Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère

9|10 | 2020 L’Agence d’architecture (XVIIIe-XXIe siècle)

Gauthier Bolle, Maxime Decommer et Valérie Nègre (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/craup/5318 DOI : 10.4000/craup.5318 ISSN : 2606-7498

Éditeur Ministère de la Culture

Référence électronique Gauthier Bolle, Maxime Decommer et Valérie Nègre (dir.), Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère, 9|10 | 2020, « L’Agence d’architecture (XVIIIe-XXIe siècle) » [En ligne], mis en ligne le 28 décembre 2020, consulté le 23 avril 2021. URL : http://journals.openedition.org/craup/5318 ; DOI : https://doi.org/10.4000/craup.5318

Ce document a été généré automatiquement le 23 avril 2021.

Les Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère sont mis à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Pas de Modifcation 3.0 France. 1

SOMMAIRE

L’Agence : pratiques et organisations du travail des architectes (XVIIIe-XXIe siècle) Gauthier Bolle, Maxime Decommer et Valérie Nègre

À l'ombre d'un nom

Entre et Paris : la double agence Franque au XVIIIe siècle Béatrice Gaillard

L’agence d’Antonin Raymond à Tokyo dans l’Entre-deux-guerres : enjeux, acteurs, processus Yola Gloaguen

La collaboration comme mode d’exercice au sein de l’agence d’architecture d’Eugène Beaudouin Anne-Sophie Cachat-Suchet

Fiabilité et fidélité : les logiques humaines et matérielles à l’œuvre dans les agences d’architecture de Pierre Dufau (1908-1985) Hugo Massire

La vie de l’agence de Jean Dubuisson dans les années 1950 à Paris Élise Guillerm

Modèles et pratiques croisées

The Office of William Tite (1798-1873): architecture at the start of the railway age Mike Chrimes

Une agence à l’œuvre du Paris haussmannien : l’agence d’Henri Blondel (1821-1897) Elsa Jamet

L’entreprise-agence de Jean Walter. 1918-1957. L’architecture au service de l’affairisme ? Marie Gaimard

Le bureau municipal de la construction de Strasbourg, service administratif ou agence d’architecture ? Hélène Antoni

La section urbanisme du département d’architectes du London County Council dans l’après-guerre Élaboration, codification et transmission des savoir-faire au sein d’une grande structure publique d’architecture Anne Portnoï

Le rôle de mandataire donné aux architectes dans la consultation de 2008 sur le Grand Paris : quels effets sur les collaborations interprofessionnelles ? Guillaume Duranel

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Une entreprise comme les autres ?

From domestic setting to display space: the evolution of the Foster Associates’ work spaces and methodology Gabriel Hernández

Les architectes en coworking. Ou le renouvellement d’une figure de l’architecte Stéphanie Dadour et Lucie Perrier

Les SCOP d’architecture : un modèle de coopération ? Fanny Delaunay et Estelle Gourvennec

Les communicants : des professionnels de la réputation engagés dans la fabrique de l’agence d’architecture Margaux Darrieus

Super-utilisateurs ou super-spécialistes ? Cartographie des catalyseurs de la transformation numérique en agence d’architecture Aurélie de Boissieu

Les agences d’architecture françaises à l’ère du BIM : contradictions, pratiques, réactions et perspectives Elodie Hochscheid et Gilles Halin

Entre ethos professionnel et logiques d’entreprises : La recherche et l’innovation dans les agences d’architecture Mélanie Guenot

The architect’s office: practice and organization of work (18th-21st century) Gauthier Bolle, Maxime Decommer et Valérie Nègre

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L’Agence : pratiques et organisations du travail des architectes (XVIIIe-XXIe siècle)

Gauthier Bolle, Maxime Decommer et Valérie Nègre

Un objet de recherche émergeant ?

1 Proposer l’agence d’architecture comme thème d’étude central d’un numéro des Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère était une sorte de pari, visant à poser les jalons d’analyse d’un objet d’étude sociohistorique singulier. Nous faisions l’hypothèse qu’il permettrait d’outrepasser les traditionnels récits « héroïques » focalisés autour de la figure d’architecte charismatique, laissant dans l’ombre la complexité et la variété des conditions de production de l’architecture et de saisir leurs évolutions les plus récentes. Un an après l’appel à contribution, le contexte sanitaire mondial invite encore davantage à questionner l’évolution des lieux de travail contemporains dans leurs liens à la sphère privée, aux outils numériques et aux processus accrus de dématérialisation, dont s’accommode d’ailleurs plus ou moins bien le monde de la conception architecturale.

2 Si les artistes produisent leurs œuvres dans (et hors) des « ateliers », les architectes travaillent dans des « agences » et aussi sur des chantiers. En France, le terme « agence » s’est progressivement imposé au cours du XX e siècle, après celui de « cabinet » et de « bureau », pour désigner à la fois le lieu d’exercice des architectes, l’organisation du travail développée en son sein et le groupe d’individus qu’elle met en interaction. Si l’atelier d’artiste est devenu un champ d’études transversal à plusieurs disciplines1, l’agence, dispositif indispensable à l’exercice de la conception et de la maîtrise d’œuvre, n’a été comparativement́ que peu étudiée, constituant presque une sorte d’angle mort historiographique. Cet objet de recherche invite pourtant à croiser les approches sur la longue durée et à être rapproché des investigations sur l’atelier, le laboratoire et le bureau2.

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3 L’appel à contribution ambitionnait d’éclairer sur le temps long et jusqu’à nos jours toutes les dimensions relatives à l’agence, qu’elles soient humaines, matérielles, économiques, juridiques ou symboliques. Dans la lignée des travaux sur les lieux du travail, étudiés par les sociologues et les historiens des sciences, des techniques et de l’art, il s’agissait de rendre compte du quotidien des architectes, des formes collectives de travail, des personnages intermédiaires et des « techniciens invisibles3 ». Mais il s’agissait aussi de comprendre les spécificités des lieux dédiés à la création, la production et la gestion des projets en étant, par exemple, attentifs à certaines de leurs particularités, et notamment les relations qu’ils entretiennent avec l’extérieur et les lieux du chantier. Trois axes étaient proposés dans l’appel. Un premier engageait à examiner la matérialité et les supports concrets par lesquels les différents protagonistes de l’agence interagissent. Le second portait sur l’évolution de modèles d’organisation sur le temps long, en pointant des phénomènes éventuels de transfert, d’évolution, de transmission voire d’innovation dans les modes d’organisation et de collaboration. Enfin, un axe offrait la possibilité d’appréhender la manière dont les agences communiquent, médiatisent et diffusent leur propre organisation.

4 La trentaine de contributions suscitées par cet appel atteste l’actualité de ce thème d’étude. Les dix-huit articles retenus soulignent la transversalité disciplinaire de l’agence d’architecture comme socle de questionnement sur une période allant du XVIIIe au XXIe siècle. La plupart croisent deux ou trois des axes proposés initialement selon des approches méthodologiques variées : c’est pourquoi ils ont été réorganisés selon trois champs de questionnement. Le premier interroge les réalités des organisations du travail dissimulées derrière l’unique nom généralement retenu par l’histoire ; le second questionne les manières de travailler des architectes entre administration publique et agence privée ; le dernier enquête sur les logiques entrepreneuriales récentes retenues par les architectes pour structurer leurs agences.

À l’ombre d’un nom

5 Au fil des dernières décennies, l’historiographie a nettement enrichi la compréhension de l’univers professionnel de l’architecte. En France, pour ce qui concerne l’Ancien régime, les historiens se sont intéressés au « cabinet » dans lequel celui-ci exerçait (situation et configuration des pièces, meubles, livres), aux différents collaborateurs qui y travaillaient (« inspecteurs », dessinateurs, « toiseurs ») et aux « bureaux » créés par l’administration le temps de la construction des grands édifices4. Pour la période contemporaine, le croisement de l’histoire de la structuration institutionnelle de la profession à celle de ses pratiques a invité à mieux se saisir des agences comme objets d’étude5. Plus récemment, le chantier, cet autre lieu où exercent les architectes, a fait l’objet de plusieurs travaux6. Parallèlement, depuis les années 1990, la multiplication d’études monographiques a permis d’appréhender la production de figures iconiques ou notables de la scène française ou internationale, même si peu d’études mettent au centre de leur focale l’agence d’architecture. Les lieux de travail de grandes figures sont parfois un peu mieux connus, au regard de sources plus conséquentes, comme par exemple celles de l’agence Le Corbusier7. Les dernières années ont vu notamment se multiplier de nombreuses thèses biographiques éclairant la scène professionnelle française au XXe siècle et offrant un terreau fertile pour l’étude de l’agence8. Toutefois, celle-ci demeure au second plan des récits historiques : les sources comme les discours

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des architectes sont généralement lacunaires à ce sujet. En effet, les fonds d’archives d’architectes ne contiennent pas nécessairement de documents directement liés à leurs modes et lieux d’exercice, les collectes privilégiant la trace graphique et administrative des réalisations. Pour pallier ces difficultés, les historiens s’appuient régulièrement sur des sources imprimées qui dévoilent une iconographie des agences souvent inédite. En effet, au fil du XXe siècle, les revues d’architecture ont régulièrement exposé ces lieux de travail, leur fonctionnement et in fine leur mise en scène. La publication de reportages dans les pages de L’Architecture d’Aujourd’hui9 documente ainsi les lieux de la production architecturale. D’autres sources plus inattendues sont parfois exploitées comme les registres de salaires et des documents comptables propres à la gestion des projets ou des bureaux.

6 Cette invitation à inverser le point de vue traditionnel des historiens, attachés à mettre au premier plan l’analyse des œuvres bâties et des courants d’idées, a trouvé un écho certain chez des jeunes chercheurs privilégiant l’étude des lieux et des modes d’organisation de la conception architecturale. Elle les a amenés à rassembler d’autres sources ou à les questionner d’une manière originale pour mettre en lumière la structuration d’équipes restées dans l’ombre d’un unique « nom » retenu par l’historiographie. Les cinq contributions ici rassemblées brossent un panorama assez large sur le XXe siècle auquel s’ajoute une contribution portant sur le XVIIIe siècle. Béatrice Gaillard exploite des actes notariés (testaments, inventaires après décès, contrats de construction), la correspondance et les journaux d'une famille d'architectes travaillant au siècle des Lumières. Ces sources lui permettent de comprendre comment Jean-Baptiste Franque (1683-1758) et ses deux fils, François II (1710-1793) et Jean-Pierre (1718-1810) organisent leurs cabinets d’Avignon et de Paris pour répondre à des commandes éloignées. La question de la « conduite » des chantiers amène ici l’auteure à constater une grande porosité entre le monde de l’architecture et celui de l’entreprise. Les Franque emploient indifféremment des architectes ou des entrepreneurs pour diriger leurs chantiers et fournir des dessins « en grand ».

7 Pour la période du XXe siècle, la diversité des sources administratives, l’iconographie des agences, les informations relevées sur les documents graphiques (les cartouches des plans par exemple), et enfin, le discours des architectes, voire de leurs collaborateurs, sont autant d’éléments sur lesquels s’appuient ingénieusement les études ici rassemblées. Même si la plupart des auteurs soulignent la dimension lacunaire des archives, les investigations produisent des analyses foisonnantes et détaillées, décrivant des organisations évolutives, flexibles et souvent « périssables », car intrinsèquement liées à l’aura d’un patron. Les agences s’adaptent en effet au gré des commandes, mais aussi des évolutions structurelles du secteur de la construction.

8 Ainsi, Yola Gloaguen analyse l’évolution de l’agence d’Antonin Raymond (1888-1976) à Tokyo et la manière dont ce disciple de Frank Lloyd Wright participe à la dynamique de modernisation du pays. Dans les années 1920, ce dernier mobilise des architectes et des ingénieurs étrangers afin de diriger des équipes recrutées localement. Puis, dans les années 1930, les employés japonais deviennent majoritaires et permettent d’adapter les projets aux contraintes culturelles et techniques du pays à cette période.

9 Enfin, les manières de travailler de trois figures marquantes de la scène professionnelle du XXe siècle en France sont examinées : Anne-Sophie Cachat-Suchet révèle la diversité des modes de collaboration et d’association au gré des nombreux projets d’architecture et d’urbanisme d’Eugène Beaudouin (1898-1983) ; Hugo Massire met au jour l’efficacité

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et l’adaptabilité aux contraintes de son époque et les limites de l’organisation de Pierre Dufau (1908-1985) tandis qu’Élise Guillerm relate la répartition des tâches et le rôle des collaborateurs au sein de l’agence de Jean Dubuisson (1914-2011). Eugène Beaudouin et Jean Dubuisson transposent chacun le fonctionnement des ateliers de l’École des beaux- arts, et leur émulation dans leurs structures de travail, en fonction des contraintes et fluctuations économiques de la commande architecturale. Le premier répercute ce fonctionnement en dehors de l’agence elle-même, en multipliant diverses associations au gré des types de projet. Le second développe une organisation flexible de ses équipes, dont les temporalités des contrats et les modalités de travail dépendent souvent de l’ampleur des commandes. Si Pierre Dufau adapte également la culture d’atelier au sein de son entreprise, le virage qu’il prend dans les années 1970 l’oriente vers la création d’une structure originale, inspirée des modèles américains, qui permet de faire évoluer « l’intéressement financier des architectes les plus actifs au sein de l’agence ». Si les sources ne permettent pas toujours d’établir des comptes précis, les données quantitatives sont souvent évocatrices de l’importance prise par certaines agences sur la scène professionnelle : plus de 200 personnes auraient travaillé pour ou avec Beaudouin entre 1946 et 1981 ; une centaine de salariés pour Pierre Dufau & Associés dont le chiffre d’affaires en fait, très probablement, le premier cabinet du pays au début des années 1970.

10 Dans leur ensemble, les textes soulignent avant tout la dimension éminemment collective du travail architectural saisi dans son organisation hiérarchique – la répartition des tâches, les intitulés des postes sont révélateurs de l’évolution de l’organisation du travail – et interrogent, à défaut de la propriété intellectuelle, le partage de la paternité des œuvres. Du XVIIIe au XXe siècle, si les structures ne sont pas toujours durables, les effets de transmission et de circulation sont nombreux et l’on voit souvent émerger au sein des équipes de futurs chefs d’agences ou des figures marquantes de la génération suivante. Dans toutes les contributions, affleurent aussi régulièrement des interférences entre la sphère professionnelle et la sphère privée, familiale – à travers le rôle important joué fréquemment par l’épouse du chef d’agence par exemple –, mais aussi avec le monde de l’enseignement – des recrutements souvent liés à des ateliers et des lieux de formation précis – qui ouvrent à de nouvelles voies de compréhension et d’étude des agences d’architecture au XXe siècle.

Modèles et pratiques croisées

11 En se focalisant sur la façon dont agissent concrètement les architectes et non sur les édifices qu’ils conçoivent, les contributions révèlent une grande diversité de pratiques. Plusieurs articles mettent l’accent sur la variété des missions dont ils s’acquittent. La coupure instaurée à la Renaissance entre activité libérale d’un côté et activité commerciale de l’autre (ou architectes et entrepreneurs) est loin d’être effective au XXe siècle. On sait désormais que la délimitation entre les deux professions ne s’opère pas d’un coup, au cours du XVe siècle, mais on n’a pas assez remarqué qu’elle tend à nouveau à s’estomper dans la deuxième moitié du siècle des Lumières, à mesure que les villes se densifient et s’agrandissent. À Paris et à Londres, les maîtres de métier entrepreneurs (master workmen/contractors), comme les architectes, achètent des terrains et bâtissent des maisons dont ils conçoivent les plans10. En France, après la Révolution, la suppression des communautés de métier et la création d’une seule et

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même patente à laquelle sont assujettis les uns et les autres augmentent la confusion. Si une partie des architectes en vient à adhérer à l’idée que la profession d’architecte est « incompatible avec celle d’entrepreneur, d’industriel ou de fournisseur de matières » (« code Guadet », 1895) et si une majorité finit par approuver la création d’un « Ordre » interdisant aux entrepreneurs de prendre le titre d’architecte et aux architectes d’entreprendre (1940), bon nombre de praticiens continuent à pratiquer simultanément les deux professions. Le cas des frères Perret est bien connu. Auguste Perret ne déplorait-il pas en 1937 que l’architecte ne puisse plus construire pour lui- même, mais fasse « construire par des entrepreneurs » ? « En sorte que son rôle n’est plus celui d’un constructeur, mais simplement, d’un dessinateur, et, le mot surprendra sans doute… d’un notaire, qui dirige les travaux11 […] ». Après la Deuxième Guerre mondiale Fernand Pouillon revendiquait toujours de « penser à la fois en organisateur, en financier, en ingénieur, en inventeur et en artiste12 ». Mais ces « systèmes économiques » échafaudés pour être « [son] propre entrepreneur » le conduisent en prison.

12 Les cas d’Henri Blondel (1821-1897) et de Jean Walter (1883-1957), étudiés dans ce dossier par Elsa Jamet et Marie Gaimard se rapprochent de celui de Pouillon. Les deux architectes aspirent moins à exercer conjointement le métier d’architecte et celui d’entrepreneur (à la manière des Perret) qu’à maîtriser l’ensemble du processus de production. Ils jouent tantôt le rôle de promoteurs fonciers (acquisition de terrain, division en lots, revente), tantôt celui de promoteurs immobiliers (acquisition de terrain, construction de maisons, revente), tantôt encore celui de promoteurs constructeurs (ils se chargent eux-mêmes de l’exécution des édifices). Henri Blondel achète les terrains expropriés pour cause d’utilité publique, les lotit et les revend, mais il peut aussi s’en tenir aux marchés de démolition consécutifs aux percées haussmanniennes. Tout comme Henri Blondel, Jean Walter s’appuie sur de solides réseaux politiques et multiplie les sociétés anonymes. Il met sur pied une structure destinée à acheter et vendre des terrains, des immeubles et des matériaux, à exécuter des travaux et à concevoir des projets.

13 William Tite (1798-1873), l’un des principaux architectes britanniques du deuxième quart du XIXe siècle, est aussi un homme d’affaires à la tête de multiples sociétés. Michael Chrimes montre comment ses réseaux professionnels et familiaux ainsi que son activité politique lui permettent de se positionner sur le marché des chemins de fer. L’architecte est loin de s’en tenir à la conception des gares, il achète et évalue couramment des terrains. Dans les années 1840, ces missions le conduisent à ouvrir des agences en France, à Carlisle, Édimbourg et Perth, faisant de son cabinet l’un des premiers cabinets d’architecture internationaux. Son cas a le mérite d’attirer notre attention sur une pratique courante, longtemps effectuée par les architectes (et souvent passée sous silence) : l’évaluation de terrains, de biens immobiliers et d’ouvrages. En Angleterre, la porosité entre le métier d’architecte et celui de géomètre (valuers/estimateurs ; surveyors/métreurs – « toiseurs » dans l’Ancien régime – ; levellers/niveleurs ; land surveyors /arpenteurs) est grande. La création vers 1870 d’organismes professionnels pour les géomètres contribue à distinguer les professions, mais beaucoup d’architectes continuent Outre-Manche à agir comme évaluateurs de biens. Comme le fait remarquer Michael Chrimes, même sur une base d'honoraires faibles (1%), la valeur des biens immobiliers urbains rend cette activité bien plus lucrative que la conception architecturale. Le jugement sévère que l’historien de

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l’architecture Andrew Saint porte sur l’œuvre de William Tite, évoqué par Michael Chrimes, n’a rien de surprenant. Le génie des affaires, la capacité d’entreprendre, l’habileté à gérer une équipe ne font pas partie des qualités attendues d’un artiste. Les historiens de l’art et de l’architecture peinent autant à les identifier qu’à les reconnaître. Henri Blondel, William Tite et Jean Walter partagent les traits de caractère attribués par Jean-Baptiste Say à l’entrepreneur : ils se plaisent à diriger, organiser et prendre des risques. Si William Tite devient l’architecte le plus riche d’Angleterre, Walter et Blondel font faillite. Mais ces trois architectes sont aussi acheteurs, vendeurs, investisseurs, constructeurs et artistes. Leur activité transgresse les limites entre les métiers et incite à observer de plus près les perméabilités entre mondes artistiques, techniques et marchands.

14 Une autre manière d’exercer mise en valeur dans ce numéro est l’emploi salarié au sein d’une administration. Hélène Antoni s’intéresse au fonctionnement du bureau d’architecture de la ville de Strasbourg (Stadtbauamt) de 1871 à 1918 et à ses diverses missions : contrôle des permis de construire, expertise des projets architecturaux et urbains, organisation de concours, réalisation de plans d’extension et d’aménagement, construction d’équipements municipaux. Outre le développement des postes d’architectes salariés, Hélène Antoni pointe la similarité entre l’organisation hiérarchique du service d’architecture de la ville de Strasbourg et celle d’un bureau d’architecte libéral. Fritz Beblo (1872-1947), en particulier, semble gérer son service comme un « patron » d’agence. Il répartit les missions entre ses collaborateurs tout en restant le principal responsable et le seul signataire des projets. Il tente par ailleurs d’imprimer sa marque sur la construction publique par l’organisation de concours. Guillaume Duranel observe de même la permanence des pratiques d’agence au sein des équipes pluridisciplinaires temporaires (2008-2016) formées à l’initiative du ministère de la Culture et de la Communication (Bureau de la recherche architecturale urbaine et paysagère), pour réfléchir au futur de la métropole parisienne (« Grand Paris »). Les architectes tendent à reproduire les hiérarchies propres à leur métier ; ils « s’accaparent les retombées symboliques » du travail collectif ; imposent leur « vocabulaire » aux chercheurs et autres spécialistes, et surtout, leur habitude de traduire systématiquement les idées en dessin. Des « schémas conventionnels » qui, selon l’auteur, mènent à « un affaiblissement du caractère pluridisciplinaire » des productions de ces équipes constituées initialement dans l’objectif de croiser les approches.

15 À l’inverse, Anne Portnoï montre comment les pratiques collectives propres à l’agence publique d’architecture du London County Council (LCC) développées entre 1949 et 1959 sont diffusées dans d’autres milieux. Dans le but de promouvoir les savoir-faire des architectes qui se trouvent en concurrence avec ceux d’autres spécialistes de la ville (géomètres notamment), Johnson-Marshal (1915-1993), directeur de la division d’urbanisme, fait le choix de formaliser et codifier les concepts et les méthodes de travail des architectes à travers des rapports et des manuels. Ces manuels destinés à transmettre les « bonnes pratiques », publiés par le ministère de l’Aménagement sont par la suite repris par les architectes dans le domaine universitaire ou celui des constructions privées.

16 Au total, l’étude des cabinets privés et des bureaux dépendants de services administratifs invitent à prêter davantage attention aux supports matériels élaborés pour faciliter le travail collectif : croquis, dessins, maquettes, mais aussi rapports,

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manuels, emplois du temps, etc. De tels documents témoignent de pratiques immatérielles difficiles à saisir : des interactions entre les architectes, leurs collaborateurs et les autres acteurs de la construction, mais aussi de l’inventivité déployée pour diriger et organiser des équipes.

Une entreprise comme les autres ?

17 Depuis plusieurs décennies, la profession d’architecte est l’objet d’étude de chercheurs inscrivant leurs travaux à la croisée des sociologies du travail, des organisations et des professions. Les agences d’architecture ont souvent été considérées comme des milieux d’observation pertinents pour analyser les évolutions des pratiques, des missions, des rôles et des relations interprofessionnelles des architectes. Les premiers travaux des années 1970, marquées par la « crise » d’une profession en « métamorphose13 » ont mis au jour les rééquilibrages des modes d’exercice des architectes – marqués par l’augmentation du nombre de salariés – et leurs conséquences sur les reconfigurations du champ. Les recherches des décennies suivantes se sont soit focalisées sur un mode d’exercice en particulier14, soit sur les évolutions de l’activité d’architecture en France à travers le prisme, à géométrie variable, de la notion de profession15, certain avançant même l’idée d’une « déprofessionnalisation16 » de l’activité d’architecture. À l’aube des années 2000, la notion de « travail professionnel », a été avancée pour comprendre les stratégies des architectes « pour maintenir et faire valoir leur expertise face aux autres professions de la maîtrise d’œuvre17 ». Exceptée l’enquête de Christophe Camus18, il faut attendre la fin de la décennie 2000 pour voir des travaux proches de l’ethnographie analyser les effets des dimensions spatiales des agences sur le travail19. Des corpus d’agences et d’architectes en situation de travail, ont aussi permis d’éclairer les effets de l’introduction d’outils de management chez les architectes20 ou d’analyser de manière comparée des organisations de travail et des relations de pouvoir21. Plus récemment, la prise en considération des dimensions entrepreneuriales des agences d’architecture22 a souligné la nécessaire articulation des cycles de formation et des pratiques avec le monde professionnel, pensé comme un secteur d’activités.

18 Les sept contributions ici rassemblées permettent de considérer les agences d’architecture, peut-être avant tout, telles des entreprises comme les autres. Elles interrogent les stratégies des agences pour, d’une part, répondre aux évolutions générales du travail et, d’autre part, établir ou suivre les nouvelles logiques de structuration du champ architectural. Que les architectes agissent de leur propre initiative, se saisissant de dispositifs ouverts à tous les chefs d’entreprises, ou qu’ils répondent à des injonctions, leurs prises de décisions modifient les organisations du travail au sein de leurs agences. Les auteurs ici réunis tendent à considérer les architectes comme des agents économiques et sociaux, et envisagent les logiques entrepreneuriales qu’ils développent comme participant de leurs stratégies de positionnement. Les méthodes choisies qui relèvent pour la plupart des disciplines des sciences humaines et sociales, mêlent approches quantitatives et qualitatives : observations participantes, enquêtes par questionnaires et entretiens semi-directifs sont privilégiés pour rendre compte des pratiques mais aussi des discours et des représentations des acteurs. Attachés à comprendre les évolutions des organisations du travail architectural, les contributeurs ont, à la majorité, choisi de porter leur attention

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sur les décideurs. Ainsi la parole des architectes exerçant en libéral ou en tant qu’associés, responsables d’agences, est plus représentée que celle des salariés.

19 La période couverte dans cette troisième partie va des années 1960 à nos jours. Une grande part des contributions fonde ses analyses sur des agences d’architecture françaises. Deux exceptions sont à relever : l’une expose la trajectoire de l’agence de Norman Foster (1935) au Royaume-Uni, l’autre ouvre son corpus à des agences françaises et anglaises de grande taille, pour interroger les effets de la transformation numérique sur le travail. La chronologie ou les aires géographiques et culturelles ne sont pas les critères ici retenus pour organiser ces contributions. Nous faisons le choix des composantes des logiques entrepreneuriales que l’ensemble des articles explorent. Notons toutefois que ni l’économie, le marketing ou la gestion d’entreprise ne sont des critères explicites des grilles d’analyse des auteurs. Comme le souligne Véronique Biau, « dans une profession qui est réticente à se penser comme un travail23 », ce sont d’autres aspects de l’organisation des activités des architectes qui ont retenu l’attention des contributeurs. Nous les regroupons sous trois intitulés : l’espace – sa gestion et ses images –, la structure juridique d’exercice de l’architecture – le choix du type de société – et les compétences des acteurs des agences.

20 La contribution de Gabriel Hernãndez ouvre cette partie et retrace la trajectoire de l’agence de Norman Foster et de ses associés des années 1960 aux années 1980 à Londres. L’auteur analyse les déménagements et les transformations spatiales des lieux d’exercice tels des indices des modifications des idées et des méthodes de travail de l’agence. En empruntant aux méthodes des Visual Studies, il présente l’agence comme un laboratoire dont les transformations modifient l’image de l’entreprise. Puis, investiguant une période bien plus récente – les cinq dernières années – Stéphanie Dadour et Lucie Perrier livrent, grâce à une enquête fondée sur des observations et des entretiens semi-directifs, un panorama des pratiques des architectes exerçant au sein d’espaces de coworking. Ce choix est éclairé au regard des occasions de collaborations interprofessionnelles, des valeurs, de l’ambiance et de l’image du travail – ainsi que de la supposée égalité dans les relations de travail –, que l’organisation de ces espaces offriraient. L’article révèle le souhait partagé de ces acteurs d’amalgamer la gestion managériale de leur entreprise à celle d’un projet d’architecture et, selon l’hypothèse des auteures, de pérenniser les valeurs de l’exercice libéral de l’architecture.

21 Questionnant également la structuration des entreprises d’architecture selon le choix d’un type de société, la contribution de Fanny Delaunay et d’Estelle Gourvennec analyse des agences organisées sous la forme de sociétés coopératives (SCOP) au travers d’une trentaine d’entretiens auprès d’associés et/ou gérants de sociétés d’architecture, en activité aujourd’hui. Au-delà des valeurs entrepreneuriales, sociales, voire éthiques qui sous-tendent ce choix et de leurs effets sur le travail au quotidien, les auteures rendent compte d’autres enjeux pris en compte par les architectes : l’accès à un réseau et à des partenariats, et un positionnement renforcé sur le marché économique.

22 Enfin, quatre articles interrogent les compétences des acteurs des agences d’architecture, en enquêtant sur leur émergence dans trois domaines depuis les années 1980 en France : la communication, les outils numériques de conception architecturale et la recherche. Ces articles partagent des questions communes : au regard des évolutions des contextes, des outils et des méthodes d’intervention des architectes, quelles sont les compétences que ces derniers considèrent devoir maintenir au sein de leurs agences, et quelles sont les nouvelles à développer ? Entre

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part de liberté et obligations de répondre à des injonctions extérieures au milieu architectural, comment choisissent-ils les compétences supplémentaires à acquérir ? Sont-elles internalisées ou sous-traitées, et selon quelles relations interprofessionnelles ? Ces questions appellent à considérer un cadre d’étude élargi, et à analyser les évolutions des relations de travail et des rapports de pouvoir qu’elles engendrent au sein des agences.

23 Ainsi, Margaux Darrieus lève le voile sur des invisibles de l’architecture : les professionnels de la communication promotionnelle. Au gré d’une expérience d’observation participante au long cours, doublée d’entretiens semi-directifs avec les protagonistes, elle détaille la nature de leur travail et de leurs missions, leurs profils et leurs trajectoires, dans et en dehors des agences, montrant comment leurs compétences, désormais jugées indispensables, participent à l’accès des architectes à la commande.

24 Deux contributions explorent les effets de l’introduction d’outils numériques de conception architecturale sur les manières de travailler. Élargi aux pratiques du Design Computationnel (DC) et du Building Information Modeling (BIM), l’article d’Aurélie de Boissieu propose une enquête auprès de sept agences françaises et anglaises ayant développé ces méthodes dans la décennie 2010. Elle livre un panorama des structurations du travail qu’elles engendrent et une typologie des nouveaux rôles qu’elles créent, fondée sur les formations, les compétences et les degrés d’initiative et de responsabilité. Elle questionne l’apparition de nouveaux métiers ou de nouvelles figures professionnelles. Resserré sur le BIM et les agences d’architecture françaises, la contribution d’Élodie Hochscheid et de Gilles Hallin mobilise une enquête quantitative multicritères auprès de 800 agences. Les résultats montrent comment elles se sont, ou non, appropriées cet outil, et leurs positionnements sur le marché de l’architecture selon les particularités de leur fonctionnement interne et des commandes architecturales qu’elles traitent. Une dimension prospective répond à l’idée répandue que la généralisation du BIM provoquerait une réduction des entreprises d’architecture de petite taille.

25 Enfin, Mélanie Guénot éclaire d’autres pratiques mobilisant parfois des compétences nouvelles : celles relatives à la recherche et à l’innovation, fortement encouragées ces dernières années par une politique publique (notamment la Stratégie Nationale pour l’architecture en 2015) doublée de dispositifs incitatifs (tels les crédits impôts recherche ou innovation, ou les conventions industrielles de formation par la recherche). Par une méthode à la fois quantitative et qualitative, l’auteure identifie les dynamiques, notamment en termes de compétences internes et de charges de travail, conduisant aux stratégies disparates des architectes pour développer ces approches. Le retard qu’elle identifie en la matière est questionné au regard de l’équilibre complexe que ces pratiques induisent vis-à-vis de l’ethos professionnel des architectes construit sur des valeurs et le mode d’exercice libéral.

Mutation et réaffirmation d’un modèle en question

26 Finalement, ce numéro thématique, invite à poursuivre l’enquête visant à cerner la permanence des modèles tacites qui structurent les agences d’architecture au fil du temps. Pour les historiens, cette démarche amène soit à reconsidérer des sources usuelles, soit à constituer et croiser de nouveaux corpus de documents administratifs.

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La difficulté est accrue par le fait que les organisations décrites sont peu stables, flexibles et adaptables au gré des commandes et des circonstances. Les chercheurs qui s’attachent à comprendre les mutations des organisations de travail actuelles bénéficient de la parole directe des acteurs, révélatrice de la diversité des stratégies de positionnement des architectes. Mais plus la structure évoquée est récente et en activité, plus il semble difficile d’accéder à l’ensemble des données et documents qui permettraient d’en faire l’analyse. Ainsi, bien des dimensions « évacuées » soit de leurs discours par les architectes eux-mêmes, soit de leurs archives professionnelles, limitent la réflexion épistémologique autour de l’objet « agence ». Ce constat rejoint celui actuel d’une profession peu encline à intégrer les questions économique et gestionnaire au cœur de sa pratique, marquée par un « impensé managérial24 ».

27 Pourtant, les contributions ici rassemblées rendent compte de l’élaboration d’organisations du travail architectural dès le XVIIIe siècle en France, incluant une répartition des tâches créative, sans que ces expériences ne soient formalisées, théorisées ou transmises. En France, un enjeu important semble donc être la formation des architectes à ces questions, auquel doit répondre, pour les nouvelles générations, le cycle post-diplôme conduisant à l’« habilitation à la maîtrise d’œuvre en son nom propre » créé en 2007. Pour les plus anciennes générations, les collaborations intergénérationnelles, la formation professionnelle tout au long de la vie ou la prise en main de ces questions par les représentants de l’Ordre professionnel et des organisations syndicales des architectes employeurs et salariés pourraient constituer des voies de formation.

28 Pour ce qui est de l'approche historique, les recherches mériteraient d’être étendues au-delà des années 1970, pour appréhender les effets et bouleversements de la loi sur l’Architecture de 1977 et de celle sur la maîtrise d’ouvrage publique de 1985. Comment les agences se sont-elles organisées suite à cette nouvelle conjoncture qui a structuré le champ jusqu’à nos jours ? En matière de sources, à celles identifiées dans l’ensemble des articles, pourraient s’ajouter celles issues de fonds d’archives en cours d’exploitation ou de versement : celle des acteurs de l’enseignement de l’architecture, en formation initiale ou professionnelle, et celles des représentants des architectes, qu’il s’agisse des conseils régionaux de l’ordre ou des organisations syndicales. Pour ce qui est des méthodes, davantage de comparaisons internationales pourraient mettre au jour des organisations d’agences différenciées selon le poids des cultures nationales vis- à-vis du travail, mais aussi de l’architecture.

NOTES

1. Rachel Esner, « Pourquoi l’atelier compte-t-il plus que jamais ? », Perspective, 2014, n°1, pp. 7-9 (numéro spécial consacré à l’atelier). Voir aussi dans ce numéro : Jean-Marie Guillouët, Caroline A. Jones, Pierre-Michel Menger, et Séverine Sofio, « Enquête sur l’atelier : histoire, fonctions, transformations », pp. 27-42. 2. Françoise Waquet, L’Ordre matériel du savoir. Comment les savants travaillent, XVIe-XXIe siècles, Paris, CNRS Éditions, 2015 ; Patrice Bret, Catherine Lanoë, « Laboratoires et ateliers, des espaces

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de travail entre sciences et arts et métiers, XVIe-XVIIIe siècle », dans Liliane Hilaire-Perez, Fabien Simon, Marie Thébaud-Sorger, L’Europe des sciences et des techniques. Un dialogue des savoirs, XVe- XVIIIe siècle, Rennes, PUR, 2016, pp. 149-155 ; Pascal Dibie, Ethnologie du bureau. Brève histoire d’une humanité assise, Paris, Éditions Métailié, 2020. 3. Steven Shapin, « The Invisible Technician », American Scientist, nov.-déc. 1989, vol. 77, n°6, pp. 554-563. 4. Claude Mignot, « Cabinets d’architectes du Grand Siècle », dans Olivier Bonfait, Véronique Gerard Powell, et Philippe Sénéchal (dir.), Curiosité : études d’histoire de l’art en l’honneur d’Antoine Schnapper, Paris, Flammarion, 1998, pp. 317-26 ; Alexandre Cojannot, « Du maître d’œuvre isolé à l’agence : l’architecte et ses collaborateurs en France au XVIIe siècle », Perspective, Actualité en histoire de l’art, no1, 2014 ; Étienne Faisant, « Conduire pour bâtir : de la conduite des ouvrages par les architectes et les entrepreneurs », dans Alexandre Gady et Alexandre Cojannot (dir.), Architectes du Grand siècle : du dessinateur au maître d’œuvre, Paris, éd. du Passage, 2020, pp. 34-53 ; Viviane Idoux, L’Administration des Bâtiments du Roi sous les règnes de Louis XV et Louis XVI, thèse de doctorat en histoire moderne, université de Saint-Quentin en Yvelines, 2015. 5. Maxime Decommer, Les Architectes au travail. L’Institutionnalisation d’une profession, 1795-1940, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017. 6. Alexandre Cojannot et Alexandre Gady, « L’Architecte sur le chantier », Dessiner pour bâtir. Le métier d’architecte au XVIIe siècle, Paris, éditions Le Passage, 2017, pp. 255-261 ; Valérie Nègre (dir.), L’Art du chantier : construire et démolir du XVIe au XXIe siècle, Paris/Gand, Cité de l’Architecture/ Snoeck, 2018. Pour le rapport des architectes au chantier, voir dans ce volume : Laurent Baridon, « Interdit au public ?, Rites, visites et visiteurs » et « Le Corbusier : révéler le chantier », ibid., pp. 158-175. Eike-Christian Heine, Christoph Rauhut, Producing Non-Simultaneity. Construction Sites as Places of Progressiveness and Continuity, London/New York, Routledge, 2018. 7. Judi Loach, « L’Atelier Le Corbusier, un centre européen d’échanges », Monuments Historiques, 1992, pp. 49-52 ; Ingrid Quintana Guerrero, « La colonie latino-américaine dans l’atelier parisien de Le Corbusier », Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère, 2 | 2018, [en ligne] http://journals.openedition.org/craup/525, mis en ligne le 10 septembre 2018, consulté le 20 octobre 2020. 8. Concernant le XX e siècle, voir notamment les thèses soutenues durant les dix dernières années : Marie Gaimard, Hygiène, morale, rentabilité. Jean Walter, architecte (1883-1957), université Paris 1-Panthéon Sorbonne, 2013 ; Gauthier Bolle, C.-G. Stoskopf (1907-2004), architecte : les Trente Glorieuses et la réinvention des traditions, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017 ; Mélanie Manin, Du type au prototype : outils et processus de conception du projet architectural élaborés par Henry Jacques Le Même (1897-1997), université de Grenoble, 2014 ; Caroline Bauer, L’Agence André au temps de Jacques et Michel (Nancy, 1929-1973) : architecture, réseaux et filiations, université Paris 1-Panthéon Sorbonne, 2015 ; Élise Guillerm, L’Architecte Jean Dubuisson (1914-2011). Le dessin à l’épreuve des usages, université Paris 1-Panthéon Sorbonne, 2015 ; Audrey Jeanroy, Claude Parent, architecture et expérimentation, 1942-1996 : itinéraire, discours et champ d’action d’un architecte créateur en quête de mouvement, université de Tours, 2016 ; Hugo Massire, Pierre Dufau architecte (1908-1985) : un libéral discipliné : parcours, postures, produits, université de Tours, 2017 ; Sébastien Cherruet, Édouard Albert (1910-1968) : l’œuvre complexe d’un architecte moderne, université Paris 1-Panthéon Sorbonne, 2019. 9. Jean-Claude Sabatou, « Les agences d’architectes », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°3, mars 1937 ; « Agences d’architectes », L’Architecture d’Aujourd’hui, 1955, n°58 ; L’Architecture d’aujourd’hui, n°182, nov.-déc. 1975. 10. Conor Lucey, Building Reputations: Architecture and the Artisan, 1750-1830, Manchester, Manchester University Press, 2018 ; Valérie Nègre et Sandrine Victor, « L’Entrepreneur de bâtiment : nouvelles perspectives (Moyen Âge-XXe siècle) », Ædificare. Revue internationale d’histoire de la construction, n°5, fév. 2020, pp. 23-39 (numéro thématique consacré à l’entrepreneur

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de bâtiment) ; Charlotte Duvette, « L’Évolution de la maison urbaine à Paris à la fin du XVIIIe siècle. Le rôle de l’entrepreneur de bâtiment : propriétaire et constructeur ? », ibid., pp. 119-153. 11. Auguste Perret « La rencontre des intellectuels », Sillage, 1er mai 1937, p. 301. 12. Fernand Pouillon, Mémoires d’un architecte, Paris, Seuil, 1968, p. 73, 102 et 154. 13. Raymonde Moulin et al., Les Architectes. Métamorphose d’une profession libérale, Paris, Calmann- Lévy, 1973. 14. Bernard Haumont, Figures salariales et salarisation de l’architecture, Paris, GRESA, 1985. 15. Par exemple : Guy Tapie, Les Architectes : mutations d’une profession, Paris, L’Harmattan, 2000. 16. Florent Champy, « Vers la déprofessionnalisation : l’évolution des compétences des architectes en France depuis les années 1980 », Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, n°2/3 « Métiers », 1999, pp. 27-28. 17. Olivier Chadoin, Être architecte : les vertus de l’indétermination. De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnel, Limoges, PUL, 2007, p. 30. 18. Christophe Camus, À la recherche de l’architecture, observation participante d’une agence d’architecture, Paris, ENSA Paris-La Villette, 1997. 19. Sophie Houdart et Chihiro Minato, Kuma Kengo. Une monographie décalée, Paris, Éditions Donner Lieu, 2009. 20. Miguel Delattre et al., « Ar(t)chitectes et management : histoires d’introduction d’outils de management chez les architectes », Annales des Mines - Gérer et comprendre, n°120, 2015, pp. 4-15. 21. Marie Piganiol, « Pouvoir statutaire, pouvoir relationnel. Une analyse organisationnelle des architectes en situation de travail », Sociologie du travail, vol. 58, n°3, 2016, pp. 253-272. 22. Voir Isabelle Chesneau (dir.), Profession Architecte, Paris, Eyrolles, 2018, et Véronique Biau, Les architectes au défi de la ville néolibérale, , Parenthèse, 2020. 23. Véronique Biau, op. cit., p. 202. 24. Véronique Biau, ibid., p. 205.

AUTEURS

GAUTHIER BOLLE Gauthier Bolle, architecte DPLG (ENSAS, 2006), docteur en histoire de l’architecture (2014), maître de conférences en histoire et cultures architecturales à l’École nationale supérieure d'architecture de Strasbourg, chercheur à l’UR ARCHE (Université de Strasbourg), membre élu du Conseil national des enseignants-chercheurs des écoles d'architecture (2018). Commissaire adjoint de l’exposition Le Corbusier, les chemins de la création (Séoul Arts Center, 2016). Ses recherches portent sur les formes et théories architecturales ainsi que sur le milieu professionnel en France au XXe siècle. Publication de la thèse : C.-G. Stoskopf (1907-2004), architecte : les Trente Glorieuses et la réinvention des traditions, Rennes, Presses Universitaires de Rennes (Art et société), 2017. Publications récentes : « Appropriation des modèles étrangers et tradition académique dans la conception des ensembles d’habitation en France (1945-1965) », Source(s), revue de l’UR-ARCHE, n°13, 2019 ; « L’architecture du quartier européen à Strasbourg depuis 1949 : enjeux locaux d’un développement institutionnel supranational », In Situ [En ligne], 38, fév. 2019, [http:// journals.openedition.org/insitu/20202].

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MAXIME DECOMMER Diplômé d’État en architecture et docteur en architecture, Maxime Decommer est maître de conférences en sciences humaines et sociales à l’école nationale supérieure d’architecture de Bretagne et chercheur à l’UMR AUSser (3329-CNRS-MCC), équipe ACS. Ses recherches portent sur les mondes de la formation à l’architecture et le groupe professionnel des architectes : son histoire et les enjeux actuels des renouvellements de ses pratiques. Il est notamment l’auteur de l’ouvrage Les architectes au travail. L’institutionnalisation d’une profession, 1795-1940, paru aux Presses Universitaires de Rennes en 2017.

VALÉRIE NÈGRE Valérie Nègre est architecte et professeur d’histoire des techniques à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses recherches portent sur les interactions entre architecture, technique et société (XVIIIe-XXe siècles). Ses études récentes se focalisent sur les représentations de la technique et sur les savoirs artisanaux. Elle a édité avec R. Carvais, A. Guillerme, J. Sakarovitch, Nuts and Bolts of Construction History. Culture & Technology, Paris, Picard, 2012 ; L’Art et la matière. Les architectes, les artisans et la technique (1770-1830), Paris, Classiques Garnier, 2016 ; et récemment dirigé L’Art du chantier. Construire et démolir du XVIe au XXIe siècle, Paris, Snoeck/Cité de l’architecture et du patrimoine, 2018.

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À l'ombre d'un nom

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Entre Avignon et Paris : la double agence Franque au XVIIIe siècle Between Avignon and Paris: Franque’s 18th century dual architectural agency

Béatrice Gaillard

Je remercie Josselin Morvan pour son aide précieuse dans l’élaboration de la cartographie des œuvres des Franque

Introduction

1 L’expression « agence d’architecture » semble anachronique pour le XVIIIe siècle. En effet, la définition du mot « agence » dans le dictionnaire de Furetière (1690), reprise dans celui de Trévoux (1771), se réfère au travail d’un agent. Au XVIIIe siècle, le travail de l’architecte et de ses collaborateurs se faisait le plus souvent à son domicile, dans un cabinet. Dans l’Encyclopédie, Jacques-François Blondel précise : « Sous ce nom [le cabinet] on peut entendre les pièces destinées à l’étude, ou dans lesquelles l’on traite d’affaires particulières, ou qui contiennent ce que l’on a de plus précieux en tableaux, en bronzes, livres, curiosités, &c1. ». À la fin du siècle, dans l’Encyclopédie méthodique, Quatremère de Quincy ajoute : « Le cabinet, considéré comme lieu d’étude ou de travail est une des pièces essentielles et constitutives des appartemens modernes2. » Au XIXe siècle, l’acception du terme agence évolue pour décrire une société commerciale et par extension un lieu où l’on traite d’affaires et où l’on passe des contrats, autant d’activités qui se situaient auparavant dans un cabinet. Cette multiplicité des termes utilisés pour définir les lieux où s’exerce une profession libérale se retrouve actuellement dans la diversité de la terminologie d’usage pour définir l’« étude de notaire » (en référence au cabinet d’étude), le « cabinet d’avocat » », le « bureau du juge ». Le bureau, qui par métonymie désigne la pièce où se trouve la table de travail, remplace progressivement le mot cabinet pour désigner le lieu d’activité de l’architecte au XIXe siècle3. Il sera supplanté par le terme d’agence à la suite d’un glissement sémantique, dont il est difficile de définir exactement le moment où il s’est opéré. Toutefois, si la terminologie évolue, la pratique professionnelle quant à elle s’inscrit

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dans le temps long, quelle que soit l’acception du terme employé pour définir l’endroit où elle s’exerce ; aussi nous adopterons celui « d’agence » pour évoquer les lieux et l’organisation du travail des Franque et de leurs collaborateurs au XVIIIe siècle.

2 L’appréhension du travail quotidien de l’architecte à la période moderne se heurte à la difficulté de trouver des sources y faisant référence. Si le travail collaboratif mis en place au sein de l’administration des bâtiments du roi, qualifiée souvent d’agence, est bien connu grâce à des sources abondantes4, l’organisation du travail autour d’un architecte « libéral » reste encore à explorer5. Récemment, Alexandre Cojannot a mis en lumière la façon dont l’architecte du XVIIe siècle délègue une partie de son travail à des collaborateurs de confiance6 ; Étienne Faisant a quant à lui brossé un tableau très clair des relations qui pouvaient exister entre les architectes et l’entreprise des bâtiments dans la conduite des chantiers7. Toutefois, Joëlle Barreau ou Thierry Verdier ont souligné la difficulté d’appréhender dans son ensemble le travail en agence des architectes de la période moderne8. Outre les dessins (le fonds proprement dit) et les contrats de construction, l’historien doit recourir à des documents, le plus souvent des archives privées, qui n’émanent pas directement de l’agence, mais peuvent lui apporter des informations sur son organisation. Dans le cadre de l’étude de la famille Franque, architectes avignonnais du XVIIIe siècle, dont un des membres est devenu architecte de Louis XV à Paris, nous avons pu avoir accès à des sources originales qui nous ont permis de reconstituer l’histoire et l’organisation des agences Franque : la première située à Avignon, la seconde à Paris. Malgré l’éloignement géographique, les architectes ont collaboré de façon très originale, ce qui justifie l’utilisation de l’expression « double agence » pour les désigner9.

3 Jean-Baptiste Franque (Villeneuve-lès-Avignon, 1683-Avignon, 1758) et ses deux fils François II (Avignon, 1710-Paris, 1793) et Jean-Pierre (Avignon, 1718-Avignon, 1810) ont exercé le métier d’architecte durant presque tout le XVIIIe siècle10. Installés à Avignon, Jean-Baptiste et Jean-Pierre ont répondu à de nombreuses commandes provenant d’une zone géographique très large, s’étendant de Toulon à Viviers du sud au nord ; de Grasse à Beaucaire d’est en ouest. Quant à François II, il s’installa à Paris en 1737 et eut une carrière florissante, durant laquelle il intervint dans de nombreux bâtiments situés dans la région parisienne, mais pour la plupart en province, voire en Suisse. L’étude de leurs œuvres a permis de recenser environ 330 bâtiments et ouvrages pour lesquels ils sont intervenus ou ont donné des projets (fig. 1). Ils ont travaillé pour des villes, des ordres religieux, des particuliers et n’ont dédaigné aucun chantier petit ou grand. Ainsi, ils sont intervenus pour la construction de châteaux, d’hôtels, d’abbayes et d’églises, de bâtiments publics, mais n’ont pas refusé les ouvrages mineurs comme la création d’une chaussée, l’aménagement d’un salon ou l’entretien de bâtiments. L’abondance de leur production architecturale laisse supposer que ces architectes ont disposé de toute une équipe de collaborateurs, qu’ils soient employés à demeure dans leur cabinet ou qu’ils aient travaillé en association pour conduire les chantiers. Pour reconstituer l’histoire des agences Franque, nous reviendrons, dans un premier temps, sur les sources qui nous permettent de décrire les lieux, puis nous envisagerons leur organisation et enfin les relations qui ont existé entre elles.

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Figure 1. Carte représentant les lieux où les Franque sont intervenus.

Réalisation par l’auteure.

Figure 2. Carte représentant les interventions des Franque dans le sud-est de la France.

Réalisation par l’auteure.

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Des sources privées au service de la description des lieux.

4 L’œuvre des Franque est connu grâce à de nombreuses sources écrites, en particulier des contrats de construction, malheureusement les fonds de leur agence à Avignon et à Paris ont été perdus. À la mort de François II et de Jean-Pierre, décédés tous deux sans enfants, personne ne reprit leur activité et leurs archives ont été dispersées et perdues. Il ne reste que très peu de dessins des Franque, lesquels concernent essentiellement des œuvres de François II11. Il a donc fallu travailler en contrepoint et recourir à d’autres types d’archives, dont beaucoup sont des sources privées, notamment la correspondance des architectes, le journal d’un membre de la famille, des rapports détaillant précisément le travail de Jean-Pierre en tant qu’architecte de la ville d’Avignon, le testament de Jean-Baptiste et les inventaires après décès de François II et Jean-Pierre.

5 La correspondance des Franque, essentiellement celle de Jean-Baptiste, est composée de 647 lettres, regroupées en 4 manuscrits factices12. Elles ont été écrites entre le 31 mars 1703 et le 3 novembre 1740, mais la plupart d’entre elles datent des années comprises entre 1727 et 1737, période à laquelle l’agence Franque d’Avignon prenait énormément d’ampleur. Depuis 1715, Jean-Baptiste Franque était systématiquement qualifié d’« architecte » dans les actes notariés13 alors qu’auparavant il était désigné comme « maître maçon » et « entrepreneur ». Cette reconnaissance précéda la mise en place de l’agence, que nous pouvons situer aux alentours de 1720. Sur l’ensemble de la correspondance, environ 250 lettres, soit 38 %, proviennent de fournisseurs de matériaux, d’artisans, d’entrepreneurs ou d’architectes ; les autres ont été écrites par des proches ou des commanditaires. Cet ensemble documentaire exceptionnel s’avère particulièrement intéressant pour appréhender les réseaux que les architectes ont pu développer dans le milieu du bâtiment ou avec les commanditaires. Il nous fait véritablement entrer dans les coulisses du métier et de ce fait de l’agence.

6 Avec cette correspondance, la bibliothèque municipale d’Avignon conserve un document assez original : le journal de Jean-François Franque14, quatrième fils de Jean- Baptiste, chanoine de Saint-Agricol. Dans ce document, l’auteur relate ses journées, heure par heure, ainsi que les évènements qui se sont produits dans la maison familiale où il résidait la plupart du temps. Commencé le 1er juin 1753 et terminé le 10 août 1771, le journal est incomplet15, mais nous fournit des détails intéressants sur l’agence d’Avignon et son fonctionnement.

7 Les testaments ou inventaires après décès s’avèrent quant à eux très précieux pour restituer l’histoire et surtout les lieux des agences. Aucun inventaire n’a été dressé après le décès de Jean-Baptiste Franque, car sa succession avait été organisée dans son testament du 6 octobre 1747. Ce document comprend une clause particulière pour que François II et Jean-Pierre se partagent : […] aussi égallement entre eux tout ce qui se trouve dans son cabinet consistant tant en livres, desseins, estampes, modèles que autres choses quelconques, les lots et portions seront faits par sond. fils aîné et le choix en sera fait par led. sr Jean- Pierre Franque sond. fils cadet, […] voulant et ordonnant aussi expressément que au cas que led. sr Franque sond. fils aîné continue de faire sa résidence locale à Paris, en sorte qu’il ne fasse pas une résidence personnelle habituelle et corporelle dans led. Avignon, […] tout ce qui se trouvera dans son dit cabinet […] appartienne entièrement aud. sr Jean-Pierre Franque son fils cadet […]16.

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8 Cette clause qui organisait la transmission de l’agence permettait de protéger les intérêts de ses deux fils : Jean-Pierre, qui n’avait pas pu intégrer le corps des ingénieurs des ponts et chaussées comme il le souhaitait, et François II, qui tentait de s’installer comme architecte à Paris. Elle assurait à ce dernier la possibilité de revenir dans l’agence familiale dans l’hypothèse où sa carrière parisienne aurait échoué, et dans le cas contraire, elle préservait l’unité du fonds du cabinet qui devait revenir tout entier au fils qui reprendrait l’activité du père. Il était constitué de nombreuses gravures et de livres que Jean-Baptiste Franque se faisait envoyer depuis Paris, notamment par son neveu Pierre Germain17. Nous ne connaissons pas la liste des ouvrages du cabinet, mais nous pouvons supposer qu’elle comprenait les « classiques » : Vitruve, Palladio, Le Muet, Bullet, dont on sait qu’ils étaient présents dans les bibliothèques de maçons contemporains des Franque18, notamment celle du comtadin Jean-Baptiste Mégy étudiée par Patrick Fournier19.

9 Pour François II et Jean-Pierre, des inventaires après décès existent. Celui de François II, daté du 1er juillet 1794, décrit son cabinet et sa bibliothèque ce qui nous permet d’entrevoir les lieux de son agence20. Celui de Jean-Pierre est fort court, car ce dernier est mort à 92 ans dans un grand dénuement : rien ne mentionne son activité professionnelle ou le fonds de son cabinet, qui a dû être dispersé bien avant sa mort21. En revanche, pour connaître les activités de Jean-Pierre en tant qu’architecte de la ville d’Avignon, nous disposons de textes détaillés dans lesquels ce dernier relate jour par jour tous les travaux qu’il a réalisés dans le cadre de ses fonctions22. Ces textes ont été rédigés à la demande des consuls d’Avignon, afin d’établir les émoluments de l’architecte. Ils recensent les ouvrages accomplis lors de chaque consulat, d’une durée d’un an. Toutefois, ces documents ne couvraient pas toute l’année car ils devaient être rendus avant l’organisation des élections des nouveaux consuls et la clôture du budget du consulat. Cette incomplétude est à l’origine de leur dénomination de « Parcelles » plutôt que « Mémoire ». Plusieurs passages évoquent l’activité de Jean-Pierre dans son cabinet pour faire des plans ou des dessins, ou pour discuter avec les entrepreneurs au sujet des divers chantiers qu’il supervisait dans la ville.

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Figure 3. Avignon, maison Franque.

Schéma réalisé par l’auteure d’après le cadastre napoléonien

10 Le point commun des agences Franque est qu’elles étaient intégrées dans la demeure des architectes. Le cabinet décrit dans le testament de Jean-Baptiste était situé dans le prolongement des pièces d’habitation de sa maison, rue Pétramale à Avignon (fig. 3). Pour son logement et son activité professionnelle, l’architecte avait acquis deux maisons qu’il avait réunies pour n’en former qu’une. Les deux bâtiments étaient organisés chacun autour d’une cour, avec une entrée indépendante. Le porche d’une de ces entrées était couvert de trois voûtes à arêtes doubles et plafond mouluré (fig. 4).

Figure 4. Avignon, Maison Franque, voûte du porche d'entrée.

Schéma de l’auteure.

11 Ce choix de couverture témoigne, dès l’entrée de la demeure, des capacités techniques de l’architecte pour concevoir des voûtes, et nous savons que sa maîtrise de la stéréotomie contribua à faire sa renommée. Nous pouvons considérer que nous sommes ici en présence de la vitrine du travail de l’agence. À Paris, François II procéda de la même façon et acquit deux bâtiments pour n’en faire qu’un, transformé en 1758 en

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hôtel particulier pour son usage et pour établir son agence. L’inventaire après décès nous apprend qu’une partie de ce bâtiment était louée alors que l’architecte s’était réservé deux appartements au deuxième étage qui se composaient de neuf pièces. Un passage permettait d’accéder à trois autres salles disposées en enfilade sur la rue, comprenant un salon éclairé par deux fenêtres, une pièce dont la fonction n’est pas précisée dans l’inventaire, mais dont nous pouvons supposer qu’elle servait d’antichambre au cabinet d’architecture qui suivait et fermait l’enfilade. Cette description nous permet d’imaginer des espaces suffisamment grands pour abriter plusieurs collaborateurs et élèves, car on sait que François II Franque forma chez lui des élèves au dessin, notamment les architectes Jean-Baptiste Ceineray (1722-1811)23, Jean- Jacques Huvé (1742-1808)24 ou Adrien Mouton (1741-1820)25. La description du cabinet nous donne accès au travail quotidien d’un architecte du XVIIIe siècle, en nous présentant tous ses meubles et son matériel professionnel : un bureau de bois en acajou, une encoignure, un serre papier à « dessein » (petit meuble à casiers), une petite table à écrire, un chandelier, six mains à papiers en marbre, cinq compas, deux porte-crayons, une équerre en cuivre, deux écritoires, l’un monté en cuivre doré l’autre couvert de cuivre, un étui de mathématique (incomplet)26, une boussole en cuivre, quatre chaises et un fauteuil, un fauteuil de bureau, un corps de tablette (étagère) en bois de chêne, quatre chaises, un trumeau de cheminée de deux glaces, un autre trumeau d’entre croisée de deux glaces, une armoire à deux volets et un « coquiller27 », une toise et une règle de bois noirci. L’armoire du cabinet contenait 25 portefeuilles de plans d’architecture et d’estampes, celle de l’antichambre conservait plusieurs rouleaux de dessins et de cartes, quelques estampes d’ornements. On trouvait également dans cette pièce deux cages ou « monstres » (vitrines) en bois, dont la première contenait des coquillages, minéraux, échantillons de marbre et un meuble qui renfermait 16 portefeuilles de dessins, plans d’architecture, estampes (notamment des eaux-fortes d’Adrien Manglard28 et des cartes de Madrid), plusieurs cahiers des prix d’architecture gravés par Prieur29, un volume de dessins d’architecture de l’élève du Bernin Mathieu Rossi30. La bibliothèque de l’architecte complétait le cabinet. Elle comprenait 1 245 volumes, ainsi que des journaux et brochures. Seuls 38 titres furent décrits par les priseurs qui estimèrent la valeur totale des ouvrages à 2 855 livres. C’était une bibliothèque très riche. À titre de comparaison celle de Jacques-Germain Soufflot ne contenait que 675 volumes lors de son décès en 178031. Au cours de sa carrière, François II Franque fut très sollicité et les collaborateurs de l’architecte furent sans doute nombreux pour pouvoir répondre aux commandes qu’il recevait et dont la plupart venait de province. L’échelle de l’agence parisienne était bien plus grande que celle d’Avignon, mais son organisation devait être sensiblement la même. La perte du fond des agences Franque nous oblige à travailler à partir d’informations souvent allusives, qui, mises en perspective avec les textes relatifs à l’activité professionnelle des architectes, nous éclairent sur leur mode opératoire à l’intérieur des cabinets, mais aussi à l’extérieur.

L’organisation des agences

12 Nous ne disposons pas de sources précises sur les personnes employées dans l’agence d’Avignon, comme des pièces comptables ou des contrats professionnels, mais plusieurs passages du journal du chanoine Franque mentionnent le nom de certains collaborateurs. Ainsi, au sein du cabinet, nous trouvons un géomètre du nom de Blein,

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parfois qualifié d’« ingénieur ». Il semble avoir travaillé longtemps au service des Franque, car son nom apparaît durant une période de quatorze ans dans le journal. Il faisait souvent les déplacements sur les chantiers. Le 10 mai 1757, par exemple, il revint de Provence avec Jean-Pierre et repartit avec lui en septembre pour Aix-en-Provence32. Les consuls de cette ville avaient alors l’intention de faire construire une place publique et l’architecte et son collaborateur allèrent probablement sur les lieux afin de proposer un projet33. Ils y retournèrent d’ailleurs en février et en mars de l’année suivante. En septembre 1758, nous retrouvons Blein et Jean-Pierre Franque à Mazan (Vaucluse), vraisemblablement pour faire le relevé du site sur lequel le comte de Sade fit construire son château suivant les plans de l’architecte34. La même année, Blein accompagna encore Jean-Pierre Franque à la Chartreuse de Bonpas (Vaucluse), pour une raison qui nous échappe, mais que nous pouvons mettre en relation avec les nombreux travaux entrepris sur le réseau viaire qui entourait le bâtiment. En octobre suivant, ils se rendirent à nouveau à Aix-en-Provence et en août 1759, ils firent un voyage à Pont- Saint-Esprit (Gard)35, sans doute pour faire le relevé du terrain sur lequel les bénédictins du prieuré Saint-Pierre et Saint-Paul voulaient faire réaliser leurs nouveaux bâtiments. La collaboration entre les deux hommes dura très longtemps, puisqu’en novembre 1770 et en janvier 1771, le chanoine mentionnait qu’il était allé chez son frère où il avait « dîné » (déjeuné) avec M. Blein. À cette date, Jean-Pierre Franque avait vendu la majeure partie de la maison familiale, le 22 septembre 176436, à l’exception d’un corps de bâtiment situé au sud-ouest de la demeure, ce qui nous permet d’avancer que c’est dans cette partie que l’on trouvait l’agence à cette date. En 1767, il acquit des terres au lieu-dit Le Pigeonnier à Avignon37 où il fit construire une maison dans laquelle il déménagea vraisemblablement son cabinet, ce qui explique la présence de Blein dans ces lieux en 1771.

13 Le journal nous apprend également que l’agence d’Avignon employait des dessinateurs. Ceux-ci sont moins connus car leur fonction les appelait à être sédentaires. Trois noms sont cependant cités : ceux de Carcenat, Oudry et Roaltier ou Routier, qui ont accompagné occasionnellement les Franque dans leurs voyages. Ainsi, en janvier 1756, Jean-Pierre partit à Montpellier avec « M. Carcenat, dessinateur (…)38 » ; en décembre 1757, Jean-Baptiste Franque se rendit à Nîmes avec « M. Oudry dessinateur (...)39 », vraisemblablement dans le cadre du projet de l’hôtel de Génas40 ; et en février 1760 « M. Roaltier dessinateur »41 arriva d’Aix-en-Provence pour aider Jean- Pierre. Nous retrouvons son nom dans le journal du chanoine à la date du 23 septembre 1763, où il écrivait : « Je fus porter une lettre et un plan que mon frère le cadet m’avoit remis à M. Routier [Roaltier ?] son dessinateur (...)42. » Si leur activité au sein de l’agence n’est pas décrite dans le journal, nous pouvons supposer qu’ils contribuaient à élaborer tous les documents graphiques utiles à la conception et à la réalisation des projets. Ils devaient être vraisemblablement beaucoup plus nombreux, le journal ne citant que les principaux. La lecture des sources ne permet pas d’avancer que ces collaborateurs étaient employés à temps plein ou occasionnellement en fonction de la charge de travail des architectes. Cette dernière devint de plus en plus importante en raison de l’emploi des Franque comme architectes de la ville d’Avignon, dès 1724. Les « parcelles » rédigées par Jean-Pierre décrivent précisément son travail quotidien, qu’il résume en deux points dans sa conclusion : son travail au cabinet et à l’hôtel de ville. Il met ainsi en balance son activité sur le terrain et celle effectuée dans son agence qu’il décrit ainsi :

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Au cabinet. [1e] Le matin on a été occupé et quelque fois deux heures pour conférer avec les entrepreneurs sur les objets de leurs entreprises et leur donner tous les profils nécessaires pour la construction de leurs ouvrages, soit maçons, menuisiers, serruriers, paveur des rues et autres, on sent aisément combien des raisonnemens, des débats on est forcé d’essuyer des cas et des difficultés à aplanir, ce qui ce passe journellement à l’hôtel de ville en est une foible image. (…) 2e. L’expéditions des billets fournis aux ouvriers pour toucher des acomptes, lesdits billets n’ont été délivrés qu’après qu’on s’est assuré par l’examen et calcul des ouvrages faits qu’on pouvoit donner des à comptes. 3e. La composition des plans, dessin, devis, et rapport des mémoires, comptes et calculs, des cannages, des ouvrages reçus à ce sujet n’a pas laissé que de beaucoup occuper.43

14 Le cabinet n’était pas seulement consacré à l’élaboration des projets et à la rédaction des contrats de construction, il était aussi le lieu où les architectes échangeaient avec les artisans qui travaillaient sous leurs ordres. Un des atouts des Franque est d’avoir su organiser un réseau professionnel très étendu qui leur permettait de disposer d’artisans à qui ils pouvaient confier les chantiers. Jean-Baptiste, qui avait débuté comme maître maçon et entrepreneur, connaissait bien ce milieu et eut sans doute recours à ses anciens confrères sur les chantiers. Jean-Michel Mathonière émet l’hypothèse que Jean-Baptiste fut lui-même compagnon et sa correspondance confirme qu’il entretenait des échanges avec le milieu du compagnonnage44. Ces derniers constituaient une main d’œuvre de choix, notamment pour les ouvrages requérant la maîtrise de l’art du trait (coupe des pierres). La notoriété de l’agence grandissant, les Franque furent appelés fréquemment en dehors d’Avignon. Au fur et à mesure de l’extension de la zone géographique de leurs interventions, le réseau des collaborateurs s’agrandit et c’est à ce moment précis que commencent les sources épistolaires. Sur les chantiers de petite envergure, ils devaient le plus souvent employer les maçons des commanditaires, comme dans le cas du château de Saze (Gard)45 ou ceux de Zacharie Raousset de Boulbon à Pujaut (Gard) et à Boulbon46. En revanche, pour les chantiers conséquents, ils s’adjoignaient l’aide d’entrepreneurs de confiance à qui il déléguait la conduite des travaux. Entrer dans le cercle des collaborateurs des Franque était donc un enjeu important pour les maîtres maçons et les architectes étaient courtisés par les gens du métier des bâtiments. Ainsi, l’entrepreneur arlésien Claude Paul écrivit à Jean- Baptiste pour obtenir l’entreprise des ouvrages à faire chez M. Artaud à Arles, alors que Jean-Baptiste avait pensé tout d’abord employer les maçons de l’hôtel de Linage de Beaucaire47. Cette initiative fut couronnée de succès et Claude Paul fut à nouveau employé par Jean-Baptiste Franque pour faire les travaux de la maison de Lunel toujours à Arles48. Les artisans n’étaient toutefois pas forcément choisis en fonction de leur lieu de résidence, mais le plus souvent en fonction de la spécialité qu’ils exerçaient. Pour des tâches bien spécifiques, Jean-Baptiste Franque envoyait des ouvriers d’Avignon. Ainsi, à Beaucaire, il fit intervenir le paveur Barallet pour l’hôtel Boschet49 ou le plâtrier Carpentras pour les plafonds de M. de Linage50, alors qu’ils étaient tous deux d’Avignon. Les artisans étaient mobiles et n’hésitaient pas à se déplacer sur des chantiers. Ceci est d’autant plus vrai pour les directeurs de chantiers auxquels Jean- Baptiste confiait les ouvrages importants. Parmi ces collaborateurs de choix, trois noms se détachent : ceux de Guillaume Rollin (1685-1761), d’Esprit-Joseph Brun (1710-1802)51 et de Claude Projet ( ?- ?). Guillaume Rollin dirigea la construction du château de Sauvan à Mane dans les années 1720, puis celle de l’église Notre-Dame des Pommiers à Beaucaire. Sur ce chantier, il produisit tous les « dessins en grand52 » à partir de ceux

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donnés par Jean-Baptiste Franque dont certains sont conservés aux archives municipales de la ville53. Il rédigea les actes de réception d’ouvrages et procéda au paiement des ouvriers. Il rendait compte régulièrement de l’avancée des travaux à Jean-Baptiste et faisait le lien entre l’architecte et les consuls. Ce dernier n’avait plus qu’à se déplacer sur les lieux lors des prises de décisions importantes. Pourtant, le choix de l’architecte sur ce chantier ne fut pas évident et Guillaume Rollin voulut évincer Jean-Baptiste Franque. C’est l’intendant du Languedoc, M. de Bernage, qui mit fin à la querelle entre les deux hommes en les désignant et les associant tous deux pour mener à bien le chantier54, mais de fait, c’est Jean-Baptiste qui prit l’ascendant sur Rollin qui ne fut que l’architecte d’exécution. L’association avec Esprit-Joseph Brun, lui- même issu d’une famille de maîtres maçons de l’Isle-sur-la-Sorgue, fut plus paisible et dépassa le cadre professionnel, puisqu’il devint le gendre de Jean-Baptiste en épousant sa fille Marie-Marguerite en 173755. Pour le compte de son beau-père, il supervisa les travaux de l’hôtel de Palerne et les nouveaux bâtiments de l’hôtel-Dieu à l’Isle-sur-la- Sorgue. La lecture de la correspondance ne permet pas de douter que c’est bien Jean- Baptiste qui fut le concepteur de l’hôtel de Palerne56, car le commanditaire lui écrivait régulièrement pour lui faire part de ses idées et des changements qu’il voulait faire dans l’exécution de son bâtiment57. Pourtant, tous les prix-fait ou contrats de construction sont signés par Esprit-Joseph Brun, qui traitait devant notaire avec M. de Palerne en lieu et place de Jean-Baptiste. En l’absence de dessin autographe de ce dernier et sans les lettres de la correspondance, cet hôtel aurait été attribué à Esprit- Joseph Brun, ce qui nous invite à une extrême prudence quant à l’attribution de certaines œuvres à des architectes qui ont gravité dans le cercle de confrères plus talentueux. Il est intéressant de noter que lorsque le gendre de Jean-Baptiste Franque voulut mener une carrière d’architecte indépendante de celle de son beau-père et de son beau-frère, il s’installa dans la ville de Marseille, à la périphérie de leur zone d’intervention. Toutefois, de tous les collaborateurs de Jean-Baptiste Franque sur les chantiers, Claude Projet fut vraiment son associé de confiance. Nous ne savons rien de lui ou de sa formation, si ce n’est qu’il avait fait un voyage à Paris et qu’il avait été associé à d’Aviler à Montpellier58 avant de devenir l’homme de confiance de l’agence Franque. Il se verra confier la conduite des bâtiments conventuels des dominicains de Carpentras (Vaucluse, 1722-1730), un chantier important et assez long, les travaux des hôtels de Montauroux et de Raousset Bourbon à Aix-en-Provence (1733-1734) et enfin la construction du palais épiscopal, de l’hôtel de Roqueplane et de la chapelle Notre-Dame du Rhône à Viviers. Alors qu’il travaillait à Aix-en-Provence, Claude Projet tomba gravement malade. Durant tous les jours critiques, Jean-Baptiste Franque resta au chevet de son entrepreneur, montrant son inquiétude et l’attachement qu’il avait pour lui59. Il le considérait réellement comme son associé et c’est à ce titre qu’en 1754 il se rendit à Montpellier pour établir le devis des réparations à réaliser au théâtre de la ville. Dans les textes, Projet était d’ailleurs qualifié d’« architecte60 ». À travers Rollin, Brun et Projet, qui furent tous les trois désignés comme architectes au cours de leur carrière, nous voyons qu’au XVIIIe siècle, les architectes concepteurs et les architectes d’exécution étaient souvent qualifiés indifféremment d’entrepreneurs ou d’architectes. Le mode de fonctionnement de l’agence Franque d’Avignon, avec un architecte qui dirige une équipe de dessinateurs dans son cabinet et qui travaille avec des entrepreneurs pour la conduite de chantier, sera repris par l’agence de François II Franque à Paris, comme nous allons le voir.

