’État prennent la forme d’une critique aux privilèges des officiers, à l’humiliante discipline en vigueur, que beaucoup d’étudiants considèrent comme absurde. Tout cela est conduit avec astuce, afin de ne pas sortir de l’étroite marge de liberté d’expression qui y est permise. La demande qui s’exprime le plus clairement est d’en terminer avec la subordination à l’officier en tout lieu et tout moment, pour la limiter aux lieux de travail, autrement dit aux installations de la Marine. En dehors de ces dernières, les marins aspirent à être des citoyens comme les autres. Pendant les réunions de divisions, ils ont pris l’habitude de répondre avec beaucoup de modération aux interventions des officiers contre le gouvernement. « On cherchait un moyen de faire front, sans que ce ne soit trop ouvertement », sans violer la réglementation, explique Carvajal. Les discussions sur le port obligatoire de l’uniforme en permanence sont suivies avec attention. Les étudiants marins argumentent qu’il est absurde de porter l’uniforme quand ils vont, par exemple, à une fête ou à la plage, car cela impose une distance entre eux et leurs amis « civils », avec, en plus, le risque que l’uniforme soit volé. Sur un ton « un peu plus dur », les matelots critiquent les règlements et ils de- mandent que l’on y inscrive le droit à s’habiller en civil dans la vie civile, à l’égal

171 [E] López, 2003. 172 [E] Carvajal, 2003.

320 Ceux qui ont dit « Non »

des officiers. Un autre sujet sensible est l’accès aux sports, très encouragés dans les écoles de la Marine. Les tournois de football, basket et échecs, parfois organisés par les mains de gauche, ont un tel succès parmi les étudiants, qu’un officier les félicite et il ajoute, avec lyrisme, qu’il est prêt à les aider dans la mesure de ses moyens pour qu’ils continuent à pratiquer les sports. Face à une telle proposition, Oscar Carvajal ré- pond: « j’aimerais jouer au tennis », sachant que le tennis ne peut se pratiquer que dans l’exclusif Club naval, réservé aux officiers. L’officier, quelque peu embarrassé, lui répond, « bien, je vais voir si c’est possible, mais c’est très difficile... », à quoi le matelot réplique « Et pourquoi pas? Nous devrions y avoir accès ». Il règne en réalité une atmosphère de défi au pouvoir absolu des officiers. Durant l’été 1972, une classe part en excursion champêtre de deux ou trois jours, sans uni- forme et dans une ambiance festive. Oscar Carvajal se souvient avoir proposé que, comme ils allaient hors des installations de la Marine, que les grades de lieutenant ou capitaine soient oubliés pendant l’activité et que tous se tutoient. Avant que les deux officiers qui les encadrent ne répondent, les matelots acceptent immédiatement et les officiers « acceptèrent à contrecæur », se souvient-il, mais « ils le prirent qua- siment comme une insubordination ». Les officiers répondent avec agressivité quand les matelots mettent en exergue les droits acquis en ce jour, appelant les officiers par leur nom, « écoute Pedro », omettant l’obligatoire « mon » et le grade. Les officiers finissent par se retirer. Deux jours plus tard, un autre officier signale à la classe que la discipline dans l’École est en train de « se briser » et que des choses graves sont en train de se passer, bien que « je ne prétends pas pour autant qu’Oscar [Carvajal] soit un infiltré », expliquant qu’il ne formule pas une accusation mais qu’il fait un commentaire à propos « d’une série de faits qui se sont passés ». En réalité, les offi- ciers sentent bien que la troupe est en train de perdre sa peur et que sans elle ils ne peuvent contrôler les matelots « comme les officiers prétendaient les contrôler173 ».

En 1972, le groupe apprend que des instructeurs de la Marine entraînent les groupes d’extrême droite, ce qui montre la gravité de la situation. Pendant la grève d’octobre 1972, quelques membres du groupe sortent surveiller les rues et, parfois, discutent avec des fonctionnaires des entreprises nationalisées. Les marins se rendent alors compte jusqu’à quel point ces derniers ignorent l’imminence du coup d’État et re- tournent à l’École avec l’impression que les partisans du gouvernement sont naïfs et qu’ils ne sont pas suffisamment organisés. Ils en concluent que « il est de notre res- ponsabilité de neutraliser ce coup d’État quand il se produira ». En effet, si un coup d’État se produit, les défenseurs du gouvernement, impuissants, seront victimes de tueries et les étudiants marins seront, contre leur volonté, parmi les répresseurs. Dès lors « nous nous mîmes à chercher le moyen ou le mécanisme permettant de contrecarrer le coup d’État imminent, pour nous il était clair qu’il était imminent ». Ils décident alors de régulariser les contacts avec les partis de gau- che174.

173 [E] Carvajal, 2003. 174 [E] López, 2003.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 321

4.3.4.2- En 1973 le groupe se disperse sur les navires mais maintient les contacts Depuis la fin 1972, le thème central des réunions du groupe est « comment s’opposer au coup d’État ». Le comportement putschiste de l’écrasante majorité des officiers leur indique que –au moins dans la Marine– le coup d’État sera appuyé par tous les officiers; ils ne croient pas en une cassure institutionnelle des forces armées, dans laquelle quelques officiers prendraient la défense du gouvernement. Ils en tirent la conclusion que « s’opposer au coup d’État, c’était s’opposer aux officiers », « et s’opposer signifiait d’une certaine manière neutraliser le commandement », peut être en les arrêtant et en arrivant à exercer le commandement des institutions où ils se trouvaient, pour expliquer ensuite que cela se faisait pour défendre la légalité, ex- plique Carvajal. Le groupe, qui compte alors dans ses rangs cinq nouveaux matelots et a de bons contacts avec d’autres, informe le MIR qu’il n’est pas en faveur d’une action antici- pée du style « frapper nous autres avant qu’ils ne nous frappent » vu que, même si 50% des marins sont « allendistes », ils le sont passivement. Bien qu’il y ait des ma- telots qui veulent agir avant que les officiers ne le fassent, il n’est pas certain que la majorité les suivront, si l’action n’apparaît pas comme le rejet de quelque chose de concret175. L’année académique 1972 terminée, les membres du groupe sont répartis sur les bâ- timents de la flotte, mais ils se séparent en s’étant mis d’accord pour créer des grou- pes sur chaque navire. Dans leurs nouvelles destinations ils cherchent de nouveaux contacts et s'aperçoivent que de nombreux marins ont une disposition analogue et cherchent eux aussi à s’organiser176. Quand l’occasion se présente, ils se réunissent dans une chambre qu’ils ont louée. Chacun informe les autres de ce qui se passe sur son bateau et c’est ainsi qu’ils se rendent compte que le coup d’État se prépare sur tous les navires. Ils décident alors de créer une organisation cloisonnée, dans la- quelle ils se verront entre eux sans savoir qui est derrière l’autre. Sans aucune orien- tation, vu que les contacts avec le MIR sont interrompus, ils tentent de contacter et de convaincre les matelots que le coup d’État produira une tuerie à laquelle ils seront mê- lés et qu’il faut se préparer à l’empêcher. Ils constatent cependant qu’ils ne sont pas les seuls à chercher à recruter. D’autres groupes de marins anti-putschistes, égale- ment organisés, pensent organiser un mouvement de protestation pour que le gou- vernement prenne conscience du danger. Pour pouvoir discuter de ces différents re- gards sur la manière d’affronter le coup d’État, ils décident d’assister à la réunion de tous les groupes anti-putschistes qui se tiendra dans le restaurant Los Pingüinos177. De son côté, Luis Aguirre, à la fin de ses études à l’École d’électronique en décem- bre 1972, refuse de signer le contrat de cinq ans avec la Marine, geste qui implique sa démission. Ses études avaient été une manière d’accéder à un métier, mais dé- sormais il désire participer aux transformations sociales en cours en travaillant plus intensément avec le MIR, dont il se sent membre. La Marine répond en ouvrant un dossier à son encontre et en le mettant aux arrêts dans la caserne Silva Palma pen- dant une quinzaine de jours. C’est contre sa volonté qu’Aguirre restera à la Marine pendant neuf mois, travaillant dans la même caserne Silva Palma, sans le droit de porter des armes ni d’avoir des hommes sous ses ordres. Sa démission ne sera accep-

175 [E] Carvajal, 2003. 176 [E] Carvajal, 2003; [E] López, 2003. 177 [E] López, 2003.

322 Ceux qui ont dit « Non »

tée que quelques semaines avant le coup d’État178.

Après la réunion au restaurant Los Pingüinos et le bandejazo du Latorre (voir plus bas), Oscar Carvajal est envoyé sur le destroyer Cochrane, d’où il garde le contact avec ses amis qui sont à bord du croiseur O’Higgins, car les deux navires se trouvent dans le port de Talcahuano. Ils y apprennent qu’il y a un autre groupe de marins anti-putschistes dont fait partie un sergent. Les convocations aux réunions leur pa- raissent trop peu discrètes; ils en arrivent à soupçonner qu’il puisse s’agir d’une provocation (« je ne prétends pas que ce l’était », précise Carvajal) et ils décident de ne pas y participer. En une occasion, se souvient Carvajal, la concierge du lycée où il suivait des cours du soir, –une femme de gauche–, leur demande s’ils sont des ma- rins. Devant leur réponse affirmative, elle leur annonce que « demain il y a une ré- union avec le sergent Cárdenas » et elle leur donne l’adresse. Comme la situation leur semble douteuse, ils prennent contact avec des gens du MIR pour leur demander ce qu’ils savent de ce groupe. Ils parviennent à parler avec « Cheto » (probablement Alberto Malbrán, un étudiant de médecine179) qui essaie de les rassurer. Celui-ci re- connaît que le MIR a des contacts avec Cárdenas et admet qu’il est peut-être un peu exalté et peu attentif aux règles de sécurité, mais il croit avoir la situation en main et affirme qu’il tentera de discuter avec lui... « Mais cela ne nous satisfit guère », se rappelle Carvajal, et ils essaient de persuader d’autres matelots de ne pas assister à ces réunions, vu qu’elles pourraient constituer un prétexte pour les expulser de la Marine. Peu après, lorsque Cárdenas et Carvajal sont transférés à Valparaiso, à peu près en même temps, Carvajal est à nouveau informé, par des marins amis, de ce que sur le destroyer Blanco un sergent organise des réunions dans la soute aux munitions, et d’autres réunions trop ouvertes, quand la flotte était à Arica. Carvajal leur recom- mande alors de ne pas participer à cette organisation180.

A l’École du génie un autre groupe aux caractéristiques similaires s’organise, composé de six étudiants marins, groupe qui se réunit avec un professeur d’histoire nommé Cer- da et, en une occasion, avec le prêtre de gauche Darío Marcotti. Un de ses membres, Patricio Barroilhet, connaît Carlos Díaz et Felix Vidal par le truchement d’un certain Víctor Hugo (dont Felix Vidal ne se souvient pas181). Néanmoins, Barroilhet affirme s’être imposé la règle de ne converser qu’avec une seule personne à la fois: Vergara, Rodríguez, Cárdenas, ou les « miristes ». Plus tard, cette précaution le sauvera, indi- que-t-il. Pendant cette période, Barroilhet parle fréquemment avec Carlos Díaz et il lui de- mande comment vont les choses au sein de la flotte, le contenu des harangues et sur- tout l’état d’esprit des marins. Díaz répond que les choses avancent, que beaucoup de matelots se montrent favorables à l’idée de contrecarrer un coup d’État, bien que d’autres hésitent devant la perspective d’un affrontement avec les officiers. On ne peut pas parler d’un mouvement politisé, même si pratiquement tous les matelots nourrissent un sentiment anti-officiers, à cause de la façon dont ils sont traités. Et

178 [E] Aguirre, 2000. 179 Procès 3926, folio 614. 180 [E] Carvajal, 2003. 181 [E] Vidal, 2002; 2005.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 323

dans la Marine, être contre les officiers implique d’être anti-putschiste, démocrate et loyaliste. « De ce point de vue, il était facile de conscientiser. Ainsi, je leur disais clairement ‘es-tu d’accord de torturer ton frère…’ [Ils répondaient] Non. Mais c’est pourtant ce qu’ils veu- lent, eux, tu n’as pas entendu lors des réunions de divisions, ce que dit le lieutenant Vide- la, ce que dit le lieutenant Jaeger? Le fait est qu’il me dit: ‘non, même bourré je n’oserais pas’182 ».

4.4.5- Le groupe de la base aéronavale de El Belloto Le petit aéroport d’El Belloto, situé à environ vingt kilomètres de Valparaiso, est la base d’une vingtaine d’avions et hélicoptères de la Marine, sous les ordres du com- mandant Ernesto Hüber, où travaillent environ 400 marins spécialisés183. L’un d’eux est le quartier-maître Julio Gajardo, qui sera l’un des initiateurs du groupe anti-putschiste. Ses études universitaires lui confèrent un certain prestige parmi ses camarades et le placent en position de leader. Gajardo commence par par- ler naturellement avec des amis de confiance. En peu de temps il parvient à organi- ser surtout des jeunes peu gradés, bien qu’il recrute aussi deux sous-officiers. L’organisation ne rencontre pas d’opposition des marins, sauf dans deux cas: l’un est clairement démocrate-chrétien et l’autre défend les officiers, affirmant que ce sont des gens spéciaux, qui ne peuvent pas manger la même chose que la troupe car leur esto- mac est différent, résultat d’une alimentation elle aussi différente. Malgré sa discrétion, l’activité de Gajardo ne passe pas inaperçue et il est vite connu comme un homme de gauche. A partir d’octobre, ses différends avec les officiers pro- voquent probablement son transfert sur le croiseur Prat pour quelques mois184. A son retour à El Belloto, il continue de développer le groupe, avec le quartier- maître Luis Jorquera et « un garçon appelé Jiménez », qui ne fut jamais arrêté. Le développement de l’organisation s’accélère en février et mars 1973. Ce fut très ra- pide, commente-t-il, « et sans doute très tardif ». Luis Jorquera a une trajectoire très semblable à celle de Gajardo, et il crée un groupe avec lui: « au début nous étions deux, puis quatre et ainsi de suite s’incorporèrent des gens; de mon côté et des autres aussi ». C’est ainsi qu’on peut affirmer qu’il existe, en mars 1973, un groupe anti-putschiste dans la base. Il est coordonné par Gajardo, Jorquera et Moraga, bien que Bastidas y soit aussi actif. Les réunions, expéditives, se tiennent dans les cours de la base185. Le développement du groupe est tel, selon Gajardo, qu’il parvient à influencer près de la moitié du personnel: « nous avions une organisation structurée de plus de cinquante individus, qui étaient or- ganisés à plus de cent pour cent. Ensuite, nous en avions plus ou moins 100 qui étaient pé- riphériques, ou organisés, des types qui nous suivaient; qui disaient: ‘Si vous faites une action, nous sommes avec vous, autrement dit, vous ordonnez, nous suivons’186 ». Le groupe surveille les réunions suspectes entre officiers et civils de droite. Dans la base fonctionne un club aérien qui, suspectent-ils, regroupe des putschistes locaux.

182 [E] Barroilhet, 2002. 183 El Clarín, 16-3-73. 184 [E] Gajardo, 2003. 185 [E] Jorquera, 2003. 186 [E] Gajardo, 2003.

324 Ceux qui ont dit « Non »

Les marins de garde à l’entrée ont reçu pour instruction de noter dans le carnet de l’aérodrome le nom du membre du club, qui doit présenter sa carte, et uniquement le nombre d’accompagnants, qui de cette manière entrent de manière anonyme. In- quiets, les matelots de gauche notent les numéros d’immatriculation des automobiles et ils constatent qu’ils se répètent. Pendant la grève d’octobre, les marins de la base doivent patrouiller dans la zone et une des bases à Quilpué est le temple mormon. A l’intérieur de celui-ci, Jorquera et son ami Ríos découvrent un plan de la ville avec des domiciles marqués de cercles rouges. Après vérifications, ils constatent qu’il s’agit des domiciles de militants so- cialistes et communistes connus. De plus, ils sont témoins de réunions entre civils et officiers d’El Belloto, de l’École de cavalerie de Quillota ou du régiment de Cuiras- siers, dans la base ou le temple mormon. Il devient urgent de communiquer cette in- formation à la Présidence. Bastidas, Jorquera et Gajardo décident que ce dernier –et seulement lui– se chargera d’établir les contacts avec les politiciens187.

4.4.6- Le groupe des arsenaux navals (ASMAR) Dans les arsenaux de Talcahuano, comme nous l’avons vu, il y a des travailleurs ci- vils, qui ont le droit de se syndiquer, et du personnel militaire, dépourvu de droits syndicaux, appelé « filiation bleue ». Henry Gómez fait partie de ce dernier. Après avoir terminé sa formation à l’École du génie, à Viña del Mar, il retourne aux arsenaux de Talcahuano où il entre en rela- tion avec Luis Alberto Jaramillo, un employé civil d’ASMAR, étudiant en ingénierie aux cours du soir de l’Université de Concepción et nettement de gauche. Gómez et Jaramillo assistent à des concerts de Quilapayún, et Inti-illimani, et ils décident de travailler ensemble pour constituer un groupe de résistance au coup d’État Un jour, Gómez est invité par son collègue Manuel Ramos à une réunion à laquelle assistent Ramón González, Humberto Lagos et Víctor Reiman, et un civil, « Lucho » (Víctor Hugo Bonvallet188). Le groupe effectuera encore trois ou quatre réunions comme celle-ci, « de type éducation politique » au cours desquelles ils échangent des informations sur les positions politiques des officiers189 et cherchent des contacts avec d’autres anti-putschistes. Au cours du procès, Gómez dira que, en plus, il con- verse avec deux matelots du Prat190. Les réunions de cette cellule, de six ou sept membres, commencent fin 1972 pour continuer à un rythme plus ou moins mensuel, dans des cafés ou des domiciles pri- vés, généralement les samedis. Le procès enregistre des réunions dans le quartier Los Cóndores et aux domiciles de Reiman, Lagos et Ramón González, où ils échan- gent des informations sur les positions pro ou anti-putschistes des « maîtres » (un grade à ASMAR) et l’universitaire leur fournit quelque instruction politique. Ils ne planifient pas d’actions de revendication, comme de demander le droit de se syndi- quer. Ils parlent, évidemment, de l’éventualité d’un coup d’État, mais ne parviennent pas à préparer un plan pour le stopper, pas même en ébauche. Henry Gómez, alors étudiant en médecine le jour et travailleur à ASMAR la nuit, avait

187 [E] Jorquera, 2003. 188 Procès 3926, folio 614. 189 [E] Gómez, 2003; Procès 3926, folio 647. 190 Procès 3926, folio 666.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 325

pris la résolution, en cas de coup d’État, de déserter pour rejoindre « les files du peuple ». C’est ce qu’il fait le jour du , mais une fois l’alarme passée, il réincorpore son travail. Rétrospectivement, Gómez croit avoir connu l’existence de deux autres cellules, ce qui fait au total environ 20 personnes organisées par le MIR à ASMAR191. Víctor Reiman se joint au groupe en 1972, lorsqu’un collègue appelé Cases lui pro- pose de faire partie d’un groupe de formation politique. Il se compose de cinq per- sonnes qui se réunissent alternativement à leurs domiciles à Hualpencillo, ou dans les quartiers de Las Condes et Perales. A leurs réunions assistent généralement les civils Lucho (Bonvallet) et Rafael (José Goñi, étudiant en économie*). Reiman suppose que ces derniers appartiennent au MIR, et il le confirmera plus tard. Ceux-ci arrivent habituellement avec un article de la presse régionale ou nationale et l’analysent en en décortiquant tous les éléments. Ils recommandent aussi des lectures telles que Le Manifeste du Parti Communiste (que la majorité des matelots lit) et Le Capital (qui n’arrive pas à se transformer en best-seller). Ils ne discutent pas de revendications et parlent peu du coup d’État192. L’ouvrier des arsenaux Tomás Matus avait parlé politique avec Guillermo Vergara à l’École du génie, à Viña del Mar en 1972, mais il termine ses cours et rentre à Tal- cahuano sans rien concrétiser. Après être retourné au travail, il apprend qu’il y a aussi des groupes anti-putschistes à ASMAR. Matus se rend à la première réunion parce qu’il sait qu’il s’agit d’un groupe qui prétend défendre le gouvernement contre le coup d’État et parce qu’il lui offre un lieu où parler librement de ce qui se passe à la Marine et dans la société. Il assiste à une réunion dans le quartier Lan-B, où se retrouvent 10 à 12 personnes*, parmi lesquelles « Lucho » et « Rafael ». Il reconnaît en ce dernier José Goñi, un ancien camarade du Lycée. Putain! S’exclame-t-il, il n’est pas bon que nous nous soyons rencontrés à cette réunion, ni d’ailleurs de réunir un tel nombre de personnes. Les deux civils assistent aux deux premières réunions, mais seul Bonvallet vient à la troisième. Il lui apparaît évident qu’ils sont des mili- tants d’un parti de gauche et plus tard il apprendra qu’il s’agit du MIR. Cependant, leur militance les intéresse peu, puisque les réunions offrent l’occasion de se former et d’essayer de faire quelque chose. Le groupe se réunit en différents endroits, parmi lesquels l’hôpital de Las Higueras, où travaille le docteur Bonvallet, et la maison de Carlos González, un ouvrier d’ASMAR, où arrivent cinq ou six personnes. On parle de l’offensive de la droite contre le gouvernement et de l’imminence d’un coup d’État militaire. Néanmoins, ce qui intéresse le plus le « personnel bleu », c’est la formation politique. Les têtes changent au cours des différentes réunions mais, au total, y auraient assisté 20 à 25 travailleurs d’ASMAR. Tomás garde son secret. Ce n’est qu’après le coup d’État que la Marine parviendra à apprendre que Rafael et José Goñi sont une seule personne193. Des mois plus tard, les interrogateurs de la Marine montreront aux dé- tenus une photo de Lucho, envoyée par la Police judiciaire de Concepción, pour

191 [E] Gómez, 2003. * Plus tard, José Goñi sera ambassadeur du Chili en Suède, Italie et Mexique, et, en 2007, il sera ministre de la Dé- fense du Gouvernement de Michelle Bachelet. 192 [E] Reiman, 2003. * Pendant le procès on mentionne: Cases, González, Jaramillo, Lagos, Matus, Mora, Marinado, Sepúlveda, Reiman, Villar, et les civils, Rafael, Lucho y Cheto (Alfredo Malbran, étudiant en médecine). [Procès 3926, folio 614.] 193 [E] Matus, 2003.

326 Ceux qui ont dit « Non »

confirmer qu’il s’agit bien de Víctor Hugo Bonvallet194.

4.4.7- Le groupe à la caserne Silva Palma Comme nous l’avons vu, la Marine n’accepte pas la démission de Luis Aguirre et lui impose, pendant 9 mois, un travail dans la caserne Silva Palma, la prison de la Ma- rine. Aguirre y organise un groupe lié au MIR, qui parvient à avoir cinq ou six mem- bres: un policier de la Marine, une paire de marins de l’École du génie, un secrétaire, un second quartier-maître de l’École d’artillerie, un ouvrier d’ASMAR et Aguirre lui- même. Ils font les tâches typiques, explique-t-il: « éducation politique (lecture et discussion de livres, nouvelles, analyse de la conjonc- ture,etc.); tâches spécifiques: déterminer la position politique du personnel, récolter de l’information logistique de la caserne Silva Palma, de l’Académie de guerre navale et d’autres départements, etc. Bien que tous ne se reconnaissaient pas dans le MIR, nous étions tous conscients du mouvement putschiste des officiers, et disposés à défendre le gouvernement d’Allende195 ».

194 Procès 3926, folios 609-612. 195 [E] Aguirre, 2000.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 327

4.4- LES PARTIS POLITIQUES DE GAUCHE ET LA MARINE

Si les communistes et les socialistes s’étaient proposés de créer des structures mili- tantes au sein des forces armées, elles auraient prospéré avec facilité, car de nom- breux soldats et marins sont issus de famille traditionnellement de gauche. Cependant, les dirigeants de la gauche de 1970 font partie d’une génération qui con- naît les « bruits de sabres » et les putschs à travers les livres d’histoire. Ils savent que depuis 1932 les forces armées se sont abstenues d’intervenir directement en po- litique, avec des exceptions, et ils ont tendance à croire en leur apolitisme. Le PC, sans aucun doute le mieux organisé, rejette la règle qui exige un apolitisme absolu au sein des forces armées, car celle-ci criminalise les débats politiques entre militaires et l’on sait que cette norme s’applique plus à la troupe qu’aux officiers. Mais, à l’instar d’une partie du PS et du Président lui-même, le PC choisit de respec- ter strictement la légalité et s’abstient, avec zèle, de formuler des propositions de démocratisation des forces armées. Le PC se limite à maintenir quelques contacts institutionnels avec des officiers loya- listes. Ainsi par exemple, fin 1972, le député Manuel Cantero et le Secrétaire régio- nal du Parti communiste de Valparaiso se réunissent avec un officier de haut rang, peut-être un vice-amiral (probablement Hugo Poblete), qu’ils savent être un oppo- sant au coup d’État. L’officier les invite dans un bureau du Club naval, où il leur ex- plique que la Marine jouera un rôle constitutionnel, « nous nous rendîmes compte que c’était un officier très cultivé, et très compréhensif envers le moment que vivait le pays196 », commente Cantero. Des militaires sympathisent bien sûr avec le PC, mais nous ne disposons pas d’informations qui indiquent l’existence d’une organisation communiste à l’intérieur des forces armées. Il existe, néanmoins, deux exceptions. L’une est le témoignage de José Jara, pour qui le PC possède une structure au sein de la flotte197, l’autre se re- trouve dans les affirmations du quartier-maître Miguel González. Celui-ci est con- tacté, entre février et juillet 1973, par des personnes qui se présentent comme des membres de l’appareil clandestin du PC et lui proposent de planifier l’occupation de l’armurerie de l’École de télécommunication. González leur explique qu’ils ne con- naissent pas les conditions de surveillance des armes dans la Marine et qu’une telle action est impossible198. Cependant, ces deux cas, bien que réels, sont plutôt des ex- ceptions. Il est clair que le PC n’encourage pas les réformes démocratiques dans l’Armée et ne cherche pas à organiser les troupes. Par contre le MIR, et dans une moindre mesure le MAPU et une partie du PS, soutien- nent que les milieux patronaux, la droite et une bonne partie des officiers n’ont ja- mais respecté pleinement la légalité et que, maintenant, ils conspirent activement. Par conséquent, à la différence du PC et d’Allende, ils ne se sentent pas obligés de respecter les dispositions qui privent la troupe de ses droits civils. L’organisation des soldats pour empêcher un coup d’État leur paraît être un droit, surtout quand il s’agit de défendre un gouvernement légitime. Paradoxalement, la gauche agira en ordre dispersé sur ce terrain fondamental. On

196 [E] Cantero, 2004. 197 [E] Jara, 2002. 198 [E] González, 2003.

328 Ceux qui ont dit « Non »

connaît une tentative de partager des informations entre les partis de gauche et de planifier la défense du gouvernement, mais elle n’a pas de suite. Vers 1972, –nous apprend Pascal– se crée une coordination discrète entre « des gens du PS, du MAPU et nous [le MIR], mais les communistes ne venaient quasi jamais ». Eduardo Paredes lance l’idée au PS. On échange des informations, et l’on parle de programmation et de défense, « mais on n’est jamais arrivé à quoi que ce soit » et aucun plan concret ne se concrétise199.

De leur côté, de nombreux soldats et marins cherchent à s’opposer au coup d’État qui se prépare et auquel ils seront forcés de participer. Ils se dirigent en premier lieu vers les grands partis, sans rencontrer chez eux de réceptivité suffisante ni des direc- tives claires. En fin de compte, la quasi non-intervention des communistes et socia- listes dans les forces armées les amène à s’intéresser au MIR et au MAPU, qui intè- grent dans leur propagande des revendications spécifiques à la troupe. C’est sans doute pour cette raison que beaucoup de soldats se tournent vers les nouveaux mou- vements, composés essentiellement d’étudiants, qui compensent leur inexpérience par une réflexion et une ébauche de programme pour les forces armées. Dans les années 1971-1972, nombre de membres des forces armées entrent dans les partis de gauche, assure Claros. En se basant sur les préférences politiques des ma- rins arrêtés en 1973, il est possible d’affirmer que la majorité des marins organisés ont des relations avec le MIR; ensuite viendra le MAPU, suivi du PS et finalement du PC, bien que les marins proches de ce dernier ne se montrèrent guère. Les marins communistes le sont généralement par tradition familiale; par contre, ceux qui se retrouvent dans le MAPU ou le MIR, sont attirés par la propagande, assez semblable, de ces partis. Les secteurs où se rencontrent le plus de marins de gauche organisés sont l’École du génie et l’École d’armements200. Néanmoins, la majeure partie des marins qui établissent des contacts avec les mou- vements politiques n’assume pas d’engagement militant, dans le sens de se soumet- tre à la discipline d’un parti. Les marins militants sont peu nombreux; « pas plus de cinq », indique Ruiz201. Valderrama ne connaît pas de marins qui, avant le coup d’État, aient été militants au sein de partis202. A titre indicatif, les marins interviewés indiquent leurs préférences politiques d’alors. Carvajal et López sont en rapport avec le MIR, mais ils gardent leur indépen- dance et parfois sont en désaccord avec les politiques du mouvement. Aguirre se sent membre du MIR. Barroilhet s’exprime: « Je ne me suis jamais considéré comme affilié au MIR. J’étais sympathisant du MIR et j’avais de très bons amis du MIR203 ». Ayala ne connaît sur le Latorre aucun militant de parti; Salazar se considère comme un « ‘upeliento’, comme ma famille » ; Sergio Fuentes s’estime de gauche. Pedro Lagos se souvient avoir connu des marins qui disaient ouvertement qu’ils étaient communistes, car ils faisaient partie des jeunesses communistes avant d’entrer dans la Marine. Et bien qu’il n’ait jamais entendu quelqu’un dire « je suis du MIR », il en a connu quelques uns qui l’étaient (sans doute Ernesto Zúñiga). Il ne

199 [E] Pascal, 2003. 200 [E] Claros, 1986. 201 [E] Ruiz, 2001. 202 [E] Valderrama, 2002. 203 [E] Barroilhet, 2002.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 329

connaît pas de socialistes ni de membres du MAPU, sauf Maldonado204. Cárdenas connaît l’existence de « gens qui sympathisaient avec le MAPU, mais pas en grand nombre, absolument205 ». En synthèse, la plupart des marins gardent leur autonomie. Ils sentent qu’ils forment un groupe de gauche, « allendiste » qui défend le gouvernement, et qui négocie avec les partis de gauche. Teodosio Cifuentes résume: « il y avait certaines sympathies avec quelques partis politiques comme le MIR et le MAPU, mais cela ne dépassait pas le stade de la sympathie. Mais du point de vue interne [l’organisation de marins de la flotte] était totalement autonome206 ».

4.4.1- Le MIR et les forces armées Bien que le MIR naisse en 1965 résultat de la convergence de leaders et groupes de gauches mécontents des politiques communistes et socialistes, le mouvement passe- ra à l’histoire avec le profil acquis en 1967, lorsque sa direction passe aux mains de l’équipe de Miguel Enríquez, alors étudiant en médecine de 24 ans. Influencé par une interprétation de la Révolution cubaine, qui attribue sa victoire à la guerre de guérilla, le MIR, sceptique quant à la possibilité de victoire de la gauche aux élec- tions de 1970, tente de développer depuis ce moment une structure clandestine. Les mêmes éléments qui l’amènent à commettre cette erreur d’analyse lui permettent de prévoir le coup d’État dès 1970, avant même qu’Allende n’arrive à la Présidence. Le MIR part du postulat que toute révolution sociale rencontrera une résistance acharnée et violente de la part des classes privilégiées –explique Andrés Pascal, membre du Bureau politique– et qu’il est nécessaire de réfléchir sur cette violence, et plus précisément sur le rôle que joueront ceux qui disposent des armes. Au Chili, suite à la réaction de la société civile dans les années 1930, les militaires se sont reti- rés dans leurs casernes pour y mener une vie de ghetto, sans pratiquement aucune présence politique visible. Vers 1970, les militaires sont absents des débats politi- ques et la gauche est peu sensible à ces thèmes. Le MIR tente de combler ce vide en étudiant la question militaire dans d’autres révo- lutions et il arrive à trois conclusions: a) les militants doivent être préparés sur ce plan, c’est à dire avoir une instruction militaire; b) il faut introduire l’idée de l’autodéfense dans les luttes sociales et c) il est nécessaire de promouvoir le débat sur les forces armées. Ce dernier point est original, –continue Pascal–, le thème des forces armées est alors tabou et les partis de gauche manifestent une certaine crainte à entrer sur ce terrain. Il s’avère impossible d’imaginer une distribution des revenus plus équitable, plus de justice sociale et le développement de la démocratie sans un débat sur le rôle des forces armées dans la société. Le développement de la démocratie ne peut « s’arrêter aux portes des casernes militaires, il doit plutôt s’étendre au sein des forces armées ». Ces réflexions sont débattues avec des militaires et de ce dialogue sort un pro- gramme qui voit le jour en 1972. Le MIR a sans doute le mérite d’avoir été le seul parti de gauche à proposer un programme global pour démocratiser les forces ar- mées.

204 [E] Lagos, 2001. 205 [E] Cárdenas, 2002. 206 [E] Cifuentes, 2000.

330 Ceux qui ont dit « Non »

Pour en finir avec la séparation et les affrontements entre les forces armées et le peuple –continue Pascal– ces dernières doivent être au service des « vastes masses populaires », en s’associant à des tâches sociales et au mouvement populaire. Cela implique que les militaires aient la liberté de participer à des activités politiques, c’est à dire qu’ils aient les mêmes droits que les autres citoyens, comme le droit de vote et de se syndiquer. Le MIR propose des forces armées structurées selon un modèle plus « milicien », comme en Suisse, avec quelques militaires profes- sionnels, mais où le gros de l’armée est composée de ci- toyens-soldats qui vivraient chez eux et travailleraient normalement. Et pour en finir avec le caractère clas- siste des forces armées « nous proposions l’idée de la filière unique », –conclut

Pascal– c’est à dire qu’une Illustration 4. Affiche du MIR appelant à la démocratisation des forces ar- mées et aux soldats à « désobéir les ordres des officiers qu’incitent à faire carrière fonctionnerait sur un coup d’État ». un mode où tous auraient les Photo prise de [Joxe, 1974, 128]. mêmes possibilités de formation et d’ascension, avec une seule école dans chaque arme, où tous auraient la même instruction. A ce programme s’ajoutent des revendi- cations salariales et sociales207. Et effectivement, le 24 janvier 1973 déjà, Miguel Enríquez, dans son discours de soutien aux candidats du Parti socialiste et de la Gauche chrétienne aux élections parlementaires de mars, revendique le droit de vote pour les soldats: « Aujourd’hui tout le monde au Chili parle des Forces Armées [...] nous voulons au- jourd’hui afficher publiquement notre position par rapport à elles [...] Aujourd’hui nous voulons appeler à en finir avec la discrimination la plus odieuse, ar- chaïque et rétrograde qui existe de nos jours au Chili et dans les Forces Armées. Aujourd’hui, en 1973, alors que nous nous acheminons vers un affrontement électoral dé- cisif, alors que votent les femmes, les jeunes à partir de 18 ans et les analphabètes, des di- zaines de milliers de soldats, troupe et sous-officiers, c’est à dire des ouvriers et des paysans en uniforme, ne peuvent pas voter, ne peuvent pas exprimer leurs opinions ni in- fluer sur la destinée du Chili. Les soldats, hommes du peuple, déjà mûrs, voient leurs femmes et leurs enfants aller voter, participant ainsi au destin du pays avec une opinion qui leur est propre. Pourtant, ainsi que le reconnaît le programme de l’UP elle-même, ils sont soumis à une odieuse discrimination. Les patrons en ont fait des citoyens de deuxième classe. Ils ne peuvent pas voter! Nous appelons tout le peuple à lutter pour le droit de vote des soldats et sous-officiers! Finissons en avec la discrimination! Luttons pour la dignité de cette partie du peuple qui porte l’uniforme! Les Jarpa, les Frei, les yankees, les patrons, eux veulent les transformer en chiens de

207 [E] Pascal, 2003.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 331

garde de leurs richesses, sans voix, sans pensée. Nous, le peuple, la classe ouvrière et les révolutionnaires, nous les voyons dignes et pen- sants208 ». Ces propositions continuent pendant l’année 1973; le MIR propose dans El Rebelde « une école intégrée », qui permette aux soldats et carabiniers « de parvenir à être généraux, ou au matelot de devenir amiral209 ». Dans un autre discours prononcé par Miguel Enríquez au théâtre Caupolicán, le 14 juin, il demande un réajustement de la solde et le droit de se syndiquer: « un réajustement adapté aux Forces Armées et Carabiniers, qui reconnaisse la journée de huit heures et le paiement des heures supplémentaires. Nous exigeons que l’on prenne des mesures contre les officiers réactionnaires publiquement compromis avec la sédition. Que l’on ne restreigne pas les droits citoyens des membres des Forces Armées et Carabiniers et qu’on leur permette de participer aux organisations populaires210 ». Après le Tanquetazo du 29 juin, le MIR précise son programme pour les forces ar- mées et lance le slogan « Soldat: il faut désobéir aux officiers qui prônent le coup d’État ». El Rebelde appelle les soldats à lutter, « pour la Filière unique et l’intégration des écoles professionnelles par branche, pour le droit à la participation paritaire du personnel dans les Conseils de Qualification et de Dis- cipline, et la réforme du Code Militaire et des Statuts de Discipline; pour le respect des droits citoyens: droit de vote, de lire librement toute la presse, de participer aux organis- mes populaires, de se réunir, etc.; pour la participation de tous les membres des Forces Armées et Carabiniers, ensemble avec les travailleurs dans les tâches de résolution de leurs problèmes immédiats (réforme agraire, domaine social, éducation, approvisionne- ment, etc.); pour en finir avec l’utilisation répressive des Forces Armées et Carabiniers contre les luttes et mobilisations du peuple..211 »

4.4.1.1- Le travail du MIR au sein des forces armées Le MIR aurait pu se proposer –explique Pascal– d’orienter de jeunes à s’inscrire dans les écoles militaires, mais la vérité est que cela ne se fit pas. La situation évolue très rapidement et des liens s’établissent avec des membres des forces armées, « sans infiltrer personne ». Ce qu’il y eut fut un travail de discussion, débat et propagande; le MIR encourage ses contacts dans les forces armées à promouvoir l’organisation de ceux qui sont contre le coup d’État. Ce travail comporte des étapes. Certains dirigeants ont des liens familiaux avec des militaires, parmi eux Miguel Enríquez, dont le père, le Dr. Edgardo Enríquez, est directeur de l’Hôpital naval de Talcahuano et officier de Marine. La maison de la famille Enríquez se trouvait à l’intérieur de la base navale; Miguel est né dans cet Hôpital en 1944 et il y fera ses stages de médecine. Le premier miriste à nouer des liens avec des militaires est Luciano Cruz, en 1969, qui a un frère officier de la Force terrestre, maîtrise le langage militaire et communi- que aisément. Il est probable qu’il ait établi des contacts avec un groupe de 13 com- mandos (bérets noirs) aux idées de gauche, parmi lesquels le lieutenant parachutiste Mario Melo*, ainsi qu’avec des officiers et sous-officiers du régiment de Los Andes.