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La stratégie collective des agences entre Paris et Avignon

15 Malgré le succès de l’agence de son père, François II Franque, à son retour de , décida de se rendre à Paris. Il est possible qu’il ait fait le voyage pour saluer le duc d’Antin, dont la bienveillance lui avait permis d’intégrer l’Académie de France à Rome, mais surtout pour parfaire sa culture architecturale et ainsi sa formation. Ce séjour fut l’occasion pour lui de tenter sa chance dans la « capitale des arts » et si ses débuts restent assez obscurs, il semble qu’il ait intégré rapidement le cabinet d’architecture de Contant d’Ivry61. Nous savons aussi qu’il se lia d’amitié avec l’architecte Jean-Sylvain Cartaud62 et lui succéda dans sa fonction d’architecte du ministre Voyer d’Argenson, notamment pour sa maison de campagne à Neuilly. La protection du ministre lui valut également d’être nommé, en 1750, inspecteur de l’hôtel royal des Invalides, une fonction qui rapportait annuellement 1 500 livres (somme équivalente à ce que Jean- Baptiste Franque gagnait en tant qu’architecte d’Avignon). Toutes ces rencontres contribuèrent à son succès dans le milieu parisien et il obtint ses premières commandes autour des années 1740. Pourtant, comme nous l’avons vu dans le testament de Jean- Baptiste, sa situation ne semble pas avoir été solidement établie avant sa nomination au poste d’inspecteur des Invalides en 1750. C’est vraisemblablement autour de cette date qu’il faut faire remonter l’origine de son agence parisienne, qui lui permit de répondre à de nombreuses commandes. N’ayant jamais participé à un projet royal, son nom est resté cependant à la marge, comme celui de nombreux architectes de son siècle qui n’ont pas travaillé pour le roi. Toutefois nous connaissons une partie de son œuvre grâce à un placet qu’il remit au directeur des bâtiments du roi pour augmenter ses chances d’entrer dans la première classe de l’Académie royale d’architecture en 176763. Il y dresse la liste de tous les bâtiments pour lesquels il a travaillé, que ce soit pour des travaux d’agrandissement ou d’amélioration d’un bâtiment existant ou la réalisation entière d’un édifice. À la fin de ce document, l’architecte établit une synthèse de son activité : « 95 édifices dont 80 ont été exécutés sans plusieurs autres oubliés qui feroient le nombre de plus de 130 dont 100 ont été exécutés ». L’analyse de cette liste permet d’avancer que sur l’ensemble de sa production environ 73 % des bâtiments pour lesquels il est intervenu sont situés en province (27 % dans le sud-est de la France, 3 % en Suisse et 43 % dans le reste de la France) contre 27 % à Paris et en région parisienne (voir fig. 1 et 2). Pour honorer toutes ces commandes, François II a dû mettre en place une agence et une stratégie professionnelle afin de pouvoir travailler à distance.

16 Une partie du succès de l’agence de François II reposait sur les commandes régulières que lui faisait l’ordre des bénédictins de Saint-Maur dont il était proche64. La maison mère des mauristes à Saint-Germain-des-Prés devait donner son aval à toute opération de travaux des abbayes de l’ordre. Le plus souvent, les religieux faisaient appel à un architecte sur place, mais à défaut, les supérieurs parisiens envoyaient François II Franque sur les lieux. Ces religieux étaient très fidèles aux artistes qu’ils employaient et nous pouvons ainsi avancer que François II fut l’architecte, si ce n’est officiel, au moins privilégié de l’ordre, tout comme le peintre Jean Restout à qui les religieux firent souvent appel65. Ces commandes furent à l’origine du rayonnement de l’agence Franque en province. Nous nous intéresserons plus particulièrement aux interventions de François II en Bourgogne pour illustrer notre propos.

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17 L’architecte fut appelé dans cette région pour reconstruire la façade de l’église et plusieurs bâtiments de l’abbaye Saint-Martin d’Autun en 1740. Lorsque François II devait intervenir pour un bâtiment en province, il se déplaçait sur les lieux pour rencontrer les commanditaires et faire un premier relevé pour élaborer un projet. Il confiait ensuite la conduite du chantier à un entrepreneur capable de donner les « dessins en grand » à partir de ceux de l’architecte et de les modifier en fonction des changements mineurs demandés par les commanditaires. Dans le cas de la Bourgogne, François II Franque travailla avec Michel-Ange I Caristie66. Les Archives départementales de Saône-et-Loire conservent de nombreux dessins présentant plusieurs projets pour Saint-Martin d’Autun sans signature67. Sur toutes les élévations, nous voyons un portique central à deux niveaux, flanqué de deux tours. Ce type de façade sera repris dans plusieurs bâtiments de François II pour les mauristes, notamment à la Daurade à Toulouse ou à l’abbatiale Saint-Jean-Baptiste à Saint-Jean d’Angély. Aussi nous pouvons attribuer la composition de la façade à François II Franque, alors que les dessins qui proposent des variantes sont probablement de Caristie.

18 La ville d’Autun profita de la présence de l’architecte parisien pour lui demander les dessins des nouvelles halles ou boucheries, dont la conduite des travaux fut à nouveau confiée à Caristie. C’est lui qui rectifia les dessins initiaux en intégrant un escalier au centre de la halle pour adapter les bâtiments à la déclivité du terrain que François II n’avait pas prise en compte dans son projet68. La ville demanda également à l’architecte du roi de rectifier les plans donnés d’un entrepreneur local, pour construire une petite halle pour le chapitre cathédral.

19 Les consuls d’Autun ne furent pas les seuls à profiter de la présence de François II en Bourgogne. Claude de Morey fit appel à lui pour la construction de l’escalier d’honneur et l’aile nord de son château de Sully. Nous n’avons pas trouvé de document mentionnant le nom du conducteur du chantier, mais il est fort possible que celui-ci ait été confié à Caristie. Ainsi pour la région d’Autun, nous observons un mode de fonctionnement de l’agence parisienne qui, à l’instar de celle d’Avignon, met en place des collaborations avec des architectes entrepreneurs locaux comme Caristie pour la Bourgogne.

20 En outre, dans le placet de 1767, nous trouvons un grand nombre d’ouvrages situés dans le sud-est de la France. Ils peuvent être classés en deux groupes, ceux qui précèdent le départ de François II à Paris69 et ceux pour lesquels il est intervenu depuis Paris70. Sa collaboration avec Jean-Baptiste a continué malgré leur éloignement. Ainsi, alors qu’il était à Rome, François II travaillait avec son père pour le palais épiscopal de Viviers. À la demande du commanditaire, il envoya des dessins des loges du Vatican comme modèles pour la décoration du salon à l’italienne. Cette collaboration à distance constitue l’originalité de l’agence Franque et elle se poursuivit après le départ de François II à Paris. Elle n’est pas systématique et intervient surtout pour les grandes commandes, pour lesquelles il est assez fréquent que le commanditaire lui-même demande à Jean-Baptiste de consulter son fils. Certains d’entre eux, comme Jean- Baptiste Tulle de Villefranche ou le marquis François-Xavier de Seytres Caumont, s’adressèrent directement à François II à Paris pour que celui-ci fasse le projet de leur bâtiment. Le fils transmettait les dessins et les plans à son père, qui devenait alors architecte d’exécution et dirigeait le chantier. Ainsi la paternité du projet de l’hôtel du marquis de Tulle de Villefranche à Avignon, que Jacques François Blondel fit graver

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pour illustrer son article « Architecture » de l’Encyclopédie, revient entièrement à François II. Mais il ne put réaliser ce projet sans l’aide de son père, qui fit les relevés de la parcelle sur laquelle cet hôtel devait être élevé71. Joseph François Xavier de Seytres, marquis de Caumont, profita de son séjour à Paris en 1749 pour demander à François II de revoir les dessins de l’hôtel familial commencé sur les plans de Jean-Baptiste en 1720, mais dont le chantier avait été interrompu par la grande peste de Marseille72. L’acte de prix-fait est on ne peut plus clair sur la part qui revient à François II Franque dans la construction de l’hôtel : Lequel bâttiment sera construit et édifié par lesdits prix facteurs sur les anciennes fondations que ledit feu seigneur marquis de Caumont fit faire en l’année mil sept cents vingt sur le dessein de monsieur Jean-Baptiste Franque, architecte de cette ville, qui continuera la direction des ouvrages à faire, dont le plan et dessein a été augmenté par monsieur François Franque son fils, architecte du Roy73, résidant actuellement à Paris, laquelle construction dudit hôtel et de ses dépendances sera continuée [...] sous la direction et conduite dudit sieur Franque père qui donnera les profils en grands de toutes les façades et pour l’intérieur, quant à toutes les décorations ledit sieur Franque fils donnera les desseins et profils74.

21 Ce texte résume à lui seul le mode opératoire des agences Franque : un architecte concepteur donnait des plans à des architectes ou entrepreneurs qui conduisaient les chantiers.

22 L’absence d’un statut juridique précis pour les architectes exerçant librement leur art à cette époque rend l’appréciation des rôles de chacun difficile à cerner dans les projets et sur le chantier75. Certains entrepreneurs talentueux avaient parfois des compétences supérieures à un architecte présomptueux qui s’arrogeait un titre qu’il était plus ou moins en état d’honorer. Dans l’une de ses lettres, Claude Projet écrivait à propos d’un confrère : « Le sieur Rolin que monsieur de Saint-Maurice appelle non un architecte, mais un masson renforcé76. » Ce passage illustre bien la confusion qui pouvait exister entre ces deux métiers. Dans le cas de l’hôtel de Seytres-Caumont, nous remarquons que Jean-Baptiste Franque, pourtant à la tête de l’agence d’Avignon et architecte de la ville, intervient non comme concepteur, mais comme architecte conducteur de chantier.

23 Les liens familiaux entre les agences de Paris et d’Avignon permettaient ainsi aux commanditaires de profiter des lumières d’un architecte parisien pour concevoir leur projet et de l’expérience des architectes avignonnais pour conduire le chantier sur place. C’est sans doute la raison qui a poussé la maison mère de l’ordre des dominicains, située à Paris, à faire appel à François II pour la reconstruction du bâtiment de l’hôtellerie du couvent royal de Saint-Maximin. François II a donné les plans et Jean- Baptiste a conduit l’ouvrage77.

24 Après la mort de Jean-Baptiste (1758), alors que l’agence d’Avignon revint à Jean-Pierre, la collaboration continua entre les deux frères, qui travaillèrent ensemble pour restaurer et améliorer les bâtiments des bénédictins du prieuré Saint-Pierre de Pont- Saint-Esprit. Les religieux profitèrent d’un séjour de François II à Avignon entre 1765 et 1766 pour faire appel à lui. Sur ce chantier, la collaboration fut d’autant plus naturelle que l’architecte avait travaillé plusieurs fois pour l’ordre de Saint-Maur. Toutefois, la composition finale de la chapelle, commencée en 1779, quatorze ans après le projet initial, a sans doute été modifiée. L’intervention de l’abbé de la Rochefoucault, pour mettre un terme aux procès qui entravaient la réalisation des travaux, imposa aux religieux d’associer son architecte Pierre Louis Hélin (1734-1791) à Jean-Pierre Franque.

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L’analyse du bâtiment permet de supposer qu’Hélin apporta des changements au dessin de la façade78.

25 La collaboration des agences Franque ne concerna que la production méridionale de ces architectes. Car si François II intervint dans la conception d’ouvrages commandés à son père et à son frère, l’inverse n’est pas vrai. Le statut de Jean-Baptiste et Jean-Pierre n’était pas le même que celui de François II, qui était architecte du roi. Par ailleurs nous constatons à travers toutes les collaborations évoquées dans cet article qu’il y avait une grande porosité entre le monde de l’architecture et celui de l’entreprise. Les entrepreneurs pouvaient être facilement assimilés à des architectes qui exerçaient librement leur art, et inversement. L’agence d’Avignon agit donc comme une succursale de celle de Paris pour la direction et la conduite de chantiers méridionaux, tout en gardant son autonomie pour les commandes auxquelles François II n’est pas associé.

Conclusion

26 En conclusion, nous pouvons avancer qu’au XVIIIe siècle, l’agence d’architecture, qu’elle soit parisienne ou provinciale, s’organisait autour de l’architecte, qui s’appuyait sur deux types de collaborateurs, ceux qui l’assistaient dans le travail intellectuel de l’architecture : conception, dessins, estimation, lesquels travaillaient physiquement dans le cabinet et ceux chargés de la réalisation du chantier avec à leur tête un directeur au statut fluctuant, architecte et/ou entrepreneur, qui coordonnait une équipe d’artisans spécialisés. Toutefois, le travail de l’architecte à la tête de son agence ne se bornait pas à la conception des bâtiments et à la supervision des chantiers par l’intermédiaire de ses collaborateurs, il devait également entretenir un réseau de relations important pour pouvoir trouver des commanditaires. Bien que cet autre aspect de sa stratégie professionnelle dépasse le cadre de cet article, il demeure essentiel pour appréhender l’agence dans son ensemble.

NOTES

1. Diderot, D’Alembert et al., Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, chez Briasson, 1751-1772. 2. Quatremère de Quincy, « Architecture », Encyclopédie méthodique, t. I, Paris, Panckoucke, 1788, pp. 388-391. 3. Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, t. I, Paris, Le Robert, 2016, p. 339 et 35. 4. Viviane Idoux, L’administration des Bâtiments du Roi sous les règnes de Louis XV et Louis XVI, thèse de doctorat en histoire, université Saint-Quentin en Yvelines, 2015 [en ligne] http:// www.theses.fr/2015VERS022S/document, consulté le 21 septembre 2020. 5. Sur le métier d’architecte, voir Valérie Nègre, L’Art et la matière : les artisans, les architectes et la technique, 1770-1830, Paris, Classique Garnier, 2016 ; Yvon Plouzennec (éd.), Le métier de l’architecte au XVIIIe siècle : études croisées, 2020, [en ligne] https://www.ghamu.org/le-metier- de-larchitecte-au-xviiie-siecle-etudes-croisees/, consulté le 10/09/2020.

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6. Alexandre Cojannot, « Du maître d’œuvre isolé à l’agence : l’architecte et ses collaborateurs en France au XVIIe siècle », Perspective, Actualité en histoire de l’art, n 1, 2014, pp. 121-128. 7. Étienne Faisant, « Conduire pour bâtir : de la conduite des ouvrages par les architectes et les entrepreneurs », dans Alexandre Gady et Alexandre Cojannot (dir.), Architectes du Grand siècle : du dessinateur au maître d’œuvre, Paris, Éd. du Passage, 2020, pp. 34 - 53. 8. Joëlle Barreau, Être architecte au XVIIe siècle : libéral Bruand, architecte et ingénieur du roi, thèse de doctorat, Paris IV Sorbonne, 2004, pp. 102-109 ; Thierry Verdier, Augustin-Charles d’Aviler, architecte du roi en Languedoc 1653-1701, Montpellier, Les presses du Languedoc, 2003, pp. 287-289. 9. Je remercie Josselin Morvan pour son aide précieuse dans l’élaboration de la cartographie des œuvres des Franque. 10. Béatrice Vire-Gaillard, Les Franque : une dynastie d’architectes avignonnais au XVIII e siècle, thèse de doctorat, Paris IV Sorbonne, 2011 (à paraître aux éditions Classiques Garnier). 11. Ces dessins sont pour l’essentiel conservés à la bibliothèque de l’INHA, dans la série O.A. Ils sont consultables sur la base de données AGORHA de l’INHA [https://agorha.inha.fr/inhaprod/ jsp/portal/index.jsp]. Monique Sévin, « Catalogue des dessins d’architecture et d’ornements conservés dans le fonds O.A. de la Bibliothèque d’art et d’archéologie (Fondation Jacques Doucet), à Paris », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français, 1977, pp. 1-46. 12. Bibliothèque municipale (désormais BM) d’Avignon, mss. 1298 à 1301. Ces recueils ont été donnés en 1842 par le docteur Martin Moricelli. 13. Archives départementales (désormais AD) 84, 3 E 12/1126, fol. 342, 13 février 1715. Contrat de construction de la maison Teyssier où Jean-Baptiste Franque est qualifié pour la première fois d’architecte. 14. BM Avignon, ms. 1515-1517. 15. Les cahiers numéro 4 et 5 sont manquants. 16. A.D. 84, 3 E 5/1821, fol. 449 v°. 17. Pierre Germain (1703-1783), dit le Romain, orfèvre à Paris est un neveu par alliance de l’architecte, Hélène d’Escayrac Lauture-Cavaliés, Germain dit la Romain, (1703-1783). Vie d’un orfèvre et de son entourage, thèse de l’École des Chartes, 2007. 18. Jean-Michel Mathonière, « Vignole et les compagnons du tour de France », dans Liliane Hilaire-Pérez, Delphine Spicq, Valérie Nègre, Koen Vermeir, Le livre technique avant le XXe siècle : à l’échelle du monde, Paris, CNRS Éditions, 2017, pp. 149-160, [en ligne] http:// books.openedition.org/editionscnrs/27709, consulté le 20 mai 2020. 19. Patrick Fournier, Eaux claires, eaux troubles dans le comtat Venaissin : XVII e-XVIIIe siècles, Perpignan, Presses universitaires, 1999, p. 293. 20. Archives nationales (désormais AN), Minutier central, ET/XI/784, fol. 28 v, 13 messidor an II (1er juillet 1794). 21. AD 84, 3 E 6/615, n°241. 22. AD 84, AC Avignon, DD 135. 23. Archives de l’institut, B 21, 13 septembre 1769, lettre de candidature de Ceineray au poste de correspondant régnicole de l’Académie. 24. Sébastien Chauffour, Études sur les architectes Jean-Jacques Huvé, 1742-1808 et Jean-Jacques- Marie Huvé, 1783-1852, thèse de l’école des Chartes, 2005. 25. BM Avignon, ms. 1517, p. 107. 26. Sur les étuis de mathématiques : Patrick Rocca et Françoise Launay, « La dynastie Langlois- Lordelle-Canivet-Lennel, « fabricateurs » d’instruments de mathématiques à Paris au XVIIIe siècle », Artefact, 7, 2017, [en ligne] chttps://journals.openedition.org/artefact/1361, Consulté le 27 mai 2020. Il y ait fait mention des instruments utilisés par les architectes : « compas, règles, équerres, rapporteurs, porte-crayons, tire-lignes et piquoirs pour le tracé au poncif. »

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27. « Meuble à tiroirs multiples, de hauteur variable, servant à disposer une collection de coquillages. Le coquillier peut comporter des battants » (Thésaurus de désignation des objets mobilier du ministère de la Culture). 28. Manglard ( 1695-Rome 1760) se forma à la peinture auprès du peintre Adrien van der Cabe puis du frère Imbert à Avignon. Il fit toute sa carrière à Rome en tant que peintre de paysages et de marines et fut le maître de Joseph Vernet. Il fut également un grand collectionneur. Voir Michel Olivier, « Adrien Manglard, peintre et collectionneur (1695-1760) », Temps modernes, t. 93, « Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Age », n 2. 1981, pp. 823-926, [en ligne] https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5110_1981_num_93_2_2626, consulté le [27 mai 2020]. 29. Amant-Parfait Prieur, Pierre-LouisVan Cleemputte, Collection des prix que la ci-devant Académie d’architecture proposoit et couronnoit tous les ans, Paris, Bassan, s. d. 30. Compagnon de voyage du Bernin à Paris, Mathieu Rossi fut l’auteur du palais Rinuccini à Rome et restaura l’église Saint-François de Rome. 31. Annie Charon-Parent, « Enquête à travers les catalogues de vente de bibliothèques d’architectes du XVIIIe siècle : La bibliothèque de Jacques-Germain Soufflot », dans Béatrice Bouvier et Jean-Michel Leniaud (dir.), Le livre d’architecture, XVe-XXe siècle : Édition, représentations et bibliothèques, Publications de l’École nationale des chartes, 2002, pp. 187-198 ; Olga Medvedkova (dir.), Bibliothèques d’architecture, architectural libraries, Paris, INHA/Alain Baudry et Cie, 2009. 32. BM Avignon, ms 1515, fol. 195 et 210. 33. AM Aix-en-Provence, BB 111. 34. AD 84, 3 E 45/1069, fol. 236 v. 35. BM Avignon, ms 1516, fol. 12 v, 15 v, 40, 40 v, 41, 46, 47 v, 85 v et 86. 36. AD 84, 3 E 10/1080, fol. 521 v et s., et 527 et s. 37. AD 84, G 551, fol. 55, 243, 305 v, 24 mars 1767, 29 novembre, 6 mars 1772. 38. BM Avignon, ms 1515, fol. 140. 39. BM Avignon, ms 1516, fol. 3. 40. AD 30, Fonds Balincourt, 39 J 98, Nîmes hôtel de Génas, puis Balincourt, rue des Lombards, 1792-XIXe s. 41. BM Avignon, ms 1516, fol. 109. 42. BM Avignon, ms 1517, fol. 2 v. 43. AD Vaucluse, A. M. Avignon, DD 135. 44. Sur les compagnons en Provence, voir Laurent Bastard, Jean-Michel Mathonière, Travail et honneur, les compagnons passants tailleurs de pierre en Avignon aux XVIIIe et XIX e siècles, Dieulefit, La nef de Salomon, 1996 ; Dominique Verroust, Alexandre Mahue, Jean-Michel Mathonière, Du Trianon au château de Sauvan. 300e anniversaire d’un monument historique (1719 - 2019), [s.l.], Cardère éditeur, 2020. 45. BM Avignon, ms. 1299, fol. 17 et 32. 46. BM Avignon, ms. 1299, fol. 210 et 223. 47. BM Avignon, ms. 1300, fol. 23. 48. BM Avignon, ms. 1300, fol. 78. 49. BM Avignon, ms. 1300, fol. 213. 50. BM Avignon, ms. 1299, fol. 243 et 283. 51. A.-M. Garcin, « Notice sur la vie et les travaux d’Esprit-Joseph Brun, architecte et ingénieur », dans Mémoires de l’Académie de Vaucluse, 1897, pp. 289-310 ; Hyacinthe Chobaut, « Études biographiques sur les Franque et les Brun, architectes », Mémoires de l’Académie de Vaucluse, 1932, pp. 125-146.] 52. Nous reprenons ici l’expression telle qu’elle apparaît dans les documents d’archives. Elle désigne les dessins d’exécution.

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53. AM Beaucaire, DD 4 et DD 5. 54. AD 30, C 189, Lettres patentes, arrêt du Conseil d’État, adjudication, devis, correspondance […] pour la construction de l’église collégiale de Beaucaire ; G 1670, Église Notre-Dame-des- Pommiers. Construction, réparations, mobilier 1554-1746. 55. AM d’Avignon, GG 58, fol. 9. 56. BM Avignon, ms. 1298, fol. 210 ; ms. 1299, fol. 74, 160, 173, 175. 57. AD 84, 3 E 37/403, fol. 106 et s. 58. Ministère de la Culture, « Domaine du château des évêques de Montpellier », Base Patrimoine architectural (Mérimée), [en ligne] https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/merimee/ PA00103473, consulté le 7 septembre 2020. 59. BM Avignon, ms. 1300, fol. 17. 60. Jean Nougaret, Montpellier monumental, Paris, CMN, 2005, pp. 229-230. 61. Pierre Contant d’Ivry (1698-1777) fut architecte du prince de Conti, du duc d’Orléans et intervint à ce titre au palais royal. Son grand projet fut celui qu’il donna pour l’église de la Madeleine qui ne fut toutefois pas réalisée sur ses plans. Il s’est également illustré dans la décoration intérieure et dans l’aménagement de jardins. Jean-Louis Baritou et Dominique Foussard (éd.), Chevotet-Contant-Chaussard : un cabinet d’architectes au siècle des Lumières, Lyon, la Manufacture, 1987. 62. Jean-Sylvain Cartaud (1675-1758) fut l’architecte du financier Pierre Crozat. Il gravita dans le cercle de la famille d’Orléans (il fut l’architecte du duc de Berry) et du marquis d’Argenson pour lequel il édifia une maison de campagne à Neuilly. Voir Michel Gallet, Les architectes parisiens du XVIIIe siècle : dictionnaire biographique et critique, Paris, Mengès, 1995. 63. AN, O1, Maison du roi, Académie des Beaux-arts, registre 1073, folio 179 et s., 5 mai 1767. 64. Le frère de François II, Marc-Antoine, curé de Brie Comte Robert écrivait le 13 décembre 1749 : « Tous les mois je viens le voir [François II], et nous allons ensemble rendre visite aux personnes qu’il faut, surtout le père général des bénédictins et les autres religieux de l’ordre, amis de mon frère et les plus en état de nous rendre service. » (BM Avignon, ms 1296, p. 25). 65. Christine Gouzi, Jean Restout (1692-1768), peintre d’histoire à Paris, Paris, Arthena, 2000. 66. Cet « architecte entrepreneur » né à Valsesia (Piémont) en 1689, se fixa en Bourgogne à la fin des années 1730 où il fit carrière. Voir L. Pia La Chapelle, « Une dynastie d’architectes en Morvan : les Caristie », Académie du Morvan, n°2, 1975, pp. 2-15. 67. Ces dessins ont été égarés suite à un reclassement du fonds de l’abbaye Saint-Martin d’Autun. Nous avons pu consulter des photocopies grâce au président de la société Eduenne. 68. AM Autun, BB 62, 69, 75 v°, 187 v. 69. Le palais épiscopal de Viviers (1732), Notre-Dame-du-Rhône de Viviers (1733), l’hôtel Cambis de Velleron à Avignon (1734), l’église de Beaucaire (1736), la maison d’Arbaud Jouques à Aix-en- Provence (1735), l’église de Tarascon (1737). 70. Le château de M. de Causan (1740), le château de M. de Caderousse (1740, projet), l’hôtel du chevalier Folard à Avignon (1743), une porte de ville à Bédarrides (1743), l’hôtellerie du couvent des dominicains de Saint-Maximin (1749), le séminaire Saint-Charles (1749), le corps central de l’hôtel-Dieu (1749), l’hôtel Tulle de Villefranche (1750, projet), l’hôtel de Seytres-Caumont (1753), tous les quatre situés à Avignon, la chapelle du prieuré de Pont-Saint-Esprit (1765). 71. Béatrice Gaillard, « L’Architecture au service de l’exemplarité encyclopédique », dans Christophe Henry (dir.), Création et vie artistique à Paris du grand siècle à nos jours, Les symposiums d’Histoire de l’Art de la Mairie du 11e, vol. 1, 2018, pp. 152-157, [en ligne] https:// www.mairie11.paris.fr/actualites/parution-des-symposiums-d-histoire-de-l-art-de-la-mairie- du-11e-598, consulté le 27 mai 2020. 72. Marc-Antoine Franque écrivait le 13 décembre 1749 : « (…) François a remis les dessins de Monsieur de Caumont qui arrivera à Avignon au moment des fêtes (…) »(BM Avignon, ms 1296, pp. 4 et 25).

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73. Au moment de la rédaction de cet acte, François II Franque n’était pas encore membre de l’Académie royale d’architecture, néanmoins il avait déjà obtenu la charge d’architecte inspecteur des bâtiments des Invalides. 74. AD Vaucluse, 3 E 5/1825, fol. 162 et s. 75. Robert Carvais a défini quatre catégories d’architectes à la période moderne, ceux qui travaillent pour le roi, les princes ou les institutions, les « architectes experts bourgeois », les architectes entrepreneurs, la dernière catégorie plus informelle regroupant des particuliers : artistes, amateurs, curieux qui auraient passé le cap de la pratique via l’apprentissage à l’école, en agence ou au cours d’un voyage. Robert Carvais, « Le statut juridique des architectes dans la France moderne », dans Alexandre Gady et Alexandre Cojannot (dir.), Architectes du Grand siècle : du dessinateur au maître d’œuvre, Paris, Éd. du Passage, 2020, pp. 13-33. 76. BM Avignon, ms. 1301, fol. 48. 77. AD 83, 17 H 125. 78. Bibliothèque du Musée de Pont-Saint-Esprit, ms. 144, Pinière de Clavin M-A, « Mémoire du prieuré et de la ville de Saint-Saturnin-du-Port, à présent Pont-Saint-Esprit », 1789-1790.

RÉSUMÉS

L’objet de cette étude est de présenter les lieux, le fonctionnement et la stratégie des agences Franque à Avignon et à Paris. Alors que les fonds de ces cabinets ont été dispersés et perdus, l’analyse s’appuie sur la lecture de sources privées, notamment une correspondance et un journal qui nous font entrer dans l’intimité et le quotidien de ces architectes. Ces documents nous permettent également de comprendre comment ils ont su s’entourer pour répondre aux nombreuses commandes qu’ils recevaient. Leurs collaborateurs furent nombreux, notamment dans leur cabinet pour élaborer plans, dessins et contrats, mais aussi sur les chantiers, dont la conduite fut supervisée par des associés de confiance.

The purpose of this study is to present the office, organization and strategy of the Franque architectural agencies in Avignon and Paris. While the funds of the agencies have been scattered and lost, the analysis is based on the reading of private sources, notably a correspondence and a journal that take us into the intimacy and daily life of these architects. These documents also allow us to understand how these architects surrounded themselves in order to respond to the many commissions they received. Their collaborators were numerous, notably within their offices for the purpose of creating plans, drawings and contracts, but also on the building sites, whose management was supervised by trusted associates.

INDEX

Keywords : Franque, Avignon, 18th century, Architecture agency, Architect, Contractor, Legal status Mots-clés : Franque, Avignon, XVIIIe siècle, Agence d’architecture, Architecte, Entrepreneur, Statut juridique

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AUTEUR

BÉATRICE GAILLARD Béatrice Gaillard est docteure en histoire de l’art (Paris IV Sorbonne). Chercheuse associée au LéaV (ENSA Versailles), elle s’intéresse à l’histoire de l’architecture au XVIIIe siècle, plus particulièrement dans le sud de la France, ainsi qu’aux réseaux professionnels entre les architectes et les professionnels du bâtiment. Elle a également écrit « La correspondance des Franque : nouveaux éclairages sur les acteurs de la construction dans le sud-est de la France », 2e Congrès français de l’histoire de la construction, 2014, pp. 379-386 ; « Les Franque et les bâtiments hospitaliers d’Avignon au XVIIIe siècle : entre tradition et mutations », In Situ, 2018, [en ligne] https://insitu.revues.org/14242 ; « L’architecture au service de l’exemplarité encyclopédique », dans Christophe Henry (dir.), Une histoire des savoir-faire. Création et vie artistique à Paris du grand siècle à nos jours, 2019, [en ligne], https://www.mairie11.paris.fr/actualites/parution-des- symposiums-d-histoire-de-l-art-de-la-mairie-du-11e-598 ; « D’Avignon à Paris en passant par Rome ou comment le chemin le plus court entre deux points n’est pas forcément la ligne droite », dans Émilie Bec Saiello et Jean-Noël Bret (dir.), Le Grand Tour et l’Académie de France à Rome, XVIIe- XIXe siècles, Paris, Herrmann, 2018, pp. 145-164.

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L’agence d’Antonin Raymond à Tokyo dans l’Entre-deux-guerres : enjeux, acteurs, processus Antonin Raymond’s Office in Tokyo: challenges, actors, processes

Yola Gloaguen

1 L’architecte américain d’origine tchèque Antonin Raymond (1888-1976) a exercé son métier au Japon de 1921 à 1938 puis de 1948 à 1973. Durant ces deux séjours, il est accompagné de son épouse et collaboratrice, la créatrice et graphiste Noémi (née Pernessin) (1889-1980). Tous deux ont été invités à se rendre au Japon par leur employeur de l’époque, l’architecte américain Frank Lloyd Wright, afin de rejoindre son équipe tokyoïte et de l’assister dans la réalisation du nouvel Hôtel impérial. Le couple arrive ainsi à la toute fin de l’année 1919, mais dès 1921, Raymond quitte l’équipe de Wright pour créer sa propre agence. C’est le début d’une carrière prolifique, dirigée vers la conception d’une architecture que Raymond revendique comme moderne, c’est- à-dire de son temps. Elle est appliquée aux domaines industriel, commercial, aux équipements et à l’habitat, notamment un grand nombre de villas, commandées par une clientèle internationale et japonaise aisée. Leur réalisation repose sur une approche novatrice de la construction et par ailleurs profondément ancrée dans le contexte local. Cela implique la prise en compte du savoir-faire des charpentiers, des matériaux locaux, et d’une culture de l’habiter et de la construction qui est, dans un premier temps, étrangère à Raymond. Pour la réussite de cette entreprise, celui-ci intègre progressivement un réseau social et professionnel influent, s’entoure de collaborateurs, noue des alliances avec des partenaires internationaux et japonais et développe des outils de conception inédits.

2 Quelles sont les raisons qui incitent Antonin Raymond à suivre Wright vers cette destination lointaine ? Pour quelles compétences est-il sollicité ? Dans quelles circonstances ouvre-t-il son agence à Tokyo ? Et enfin, représente-t-il un cas particulier dans le paysage professionnel du Japon de l’Entre-deux-guerres ? Par ailleurs, dans quelle mesure Raymond contribue-t-il à la dynamique de modernisation qui caractérise

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le Japon de cette période ? Avec quels moyens humains, quels outils de conception, de réalisation et dans quel cadre de travail ? Quels sont les enjeux et les défis à relever du point de vue de l’agence, en tant qu’organisme structuré autour d’un projet, vis-à-vis des interlocuteurs extérieurs (clients, entreprises de construction), et comment celle-ci est-elle organisée ?

3 Cet article éclaire ces questions sur la base de recherches effectuées sur le parcours d’Antonin Raymond au Japon dans l’entre-deux-guerres au cours d’une thèse de doctorat1 et sur l’histoire des architectes étrangers au Japon. Ici, nous nous appuierons en particulier sur les témoignages de l’architecte et de certains de ses plus proches collaborateurs2, pour nous intéresser en particulier à l’aspect humain de l’agence, à la place de chacun et aux relations entre ces différents acteurs, ainsi qu’au rôle de la collaboration dans l’élaboration des méthodes et des outils de conception. Seront ensuite analysés les rapports de hiérarchie dans l’apprentissage, le système de transmission et d’échange des savoirs, les distinctions entre collaborateurs japonais et occidentaux et enfin, les modifications opérées au fil du temps dans la structure de l’équipe.

De Prague à Tokyo : fuir l’académisme, en quête de modernité

4 Antonin Raymond naît et grandit à Kladno en Bohême. Il entame des études à l’institut polytechnique de Prague en 1906. En 1910, il est confronté à des difficultés familiales et financières, auxquelles s’ajoute un rejet de l’architecture dominée par l’académisme des Beaux-Arts. D’autre part, bien que né d’une mère catholique et ayant reçu une éducation laïque, Raymond est officiellement considéré comme membre de la communauté juive3. Cette situation dans son ensemble l’incite à émigrer aux États-Unis. À l’instar de millions d’Européens, il imagine ce pays comme un eldorado, architectural dans son cas. Cela est en grande partie du au choc et à la révélation provoqués par la découverte du travail de Frank Lloyd Wright, diffusé en Europe dans le portfolio édité par l’Allemand Ernst Wasmuth. Arrivé à New York, le jeune architecte sans expérience travaille un temps pour Cass Gilbert, un architecte spécialisé dans la construction de gratte-ciel et de grands édifices empreints du style Beaux-Arts. Raymond, qui est doué pour le dessin et vient de la vieille Europe, est chargé de tracer des motifs gothiques pour les bas-reliefs en terracotta qui orneront les structures métalliques les plus modernes du pays, comme celle du Woolworth building (1910-1913), alors le plus haut gratte-ciel du monde. En 1916, Raymond et son épouse Noémi travaillent quelques mois chez Frank Lloyd Wright, officiellement commissionné pour la réalisation du nouvel l’Hôtel impérial à Tokyo. Cette rencontre avec le maître américain est déterminante dans le départ de Raymond pour le Japon. Tout comme l’Amérique en 1910, le Japon représente l’espoir d’un changement possible. Il exerce par ailleurs une attraction d’ordre esthétique et spirituelle sur les Occidentaux depuis le tournant du siècle, s’exprimant notamment à travers le japonisme.

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Antonin Raymond dans le paysage des architectes étrangers au Japon : nouveauté et continuité

5 Raymond est l’architecte étranger et moderne de son époque qui a séjourné le plus longuement au Japon. Arrivé à la fin de l’année 1919, il n’en repartira définitivement qu’en 1973, soit soixante-six ans plus tard. Ce séjour est toutefois interrompu de 1938 à 1948, pendant les dix années que dure le deuxième conflit mondial, suivi de la mise en place d’un nouveau régime. La durée de ce séjour est considérable en comparaison des quelques années, voire quelques mois, passés au Japon par les architectes et ingénieurs oyatoi4 ou les entrepreneurs venus à titre privé lors du grand transfert des savoirs et des technologies opéré par le Japon à l’ère Meiji (1868-1912). Le Rainichi gaikokujin kenchikuka jiten (Dictionnaire des architectes étrangers au Japon)5, publié par le Musée national de Tokyo en 2003 répertorie 92 architectes et ingénieurs de 11 nationalités différentes (en majorité Américains, Britanniques et Allemands) ayant séjourné et exercé au Japon entre le début de l’ère Meiji et la Seconde Guerre mondiale.

6 Les deux autres architectes qui ont le plus longuement séjourné au Japon durant cette période (1868-1912) sont le Britannique Josiah Conder (1852-1920), arrivé en 1877 et l’Américain Willem Merrell Vories (1880-1964), arrivé en 1903. Une fois installés, tous deux n’en sont jamais repartis. Conder forme la première génération d’architectes japonais à l’université de Tokyo (les premiers sont diplômés en 1879), puis s’établit à son compte, et le travail de Vories émane d’une démarche religieuse et sociale propre aux missions. Raymond, lui, arrive dans l’ère post-Meiji en tant qu’entrepreneur indépendant, et se revendique d’emblée comme « architecte moderne », associé aux grandes figures de l’architecture moderne occidentale de son temps que sont Frank Lloyd Wright, Auguste Perret et Le Corbusier. Son entreprise implique aussi une transmission nécessaire à la modernisation de l’architecture et de la construction, notamment aux jeunes architectes japonais qui l’accompagnent à partir de 1921. La venue de Wright, et par extension de Raymond, est la conséquence directe d’une commande émise par des interlocuteurs japonais. Compte tenu de tout cela, la mission de l’architecte étranger entrepreneur de l’ère Taishō (1912-1926) se situe dans une certaine continuité avec celle de l’architecte oyatoi de l’ère Meiji.

Les enjeux d’une agence d’architecture moderne au début des années 1920 : contribuer à la modernisation du Japon

7 Au début des années 1920, le recours à des architectes occidentaux comme Wright et Raymond s’inscrit dans le contexte d’une nouvelle phase de diffusion de la culture occidentale et de modernisation entamée à l’ère Meiji par le Japon, qui siège désormais aux côtés des grandes puissances occidentales à la Société des Nations. Cette conjoncture crée des conditions dans lesquelles Raymond doit relever un certain nombre de défis. Dans le domaine de l’industrie et des équipements, le Japon a besoin de bureaux, d’usines, d’universités, d’hôpitaux et d’établissements d’enseignement nécessaires à la poursuite de la modernisation, et ce sont souvent les modèles américains qui prévalent dans ces domaines. Les principales contraintes sont la résistance aux tremblements de terre et la qualité de la mise en œuvre, la main d’œuvre

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locale n’étant pas encore suffisamment formée aux techniques importées. Pour Raymond et son équipe, à ces défis purement techniques s’ajoutent des défis d’ordre culturel, qui complexifient la tâche mais la rende d’autant plus intéressante du point de vue des questions soulevées ici, car il faut alors :

8 - concevoir des bâtiments et des habitations en tenant compte des conditions climatiques (humidité, typhons, pluies abondantes) et du danger sismique propres au Japon ; - pour l’habitat, répondre simultanément aux besoins d’une clientèle occidentale et japonaise dont les us et coutumes en la matière diffèrent radicalement ; - former pour cela une jeune génération d’architectes japonais curieux de l’Occident mais sans connaissance réelle de sa culture et de son habitat ; - faire bénéficier le pays des avancées techniques américaines en matière de mécanique et de construction, et des expériences menées par l’agence et ses partenaires constructeurs avec le béton.

Construire l’agence : un processus évolutif et tumultueux sur le temps long

9 Antonin Raymond ouvre sa première agence au début de l’année 1921, alors qu’il travaille encore officiellement pour Wright. L’entreprise est favorisée par sa rencontre avec Leon Whittacker Slack (1887-1970), un jeune architecte américain qui possède des contacts au sein de l’antenne tokyoïte de l’American Trading Company, une société d’importation de produits industriels implantée dans la capitale depuis 1877. Celle-ci apporte son soutien financier aux deux partenaires pour le lancement de l’agence. Au début du mois de janvier, les deux hommes créent ainsi l’American Architectural and Engineering Company (AAEC).

10 Dans un entretien accordé à la revue Kenchiku en 1961, l’un des employés de la première heure et fidèle collaborateur de Raymond, Sugiyama Masanori (1904-1999), évoque les débuts de l’agence. Parlant quelques mots d’anglais, Sugiyama a été sollicité pour la réalisation du nouvel Hôpital international Saint-Luc à Tokyo (réalisé plus tard, entre 1927 et 1930). La commande émane du fondateur de l’hôpital, le Dr Rudolf S. Teusler, médecin et missionnaire laïc travaillant sous l’égide de l’église épiscopalienne des États-Unis. Sugiyama n’étant pas suffisamment expérimenté pour assumer la responsabilité du projet, l’affaire est confiée à Raymond qui, par la même occasion, embauche Sugiyama. Celui-ci se souvient que l’agence comptait alors « deux ingénieurs américains et six ou sept dessinateurs japonais6 ». Parmi eux se trouvent plusieurs « survivants » de l’équipe de Wright.

11 Au printemps 1922, à peine un an après l’ouverture de l’agence, Slack et Raymond mettent fin à leur collaboration, un schéma qui se reproduira avec chacun des principaux partenaires de la période de l’entre-deux-guerres. D’après Raymond, Noémi et lui « désirent ardemment » se consacrer à un « accomplissement artistique », tandis qu’à ses yeux, Slack semble enclin à une approche beaucoup plus commerciale de l’architecture7. Pendant l’année qui précède le grand tremblement de terre du Kantō (1er septembre 1923), Raymond étoffe son équipe, tandis que les commandes affluent. Ceci résulte de la combinaison de plusieurs facteurs : la consolidation d’un réseau social tissé dans l’environnement de Wright et de l’Hôtel impérial, qui mène entre autres à la

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fréquentation du milieu diplomatique, ainsi que les rencontres faites aux très prestigieux Tokyo Club et Tokyo Golf Club, dont Raymond est devenu membre à l’été 1922. La même année, il intègre également le Tokyo Tennis Club, dont il vient de réaliser le bâtiment. Ces lieux confidentiels comptent parmi leurs adhérents les membres de la haute société internationale et japonaise – membres de l’aristocratie, entrepreneurs, banquiers, industriels, hommes politiques. Ils constituent un vivier de clients pour l’architecte. Ses liens avec la communauté diplomatique notamment, lui permettent d’obtenir de nombreuses commandes d’ambassades dans les années qui suivent le tremblement de terre. Antonin Raymond est lui-même nommé consul honoraire de la première République tchèque en 1925. Son épouse et lui sont par ailleurs très proches de Paul Claudel, ambassadeur de France au Japon de 1921 à 1927, ce qui contribue aux relations de l’architecte avec ce milieu.

Le fonctionnement de l’American Architectural and Engineering Company : adapter un modèle américain au contexte local

12 L’AAEC fonctionne sur un modèle libéral et entrepreneurial, auquel Raymond a été initié aux États-Unis. L’organisation du personnel est fondée sur un système hiérarchique pyramidal, à la tête duquel il se positionne en maître, même durant les périodes où il est en association. Le second niveau est constitué par un groupe d’architectes-ingénieurs tchèques, anglais, américains et allemands, responsables dans un premier temps de la réalisation des bâtiments sur le plan technique. Enfin, la base de cette hiérarchie regroupe de jeunes architectes japonais, certains tout juste diplômés, employés pour le tracé des plans et les dessins. Certains ont étudié dans les universités américaines, d’autres viennent de l’équipe de Wright, dispersée après l’achèvement de l’Hôtel impérial – c’est le cas de Sugiyama – ou encore de chez Vories. Le niveau de rémunération des employés reflète leur position hiérarchique : Sugiyama note par exemple que celle du personnel japonais est nettement inférieure à celle des Occidentaux8.

13 Au sein de l’agence, la langue utilisée est l’anglais, ce qui ne facilite pas la communication entre le personnel occidental et japonais9. Dans son entretien de 1961 à la revue Kenchiku, Sugiyama se remémore des premiers temps difficiles et évoque une atmosphère parfois « étouffante ». Selon lui, Raymond et l’équipe sont alors séparés par un « gouffre ». Toutefois, une relation de confiance s’installe progressivement entre les jeunes apprentis et leur employeur, favorisée notamment par la période de travail intensif consécutive au grand tremblement de terre10. Dans un autre article paru en 1988, Sugiyama explique qu’en raison du fonctionnement de l’agence sur le modèle américain, il n’était pas rare qu’un employé n’ayant pas les capacités attendues, refusant de répondre aux exigences du patron ou ne supportant pas son tempérament intransigeant soit congédié et remplacé sur-le-champ11. Ce type de pratique ne correspond pas au schéma des entreprises traditionnelles, où le renvoi d’un employé est considéré comme déshonorant, pour le licencié autant que pour l’entreprise12. Maekawa Kunio (1905-1986), employé de 1930 à 1935, a également évoqué ces fréquentes crises de colère au cours desquelles de jeunes dessinateurs désemparés voyaient leur matériel de dessin voler par la fenêtre. Il relate également des conflits sur les chantiers, durant lesquels Raymond n’hésite pas à en venir aux mains avec les

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conducteurs de travaux japonais13. Noémi Raymond, quant à elle, détruit sans état d’âme une cloison coulissante ou un paravent qui vient d’être achevé si la qualité d’exécution ne lui semble pas suffisamment bonne. Progressant en terrain inconnu à la manière de pionniers, confrontés à de nombreux problèmes techniques et humains, les Raymond sont déterminés à obtenir le meilleur de leurs équipes, à atteindre et maintenir un niveau de qualité élevé dans la réalisation de leurs projets14. Si les anecdotes et souvenirs de Sugiyama et Maekawa relatifs à leurs conditions de travail au sein de l’AAEC témoignent de difficultés réelles, ils ne doivent pas pour autant laisser penser que ces jeunes apprentis sont sous-estimés par leur patron. Au contraire, si Raymond a choisi d’employer un grand nombre de collaborateurs japonais, c’est qu’il est conscient de la nécessité pour lui de s’entourer d’une équipe capable de répondre à la demande de clients dont la culture lui est fondamentalement étrangère.

Les outils de la conception architecturale : intégrer la culture locale dans une vision moderne de l’architecture

14 Aussi fort que soit son désir de contribuer activement à la modernisation du Japon en s’affichant dans des villas de style occidental, la clientèle japonaise reste très attachée à certaines spécificités de l’habitat prémoderne. Il faut préserver l’usage de tatamis dans certaines pièces, favoriser la relation entre habitat et environnement paysager, parfois prévoir dans une même habitation des cuisines et des salles de bains équipées pour répondre aux deux cultures. Dans certains cas, le client requiert que les plans de sa future villa soient soumis à un devin pratiquant le kasō, la géomancie de l’habitat. Raymond se plie à ces demandes, considérant que la plupart des conseils prodigués relèvent du « bon sens15 ». Enfin, l’agence doit intégrer la dimension rituelle et spirituelle du processus de construction au Japon, en particulier la « cérémonie d’apaisement de l’âme du terrain » (jichinsai), menée avant le début de chaque chantier.

15 Du point de vue des outils de conception et de représentation architecturale, on observe que de nombreux projets de résidences sont conçus à partir d’une grille modulaire basée sur les dimensions du tatami. Antonin Raymond a été initié à cette méthode chez Wright, lui-même influencé par la conception japonaise des espaces. Dans l’agence de Raymond, cette méthode est justifiée par la nécessité de concevoir des habitations adaptées au mode de vie japonais et occidental sous un même toit, ce qui implique l’utilisation de tatamis et de mobilier japonais dans certaines pièces. Il en découle également l’utilisation des unités de mesures japonaises pour le dimensionnement des structures et des espaces, et par conséquent la représentation des plans, des coupes et détails. Ainsi, les dessins d’architecture n’utilisent pas le mètre ou le centimètre comme unité, mais le sun, le shaku, le ken et le jō 16. Ainsi, des habitations modernes d’apparence occidentale intègrent des méthodes locales de conception et de représentation dont le savoir est détenu et transmis par les membres japonais de l’agence.

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Collaborateurs occidentaux et japonais : l’interdépendance au cœur du processus de conception et de réalisation

16 Compte tenu de ces éléments, les jeunes employés japonais de l’agence ne peuvent pas uniquement être considérés comme des architectes modernes en devenir que Raymond se donne pour mission de former, voire de formater. Ils sont aussi des partenaires dont il est dépendant, des acteurs indispensables pour la communication avec les clients, les équipes techniques et les ouvriers qui construisent ses bâtiments. Au-delà des problèmes purement linguistiques, la communication et les rapports hiérarchiques, professionnels de surcroît, sont régis par des codes qu’un Occidental ne maîtrise pas. Ce phénomène est également caractéristique de l’expérience de Wright, qui durant la construction de l’Hôtel impérial, sera extrêmement dépendant de son plus proche disciple et assistant japonais Endō Arata (1889-1951), sur le plan de la communication17. Enfin, durant tout l’entre-deux-guerres, les résidences commandées à l’agence d’Antonin Raymond sont aussi bien des villas de type occidental modernes en bois et en béton que des villas secondaires en bois, parfois conçues dans un style proche des maisons prémodernes. Pour cela, le succès de l’agence repose en grande partie sur le savoir-faire des charpentiers, qu’il reconnaît et auxquels il rend hommage.

17 Après la première phase de cohabitation entre des équipes occidentales et japonaises, la fin des années 1920 marque un changement radical dans l’organisation de l’équipe. Raymond l’évoque devant ses confrères de l’Architectural League à New York en 1938 : Je me suis appliqué à étudier la langue18, les coutumes et l’histoire du pays, ainsi qu’à étudier les matériaux, les méthodes de construction, les données économiques, tout ce que j’ignorais et qui guidait les efforts des anciens charpentiers. J’ai employé dans mon agence des nouveaux qui détenaient un certain savoir et respectaient l’ancienne tradition. J’ai éliminé ceux qui, en raison des études qu’ils avaient suivies en Europe ou aux États-Unis, étaient en désaccord avec l’expérience que je souhaitais mener. J’ai décidé que si je voulais jouer le rôle de l’ancien charpentier et le combiner avec celui du visionnaire, je ne devais pas seulement tout concevoir moi-même, mais également le réaliser. J’ai fait venir au sein de mon agence des architectes, des charpentiers, des ingénieurs structures et des ingénieurs en mécanique19.

18 Si Raymond a pour objectif d’apprendre de ses collaborateurs japonais, il veut également assumer un rôle de guide et d’éducateur auprès de la jeune génération. Au sein de son agence, il entend leur transmettre une certaine idée de la modernité reposant sur la synthèse d’un rationalisme occidental et des principes qu’il perçoit comme le fondement de l’architecture japonaise prémoderne20. Très tôt, Raymond est convaincu que les architectes japonais qui ont le plus à offrir à leur pays sont « ceux qui ont reçu les bénéfices d’une éducation en ingénierie moderne et en architecture moderne occidentale, qui ont conscience du trésor qu’est leur tradition, et qui tente de combiner les deux de manière créative21 ». Ainsi, tout au long des années 1920, l’agence intègre plusieurs architectes et ingénieurs, occidentaux et japonais, qui vont jouer un rôle déterminant dans son évolution. Une évolution qui se traduit par la capacité de plus en plus accrue à surmonter les contraintes techniques, et à promouvoir une architecture moderne inédite au Japon.

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Jan Josef Švagr (1885-1969) et Bedřich (Friedrich) Feuerstein (1892-1936) : faire venir l’expérience et le savoir à soi

19 Comme Raymond, Jan Josef Švagr et Bedřich Feuerstein sont originaires de Bohême. Raymond a rencontré Švagr durant le trajet retour d’un voyage qu’il effectue en Chine à la toute fin de l’année 1923. L’arrivée de Švagr dans l’équipe inaugure une série de trois collaborations qui marquent la décennie 1920 et jouent un rôle déterminant dans la phase de construction d’une agence de standard international sur le plan créatif et technique. Les deux autres sont celles du Britannique Alexander R. Sykes (inc.), avec qui Raymond sera associé de 1925 à 1927, et de Feuerstein, associé de 1926 à 1929. Grâce à eux, Raymond trouve en partie le moyen de pallier son manque d’expérience en matière d’ingénierie de la construction et le manque d’ingénieurs qualifiés au Japon. Ces alliances lui permettent d’accepter plusieurs commandes importantes de cette décennie. Toutefois, le développement des capacités techniques de l’agence repose essentiellement sur un processus artisanal d’expérimentation et de progression par « essai et erreur ». L’édification de bâtiments construits dans des matériaux lourds pose de nombreux problèmes de fondations, car dans la région de Tokyo, les sols sont argileux et gorgés d’eau. L’ancrage des édifices dans le sol illustre à lui seul la problématique liée à l’importation d’une architecture pensée à partir de conditions très différentes de celles du Japon, où les structures sont traditionnellement posées sur le sol. Pendant ses cinq années au sein de l’équipe, Švagr apporte sa contribution en qualité d’ingénieur structure pour les projets les plus importants dans le domaine de l’industrie et des équipements construits en acier et en béton armé. Švagr est responsable de la structure des bureaux et des entrepôts de la société séricicole Siber Hegner (Yokohama, 1925-1926), des bureaux et des logements des compagnies pétrolières Rising Sun Co. (Yokohama, entre 1925 et 1927) et de la Standard Oil Co. (Yokohama, 1927-1928). Il est également responsable de l’École du Sacré-cœur d’Okayama (entre 1927-1929), de l’Ambassade d’URSS à Tokyo (1928) et du projet pour l’Hôpital Saint-Luc à Tokyo à partir de 192722.

20 À la différence de Švagr, Feuerstein, architecte, peintre et essayiste reconnu, est doté d’un véritable tempérament artistique. Après sa formation à l’institut polytechnique de Prague, il se distingue par ses talents de scénographe et devient rapidement l’une des figures centrales de l’avant-garde tchèque. Ses premiers outils d’expression sont ceux du cubisme, dont le courant tchèque connaît un essor particulier dans le domaine de l’architecture durant les années 1910 et 1920. De 1924 à 1926, il séjourne à Paris, où il se familiarise avec l’architecture de Le Corbusier tout en travaillant chez Auguste Perret (de 1924 à fin 1925). Au cours de ces deux années, Feuerstein découvre les possibilités du béton sur un plan technique et esthétique23. Enrichi de ce bagage, il intègre l’AAEC, auprès de laquelle il a été recommandé par l’un des frères de Raymond, Viktor, qui exerce à Prague comme avocat et critique d’art. Raymond accueille favorablement cette nouvelle recrue, car une année auparavant, il a effectué un séjour en Europe au cours duquel il a rencontré Auguste Perret, Pierre Jeanneret (cousin et proche collaborateur de Le Corbusier), ainsi que l’architecte roumain Jean Badovici (1893-1956), alors éditeur de la revue L’Architecture vivante, avec lequel il conserve des contacts étroits.

21 L’arrivée de Feuerstein donne un nouveau souffle à l’agence. Les revues que Raymond reçoit d’Europe et des États-Unis le tiennent au courant de l’actualité, mais l’expérience

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de ce nouveau collaborateur assure un lien tangible avec la pensée et la pratique architecturale de Perret. Bientôt, Raymond découvre en Feuerstein « un artiste talentueux et dévoué », ainsi qu’« un être de niveau supérieur sur le plan intellectuel et spirituel », bien que psychologiquement instable24. Il le fait travailler en binôme avec l’ingénieur Švagr sur les projets les plus importants, dont celui de l’Hôpital Saint-Luc.

22 Ce projet de grande ampleur cristallise à lui seul plusieurs enjeux et défis auxquels est confrontée l’agence, en rapport avec les conditions d’exercice dans le contexte local, la nature des relations entre l’architecte et ses collaborateurs et le positionnement de Raymond en tant qu’architecte moderne sur la scène locale et internationale. Avec ses deux collaborateurs, il conçoit sur le papier l’hôpital le plus moderne de sa catégorie en Asie, d’un point de vue programmatique, architectural et constructif. Sur ces aspects, Raymond bénéficie en particulier de l’expérience de Feuerstein, car durant la période préparatoire du projet, celui-ci est envoyé à plusieurs reprises aux États-Unis pour étudier les hôpitaux récents. D’autre part, son expérience chez Perret est précieuse pour la conception d’une architecture moderne assumant l’esthétique du béton armé. Cependant, au regard des ambitions de Raymond, les techniques de construction avec ce matériau sont encore archaïques. Pour la réalisation des fondations en particulier, il se voit contraint de faire appel à une technologie américaine en important du matériel pour le creusement de fondations.

23 Sur le plan des relations entre les principaux acteurs de ce projet, Raymond témoigne d’une grande difficulté. D’une part avec son client qui, en dépit de sa volonté d’introduire la médecine moderne au Japon pêche, selon Raymond, par son incompréhension du pays sur le plan culturel25. D’autre part, après deux années de travail sur ce projet, des tensions apparaissent entre Raymond et ses deux collaborateurs. Feuerstein et lui sont en désaccord sur la manière de diriger l’agence et d’assurer sa viabilité financière, ce qui est une bataille constante. Rappelons que Raymond n’est pas un homme de compromis et que ce projet représente l’occasion inespérée pour lui de se positionner durablement comme acteur de la modernisation du Japon et défenseur de l’esthétique moderne à l’échelle d’un grand équipement. De ce point de vue, il entre également en conflit avec Teusler qui, d’après Raymond, n’est pas prêt à défendre une architecture d’avant-garde face aux pressions exercées par le Conseil des missions aux États-Unis. L’ensemble de la situation a finalement raison de la volonté de l’architecte, contraint de démissionner alors que l’hôpital est partiellement construit. Son achèvement sera assuré par d’autres architectes dans un style éclectique et historiciste que Raymond méprise. Ses collaborations avec Feuerstein et Švagr prennent fin en 1929 et 1930. Feuerstein travaille quelque temps pour Tsuchiura Kameki (1887-1996), l’un des disciples de Wright, tandis que Švagr fonde sa propre agence. Tous deux quittent respectivement le Japon en 1930 et 1940.

Yoshimura Junzō (1908-1997) et Maekawa Kunio (1905-1986) : entre apprentissage et échange des savoirs

24 Malgré le roulement permanent du personnel qui caractérise les premières années de l’agence, certains des jeunes apprentis japonais arrivés au cours de cette période y trouvent rapidement leur place et commencent à former le noyau dur d’une équipe qui prend sa forme définitive au milieu des années 1930. L’un de ces jeunes disciples est

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Yoshimura Junzō. Yoshimura, diplômé de l’école des Beaux-Arts de Tokyo. Il possède une connaissance du patrimoine japonais, de l’académisme à la française et porte un intérêt à l’avant-garde architecturale européenne et américaine. Il a accompli un voyage initiatique en Chine, en Corée, mais aussi dans tout le Japon pour comprendre les racines de l’architecture locale. Raymond considère que « la contribution de [Yoshimura] à la conception de tous les projets de [son] agence a été considérable, et [que] c’est son savoir et son intérêt pour les arts et l’architecture du Japon qui ont suscité en [lui] le plus de sympathie26 ».

25 Yoshimura prend connaissance du travail de Raymond en découvrant à Tokyo les deux villas qui sont publiées dans la revue française L’Architecture vivante (hiver 1925)27. Alors qu’il est encore étudiant, il rejoint l’équipe comme apprenti et partage son temps entre l’agence et l’école jusqu’en 1931, où il intègre définitivement l’agence. Dans un premier temps, il doit se familiariser avec la conception architecturale moderne, mais aussi avec la pensée et les us et coutumes occidentaux pour la conception d’espaces destinés à l’utilisation du mobilier (par exemple : tables, chaises, fauteuils, buffets)28. Lui aussi mentionne la barrière de la langue, qui engendre parfois des malentendus avec son patron. Le tracé des plans, des coupes et des détails d’architecture constituant le cœur de l’activité des jeunes Japonais en apprentissage, c’est donc avant tout sur ce support que Raymond s’appuie pour transmettre son savoir. Il fait figure de maître, dans un rapport paternaliste qui n’est pas uniquement fondé sur une transmission du savoir de maître à disciple, tout à fait en accord avec le mode d’apprentissage au Japon, mais aussi d’Occidental à Japonais. Cela ressort très clairement dans ce commentaire de Yoshimura : « Comme il était occidental, c’est sans faire preuve de résistance que j’ai étudié des choses comme la manière d’utiliser les chaises et la manière de prendre ses repas29 ». À cette époque en effet, « modernisation » rime le plus souvent avec « occidentalisation ».

26 La première tâche confiée aux apprentis est le dessin d’objets tels que luminaires et divers petits équipements composant une maison. Par la suite, les éléments les plus prometteurs, comme Yoshimura, travaillent à la conception de plans de maisons simples, suivant un processus au cours duquel Raymond contrôle toutes les étapes en attachant une importance particulière au dessin des détails à échelle réelle. Pour Yoshimura, la rationalité du système de conception qu’il découvre est « typiquement occidentale30 ». Devenu jeune collaborateur, Yoshimura participe puis supervise la conception d’un certain nombre de villas qui deviendront des références dans la carrière de Raymond. Il est notamment responsable de la plupart des projets de maisons secondaires en bois au caractère proche de l’architecture prémoderne, mais il participe également aux projets de style moderniste, comme la villa d’Akaboshi Kisuke (Tokyo, 1931-1932), et celle de Kawasaki Morinosuke (Tokyo, 1933-1934). Plusieurs de ces réalisations figurent dans le catalogue de projets et de réalisations que les Raymond publient en 1935. Pour la plupart des projets, les ingénieurs et les architectes en charge sont mentionnés. La disparition progressive des noms occidentaux au profit des noms japonais, reflète la transition qui s’est opérée au fur et à mesure de leur remplacement. La prédominance des collaborateurs japonais est attestée par la photographie figurant l’architecte entouré de ses plus proches collaborateurs en exergue du catalogue, ainsi que par celle prise à la même période et publiée dans son autobiographie (p. 148).

27 En 1930, c’est avec une expérience plus internationale que celle de son camarade que Maekawa intègre l’agence qui porte désormais le nom Antonin Raymond Architect, car

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il vient de passer deux années à Paris dans l’agence de Le Corbusier. Maekawa a reçu une éducation caractéristique de l’élite des années 1920, qui mêle un programme à la fois classique japonais et international, avec une ouverture sur les langues et la culture littéraire et philosophique occidentale. Au cours de ses études, il s’est intéressé à la culture britannique, en particulier au mouvement Arts and Crafts31. En 1925, Maekawa a intégré le département d’architecture et d’ingénierie de l’université impériale de Tokyo. Le programme comporte une introduction à l’architecture occidentale et japonaise, aux structures, aux matériaux, à la planification et au dessin d’architecture. Son initiation à l’architecture occidentale moderne se fait en 1926, à travers les revues d’architectures françaises (L’Architecture vivante, l’Esprit nouveau) et les ouvrages de Le Corbusier rapportés par l’un de ses professeurs, l’architecte Kishida Hideto (1899-1966) (Vers une architecture [1923], Urbanisme [1925], L’Art décoratif d’aujourd’hui [1925]). Il étudie le français. En mars 1928, Maekawa présente son travail de fin d’études, composé d’un mémoire sur Le Corbusier et d’un projet pour une station radiophonique qui porte la marque incontestable de l’architecte franco-suisse. Le 31 mars, le jour de la remise des diplômes, le jeune diplômé quitte le Japon pour un long voyage en Europe, qui doit le mener à l’agence de Le Corbusier. Une place d’apprenti dans l’agence de la rue de Sèvres lui a été garantie par l’entremise d’un oncle en poste à la Société des Nations. Comme tous les jeunes venus se former chez Le Corbusier, Maekawa commence son travail à la planche à dessin et ne touche aucune rétribution. Il doit assimiler le style du maître pour le tracé des dessins d’architecture, et c’est au terme d’une année d’expérience qu’il est autorisé à signer ses dessins. C’est aussi le point de départ d’une longue amitié avec Charlotte Perriand (1903-1999)32.

28 Pendant les deux années qu’il passe chez Le Corbusier, Maekawa est témoin de la conception de projets de nature et d’échelles variées, dans le domaine institutionnel et résidentiel. Il participe à la réalisation de plusieurs des villas blanches conçues dans le style emblématique du travail de l’architecte, ou encore à un prototype d’habitation bon marché partiellement préfabriqué, mais intégrant des éléments locaux de maçonnerie (moellons, briques ou agglomérés). Cette démarche est également adoptée par Raymond au Japon, où pour la réalisation des maisons en bois, il a souvent recours à des essences non précieuses, notamment le cèdre sugi. La réalisation de la maison d’été de Raymond à Karuizawa (1931-1933) en est un bon exemple33. Dans le catalogue de 1935, son nom apparaît à côté de trois projets : une villa pour le Vicomte Sōma Taketane (Tokyo, 1931, non réalisée), l’Ambassade de France à Tokyo (1929-1933) et deux villas pour Hatoyama Hideo et Michio (1932-1933).

29 Maekawa Kunio prend congé de Le Corbusier et quitte Paris en 1930. Peu après son retour à Tokyo, où la situation économique et le climat politique et social ne cessent de se détériorer (montée du nationalisme radical, écrasement des groupes communistes émergents), il s’attelle à la traduction de L’Art décoratif d’aujourd’hui de Le Corbusier. Antonin Raymond, à la recherche de nouvelles recrues pour son agence, prend conseil auprès de Kishida Hideto. C’est ainsi qu’à la suite de la recommandation de son ancien professeur, Maekawa intègre Antonin Raymond Architect au mois d’août 1930. Il sera mis à contribution pour la conception de villas et d’édifices à l’esthétique moderniste qu’il a assimilée en France. Lorsqu’un client de la haute société japonaise commande une villa à l’agence de Raymond, il lui donne le plus souvent « une grande liberté » sur le plan stylistique34. Cela, ajouté à la présence de Maekawa et à la diffusion des travaux de Le Corbusier dans les revues d’architecture, permet à Raymond de se positionner en

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véritable représentant local de l’architecte et d’attirer des commandes pour son agence.

Moderniser les méthodes de construction en béton : entre technologie moderne et processus artisanal

30 Pour la construction des édifices, Raymond fait appel à des entreprises locales. En fonction de leur taille et de leur localisation, celles-ci sont plus ou moins impliquées dans le développement des techniques modernes de construction en acier et en béton armé. La capitale, naturellement, est le centre de ces évolutions et Raymond va y sceller une collaboration durable avec l’entreprise Shimizu Gumi35. Fondée par un charpentier en 1804 (Shimizu Kisuke I [1783-1859]), elle est comme beaucoup le produit des évolutions d’une structure familiale. Après la restauration de Meiji, l’entreprise gagne en envergure grâce aux nombreux marchés qu’elle obtient, entre autres, pour la construction d’ambassades. Lorsque Raymond fait la connaissance du clan Shimizu grâce à l’entremise de l’un de ses premiers gros clients, la firme est encore sous la direction des représentants des quatre principales branches de la famille, chacune menée par l’un des descendants du fondateur.

31 Entre 1921 et 1938, lorsque prend fin le premier séjour des Raymond au Japon, Shimizu construit les bâtiments et les villas en béton armé qui feront la réputation de l’architecte en tant que précurseur de ce matériau. Les problèmes à surmonter sont nombreux, mais d’après les témoignages de l’architecte et de ses employés, il apparaît clairement que les difficultés les plus importantes concernent d’un côté la mise en œuvre des fondations, et de l’autre la réalisation d’un béton d’une qualité suffisamment bonne pour le laisser dans sa forme brute de décoffrage, un choix esthétique caractéristique des modernistes. Les mots de Raymond retranscrivent cette situation de manière imagée : En 1923, ce qui s’apparentait de plus près à un immeuble de bureau américain était l’immeuble Marunouchi à Tōkyō. C’était alors le plus grand bâtiment du Japon, et, à plus d’un titre, c’était un bâtiment révolutionnaire. Il avait été conçu par le département immobilier de l’entreprise Mitsubishi, mais sa construction avait été confiée à une firme américaine qui avait contourné le système habituel des contrats à la faveur d’une prise en compte du coût réel de la construction36. Les marteaux- pilons, les bétonnières et les échafaudages suspendus utilisés pour son édification avaient eu un degré d’efficacité jusqu’alors inégalé. La durée du chantier, qui ne fut que de trente et un mois, constituait un véritable record. Les entreprises de construction Shimizu et Obayashi envoyèrent des hommes afin d’observer et d’apprendre les méthodes qui avaient été employées et, après la fin du chantier, Shimizu a racheté l’équipement37.

32 C’est ainsi que Shimizu procède et devient peu à peu une entreprise de construction moderne, partenaire privilégié de l’agence de Raymond. Cet autre extrait est en rapport avec l’expérience de la construction de l’hôpital Saint-Luc à Tokyo : En 1925, les techniques de construction n’étaient pas particulièrement développées au Japon et le pays faisait face à un manque généralisé de machines. Donc, par exemple, l’enfoncement des piles (généralement faites de pin ou de coques tubulaires en acier destinées à être fichées dans le sol puis remplies de béton) était obtenu grâce à l’effort combiné d’un groupe d’ouvriers, y compris des femmes parfois. Une tour primitive faite de barres d’échafaudages et facile à déplacer était érigée afin d’y fixer un treuil, des cordes et un marteau. Après avoir été soulevé par

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les cordes, le marteau était déclenché par le contremaître et atterrissait sur la tête de la pile38.

33 Face à ces difficultés, Raymond fait appel à la société homonyme Raymond Pile Co. basée à New York. Celle-ci accepte d’envoyer le matériel pour le creusement des piles de fondations et réalise une opération aux répercussions économiques positives, grâce à la possibilité d’intégrer le marché japonais de la construction.

34 Du point de vue des difficultés de réalisation des murs en béton, le début des années 1930 est une période d’expérimentation intense durant laquelle Raymond réalise un certain nombre de villas, pour lesquelles la difficulté vient de la qualité des coffrages. Voici comment Sugiyama Masanori évoque le problème en 1961, ce passage révélant une fois encore le caractère expérimental du processus de construction moderne de l’époque : Lorsque nous avons commencé, il n’y avait pas de panneaux agglomérés étanches pour faire les coffrages, donc nous avons essayé d’en fabriquer en emboîtant de simples planches de cèdre du Japon (sugi) ou avec des éléments en métal. Le responsable de chantier se donnait beaucoup de mal. Le problème était si complexe que, face à autant de détresse, un homme du nom de Takeda, qui appartenait à l’une des entreprises de construction qui travaillait régulièrement pour nous, a décidé de monter un laboratoire de recherche sur les coffrages.

35 Dans un autre témoignage relatant ces expériences, la tension qui règne sur les chantiers est palpable : Lorsqu’on retirait les coffrages, s’il y avait des défauts ou des aspérités sur la face du béton brut, celui qui était responsable de cette partie se voyait sévèrement réprimandé en anglais par Raymond. C’est pourquoi dans ces moments-là, on priait avec le regard fixe à l’instant où les planches de coffrage étaient décollées. Dans le cas d’un chantier de béton brut de décoffrage, si un poteau ou un mur n’était pas satisfaisant, il ordonnait le plus naturellement du monde la démolition de la partie endommagée […]39.

36 Dans les années qui suivent Raymond et l’entreprise Shimizu continuent de travailler à l’amélioration de la mise en œuvre du béton armé et de sa finition en utilisant les projets de l’agence comme terrain d’expérimentation.

En guise de conclusion : rapporter et diffuser une expérience japonaise aux États-Unis

37 En 1938, les Raymond sont contraints de quitter leur pays d’adoption en raison du climat hostile qui s’est installé vis-à-vis des étrangers. Après un détour par l’Inde et l’Europe, ils s’établissent dans une ferme acquise à New Hope en Pennsylvanie. Ils y créent une petite communauté de vie et de travail, avec un atelier pour la formation de jeunes architectes, sur un modèle comparable à Taliesin, la propriété de Wright dans le Wisconsin, où ils ont travaillé en 1916. En 1939, Le couple ouvre une agence à New York et entame une grande campagne de promotion de leur conception moderne de l’architecture intégrant les principes de l’architecture japonaise, par le biais de conférences et d’expositions. Ils réalisent un certain nombre de maisons pour une clientèle privée, notamment avec l’aide de deux de leurs anciens collaborateurs japonais, Yoshimura Junzō, qui séjourne quelques mois à New Hope et Georges Nakashima (1905-1990). En 1941, Yoshimura et Sugiyama se chargent de fermer l’agence de Raymond à Tokyo, qui a jusqu’alors continué à fonctionner dans des

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conditions difficiles40. Il n’y a plus de travail pour les entreprises étrangères et toute la force économique et industrielle du Japon est désormais dirigée vers son armement.

38 À partir de 1942, Raymond s’associe à trois collègues américains et l’activité de l’agence repose principalement sur les projets de grande envergure en lien avec la guerre. Cette association se poursuit jusqu’en 1946, où il intègre l’architecte tchèque Ladislav Leland Rado (1909-1993) dans son équipe et poursuit une activité diversifiée. L’agence de Tokyo ouvre de nouveau en 1948, et entame une nouvelle phase d’expérimentation dans le contexte de l’après-guerre.

39 Entre 1921 et 1938, l’agence d’Antonin Raymond, composée d’abord d’une équipe internationale puis majoritairement japonaise, a réalisé pas moins d’une centaine de maisons et de villas, ainsi qu’un grand nombre d’édifices de nature diverse. Cet accomplissement repose sur deux grands facteurs. Tout d’abord, le contexte favorable à la modernisation de l’architecture en tant que moteur et outil promotionnel du développement que connaît le Japon dans l’entre-deux-guerres. Ensuite, la capacité de l’architecte à s’adapter et à répondre aux défis techniques et culturels propres à ce nouveau contexte. De ce point de vue, Raymond se révèle stratège, car tout en formant une jeune génération, il sait s’entourer des collaborateurs occidentaux et japonais détenteurs de l’expérience et des savoirs lui permettant de concevoir des édifices et des habitations dans un style parfois emblématique des pionniers du Mouvement moderne, mais ancrés dans le contexte local. Pour la construction en béton armé, la maîtrise des contraintes techniques, bien que soutenue par l’importation d’un savoir-faire occidental, repose en grande partie sur une expérimentation basée sur l’essai et l’erreur menée avec les partenaires japonais de la construction. L’échange des savoirs et l’expérimentation sont donc le cœur du modus operandi de cette agence moderne. Du point de vue de la construction et de la représentation de la figure de l’architecte dans le contexte de l’entre-deux-guerres, Raymond endosse un rôle de passeur de savoir entre le Japon et l’Occident. D’un côté, en introduisant les idées du Mouvement moderne au Japon – ce faisant, il s’impose comme son principal représentant –, et de l’autre, en devenant le promoteur des « principes de l’architecture japonaise » en Occident, à partir de 1938 en particulier.