208 El Rebelde 67, 30-1/5-2-73. 209 El Rebelde 76, 11/17-4-73. 210 El Rebelde 87, 19/26-6-73. 211 El Rebelde, suplemento especial, 23-7-73. * Mario Melo était lieutenant de l’Armée en 1969 et l’un des 13 bérets noirs qui sont renvoyés de l’armée en mai 1970 pour avoir été liés à la gauche. La destinée du groupe est révélatrice. Sur dix d’entre eux que nous avons pu

332 Ceux qui ont dit « Non »

Luciano Cruz vit alors dans une relative clandestinité, à une époque où une telle si- tuation donne une certaine popularité; parfois il entre dans des casernes et y dort. Si Luciano avait un certain charisme qui attira les militaires, l’ordre n’était pas une de ses vertus. Les contacts étaient quasiment spontanés et il y eut bien peu de secret et de compartimentage. Après la mort de Luciano Cruz, en août 1971, le Bureau politique du MIR charge Andrés Pascal, de « s’occuper de cette structure » composée de « dix ou pas plus de vingt camarades » qui travaillent dans les différentes branches des forces armées. Le MIR ne cherche pas à recruter des militants au sein des forces armées –rappelle Pascal–, mais il souhaite « que les anti-putschistes s’organisent, ce qui est différent ». En réalité, le MIR possède très peu de militants à l’armée, mais il entretient des rela- tions avec des militaires. En général, l’initiative de s’organiser ne vient pas du MIR mais bien de ces groupes de militaires. Dans la Force aérienne le MIR entre en relation avec le sergent Belarmino Constanzo et d’autres sous-officiers, ainsi qu’avec quelques officiers, comme le capitaine Ver- gara, les colonels Galaz et Ominami et le général Bachelet lui-même. Ces derniers sympathisent avec le Parti socialiste, ils sont surtout allendistes et il ne leur est ja- mais venu à l’esprit d’adhérer au MIR. Ce qu’ils cherchent à travers Andrés Pascal et sa mère Laura Allende (sœur du Président), c’est atteindre le Président pour l’informer de la conspiration dans la Force aérienne. Le drame est que jamais Al- lende ne les recevra. Un jour, Laura Allende organise une réunion avec le colonel Ominami et Andrés Pascal, au cours de laquelle le colonel insiste pour voir le Prési- dent, sans résultat. De nombreux sous-officiers demandent la même chose. Ils espè- rent qu’Allende, en sa qualité de commandant en chef, favorise au sein des Forces armées les militaires loyalistes et sanctionne les putschistes les plus notables. Le travail du MIR en direction des forces armées possède deux dimensions, précise Pascal: la discussion est plus ou moins collective et les politiques sont publiques, mais les contacts avec des militaires sont secrets. Le mouvement possède peu de contacts dans la Force terrestre et Carabiniers; dans la Marine, par contre, il a des relations avec un nombre important; et à l’École de sous-officiers de la Force aé- rienne il dispose d’un nombre significatif de contacts et de militants, surtout dans la base d’El Bosque. Le cloisonnement est de rigueur: on ne mélange pas, par exemple, les militants de l’Aviation avec ceux de la Marine. Le « gros du travail du MIR se fit toujours parmi identifier, cinq figurent sur les listes des détenus disparus (Luis Barraza Ruhl, Mario Melo Prádenas, Jorge Vicente Piérola Piérola, Javier Sobarzo et Enrique Toledo); quatre sur celles de ceux exécutés en 1973 (Alberto Ampuero, Daniel Estrada, David González et Julio Martínez). Seul a survécu Manuel Rivas, qui parvint à se réfugier à l’Ambassade du Venezuela en 1974. Le responsable de cette tuerie est Carlos Parera Silva, alors colonel, entraîné à la School of America au Panama, en 1970, inculpé en 2004 par le juge Sergio Muñoz en compagnie d’autres militaires. Quand en 1973 les corps arrivent à la morgue, une des victimes était encore en vie; le lendemain, les hommes de Parera l’arrachent à une soeur qui le soignait et l’assassinent. [La Nación, 9-12-04] Sous la dictature, Parera fut pro- mu au grade de général et affecté au département extérieur de la DINA; plus tard il est envoyé en France comme atta- ché militaire. Parera rentre au Chili en tant que juge militaire de Santiago et il applique la loi d’amnistie à 70 cas, y compris celui dans lesquels il figure comme accusé. www.memoriaviva.com/culpables/criminales%20p/parera_silva_carlos_rafael.htm, pc 12-8-07. Mario Melo prit part à l’organisation du GAP, l’escorte présidentielle. Il est arrêté le 29 septembre 1973 par une pa- trouille de l’Aviation et conduit au ministère de la Défense. C’est là qu’il disparaît. Il existe des indices selon lesquels il aurait été horriblement torturé à l’École de parachutisme, à Peldehue, et ensuite jeté d’un hélicoptère en vol. La famille intenta des actions en justice, mais le colonel Jorge Espinoza Ulloa, du Secrétariat Exécutif National des Dé- tenus (SENDET), répondit qu’il n’avait pas de dossiers. Le juge Juan Rivas Larraín déclara l’instruction close et clôtura temporairement le procès. www.derechos.org/nizkor/chile/doc/gap/melo.html, pc 12-8-07.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 333

les sous-officiers ». Il existe bien des liens et des conversations avec des officiers, mais les officiers membres du MIR se comptent « sur les doigts des deux mains ». La finalité de ces relations avec des militaires est, tout d’abord, d’obtenir de l’information. Le MIR avait développé « plusieurs noyaux chargés de faire un travail d’analyse et de classification de l’information »; ils traitent l’information publique, parue dans la presse, et celle de sources spéciales, comme celle qui provient d’infiltrés ou d’informateurs au sein de Patria y libertad, du Parti national et du Par- ti démocrate chrétien. Une autre source spéciale réside dans les informations prove- nant des forces armées, identifiées par des pseudonymes. Lorsque les conclusions tirées de ces analyses sont jugées particulièrement importantes ou graves, elles sont communiquées à . Le second objectif de ce travail consiste à organiser les forces opposées au puts- chisme à l’intérieur des forces armées, autrement dit, « un secteur important des for- ces armées qui s’alignera sur le gouvernement, sur le mouvement populaire, contre le putschisme ». Et qui, de plus, en cas de coup d’État, fournira de l’armement. Le point culminant de cette organisation se manifeste, sans doute, pendant le Tanqueta- zo (chap. 5) 212. Après la grève d’octobre 1972, –rappelle Luis Retamal, le chargé d’organisation du MIR– alors qu’une grande mobilisation sociale a réussi à freiner cette tentative de coup d’État, le courant le plus putschiste de la droite accepte d’attendre le résultat des élections parlementaires de mars 1973, puisque si la droite et la démocratie chré- tienne obtiennent les deux tiers, la Constitution leur permet de destituer le Président. Cependant, l’UP obtient presque 44% à ces élections, soit 8% de plus qu’en 1970. Suite à l’échec de la voie légale de la droite, le renversement violent du Gouverne- ment devient imminent. « Ce jour-là, nous nous sommes dit: il va y avoir un coup d’État. Quand? Comment? Où? Nous ne savons pas, mais coup d’État il y aura ». Par conséquent, la politique du MIR consiste désormais à se préparer, à marche forcée, vu que –croient-ils alors– le MIR peut prendre la tête de la résistance. Les préparatifs s’intensifient pour développer une illusoire guérilla rurale dans la zone de Valdivia, près de la Cordillère de Neltume, et même fabriquer des armes artisanales comme des grenades et des bombes anti-chars. Avec les Tuparamos uruguayens et le PRT-ERP ar- gentin (qui avec le MIR viennent de former la Junta [comité] de coordinación revolu- cionaria, la JCR) est conçu un fusil mitrailleur qui pourrait se fabriquer en série, baptisé JCR-1213. Pourtant, l’armement réel est plus que maigre: le MIR dispose à peine de quelques dizaines de fusils et lance-roquettes soustraits à la garde présidentielle*. Mais au-delà de ces considérations générales, le MIR manque de projets clairs. En ces temps-là il croit qu’il va combattre le coup d’État en résistant dans les villes, quoique il estime qu’il a peu de chances de gagner cette bataille, du moins dans un premier temps, et qu’il devra se replier dans les zones montagneuses, comme la Cordillère de Neltume ou Nahuelbuta, pour mener depuis là une longue guerre de guérilla. Luis Retamal se souvient qu’au moment du départ de Roberto Moreno et Martín Hernández, délégués à la commémoration du 26 juillet à La Havane, Miguel

212 [E] Pascal, 2003. 213 [E] Retamal, 2004. * Lorsque fin 1971, le Président confie son escorte au Parti socialiste et demande au MIR d’abandonner cette fonction, les gardes miristes emmènent avec eux les armes d’origine cubaine. Allende exige qu’elles lui soient rendues et de- mande à Cuba de suspendre toute aide au MIR, ce que fait ce pays jusqu’au Tanquetazo. Par la suite, l’imminence du coup d’État fera que cet épisode sera oublié. [[E] Retamal, 2004].

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Enríquez leur dit: « Bon,vous le savez déjà; si rien ne se passe, nous serons ici et si- non, dans la sierra, dans la montagne!214 »

4.4.1.2- Les relations du MIR avec Salvador Allende Bien que le MIR ne fera jamais partie de l’UP, il a toujours maintenu des relations avec le Président; parfois amicales, conflictuelles par moments, mais toujours res- pectueuses, affirme Pascal. Dans une atmosphère où les relations politiques et fami- liales sont difficiles à dissocier, les contacts entre le MIR et Allende passent par trois canaux. Depuis qu’Allende est candidat, des réunions plus ou moins régulières sont organi- sées entre lui et quelques membres du Bureau politique, auxquelles Miguel Enríquez assiste toujours, et parfois Luciano Cruz, Humberto Sotomayor et Andrés Pascal (ce dernier cesse d’y assister pour éviter des interférences avec les relations familiales, vu que Salvador Allende avait pris l’habitude de lui répondre: « ne manque pas de respect à ton oncle, tais-toi! »). Le second canal est Beatriz Allende, la fille du Président et l’une de ses collaboratrices les plus proches, à qui il confie les contacts avec le MIR. Bien que Beatriz soit militante socialiste, elle a toujours manifesté une grande sympathie pour le mouvement; elle est amie de Miguel Enríquez, avec qui elle avait étudié trois ans en médecine, et depuis toujours a entretenu une grande complicité avec son cousin Andrés Pascal. Les relations entre le MIR et le Président passent aussi par la députée Laura Allende, mère d’Andrés Pascal, et dont Salvador est « le frère gâté », avec qui elle maintient une communication aisée. Laura est invitée à différentes réunions avec des officiers et, parfois, avec des sous-officiers et c’est elle qui prête sa maison. Sa présence est une manière d’assurer aux militaires anti-putschistes que ce qui est dit ne concerne pas que le MIR et que le Président serait informé de leurs préoccupations215. En plus, au palais de la Moneda, Miria Contreras (la Payita), la secrétaire privée du Président, cherche toujours à adoucir les tensions entre Allende et le mouvement, qui plus est certaines secrétaires du Palais sont militantes du MIR216. Quand le MIR obtient des informations sur les réunions séditieuses à bord du croiseur Prat, en mai 1973, il envoie un rapport au Président. Il en va de même lorsqu’il est mis au courant des « amourettes de Pinochet avec des secteurs putschistes »; à cette occasion Allende envoie le MIR chez le général Prats. Habituellement, quand on lui parle de militaires, Allende écoute mais ne répond pas. Le MIR tente en vain d’amener le Président et son gouvernement à écouter les mili- taires anti-putschistes, explique Pascal: « parce que le drame pour ce secteur des forces armées est que le gouvernement, et Al- lende lui-même, ne les a jamais reçus. Et quand je dis recevoir, je veux dire s’asseoir pour écouter ce qu’ils étaient en train de dire217 ».

4.4.1.3- Le travail du MIR dans la Marine Pour réaliser ce travail, nous avons eu recours aux sources habituelles, comme les

214 [E] Retamal, 2004. 215 [E] Pascal 2003 ; [E] Retamal, 2004. 216 [E] Retamal, 2004. 217 [E] Pascal, 2003.

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prises de position publiques du MIR et les interviews des protagonistes: Andrés Pas- cal, Luis Retamal, José Carvajal, Miguel Ángel Rebolledo et Félix Vidal. Nous con- naissons ce dernier depuis 1972, lorsqu’il étudiait l’architecture à l’Universidad de Chile à Valparaíso et que vint au monde sa fille Tania. Cependant, ce n’est que des années plus tard que nous avons appris qu’il avait été un des responsables du travail du MIR dans la Marine. Début 2002, nous contactons Félix Vidal pour lui demander une interview. Il répond immédiatement: « il faut que nous nous voyions pour dire tout ce que j’ai à dire ». En avril de cette même année, nous nous revîmes à Oslo, après trois décennies. Du- rant son exil, Vidal a réussi à créer un bureau d’architecture qui a bâti une dizaine d’immeubles d’habitations sociales. Nous avons fait une balade pour voir ses réali- sations, d’un style intéressant, et nous avons aussi revu Tania, le bébé de 1972, maintenant une belle femme. Puis nous nous mîmes au travail. Nous avons intervie- wé José Jara, Frode Nielsen, ex-ambassadeur de Norvège au Chili et Félix Vidal lui- même. Une fois l’enregistreur éteint, ce dernier ajoute: j’ai aussi quelques docu- ments. Cette affirmation me surprend. Si dans les organisations secrètes les docu- ments écrits sont rares, ceux qui les conservent sont encore plus rares. Un trésor pour l’Histoire. Au mois d’août 1976 –explique Félix Vidal– au début de son exil, la direction exté- rieure du MIR, installée alors en Algérie, lui demande un rapport sur le travail effec- tué dans la Marine avant le coup d’État, sans doute avec l’espoir impossible de réor- ganiser quelque chose. En militant discipliné, Félix met de l’ordre dans ses souve- nirs encore frais dans un « Rapport sur le travail du MIR dans la Marine », organisé en sept documents. Sa machine à écrire admettait cinq copies simultanées sur papier carbone, en plus de l’original. Il en envoie trois exemplaires aux dirigeants, deux au responsable du MIR en Norvège et garde le dernier. Un quart de siècle plus tard, il le retire de vieux classeurs pour le mettre à disposition de ce travail et, par cet intermé- diaire, de l’Histoire. Un dimanche nous allons à son bureau où, non sans émotion, il photocopie les 28 pages et y applique sa signature sur chacune pour ensuite rédiger une note qui en garantit l’authenticité. Ce geste de récupération de l’histoire permet de connaître l’un des rares documents de ce type qui a pu être sauvé (annexe 19). Bien que Félix Vidal ait une connaissance assez étendue du thème, celle-ci n’est pas totale, en raison du cloisonnement. Il connaît bien le travail du MIR dans les écoles de spécialisation, mais il est possible qu’il méconnaisse certains groupes comme ceux de la base d’El Belloto ou ceux de la flotte, pris en charge par d’autres mili- tants. Au total, il nous renseigne sur 25 contacts: École d’armements 4 contacts, qui sont également des contacts du Parti- do Socialista Revolucionario, (trotskyste). École d’opérations Un sergent École du génie Le groupe le plus important. Contact avec une di- zaine de marins, un professeur et une employée ci- vile, qui doivent avoir organisé une soixantaine de personnes. Pour la majorité d’entre eux le MIR est une référence importante. Base aéronavale El Bello- Pas de contacts. (Probablement faits par une autre to personne)

336 Ceux qui ont dit « Non »

Caserne Silva Palma Contact avec Luis Aguirre Flotte 5 contacts avec des marins des Latorre, O’Higgins et Prat. ASMAR Un contact218

Le travail systématique du MIR dans la Marine commence, comme nous l’avons vu, en 1971, bien qu’existent quelques contacts antérieurs faits par l’ex-marin Carlos Díaz, qui avait été chargé par le Bureau politique de les développer. Díaz sera l’artisan de ce travail, rappelle Pascal; « ce fut lui qui le commença et qui le développa jusqu’à la fin ». Jusqu’à la première moitié de 1972, le MIR cherche des informations sur ce qui se passe dans la Marine et donne une formation politique à ses contacts. Ce n’est qu’au deuxième semestre 1972 qu’il leur proposera de s’organiser pour réagir face à un éventuel coup d’État. Dès lors, le débat se centre sur la question de savoir « si l’initiative allait venir de notre côté où si l’on allait attendre qu’apparaisse une évi- dence de ce coup d’État219 ». L’un des plus anciens marins militants est Rodolfo Claros, qui entre au MIR en 1969, alors qu’il étudiait à l’École des Équipages. Au cours d’une sortie, il fait connais- sance avec un miriste, s’intéresse à leurs idées et ils commencent à se réunir réguliè- rement pour parler du processus qui allait se mettre en route avec l’élection de Sal- vador Allende. A cette époque, les gens du MIR s’occupent avant tout de sa forma- tion politique220. Ricardo Tobar prend contact avec le MIR en 1971. Dans une réunion d’amis, qu’il sait être militants du MIR, parmi lesquels Carlos Díaz, Ricardo fait l’éloge du gou- vernement qui défend les gens modestes, comme ses parents. Face à la convergence des idées, il commence à se réunir régulièrement avec eux. Peu à peu il leur fournit de l’information sur la situation dans la Marine, bien que sous une forme limitée, puisque dans quelques cas il se refuse à leur donner des messages codés auxquels il a accès. A l’occasion, il leur apprend à manipuler des armes. Plus tard, Tobar s’organise au sein d’une cellule, à l’École d’armements, en compagnie de José Oje- da et Nelson Bravo. Le premier assiste à des réunions et leur apporte des informa- tions, mais il ne se considère pas comme un militant, mais plutôt comme un « auxi- liaire du MIR221 ». Le quartier-maître Teodosio Cifuentes se rappelle que, en 1971, Carlos Díaz lui rend visite, dans un quartier de la Marine, pour lui demander de l’information « sur ce que faisaient les officiers ». Cependant, le quartier-maître le prie de ne pas répéter cette visite, parce qu’il circule dans une 2CV trop connue222. Vers mars 1972, Carlos Díaz parle avec Félix Vidal, le dirigeant estudiantin à l’École d’architecture que nous avons déjà mentionné, dans le but qu’il s’intègre au travail politique effectué en direction des forces armées. Vidal pense qu’il a été choisi grâce à son expérience en tant que dirigeant politique; « il avait besoin d’une personne qui soit habile à présenter politiquement le discours du MIR au sein de la Ma-

218 Annexe 19. Situación del trabajo de F. del partido en las unidades de la Marina... 219 [E] Pascal, 2003. 220 [E] Claros, 1986. 221 [E] Tobar, 2001. 222 [E] Cifuentes, 2000.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 337

rine ». Au début, Carlos Díaz et Félix Vidal couvrent une grande demande de contacts poli- tiques de la part des marins. Peu à peu, ils organisent de 10 à 12 « petits groupes de gens dans différentes écoles et bases de la Marine ». Il s’agit de matelots très jeunes (comme eux) et de grade inférieur, avec qui ils conversent au cours des sorties. Les contacts avec des officiers sont quasiment inexistants, « nous avons peut-être eu des contacts avec deux ou trois officiers ». A cette époque, de nombreux marins s’approchent du MIR pour lui demander un con- tact. Un jour, deux marins se présentent à l’École d’architecture, connue pour l’influence qu’y exerce le MIR, pour demander un contact et de pouvoir s’organiser. Le premier contact de Vidal est le quartier-maître José Jara, de l’École du génie, « un des marins les plus actifs qu’il y a eu », explique-t-il. Jara se souvient qu’il se sentait attiré par l’image de responsabilité que reflétait le MIR. Peu avant, des connaissances d’un parti gouvernemental lui avaient proposé de l’aider à acquérir un véhicule, alors que ce qu’il gagne ne lui suffit « même pas à acheter une bicyclette ». Bien qu’il ne se considère pas comme un miriste, il choisit d’entrer en contact avec eux en priorité. Lorsqu'il apprend les arrestations effectuées à El Belloto, en juin 1973, il considère que le moment est arrivé de se décider et il se sent dès lors membre à part entière du MIR223. Le projet initial du MIR est de constituer une structure à l’intérieur des forces armées similaires aux autres, c’est à dire, des cellules capables de proposer des revendica- tions économiques et politiques. Ces cellules seraient secrètes et cloisonnées, avec un maximum de trois membres, et chaperonnées par un contact extérieur. Leur tâche consiste à diffuser le programme du MIR: filière unique, droit de suivre des études et droit de vote224. Cependant, ce projet de structure ne parvint jamais à se concrétiser. La réalité est que quelques groupes de marins de gauche tiennent à dialoguer avec le MIR –et d’une certaine manière à négocier– mais ils n’acceptent pas de se soumettre à sa dis- cipline. Le développement maximal obtenu par le MIR –connu de Vidal– consiste en deux ou trois bons contacts au sein de la flotte et 20 à 25 dans les écoles de spécialisation, qui exercent leur influence sur environ 200 personnes225. Il est possible que cette in- fluence soit un peu plus importante, puisqu’il existe des contacts que Vidal ignore. Le quartier-maître Mariano Ramírez se souvient que le MIR, à travers Félix Vidal, contribue à donner une certaine formation politique au groupe de l’École du génie et aussi à établir certaines normes de travail clandestin. Les marins l’informent réguliè- rement du comportement des officiers et de l’état d’avancement de l’organisation. Néanmoins, cette relation a ses limites, car ils ne lui transmettent pas toute l’information, vu qu’il y a toujours un risque de fuites et qu’ils ne sont pas disposés à se soumettre à la direction des partis: « jamais nous n’allions permettre que ce soit le MIR, le MAPU ou un autre parti qui se mette, je ne sais pas trop, à la tête du mouve- ment des marins qui étions au sein de l’École du génie226 ». Les réunions commencent généralement par un rapport et une discussion sur la si-

223 [E] Jara, 2002. 224 [E] Claros, 1986. 225 [E] Vidal, 2002. 226 [E] Ramírez, 2002.