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NOTES

1. Y. Gloaguen, Les villas réalisées par Antonin Raymond dans le Japon des années 1920 et 1930. Une synthèse entre modernisme occidental et habitat vernaculaire japonais, thèse de doctorat, EPHE, 2016. 2. L’autobiographie d’Antonin Raymond publiée en 1970 (version japonaise) et 1973 (version anglaise), une série de tapuscrits d’articles et de conférences constituant une partie des sources primaires utilisées pour la thèse, des entretiens menés par la revue Kokusai kenchiku avec les proches collaborateurs de Raymond, Maekawa Kunio et Sugiyama Masanori, en 1961, des conversations de l’auteure avec les membres de l’agence Raymond Architectural Design Office à Tokyo, au cours d’un séjour de recherche au Japon en 2011-2012. 3. Le nom original de Raymond apparaît sous différentes orthographes dans les documents consultés. On trouve « Antonín Reimann » dans les bulletins scolaires de l’institut polytechnique de Prague, « Rejmon » dans le registre de l’immigration d’Ellis Island, ainsi que « Rajman » et « Rejmann ». Il adopte officiellement « Raymond » lors de sa naturalisation le 8 février 1916 à New York. 4. Le terme oyatoi (lit. employé, prononcé [oyatoï]) désigne de manière générique les étrangers embauchés par le gouvernement japonais et dans le domaine privé, lors du grand transfert des savoirs et des technologies qui a lieu à l’ère Meiji (1868-1912). 5. Takeshi Hori, Musée national de Tokyo (dir.), Nihon no bijutsu 8-447 : Gaikokujin kenchikuka no keifu (L’art du Japon 8-447 : généalogie des architectes étrangers au Japon), juil. 2003, pp. 86-98. 6. M. Sugiyama, « Watashi no omoide » (Mes souvenirs), Kenchiku, oct. 1961, pp. 47-48. Pour la traduction intégrale en français de ce texte, voir Y. Gloaguen, Les villas réalisées par Antonin Raymond…, op. cit., pp. 525-528. 7. A. Raymond, An Autobiography, Rutland-Tōkyō, Charles E. Tuttle Co., 1973, p. 80. 8. Lors de l’entretien accordé à Kenchiku, Sugiyama montre des documents de l’année 1924 indiquant sa rémunération basée sur 90 yens/heure tandis que Švagr (un ingénieur tchèque employé en 1923) en touchait 600. On peut également se référer aux listes de salaires. Certaines ont été publiées en annexe de l’ouvrage de Christine Vendredi-Auzanneau, Antonin Raymond : un architecte occidental au Japon, 1888-1976, Paris, Picard, 2012, pp. 191-195. 9. Ceci nous a également été directement confirmé lors de rencontres avec d’anciens employés de la dernière période d’exercice des Raymond à Tokyo, monsieur Kitazawa Koichi et l’actuel directeur délégué du département architecture de l’agence, monsieur Miura Toshinobu. 10. Cf. M. Sugiyama, « Mes souvenirs », op. cit. 11. M. Sugiyama, « Rēmondo jimusho no omoide » (Souvenirs de l’agence de Raymond), Space Design, n°286, juil. 1988, pp. 41-43. Pour la traduction intégrale en français de ce texte, voir Y. Gloaguen, Les villas réalisées par Antonin Raymond… , op. cit., pp. 532-537. 12. Voir C. Pejovic, « La gouvernance d’entreprise japonaise et l’acculturation du modèle américain », Revue internationale de droit comparé, vol. 64, n 2, 2012, pp. 417-450. 13. K. Maekawa, « Remondo no koto » (À propos de Raymond), Kenchiku, oct. 1961, pp. 46-47. Pour la traduction intégrale en français de ce texte, voir Y. Gloaguen, Les villas réalisées par Antonin Raymond…, op. cit., pp. 522-524.

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14. L’intransigeance, voire la sévérité du caractère d’Antonin et Noémi Raymond ont contribué aux ruptures successives avec leurs collaborateurs. Ceci contraste avec la sympathie qu’ils pouvaient susciter dans le cercle de leurs relations amicales, ou même vis-à-vis de leurs employés en dehors du cadre du travail. 15. A. et N. Raymond, « Sur l’habitation au Japon », dans Antonin Raymond, his Work in Japan: 1920-1935, Tōkyō, Jōnan Shoin, p. 29. 16. Le sun, équivaut à 3,03 cm, le shaku, ou » pied japonais », mesure 30,30 cm, le ken 1,81 m et le jō 3,03 m. 17. Voir K. A. Smith, « Materials and Structure in Frank Lloyd Wright’s Imperial Hotel: Failure and Success », Journal of Organic Architecture + Design, vol. 6, n 3, 2018, p. 22. 18. Cette remarque est à relativiser au regard des témoignages rapportés dans le présent article. 19. A. Raymond, « Experienced Stories Before 1938 in Japan », tapuscrit, archives Kitazawa, p. 8. Sauf mention contraire, toutes les traductions de l’anglais et du japonais sont de l’auteure. 20. Cette synthèse repose sur six principes : le respect d’une idée fondamentale comme fondement du projet, la simplicité, l’économie, l’honnêteté, l’expression directe et le rapport à la nature. 21. A. Raymond, « Creation and Imitation in Japanese Architecture », 1953, (publié dans This is Japan, n°1, 1954), Lectures and Articles, Archives Kitazawa, p. 8. 22. Ces projets, comme un certain nombre de ceux cités dans cet article sont visibles dans le catalogue de réalisation publié par Raymond, Antonin Raymond, his Work in Japan: 1920-1935, Tokyo, Jōnan Shoin, 1935. 23. Pour plus de détails sur ce séjour français, voir Helena Čapková, « “Believe in socialism…” : Architect Bedřich Feuerstein and His Perspective on Modern Japan and Architecture », Review of Japanese Culture and Society, vol. 28, 2016, pp. 80-98. 24. A. Raymond, An Autobiography, op. cit., p. 113. Feuerstein a mis fin à ses jours à Prague le 10 mai 1936. 25. Ibid. 26. Ibid., p. 147. 27. La villa Tetens (1924-1925), qui vient d’être achevée, et la villa des Raymond dans le quartier de Reinanzaka, qui n’est pas encore terminée. Ce sont les photos de la maquette qui sont publiées. 28. Yoshimura évoque ces aspects de son apprentissage dans la postface du premier tome de ses œuvres complètes, Yoshimura Junzō sakuhin-shū: 1941-1978 (Yoshimura Junzō, travaux : 1941-1978), Tōkyō, Shinkenchikusha. Ici, p. 280. 29. Yoshimura J., Hi to mizu to ki no shi : watashi ha naze kenchiku-ka ni natta ka (Le poème du feu, de l’eau et du bois : pourquoi je suis devenu architecte), Tōkyō, Shinchōsha, p. 38. 30. Ibid. 31. Pour la préparation de son diplôme de fin d’études secondaires, Maekawa a lu dans le texte l’essai critique de John Ruskin, Les sept lampes de l’architecture (The Seven Lamps of Architecture) publié pour la première fois en 1849. Sur ce point et pour plus de détails sur le parcours de Maekawa, voir Jonathan M. Reynolds, Maekawa Kunio and the Emergence of Japanese Modernist Architecture, Berkeley, University of California Press, 2001, p. 43 et suivantes. 32. Maekawa, Perriand et Sakakura Junzō (1901-1969) (également apprenti chez Le Corbusier) se retrouveront au Japon pour travailler ensemble entre 1940 et 1942. Charlotte Perriand y a été invitée par le ministère du Commerce et de l’Industrie en tant que conseillère pour l’art industriel. Cf. J. Barsac, S. Yanagi et P. Perriand-Barsac, Charlotte Perriand et le Japon, Paris, Norma, 2008. 33. Ce projet, qui n’est toutefois pas supervisé par Maekawa, est connu car il s’agit en grande partie de l’adaptation d’un projet de Le Corbusier non réalisé, la Villa Errázuriz au Chili. Les

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dessins de cette maison sont publiés dans la revue Kokusai kenchiku en novembre 1931, c’est ainsi que Raymond en prend connaissance. 34. A. Raymond, An Autobiography, op. cit., p. 135. 35. Actuelle Shimizu Corporation, aujourd’hui l’une des plus grandes entreprises de construction au monde. L’appellation Shimizu Gumi entre en vigueur en 1915 lorsque l’entreprise passe sous un statut permettant d’assurer la cohésion entre les quatre branches de la famille face à l’entrée en nombre de nouveaux acteurs dans l’entreprise. Le terme gumi, qui signifie « groupe » ou « clan », est communément utilisé pour désigner les entreprises de construction, ainsi que les groupes mafieux. L’appellation officielle est Shimizu Kensetsu (lit. Shimizu construction). Voir H. Morikawa, A History of Top Management in Japan: Managerial Enterprises and Family Enterprises, Oxford University Press, 2001. 36. Raymond fait référence à la compagnie américaine Georges A. Fuller, grand constructeur spécialiste des gratte-ciels et des immeubles de bureaux. Il a installé une filiale à Tokyo en 1920. 37. A. Raymond, « Vanishing Horizon », 1961, (intervention devant les membres de l’American Institute of Architecture, lors d’une convention à Hawaï), Lectures and Articles, archives Kitazawa, pp. 8-9. 38. Pour le passage complet, se reporter à A. Raymond, An Autobiography, op. cit., pp. 108-113. 39. S. Nagataki (dir.), Nihon no konkurīto gijutsu wo sasaeta hyaku nin (Les 100 noms de l’histoire du béton au Japon), Tokyo, Cemento shinbunsha, 2013, p. 16. 40. Sugiyama rapporte ce propos dans « Mes souvenirs », op. cit., p. 48.

RÉSUMÉS

Au Japon, l’architecte est une figure apparue relativement récemment sur l’échiquier des métiers de la construction. Le cadre de son activité, l’agence d’architecture a, comme lui, été importée lors du grand transfert des savoirs et des technologies opéré à l’ère Meiji (1868-1912). Mais l’importation de modèles étrangers dans un contexte local ne suffit pas pour répondre aux exigences spécifiques à ce contexte et demande de nombreuses adaptations. Celles-ci relèvent en premier lieu des différents acteurs agissant en son sein et de leur propre capacité d’adaptation, d’apprentissage et de collaboration. Pour illustrer ce propos, cet article porte sur l’agence de l’architecte américain d’origine tchèque Antonin Raymond durant son premier séjour au Japon (1920-1938). Au cours de ces dix-huit premières années, Raymond met sur pied une équipe et une structure qui lui permettront de se situer parmi les principaux acteurs du développement de l’architecture moderne au Japon. Basé sur des témoignages émanant d’un certain nombre de ses anciens collaborateurs et sur l’analyse d’un corpus de dessins d’architecture, cet article aborde en particulier deux thèmes : la présentation des partenaires clés de Raymond et de leur rôle dans la production de l’architecture moderne et contextuelle qui caractérisera son agence dès les années 1920, et certains des outils de conception architecturale adaptés du contexte local pour la réalisation de villas privées.

In Japan, the architect is a relatively recent figure on the chessboard of construction trades. As for the profession itself, the architectural office was imported during the great transfer of knowledge and technology operated by the government during the Meiji era (1868-1912). However, importing foreign models into a local context requires many adaptations. These adaptations primarily depend on the different actors working within the office, and on their

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capacity to adapt, learn and collaborate with inhouse and external partners. To illustrate this issue, this article deals with the office of Czech-born American architect Antonin Raymond, during his first stay in Japan (1920-1938). During these first eighteen years, Raymond put together a team and a developed a work method that allowed him to become one of the true pioneers of modern architecture in Japan. Based on testimonies from a number of his former collaborators and the analysis of architectural drawings, this article focuses on two topics: Raymond’s key partners and their role in the development of a modern and contextual architectural practice, and some of the conception tools used for the design of private villas.

INDEX

Mots-clés : Agence d’architecture, Japon, Circulation des savoirs, Architecture moderne, Antonin Raymond Keywords : Architectural Office, Japan, Circulation of knowledge, Modern Architecture, Antonin Raymond

AUTEUR

YOLA GLOAGUEN Yola Gloaguen est architecte DPLG et historienne. Elle est assistante de recherche à la chaire de civilisation japonaise du Collège de France. Ses recherches portent sur l’histoire de l’architecture et de la construction modernes en Occident et au Japon, et plus particulièrement sur les transferts, les échanges, et la circulation des savoirs et des techniques. Elle a notamment publié : « Modernisme et nature. Le traitement des éléments paysagers dans les villas modernistes d’Antonin Raymond », dans N. Fiévé, Y. Gloaguen, B. Jacquet (éd.), Mutations paysagères de l’espace habité au Japon. De la maison au territoire, Bibliothèque de l’Institut des hautes études japonaises/ Collège de France, (sous presse) ; Modernisme occidental et habitat japonais. les villas d’Antonin Raymond dans le Japon des années 1920 et 1930, Bibliothèque de l’Institut des hautes études japonaise/Collège de France, à paraître. [email protected]

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La collaboration comme mode d’exercice au sein de l’agence d’architecture d’Eugène Beaudouin Collaboration as a way of working in Eugène Beaudouin’s architectural practice

Anne-Sophie Cachat-Suchet

1 Le nom d’Eugène Beaudouin (1898-1983) jalonne l’histoire de l’architecture du XXe siècle1. Si des projets comme l’École de plein air de Suresnes2, la cité Rotterdam construite à Strasbourg3 ou encore la Tour Montparnasse 4 ont retenu l’attention des historiens, son agence d’architecture, active jusqu’en 1981, reste à ce jour un sujet méconnu. Les archives disponibles, privilégiant la conservation des dessins et les écrits aux documents administratifs, ont souvent écarté l’agence d’architecture des récits historiques, même si son organisation commence à intéresser les chercheurs5. N’échappant pas à cette logique, Beaudouin s’est de plus peu exprimé sur sa propre pratique alors qu’il fut à la fois architecte et urbaniste, qu’il enseigna en Suisse et en France et occupa plusieurs postes au sein d’instances professionnelles.

2 Seul un article publié dans l’Architecture d’Aujourd’hui en 19556 fournit un aperçu du lieu de la pratique de l’architecte, qui a établi ses bureaux à son domicile, rue de l’Yvette dans le 16e arrondissement de Paris. Les deux photographies, qui semblent avoir été prises « à l’improviste », ne renseignent ni sur son ampleur ni sur l’organisation des espaces. À l’inverse des autres agences présentées, comme celle de Jean Sebag, qui a transformé un appartement existant en un « espace de promotion » où les meubles de Charlotte Perriand côtoient ceux de Jean Prouvé, l’agence de Beaudouin renvoie l’image d’un lieu à l’ambiance familiale. Implantée au rez-de-chaussée et éclairée par de grandes portes-fenêtres, elle est aménagée avec un mobilier plutôt rustique et l’ensemble paraît peu ordonné ; la table de la salle de dessin est recouverte de rouleaux de plans et le bureau de Beaudouin jonché de documents. Ces photographies ne permettent pas d’appréhender l’organisation du travail au sein de cette agence très active durant la période des Trente Glorieuses : de quelle manière Beaudouin a-t-il réussi à mener de front autant d’opérations ?

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3 Le croisement des sources à notre disposition apporte des éléments de réponse : une organisation du travail émerge particulièrement, celle de la collaboration avec d’autres architectes. Si cette méthode n’est pas propre à Beaudouin, elle apparaît comme un fil conducteur durant les cinquante années où il exerce. Quelles logiques le conduisent à mener un travail collaboratif et comment évoluent-elles au fil des années ? Quels sont les profils des architectes avec lesquels Beaudouin s’associe ? Quel impact ces collaborations ont-elles sur les carrières de ces différents architectes ?

4 Afin de répondre à ces questions, nous proposons d’étudier les débuts de la carrière de Beaudouin, qui travaille d’abord au sein de l’agence fondée par son père et son oncle. L’intégration de Marcel Lods (1891-1978) fait évoluer cette structure familiale, la collaboration des deux hommes étant particulièrement fructueuse. Grâce au dépouillement de documents administratifs, l’organisation de l’agence dont Beaudouin prend seul la tête à partir de 1946 est également mise en lumière. Puis sont éclairées les raisons qui le conduisent à collaborer avec des architectes implantés localement et l’importance du réseau de connaissances dans le choix de ses collaborateurs, aboutissant parfois à des associations durables. Enfin, nous verrons que certaines opérations nécessitent la création de structures professionnelles spécifiques.

5 Cette étude s’inscrit dans le cadre d’une recherche doctorale en histoire de l’architecture consacrée à Eugène Beaudouin7. Pour éclairer ce parcours « collaboratif », nous avons pu nous appuyer sur des fonds conservés au Centre d’archives d’architecture du XXe siècle8. Des documents administratifs légués récemment par Sylvie Beaudouin, fille de l’architecte, notamment la correspondance de l’agence de 1961 à 1965 ainsi que les livres de paie et carnets de salaire, ont permis d’enrichir cette étude. Enfin, le dépouillement de plusieurs revues professionnelles – L’Architecte, L’Architecture, La Construction Moderne, l’Architecture d’Aujourd’hui, Techniques et Architecture, Urbanisme et L’Architecture française – nous a aidée à identifier certains projets absents des archives.

Les premiers pas d’un architecte dans l’agence familiale

6 Eugène Beaudouin étudie l’architecture à l’école nationale supérieure des Beaux-Arts (ENSBA) à partir de 1919 dans l’atelier d’Emmanuel Pontremoli. Après un brillant parcours, il obtient le Grand Prix de Rome en 1928 avec sa proposition pour « un hôtel d’ambassade à construire dans un grand pays d’Extrême-Orient9 ». Beaudouin n’a cependant pas attendu d’être diplômé pour travailler au sein de l’agence fondée par son père et son oncle au début du siècle10. Dès 1921, il succède à son père11 et apprend « les ficelles du métier » aux côtés d’Albert Beaudouin (1871-1937), un professionnel bien établi qui mène une carrière au service d’instances publiques et privées. Après avoir étudié à l’ENSBA dans l’atelier de Constant Moyeux, ce dernier est diplômé en juin 1897 avec son projet de Maison à loyer12. Dès 1899, il remporte avec son frère Léon et l’architecte Alfred Etesse le concours pour l’agrandissement du vaste édifice thermal de La Bourboule13. Il assiste également Émile Vaudremer dans la construction de l’Observatoire du Mont Blanc commandé par l’astronome Jules Janssen en 189214. Ce dernier lui confie d’ailleurs en 1906 la réalisation d’un nouvel abri pour les touristes15. En parallèle, Albert Beaudouin intègre le prestigieux service des Bâtiments civils et

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Palais nationaux (BCPN), où il occupe le poste d’inspecteur, sous la houlette de Pontremoli jusqu’à la fin de l’année 193216.

7 Il s’implique également dans l’architecture sociale : à partir de 1907, il est l’architecte attitré de la Société des logements économiques pour familles nombreuses17 (SLEFN), fondée en 1903 sous l’impulsion du chirurgien Auguste Broca18. C’est ainsi qu’Albert Beaudouin, qui n’a pourtant pas d’expérience de ce type de programme, réalise à Paris, entre 1907 et 1914, trois immeubles de plus de cent logements chacun, rue du Cotentin, boulevard Kellermann et rue du Moulin Vert19. La Première Guerre mondiale met un frein aux activités de la SLEFN qui ne reprennent qu’en 1925. Pourtant, durant cet intervalle, Marcel Lods intègre l’agence Beaudouin, probablement grâce à son amitié avec Eugène. Si les associations entre architectes sont alors déjà courantes comme en témoignent les pages de L’Architecture, Albert Beaudouin aurait pu souhaiter, à l’image d’autres familles d’architectes, que l’agence reste dans le giron familial, d’autant plus que le travail de son neveu à l’ENSBA est prometteur.

8 Les raisons qui le motivent à intégrer un nouveau collaborateur sont probablement à chercher dans le parcours singulier de Lods. Admis en deuxième classe dans l’atelier Bernier en janvier 191220, il en est exclu en 1913, mais grâce à sa participation à la Première Guerre mondiale, il est autorisé à reprendre ses études et intègre en 1919 l’atelier de Pontremoli, remplaçant de Bernier, dans lequel étudie également Eugène Beaudouin21. Le parcours de Lods à l’ENSBA est discret, il est néanmoins remarqué pour son projet de piscine couverte en 1922 qui emploie le fer et le ciment armé22. En 1923, pour son diplôme, Lods propose un projet d’habitation, la Maison d’un ingénieur directeur d’usine23. Nous n’avons pas d’information concernant l’organisation du travail suite à l’arrivée de Lods à l’agence. En revanche, on peut supposer qu’Albert Beaudouin compte s’appuyer sur la présence de ce jeune collaborateur, qui s’intéresse à l’utilisation de nouveaux matériaux, pour insuffler un nouvel élan dans les projets de l’agence.

Une production prolifique d’un duo d’architectes complémentaire : Beaudouin et Lods pendant l’entre- deux-guerres

9 Si la collaboration entre Beaudouin et Lods débute véritablement en 1925, année où des « demandes en autorisation de bâtir24 » sont établies aux noms des deux architectes, Albert Beaudouin ne se retire de son agence qu’en 1928, lorsque son neveu Eugène obtient son diplôme. Les associés qui bénéficient des commandes de la SLEFN, puis de celles de l’Office public des habitations à bon marché du département de la Seine, s’impliquent dans douze projets de logements collectifs, dans lesquels ils mettent en œuvre des éléments préfabriqués comme à la cité du Champs-des-Oiseaux de Bagneux25 ou celle de la Muette à Drancy26. Ils sont également sollicités pour réaliser des programmes privés de différentes natures : plusieurs hôtels particuliers, garde-meubles et aéro-clubs. Ils participent aussi à des concours et leurs propositions sont publiées dans les revues professionnelles dès 192727. Si leur production est essentiellement construite en région parisienne, leurs projets sont choisis par Louis Hautecoeur et la Société des architectes diplômés par le gouvernement dans le cadre de l’Exposition d’architecture française de 193928.

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10 Cette collaboration fructueuse permet à Beaudouin de mener plusieurs activités de front ; entre 1929 et 1932, il est pensionnaire de l’Académie de France à Rome, il effectue donc plusieurs voyages notamment au mont Athos en Grèce ainsi qu’en Iran. Pendant la même période, les architectes sont investis dans près de vingt projets, dont onze seront effectivement construits, alors que Beaudouin n’est présent « qu’en pointillé ». Si nous ne connaissons pas l’ampleur et la structure interne de l’agence à cette époque, on imagine que la présence de Lods doit alors être essentielle au bon déroulement de ces chantiers.

11 Si Eugène Beaudouin n’a que peu commenté cette collaboration, Marcel Lods s’est quant à lui exprimé à ce sujet à la fin de sa vie, évoquant une association sans but commercial ou politique, mais soutenant « qu’il est souvent avantageux de faire travailler ensemble à une même œuvre des architectes ayant des possibilités différentes29 » et soulignant sa complémentarité avec Beaudouin. Lods attribue ainsi à son associé la réalisation du « plan d’ensemble remarquable » de l’École de plein air de Suresnes, quand lui-même s’est occupé de questions techniques liées au chauffage et à la ventilation. C’est sans doute du fait des propos de Lods qu’on lui attribue le titre de « bâtisseur », quand Beaudouin est qualifié de « traceur30 ». Il est cependant aujourd’hui difficile d’identifier la part de chacun dans les projets, hormis dans leur première réalisation : Lods a en effet révélé que la cité-jardin réalisée à Romainville a donné lieu à une conception « partagée » en raison des nombreuses activités de Beaudouin. Ce dernier est ainsi l’auteur des pavillons et Lods de l’immeuble, ce que n’a pas manqué de remarquer un de leur ancien collègue d’atelier, l’architecte Marcel Valensi31.

12 La collaboration entre ces deux architectes a donc été un moteur tant sur le plan architectural que fonctionnel. Leurs associations ponctuelles avec d’autres techniciens leur ont permis d’enrichir leur pratique, anticipant ainsi le rapprochement entre les différents acteurs de la construction qui sera prôné dans la seconde partie du XXe siècle32. Ils collaborent notamment avec l’ingénieur Eugène Mopin pour réaliser les ensembles de logements de Bagneux33 et Drancy 34. Avec les Ateliers Jean Prouvé, ils expérimentent de nouveaux systèmes de construction dans des programmes variés comme le Pavillon du club Roland Garros à Buc (1931-1936), la Maison du Peuple à Clichy (1935-1939), ou encore la Maison de week-end démontable (1935)35.

13 Les projets qui ont été menés en collaboration ont d’ailleurs contribué à forger l’image d’un duo d’architectes novateurs36. C’est sur ce corpus de réalisations constitué à « quatre mains » – et avec l’aide de techniciens – que repose la carrière de Beaudouin et Lods. On peut supposer que la notoriété de ces opérations leur permettra d’obtenir des commandes dans la seconde partie de leurs carrières respectives, notamment au moment de la Reconstruction. Dès 1949, les deux hommes sont sélectionnés pour participer à plusieurs « chantiers expérimentaux » conduits par le ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU) dans le but de « susciter des idées nouvelles afin de dégager des solutions permettant, par l’emploi de méthodes industrialisées, d’abaisser le coût de la construction et de réduire les délais d’exécution37 ». Ils prennent ainsi part aux concours en vue de l’exécution de 200 logements et s’ils ne sont pas lauréats, leurs projets respectifs figurent en bonne position, Beaudouin obtient d’ailleurs le deuxième prix pour le projet d’immeubles collectifs de hauteur intermédiaire implantés à Creil et à Compiègne38. Dès l’année suivante, ils participent tous deux au concours de la cité Rotterdam39, cette fois-ci remporté par Beaudouin.

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Une agence en son nom propre mais une pratique partagée

14 Alors qu’ils se sont investis dans près de 53 projets ensemble, la collaboration entre Beaudouin et Lods prend fin en 1940, juste après l’achèvement de la Maison du peuple de Clichy, ultime projet et « nouvelle étape franchie dans l’art de bâtir40 ». À l’issue de la guerre, Beaudouin, âgé de 48 ans, ouvre une nouvelle agence à Paris ; il en prend seul la tête mais n’abandonne pas la pratique « partagée ». Les livres de paie et les carnets de salaires permettent de comprendre son organisation. Au total, 211 personnes travaillent avec Beaudouin entre 1946 et 1981. La plus grande partie de l’effectif est composée de « dessinateurs », au nombre de 118, généralement des élèves architectes qui poursuivent en parallèle leurs études ainsi que des architectes déjà diplômés. Ils sont chargés d’établir les documents graphiques capables de faire comprendre le projet. Puis l’équipe comprend également une série de collaborateurs que l’on pourrait qualifier de « techniciens » : cinq vérificateurs, trois inspecteurs des travaux, deux ingénieurs et un chef du bureau d’études. Enfin, trois maquettistes, deux décorateurs ainsi qu’un menuisier sont également rétribués de manière ponctuelle. L’agence est gérée par un service administratif qui prend de l’ampleur avec les années : si en 1947, seule une secrétaire est employée, dans les années 1960, quatre personnes sont affectées à des postes administratifs, preuve que l’agence est particulièrement active.

15 Nous avons pu identifier douze collaborateurs qui bénéficient d’un statut particulier puisqu’ils sont employés en tant que « projeteur », « architecte projeteur » ou encore « compositeur projeteur ». Parmi les plus importants, mentionnons tout d’abord les collaborateurs historiques de l’agence, Louis de Hoÿm de Marien (1920-2007) et Paul Fournier (1921-1973) qui sont engagés dès décembre 1946. Jean L’Hernault (1922-inc.) les rejoint l’année suivante. De mars 1953 à décembre 1957, Michel Andrault (1926-2020) fait lui aussi partie du contingent des « projeteurs ». Ces différents collaborateurs sont employés alors qu’ils sont encore élèves de l’ENSBA. Dans les années 1960, Beaudouin s’adjoint les compétences de trois nouveaux collaborateurs : Maurice Mongermon, Theodor Iconomou et Pierre Pronier. Si nous ne connaissons pas les parcours de ces deux derniers, Mongermon est un architecte expérimenté, il a étudié à l’ENSBA dans l’atelier de Pontremoli et a obtenu son diplôme en 1928 comme Beaudouin.

16 Les intitulés de leurs postes indiquent que ces architectes étaient les collaborateurs les plus proches de Beaudouin, comme le confirment les cartouches des documents graphiques. Ainsi, à partir de 1952, Jean L’Hernault travaille aux études d’un très grand ensemble pour le compte de la Société de la Maison des anciens combattants. Après de nombreux rebondissements, le projet est livré en 1964 et regroupe environ 800 logements41. En 1954, la Société centrale immobilière de la Caisse des dépôts (SCIC) lance un concours portant sur la construction du groupe résidentiel des Bas-Coudrais à Sceaux. Le nom de Beaudouin y est associé à celui de trois autres architectes : Paul Fournier et Jean L’Hernault42, qui travaillent à l’agence, ainsi que Georges Chaillier. Ils participent donc activement à l’élaboration du projet. Le nom de Michel Andrault, en revanche, n’apparaît pas sur les documents graphiques de l’agence. Il participe pourtant à l’opération, réalisant avec Pierre Parat le centre commercial situé au nord- est de la cité43. En 1955, Andrault consacre d’ailleurs son diplôme à la conception d’un « centre commercial d’un ensemble résidentiel (un marché couvert) » sous la houlette

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de Beaudouin dont il suit les enseignements à l’ENSBA44. Il s’agit du premier chantier conduit par Andrault et Parat, les associés de l’agence Anpar. N’ayant aucune référence à leur actif, on peut supposer que les liens d’Andrault avec Beaudouin ont pu les aider à obtenir cette première commande. Leur projet aux lignes souples est composé autour d’un jardin central piétonnier et se distingue de la conception orthogonale du plan de la cité. Par ailleurs, le duo est lauréat du concours pour la construction de la Basilique Madonna delle Lacrime de Syracuse, qui leur permet d’accéder à une certaine reconnaissance. Ils réalisent ainsi des équipements de différents types et plusieurs ensembles de logements45. En 1962 ils livrent un groupe résidentiel de 261 logements à Bourges dont le plan « semi-clos46 », qui articule les différents volumes autour d’espaces de jardin, n’est pas sans rappeler les principes développés par Eugène Beaudouin dès 1948 pour le plan de l’ensemble résidentiel du Vermont à Genève47.

17 Si Theodor Iconomu (1914-1972), n’est pas mentionné dans les cartouches des projets, il semble lui aussi avoir joué un rôle de premier plan à l’agence, puisque Beaudouin le désigne comme un « associé48 ». Mais c’est bien Paul Fournier qui est son véritable bras droit : à partir de novembre 1964, il est évoqué dans plusieurs documents comme « chef d’agence ». Dans un courrier envoyé en 1965, on apprend d’ailleurs qu’il est « l’associé de Monsieur Beaudouin » et qu’il a participé à plusieurs projets d’envergure : la Résidence universitaire d’Antony, des lycées d’Antony et de Meudon, l’Hôpital d’Eaubonne et les zones à urbaniser en priorité (ZUP) des Minguettes et de Vernaison49.

18 Bien que les effectifs de l’agence augmentent avec l’intensification des activités, ils ne sont pas suffisants pour répondre aux différentes commandes dispersées sur le territoire. En effet, les correspondances conservées nous donnent un aperçu des échanges envoyés de 1961 à 1965, et font apparaître des projets jusqu’ici méconnus. En plus des opérations de logements collectifs réalisés pour le MRU puis pour la SCIC, la production de Beaudouin est enrichie de commandes privées et publiques pour lesquelles il fait le choix de s’associer ; les courriers mettent en lumière près de trente et une collaborations. S’il n’est pas toujours possible de savoir si ces projets ont finalement été réalisés, ces échanges révèlent la propension de Beaudouin à mener un travail collaboratif. On peut ainsi penser que compte tenu de l’ampleur que prennent les collaborations durant ces quatre années, elles ont été en réalité bien plus nombreuses.

Des collaborations avec des architectes locaux

19 Dès le début de sa carrière, Beaudouin est amené à réaliser des projets dans toute la France et même à l’étranger ; en 1933 il intègre le corps des BCPN qui lui confie plusieurs commandes implantées hors de l’Hexagone. En 1935, il doit réaliser le nouvel hôtel diplomatique de France à Ottawa, il est alors associé à deux architectes québécois : Antoine Monette (1899-1974) et Marcel Parizeau (1898-1945). Si ce choix relève probablement des administrations en place50, il n’en reste pas moins que les trois hommes présentent des parcours similaires. Monette et Parizeau sont de la même génération que Beaudouin, de plus, après avoir obtenu leurs diplômes respectifs à l’école polytechnique de Montréal, ils étudient également à l’ENSBA dans les années 1920. S’ils n’ont pas fréquenté l’atelier Pontremoli, ils partagent une culture académique proche des idées de Beaudouin. Si on ne connaît pas la place accordée aux collaborateurs québécois dans la conception du projet, on peut supposer qu’ils l’ont

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conseillé dans le choix de matériaux capables de résister aux conditions climatiques extrêmes51. L’historien et critique d’art Marcel Zahar révèle, lui, que Beaudouin a souhaité souligner l’« aide amicale qu’il reçut de ses collaborateurs canadiens52 ». La nouvelle Ambassade de France, grâce à la collaboration de praticiens issus des deux pays, apparaît alors par son architecture et sa décoration, comme un symbole de l’amitié franco-canadienne.

20 D’autres projets moins médiatisés, ont été menés suivant une logique similaire. Les correspondances d’agence nous apprennent ainsi que Beaudouin, en tant qu’architecte en chef des BCPN, a été chargé de la reconstruction du Palais de justice de Saint-Denis- de-la-Réunion53. Pour ce projet, il s’associe avec Pierre Abadie (1924-), installé sur l’île. D’abord élève de l’École régionale de Bordeaux à partir de 1947, il a demandé son transfert à l’ENSBA en 1950. Il y rencontre Beaudouin, puisqu’il s’inscrit au sein de son atelier. Si on ne connaît pas les détails de son parcours, on sait qu’il passe près de quatorze ans à l’école. En 1961, il choisit comme sujet de diplôme « Un hôpital pour enfants, Saint-Denis de la Réunion54 », affirmant dès cette époque son intérêt pour l’île. Ainsi, quand en 1962, le ministère chargé des Affaires culturelles attribue un crédit pour la reconstruction du palais de justice55, Beaudouin se tourne vers une connaissance plutôt qu’un inconnu pour suivre le chantier. Si Abadie n’a que peu d’expérience en son nom propre, il bénéficie de la confiance de Beaudouin, qui l’a vu à l’œuvre en tant qu’élève et salarié de son agence ; Abadie y a été employé comme dessinateur d’août 1953 à décembre 196056.

21 En parallèle de ces commandes officielles, Beaudouin accepte également des projets hors de la région parisienne, pour lesquels il s’associe à des architectes locaux. En 1964, il devient l’architecte en chef d’opérations portées par des promoteurs immobiliers privés à Angers57. Pour mener à bien cette entreprise qui regroupe trois ensembles de logements, il fait appel à Philippe Mornet (1926-2019), originaire d’Angers. Fils d’André Mornet (1898-1991), figure locale de l’architecture, Philippe Mornet entre à l’ENSBA en 1946 où il étudie dans l’atelier de Beaudouin. Il est récompensé de plusieurs prix et obtient son diplôme en 195158. Il s’établit ensuite dans sa ville natale et collabore aux projets entamés par son père avant de devenir son associé. Les deux hommes répondent à des programmes variés : reconstruction urbaine, équipements scolaires, logements collectifs59… Philippe Mornet s’associe également avec Andrault et Parat, pour la construction de la cité Saint-Nicolas (1966-1975) ainsi que pour la Faculté de médecine (1969-1970)60. Mornet est, à l’image de son père, un architecte très bien implanté dans sa région, notamment comme président du conseil régional de l’ordre des architectes61 de 1967 à 1976. Beaudouin peut compter sur cet appui solide, mais il s’adjoint également les services d’Yves Moignet (1920-2007), qui a, comme lui, étudié dans l’atelier Pontremoli. Il a fait un brillant parcours à l’ENSBA où il a obtenu le Premier Second Grand Prix de Rome en 194862. Originaire de Bretagne, il s’installe à Angers au début des années 1950. Il y réalise des maisons particulières avant de se tourner vers des programmes publics et il est lui aussi considéré comme « un des principaux architectes angevins de la seconde moitié du XXe siècle63 ». La collaboration entre les trois hommes fait l’objet d’une répartition spécifique puisque : Les études sont menées en commun, les réalisations des bâtiments et équipements (commerces, parkings) seront suivies spécialement par les architectes angevins ; l’aménagement des extérieurs, espaces verts, etc., sera suivi uniquement par M. Beaudouin64.

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22 Si ce partage des missions semble logique, il révèle aussi l’intérêt de l’architecte parisien pour la composition des espaces extérieurs dans les groupes d’habitation, qui ne semble pas s’être tari depuis son projet pour la cité Rotterdam, dont la conception avait été guidée par la volonté d’« habiter autour d’un jardin65 ».

23 La collaboration avec Mornet se poursuit jusque dans les années 1970, comme en témoignent les entretiens accordés par l’architecte et publiés par le CAUE de Maine-et- Loire. En janvier 1966, Beaudouin accepte la « mission d’architecte en chef de la zone d’aménagement touristique des Prairies d’Aloyeau à Angers66 » que lui propose la Société d’équipement du département de Maine-et-Loire (Sodemel). Mornet révèle que dès 1965 cet organisme envisage une collaboration entre les deux architectes, Beaudouin étant chargé de la conception et Mornet de sa réalisation67. Le projet prend de l’ampleur et devient une ZAC en mai 1971 : un plan-masse du quartier du lac de la Maine est établi par les deux architectes68. À partir de 1973, Mornet affirme que le cabinet de Beaudouin se désengage du projet, suite à la disparition de Paul Fournier. D’après le témoignage de Mornet, cette collaboration avec Beaudouin s’est bien déroulée69, les deux agences ont d’ailleurs proposé une réponse conjointe au concours d’architecture portant sur la création d’un dépôt d’étalons nationaux sur la commune de Lion d’Angers en 197270.

Les ZUP dans la région lyonnaise : les collaborations d’un « architecte en chef »

24 Suite à la mise en place des ZUP en 195771, l’État nomme des architectes à la tête de ces importantes opérations. Les projets de logements collectifs réalisés par Beaudouin durant les années 1950, couplés à son expérience d’urbaniste, font de lui un architecte complet, en mesure d’appréhender la grande échelle. Il est ainsi choisi pour diriger deux ZUP dans la région lyonnaise, à Vernaison et à Vénissieux.

25 Le projet de Vénissieux qui doit regrouper près de 9 200 logements, des groupes scolaires ainsi que des centres commerciaux, est porté par le ministère de la Construction et la Société d’équipement de la région lyonnaise, filiale de la Caisse des dépôts et consignations. Pour cette opération, Beaudouin est responsable de l’établissement du plan d’ensemble de la ZUP avec l’architecte Franck Grimal (1912-2003) ainsi que de la réalisation de plusieurs édifices. Grimal n’est pas originaire de la région, il a fait ses études à l’École spéciale des travaux publics à Paris et dès 1935, participe au « concours pour une petite maison de week-end » lancé par l’Architecture d’Aujourd’hui72. Après la Seconde Guerre mondiale, il s’établit à Lyon et devient un acteur de la scène architecturale locale : dès 1948, il contribue à l’étude d’un plan directeur avec René Gagès (1921-2008) et Joseph Maillet (1921-inc.)73 et en 1951, il participe à un projet majeur du secteur industrialisé lancé par le MRU, puisqu’il est chargé avec Gagès de réaliser le grand ensemble de Bron-Parilly74.

26 Si Beaudouin et Grimal sont nommés par le Ministère, le nom d’un autre architecte est également associé au projet : René Bornarel75 (1916-2017), qui possède un fort ancrage local. Fils d’architecte, Bornarel étudie à l’école régionale d’architecture de Lyon à partir de 1937 auprès de Tony Garnier. Emprisonné durant la guerre76, il obtient néanmoins son diplôme en juin 1944. La même année il est nommé architecte en chef du département, et architecte conseil de Vénissieux77. Dans cette période de

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reconstruction, il est impliqué dans différentes opérations de logements collectifs78. En 1950, il réalise avec son père et l’architecte Petit le plan d’une cité pour les agents de la SNCF à Saint-Germain-Mont-d’Or, commune située entre Villefranche-sur-Saône et Lyon79.

27 Si les détails de cette collaboration ne sont pas connus, Beaudouin est épaulé par deux architectes ayant déjà une certaine expérience, notamment en matière de construction de logements collectifs. De plus, Bornarel, en tant qu’architecte conseil de Vénissieux, a une connaissance des lieux, des acteurs et des enjeux. La conception du plan d’ensemble de la ZUP des Minguettes est attribuée aux trois architectes sans qu’il soit possible de connaître la part de chacun. En revanche, la répartition des honoraires pour la construction des centres commerciaux et des groupes scolaires également confiée aux architectes est révélatrice de l’organisation de ces collaborations. Ainsi, pour les édifices commerciaux, Grimal est rétribué à hauteur de 65 %. Si Beaudouin ne perçoit que 35 % des honoraires, il est particulièrement impliqué dans les premières phases de l’opération, puisque c’est lui qui est totalement responsable de l’avant-projet80. Pour les groupes scolaires, Bornarel a quant à lui fait part de sa volonté « de suivre cette affaire dès le début81 ». Bien que la répartition des honoraires soit équitable entre les deux architectes, Beaudouin est majoritaire dans les études d’avant-projet. Ce désaccord concernant la conception du projet ne semble pas avoir nui à la relation des architectes, puisque dans une lettre adressée à Bornarel, Paul Fournier affirme : « Étant donné les excellents rapports que nous avons eus pour la construction de groupes scolaires, j’aimerais, si vous êtes d’accord que nous étendions cette collaboration82. » Cette expérience commune constitue un basculement dans la carrière de René Bornarel, qui se voit nommé architecte en chef de la ZUP de Vaulx-en-Velin en 196683, devant accueillir près de 9 500 logements84.

28 La collaboration entre Beaudouin et Grimal se poursuit pour l’opération de Vernaison, dans laquelle ils sont également associés à Serge Renaud (1921-1999). Issu d’une famille d’architectes et d’artistes lyonnais85, ce dernier étudie à l’école régionale à partir de 1940 puis à Paris, auprès de Georges Gromort et Louis Arretche, et obtient son diplôme en février 195086. Son parcours est ensuite peu connu, et il faut attendre les années 1980 pour retrouver sa trace : avec son frère, également architecte, il rénove le fort de Vaize situé à Lyon, transformé en fondation artistique87.

29 Le développement du projet de la ZUP de Vernaison est mouvementé88. En 1964, Fournier propose à Grimal et Renaud de poursuivre la collaboration amorcée89. Si nous ne connaissons pas le détail de la répartition des honoraires pour cette opération, il semble que les grandes lignes du plan-masse soient établies par l’équipe de Beaudouin90. En 1965, Grimal est contraint de se retirer de cette association car selon le ministère de la Construction, à Lyon, il ne peut cumuler des missions d’architecte de plan-masse et d’opération au sein de la ZUP91. La lettre adressée au promoteur du projet met bien évidence le rôle de Beaudouin, qui pilote l’opération et qui « garde M. Renaud comme architecte92 ». Pour ces vastes opérations dans la région lyonnaise, Beaudouin collabore avec des architectes bien implantés localement – parfois depuis plusieurs générations – s’assurant ainsi une forme de « sécurité » pour ces projets au long cours.

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Le réseau de connaissances comme support de la collaboration

30 Si, pour les ZUP, Beaudouin œuvre avec des architectes qu’il ne connaît pas, pour d’autres projets, il s’associe avec des praticiens de son réseau de connaissances, notamment Jean L’Hernault (1922-), frère cadet de son épouse, Joséphine Cals. Ce dernier intègre l’agence de son beau-frère en mars 1947 et y travaille jusqu’en juin 1958. Après l’avoir quittée, il est rapidement impliqué dans des projets menés par Beaudouin : il participe ainsi à l’opération du Foyer malgache construit à Cachan entre 1958 et 196093. Par la suite, Beaudouin fait appel à L’Hernault pour plusieurs projets à Montpellier, bien que son agence soit établie à Paris : il collabore avec Beaudouin pour la réalisation de l’extension du lycée de garçons situé dans l’ancienne caserne Joffre94. Il contribue également aux premières études pour un ensemble de 300 logements à Celleneuve pour le compte de la Compagnie immobilière pour le logement des fonctionnaires civils et militaires (CILOF)95, projet qui ne verra pas le jour96. Enfin, Beaudouin s’associe à L’Hernault pour une opération confiée par la SCIC : deux lots au sein de la ZUP La Paillade97, nouveau quartier de 9 500 logements à Montpellier. En octobre 1965, Paul Fournier se met en relation avec Jean L’Hernault, lui indiquant que « M. Beaudouin, conseillera, dirigera, aidera, M. J. L’Hernault dans les études. M. J. L’Hernault suivra le chantier98 ». Au mois de janvier de l’année suivante, une convention pour la construction de 580 logements est signée. Beaudouin « supervisera les études », et les honoraires perçus pour cette phase s’élèvent à 8,25 %. L’implication de Beaudouin est réduite, puisqu’il définit les grandes lignes du projet et que l’agence de L’Hernault établit les documents graphiques et administratifs. Cette logique semble prédominer dans leur association. Néanmoins, la relation privilégiée qui les lie a probablement permis à L’Hernault d’obtenir plusieurs commandes en son nom propre, notamment à Draveil ; en 1966 il réalise la chapelle Notre-Dame-de-la-Paix99 au sein du grand ensemble de l’Orme des Mazières sur lequel il avait travaillé lorsqu’il était à l’agence Beaudouin. Jean L’Hernault est également l’auteur de la cité des Bergeries100, elle aussi implantée à Draveil, vaste ensemble regroupant 928 logements.

31 En parallèle de cette collaboration durable, Beaudouin entame des partenariats ponctuels ; en 1964, il s’associe avec l’architecte André Laborie (1899-1979) dans le cadre d’un projet d’extension de l’hôpital d’Eaubonne101 porté par la SCIC102. Les deux hommes ont fréquenté durant la même période l’atelier Pontremoli à l’ENSBA. Laborie y obtient plusieurs récompenses103 – avant d’être diplômé en 1930 avec sa proposition pour « un Hôpital Sanatorium104 ». Il s’illustre en réalisant plusieurs équipements hospitaliers, dès le début des années 1930, dont une cité hospitalière de 1600 lits à Niort105. Beaudouin n’a quant à lui pas de références en la matière, en revanche il est l’auteur d’un article sur « Les cités hospitalières » dans l’Architecture d’Aujourd’hui où il revient sur les deux théories de conception qui s’opposent alors : « l’hôpital pavillonnaire » ou « l’hôpital bloc ». Il esquisse des idées de composition qui ne sont pas sans rappeler les principes mis en place à l’École de plein air de Suresnes, équipement à vocation scolaire et curative dont la construction est en voie d’achèvement106 : « Il semble désirable d’avoir des bâtiments isolés dans des jardins suivant un plan d’ensemble rigoureux, mais aussi peu perceptible que possible pour les usagers107. » L’extension de l’hôpital Émile Roux à Eaubonne constitue une opportunité pour Beaudouin de se confronter à ce type de programme. Il a déjà obtenu plusieurs autres

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projets dans la ville pour le compte de la SCIC, notamment un ensemble de 498 logements108 et surtout l’extension du groupe scolaire Paul Bert109, réalisé par Jean Mourre, auteur également du centre hospitalier110. L’association avec Laborie est sans doute un choix « stratégique » ; afin de convaincre la « Commission pour l’agrément des architectes chargés des opérations d’équipement sanitaire et social111 », Beaudouin s’appuie sur l’expérience de son collègue pour mener à bien ce projet, qui doit aboutir à la construction d’un pavillon de 120 lits. Si Beaudouin est mentionné comme « chef de file » de cette association, la répartition des honoraires entre les deux cabinets est équivalente112, ce qui laisse à penser que l’opération a bien été menée de manière conjointe, aussi bien durant les phases d’études que d’exécution. Le projet des deux hommes est accepté par le ministère de la Santé publique en novembre de la même année113, mais nous ne savons pas s’il a finalement été réalisé car il n’est pas recensé dans le fonds principal légué par Beaudouin114.

Des collaborations avec une nouvelle génération d’architectes

32 Si les collaborations évoquées permettent de saisir les différentes logiques qui conduisent Beaudouin à s’associer, il apparaît également qu’il se tourne vers des architectes issus d’une nouvelle génération, à l’image de Jean L’Hernault, Philippe Mornet ou Bernard de la Tour d’Auvergne (1923-1976). Ce dernier n’a pas étudié aux côtés de Beaudouin et n’a pas non plus travaillé à son agence. En revanche, les deux hommes fréquentent les mêmes réseaux et sont notamment membre du Cercle des études architecturales, association pluridisciplinaire fondée par Auguste Perret en 1951115, dont Beaudouin est l’un des deux premiers vice-présidents. Bernard de la Tour d’Auvergne qui se qualifiait d’« architecte généraliste » a tout d’abord étudié à l’atelier Perret à l’ENSBA avant d’obtenir son diplôme à l’École spéciale d’architecture. Il ouvre son agence en 1955, où il « appelle de jeunes architectes à collaborer avec lui116 », notamment Michel Andrault que connaît Beaudouin.

33 En 1961, Beaudouin, de La Tour d’Auvergne et Albert Laprade s’associent pour réaliser le plan d’urbanisme du Centre civique et culturel de la ville du Cap en Afrique du Sud117. Les raisons de cette association sont inconnues mais la relation de Beaudouin avec l’administration municipale remonte au début des années 1940. En effet, la zone portuaire de 194 hectares gagnée sur la mer fait alors l’objet d’un plan d’aménagement, synonyme de tensions entre la municipalité et l’agence gouvernementale responsable des chemins de fer, propriétaire du site118. La ville souhaite prendre part au développement de cette zone et sollicite Eugène Beaudouin119. L’architecte s’appuie sur l’intersection de deux grands axes pour mettre en œuvre une approche monumentale de l’espace urbain120. En 1947, un plan est finalement adopté mais le projet connaît de nombreux rebondissements et, dans les années 1950, l’ingénieur municipal Morris souhaite y implanter le Centre civique. Des traces de ce nouveau projet apparaissent dans les archives de Bernard de la Tour d’Auvergne. Le complexe, projeté au bord de la mer au début des années 1960, devait notamment abriter un opéra, une bibliothèque, des restaurants, des magasins et une gare, à l’image de ce qui se fait à la même époque dans plusieurs capitales européennes, comme à Paris avec l’opération Maine- Montparnasse, ou à Londres avec le Barbican Center. La proposition des associés français prend la forme d’une architecture de dalle ponctuée d’une tour. Leur volonté

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était de « rejeter la circulation automobile à la périphérie […] afin de créer de grands espaces libres traités en places ou en jardins121 », selon les mots de la Tour d’Auvergne, qui entrent en écho avec les thèmes de prédilection de Beaudouin.

34 En 1964, l’architecte retrouve Beaudouin pour la construction d’un équipement universitaire à Clermont-Ferrand, commandé par les ministères des Finances et de l’Éducation nationale. À partir des années 1960, les campus se développent sous l’impulsion de la direction de l’Équipement scolaire, universitaire et sportif qui doit répondre à l’accroissement du nombre d’étudiants, les effectifs ayant triplé depuis 1946122. À Clermont-Ferrand, plusieurs projets sont menés en parallèle : la faculté des Lettres et des Sciences humaines est confiée à Georges Noël et Robert Bauchet ; Jean- Baptiste Mathon est l’architecte en chef de la faculté de Médecine et de Pharmacie, et Beaudouin est chargé de réaliser sur un même site l’école nationale des Impôts et la faculté de Droit en décembre 1961123. Le projet qui prend place sur un terrain de 8 600 mètres carrés doit respecter les exigences fixées par le ministère de l’Éducation nationale en ce qui concerne le prix de revient et le fractionnement du budget. Ainsi, « il n’y a pas dans ce projet d’audaces techniques124 » : les architectes font le choix de proposer un bâtiment unique, articulé autour d’un jardin central. Les deux entités ont leur autonomie mais donnent à voir un ensemble unitaire. Bien qu’il ne soit pas mentionné dans les archives léguées par Beaudouin, Bernard de la Tour d’Auvergne a collaboré aux études de l’école nationale des Impôts125 ainsi que Valentin Vigneron (1908-1973), architecte local auteur de 300 édifices à Clermont-Ferrand126. Ce dernier est impliqué dans la conception du projet de la faculté de Droit127, mais c’est surtout lui qui, fort de son expérience locale, dirige cet important chantier128.

35 Si on ne connaît pas les raisons qui motivent Beaudouin à collaborer avec de La Tour d’Auvergne pour ces deux projets, ils partagent une vision commune de la pratique comme le souligne Beaudouin lorsqu’il évoque son ancien collaborateur : « Son goût de l’humain le conduit, sans effort, vers les travaux de recherches en équipes, au sein desquelles, les prédilections de chacun se développent harmonieusement129 ».

La création d’agences spécifiques

36 Après avoir réalisé une série d’opérations sur l’ensemble du territoire français, par le biais de plusieurs associations, Beaudouin prend part à l’aménagement du quartier Maine-Montparnasse, qui « représente la plus importante opération d’urbanisme engagée “intra-muros” depuis Haussmann130 » et dont l’objectif est de « provoquer une relance de la rive gauche et favoriser un meilleur équilibre de Paris ». Si la transformation de ce quartier de huit hectares est envisagée dès les années 1930131, c’est seulement en 1958 que la Société d’économie mixte pour l’aménagement de Maine-Montparnasse (SEMAMM) est créée pour piloter le projet. Elle confie la direction de cette vaste opération à une association de cinq architectes132, Eugène Beaudouin, Urbain Cassan, Louis de Hoÿm de Marien, Jean Saubot et Jacques Warnery, remplacé ensuite par Raymond Lopez. Ensemble ils créent L’Agence d’architecture pour l’opération Maine-Montparnasse, abrégée sous le sigle A.O.M. Ils sont également accompagnés par Louis Arretche, chargé par le ministère des P.T.T de réaliser l’immeuble du tri postal.

37 Si les cinq hommes qui composent l’A.O.M ont probablement été choisis car ils sont « des architectes et des urbanistes appréciés des maîtres d’ouvrage publics133 », leurs

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parcours respectifs leur permettent d’appréhender les différents enjeux de ce projet qui, en plus des installations ferroviaires, doit accueillir des logements, des bureaux, des centres commerciaux, des salles de congrès ainsi qu’un hôtel. En effet, Beaudouin a conçu des projets de grande échelle et a réalisé plusieurs plans d’aménagements et d’extension, et ce dès les années 1940. Il a également construit des groupes résidentiels et des centres commerciaux au sein des ZUP qu’il a dirigées en tant qu’architecte en chef. Urbain Cassan, quant à lui, a été l’architecte conseil de la Compagnie des chemins de fer du Nord de 1929 à 1938 ; au sein de l’équipe, il est le seul à avoir construit plusieurs gares134. Enfin, les architectes Warnery et Cassan ont l’habitude de travailler ensemble, notamment pour des projets de logements collectifs.

38 De plus, des liens ont pu être établis entre ces différents architectes qui mettent en évidence le rôle de Beaudouin au sein de cette équipe. Si tous ont étudié à l’ENSBA, fréquentant parfois le même atelier, la présence dans l’équipe de Louis de Hoÿm de Marien puis de Raymond Lopez, semble due à Beaudouin. Lopez qui est chargé de réaliser l’immeuble de la CAF à Paris135 au début des années 1950 se voit confier avec Beaudouin la construction d’une tour de 84 logements à Berlin136. À partir de 1953, le Sénat de Berlin Ouest envisage la tenue d’une exposition Interbau dont le centre d’intérêt principal serait la création d’un quartier expérimental, reconstruit au sein de Hansaviertel, permettant de répondre à la construction de la Stalinallee à Berlin Est. Ce projet est l’occasion pour les deux hommes de poursuivre leurs expérimentations, initiées par la réalisation commune d’immeubles à ossature métallique. Ils mettent en œuvre une structure de voiles de béton de seulement 18 centimètres d’épaisseur, réduisant ainsi les coûts de construction. À l’intérieur, l’organisation est flexible puisque chaque étage accueille six appartements modifiables par des cloisons mobiles, permettant d’offrir 18 dispositions différentes137. Cette expérience commune peut donc expliquer que Lopez succède à Warnery au sein de l’A.O.M. Quant à Louis de Hoÿm de Marien, benjamin de l’agence, il connaît Beaudouin de longue date. Il a commencé ses études à l’École régionale d’architecture de Toulouse à partir d’octobre 1940, avant son transfert aux Beaux-Arts de Paris en avril 1945, où il a fréquenté l’atelier de Beaudouin. Il a obtenu son diplôme ainsi que le Grand Prix de Rome en février 1951138. Il est engagé par Beaudouin dès le mois de décembre 1946 et bénéficie d’un statut particulier à l’agence ; son nom est associé aux deux cités universitaires réalisées par Beaudouin, celles d’Antony (1950-1953) et de Clermont-Ferrand (1952-1953) ainsi qu’au concours lancé par la Caisse des dépôts et consignation pour la construction de 2 500 logements à Gonesse139. Véritable disciple de Beaudouin, Hoÿm de Marien s’intéresse lui aussi aux espaces non bâtis de la ville, comme en témoigne son envoi de Rome de troisième année consacré à une étude comparative sur le « thème de jardins italiens140 ». Ce travail présenté dans la revue Urbanisme en 1957 est d’ailleurs introduit par Beaudouin 141. Il quitte l’agence en juin 1958 et intègre l’A.O.M dès le mois de juillet. Si nous ne connaissons pas la nature des échanges et les méthodes de travail au sein de l’agence, les architectes de l’A.O.M se voient également confier la « pièce maîtresse de l’opération142 », la tranche III, qui aboutit à la construction de la plus haute tour d’Europe. Achevée en 1973, elle transforme durablement le visage de la capitale. Pendant quinze ans, Beaudouin s’est donc impliqué dans une opération collective pour laquelle une agence spécifique est créée par le biais d’une société civile de moyens, dissoute en 1978143.

39 Durant cette même période, Beaudouin a souhaité mener un autre travail collaboratif par le biais d’une structure parallèle à son agence, en s’associant alors avec un

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architecte étranger. Ainsi, en 1964, des courriers attestent de sa volonté de créer un « bureau de consultant144 » avec l’architecte iranien Dariush Borbor (1934-). Ce dernier a étudié l’architecture en Grande-Bretagne dans les années 1950 puis en Suisse. Il ouvre son agence à Téhéran en 1963. Cette nouvelle collaboration est probablement motivée par la participation de Beaudouin au plan d’aménagement de la ville d’Ispahan145. Une convention, d’un an avec tacite reconduction, est alors passée entre les deux hommes, aboutissant à la création de l’agence Iran-France. Cette nouvelle structure témoigne de la volonté de Beaudouin de s’investir au-delà les frontières dans un pays qu’il affectionne depuis son envoi de Rome consacré à la reconstitution de la ville d’Ispahan146. La découverte de la place royale de la ville, la Meidan I Shah constitue une source d’inspiration pour l’architecte qui cherche à reproduire cet ordre fermé dans ses propres projets, notamment à la cité de la Muette à Drancy147. Si nous ne connaissons pas le résultat de cette collaboration, l’ultime projet recensé dans le fonds de l’agence de Beaudouin est localisé en Iran : il s’agit des esquisses pour un centre culturel, commercial et administratif à Téhéran en 1977148.

Conclusion

40 Si toutes les collaborations n’ont pas pu être évoquées, notamment celle avec Joaquim Genard (1905-1982) pour les projets à Saint-Cyprien149, cette première sélection révèle les différentes logiques qui conduisent Beaudouin à s’associer avec d’autres confrères. Probablement influencé par le modèle familial porté par son oncle et son père, Beaudouin forme tout d’abord un duo avec Lods. Après leur séparation, il poursuit cette « stratégie » de partenariats sous d’autres formes, ce qui lui permet de mener de nombreux projets, sur l’ensemble du territoire français ainsi qu’à l’étranger.

41 Ce tour d’horizon révèle des opérations qui ne sont pas rattachées au nom de Beaudouin dans l’historiographie, tout en mettant en lumière le travail d’architectes restés dans l’ombre. Ces différentes collaborations contribuent à faire apparaître sur le devant de la scène une nouvelle génération de praticiens profitant de la réputation acquise par Beaudouin depuis l’obtention du Grand Prix de Rome en 1928. On peut également supposer qu’une influence respective a été exercée ce qui expliquerait qu’il est aujourd’hui difficile d’inscrire les projets de Beaudouin dans un mouvement spécifique.

42 Nous avons volontairement choisi de présenter ces collaborations suivant une série de logiques et non une stricte classification, car il semble qu’un faisceau de considérations entre en ligne de compte dans la constitution des équipes dirigées par Beaudouin. Ainsi, les partenariats durables peuvent être expliqués par plusieurs raisons : l’architecte partage avec L’Hernault des liens familiaux et lui attribue sa confiance depuis qu’il a travaillé au sein de son agence, Mornet a étudié à ses côtés à l’ENSBA et bénéficie d’un ancrage local, quant à de la Tour d’Auvergne, il fréquente des réseaux qui lui ont probablement permis de rencontrer Beaudouin et sa jeunesse a pu apparaître comme un atout. Il s’avère également difficile de déceler une logique chronologique de ces partenariats divers : Beaudouin s’est associé tout au long de sa carrière et il met en œuvre différentes stratégies à plusieurs périodes, accordant sa confiance aussi bien à de jeunes praticiens qu’à des architectes plus expérimentés.

43 Cependant, deux éléments caractérisent de manière récurrente les projets pour lesquels il s’associe : la grande échelle ainsi que leur éloignement par rapport à Paris.

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Cette stratégie permettant de regrouper les « forces » de deux structures est encore de mise aujourd’hui, même si elle est plus souvent le fait d’agences internationales. Ce principe peut néanmoins être nuancé, en effet, pour le concours de la cité Rotterdam de Strasbourg lancé par le MRU en 1950, si plusieurs architectes collaborent avec des praticiens locaux à l’image du Grand Prix de Rome Jean de Mailly (1911-1975) qui forme une équipe avec l’architecte strasbourgeois Adolphe Schulé (1906-1983)150, ce n’est pas le cas de Beaudouin.

44 Si ces partenariats ne sont pas toujours de son fait, les échanges consultés ainsi que les rares témoignages à notre disposition mettent en évidence les qualités de « chef d’orchestre » de Beaudouin qui, comme il l’a dit, « lui impose de savoir lui-même créer l’esprit d’équipe, et de le renouveler constamment151 ». Cette méthode de travail collaborative qui caractérise la pratique au sein de l’agence d’Eugène Beaudouin serait à mettre en parallèle avec celle d’autres architectes de la même époque. Parmi ses anciens collaborateurs et élèves, notons que plusieurs poursuivront une démarche similaire à l’image de Jean Tribel, membre fondateur de l’AUA qui érigea la pratique partagée comme modèle152 ou de Louis de Hoÿm de Marien, qui collabore avec d’anciens collègues de l’agence Beaudouin. Il est ainsi l’auteur avec Roger Titus et Pierre Grosbois d’une étude concernant l’avenir du quartier des Halles à Paris153. Grosbois l’assiste également dans la conception de la ZUP de Massy Villaine154 et il réalise avec Titus la base de loisirs du lac de Blois155. Le parcours de Louis de Hoÿm de Marien entre en résonnance avec celui de Beaudouin156, et comme lui, il apparaît comme une figure tutélaire capable de fédérer d’autres praticiens autour de projets communs.

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NOTES

1. Joseph Abram, L’architecture moderne en France, 1940-1966, t. II, Paris, Éditions A. et J. Picard, 1999. 2. Anne-Marie Châtelet, Le souffle du plein air : histoire d’un projet pédagogique et architectural novateur (1904-1952), Genève, MetisPresses, 2011. 3. Danièle Voldman, « La cité Rotterdam : le début des grands ensembles », Monuments historiques, n°135, 1984, pp. 64-67. 4. Virginie Lefebvre, Paris-Ville moderne, Maine Montparnasse et La Défense, 1950-1975, Paris, Éditions Norma, 2003. 5. Maxime Decommer, Les architectes au travail : l’institutionnalisation d’une profession, 1795-1940, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017. 6. « Agences d’architectes », L’Architecture d’Aujourd’hui, n°58, 1955, pp. 94-103. 7. Anne-Sophie Cachat-Suchet, Eugène-Elie Beaudouin (1898-1983) : itinéraire(s) d’un architecte et urbaniste au XXe siècle, thèse de doctorat en histoire de l’architecture, Université de Strasbourg, En cours. 8. Le fonds 265AA regroupe des archives propres à Eugène Beaudouin, complété par les fonds 008IFA et 323AA qui concernent la collaboration avec Marcel Lods.

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47. Isabelle Charollais, Bruno Marchand, Michael Nemec, « Genève : l’urbanisation de la rive droite et le rôle d’Eugène Beaudouin », Ingénieurs et architectes suisses, vol. 119, 1993, pp. 312-324. 48. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 29 octobre 1973. 49. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 21 janvier 1965. 50. Fabien Bellat, « Moderne et officiel ? Autour d’Eugène Beaudouin à l’ambassade de France au Canada », Revue de la culture matérielle, Material Culture Review, n°77-78, 2013, pp. 39-55. 51. L’Architecture d’Aujourd’hui, n°5, 1939, pp. 27-28. 52. Marcel Zahar, « L’hôtel de la législation de France à Ottawa (Architecte E. Beaudouin », Art et Décoration, n°2, 1939, pp. 204-208. 53. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non côté. Arrêté du ministère des Affaires Culturelles concernant le crédit affecté concernant la reconstruction du Palais de Justice, 16 mai 1964. 54. Dictionnaire des élèves architectes de l’École des beaux-arts de Paris (1800-1968), notice 148513. 55. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, copie de l’arrêté du 16 mai 1964. 56. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, documents non cotés, livres de paie 1946-1981. 57. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 14 décembre 1964. 58. Dictionnaire des élèves architectes de l’École des beaux-arts de Paris (1800-1968), notice 156060. 59. CAUE de Maine et Loire, Chroniques d’une métamorphose. Entretiens avec Philippe Mornet, Imago, 2006. 60. Base Mérimée, notices IA49005916 et IA49006538. 61. CAUE de Maine et Loire, op. cit., p. 261. 62. Dictionnaire des élèves architectes de l’École des beaux-arts de Paris (1800-1968), notice 148745. 63. Base Mérimée, notice IA49006610. 64. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 13 octobre 1965. 65. « Habiter autour d’un jardin, trois projets d’E.E. Beaudouin », Urbanisme, n°7-8, 1951, pp. 5-8. 66. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 6 janvier 1966. 67. CAUE de Maine et Loire, op. cit., p. 218. 68. Ibid., p. 228. 69. Ibid., p. 218. 70. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 7 juin 1972. 71. Gwenaëlle Le Goullon, Les Grands ensembles en France. Genèse d’une politique publique (1945-1962), Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2014. 72. L’Architecture d’Aujourd’hui, n°1, 1935. 73. Jacques Rey, Lyon, cité radieuse : une aventure du Mouvement moderne international, Lyon, Libel, Maison de l’architecture Rhône-Alpes, 2010, pp. 38-40. 74. Yvan Delemontey, Reconstruire la France : l’aventure du béton assemblé, 1940-1955, Paris, Éditions de la Villette, 2015, pp. 322-325. 75. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, 265AA, BEAUD-H-65-1 à 2. 76. L’Architecture française, n°12, 1941. 77. Hélène Hatzfeld (dir,), Banlieues : villes de demain « Vaulx-en-Velin au-delà de l’image », Lyon, Certu, 2000. 78. Dictionnaire des élèves architectes de l’École des beaux-arts de Paris (1800-1968), notice 86871.

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79. Urbanisme, n°5-6, 1950. 80. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 12 mars 1964. 81. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 11 mars 1964. 82. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 30 juin 1964. 83. Archives nationales, 19830376/2 AFU 7069. 84. Hélène Hatzfeld (dir,), Banlieues : villes de demain…, op. cit. 85. Son père Pierre a étudié la peinture à l’école des Beaux-Arts de Lyon et son grand-père avait fondé une agence à Pont-de-Chéruy. 86. Dictionnaire des élèves architectes de l’École des beaux-arts de Paris (1800-1968), notice 153126. 87. Gérard Corneloup, « Les gardiens du fort », Lyon Figaro, 17 sept. 1993, p. 31. 88. Démarré en 1962, il est abandonné en 1963 et, s’il reprend en 1964, il ne verra finalement pas le jour. Jean Lojkine, La politique urbaine dans la région lyonnaise, Paris/La Haye, Mouton, 1974, p. 247. 89. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 20 mai 1964. 90. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 9 juin 1964. 91. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 4 juin 1965. 92. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 2 juin 1965. 93. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 17 mars 1964. 94. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 15 juin 1964. 95. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, 265AA, BEAUD-M-63-1 à 2 / BEAUD-M-66. 96. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 31 janvier 1966. 97. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 22 janvier 1965. 98. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 21 octobre 1965. 99. Base Mérimée, notice IA91000823. 100. Base Mérimée, notice IA91000896. 101. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 8 juin 1964. 102. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 22 juin 1964. 103. Voir L’Architecture, n°3, 1925, pp. 29-33 et L’Architecture, n°20, 1926. 104. Dictionnaire des élèves architectes de l’École des beaux-arts de Paris (1800-1968), notice 84624. 105. L’Architecture d’Aujourd’hui, n°9, 1934, pp. 26-33. 106. Anne-Marie Châtelet, Le souffle du plein air : histoire d’un projet pédagogique et architectural novateur (1904-1952), Genève, MetisPresses, 2011. 107. L’Architecture d’Aujourd’hui, n°9, 1934, p. 34. 108. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 13 mars 1964.

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109. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 3 février 1964. 110. Stéphanie Perrin, « L’apport des archives de l’ancienne direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) dans l’histoire des hôpitaux du Val-d’Oise (1960-2005) », In Situ [En ligne], n°31, 2017, p. 10. 111. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 25 février 1964. 112. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 8 juin 1964. 113. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 23 novembre 1964. 114. Institut Français d‘Architecture, Archives d’architecture du XXe siècle, Liège, Mardaga, 1991. 115. Jean-Louis Cohen, Joseph Abram et Guy Lambert (dir.), Encyclopédie Perret, exposition, Le Havre, sept. 2002, Paris, Monum/Éditions du Patrimoine/Éditions du Moniteur, 2002, p. 301. 116. Bernard de La Tour d’Auvergne, Paris, Société parisienne d’imprimerie, 1975, p. 86. 117. Archives nationales, direction de la Construction, 403AP/156. 118. Nicholas Michel Botha, The Gateway of tomorrow: Modernist Town Planning on Cape Town’s Foreshore, 1930-1970, Department of Historical Studies, Faculty of Humanities, University of Cape Town, 2013. 119. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, 265AA, BEAUD-C-45. 120. G.E. Pearse, « Cape Town foreshore plan », South African Architectural Record, mars 1947, pp. 51-65. 121. Bernard de La Tour d’Auvergne, op. cit., p. 15. 122. L’Architecture française, n°275-276, 1965. 123. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 18 mars 1964. 124. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 7 janvier 1964. 125. Archives départementales du Puy de Dôme, série 1638 W 18, cotes 206 Fi 355-364. 126. Agnès Pranal-Porcherel, Christophe Laurent, Valentin Vigneron, architecte clermontois du XXe siècle, Clermont-Ferrand, DRAC Auvergne, 2000. 127. Archives départementales du Puy de Dôme, 1638 W 18, cotes 206 Fi 299-309. 128. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, note d’honoraires du 20 janvier 1966. 129. Eugène Beaudouin, « Préface », Bernard de La Tour d’Auvergne, op. cit., p. 3. 130. L’Architecture d’Aujourd’hui, n°83, 1959. 131. Urbanisme, n°62-63, 1959, p. XXXIV. 132. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 22 avril 1960. 133. Sylvie Andreu, Michèle Leloup, La tour Montparnasse…, op. cit., p. 44. 134. Document non coté, Références des architectes composant l’A.O.M. 135. Pierre Clément, La Tour Lopez : 1952-2009 : la renaissance d’une belle endormie, Paris, Mécène, 2010. 136. L’Architecture d’Aujourd’hui, n°75, 1958, p. 17. 137. La Science et la Vie, n°458, sept. 1956, pp. 42-47. 138. Dictionnaire des élèves architectes de l’école des beaux-arts de Paris (1800-1968), notice 78201. 139. L’Architecture d’aujourd’hui, n°81, 1958-1959, p. XXIII. 140. Pierre Pinon, François-Xavier Amprimoz , Les envois de Rome (1778-1968). Architecture et archéologie, Rome, École française de Rome, 1988, p. 428. 141. Eugène Beaudouin, « Préface », Urbanisme, n°54, 1957, p. 114.

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142. Techniques et architecture, n°1-6, 1969, p. 67. 143. Document non coté, Assemblée générale du 11 décembre 1978. 144. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 23 juin 1964. 145. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, document non coté, lettre du 21 janvier 1965. 146. Institut de France, Académie des Beaux-Arts, Bulletin, n°16, juil.-déc. 1932, pp. 128-130. 147. Urbanisme, n°16, 1933. 148. Archives d’Architecture du XXe siècle, fonds Eugène Beaudouin, 265AA, BEAUD-R-77. 149. Urbanisme, n°86, 1965. 150. L’Architecture française, n°117-118, 1951. 151. Eugène Beaudouin, « L’enseignement de l’architecture », Das Werk: Architektur und Kunst, vol. XXX, 1943, p. 187. 152. Jean-Louis Cohen (dir.), AUA : une architecture de l’engagement, 1960-1985, Paris, Carré/Cité de l’architecture & du patrimoine, 2015, pp. 229-230. 153. l’Architecture d’Aujourd’hui, n°132, 1967, p. 27. 154. Association massy Storic, 2016, Bulletin, n°1, p. 16. 155. L’Architecture d’Aujourd’hui, n°162, 1972, pp. 18-19. 156. Anne-Sophie Cachat-Suchet, « L’enseignement d’Eugène Beaudouin : entre agence et atelier officiel (1952-1968) », cahier HEnsA20, n°8, mai 2020, p. 33.

RÉSUMÉS

La première partie de la carrière de l’architecte et urbaniste Eugène Beaudouin est marquée par sa fructueuse collaboration avec Marcel Lods entre 1925 et 1940. Après la Seconde Guerre mondiale, si Beaudouin prend seul la tête d’une nouvelle agence d’architecture, les sources révèlent qu’il est amené à poursuivre ce mode d’exercice. Entre 1964 et 1967, les correspondances d’agence mettent en évidence près de trente et une collaborations faisant ainsi de cette pratique conjointe du métier d’architecte une caractéristique récurrente de l’agence d’Eugène Beaudouin. Cette contribution vise à proposer un autre regard sur la production de l’architecte Grand Prix de Rome, qui s’est lui-même peu exprimé sur sa manière de travailler, en éclairant les différentes logiques qui le conduisent à s’associer.

The first part of the career of the architect and urban planner Eugène Beaudouin was marked by his fruitful collaboration with Marcel Lods, between 1925 and 1940. After the Second World war, Beaudouin took the lead alone as the head of his new architectural agency, yet sources reveal that he continued to work in the same way, collaborating with others. Between 1964 and 1967, agency correspondence shows nearly thirty-one collaborations, making this joint practice of the architectural profession a recurring feature of Eugène Beaudouin’s office. This contribution aims to offer another view of the production of the Grand Prix de Rome-winning architect, who himself revealed very little about his way of working, by shedding light on the different strategies that led to their association.