338 Ceux qui ont dit « Non »

tuation politique, au cours de laquelle on commente l’actualité, parfois en lisant des articles de la presse. Le second point consiste en l’échange d’informations sur l’unité (école, navire). On aborde spécifiquement la conduite des officiers, leurs mouvements et les éventuels comportements putschistes. Vidal termine la réunion par l’explication de certaines normes du travail clandestin (peu respectées, comme nous l’avons vu) et l’évaluation d’autres marins qui pourraient être recrutés. Les in- formateurs exigent que l’information arrive jusqu’au Président. Félix Vidal la transmet à Carlos Díaz, celui-ci au Bureau politique du MIR, lequel à son tour – pense-t-il–, la fait parvenir à Allende227. Il est possible que beaucoup de marins qui se réunissent avec le MIR aient eu des contacts avec d’autres partis. Ils se sentent –en même temps– socialistes ou commu- nistes par tradition familiale; certains proclamaient « nous sommes communistes mais nous voulons être avec le MIR228 ». Début 1973, le Bureau politique établit une communication directe avec Carlos Díaz, en tant que chargé du travail à la Marine, sans passer par le Comité régional. Comme cela implique des voyages fréquents à Santiago, l’activité quotidienne à Valparaiso reste à charge de Félix Vidal. Dans ce cadre se constitue une cellule chargée des relations avec des membres des forces armées, composée du chargé de la Marine (Vidal), de la Force terrestre (José Carvajal), des Carabiniers (Muñoz)229 et d’autres aux noms de guerre Daniel, Ricar- do et Santiago, tous jeunes étudiants. Le groupe fonctionnera avec difficulté à partir de l’arrestation des marins230. Les deux véhicules du MIR local sont destinés en priorité à ce groupe, car les ré- unions avec des marins et des soldats ont lieu habituellement à l’intérieur d’une voi- ture. Les chargés du travail syndical réclament, car eux doivent se déplacer en utili- sant les transports en commun231. Vers juin 1973, Félix Vidal n’arrive plus à s’occuper de tous les contacts avec des marins. On forme alors une cellule de quatre militants chargée exclusivement de la Marine, base composée de Luis Aguirre, alors âgé de 21 ans, et de trois militants très jeunes, qui ne feront pratiquement pas de contacts232. Finalement, le Bureau politique du MIR demande à cette base d'établir un plan quel- conque pour offrir une résistance au coup d’État, se souvient Félix Vidal, mais en réalité, rien de cela ne se fera: « cela ne put pas se faire. Absolument233 ».

4.4.1.4- Le travail du MIR au sein de l’Armée de terre, à Valparaiso Dans la Force terrestre, le MIR dispose de quelques contacts au sein du régiment des Cuirassiers de Viña del Mar, où militent un caporal et deux ou trois conscrits, mais, dans ce cas, « nous ne pouvions pas dire qu’il y avait un travail très sérieux », affirme José Carvajal, chargé des relations du MIR avec les militaires. Par contre, le mouve- ment effectue du bon travail dans l’École de cavalerie de Quillota. Y milite un in-

227 [E] Vidal, 2002. 228 [E] Vidal, 2002. 229 [E] Vidal, 2002. 230 Annexe 19. Informe 3. Situación de la base F. en Valparaíso al día del golpe... 231 [E] Caballero, 2004. 232 Annexe 19. Situación de la base de la Marina en Valparaíso al día del golpe... 233 [E] Vidal, 2002.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 339

firmier, « Miguel », de son vrai nom Juan Fuentes, ainsi que le commando « Juan Carlos » alias Ángel. Ce groupe a de l’influence sur un « fort courant de soldats loyalistes ». Comme dans la Marine, ils revendiquent la filière unique, le droit de vote et la démocratisation des forces armées, revendications diffusées au moyen de pan- neaux placés près des régiments ou dans les quartiers militaires234. Le succès (relatif) du MIR à l’École de cavalerie s’explique sans doute parce que ses officiers sont particulièrement traditionalistes et conservateurs, comme ceux de la Marine, et parce que l’École a été un lieu de conspirations. Rappelons que Paul Wi- mert, l’attaché militaire de l’ambassade états-unienne, qui reçut le 21 octobre 1970 les armes introduites au Chili par valise diplomatique et les transmit au groupe qui assassina le lendemain le général Schneider, conserve le meilleur souvenir de l’École de Quillota, où il passa de longs moments235. En réaction à l’arrogance des officiers et aux préparatifs de coup d’État, plus visibles que dans d’autres casernes, de nombreux soldats, motivés par la défense d’Allende et de la légalité, sympathisent avec l’organisation qui apparaît comme la plus déter- minée à affronter le coup d’État. A l’École de cavalerie certains soldats s’approchent du MIR, fournissant des informations sur la conspiration, en même temps qu’ils reçoi- vent une formation politique et cherchent de nouveaux adhérents.

Bien que le MAPU et le MIR maintiennent quelques contacts, jamais ils ne planifient ensemble de travail envers les forces armées, et ils savent peu de choses l’un de l’autre.

4.4.2- L’organisation du MAPU A l’instar des autres partis de gauche, le MAPU sait peu de choses sur les forces ar- mées. Cependant, parmi les parlementaires et les dirigeants estudiantins qui rompent en 1969 avec le Parti démocrate chrétien se manifeste une sensibilité intellectuelle envers de nouvelles problématiques. Ce n’est pas un hasard si la première réflexion connue à l’intérieur du MAPU se produit à Valparaiso, où la présence de la Marine est imposante, et qui plus est, le Comité régional défend souvent des positions un peu plus radicales que celles de la Direction de Santiago. En réalité, la décision d’entamer un travail envers la Marine fut prise par les régio- nales de Concepción et Valparaiso, sans en informer clairement la direction natio- nale de Rodrigo Ambrosio (qui meurt dans un accident en 1972) et encore moins celle de Jaime Gazmuri et Enrique Correa, sans aucun doute opposés à un travail de cette nature, qui, pensent-ils, va déstabiliser le gouvernement. A cette époque, ce thème est évoqué à l’intérieur du mouvement de manière verbale, généralement sous la forme de questions, mais les tâches d’information et de contacts sont réalisées sans que la direction ne soit informée. Ce n’est qu’après la division du MAPU, en mars 1973, que la direction d’Oscar Garretón est informée régulièrement sur le tra- vail à la Marine236.

234 [E] Carvajal, 2004. 235 Henríquez - Kalfon, 1998. 236 [E] Luna, 2003.

340 Ceux qui ont dit « Non »

Ce travail débute dans le courant de l’année 1971, lorsque Leopoldo Luna, alors jeune étu- diant à l’Université catholique, s’inquiète des liens structurels entre la Marine et des militai- res états-uniens. Luna propose alors à la direc- tion locale d’étudier comment contrecarrer une éventuelle action des militaires contre le gou- vernement, à la lumière des expériences histo- riques de Goulart au Brésil ou d’Arbenz au Guatemala237. La finalité du travail serait de détecter de probables conspirations contre le Illustration 5. Affiche du MAPU : « Mon comman- 238 gouvernement . dant, s’il agit de sortir pour tuer des travailleurs... Nous n’obéirons pas ! » L’idée est accueillie favorablement, mais les Photo prise de [Joxe, 1974, 128]. dirigeants régionaux (González, Plaza, Ojeda) doivent reconnaître leur ignorance dans ce domaine. La majorité d’entre eux sont professeurs ou étudiants à l’Université catholique, pour qui la Marine est un univers quasiment inconnu. Ils se fixent pour objectif de s’informer sur ce qui se passe au sein des forces armées, sur- tout la Marine, et créent « une structure de fourniture quotidienne d’information à la Direction politique ». La méthode est simple: ils organisent une enquête orale chez les militants et amis de la zone, ce qui fait trois à quatre mille personnes selon Luna, afin de savoir qui a des matelots ou des officiers de la Marine parmi ses amis ou dans le cercle familial. Le résultat les surprend, puisque 30% à 40% des gens du MAPU interrogés connaissent des marins. Après cette enquête, les dirigeants régionaux élaborent un questionnaire de six ques- tions concernant le regard que les marins jettent sur le gouvernement et la situation politique, et ils le soumettent mensuellement à leurs militants. Les questions chan- gent en fonction de l’évolution de la situation: ils interrogeront à propos de la Ré- forme agraire, la Grève d’octobre, la Loi de contrôle des armes. Fin 1972, ils tirent la conclusion que, sans aucun doute, la majeure partie de la troupe est allendiste; « plus de 70% des gens sont de tout cœur avec Allende ». Par contre, parmi les offi- ciers, seule une frange de moins de 10% n’est pas en opposition radicale avec le gou- vernement, fondamentalement parce qu’ils ont une vision chrétienne qui aspire à dimi- nuer les inégalités sociales239. Au même moment s’organise un petit groupe composé d’étudiants de l’Université catholique, –nous relate Leopoldo Luna– parmi lesquels Luna lui-même et Patricia Rosenfelt (alors sa compagne), Mario Aguirre et une étudiante en agronomie du nom de Collantes. Ils savent que de nombreux marins ont l’habitude de louer des chambres ou de petits appartements près du port et mènent leur vie sociale dans ces quartiers. Pour pouvoir discuter avec eux, les jeunes mapucistes visitent régulière- ment les bars du port, tels que le Yako, La caverna del diablo ou el Hoyo que fuma, se font connaître, et souvent boivent un verre avec les marins. Ils les observent atten- tivement et se rendent compte que beaucoup d’entre eux apprécient les films à contenu social, comme Sacco et Vanzetti ou Metello. Ils constatent aussi une diffé- rence dans la manière de percevoir la religion: si quasiment tous les officiers pratiquent

237 [E] Luna, 2003. 238 [E] Pacheco, 2003. 239 [E] Luna, 2003.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 341

avec ostentation un catholicisme conservateur, les sous-officiers manifestent une cer- taine laïcité ou du moins un catholicisme plus tolérant240. Cette activité de récolte d’informations est bien entendu secrète et compartimentée241. Grâce à l’enquête et à l’observation directe, le comité régional Valparaíso du MAPU apprend qu’il y a des officiers ouvertement putschistes, lesquels décrivent souvent l’état prétendument calamiteux de la Marine et en rendent le gouvernement respon- sable. Il apprend également qu’il y a des marins disposés à défendre ce dernier. En 1972, le groupe de militants du MAPU qui s’occupe de la Marine est composé d’environ 14 personnes, pour la plupart des jeunes femmes, étudiantes dans les trois universités de la zone*. Bien qu’il s’agisse d’une équipe très jeune (20 ou 21 ans d’âge moyen), ils cherchent dans la mesure du possible des militants éprouvés, psy- chologiquement stables et capables de garder un secret. Ils vont parfois même jus- qu’à vérifier leurs antécédents. Grâce aux visites régulières dans les cafés de marins, ils établissent des amitiés, et sont parfois invités à des fêtes dans des appartements de marins. Ce virtuel groupe de renseignements se propose également d’approcher les officiers qui fréquentent le Club naval, mais il ne dispose ni des personnes ni des moyens (voitures et maisons dans les beaux quartiers) pour le faire. Néanmoins, les relations familiales de certains militants permettent d’en savoir un peu plus sur les officiers de Marine. Certains des mapucistes appartiennent à de vieilles familles de Valparaiso dans lesquelles on compte des officiers de la Marine. C’est donc de manière quasi naturelle qu’ils entendent des officiers. Ils sont ainsi mis au courant des énormes pressions putschistes exercées par de nombreux officiers et de la demande faite par la Marine à la Mission navale états-unienne de diminuer (légèrement) certains flux logistiques afin que la Marine elle-même ait des problèmes et puisse par la suite les imputer au gouvernement d’Allende. A bord des navires, on affirme que les capaci- tés opérationnelles diminuent, que les pièces de rechange n’arrivent pas ou que l’on inscrit des marins à des cours aux États-Unis qui ensuite n’ont pas lieu parce que ce pays n’octroie pas les visas. En même temps l’approvisionnement en vêtements et aliments se détériore. La responsabilité de ces pénuries organisées repose évidem- ment sur « le gouvernement marxiste ». Ils parviennent aussi à connaître l’existence des rares officiers loyalistes et opposés au coup d’État. Ils repèrent ainsi quelques lieutenants et deux capitaines de corvette (grade atteint vers les 30 ans) avec qui ils conversent. Le même groupe improvise une filature des officiers susceptibles de diriger le coup d’État, comme Merino, Huerta, Carvajal et Troncoso, et ils découvrent qu’il y a des réunions fréquentes et séparées entre Troncoso et Carvajal avec un officier de la Mission navale états-unienne. Sur une période d’un peu plus d’un an, il ne se passe jamais 15 jours sans qu’ils se réunissent aux domiciles des officiers chiliens ou au Club naval, sans compter les éventuels contacts réalisés à Santiago. Les premières rencontres entre des militants du MAPU et des marins se produisent en1972: Leopoldo Luna discute plus formellement avec certains qui ne seront pas arrêtés et, à cette époque, fait connaissance avec Carlos Alvarado pendant une mani- festation.

240 [E] Luna, 2003. 241 [E] Pacheco, 2003. * L’Université du Chili, l’Université Santa María et l’Université catholique.

342 Ceux qui ont dit « Non »

Après avoir traité un bon volume d’informations, la Direction régionale confirme que la majorité de la troupe est du côté d’Allende et que les officiers sont d’extrême droite. Les commandements des navires prennent des mesures et transmettent des messages destinés à opposer les équipages au gouvernement: au-delà des discours qui affirment que le gouvernement conduit le pays à la catastrophe, les conditions de vie des équipages se détériorent, mais jamais celles des officiers. L’alimentation des équipages baisse en qualité, les tours de garde et les périodes d’enfermement aug- mentent. Fin 1972, les mapucistes se rendent compte, via leurs contacts, qu’il y a au sein de la Marine une certaine organisation parmi les marins les plus décidés à s’opposer au coup d’État, se rappelle Luna: « ce n’est pas seulement Alvarado, ce n’est pas seule- ment Maldonado, ce n’est pas seulement Teo, mais il y a bien une sorte de carrefour horizontal ou oblique au sein des équipages, des grades moyens vers le bas ». Il appa- raît évident que « il existe des communications horizontales, y compris entre unités dif- férentes » mais personne ne connaît leur importance. En mars 1973, les dirigeants du MAPU apprennent et s’alarment du caractère massif d’une véritable « assemblée de marins » réunie dans le restaurant Los Pingüinos, remarquée d’ailleurs par d’autres clients242. Lorsqu’il est devenu évident pour le MAPU que les officiers de la Marine constituent une menace, il essaye d’obtenir plus d’informations en interceptant des communica- tions et des messages codés. En fin de compte, il parviendra seulement à ce qu’un marin monte à bord avec un mini-enregistreur pour enregistrer discrètement de vio- lentes harangues, mais sans obtenir de résultats connus. Le MAPU propose aussi et occasionnellement quelques revendications en faveur des marins, appelés « travailleurs militaires » dans les tracts jetés dans les rues voisines de l’entrée du môle. Ils demandent un « rata commun » aux équipages et aux offi- ciers et que le gouvernement octroie des crédits d’habitation préférentiels aux mate- lots243. Par l’intermédiaire de militants qui travaillent à la CORVI (Corporación de Vivienda - Corporation du Logement), le MAPU propose la création d’une coopérative d’achat de logement à Quilpué. Teodocio Cifuentes y participe, ce qui lui permet de se dé- placer et d’organiser à bord avec plus de facilité. Il existe aujourd’hui à Quilpué une cité de marins appelée Las colinas de oro244.

242 [E] Luna, 2003. 243 [E] Luna, 2003. 244 [E] Cifuentes, 2000.

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4.5- TENTATIVES D’ENVOIS DE REQUETES PAR LES VOIES HIERARCHIQUES

A l’instar d’autres travailleurs, la tendance naturelle de nombreux marins proches du gouvernement, est de s’adresser aux autorités pour faire valoir leurs droits, et pour dénoncer des actes arbitraires et des conspirations. Nous avons pu être mis au cou- rant de deux requêtes régulières effectuées par des marins, qui ont contacté un dépu- té et le ministre de la Défense. Ils sont entendus, mais le gouvernement demeure in- flexible sur sa volonté de s’abstenir d’encourager des réformes démocratiques au sein des forces armées. Ces requêtes n’obtiennent pas de résultats.

4.5.1- Un groupe de marins rend visite au député Manuel Cantero Un soir de 1972, une douzaine de marins en tenue se présentent au domicile du dé- puté communiste Manuel Cantero, dans la cité Gómez Carreño de Viña del Mar, et sollicitent une conversation avec lui. Un des matelots prend la parole pour expliquer qu’ils viennent au nom de différents membres de la Marine lui demander que, en tant que député de Valparaiso et membre de la Commission de la défense de la Chambre, de recueillir leurs doléances, et de les communiquer au ministre de la Dé- fense... « Et ils me racontent qu’ils sont victimes de différents abus, de quelques ac- tes arbitraires et d’injustices, et que malgré qu’ils aient introduit les réclamations au sein de la Marine elle-même, par la voie régulière, absolument rien n’a été amé- lioré », se souvient Cantero. Les marins parlent de problèmes économiques, mais ils se plaignent surtout de mauvais traitements. Quelques jours plus tard, le ministre de la Défense José Tohá recueille les témoigna- ges, mais prévient Cantero que s’occuper de ce sujet est extrêmement délicat. Le haut commandement naval est réticent à ce que le pouvoir Législatif, et même l’Exécutif, s’immisce dans les relations du ministère avec la Marine. Le ministre lui explique qu’il préfère ne pas se mêler des relations entre les officiers et les équipa- ges... « c’est ainsi que la discussion en resta là; dans ce sens, ce fut un échec », rap- porte Cantero245. De quel groupe de marin pourrait-il bien s’agir? Les personnes interviewées n’ont pas fait référence à ce groupe ni à cette rencontre. Il s’agit, probablement, d’un autre groupe, sans aucun doute anti-putschiste, qui n’a pas laissé de traces. D’un autre côté, la reconnaissance par le Ministre de son impuissance est éloquente. Si le sujet est interdit aux pouvoirs Législatif et Exécutif, qui ne peuvent « se mê- ler » de l’organisation de la Marine, qui est un service public, cela veut dire que per- sonne ne peut le faire.

4.5.2- La réunion du sergent Juan Cárdenas avec le ministre de la Défense José Tohá Au cours des premiers jours de 1973, le sergent Cárdenas parvient à rencontrer régu- lièrement le ministre de la Défense pour lui communiquer ce qu’il a pu apprendre au

245 [E] Cantero, 2004.

344 Ceux qui ont dit « Non »

sujet des réunions séditieuses. Bien que le dialogue se déroule dans le cadre d’une entrevue réglementaire, la rencontre entre le sergent et le ministre est cependant ex- ceptionnelle. Cette réunion inhabituelle trouve son origine dans la décision prise de le transférer vers un autre service, décision adoptée un mois plus tôt. En 1972, Cárdenas est « in- génieur de charge » des centrales génératrices d’électricité situées à Batuco, Tala- gante et dans le quartier de Quinta Normal, à Santiago, où se trouve la station de ra- dio de la Marine; il est également responsable du groupe électrogène qui alimente le ministère de la Défense, où la Mission militaire états-unienne a son siège. Une fois par semaine, Cárdenas vérifie le matériel dans les bureaux des officiers états-uniens. La décision de le transférer sur un croiseur avant qu’il n’ait accompli le temps ré- glementaire serait la réponse à sa décision de vérifier la consommation privée de matériaux publics, chose habituelle dans ce service. Ainsi par exemple, lui et ses as- sistants notent systématiquement le mazout que les officiers emportent pour le chauffage de leurs domiciles. Quand son transfert est décidé, Cárdenas entrevoit la possibilité d’arriver jusqu’au ministre en utilisant comme prétexte le droit de re- cours. Le sergent proteste en argumentant que les règlements signalent qu’un « in- génieur de charge » ne peut pas rester moins d’un an chargé du matériel dont il est responsable, raison pour laquelle le transfert n’est pas réglementaire. Il demande donc au commandant en second, du nom d’Alcalde, que l’on respecte ce terme d’un an. La réponse est négative comme il s’y attendait. « Pour moi, c’était la même chose d’être ici ou là » commente-t-il, mais il voulait livrer ses informations en première main au Ministre. Par la voie hiérarchique, le sergent recourt au commandant, ensuite au directeur du personnel et ainsi de suite, jusqu’à arriver à l’amiral Raúl Montero qui, comme on le pense bien, confirme le transfert décidé par l’unité de Quinta normal. Dans ses recours successifs, Juan Cárdenas fait appel à l’autorité supérieure qui est le ministre de la Défense et il obtient l’entrevue. Selon les notices de la feuille de services, elle a lieu entre le 28 décembre 1972 et le 9 janvier 1973. Cárdenas se sou- vient qu’il est accompagné par les officiers Alcalde, Bilbao et d’autres. Devant le ministre, le sergent demande: « monsieur le Ministre, ma requête est personnelle ». Il se rappelle que José Tohá est mal à l’aise. Le commandant prend l’initiative en disant « monsieur le Ministre, nous vous laissons ». La demande d’entrevue est très mal vue par les supérieurs, qui y réagissent en ins- crivant une note négative sur la feuille de carrière du sergent : « – 26 déc. 1972. [Le sergent] montre peu de loyauté envers son commandant en ne * l’informant pas de tous les éléments d’une requête réalisée avec M. le DGPA . – 10 janvier 1973. En raison de son transfert sur le CL Prat décidée par OT. DGPA. ORD N°1345/41 du 23-nov-72, [le sergent] envoya des requêtes à M. le DGPA. CTA et au Ministre de la Défense afin de ne pas exécuter la décision. Sa requête fut rejetée par toutes les autorités. – 17 janvier 1973. Renonce à sa requête246 ».

« J’ai pris le risque de venir avec cette information –explique Cárdenas– parce

* DGPA: Directeur général du personnel de la Marine (Armada). 246 Procès 3926, 404.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 345

qu’une action était déjà planifiée contre tous les groupes les plus à gauche de diffé- rents partis, et spécialement du Parti communiste. Je l’ai fait par la voie régulière. C’est écrit. Autrement dit, j’ai sollicité une entrevue ». Le sergent parle au ministre des « réunions qu’ils organisaient. Actuellement je ne me souviens pas de la date exacte, mais à l’époque nous avions un catalogue, un ‘curriculum’, qui notait qu’à telle date tous les commandements s’étaient retrouvés en une réunion extraordi- naire ». Selon Cárdenas, le ministre, surpris, « ne répondit rien, à part qu’il allait étudier cette information [...] Et là, je ne sais pas ce que Tohá a fait de l’information. Mais il a bien reçu l’information. [...] Et de là, je suis allé sur le croiseur O’Higgins et du croiseur O’Higgins au Blanco Encalada247 ». Cárdenas estime que son initiative ne le « brûlait » pas, ne le dénonçait pas comme homme de gauche, vu que ses arguments officiels se limitaient à défendre son droit à rester à son poste.

247 [E] Cárdenas, 2002.

346 Ceux qui ont dit « Non »

4.6- LES TENTATIVES DE COORDINATION DES GROUPES DE MARINS ANTI-PUTSCHISTES Il ne fait aucun doute qu’au début 1973, les groupes de marins anti-putschistes sa- vent au moins deux choses: d’une part que le coup d’État aura lieu, bien qu’ils ne sachent pas quand, et de l’autre qu’il y a des groupes de marins anti-putschistes dans quasiment toutes les unités navales. Quoiqu’ils n’aient pas encore de plans pour s’opposer au coup d'État, il leur semble évident qu’il est préférable de rassembler leurs forces. Il est difficile de déterminer qui convoque qui, mais en février 1973, il existe un consensus pour se réunir afin de coordonner les groupes. Il y a un sentiment répandu qu’il est temps de se coordonner –se rappelle Oscar Car- vajal–, puisqu’il y a beaucoup de marins opposés au coup d’État et qui ont envie de participer à l’organisation. Les marins anti-putschistes débattent pour savoir com- ment surmonter les difficultés de communications dues aux constants transferts et comment créer une structure de direction ou du moins de coordination248. Au sein du groupe du Prat on parle d’organiser une réunion pour unifier tous les groupes de marins anti-putschistes, nous apprend Patricio Barroilhet. Celui-ci en in- forme Rodríguez, qui se met en contact avec Cárdenas et ce dernier avec Teodo- sio249. Lors de la réunion de coordination, c’est le croiseur Prat qui sera le mieux représenté, avec au moins sept marins. De son côté, Julio Gajardo affirme que « la réunion est convoquée par Cárdenas, les gens des écoles et de El Belloto; la convocation n’émane pas d’une personne seule250 ». Selon Víctor López, on invite un représentant de chaque unité pour discu- ter sur la manière d’affronter le coup d’État: se préparer à répondre quand il se pro- duira ou organiser une réponse anticipée251. Quoiqu’il en soit, les groupes décident de se réunir. On écarte l’idée de faire la ré- union à bord et le local est déterminé au dernier moment. Ils envisagent la possibilité de demander à des amis civils une salle de l’Institut pédagogique de l’Universidad de Chile ou de l’École d’architecture, où le MIR a une forte influence; on évoque aussi la possibilité de se réunir dans une unité de pompiers. Le problème est que tous ces locaux sont très marqués politiquement et ils doivent les obtenir comme une fa- veur. En fin de compte, Teodosio les convainc de l’organiser dans un restaurant et propose Los Pingüinos, car il est ami d’une employée du lieu.

Sur les traces de Los Pingüinos nous avons fait une petite enquête dans le vieux Valparaiso, avec un résultat sympathique... Nous avons appris que le restaurant avait fonctionné dans le quartier du port, très près du vieux centre de Valparaiso et de l’église Matriz del Salvador del mundo, connue comme La Matriz (La Matrice). Il s’agit du plus ancien lieu de culte de la ville, dont les fondations remontent à 1620 et le bâtiment actuel à 1842, ce qui en fait un des rares édifices qui ait résisté aux séis- mes fréquents dans la région. C’est dans cette église qu’en 1824 célèbre la messe un certain Giovanni Maria Mastai Ferreti, alors jeune clerc auditeur (en réalité inter- prète, car il parlait castillan) d’une délégation pontificale qui venait négocier la no-

248 [E] Carvajal, 2003. 249 [E] Barroilhet, 2002. 250 [E] Gajardo, 2003. 251 [E] López, 2003.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 347

mination des évêques avec le tout jeune État chilien. Mastai sera élu Pape en 1846 sous le nom de Pie IX*. Au-delà de son très relatif intérêt esthétique, « Valparaíso collectionne des églises vieilles et laides » affirme le dessinateur Renzo Pecchenino (Lukas), l’église de La Matrice appartient à l’âme de Valparaiso. Le même Lukas précise que l’église divise le centre ancien en deux secteurs bien déterminés: d’un côté se trouvent les instituts, sacristies et écoles paroissiales, qu’il distingue dans ses caricatures par un ange, et de l’autre, les commerces qui proposaient des « boissons alcoolisées », de nombreux « hôtels » et quelques restaurants bon marché, secteur qu’il marque d’un diable. C’est là que se trouvait Los Pingüinos. Lorsque le 28 décembre 2002 j’arrive à proximité de la place Echauren pour savoir si Los Pingüinos existe toujours, je m’adresse à un homme d’âge respectable et, après m’être excusé, je lui explique que j’ai besoin de localiser un ancien restaurant, pour un travail de recherche. – « Demandez seulement », répond-il curieux. – « Avez-vous connu un restaurant ou un café appelé Los Pingüinos? » – « Bien sûr, je l’ai très bien connu, mais il n’existe plus, il a fermé il y a des an- nées » et il ajoute, « je vais vous montrer où il se trouvait ». Pendant que nous marchons, le vieillard raconte avec fierté qu’il fut marin à l’époque du président González Videla (1946-1952) et qu’alors le quartier était bien différent. Sur le coin, maintenant un terrain vague, il y avait un bruyant bordel qui brûla après le coup d’État. Dans le bâtiment adjacent on louait des chambres pour y passer quelque temps avec des filles rencontrées dans la rue, et la maison voisine était un autre bordel. Entre les deux se trouvait Los Pingüinos, un immeuble étroit, dans lequel on entrait en montant quelques marches. C’était un des restaurants préfé- rés des marins en permission, parce que figuraient toujours au menu de succulents poisons frits avec salade, à des prix très démocratiques. Aujourd’hui c’est un maga- sin de pièces de rechange automobiles. – « Je connaissais tout cela quand j’étais jeune » –explique notre guide– et il parle avec passion des bordels historiques; le Roland Bar, Los siete espejos « où se trou- vaient sept énormes miroirs dans lesquels on se voyait tout entier danser avec les filles ». Et de commenter avec une certaine résignation, « maintenant ils ont dû les vendre à un antiquaire ou à un musée. Qui sait combien ils les auront payés! ». Il nous explique qu’un peu plus haut se situaient les rues dangereuses, dont les cafés étaient lieux de rencontre de petits et grands truands, « mais à cette époque je n’avais peur de personne », conclut le vieux marin, tandis que nous retournions à l’arrêt du bus qu’il attendait. Partant du vieux principe qui veut qu’une source soit un indice, tandis que deux sources concordantes sont quasiment une preuve, j’attendis le départ de mon premier informateur et m’adressai au marchand de fleurs de la Place, lui aussi d’un âge cer- tain et qui devait bien connaître le quartier. A la même question il me donna la même réponse: Los Pingüinos se trouvait bien là. Qui plus est, Renzo Pecchenino le mentionne à cet endroit dans ses Apuntes porteños*. J’ai photographié le lieu, en im-

* Cet épisode est l’un de ceux qui ont inspiré le passionnant roman historique d’Alejo Carpentier El arpa y la sombra écrit en 1979. * « Esquisses de Valparaiso » Porteño désigne Valparaiso, ville portuaire

348 Ceux qui ont dit « Non »

plorant l’indulgence des futurs lecteurs pour la qualité des clichés d’un photographe néophyte.

Illustrations 6. a) Détail de la Place Echaurren d’où l’on peut apercevoir la tour de l’église La Matriz et la rue où se trou- vait le restaurant Los Pingüinos. B) Celui-ci était à l’endroit où l’on voit une enseigne publicitaire. Photos, Jorge Magasich.

4.6.1- La réunion au restaurant Los Pingüinos: débat entre les « anticipa- tionnistes » et les « réactionnistes » La rencontre se fait sous la forme d’un dîner amical entre marins. Ils s’y rendent en civil et s’arrangent pour arriver un à un. La date de la réunion n’a pas pu être établie avec précision, mais elle a eu lieu dans les derniers jours de février ou les premiers de mars 1973. Pour Cifuentes ce fut en mars252; pour Barroilhet, avant que le croi- seur Latorre ne parte à Talcahuano, et nous savons que cela eu lieu vers le 5 mars. Cependant, au cours du procès, Cárdenas la situe en février253. Au soir de ce jour ils montent au premier étage, où il y a généralement peu de monde. Seuls des marins se réunissent, sans invités civils. Une fois attablés, ils en- tonnent Happy Birthday et d’autres chansons divertissantes de l’époque254. Les souvenirs des participants sont similaires sans être identiques. Ce qui est sûr est qu’ils discutent sur la question essentielle de comment s’opposer au coup d’État: ré- agir lorsqu’il se produira ou l’anticiper afin de l’éviter. Le débat s’incarne dans les personnes de Víctor López et Julio Gajardo d’un côté, et Juan Cárdenas de l’autre. Cárdenas raconte: « nous étions 20 ou un peu plus ». On parle « du coup d’État qui nous menaçait [...] nous y discutions de comment s’y opposer [...] il ne s’agissait pas des plans généraux que nous avions, par exemple avec d’autres personnes, par exemple avec le MIR. Il s’agissait de trouver plus de soutien pour voir les possibilités de triompher, de nous opposer au coup d'État et de triompher ». On n’établit aucun plan précis ni de contacts particuliers avec des partis politiques. « Nous étions d’accord sur le fait que, indépendamment dans chaque unité, nous allions nous op- poser au coup d’État, mais nous n’y avons défini aucune action ». D’après Víctor López: il y avait de 12 à 15 personnes. Il se met à la tête de la délé- gation du Prat, s’assied à un bout de la table et Juan Cárdenas à l’autre. Ils entament une discussion au cours de laquelle Cárdenas affirme qu’il faut établir un contact avec les partis politiques les plus avancés du moment, aller au-delà de la position du gouvernement; d’une certaine manière, indiquer le chemin à suivre. López réplique

252 [E] Cifuentes, 2000; [E] Gajardo, 2003. 253 Causa, 3926, folio 114. 254 [E] Cárdenas, 2002, [E] López, 2003.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 349

qu’il s’agit d’un mouvement spontané des équipages pour empêcher le coup d’État, qu’il n’a aucune direction politique et que ce n’est pas à lui de faire la révolution au Chili. Sa position est de ne pas passer à l’offensive. « Nous finîmes fâchés », conclut López, sans arriver à aucun accord; « pour moi ce ne fut pas une réunion très impor- tante255 ». Pour Julio Gajardo, de la base d’El Belloto, Tableau 1. Marins présents à la réunion de le point central du débat concerne la straté- coordination des groupes anti-putschistes à Los Pingüinos gie du groupe. Cárdenas et certains propo- Carlos Alvarado, École du génie sent une réponse anticipée au coup d’État, Patricio Barroilhet, Prat tandis que lui et d’autres défendent l’idée Luis Belmar, Prat de s’y opposer lorsqu’il se produira: Juan Cárdenas, alors sur le O’Higgins « Il y avait deux positions: l’une défendue Teodosio Cifuentes, Prat par Cárdenas et Cuadra, qui voulait qu’on Julio Gajardo, El Belloto, fasse un ‘autocoup’, s’emparer de la flotte, Miguel González, École d’opérations se déclarer en faveur d’Allende et que Al- Pedro Lagos, Blanco, lende procède à l’arrestation des officiers Víctor López, Prat, séditieux, putschistes et tout çà et qu’il José Maldonado, Prat fasse confiance à la troupe. Cela, c’était la Edgardo Rodríguez, Prat, position de Cárdenas. Nous, de la position Antonio Ruiz, Prat, contraire, pensions qu’il fallait s’organiser Lors du procès (f334) est mentionné un quartier- le mieux possible, au moment du coup maître Fuentes. d’État, nous opposer au coup d’État. En plus, y ont assisté deux marins d’El Belloto C’était une position un plus acceptable et du personnel administratif de la Marine. Er- parce que Cárdenas encourageait un auto- nesto Zúñiga avait renseigné Jaime Salazar su la coup un peu violent et cela nous semblait réunion mais « quelque chose a foiré » et ils n’arrivent pas à temps256. quelque peu violent dans le contexte poli- tique que nous étions en train de vivre. Parce qu’il y avait beaucoup de discussions, d’hostilité, mais nous n’en étions pas arrivés à envisager l’usage des armes, à penser que nous allions faire une telle chose et que nous allions tuer untel. Tout au plus, nous préten- dions arrêter les officiers pour les mettre à la disposition du gouvernement ». Gajardo est le seul à se souvenir qu’aurait été approuvée par vote la stratégie de s’opposer au coup d’État lorsqu’il se produirait, pas avant. Il affirme aussi que pen- dant la réunion une plate-forme du mouvement aurait été rédigée, ou du moins qu’on en aurait noté par écrit quelques points, dans un document qui malheureusement sera perdu. Ce document comprenait « école unique, nourriture unique, possibilités éga- les pour tous [...] En terminer avec l’abus de pouvoir, les abus des conseils de qualifi- cation, évaluer l’action des officiers et des sous-officiers... » Ils ne demandent pas d’augmentation de salaires, puisqu’ils venaient d’être relevés notablement en 1969257. Jaime Salazar se souvient de quelque chose comme cela, bien qu’il n’ait pas participé à la réunion, mais il a entendu des commentaires: « en ce temps-là nous avions une liste258 ». On confie aux marins d’El Belloto la responsabilité des contacts avec des dirigeants politiques –selon Gajardo– vu qu’ils ont la chance d’être à terre. Barroilhet confirme cette résolution259. Les membres de l’assemblée décident d’établir des contacts avec le gouvernement, et plus précisément avec le ministre de l’Intérieur. Cette décision

255 [E] López, 2003. 256 Salazar, 2003. 257 [E] Gajardo, 2003. 258 [E] Salazar, 2003 259 Barroilhet, 2004, 228.