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INDEX

Keywords : Eugène Beaudouin, Architect, Collaboration, Practice, Agency Mots-clés : Eugène Beaudouin, Architecte, Collaboration, Pratique, Agence

AUTEUR

ANNE-SOPHIE CACHAT-SUCHET Anne-Sophie Cachat-Suchet est architecte, elle mène actuellement une thèse en histoire de l’architecture consacrée à Eugène Élie Beaudouin (1898-1983) : itinéraire(s) d’un architecte et urbaniste du vingtième siècle, sous la direction d’Anne-Marie Châtelet. Elle enseigne également à l’école nationale supérieure d’architecture de Strasbourg. Elle a notamment publié « Un esempio di strategia di ricostruzione in Francia: il caso della “Cité Rotterdam” a Strasburgo o come “abitare attorno ad un giardino” », La città globale – La condizione urbana come fenomeno pervasivo, à paraître ; « L’enseignement d’Eugène Beaudouin : entre agence et atelier officiel (1952-1968) », Cahier HEnsA20, mai 2020, n°8. [email protected]

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Fiabilité et fidélité : les logiques humaines et matérielles à l’œuvre dans les agences d’architecture de Pierre Dufau (1908-1985) Reliability and fidelity: the human and material logics at work in Pierre Dufau's (1908-1985) architectural offices

Hugo Massire

« Mon agence aujourd’hui, c’est le résultat d’une existence, c’est la récompense finale1. »

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Figure 1. Présentation de son agence d’architecture par Pierre Dufau.

Source : Marie-Christine Gangneux, « Les espaces de l’architecte », L’Architecture d’aujourd’hui, n°182, nov.-déc. 1975, pp. 28-29.

1 Interrogé par L’Architecture d’aujourd’hui en 1975 (fig. 1), un an après avoir emménagé dans son ultime agence au pied de l’hôtel Sheraton dont il est l’auteur (fig. 2), Pierre Dufau (1908-1985) dit sa fierté de l’outil de travail qu’il a mis en place, davantage encore que des bâtiments qu’il a construits.

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Figure 2. Vue de l’hôtel Sheraton (alors Montparnasse Park), ca. 1980.

Source : SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XXe siècle 066 Ifa 223.

2 Un dossier singulier de la revue, alors dirigée par Bernard Huet, consacré aux « espaces de l’architecte », y confronte avec acuité les lieux de vie et de travail d’une vingtaine de praticiens (d’âges et de parcours très variés, puisque sont interrogés François Spoerry, Antti Lovag, Jean Balladur, Claude Parent, Joseph Belmont, mais aussi l’AUA) à leur discours sur leur propre production. Les analyses des réponses voient affleurer des questions ayant trait à la morale : l’architecte est-il honnête, sincère, lucide ; « à exiger qu’on leur fasse d’une manière si constante la part du rêve, […] ne risquent-ils pas de laisser aux autres les terrifiants pépins de la réalité2 » ?

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Figure 3. Vue de la salle à manger de l’hôtel particulier de Pierre Dufau, rue de la Grande Chaumière.

Source : Henri Raymond, « L’habitat de l’architecte, un espace paradoxal », L’Architecture d’aujourd’hui, n°182, nov.-déc. 1975, p. 7.

3 C’est une photographie du décor bourgeois de la salle à manger de Pierre Dufau qui ouvre le dossier (fig. 3). En marge figure ce commentaire : « densification sémantique ou arrogance du signe ? », jeu de mots cruel en ces temps où la sémiologie irrigue les débats, renvoyant au cygne en porcelaine posé sur la cheminée, et suggérant d’y voir un élément à charge envers un architecte incapable de vivre dans le monde qu’il bâtit. C’est un même reproche qui sera adressé, quelques années plus tard, par Léon Krier à travers sa série nommée « Vices publics, vertus privées3 ».

4 Ce dossier de L’Architecture d’aujourd’hui oppose de plus quatre formes d’agences qui sont autant de modes d’exercice du métier d’architecte : le portrait-robot de l’artiste faisant du big business, derrière lequel on reconnaît sans peine Émile Aillaud ; le marginal, par choix ou par dépit, travaillant seul et construisant peu ; l’homme public, intellectuel et pragmatique, artisan intégré dans des équipes pluridisciplinaires, le seul peut-être légitime, pour la revue, face à l’avenir ; et puis le fier patron, architecte manager évoluant dans un palais glacé et hiérarchisé sorti d’un film de Jacques Tati. Plus les salles de dessin sont blanches et dépersonnalisées – l’usine dans l’hôpital – plus le bureau du patron fait preuve de son bon goût. Je crois y reconnaître du Soulages en plus épais, un masque baoulé, une statue bantou, des tapis iraniens, de vraies feuilles d’or sur des piliers porteurs, sans compter les maquettes miniaturisées, coulées dans le plastique, accrochées au mur, objets parmi d’autres objets, nouvelle marchandise de l’Art4.

5 « Depuis combien de temps l’architecte est-il devenu l’homme d’affaires qui ne tient plus un crayon ? » interroge encore Ginette Baty-Tornikian quant à cette dernière catégorie. Critique et militante, cette question, tout comme le classement qui la précède, rappelle les tensions entourant les changements de paradigmes d’une

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profession bouleversée par la croissance des Trente Glorieuses. Transposé dans l’historiographie, ce débat renvoie aussi à l’opposition ancienne entre la vision vasarienne de l’architecte créateur, cohérent et exemplaire, et l’exercice nécessairement collectif de l’acte de bâtir5. Dans une vision tantôt héroïque ou téléologique de l’histoire de l’art, il aurait ainsi fallu voir des vainqueurs et des vaincus, des méritants et des apostats, entre des architectes ne partageant pas les mêmes cultures opérationnelles. Celles-ci répondent pourtant à des logiques et des rationalités différentes, à une époque où les divergences d’objectifs au sein de la profession se creusent considérablement en même temps que varient les horizons d’attente.

6 Grand Prix de Rome, architecte des bâtiments civils et des palais nationaux, maître d’œuvre de banques et de grands groupes industriels (Louis-Dreyfus, Rothschild, Total, etc.), Pierre Dufau travaille pour les détenteurs de la puissance, qu’elle soit politique ou économique. S’employant dans les années 1960 à la satisfaction de besoins pratiques dans un monde manifestant davantage d’appétit pour la nouveauté que pour le souvenir (dans ce positivisme ambiant, « l’amnésie fut érigée en dogme », jugera avec dureté Jean-Pierre Le Dantec6), l’architecte recherche des formes simples pour envelopper des programmes complexes, en exploitant les produits sériels proposés par l’industrie, et en appliquant à son métier les méthodes du management de projet.

7 « Précurseur », « bâtisseur d’avenir », « pionnier », « chef de file »7 » : aucun de ces épithètes dénombrées par Pieter Uyttenhove dans un article intitulé « Qu’importe qui conçoit ? », et corrélés à une vision de l’architecte comme modèle, ne peut s’appliquer à celui qui n’a pas eu de disciples ; Pierre Dufau dont les textes – au demeurant nombreux8 – ne jalonnent pas une histoire des doctrines ; et dont la célébrité tient davantage à son efficacité comme homme d’affaires qu’à un caractère d’artiste créateur auquel il n’a jamais prétendu.

8 Nous proposons à travers cette contribution d’interroger la construction parallèle d’une carrière quantitativement réussie avec la structuration en plusieurs temps d’un outil de travail pensé pour son époque et disparaissant, in fine, avec elle. Le succès de Pierre Dufau a, on le verra, largement dépendu de l’efficacité de l’organisation de son agence, à mesure que l’afflux des commandes et la complexification des programmes testent sa capacité à déléguer la conception, à rechercher de nouvelles compétences et à hiérarchiser les responsabilités. Il serait pourtant difficile de restituer cet esprit d’entreprise sans les témoignages oraux9 de ceux qui y ont participé en tant que salariés : les archives d’architecture – le cas de Pierre Dufau ne fait pas exception10 – demeurent encore largement fondées sur une collecte des documents graphiques, négligeant la conservation de la vie administrative, financière et sociale de l’agence11. Si le renouvellement des méthodes d’écriture a depuis longtemps permis, dans l’historiographie, de ne plus dissocier l’œuvre bâtie du processus et ses contingences et de casser la primauté de l’artiste créateur sur le travail collectif, l’historien continue de composer avec des lacunes de papier, le laissant avec ses hypothèses.

9 Cet article s’appuie sur une thèse d’histoire de l’art12 réalisée à partir de l’inventaire13 du fonds d’archives de l’agence Dufau, mais aussi la lecture critique de ses mémoires14, illusion biographique15 silencieuse sur plusieurs phases de la vie professionnelle de l’architecte, taisant en particulier les noms des associés avec qui il partagea un temps son agence. Le désir de reconnaissance face à l’histoire l’avait-il emporté ? Ayant conscience de son talent de conteur, fils d’un architecte autodidacte et romanesque ayant aspiré à la notabilité, lui-même tantôt qualifié d’affairiste et de mandarin, peut-

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être Pierre Dufau s’est-il appliqué à démontrer qu’il ne devait son succès qu’à sa propre responsabilité.

D’Amiens à Paris, la genèse d’une culture d’agence fondée sur la maîtrise du risque

10 Né à Arras en 1908, Pierre Dufau passe sa jeunesse à Amiens, où son père André tient un cabinet d’architecture relativement modeste, spécialisé dans les constructions industrielles telles que les laiteries et les abattoirs. L’exercice du métier y est familial : le patriarche se charge des relations avec les commanditaires et les entrepreneurs et dirige les études ; le fils aîné, également nommé André, est ingénieur centralien et s’occupe des plans de structure et des calculs ; Pierre, le cadet, qui entre à l’école des Beaux-Arts de Paris (atelier Héraud) en 1929, assiste son père pour les dessins des quelques éléments issus du répertoire académique réclamant une culture architecturale. La situation ne fait pas exception dans un département rural où les constructions neuves sont rares dans les années 1930 et où l’équipement des hommes de l’art est rudimentaire, comme l’écrira Pierre Dufau dans ses mémoires : L’architecte le mieux équipé [de la Somme] avait pour tout personnel un métreur dessinateur, un saute-ruisseau apprenant le dessin et faisant les courses, et en général une épouse assurant le secrétariat sur la table de la salle à manger16.

11 Lauréat du Premier Second Grand Prix de Rome en 1938, Pierre Dufau s’impose ensuite, à seulement 32 ans et dans des circonstances particulièrement difficiles, au concours pour la reconstruction d’Amiens, dont le centre-ville est anéanti par l’invasion allemande de mai 1940. Pendant les années de l’Occupation, il partage son temps entre l’agence familiale et son domicile parisien, où son espace de travail se limite à une unique pièce meublée de deux tables à dessin (fig. 4).

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Figue 4. Portrait de Pierre Dufau travaillant au plan de reconstruction d’Amiens, 1941.

Source : SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XXe siècle 066 Ifa 700-1.

Figure 5. Plans d’une cheminée en marbre pour un chalet aux Rousses (Jura), 1943.

Source : SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XXe siècle 066 Ifa 1037-8.

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12 L’architecte tente d’améliorer l’ordinaire en effectuant de petits travaux d’aménagement intérieur et de décoration, son désœuvrement lui permettant de dessiner les détails d’exécution, parfois en grandeur réelle (fig. 5), jusqu’à la plaque en émail portant le numéro de la maison d’un de ses clients abbevillois. Les années suivant la Libération ne sont pas moins délicates : les études d’urbanisme, chichement rémunérées par le ministère de la Reconstruction, sont réglées avec plusieurs mois de retard, Pierre Dufau évaluant en 1948 que l’administration a en permanence une dette de 3 à 5 millions de francs envers lui17, pesant jusque sur l’économie de son ménage. Il tâchera dès lors de trouver ses appuis dans la commande privée qu’il juge plus sûre : cultivant ses chances en même temps que ses relations, il s’imposera comme un praticien régulier pour le milieu de la finance et de l’énergie.

13 Son outil de travail demeure encore modeste, au tournant des années 1950, consistant en quelques pièces d’un immeuble parisien de la rue du Boccador qu’il a remis à neuf, et où travaillent une secrétaire et cinq dessinateurs. Son frère André gère quant à lui l’agence amiénoise, les deux hommes œuvrant en association pour l’essentiel de leurs affaires. C’est une coïncidence qui précipite finalement leur destin commun, Pierre Dufau étant le voisin de palier d’un avocat américain qui, s’étant enquis de son métier, lui déclare rechercher un architecte pour construire plusieurs bases de l’US Air Force dans l’est de la France : les honoraires sont considérables pourvu que les délais soient tenus. Grâce à son client et ami Pierre Louis-Dreyfus, Pierre Dufau installe dans l’ancien hôtel d’Aligre, rue du Faubourg Saint-Honoré, une agence temporaire qui compte rapidement une centaine de salariés18 (fig. 6 et 7). Ceux-ci sont recrutés pour l’essentiel en tant que dessinateurs, de simples annonces et le bouche-à-oreille attirant de très nombreux élèves architectes de l’école des Beaux-Arts. Le roulement de ces derniers permet de déceler des personnes talentueuses, auxquelles il est ensuite proposé de prendre la direction de projets architecturaux : ce sera notamment le cas de Jean-Pierre Dacbert, futur chef d’agence, et de Paul Quintrand, dont la rigueur scientifique a été remarquée par André Dufau19.

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Figure 6. Vue de l’agence provisoire de l’hôtel d’Aligre, 1952.

Source : SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XXe siècle 066 Ifa 701-19.

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Figure 7. Vues intérieures de l’agence provisoire de l’hôtel d’Aligre, 1952.

Source : SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XXe siècle 066 Ifa 701-19.

14 Déterminantes dans la suite de la carrière de l’architecte pour l’expertise technicienne qu’elle lui procure, les bases aériennes apportent aussi à Pierre Dufau une trésorerie lui permettant de voyager, notamment pour étudier les modèles américains, et d’engager son agence dans des recherches nécessaires pour maîtriser le coût de construction et le coût d’usage des immeubles de bureaux qui deviendront son cœur de métier. La croissance de son activité est par ailleurs indissociable de la présence de sa femme, Hélène Amsler, à la direction administrative de l’agence, à partir du début des années 1950. Elle s’y imposera comme la cheville ouvrière, y contrôlant la comptabilité, la gestion du personnel ainsi que les relations avec la presse écrite.

15 L’accroissement du volume d’affaires à la fin des années 1940 et au début des années 1950 conduit à une fusion quasi complète des agences de Paris et d’Amiens20, quoique l’on ne connaisse pas les modalités de partage des honoraires entre les deux frères. Les études des bases aériennes de l’US Air Force et des importants immeubles de bureaux construits à Paris pour la Régie autonome des pétroles et le groupe Louis- Dreyfus sont ainsi cosignées, bien que Pierre Dufau soit l’apporteur d’affaires. Les commanditaires d’abattoirs et de laiteries, domaine dans lequel s’était spécialisé leur père, sont quant à eux démarchés par André Dufau, son cadet se chargeant dans son agence parisienne des dessins d’architecture réclamant un traitement graphique. Cette organisation bicéphale est stratégiquement pertinente, permettant de conjuguer deux réseaux relationnels et deux types d’approche du métier, l’une davantage technique et l’autre davantage formelle. Elle nécessite cependant de fréquents échanges de dossiers par voie postale, possibles sources de retards ou de confusions. Le partage des tâches apparaît parfois nettement à travers la correspondance, par exemple avec l’opération

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de logements sociaux du faubourg de Hem à Amiens, en 1954. André Dufau constate, à la réception des plans établis par l’agence parisienne, qu’un immeuble de trois étages y est prévu en parpaings de 20 centimètres d’épaisseur. Ce choix ne garantissant pas une résistance suffisante, la structure doit être remplacée par une ossature en béton armé, emportant un changement de l’emplacement des fenêtres d’angle. Aussi, André Dufau préfère-t-il en avertir son frère Pierre avant de dresser les plans d’exécution, comme il le lui écrit : « Ça intéresse l’aspect extérieur, et je crains en y touchant de faire quelque chose de très différent de l’idée que tu t’en fais21. »

16 C’est à la fin de l’année 1958 que survient la rupture, brutale, entre André et Pierre Dufau. Si celle-ci paraît être d’origine privée22, il est probable que des dissensions professionnelles aient joué un rôle, Pierre Dufau gagnant en notoriété et délaissant peu à peu les chantiers amiénois, tandis que la manne des bases aériennes, qui occupait par extension son frère aîné, s’estompe. La reconstruction du chef-lieu de la Somme parvenant également à son terme, Pierre Dufau renonce à son carnet d’adresses picard, tournant la page de vingt années de vie professionnelle.

Figure 8. Vues intérieures de l’agence du 89-91 rue du Faubourg Saint-Honoré, ca. 1959.

Source : coll. part.

17 Les honoraires perçus sur les études des bases aériennes avaient permis à Pierre et Hélène Dufau d’acheter, vers 1957, un hôtel particulier délabré du quartier de Montparnasse, au 12 rue de la Grande-Chaumière, qui deviendra après restauration leur résidence principale. L’agence provisoire de la rue du Faubourg-Saint-Honoré y est transférée pour permettre la démolition de l’hôtel d’Aligre, qui laisse la place à un vaste immeuble de bureaux où Pierre Dufau installera son agence principale (fig. 8). Les contrats de l’US Air Force ont, au-delà des questions financières, permis à l’agence Dufau d’acquérir une compétence précieuse que l’architecte s’attachera à capitaliser

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après le départ de son frère André, en fondant son propre bureau d’études techniques (BET) : l’OTAB, Office technique de l’architecture et du bâtiment. Initialement spécialisé en ingénierie hydraulique et en étude des canalisations, l’OTAB permet à Pierre Dufau de limiter le recours à des techniciens extérieurs, générant un gain de temps et d’argent sur les études architecturales, et sécurisant la planification de programmes rendus de plus en plus complexes par la multiplication des corps d’état.

Figure 9. Vue de l’ensemble de bureaux construits sur l’ancien vélodrome d’hiver, Paris, 15e arrondissement, ca. 1962.

Source : SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XXe siècle 066 Ifa 708-9.

18 La réussite professionnelle de Pierre Dufau tient, au-delà de l’abondance de ses réseaux, à sa réputation de tenir les coûts et les délais, assurée tant par la sûreté de la conception que par la qualité d’exécution de ses bâtiments. L’augmentation de son activité dans la deuxième moitié des années 1950 coïncide avec une redondance des types de programmes dont l’architecte reçoit la commande, en particulier dans le secteur de l’immobilier de bureaux (fig. 9). Les attendus de ses clients sont dans l’ensemble identiques : un achèvement le plus rapide possible ; un budget maîtrisé et un coût d’exploitation connu en amont ; une flexibilité d’usage ; le souci d’une qualité plastique obtenue par le revêtement de façade, conforme à l’image recherchée par l’entreprise tout en assumant une banalité suffisante, un parti trop exubérant pouvant gêner une revente éventuelle.

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Figure 10. Élévations et coupe horizontale d’un bloc-châssis du projet de tour pour la Compagnie Électro-mécanique à La Défense, 1956.

Source : SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XXe siècle 066 Ifa 17-2.

19 Une culture d’entreprise fondée sur la maîtrise de standards – le plan de cellule, la trame de bureaux (fig. 10) – déclinables sur différentes échelles irrigue donc une agence passée, en une décennie, d’une conception essentiellement sur-mesure à une logique de produits : Les deux qualités de base d’un architecte étant l’imagination et la disponibilité, je ne crois pas qu’on réussisse mieux un type de bâtiment parce qu’on en a déjà fait plusieurs […]. Certes, une série de programmes apparentés est une excellente chose pour la vie d’une agence. On ne fait pas mieux, mais on étudie plus vite et financièrement on s’en tire mieux. J’ai vécu à une époque où le bénéfice d’une opération, s’il y en avait un, n’apparaissait qu’à la fin. Il était entendu que les premières études d’architecte ne se payaient pas. Tandis qu’un avocat vous tend son stylo à peine votre question posée, les architectes ont toujours connu des difficultés de trésorerie qui en ont paralysé plus d’un. Connaître à fond un problème précis, ici celui des bureaux, me permettait de brûler les étapes et de commencer à recevoir des honoraires avant de m’être épuisé en esquisses, études, avant-projets […]23. »

20 Le crédit accordé à l’agence est soutenu par la stabilité de ses liens avec des ingénieurs, des bureaux d’études et des entrepreneurs, auxquels l’architecte se montre fidèle durant les trente années qui constituent le cœur de sa carrière. La sûreté des estimations fournies au client repose ainsi sur la proximité de l’agence avec le métreur vérificateur Roger Lemoine, qui prépare les devis descriptifs et estimatifs et les bordereaux de prix pour la plupart des projets étudiés des années 1950 aux années 1970. Analysant et commentant les résultats des appels d’offres, cet ingénieur propose le cas échéant des modifications du projet initial afin d’intégrer l’enveloppe budgétaire prévue par le maître d’ouvrage. D’autres ingénieurs-conseils, notamment en

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génie climatique et en électricité, sont associés lorsque les projets revêtent une complexité particulière. On ne trouve par contre guère, dans l’œuvre de l’architecte, d’exemples emblématiques des possibilités formelles offertes par les nouvelles techniques d’emploi du métal et du béton armé24 : suiveur plutôt que créateur, parfois copiste, Pierre Dufau diffuse plus qu’il n’invente, puisant chez ses confrères, mais aussi en Italie et en Amérique, les images et les techniques qui le séduisent.

Entre liberté et filiation, la transposition en entreprise de la culture d’atelier

21 Les projets commandés à l’agence suivent, pour les années 1950-1960, un parcours généralement semblable et somme toute classique pour une structure de cette dimension. Contacté par des clients le plus souvent privés, Pierre Dufau prend connaissance du programme envisagé (généralement tertiaire ou d’habitat) et dresse un premier croquis d’utilisation du terrain, le parti étant résumé par quelques dessins de volumes tracés au stylo-bille sur du papier quadrillé. Ces épures ayant valeur d’instructions sont ensuite confiées, selon la charge de travail, à l’un ou l’autre des architectes salariés de l’agence. Cet ébarbage est peu à peu délégué à Jean-Pierre Dacbert, qui joue à partir de la fin des années 1950 le rôle de chef d’agence et à qui Pierre Dufau accorde une grande confiance. Responsables de leurs projets, les architectes salariés désignés par le patron – le plus souvent de jeunes diplômés – sont ensuite chargés de mener l’étude jusqu’aux plans d’exécution puis de superviser le chantier. Cette volonté de donner des missions complètes s’étalant sur plusieurs années est alors rare dans la profession, tout en étant remarquablement formatrice. Elle peut qui plus est concerner des projets de concours : bon dessinateur, Paul Quintrand est chargé en 1956 d’étudier en charrette le programme du haut-commissariat de la France à Phnom Penh. Âgé de seulement 27 ans, le jeune architecte dresse les plans du concours puis est chargé de suivre l’exécution du projet une fois l’agence déclarée lauréate (fig. 11). Les architectes diplômés sont par ailleurs autorisés à signer les projets à côté de Pierre Dufau, au titre d’« architectes assistants25 », accédant ainsi à une première reconnaissance avant de pouvoir s’établir, s’ils le souhaitent, à leur propre compte26. Une vingtaine de noms de salariés cosignataires ont ainsi été recensés en une quinzaine d’années.

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Figure 11. Vue du chantier de la résidence de l’ambassadeur de France à Phnom Penh, ca. 1960.

Source : coll. part.

22 Tout projet engagé reçoit, à partir de 1957, un numéro d’affaire dont l’incrémentation est chronologique : au plus fort de la carrière de Pierre Dufau, jusqu’à deux nouvelles études peuvent être engagées par semaine. Chaque plan produit (fig. 12) porte les initiales de son dessinateur ainsi que le nom de l’agence où il a été réalisé, sous la forme d’un code : Fg pour l’agence de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, Ba pour celle de la rue Bayard, Gc pour celle de la rue de la Grande-Chaumière, etc. Un nombre formé de trois ou quatre chiffres identifie ensuite le document, ce numéro étant reporté dans des registres de comptabilité où sont notées les heures que le salarié y consacre. Aucune spécialisation ne semble se dégager d’une agence donnée lorsqu’elles sont plusieurs à se chevaucher, comme c’est le cas à la fin des années 1960 : toutes sont amenées à traiter, à un moment ou à un autre, un programme de bureaux, de logements ou d’équipement. Celle de la rue de la Grande-Chaumière, où l’OTAB est établi, concentre cependant l’établissement des plans les plus techniques ; mieux rémunéré que dans d’autres agences d’architectes27, le personnel de Pierre Dufau connaît une rotation moindre : Il y avait chez [Pierre Dufau] une armée de dessinateurs professionnels, des gens qu’on ne trouve plus maintenant, qui avaient une vitesse d’abattage des dessins incroyable. Ils savaient des choses précises, les tailles des parpaings, les tailles des portes, etc., en ayant fait des écoles de dessin professionnel. Pour les plans d’exécution et de consultation des entreprises, il n’utilisait pas les étudiants des Beaux-arts qui étaient totalement inaptes pour cela28.

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Figure 12. Exemple de cartouche de plan de l’agence Dufau, 1968.

Les initiales à droite de la date de création du plan (16 juillet 1960) indiquent le nom du dessinateur (Renaud Janin) et l’agence de réalisation (Faubourg). Source : SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XXe siècle 066 Ifa 1101-2.

23 La production dessinée de l’agence Dufau se caractérise par son grand niveau de détail et l’opérationnalité de ce qui est figuré, de nombreux plans portant des consignes d’exécution directement destinées aux entrepreneurs (fig. 13). L’utilisation de couleurs (fig. 14), les effets de présentation, les perspectives et les axonométries sont à l’inverse rares, la sécheresse visuelle des études étant la conséquence de la rationalisation voulue par Pierre Dufau, son fils Olivier expliquant la rareté de ce type de dessins dans le fonds d’archives de l’agence : Mon père méprisait l’étude « artistique », c’est pour cela que ce genre de document était jeté, et qu’il n’y en a pas dans les archives. Il faisait faire des présentations au zip-a-tone qui coûtaient des fortunes, mais qui étaient jetées après vente, ça ne l’intéressait pas, c’était pour la vente aux fonctionnaires et aux clients. Ce qui l’intéressait, c’était les permis de construire et les dossiers d’appel d’offres, ça c’était du solide. Du réel, du concret29 !

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Figure 13. Planche de détail de travée de façade du bâtiment C de l’opération de l’ancien vélodrome d’hiver, Paris, 15e arrondissement, 1959.

Source : SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XXe siècle 066 Ifa 1094-3.

Figure 14. Perspective à la gouache de l’immeuble Louis-Dreyfus, porte Maillot, réalisée pour la présentation du projet devant la Commission des sites, mars 1973.

Source : SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XXe siècle 066 Ifa 239.

24 Les registres de personnel de l’agence ayant été définitivement perdus, il est parfois difficile d’identifier le nom derrière les initiales du dessinateur présentes dans chaque cartouche, excepté pour quelques architectes dont le parcours peut ainsi être retracé, tels que Paul Quintrand, Jean-Charles Martigny ou Pierre-Jean Muller. Un équilibre subtil paraît en tout cas s’être instauré entre la liberté de développement laissée à

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chaque responsable de projet et la perpétuation d’une identité commune à l’ensemble de la production de l’agence, comme le signale Paul Quintrand : Il pouvait nous laisser faire. Quand nous étions contre son avis, il nous disait que nous étions têtus, il objectait, mais il reconnaissait le travail, avait un bon jugement, et nous laissait faire ce que nous avions en tête30.

25 La redondance des programmes permet aussi à l’agence, comme dit plus haut, de disposer d’une base documentaire pouvant être immédiatement mise à profit et sans prise de risques à l’arrivée d’une nouvelle commande. Cette logique ne fait du reste que répéter celle de la culture scolaire des tubards, les étudiants en architecture de l’école des Beaux-Arts se constituant un catalogue de modèles, tant réels qu’issus de concours, qu’ils citent plus ou moins littéralement à l’occasion des épreuves graphiques qui jalonnent leur cursus. Bien que n’ayant jamais été tenté de devenir chef d’atelier à l’École, Pierre Dufau reproduit classiquement, au sein de son agence, le mode de fonctionnement comme la hiérarchie qu’il a connu étant étudiant. Régulièrement absent de Paris, Pierre Dufau « survolait les planches le soir en faisant parfois un commentaire, et il était de bon ton pour les employés d’être encore là et de faire un peu de zèle31 ». Hélène Dufau, qui fera éditer les mémoires posthumes de son mari, y intégrera le témoignage pro domo de Pierre-Jean Muller, qui travaille à l’agence de 1955 à 1963 : Des quatre ou cinq agences où s’est passée ma vie de nègre, c’est chez Pierre Dufau que mon séjour a été le plus long et c’est là que j’ai le plus appris. J’ai travaillé rue de la Grande-Chaumière, rue Bayard, faubourg Saint-Honoré. Partout, même fonctionnalisme et même agrément. Habitué à des agences aux tabourets bancals et aux tables à dessin sur tréteaux implantées à la diable, j’ai apprécié un confort parfait. Et l’agence fonctionnait portes ouvertes. Les rapports avec le patron étaient directs. Pas de hiérarchie interne. On allait droit à son bureau où l’accueil était attentif et les directives précises. Et, en cas de pépin, quand une décision aventureuse mais prise de bonne foi amenait une histoire avec le client, il nous couvrait même s’il n’était pas sûr que nous ayons eu raison. Le seul pêché était de mentir ou de cacher une difficulté rencontrée. La punition était alors sans appel. Et puis il était très présent, bien que son activité l’entraînât souvent loin. La fin de la semaine était d’un agrément exceptionnel. Narrateur de première qualité, il nous racontait et du coup nous enseignait toutes les facettes de notre métier, la technique et les rapports à tenir avec les clients. Et souvent cela se terminait par une tournée de whisky. Mais gare au lundi matin ! Le patron avait consacré son dimanche à la réflexion sur les études en cours, c’était un vrai torpilleur qui se chargeait de dissiper, à coups de canon, les somnolences du lundi matin. Et puis la détente revenait32.

Une association de partenaires non paritaires

26 Impressionné par les exemples américains qu’il connaît bien33 et notamment l’organisation très hiérarchisée de Skidmore, Owings & Merrill (SOM)34, Pierre Dufau choisit de refonder son agence au 1er janvier 1970 en y conviant ses principaux collaborateurs, sous la dénomination Pierre Dufau & Associés. L’association est créée pour une période de trois ans renouvelable et se réserve la possibilité de se transformer en société interprofessionnelle avec des spécialistes du bâtiment autres qu’architectes, la qualité de l’apport d’ingénieurs tels que Fazlur Kahn à l’agence SOM étant connue. La nouvelle agence regroupe, outre son fondateur, Jean-Pierre Dacbert, Michel Stenzel, Jean-Claude Moreau et Jean-Charles Martigny. Le premier se voit récompensé après

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avoir assuré une dizaine d’années durant la fonction subtile de chef d’agence, dirigeant les équipes d’architectes et de dessinateurs tout en veillant au partage d’un même esprit dans les différents projets. Excellent dessinateur, Michel Stenzel, entré à l’agence dans les années 1950, récolte lui aussi les fruits de sa fidélité à son employeur. Jean- Claude Moreau, quant à lui, est un utile spécialiste des chantiers des centrales nucléaires (l’agence en réalisera trois, à Chinon, Fessenheim et Paluel). Né en 1938, Jean-Charles Martigny est enfin un jeune architecte talentueux, à l’origine du parti architectural du nouvel hôtel de ville de Créteil (fig. 15).

Figure 15. Vue d’ensemble de l’hôtel de ville de Créteil, ca. 1974.

Source : SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XXe siècle 291 AA 2.

27 Pierre Dufau fournit, dans les faits, l’ensemble des moyens matériels et humains de l’association, devant qui plus est rester l’unique employeur de son personnel pour des raisons légales. Il apporte l’ensemble des affaires jusque-là opérées sous son nom propre, seul Jean-Pierre Dacbert joignant une mince contribution avec le plan d’urbanisme d’Amiens Sud et le campus universitaire dont il a la charge. Chaque architecte s’engage à consacrer à l’association l’exclusivité de son activité professionnelle, et à assurer sa prospérité par l’apport de nouveaux clients. La convention qui régit la nouvelle structure précise que les ayants droit des associés ne peuvent, en cas de décès, prendre aucun engagement vis-à-vis d’autres architectes, la poursuite des opérations en cours revenant automatiquement aux associés restants. Seuls les ayants droit de Pierre Dufau pourront faire reprendre les fonctions qu’il occupait par son fils, Olivier Dufau, qui termine ses études d’architecture35.

28 La dénomination de l’association trahit les limites d’un modèle que son fondateur ne souhaite pas paritaire. Hélène Dufau tout d’abord, est confortée à la direction administrative de l’agence où elle est nommément chargée de la gestion des frais

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généraux ; elle est par ailleurs présidente du conseil d’administration de l’OTAB, dont l’accroissement de l’activité est recherché. Ayant voix prépondérante en cas de divergences, Pierre Dufau conserve surtout la maîtrise de l’attribution de tout projet entrant à l’associé de son choix, après proposition de l’apporteur le cas échéant. Le protocole d’association souligne par ailleurs nettement la primauté du fondateur de l’agence dans l’essentiel des exercices relationnels : À l’intérieur de l’agence, [Pierre Dufau] jouera, en plus du rôle de concepteur comme les autres associés, un rôle général d’animateur, de conseil, d’arbitre s’il est besoin. À l’extérieur de l’agence, il sera souvent appelé à assurer les « relations publiques », et les contacts avec les clients, l’administration et les organisations professionnelles ou paraprofessionnelles36.

29 La maîtrise des risques financiers est enfin érigée en principe directeur de la nouvelle association. Le protocole précise certes que les associés peuvent décider de prendre en charge une opération à coup sûr déficitaire, ou peu rentable, si elle présente un intérêt dans l’ordre du prestige, de la recherche architecturale, des possibilités ultérieures – ou encore pour faire tourner l’agence en cas d’activité réduite37 ». Les contrats non indispensables, et dont la viabilité financière soulève des divergences de vues sont par contre laissés, et à titre exceptionnel, à la responsabilité de l’apporteur qui s’engage à prendre à sa charge 70 % du montant du déficit éventuel. Très complexe (fig. 16), la répartition des honoraires est régie par des parts fixes et d’autres au prorata de chaque opération et du rôle qu’y joue chaque associé. Ce nouveau modèle d’organisation réforme, in fine, l’intéressement financier des architectes les plus actifs au sein de l’agence, mais la pesanteur des habitudes rend difficile la prise d’autonomie, et par conséquent la recherche architecturale, dans une agence obnubilée par la maîtrise de ses coûts et la revendication d’un sens de la responsabilité laissant peu de place aux voies nouvelles.

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Figure 16. Tableau de répartition des honoraires de Pierre Dufau & Associés, 1970.

Source : SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XXe siècle 066 Ifa 1202-2.

30 N’ayant aucune existence médiatique et n’étant pas formés aux rouages relationnels, les nouveaux associés n’apportent que peu de commandes nouvelles par leurs propres réseaux et ne sont, de toute façon, pas incités à développer des marques personnelles les identifiant auprès de commanditaires potentiels. L’organisation en association trouve cependant une utilité particulière dans le cas de la ZUP du Nouveau Créteil : nommé architecte en chef au printemps 1968 après le décès de son ami Jean Fayeton, Pierre Dufau ne peut y construire en nom propre, à l’exception de quelques équipements publics monumentaux tels que l’hôtel de ville. Cet interdit est contourné à partir de 1970, les promoteurs et autres maîtres d’ouvrage s’adressant aux quatre autres associés, qui signent les bâtiments en leur nom mais utilisent les moyens techniques et humains de l’agence commune. Le gigantesque centre commercial de Créteil-Soleil et plusieurs immeubles de bureaux du quartier d’affaires de l’Échat seront construits par ce moyen.

31 Jean-Charles Martigny décède brutalement en septembre 1972. C’est au même moment qu’Olivier Dufau intègre Pierre Dufau & Associés, et se voit confier quelques commandes à Créteil. Les projets dont il a la charge (le centre technique de l’équipementier automobile Ducellier et un restaurant d’entreprises dans le quartier de l’Échat) n’ont peut-être l’heur de révéler la personnalité de leur auteur que grâce à la modestie de leurs programmes. Olivier Dufau avait en effet été l’auteur, dès 1969, d’un projet d’ensemble de logements plus important (fig. 17), mais dont l’ambition portée par la réinterprétation typologique (signifiée d’ailleurs par le choix d’une axonométrie en écorché, unique dans l’histoire de l’agence) l’a privé de tout soutien de la part de son père. Les opérations les plus importantes, qui restent pilotées par Jean-Pierre Dacbert, s’inscrivent dans un registre de continuité, comme l’y invitaient les termes du protocole de l’association : « Les associés s’engagent à faire une architecture

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contemporaine et raisonnée, adaptée au programme spécifique de chaque maître d’ouvrage. Cette architecture sera celle de l’association et non d’un seul ou d’une fraction38. »

Figure 17. Projet d’ensemble de logements à Créteil, Olivier Dufau architecte, 1969.

Source : SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XXe siècle 066 Ifa 449.

32 Pierre Dufau & Associés paraît atteindre son apogée, au moins sur le plan financier, en 1974. Cette année charnière voit le regroupement des quatre agences alors éclatées dans la capitale dans deux étages de bureaux situés au pied de la tour de l’hôtel Sheraton (aujourd’hui Pullman), près de la gare Montparnasse : comme cela a été le cas plusieurs fois dans son histoire, l’architecte profite de l’une de ses commandes (la rénovation de l’îlot Vandamme est alors l’un des plus importants chantiers de la capitale) pour servir son outil de travail. Les photographies publiées dans le numéro de L’Architecture d’aujourd’hui déjà cité montrent des locaux spacieux et lumineux, comparables aux immeubles de bureaux et aux sièges sociaux que l’agence multiplie alors : l’espace d’accueil avec ses banquettes et son escalier hélicoïdal, le pool de secrétariat en open space ponctué de plantes d’intérieur ; la salle des maquettes éclairée de spots directionnels ; les bureaux des associés aux parois revêtues de marbre… même la salle des archives est photographiée, les rayonnages mobiles exprimant la diffusion d’ordre et de rigueur jusqu’à la mémoire de l’agence.

33 Pierre Dufau & Associés compte alors plus d’une centaine de salariés, son chiffre d’affaires en faisant, très probablement, le premier cabinet d’architecture du pays. La Mutuelle des architectes français (MAF) dresse en ce temps des tableaux annuels de cotisation – dont la diffusion est, théoriquement, très limitée – chaque maître d’œuvre devant verser au titre de sa police d’assurance une somme égale à 0,25 % du montant des travaux exécutés. Pierre Dufau n’apparaît, dans le tableau des agences de la région parisienne (fig. 18), qu’en seconde position derrière son confrère Michel Holley, avec plus de 658 000 francs de cotisations, soit un volume de travaux correspondant de plus de 263 millions de francs39. Ce chiffre ne représente toutefois que sa part personnelle au sein de l’association : on trouve ainsi, en 20e position dans le tableau, Jean-Pierre

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Dacbert dont les cotisations se montent à 287 400 francs40. La somme des cotisations des cinq membres de Pierre Dufau & Associés dépasse ainsi probablement le million de francs, soit un volume de travaux de plus de 400 millions de francs41.

Figure 18. Liste des principaux architectes parisiens cotisant à la Mutuelle des Architectes français (MAF) pour l’année 1974.

Source : Marc de Leusse et Raymond Nicolas, Dossier A… comme architectes, Paris, Alain Moreau, 1980, pp. 282-283.

34 Ce chiffre appelle plusieurs observations. 1974, tout d’abord, est marquée par la livraison de plusieurs opérations particulièrement importantes telles que la tour de l’UAP à la Défense (fig. 19), l’hôtel Sheraton et l’hôtel de ville de Créteil. Toutes les années ne se sont, bien sûr, pas montrées aussi fastes. Les cotisations à la MAF excluent aussi les missions d’architecte conseil, d’expertise, d’études urbaines et d’entretien courant qui assurent des revenus loin d’être négligeables, ainsi que les réalisations à l’étranger, quoique celles-ci soient plus nombreuses chez d’autres architectes que Pierre Dufau.

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Figure 19. Vue d’ensemble de la tour de l’UAP (CB 312) à La Défense, ca. 1974.

Source : SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XXe siècle 066 Ifa 1138-2.

35 Cette donnée brute peine surtout à renseigner la rentabilité de l’agence et, par conséquent, la réussite financière de son modèle d’organisation. Les archives d’architecte sont rarement bavardes sur les questions comptables, les tris ayant tendance à préserver les documents graphiques et les pièces écrites ayant un caractère opérationnel. On ignore, dans l’écrasante majorité des cas, le montant des honoraires perçus par Pierre Dufau, ceux-ci ayant même parfois pu prendre la forme d’avantages en nature. Comment, par ailleurs, savoir lorsqu’une opération a représenté une perte nette pour l’agence42, et surtout en connaître les raisons ? Tous les projets, aussi, ne voient pas le jour : études de faisabilité sans lendemain, mirages de complexes grandiloquents au Moyen-Orient, abandons de dernière minute liés à la conjoncture économique du moment… nombreuses sont les raisons poussant les dossiers au pilon, et il est bien tentant, si l’occasion se présente, de recycler quelques vieux plans si un même programme devait entrer à nouveau à l’agence. Souvent Pierre Dufau peste-t-il aussi, dans sa correspondance privée, contre les contingences politiques qui bouleversent des projets déjà aboutis : l’injonction du ministre de la Culture Maurice Druon, à l’été 1973, de sauvegarder les façades de la Maison dorée (fig. 20), boulevard des Italiens, coûtera cher à l’architecte et à son client, la BNP.

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Figure 20. Vue de la maquette du projet définitif pour la Maison dorée, boulevard des Italiens, Paris, 1973.

Source : SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XXe siècle 066 Ifa 707-13.

36 Cette question des honoraires et du bénéfice a, quoi qu’il en soit, lourdement pesé dans la réception – tant profane qu’historiographique – de l’architecture des Trente Glorieuses : la génération de Pierre Dufau a été frappée par la mise en cause de la moralité de son rapport à l’argent. La critique de la promotion immobilière est ainsi très présente dans la presse des années 197043 : perçu comme le bras armé des puissances financières intervenant dans l’aménagement du territoire, l’architecte, en tant que corps professionnel, est une figure impopulaire au tournant du postmodernisme44. Le journaliste Marc de Leusse et l’architecte Raymond Nicolas publient ainsi, en 1980, un brûlot intitulé Dossier A… comme architectes45, portant le sous- titre « Pour quelques milliards d’honoraires… la mafia des prix de Rome a saccagé le paysage français ». Tous les prix de Rome ne sont pas pourtant, tant s’en faut, des architectes ayant beaucoup construit, et à l’inverse bien de ceux comptant parmi les plus grands bâtisseurs des années 1960-1970, en volume, ne jouissent d’aucun titre46.

La fin, brutale et paradoxalement ordinaire de l’agence Dufau

37 Le retournement de la conjoncture économique mondiale et le décès de Georges Pompidou, en avril 1974, prive Pierre Dufau d’une partie de ses réseaux gaullistes tandis que le développement du Nouveau Créteil, sur lequel repose une large partie de l’économie de son agence, est entravé. L’architecte fait aussi face à la réévaluation patrimoniale du XIXe siècle qui interfère avec ses projets parisiens (la démolition de la

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Maison dorée est refusée par le ministre Maurice Druon) et aux controverses liées aux grands travaux : animée par le futur président Valéry Giscard d’Estaing, la polémique des tours de La Défense, à l’été 1972, menace pendant plusieurs mois le gigantesque siège que Pierre Dufau doit construire pour l’UAP. Si la suppression du prix de Rome en 1968 n’avait pas paru l’émouvoir outre mesure, l’architecte doit constater la perte progressive du prestige associé à son titre, qui avait pour effet de réduire le nombre de prétendants à la grande commande publique comme privée. Le souhait des gouvernements successifs – et ce avant même 1974 – de susciter une volonté d’architecture aux échelons locaux a pour corollaire la refondation des procédures d’attribution de la commande. La multiplication des concours, notamment suite à la loi du 3 janvier 1977, met progressivement un terme au système des listes d’agrément et de désignation par l’administration centrale. Leurs réseaux au sein des ministères et des préfectures devenant inopérants, les architectes de la génération de Pierre Dufau font l’apprentissage difficile du rejet, part de leur métier à laquelle les Trente Glorieuses les avaient déshabitués, ayant vécu l’âge d’or où plusieurs commandes entraient à l’agence tous les mois, et qu’un excès de confiance les faisait attribuer à leurs seules compétences.

38 Soumis à l’imprévisibilité des circonstances politiques, les anciens meneurs de la profession doivent apprendre à se vendre et à développer un argumentaire. Forcé de surnager parmi un grand nombre de candidats, lui qui a toujours défendu le malthusianisme de la profession, Pierre Dufau n’admet pas qu’ayant déjà fait la preuve de sa capacité à travers de multiples réalisations, et considérant qu’il participe en tant qu’employeur à l’activité économique de son pays, il soit mis sur le même plan que de jeunes architectes n’ayant, somme toute, rien à perdre. Le sentiment profond de dépit et d’inquiétude qui l’anime est mal dissimulé par des arguments prétendant dénoncer l’arbitraire des concours, dans un long article vengeur intitulé « Misère de la compétition en architecture ou concours après moi que je t’attrape47 », paru à la fin de l’année 1976.

39 Portant un costume désormais trop grand, l’agence Dufau n’est pas structurée pour le taux d’échec phénoménal des architectes dépendant de la commande publique. Plus que le trouble de l’incompréhension, c’est l’injustice qui transparaît à travers la vive réaction de Jean-Pierre Dacbert au rejet de leur candidature pour la réalisation d’un ensemble administratif dans l’Eure, en 1979 : Vous nous apprenez que nous ne sommes pas admis à participer au concours de conception de la future cité administrative d’Évreux. Cette information, sans commentaire ni explication, est ressentie par nous comme une mesure discriminatoire qu’il nous est difficile d’accepter sans réagir. Nous cherchons à comprendre et plusieurs hypothèses nous viennent à l’esprit : - Ou bien nos références sont insuffisantes – alors que faut-il avoir réalisé de plus qu’une préfecture de 50 000 m², un hôtel de ville de 20 000 m², une cité administrative de 15 000 m² et en général plus d’un million de m² de bureaux publics ou privés, tant en France qu’à l’étranger48 ? - Ou bien nos références et notre expérience n’ont pas paru convenables à un jury d’admission dont nous ne connaissons pas la composition. […] - Ou bien notre agence d’architectes […] fait l’objet d’un ostracisme préfectoral qui nous inciterait à aller tenter notre chance ailleurs […]. Vous aviez annoncé que vous prendriez une vingtaine de candidats et nous pensons que sur la place, il n’y avait pas plus de vingt candidats mieux qualifiés que nous pour un tel programme49.

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40 La réponse préfectorale rappelle la réalité de l’époque, si cruelle soit-elle : 108 architectes ont remis un dossier de candidature, dont nombre d’agences de premier plan. Le maître d’ouvrage souhaite aussi permettre à un nombre raisonnable de jeunes architectes de concourir, tout en équilibrant le nombre de candidats locaux avec ceux implantés à Paris. Ces éléments de réponse paraissent insuffisants à Pierre Dufau qui demande, amer : Pourquoi ouvrir toute grande la porte si elle n’est qu’entrebâillée ? […] Finalement, je remercie la commission de sélection de ne nous avoir pas retenus. Elle a réparé le défaut de franchise des organisateurs, car la plus mauvaise solution aurait été de nous retenir avec l’intention bien déterminée de nous éliminer à la fin. C’est une aventure qui nous est arrivée plusieurs fois récemment et qui nous a à demi engloutis. Quand on lutte pour ne pas se noyer, il faut être reconnaissant à celui qui vous tire par les pieds, mais ne vous tape pas sur la tête50.

41 Cette impuissance est d’autant plus difficilement vécue que Pierre Dufau se félicitait, avant la crise économique, de ne dépendre que marginalement de la commande de l’État pour faire vivre son agence. N’ayant pas su – ou pas voulu – en réformer le fonctionnement, et confronté à une pénurie de nouveaux projets, l’architecte se résout, en 1977, à mettre un terme à Pierre Dufau & Associés, ne poursuivant qu’un partenariat avec Jean-Pierre Dacbert dans une agence réduite, en 1980, à une dizaine de salariés. Deux coups du sort – la révolution iranienne survenant au lancement du chantier d’un complexe hôtelier à Téhéran et l’abandon par Citroën de son nouveau siège social suite aux pressions de la mairie de Paris – accompagnent cet effondrement, remarquable par sa brutalité. Il n’est pourtant qu’un exemple parmi bien d’autres d’une tendance structurelle51 liée à la redéfinition des modes d’exercice d’une profession allant vers un exercice de plus en plus solitaire : de 1976 à 1986, le nombre d’agences de 20 à 49 salariés diminue de moitié pour tomber à moins d’une centaine, quand celui des architectes exerçant seuls passe de 5 000 à près de 15 00052.

42 Marginalisé par son confrère et gêné par des soucis de santé qui limitent ses déplacements, Pierre Dufau cesse, courant 1982, de participer aux activités de l’agence qu’il a fondée et dans laquelle il ne se reconnaît probablement guère plus, l’esthétique postmoderne des ultimes projets contrevenant trop au fonctionnalisme minimaliste qu’il affectionne. Il décède en septembre 1985, sans avoir pu achever la rédaction de ses mémoires, que sa veuve mettra en forme et publiera quatre ans plus tard. « Je n’ai pas l’intention de raconter ma vie, mais d’apporter une petite contribution à la connaissance des architectes, vus dans leur réalité quotidienne53 » : cloisonné dans le procès en légitimité et en compétence fait à sa génération, Pierre Dufau souhaite, en dépit des angles morts, tant livrer son témoignage personnel que se défendre de ces accusations, en repoussant toute posture héroïque, mais sans cacher sous une fausse modestie sa satisfaction d’avoir fait de son mieux : Je n’ai pas été architecte par vocation profonde. En revanche, dès que je l’ai été, j’ai vraiment voulu l’être, c’est-à-dire que je me suis bagarré pour être un architecte à part entière et que j’éprouvais du plaisir à faire apparaître quelque chose là où auparavant il y avait autre chose, ou rien. J’étais content quand c’était utile et plus encore quand je le trouvais réussi. […] Je suis donc prétentieux, mais exerçant un métier aussi controversé, si l’on n’a pas une certaine confiance en soi, on est perdu d’avance. Je ne me suis donc pas beaucoup affecté des critiques. Nous étions incompris ? La belle affaire ! Au théâtre aussi, il arrive que le client n’ait pas de talent54…

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Conclusion

43 Le demi-siècle de vie professionnelle de Pierre Dufau a donc vu la succession de plusieurs modes d’exercice de la profession, reliés tant à la situation politique et économique du moment qu’aux formes architecturales produites et aux programmes traités. Expliquer la raison du succès est, probablement, chose plus malaisée que de trouver la cause de l’échec puis de la disparition : la réussite, au moins sur le plan quantitatif, connue par l’agence Dufau pendant les Trente Glorieuses n’est-elle à rattacher qu’à la sûreté de son organisation interne ? Aux intuitions ou à l’agilité de son fondateur ? Au lent façonnage de ses relations ? Toutes rhétoriques qu’elles soient, ces questions nous rappellent que l’histoire de l’architecture, en tant que branche de l’histoire de l’art, ne peut être limitée à l’évaluation d’un talent de plasticien, au positionnement d’un individu isolé dans une généalogie des inventeurs, ou à la recherche d’une légitimité morale excluant ceux dont le mérite aura été d’être de bons gestionnaires. La similitude des trajectoires connues – jusque dans l’historiographie récente et dans la difficulté de la patrimonialisation de leur œuvre – par des architectes contemporains de Pierre Dufau – Bernard Zehrfuss, Jean de Mailly, Louis Arretche, etc. – ne fait que renforcer la sensibilité de ces enjeux épistémologiques. Une étude du corpus des architectes ayant reçu un prix de Rome et autres grands commis de l’État trouverait ainsi un excellent terreau dans l’analyse comparée de l’histoire des agences et de leur organisation.

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NOTES

1. Marie-Christine Gangneux, « Les espaces de l’architecte », L’Architecture d’aujourd’hui, n°182, nov.-déc. 1975, p. 29. 2. Henri Raymond, « L’habitat de l’architecte, un espace paradoxal », L’Architecture d’aujourd’hui, n°182, nov.-déc. 1975, p. 6. 3. Léon Krier, Architecture : choix ou fatalité, Paris, Norma, 1996, p. 23. 4. Ginette Baty-Tornikian, « De la division sociale du travail en architecture », L’Architecture d’aujourd’hui, n° 182, nov.-déc. 1975, p. 52. 5. Jean-Baptiste Minnaert, « Architecture ordinaire et hommes pluriels ». Ligeia, n°93-96, 2009, p. 42. 6. Jean-Pierre Le Dantec, Dédale le héros, Paris, Balland, 1992, p. 62. 7. Pieter Uyttenhove, « Qu’importe qui conçoit ? Questionnement sur la monographie d’architecte », Perspective, n 4, 2006, p. 592. 8. Pierre Dufau, Non à l’uburbanisme. Paris, Flammarion, 1964, et Pour/contre la démolition de Paris, Nancy, Berger-Levrault, 1967 (avec Albert Laprade). 9. Cet article et la thèse dont il est issu (cf. infra) s’appuient sur des entretiens oraux menés, notamment, avec Olivier Dufau, fils de Pierre Dufau et lui-même architecte, qui fut un observateur de premier plan de la vie de l’agence.

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10. Hugo Massire, « Les archives de l’agence Pierre Dufau (1908-1985) », Colonnes, n°32, déc. 2016, et « Densifier le sujet par-delà ses poncifs : le rôle des archives de l’agence Dufau », Colonnes, n°35, juin 2019. 11. Hugo Massire, Charlotte Mus (dir.), Papiers et pixels : Collecter, conserver et étudier l’archive d’architecture, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, sous presse. 12. Hugo Massire, Pierre Dufau architecte (1908-1985) : un libéral discipliné. Parcours, postures, produits. thèse d’histoire de l’art contemporain, sous la direction de Jean-Baptiste Minnaert, université de Tours François-Rabelais, 2017. 13. Cet inventaire est consultable sur la base Archiwebture du site Internet de la Cité de l’architecture et du patrimoine. 14. Pierre Dufau, Un architecte qui voulait être architecte, Paris, Londreys, 1989. 15. Pierre Bourdieu, « L’illusion biographique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°62-63, juin 1986, pp. 69-72. 16. Pierre Dufau, Un architecte qui voulait être architecte, Paris, Londreys, 1989, p. 49. 17. Soit environ 110 000 à 180 000 euros valeur 2019. 18. M. Jacques Charon nous indiqua, le 20 février 2017, que la gestion du personnel était dans ces conditions particulièrement souple. Aucun pointage des employés n’était effectué, chaque pigiste comptant ses heures de travail, sans toutefois d’abus car les tricheurs étaient rapidement repérés. Jacques Charon se souvient d’avoir travaillé 310 heures pendant le mois d’août 1952, soulignant le caractère attractif des rémunérations. 19. Éléonore Marantz, « Paul Quintrand, l’architecture au présent », Colonnes, hors-série n°1, déc. 2014, pp. 7-18. 20. André Dufau écrira au maire d’Amiens Camille Goret, dans une lettre du 7 décembre 1955 (archives municipales d’Amiens, 3D2 70) : « Dans notre association, Pierre assume dans la majorité des cas la première partie études de notre mission commune, tandis que je m’occupe de la seconde, c’est-à-dire l’exécution et ses sujétions administratives. » 21. Lettre d’André Dufau à Pierre Dufau, datée du 15 septembre 1954, SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XXe siècle, 066 Ifa 1014-2. 22. M. Olivier Dufau nous indiqua, dans un entretien le 20 janvier 2017, que la rupture entre les deux frères est due à un désaccord sur le partage de la succession de leur père, pourtant décédé en 1945. 23. Pierre Dufau, Un architecte qui voulait être architecte, Paris, Londreys, 1989, p. 93. 24. L’ingénieur en béton armé Vladimir Kandaouroff est parfois appelé, notamment pour l’étude structurelle de la tour de l’UAP à La Défense. 25. Cette faculté n’est toutefois pas mise en œuvre lorsque des projets ne sont pas confiés à une personne en particulier, la direction de l’étude revenant alors souvent à Jean-Pierre Dacbert en qualité de chef d’agence. 26. Jean-Claude Le Bail et Julien Penven ont, par exemple, réalisé à leur compte l’hôtel Nikko dans le quartier du Front-de-Seine (Paris 15e) quelques années après avoir été chargés de l’étude de l’hôtel Hilton du Champ-de-Mars. 27. Entretien avec M. Jacques Charon, architecte, le 20 février 2017. 28. Entretien avec M. Olivier Dufau, le 30 mars 2012. 29. Ibid. 30. Entretien avec M. Paul Quintrand, le 18 juillet 2016. 31. Entretien avec M. Olivier Dufau, le 20 janvier 2017. 32. Pierre Dufau, Un architecte qui voulait être architecte, Paris, Londreys, 1989, p. 127. 33. Américanophile et connaissant personnellement Gordon Bunshaft, Pierre Dufau a en outre collaboré avec le new-yorkais Max Abramovitz pour la construction du nouveau siège de la banque Rothschild à Paris, terminée en 1970.

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34. Carol Hershelle Krinsky, Gordon Bunshaft of Skidmore, Owings & Merrill, New York, Architectural History Foundation/Cambridge, MIT Press, 1988. 35. Pierre Dufau souffrant de problèmes cardiaques, il est possible que la transformation de son agence en association ait eu pour but, en cas de décès subit de son fondateur, d’éviter sa dissolution avant que son fils soit en mesure de lui succéder ; Olivier Dufau nous parlera à ce titre d’un « conseil de régence ». 36. SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XX e siècle, 066 Ifa 066 Ifa 1202/2. 37. SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XX e siècle, 066 Ifa 066 Ifa 1202/2. 38. SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XX e siècle, 066 Ifa 1202/2. 39. Soit environ 525 000 et 210 000 000 d’euros valeur 2019. 40. Soit environ 229 000 euros valeur 2019. 41. Soit environ 800 000 et 319 000 000 d’euros valeur 2019. 42. Le prestige du programme ou du commanditaire peut ainsi ne garantir qu’un succès d’estime, à défaut d’un bénéfice financier : le siège social de la banque Rothschild coûta ainsi à Pierre Dufau plus d’argent qu’il n’en gagna. 43. Cette remarque concerne tant la presse professionnelle (AMC et L’Architecture d’aujourd’hui) que les grands quotidiens nationaux (Combat, Le Monde, L’Aurore) et les hebdomadaires d’actualité ; on verra notamment les articles d’André Fermigier compilés par François Loyer dans André Fermigier, La bataille de Paris, Paris, Gallimard, 1991. 44. Louis Bériot et Michel Péricard, La France défigurée, Paris, Stock, 1973. 45. Marc de Leusse et Raymond Nicolas, Dossier A… comme architectes, Paris, Alain Moreau, 1980. 46. Il suffit de se référer au tableau des principaux cotisants à la MAF, donné plus haut, pour trouver les noms d’architectes peu présents dans l’historiographie mais très actifs dans la promotion immobilière : Michel Herbert, Claude Balick, Jacques Fildier, Abro Kandjian, Philippe Alliaume, etc. 47. Pierre Dufau, « Misère de la compétition en architecture ou concours après moi que je t’attrape », Techniques & Architecture, n°311, oct.-nov. 1976, p. 7. 48. Les chiffres donnés correspondent respectivement à la préfecture de la Gironde, à l’hôtel de ville de Créteil et à la cité administrative d’Amiens. 49. Lettre de Jean-Pierre Dacbert au secrétaire général de la préfecture de l’Eure, datée du 12 juin 1979, SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XXe siècle, 066 Ifa 1201-1. 50. Lettre de Pierre Dufau au préfet Jacques Gérard, datée du 17 juillet 1979, SIAF/Cité de l’architecture et du patrimoine/Archives d’architecture du XXe siècle, 066 Ifa 1201-1. 51. Franck Delorme, Guillaume Gillet, Paris, Éditions du Patrimoine, 2013, p. 43. 52. Guy Tapie, Les architectes : mutations d’une profession, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 193. 53. Pierre Dufau, Un architecte qui voulait être architecte, Paris, Londreys, 1989, p. 22. 54. Pierre Dufau, Un architecte qui voulait être architecte, Paris, Londreys, 1989, p. 14-15.

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RÉSUMÉS

Actif de la fin des années 1930 jusqu’aux années 1980, Pierre Dufau (1908-1985) est, par l’importance quantitative de sa production bâtie, l’un des principaux acteurs de l’architecture française des Trente Glorieuses. Spécialisé dans la réalisation d’immeubles de bureaux, de bâtiments civils et d’équipements, il fait également œuvre dans le domaine de l’urbanisme en concevant le plan de reconstruction d’Amiens puis en étant, trente ans plus tard, responsable du plan d’aménagement du Nouveau Créteil. Cet article propose d’étudier la structuration de l’agence en une entreprise proposant des produits à ses clients, et de la mettre en parallèle avec sa construction historiographique, celle-ci ayant été alimentée tant par la critique journalistique et l’expertise historienne que par Pierre Dufau lui-même, à travers l’écriture de ses mémoires.

Active from the late 1930s to the 1980s, Pierre Dufau (1908-1985) is one of the leading performers in the French architecture during the Trente Glorieusesperiod, due to the quantitative importance of his built production. Specialized in office buildings, public buildings and facilities, he was also involved in the field of urban planning by designing the reconstruction plan of the city of Amiens, and thirty years later by being responsible for the conception of the ‘Nouveau Créteil’masterplan, in Paris suburbs. This article proposes to study the structuring of the agency into a company offering products to its customers, and to draw a parallel with its historiographical construction, fed as much by journalistic criticism and historian expertise as by Pierre Dufau himself through the writing of his memoirs.

INDEX

Keywords : Prix de Rome, Modern architecture, Industrialization, Trente Glorieuses, Historiography. Mots-clés : Prix de Rome, Mouvement moderne, Industrialisation, Trente Glorieuses, Historiographie.

AUTEUR

HUGO MASSIRE Hugo Massire est docteur en histoire de l’art de l’université de Tours, et maître de conférences associé à l’ENSA de Bretagne. Il a soutenu en décembre 2017 sa thèse intitulée « Pierre Dufau architecte (1908-1985), un libéral discipliné – Parcours, postures, produits », après avoir réalisé l’inventaire du fonds d’archives correspondant au sein du centre d’archives d’architecture du XXe siècle. Ses recherches portent sur le fonctionnement du système académique dans l’architecture française du XXe siècle, et en particulier sur la production et les schémas de carrière des architectes Grand Prix de Rome.

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La vie de l’agence de Jean Dubuisson dans les années 1950 à Paris The life of Jean Dubuisson's agency in the 1950s in Paris

Élise Guillerm

1 Fondée au milieu du XXe siècle, l’agence de l’architecte Jean Dubuisson connaît un développement rapide pour devenir l’une des plus dynamiques de la capitale au cours des années 1950. Grand Prix de Rome (1945), issu d’une puissante famille d’architectes établie dans le Nord, Jean Dubuisson s’appuie sur un solide réseau professionnel et institutionnel. Sa trajectoire reflète des mutations organisationnelles et professionnelles qui s’accentuent au sortir de la Seconde Guerre mondiale. L’affirmation d’une culture étatique (avec des corps d’architectes ad hoc), une centralisation accrue du secteur de la construction (au détriment d’une commande municipale) et l’émergence de la pratique des concours reflètent des mutations professionnelles profondes. L’intégration de pratiques d’urbanisme, la maîtrise des compétences paysagères, la diversité de marchés associés aux arts de l’espace permettent de soutenir certains succès professionnels. Au quotidien, le travail, grâce à des praticiens hautement qualifiés, mêle concurrences et collégialités, en faveur d’une création partagée et fondamentalement renouvelée.

L’éclosion d’une agence

2 Pour arides qu’ils soient, les documents relatifs à la comptabilité de l’agence, conservés pour la période 1950-1958 rendent compte de ces changements. Les relevés d’heures, les certificats de capacité, les lettres de motivation ou de recommandation, les notes de frais ou les bulletins de salaires reflètent un cadre souple malgré l’important carnet de commandes1. Les employés, apprentis et personnels administratifs forment un groupe d’une vingtaine de personnes. Des praticiens de haut niveau y officient des semaines ou des années, venus de province ou de l’étranger.

3 Lorsqu’au tout début des années 1950, Jean Dubuisson reçoit la commande qui le fera connaître – un ensemble d’immeubles pour 300 familles (le SHAPE Village à Saint-

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Germain-en-Laye) –, le jeune Prix de Rome revient tout juste de la villa Médicis (1945-1949) et n’a alors que peu construit. Comme bien d’autres pensionnaires avant lui, il a « coupé les ponts avec le réseau professionnel de la capitale, au risque de se faire oublier2 », mais son Prix de Rome lui ouvre de nouvelles portes. Cette commande du ministère de la Reconstruction et de l’Urbanisme (MRU) lui impose un calendrier particulièrement serré : il structure alors dans l’urgence sa propre agence et établit une organisation qui préfigure celle des décennies suivantes. Formée sur le tas, son équipe initiale va constituer le noyau actif de la structure durant plus d’une décennie.

4 Pour réunir locaux et personnel, il contracte des emprunts importants. Alors qu’il est courant de s’installer grâce à des capitaux familiaux3, Dubuisson ne s’en contente pas. Refusant de reprendre l’agence lilloise de son père Émile Dubuisson, il aspire à exercer dans la capitale. S’il obtient de l’argent prêté par son ancien camarade Robert Vassas4, il diversifie ses sources de financement et se tourne vers le Crédit du Nord à Lille, l’un de ses premiers clients. L’architecte Grand Prix de Rome obtient « un prêt à des conditions préférentielles5 ». Couplé aux missions qu’il cherche à diversifier, cet apport favorise l’ouverture de son propre cabinet, créé dans le quartier Montparnasse, au début des années 1950. Rue Schœlcher dans le quatorzième arrondissement, l’immeuble du 11 bis séduit le jeune architecte. Dans ce « lieu de rendez-vous de toute une intelligentsia cosmopolite6 », ses voisins de palier ne sont autres que Simone de Beauvoir ou Pierre Soulages7.

5 D’emblée, au moins dix personnes y travaillent à temps plein8. En 1951, année du lancement du chantier du SHAPE, d’autres projets engagés dans le cadre de la Reconstruction sont en cours. L’architecte obtient la même année l’agrément afin d’exercer comme architecte reconstructeur9 dans le département du Nord dont il est natif. Ses voyages à Dunkerque, Cambrai et Lille sont alors fréquents. L’architecte mène de front différents projets parmi lesquels l’innovant programme de la Résidence du Parc à Croix (1950-1957). En plus des projets conduits dans le Nord, l’équipe réalise des études urbaines à la demande du MRU. Ces architectures de papier occupent l’agence durant plusieurs années, tout en garantissant des rentrées d’honoraires. C’est le cas de l’ambitieuse étude de Montereau (1951-1954) ou encore de logements dans la Marne. Ces projets permettent à l’agence d’aborder de multitude échelles d’opérations, comme d’étendre ses aires d’intervention. Dès 1953, elle traite une dizaine de projets au long cours, dans un large quart nord-est de l’Hexagone. Six commandes émanant directement du MRU l’occupent, notamment à Lille, Metz-Saint-Avold, Cambrai, ou Montereau. Certaines esquisses peuvent se concrétiser partiellement (Commercy), ou donner lieu à la reconstruction d’îlots (Saint-Lô).

6 À partir de mars 1952, la Résidence du Parc à Croix commandée par le Comité interprofessionnel du logement (CIL) de Roubaix-Tourcoing, prend le pas sur le SHAPE. Jusqu’en 1954, sept architectes suivent l’opération : Michel Jausserand, Reymond Luthi, André Kelderman, Claude Viseux, Michel Baubault, Schilling, Garet. Entre-temps, de nouvelles études consolident l’activité de l’agence. L’étude de Cambrai passe dans les mains de dix collaborateurs et mobilise quasiment toute l’année Olivier Vaudou, un brillant architecte d’origine helvétique qui intègre l’agence dès 1951. Fort de sa culture constructive, ce jeune professionnel prend part activement aux projets de cette période, dont quatre projets disséminés sur le territoire, restés embryonnaires (Arnouville, Cannes, Le Vésinet, Orléans, 1953).

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7 Au milieu des années 1950, alors que la Reconstruction n’est pas achevée et que l’agence assure toujours le suivi de ses premières commandes, de nouveaux projets résultants de la politique de construction de logements à grande échelle démarrent à Commercy et à Roubaix, notamment. Le projet pour la Société centrale immobilière de la Caisse des dépôts (SCIC) à Pierrefitte-Stains et celui, avorté, d’Épinay (Reymond Luthi, Jean Daire et André Kelderman) constituent d’importants marchés. Durant l’année 1954, l’opération de Pierrefitte-Stains accapare le plus grand nombre de collaborateurs : treize personnes travaillent de concert au démarrage du projet. Parmi les études en gestation en 1954, l’emblématique Musée national des arts et traditions populaires (MNATP) apparaît sur les tables à dessin, vraisemblablement après l’été 1954, lorsqu’Olivier Vaudou s’y penche. Pour autant, ce n’est qu’en février 1957 que l’équipe paraît plus clairement mobilisée sur ce projet. L’année 1956 voit en revanche la fin des projets commandés par le MRU, avec l’achèvement de Saint-Lô. Jean-Louis Moutard s’y rend en février, pour terminer les aménagements de l’hôtel, nécessitant « une petite charrette en conséquence10 ».

8 Les relevés d’heures témoignent de l’intensité de l’activité de l’agence ; dès juillet 1951, certains architectes salariés reçoivent une « prime de nègres11 » pour l’étude du SHAPE. Dès 1952, une dizaine de collaborateurs sont rémunérés par l’agence pour des interventions ponctuelles. Certains travaillent de manière discontinue, pendant trois mois, comme Giselher Wirth12 ; d’autres font de brefs passages, comme René Pages, engagé pendant deux trimestres entre 1956 et 1957, ou encore Étienne Kormendy, employé en qualité d’architecte de mars à mai 195413.

9 Les fiches de paye témoignent de la pratique courante de la « charrette ». Les collaborateurs de l’agence élèvent certains mois leur salaire à 600 francs et parfois même 800 au lieu de 500 francs14. Les salaires débutent à 60 000 francs pour les architectes ; la secrétaire n’est payée que 12 000 francs et voit sa paie complétée par des étrennes. Les salaires avoisinent – somme importante pour l’époque – les 100 000 francs mensuels pour les collaborateurs réguliers (les frères Jausserand, Kelderman, Luthi, Vaudou). Durant le mois de décembre 1956, Vaudou, Luthi et des frères Jausserand en charge du projet de Saint-Cyr-Coëtquidan touchent exceptionnellement 150 000 francs. Dubuisson s’assure ainsi de la présence régulière et constante de collaborateurs de confiance talentueux.

10 En décembre 1956, sur les Hauts-Champs de Roubaix, Vaudou travaille 55 heures durant la première semaine (jusqu’à 14 heures par jour), puis 68 heures la semaine suivante, sur le concours de l’École Saint-Cyr à Coëtquidan. Cette année-là, Vaudou y sacrifie les dimanches, la journée de Noël, puis la Saint-Sylvestre. Jean-Louis Moutard ne s’économise pas davantage : il travaille 12 à 15 heures par jour pour achever le concours de l’École militaire et, à la suite de cette période intense, passe 5 à 6 heures au bureau. À un tel rythme, un collaborateur comme Michel Jausserand – entré en 1951 – peut, dix ans plus tard, se prévaloir d’une solide expérience professionnelle. Son curriculum vitæ fait état de sa participation à la Résidence du Parc à Croix, au projet de Commercy, de Stains-Pierrefitte et au musée des ATP. Rompu à l’exercice du concours, il participe à cinq consultations durant ces dix années où il assure « la conception des projets d’architecture confiés à M. Jean Dubuisson15 ».

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Diversifier les missions d’architecture

11 Jean Dubuisson est accaparé par de nombreux déplacements relatifs aux missions confiées par l’administration centrale. Depuis le début des années 1950, il est architecte des Bâtiments civils et Palais nationaux (BCPN). Nommé auditeur au Conseil général des Bâtiments de France pour les années 1950 et 195116, il exerce parallèlement comme architecte ordinaire du palais du Louvre et des Tuileries jusqu’en 1952 et devient, l’année suivante, architecte en chef BCPN. Enfin, il est membre du Conseil général des Bâtiments de France en 1957 et 1958. Cumulées, ces différentes fonctions lui assurent des revenus complémentaires et renforcent son audience institutionnelle. C’est par exemple le cas dans ses missions d’architecte conseil départemental, un corps d’État instauré par le ministre Eugène Claudius-Petit qui s’appuie notamment sur de jeunes prix de Rome, tels Guillaume Gillet, Bernard Zehrfuss ou Jean de Mailly. Dans son agenda, les déplacements liés à son activité d’architecte conseil de la Loire et de la Haute-Loire se mêlent avec divers autres rendez-vous en province. En juin 1958, Dubuisson informe son confrère et ami italien Vincenzo Monaco qu’il s’apprête à effectuer un périple qui le tient éloigné de Paris. Son tour de France des rendez-vous débute à Moulins en passant par Bordeaux, Lacq, Marseille et de nouveau Saint- Étienne17. Aucune de ces villes ne voit cependant s’élever de réalisations de Dubuisson à cette période : les réunions d’information et les rencontres avec des confrères ou des maîtres d’ouvrage – formelles et informelles – le conduisent à sillonner constamment le réseau routier.

12 La préparation des concours comme l’École militaire de Saint-Cyr à Coëtquidan ou les bureaux pour la Compagnie Électromécanique (1956-1957) favorise l’émulation au sein de l’agence. Pour ce centre des congrès à La Défense, Dubuisson s’adjoint les prestigieuses collaborations de l’architecte Pierre Pinsard et de l’ingénieur René Sarger18. D’autres collaborateurs extérieurs sont encore appelés à cette occasion, dont Bernard Michel Martin et Nicolas Hadjimichalis. Payés à l’heure, ces collaborateurs effectuent des journées comptant souvent une dizaine d’heures. Ces courtes embauches sont des plus intenses : Bernard Desroches travaille 73 heures en une semaine19, épaulé par des piliers comme Vaudou et Luthi. S’ajoutent des praticiens spécialisés comme Guy Chaboseau, un maquettiste diplômé de l’École Boulle, pour une maquette en mars 195720. La facture luxueuse donnée aux dessins et aux maquettes produits dans le cadre de concours représente un investissement important pour un résultat incertain. Dans les divers concours auxquels il prend part, Dubuisson brille par la qualité de ses rendus. C’est le cas lors du concours de Strasbourg (1950-1951) et par la suite, lors de la consultation pour l’École interarmées de Saint-Cyr-Coëtquidan ou des 2 500 logements de la SCIC (Gonesse, vers 1957-1958)21.