350 Ceux qui ont dit « Non »

est certainement difficile à appliquer car elle implique, pour ceux qui ont déjà des contacts, leur transfert ou abandon. Enfin, on aurait autorisé les marins à adhérer individuellement à des partis politi- ques, mais ils continuent à dépendre structurellement de l’organisation des marins. Autrement dit, l’organisation établit son indépendance et sa prééminence sur les par- tis, de qui elle ne peut accepter d’ordres. Tout cela aurait été mis par écrit sur un document que Julio Gajardo aurait conservé jusqu’à son arrestation « une sorte de description de la structure et des responsabili- tés, avec notre ratification et tout cela, eh bien, ça s’est perdu ». Mais il se souvient nettement du document260. Pour Barroilhet, il n’y a guère plus de 12 personnes à participer à la réunion qui passe inaperçue grâce aux mesures de sécurité prises. Personne n’arrive par hasard, à l’exception de Belmar, mais il le connaît bien et le considère comme faisant partie du mouvement261. « L’objectif –explique Barroilhet– était de savoir qui nous étions et s’il y avait vraiment de l’intérêt et s’il y avait des gens, il y avait alors un mouve- ment » Antonio Ruiz invite Julio Gajardo, car on sait qu’il a un travail à El Belloto. Belmar dira au cours du procès qu’il ne se souvient que de Cárdenas et Barroilhet, lors d’une réunion qui prit place en février ou mars, au cours de laquelle ils parlèrent de sujets politiques de manière générale262. Pedro Lagos affirme, lui, qu’y assistent 20 ou 30 marins et, contrairement aux au- tres, il prétend qu’ils s’y présentent en uniforme. Ils y échangent des informations sur la conspiration des officiers et manifestent qu’ils ont besoin de former une orga- nisation, essentiellement pour informer le gouvernement. Miguel González se souvient avoir été invité, probablement par Víctor López qu’il y avait 8 à 10 marins présents: « La réunion à Los Pingüinos avait pour but de prendre connaissance de ce que le mou- vement des équipages, le mouvement démocratique des équipages, était florissant en di- vers endroits. Parce que s’y présentèrent des gens des écoles, de la flotte et des gens des services administratifs de la Marine à Valparaiso ». Comme on ne sait pas encore à cette époque sur quoi va « déboucher la conspiration des officiers », on ne discute d’aucun plan d’action contre le coup d’État, et l’on ne rédige rien, mais on parle de contacter des dirigeants politiques263. C’est la première réunion pour Antonio Ruiz. Auparavant, il avait discuté de politi- que avec ses collègues de gauche, particulièrement avec Miguel González, qui régu- lièrement, avec prudence, lui demandait son opinion et eut beaucoup d’influence sur lui. Ruiz arrive à la réunion avec ses camarades du Prat, les plus représentés. Il se souvient d’une table pleine dans une grande salle; « nous étions 50 ou plus » dit-il, puis il ajoute « je ne me souviens pas du nombre ». Il entend pour la première fois parler de l’idée de s’emparer de la flotte, d’enfermer les officiers et de se mettre sous les ordres du Président. Il ne l’apprécie pas beaucoup « parce que ça ressemblait à une vente aux enchères » explique-t-il. L’un déclare « j’ai des contacts à Santiago avec le MIR » et un autre ajoute « et moi à Talcahuano avec le PS ». Le désordre lui laisse une mauvaise impression. Dans les semaines qui suivent, Teodosio Cifuentes

260 [E] Gajardo, 2003; 2005. 261 [E] Barroilhet, 2002. 262 Causa, 3926, folio 651. 263 [E] González, 2003.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 351

insiste pour qu’il participe à des activités, mais moi « je faisais fort attention ». Par la suite, on lui confie un travail de pose de câbles électriques qui ne lui laisse pas beaucoup de temps; il se limite alors à des conversations avec González, Cifuentes et ses camarades du bateau264. Teodosio Cifuentes note que, tacitement du moins, ils décident d’informer les auto- rités du gouvernement de ce qu’ils savent sur la conspiration265.

La réunion de Los Pingüinos sera la seule grande réunion de marins anti- putschistes ; elle voit se rassembler une bonne partie des groupes, mais pas tous : sont absents quelques groupes des écoles de spécialisation et ceux d’ASMAR. Les groupes ne se donnent ni structure ni organisation, ils ont simplement conscience maintenant de faire partie d’un mouvement Peu après la réunion, Cárdenas, leader des « anticipationnistes », recontacte Gajardo, un des leaders « réactionnistes » et se remettent à discuter, âprement, sans se mettre d’accord. Pour Gajardo, le sergent Cárdenas « se détacha un peu et se lança dans des actions particulières, parmi lesquelles la relation avec le PS, le MAPU et le MIR » trans- gressant ainsi l’accord établi de laisser à El Belloto les contacts avec les partis politi- ques266. Gajardo maintient des contacts avec Jara et González, tous les deux marins des écoles. Les deux stratégies divergentes qui émergent lors du débat vont déterminer le destin des groupes. Ceux qui sont partisans de s’organiser pour réagir au coup d’État con- servent quelques contacts entre eux, tandis que le groupe de la flotte, pour lequel la seule stratégie possible consiste en une réaction anticipée au coup d’État, suit son propre chemin qui l’amènera aux réunions avec les dirigeants politiques.

264 [E] Ruiz, 2001. 265 [E] Cifuentes, 2000. 266 [E] Gajardo, 2003.

352 Ceux qui ont dit « Non »

4.7- ACCIDENT ET BANDEJAZO SUR LE CROISEUR LATORRE

Aux alentours des élections parlementaires du 4 mars, la Marine est consignée. Ce jour-là, tandis que le croiseur Latorre est à quai à Valparaiso, ses ingénieurs exécu- tent un exercice qui consiste à tester les machines en faisant fonctionner les deux hélices simultanément mais en sens inverse. Ainsi, propulsé par des forces opposées, le navire reste immobile pendant que les spécialistes essaient les moteurs. Mais quelque chose d’anormal se produit, car les deux hélices tournent dans le même sens. Le navire se jette contre le croiseur Prat (ou le O’Higgins) ancré à quelques mètres, le frôle, et vient frapper légèrement la jetée, abîmant son hélice gauche. Les deux croiseurs doivent alors partir en réparation dans les cales sèches de Talcahua- no, avec le Latorre propulsé par sa seule hélice de tribord267. Une lourde atmosphère de suspicion pèse sur l’équipage car les officiers croient que quelqu’un a voulu saboter le navire. Mais pas les matelots: « Pour nous ce ne fut qu’un accident », affirme Cárdenas, « mais le corps des officiers le prit pour du sa- botage268 ». Comme il n’y a ni preuves ni coupables, l’accusation se fait par allusion et le régime disciplinaire se durcit. « Tout devint beaucoup plus dur pour nous », explique Sala- zar, « désormais le sport ne peut plus se pratiquer que pendant les heures de repos, alors qu’il n’en allait pas ainsi auparavant, ils nous font des problèmes pour aller aux cours du soir et la nourriture empire269 ». Comme les réparations s’annoncent longues et que commence l’année scolaire, beaucoup de matelots du Latorre s’inscrivent aux cours du soir du lycée de Talca- huano. Cela leur permet de sortir du monde clos de la Marine, et de fréquenter un peu plus le monde extérieur, lire les journaux, écouter les radios et, en passant, de rencontrer plus souvent les membres d’équipages des autres navires. Toutes ces ac- tivités sont mal vues des officiers. A bord, le climat se détériore. La goutte qui fait déborder le vase, se souvient Val- derrama, est la suppression de l’autorisation accordée aux nombreux marins qui vi- vent à Valparaiso de quitter plus tôt la base de Talcahuano les vendredis. Ils pou- vaient prendre un bus l’après-midi pour arriver à Valparaíso samedi matin et passer ainsi la fin de semaine en famille. Le bandejazo a lieu peu après la suppression270. « Tout se resserra contre nous, tout cela fit que nous planifiâmes un jour le bandeja- zo... », affirme Salazar. « Ils renforçaient terriblement la discipline » raconte Ibarra, qui sera à terre le jour du bandejazo 271. On a quand même fait le bandejazo, se sou- vient Ayala272. Comme le Latorre est un bâtiment neuf, arrivé depuis peu, avec un nouveau person- nel, dont 200, sur quelque 800 membres d’équipage, avaient fait connaissance avec la démocratique Marine suédoise, les marins pressentent que les services de rensei- gnements doivent être particulièrement actifs sur le croiseur.

267 [E] Carvajal, 2003; [E] Ibarra, 2003; [E] Salazar, 2003. 268 [E] Cárdenas, 2002. 269 [E] Salazar, 2003. 270 [E] Valderrama, 2002. 271 [E] Ibarra, 2003. 272 [E] Ayala, 2000.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 353

Oscar Carvajal n’a pris son service à bord que depuis trois mois. Il remarque cepen- dant très vite non seulement un mécontentement généralisé causé par la mauvaise nourriture et le despotisme de nombreux officiers, mais aussi une disposition chez les matelots à ne pas se laisser marcher sur les pieds; « des envies d’affrontement » pour des questions politiques. Comme d’autres, il s’inscrit au cours du soir du lycée de Talcahuano pour achever son enseignement secondaire. Il se souvient qu’on dis- cute quotidiennement de politique; « on commençait à débattre dans la Marine », à table, au réfectoire, au bar, dehors pendant les sorties. Les matelots se posaient entre eux la question fondamentale: « es-tu pour ou contre le coup d’État? ». Un jeudi, un plongeur de combat converse avec lui et deux ou trois de sa section pour leur ap- prendre que « demain on ne mange pas ». Surpris, il soupçonne une provocation et discute avec d’autres membres de son groupe pour savoir s’ils doivent participer ou pas. En fin de compte ils décident d’y participer pour ne pas s’isoler des autres, mais sans se faire trop remarquer273. Pedro Blaset est également surpris: un jour on lui dit; « écoute : il ne faut pas aller au rata aujourd’hui ». Comme de coutume, la mauvaise qualité de la nourriture et les mauvais traitements en sont la cause274. Salazar est mis au courant par le quar- tier-maître Almonacid « un type qui se débrouillait très bien » et ils décident de ne pas aller manger le jour « X », justement le jour où il est de garde275. Le Latorre est organisé, à la manière traditionnelle, en quatre quarts de garde dési- gnés par des couleurs (bleu, blanc, rouge et vert), composé chacun d’une bonne cen- taine de marins, nécessaires pour manœuvrer le navire. Le vendredi 16 mars, la garde entrante, la « verte », devait aller manger à 12h, une demi-heure avant les au- tres, pour ensuite prendre la relève. C’est à elle que revient de commencer le mou- vement. Ce jour-là, la garde verte avait été emmenée à l’Hôpital naval pour l'examen médical annuel. De retour, vers 11h30, se fait l’appel pour passer aux réfectoires. Comme il n’y a pas de réaction, on répète l’appel: « garde entrante, à manger », sans que personne ne réponde. Les officiers se rendent compte qu’il s’agit d’un acte volontaire, de fait une ancienne forme de protestation, la plus énergique connue à la Marine. « Et ce fut le bordel », raconte Salazar, l’ordre est donné de se mettre en formation sur la jetée. Le commandant en second, responsable du personnel, s’adresse à tout l’équipage pour leur dire que « ça, on ne va pas le laisser faire » car il s’agit d’une tentative de mutinerie, punie par le Code de justice militaire. Il se met à disserter, expliquant que « chacun de nous est un individu et par conséquent, nous devons agir individuellement... »; il les accuse d’être des saboteurs, des traîtres alliés aux Argentins et aux Péruviens. Il essaye de leur faire peur en les menaçant des pires châtiments et leur ordonne finalement de se former en trois rangs. Le rang de droite entre dans les réfectoires, les hommes répètent les gestes habituels et remplissent leur plateau de nourriture. Chaque table est surveillée par un officier. Devant lui, ils s’excusent en disant « non, je n’en veux plus » et personne ne mange, ils se lèvent, se débarrassent des plateaux intacts, sortent et se dispersent. Peu après, les autres quarts de garde agissent de même. L’adhésion à l’appel à ne pas manger est presque totale, pratiquement personne ne mange ce jour-là. La garde verte fut

273 [E] Carvajal, 2003. 274 [E] Blaset, 2002. 275 [E] Salazar, 2003.

354 Ceux qui ont dit « Non »

accusée d’être l’instigatrice, bien qu’en réalité, les autres auraient fait la même chose à sa place276. La nouvelle atteint rapidement l’équipage du croiseur O’Higgins qui a « comme qui dirait, une réaction de soutien à ce qui s’était passé277 ». Bien que la Marine ne la communique pas dans ses quartiers, celle-ci passe de bouche à oreille et arrive au personnel de « filiation bleue » des arsenaux278. Víctor Reiman est mis au courant par le récit du matelot Balladares279. La nouvelle du bandejazo est aussi diffusée, quasiment à l’instant, par une radio locale, informée par quelqu’un qui a téléphoné de la base280. Le jour suivant, le journal El Sur de Talcahuano insère un cadre en première page:

« Mutinerie à bord du Latorre Talcahuano Une mutinerie d’une heure a été enre- gistrée hier à bord du croiseur Latorre de la Flotte Nationale. Selon des informations parvenues à notre journal, à 12h, heure du repas, les membres de l’équipage ont refusé de manger, en signal de protestation devant le commandant en second du bâtiment. Face à cette situation, le commandant a dû faire un appel général, obligeant ainsi l’équipage à se servir du repas. Le conflit a été surmonté –nous a-t-on fait savoir– à treize heures281 ». Illustration 7. L’information sur le bandejazo au croiseur La- torre à la Une du journal El Sur du 17-3-73.

La réaction du commandement ne se fait pas attendre. On « ferme la coupée », au- trement dit, l’équipage est consigné à bord, durant « deux ou trois jours ». Les offi- ciers se réunissent entre eux pendant environ deux heures. Ensuite ils ordonnent à chaque division de se réunir, hors du navire. Certains prononcent des discours expli- quant que ce qui est arrivé est d’une extrême gravité, vu que les fuites en direction de la presse indiquent que l’on se trouve face à une organisation en « contact avec des extrémistes de l’extérieur » et menacent de prison. D’autres demandent quel est le problème et donnent leur parole qu’il n’y aura pas de sanctions; mais bien peu osent répondre, vu que le premier qui parle est habituellement traité de « meneur »; les plus anciens se risquent à déclarer « moi je n’y suis pour rien, mais il y a un cer- tain malaise » et ils expliquent pourquoi282. Peu après font irruption à bord des agents des services de renseignements pour visi- ter les installations et demander aux matelots, un par un, s’ils ont mangé ou pas. Bien entendu, presque tous répondent que oui. Ils leur demandent alors ce qu’il y

276 [E] Ayala, 2000; [E] Carvajal, 2003; [E] Salazar, 2003; Valderrama, 2002. 277 [E] Claros, 1986. 278 [E] Matus, 2003. 279 [E] Reiman, 2003. 280 [E] Valderrama, 2002. 281 El Sur de Concepción, 17-3-73. 282 [E] Valderrama, 2002.

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avait au menu ce jour-là. « Des pâtes » répondent-ils (c’est le menu habituel) ou bien « je ne devais pas manger ce jour-là », et faute de meilleure réponse, « je n’avais pas faim ». Les interrogateurs leur demandent ensuite « s’ils avaient eu des contacts avec des gens de l’extérieur283 ». A la suite du bandejazo s’ouvre un procès uniquement contre le premier quart de garde qui avait refusé de manger, car il s’avère impossible d’inculper la quasi- totalité de l’équipage. Plusieurs marins sont appelés à la barre, parmi eux Oscar Carvajal et David Valderrama284. Finalement, quelques matelots seront transférés dans d’autres unités. Le quartier-maître Pedro Vásquez, un plongeur de combat, et le second sergent électricien Cartagena, seront emprisonnés en tant que « instiga- teurs ». Le sort des deux marins sanctionnés fait partie des souvenirs de plusieurs matelots*. Certains se souviennent du quartier-maître Vásquez comme de quelqu’un qui parlait d’une manière trop franche285. Malgré cela, le commandant en second le convoque et lui demande d’interroger ses camarades. Jaime Salazar, qui appartient à la même di- vision, est témoin de la réponse de Vásquez: « Ecoutez, si vous me mettez devant un officier pour que je l’interroge, je l’interrogerai avec plaisir, mais je n’interrogerai aucun de mes camarades ». Cette réponse lui aurait coûté l’exclusion de la Marine. Des rumeurs circulent selon lesquelles, après le coup d’État, le quartier-maître Pedro Vásquez serait mort lors d’un affrontement dans la zone de Coronel286, bien que nous n’ayons trouvé son nom dans aucun registre de victimes. Le sergent Cartagena est transféré sur le croiseur O’Higgins, où se trouve l’enseigne de la flotte. Fuentes le voit arriver sans grade et avec des signes de torture, « il était en piteux état, il semble qu’on l’avait un peu maltraité » et on l’enferme dans le bureau de l’amiral Merino, alors commandant de la flotte287. Le sergent et son épouse sont ac- cusés d’avoir diffusé des revues pornographiques; en réalité ils possédaient une revue de jeunes femmes nues que quelqu’un avait ramené de Suède288. Ils sont également accusés d’espionnage en faveur de l’Argentine, car on avait trouvé chez eux un tic- ket pour ce pays. Ce sont « des accusations absurdes » insiste Ayala. Peu après, le sergent Cartagena sort et l’on n’a plus rien su de lui. Lors des réunions de divisions, les officiers exhortent les marins à introduire leurs requêtes comme il faut et à leur dire tout ce qu’ils savent à propos de « l’infiltra- tion ». Une ombre de suspicion restera dans l’esprit des marins qui pensent, jusqu’à ce jour, que le bandejazo aurait pu être une provocation destinée à repérer les plus actifs289.

Les versions données par les matelots du Latorre membres des groupes anti- putschistes (Ayala, Blaset, Claros, Carvajal et Salazar) indiquent que le bandejazo fut spontané. En effet, ils ne l’organisèrent pas et, comme les autres marins, ils ne furent mis au courant de cette action que fort peu de temps avant qu’elle ne se ré-

283 [E] Ayala, 2000; [E] Carvajal, 2003; [E] Valderrama, 2002. 284 [E] Carvajal, 2003. * Ces récits, basés uniquement sur les souvenirs, n'ont pas été comparés aux sources juridiques. 285 [E] Ayala, 2000. 286 [E] Salazar, 2003; [E] Claros, 1986. 287 [E] Fuentes, 2003. 288 Barroilhet, 2004, 235. 289 [E] Ayala, 2000; [E] Carvajal, 2003.

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alise. Salazar aurait décidé avec Almonacid du jour de la protestation, mais sans que le groupe n’y participe; « ce fut une chose à part », explique Salazar, vu qu’à ce moment, le groupe n’était pas encore structuré290. Il y a une exception à cette version: celle de Patricio Barroilhet, alors sur le croiseur Prat, qui affirme avoir parlé avec un certain Víctor Hugo et avec Carlos Díaz d’un « test acide », c’est-à-dire une action pour mesurer l’état d’esprit des marins. Ils au- raient décidé de la faire sur le Latorre, principale unité de la flotte, et Díaz aurait ac- tivé des contacts. Selon Barroilhet, la participation massive des matelots au bandeja- zo démontre que si l’on anticipait le coup d’État, il était possible de s’emparer de la flotte et réaliser « un coup d’éclat291 ». Cette version, qui est celle d’un marin d’un autre navire, est isolée et contredite par ceux qui ont participé à l’action. Tous les autres membres du groupe affirment qu’ils furent surpris par le bandejazo. Pedro Blaset, de son côté, a tenté, en vain, de savoir qui prit l’initiative292.

Dans les semaines qui suivent le bandejazo, la relation entre les officiers et l’équipage s’humanise. Le commandant en second du navire est remplacé, la nourri- ture s’améliore et les officiers se mettent à demander quels sont les problèmes et les revendications des marins; ils « descendirent un peu de leur piédestal », se souvient Ayala. A la différence de ce qui se passe sur d’autres navires, les officiers du La- torre évitent de prononcer des harangues ouvertement putschistes. Néanmoins, ils ne peuvent dissimuler leur colère contre la garde « verte » qui avait commencé le ban- dejazo: durant le reste de l’année, pleuvent, surtout les jours fériés, les travaux sup- plémentaires et les corvées pénibles tels que charger des tonnes de viande ou repein- dre indéfiniment293. Le bandejazo, raconte Ayala, crée parmi les marins un climat d’exaltation, « tous sentaient qu’ils avaient fait quelque chose de grand », ce qui fait peur et excite en même temps. L’unité quasi totale dont fit preuve l’équipage accentue le sentiment de « loyauté mutuelle », explique Salazar. Ce sentiment passe sur d’autres navires, surtout aux très nombreux membres d’équipage du Prat, lui aussi à Talcahuano. Cette action permet de savoir « qui est qui sur le navire », vu que beaucoup avaient pris parti pour ou contre. La confiance et les relations entre les marins qui se savent de gauche grandissent, et c’est dans ce climat nouveau qu’après le bandejazo on commence à parler d’organisation. Les officiers aussi en ont tiré des leçons, « et plus que nous », pense Ayala. « Ils comprirent alors que nous étions capables de faire de petites activités, autrement dit, que nous avions un certain degré d’organisation, même naissante294 ». Un autre marin ayant participé activement au bandejazo est le quartier-maître JC, qui intégrera très vite le groupe du Latorre295. Selon les marins interviewés, c’est lui qui sera le délateur du mouvement296.