Le temps des collégialités

L’économie de la création

13 Les diverses réalisations et études, engagées en différents points du territoire, mettent à l’épreuve la résistance économique de l’agence. Pour la lente reconstruction de Dunkerque, Dubuisson reçoit les « honoraires de l’îlot 53 » en pas moins de huit fois, entre décembre 1950 et mai 195522. Les versements trop espacés suscitent de multiples

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lettres de relance : le cabinet saisit l’office départemental HLM de Lille, faisant valoir « une situation financière difficile due au fait que depuis plus d’un an et demi [l’agence] travaille sur cette question sans avoir reçu d’acompte23 ». D’autres opérations de reconstruction donnent lieu à des rémunérations multiples, réparties entre divers collaborateurs. Le cas de Cambrai illustre un montage particulier, associant architectes locaux et architectes de l’agence. Nommé fin 1950, Dubuisson est rétribué comme chef de groupe en 1952 et perçoit sa rémunération avec son confrère lillois André Ghesquières, ce qui les conduit à ouvrir à cette occasion un compte commun au Crédit du Nord de Lille24 ; Vaudou est encore mentionné dans la presse comme « collaborateur25 », même si l’opération mobilise le Cambraisien Jules Chiossone, qui endosse le rôle d’architecte d’opération. Pour Cambrai, sur 2 500 000 francs perçus par l’agence entre 1950 et 1954, 1 700 000 francs viennent en déduction de cette somme : ils correspondent aux nombreux moyens d’études déployés par l’agence – tirages, maquettes, voyages.

14 Les missions pour la reconstruction de Saint-Lô apportent des honoraires plus réguliers. À partir du premier versement perçu en septembre 1953 jusqu’au solde de tout compte en 1956, l’opération rapporte près de 4 millions de francs. De grandes réalisations, comme les logements dits canadiens, en Moselle, assurent une viabilité à l’agence. Un commanditaire comme le CIL, dont Dubuisson gagne la confiance, constitue un soutien majeur. Ainsi, l’étude et le chantier de Croix apportent des paiements successifs d’octobre 1950 jusqu’en 1957. Ces rémunérations contribuent à maintenir à flot une agence qui, même bien rémunérée, doit surmonter d’importants écarts de trésorerie. En 1962, à l’occasion de la publication d’un extrait de l’ouvrage de l’avocat Jacques Guettard intitulé Les honoraires d’architectes, le rédacteur du journal La Construction moderne se demandait si ces derniers étaient « excessifs ou insuffisants ? ». Les barèmes de l’ordre des architectes ou les taux d’honoraires de l’administration ne furent pas du goût de tous. L’auteur déplorait une colonne de frais généraux en augmentation depuis l’après-guerre : « À l’indispensable secrétaire sténodactylo, s’ajoutent, même dans les cabinets “moyens”, le ou les “commis” auxiliaires de l’architecte, le ou les dessinateurs, généralement salariés26 ». À en croire l’article, l’agence d’architecture est une entreprise à part entière qui nécessite « l’usage constant d’une ou plusieurs automobiles : visites nombreuses de chantiers, de clients, et les innombrables démarches auprès des administrations ». Aux frais de tirages, reproductions de plans et « frais de documentation », il faut encore additionner mobilier et équipement qui sont « de plus en plus modernes et coûteux27 ».

15 Rue Schœlcher, les colonnes de dépenses deviennent multiples. Les frais annexes, comme les « repas charrette à devoir », sont consignés aux côtés des taxis de Jean- Pierre Jausserand, des étrennes pour la secrétaire Mathilde Beaumont, ou celles du concierge. Les lignes de comptabilité font apparaître une quantité volumineuse de plumes graphos, papier machine, et calques. L’agence s’acquitte aussi des adhésions à la SADG ou encore au Cercle d’études architecturales, avant que Jean Dubuisson n’en prenne la présidence en 1961. Plusieurs figures de la rue Schœlcher – dont Georges Johannet et Michel Jausserand –, y sont particulièrement actives. Figurent encore des cotisations à des revues telles L’Architecture d’aujourd’hui. En retour, les architectes de l’agence répondent régulièrement aux sollicitations des revues professionnelles qui souhaitent publier les projets de Dubuisson, largement représentés au cours de la décennie.

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La polyvalence des collaborateurs

16 Des collaborateurs entrés lors de la création de l’agence pour des missions ponctuelles voient leurs embauches pérennisées. C’est le cas des trois architectes Sacquin, Partouche et Jean Lamic qui, après la livraison du SHAPE village, sont les chevilles ouvrières des grands projets de Dubuisson jusqu’au milieu des années 1950. Entrés lors de la création de l’agence, Michel et Jean-Pierre Jausserand deviennent bientôt ses bras droits. De même, au rythme de l’accroissement de l’agence, Georges Johannet, ou encore Olivier Vaudou et Reymond Luthi, définissent et adaptent la recherche d’une esthétique nouvelle au gré des différents chantiers. De jeunes architectes commencent leur carrière au sein de l’agence et y évoluent ensuite : Jean Daire, actif aux côtés de Dubuisson dès septembre 1951, est encore présent en 1979 pour assurer la livraison de la Résidence des Terrasses de Rocquencourt.

17 Dans la seconde moitié des années 1950, une équipe de fidèles exerce à l’agence. Au moins six collaborateurs y restent de longues années : outre les frères Jausserand, Johannet et Vaudou, Jean Daire et André Kelderman en sont des figures fortes. Mathilde Beaumont, Marie-José Saddy ou encore Éliane Souster forment l’équipe de secrétaires indispensables à la vie de l’agence, passant inlassablement du téléphone à la machine à écrire. Un couple de jeunes mariés s’y côtoie : la dactylo Marie-José épouse l’architecte Pierre Saddy, actif dans l’agence au moins jusqu’en 1964. D’autres femmes sont mentionnées comme praticiennes : Isoline Vitard et Catherine Rosenheck évoluent ainsi au sein d’une agence et d’une profession alors majoritairement masculine28.

18 Les relevés d’heures attestent des études attribuées aux uns et aux autres. Les études entamées avant la commande du SHAPE de Saint-Germain-en-Laye passent alternativement entre les mains des frères Jausserand et celles de Marcel Partouche. À la suite du SHAPE, de nouvelles recrues chaperonnées par les plus anciens, comme Jean-Pierre Delbarre, viennent grossir les rangs de l’agence et reprennent les projets en souffrance. D’octobre 1951 à janvier 1952, Johannet étudie alternativement la reconstruction du sud de Lille, le Crédit du Nord et la mairie de Bures-sur-Yvette. Il a également l’œil sur un projet majeur, à Croix, où il prend le relais d’Olivier Vaudou qui l’étudiait épisodiquement depuis février 1951. Michel Jausserand est de ceux dont le nom ressort toutefois avec le plus de constance sur ce projet. Plutôt que d’être confiées à un seul chef de projet, les études sont ainsi menées à tour de rôle : cette méthode de travail explique le report de dispositions d’un projet à l’autre et la grande parenté formelle des réalisations au début des années 1950.

19 La même organisation prévaut tout au long des années 1950. Au cours de l’année 1957, Kelderman et Jean Daire s’attellent à la fois à un projet de logements comme celui de Pierrefitte-Stains et au musée des ATP tout en intervenant aussi ponctuellement sur d’autres dossiers. Philippe Manieux, qui travaille cette année-là sur les deux opérations de la SCIC, à Pierrefitte et à Faches-Thumesnil, se penche aussi sur d’autres opérations, comme le secteur de l’hôtel de ville de Lille et l’école Saint-Cyr de Coëtquidan. Cette année-là, un architecte comme Reymond Luthi assure six études. Sur son bureau, outre le musée des ATP, se trouve le projet de Pierrefitte-Stains qui l’occupe durant de longs mois, mais de façon sporadique. Il s’affaire encore au concours de l’École militaire, aux logements de Faches-Thumesnil et de Roubaix, ainsi qu’à un aménagement intérieur, rue Thureau-Dangin.

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20 En 1954, la reconstruction de Saint-Lô nécessite le travail de pas moins de 17 collaborateurs, encadrés par Vaudou, puis Johannet. De nouvelles recrues, Manieux, Viseux et Moutard, sont tout particulièrement mobilisées sur l’affaire, avec l’aide de trois autres architectes (Geneviève Polin, Alexandre Kujawski et Jean-Pierre Cotier), auxquels il faut ajouter les piliers de l’équipe, comme les frères Jausserand et Olivier Vaudou, prêtant ponctuellement main-forte, de façon plus ou moins intermittente29. Un nouveau venu, l’architecte Pierre Parat, est mentionné sur ce projet à partir de janvier 1954. Promis à une carrière exceptionnelle, l’auteur du futur Palais des Sports de Bercy fait ses premières armes chez Dubuisson, alors qu’il achève ses études. Il y collabore notamment avec Jean-Pierre Jausserand au secteur industrialisé de Roubaix et se voit confier l’étude embryonnaire de Verdun.

21 Globalement, il ressort des relevés d’heures que l’aptitude à la polyvalence et à l’entraide entre collègues sont de mise. L’agence peut ainsi continuer à fonctionner, même durant une longue absence de Dubuisson comme au printemps 1953, où ce dernier est hospitalisé à la suite d’un grave accident de voiture. Cette organisation permet aux collaborateurs de suivre différentes étapes de la chaîne constructive ; ils peuvent s’exercer « à tous les détails, de l’ossature aux revêtements puis du mobilier aux équipements30 ». On y apprend un certain « catéchisme31 » : il porte sur les détails constructifs des fenêtres et la précision du dessin des marches d’escaliers. Cette méthode de travail explique en partie la grande cohérence de l’œuvre pourtant prolifique de l’architecte.

Une équipe pluridisciplinaire et cosmopolite

La culture d’atelier

22 Les moments d’intense activité exigent une organisation particulière de la vie collective rue Schœlcher. Les locaux (où évolue un petit chat, une mascotte que l’on salue volontiers dans les correspondances) prennent parfois des apparences domestiques32. Le quotidien de l’agence s’organise grâce à la secrétaire Mathilde Beaumont qui assure les achats nécessaires pour surmonter les nuits blanches : « torchons, savon, rasoirs, Mir, thé et sucre ». Les vacances se prennent en août et les estivants tâchent de soutenir ceux restés à Paris pour avancer les projets. Si, aux yeux des clients, le cabinet Dubuisson donne l’impression d’être « pratiquement fermé pendant le mois d’août33 », le local n’est jamais désert. Parfois, comme à l’été 1957, presque tout le personnel, sauf Jean-Pierre Jausserand et Pages, y est présent. En août 1951, au moment où le SHAPE est en gestation, Michel Jausserand, depuis sa villa de Trégastel, s’adresse à Dubuisson comme à un camarade d’atelier : J’espère que la charrette est en bonne voie et que tes bons nègres [sic.] se délassent quelque part… Il ne m’est pas difficile d’imaginer que ta fièvre créatrice est à son point culminant et je souhaite que les constructeurs et entrepreneurs se sentent de même ! Donc tu peux compter sur moi dans les premiers jours de septembre et, pour le moment, foin d’architecture […]. Salut aux pauvres petits copains34 !

23 Lorsque les architectes poussent la porte de la rue Schœlcher, beaucoup d’entre eux sortent des écoles des Beaux-arts, ou préparent leur diplôme tout en « faisant la place35 ». Jean-Pierre Jausserand ou Olivier Vaudou intègrent ainsi l’agence avant d’avoir obtenu leur diplôme et le passent tandis qu’ils sont salariés. Pierre Parat, actif dans l’atelier de Jean Dubuisson en janvier 1954, est diplômé cette année-là de l’atelier

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Pontremoli-Leconte, d’où est également sorti Jean Dubuisson. Avant d’arriver rue Schœlcher, Michel Jausserand passe par cet atelier, puis par l’atelier Beaudouin et l’agence d’André Leconte dans laquelle il travaille parallèlement. L’école des Beaux- arts, et plus particulièrement l’atelier Pontremoli-Leconte, constitue un vivier de collaborateurs.

24 Ce canal de recrutement permet de garantir un « lien intime entre profession et enseignement au cœur du “système des Beaux-Arts”36 ». Mais il est aussi lourd de conséquences : le passage chez Dubuisson mobilise parfois longuement les élèves et retarde l’obtention de leur diplôme. Ainsi, invité à rejoindre l’équipe en place pour le concours de Strasbourg, Michel Jausserand n’obtient son diplôme qu’après de longues années passées rue Schœlcher. Ce n’est qu’en 1964 qu’il s’inscrit à l’ordre des architectes, même s’il développe entre-temps des talents multiples : proche de la sphère artistique, il nourrit, de façon assidue, une activité de peintre, tout en étant salarié de l’agence. Il s’installe ensuite à son compte, tout en poursuivant une activité théorique37.

25 Pour intégrer l’agence Dubuisson, un passage par la rue Bonaparte ou une expérience dans une grande agence parisienne est apprécié. Mais des compétences acquises à l’étranger renforcent les chances du candidat. Dès le SHAPE en juillet 1951, affluent des architectes de diverses nationalités. Les adresses transmises par les salariés laissent supposer des arrivées récentes sur le sol parisien. Erwin Fritz, recruté en juillet 1952, loge au Grand Hôtel de France, rue de Vaugirard. D’autres sont domiciliés à la cité universitaire, comme Anastasie Zakou, mentionnée en novembre 1956. À plusieurs reprises, Dubuisson doit « certifier […] vouloir employer38 » des collaborateurs à la carte de séjour provisoire, comme l’architecte américain Emmett Coleman – embauché pour travailler sur le SHAPE Village. Giovanni Marco Ritter est employé en qualité de dessinateur projeteur au sein de l’agence (1er octobre 1954-15 février 1955). C’est encore le cas de Giselher Wirth, arrivé de Zurich employé comme dessinateur en avril 1954, pour s’investir principalement dans l’étude de Pierrefitte-Stains39.

26 Dubuisson n’a d’ailleurs jamais caché sa considération pour l’enseignement dispensé à l’étranger. Devenu lui-même enseignant à l’école Saint-Luc de Tournai, il défend un enseignement dont la rigueur n’occulte pas la culture académique40. Au sein de son agence, le Grand Prix de Rome privilégie les candidats issus des meilleures écoles nationales et internationales. C’est le cas de Pierre Parat, également diplômé de l’École polytechnique de Paris après deux années passées à celle de Lima. Dubuisson se fie d’ailleurs tout particulièrement aux praticiens issus des Écoles polytechniques helvétiques41. Olivier Vaudou est formé à Lausanne, avant de décrocher un diplôme dans l’atelier La Mache-Zavaroni en 195542. La culture constructive suisse a toute sa place rue Schœlcher : l’architecte hélvétique Reymond Luthi s’installe à Paris en 1952, « sitôt inscrit au registre suisse des architectes ingénieurs43 ». De Lausanne, il passe chez le très perretien Denis Honegger durant deux ans, avant de faire ses gammes chez Dubuisson. Vaudou et Luthi sont bientôt les figures de proue de l’agence : la recherche qu’ils mènent sur la déclinaison d’éléments métalliques vient y nourrir un renouvellement constructif et formel, à la fin des années 1950.

27 Dubuisson est également sensible aux recommandations, comme celles de Le Corbusier ou de ses bras droits. Plusieurs collaborateurs passent ainsi directement de la rue de Sèvres à la rue Schœlcher. C’est le cas de Rogelio Salmona qui s’est illustré par sa

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collaboration aux maisons Jaoul à Neuilly-sur-Seine aux côtés de Wogenscky44. Ce dernier sollicite à ce propos Dubuisson en 1954 : J’ai recommandé à Salmona d’aller te voir et je te le recommande très vivement. Cette fois-ci, il ne s’agit pas de certains garçons que je t’envoie quelquefois sans les connaître. Salmona a travaillé plusieurs années dans notre atelier, il est pénétré des idées de Le Corbusier et peut rendre de grands services à un architecte ou à un urbaniste45.

28 En retour, le caractère cosmopolite de l’agence et son audience dans la presse internationale attirent des candidatures spontanées, venues de l’Europe entière46.

Soutenir la quête d’indépendance

29 Ces jeunes collaborateurs brillants nourrissent légitimement d’ambitieux projets personnels. Jean-Louis Moutard sollicite en 1954 un prêt d’honneur auprès d’un organisme destiné à appuyer un premier projet professionnel judicieusement dénommé « Pied à l’étrier ». Dubuisson n’hésite pas à recommander Moutard qui « fait partie de [s] es collaborateurs depuis deux ans et a toute [s] on estime » et à transmettre « les meilleurs renseignements […] tant au point de vue honorabilité que capacités [sic.]47 ». En 1956, Dubuisson réitère son soutien à ce collaborateur dont il ne peut que « louer48 » la compétence. Ces certificats de capacités sont un viatique dans la poursuite d’un parcours professionnel. Mais ceux qui sautent le pas pour fonder leur agence connaissent des trajectoires très diverses. Jean Lamic solde ses honoraires en 1953 et, après s’être installé à son compte, souffre de « gratter comme un âne sans grand résultat49 ». D’autres s’en tirent à meilleur compte. Au sortir de la rue Schœlcher, la trajectoire de Pierre Parat est des plus éclatantes. Présent dans l’agence dès l’année de son diplôme chez Pontremoli-Leconte, il se distingue rapidement par la basilique de Syracuse étudiée avec Michel Andrault. Dans cette agence formée de personnalités bien trempées, ce n’est pas toujours « le temps des copains50 » et des relations peuvent devenir houleuses. Cette expérience laisse parfois le souvenir d’un patron exigeant et sévère.

30 Jean Dubuisson peut aussi conserver des liens beaucoup plus amicaux et durables avec certains collaborateurs pionniers. Après avoir fondé son agence à la fin des années 1950, Georges Johannet s’engage aux côtés de Dubuisson dans diverses activités, dont le Cercle d’études architecturales. Johannet livre aussi en son nom des réalisations d’envergure, qui s’apparentent à celle de la rue Schœlcher51. Il engage également une carrière d’enseignant et devient en outre assistant de Guillaume Gillet lorsque celui-ci commence à enseigner dans un atelier intérieur de l’école des Beaux-arts en 1963.

31 Le parcours de Claude Viseux illustre tout particulièrement le climat de création qui règne dans l’agence. Ce diplômé de la section d’architecture de l’école des Beaux-arts est mentionné dès 1954 sur les projets des Hauts Champs de Croix, comme de Saint-Lô. Il embrasse ensuite une importante activité de sculpteur. Ses œuvres aux formes bombées en acier poli engagent un dialogue avec d’importantes réalisations architecturales, comme avec Jean Prouvé et Claude Prouvé pour le Centre des congrès Alpexpo à Grenoble (1967). Viseux restera très lié aux architectes Vaudou et Luthi, rencontrés dans l’agence, et avec lesquels il collaborera par des sculptures en vraie grandeur (Solaize, 1967-1976).

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32 Le numéro spécial de L’Architecture d’aujourd’hui intitulé « Jeunes architectes dans le monde », paru en 1957, met en lumière plusieurs jeunes professionnels ayant fait leurs premières armes chez Dubuisson. La revue évoque une « architecture d’un style honnête et franc d’un niveau moyen élevé, caractérisée par des qualités de finition comparable, dans son esprit, à l’architecture scandinave ou suisse52 ». On y trouve le duo Pierre Parat et Michel Andrault. Pour évoquer une « influence très nette de Mies Van der Rohe », le dossier s’ouvre également sur une réalisation d’Olivier Vaudou et de Jean-Pierre Jausserand.

33 Avant de fonder leurs agences respectives, c’est depuis la rue Schœlcher que les architectes Olivier Vaudou et Jean-Pierre Jausserand se font la main sur le chantier. Ils expriment l’ampleur de leurs compétences dans le cadre d’un bâtiment administratif pour la société Jacques Marchand à Ivry-sur-Seine. Le contrat mentionne Dubuisson, Vaudou et Jean-Pierre Jausserand, sans distinction hiérarchique entre ces trois praticiens, bien que ces deux derniers ne soient pas encore diplômés au moment de l’établissement du contrat53. En fin de cursus, on peut ainsi s’exercer à la conception architecturale54. Pour ces jeunes praticiens, le projet d’Ivry est un tremplin précieux pour s’exercer aux différentes étapes de l’acte de bâtir. Réciproquement, pour l’agence, c’est l’opportunité de voir ses partis esthétiques diffusés par ses meilleurs émules. Après une expérience décisive longue d’une dizaine années chez Dubuisson, Vaudou se lance à son compte sur la scène parisienne, aux côtés de son collègue Reymond Luthi55. L’installation est progressive : « c’est Vaudou qui se consacre aux études préliminaires pendant quatre ans, Luthi continuant de travailler chez Dubuisson56 ».

Conclusion

34 Au terme de la décennie 1950, l’agence de Dubuisson apparaît comme un creuset où se croisent de nombreux praticiens talentueux. Le travail collectif contribue à favoriser l’identité de l’agence et assurer la parenté formelle d’une opération à l’autre. Au cours des années 1960, les départs successifs de Georges Johannet, Michel Jausserand, Olivier Vaudou et Reymond Luthi, laisseront un vide important. La période de la rue Schoelcher s’achève avec l’acquisition de plus vastes bureaux, à proximité de l’Esplanade de La Défense, dans un immeuble conçu par Dubuisson où il installe également son appartement personnel. Cette implantation à Courbevoie, au milieu des années 1960, marque un tournant à différents niveaux. Sur le plan de l’organisation, l’agence emménage aux côtés d’un partenaire devenu incontournable, le bureau d’études SETEC (Société d’études techniques et économiques). Ce partenariat permet d’assumer un volume de commandes toujours croissant, comme d’entreprendre bientôt des chantiers aux quatre coins du globe – en particulier au Moyen-Orient – où Dubuisson et la SETEC misent sur l’exportation de leur savoir-faire.

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NOTES

1. Sauf mention contraire, les données relatives au fonctionnement de l’agence sont extraites du fonds Jean Dubuisson, Cité de l’architecture et du patrimoine, Centre d’archives d’architecture du XXe siècle, 224 ifa 544 et 545/1, comprenant, sur la période des années 1950, un cahier de comptabilité de l’agence, un « Récapitulatif des salaires », des feuilles de comptabilité de l’agence, des relevés d’heures mensuels des différents collaborateurs (1950-1958). 2. Alice Thomine, Émile Vaudremer (1829-1914). La rigueur de l’architecture publique, Paris, Picard, 2004, p. 67. 3. Tel Jean Ginsberg, voir à ce sujet Philippe Dehan, Jean Ginsberg : 1905-1983. Une modernité naturelle, Paris, Connivences, 1987, p. 19 sqq. 4. Entretien avec J. Dubuisson, Nîmes, 13 novembre 2007. 5. Propos de J. Dubuisson recueillis par Armelle Lavalou, Jean Dubuisson par lui-même, Paris, Le Linteau, 2008, p. 59. 6. Cet immeuble de 48 ateliers d’artistes édifié en béton armé, doté de fins meneaux métalliques et aux larges surfaces vitrées offre « la vie d’artiste, mais avec l’hygiène, le chauffage central et la porte de service ». Voir Paul Chemetov, Marie-Jeanne Dumont, Bernard Marrey, Paris-Banlieue, 1919-1939, Paris, Dunod, 1989, pp. 81-82. 7. Voir Michel Ragon, Les Ateliers de Soulages, Paris, Albin Michel, 1990, pp. 37 sqq. 8. Note des Renseignements généraux sur demande du MRU, 2 août 1952, Archives nationales [AN], 19771065/87. 9. Demande d’agrément d’architecte reconstructeur auprès du CRI [délivré le 16 mars 1942], et « Liste des architectes affectés au département du Nord », mars 1951, Affectation territoriale des Architectes de la Reconstruction, AN, 19771062/5. 10. Jean-Louis Moutard à l’agence, 1956, fonds J. Dubuisson, Cité de l’architecture et du patrimoine, Centre d’archives d’architecture du XXe siècle, 545/1 [dorénavant Fonds JD suivi de la référence]. 11. Le terme apparaît régulièrement dans les relevés d’heures, au début des années 1950. À l’école des Beaux-arts, il existe un « “Office du nègre” [qui est] en quelque sorte un bureau de placement ». Voir Jean-Louis Violeau, Les architectes et Mai 68, Paris, Éd. Recherches, 2005, p. 24. 12. Certificat de travail établi par J. Dubuisson pour Giselher Wirth, 15 avril 1954, fonds JD 544. 13. Jean Lamic à J. Dubuisson, 6 avril 1954, fonds JD 544. 14. L’architecte Bernard Desroches, qui ne « veu [t] pas faire autrement que [s] es camarades », le revendique « avec quelques bougres de l’agence. Bernard Desroches à J. Dubuisson, 4 mai 1956, fonds JD 545/1. 15. Curriculum vitæ de Michel Jausserand, vers 1978, fonds Michel Jausserand, 389 ifa 3. 16. Dossier de carrière de J. Dubuisson, AN, 19950176/4. 17. J. Dubuisson à Vincenzo Monaco, 3 juin 1958, fonds JD 59/2. 18. Pierre Pinsard à J. Dubuisson, 2 avril 1957, fonds JD 545/1. 19. Lettre de Bernard Desroches à J. Dubuisson, 4 mai 1956, fonds JD 545/1. 20. Guy Chaboseau à J. Dubuisson, 6 juin 1956, fonds JD 545/1. 21. Diverses déceptions caractériseront plus tard sa participation aux grands concours nationaux d’équipements, notamment pour le Centre spatial guyanais à Kourou (1965), le pavillon de la France à Osaka (1968) ou le concours d’innovation « Jeu de construction » (1973). Voir « Concours de la Caisse des Dépôts et Consignations pour 2 500 logements à Gonesse, France », L’Architecture d’aujourd’hui, n°80, oct.-nov. 1958, pl. XXI-XXIII et « SCIC. Concours pour la Construction de 2 500 logements à Gonesse », Notice descriptive, n. d., Cité de l’architecture et du patrimoine, Archives d’architecture du XXe siècle, fonds Michel Jausserand, 389 ifa 02.

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22. Cahier de comptabilité, op. cit. 23. J.-P. Jausserand au Président de l’OPDHLM de Lille, vers 1955, fonds JD 480. 24. J. Dubuisson au directeur général du Crédit du Nord, 26 mars 1952, fonds JD 501. 25. « Cambrai, reconstruction de l’îlot 1 », Techniques et Architecture, n 11-12, série 12, 1953, p. 71. 26. Jacques Guettard, « Les honoraires d’architectes en France sont-ils excessifs ou insuffisants ? », La Construction moderne, n°1, 1962, pp. 62-63. Voir aussi Bernard Haumont (dir.), « Figures salariales et socialisation de l’architecture. Étude sur le développement du salariat dans et de la profession d’architecte », In Extenso, École d’architecture Paris-Villemin, n°8, déc. 1985. 27. J. Guettard, ibid. 28. Voir les travaux du séminaire HEnsA20 « Socio-histoire de l’enseignement de l’architecture : élèves, étudiants et étudiantes, patrons, enseignants et enseignantes », Rouen, 23 au 24 mai 2019. 29. Roger de Guehegny au service de l’Architecture du MRU, vers octobre 1952, fonds JD 511. 30. Didier Mignery, « Institut scientifique et technique des pêches maritimes. Nantes, 1964-1968 », AMC, sept. 2002, pp. 88-93. 31. D’après le terme employé par Benoît Carrié, en stage chez Dubuisson au début des années 1970, lors d’une conversation à Paris, le 27 sept. 2012. 32. J. Lamic à J. Dubuisson, 6 avril 1954, fonds JD 544. 33. Compagnie financière de l’Union européenne à J.-P. Jausserand, 4 sept. 1969, fonds JD 176. 34. M. Jausserand à J. Dubuisson, 17 août 1951, Fonds JD 544. 35. L’expression désigne le fait d’occuper une place dans une agence tout en y apprenant le métier. 36. J.-L. Violeau, op. cit., p. 24. 37. Voir Michel Jausserand, « Conception architecturale d’un centre de dramaturgie expérimentale », dans André Veinstein et al., Le Théâtre expérimental, Paris, La Renaissance du livre, 1968, pp. 97-112. 38. Demande de carte de travail pour Emmett Coleman, 4 juil. 1951, fonds JD 544. 39. Certificat de travail établi par J. Dubuisson pour Giovanni Marco Ritter, 19 fév. 1955, fonds JD 544. 40. Voir E. Guillerm, « L’expérience pédagogique de l’École Saint-Luc de Tournai : un carrefour moderne franco-belge », dans Caroline Maniaque (dir.), Les années 68 et la formation des architectes : pédagogies expérimentales et renouvellement des savoirs, Rouen, Éditions Point de vues, 2018, pp. 182-191. 41. Voir Maurice Cosandey (dir.), Histoire de l’École polytechnique Lausanne : 1953-1978, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 1999, pp. 31-181. 42. Certificat de travail établi par J. Dubuisson pour Olivier Vaudou, 2 mars 1955, fonds JD 544. 43. « Vaudou/Luthi architectes », Profil, n°17, nov.-déc. 1976, p. 18. 44. Gilles Ragot et Mathilde Dion, Le Corbusier en France, réalisations et projets, Paris, Le Moniteur (Architextes), 1997 (2e éd.), p. 339. 45. A. Wogenscky à J. Dubuisson, 1er sept. 1954, Fondation Le Corbusier, E-3-06-292. Voir aussi, id., 12 déc. 1952, S1-16-81. 46. C’est le cas d’Elisabeth Witte, architecte ingénieure à Hanovre qui écrit directement à Olivier Vaudou. Voir Correspondance entre Elisabeth Witte et Olivier Vaudou, nov.-déc. 1957, fonds JD 503. 47. J. Dubuisson au Pied à l’étrier, 3 mai 1954, Fonds JD 544. 48. Certificat de capacité établi par J. Dubuisson pour Jean-Louis Moutard, 1 er juin 1956, fonds JD 544. 49. Correspondance de Jean Lamic et J. Dubuisson, 15 septembre 1953 et 6 avril 1954, fonds JD 544.

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50. Jean-François Sirinelli, « Le temps des « copains » », dans Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), Histoire culturelle de la France. Le temps des masses : le vingtième siècle, Paris, Seuil, 2005, (2e éd.), pp. 310-133. 51. « Évry-Petit-Bourg. Un grand ensemble à usage d’habitation », La Construction moderne, n°4, 1961, pp. 28-39. 52. A. P., « Situation des jeunes architectes en France », L’Architecture d’aujourd’hui, n°73, sept. 1957, p. 6. 53. Contrat d’engagement avec la Société Jacques Marchand, 25 juillet 1955, fonds JD 503. 54. Le projet de diplôme de Michel Holley est en lien avec la Caisse centrale d’allocations familiales (1953-1959), qu’il fait sortir de terre. 55. Jean-François Cabestan, Élise Guillerm, « Vaudou-Luthi, la piscine de Château-Thierry (1971) », AMC, sept. 2019, pp. 63-71. 56. D. Mignery, op. cit.

RÉSUMÉS

Fondée au début des années 1950 à Montparnasse, l’agence de Jean Dubuisson connaît un succès rapide. Pour répondre à l’inflation de son carnet de commandes, l’architecte échafaude une organisation qui concilie émulation et efficience. Il puise dans un vivier cosmopolite et hautement qualifié et s’appuie sur des collaborateurs fidèles et des praticiens de haut niveau, tels Olivier Vaudou et Michel Jausserand. Ses employés, parfois occasionnels, adhèrent à des valeurs esthétiques communes et assument un rythme de production soutenu. Savamment orchestrées, leurs interventions favorisent une grande parenté formelle et stylistique entre les projets. À travers la trajectoire de cette agence, de profondes mutations organisationnelles et professionnelles se font jour : la maîtrise économique des projets, l’appréhension de la grande échelle, l’intégration d’une diversité de marchés associés aux arts de l’espace favorisent certains succès professionnels. L’étude s’appuie notamment sur des archives administratives de l’agence de Jean Dubuisson (feuilles de paie, contrats, certificats de capacité). Combinés aux sources relatives aux collaborateurs de l’agence, ces documents permettent d’esquisser un pan de vie professionnelle, qui relève du portrait collectif.

Founded in Montparnasse in the middle of the 20th century, the office of Jean Dubuisson will become during the decade one of the most dynamic agencies in Paris. To respond to the inflation of his order book, Jean Dubuisson is building a human and material organization, which reconciles the values of emulation and those of efficiency. It draws on a cosmopolitan, young and highly qualified pool: its success is based on the skills of loyal right-handers and high-level practitioners, from Olivier Vaudou to Michel Jausserand. Their interventions are orchestrated, in favor of a renewed creation, while promoting a formal and stylistic relationship between the projects. All of them share common aesthetic values, turned towards the avant-garde, which they confront with a sustained production rhythm. The study is based on administrative records from the office of Jean Dubuisson (pay sheets, contracts, certificates of competence) generally neglected by historiography. These documents are cross-checked with archives or printed sources relating to the agency's collaborators. These documents allow us to consider a more collective studio.

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INDEX

Mots-clés : Agence, Profession, Montparnasse, Dubuisson Keywords : Agency - Emulation - Profession – Montparnasse – studio

AUTEUR

ÉLISE GUILLERM Élise Guillerm est maître de conférences en histoire et culture architecturale à l’École nationale supérieure d’architecture (Ensa) de Marseille et membre de l’unité de recherche Inama. Elle est coresponsable scientifique du projet de recherche Équipements Culturel 1945-1985 du programme interministériel « Architecture du XXe siècle, matière à projet pour la ville durable du XXIe siècle ». Elle a publié notamment Jean Dubuisson : l’abstraction constructive, Paris, Éd. du Patrimoine/InFolio, 2011 et Jean Dubuisson, La main et l’esprit moderne, Genève, Métis Presses, mars 2021.

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Modèles et pratiques croisées

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The Office of William Tite (1798-1873): architecture at the start of the railway age L’Agence de William Tite (1798-1873) : l’architecture au commencement de l’âge des chemins de fer

Mike Chrimes

This article was written in the Spring of 2020; in that time of COVID-19, it would not have been possible without the active help of Peter Kay (editor London railway record), Philip Brown and John Minnis (Historic England), Jonathan Clarke (Cambridge University) and Dr R.C. McWilliam (ICE Panel for Historic Engineering Works, Scotland), and W. S. Grigg (Perth).

Introduction

1 Sir William Tite (1798-1873) (fig. 1) was one of the leading British architects of the second quarter of the nineteenth century, serving as President of the (Royal) Institute of British Architects1. Knighted in 1869, he served as a Member of Parliament (MP) for Bath from 1855 until his death, and was active on a range of public bodies, company boards, and learned societies. He established an office in the City of London around 1823, and his practice prospered with commercial clients into the 1830s, when he first became involved with railways. Railway work, not only involving the design of buildings but also the surveying and acquisition of land, involved commissions across the UK, and also in France, with associated subsidiary offices. Perhaps Tite’s can be described as the first international architectural practice. It was one which continued through his partner Edward Norton Clifton into the last quarter of the nineteenth century, while his influence on station design can be seen even longer. It was also a practice which brought Tite vast wealth, as he was the richest British architect practicing in the nineteenth century.

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Figure 1. Sir William Tite.

ICE archives, carte de-visite collection, Hennah & Kent, 1860s.

Background

2 Tite began his career when the boundaries between the architectural, civil engineering and surveying professions were in flux, with many practising across all three disciplines. Pupillage as a route into professions had only recently become established, and specialist tertiary education unknown2. There was considerable career flexibility with builders, masons, and carpenters carrying out architectural work, and also working as civil engineers and surveyors3. Early eighteenth century architects had assistants, or clerks, and there are few examples of fee-paying pupils before the mid- century4. The general office picture can be seen in the career of John Carr (1723-1807), who sometimes had pupils, but generally had a “clerk”, and employed assistants on particular jobs. These were sometimes former pupils, but also architects or surveyors with their own practice5. There was little continuity of practice, with small offices generally combined with the home6.

3 On a large scale, around 1800, was the practice of John Soane (1753-1837), who took on a pupil every two years, including George Bailey and David Mocatta, as well as employing draughtsmen like Joseph Michael Gandy and clerks like George Allen Underwood. His success enabled him to acquire adjacent properties in Lincoln’s Inn Fields, which provide extraordinary insight into an architectural practice when Tite began his career. Soane and his contemporaries made their income up of salaries, often for sinecures, supplemented by fees on 5 % of the value of works, prize money, as well as fees for property valuation and the like. Despite the efforts of the leaders of the

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profession, there was some variation in fees and it was common to charge a daily rate plus a flat fee for drawings, etc.

4 As the profession sought to make a distinction from the building trades, emphasis on pupillage grew, and it was reckoned by the second quarter of the nineteenth century that you needed an annual income of £ 200 to start out in the profession7. That, and other aspects of the London architectural profession in Tite’s time are ably caricatured in Dickens’ Martin Chuzzlewit. The small size of most home-based practices meant there was also a living to be made as a jobbing draughtsman, surveyor, or clerk of works.

5 Recent work for a history of consulting engineers gives some idea of the size of practices in the late eighteenth and early nineteenth century (Table 1)8. At the beginning of the nineteenth century, they were generally small and based in the homes of the head of the practice. Partnerships were family based and rare before 1850. His own career ran parallel to that of many leading engineers, moving to separate the business from the home as the business grew. There was also an aspiration to move family life to the more fashionable parts of the West End of London, if it could be afforded, or the better-to-do suburbs, and take up purpose-built commercial office space as it became increasingly available from the 1850s.

Table 1. Growth in size and number of consulting engineering practices 1760-18709.

Number of consultant Largest number of partners in a Number of engineers Year engineers’ practices consultant practice employed in the largest firm

1760 6 1 4

1770 8 1 6

1780 12 1 6

1790 15 1 8

1800 15 1 7

1810 20 1 8

1820 25 2 10

1830 50 2 10

1840 180 3 50

1850 180 3 50

1860 250 3 30

1870 400 3 70

6 Most practices remained small despite the impact of railways, which drove increasing specialisation among the civil engineering, architectural and surveying as well as the legal and accountancy professions10.

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How important an architect was Tite?

7 Tite was the only son of Arthur Tite, a London merchant. Tite’s sister, Ann, married his father’s business partner, William Green of Fenchurch Street, with whom Tite had warehouses and premises in that area of the City. These commercial links enabled Tite to make a successful start to his career as an architect. In due course, Green’s elder sons, Arthur John (1820-1856)11 and William (b. 1826), became Tite’s pupils. Tite was married in 1832 to a widow, Emily Hundleby, who was also from a prosperous family12. As Tite himself remarked: “I inherited a fortune, I married a fortune, and I have made a fortune13”. His family wealth provided Tite with ready access to commercial patronage. This was recognised by a contemporary architectural magazine at the time of his knighthood: East of Temple Bar, in the very stronghold of British commerce and industry, no name is more respected than that of William Tite not only in his professional capacity, but as the chief and ‘head centre’ of more than one financial enterprise14.

8 The result was that he was the most financially successful British architect of the nineteenth century (Table 2). It was a fortune on par with leading engineers of the railway age like Robert Stephenson (1803-1859, £ 400,000) and Joseph Locke (1805-1860, £ 350,000)15. This wealth makes his business practice worthy of further study.

Table 2. Relative wealth of leading architects at death16.

Name Date of death Estate £ sterling

Robert Taylor 1788 160000

John Carr 1807 35000 [or >150000]

Robert Mylne 1811 ?50000

John Soane 1833 ?100000

Thomas Telford 1834 34000

John Nash 1835 Debts of 15000

Charles Robert Cockerell 1863 35000

Robert Smirks 1867 90000

Philip Hardwick 1870 120000

James Pennethorne 1871 25000

William Tite 1873 400000

Sydney Smirke 1877 80000

George Gilbert Scott 1878 120000

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Alfred Waterhouse 1905 163000

Thomas Worthington 1909 14000

9 Details of his early buildings were published, and his railway stations were featured in both British and French engineering literature. Most recent studies have concentrated on his railway work, to the exclusion of his other achievements17. For example, his banking hall for the London and Westminster Bank (fig. 2) was the model for most banks of the nineteenth century18. His nephew and associate, Arthur Green, designed one of London’s first commercial office developments in Mincing Lane in the City19.

10 In the 1860s he was still designing large office and warehouse developments. At the heart of the architectural establishment for 40 years, he thought hard about architecture, along with its historic and contemporary development in the UK and internationally20. He favoured a Neo-classical or Italianate style, but used gothic where he felt it was appropriate. His concern was that it was being used unthinkingly and inappropriately.

Figure 2. Tite’s preliminary sketch of Interior London and Westminster Bank.

Cockerill collection, Royal Institute of British Architects.

11 His presence on public bodies like the Metropolitan Board of Works, as an MP, and on the City of London boards gave him influence denied to most other architects of the time21. His physical architectural oeuvre therefore shows only part of the man and the business of his office.

12 Tite set up in business around 182322, following a typical early career in terms of his training. After attending schools locally, and the Philippinum Gymnasium at Marburg23, he became a pupil of David Laing, and attended Soane’s lectures at the Royal

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Academy24. At that time he was living at his father’s home at 80 Fenchurch Street. In early 1817, Laing was given the commission for work at St Dunstan in the East and delegated the work to Tite. Soon after its successful completion in 1821, Tite went on a continental tour. His first office was at 56 Jewry Street, Aldgate, however his principal office remained on the east side of the City throughout his career, close to commercial clients. He probably took out the Jewry Street lease soon after the time of his majority. His father’s death in 1826 would have given him financial security.

Arrangement of the office and Office staff

13 Nothing is known about Tite’s premises at 56 and later 29 Jewry Street. One can imagine a reception room for clients on the ground floor, as well as a consulting room and a drawing office perhaps on the floor above. There was presumably living accommodation, and possibly a room for a servant. Alternatively, it is possible Tite continued to live at his parents’ home until his marriage. If he had pupils in the 1820s, they are unknown; and it is likely his clerk and draughtsman, if any, were day workers.

Figure 3. St Helen’s Place, London.

Unknown photographer, late nineteenth century.

14 When he moved to St Helen’s Place c. 1831 (fig. 3), possibly in anticipation of marriage, Tite was on firmer ground, as no. 17 provided sufficient accommodation for a thriving business for 30 years25. It was a street of Georgian houses similar to those occupied by consulting engineers in the Great George Street area. Upon his marriage in 1832, Tite had also taken a home in Upper Bedford Place, Bloomsbury, supplanted from c. 1850 by the even more fashionable address of 42 Lowndes Square, close to his business friends the civil engineers Joseph Locke and Thomas Brassey.

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15 As a comparator, the civil engineer Robert Stephenson occupied premises in Great George Street. Like Tite, he had a separate home for his domestic life. The distribution of rooms at 24 Great George Street is well known26. On the ground floor was the office of G. P. Bidder, his associate. On the first floor was Stephenson’s “private room”, his consulting room, and his secretary’s office. On the second floor were the accommodation for G. R. Stephenson and the drawing office, with two or three assistants. To them could be added somebody dealing with the engineering business of Robert Stephenson & Co., whose practice was the largest of the time, demonstrating that a major business could be organised with relatively few office staff.

16 St Helens Place would similarly have accommodated the staff required for Tite’s work, even if we do not know the precise layout. From directories, it is known that he shared his premises with the counting house of a city merchant, presumably occupying the ground floor. Above on the first, second, and third floors it would have been necessary to find himself space with a consulting room, a drawing office, place for his senior clerks/partners, as well as his pupils.

17 Given the extent of his wealth, Tite must have employed a business secretary, possibly as soon as his father’s death, as well as the services of an accountant and lawyer27. His obituaries suggest he had few pupils, but on the Soane model of one every two years, which might suggest there were about 15 pupils from 1824-1854, perhaps even two or three at one time. A sufficient number of these are known, in order to make this a credible figure: Charles Baily28 c. 1830-1845 29; Arthur John Green c. 1834-1840; Horace Jones c. 1838-1840; Thomas Hayter Lewis c. 1838-1840); J. H. Steinmetz c. 1840- 30; Arthur J. Baker31; William Green c. 1841- , and Henry Simpson Legg c. 1850-186532. His nephew-in-law, Edward Henry Burnell (1819-1892), was another clerk and possibly a pupil. These, however, would not have been sufficient to supply all his drawings and correspondence, and Tite is known to have employed several clerks, including former pupils, but mostly other qualified architects, surveyors and valuers33. These included Samuel34 and William John Gant c. 1843-1845, a pupil of T. L. Donaldson, and Charles Arthur Legg c. 1853-1860, William Alexander Longmore, c. 1850s35, and Charles Ferdinand Porden certainly on his railway work, for at least 10 years c. 1838-185036. Before December 1856, his key collaborator was Arthur Green, whose early death was a blow to Tite. Once he had completed his pupillage and continental tour, c. 1842, Green had his own office in Piccadilly, but Tite later stated, “Green from the age of 14 was always with me37”.

18 Another long-term associate of over 20 years was Ebenezer Trotman (1809-1865)38. Trotman was a talented young exponent of the gothic style, who also had his own office in Furnival’s Inn. It is not clear how many staff were ever working out of St Helen’s Place at the same time, but there were perhaps a dozen when he was working on the Royal Exchange and the French and British railways c. 1844.

19 While one can see Trotman’s possible influence on his Gothic work, it is not known who provided the calculations for the buildings with which Tite was involved at a time when cast and wrought iron were being more broadly used39. He obviously expected architects to be capable of such work40. At Mill Hill School, he used T section, rolled iron joists in combination with Yorkshire landings and roman cement to create a fireproof floor41. At the Royal Exchange he made extensive use of cast iron42. Interestingly, in shareholder discussions over the use of iron on the London & Blackwall Railway, Stephenson made it clear that it was his team and not Tite who had made the design

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decisions. In discussing Nine Elms Station, when Tite gave parliamentary evidence in favour of extensions to the London and South Western Railway, he stated: As architect he had only erected the main building, containing the offices, waiting rooms for passengers, board, secretary, and engineer, and that of this he knew the cost but that the great arrival shed, smithy, coach houses and locomotive sheds were constructed under the direction of the engineer Mr Locke, by workmen employed by the company upon the general works upon the line43.

20 This was typical of architects of the time, who were generally employed to design station buildings, with the train sheds and platform layouts left up to the engineers. It was a demarcation between the civil engineer and architect that was typical of the stations of the third quarter of the nineteenth century, and seen at Liverpool44 and Perth45. The only clue as to who might have provided external advice on the design of the ironwork of his buildings is that one of his proposers for membership of the Institution of Civil Engineers was the iron founder George Cottam. Tite himself regretted this separation of the professions46. After 1840, Tite actively sought other professional support to help with his growing professional commitments, partly to manage more distant projects. Otherwise, it would seem that he encouraged his pupils and assistants to cultivate their own practice, and nurture young talent47.

The Impact of Railways48

21 In the mid 1830s, Tite probably only had a couple of clerks and a pupil to handle his work. By 1840, however, that had changed dramatically. The financial success of the Liverpool and Manchester Railway caused a mini railway mania. Like many in his business circle, Tite was an active investor from the start, an activity overshadowed by his later work as a railway architect.

22 His work of the early 1830s included the design of the Golden Cross Hotel49 for Benjamin Worthy Horne, one of the leading coach and goods carriers, who in partnership with William James Chaplin became the best known of the railway company agents. Chaplin was a key figure in the London and Southampton Railway and must have encouraged Tite’s involvement with that company as architect from some time in 1837, following the installation of Joseph Locke as Engineer50. Before then, Tite had been a member of the provisional Board of the Eastern Counties Railway51. The Chair, Henry Bosanquet, was a long-time director of The London and Westminster Bank, for which Tite designed the interior at much the same time (fig. 2)52. Tite introduced the Bank to the promoters53. Once the line obtained its Act, Tite stepped down to enable him to act as ‘Surveyor’ to the company54. It was a similar tale with the London and Blackwall Railway55, where Tite acted again as surveyor or property valuer for the company, giving evidence for its Act56. It provided a successful business model for Tite to follow, because even on the basis of fees of 1 % of the valuation, with urban property values, it was likely to be more lucrative business than architectural design fees57. He was paid at least £ 9000 in surveying fees on the original line58. Tite developed a long term relationship with the company, generally as surveyor59. His role as the architect was widely known through the technical and architectural press (fig. 4)60.

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Figure 4. Blackwall station.

Engraving, c. 1845.

23 His influence continued into the 1850s when, at the suggestion of the Engineer George Berkley, he provided a sketch for the new Fenchurch Street Station which followed61. He was also involved with the linked London, Tilbury and Southend Railway from c. 1852, designing a number of large warehouses for the London & Blackwall for the use of other railway companies around the Minories62. It was the only line with which he was still officially associated in the mid 1860s63. The railway engineers generally found him to be “an admirable man of business64”.

24 In the case of the London and Blackwall and the London end of the Eastern Counties, Tite had barely to step out of the office to be on site, and it is likely he did the property valuation himself, perhaps accompanied by a pupil or junior assistant. The stations were broadly similar and probably worked up from sketches in the office65, the terminus at Blackwall (fig. 4) being the only one of significant size at that time66. The likely volume of drafting work – perhaps 30 drawings, plus some artistic views – would have required perhaps two months’ work, again manageable with existing office staff.

The London and South Western Railway (LSWR) and the need to delegate

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Figure 5. Nine Elms Station, London.

J. Weale, c. 1845.

25 Tite was not involved in the land valuation and preparation for the first Act for the London and Southampton Railway, soon to become the London and South Western Railway. He was, however, asked to design the termini at Nine Elms (London) and Southampton on the recommendation of London Directors familiar with his work. He probably provided templates for the more important intermediate stations, but work was routinely done by Joseph Locke and the engineering staff on the minor buildings67. His Italianate loggia design (fig. 5) was widely published, with the Southampton and Blackwall following a similar layout, although the exterior designs differed68.

26 The stations at Southampton, as well as Gosport (fig. 6) which soon followed, were managed by a local clerk of works or the engineering staff, with drawings prepared in London and Tite visiting occasionally. Gosport gave Tite something of a headache, as the line potentially breached the defences around the naval base and consequently involved him in torturous negotiations with the military engineers which led him to modify his original design69.

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Figure 6. Gosport station today.

Wikicommons.

Subsidiary offices

27 The LSWR required supplying drawings at distance from the London office and was not the first such client. From the early 1830s, Tite was involved with the “Irish Society” and visited Ulster to carry out property valuations and provide some designs70. Later, he sent Green there on business (which is where he died), but the Society presumably used their agents to carry out any recommendations from Tite. Likewise, his work for the Ramsden Trustees in Huddersfield (fig. 7), curtailed by ill health in the early 1850s, was managed through the local estate agents and personal visits. However, his growing railway work required long term commitments of time, involving site surveys, architectural commissions, the provision of drawings and some level of local supervision on site.

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Figure 7. Tite Building, Huddersfield (1851).

Similar in style to Tite’s later London office blocks, such as the East India House. Oliver Chrimes, 2020.

28 This was particularly the case with the Lancaster and Carlisle line (1844-1848), and the Liverpool Lime Street Station in northern England, the Caledonian and associated lines in Scotland (1845-1852), as well as the Paris Rouen, and Rouen Le Havre lines in France (c. 1842-1848).

29 The London office was perhaps at its busiest, and needed to be supplemented by some local offices, probably first in France. As they emerged, these offices were able to deal with clients on Tite’s behalf locally, but the business itself was generated by Tite, often in negotiation with the Engineer (Locke) who had the primary relationship with the client. The staff were led by people Tite trusted, generally a relative. Designs displayed a commonality of approach which may have been Tite’s or a leading associates’ like Green, Trotman or later Clifton.

An office in France?

30 Overseas commissions were rare before the railway age, and for UK based architects one probably has to look to G. G. Scott’s work at the Nikolaikirche (1845-1874) in Hamburg, and in Mumbai to find significant examples71. Tite’s work in France, and how it was managed, therefore assumes a great significance in the history of British architects. Work in France stemmed from the LSWR, with Locke as engineer to railways from Paris to Le Havre. The contracting consortium of Mackenzie and Brassey started on site in January 184172. Tite was asked to design the stations, possibly as late as 1842. William Mackenzie’s diary records the station buildings were barely finished when the line from Paris to Rouen was nearly ready to open. Tite’s diaries do not survive but his

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talks suggest a familiarity with Normandy architecture based on regular stays73. It would have taken two days journeying to get to Rouen and beyond from London; he needed somebody he could trust with the building work as there were major stations in Rouen74 and Le Havre (fig. 8), as well as intermediate stations on to Paris. This was almost certainly his wife’s cousin George Rowden Burnell75, the son of a builder. He joined the engineering team in France around 1842, when the stations were being built in earnest, and remained until most buildings had been completed. Mackenzie first met Tite in France in June 1842, when going over the route with Brassey, and mentioned going over the stations with Burnell, and Tite, the following March76.

Figure 8. Le Havre Station.

Drawing from Tite’s French office, Mackenzie collection, ICE.

31 Another British architect, John Hay (1810-1861) was also employed in the early 1840s, and was possibly known to Tite through his Scotch church connections, or Locke through his work in Liverpool77.

32 It has been suggested on the Paris Rouen line that a French architect-engineer was involved78, but there is clear evidence Tite drew up designs for both lines79 suggested by similarities in design between stations in Normandy, and in Britain, along with surviving drawings80. To produce all the drawings required in a timely manner, probably alongside the engineers, Tite must have had a drawing office capacity in France.

The Royal Exchange

33 While negotiations for the French railways were falling into place, Tite remarkably won the competition to design the new Royal Exchange in the City of London, by far the most prestigious building with which he had so far been entrusted. The project provides some insight into how work was managed in the office at the time. Tite had

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studied the subject of exchanges in some detail as he formulated his design.81 Samuel Gant gave due credit to Trotman for his contribution: “The design was in a very incomplete state when I first joined the office; and while I was there the working drawings and details were prepared with the able assistance of the late Mr. Trotman82.”

34 Perhaps uniquely in terms of Tite’s practice, he paid for a number of models (fig. 9) not originally required for the competition83. He also made use of specialist designers like the Munich artist Frederick Sang and the sculptor Richard Westmacott to supplement his own office talents.

Figure 9. Queen Victoria being shown a model of the Royal Exchange.

Tite also paid for a meticulous catalogue of the antiquities uncovered in the excavations for the Exchange, indicating his practice was not just about making money from property development. The clerk of works was probably Porden, who moved on to the London stations of the LSWR. Illustrated London News, 9 November 1844.

Work in the Railway mania years 1843-1848

35 Tite’s knowledge of the London property market meant that he was employed to carry out valuations for the lines of the London area and was frequently being called on to give Parliamentary evidence84. He also organised property surveys using local surveyors as well as himself85.

36 The imperative was to prepare the bills for parliament, and station design was clearly secondary, as on occasion he produced plans in the committee room that had not been seen by Locke, the engineer. One must assume the office carried out his instructions with preliminary sketches informing detailed drawings for submission within a day or so86. Despite being described as the LSWR architect87, the design of intermediate stations on the lines, like much of the surveying work, was carried out by other architectural practices88. Exceptions were prestige stations like that at Windsor of 1851 (fig. 10).

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Figure 10. Windsor & Eton Riverside station today.

Wikimedia commons, Hugh Llewelyn.

37 Through the 1850s he was frequently mentioned as a director or shareholder in the railway press for lines associated with the LSWR89. Some kind of insurmountable barrier would have been required to avoid a conflict of interest between his director interests and any award of work to his office of station designs. On the Yeovil & Exeter line stations, Tite not only provided the designs but also arranged the supervision90.

38 This was probably through his associate, Clifton, although fees were paid to Tite91. This was more or less contemporary with the Portsmouth Direct, and Salisbury & Yeovil where designs were very similar92.

Offices in Northern England and Scotland

39 The Lancaster and Carlisle Railway got its Act in June 1844, with construction contracts already in place, Tite likely having already been approached about the stations beforehand. Tite delegated the work to Green, who set up an office in Carlisle, the largest station. Tite resolved to use gothic designs (fig. 11), in keeping with the proximity to castles at Lancaster, Penrith, and Carlisle.

Figure 11. Lancaster Castle Station.

Illustrated London News, 19 December 1846.

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40 By October 1845, station designs had been prepared93. The line opened in December 1846, although work continued at Carlisle. In early 1847, the newly qualified architect Thomas Worthington was sent to join Green there, possibly to enable Trotman to go further north, as work was well advanced on the Caledonian lines. From Worthington, we know that Tite rarely visited, sending sketches from London with Trotman for the drawing office to prepare for the contractors94. The Carlisle office was closed in early 1848 because of the financial crisis, with Tite in dispute about his fees95.

41 On the Caledonian lines, most of the intermediate stations were again gothic Tudor with Scottish influence. The termini in Glasgow and Edinburgh, however, were intended to be in Tite’s favoured Italianate style. Some design work on these was evidently done by Tite in his London office, and was published in 184796. Work began on setting the station out in Edinburgh97, supervised by Trotman, who must have set up a site office there.

Figure 12. Perth Station.

From a late 1870s photograph, courtesy W.S. Grigg.

42 It was he who was responsible for presenting Tite’s designs for the large stations at Perth and Stirling to the Board of the Scottish Central Railway in 1847 (fig. 12)98.

43 Perth was closely modelled on Carlisle. After the work further south was over, Trotman continued an office in Perth into the early 1850s while stations were completed. He worked with the Perth architects Andrew (d. 1858) & Andrew Heiton Jnr (1823-1894). Trotman’s subsequent ill health, and the death of Green meant that Tite could not hope to offer a service to clients north of the border after 1856.

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The office after 1850

44 Tite’s heavy work load led to a collapse in his health in 1851, and he went on a second continental tour, leaving his affairs in Green’s hands. However, Green’s death in December 1856, and Trotman’s ill health, meant that Tite had to find a new business partner, somebody of some competence and experience, because his election as an MP for Bath in 1855 left him no time for office management. From 1853, he was involved in redeveloping the site of the former Excise office in Old Broad Street, as part of the Gresham House Estate Company99. One of the existing tenants was Edward Norton Clifton, an experienced architect and valuer, who would have also been known to his clerk Porden100.

45 Tite persuaded him to act as architect for the development, which was the City’s largest office block for a decade or more101. From around 1857, he joined Tite at St Helens Place, together with James Henry Rowley (c. 1830-1887)102. One can imagine the arrangement would have been similar to that between Stephenson and Bidder, with Tite bringing in business and passing it on to his associates, initially Green and Trotman, but now Clifton, who brought his own client base. Like Green before him, Clifton took on Tite’s commercial clients.

Figure 13. East India House, 1866, developed by Tite and Clifton, where Tite had his office at the time of his death.

Illustrated London News.

46 In the early 1860s, another major property investment came up, and Clifton acted in a similar capacity for the development of the East India House Estate, consolidating a large area of property vacated by the former East India Company and other warehouse property around Leadenhall Street owned by Tite and his investment partners, including Thomas Brassey. In 1866, Tite and Clifton were thus able to move to 7 East India Avenue to purpose-built premises with a new partner, Alexander Wilson (fig. 13).

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It is unclear how much time Tite spent there, as little work is associated with him thereafter.

The Drawing office practice

47 Beyond the people and Tite’s myriad business activity, what would have been found in his office? There is no Tite collection, and so one has to speculate about the scale of the drawing office. He was fully abreast with best practice, submitting drawings to the RA exhibitions from 1817103. He must have seen the value of promotion of his work through publication and his drawings were engraved from until the late 1840s104.

48 Improvements in reprography were driven by the need to produce a large number of plans for parliamentary deadlines, and to ensure contract drawings were produced in a timely manner. Tite would therefore have been familiar with the use of pin pricking, tracing, lithography and engraving to copy and reproduce drawings. There are surviving examples of all of these from his office. Although the use of blue print technology did not become common until late in his career, Tite was an early member of the Architectural Photographic Society, employing photographers and likely understanding the technology105. He also endorsed a drawing board which was evidently designed to meet the speed required for railway work106. That said, there is nothing in his office practice to suggest it was on the scale of George Gilbert Scott’s factory scale in the 1860s107. Tite often only supplied a sketch from which his assistants or others prepared the final drawings. William Mackenzie noted that Tite was himself preparing drawings for a replacement for the Barentin viaduct when it failed in 1846108.

49 If one were to estimate the number of drawings stored in the office, given around upwards of 100 known building projects, one might imagine 3 000 drawings, including unexecuted designs, prints, and drawings illustrative of other architects’ works, along with sketches of antiquities. Today it is unlikely more than c. 100 Tite survive. The RIBA collection of Waterhouse drawings, covering a later period, with 160 commissions and 9000 drawings, was the product of a number of teams of draughtsman109. They were capable handling 30 jobs at a time110. Even at the height of the railway mania, Tite’s team would hardly have had more than 10 jobs on the go. They were also working before the period of blue prints and dyelines.

50 Additionally, the surveying business would have brought extensive documentation. The near contemporary Fairbank collection at Sheffield contains 4 650 plans plus 311 survey books111. One cannot imagine that scale for Tite, but he must have had several dozen field notebooks to support his work. Beyond that, however, the jury is out.

Conclusion

51 The Tite office must have been a challenging place to work. Through frequent meetings with businessmen, he built up a thriving commercial practice that made a swift transition into the railway age. That very success meant he spent more and more time in committee rooms and surveying property, frequently providing office staff with little more than sketches to work up. The scale of his work from 1840-1848 meant he had to not only expand his office staff, but employ other surveyors and architects, and staff offices in northern France, Carlisle, Edinburgh, and Perth. It was a large enterprise

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for the time, although not as large as that of the railway engineers with whom he was working.

52 Andrew Saint is somewhat dismissive of the way in which his architectural work jostled with directorships, surveying and politics, but perhaps instead it reflects his capacity for hard work112. Anachronistic assumptions of what might be expected of an architectural practice make it difficult to fairly assess all that was going on in Tite’s office. His blend of property valuation and architectural design was not unusual in the era before the divergence of the building professions.

53 On Saturday the 20th of August, 1853, at the first sod ceremony for the North Devon Railway’s Bideford extension, “Amidst the banqueting and toasts, John G. Maxwell Esq. spoke of progress having been delayed by two years due to the illness of a certain Mr. Tite, through whose efforts the railway had not been abandoned, and who was now thankfully with them113”.

54 Minnis and Brown have highlighted the problem presented by historians of railway architecture studying the structures of individual lines in isolation, making it difficult to recognise the significance of the work of the designer across several lines114. In Tite’s case, where he was involved in up to 1000 miles of railway in a variety of ways, how can one distinguish his influence on architectural design from that of his assistants, as well as the engineers and other architects involved, without a signed drawing emanating from his office?

55 We lack details of everybody involved and their roles in delivering the business. Tite’s commercial associations, originating in his family background, provided him with a range of opportunities that extended far beyond the aristocratic patronage of the eighteenth-century architect. His offices, in turn, would have been organized to manage that workload. It may not have been typical, but it was a remarkably successful practice.

56 As noted in his obituary: He was known as a very skilful constructor, an admirable man of business, and of untiring energy, and was thus naturally associated with the Stephensons, Locke, Brassey and the other distinguished men connected with railway works then going on rapidly in all parts of the country.

BIBLIOGRAPHY

A full bibliography of sources on Tite is available from the author.

In the absence of a collection of Tite’s papers, the principal repositories are the national archives for England, Scotland, Wales, and Northern Ireland, which contain preserved government papers, and also the records of railway companies which came under public ownership in the twentieth century ; although some operational records, largely drawings, remain with the current asset managers, notably Network Rail. In addition, local authorities have a statutory duty to maintain local government records, which include previous bodies, and have taken on the curation of local business records. These will include some deposited plans for railways, and land

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and property surveys. In the context of Tite’s career, the most important collection is that of the London Metropolitan Archives. The British Library has a large collection of manuscripts, including records of the former East India Company, and India Office, with which Tite had dealings. Professional bodies with archives relevant to Tite are the collections of the Royal Institute of British Architects, the Institution of Civil Engineers, and the Society of Antiquaries.

Most published sources will be available in the British Library, and where relevant in the libraries of the Institution of Civil Engineers and Royal Institute of British Architects, whose catalogues are available online. It should be noted that the evidence presented to Parliament for Railway Bills etc. can be found in the House of Lords Records Office, at ICE, and sometimes at the relevant national archive.

NOTES

1. M. S. Briggs, “Sir William Tite, his life and works”, Builder, 13 and 20 January 1950, pp. 30-42 and 95. 2. H. M. Colvin and others, History of the King’s Works, 1963-1982. 3. The term “civil engineer” came into use in the 1760s, and approximates to an “ingénieur des ponts et chaussées”, although it was not a legally registered term, and in the period prior to the 1870s many practised in mechanical engineering. The term surveyor was used to describe both civil engineers and architects. A County Surveyor, or Bridgemaster, often looked after public buildings and bridges in local counties or “départements”, but without a national administrative basis before the 1880s. A surveyor (generally “mesureur”) might also be a “leveller” (niveleur), “land surveyor” (arpenteur), “quantity surveyo” (métreur), or “valuer” (évaluateur); civil engineers and architects including Tite undertook many of these roles, and it is evident the valuation element was an important source of Tite’s railway work. With the establishment of professional bodies for surveyors around 1870 more clarity developed over the roles. 4. H. M. Colvin, “Introduction”, in A Biographical dictionary of British architects, London, 1954-2008 (4 eds). 5. B. Wragg, The Life and works of John Carr of York, 2000, p. 55. 6. J. Summerson, Architecture in Britain 1530-1830, 1991 (8th ed). 7. J. M. Crook, “The Pre-Victorian Architect: Professionalism & Patronage”, Architectural History, vol. 12, 1969, pp. 62-78. 8. H. Ferguson and M. Chrimes, The Consultants, 2020, pp. 8-10. 9. Based on research for reference 8, and A. W. Skempton et al, Biographical Dictionary of civil engineers of Great Britain and Ireland 1500-1920, 3 vols. London, ICE Publishing, 2002-2014. 10. T. R. Gourvish, “The rise of the professions”, in Gourvish and O’Day (eds.), Later Victorian Britain, 1867-1900, 1988, pp. 13-35. 11. Builder, vol. 13, 1855, p. 620. 12. The fifth daughter of John Curtis and Frances Burnell, Gentleman’s magazine, vol. 93, 1824, p. 645. 13. The Builder, vol. 21, 3 May 1873 p. 337. 14. The Architect, vol. 2, 17 July 1869, pp. 27-28. 15. M. Chrimes, “British civil engineering biography, part 2: 1790-1830”, Civil engineering, vol. 157, p. 144. 16. Value of estate as established from probate records, in The National Archives, and elsewhere, and standard biographical sources cited elsewhere. 17. G. Biddle, “Sir William Tite and railways”, Backtrack, 9, Sept. 2008, pp. 530-536; 10, October 2008, pp. 630-635; J. and P. A. Brown, “Following the tracks of architects, engineers and

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contractors: a re-appraisal of aspects of 19th century railway architecture,” in M. Chrimes (ed), Early main line railways 2, pp. 327-352. 18. F. M Locker, The evolution of Victorian and early twentieth century office buildings in Britain, PhD, University of Edinburgh, 1984, passim. 19. E. l’Anson, “Some notice of offices buildings in the City of London”, [Royal] Institute of British Architects, Journal and transactions, 1864-1865, pp. 25-36. 20. W. Tite, “On the progress and present state of architecture and its future prospects”, CEAJ, vol. 22, pp. 389-396. 21. Unlike many of his engineering contemporaries who served as Members of Parliament, Tite was an active MP and, according to Hansard, spoke 306 times during his tenure. Examples of his influence can be seen in M. Beaumont, Sir John Hawkshaw: The life and work of an eminent Victorian engineer, 2015, p. 66, and on the design of public buildings around South Kensington, Survey of London: vol. 38, South Kensington Museums, 1975, passim; Builder, 21 July 1866, p. 550. Most famous was his intervention in the design of public offices in Whitehall. 22. He submitted a drawing for rebuilding London Bridge to the Royal Academy in 1823, suggesting he was back from his tour and in business. See [on line] https:// www.royalacademy.org.uk/art-artists/exhibition-catalogue/ra-sec-vol55-1823, p. 39. 23. The Architect, vol. 2, p. 28; Marburg University has been unable to trace Tite in its register. 24. D. Laing, Plans… of original designs of buildings, public and private, …including the Custom House, London, 1818; for his discussion of Soane’s lectures see The builder, vol. 6, 1848. pp. 193-195; 577-578. 25. The earliest mention of an office in the street is on a drawing of 1831. He was briefly based at number 20. 26. M. R. Bailey (Ed.), Robert Stephenson - the eminent engineer, 2003, pp. 137-138. 27. According to the 1851 census a Mr Jago, lawyer, was at the Tite household. 28. Builder, 12 October 1878. 29. Dates are indicative of their association with Tite. 30. CEAJ, 1840. 31. Later partner of James Foster Wadmore (1822-1903). 32. Together with Charles Arthur (1832-1906 ), sons of George Legg, a well-known local government surveyor/engineer. 33. Tite refers to clerks in Trans. Society of Arts, vol. 53, 1840, pp. 12-13. 34. Builder, 10 May 1873; sons of Lt. Col. John Castle Gant, Commissioner of Sewers for Tower Hamlets. 35. Builder, vol. 93, 1907, p. 591. 36. Porden (1790-1863) designed St Matthews, Brixton in 1824, contributed to architectural publications and carried out work for H. W. Inwood. 37. Quoted in “Obituary: The late Sir William Tite”, The Builder, vol. 21, 3 May 1873, p. 337. 38. Trotman was born in Tewksbury and trained by the surveyor William Wallen, as was Horace Jones. He joined Tite’s practice as a junior clerk as ‘an excellent draughtsman and had obtained a mastery of the details of gothic architecture’, Builder, vol. 23, 14 January 1865, p. 31. He was a nephew of Sir John Easthope, banker and leading shareholder in the London and South Western Railway. Thereafter he worked on the Royal Exchange (CEAJ, 1844 p. 422). 39. R. Thorne (Ed.), The iron revolution: architects, engineers and structural innovation 1780-1880, London, Heinz Gallery, 1990. 40. “Discussion at IBA on E. Cowper on Britannia and Conway bridges”, CEAJ, 18 Jan. 1851, p. 39; The Builder, 9 Nov. 1861, p. 766. 41. H. H. Burnell, “Description of the French method of constructing iron floors”, RIBA Transactions, Session 1853-1854, pp. 48-49; CEAJ, vol. 17, 1854, p. 93. 42. J. Clarke, Early structural steel in London buildings, London English Heritage, 2014, p. 64-65.