290 [E] Salazar, 2003. 291 [E] Barroilhet, 2002; Barroilhet, 2004, 203. 292 [E] Blaset, 2002. 293 [E] Salazar, 2003. 294 [E] Ayala, 2000. 295 [E] Salazar, 2003. 296 [E] Valderrama, 2002; [E] Salazar, 2003.

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Quelques jours après, Oscar Carvajal est transféré sur le destroyer Cochrane, où un quartier-maître, qu’il connaît mal et en qui il n’a pas confiance, s’approche de lui pour lui proposer « d’organiser quelque chose de similaire à ce qui a été fait ». Il lui répond bien entendu que « non, je ne joue pas à ça, je suis déjà marqué297 ». Il s’agit très probablement d’une provocation, ce qui indique qu’après le bandejazo les servi- ces de renseignements activent le travail de repérage des marins organisés ou sus- ceptibles de s’organiser.

4.7.1- Indices d’autres bandejazos... Les bandejazos –affirme Cifuentes– sont une réponse à une discipline trop sévère, qui sanctionne pour un béret mal mis, des chaussures mal cirées ou pour n’avoir pas salué quelqu’un, « ils te harcèlent, ils ne te laissent pas tranquille ». D’après Ci- fuentes, pendant cette période il y eut des bandejazos sur le Latorre, sur le Prat et, semble-t-il, sur le O’Higgins et sur le Blanco298. De son côté, Sergio Fuentes se sou- vient, entre 1970 et 1972, de quatre ou cinq manifestations contre la mauvaise quali- té de la nourriture sur le croiseur O’Higgins, qui prennent la forme de bandejazos ou consistent à jeter la nourriture299. Carlos García participe à un autre mouvement pour améliorer la qualité de l’alimen- tation. Celui-ci a aussi lieu au début 1973, a bord du croiseur Prat. Là, comme sur le Latorre, « la nourriture était très mauvaise ». Quelques marins –nous ne savons pas s’ils étaient nombreux– se mettent secrètement d’accord pour ne pas manger tel jour, et ainsi font-ils. Lorsqu’ils sont appelés pour s’expliquer, ils répondent que ce jour- là ils n’avaient pas faim. Le but du jeu est que si les interrogateurs peuvent prouver qu’il y a accord, ne serait-ce qu’entre deux personnes, il s’agit alors d’une mutinerie, mais si l’action n’est pas concertée, il ne s’agit que de l’expression d’un méconten- tement individuel. Cependant le message est fort, car il y a beaucoup de méconten- tements individuels le même jour...300 Ce sont peut-être les mêmes informations que détient Jaime Balladares, autre mem- bre du groupe, qui informe Víctor Reiman d’un bandejazo sur le O’Higgins: quel- ques marins en manœuvre pendant toute la journée n’avaient rien reçu à manger. De retour à bord, on tarde à leur servir le repas, et ils décident de manifester leur mé- contentement. Reiman se met d’accord avec un contact pour aller raconter ce qui s’était passé, sans doute avec Lucho, à l’entrée du théâtre Concepción. En plein mi- lieu du récit, ils doivent interrompre la rencontre car ils se sentent surveillés. L’atmosphère est en train de changer.

297 [E] Carvajal, 2003. 298 [E] Cifuentes, 2000. 299 [E] Fuentes, 2003. 300 [E] García, 2002.

358 Ceux qui ont dit « Non »

4.8- LES REUNIONS AVEC DES DIRIGEANTS POLITIQUES

4.8.1- Le groupe d’El Belloto Après la réunion à Los Pingüinos, le groupe d’El Belloto entame des contacts avec les partis par les mécanismes les plus simples: à travers des connaissances de son quartier Julio Gajardo s’approche du PC et par l’intermédiaire de parents ou de voi- sins d’autres matelots, il atteint le PS et le MAPU. Les réunions sont quasi hebdoma- daires et les partis « essayent même de nous recruter », mais les marins n’acceptent pas301. Gajardo parvient à contacter un membre de l’appareil de sécurité du PC, appelé Lau- taro (« Talo »), qui prétend avoir accès direct au Comité central. Eux doivent certai- nement avoir les moyens de confirmer les affirmations des marins, pense Gajardo. De son côté, Julio Jorquera se souvient d’une courte réunion avec le député commu- niste Luis Guastavino. Ce dernier apprend l’existence du groupe, sans doute par l’intermédiaire d’un de ses membres, et il manifeste son intérêt de discuter avec eux. Vont le voir Gajardo, Jorquera et Moraga, dans un bureau près du parc Italia. Le parlementaire s’enquiert de la situation dans la Marine et leur offre à chacun le livre Pisagua: la semilla en la arena, de Volodia Teitelboim et un autre de Nicomedes Guzmán. « Ce ne fut en rien transcendant » conclut Jorquera302. Gajardo assiste, lui, à une réunion informelle avec une partie du Comité central du Parti socialiste, où l’on retrouve, se souvient-il, « Calderón, Aniceto Rodríguez et quelques autres, ce qu’on appelle la droite du PS, pour leur communiquer nos inquié- tudes, nos revendications et leur expliquer notre position, c’est-à-dire celle de nous opposer au coup d'État; et que nous avons aussi besoin de leur appui pour le dévelop- pement de notre organisation ». Le PS désigne une personne pour travailler avec eux. Ils leur promettent de leur fournir une automobile et un peu d’argent pour faciliter les contacts avec Talcahuano, mais rien de cela ne parvient à se concrétiser. Les sympathies politiques de Gajardo vont à ces partis. Il ne cherche pas à nouer de relations avec le MIR, qu’il tient pour « irréaliste » et « peu sérieux ». Les partis contactés considèrent ces marins avec respect mais aussi avec une certaine inquié- tude. Ils estiment que le groupe aura beaucoup de poids en cas de confrontation avec les putschistes303. Pourtant, malgré les préférences politiques de Gajardo, le groupe établit des contacts avec le MIR via une femme, qui selon Luis Jorquera, pourrait avoir été la « Flaca Alejandra* ». Ces contacts ont lieu surtout après l’arrestation de Gajardo, le 15 juin. Ce dernier confirme que « au dernier moment apparut une jolie jeune femme304 ». La femme se rend à Valparaiso en fiat 600 et rencontre les marins d’El Belloto dans la voiture, cinq ou six fois entre la mi-juin et le coup d’État. A chaque contact, elle

301 [E] Gajardo, 2003; 2005. 302 [E] Jorquera, 2003. 303 [E] Gajardo, 2003. * Il s’agirait, si c’est elle, de Marcia Alejandra Merino (nous n’avons pas pu confirmer). Après son arrestation et d’atroces tortures, la DINA parvient à la retourner: elle travaillera plusieurs années pour les services secrets. Plus tard, les informations qu’elle a récemment fournies à la justice ont permis d’identifier plusieurs agents de la répression impliqués dans des tortures et disparitions. 304 [E] Gajardo, 2003; 2005.

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leur donne des informations sommaires sur la conjoncture politique et, surtout, elle écoute ce qu’ils savent sur le développement de la conspiration en leur garantissant que cette information sera transmise à l’Exécutif. Jorquera commente: « Il m’intéressait peu de communiquer avec untel ou untel du moment que le gouverne- ment était mis au courant de ce qui se passait. Et nous nous imaginions qu’il allait inter- venir dans ce domaine, mettre les choses à leur place, mais tout continue comme si de rien n’était et même en pire ». Ces réunions ne furent jamais connues et la jolie jeune femme ne les révélera pas non plus305.

4.8.1.1- Rumeurs de coup d’État à El Belloto Une des informations qu’ils auraient fournies –selon Jorquera– à cette jolie jeune femme, fut un enfermement spontané de la part de la troupe, alarmée par la menace du coup d’État. Après avoir défilé le 21 mai à Quilpué, les marins d’El Belloto rentrent chez eux pour profiter du jour férié, sauf ceux qui sont de garde. Les matelots du groupe se sont arrangés pour effectuer leurs gardes en même temps et disposer ainsi de mo- ments naturels de conversation. Ce jour-là ils sont cinq ou six à la base. Vers 16h, un radiotélégraphiste sort en courant de la tour de contrôle, un papier à la main, pour les avertir de ce que le haut commandement est en train d’envoyer des messages qui indiqueraient que le coup d’État aura lieu cette même nuit, se souvient Jorquera: « ’Jorquera!’ –me dit-il– ‘Que se passe-t-il?’ –’Tu sais un message chiffré est arrivé et, tu sais, il semble qu’ils lancent le coup d’État maintenant, cette nuit’ ‘Pourquoi?’ –lui dis-je– ‘Regarde, ce message, ils l’ont envoyé à tous les secteurs depuis Arica jusqu’à l’Antarctique, à tous les officiers chargés de la sécurité il arrive, ce message, et il vient du haut commandement. Et c’est déjà le troisième message qui arrive, (comme des instruc- tions qui étaient en train d’arriver) alors –dit-il– cette nuit il est plus que probable que ce soit le coup d’État’ » Jorquera informe son groupe de garde et, sur le qui-vive, ils attendent. Dans la soirée ils sont approchés par un sergent, dont ils ignorent la couleur politique, qui leur dit: « –Jorquera, à 9h il y a une réunion dans la cabine N°6 –je crois que c’est ce qu’il m’a dit– telle cabine, alors, il faut que tu y ailles ». « C’est bon –lui dis-je– j’y vais ». Et le sergent ajoute: – « Préviens tous tes gars pour qu’ils y aillent aussi ». Méfiant, Jorquera répond « mais, de quels gars me parles-tu? » – « Ecoute Jorque- ra, l’affaire est sérieuse –me dit-il– dis leur simplement d’y aller ». Prévoyant, il décide d’y aller seul. Lorsqu’il entre, il est surpris de voir le local plein: il y a un sous-officier, quatre ou cinq sergents, plusieurs quartiers-maîtres. Il n’y a pas de simples matelots. –Et les gars? Lui demandent-ils. Il répond par une pirouette. Le radiotélégraphiste répète l’information. Ils discutent quoi faire, prévoyant un affron- tement avec les officiers. Finalement, le quartier-maître de garde propose: « Je suis de garde de minuit à 4h du matin; je vais demander à l’armurier qu’il me laisse les clés de l’armurerie, et je vais garder l’armurerie ouverte de minuit à 4h, et si je vois quelque chose de bizarre; je vais sonner la cloche, alors vous sortez et allez à l’armurerie et vous vous emparez de l’armement ». Après cette nuit très tendue, Luis Jorquera se rend compte qu’il y a dans la base

305 [E] Jorquera, 2003.

360 Ceux qui ont dit « Non »

beaucoup d’hommes disposés à combattre le coup d’État, qui ne font pas partie de son groupe, et qui n’avaient même pas affichés des idées de gauche. Il comprend également qu’il est reconnu comme allendiste et que donc son groupe fonctionne dans un secret très relatif... Cependant Julio Gajardo ne se souvient pas de cet incident: « J’étais à El Belloto et je ne me rappelle en rien de cette affaire306 ». Il est possible qu’il y ait confusion quant à la date et que ces événements se soient passés pendant le Tanquetazo du 29 juin.

4.8.1.2- Le groupe de la flotte communique régulièrement avec le MIR Début 1973, au moment où Juan Cárdenas parvient à rencontrer le ministre de la Dé- fense, le chef du groupe cherche des contacts avec les partis de gauche pour leur communiquer la même chose qu’à José Tohá. Cependant, cette fois il ne se limite pas à renseigner les partis sur la conspiration. Il cherche aussi un appui politique au cas où le groupe de la flotte engagerait une action contre le coup d’État: « J’ai cherché les contacts principalement pour faire connaître ce qui allait se passer et ob- tenir leur appui au cas où nous nous aurions à agir au sein de la Marine. Dans ce cas, c’est nous qui avons cherché le contact avec les partis politiques et pas les partis politiques avec nous307 ». Le sergent décrit alors les trois premières réunions avec des dirigeants de la gauche. La première réunion d’une certaine importance se tient avec le MIR fin 1972 ou dé- but 1973. Le sergent cuisinier González, le sergent mécanicien en combustion José Huentemil et le sergent de machines Juan Cárdenas se retrouvent avec Miguel Enrí- quez. Vers cette date, le groupe de la flotte formule les premiers éléments de son plan qui consiste à « prendre le commandement, retirer le commandement au corps des offi- ciers ». Les navires seraient pris par surprise, bien que l’on prévoie la possibilité d’affrontements « avec des armes » avec les officiers, vu qu’ils étaient préparés à cela. Ils espèrent avoir l’appui du MIR et d’un secteur des socialistes pour « que les choses soient claires » avec l’opinion publique et le gouvernement. Ce serait là une action de soutien au gouvernement constitutionnel, mais en aucun cas ils n’accepteraient de revenir à la situation antérieure, c’est-à-dire de se mettre à nou- veau sous le commandement des officiers putschistes. Le mouvement est organisé essentiellement au sein de la Marine, bien qu’il dispose de « petits contacts » dans le régiment de Quillota et dans d’autres qui ne sont pas inclus dans le plan308. La deuxième réunion avec le MIR a lieu en février ou mars 1973. Y auraient participé Juan Cárdenas, Carlos Díaz (Agustín) et Miguel Enríquez. Cette fois-ci, selon Cár- denas, Enríquez se serait montré d’accord avec un éventuel soulèvement contre le coup d’État dans la Marine. Peu après, vers mars 1973, Cárdenas parvient à rencontrer le dirigeant socialiste Ar- noldo Camú, qu’il contacte par l’intermédiaire de Regina Muñoz, son épouse, qui connaissait des dirigeants du PS qui travaillaient au ministère de l’Intérieur. Camú se

306 [E] Gajardo, 2003 ; 2005. 307 [E] Cárdenas, 2002. 308 [E] Cárdenas, 2002.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 361

limite à écouter et « ensuite je n’ai plus eu ni communication ni réponse309 ». En avril, Cárdenas se réunit à nouveau avec Enríquez, contacté, comme toujours, à travers Carlos Díaz. Cette fois, pourtant –affirme le sergent– Enríquez le conduit chez . Le sergent se souvient avoir transmis au sénateur des in- formations sur des réunions séditieuses des hauts commandements, dont une avec Eduardo Frei. Il l’informera par la suite d’une autre réunion qui avait eu lieu à Tal- cahuano, information communiquée par le sergent cuisinier González, qui se trou- vait dans la dite base. Cárdenas croit qu’Altamirano « a été intéressé », vu que, « les mois suivants » (c’est à dire entre mai et juillet) il retourna une deuxième fois chez lui avec Miguel Enrí- quez. Cárdenas est formel: il s’est réuni trois fois avec Carlos Altamirano, toujours en compagnie de Miguel Enríquez: « Il s’était antérieurement réuni deux fois avec moi et la troisième fut à Puente Alto310 » (Chap 6). Bien que l’importance de cette réunion soit moindre, puisqu’il ne s’agit que de transmettre des informations, et non pas de prendre des décisions, nous avons ce- pendant posé la question à Carlos Altamirano. La seule réunion avec Cárdenas (ou d’autres marins) dont il se souvienne, est celle qui eut lieu à Puento Alto, le 3 août 1973. Il n’a pas souvenance d’autres. Le dialogue fut le suivant: – Etiez-vous au courant de contacts entre Juan Cárdenas et José Tohá quand il était mi- nistre de la Défense? « Non, je n’ai eu aucune information de cet ordre. C’est la première fois que j’entends çà. » – Avez-vous eu des contacts avec Juan Cárdenas ou un autre marin avant la réunion du 3 août? « Non, mon souvenir est que ce fut la première et unique réunion que j’eus avec Juan Cárdenas ». – Juan Cárdenas se rappelle avoir été deux fois chez vous avant la réunion du 3 août, ac- compagné par Miguel Enríquez. Est-il possible que vous l’ayez oublié, que quelque chose vous échappe? « C’est possible, parce que plus d’une fois Miguel Enríquez est venu avec d’autres cama- rades. Si Juan Cárdenas ne s’était pas identifié comme sous-officier de Marine... Mais je ne me souviens pas que Miguel soit venu avec Juan Cárdenas nommément chez moi311 ». Consulté, Andrés Pascal doute pendant quelques secondes, mais il finit par répondre affirmativement, du moins en ce qui concerne l’une des réunions entre Altamirano, Enríquez et Cárdenas, antérieure à celle de Puente Alto: « je ne me rappelle pas mais c’est possible, je ne l’écarte pas, je ne crois pas qu’il mente, il est bien possible que oui, j’ai le sentiment que oui, ce que tu me dis, c’est qu’il y eut une réunion à laquelle je n’ai pas été avec Carlos et même, je vais te dire que je crois que oui, je suis quasi certain qu’il y eut cette réunion312 ». Pour résumer, Carlos Altamirano ne se souvient pas des deux premières réunions éventuelles avec Cárdenas, mais laisse ouverte la possibilité qu’elles aient existé en tant que contacts informels avec un accompagnateur de Miguel Enríquez. Andrés Pascal les confirme ainsi que Juan Cárdenas. Il est sans doute normal que Juan Cár- denas se souvienne du premier contact avec le secrétaire général du PS, alors qu’Altamirano ne l’ait pas gardé en mémoire.

309 [E] Cárdenas, 2002. 310 [E] Cárdenas, 2002. 311 [E] Altamirano, 2003. 312 [E] Pascal, 2003.

362 Ceux qui ont dit « Non »

Pour sa part, le quartier-maître Pedro Lagos répète que « dans la quête de soutien des partis politiques, celui qui nous a le plus pris en compte fut le MIR ». La pre- mière rencontre avec Miguel Enríquez a lieu, plus ou moins, en mars; la deuxième avant le Tanquetazo, pour lui transmettre des informations sur la conspiration. Les premiers jours du mois d’août Lagos fera partie du groupe de marins qui va se réunir d’abord avec Enríguez et le lendemain avec Altamirano et Enríquez313. Dans le pro- cès ne figurent que ces deux dernières réunions.

313 [E] Lagos, 2001.

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4.9- PROJET DE CAPTURE DE LA FLOTTE POUR LE 21 MAI?

Pour deux des marins interviewés, Juan Cárdenas et Patricio Barroilhet, il y eut bien un projet d’occupation de la flotte durant son séjour à Arica le 21 mai 1973, avec des objectifs peu clairs. Cependant, ce projet n’est connu d’aucun des autres marins qui firent partie des groupes anti-putschistes. Andrés Pascal ne s’en souvient pas non plus. Barroilhet* raconte que lors d’une réunion avec Cárdenas, fin avril ou début mai, peu avant le départ de la flotte pour Iquique, ils auraient fixé la prise de la flotte pour le 21 mai au matin. Peu de temps auparavant, Barroilhet aurait discuté avec Carlos Díaz et un certain Víctor Hugo, pour convaincre le MIR que c’était le meilleur mo- ment, car jusque là ils ont réussi à garder l’organisation secrète, mais cette situation ne pourra pas se prolonger. L’objectif qu’il décrit est ambigu: « un coup d’éclat que nous faisions en direction des officiers », pour « les déstabiliser ». Il ne vise pas à imposer quoi que ce soit au gouvernement, ni demander à Allende qu’il ferme le Congrès « ou quelque chose du genre ». Ils sont d’accord pour « ne pas user de violence, absolument pas », en pre- nant comme modèle l’occupation de la flotte en 1931. On mettrait les officiers aux arrêts dans leurs cabines. Bien que Barroilhet affirme qu’ils auraient l’appui du MIR et du MAPU, il est fort possible qu’il prenne ses désirs pour la réalité, car aucun de ces deux mouvements n’est prêt à appuyer quelque chose de ce genre. Le jour antérieur, le 20 mai, les marins ont un contact avec quelqu’un du MIR – continue Barroilhet–, dans un restaurant à Iquique, pour évaluer la situation et pren- dre la décision définitive. Y va le sergent Cárdenas, qui est encore attaché au croi- seur Prat. A son retour, il informe Barroilhet que cela ne se fera pas, car ils ont ana- lysé la situation du pays avec quelqu’un du MIR, et ont conclu que « le rapport de forces nous était en définitive défavorable et que le premier coup, c’étaient néces- sairement aux militaires de le donner, malheureusement ». Barroilhet affirme qu’il n’a pas été à la réunion parce qu’il était de garde, et qu’il y avait des sous-officiers, des sergents et des matelots du département des machines qui attendaient son retour pour commencer l’action. Il semble cependant difficile d’imaginer que dans cette Marine très hiérarchisée, des sous-officiers puissent attendre des instructions d’un matelot. De plus, ce jour-là –toujours selon Barroilhet– il y a une réaction contre les officiers et même des matelots qui refusent d’aller sur le pont participer aux activités com- mémoratives. Par la suite « l’organisation se désintégra », affirme-t-il: « L’initiative et tout le reste serait aux mains des officiers. N’importe quelle tentative de notre part aurait débouché sur un massacre. Je savais ce qui se préparait. Les ayant obser- vés et écoutés [je savais que] les officiers allaient faire usage d’une violence effrayante [...] Ce qu’essaye Cárdenas après, parler avec certains politiciens ne fut rien d’autre qu’une tentative de dernière minute forcément destinée à échouer. Parce que j’étais d’avis que en septembre auraient lieu l’opération UNITAS, et avec les USA juste là en face, c’était impossible314 ».