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43. Metropolitan Railways Commission, Minutes of Evidence 1846, London, 1846, pp. 33-39. 44. R. Turner, “Description of the iron roof over the Railway station, Lime-Street, Liverpool”, Min of Procs ICE, vol. 9, 1850, pp. 204-214; E. J. Diestelkamp, “Richard Turner and the Palm House at Kew Gardens”, Newcomen Society Transactions, vol. 54, 1982-1983, pp. 1-26. 45. A. Saint, Architect and engineer: a study in sibling rivalry, New Haven, Yale University Press, 2007, pp. 106-131; CEAJ, 18 Jan. 1851, p. 39. 46. W. Tite, “Opening address”, [Royal] Institute of British Architects, Journal and transactions, 1861-1862 pp. 1-16. 47. A. J. Pass, Thomas Worthington: Victorian architecture and society, Manchester, 1988, pp. 25-26. 48. Britain's railways, and indeed most of its civil engineering infrastructure was privately financed c. 1700-1900. Because this generally affected existing property rights and businesses it required a private bill in parliament. As a result of the volume of business occasioned by the demand for railway bills in the 1830s and 1840s, processes were streamlined, but essentially the promoters of a scheme had to ensure they had properly prepared estimates, genuine promises of shareholder/financial support, details of routes, traffic and property ownership before they could begin the parliamentary process. This provided work for lawyers, engineers, valuers, land surveyors etc., before work could even begin. The leading such professionals would then be called upon to give evidence in support of the bill and their route, or alternatively to oppose such a bill. Thus, talented individuals like Tite had the prospect of work whether a scheme proceeded or not, and surveying and valuation fees could readily outweigh fees associated with architectural design work. This was not clear at the outset of Tite’s career. 49. According to the railway contractor William Mackenzie this was the hotel where he met railway business colleagues like Thomas Brassey, Joseph Locke, Albinus Martin and William Reed, D. Brooke (Ed.) The Diary of William Mackenzie: the first international railway contractor, 2000, passim. 50. TNA RAIL 412/1, Minutes of Court of Directors of London and Southampton Railway 14 April 1837. 51. TNA RAIL 186/1-7 Eastern Counties Railway, Board of (Provisional) Directors Minutes 1835-44; notes supplied by Peter Kay. 52. CEAJ, vol. 3, March 1840, p. 84 and plate 8. 53. Hyde Clarke’ s Railway Register, vol. 5, 1846, pp. 214-221. 54. Eastern Counties Railway, Annual report, 26 Sept. 1836, American Railroad Journal, vol. 6, p. 22. 55. TNA RAIL 385/1-20, London & Blackwall Railway Minutes 1836-1859. 56. Minutes of evidence taken before the Committee on the Commercial (Blackwall) Railway Bill, May 1837. 57. He was described as ‘surveyor in Hyde Clarke’s Railway register, vol. 4, 1846, pp. 201-206. 58. Railway Times, vol. 6, 1843, pp. 629-633. 59. Railway Times, vol. 6, 1843, p. 580 and 614; Railway Times, vol. 5, 1842, p. 683-68 and 1021; Herapath’s railway journal, vol. 7, 11 Jan. 1845, p. 28. 60. G. Drysdale Dempsey, The Practical railway engineer, London, Weale, 1855 (4th ed). 61. P. Kay, “Who designed the 1854 Fenchurch Street Station”, Great Eastern railway journal, 80, 26 Feb. 1994, quoting from TNA RAIL 385, 6 July 1852 and 24 August 1852. 62. P. Kay, The London Tilbury & Southend railway, vol. 1, Wivelhoe, P. Kay, 1996. 63. As “Surveyor”, Bradshaw’s Railway manual, shareholders’ guide and directory, 1866-69. 64. Builder, 3 May 1873 pp. 337-9. 65. P. Kay, “The Original L&BR Viaduct stations”, London’s railway heritage, vol. 1 “East”, 2012, pp. 26-27. 66. J. E. Cooper, London’s disused railway stations: the East End, London, Capital Transport, 2018, pp. 103-107. 67. The London and Southampton/South Western Railway minutes give some evidence of this demarcation: RAIL 412/3 Traffic and General Purposes Committee 1839-1845: 23 Feb. 1839 Plans

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of Tite, approved by Locke for Southampton terminus, were agreed upon by The Committtee; 25 May 1839 Committee agreed Locke is to construct coal pens at the station and (21 June): for cattle landing; On the same day it was agreed Tite is to prepare passenger accommodation for the river landing at Nine Elms; and Tite is to prepare plans and specs for Gosport Branch as soon as possible; 6 September The district engineer to design the station at Warren Farm [later Micheldver] as the committee agreed it was of minor importance. 68. F. Whishaw, The Railways of Great Britain and Ireland Practically Described and Illustrated, London, J. Weale, 1842 (2nd ed). 69. TNA WO44/281 Board of Ordnance correspondence 1840-1841; P. Eley, The Battle of Gosport Railway Station 1840-1841. 70. London Metropolitan Archives CLA/049/EM/01/015 and CLA/049/PL/03/006. 71. M. Chrimes, “Architectural dilettantes: construction professionals in British India Part 2 1860-1910: the advent of the professional”, Construction history, vol. 31, 1, 2016, pp. 99-139. 72. M. Chrimes et al, William Mackenzie, giant of the railways, London, ICE, 1994; V. Marechal, “La construction des chemins de fer de Paris à Rouen, étude Rouen au Havre, 1839-1847”, Revue d’histoire des Chemins de fer, 14, 1996; Dominique Hervier (dir.), Inventaire général du patrimoine culturel de la France, régions Île-de-France et Haute-Normandie : De Paris à la mer, la ligne de chemin de fer Paris-Rouen-Le Havre, 2005. 73. For example CEAJ, vol. 13, 1850, p. 161 and 220. 74. Builder, vol. 7, 2 Feb. 1850 p. 52. 75. Burnell’s grandfather Thomas (1724-1824) was also a London mason. G.R.’s younger brother Edward Henry (1819-1892) worked closely with Tite (Builder, vol. 56, 1889, p. 73). 76. D. Brooke (Ed.) The diary of William Mackenzie, op. cit. 77. Brooke, idem, p. 161, 1-4 January 1843; p. 183: 12 May 1843 might suggest Burnell is replacing him; p. 206, 6 October 1843; Hay was the son of a joiner from Coldstream who was seemingly self- taught as an architect and went from Edinburgh to Liverpool in the late 1830s, and was seemingly joined by his younger brothers William and James in Liverpool c. 1847, possibly to work on Lime Street Station? (Dictionary of Scottish Architects, [on lne] ihttp://www.scottisharchitects.org.uk/ architect_full.php?id=201648, viewed August 2020. 78. F. Steiner, French Iron architecture, Ann Arbor, 1984. 79. J. Minnis and P. A. Brown, “Following the tracks of architects, engineers and contractors: a re-appraisal of aspects of 19th century railway architecture”, in M. Chrimes (ed), Early main line railways 2, York, pp. 327-352. 80. A. Perdonnet and C. Polonceau, Portefeuille de l’ingénieur des chemins de fer, 1846, Planches Series K, Pl. 1 Gare de Southampton, Fig. 4-6; Pl. 7 Stations intermédiaires, Londres-Southampton, fig. 5-8 Ditton March & Woking; Pl. 25 Mantes et Vernon; Rouen (Paris-Rouen); 27-28 Batignoles & Sotteville; Plates and descriptions also in S. C. Brees, Railway practice 4th series, 1847. 81. “On Exchanges”, CEAJ , vol. 3 1840, pp. 222-224. 82. Builder, 10 May 1873. 83. CEAJ vol. 5, 1842, p. 232; M. J. Wells, “Relations and Reflections to the Eye and Understanding: Architectural Models and the Rebuilding of the Royal Exchange, 1839-1844”, Architectural history, vol. 60, 2017, pp. 219-241; Anne Hultzsch, “To the great public’: The Architectural Image in the Early Illustrated London News”, Architectural Histories, 5, 10.5334/ah.268. 84. Metropolitan Railways Commission, Minutes of Evidence 1846, London, 1846, pp. 33-39, 55 and 68-69. 85. Minutes of Evidence Given Before the Select Committee on Railway Bills, 1845. North Kent Line, pp. 411-419; Railway chronicle, 1848, pp. 837-838. 86. Metropolitan Railways Commission, Minutes of Evidence 1846, p. 55: “I had this morning also a drawing, showing the character of the terminus of this railway at London Bridge”, pp. 68-69. Mr Locke has not seen that drawing of the terminus’. The Waterloo terminus, which was built,

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was described as a ‘a mean and poor affair’ in P. Waterhouse, “London railway stations”, Building news, 27 Feb. 1914, p. 289. 87. Herapath’s Railway journal, vol. 7, 7 June 1845 p. 902 88. These included Samuel Beazley, a former associate of the LSWR engineer Albinus Martin, and John Thomas Emmett. See P. Kay, “Barnes (and the Richmond Railway stations)”, London Railway Record, 95, April 2018, pp. 42-58; P. Kay, “Mortlake”, London Railway Record, 103, pp. 362-374; Rail 584/2, 3 March 1846. 89. Railway times, vol. 15, 1852 p. 835-840; p. 1206. 90. TNA RAIL 411/5, LSWR minute 229, 24 Dec. 1858. 91. Tite requests payment of £ 800, TNA RAIL 411/5, LSWR minute 2390: 28 March 1861. 92. J. Minnis and P.A. Brown, “Following the tracks of architects, engineers and contractors: a re- appraisal of aspects of 19th century railway architecture”, in M. Chrimes (Ed.), Early main line railways 2, 2019, pp. 327-352. 93. Bradshaw’s Railway Gazette, vol. 2, 18 Oct. 1845, p. 188. 94. A. J. Pass, Thomas Worthington: Victorian architecture and society, Manchester, 1988, pp. 12, 16-17. 95. Obituary of John Dick Peddie (1824-1891), The Builder, 21 March 1891; Scotsman, 13 March 1891. 96. W. Lizars, Plan of Caledonian Railway from Edinburgh and Glasgow to Carlisle to accompany Guide to the Caledonian Railway, Edinburgh, Lizars, 1848; Vignettes by Tite, of Edinburgh and Glasgow termini, Dumfries, Beattock Station, Carlisle Citadel. 97. D. Ross, The Caledonian: Scotland’s Imperial Railway, 2013. 98. Peter Marshall, The Scottish Central Railway, Usk, Oakwood Press, 1998, pp. 121-142. 99. London Metropolitan Archives LMA CLC/B/106, Records of Gresham House Estate Company, 1853. 100. For Clifton, see The Builder vol. 56, Jan-June 1889, pp. 22, 52-53, 73, 94. A pupil (1834-1837) of Henry William Inwood, he may have met Porden at that time. He set up in practice on his own in c. 1838, and was appointed District Surveyor for Bethnal Green. In that position he would likely have met Tite professionally over the railway schemes in the neighbourhood. He later took his son William Edward into practice, and William Elliot Hope, as Clifton Son & Hope. Hope had joined his staff c. 1855. 101. F. M Locker, The evolution of Victorian and early twentieth century office buildings in Britain, PhD, University of Edinburgh, 1984. 102. Rowley may have joined formally as partner around 1860. 103. A drawing of an arch at Eastbourne church. 104. The Royal Institution, Albemarle Street: the laboratory, Engraving by J. Basire, 1818, after W. Tite. 105. CEAJ, vol. 15, 1852, pp. 251-256. 106. George Yeldham, “Drawing Board”, Trans. Society of Arts, vol. 53, 1840, pp. 12-13. 107. N. Jackson (Ed.), Recollections of Thomas Graham Jackson, Oxford, University Press , 1950, pp. 58-59. 108. W. Mackenzie, Diary, 13 Jan. 1846, ICE archives, notes “I found Mr Tite making the drawing”. 109. C. Cunningham, “The Waterhouse Collection of the RIBA and the Working of a Nineteenth- Century Office”, Architectural history, vol. 49, 2006, pp. 287-316. 110. C. And P. Cunningham, Alfred Waterhouse, 1830-1905: Biography of a Practice, Oxford, Clarendonn 1992. 111. https://discovery.nationalarchives.gov.uk/details/r/f7902156-400d-4524- aa4b-63befcd81186, viewed 28 April 2020. 112. A. Saint, op. cit., 2007, p. 113. 113. http://thewharves.org/history/the-railway/, visited 28 April 2020.

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114. J. Minnis and P. A. Brown, “Following the tracks of architects, engineers and contractors: a re-appraisal of aspects of 19th century railway architecture”, in Early main line railways 2, pp. 327-352.

ABSTRACTS

This article looks at how William Tite’s office practice developed in the context of the financial and professional world in which he lived and worked. The office supported Tite’s activities for 50 years from c. 1823 until his death in 1873. He was one of the most successful English architects of the nineteenth century in terms of wealth and general reputation. His principal office was located in the City of London, close to his commercial clients. With the arrival of the railway age, these clients enabled Tite to become a well-known figure in the provision of professional architectural and valuation services to railway companies. Like most practices of the time, his office staff was small and he was only able to provide services by delegating or passing on work to other architects and surveyors, and by establishing sub-offices where necessary. Thus, in the 1840s, he had offices of some form in France, Carlisle, Edinburgh and Perth. His busy schedule meant he frequently provided sketches whilst in the midst of site visits, and he therefore relied on his office staff to provide finished drawings. Ultimately, he had a number of partners who carried on his practice for a further generation.

Résumé en français

INDEX

Mots-clés: Mot clef en francais Keywords: Mots clefs en anglais

AUTHOR

MIKE CHRIMES Mike Chrimes (BA MLS MBE FICE) worked for the Institution of Civil Engineers for 37 years, retiring as Director of Engineering Policy and Innovation in 2014. He was in charge of the Library and Archives for nearly 30 years, writing a number of articles and books on librarianship and engineering history, contributing to the three volumes of Biographical dictionary of Civil engineers of Great Britain and Ireland, 1500-1920 (2002-2014). Since retirement he has continued to be active in construction history and is Vice Chair of ICE’s Panel for Historical Engineering Works. Recent publications include: M. Chrimes, “Jesse Hartley in 1797: evidence on the making of the Liverpool Docks Engineer”, in James W. P. Campbell et al. (eds.), Iron, Steel and Buildings: the Proceedings of the Seventh Conference of the Construction History Society; Construction History Society, Cambridge, 2020,[on line] https://www.arct.cam.ac.uk/research/history-theory/building- histories/the-seventh-annual-conference-of-the-construction-history-society/conference-

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proceedings/eighteenth-century; Early main line railways 2: Proceedings of the conference, York, 2018, CPI, 2019; H. Ferguson and M. Chrimes The Consultants, London, ICE Publishing, 2019.

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Une agence à l’œuvre du Paris haussmannien : l’agence d’Henri Blondel (1821-1897) An agency at the service of Haussmannian Paris: the agency of Henri Blondel (1821-1897)

Elsa Jamet

Introduction

1 La France, et plus particulièrement Paris, connurent, à la fin du XIXe siècle, des transformations urbaines majeures. Les démolitions, percements, assainissements et constructions nécessaires au renouveau des villes furent conduits par des entrepreneurs et des architectes. Ces professionnels s’illustrèrent particulièrement dans la construction de maisons de rapport dont on qualifiait l’architecture d’haussmannienne, en référence au célèbre préfet de la Seine1 La plupart d’entre eux disparurent derrière cette notion et, in fine, tombèrent dans l’oubli et l’anonymat. C’est le cas de l’architecte et entrepreneur de travaux publics Henri Blondel (1821-1897) (fig. 1).

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Figure 1. Portrait d’Henri Blondel.

Source : Le panthéon de l’Industrie, 1880, p. 145.

2 Celui que l’on nommait « l’homme de Paris » a contribué au grand œuvre des transformations de la capitale entre 1852 et 18972. Le nombre et la variété de ses constructions révèlent l’étendue de son travail : 172 maisons de rapport, essentiellement à Paris, 4 hôtels particuliers, 13 maisons de campagne, 1 château, 7 établissements industriels, 10 dépôts de tramways, 4 écoles pour institutions, 2 hôtels pour voyageurs, 2 chapelles, 2 édifices publics, 1 cité et des maisons ouvrières, ainsi que la Bourse de commerce et ses deux annexes (fig. 2). Architecte, il était également ingénieur de formation. En effet, après une formation de trois années au collège de Reims et des cours à domicile où il apprit « les cinq ordres pendant trois mois », il entra à l’école des Arts et Métiers de Chalons le 14 octobre 1835 et sorti diplômé le 18 août 1838 après 1515 séances de pratique3. Il poursuivit son apprentissage auprès de l’architecte Auguste Caristie (1783-1862), dont il inspecta les travaux à la basilique Saint-Rémi de Reims. Après cette expérience, il rejoignit l’agence de l’architecte François Rolland (1806-1888), où il resta de longues années. Enfin, il acheva sa formation auprès d’Henri Labrouste (1801-1875) pendant une année, avant de s’établir à son compte en 1852.

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Figure 2. Déblaiement de la halle aux blés rue de Viarmes.

Musée Carnavalet, PH8633, © Musée Carnavalet.

3 Dès le Second Empire, il fut considéré comme l’un des architectes entrepreneurs des plus actifs, et c’est sous ce régime qu’il développa l’essentiel de son activité, en contribuant à de nombreux percements. En effet, parallèlement à la construction d’édifices privés, il obtint un certain nombre de concessions de travaux publics pour son compte ou celui de sociétés. Aidé par le préfet Georges-Eugène Haussmann, dont il était le « grand favori », il s’occupa de percements à Paris : rues des Halles, Berger, Turbigo, Palestro, Pont-Neuf, Monge et boulevards de Sébastopol et Saint-Germain4. Il se chargea également des alignements du quai de la Mégisserie et de la rue de Miromesnil, ainsi que de l’assainissement du quartier Marbeuf. Ses affaires le conduisirent également à Bruxelles, où il perça trois rues pour le compte d’une société. Ces différentes opérations de travaux publics lui permirent, dans le même temps, de se charger du lotissement des terrains.

4 La chute du Second Empire n’eut pas d’impact sur sa carrière. Il continua de multiplier les constructions et créa de nombreuses sociétés immobilières lui permettant de spéculer dans Paris, grâce à l’aide de financiers tel qu’Armand Donon, président de la Société de dépôts et comptes courants5. Chevalier de la Légion d’honneur et médaillé de la Société centrale en 1878, il reçut la consécration de sa carrière en 1889 avec l’achèvement de la Bourse de commerce (fig. 2)6. Cette gloire fut relative : impayés des entrepreneurs de la Bourse, prêts en cascade et mauvais placements le conduisirent à sa chute. Après avoir « remué des millions », il fut placé en liquidation le 10 décembre 1890, puis déclaré en faillite simple le 19 mai 1892 avec plus de 25 millions de francs de passif7.

5 Les pratiques de cet architecte entrepreneur de travaux publics sont étudiées ici grâce à des fonds, dont certains inédits, tels le dossier de faillite conservé aux archives de Paris et son rapport de faillite, aux Archives nationales8. D’autres sources complémentaires ont été mobilisées, tels que des actes de sociétés, dossiers de voirie,

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casiers sanitaires, sommiers fonciers, jugements devant des tribunaux et la presse, afin d’enrichir notre étude et mettre en lumière sa carrière, ses activités, pratiques, relations, et en particulier l’agence Blondel.

6 L’approche monographique permet d’examiner ce qui caractérise cette agence, ses particularités et son organisation. Comment a-t-elle réussi à s’imposer comme l’une des plus importantes agences parisienne à la fin du XIXe siècle, dont la production domine dans le paysage haussmannien parisien ? Le réseau d’Henri Blondel, son activité, l’organisation de l’agence, ses employés et leurs fonctions sont mis en parallèle afin d’appréhender toutes les particularités de ce cabinet.

L’agence d’Henri Blondel, « l’homme de Paris »

7 « Homme de Paris », « véritable initiateur de cette utile transformation » de la capitale : les qualificatifs donnés à Henri Blondel de son vivant témoignent de l’importance de son travail pour Paris9. Le Journal du 15 septembre 1897 résumait ainsi sa carrière : Architecte, il ne fut pas que cela ; il ne se contentait pas, en effet, de dresser des plans : il excellait encore à assurer, à tous points de vue, leur réalisation, à trouver notamment les concours financiers qu’il fallait pour leur réussite. Bref, il était comme l’âme de tant de grands travaux qui, depuis trente ans, ont transformé et embelli le Paris moderne et grâce auxquels le nom de Blondel devra demeurer comme celui d’un véritable créateur10.

8 Unanimement, les journalistes firent de lui un architecte majeur du Nouveau Paris. Comment cet ingénieur de formation, issu d’un milieu modeste a-t-il pu devenir « l’homme de Paris » ? Pour répondre à cette interrogation, il faut au préalable comprendre pourquoi cette figure majeure et son œuvre ont été oubliées. En effet, les historiens n’ont retenu de sa carrière que quelques édifices publics : le Cercle agricole, le magasin La Belle Jardinière, l’Hôtel Continental et la Bourse de commerce. Une première explication réside dans sa faillite. Cette procédure judiciaire était, tout comme aujourd’hui, vécue comme une honte. Pour Blondel, elle mit en valeur les limites de l’exercice de la profession d’architecte exerçant parallèlement une activité commerciale. Les qualificatifs d’architecte ou entrepreneur de travaux publics furent questionnés lors des différents procès relatifs à sa faillite. Ils condamnaient l’architecte pratiquant des actes commerciaux, notamment la spéculation, à être qualifié d’entrepreneur de travaux publics et non plus architecte11. Cette ambiguïté fut soulignée et clarifiée quelques années plus tard par le code Guadet.

9 Une deuxième explication résulte du fait qu’il ne signait pas ses édifices. En effet, à la différence de certains de ses contemporains, aucun nom ni chronogramme n’apparaît sur ses constructions. De surcroît, il fut souvent confondu (de son vivant déjà), avec son homonyme et collègue Paul Blondel, prix de Rome en 1876, et décédé comme lui en 1897.

10 La dernière explication est liée à la discrétion même de l’architecte, attentif à protéger ses affaires favorisées par le préfet Georges-Eugène Haussmann. Les liens qu’il noua avec Haussmann expliquent sa carrière florissante entre le Second Empire et le début de la IIIe République. Le préfet connut l’architecte en 1855, qui proposa à la ville de Paris de se charger des expropriations de la rue de la Tabletterie, des démolitions et percement de la rue des Halles, et de la reconstruction de nouveaux édifices, moyennant le versement de 250 000 francs par la ville12. Cette première affaire

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favorable à notre architecte marqua le début de leur collaboration13. Les nombreux articles de presse et archives témoignent en effet d’une proximité certaine entre les deux hommes, tous deux de confession protestante.

11 Dès 1869, leur relation est mise en lumière dans Le Phare de la Loire : « On parle de la très immense fortune d’un M. Blondel, architecte, grand favori de M. le préfet14. » Cette complicité est confirmée par les Mémoires d’Albert Loiseleur des Longchamps Deville, chef de division à la préfecture de la Seine sous Haussmann. Celui-ci évoque l’entrevue de l’architecte et du préfet au lendemain de la révocation de ce dernier. Dernier reçu dans son bureau, Blondel avait « à faire signer d’urgence une pièce très importante pour lui15 ». Cette précision nous confirme les suspicions d’arrangements passés directement dans le bureau du préfet. L’auteur explique également que « le bureau des projets et acquisitions était l’officine où se préparaient les grandes opérations de voirie dont MM. Leroi, Berlancourt, Mahieu et Pauchet, Thome, Petit et surtout Blondel étaient les concessionnaires habituels16 ». Une telle remarque explique les nombreuses concessions de travaux publics obtenues par Blondel sous le Second Empire. En mars 1870, Le Gaulois rapportait que la ville devait des sommes importantes à Blondel, entrepreneur « d’une grande partie des travaux de voirie sous le règne de M. Haussmann17 ». Certains journalistes voyaient en notre architecte un « collaborateur d’Haussmann », « élevé à l’école du baron Haussmann18 ». Cette relation perdura après la révocation du préfet en janvier 1870. En effet, vers 1880, Blondel fut en charge pour la Société de travaux publics et constructions de percements et constructions à Bruxelles, dont Haussmann finança une partie, comme en témoignent de nombreux chèques et sa correspondance adressés à Blondel et à cette société (fig. 3). L’une des lettres conservées aux Archives Nationales fut adressée par l’ancien préfet à son architecte. Les formules de politesse employées par Haussmann trahissent les liens entre les deux hommes. Débutant par « mon cher Blondel », la lettre conclut par la formule « mille amitiés ». Nous retrouvons cette dernière expression dans une autre lettre adressée par l’ancien préfet à sa tante dont il fut très proche, c’est dire si Blondel et Haussmann étaient intimes19.

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Figure 3. Lettre de Camille Grosselin adressée à Haussmann le 22 février 1888.

Archives nationales, AB, XIX, 5202, dossier 2, papiers d’Haussmann © E. Jamet.

12 Pourtant, l’ancien préfet ne mentionna pas notre architecte dans ses Mémoires, ni aucune affaire dont il fut l’instigateur. Haussmann souhaitait probablement préserver les affaires de son ami. Dans une lettre adressée au journaliste Philippe Gille, le 2 novembre 1889, il s’expliquait sur l’orientation de ses Mémoires : « Des raisons de haute convenance m’imposent une grande réserve au sujet de bien des choses dont je fus témoin, quand le devoir professionnel ne me ferait pas du silence, une loi20. »

13 Il ne fait pas de doute qu’Haussmann fit de Blondel « l’homme de Paris » et favorisa le développement de ses affaires dont une grande partie se conclurent sous le Second Empire. Il obtint ainsi huit concessions pour se charger en lieu et place de la Ville de Paris de huit percements entre 1860 et 1868. Parallèlement à cette activité, il acheta de nombreux terrains visés par l’expropriation qu’il lotit et revendit. Entre 1857 et 1869, ce ne sont pas moins de seize terrains qu’il acquit auprès de la Ville, représentée par Haussmann, pour son propre compte ou pour celui de clients dont il avait été déclaré commande21. Le développement de l’agence Blondel sous le Second Empire est également perceptible par le nombre de constructions édifiées à cette période. En effet, plus de la moitié des maisons de rapport furent élevées entre 1855 et 1870, en quinze années (sur les vingt-quatre ans de pratique sous la Troisième République). C’est également à cette période qu’il construisit sur les plus belles places et artères de la capitale : place du Théâtre-Français (aujourd’hui André-Malraux), place de l’Opéra, quai de la Mégisserie, boulevards Saint-Michel et Sébastopol, rues de Turbigo et Palestro dont l’entrée du passage du Bourg l’Abbé, entre autres. L’activité qu’il développa entre 1870 et 1897 consistait principalement en lotissements liés aux percements et sociétés.

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Figure 4. Percement de la rue de Turbigo.

Archives de Paris, DU5 4513 (c) Elsa Jamet.

14 Cet architecte à l’œuvre prolifique ne travaillait pas seul, contrairement à ce qu’il voulait laisser croire22. En effet, tout laissait penser qu’il œuvrait en solitaire : il signait seul les documents graphiques (fig. 4) – aucun dessinateur n’est connu à ce jour –, et de trop rares occurrences, tardives, parlent de « collaborateurs » de M. Blondel et non d’« employés23 ». Pourtant, une agence Blondel existait, et deux bureaux à Paris, un principal, au 14 quai de la Mégisserie et un second, au 113 rue de Sèvres étaient nécessaires à l’exercice24.

15 En 1864, Henri Blondel s’établit quai de la Mégisserie, à proximité de l’hôtel de Ville et de la préfecture de la Seine (fig. 5). Il éleva sa maison sur la plus vaste parcelle, au numéro 14, et y installa également son agence de 1864 à 189325. Cette dernière y occupait un espace indépendant au fond de la cour, entre les rues Bertin-Poirée et Saint-Germain-l’Auxerrois, aux rez-de-chaussée, entresol et premier étage. Le premier niveau était occupé par un vestibule, tandis que l’entresol, accessible par l’escalier de service, était composé d’une antichambre, de deux bureaux ainsi que cinq chambres26. La partie principale de l’agence se trouvait au premier étage, où elle occupait environ 88 m² et communiquait avec la partie privée de son habitation27 (fig. 6).

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Figure 5. Maison du 14, quai de la Mégisserie, Paris.

© E. Jamet.

Figure 6. Plan du premier étage du 14 quai de la Mégisserie.

Médiathèque de patrimoine D,1,75, 18-17, © Ministère de la Culture (France), Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, diff. RMN-GP.

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16 La composition spatiale de l’agence révèle l’importance du nombre d’employés et l’organisation du travail. La première pièce dans laquelle le visiteur pénétrait était l’antichambre des bureaux ou vestibule, meublée de trois chaises et deux banquettes28. Depuis cette pièce, on accédait au salon d’attente ou antichambre d’Henri Blondel, meublée quant à elle de quatre fauteuils, deux chaises et une banquette. Elle menait à son tour au « cabinet de M. Blondel » à droite, et à trois autres bureaux à gauche. Son cabinet, la plus vaste pièce de l’agence, d’environ 22 m², occupait un espace situé à l’angle des deux rues et était éclairé par deux fenêtres donnant sur la rue Bertin-Poirée. Il y recevait les visiteurs le mardi et le vendredi, de neuf heures à midi29. Le cabinet, accessible directement depuis l’escalier, se situait à l’écart de l’espace de travail des commis, créant ainsi une hiérarchie au sein de l’agence. Nous retrouvons cette même disposition chez l’architecte Corroyer, dont le cabinet était séparé de celui de ses employés dans son hôtel particulier30. À l’opposé du cabinet de Blondel se trouvaient trois bureaux et des bureaux-caisses donnant sur cour, dont une caisse spéciale tenue en dernier lieu par M. Doons, comptable31.

17 Tout le mobilier nécessaire à l’exercice d’une agence était encore présent en 1890 au premier étage : 6 bureaux, dont celui de Blondel, 5 tables à dessiner, 1 tablette et 1 planche à dessins, 13 fauteuils, chaises et tabourets, 9 meubles à casiers pouvant comporter trente casiers et 102 cartons, 4 cartonniers pouvant recevoir au total 28 cartons, et 4 bahuts pour plans32. Cette multiplication des outils de travail montre une activité encore florissante en 1890, qui perdura au 5 rue de la Manutention après 1894. En effet, après en avoir achevé la construction, Blondel s’installa à cette adresse33. Son nouveau domicile comportait également un cabinet meublé de trois bureaux, 2 tables dont une à dessin, 2 banquettes, 3 chaises ainsi qu’un casier avec cartons qui lui permettaient d’exercer après sa liquidation et sa faillite34. Le nombre important de bureaux montre également l’existence d’une agence active à l’activité florissante composée d’un grand nombre d’employés.

Employés et collaborateurs : composition et organisation de l’agence Blondel

18 Le cabinet accueillit pendant plus de trente ans un grand nombre d’employés : comptables, commis, inspecteurs, experts, architectes vérificateurs et ingénieurs, dont treize seulement sont connus, grâce au dossier de faillite35. Des membres de sa famille l’aidèrent dans ses fonctions. La formation de ces hommes était variée : architectes issus de l’école des Beaux-Arts, ingénieurs ou gestionnaires, ils contribuèrent tous au rayonnement de l’agence. Ils exerçaient diverses activités : experts, vérificateurs, ingénieurs, ils étaient également financiers, actionnaires ou secrétaires de sociétés dans lesquelles Blondel avait des intérêts. Ainsi, les affaires de l’architecte et ses relations avec les hommes politiques et financiers ne peuvent être dissociées de l’activité et travail de son agence.

19 L’un des premiers collaborateurs d’Henri Blondel fut Antoine Gustave Boegner (1841- ?). Présent rue du Jardinet dès la fin des années 1850, il possédait son propre bureau dans les nouveaux locaux quai de la Mégisserie, où il exerça au côté de l’architecte jusqu’à sa faillite36. Ses tâches semblent s’adapter et évoluer en fonction des chantiers et des besoins. Il fut à la fois inspecteur, commis d’architecte, voire architecte37. À

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l’instar de Boegner, Pierre Marie Latruffe ou Latruffe aîné (1833-1898), il exerça très tôt au sein de l’agence, où il « avait été longtemps le premier employé des bureaux de M. Henri Blondel » y occupant des fonctions d’architecte-vérificateur38. À la différence de son collègue, il quitta l’agence pour exercer à son propre compte en tant qu’architecte, au 6 rue Bizet, tout en continuant de collaborer pour son maître39. En effet, on le retrouve vérificateur d’édifice pour Blondel en 1887, rue Bergère. Entre 1886 et 1889, il fut également chargé avec Boegner de la conduite et de la surveillance des travaux de la Bourse de commerce. Pour ce dernier chantier, il fut épaulé d’un vérificateur adjoint, Duvivier40. Un an plus tard, Blondel délégua au vérificateur le soin d’achever une maison qu’il avait fait élever au 15 rue du Louvre (fig. 7). Pour cette réalisation, l’architecte lui versa une somme de 40 000 francs en garantie, qui fut absorbée par les travaux41. Blondel s’entoura également d’un second vérificateur en la personne de Georges Émile Delélo. Formé à l’École spéciale d’architecture (1875) et à l’école des Beaux-Arts (1888), Blondel lui devait 15 000 francs d’honoraires en 1890, pour « inspection et vérification de travaux », une somme qui s’éleva finalement à 58 000 francs en 189842.

Figure 7. Maison du 15 rue du Louvre, élevée pour Auguste Dreyfus, 1889-1890.

© Elsa Jamet.

20 Au début de la IIIe République, de nouveaux collaborateurs se joignirent aux précédents, dont de nombreux ingénieurs des Arts et manufactures et Arts et métiers, d’où Henri Blondel sortait. Leur présence dans les cabinets d’architectes était particulièrement appréciée, et cette double formation d’Henri Blondel était louée43. L’un des premiers ingénieurs civils, Louis-Paul Xavier-Jean (1842-1880 ; Centrale, 1863) collabora principalement à des affaires de travaux publics, pour des sociétés dirigées ou administrées par Blondel44. En 1875, il se chargea de vendre des terrains qu’Henri Blondel venait de percer sur le boulevard Saint-Germain pour le compte de la Société

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immobilière de Paris, et dans laquelle il avait des intérêts45. De 1875 à 1877, Xavier-Jean s’occupa de vendre des parcelles rue de Miromesnil dont le lotissement était prévu « au gré des vendeurs46 ». Ces terrains, lotis par Blondel, appartenaient à la Société des quartiers neufs, qui devint par la suite la Société de travaux publics et constructions. Parallèlement, en 1876, l’ingénieur acheta des terrains expropriés à Bruxelles par cette même société, opérations menées sous la direction de l’architecte47. Deux ans avant son décès, en 1878, il reçut une procuration de Blondel pour contracter des prêts pour la Société des quartiers neufs48. Un deuxième ingénieur centralien, Paul Maurice Jullien (1849- ? ; Centrale, 1871), exerça également au sein du cabinet. Après avoir travaillé comme ingénieur en chef des chemins de fer, il occupa dans ce bureau des fonctions d’expertise. Il était également chargé de passer des baux et marchés avec « tous entrepreneurs et fournisseurs » pour Henri Blondel ou pour les sociétés dont il était l’administrateur49. Un dernier ingénieur, Fernand Vercken (1856-1924), se mit au service de l’architecte vers 188450. Ingénieur civil de formation, il occupait principalement des fonctions de secrétaire51. Rédigeant des lettres au nom et pour le compte de Blondel, sur le papier à en-tête de son employeur, il y ajoutait ses heures de présence quai de la Mégisserie : « Le matin de 9 h à midi, mardis & vendredis », soit aux mêmes horaires que l’architecte52.

21 Certains employés, architectes de formation, se mirent à leur compte. C’est le cas de Michel Rabier (1860- ?), ancien élève de l’école des Beaux-Arts (1883). Formé aux côtés de Blondel entre 1883 et 1888, il continua de collaborer avec son maître tout en exerçant à son compte dans un immeuble construit par Blondel au 9 rue du Louvre53. Ainsi, vers 1888, il spéculait avec Blondel pour construire une maison boulevard de Strasbourg, au Havre. Tout comme Rabier, l’architecte Léon Carrier (1854-1931) se mit à son compte après avoir travaillé auprès de Blondel54. Tout en exerçant de manière indépendante, il travailla en étroite collaboration avec Blondel. Ainsi, entre 1892 et 1896, il établit ses bureaux au 15 rue du Louvre, dans une maison dont il dirigea les travaux pour l’architecte (fig. 7). C’est à cette même adresse que ce dernier s’installa un temps en 1893, après avoir quitté le 14 quai de la Mégisserie55. En 1892, Carrier se chargea de modifications dans un autre immeuble de son ami, au 18 boulevard Montmartre56. Créancier de Blondel, ce dernier lui devait pas moins de 26 000 francs pour « études et inspection de travaux » en 1890. Ces deux exemples montrent la fidélité et la dévotion des anciens employés de l’architecte en chef, qui leur faisait profiter de son réseau et de ses affaires. Sa liquidation puis sa faillite ne firent pas cesser la collaboration avec ses employés créanciers. En effet, les versements d’appointements à Quilbeuf, Redon, Collignon, et Doer ou Douer mettent en lumière les derniers employés de l’agence, encore présents après la liquidation57.

22 Parallèlement au travail mené par ses collaborateurs, Blondel reçut l’aide quotidienne de membres de sa famille. En joignant à ses affaires son noyau familial, Henri Blondel ne dérogeait pas à l’habitude d’unir famille et affaires professionnelles, qui permettait de diversifier les connaissances au sein de l’entreprise, d’assurer une pérennité à sa société et de maintenir le secret professionnel58. Les alliances au sein des familles Blondel, Villain, Grosselin et Broca éclairent les intérêts économiques mis en jeu dans les affaires de l’architecte et l’importance de préserver le secret des affaires. Ainsi, Henri Blondel épousa Victorine Emma Grosselin en 1852, fille du géographe sténographe de l’Assemblée nationale Augustin Grosselin (1800-1870)59. L’année suivante, le frère d’Henri, Blaise François Blondel (1819-1884), s’unit avec Claire

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Adélaïde Villain (1821- ?). En 1860, le frère de cette dernière, Jean Louis Henri Villain (1819-1886), notaire, épousa Laure Adèle Grosselin (1836- ?), sœur d’Emma. Trois familles se trouvaient alors liées entre elles60. Ces différentes alliances ont servi directement les activités de Blondel : au sein même de sa famille se trouvaient réunis un directeur de tramways, un notaire, des industriels et des ingénieurs, et tous prirent part financièrement dans ses affaires.

23 Deux des beaux-frères de Blondel, Pierre Camille Grosselin (1832-1913) et Henri Villain, occupèrent une place importance dans l’agence : ils avaient en charge la gestion des biens et des affaires. Chacun possédait une procuration donnée et renouvelée en 1869, 1870 et 1878. En donnant procuration dans la gestion de ses biens et affaires à Villain, ancien notaire, conseiller départemental de l’Aisne, élu député de 1871 à 1886, Blondel s’appuyait sur ses connaissances politiques, judiciaires et commerciales. Quant à Pierre Camille Grosselin, il était enseigne de vaisseau jusqu’en 1857 environ61. Fidèle à l’architecte, il travailla à ses côtés de nombreuses années, en gérant sa comptabilité, administrant ses biens et affaires ainsi que son courrier62. Il se chargeait également de remettre les appointements aux employés. Pour les affaires courantes, Grosselin possédait son propre bureau situé à son domicile au 113 rue de Sèvres, ouvert aux visiteurs les lundis, mercredis et vendredis de 10 heures à midi (fig. 3)63. Une deuxième caisse spéciale s’y trouvait. Ces deux beaux-frères multipliaient les fonctions : comptables, gestionnaires, administrateurs, collaborateurs et bras droits : ils occupaient tous deux un rôle important au sein du cabinet Blondel, allant jusqu’à représenter l’architecte lors de rendez-vous avec des clients64. Ils prirent part également aux affaires financières et spéculatives d’Henri Blondel.

24 L’implication des employés et des membres de la famille dans les affaires et les sociétés dont Blondel était fondateur ou administrateur peut être considéré comme une caractéristique de l’agence. Blondel faisait profiter son entourage de ses spéculations. Ainsi, la Compagnie d’assurances contre l’incendie La Paix, fondée par Blondel, eut comme souscripteur Villain, Grosselin et Latruffe. Ces deux beaux-frères étaient également actionnaires de la Société de maisons à bon marché. Villain fut également membre de la Compagnie de l’Ouest Algérien, dont Blondel était administrateur en 1879. Grosselin avait créé une Société anonyme de construction d’immeubles domiciliée au 14 quai de la Mégisserie et dont les fondateurs étaient tous des entrepreneurs de Blondel65. Son employé, Xavier-Jean, était, quant à lui, secrétaire de la Société des quartiers neufs et directeur adjoint de la Société des immeubles de Paris, qui avait pour administrateur Blondel. De même, nous retrouvons Jullien, commissaire de la Société des immeubles du boulevard Montmartre et de la rue Drouot et actionnaire de la Société foncière de l’Hôtel Continental et de la Société de la Bourse de commerce. Quant à Vercken, il était souscripteur de cette dernière société et de la Société anonyme foncière, également administrée par Blondel. Certains avaient même pris place au sein de banques, tels que Xavier-Jean, secrétaire de la Société de dépôts et comptes courants, dirigée par Armand Donon, qui finança l’essentiel des activités de notre architecte à partir de 1865.

25 Henri Blondel se servait ainsi des sociétés et des actions pour rémunérer ou récompenser ses employés. Le rapport de faillite éclaire les pratiques de l’architecte versant des actions en lieu et place d’appointements, lorsqu’il n’avait pas ou plus de liquidités66. Ces employés, collaborateurs, membres de sa famille étaient ainsi actifs à tous les niveaux dans les affaires. Essentiels au développement de son activité, ces

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hommes aux capacités et formations variées l’aidèrent à faire de lui « l’homme de Paris ».

Conclusion

26 L’agence d’Henri Blondel, aujourd’hui oubliée, fut l’une des plus importantes de Paris : on y concevait et dessinait des percements, des aménagements et des maisons de rapport qui constituèrent le « Paris haussmannien ». Grâce à l’appui du préfet Georges- Eugène Haussmann, l’architecte spécula librement sur les terrains expropriés. Ces affaires mettent au jour un vaste réseau comprenant des hommes politiques, des financiers, des entrepreneurs et des membres de sa famille. Une génération oubliée d’ingénieurs ou architectes fut formée au « style Blondel », et œuvra à son tour à la construction de nombreux lotissements parisiens, tels les architectes Carrier, Latruffe ou Rabier67. Contrairement à Blondel, ces collaborateurs ne se limitèrent pas au centre de Paris, ils élevèrent des immeubles dans les arrondissements annexés en 186068. Il est important de souligner que le cabinet d’Henri Blondel ne fut pas un cas isolé. D’autres architectes, tels Latruffe ou Paul Fouquiau (1855-1912), multiplièrent les constructions parallèlement à des activités financières et commerciales, aidés par des sociétés immobilières et bancaires69. Toutefois, seul Henri Blondel bénéficia d’un appui aussi fort du baron Haussmann.

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NOTES

1. La première occurrence du terme « haussmannisé » fut employée sous la plume d’Émile de Girardin parlant d’« haussmanniser la France » en 1864. Voir Louis Lazare et Émile de Girardin (dir.), Publications administratives, tome VII, 1862-1868, p. 18. 2. Le Panthéon de l’industrie, 1880, p. 145 « M. Henri Blondel ». Sa liquidation puis faillite ne mirent pas fin à sa carrière, qu’il poursuivit jusqu’à son décès. 3. Archives de l’école nationale supérieure des Arts et Métiers, dossier d’étude d’Henri Blondel communiqué par madame Sylvie Albenque. Ce dossier est très complet et comporte des informations quant à sa santé, sa précédente formation, sa scolarité, les matières pratiques, ses résultats et classements, ainsi que son comportement dissipé et peu travailleur qui lui ont valu 44 salles de police et quatre séjours en « prison » à l’École. 4. Le Phare de la Loire, 13 mars 1869. 5. Le travail de Nicolas Stoskopf, en particulier Banquiers et financiers parisiens (Paris, Picard/ Éditions Cenomane, 2002) a mis en lumière l’activité et l’importance de ce banquier et cette société. Voir également l’ouvrage de Michel Lescure, Les banques, L’État et le marché immobilier en France à l’époque contemporaine (Paris, Éditions de l’EHESS, 1982), qui a cerné le rôle et les activités de Blondel. À ce jour, nous n’avons pu éclaircir qu’une partie des relations complexes entre Donon et Blondel. 6. Dossier de Légion d’honneur du 20 octobre 1878, Archives nationales (AN), LH, 260, 49. Il obtint la médaille d’argent de la Société centrale (prix Lesoufaché) en 1878. Voir La réforme du bâtiment, n°42, 19 septembre 1897, Moniteur des architectes, 12e vol., 1878, et AN, MC, DC, XII, 184, rapport de liquidation judiciaire d’Henri Blondel.

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7. La réforme du bâtiment, n°42, 19 septembre 1897. Concernant sa liquidation et faillite, voir les dossiers suivants AN, MC, DC, XII, 184 et Archives de Paris (AP), D11U3 1448. Voir également AP, D2U3 3028, jugements du Tribunal de commerce du 10 décembre 1890 déclarant Blondel en liquidation, et AP, D1U9 365, jugement de la Cour d’appel de Paris du 19 mai 1892 prononçant sa faillite simple. Ce dernier fut confirmé par la 8e chambre correctionnelle du tribunal de première instance le condamnant à 3 000 francs pour banqueroute simple, AP, D1U6 542. 8. AN, MC, DC, XII, 184 et AP, D11U3 1448. 9. Le Panthéon de l’industrie, 1880, p. 148. 10. Le Journal, 15 septembre 1897, article nécrologique. 11. Sa faillite ne dépendait plus du tribunal civil mais du tribunal de commerce. 12. Ces nouvelles constructions se trouvent aujourd’hui rue des Halles, place Sainte-Opportune et rue de Rivoli. Concernant cette affaire, voir Résumé des traités de concessions relatifs aux grandes opérations de voirie, Paris, Charles de Mourgues Frères, 1869. 13. La Liberté, 16 septembre 1897. 14. Le Phare de la Loire, 13 mars 1869. 15. Albert Loiseleur des Longchamps Deville, extraits de ses Mémoires (Bibliothèque de l’Hôtel de Ville de Paris, Ms 1389). Voir également Nicolas Chaudun, Haussmann au crible, Paris, rééd. Haussmann, Georges-Eugène, préfet-baron de la Seine, Arles, Actes Sud, 2013, p. 281. 16. Albert Loiseleur des Longchamps Deville, extraits de ses Mémoires, BHdV, Ms 1389. 17. Le Gaulois et Le Temps, 31 mars 1870. 18. La France, 12 décembre 1890 et Le Figaro, 12 décembre 1890. 19. AP, 6AZ 18, pièce 1014, lettre s.d. d’Haussmann adressée à sa tante et AN, AB, XIX, 5202, dossier 2, papiers d’Haussmann. 20. BHdV, Ms 32. 21. La plupart de ces actes de ventes ont été passés devant Me Dufour et Thomas. 22. L’importance du développement de son activité est illustrée par un total de 68 cahiers de comptabilité : livres de caisses, honoraires, gérance d’immeuble, et comptes y étaient répertoriés (AN, MC, DC, XII, 184). Les gros encaissements et paiements importants étaient « généralement faits par Blondel personnellement » comme on peut y lire. 23. Le terme « employé » est uniquement utilisé par son syndic de faillite, voir AP, D11U3 1448. 24. AN, MC, DC, XII, 184. 25. Lorsqu’il se mit à son compte en 1852, Henri Blondel exerçait à son domicile, au 13 rue du Jardinet, maison démolie en 1876, par expropriation. Concernant l’installation de son agence au sein de son domicile, voir Maxime Decommer, Les architectes au travail l’institutionnalisation d’une profession, 1795-1940, Rennes, Presses Universitaire de Rennes, p. 225. Il met en valeur le rôle des employés au sein d’une agence d’architecte, et s’intéresse également au lieu de pratique de l’architecte. 26. Ces chambres semblaient servir aux employés, comme Marlis, qui résidait au 14 quai de la Mégisserie ou Paul Maurice Jullien, voir AP, 3589W 1546 pour Marlis, Agenda et annuaire de la magistrature, du barreau et des officiers publics, 1884, pour Jullien. 27. Nous n’avons pu avoir accès aux plans d’origine conservés par des particuliers. Les photocopies de ces plans sont toutefois présentes dans le dossier d’inscription au titre des Monuments historiques, Médiathèque du patrimoine, D/1/75/18-17. Malheureusement, il manque le plan de l’entresol. Nous nous sommes également servis de l’inventaire après faillite AP, D11U3 1448 pour l’étude de l’agence. La distribution de cette maison est intéressante tant elle est le lieu de toutes les mondanités d’une vie sous le Second Empire et le début de la IIIe République : elle est à la fois la résidence de sa famille et belle-famille, l’adresse postale de nombreuses sociétés immobilières et financières, et le lieu de réunions politiques pour son beau- frère, Henri Villain, voire de concerts.

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28. Médiathèque du patrimoine, D/1/75/18-17, AP, D11U3 1448 et AN, MC, ET, XXXIV, 1460, 10 mars 1890, acte de vente du 14 quai de la Mégisserie et bail fait à Henri Blondel. L’inventaire après faillite, dressé en 1890, décrit le mobilier présent dans chacune des pièces. Nous ne pouvons donc prendre qu’en considération le mobilier tel qu’il se composait en 1890, à l’apogée de la carrière de Blondel. 29. Les bureaux restaient fermés le dimanche, un concierge assurait la réception des visiteurs, comme on peut le lire dans Le cri du peuple du 24 juillet 1888. 30. Maxime Decommer, Les architectes au travail, op. cit., p. 239. 31. AN, MC, DC, XII, 184. 32. Un autre bureau plat, similaire à ceux présents dans les bureaux, était disposé dans la lingerie. Il pourrait s’agir d’un bureau supplémentaire lié à l’agence, une bibliothèque était également présente dans cette pièce, qui malgré sa dénomination ne renfermait aucun linge. 33. AN, MC, ET, XXXIV, 1460, 10 mars 1890, acte de vente du 14 quai de la Mégisserie. Annuaire almanach du commerce, de l’industrie, de la magistrature et du département, Paris, Firmin Didot, 1893 et 1894. Voir également AP, 3589W 997, casier sanitaire, 5 rue de la Manutention. 34. Ces meubles avaient échappé à la vente aux enchères de son mobilier en février 1891 (AP, D40E3 3, minute de vente, prisée des objets Me Jules Guidou, 24 et 25 février 1891, n°344). Il continua d’exercer après sa faillite, notamment des petits travaux et expertises. 35. Nous ne connaissons pas à ce jour de dessinateur ayant eu en charge exclusivement ces fonctions au sein de l’agence. 36. AP, D11U3 1448. Lors de l’inauguration de la Bourse de commerce, une invitation fut envoyée pour Boegner à l’adresse du 14 quai de la Mégisserie. Voir AP, 2ETP/2/2/02 3, et BnF, LC 26, Album de l’Hôtel Continental, 1878. 37. Le Figaro du 5 août 1870 le mentionne comme architecte, lors de son mariage. Le Bulletin des lois de la République française du 20 septembre 1871 le qualifie de commis d’architecte, lorsqu’il obtient la nationalité française, et La construction moderne du 17 septembre 1887 lui donne la fonction d’inspecteur. 38. La construction moderne, 6 août 1898. 39. Indicateur de la propriété foncière, 1889. Voir également La construction moderne, 6 août 1898. Comme son maître, Latruffe s’illustra dans le développement de lotissement et percements : Anne Dugast et Isabelle Parizet, Dictionnaire par noms d’architectes des constructions élevées à Paris aux XIXe et XXe siècles, Paris, Service des travaux historiques de la Ville de Paris, 1990-1993. 40. La Construction moderne, 17 septembre 1887 et AP, VM28 2. 41. AP, D11U3 1448. 42. AP, D11U3 1448, bilan de M. Blondel, 4 décembre 1890 et assemblée d’union de 1898. 43. Les noms des collaborateurs employés après 1871 ont été plus faciles à trouver, les documents n’ayant pas disparu dans l’incendie de l’hôtel de Ville. Le fonds de voirie VO11 des Archives de Paris, actuellement bloqué par l’amiante, ne nous permet pas de compléter nos sources. 44. Il est intéressant de noter que Xavier-Jean a créé en 1869 une société en commandite Xavier- Jean et Compagnie, dont le siège était situé 14 quai de la Mégisserie. 45. Le Soir, 29 avril 1875. Concernant le percement, voir AP VO11 3263. Aujourd’hui ce terrain correspond au 278 boulevard Saint-Germain. 46. Annonces publiées du 29 avril 1875 au 4 octobre 1877 dans Le Soir. 47. Archives de Bruxelles, AVP, propriétés communales, 9000, Société des travaux publics et constructions. 48. AN, MC, XLVIII, 1092, acte du 24 juillet 1878, procuration par Henri Blondel, administrateur de la Société des quartiers neufs, à Louis-Paul Xavier-Jean. 49. AN, MC, XLVIII, 1128, acte du 23 novembre 1880 et AP 3770W 14, acte des 9 et 18 mars 1869. Il était également expert auprès du Tribunal de commerce, Indicateur de la propriété foncière, 1893.

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Paul Maurice Jullien commença sa carrière auprès des chemins de fer, à l’instar de son père Charles Édouard (1813-1860 ; Centrale, 1871). 50. Fernand est le fils de Léon Vercken ou Vercken de Vreuschmen (1828-1892), qui fut secrétaire de la Chambre de commerce d’Anvers, consul de Belgique en Perse. Lui-même était présent dans les affaires de Blondel, notamment dans le quartier Marbeuf, en 1884. Son oncle, René Vercken, fut, quant à lui, l’un des avocats d’Henri Blondel, avec Waldeck-Rousseau, lors de sa faillite. 51. Charles Bivort, La Halle au blé en 1789, la Bourse de commerce en 1889 : cent ans, Paris, Imprimerie et librairie des Halles de la Bourse de Commerce, 1889, et La construction moderne, 28 décembre 1889. 52. AP, 3589W 1546, casier sanitaire des 18 et 20 rue Michel Lecomte, lettre de Vercken du 17 janvier 1889, voir aussi AN, MC, ET, VII, 896, acte du 11 février 1884, lettre du 10 juillet 1884. 53. AN, MC, DC, XII, 184, rapport de faillite d’Henri Blondel, et AP, D11U3 1448, bilan d’Henri Blondel. Rabier fut diplômé de l’école des Beaux-Arts en 1883. 54. Cet ancien élève de l’école des Beaux-Arts (1870), issu de l’atelier de Julien Guadet, rencontra Blondel avant 1880. En effet, cette année-là, Léon Carrier épouse Marie Delbouck, fille de l’architecte Joseph Louis, dont le premier témoin était Blondel (V4E 3340, acte de mariage du 5 mai 1880 de Léon Carrier, 7e arrondissement). 55. Sa liquidation judiciaire le 10 décembre 1890 l’obligea à vendre son domicile en mars 1890. Il y resta cependant locataire jusqu’en 1893. Sa mise en faillite, le 19 mai 1892 contraignit l’architecte à déménager. Voir AP, D2U3 3028, arrêt du Tribunal de commerce du 10 décembre 1890 prononçant sa liquidation judiciaire, et AP, D1U9 365, arrêt de la Cour d’appel de Paris du 19 mai 1892 prononçant sa faillite simple. 56. AP, VO11 2241. 57. Tous les détails des appointements se trouvent dans le dossier de faillite, AP, D11U3 1448. Malheureusement, nous ne pouvons pas analyser ces différents versements. En effet, les seules informations dont nous disposons sont le montant d’appointements (320,10 F solde d’appointements, 940,10 F, solde d’appointements à fin juin, 610,10 F, solde d’appointements à fin juin, 200,10 F à valoir sur appointements). Ces sommes ayant été versées entre avril et juin 1891, nous ne pouvons savoir si elles correspondent à des appointements pour six mois, ou pour une année. 58. Concernant la profession d’entrepreneur, voir l’ouvrage de Patrick Verley, Entreprises et entrepreneurs du XVIIe au début du XXe siècle, Paris, Hachette, 1994, , chapitre IV « Entreprises et réseaux familiaux », pp. 72-96. Voir également Michelle Perrot, La vie de famille au XIXe siècle, Paris, Seuil, 2015. 59. Œuvrant toute sa vie auprès des sourds-muets il a inventé la méthode phénomimique et fut l’initiateur de l’apprentissage des sourds-muets et des entendants-parlants. 60. La même situation se produira pour la génération suivante : deux filles d’Henri Blondel épousèrent Élie André Broca (1863-1925) et Alphonse Georges Broca (1848-1918), issus tous deux d’une grande famille protestante. Ce dernier, ingénieur et directeur des Tramways Nord et Sud, a pris une part active dans les affaires de son beau-père. Georges Broca finança de nombreuses sociétés de Blondel. Blondel, quant à lui, construisit pour les tramways dix dépôts. 61. Il est qualifié de « rentier » dans l’acte de procuration (AN, MC, VII, 870). 62. Entre 1881 et 1889, Grosselin se chargea de répondre à Haussmann concernant l’affaire financière en Belgique, et échangea avec lui de nombreux chèques. Voir AN, AB, XIX, 5202, papiers de Georges-Eugène Haussmann. 63. Henri Blondel se chargeait du paiement de la location, comme en témoigne la somme de 195,95 francs remis à Camille Grosselin pour paiement du loyer (AP D11U3 1448). En 1867, Grosselin résidait au 34 rue Saint-Placide, et en 1868, au 14 quai de la Mégisserie. En 1878, il était présent rue de Sèvres, en location et y résidait toujours au moment de la faillite de l’architecte (AN, MC, VII, 870, 25 juillet 1878). Voir aussi AP, 3770W 14, lettre du 12 novembre 1889 de Camille

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Grosselin : il rajoutait à la main sur les courriers à en-tête d’Henri Blondel « bureau de Camille Grosselin ». Voir également AN, AB, XIX, 5202, papiers de Georges-Eugène Haussmann, lettre de Camille Grosselin du 14 décembre 1887 adressée à Haussmann. 64. Voir AP, DU5 344, n°15423, 15 janvier 1874 n°6, jugement préparatoire Mangeant contre Blondel. Ce jugement, qui n’a pas débouché sur un jugement contradictoire – la plainte ayant dû être retirée – interroge la fonction de Villain au sein du cabinet de Blondel. On y apprend également que Villain fait l’intermédiaire entre Mangeant et Blondel, dès 1869. Selon le jugement préparatoire, les lettres que Mangeant adressait à Blondel étaient transmises directement à Villain, sans raison apparente. 65. AN, MC, ET, XLVIII, 1108, 16 août 1879 statuts de la Société anonyme de construction d’immeubles. En 1887, Vercken en était actionnaire. 66. AP, D11U3 1448. Blondel versa à Carrier des actions de la Société de la Bourse de commerce à la place d’honoraires. 67. Le style Blondel est mentionné dans La construction moderne le 29 janvier 1898. Le journaliste déplorait la disparition de styles dont le style « Blondel et ses grands ordres de pilastres cannelés enserrant des fenêtres à frontons, circulaires ou triangulaires. » 68. L’essentiel des activités de constructions et percements de Blondel se situe dans les premiers arrondissements de Paris. Quelques opérations sont toutefois à noter dans le XIe, XVIe, et XVIIe arrondissements. 69. En 1884, Fouquiau mentionnait avoir élevé plus de 200 maisons et hôtels à Paris, il fut également qualifié de « financier » dans Le Journal du 27 mai 1901. Les rapports entre Blondel et lui sont assez obscurs. Vers 1884, nous trouvons Fouquiau dans le quartier Marbeuf, architecte pour la Société générale immobilière, alors que Blondel est le concessionnaire de l’assainissement de ce quartier. En 1892, il est mentionné que Fouquiau est l’architecte de la Société des immeubles de France, dont Blondel œuvra également pour elle. Les deux hommes ont très certainement travaillé ensemble. Le parallèle entre leurs carrières est intéressant, Fouquiau fit également des faillites mais se releva. Alexia M. Yates a bien mis en valeur le travail de cet architecte dans Selling Paris, property and commercial culture in the fin-de-siècle capital, Londres, Harvard University Press, 2015.

RÉSUMÉS

L’agence de l’architecte Henri Blondel (1821-1897) fut l’une des plus importantes de Paris à la fin du XIXe siècle. Actif de 1852 à 1894, il contribua au chantier du nouveau Paris haussmannien : percements et alignements de nouvelles voies, lotissements et constructions de maisons de rapport rythmaient les journées de son agence. Pour l’épauler dans cette tâche, de nombreux architectes vérificateurs, commis, experts et ingénieurs travaillèrent pour lui dans ses bureaux du 14 quai de la Mégisserie à Paris. Ces affaires furent favorisées par l’aide du préfet de la Seine, Georges-Eugène Haussmann dont il était proche. Après avoir spéculé toute sa vie, Blondel tomba dans l’oubli après la déclaration de sa faillite pour plus de 25 millions de francs de passifs. Un certain nombre de sources inédites permettent d’étudier l’ensemble de l’activité de l’agence et son organisation.

By the end of the 19th century, the architecture agency run by Henri Blondel (1821-1897) was one of the leading agencies in Paris. Active from 1852 to 1894, he contributed to the construction of

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the new Haussmannian Paris. The days of his agency were thus punctuated by drilling and aligning new roads, as well as building housing estates and rental houses. To support him in this task, many architectural auditors, assistants, experts and engineers worked for him in his offices at 14 quai de la Mégisserie in Paris. These business affairs were supported by the Prefect of the Seine, Georges-Eugène Haussmann, to whom Blondel was close. Having speculated financially throughout his career, Blondel was soon forgotten after filing bankruptcy for more than 25 million francs in liabilities. A certain number of unpublished source materials, however, allow us to study the agency’s organization along with the entirety of its activities throughout its existence.

INDEX

Mots-clés : Architecte, Entrepreneur, Haussmann, Spéculation, Paris. Keywords : Architect, Haussmannian Building, Housing Estates, Speculation, Paris.

AUTEUR

ELSA JAMET Elsa Jamet est doctorante en histoire de l’architecture sous la direction de Jean-Baptiste Minnaert à Sorbonne Université (école doctorale 124 — Centre André Chastel, UMR 8150). Sa thèse a pour sujet Au cœur du système haussmannien : Henri Blondel (1821-1897), architecte, entrepreneur et financier, et fait l’objet d’un contrat doctoral avec mission d’enseignement (sept. 2018-sept. 2021). En 2019 et 2020, elle a rédigé une notice « Architecture et spéculation immobilière dans la seconde moitié du XIXe siècle » publiée en ligne pour l’Encyclopédie pour une histoire nouvelle de l’Europe du LabEx EHNE, et un article écrit avec Jean-François Belhoste intitulé « L’ancienne Halle au blé de Paris, hauts et bas d’un chef-d’œuvre technique »,Centraliens, n°669, janv.-fév. 2020).

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L’entreprise-agence de Jean Walter. 1918-1957. L’architecture au service de l’affairisme ? The architecture firm-agency of Jean Walter, 1918-1957: Architecture at the service of business?

Marie Gaimard

1 La période s’étendant entre la rédaction du code Guadet (1895) et la création de l’ordre des architectes (1940) est riche en débats sur les conditions d’exercice et les aspirations à la réglementation de la profession. Les architectes perçus comme les plus silencieux ne sont pas les moins actifs, ni les moins concernés par les mutations de leur métier. Les activités d’un architecte tel que Jean Walter (1883-1957), qui investit de nombreux domaines du champ de la construction – de la conception à la production industrielle en passant par la promotion immobilière – peuvent ainsi nous éclairer sur l’étendue et l’organisation des activités d’un architecte pendant l’Entre-deux-guerres.

2 Né en 1883 à Montbéliard, Jean Walter suit une formation rapide (trois ans, de 1899 à 1902) à l’École spéciale d’architecture. Une fois diplômé, il retourne dans sa région natale où il travaille essentiellement pour les grandes industries textile (DMC), horlogère (Japy) et automobile (Peugeot). Il livre alors de nombreuses cités ouvrières, dont certaines s’inspirent, à une date relativement précoce (cité des Longines, Valentigney, 1907-19091) en France, des préconisations avancées par Ebenezer Howard depuis la fin du XIXe siècle. La Première Guerre mondiale bouleverse les destins autant qu’elle révèle des personnalités. Bien que blessé à plusieurs reprises et physiquement harassé, Jean Walter choisit ce moment pour réévaluer ses ambitions de carrière à la hausse. Il s’installe à Paris et pose les premiers fondements d’une structure hybride, relevant de l’agence d’architecture, de l’entreprise générale, mais aussi de la société industrielle ou de la fondation philanthropique. L’épicentre de ses activités se situe à l’hôtel Chalons-Luxembourg dans le quartier du Marais, à Paris.

3 Cet article vise à montrer comment l’architecture, discipline de formation et de référence pour Jean Walter, fut progressivement conduite à devenir un outil, parmi

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d’autres, destiné à servir ses ambitions professionnelles et ses vues affairistes dans le monde de l’industrie et de ses dérivés, et à explorer les répercussions de cette évolution sur son organisation professionnelle. Ce développement fait suite à notre thèse de doctorat Hygiène, morale, rentabilité. Jean Walter, architecte (1883-1957) soutenue en 2013 ; il approfondit, à la lumière de documents d’archives supplémentaires2, l’analyse menée dans l’article « Entreprendre et construire : les pratiques ambiguës de l’architecte Jean Walter (1883-1957) » publié en 20143.

Un sens aigu des affaires

4 Né dans une famille bourgeoise et protestante attestant de liens filiaux et amicaux avec le milieu du patronat et de l’industrie (Dollfus, Peugeot Japy), le jeune Jean Walter hérite de son père, alors à la tête d’une société de travaux publics, le goût d’entreprendre. Cette sensibilité se déploie à une échelle inédite à partir de 1918. La consultation de l’annuaire Sageret sur plusieurs années4 se fait particulièrement instructive. Jean Walter semble délaisser la profession d’architecte (il ne crée pas d’agence à Paris) mais il multiplie la création de sociétés anonymes, toutes hébergées au 26 rue Geoffroy l’Asnier à Paris. Celles-ci recouvrent :

5 - la reconstruction et de la réorganisation du territoire agricole dans le nord de la France durement touché par le conflit (Société agricole soissonnaise, 1918) ;

6 - l’entreprise générale (Société de construction industrielle SACI, 1918 ; Société anonyme des établissements BRB — constructions monolithes ou démontables en ciment armé, 1918 ; Les Pieux explosés : société anonyme d’entreprise générale des fondations, 1924) ;

7 - l’exploitation minière (Société minière de Zellidja, 1925) ;

8 - la spéculation foncière (Société immobilière de la banlieue parisienne, 1927).

9 Ces sociétés restent chacune sous la tutelle de leur fondateur, dans un mode d’organisation ramifié. Ainsi, les membres des divers conseils d’administration font toujours partie du cercle professionnel, amical ou familial de Jean Walter5. L’enchevêtrement des activités et des finances est particulièrement sophistiqué et peu transparent car les sociétés sont interdépendantes les unes des autres. C’est également au 26 rue Geffroy l’Asnier que s’installe la fondation nationale des bourses Zellidja en 19396 puis que l’agence d’architecture est officiellement déclarée en 1940 auprès du conseil de l’ordre des architectes.

10 Parmi les entreprises qui comptèrent le plus dans cette organisation durant les années 1920-1930 figure la SACI. Dès sa création en 1918, celle-ci est destinée à devenir l’outil principal et le support technique pour tous les marchés obtenus par Jean Walter. Les statuts et les textes fondateurs de la SACI trahissent clairement ce mélange des genres et des activités qui, à l’époque, est encore juridiquement envisageable, la société ayant pour objet : 1°L’entreprise en France, aux colonies et à l’étranger, de constructions industrielles et privées, de travaux publics et privés. 2° l’achat et la vente de tous matériaux de construction et l’aménagement de toutes usines. 3° L’acquisition, la location, la vente de tous biens immeubles, l’exploitation de tous brevets d’invention ou licences. 4° l’étude pour le compte des tiers de tous projets de construction. 5° La représentation en France, aux colonies et à l’étranger, de toutes industries ou commerces se rattachant à l’entreprise générale et à l’aménagement d’usines […]7.

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11 Pour parvenir à ses fins, Jean Walter, fondateur et administrateur délégué de la SACI, engage des apports personnels en termes d’industrie, de matériel et de savoir-faire. Il indique fournir 1 les plans, devis, études, dessins et dossiers constitués, et dont il est propriétaire, qui permettront à la Société d’entreprendre des constructions industrielles, en série, suivant [s] es [propres] procédés […] 2°Le mobilier et l’agencement de ses bureaux, les bibliothèques et tous autres accessoires […]8.

12 C’est ainsi que l’architecte s’appuie sur la SACI pour développer des méthodes de travail qui visent à maîtriser toute la chaîne de la construction ; partant de la conception, du dessin, à la livraison du bâtiment, en passant par la direction et la mise en œuvre des travaux. L’entreprise peut sembler risquée. Jean Walter remporte un immense succès avec l’hôpital Beaujon à Clichy (1930-1935, avec U. Cassan et L. Plousey) ou le sauvetage in extremis de la gare maritime de la Compagnie générale transatlantique au Havre (1930-1935, U. Cassan arch.) en même temps qu’il essuie un Auteur0000-00-00T00:00:00Aéchec cuisant avec la Banque nationale de crédit boulevard des Italiens à Paris (1926-1930, Guiard et Carré, puis Ch. Letrosne et J. Marrast arch.). Le montage financier de ce dernier projet apparaît particulièrement opaque9. Son chantier, qui subit plusieurs arrêts et changements de cap (modification du projet architectural, changement de l’équipe d’architectes), précipite la SACI vers la faillite, alors déjà en difficulté avec l’AP-HP car, derrière le succès public de Beaujon, à son ouverture, se cache un procès sur des différends financiers engagé contre l’AP-HP10.

13 Flirtant avec l’illégalité (Jean Walter mélange les comptes entre les sociétés qu’il a créées), les pratiques mises en place par Jean Walter entrent sur de nombreux points en contradiction avec le code Guadet, selon lequel l’architecte exerce une profession libérale et non commerciale […] incompatible avec celle de l’entrepreneur, industriel, ou fournisseur de matières ou objets employés dans la construction. Il est rétribué uniquement par les honoraires, à l’exclusion de toute autre source de bénéfices à l’occasion de ses travaux ou de l’exercice de son mandat11.

14 On peut donc comprendre que Jean Walter maintient une certaine distance avec le milieu de l’architecture. Il ne juge pas utile non plus de faire partie de quelconque société professionnelle12, laissant à ses confrères les débats faisant préambule à la loi du 31 décembre 1940 et la création de l’Ordre13.

15 L’inscription sur le tableau de l’ordre des architectes, rendue progressivement obligatoire par les circonscriptions régionales à compter de cette date, n’est pour Walter qu’un obstacle à contourner : pour répondre à cette règle, il démissionne de toutes ses fonctions d’administrateur, mais reste président fondateur de Zellidja. La consultation de son dossier déposé en 1942 auprès du conseil régional de la circonscription de Paris est très intéressante14 : Walter y déclare en effet ne pas avoir exercé la profession d’architecte entre 1918 et 1933. Plus loin dans le questionnaire, il précise qu’il n’a jamais exercé la profession d’entrepreneur, mais qu’il en fut parfois, selon ses dires, « un employé ». On éprouve quelque peine à imaginer que le conseil de l’Ordre soit dupe de cette assertion, ne serait-ce que parce que les hôpitaux de Beaujon, de Lille ou d’Ankara sont « signés » par Jean Walter dans les publications spécialisées des années 1930. L’enquête préliminaire à la décision se conclut par un avis favorable pour l’inscription au tableau. Le rapport qui accompagne cette décision fait état d’entretiens avec des proches et d’anciens collaborateurs15, et surtout d’une visite au 26 rue Geoffroy l’Asnier, où est constatée « une activité d’architecte exclusivement16 ». La

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déclaration ne peut être que mensongère car si, à compter de 1942, Walter n’a plus de fonction officielle dans aucun conseil d’administration, il est alors dirigeant de fait et, comme l’attestent les papiers à en-tête de l’époque17, le siège parisien de la société des mines de Zellidja est bien au 26 rue Geoffroy l’Asnier. Cette activité alerte d’ailleurs en 1951 le conseil supérieur de l’Ordre, qui en prend connaissance par voie de presse18. Les soupçons sont rapidement étouffés par le président du conseil régional, déclarant être parfaitement au courant des faits de M. Walter, et considérant qu’il n’y a pas lieu de procéder à une radiation19. Ainsi, malgré l’affermissement du cadre législatif, les activités de l’architecte, entrepreneur et homme d’affaires, bénéficiant d’un excellent réseau, ne sont pas menacées.

Des pratiques loin d’être isolées

16 N’étant répréhensibles ni par la déontologie instaurée à la fin du XIXe siècle, ni ensuite par la loi, les pratiques adoptées par Jean Walter ne sont pas isolées. Plusieurs types et degrés de transgressions au code Guadet ont été mis en œuvre par de nombreux architectes modernes. Citons l’expérience du « groupe des cinq », animé par Pierre Barbe, Jean-Paul Sabatou et Marcel Dufour, Pierre Vago, Jean Ginsberg, Frantz Jourdain et André Louis. Ceux-ci proposent en 1935, à renfort de campagnes publicitaires, des « maisons modernes à prix abordables », livrées clefs en main : il s’agit d’une prestation complète, partant du dessin à la mise en œuvre de tous les équipements du pavillon. L’appel d’offre, jugé inutile et dispendieux, est abandonné au profit du système de marché de gré à gré. C’est ainsi qu’une entreprise est créée spécialement à cette fin (O.P.T.I.M.A.), assurant les travaux et les études techniques. Les cinq architectes se défendent de ne pas respecter les règles déontologiques de la corporation. Selon eux, cette attitude ambiguë relèverait « plutôt d’un essai indépendant de regroupement corporatif », à une période où la profession doit se positionner face aux promoteurs et aux entreprises de construction20.

17 On pourrait davantage comparer le modèle développé par Jean Walter avec la SACI à celui des frères Perret, même si l’activité d’entreprise de ces derniers apparaît beaucoup plus modeste et artisanale21. Après avoir repris l’affaire familiale au début du XXe siècle, Auguste, Gustave et Claude souhaitent contrôler les opérations de bout en bout. À cette fin, ils unissent au sein de leur « agence-entreprise » leurs compétences complémentaires. Les motifs de Perret, d’abord principalement d’ordre familial et financier, sont bientôt dépassés pour devenir un véritable système théorique : Si l’on s’avisait de faire passer aux architectes, à tous, le seul examen qui serait logique, un examen de constructeur, on s’apercevrait que bien peu savent leur métier. Les officiels ne se prêteront pas à cette plaisanterie. […] Or, donc, vive la liberté ! Qu’on nous laisse en paix : le moment venu nous comparerons ! […] L’architecte qui ne construit pas, c’est le penseur qui ne sait pas écrire22.

18 Pierre Dalloz a vanté les avantages économiques, esthétiques et théoriques de cette « intime association de l’architecte, de l’ingénieur et de l’entrepreneur23 », revendiquant l’autonomie et l’indépendance des maîtres d’œuvre. Comme on le sait, Auguste Perret fréquente assidûment la scène parisienne et ses nombreuses déclarations servent probablement à valider son organisation professionnelle et à assurer une défense médiatique. En tous les cas, Perret devient le premier président de

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l’Ordre et incarne, aux yeux de ses confrères les plus jeunes notamment, l’un des grands théoriciens de l’architecture du XXe siècle.

19 Ce qui est perçu comme une originalité chez Perret est davantage assimilé chez Walter à une marginalisation, et ce dès le lendemain de la livraison de l’hôpital Beaujon24. Mais Jean Walter ne s’encombre pas de discours intellectuels, préférant l’action – et surtout le résultat. Il justifie son comportement en invoquant le manque de pouvoir de l’architecte : L’organisation puissante des entrepreneurs impose ainsi ses conditions à l’Architecte. […] Cette situation est techniquement, financièrement et moralement désastreuse. Du point de vue technique, les dessins d’Architectes exécutés à l’agence et les études de détails faites dans les bureaux des différents entrepreneurs spécialistes, ne s’harmonisent pas. […] Il faut corriger sans cesse les plans, lorsque des renseignements nouveaux arrivent. Malgré cela, rien ne concorde, et l’on voit ces chantiers ridicules, où les ouvriers perdent tant d’heures, qui pourraient être mieux employées, à exécuter des percements et des entailles. Avec cette manière de construire, on ne réalise aucune unité : des installations diverses se superposent, mais ne se complètent pas. L’exploitation de tels édifices ne donne que des déceptions. Du point de vue financier, les prix obtenus sont bien trop élevés, parce que l’étude de base n’est pas assez poussée et parce que la concurrence ne joue pas normalement. Enfin, l’Architecte, dont les connaissances sont insuffisantes et généralement moins étendues que celles des entrepreneurs qu’il emploie, passe sous la dépendance de l’entreprise au lieu d’être le chef de ses chantiers25.

20 Walter revendique ici tout simplement le cumul des fonctions, et légitime sa démarche en soulignant que celle-ci s’impose pour le bien de l’architecture : c’est ainsi qu’il souhaite se dégager définitivement de la dépendance de l’architecte vis-à-vis de l’entrepreneur. Selon lui, le premier est tout aussi capable de développer une stratégie commerciale compétitive et rentable que le second. Si cette position s’inscrit bien dans le contexte particulier où de nombreux architectes, à l’instar de Fernand Pouillon ou Marcel Lods, qui revendiquent une même liberté d’exercer, on peut aussi penser que la posture de Walter vise à justifier sa propre démarche – rappelons qu’à cette époque il est à la fois architecte de la Cité hospitalière de Lille et président de la société Zellidja.

21 En somme, les démarches de Perret et de Walter sont inverses : lorsque Perret, non diplômé, revendique l’élévation du statut de constructeur à celui d’architecte et d’artiste26, Walter, lui, détourne son titre d’architecte pour le vouer à l’entreprise. Si la pratique singulière des Perret est connue par leur « agence-entreprise », on pourrait donc qualifier la structure de Walter, à mi-chemin entre le bureau d’études techniques et le cabinet d’architecture, « d’entreprise-agence ».

L’hôtel Chalons- Luxembourg, centre névralgique du « système Walter »

22 Après avoir loué deux années l’hôtel Chalons-Luxembourg situé au 26 rue Geoffroy l’Asnier, l’architecte en fait l’acquisition en 191927. L’histoire de cet immeuble datant du début du XVIIe siècle est intimement liée à celle du quartier du Marais parisien28. Derrière un porche frappé d’un tympan richement sculpté se trouve une vaste cour pavée au fond de laquelle s’étend le corps principal. Comme pour le bâtiment donnant sur rue, le logis s’élève sur trois niveaux. L’ensemble totalise presque 900 mètres carrés, auxquels il faut ajouter l’acquisition en 1921 d’un immeuble plus modeste, au 28 rue

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Geoffroy-l’Asnier, aménagé en bureaux disposant d’une chambre forte et d’un appartement avec salle de bains29. Impossible de deviner l’activité qui se cache derrière les lourdes portes et la façade sur rue seulement percée de rares petites fenêtres. On ne connaît, hélas, que quelques vues du bureau de Jean Walter. Tourné en 1958, le film documentaire Passeport pour l’aventure30 donne à voir une pièce presque sanctuarisée. Ce bureau ne répond pas aux codes attendus pour l’aménagement d’une agence d’architecture moderne31 et ressemble peut-être davantage au siège social d’une prestigieuse entreprise : lustres de cristal, de grandes tapisseries, quelques œuvres d’art asiatiques et un bureau de style Louis XIV participent à une ambiance solennelle, plus proche des salons de réception des grands dirigeants que de l’étude remplie de rouleaux. La production d’architecte y est toutefois rappelée par de très grands tirages photographiques représentant les principales réalisations qui font la fierté de Jean Walter : la médina de Zellidja (à partir de 1925), l’hôpital Beaujon (1930-1935), la Cité hospitalière de Lille (1934-1959), la Nouvelle Faculté de médecine rue des Saints-Pères (1935-1953), la Cité médicale d’Ankara (à partir de 1937).

23 L’impression nostalgique et surannée qui se dégage de cet ensemble architectural exceptionnel était déjà présente dans la photographie qu’a prise d’Eugène Atget du portail lors de l’une de ses pérégrinations dans un quartier encore populaire, vivant principalement des petits métiers et de l’artisanat. Cette impression se retrouve aussi à travers les mots de Gabriele d’Annuzio, qui a occupé jusqu’en 1915 le rez-de-chaussée « donnant sur le vieux jardin décoré de déesses32 ». Pour autant, le Marais n’est pas un quartier en vue en 1918. Les classes supérieures lui préfèrent, dès la fin des années 191033, les XIVe et XVIe arrondissements qui s’urbanisent progressivement. Il est donc relativement surprenant que Jean Walter, qui dispose de moyens financiers suffisants pour investir où il veut, choisisse cet environnement pour y élire domicile. Peut-il être sensible au charme qui règne dans ce secteur de Paris, coincé entre les berges animées de la Seine et les besogneuses rues, places et cours s’étendant jusqu’à la place de la Bastille ? À aucun moment l’architecte n’évoque dans sa vie une affection particulière pour les vieilles pierres et leur sauvegarde, et l’on a peine à croire qu’il souhaite suivre le dandysme de d’Annunzio.

24 Le choix de l’hôtel Chalons-Luxembourg serait donc plus vraisemblablement dicté par les goûts de sa première épouse, Jeanne Rigal. Figure de l’intelligentsia parisienne dans les années 1920, Jeanne fréquente assidument l’avant-garde et mène une intense activité éditoriale. Les éditions Jeanne Walter ou la revue Plans, qu’elle dirige avec Philippe Lamour (1903-1992)34, réunissent Le Corbusier, Jacques Doucet, Fernand Léger, Maurice Vlaminck ou encore Julien Green. L’hôtel Chalons-Luxembourg est clairement le carrefour de ces trajectoires politiques, intellectuelles et artistiques.

25 On ne connaît malheureusement pas bien l’utilisation des espaces de l’hôtel Chalons- Luxembourg. Il est également difficile d’évaluer le nombre exact de personnes que Jean Walter affecte au domaine de l’architecture. Comme il est d’usage dans la profession d’architecte, la masse salariale évolue sensiblement en fonction des affaires en cours, mais on ne parvient parfois pas à démêler les fils. Ainsi Jean Walter affirme à son fils en 1936 avoir engagé « cinq architectes pour faire partir en même temps la maternité, le bâtiment des contagieux de Lille et celui de Paris35 », tandis qu’il explique en 1945 dans son ouvrage Renaissance de l’architecture médicale que « soixante-dix spécialistes [sont] occupés pendant plus d’un an à la seule préparation des plans d’exécution d’un Centre de l’importance de celui d’Ankara36 ». En 1955, les bureaux de la rue Geoffroy-l’Asnier

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comptent 132 personnes (chiffre auquel il faut ajouter les employés de la société Zellidja au Maroc). Mais l’année suivante, seulement 27 personnes travaillent dans l’hôtel du Marais37, ce ralentissement étant dû à une activité davantage tournée vers la politique38, mais peut-être aussi à des problèmes de santé39.

26 Il est en tout cas peu probable que les locaux de la rue Geoffroy l’Asnier ressemblent à ceux de ses confrères Robert Mallet-Stevens, Michel Roux-Spitz ou Auguste Perret qui ont dessiné pour leurs agences de véritables démonstrations de leurs savoir-faire40. Ceci est particulièrement surprenant dans la mesure où Jean Walter a régulièrement revendiqué la transposition des méthodes propres à l’organisation scientifique du travail dans le domaine de l’architecture et de la construction. L’architecte a connu la modernisation des usines Peugeot et la mise en place de la chaine automobile par l’ingénieur Ernest Mattern avant même la Première Guerre mondiale41. Dans le même esprit, Henry Ford est la seule personnalité citée par Walter dans l’ensemble de ses publications. La mise en place d’un management fondé sur la production de documents administratifs en amont, la division des tâches et leur chronométrage, la forte mécanisation du chantier et des projets livrés, le recours à la chaine automobile comme modèle, le goût prononcé pour la communication publicitaire sont autant de traits propres au monde de l’industrie et que l’on retrouve dans les projets de Jean Walter. L’emploi du diagramme de Gantt pour représenter la planification des travaux de l’hôpital Beaujon est éloquent42. La publication de ce document dans L’Architecture d’aujourd’hui en 1932 est de nature presque inédite en Europe, si l’on excepte une production graphique de même type pour la cité Törten de Walter Gropius (1926-1928)43.

27 Si l’hôtel Chalons-Luxembourg n’était peut-être pas en soi une « usine à plans » à l’image des grandes agences américaines, on peut toutefois avancer qu’il pouvait être le centre névralgique d’une vaste organisation44 faisant largement appel à la sous- traitance ou à des collaborations ponctuelles. Ainsi, bien avant le développement des bureaux d’études techniques, Jean Walter fait référence à une structuration du travail similaire : Il est donc indispensable – si l’on veut acquérir une maîtrise dans la branche extrêmement difficile qu’est l’Architecture médicale – de s’entourer d’un groupe d’hommes appartenant à des spécialités différentes, capables de fondre leurs pensées pour mettre au point des conceptions, pour faire des plans de construction parfaitement adaptés aux besoins des usagers, pour dessiner tous les détails d’exécution, pour entreprendre des calculs de stabilité et tous ceux des installations : canalisations, chauffage, aération, éclairage, pour établir des devis descriptifs et quantitatifs, pour passer des marchés, enfin, pour diriger des chantiers. Les Architectes spécialistes, organisés en équipe collective, sont seuls en mesure de remettre aux Administrations, qui s’adressent à eux, un projet complet qui n’aura à subir aucune retouche en cours de construction, par ce qu’il sera étudié dans chaque détail45.

28 L’architecte semble aussi faire appel à ses confrères : naturellement auprès de ses associés Urbain Cassan et Louis Madeline avec qui il collabore durant de longues années, mais aussi Noël Lemaresquier qui, pendant la Deuxième Guerre mondiale, s’attelle au projet de la Cité hospitalière d’Ankara dans son agence à Toulouse46. Plus surprenant, on a repéré quelques architectes ayant conçu des projets pour le compte de leur confrère et parfois ami. Henry-Jacques Le Même, qui dessine le chalet de l’Inconnu à Megève destiné à Jean Walter et sa femme Domenica, a également été sollicité pour la construction de maisons ouvrières près des mines de Zellidja au Maroc. Conservé dans

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le fonds H-J. Le Même, un plan du rez-de-chaussée de la maison d’hôtes construite à Bou Beker Ouest (quartier de Zellidja) montre que dès 1940, Le Même traite avec la société de son client. Cette réalisation ne relève pas tout à fait d’une entraide occasionnelle entre confrères, puisque l’année suivante, Le Même fait état du suivi d’un chantier de logements ouvriers au Maroc47. Enfin, dans les années 1920-1930, Le Corbusier et Jean Walter se fréquentent à l’hôtel Chalons-Luxembourg et dans le cadre du luxueux immeuble du boulevard Suchet que ce dernier a fait construire pour lui et les siens. À cette époque, une missive de Le Corbusier à l’architecte-entrepreneur évoque la livraison d’une coupe et de deux plans pour un immeuble dans les environs des Invalides48. Si aucune autre précision n’a été trouvée à ce sujet, ce courrier suscite l’étonnement : Le Corbusier aurait-il travaillé, ou fait travailler l’un de ses collaborateurs, pour Jean Walter ? Il est tout à fait probable que ces services relèvent davantage de la mise à disposition de « tâcherons ». Mais le caractère informel de ces échanges empêche de reconnaître la postérité de ces dessinateurs, restés au service des maîtres ou des patrons.

29 Beaucoup de questions subsistent. Difficile d’y voir clair dans ce qui relève d’un véritable imbroglio administratif et financier ; à consulter son fonds d’archives personnelles, il est à peu près certain que Jean Walter mélangeait les comptes et les activités. Si cette pratique irrégulière ne lui a presque rien coûté, il n’en fut pas de même pour d’autres architectes, et l’on pense immédiatement aux malheurs de Fernand Pouillon (1912-1986) provoqués avec l’affaire du Point du jour en 1963. Il s’avère toutefois que Jean Walter a fortement réduit ses activités d’architecte dès la fin des années 1940, donnant la priorité à la société minière de Zellidja. Quoi qu’il en soit, s’il a un temps porté ses fruits, le système que Walter met en place ne lui survit pas. À sa disparition en 1957, son homme de confiance Louis Bardury se charge des affaires en cours : il conclut les chantiers, liquide les différentes sociétés. Dans le domaine de l’architecture, son action ne prolonge pas l’œuvre du « Patron ». La reprise de l’agence ne fait, à notre connaissance, pas l’objet de discussions : la figure autoritaire de Jean Walter était sans aucun doute la pierre angulaire de cette organisation nébuleuse et complexe, impossible à transmettre.

30 L’hôtel Chalons-Luxembourg est à l’image de cette déliquescence programmée : vendu à la Ville de Paris pour un franc symbolique en 1948, il reste occupé par les bureaux de Walter jusqu’à sa mort et la fondation nationale des bourses Zellidja en 1972. La Commission historique du vieux Paris49 occupe plusieurs années l’hôtel particulier, dont l’état se dégrade rapidement. Quelques campagnes de restauration sont entreprises, des projets émergent, mais les locaux restent encore aujourd’hui inoccupés.

NOTES

1. En décembre 1909, Georges Risler donne au Musée social une conférence consacrée au modèle de la cité-jardin ; il y compare celle de Dourges (1906-1910, Pas-de-Calais) à Valentigney. Georges

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Risler, « Les cités-jardins, conférence faite au Musée social, en décembre 1909 », Annales du Musée social, déc. 1909, pp. 375-404. 2. AD de Haute-Savoie, archives de la fondation Le Corbusier, fonds privés. 3. Marie Gaimard, « Entreprendre et construire : les pratiques ambiguës de l’architecte Jean Walter (1883-1957) », actes du colloque « La balance et le compas », Droit et ville, revue de l’Institut des études juridiques de l’urbanisme et de la construction (IÉJUC), n°76/2014 (article soumis à comité de lecture). 4. Annuaire Sageret, annuaire du bâtiment et des travaux publics, des matériaux de construction et du matériel d’entreprise, Paris. Les années consultées sont : 1908, 1909 à 1912, 1922, 1924, 1928, 1932, 1935, 1938, 1946-1947, 1957, 1958. 5. Les statuts de la SACI et la liste des membres du CA sont publiés dans La Loi, journal du soir quotidien, feuilles d’annonces légales du 19 juillet 1919. AN, 357 AP 284. 6. Créée par Jean Walter en 1939 cette fondation a pour mission de donner à des jeunes gens l’opportunité de vivre une expérience de voyage en autonomie qui favoriserait leur émancipation et leur réussite professionnelle. La fondation existe toujours ; elle attribue chaque année des bourses de voyage aux jeunes gens âgés de 16 à 20 ans. 7. La Loi, journal du soir quotidien, feuilles d’annonces légales du 19 juillet 1919, op. cit. 8. Ibid. 9. Centre des archives du monde du travail (CAMT), Roubaix : 120 AQ 707 Constructions et d’installations industrielles (Société anonyme de), ou SACI, constituée en 1918 par les membres de la société en nom collectif Walter et Cie, entreprise de constructions ; 120 AQ 708 Dossier 1. Constructions et d’installations industrielles (Société anonyme de) ou SACI. Pièces de procédures et notes de plaidoiries, 1932-1950 ; 120 AQ 743-748 Banque Nationale de Crédit : affaires concernant les immeubles, 1930-1962 ; 120 AQ 878-892 Banque Nationale de Crédit : immeubles et archives, 1774-1960. 10. Voir à ce propos la partie « V-Imbroglios architecturaux et financiers » dans Marie Gaimard, « Entreprendre et construire : les pratiques ambiguës de l’architecte Jean Walter (1883-1957) », Droit et Ville, 2013/2, n 76, pp. 147-162, [en ligne] https://www.cairn-int.info/revue-droit-et- ville-2013-2-page-147.htm 11. Le code Guadet. Les devoirs professionnels de l’architecte envers lui-même, ses confrères, ses clients, ses entrepreneurs. (Annexe à l’article 118 du règlement de la Société des architectes diplômés par le gouvernement), reproduit dans les annexes de Marie-Jeanne Dumont, « Première partie 1877-1939 », dans La SADG, histoire d’une société d’architectes, Paris, SFA, 1989. 12. En dehors de l’Association des anciens élèves de l’École spéciale d’architecture, mais qui, contrairement à la Société des architectes diplômés par le gouvernement et de la Société centrale des architectes, ne joue pas de rôle majeur sur la définition de la profession. 13. Loi instituant l’ordre des architectes et réglementant le titre et la profession d’architecte. 14. Archives de Paris, dossiers d’inscription à l’Ordre des architectes. 2327 W 31. Jean Walter : n°1400. Demande reçue le 19 juin 1942 et admission le 13 mai 1943. 15. Les personnes interrogées sont MM. Gautruche, Joseph Marrast, Louis Bernard-Thierry, Olivier, Tesson. 16. Archives de Paris, dossiers d’inscription à l’Ordre des architectes. 2327 W 31. Jean Walter : n 1400, op. cit. 17. Archives consultées à l’hôtel Chalons-Luxembourg en 2013, correspondance entre Domenica Walter, Michel Fleury et la Ville de Paris, 1972-1978. 18. Lettre du secrétaire général de l’Ordre supérieur des architectes au président du Conseil régional de Paris, 8 janvier 1951, l’article de journal accompagnant ce courrier est souligné à ce passage : « Président d’honneur et fondateur des mines de Zellidja au Maroc, M. Jean Walter a su donner, avec l’appui de son fils et de son beau-frère, une importance mondiale à cette entreprise qui jouit d’un grand prestige dans les milieux professionnels », « M. Jean Walter commandeur de

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la Légion d’honneur », Maroc-presse Casablanca, 10 déc. 1950, archives de Paris, dossiers d’inscription à l’Ordre des architectes. 2327 W 31. 19. « En son temps, notre confrère nous avait donné tous les renseignements nécessaires, à savoir : 1°qu’il n’est plus administrateur des mines de Zelllidja […] qu’il n’était plus seulement l’architecte des bâtiments de cette société avec honoraires normaux ». Lettre du président du Conseil régional au président du Conseil supérieur de l’Ordre, 16 janvier 1951, archives de Paris, dossiers d’inscription à l’Ordre des architectes. 2327 W 31. 20. Voir : « Maisons modernes à prix abordables », L’Architecture d’aujourd’hui, n°2, fév. 1935, pp. 8-9. 21. Voir Henri Bresler, « Agence-entreprise. Les spécificités de l’entité Perret », in Joseph Abram, Jean-Louis Cohen, Guy Lambert, Encyclopédie Perret, Paris, Monum’/Éditions du Patrimoine/ Éditions du Moniteur, 2002, p. 46. 22. Auguste et Gustave Perret in Jean-Pierre Liausu, « Doit-on réglementer les cabinets d’architectes ? Les idées des frères Perret », Comoedia, XX, n°4934, 30 juin 1926, reproduit dans J. Abram, G. Lambert, Ch. Laurent, Auguste Perret. Anthologie des écrits, conférences et entretiens, Paris, Le Moniteur, 2006, pp. 170-171. 23. Pierre Dalloz, « Un hommage à Auguste Perret », L’architecte d’aujourd’hui, n°46, fév.- mars 1953, p. 10, cité par Guy Lambert, « Agence entreprise. Les spécificités de l’entité Perret », dans Joseph Abram, Jean-Louis Cohen, Guy Lambert, Encyclopédie Perret, op. cit., p. 46. 24. Tandis que ses réalisations occupaient jusqu’alors une bonne part des numéros de l’Architecture d’aujourd’hui consacrés à l’architecture médicale, Walter n’est plus du tout publié dans les revues d’architecture à partir de 1934. 25. Jean Walter, Renaissance de l’architecture médicale, Paris, Desfossés, 1945, p. 29. 26. Comme le rappelle Marie Dormoy, plume de Perret, « c’est l’entreprise qui paie l’architecture » dans Souvenirs et portraits d’amis. Paris, Mercure de France, 1963, cité par Guy Lambert, « Agence-entreprise. Les spécificités de l’entité Perret », dans Joseph Abram, Jean-Louis Cohen, Guy Lambert, Encyclopédie Perret, op. cit., p. 54. 27. Acte de vente entre J. Walter au nom de la Société immobilière du 26-28 rue Geoffroy-l’Asnier et la Ville de Paris, représentée par le préfet de la Seine, M. Roger Verlomme, 30 novembre et 4 décembre 1948. Ce type de document retrace l’origine de la propriété. 357 AP 281, bilans de la société immobilière Geoffroy-l’Asnier 1958-1972. 28. L’arrêté du 15 juin 1925 inscrit à l’inventaire supplémentaire des Monuments historiques la porte monumentale sur rue avec ses vantaux et la façade sur cour. Cette inscription est étendue le 8 février 1949 à la façade sur jardin. Finalement, le tout est classé le 28 décembre 1977. Voir également Pierre Kjellberg, Le nouveau guide du Marais, Paris, Bibliothèque des arts, 1986, pp. 70-73. 29. Lettre de la Société immobilière 26-28 Geoffroy-l’Asnier à la préfecture de la Seine, 14 juin 1945. AN, 357 AP 283. 30. Yves-André Hubert, Passeport pour l’aventure, 6 déc. 1958, RTF/ORTF, archives INA, notice n°CPF 86629264. 31. Jean-Paul Sabatou, « Les agences d’architectes », L’Architecture d’aujourd’hui, n°3, mars 1937, pp. 63-74. 32. « Gabriel d’Annunzio, rue Geoffroy-l’Asnier », La Cité, bulletin de la Société historique et archéologique du IVe arrondissement, vol. 10 et 11, 1915, p. 242. 33. Voir G. Monnier (dir.), C. Loupiac, C. Mengin, L’Architecture moderne en France, t. 1, « 1889-1940 », Paris, Picard éditeur, 1997, pp. 205-206. 34. Voir Jean-Robert Pitte, Philippe Lamour, père de l’aménagement du territoire, Paris, Fayard, 2002. 35. Lettre de J. Walter à son fils, 1er oct. 1936, archives Marc Walter. 36. Jean Walter, Renaissance de l’architecture médicale, op. cit., p. 39. 37. Lettre de Jean Walter à son fils, 1956 (?), archives Marc Walter.

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38. Soutenu par les États-Unis, Jean Walter est, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de plus en plus concerné par les revendications d’indépendance marocaine (Istiqlal) et achète le titre Maroc-Presse en 1948. 39. L’architecte subit une crise cardiaque en 1955, dont il ressort affaibli. 40. Jean-Paul Sabatou, « Les agences d’architectes », op. cit. 41. Yves Cohen, Organiser à l’aube du taylorisme. La pratique d’Ernest Mattern chez Peugeot, 1906-1919. Besançon, Presses universitaires franc-comtoises, 2001. Après consultation des archives de l’entreprise Peugeot et entretien avec Yves Cohen, aucun lien, professionnel ou amical, n’a été retrouvé entre les deux hommes. 42. Le diagramme de Gantt est un outil de gestion inventé à la fin du XIX e siècle qui consiste à représenter tout le processus d’un projet. L’ingénieur Henry Laurence Gantt (1861-1919) généralise cette méthode qui devient une des constituantes du taylorisme et de ses dérivés. 43. Siedlung Törten, Planning du gros œuvre pour l’année 1926, Dessau, 1926, paru dans Jean-Louis Cohen, Hubert Damisch, Américanisme et modernité, l’idéal américain dans l’architecture, Paris, EHESS/Flammarion, 1993, p. 160. 44. L’agence de Urbain Cassan, René Patouillard-Demoriane, Louis Plousey et Jean Walter (alors associés sur la construction de l’hôpital Beaujon) est « l’une des […] plus importantes de [la] capitale ». A. Goissaud, « Les maisons en acier », La Construction moderne, 13 avril 1930, 45e année, n°28, p. 430. 45. Jean Walter, Renaissance de l’architecture médicale, op. cit., p. 37. 46. Lettre de Jean Walter à son fils Jacques, 26 mai 1940, archives Marc Walter. 47. Lettre à Monsieur Aussel, service des mines, hôtel Carlton, Vichy, le 15 juin 41 : « je vous serai reconnaissant de bien vouloir transmettre à la Société des Mines de Zellidja la communication suivante : la construction des maisons ouvrières d’Oujda a repris et les maçonneries de l’étage supérieur du bâtiment sont très avancées. Pour la mise au point d’une foule de détails, j’ai été amené à refaire une série complète des plans d’exécution à 0,02 P.M, ainsi que quelques dessins à plus grande échelle. J’ai fait pour le mieux et j’espère que cela sera à votre convenance. ». Archives Henry-Jacques Le Même, AD Haute-Savoie, 142/J/1247, correspondance. 48. I1-9-22 Courrier de Le Corbusier à Jean Walter, non daté, fondation Le Corbusier. 49. Archives consultées à l’hôtel Chalons-Luxembourg en 2013, correspondance entre Domenica Walter, Michel Fleury et la Ville de Paris, 1972-1978.

RÉSUMÉS

Dans un contexte de régulation progressive du métier d’architecte en France dans la première moitié du XXe siècle, la carrière de Jean Walter (1883-1957), peu préoccupé par les débats de nature déontologique qui animent la profession, illustre bien les libertés et les tolérances encore possibles avant la loi du 31 décembre 1940. Si elle est reconnue brièvement au début des années 1930, la figure de Jean Walter a été frappée d’ostracisme dès 1935, en raison notamment de scandales politico-financiers dans lesquels il fut impliqué. La fortune critique de ses réalisations dans l’historiographie de l’architecture s’en est ressentie jusqu’à nos jours : ainsi son nom fut, vers la fin de sa vie, davantage cité dans les journaux à grand tirage et même dans la presse à sensation que dans les revues d’architecture. Imprégné de libéralisme, s’inspirant du monde de l’industrie, l’intéressé a transposé dans l’architecture, parfois de façon littérale, des méthodes

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relevant de l’Organisations scientifique du travail. L’article précise la vision affairiste qu’entretient Jean Walter et s’interroge sur sa mise en application.

In a context of progressive regulation of the architectural profession in France throughout the first half of the 20th century, Jean Walter’s career testifies to the liberties taken by some professionals before the enactment of the loi du 31 décembre 1940, as he seemingly ignored any of the deontological debates taking place in the profession. Having received some recognition at the beginning of the 1930s, Jean Walter was nevertheless ostracized in 1935 and remained so throughout most of his career, due to financial-political scandals in which he was involved. The critical fortune of his achievements in the historiography of architecture has, however, left its mark up until today. Towards the end of his life, his name appeared in popular newspapers, as well as architectural reviews. Imbued with liberalism and inspired by the industrial world, he transposed into the architectural world methods originating from the scientific organization of work, sometimes literally. This article outlines the opportunistic view that Jean Walter maintained, questioning its implementation.

INDEX

Mots-clés : Affairisme, Agence, Déontologie, Industrie, Taylorisme Keywords : Business, Architect’s office, Deontology, Industry, Taylorismfr

AUTEUR

MARIE GAIMARD Marie Gaimard est maître de conférences à l’ENSA de Paris Val de Seine, chercheure au laboratoire EVCAU, chercheure associée aux laboratoires AHTTEP et ATE. À travers sa thèse consacrée, à l’architecte Jean Walter elle s’est intéressée aux évolutions du métier d’architecte au XXe siècle, aux porosités entre architecture et industrie et à l’histoire de l’architecture médicale. Parmi les publications à paraître, signalons l’article co-écrit avec Lila Bonneau « L’AP-HP et la banlieue parisienne : l’hôpital Beaujon à Clichy hier, aujourd’hui et demain », actes du Colloque Hôpital, ville et citoyenneté : expériences d’hier et d’aujourd’hui qui s’est tenu aux Hospices civils de Lyon, 11 au 13 octobre 2018.

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Le bureau municipal de la construction de Strasbourg, service administratif ou agence d’architecture ? The Strasbourg municipal construction office, an administrative office or an architecture agency?

Hélène Antoni

1 Lorsqu’en 1910, le bureau municipal de la construction de Strasbourg, capitale du Reichsland d’Alsace-Lorraine, fut doté d’une nouvelle organisation, cette réforme suscita une réelle curiosité de nombreuses villes de l’Empire allemand1. Si celle-ci passait alors pour être une structure particulièrement innovante, à y regarder de plus près, la répartition des tâches, l’organisation hiérarchique et fonctionnelle du service s’apparentaient de façon surprenante à celle d’un bureau d’architecture libéral.

2 Entre 1871 et 1918, le bureau d’architecture de la Ville de Strasbourg avait connu plusieurs évolutions pour mieux s’adapter aux impératifs et aux défis d’un développement urbain en plein essor. Le service s’était spécialisé et diversifié, les compétences requises devenant de plus en plus pointues : construction d’équipements municipaux, expertise dans le domaine esthétique des projets architecturaux et urbains, contrôle des permis de construire, organisation de concours, réalisation de plans d’extension et d’aménagement... C’est ainsi que les effectifs du bureau d’architecture, qui prit le nom de Stadtbauamt après l’annexion, passèrent de 12 employés en 1871 à près de 150 à la veille de la Première Guerre mondiale. Pendant la période de l’annexion, on observe un glissement de ce service d’architecture aux multiples facettes techniques vers un service de la construction au sein d’une direction de services techniques (Stadtbauamt).

3 Si la littérature existante s’attache particulièrement à présenter l’évolution administrative du bureau d’architecture2, elle ne présente toutefois pas les interactions ni le fonctionnement « pratique » et interne de l’équipe, la distribution des tâches, les

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compétences des personnes et les réalisations. Certains bâtiments emblématiques produits par le service de la construction ont été étudiés, souvent de façon distincte ou hors du contexte de l’organisation municipale3. Ils sont d’ailleurs systématiquement attribués à Fritz Beblo (1872-1947), Stadtbaurat. Cependant, cette assertion mérite d’être vérifiée à travers l’analyse plus fine des rouages et des liens entre cette équipe de techniciens et d’architectes venus d’horizons souvent très variés.

4 Cette contribution a pour objectif d’aborder la pratique quotidienne du bureau de la construction au vu de sa production graphique et architecturale et au prisme de documents relatifs à l’organisation du personnel. Ainsi, dans un premier temps, les évolutions de la spécialisation des services municipaux au cours de l’annexion allemande sont abordées ; puis, sont présentés le service d’architecture proprement dit, dirigé par Fritz Beblo, les projets engagés, son organisation fonctionnelle et pratique, et les interactions qui se mettent en place avec les bureaux d’architecture libéraux.

Aperçu de l’évolution des services municipaux d’architecture à la fin du XIXe siècle

Une structuration progressive selon le modèle administratif prussien

5 Avec la nomination de l’architecte Johann Carl Ott (1846-1917) en 1886 à la tête du service de la construction, l’organisation municipale se vit profondément modifiée selon le modèle allemand. Le service fut alors divisé en trois sections, dédiées aux canalisations et aux ponts et chaussées, à l’architecture et à la police du bâtiment, chargée de faire respecter la conformité à la réglementation de la construction. Avant cette date, l’architecte en chef municipal Jean-Geoffroy Conrath (1824-1892), déjà en poste avant l’annexion, gérait la voirie, l’architecture, les parcs et jardins4.

6 Le titre de Stadtbaurat (responsable du service de la construction) accordé à Ott montre bien une certaine assimilation du système administratif à celui de la Prusse, mais cette transition vers un système plus germanique se fit en douceur5. Il s’agissait en l’occurrence du rang le plus élevé dans l’administration territoriale prussienne, placé au-dessus de l’inspecteur des bâtiments (Bauinspektor) qui a le rang d’assesseur dans la carrière juridique, et le chef de chantier (Bauführer).

7 Il arrivait souvent que les diplômés d’État dussent attendre plusieurs années avant de pouvoir occuper un poste de service public. En attendant, ils pouvaient travailler comme employés auxiliaires non titulaires dans les services publics, ce qui ne signifiait pas qu’ils étaient moins qualifiés. Johann Carl Ott avait étudié à Karlsruhe et à Berlin et passé un examen d’État de conducteur de travaux et d’ingénieur du bâtiment. Cette formation donnait vocation à occuper un poste de « fonctionnaire de la construction » et englobait toutes les tâches techniques de construction dévolues à une municipalité jusqu’au milieu du XIXe siècle : la construction et de l’entretien de bâtiments municipaux, la construction de routes, l’aménagement des voies navigables, des installations portuaires et d’autres équipements publics (à noter que l’administration du Land était en charge de la construction du chemin de fer), ainsi que la construction du réseau municipal d’adduction d’eau et d’assainissement.

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8 La plupart des investissements municipaux étaient consacrés à ces travaux de génie civil. De nos jours, ces travaux relèveraient plus d’un ingénieur en bâtiment ou en mécanique que d’un architecte. Cependant, à cette époque, la formation des professionnels de la construction, par exemple à la Bauakademie de Berlin, comportait des disciplines techniques, telles que le génie hydraulique et le génie mécanique. La séparation entre génie civil et génie mécanique ne fut mise en place à l’université qu’en 1876 à Berlin6.

Un organe particulier de l’administration municipale en Alsace- Lorraine : la police du bâtiment

9 La création d’une police du bâtiment (Baupolizei) à Strasbourg en 1882 résulta de l’augmentation des activités de construction après l’adoption du plan d’extension de la ville deux années plus tôt. L’initiative n’émana cependant pas de l’administration municipale de la construction, mais du service de santé, du directeur de la police et du Bezirkspräsident (président du district) de Basse-Alsace 7, qui imposèrent plus ou moins cette structure au maire intérimaire Georg Stempel (1829-1887)8. La ville lança un appel à candidature pour la direction cette la nouvelle police du bâtiment : on cherchait une personne « techniquement et scientifiquement formée ayant si possible déjà eu de l’expérience dans le domaine ». L’architecte municipal de Halle an der Saale, aujourd’hui en Saxe-Anhalt, Carl Nebelung (1847-1915), fut retenu parmi 67 candidats, avec le titre de Stadtbauinspektor (inspecteur municipal des bâtiments)9 et resta en poste jusqu’à son décès en 1915. Il organisa le service et remplaça dès 1883 les différents formulaires administratifs qui étaient encore libellés en français. Avec l’accroissement de son activité, le service passa de 4 collaborateurs en 1884 à 12 en 1891 et une vingtaine au tournant du siècle10.

10 La mission de la police du bâtiment était de protéger la société des dangers et des troubles de l’ordre public de toute nature qui pouvaient survenir lors de l’activité de construction. La poursuite de ces objectifs était fondée sur une action de prévention des dysfonctionnements, des risques et des accidents potentiels par la prescription, dans le cadre des dispositions légales, d’arrêtés généraux (allgemeine Verordnungen), de règlements de construction (Bauordnungen) ou de prescriptions individuelles (einzelne Verfügungen). La police du bâtiment était non seulement chargée de faire respecter les différentes règles de l’art en matière de construction et de sécurité, y compris celles prévues par la Bauordnung, mais disposait également d’un pouvoir coercitif. Elle avait en particulier le rôle d’un auxiliaire de justice et pouvait proposer des sanctions pénales en cas de risques pour les personnes, prendre des mesures d’arrêt de chantier ou de démolition d’ouvrages défectueux. Ses agents vérifiaient les projets de construction, surveillaient l’exécution des travaux jusqu’à la réception du chantier11. Cette structure perdure de nos jours, à Strasbourg, y compris dans sa dénomination, et comporte à l’heure actuelle 45 agents. En 1902, la police du bâtiment fut dissociée du Stadtbauamt et rattachée directement au maire. Cette réforme organisationnelle répondait au modèle prussien, dans lequel la police du bâtiment était un organe exécutif au même titre que la police administrative12.

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Une spécialisation et une séparation des compétences (1910)

11 À partir de 1902, le Stadtbauamt comprenait six divisions : Tiefbau (ponts et chaussées) et Vermessungswesen (arpentage - divisions I et Ia), Entwässerung, Kanalbau u. Betrieb (canalisation - division II), Hochbau u. Neubau (architecture et construction - division III), Unterhalt der Hochbauten (entretien des constructions - division IV) et Wasserwerk (service des eaux - division V). Cette structure resta en place jusqu’en 1908, date du départ à la retraite de Carl Ott, qui coordonnait l’ensemble des services en plus de diriger celui de la construction. Jusqu’à cette date, le service de la construction, malgré des tâches aussi diverses que celles de l’arpentage et de l’assainissement, était toujours rattaché à un « architecte », ou du moins à un cadre ayant une formation d’architecte. Comme de nombreux responsables de structures administratives en charge de la gestion urbaine, Ott était également passé par l’administration des chemins de fer (Rheinische Eisenbahngesellschaft), qui était alors le secteur d’activité d’avenir et de haute technologie. Il travailla à l’aménagement des gares de Kassel et de Francfort et fut certainement confronté à des questions techniques et d’aménagement du territoire plus larges que celles que rencontrait alors un architecte traditionnel. Carl Ott signa en effet des plans d’établissement de bains (Cronenbourg) et d’écoles (écoles du Dragon, du Gliesberg, du Schlutfeld et de la Musau), tout en assurant le suivi de l’extension urbaine, les canalisations, les infrastructures et la planification du nouveau port. Son départ en 1908 ouvrit une nouvelle ère au sein de l’administration municipale avec la nomination de son successeur Moriz Eisenlohr (1855-1924), ingénieur hydraulique (Wasserbauingenieur).

12 Le maire Rudolf Schwander (1868-1950, maire de 1906 à 1918) avait rencontré l’ingénieur à Mannheim trois ans plus tôt à l’occasion de l’inauguration du nouveau port sur le Rhin dont le suivi technique avait été assuré par Eisenlohr. Schwander débaucha cet « homme hautement qualifié13 » en lui proposant non seulement un poste et un salaire avantageux, mais aussi un poste d’adjoint au maire. Si les architectes de la ville de Paris sous le mandat d’Haussmann virent leur statut et leur rétribution modifiés, notamment par l’interdiction d’exécuter des travaux pour des particuliers14, les architectes municipaux strasbourgeois semblent avoir évolué dans un système différent au cours de l’annexion. En effet, on trouve dans les archives des tableaux de synthèse listant tous les postes de direction et les rémunération associées dans les grandes et moyennes villes allemandes15. Il n’était pas rare que certains d’entre eux soient débauchés par une autre ville contre une meilleure rémunération. Le cumul des activités semblait proscrit, du moins à Strasbourg, ce qui ne semble pas être le cas dans d’autres Länder de l’Empire allemand.

13 Eisenlohr devint donc le nouveau Stadtbaudirektor (directeur des services techniques de la ville). Il avait dirigé et entièrement réorganisé le service des travaux publics (Tiefbau) de Mannheim et avait montré de grandes capacités managériales. Il s’attela à la même tâche à Strasbourg et dès 1910 le Stadtbauamt comprenait toujours six divisions sous sa direction16. À la tête du Hochbauamt (service de la construction), Schwander plaça le Bauinspektor Fritz Beblo, qui était entré au service de la ville en 1903 et devint à cette occasion Stadtbaurat.

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Fritz Beblo et le Hochbauamt

Fritz Beblo et la gestion du patrimoine architectural strasbourgeois

14 Architecte formé à Berlin et à Karlsruhe, Fritz Beblo fit un bref passage dans l’administration de la province de Rhénanie17 entre 1898 et 1903. C’est là qu’il découvrit toutes les contraintes et latitudes d’un architecte fonctionnaire. Arrivé à Strasbourg en 1903, l’une des premières missions que Carl Ott lui confia fut celle de la restructuration du palais Rohan18. Bien qu’ayant été élève de Karl Schäfer (1844-1908) à Karlsruhe, son approche détonnait avec la position de son ancien maître. En effet, il confia dans ses mémoires : J’avais vraiment mal au cœur lors de la restructuration du vieux palais, celui du Cardinal de Rohan sur la place du château, en face de la cathédrale. […] Dans le vieux palais, une œuvre typiquement parisienne de l’architecte Robert de Cotte, sous Louis XV, les salles du haut étaient déjà aménagées en musée. Il s’agissait à présent de transformer l’aile des écuries en une grande salle de lecture avec une bibliothèque (le bâtiment appartenait à la ville). À mon avis, il est condamnable de mener ce type de travaux dans un immeuble relevant du patrimoine dans le style du bâtiment, ce qui relève, dans le meilleur des cas de la duperie. […] il apparaissait en plus que des moulures en stuc du plafond n’étaient pas d’époque19.

15 Cet épisode marqua un tournant dans sa pratique architecturale et son rapport au contexte urbain. À cette époque, bien que la vision viollet-le-ducienne soit battue en brèche dès le milieu du siècle en France, le processus fut plus lent à se mettre en place en Allemagne. Le débat autour du château de Heidelberg et notamment la publication de l’historien de l’art Georg Dehio, Was wird aus dem Heidelberger Schloss werden? (Que va devenir le château d’Heidelberg ?) en 1901 cristallisa les différentes positions. En effet, les travaux de restauration avaient été entrepris par Karl Schäfer à partir de 1897 avec une forte intervention et parfois une trop grande liberté d’interprétation selon ses détracteurs20. Sa position sur le patrimoine architectural et urbain s’avérait très éloignée de la doctrine en vigueur à la fin du XIXe siècle. Pour lui, il ne fallait pas restituer un état qui aurait pu exister mais plutôt se démarquer de l’existant21. Tout au long de sa carrière, il tenta de suivre ce principe directeur. Comme bon nombre de jeunes architectes de sa génération (tels Paul Schmitthenner ou Paul Bonatz) il rejetait les « néo » (néorenaissance, néoclassique ou néohistoricisme) alors très en vogue pour les constructions publiques dans l’Empire allemand.

16 Fritz Beblo fut l’un des personnages emblématiques de la jeune équipe municipale que le maire de Strasbourg Rudolf Schwander forma autour de lui pour mener à bien ses projets de modernisation teintés d’une forte dimension sociale. Le Hochbauamt nouvellement restructuré était ainsi responsable de la construction des bâtiments municipaux, écoles, bains, cimetières, théâtre et édifices religieux. Son service comprenait toujours deux sections, celle des constructions neuves et celle de l’entretien des bâtiments. En 1910, ce service était doté de 37 employés : huit architectes, onze conducteurs de travaux (Bauführer), quatre techniciens (Techniker), trois dessinateurs (Zeichner), cinq assistants d’architectes (Bauassistent) et six contrôleurs (Bauaufseher)22. Entre 1903 et 1907, 27 employés avaient été embauchés, tous de la même génération. Les architectes recrutés étaient pour la plupart issus de l’université de Karlsruhe, parmi lesquels on peut citer Ernst Fettig (1876- ?), Paul Dopff (1885-1965) ou encore Édouard Schimpf (1877-1916).

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Le service de la construction (Hochbauamt) sous Fritz Beblo

Figue 1. École du Neufeld à Strasbourg-Neudorf, architecte Fritz Beblo.

Planche hors texte. Deutsche Bauzeitung, année 47, n°47, 1913, p. 429.

17 Les nouvelles constructions prises en charge par le service municipal étaient supervisées par des équipes de deux à quatre personnes. Ainsi, le grand projet des bains municipaux fut assuré par l’architecte Fettig accompagné d’un conducteur de travaux et de deux techniciens23, tandis que les travaux de l’école du Neufeld furent suivis par l’architecte Heinrich et deux techniciens. Cette réalisation a été publiée en 1913 dans la revue de portée nationale Deutsche Bauzeitung, dans laquelle est indiqué : « Architekt : Stadtbaurat F. Beblo in Strassburg i. Els24 » (fig. 1). Les réalisations attribuées à Fritz Beblo au cours de cette période se multiplient autant dans la presse spécialisée que dans l’historiographie. Or, les documents d’archives concernant l’organisation du service d’architecture présentent une équipe bien répartie, avec les listes des tâches et les équipes de travail régulièrement mises à jour. Ainsi, en 1913, une note interne divisa par exemple le travail à effectuer en trois catégories. La première comprenait les dossiers en phase d’étude et de projet, parmi lesquels les plans d’aménagement et d’extension, la restructuration de la place Kléber, le projet de la Grande Percée25, les travaux d’ingénierie (construction de ponts) et les projets architecturaux en cours d’élaboration. Une deuxième catégorie concernait le suivi des chantiers en cours, et une dernière les « travaux éventuellement en vue cette année26 ». Ainsi, un architecte tel que Dopff intervenait à la fois sur les plans d’aménagement des faubourgs et ceux de la Grande Percée, en particulier l’aménagement de la place de la Bourse, sur les plans de réaménagement du théâtre, mais aussi sur les chantiers de l’école de perfectionnement commercial, située à côté de l’église Sainte-Madeleine. Dans ces listes de tâches, écrites de la main de Fritz Beblo, lui-même n’apparaissait pas. On peut supposer qu’en sa qualité de responsable, il supervisait l’intégralité des projets, ce qui ne l’empêchait nullement de s’investir personnellement dans l’un ou l’autre. On

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constate que l’ensemble des plans et perspectives des constructions municipales étaient signés par le responsable du service, comme il est d’usage dans de nombreuses organisations et bureaux d’architecture libéraux, y compris de nos jours (fig. 2).

Figue 2. Plan de l’implantation des bureaux du personnel du service de la construction dans les locaux de la mairie, annoté par Beblo, juin 1914.

Deux ailes du troisième étage du bâtiment étaient réservées à une partie de l’équipe du Hochbauamt, soit pour une quinzaine de personnes. Architectes et techniciens se partageaient les bureaux. Fritz Beblo occupait le bureau d’angle avec une liaison directe avec le secrétariat. Les grandes armoires à plans se trouvaient également à l’étage. AVES, 153 MW 1, disposition des bureaux du service du Hochbauamt.

18 Parmi les projets engagés, on peut citer celui de l’école Saint-Thomas, construite à l’emplacement de l’hôtel de la Monnaie datant du Moyen-Âge entre 1905 et 1907. Ce bâtiment de la Renaissance constituait un symbole de l’indépendance de la ville vis-à- vis du royaume français. Construire une école à cet emplacement emblématique représentait d’une belle manière le renouveau de la cité et son avenir. Cependant, l’architecte prit soin d’y intégrer des références stylistiques à l’ancien bâtiment et de conserver des éléments architecturaux comme par exemple l’un des deux oriels qui ornaient la façade de l’hôtel de la Monnaie est encore visible de nos jours dans la loge de la conciergerie. Les plans sont signés par Carl Ott et Fritz Beblo. Une série d’études de perspectives de la nouvelle école laisse supposer que la production architecturale était destinée à une présentation plus large. On peut s’interroger sur la vocation de ces dessins grand format, sachant que cette école n’avait pas fait l’objet d’un concours. Il s’agissait peut-être d’un matériel de présentation auprès d’édiles ou destiné à être publié dans des revues spécialisées. Non signées, ces perspectives semblent constituer des études de visualisation de la future école (fig. 3 et 4). Plusieurs sont dessinées au crayon, seule l’une d’entre elles semble avoir été encrée et signée par le dessinateur.

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Figure 3. Perspective au crayon de l’école Saint-Thomas et du gymnase, vue de la cour.

AVES, 907 W 70, sans date, sans signature.

Figure 4. Perspective à l’encre, vue depuis les quais de l’école Saint-Thomas

AVES, 907 W 70, signature illisible, juin 1905.

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Concours municipaux : le statut insolite et contesté de Fritz Beblo

19 Le rôle exact du chef du service de l’architecture reste aujourd’hui assez difficile à définir. Les archives administratives sont peu explicites sur sa façon de diriger. Cependant, on retrouve Beblo dans de nombreuses commissions municipales, comme celles de jury de concours, par exemple celui de l’aménagement de la place Saint- Pierre-le-Vieux dans le cadre de la Grande Percée, du projet de cité-jardin du Stockfeld, ou encore de celui du Conseil des XV. Il participait également à plusieurs instances, telles la commission des logements, celle des arts, la Kunstdenkmälerkommission (commission des monuments historiques en charge de recenser et de protéger les éléments remarquables avant la destruction des immeubles) ou encore la commission des façades pour les nouvelles constructions de la Grande Percée27.

20 À partir du tournant du siècle, la municipalité organisa près d’une vingtaine de concours architecturaux et urbains. Cet essor de l’usage du concours, que l’on retrouve en France au XIXe siècle, est également prégnant en Allemagne. Il n’était pas rare que le lauréat se vit acheter son projet et que l’exécution des travaux – après remaniement du projet – soit confiée au service d’architecture. Ce que Maxime Decommer qualifie « d’abus de pouvoir28 » dans le contexte parisien s’apparente dans celui de Strasbourg à ce qu’on pourrait appeler un « concours d’idées », qui permettait à la municipalité organisatrice du concours d’avoir une vision plus large des potentiels et des problématiques du programme29. Fritz Beblo participa à deux d’entre eux en 1910 : le concours pour le réaménagement de la place Kléber dans le cadre de la Grande Percée et de celui de la reconstruction de l’église Sainte-Madeleine. Il obtint à chaque fois le premier prix, avec un statut inhabituel, puisqu’il concourrait en son nom propre et non en qualité d’agent municipal. Ces deux concours restreints étaient organisés par la ville de Strasbourg. Dans le premier cas, des personnalités de la scène architecturale allemande tels que les Stadtbauräte Erlwein de Dresde et Grässel de Munich ou l’artiste strasbourgeois Daubner faisaient partie du jury. Le concours et son résultat firent l’objet d’annonces à participation dans la presse spécialisée nationale30.

21 Tandis que le concours pour la place Kléber resta au stade de concours d’idées et ne fut que partiellement pris en compte, le concours pour la reconstruction de l’église Sainte- Madeleine déboucha sur la reconstruction du complexe religieux. Construite à la fin du XVe siècle, l’église Sainte-Madeleine, ravagée par un incendie en 1904, était l’un des derniers édifices gothiques de Strasbourg. L’église et son cloître qui accueillait également un orphelinat étaient situés à la limite des fortifications et desservaient tout le sud de la ville. Seuls le chevet et la première travée subsistaient après le sinistre. Un premier concours d’idées fut lancé en janvier 1909. Pour Fritz Beblo, les propositions obtenues étaient décevantes et présentaient déjà à ce stade du projet les difficultés à venir. Les candidats ne cherchaient pas à s’intégrer au contexte urbain médiéval et les styles architecturaux néobaroque ou néoroman proposés paraissaient à Beblo inadapté et pompeux. Son approche patrimoniale, peu en phase avec le courant idéologique de l’époque, lui faisait craindre l’impact négatif d’un « mauvais projet » sur l’image des quais en face du palais Rohan.

22 Le projet de reconstruction ne devait en aucun cas être un « geste architectural », mais plutôt faire preuve d’une grande discrétion. Après un premier concours déclaré infructueux, Fritz Beblo s’impliqua personnellement dans le deuxième concours, organisé au mois de juillet de la même année, et proposa un projet31. L’attribution du

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premier prix au chef de bureau de la construction municipale produisit une vive réaction, autant dans le milieu religieux qu’au sein du conseil municipal. Dans le contexte de l’époque, il était inapproprié qu’un architecte de confession protestante, et de surcroît un « Prussien », construisit une église catholique. Par ailleurs, la participation d’un fonctionnaire municipal, en plus responsable du service chargé de la construction, à un concours organisé par la Ville semblait tout aussi inconvenante. Au- delà du principe selon lequel nul ne peut être à la fois juge et partie, une telle participation était probablement de nature à fausser la libre concurrence. Les réactions ne tardèrent à se faire entendre, notamment lors de la séance du conseil municipal du 20 mars 1912, durant laquelle le docteur Rubel interpella l’assemblée : […] Des cas comme celui où un responsable bien rémunéré du bureau de la construction participe en plus aux travaux de concours et reçoit une gratification supplémentaire non négligeable pour la reconstruction de la Magdalenenkirche, devraient être évités à l’avenir. Les fonctionnaires municipaux doivent consacrer toute leur énergie à leur mission à la ville et n’ont pas à concurrencer ou à rivaliser avec d’autres professionnels qui luttent pour leur existence et n’ont pas leur stabilité de l’emploi32.

23 L’accusation souligne également que cette situation était exceptionnelle pour l’époque et que les fonctionnaires n’étaient habituellement pas autorisés à concourir. Beblo, dans une lettre adressée au maire se justifia ainsi : Je voudrais rappeler qu’avant de participer au concours de la Magdalenenkirche, j’ai demandé à Monsieur le Maire si une telle participation pouvait être admise. Je n’ai commencé mon travail qu’après une réponse affirmative de Monsieur le Maire. J’ai exécuté les travaux seul dans mon temps libre le soir et sans l’assistance de personne. La question de la rémunération a, quant à elle, été décidée par le conseil municipal33.

24 Il apparaît clairement que Beblo avait pris des précautions avant de concourir, du moins avait-il réussi à convaincre le maire et probablement d’autres décideurs et les membres du jury de la justesse de sa vision. Dans son projet, Beblo tentait de conserver un maximum d’éléments existants afin de les intégrer au projet. L’ampleur des dégâts ne permettait pas d’envisager une reconstruction à l’identique. Seule l’école communale de quartier Sainte-Madeleine, construite « en temps français », n’avait pas été détruite, ce que Beblo regrettait, car il la considérait comme « bien laide ». On peut vraiment regretter que ceci n’ait pas brûlé également, car devant le manque chronique de classes de primaire, il était impossible de supprimer ce bâtiment, ce qui a véritablement influencé le choix final34.

25 Les religieux souhaitaient que l’église soit plus spacieuse et plus lumineuse. Pour répondre à cette attente, Fritz Beblo choisit de ne pas respecter l’orientation originelle avec le chœur au nord-est, mais de le placer perpendiculairement, au sud-est, ce qui permit en outre d’augmenter sa surface de façon considérable. Le chœur originel et la première travée, encore conservés, formaient ainsi une chapelle latérale (fig. 5).

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Figure 5. Plan de situation de l’église Sainte-Madeleine et du réaménagement des abords, plan fourni lors du concours en 1909, Fritz Beblo.

AVES 979 W 93.

26 En plus de reconstruire l’église, il proposa le réaménagement des abords (fig. 6). L’opportunité de combler les « dents creuses » autour de l’église et de faire un projet urbain global se présentait enfin. Ainsi le projet se développait à partir du nouveau chevet de l’église qui donne sur l’ancien mur de fortification. Dans l’axe du chœur, un portail fut percé dans l’ancien mur d’enceinte qui donne accès à la rue du Fossé-des- Orphelins. Sur ce mur conservé s’appuyaient une maison occupée par une association catholique et de l’autre côté du portail une école de perfectionnement commercial (Kaufmännische Fortbildungsschule). Le projet d’aménagement urbain initial s’organisait autour d’un parvis semi-arrondi qui formait presque une exèdre par rapport à l’église.

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Figure 6. Axonométrie, vue de l’église et de la nouvelle place proposée dans le cadre du concours pour la reconstruction de l’église Sainte-Madeleine, proposition de Fritz Beblo, juillet 1909.

AVES 979 W 92.

27 Si c’est bien Fritz Beblo qui remporta le concours pour la construction de la nouvelle église Sainte-Madeleine, d’autres fonctionnaires municipaux ont assuré le suivi du chantier de réaménagement des abords et du parvis et de l’école de perfectionnement commercial. En effet, une note interne de février 1913 mentionne ces deux édifices parmi les projets en chantier. Le chantier de l’église était suivi par Mades (architecte), Welzer (technicien) et Burkartsmeyer (technicien) et celui de l’école par Dopff (architecte) et Samuel (chef de chantier)35.

Une étroite collaboration avec les agences d’architecture

28 La multiplication des concours, qui s’intensifièrent avec l’arrivée de Fritz Beblo et de Moriz Eisenlohr à la tête des services techniques de la Ville, laisse supposer des relations plus étroites entre les architectes libéraux strasbourgeois et le service de la construction. L’organisation même des concours et l’émulation qui en découlait permirent également d’assurer une architecture plus créative et de meilleure qualité pour des bâtiments souvent représentatifs. Ainsi, la plupart des concours étaient restreints et les participants en partie invités. Parmi les architectes sollicités, on peut citer le jeune Édouard Schimpf. Ses débuts auprès du ministère d’Alsace-Lorraine, avec la construction du tribunal d’instance de Mulhouse, un passage dans la prestigieuse agence d’architecture Kuder & Müller entre 1903 et 1904 et plusieurs opérations pour la municipalité de Mulhouse, tels que le zoo et trois écoles, attirèrent l’attention de la municipalité strasbourgeoise, qui l’embaucha en 1907 pour assurer la construction de la caserne d’artillerie du Neuhof36. Sans apparaître dans les listes du personnel conservées dans les archives37, son nom est toutefois cité dans une annexe des comptes rendus du

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conseil municipal, dans laquelle il figure comme responsable du projet de la cité-jardin du Stockfeld38. En effet, il fut détaché à la Société coopérative de logements populaires pour réaliser le projet de la cité-jardin en octobre 1909. En mars 1910, il démissionna en plein chantier de la cité-jardin dont il avait dessiné les plans et s’installa à son compte en 1911. Schimpf garda cependant des liens étroits avec la municipalité et fut appelé à participer aux concours de la Grande Percée (aménagement de la place Saint-Pierre-le- Vieux, aménagement de la place Kléber ou encore de la place de la Bourse). Ainsi, entre 1910 et 1914, sur neuf concours organisés, Édouard Schimpf remporta six prix dont plusieurs furent achetés39 par la Ville. En 1913, son travail lui valut la médaille d’or à l’exposition internationale du bâtiment et de l’habitation de Leipzig et en 1914, il participa à l’exposition du Werkbund à Cologne 40. Sa carrière prometteuse fut interrompue par la Grande Guerre. Mobilisé dès 1914, il fut tué sur le front russe en 1916 à 39 ans. À l’instar de Fritz Beblo, il était fortement imprégné par l’enseignement de Karl Schäfer de Karlsruhe et défendait une vision d’une architecture régionale (Heimatschutz41) qui refusait les pastiches historisants qui avaient alors le vent en poupe. Fritz Beblo et sa hiérarchie semblent avoir tenté de tisser des liens étroits avec de jeunes architectes prometteurs, tels qu’Édouard Schimpf, Gustave Oberthür (1872-1965) ou encore les frères Bonatz (Paul 1877-1956, Karl 1882-1951) à qui ils confièrent la réalisation de l’extension des Hospices Civils.

Le modèle administratif du service de la construction fût-il inspiré par une pratique professionnelle libérale ?

29 Le fonctionnement du bureau municipal de la construction ne correspond pas à celui d’un service public, du moins à l’image que l’on peut s’en faire, mais s’apparente plutôt à celui d’une agence d’architecture. Peut-on attribuer cette caractéristique à la personnalité de Beblo ? L’instauration de notes de service internes assurait une visibilité globale et partagée des projets, dont une catégorie prospective listant les projets potentiels. Avec des indicateurs comme l’échéancier des travaux et la répartition des tâches confiées aux différents collaborateurs, cet outil permettait de suivre synthétiquement les activités du service et de prendre les décisions nécessaires. C’était un véritable tableau de bord et un indicateur de gestion, que l’on pourrait retrouver aujourd’hui dans une agence d’architecture gérant plusieurs chantiers. En plus de ses qualités managériales, Beblo cherchait à partager sa vision de la ville et de son patrimoine urbain avec ses collaborateurs et les décideurs politiques. L’engagement opiniâtre de ce responsable de service était certainement motivant et entraînant pour ses équipes. Sa signature validait la conformité des productions du service à sa vision. Sans dresser un portrait hagiographique du personnage, force est de reconnaître qu’il a insufflé une dynamique nouvelle dans le fonctionnement quotidien d’un service administratif municipal et ainsi durablement façonné le paysage urbain de la ville, à l’instar d’autres chefs charismatiques, comme Josef Stübben (1845-1936) à Cologne ou Theodor Fischer (1862-1938) à Munich. Après l’expulsion de Beblo par les autorités françaises à la fin de la Première Guerre mondiale contre l’avis même de la municipalité, ses projets et sa philosophie furent poursuivis au sein du service de la construction, notamment sous la direction de Paul Dopff, en poste jusqu’en 1954. Loin de constituer deux mondes distincts, le service de la construction et les bureaux d’architecture privés entretenaient de nombreuses relations et collaborations.

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L’expérience des cabinets privés, la participation aux concours, la gestion de grands projets d’aménagement confiés à des maîtres d’œuvre privés ou encore la mise en place de certains outils de gestion témoignent d’un partage des professionnalismes allant au- delà des statuts des structures respectives.

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NOTES

1. Compte rendu des débats du conseil municipal de Strasbourg, 1er juin 1910 et lettres des villes de Karlsbad (10 octobre 1910) et Charlottenburg (18 juillet 1910) pour obtenir des informations détaillées sur l’organisation du bureau d’architecture. 2. Voir en particulier les travaux menés dans le programme de recherche Metacult « Metissages, Architecture Culture », notamment les contributions suivantes : Tobias Möllmer, Christiane Weber, « Die Entstehung einer deutschen Musterbauverwaltung. Stadtbauamt und Baupolizei, Strassburg 1870-1918 », dans METACULT, Cahier de recherche 2, Strasbourg, Imprimerie Unistra, 2014, pp. 52-58 ; Shahram Abadie, « Genèse des services d’architecture à Strasbourg, Du Stadtbaumeister au Stadtbaurath », dans Metacult, Strassburg : Ort des kulturellen Austauschs zwischen Frankreich und Deutschland : Architektur und Stadtplanung von 1830 bis 1940/Strasbourg : lieu d’échanges culturels entre France et Allemagne : architecture et urbanisme de 1830 à 1940, Berlin, Deutscher Kunstverlag, 2018, pp. 477-486 ; Christiane Weber, « Eine deutsche Musterbauverwaltung entsteht : das Stadtbauamt in Strassburg 1871-1918 », dans Metacult, Strassburg : Ort des kulturellen Austauschs…, op. cit., pp. 487-494 ; et Nicolas Lefort, « De l’Allemagne

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à la France, les services d’architecture et d’urbanisme de Strasbourg pendant l’Entre-deux- Guerres : organisation et personnel 1919-1939 », dans Metacult, Strassburg: Ort des kulturellen Austauschs…, op. cit., pp. 519-528. 3. Entre autres : Philippe Grandvoinnet, « Les bains municipaux de Strasbourg 1905-1911, un modèle d’architecture en béton armé pour les piscines françaises », dans Metacult, Strassburg: Ort des kulturellen Austauschs…, op. cit., pp. 219-238 ; Hélène Antoni, Fritz Beblo et le Heimatschutz à Strasbourg, mémoire de master d’histoire des mondes germaniques, sous la direction de Anne- Marie Châtelet et Catherine Maurer, université́ de Strasbourg, 2013. 4. Shahram Abadie, « Genèse des services d’architecture à Strasbourg, Du Stadtbaumeister au Stadtbaurath », op. cit, p. 483. 5. Tout au long de l’annexion, l’Alsace-Lorraine était soumise à une politique culturelle tendant clairement et subtilement à encourager l’intégration des populations dans l’Empire allemand. Cette politique se traduisait principalement dans le domaine des institutions du Reichsland ou dans l’organisation de la vie des collectivités mais peu dans le travail quotidien des agents et des techniciens municipaux. 6. Christiane Weber, « Eine deutsche Musterbauverwaltung entsteht : das Stadtbauamt in Strassburg 1871-1918 », op. cit., p. 488. 7. Otto Back était Bezirkspräsident (président du district de Basse-Alsace) de 1880 à 1886 après avoir été maire-administrateur de Strasbourg nommé de 1873 à 1880 et avant d’être maire élu de 1886 à 1907. 8. Rolf Wittenbrock, Bauordnungen als Instrumente der Stadtplanung im Reichsland Elsass-Lothringen (1870 – 1918). Aspekte der Urbanisierung im deutsch-französischen Grenzraum, St. Ingberg : Werner J. Röhrig Verlag, 1989, p. 165, note 11. 9. Débat du conseil municipal, 14 sept. 1882 « Anstellung eines Baupolizeibeamtes bzw. Gehaltsregelung desselben », pp. 315-317. 10. Tobias Möllmer, Christiane Weber, op. cit., 2014, p. 57. 11. Heinrich Emerich, Das Elsass-Lothringische Landesgesetz betreffend baupolizeiliche Vorschriften vom 7 November 1910, Strasbourg, Verlag von Karl J. Trübner, 1911, p. 29 et suivantes. 12. Karl Eichelmann, Verwaltungsbericht der Stadt Strassburg i. E. für die Zeit vom 1. April 1900 bis 31. März 1910, Strasbourg, Elsässische Druckerei und Verlangsanstalt, 1916, p. 299. 13. Alexander Dominicus, Straßburgs deutsche Bürgermeister Back und Schwander 1873-1918, Frankfurt am Main, Moritz Diesterweg, 1939, pp. 35-36. 14. Maxime Decommer, Les architectes au travail, L’institutionnalisation d’une profession, 1795-1940, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017, pp. 121-122 et Anne-Marie Châtelet, « La conception haussmannienne du rôle des ingénieurs et des architectes municipaux », dans Jean Des Cars et Pierre Pinon, Paris-Haussmann. « Le pari d’Haussmann », Paris, Pavillon de l’Arsenal/ Picard, 1991, p. 262. 15. Certaines villes comme Cologne disposaient de deux Stadtbauräte, ou Munich quatre Bauräte et un Oberbaurat (Archives de la Ville et de l’Eurométropole de Strasbourg (AVES), 151 MW 1, Organisation des Bauamtes, Übersicht über die Entlohnungsverhältnisse der Stadtbauräte und Bauinspektoren in nachstehenden Städten, tableau manuscrit sans date, vers 1909). 16. AVES, 151 MW 1, Organisation des Bauamtes, 7. Februar 1910. 17. Ne pas confondre avec l’actuel Land de Rhénanie-Palatinat ni avec celui de Rhénanie du Nord- Westphalie, qui existent depuis 1946. La Rhénanie prussienne (1822-1945) était partagée en cinq provinces, Coblence (chef-lieu), Cologne, Düsseldorf, Aix-la-Chapelle et Trèves. 18. Construit entre 1732 et 1742 pour le prince-évêque Armand Gaston Maximilien de Rohan à côté de la cathédrale, le bâtiment abrite aujourd’hui trois musées. 19. Traduction proposée par l’auteur, catalogue d’exposition : Rosa Beblo-Hundhammer, Bauen auf Tradition, Fritz Beblo 1872-1947, Stadtbaurat in Strassburg und München, Ausstellung im Stadtarchiv München, 25 sept-9 nov. 1991, p. 32.

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20. En effet, pour les travaux de la première tranche, le Friedrichsbau, près d’un tiers des pierres utilisées étaient neuves et les deux étages supérieurs, dont il ne restait plus rien furent complètement inventé par Schäfer. Pour la seconde tranche des travaux, l’Ottheinrichsbau, l’intervention prévue par l’architecte devait être encore plus conséquente. Elle fut interrompue par les débats entre spécialistes. Voir Achim Hubel, Denkmalpflege, Geschichte, Themen, Aufgaben. Eine Einführung, Stuttgart, Reclam, 2007, pp. 72-77. 21. « Konservieren nicht restaurieren » (conserver et non restaurer) : leitmotiv de Georg Dehio. 22. AVES, 153 MW 2, listes du personnel et Nicolas Lefort, « Le service municipal d’architecture de Strasbourg durant l’entre-deux-guerres : rupture ou continuité ? », dans: Metacult, cahier de recherche 3, Strasbourg, Unistra, juin 2015, p. 44 23. Techniker dans les sources : Annexe aux débats du conseil municipal du 1 er juin 1910, Organisation des Bauamtes 7 février 1910, p. 559. Dans le cas de Strasbourg il est probable qu’il s’agisse de personnes ayant suivi une formation à l’école des métiers du bâtiment (École impériale technique) qui fut inaugurée en 1874 et qui permettait la formation de techniciens du bâtiment de niveau intermédiaire. Les architectes étaient formés dans des Technische Hochschule, universités (techniques) ou Polytechnikum. 24. « Volksschule zu Strassburg-Neudorf », Deutsche Bauzeitung, année 47, n°47, 1913, p. 429-433. 25. Il s’agit d’un vaste projet urbain de rénovation et de destruction d’un habitat insalubre conduit au centre-ville entre 1910 et 1914 par la municipalité socialiste. La percée allait de la gare ferroviaire vers le port en passant par la place Kléber. Ce projet fut poursuivi et achevé jusque dans les années 1960. 26. AVES, 153 MW 2, note manuscrite du 10 février 1913. 27. Christiane Weber, Hélène Antoni, « La Grande Percée der Grosse Strassendurchbruch in Strassburg. Altstadtsanierung zwischen deutschen und französischen Konzepten », dans Carmen Enss, Gerhard Vinken (dir.), Produkt Altstadt : Historische Stadtzentren in Städtebau und Denkmalpflege, Bielefeld, Transcript Verlag, 2016, pp. 65-69. 28. Maxime Decommer, Les architectes au travail…, op. cit., p. 144. 29. On note par exemple que pour le concours de l’aménagement de la place Saint-Pierre-le- Vieux, l’intitulé du concours était très explicite : « Wettbewerb zur Erlangung von Entwürfen für die künstlerische Ausgeschtaltung der Neubauten am Alt-St-Peterplatz zu Strassburg » (Concours en vue de l’obtention de projets de conception artistique pour les nouveaux bâtiments de la place Saint- Pierre-le Vieux de Strasbourg) AVES, 153 MW 593, Grande Percée, Wettbewerb Alt-St-Peter, 1910-1914. 30. « Der grosse Strassendurchbruch in Strassburg und der Wettbewerb zur Erlangung von Entwürfen für die Umgestaltung des Kleber-Platzes », Deutsche Bauzeitung, 1910, pp. 522-524 ; « Wettbewerb zur Ausgestaltung des Kleberplatzes in Strassburg », Der Städtebau, 8. Jg, 1911, pp. 139-140. 31. AVES, 979 W 93, planches de concours de J. Muller, Beblo, Zimmerle et Oberthur, juillet 1909. 32. AVES, 72 W 28 : extraits des débats du conseil municipal, 20 mars 1912. 33. AVES, 72 W 28 : lettre de Fritz Beblo au maire, 25 avril 1912. 34. Catalogue d’exposition Bauen auf Tradition, op. cit., 1991, p. 42. 35. AVES, 153 MW 2, note manuscrite du 10 février 1913. 36. Éric Chenderowsky (dir.), Édouard Schimpf à Strasbourg, architecte d’une ville en renouveau, Ville de Strasbourg, 2010, pp. 8-9. 37. Il s’agit ici essentiellement des côtes 151 MW 1, 153 W 2 et 153 MW 3. Le dossier personnel de E. Schimpf n’a pas pu être consulté pour la rédaction de la présente contribution. 38. Annexe du compte rendu du débat du conseil municipal du 1er juin 1910, « Organisation des Bauamtes ». 39. Il s’agit de la cité-jardin du Stockfeld en 1909 (achat du projet et nomination pour la réalisation du projet), l’église protestante de Koenigshoffen en 1910 (1er prix), l’église Sainte-

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Madeleine en 1910 (invité à concourir et achat de son projet), projet pour l’aménagement de la place Saint-Pierre-le-Vieux en novembre 1911 (1er prix), également en novembre 1911, concours pour la maternité de l’hôpital civil (2e prix), projet pour la cité-jardin du quartier des XV en 1911-2012 (2e prix). 40. Éric Chenderowsky (dir.), op. cit., p. 8. 41. Le courant Heimatschutz apparenté aux mouvements régionalistes, se développe à la fin du XIXe et au début du XXe siècle en Allemagne du sud et en Suisse. Il refuse l’éclectisme et l’art nouveau et se regroupe dans l’association fondée en 1907 du Deutscher Werkbund, mouvement pour la promotion de l’innovation dans les arts appliqués.

RÉSUMÉS

Les départements de la Moselle, du Bas-Rhin et du Haut-Rhin ont été cédés à l’Empire allemand de 1871 à 1918 par le traité de Francfort. Strasbourg, en qualité de capitale du Reichsland d’Alsace- Lorraine, a connu une très forte croissance urbaine. Le bureau municipal en charge de la construction passait pendant cette période de 12 à près de 150 employés. Cette contribution a pour objectif d’éclairer la pratique quotidienne du bureau de la construction et d’évoquer quelques ressemblances surprenantes sur le plan de l’organisation du travail et du management avec le fonctionnement d’une agence d’architecture libérale. Dans un chapitre initial, l’évolution de la spécialisation des services municipaux au cours de l’annexion allemande sont abordés avec la présentation d’un organe particulier, la police du bâtiment, qui survit, y compris dans sa dénomination, jusqu’à aujourd’hui. Deux personnalités marquantes de la scène architecturale strasbourgeoise, Édouard Schimpf (1877-1916) et Fritz Beblo (1872-1947) sont convoqués dans cette contribution. Schimpf, par ses allers-retours entre le public et le privé, a montré qu’il plaçait le projet architectural au-dessus des questions de statut. Beblo, en sa qualité de responsable du service d’architecture municipal, a mis en place des outils de gestion et de pilotage innovants à l’époque. Il a aussi su imposer ses vues de la façon la moins administrative qui soit en participant à titre personnel à un concours organisé par la municipalité, qui était son employeur.

The departments of Moselle, Bas-Rhin and Haut-Rhin were ceded to the German Empire from 1871 to 1918 by the Treaty of Frankfurt. As the capital of the Reichsland of Alsace-Lorraine, Strasburg has experienced very strong urban growth, the municipal office in charge of construction increasing from 12 to nearly 150 employees during this period. This paper analyzes the daily practices of the construction office and tries to demonstrate that communal and liberal praxis are not that far from each other. Some surprising similarities appear in terms of work organization and management in the functioning of a liberal architecture agency. At first, the evolution of the specialization of municipal services during the German annexation are approached with a particular structure’s presentation, the building police, which is still in existence today, including in terms of its denomination. Two prominent figures from the Strasbourg architectural scene, Édouard Schimpf (1877-1916) and Fritz Beblo (1872-1947), are mentioned in this contribution. With his fluctuation between the public and private spheres, Schimpf has shown that he places the architectural project above questions of status. Beblo, as head of the municipal architecture department, implemented management and steering tools that were innovative at the time. He also managed to impose his views in the least administrative

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way possible by participating personally in a competition organized by the municipality, which was his employer.

INDEX

Mots-clés : Reichsland, Alsace-Lorraine, Administration municipale, Empire allemand, Strasbourg, Bureau de la construction municipale, Services municipaux, Service d’architecture municipal, Fritz Beblo Keywords : Reichsland, Alsace-Lorraine, Elsass-Lothringen, German Empire, Municipal Administration, Architecture Agency, Architecture Office, Fritz Beblo

AUTEUR

HÉLÈNE ANTONI Architecte, docteur en histoire de l’architecture et de l’urbanisme, Hélène Antoni est chercheuse, chargée de mission à l’Eurométropole de Strasbourg dans le cadre de la révision et de l’extension du Plan de Sauvegarde et de Mise en Valeur (PSMV). Ses thèmes de recherches portent sur l’architecture et l’urbanisme du XIXe et du XXe siècle, notamment les transferts de connaissances et de compétences techniques entre France et Allemagne. Elle a notamment publié : « Architecture et urbanisme dans les zones de servitudes militaires à Strasbourg », dans Strasbourg, lieu d’échanges culturels entre France et Allemagne. Architecture et urbanisme de 1830 à 1940, Deutscher Kunstverlag, 2018, pp. 319-331 ; « Les courtes distances et l’évolution des formes urbaines à Strasbourg, ville rhénane », dans Cristina Mazzoni, Roberta Borghi (dir.), Strasbourg métropole. La ville-énergie, futurs possibles, Paris, La Commune, 2017, pp. 119-130. [email protected]

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La section urbanisme du département d’architectes du London County Council dans l’après- guerre Élaboration, codification et transmission des savoir-faire au sein d’une grande structure publique d’architecture The town planning division of the London County Council architects' Department : elaboration, codification and transmission of know-how within a large public architectural structure in the post-war period

Anne Portnoï

Introduction

1 Cet article s’attache à analyser les processus d’élaboration et de transmission de savoir- faire urbanistiques dans l’après-guerre au sein de la division d’urbanisme du département d’architectes de l’agence publique d’architecture du London County Council (LCC)1. Cette division fut notamment en charge de l’élaboration du plan de Londres de 1944 et de sa mise en application.

2 Le LCC, autorité locale dirigée par les élus gouvernant Londres entre 1888 et 19652, comprenait 3 000 employés en 19563. Cette administration employait un corps de fonctionnaires professionnels, tant administratifs que techniques, pour mener à bien ses travaux. Divers services, dotés de leur propre personnel étaient dirigés par des comités de conseillers qui produisaient un ensemble de documents, notamment les ordres du jour et les procès-verbaux de leurs réunions. Les sources exploitées pour cette analyse correspondent à des documents de travail produits entre 1949 et 1959. Ces comptes rendus de réunions ou rapports des sous-commissions de la division d’urbanisme du département des architectes du LCC ont été conservés par Percy Johnson-Marshall (1915-1993)4, l’un des agents de ce service. Le comité d’urbanisme

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était un sous-comité du conseil, qui se réunissait pour examiner les demandes d’urbanisme en vertu des règlements de la loi sur l’aménagement du territoire. Les tableaux d’organisation du groupe en charge des secteurs de reconstruction, dont Johnson-Marshall était responsable, renseignent notamment sur l’organisation du travail au sein de la division.

3 Les comptes rendus des réunions auxquelles il participa révèlent d’une part la claire volonté de construire un savoir-faire d’architecte en matière d’aménagement urbain, et d’autre part, la volonté de diffuser ce savoir-faire en interne et plus largement, dans le monde professionnel. C’est ce dont témoigne, notamment, l’ouvrage publié par Johnson-Marshall en 1966 sous le titre de Rebuilding Cities5.

L’organisation de la division urbanisme du département d’architectes du London County Council dans l’après-guerre

4 Dès sa création en 1888, le département des architectes recrute de jeunes architectes talentueux qui travaillent sur des opérations de logements et forment un groupe de praticiens entreprenants. Cette première génération d’architectes sert de modèle aux agents du LCC après la Deuxième Guerre mondiale6.

5 Le département des architectes est alors une structure dirigée par des architectes modernes, très prisée par les jeunes professionnels, notamment parce qu’ils peuvent y travailler dans un environnement international. Les architectes à la tête de ce département jouissent d’une grande notoriété. Se succèdent Sir Robert Matthew (1906-1975), le premier architecte en chef de l’après-guerre (1946-1953) et Leslie Martin (1908-2000), directeur entre 1953 et 1956, lui-même remplacé après son départ à Cambridge par Hubert Bennett (1909-2000).

6 Le département des architectes du LCC est aussi réputé pour sa structuration en working groups, un système mis en place par J. H. Forshaw (1895-1973), qui rejoint le LCC en 19417. L’organisation du département n’est pas pyramidale, mais repose sur une série d’unités de projet presque autonomes qui, de surcroît, ne correspondent pas à un secteur géographique, mais à un type de programme. Chaque équipe est constituée de douze personnes et placée sous la responsabilité d’un directeur de projet. R. Furneaux Jordan fournit une description précise de l’organisation de ce département en 1956 dans l’Architecture Review8. Cette année-là, selon lui, le département des architectes du LCC compte presque 1 600 salariés9, dont 750 architectes. Tous les aspects des projets doivent pouvoir être élaborés en interne. Le département comprend ainsi des ingénieurs, géomètres, maquettistes et une sociologue intégrée au groupe en charge des secteurs de reconstruction (Margaret Willis). Cependant, lorsque l’équipe de concepteurs implique différents secteurs du LCC, comme pour la conception de Hook New Town en 1959, elle est transférée hors des bureaux du département d’architecture et s’installe dans ceux de la direction10.