* La version de « l’anticipation organisée » qu’il nous donne dans l’interview est développée dans ses mémoires. [Barroilhet, 2004, 208-209; 237-267]. 314 [E] Barroilhet, 2002.

364 Ceux qui ont dit « Non »

Le sergent Cárdenas confirme qu’à cette époque, le climat de lutte sociale est très agité, entre les officiers « du genre fasciste » et la troupe « qui sympathisait avec la gauche ». Il croit que la majorité de la troupe allait « aller avec nous dans un combat contre le corps des officiers ». Le 21 mai, alors qu’une bonne partie de la flotte est à Iquique et qu’à l’intérieur des unités « on fête et on boit », semble au sergent une date adéquate pour prendre le contrôle de la majeure partie des unités de la flotte. Ce plan, il n’en aurait discuté qu’avec le MIR: « nous avions des camarades artilleurs qui étaient en charge des armureries. Sur certaines unités, sur le Blanco par exemple, nous avons eu des réunions dans l’armurerie, avec des camarades du même navire. Alors ça ne posait guère de problème. Nous prévoyions que les officiers allaient agir très violemment contre nous. Mais c’était le moment le plus adé- quat. Et cela Miguel [Enríquez] le savait et il espérait obtenir plus de soutien, plus de con- tacts, plus d’organisation. Et en cela je pense, avec le temps qui a passé, qu’il avait raison [...] Il espérait obtenir plus de soutien. Spécialement du Parti socialiste. Et de fait, il m’emmena chez Altamirano ». Les objectifs que Cárdenas attribue à ce projet sont passablement vagues: « Nous attendions la réponse des politiques » et il reconnaît que le risque de se trouver iso- lés « était grand », et c’est pour cela qu’il faisait appel aux dirigeants politiques. Finalement, un ou deux jours avant le 21 mai, Cárdenas raconte avoir conversé sur le navire avec Barroilhet pour lui signaler ... « il restait encore quelques trucs à faire, mais je ne lui ai pas donné beaucoup de détails ». Ensuite il débarque pour rencontrer un dirigeant du MIR, d’après ses souvenirs un certain « Mickey » (Alejan- dro Villalobos*), dans un restaurant d’Iquique. Celui-ci lui fait part du désaccord du MIR sur cette action: il fallait attendre « plus de consensus politique d’autres grou- pes, comme le PS ». Une certaine déception se marque dans le groupe, bien que « elle ne fut pas si grande315 ». Andrés Pascal, alors responsable du travail du MIR dans les forces armées, n’a pas un souvenir précis de ces plans, mais il ne rejette pas leur existence. Et quoique « Mic- key » ne travaillait pas dans le domaine des forces armées, « on ne peut pas non plus exclure qu’il ait été envoyé à ce moment ». Quant à la relation du MIR avec le projet de capture de la flotte en mai, Pascal indique qu’ils auraient très difficilement ap- prouvé un projet de cette nature: « dans notre dialogue avec les sous-officiers de la Marine, le thème de la capture de la flotte fut l’axe [...] de comment réagir à un coup d’État, si l’initiative allait venir de notre côté ou si nous allions attendre qu’il y ait déjà une évidence de ce coup d'État; alors, il est possible que nous ayons discuté de ce thème [...] que cela soit le 21 mai exactement, c’est peut-être ma mémoire qui est défaillante, je ne pourrais te dire, je ne me souviens pas d’avoir discuté sur ce pont précis, c’est-à-dire de le faire à Iquique ». – Politiquement, la capture de la flotte le 21 mai paraît peu soutenable. « J’allais te le dire, c’est que, en tout cas, nous ne fûmes pas d’accord le 29 juin dans des circonstances qui étaient beaucoup plus favorables; alors nous pouvions difficilement être d’accord avec ça, parce que le contexte ne le permettait pas316 ».

Au MAPU (mentionné par Barroilhet), on ne fut pas non plus au courant. Mais le MA-

* Selon le Rapport Rettig, Alejandro Villalobos fut exécuté par des agents de la DINA, le 20 janvier 1975, à Viña del Mar. Son corps ne fut pas restitué à sa famille. 315 [E] Cárdenas, 2002. 316 [E] Pascal, 2003.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 365

PU apprend, par contre, que quelques marins ont l’intention de protester pendant le défilé du 21 mai à Valparaiso. Une unité romprait les rangs et dénoncerait devant les autorités la détérioration de leurs conditions de vie et demanderait si la responsabili- té en incombe au gouvernement ou aux officiers. Cependant, cela ne dépassera pas le stade de la rumeur. Quant à des plans prévoyant de s’emparer de la flotte à Iqui- que, le MAPU n’a jamais eu d’informations à ce sujet317.

Par ailleurs, nous avons constaté que ce projet n’était pas connu des autres marins organisés. A l’exception des deux marins cités, tous les autres qui ont répondu à cette question (Blaset, Carvajal, Fuentes, M. González, Gajardo, Ibarra, Ramírez, Salazar, Velásquez), n’ont jamais rien su à propos d’une action prévue pour le 21 mai. Peut-être que quelques marins se proposèrent de faire quelque chose, mais on ne peut pas conclure que le groupe ait échafaudé un plan.

317 [E] Luna, 2003.

366 Ceux qui ont dit « Non »

4.10- LES PREMIERES ARRESTATIONS LE 15 JUIN, A EL BELLOTO

Les quartiers-maîtres Julio Gajardo et Luis Jorquera, connus à la base aéronavale en tant que défenseurs du gouvernement et opposants au coup d’État, sont les premiers militaires connus à avoir été écartés de leurs fonctions à cause de leurs idées. Au début de l’année, Luis Jorquera avait été éloigné des avions et placé à la tête de la bibliothèque. Peu avant son arrestation, il entend des rumeurs selon lesquelles il y a dans la base un quartier-maître électricien, moustachu, qui est du MIR, ce qui cor- respond à sa propre description. Il pense qu’il est possible qu’on l’ait suivi car son épouse est la nièce d’un sénateur socialiste (Silva Ulloa) ou à cause de son amitié avec Jaime Aldoney, le contrôleur de gestion de la Brasserie de la région* dont il est en outre le voisin. Dans la première quinzaine de juin 1973, le quartier-maître Jorquera est, de manière surprenante, convoqué pour comparaître devant l’amiral Rivera Calderón*, la plus haute autorité de l’aviation navale. Quand il entre dans son bureau, il se retrouve face à un « auditoire d’officiers ». L’amiral, assisté par Víctor Tapia Cerezo, lui or- donne de rester debout et l’accuse: – « Par ce téléphone vert [du plan Albatros] m’est arrivée l’information selon laquelle vous vous occupez de fabriquer des bombes et des explosifs chez vous à la maison ». Surpris, Jorquera lui demande d’être présenté à celui qui a lancé cette accusation mais l’amiral refuse. Le quartier-maître lui demande alors que l’on aille immédiatement à son domicile, mais la discussion continue. Finalement le commandant déclare que l’on en restera là, ordonnant en outre qu’on le retire de sa charge de bibliothécaire pour le réaffecter à des avions de ligne318. Mais ce calme appa- rent sera de courte durée.

Le vendredi 15 juin arrive à Santiago la marche entreprise par une partie des travail- leurs de la mine de cuivre d’El Teniente, en grève contre le gouvernement, et l’on craint un coup d’État ce même jour. Dans un climat très tendu, les défenseurs du gouvernement entourent le palais de La Moneda pour le protéger. Depuis un local du Parti national on tire contre les manifestants, avec comme résultat la mort d’un étu- diant brésilien, Milton da Silva. Au matin du même jour, à El Belloto, les quartiers- maîtres Gajardo et Straube attachent les avions en prévision d’une tempête. Durant cette tâche, Straube demande à Gajardo comment il voit la situation. Gajardo se souvient de lui avoir répondu à peu près ceci: « s'il y a affrontement ici, je ne vois pas pourquoi nous devrions nous tirer dessus, entre nous; je crois que le commandant devrait convoquer une réunion et dire: ‘ceux qui sont pour le gouvernement s’en vont, ceux qui sont contre et ceux qui veulent appuyer avec nous le coup d’État restent et après nous verrons et nous nous verrons dans d’autres cir- constances’. Mais nous tirer mutuellement dessus à l’intérieur de la base, pour en prendre le contrôle serait un peu aller à l’encontre des normes minimales de convivialité hu-

* Jaime Aldoney figure dans les listes des détenus disparus. Il fut détenu dans la base de El Belloto. * L’amiral Hernán Rivera Calderón sera attaché militaire en Argentine en 1975, au moment où la DINA monte « l’opération Colombo ». Il deviendra ensuite ministre de la Santé et en 1985 donnera l’ordre de saisir et brûler les 15.000 exemplaires du livre de Gabriel García Márquez Miguel Littín clandestino en Chile. www1.lanic.utexas.edu/project/etext/llilas/cpa/spring03/culturaypaz/navarro.pdf, pc 12-8-07. 318 [E] Jorquera, 2003.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 367

maine ». Cette version est confirmée, des mois plus tard, sous la dictature, par l’avocate de la défense de Gajardo, Lidia Hogtert, que nous retrouverons défendant des marins (chap. 8). Celle-ci nous indique que Straube avait prévenu Gajardo d’une réunion d’officiers qui pourrait prendre des mesures contre les gens de gauche. Gajardo est alors mis au courant de l’existence d’une liste noire et prend conscience d’un possi- ble affrontement entre militaires favorables et opposés au coup d’État. « Face à toutes ces nouvelles, Julio Gajardo déclara au Quartier-maître Straube que les Officiers devaient éviter les conflits intestinaux, qu’il convenait d’éliminer quelques in- justices dans la manière dont les marins étaient traités, et que, en guise de mesure pour éviter un affrontement qui pourrait produire de l’indiscipline et du désordre, il faudrait chercher une manière de parlementer entre les Officiers et le Personnel. Et qu’une mesure qui pourrait adoucir la situation serait la remise du commandement à une Junte de Sous- officiers, grâce à quoi on éviterait une effusion de sang et il y aurait une meilleure disci- pline fondée sur la solidarité et l’amitié319 ». Après la conversation entre Straube et Gajardo, ce dernier est convoqué vers 13h par le capitaine Maldonado qui formule l’accusation suivante: « Le quartier-maître Straube est venu et m’a dit que vous ne répondiez pas de ce qui se passera ici si je ne vous remettais pas le commandement de la base ». Julio Gajardo répond que s’il voulait vraiment prendre le contrôle, il ne procéderait pas ainsi. Ils s’enfoncent dans une nouvelle discussion politique. Dans un climat tendu, l’officier appelle le commandant de la base, le contre-amiral Ernesto Huber von Appen* commandant de l’aviation navale. A deux ils l’interrogent et ils discu- tent jusqu’à 19h. Gajardo et les officiers se parlent avec franchise, et ils arrivent à se dire n’importe quoi. « S’ils avaient pu me tuer sur place, ils l’auraient fait » com- mente le quartier-maître. Ils le laissent en planton devant l’armurerie et finalement lui communiquent qu’ils ont décidé de faire une investigation plus profonde et lui disent d’aller aux arrêts à la caserne Silva Palma, où il demeurera isolé sept jours. C’est ainsi que, le vendredi 15 juin, a lieu la première arrestation pour raisons politi- ques. L’arrestation de Julio Gajardo trouve sa source –ou plutôt son prétexte– dans l’un des nombreux débats qu’il a tenus. On arrête aussi Luis Jorquera et un camarade qui proteste contre son arrestation, mais seul Gajardo sera jugé. Quand celui-ci comprend qu’il va être arrêté, il réussit à donner à sa femme des documents et photographies d’officiers putschistes pour qu’elle les détruise, mais il oublie le manuscrit avec la déclaration de principes du mouvement qui se trouve dans son veston... En arrivant à la caserne Silva Palma, Gajardo place le document compromettant dans une valise où il transporte des livres et des vêtements. Mais, presque immédia- tement, on lui enlève les lacets de ses chaussures, ainsi que d’autres objets person- nels, et la valise est emportée... La situation est gravissime. Dès la première arresta- tion d’un membre du groupe de marins, ses geôliers sont sur le point de trouver la preuve qui confirme l’existence du mouvement. Pourtant, durant les interrogatoires au Ministère public, personne ne mentionne le document, ni d’ailleurs quand il est confronté à l’accusateur.

319 Causa 3879 [R]. * Ernesto Huber von Appen a été jugé pour la disparition de Jaime Aldoney, car la dernière fois qu’il fut vu, il était détenu, dans la base qui était sous son commandement.

368 Ceux qui ont dit « Non »

Finalement, le jour où il est mis en liberté provisoire on lui rend ses affaires, y com- pris la valise... dans laquelle il retrouve le manuscrit intact. « Je rends grâce à Dieu! », nous dit Julio Gajardo, sachant que ses geôliers possédaient, sans le savoir, la preuve qu’ils cherchaient et qu’ils la lui rendirent. A moins que la valise ne soit tombée dans des mains solidaires, qui « ne virent pas » le document.

Ce même vendredi 15 juin, un officier se présente au domicile de Luis Jorquera, où il se trouve en congé de maladie, et il lui ordonne de le suivre immédiatement, sans prendre le temps de mettre son uniforme. Arrivé dans la base, il apprend l’arresta- tion de Julio Gajardo. Il est aussitôt placé dans une pièce où se trouve un autre « dé- tenu », un certain Pizarro, qui en réalité tente de lui soutirer des informations. Peu après il est amené devant le commandant, qui lui demande brutalement: « Je vous ai fait venir parce que je veux savoir si vous êtes d’accord avec Julio Gajardo ou non ». Luis Jorquera lui demande à propos de quoi. Le commandant réplique qu’il devrait le savoir et, après une discussion, formule la charge qui pèse sur lui: vouloir que le commandant en second cède le commandement à un sous-officier. Jorquera répond qu’il n’appuie rien de tel et qu’il s’étonne que Gajardo l’ait dit. On lui com- munique alors qu’il est cité devant le procureur naval, le lendemain. Le procureur l’interroge immédiatement sur les « réunions ». Malicieusement, Jor- quera lui répond qu’y assistent des quartiers-maîtres et des sergents, accompagnés de leurs épouses... « Je veux que vous me parliez des réunions politiques! » réplique- t-il. « Je n’en ai pas la moindre idée » répond le quartier-maître. Après les interroga- toires, Jorquera reviendra pour un court laps de temps à El Belloto. Quelques jours plus tard il est envoyé à la caserne Silva Palma pour y attendre sa mise à la retraite, qui sera effective le 16 août. Pendant qu'il est aux arrêts il verra arriver les détenus de la flotte320.

Les arrestations de Jorquera et Gajardo sont clairement politiques et constituent, sans aucun doute, un pas audacieux de la part de ceux qui préparent le coup d’État. Ils n’ont quasiment aucun support juridique, puisque l’accusation ne présente rien qui puisse ressembler à une preuve... Le propre procureur de l’affaire C-3879 contre Gajardo se sent mal à l’aise, au point qu’il lui dit en privé: « je n’ai aucune raison de te maintenir détenu, il n’y a pas de preuves, pas d’évidences, il n’y a rien », mais il lui explique qu’il a reçu un ordre supérieur pour qu’il ne rentre pas dans la base d’El Belloto. L’avocat Emilio Contardo assume la défense de Gajardo et obtient rapidement sa liberté inconditionnelle. En effet, pour le juger pour « sédition et mutinerie », comme le veut la Marine, il faut l’accord de l’autorité politique: le président de la République, le ministre de l’Intérieur ou le gouverneur provincial. Sans cet accord, ils ne peuvent pas le garder en détention. La situation changera au mois d’août, quand le gouverneur provincial signera la requête de la Marine contre les marins de la flotte321. En août, quand on cesse de les payer, la « jolie » jeune femme, qui pourrait avoir été la « Flaca Alejandra », se charge de leur apporter une aide économique. Il est prévu que

320 [E] Jorquera, 2003. 321 [E] Gajardo, 2003.

Ch. IV – Le coup d’Etat se confirme: 1972 et le premier semestre de 1973 369

le 21 septembre ils commenceront à travailler dans la Station de transmetteurs qui appartenait au Service agricole et d’élevage, à Valparaiso...322

Mais, en juin 1973 les institutions démocratiques sont encore en vigueur, et la situation provoquée par les deux arrestations est encore réversible.

322 [E] Jorquera, 2003.

370 Ceux qui ont dit « Non »

4.11- LA PREPARATION DU COUP D’ETAT ENTRE DANS SA PHASE TERMINALE

A la fin du mois de juin, la majeure partie du haut commandement planifie le coup d’État, en le dissimulant derrière des exercices de guerre, mais très vite –explique l’amiral Huerta– « nous avons abandonné cette naïve fiction ». La fraction puts- chiste du haut commandement arrive à deux conclusions: a) ils doivent exécuter le coup d’État en étant appuyés par une massive « clameur citoyenne » et b) une action qui n’impliquerait que la Marine et la Force aérienne n’est pas viable. Le coup d’État exige la participation de la Force terrestre, mais celle-ci est impossible tant qu’elle aura à sa tête le général Carlos Prats323, loyaliste à toute épreuve. Il repré- sente en effet un obstacle majeur. Le 27 juin, quelques jours après l’identification du général Prats comme le principal obstacle au coup d’État, celui-ci reçoit chez lui un appel anonyme qui insinue que sa plus jeune fille aurait été séquestrée. Quand le général sort de chez lui, nerveux, sa voiture est ostensiblement suivie par un autre véhicule. Comme le souvenir de l’attentat subi par René Schneider en 1970 est encore très vivace, Prats dégaine son arme. Depuis le véhicule qui le suit, il est abondamment insulté. Le général tire un coup en l’air et ordonne au conducteur de s’arrêter. Comme il n’y a pas de réaction, il tire un second coup contre la carrosserie du véhicule qui finit par s’arrêter sur le bord de la route324. Prats se rend alors compte que ce conducteur belliqueux est en réalité une conduc- trice: la très distinguée dame Alejandrina Cox Palma, habillée en homme, accompa- gnée par une autre personne. Aussitôt convergent d’autres véhicules, sans doute pas par hasard. Leurs occupants cernent et injurient le général, l’accusant d’être un « pé- dé » qui agresse les femmes, frappent sa voiture, en dégonflent les pneus, et écrivent « assassin » sur le capot. Le général réussit à s’échapper grâce à l’aide de son chauf- feur et d’un taximan.

C’est la première tentative de déstabilisation du principal obstacle au coup d’État. Deux jours après cet incident, le général Prats regagnera un grand prestige grâce à son intervention durant la tentative de putsch –le Tanquetazo–, mais six semaines plus tard, il sera à nouveau déstabilisé.

323 Huerta, 1988, II, 39-40. 324 Sofía Prats (fille du général) interviewée durant l'émission Informe especial, Cuando Chile cambió de golpe, Tele- visión nacional de Chile, août 2003.