7 De 1946 à 1949, le département d’architecture comporte quatre divisions principales : la division du logement, la division des écoles, la division d’urbanisme et la division générale. Composée d’architectes et de techniciens, la division du logement est responsable de la conception ainsi que de la construction d’un nombre important de logements. Elle supervise aussi ceux que le LCC délègue à des architectes privés. La

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division des écoles est un groupe plus petit, dont une grande partie du travail de conception se voit confiée à des architectes privés. Cette division est aussi responsable de l’entretien des équipements. La division générale s’occupe de tout ce qui ne relève pas des écoles, de l’urbanisme ou du logement.

8 La division de l’urbanisme est dirigée par Arthur Ling (1913-1995), ancien élève d’Abercrombie et théoricien du groupe Mars11. Il a travaillé avec Walter Gropius et Maxwell Fry jusqu’à ce que celui-ci prenne en charge la reconstruction de Coventry. L. W. Lane (1910-1991) lui succède à la tête de la section en 1956. Cette division, qui compte 200 à 260 architectes, supervise les projets d’urbanisme engagés soit par les arrondissements de Londres soit par des promoteurs privés, placés sous l’égide du LCC depuis la loi de 1947, en s’assurant notamment, avant leur approbation, de leur conformité avec le County of London Development Plan. À la demande de Lord Reith, le ministre du Travail, le département d’urbanisme du LCC élabore en 1943 un plan de reconstruction et de développement de Londres : le County of London Plan, sous la direction de J. H. Forshaw et de Patrick Abercrombie (1879-1957)12. Le ministère, face à l’absence d’un cadre législatif qui permettrait de contrôler le développement urbain plus efficacement qu’en laissant les conseils locaux sélectionner les propositions des promoteurs privés, instaure une première loi sur le développement urbain en 1944. Cette loi permet aux services d’urbanisme des autorités locales de définir des zones urbaines, dénommées « designated areas », dont la reconstruction, après les destructions liées aux bombardements, devrait se faire de manière globale. Le Town and Country Planning Act de 1944 permet ainsi aux autorités locales de déposer des demandes d’acquisition des zones bombardées et de leurs alentours afin de pouvoir prendre en charge leur reconstruction. Les « reconstruction areas » sont ensuite dénommées des « comprehensive development areas » par la nouvelle loi d’aménagement du territoire de 1947. Ces zones, dont le périmètre est défini par les plans de développement, font l’objet d’une reconstruction complète supervisée par les autorités locales, c’est-à-dire le LCC pour Londres dans son ensemble et la City Corporation pour le secteur de la City. Pour être classés, ces sites devaient être accompagnés d’un plan en trois dimensions, c’est-à-dire un plan des hauteurs montrant le développement possible du site en fonction des règles d’éclairement. La loi de 1947 invite, de fait, les autorités locales à réfléchir par le projet aux questions de développement urbain, ce qui a des conséquences sur l’activité quotidienne de la section urbanisme du LCC.

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Figure 1. Carte des comprehensive Development Areas.

[LMA] GB 237 PJM LCC /E/9.1/

9 L’élaboration et la mise en application du plan de développement suivent un processus en plusieurs phases : enquêtes urbanistiques, élaboration d’un plan révisé et mise en œuvre. Des enquêtes publiques servent aussi à l’approbation par le gouvernement des révisions du plan ainsi qu’en cas de recours des promoteurs contre les décisions prises par le LCC. La révision du plan doit être effectuée au moins tous les cinq ans. Le plan de développement de 1943 sera révisé en 1951 et 1955.

10 Ce travail est conduit par quatre sous-groupes au sein de la division urbanisme : le groupe d’information et de recherche, le groupe du plan de développement, le groupe en charge de l’application du plan et enfin le groupe de la reconstruction.

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Figure 2. Organigramme du département des architectes du LCC 1946-1956.

[AP]

11 Ce dernier groupe, sous la responsabilité de Percy Johnson-Marshall dès sa création en 1949, s’occupe des secteurs endommagés par les bombardements, dont les huit sites de comprehensive developments areas proposés par le plan de développement de 1951 pour Londres13 (fig. 1). Les missions sont réparties en 1952 entre trois sous-groupes correspondant, contrairement aux autres sections, à des secteurs géographiques (fig. 2 & 3). Les agents du groupe occupent au siège du LCC, le County Hall, sept bureaux (d’une à seize personnes) attribués suivant l’affectation géographique des missions et suivant des critères hiérarchiques (fig. 4). Selon Gordon C. Logie, l’un des directeurs de projet du groupe de la reconstruction14, cette section fut un microcosme de la division dans son ensemble, car travailler sur ces sites impliquait de concevoir des plans de développement par secteur qui définissaient le zoning et le phasage, de faire les relevés et de gérer les demandes de constructions.

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Figure 3. Reconstruction group, novembre 1955.

[LMA] GB 237 PJM LCC /D/3.3/

Figure 4. Rationalisation des espaces de travail suite à la réorganisation de la division urbanisme en 1956.

Ralph Keene (réalisateur), London plan for a proud city, 1946, 25,20 min et [LMA]GLC/DG/PRB/ 11/015/001/Changing Face of London, 1960, 17,32 min.

12 En 1956, suite au départ de Ling, les agents des quatre groupes de la division urbaniste définis par fonctions sont redéployés en trois secteurs géographiques ainsi qu’une

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section traitant de questions générales (fig. 5). Ces quatre nouveaux groupes comptent chacun entre 45 à 60 salariés. La division urbaniste comprend alors 210 agents, dont 11 femmes architectes et 17 assistantes. Percy Johnson-Marshall devient responsable du groupe du Nord-Est, composé de 48 agents en 1956 et qui comprendra 98 agents en 195915. Il s’oppose cependant vivement à la proposition de Leslie W. Lane de diviser le travail sur Londres en trois secteurs : « Elles impliquent l’éclatement du groupe de reconstruction, que vous, Ling et moi avons passé six ans à créer en tant qu’entité, avec un fort esprit de corps architectural16. »

Figure 5. Restructuration de la division urbanisme en 1956 suite au départ d’Arthur Ling.

[LMA] GB 237 PJM LCC /D/3.3/

Un fort turn-over au sein de la division

13 Le groupe information et recherche augmente son personnel, entre fin 1948 et 1952, de 36 à 49 agents, le groupe du plan de développement de 35 à 48, le groupe en charge de l’application du plan de 102 à 122, et enfin le groupe de la reconstruction de 19 à 38 employés (dont 5 femmes)17. La loi de 1947 modifie le travail de la division et en augmente aussi de façon importante la charge, ce qui explique l’évolution progressive de ses effectifs et de la qualification de son personnel : L’évolution d’un urbanisme restrictif vers une démarche positive, le pouvoir sensiblement plus important accordé à un organisme d’aménagement du territoire, les conséquences plus lourdes d’une prise de décision en matière d’aménagement, la hausse des recours et la multiplication des réglementations qui exigent de savoir les interpréter, sont autant d’éléments qui requièrent l’attention d’un personnel qualifié, en particulier dans les grades les plus élevés. En outre, il faut davantage d’architectes qualifiés pour traiter les plans détaillés et les zones de reconstruction18.

14 La charge de travail des groupes est importante, notamment parce que la situation est alors difficile en termes de ressources humaines. Arthur Ling détaille dans une note au début des années 1950 le travail de la division d’urbanisme19. Il y relate les difficultés

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rencontrées pour employer des jeunes architectes, nouveaux diplômés en urbanisme, dans un contexte où les autorités locales rivalisent entre elles. La division d’urbanisme du LCC est en sous-effectif et doit faire face aux départs de salariés qui reçoivent des propositions d’embauche très attrayantes. Le recrutement de nouveaux employés a d’abord été très lent, car des urbanistes qualifiés commençaient à peine à sortir des écoles d’urbanisme et il y avait une forte concurrence entre les organismes d’aménagement pour engager ce personnel formé. Jusqu’au milieu de l’année 1950, la division a connu un grand nombre de postes vacants et elle a également été confrontée à un taux élevé de démissions en raison de départs de personnel pour des postes à des taux de rémunération plus élevés, l’expérience de l’urbanisme au sein de la LCC étant considérée comme une recommandation en soi. Ce facteur a contribué au surcroît de travail de ces deux dernières années pour le plan de développement20.

15 La fluctuation du personnel au sein du département des architectes du LCC de manière générale est suffisamment importante pour donner lieu à deux articles21, en 1954 et en 1956, dans la revue Keystone, journal de l’Association des techniciens du bâtiment. Ce turn-over est tout aussi important dans les autres sections du département et particulièrement évident dans la section logement, selon l’article de 1956. Cette instabilité serait liée au statut des salariés dans la hiérarchie et à leur salaire22 dans un contexte où ces jeunes employés trouvent sans difficulté des postes intéressants dans des agences privées : « […] “l’image prestigieuse” ne compense plus les autres carences23 », insiste l’article. Cette situation semble persister au moins de la fin des années 1940 jusqu’au milieu des années 1950.

16 Percy Johnson-Marshall rassemble un certain nombre de dossiers administratifs relatifs aux ressources humaines, alors qu’il est responsable du groupe des zones de reconstruction, puis, à partir de 1956 du groupe Nord-Est de la division de l’urbanisme. Ces dossiers comprennent notamment des informations sur le programme de travail de son groupe, sa structure, des organigrammes et ses besoins en personnel, ainsi que des notes sur les salaires et les grades. Ces documents sont nombreux car Percy Johnson- Marshal, en tant que directeur, doit rendre compte au conseil de sa gestion du groupe, soumettre ses requêtes en personnel et les demandes d’évolution de carrière. Une note de synthèse sur le travail au sein du Reconstruction Group24 témoigne également de l’instabilité de l’équipe. Celle-ci a vu en deux ans une relève complète de son unité technique (grade III). Seuls les chargés de projet (grade II) et les directeurs d’équipes (grade I) se maintiennent. La raison de cette situation selon l’analyse du département d’architecture du LCC est directement liée au travail au sein de la division d’urbanisme. Cette division ne prend pas en charge les travaux de construction. Les architectes urbanistes, dotés d’une double qualification et ne souhaitant pas abandonner complètement l’architecture, ne restent donc pas longtemps. La note suggère, pour faire face à cette difficulté, de réorganiser le travail en prenant exemple sur le projet de South Bank, projet mené sous la direction de Graeme Shankland, afin de donner à ces jeunes architectes l’opportunité de construire. En effet, le territoire de South Bank le long de la Tamise, qui est celui sur lequel s’implante le Festival of Britain en 1951, est développé particulièrement rapidement à l’occasion de l’événement. À propos de cette opération de dalles sur plusieurs niveaux et de la construction d’édifices, Graeme Shankland, qui craint qu’elle ne revienne à une autre division, évoque « une occasion unique de mener à bien une opération complexe d’aménagement urbain jusqu’au stade de la construction25 ».

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Formaliser un savoir-faire urbanistique avec les outils de l’architecte

17 La lecture de différents « rapports à diffusion interne » issus des archives de Percy Johnson-Marshall met en évidence le projet disciplinaire des architectes de la division urbanisme dans l’après-guerre. Ces architectes défendent vigoureusement la spécificité de leur savoir-faire et notamment l’usage de la troisième dimension. Arthur Ling, à la tête de la division urbaniste du département d’architectes, dénomme cette démarche le « creative planning26 », l’opposant ainsi à un urbanisme réglementaire. L’évolution la plus significative de ces trois dernières années a été la transformation rapide du travail au sein de la Division, qui est passé d’un urbanisme réglementaire à un urbanisme créatif27.

18 Pour Ling, l’évolution majeure de la pensée de l’urbanisme du LCC, au travers de l’élaboration de ces plans, résulte du passage d’une approche réglementaire à une approche « créative » de la planification urbaine. Son objectif, au tournant des années 1950, est donc de faire évoluer dans le même sens l’aménagement urbain proprement dit, le « civic design ».

19 La création de la division d’urbanisme, comme celle de la division du logement en 195028, est en premier lieu associée à la prise en main des sujets urbains par les architectes au sein du LCC. En 1947, le conseil avait notamment autorisé la séparation du service d’urbanisme en deux entités différentes, d’une part, l’aménagement urbain relevant d’une démarche, que l’on pourrait dire de projet, et d’autre part, la réglementation des constructions29. L’arrivée de L. W. Lane à la tête de la section d’urbanisme, après le départ d’Arthur Ling pour Coventry, semble remettre en cause certains principes que ce dernier avait mis en place. Tout d’abord, Lane est géomètre et urbaniste (A.R.I.C.S., M.T.P.I.) et non architecte. Percy Jonhson-Marshall qui a pris part à l’organisation de la division aux côtés d’Arthur Ling et de Leslie Martin, s’en inquiète auprès de ce dernier : Comme vous le savez, je me suis toujours battu pour que l’urbanisme fasse partie intégrante d’un département d’architecture [du LCC] et que les architectes en aient la maîtrise à tous les niveaux. Lorsque je suis arrivé au LCC, j’ai constaté que Ling était à bien des égards isolé, et que les géomètres étaient dans une position dominante. C’est également le cas, soit dit en passant, au sein de l’Institut d’urbanisme [Town Planning Institut], où les responsables des départements d’urbanisme des municipalités, qui sont pour la plupart des géomètres, ont fait d’énormes dégâts et restent un groupe de pression puissant et bien soudé, promouvant au maximum les géomètres dans le champ de l’urbanisme. Peut-être seul Ling peut vous parler de sa longue et continuelle lutte pour faire passer les architectes de la position fragile de « vague » urbaniste à celle que nous avons acquise au sein du groupe de reconstruction30.

20 Les géomètres pensent en deux dimensions alors que les architectes le font en trois, insiste-t-il. Il s’oppose plus particulièrement à ce que le civic design soit séparé du contrôle du développement urbain ou de la revue des plans. C’est l’une des principales batailles que nous avons menées, car si vous séparez les Detailed Planners [urbanistes] (ou urban designers) de la moitié des éléments essentiels de l’aménagement, vous obtiendrez une sorte de théorie du bâtiment du XIXe siècle, où les ingénieurs ont fait le bâtiment et les architectes y ont collé la façade31.

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21 Percy Jonhson-Marshall associe le travail du detailed planner, qu’il nomme aussi civic designer, à celui de l’urban designer. Le terme urban design lui sert à valoriser la spécificité de l’approche de l’architecte.

22 La conjonction de cette affirmation de la spécificité de la démarche architecturale dans le dessin de la ville, de l’engouement pour l’urbanisme à partir de la loi de 1947, de l’instabilité et de la jeunesse des équipes d’architectes du LCC, engage la division d’urbanisme à développer une méthode de travail transmissible en interne. La division urbanisme du département des architectes du LCC se trouve ainsi confrontée à la nécessité de formaliser son savoir-faire, non seulement pour accroître la productivité de ses agents mais, surtout, pour ne pas perdre la maîtrise des méthodes développées dans une période de fort turnover.

23 Le Development Group produit, par exemple, un Information Book régulièrement mis à jour pour le département logement du LCC. Le document propose une synthèse des informations nécessaires à un projet de logement : « L’objectif de ce livre est de préciser les informations fondamentales requises depuis le début jusqu’à la fin d’un projet32. »

24 Les archives de Percy Johnson-Marshal dévoilent aussi l’usage de manuels établis par la division du logement du département des architectes, qui recensent les différents types de logements, leur coût, leur distribution, les dimensions et agencements possibles. On y trouve aussi l’Advisory Handbook on The Redevelopment of Central Areas, qui est le premier d’une série de manuels publié pour le compte du ministère de l’Aménagement et conçu par un groupe d’experts à l’usage des organismes d’aménagement (fig. 6). Cet ouvrage qui traite de l’aménagement des zones à reconstruire, présente des méthodes de relevés, d’analyse et de conception de plans pour les zones centrales, ainsi que des études sur l’éclairement et le contrôle des surfaces. Le manuel n’est pas prescriptif, l’objectif du ministère est clairement de transmettre des savoir-faire et des « bonnes pratiques ».

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Figure 6. Ministry of Town and Country Planning, Advisory Handbook on The Redevelopment of Central Areas, London, H.M.S.O., 1947. (100 p., 24,7cmx18,8cm).

[Coll. AP]

25 Tout comme ces experts missionnés par le ministère, les architectes du groupe de reconstruction ont eux aussi le sentiment d’avoir constitué un savoir-faire dont la diffusion relève de l’intérêt général. De fait, ils sont amenés à détailler leurs outils, concepts, et méthodes de travail dans le cadre de la rédaction de leur County Planning Report dont les chapitres font l’objet de nombreuses relectures. Surtout, les agents placés sous la responsabilité de Percy Johnson-Marshall sont ceux qui se confrontent concrètement dans leur pratique quotidienne à la définition et la réalisation des quartiers et des communautés proposées par le plan d’ensemble de Londres33. Ces derniers s’approprient les concepts clefs d’unité de voisinage et de communauté sur lesquels s’appuie le plan général, au travers des réflexions théoriques partagées en interne. Un document issu des archives de Percy Jonhson Marshall, limité à l’usage du sous-groupe en charge de la partie nord-est, témoigne d’une réflexion autour de ces notions. Les agents du groupe prennent aussi en charge la responsabilité de la réalisation en moins de trois ans de l’un des premiers quartiers désigné comme secteur de reconstruction comprenant le quartier de South Bank et l’unité de voisinage de Lansbury – le quartier 9 du secteur de Stepney Poplar. Outre le travail intense qu’il engendre au sein du groupe entre 1949 et 1951, il servira de vitrine pour le LCC, qui souhaite en faire une exposition urbaine grandeur nature, Live architectural exhibition, à l’occasion du Festival of Britain en 1951. Ce quartier, dont les images ont été largement diffusées, acquiert ainsi le statut de laboratoire et d’expérimentation urbaine exemplaire. Il s’agit pour le LCC de faire la promotion de son savoir-faire urbanistique et, de fait, de celui des agents du groupe dirigé par Percy Johnson-Marshal, qui seront aussi sollicités pour faire visiter le quartier pendant l’exposition. Cette expérience a certainement conduit ces architectes à devoir expliciter leurs objectifs et leurs méthodes.

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26 En effet, dans les archives de Percy Johnson-Marshall de nombreux documents relatifs à l’organisation interne de la division visent à clarifier les méthodes de travail. Ces notes attestent d’un travail collectif pendant une année, entre 1953 et 1954, sur la formalisation de méthodes et d’outils de projet. On apprend ainsi qu’au sein du Reconstruction Group, les sous-groupes échangent entre eux les méthodes qu’ils ont pu mettre au point pour l’élaboration des comprehensive developments areas34.

27 En juillet 1953, à la suite de l’appel à propositions pour améliorer les méthodes de travail lancé par Percy Johnson-Marshall, qui est alors Assistant Senior Planning Officer, le groupe en charge de la zone de développement global de Stepney-Poplar apporte une première contribution. Un an plus tard, au mois de juin 1954, Graeme Shankland et Ann Mc Ewen, qui ne travaillent pas sur les mêmes territoires, font une première synthèse35 de ces méthodes et définissent six étapes de travail. Les premières étapes sont celles, bien connues, du relevé et de son analyse, qui forment la base du plan. L’urbaniste doit ensuite étudier de façon schématique la meilleure organisation du point de vue des fonctions sociales, de la distribution et des nuisances externes. Il s’agit, à partir de là, d’élaborer des alternatives, en explorant toutes les possibilités de développement aussi bien pour l’aménagement d’ensemble que pour les bâtiments qui seront construits par des promoteurs, sous la forme de dessins en trois dimensions. Enfin, les dernières phases sont dédiées à la synthèse entre ces deux échelles.

28 Dans une seconde note, Graeme Shankland commente ce premier texte36 en soulignant la pertinence générale de cette méthode et en insistant sur la démarche de projet en trois dimensions, fondée sur la réalisation de perspectives, sur le dessin détaillé des bâtiments et sur les maquettes de travail, dans l’objectif de tester les potentiels du Master Plan. La vision en trois dimensions sert à la construction de directives de développement. Il s’agit de tester des développements possibles, de les illustrer et de contrôler le développement des terrains selon l’éclairement : En ce qui concerne [le dessin des] bâtiments, il s’agit principalement de vérifier la faisabilité du plan directeur et d’établir un critère permettant de juger les demandes des différents architectes sur la base duquel les négociations avec ces derniers peuvent être menées37.

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Figure 7. Photos de maquettes.

[LMA] UECRC / GB 237 PJM LCC/E/1.2.2 et 1.2.3/

29 Shankland note tout particulièrement l’efficacité des maquettes d’études dans le processus, une technique qui aurait été développée par le groupe en charge du secteur de la City (fig. 7). Les archives de Percy Johnson-Marshall rendent effectivement compte d’un travail sur des hypothèses d’implantation au moyen de ce procédé. Le texte de Shankland discute l’usage et la pertinence des documents produits lors du processus mis en place, afin de pouvoir donner des recommandations sur une méthode de travail (« […] recommendations as to what the Working Method should be »). Son objectif est donc explicite : il s’agit de favoriser le développement d’une technique d’urbanisme propre aux architectes, qu’il appelle civic design, au sein du LCC, et de le diffuser plus largement. Il existe maintenant suffisamment de matériel sous la forme de diapositives et de plans pour permettre d’expliquer au sein du groupe, de la division et du département et, bien sûr, en dehors du L.C.C., la méthode de travail utilisée dans l’élaboration du projet de South Bank. Il est apparu que la méthode de travail est d’un intérêt technique considérable en tant que contribution au développement de la technique d’aménagement des villes38.

30 Au mois d’août 1954, une note récapitule l’ensemble des outils à mettre en œuvre dans le processus de projet, de l’analyse au développement en trois dimensions d’hypothèses39. Elle rappelle en introduction l’échelle de l’unité d’intervention : le quartier. Il s’agit de maîtriser le développement d’un quartier entier pour pouvoir intégrer les différentes variables telles que les programmes, le phasage et la promotion privée : « […] il est essentiel que l’ensemble de la machine de production de maquettes et de modèles soit développé à l’échelle du quartier40. »

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31 Les échelles d’intervention préconisées sont celles du neighbourhood (quartier/ voisinage) et de la community (communauté), un district comprenant un groupement de communautés et une communauté, un groupement de neighbourhoods. Le projet en trois dimensions, les notions de neighbourhood et de community, l’élaboration d’hypothèses qui servent de test et de base à la définition de directives pour l’aménagement des quartiers par des acteurs privés correspondent de fait aux points de méthodes mis en application au sein du LCC suite à la loi de 1947, pour élaborer un projet global sur ces sites.

Circulation des savoir-faire de la division d’urbanisme dans le monde professionnel

32 Au-delà des plans urbains, des manuels et des règlements, les savoirs urbanistiques se transmettent aussi de façon informelle par le jeu des associations de professionnels, par les échanges directs autour d’un projet, et surtout par la mobilité professionnelle des urbanistes, les acquis techniques se propageant au gré des mutations de personnel. La méthode et les pratiques élaborées au sein du LCC sont certes diffusées au travers de publications, comme l’ouvrage sur la ville nouvelle de Hook publié en 1960 ou celui publié par Percy Johnson-Marshall en 1966, mais aussi, plus directement, par les architectes qui circulent entre les différents départements des County Councils.

33 Par exemple, Arthur Ling, directeur du département de Conventry entre 1955 et 1964, devient responsable de la ville nouvelle de Runcorn. Après avoir travaillé dix ans au sein du LCC (1949-1959), Percy Johnson-Marshall occupe en 1964 la chaire d’urbanisme à l’université d’Édimbourg. Il y enseigne l’urban design et l’urbanisme régional, s’appuyant sur son expérience, aux côtés de Donald Gibson (1928-2003) au département du Conventry County Council et au sein du LCC. En 1956, la « section reconstruction » de la division urbanisme du département des architectes du LCC, dirigée par Percy Johnson-Marshall, comprend trois directeurs de projet : Bor, Shankland et Logie. Ce dernier, en charge du territoire de Poplar et de la City, rejoint ensuite le département des architectes de la ville de Cambridge. Walter Bor (1916-1999), responsable du territoire de Bunhifield et Shepney, après avoir travaillé quinze ans au sein du LCC (il y entre en 1947), devient directeur de l’urbanisme de Liverpool en 1962. Fort de son expertise urbanistique, il rejoint l’agence de Llewelyn Davies en 1966 pour y développer un pôle traitant des questions urbaines – il travaille alors sur les plans de ville nouvelle de Milton Keynes et de Washington.

34 Le troisième directeur de projet de la « section reconstruction », Graeme Shankland (1917-1984), s’occupe des secteurs d’Elephant et Castle et de South Bank. Il est coauteur avec Oliver Cox du projet de la ville nouvelle de Hook. À l’époque du projet de Hook, Shankland est membre, tout comme Percy Johnson-Marshall, d’un groupe de réflexion autour du renouvellement urbain (SPUR) qui l’amène à collaborer avec l’agence Chamberlin, Powell et Bon, les architectes du Barbican Centre sur le projet théorique de Boston Manor dans l’ouest de Londres41. En 1962, Shankland fonde sa propre agence. À la suite de la nomination de Bor à la tête du département d’urbanisme de Liverpool, Shankland se trouve en charge du redéveloppement du centre de Liverpool. En 1965, Cox, après avoir quitté le LCC en 1960 pour assurer pendant cinq années la fonction de directeur de projet au ministère du Logement et du Gouvernement local (MHLG), s’associe à Shankland. Au sein du groupe de développement du ministère, Cox traitait

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de questions telles que le coût de conception, la réalisation d’études sociologiques ou les méthodes de construction industrialisées pour des projets de logements expérimentaux. C’est sur le modèle d’une équipe pluridisciplinaire, à l’image de celle du LCC, et plus particulièrement de celle formée pour travailler sur le projet de Hook, que l’agence de Shankland et Cox se développe, intégrant architectes, urbanistes, économistes de la construction, géographes, paysagistes, ingénieurs civils et géomètres. Les deux partenaires complètent la palette de leurs savoir-faire en s’associant à des consultants. Leur portfolio en 1967 précise que la structure de leur agence leur permet d’élargir leurs compétences, de les approfondir et de développer des techniques communes de communication et de travail. Shankland et Cox reconstituent donc en quelque sorte les conditions de travail qui étaient les leurs lorsqu’ils travaillaient pour des agences publiques. Ils seront notamment sollicités par la mission de Cergy-Pontoise comme consultants, et leur première recommandation portera sur la structure et l’organisation au sein de la mission42. Parmi les chefs de projet de la « section reconstruction » de la division urbanisme du département des architectes du LCC se trouve aussi Ann Mc Ewan (1918-2008), la plus gradée (Grade II) des quatre femmes architectes43 du groupe sous la direction de Percy Johnson Marshall en 1955 (fig. 8), qui travaillait sur le site de Poplar avec G. C. Logie, et avec qui Shankland rédige une note sur les méthodes de travail à développer au sein du groupe. Elle rejoint en 1961 l’équipe de Buchanan chargée de l’élaboration du rapport sur l’automobile dans la ville. En 1964, elle devient l’une des fondatrices du cabinet de conseil de Buchanan et participe notamment à l’étude pour le South Hampshire. Les liens institutionnels et culturels qui soudent les différents acteurs du LCC avec des agences privées d’urbanisme, favorisent la circulation des méthodes au sein du milieu professionnel (fig. 9).

Figure 8. Changing Face of London, 1960, 17,32 min.

[LMA] GLC/DG/PRB/11/015/001/

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Figure 9. Le parcours des agents de la division urbanisme du département des architectes du LCC.

Montage par l’auteure à partir d’images de deux films promotionnels (London plan for a proud city, 1946 et Changing Face of London, 1960), et de photos issues d’articles de revues (RIBA Journal et The Architectural Journal).

35 Ann Mc Ewan, comme Arthur Ling, Percy Johnson-Marshall, Graeme Shankland et Walter Bor, fait partie des architectes communistes surveillés par les services secrets pendant la guerre froide44. Le département des architectes du LCC est, selon Stephen Ward, un pôle de l’activisme communiste dans les années 1940. En 1941, Arthur Ling, chef du Town Committee du groupe Mars, est, comme de nombreux membres, un fervent admirateur de l’URSS. Il s’y est rendu en 1939 et, depuis, contribue activement au renforcement des liens entre les architectes des deux pays. Stephen Ward précise qu’il est à l’initiative en 1944 d’un bulletin de la « SCR » (Society for Cultural Relations Between the British Commonwealth and the USSR) consacré à l’urbanisme et à l’architecture soviétiques. En 1945, une section Architecture & Planning de la SCR est mise en place et Ling en devient le président. De nombreux urbanistes et architectes influents sont membres de cette section, notamment Jaquelyne Tyrwhitt, J.- M. Richards, William Holford, Charles Holden, Donald Gibson, architecte et urbaniste de Coventry City, mais aussi mentor de Percy Jonhson-Marshall, et enfin Graeme Shankland. Ce dernier est également fortement impliqué dans le groupe d’architectes du parti communiste fondé en 1948, Architects and Allied Technicians (A & AT Group). C’est aussi un ancien étudiant d’Arthur Korn – personnage clé dans l’élaboration du plan du groupe Mars pour Londres – à l’Architectural Association, et les deux hommes sont membres du parti communiste. Selon Stephen Ward, l’école d’architecture compte, de façon générale, de nombreux sympathisants communistes, tant parmi les enseignants que parmi les étudiants. Llewelyn Davis figure parmi ces derniers. Il semble que les liens qui soudent les membres de la division urbanisme du département

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des architectes du LCC, et qui favoriseront la circulation des méthodes élaborées en son sein, sont aussi d’ordre politique.

Conclusion

36 Au cours des années 1950, la division urbanisme du LCC entreprend de codifier et de définir ses pratiques urbanistiques afin de pouvoir les transmettre. Cela s’explique tout d’abord par le contexte même d’une grande structure publique, qui amène ses cadres à produire de nombreux comptes rendus de gestion des ressources humaines, divers notes et rapports d’activité. Ceux-ci, diffusés en interne, témoignent aujourd’hui en détail de son organisation. L’écriture de cette « littérature grise », qui permet de faire émerger une histoire des savoir-faire urbains, suscite chez ces cadres un rapport réflexif à la production de la section dont ils ont la charge.

37 C’est ensuite la situation d’un fort turn over qui fait émerger la nécessité de clarifier, formaliser et diffuser certains concepts urbains, ainsi que des dispositifs d’aménagement et des éléments de méthode mis en place au sein de la division urbaniste par des architectes qui ont dû se battre pour imposer leur vision et leur autorité dans une structure technique et pluridisciplinaire.

38 Par ailleurs, le contexte particulier de la reconstruction d’après-guerre, une période d’enthousiasme pour la production urbanistique suscite l’élaboration d’une quantité très importante de projets et de réalisations de grande envergure, sans doute à l’origine de l’émergence des nouvelles pratiques urbanistiques propres aux architectes que les agents de la division urbanisme cherchent à qualifier. Enfin, le Festival of Britain est aussi un moment de publicité qui entoure les opérations urbaines du LCC, qui ne peut qu’engager ses agents à mener une réflexion sur l’exemplarité de leur production.

NOTES

1. Cet article prolonge un travail de thèse : Anne Portnoï, La tradition du Town Design et sa transmission par les acteurs des villes nouvelles françaises, thèse de doctorat, université Paris-Est, EDVTT, sous la direction d’Antoine Picon, soutenue en mai 2017. 2. Michael P. Collins « The London County Council’s Approach to Town Planning : 1909-1945 », The London Journal, 42/2, 2017, pp. 172-191. 3. Elain Harwood, « London county council architects (act. c. 1940-1965) », Oxford Dictionary of National Biography, 2009. 4. UECRC/The Percy Johnson-Marshall Collection, University of Edinburgh (dépouillé en 2013). Cette collection, léguée par sa famille à la bibliothèque de l’université d’Edimbourg, est constituée de papiers, plans, livres, photographies, etc., collectés ou produits par Percy Johnson- Marshall tout au long de sa carrière. 5. Johnson-Marshall, Percy, Rebuilding Cities, Chicago, Aldine Pub. Co, 1966. 6. E. Harwood, « London county council architects (act. c.1940-1965) », Oxford Dictionary of National Biography, Oxford University Press, 2004-2014, 09b ; on line edn, sept. 2013.

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7. Ibid. 8. R. Furneaux Jordan, « L.C.C. New Standards in Official Architecture », Architectural Review, nov. 1956. 9. Ces chiffres diffèrent quelque peu de ceux donnés par Harwood qui estime à 1577 le nombre d’employés en 1952-1953, dont 350 architectes professionnels et stagiaires. On compte environ 640 personnes dans l’annuaire du département des architectes de 1956. 10. J.-R. Gold, « Hook: revisiting the New Town that might have been », introduction to London County Council, The Planning of a New Town, (originally published in 1961), Studies in International Planning History series, London, Routledge, 2015, vii-xxviii ; A. Portnoï, « The Planning of a New Town. Une nouvelle manière de faire la ville au tournant des années 1960 », Histoire Urbaine. n°50, nov. 2017, pp. 121-134. 11. John R. Gold, « The MARS Plans for London, 1933-1942: Plurality and Experimentation in the City Plans of the Early British Modern Movement », The Town Planning Review, vol. 66, n°3, juil. 1995, pp. 243-267. Voir aussi John R. Gold « Ling, Arthur George (1913-1995), architect and town planner », Oxford Dictionary of National Biography, Oxford University Press, 12 déc. 2019. 12. County of London Plan, pPrepared by J. H. Forshaw et P. Abercrombie, London, MacMillan & Co, 1943. Forshaw est architecte au sein du LCC et Abercrombie, professeur of Town Planning au University College of London, membre du bureau des techniques de planification du ministère. 13. Les huit zones proposées par le plan du LCC de 1951 pour Londres sont : Stepney-Poplar, Bermondsey, South Bank, Elephant and Castle, Bunhill Fields, Barbican, St Paul’s Precinct et Tower of London. 14. UECRC/GB 237 PJM LCC /A/1.4/ Working Party prepared by M. Logie. Programme of Work. Reconstruction Areas Group. 15. UECRC/GB 237 PJM LCC /D/3.3 / Planning division 14 août 1959. 16. UECRC/GB 237 PJM LCC /D/3.3/ Lettre de PJM à Leslie Martin, 11 déc. 1955 : « They involve the breaking up of the Reconstruction Group, which you, Ling, and I have spent six years creating as an entity, with a strong architectural esprit de corps ». 17. UECRC/GB 237 PJM LCC /A/1.4/ Organisation and staffing. Establishment committee. Report by the Architect, janvier 1949 et janvier 1952. 18. UECRC/GB 237 UECRC/ PJM LCC /A/1.4/ Architect’s Department- organisation and staffing of planning division. Establishment committee. Report by the Architect. 29th November 1948. « The development from a negative to positive planning, the very much greater power given to a planning authority, the graver implications of a planning decision, the increased provisions for appeal and the ever growing stream of regulations which call for skilled interpretation all require the attention of a professional staff, particularly in the higher grades. In addition, more qualified architects are required to deal with the detailed planning and reconstruction areas. » 19. UECRC/GB 237 PJM LCC /A/1.4/ « Working Party n Statutory work in the Architect’s department- Planning division- statement by M. Ling », non datée (entre 1951 et 1952). 20. UECRC/GB 237 PJM LCC /A/1.4/ « Working Party n Statutory work in the Architect’s department- Planning division- statement by M. Ling », non datée (entre 1951 et 1952). « Recruitment of new staff was at first very slow as qualified town planners were only just beginning to emerge from the planning schools and there was keen competition between planning authorities for trained staff. Until the middle of 1950 the Division carried a large number of vacancies and it has also been faced with a high rate of resignations due to staff leaving for appointments at higher rates of pay, planning experience with the L.C.C being regarded as a recommendation in itself. This factor contributed towards the Development Plan crisis rush of the last two years. » 21. « London County Council Architects’Department », Keystone, June-July 1954 & « L.C.C Architects’Department. Statement of A.B.T. Claim. » Keystone, March-April 1956. 22. Les salariés de la division d’urbanisme travaillent 41 heures par semaine, du lundi au samedi matin, et bénéficient de deux à trois semaines de vacances par an. Le salaire les plus bas

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correspond à celui d’un ouvrier qualifié, celui de Percy Johnson-Marshall est à peu près quatre fois plus élevé. 23. « […] “prestige value” no longer makes up for the other deficiencies ». 24. UECRC/GB 237 PJM LCC /A/1.4- LCC/ Architect’s Department « Notes on the working method of detailed planning, further tasks and staff requirements of the South Bank team with special reference to the permanent development scheme. », p. 4. 25. « […] a unique opportunity for carrying through a job of intricate planning-constructional character to the constructional stage », UECRC/GB 237 PJM LCC /A/1.4 / LCC/ Architect’s Department « Notes on the working method of detailed planning, further tasks and staff requirements of the South Bank team with special reference to the permanent development scheme. », p. 2. 26. UECRC/GB 237 PJM LCC /A/1.4/ « Working Party n Statutory work in the Architect’s department- Planning division- statement by M. Ling », non datée (entre 1951 et 1952). 27. « The most significant development during the last 3 years have been the rapid further transformation of the Division’s work from regulatory to creative town planning ». UECRC/GB 237 PJM LCC /A/1.4/ « Working Party n Statutory work in the Architect’s department- Planning division- statement by M. Ling », non datée (entre 1951 et 1952). 28. Interview de John Partridge, voir [en ligne] http://www.utopialondon.com/lcc-architects. 29. UECRC/GB 237 PJM LCC /A/1.4/ Architect’s Department- organisation and staffing of planning division. Establishment committee. Report by the Architect. 29th November 1948. 30. UECRC/GB 237 PJM LCC /D/3.3/ Lettre de PJM à Leslie Martin, 11 déc. 1955 « As you know, I have always fought for Town Planning as an integral part of an Architect’s Department, and for Architects to be in control of it at all levels. When I arrived at the LCC I found that Ling was in many ways in an isolated position, and that the Surveyors were in a very strong position. This also obtain, incidentally in the TPI, where the County Plannig Officers, who are mostly Surveyors, have done enormous damage, and remain as a powerful and well-knit pressure group, pushing surveyors in planning as hard as they can. Perhaps only Ling can tell you of his long and continuous struggle to raise the Architects from weak position of « wooly » detailed planners to the position we have reached in the Reconstruction Group. » 31. « This is one of the major battles we have been fighting, for if you separate the Detailed Planners (or urban designers) from half the essentials of planning you will get a sort of 19th century building theory created, where the engineers did the building and the architects stuck the front on it », ibid. 32. UECRC/GB 237 PJM LCC /D/2.1/ Architect’s Department, « Information Book », « The aim of this book is to set out the basic information required from the inception to the completion of a scheme ». 33. Le plan de développement de Londres divise le territoire de la métropole en 350 unités de voisinage. 34. UECRC/GB 237 PJM LCC /E/9.1/LCC/ Architect’s Department, Planning Division, Reconstruction Group, « Planning Technique Notes n°2 », August 1954. 35. UECRC/GB 237 PJM LCC /A/1.4/ « Detailed Planning : Summary of working method », 22.06.1954. 36. UECRC/GB 237 PJM LCC /A/1.4- LCC/ Architect’s Department « Notes on the working method of detailed planning, further tasks and staff requirements of the South Bank team with special reference to the permanent development scheme. » 37. « The main purpose of this in the case of the buildings is as a verification of the feasibility of the Master Plan and a yardstick against which the applications of the individual architects can be judged on a basis on which negotiations with them can be constructed », ibid., p. 1. 38. « Sufficient material in the form of slides and plans now exists to enable the working method employed in the development of the South Bank Scheme to be explained within the Group, Division and Department and of course outside the L.C.C. This, suggested that the working method would be of considerable technical interest as a contribution to the development of the technique of civic design », ibid., p. 2. 39. UECRC/GB 237 PJM LCC /E/9.1/LCC/ Architect’s Department, Planning Division, Reconstruction Group, « Planning Technique Notes n°2 », August 1954.

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40. « It is essential that the whole machinery of layout-production and model-making should be geared up to neighbourhood level. » 41. John R. Gold, « A SPUR to action?: The Society for the Promotion of Urban Renewal, “anti- scatter” and the crisis of city reconstruction, 1957-1963 », Planning Perspectives, vol. 27, n°2, April 2012, pp. 199-223. 42. Ils sont sollicités entre 1967 et 1970 par la Mission de la ville nouvelle de Cergy-Pontoise pour leur expertise dans la construction de villes nouvelles. Anne Portnoï, « Shankland and Cox at Cergy-Pontoise. Passing on British town planning working practices in France », Planning Perspectives, April 2019 ; Anne Portnoï « La tradition du town design et sa transmission par les acteurs des villes nouvelles françaises », thèse de doctorat sous la dir. d’A. Picon, LATTS, Paris Est, EDVTT, soutenue en mai 2017. 43. La cinquième femme est Margaret Willis, sociologue, elle un grade en dessous de celui de A. Mc Ewan. Dans l’annuaire téléphonique du département des architectes, on dénombre, en 1956, 90 femmes pour environ 650 personnes, dont 35 au sein de la division d’urbanisme en charge de l’aménagement urbain. Si les agents du LCC semblent accepter qu’une femme soit relativement haut gradée, néanmoins pour avoir droit à une promotion, il fallait travailler les samedis matin, ce que refusaient de nombreuses femmes, comme A. Mc Ewan qui préférait les consacrer à sa famille. 44. S. Ward, « Soviet communism and the British planning movement : rational learning or utopian imagining? », Planning Perspectives 27 (4), août 2012, pp. 499-524. National Archives / KV-2 / 3108-3110.

RÉSUMÉS

Cet article s’attache à analyser les processus d’élaboration et de transmission de savoir-faire urbanistiques dans l’après-guerre au sein de la division d’urbanisme du département d’architecture du London County Council. Les nombreux documents de travail conservés dans les archives du Percy Johnson-Marshall témoignent de l'organisation interne du service. La lecture de ces documents rend aussi compte d’une claire volonté de ses cadres de codifier et de définir de nouvelles pratiques urbanistiques afin de pouvoir les transmettre en interne et les promouvoir.

This paper analyses the processes of development and transmission of urban planning know-how in the post-war period within the Town Planning Division of the Architects’ Department of the London County Council. The numerous working documents kept in the Percy Johnson-Marshall's archives are evidence of the internal organisation of the Division. The division is faced with the need to formalise its expertise and to share and pass it on internally and promote them.

INDEX

Mots-clés : Pratique urbanistique, Savoir-faire urbanistique, Transmission de savoir, London county council architect’s department, Agence publique d’architecture, Reconstruction. Keywords : Town Planning Practice, URBAN PLANNING Know-How, Knowledge Transmission, London County Council Architect's Department, Public Architectural Office, Reconstruction.

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AUTEUR

ANNE PORTNOÏ Anne Pornoï est architecte, docteur en architecture, et maîtresse de conférence à l’ENSA de Paris- la-Villette dans le champ TPCAU.

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Le rôle de mandataire donné aux architectes dans la consultation de 2008 sur le Grand Paris : quels effets sur les collaborations interprofessionnelles ? Giving the mandate to architects in the 2008 competition for the Great Paris: what effects on interprofessional collaborations?

Guillaume Duranel

1 Le 26 juin 2007, Nicolas Sarkozy, alors récemment élu président de la République, prononce un discours à l’occasion de l’inauguration d’un nouveau terminal à l’aéroport Charles-de-Gaulle. Il y déclare souhaiter engager l’État dans les réflexions sur l’aménagement francilien, alors que le conseil régional finalise la révision du schéma directeur d’Île-de-France1. Au Bureau de la recherche architecturale urbaine et paysagère (BRAUP), cette annonce fait émerger l’idée qu’il serait possible de mobiliser des équipes pluridisciplinaires composées d’architectes et de chercheurs pour réfléchir au futur de la métropole parisienne. Cette initiative du BRAUP se positionne dans la continuité du programme de recherche « L’architecture de la grande échelle2 » qui vise à faire collaborer des chercheurs et des professionnels de l’aménagement de l’espace, et en premier lieu des architectes. Ce programme est lancé alors que le débat sur la nature d’une recherche en architecture et de son rapport à l’activité de projet occupe les esprits au sein des écoles nationales supérieure d’architecture, qui viennent d’appliquer la réforme de Bologne institutionnalisant le doctorat en architecture. En mars 2008, dans la continuité de cet objectif, le BRAUP organise une consultation internationale3 pour produire ce qui est nommé des « diagnostics prospectifs 4 » pour l’agglomération parisienne.

2 Afin de démontrer que l’aménagement du territoire est un enjeu à même d’être traité par des architectes, le choix est pris de faire de ces derniers les mandataires des

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équipes. Cette décision est justifiée par les rédacteurs de l’appel d’offres, car ils prêtent aux architectes une capacité à formuler une synthèse des réflexions d’un ensemble de professionnels et de chercheurs à travers le dessin de l’espace et l’activité de projet5. Dix équipes pluridisciplinaires placées sous le mandat d’un architecte sont ainsi sélectionnées et travaillent de juin 2008 à février 2009. Elles sont ensuite réunies au sein du « conseil scientifique » de l’Atelier international du Grand Paris (AIGP), une institution créée afin de leur permettre de prolonger leurs réflexions sur l’Île-de- France. Renouvelé en 2012, le conseil scientifique de l’AIGP fonctionnera jusqu’à sa dissolution durant l’été 2016.

3 Durant huit années, des collaborations se mettent en place avec pour spécificité de réunir des chercheurs et des praticiens. Elles constituent pendant cette période des structures d’actions collectives où le travail se répartit selon des schémas conventionnels6. Pour Howard Becker, ces derniers sont hérités des modes d’organisation du travail spécifiques à chaque groupe professionnel. La consultation de 2008 et l’AIGP sont des lieux où se rencontrent différents mondes, celui des agences d’architecture et celui de la recherche sur la ville. Ces cas particuliers constituent des occasions d’analyser comment y sont négociées les modalités de collaborations et de mettre en lumière des formes d’organisation du travail propres aux agences d’architecture.

4 Les collaborations ici étudiées sont tributaires de l’organisation imposée par l’appel d’offres avec un rôle de mandataire donné à un architecte praticien, produisant une hiérarchie difficile à modifier. Ce choix appelle à spécifier quelles compétences sont demandées à ce dernier ainsi que les degrés de dépendance ou d’autonomie dont disposent les autres membres des groupements en fonction des tâches à réaliser7. Ces relations s’avèrent généralement peu définies ou le sont de manière implicite8. L’approche beckerienne des collaborations nous pousse alors à être attentifs aux conventions qui les permettent. Normes d’usages produites par la répétition des coopérations, les conventions, par leur stabilité, permettent de rendre plus efficaces les actions collectives. Les architectes, habitués à occuper la fonction de mandataire dans le cadre de missions de maîtrise d’œuvre, transposent leurs habitudes à une situation de collaboration inédite avec des professionnels évoluant selon d’autres schémas conventionnels. Par l’analyse de ces formes de rationalités limitées9, la branche de l’économie des conventions nous signale qu’elles constituent des normes émergentes, contribuent à imposer des règles d’usage de manière implicite à un groupe élargi d’individus et peuvent se muer en règles de justice10. Autrement dit, le fait de respecter une convention fait référence aux valeurs qui la fondent et rend plus légitimes certaines manières d’agir car perçues comme axiologiquement supérieures. Il s’agit ici, par l’examen des relations qui se déploient entre l’architecte mandataire et ses différents partenaires, d’identifier des schémas conventionnels intégrés aux organisations des agences et qui se transposent à l’occasion d’autres collaborations.

5 L’analyse des collaborations au sein des équipes mobilisées durant la consultation de 2008 et à l’AIGP s’est faite à partir de trois corpus : des entretiens semi-directifs11 avec des personnes ayant vécu la consultation de 2008 ou participant au conseil scientifique de l’AIGP, deux années d’observation participante à l’AIGP en 2014 et 2015, et enfin des analyses d’archives. Elle met en lumière une forte hiérarchie dans les agences d’architecture, ainsi que les différentes manières dont s’exprime la position dominante donnée aux architectes mandataires dans les groupements. Le décryptage des modes de

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travail permet de poser l’hypothèse que les conventions issues du monde de l’architecture s’imposent dans les groupements, notamment par le truchement d’individus évoluant entre les agences et les laboratoires de recherche.

L’agence mandataire, lieu où circule l’information

6 Le premier rôle joué par le mandataire a consisté à fixer le planning du travail collectif en organisant les moments où se réunissent les membres du groupement. Les équipes retenues en 2008 se distinguent de celles qui travaillent à l’AIGP par leur taille importante12. Au début de la consultation de 2008, il a été décidé dans de nombreux cas d’organiser de grandes « réunions plénières13 », parfois nommées « séminaires14 ». Une cheffe de projet revient sur l’organisation des moments de réunions collectives :

F0 2D Ça a été extraordinaire ! On avait des rendez-vous tous les samedis matin, parce que, au vu des personnes qu’on avait interpellées […] il n’y avait pas d’autres moyens. On avait tenté d’autres solutions, des réunions le soir, mais ce n’était pas possible, on était trop fatigués, trop pris par les téléphones, tout ça. Donc, on n’y arrivait pas. Donc, on avait institué les samedis matin. Et on s’est vu tous les samedis matin pendant des mois. F0 2D Il n’y avait pas tout le monde, j’imagine ? F0 2D Si, au début il y avait tout le monde. Et après, on a organisé des séminaires. Avant d’organiser tous ces séminaires, on avait fait des réunions d’abord tous ensemble où on était 35 personnes parfois 40. Et ça se passait à l’agence, ça se passait toujours ici à l’agence15.

7 Le démarrage des travaux nécessite une acculturation aux approches de chacun afin de comprendre comment ils pourraient collaborer. Les attentes, relativement floues au commencement de la consultation, se sont précisées petit à petit16, permettant d’organiser ensuite des réunions plus ciblées réunissant moins d’individus. Dans toutes ces situations, le mandataire conserve un rôle central en imposant la fréquence des rencontres, « instituant » des rendez-vous hebdomadaires dans son agence. Tous les échanges d’informations transitent par l’espace physique de l’agence, placée au centre du dispositif. Durant cette même période, d’autres personnes nous parlent de fonctionnements combinant des « réunions plénières » et des entretiens en tête à tête entre le mandataire et des membres de l’équipe : On organisait des réunions plénières régulièrement, où l’on exposait à l’ensemble du groupement l’avancement et on organisait des présentations de certains membres […]. Et on avançait comme ça pas à pas. Et [XXX]17 avait fait des entretiens avec des membres de l’équipe. C’était un mélange de grandes réunions qui permettaient à plusieurs types de personnes de présenter des travaux qu’ils pensaient intéressants à développer ou à reprendre. Et des rencontres des personnes de façon séparée. Et de là émergeaient des sujets dont on s’emparait pour faire un travail commun. Ou bien pour commander un article ou une contribution qu’on allait intégrer18.

8 Ici, le mandataire organise des rencontres privées avec des membres spécifiques de l’équipe, ce qui en fait la seule personne ayant accès à la totalité des informations et donc à avoir une compréhension globale des apports de chaque membre. Cette position favorise sa capacité à ensuite formuler un propos pouvant avoir une portée de synthèse. La supposition faite que la compétence prêtée aux architectes pour synthétiser les réflexions des groupements résulterait de leur faculté à dessiner

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l’espace est donc à nuancer : elle résulte largement du fait qu’ils centralisent l’information au sein des groupements.

9 Les modes de fonctionnement des équipes mis en place au début de la consultation de 2008 évoluent à partir de 2010, lorsque les groupements travaillent à l’AIGP. L’organisation de grandes réunions se raréfie pour favoriser des dispositifs resserrés autour des mandataires et des personnes avec qui ils ont le plus d’affinités. L’accent est moins mis sur le partage d’informations entre des membres qui ont peu l’occasion de travailler ensemble pour favoriser des collaborations plus habituelles. Le temps long de la collaboration est également une opportunité pour renégocier certaines modalités de travail. Un dirigeant d’une agence membre d’une équipe explique leur organisation pour travailler à l’AIGP : Avec [XXX]19 et [YYY]20, on se voyait très fréquemment. Il y avait un lieu dédié où on affichait. Il existait cet atelier, ce n’était ni l’agence de [XXX] ni de [YYY], ni la nôtre. C’était un lieu à part et c’était assez bien car on était détaché de nos agences respectives et on a pu y passer beaucoup de temps pour discuter21.

10 Trouver un terrain neutre revêt ici une importance particulière afin de permettre la collaboration entre trois agences différentes. Ne plus se rendre dans les bureaux du mandataire rétablit une équité et cet espace différent des lieux de travail quotidien produit des temps à part où un autre type de réflexion prend place. L’organisation de l’espace est pensée en lien avec celle du travail collaboratif. L’objectif étant de rétablir une forme d’horizontalité pour pallier la hiérarchie imposée par l’appel d’offres. Le travail sort également des agences lorsqu’il se déroule à l’occasion de moments officieux où vies privées et professionnelles se mélangent : Notre groupement, il a une dimension familiale, dans le sens où [XXX]22 et [YYY]23 sont assez proches à titre personnel, donc s’appellent, se voient, dînent ensemble, etc., et pareil avec [ZZZ]24, ils sont en fait amis. Ça se fait en off. Il n’y a pas de grandes réunions. C’est en petit comité. On fait des réunions assez informelles en fait25.

11 L’importance de ces moments hors des agences signale que faire partie du cercle de connaissances proche de l’architecte mandataire facilite des modes de collaboration horizontale entre un nombre restreint d’individus, mais exclut de facto ceux qui n’y ont pas accès. La sortie de l’espace physique de l’agence, si elle permet de réduire le sentiment de hiérarchie, produit également un entre-soi. Ces organisations sont plus défavorables aux rencontres avec des membres qui ne sont pas des architectes et favorisent les échanges entre des personnes partageant le statut de gérant d’agences et ayant le même ancrage disciplinaire. La construction d’un entre-soi a d’ailleurs débuté dès la constitution des groupements. L’analyse de ce moment montre que les équipes se sont réunies, soit car leurs membres se côtoyaient dans les mêmes espaces telles que les ENSA, soit car ils ont été présentés par une personne de confiance, soit car ils avaient l’habitude de collaborer régulièrement. Même si certaines associations étaient inédites, elles se sont faites entre des individus qui partageaient les mêmes espaces de sociabilisation26.

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L’architecte mandataire, porte-parole ou droit à la parole ?

12 La place de l’architecte mandataire tient au fait que c’est par lui que circulent les informations au sein des groupements, et donc qu’il devient le plus à même de s’exprimer au nom de l’équipe. Que ce soit au sein de l’AIGP27 ou lors des moments ouverts au public28, le temps de parole est alors très largement monopolisé par un nombre restreint d’individus. Le travail d’observation participante ainsi que les retranscriptions des réunions de l’AIGP29 montrent que les architectes gérants des agences mandataires s’expriment davantage que les autres. D’ailleurs, parmi ce nombre restreint d’individus, les plus âgés, qui s’avèrent aussi être exclusivement des hommes, occupent le plus le temps de parole. Cette différence générationnelle dans l’accès à la parole est par ailleurs très largement évoquée dans l’ensemble des entretiens. Cette monopolisation signifie qu’entre tous les profils mobilisés30, un type de professionnel s’exprime plus que les autres. Une jeune cheffe de projet nous explique : Après, c’est toujours des architectes urbanistes qui sont mandataires. Moi, c’est un regret sur la deuxième consultation31, que des profils plus singuliers ne puissent pas être porteurs de la parole des équipes, ne serait-ce qu’un chercheur en urbanisme. En tout cas, dans la prise de parole, il y a trop d’homogénéité. Car il y a une pluridisciplinarité qu’on a un peu du mal à mettre en œuvre de temps en temps dans la manière de faire le travail, mais qui est intéressante et qui enrichit les réflexions de tous. Mais dans la prise de parole publique, c’est toujours la parole des architectes urbanistes qui ressort32.

13 S’il semble légitime pour cette personne que le mandataire « porte la parole » de l’équipe, dans les faits ce sont toujours le propos « des architectes urbanistes qui ressort ». Dans ses allocutions, le mandataire ne se contente pas de transmettre les réflexions d’un autre membre, mais il les transforme et se les approprie, estompant ainsi la dimension pluridisciplinaire. Néanmoins, malgré ce constat partagé par de nombreux membres, il semble être établi que la présence d’individus de renom pouvant parler au nom d’un collectif de professionnels, procurerait aussi des avantages du point de vue de la visibilité des travaux des équipes : Malgré tout, si c’est Christian de Portzamparc par exemple qui va voir Le Monde pour parler de l’AIGP, on va l’écouter. Si c’est une jeune équipe, on ne l’écoutera pas. Donc, il y a un dilemme entre le fait d’avoir des vieux de la vieille qui ont une notoriété et qui du coup peuvent porter les couleurs de l’AIGP, mais qui du coup ne produisent plus de nouvelles idées. Et de jeunes équipes qui auraient cet avantage- là, mais qui ne trouvent pas les oreilles33.

14 Le fait que cette position de « porte-parole » soit occupée par un individu possédant une forte reconnaissance bénéficie à l’ensemble des membres selon la personne interviewée, la valeur de la parole étant ici corrélée à la notoriété de celui qui la porte. Bien que cette différence de statut entre les membres des groupements soit intégrée et acceptée, la fracture générationnelle est assez mal vécue par les chefs de projets, qui sont majoritairement des femmes plus jeunes, qui ne parviennent pas à trouver leurs places pour s’exprimer bien qu’elles soient contractuellement les mandataires : Je me retrouve souvent là-bas [au Palais de Tokyo où siège l’AIGP], et c’est vrai que ce n’est pas évident car pour parler au nom d’un groupement […]… Je me retrouve en face de [Rolland] Castro et [Antoine] Grumbach qui braillent. Moi, je n’ose pas trop brailler avec trente ans de moins. Il y a un problème à l’AIGP, il y a plein de journées où on est tous les jeunes, on se retrouve entre nous et on se dit « putain,

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comment on les vire, ces vieux » car on n’en peut plus. Ils sont en train de radoter. Et il y a des jeunes qui veulent aussi ouvrir leur bouche, mais ils ne peuvent pas car ils doivent aussi parler au nom de leurs patrons. Donc, ça illustre un truc gênant dans ce cénacle-là. Ça génère une omerta avec les vieux qui radotent depuis dix ans et tous les jeunes qui sont mutiques34.

15 Ce type de témoignage est partagé par une grande majorité de chefs de projets devant prendre la parole au sein de l’AIGP. L’usage du terme « brailler » dénote une grande violence des échanges entre les architectes mandataires35. L’accès à la parole pour la génération des plus jeunes n’est pas simplement une question de légitimité contractuelle, puisque lorsque leurs patrons ne sont plus là, ce sont eux qui détiennent le mandat. Elle passe aussi par l’obligation de faire face à des formes d’intimidations physiques, comme le volume de la voix et les postures corporelles de ces individus qui tentent d’asseoir leur autorité. Le pouvoir hiérarchique du mandataire, pour s’affirmer entièrement, doit également être incarné par les individus qui le détiennent. Avec de telles modalités de prises de parole, le mandat n’est plus une question contractuelle, ou liée à l’équipe qui est représentée, mais une affirmation de l’individualité de l’architecte mandataire.

16 Procédant d’un renforcement de l’ethos de la minorité qui prend la parole, les mécanismes à l’œuvre tendent vers un premier effacement de la diversité des membres des groupements, avec pour effet de concentrer encore davantage les retombées symboliques sur ces quelques individus. L’approche beckerienne nous permet de voir se détacher ce groupe d’architectes de renom à qui il serait prêté une faculté particulière, celle de produire un propos synthétique permettant de dessiner un futur possible pour la métropole parisienne et qu’ils nomment couramment des « visions36 » pour le Grand Paris. Parler publiquement de ces « visions » constitue déjà un acte performatif par l’ambition de fédérer autour d’un objectif partagé. Parler d’une action future permet de projeter symboliquement l’énonciateur dans un agir à venir37. Par ce dispositif, les architectes mandataires des équipes partagent alors avec le politique le besoin de présenter des discours performatifs appuyés par des représentations visuelles qui agissent comme des simulations des actions qu’elles représentent et qui contribuent à asseoir une légitimité à agir sur la ville38.

Le chef de projet, de l’ombre à la délégation du mandat

17 Si une minorité monopolise la parole, la plupart de la production est réalisée par de jeunes chefs de projets, voire de très jeunes chargés d’études. L’approche par les mondes professionnels invite à décrire les tâches que réalisent ces individus moins reconnus. « Les petites mains » de l’AIGP39 sont identifiables par la différence générationnelle ainsi que par les places qu’elles occupent durant les réunions. La direction de l’AIGP est d’ailleurs tout à fait consciente que c’est à cette jeune génération qu’elle doit la plus grande partie de la production des équipes. Une cheffe de projet nous explique comment elle a commencé à travailler sur les commandes de l’AIGP : J’ai été prise en stage pour travailler sur ce projet-là [l’AIGP], donc on était deux, et la cheffe de projet Grand Paris de l’époque est partie au bout de six mois, et donc, la stagiaire que j’étais, s’est retrouvée seule sur ce projet, donc plus ou moins cheffe de projet, et donc ça fait trois ans40.

18 Une telle trajectoire est commune à plusieurs individus qui, embauchés à la sortie de l’école pour travailler spécifiquement sur la consultation de 2008, ont progressivement

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pris de plus en plus de responsabilités. Pour les agences, l’accès à cette commande a été l’occasion d’envisager des recrutements spécifiques. Certaines, reconnues pour leurs pratiques de maîtrise d’œuvre architecturale mais moins pour leurs travaux en tant qu’urbanistes, ont vu dans leur entrée à l’AIGP une occasion pour structurer ce qu’elles nomment alors un « pôle urbanisme » et d’employer pour la première fois des urbanistes n’étant pas initialement formés à l’architecture.

19 Les mandataires ne se rendant que rarement aux réunions de l’AIGP lorsqu’il n’est pas prévu qu’ils y présentent leurs travaux41, ce sont généralement ces jeunes salariés qui représentent les équipes à l’AIGP. Les entretiens montrent qu’ils sont généralement très motivés au début de leur mission, mais qu’ils se démobilisent au fil des années, conscients que ce sont eux qui produisent la majorité des contenus des travaux tout en souffrant d’un manque de reconnaissance. Cette position défavorable les amène à tisser entre eux des liens d’amitié et professionnels. Dans un entretien, une cheffe de projet nous explique :

F0 2D Donc, vous vous sentez plus stimulée par les idées des chefs de projets que des mandataires ? F0 2D Oui, clairement. Pas seulement dans les idées mais aussi pour les manières de faire. L’AIGP, c’était devenu une réunionite où on faisait des réunions de deux jours, où on ne se parlait pas. Mais nous, on mourait au fond de la salle, on mourait ! Et je pense que [avec les chefs de projets] on a des proximités au niveau des méthodes42.

20 Cette position « au fond de la salle », tout à fait littérale, a souvent été vécue comme une humiliation, avec le sentiment d’être relégué, de ne pas être reconnu43. L’organisation spatiale à l’AIGP reprend les hiérarchies des organisations du travail ainsi qu’une fracture générationnelle et de genre. Les derniers rangs étant occupés par les salariés de l’AIGP et les plus jeunes chefs de projets, majoritairement féminins, avec les premiers rangs plutôt occupés par les gérants des agences et les experts mobilisés dans les équipes.

21 Cette place défavorable partagée entre ces individus leur a permis de créer des liens d’affinités et d’envisager des manières de travailler entre eux, en contournant l’organisation des groupements. Certains de ces salariés demeurent à leur poste pendant plusieurs années et entament des collaborations interéquipes, contribuant à les réunir : F0 44 2D Oui, en fait maintenant on travaille avec l’équipe [AAA] . Et on a réuni nos équipes. En ce moment, c’est plus avec [XXX]45 de chez [AAA] et [YYY] 46 de chez [BBB]47. Là, c’est vraiment tous les trois, on bosse vraiment ensemble. Ce qui est très bien car on bosse entre jeunes. F0 2D Ça, ça change de quelle manière ? F0 2D Ce qu’il y a, c’est que notre groupement, il commence à ne plus servir à grand- chose. […] Là, on travaille sur l’économie. Donc, ce n’est pas vraiment le domaine de nos cotraitants. Donc, en réunissant les équipes on arrive à trouver une autre dynamique. Ça pose des problèmes car là, on bosse entre nous, mais après, faut faire remonter aux Big Boss et ils ne se comprennent pas forcément. Enfin bon, et il y a toujours des histoires48.

22 En mutualisant leurs efforts, ces chefs de projets issus de structures membres de groupements différents tentent aussi d’outrepasser les compositions des équipes dont ils héritent. Ils cherchent à produire des rapprochements en fonction de leurs affinités et à mettre en place des organisations pour améliorer leurs conditions de travail dans le contexte du conseil scientifique de l’AIGP qui leur semble particulièrement inconfortable. L’élaboration de ces stratégies est rendue possible par le fait qu’ils se

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voient progressivement attribuer un rôle de coordination et qu’ils acquièrent petit à petit la compétence de faire circuler l’information entre les membres. Néanmoins, malgré ces tentatives, ils restent obligés de faire remonter les informations et les décisions finales aux gérants de leurs agences et de composer avec les relations entretenues entre leurs supérieurs. Cette trajectoire des prises de décision, de la première initiative du chef de projet au choix final du gérant, caractérise la manière dont circule le mandat au sein des agences et illustre l’importance de moments cruciaux d’arbitrages, mais aussi une certaine liberté d’agir acquise au fil du temps qui permet d’influencer les sujets traités.

23 Les entretiens avec les gérants mandataires font émerger deux attitudes opposées quant à la reconnaissance de leurs chefs de projets. D’une part, certains admettent très ouvertement que la production est faite par ces jeunes professionnels salariés dans leurs agences. Ils revendiquent leurs qualités en insistant parfois sur leurs profils atypiques pour une agence d’architecture. Cette attitude semble rentrer dans une posture de management participatif où les chefs de projet acquièrent une plus forte autonomie et deviennent des forces de propositions avec pour effet de valoriser autant le chef de projet que le gérant qui a su identifier son talent. Par ailleurs, d’autres gérants refusent de parler de ces employés qui œuvrent alors dans leur ombre. Certains prétendent réaliser l’ensemble de la production eux-mêmes, tandis que nous avons identifié49 des salariés issus de leurs agences qui confient avoir travaillé sur les commandes de l’AIGP. Cette seconde attitude dénote le besoin pour ces architectes de s’attribuer la totalité de la paternité intellectuelle des productions de l’équipe en occultant certains individus. Se met en place un deuxième type d’effacement des individus, membres des agences mandataires, anonymisés au profit de leurs patrons.

Le profil hybride chercheur praticien, traducteur ou ambassadeur ?

24 La spécificité des coopérations analysées ici réside dans la collaboration entre architectes praticiens et chercheurs. Les chercheurs ayant une formation d’architecte occupent une position particulière dans les équipes qui semble liée au fait qu’ils partagent ce point commun avec les mandataires. Cette place spécifique fait souvent dire à ces personnes qu’elles ont joué un rôle de pacificateur des relations parfois conflictuelles au sein des groupements. Une chercheuse nous explique notamment : En fait, je suis architecte, donc j’ai la culture du projet, j’ai le vocabulaire. Et je suis aussi chercheur. Donc, j’avais un rôle de Go Between entre les équipes de recherche et les architectes, enfin des gens qui ont des cultures opérationnelles et qui n’ont pas une culture de recherche. D’ailleurs, qui ont tendance à confondre la recherche avec le conseil, des experts conseils qui viennent donner des billes50.

25 Les personnes qui ont endossé ce rôle, sont des individus ayant une formation d’architecte et une pratique de recherche, avec parfois également une activité dans une agence d’architecture et d’urbanisme. Dans les entretiens, ils prennent garde à clarifier la nature de la production qu’ils font au sein des groupements. Tout en signalant que les représentations qu’ont les praticiens de la recherche sont souvent erronées, ils indiquent qu’ils ne qualifieraient pas ce qu’ils ont produit à l’AIGP et pendant la consultation de 2008 de recherche scientifique. Leur capacité à faire s’entendre ces deux cultures porte sur de nombreux points tels que des différences méthodologiques

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ou des modes de représentations. Néanmoins tous les chercheurs interviewés soulignent combien les différences de rapport au vocabulaire ont été une difficulté particulièrement importante à surmonter et comment ils ont pu se présenter comme des « traducteurs » : Bien sûr qu’il y a eu des moments d’incompréhension, par exemple sur le vocabulaire. [XXX]51 qui est un pur universitaire, ça le faisait bondir, je le comprends. […] Mais c’est vrai qu’il a fallu être traducteur. Par moments, j’ai beaucoup joué ce rôle. Mais parce que j’étais en situation de pouvoir le faire. Je suis architecte, je sais ce que c’est une agence. […] Il y a un moment où il faut se parler. Donc, il y a des concepts, puis il y a des mots qui sont arrivés sur la table. La table, c’est une grande table chez [XXX]52. Et puis, il y avait des mots qui émergeaient comme ça pour donner du sens à des concepts. Alors, ces mots on sait bien que ce sont des mots un peu… qui ne sont pas dans le dictionnaire. C’est vrai que ça nous a beaucoup agacés. Après, on s’est dit « Bon, après tout peu importe », on pourrait mettre aussi un sigle, un acronyme. Seulement il faut être clair sur ce qu’il y a derrière53.

26 Le manque de précisions ou les désaccords dans l’usage des mots qu’ont les membres des agences ont souvent été soulevés et des débats parfois insolubles ont émergé. L’analyse du vocabulaire finalement employé montre, pour chaque exemple évoqué dans les entretiens, que les termes initialement introduits par les architectes mandataires se sont imposés au sein des groupements. Les profils hybrides praticien chercheurs se sont chargés d’expliquer aux chercheurs non habitués au travail des architectes les intentions de ces derniers. L’activité de traduction apparaît dans ce cas relativement unidirectionnelle et s’apparente plutôt à un rôle d’ambassadeur des pratiques des architectes auprès des autres professionnels. La position dominante des architectes mandataires leur permet d’imposer à l’ensemble du groupement le vocabulaire qu’ils ont choisi d’utiliser. Cette capacité à forcer l’usage de leurs propres mots pour exprimer des réflexions construites de manière pluridisciplinaire est permise par le rôle de « porte-parole » qu’ils incarnent pour l’ensemble du groupement donnant plus de poids aux expressions de leur choix.

Élaborer des images dans les agences et rédiger les textes hors des agences

27 La production des rapports, que ce soit pour la consultation de 2008 ou à l’AIGP, a demandé des efforts importants dans des laps de temps courts. Le fait que ces documents, constitués d’éléments graphiques ainsi que de textes, aient été principalement réalisés par les plus jeunes membres des équipes est établi. Néanmoins, il faut distinguer l’activité d’écriture de la production graphique : cette distinction devient apparente lors des derniers mois de la consultation de 2008, alors que les médias commencent à s’intéresser aux productions des équipes. Une chercheuse, membre d’un des groupements, nous explique : Alors après ça s’est accéléré, et la presse est arrivée et les architectes, ils ont très bien compris ce qu’il fallait faire. Il fallait faire des images. Donc, moi j’ai écrit le rapport et eux, ils ont fait les images chez eux54.

28 L’analyse des documents produits lors des phases intermédiaires et pour la dernière phase, montre que les images y prennent petit à petit de plus en plus de place, étayant ces propos. À titre d’exemple, les équipes Descartes, Grumbach ou Portzamparc ont

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réalisé des rapports en fin de phase une55, avec une répartition d’environ trois quarts de textes pour un quart d’images. Cette proportion s’inverse pour les derniers rapports produits par ces groupements56. Ils se composent alors de deux tiers d’éléments graphiques pour un tiers de texte. Ce changement s’exprime également dans les mises en page. Ainsi, les deux premiers rapports produits par l’équipe menée par Antoine Grumbach, sont au format portrait, préférable pour la mise en page de textes. Le dernier est au format paysage avec une reliure à l’italienne, plus favorable à la mise en page d’images.

29 La citation que nous avons extraite, nous dit également « Donc moi, j’ai écrit le rapport et eux, ils ont fait les images chez eux. » Cette séparation entre les lieux de production d’images et des écrits se retrouve dans la grande majorité des équipes. La production des images est une tâche principalement réalisée dans les agences, avec une supervision attentive de la part des mandataires. La rédaction des textes semble avoir été plus facilement externalisée et confiée aux chercheurs. L’analyse par le prisme des degrés d’autonomie et de dépendance des tâches par rapport au mandataire montre que dans ce cas, l’activité de rédaction serait plus autonome que celle de production d’images. Cette dernière semble relever d’enjeux stratégiques plus forts pour que les mandataires décident de les superviser personnellement. Cette différence de valeur accordée à la production des images par rapport aux textes perdure plus tard au sein de l’AIGP. Une jeune cheffe de projet dans une agence d’architecture nous explique : [XXX]57, il a besoin de voir du concret. Donc, des images. Et depuis que Mireille [Ferri]58 est arrivée, il y a une demande très forte de produire des images. Moi, à titre personnel, ça m’énerve. Mais je comprends sa posture sans être d’accord avec elle, car elle a réussi à sauver l’AIGP alors qu’on pensait que ça ne tenait plus la route. Et il y a la COP 21, il y a des attentes fortes de Manuel Valls59. Elle veut donc montrer qu’on peut produire des choses. Et pour être basique, et ça, ça m’énerve, mais d’un architecte, on attend qu’il fasse des perspectives. Donc, on va finir par faire une perspective et ça fera plaisir à tout le monde. C’est très difficile de concilier une recherche de fond et l’attente court-termiste de « faut produire des images », « faut que ça puisse aller dans Le Parisien60 ».

30 La production d’images relève ainsi du « concret », s’opposant à la production de textes qui relèverait alors de « l’abstrait ». Elle s’inscrit également dans un but médiatique et politique : à la demande de Manuel Valls, en lien avec l’actualité de la COP 2161, ou encore pour « aller dans Le Parisien ». Le fait de contrôler la réalisation des images permet aux mandataires de contribuer à une production de discours au caractère performatif, en donnant notamment aux politiques des visuels de projets constituant des faux-semblants d’action mais qui leur sont utiles pour construire leur légitimité. L’habitude des architectes de produire des images pour exprimer des idées a souvent soulevé des questions de la part des membres non-architectes des équipes. Une chercheuse nous explique : [XXX]62 avait fait une présentation compliquée sur la gouvernance, et [YYY]63, qui a un art de la synthèse, a dit « Oui, en fait, la bonne échelle, c’est 250 000 habitants, donc il faudrait faire vingt villes ». Et la semaine d’après, il y avait le dessin des vingt villes. Et [XXX], il disait « Non ! Non ! J’ai pas dit ça ! Pas si vite ! ». Et le dessin allait toujours très vite. Et pareil, l’histoire de la forêt. Avec les moins 2 °C, donc ils avaient utilisé le modèle de Météo France. Et je me souviens le jour où la perspective de la forêt était arrivée, [XXX] a dit « Non, mais attendez, vous ne pouvez pas faire ça64. » Il était scotché par la rapidité à laquelle le raisonnement devenait une image65.

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Groupe Descartes, carte des vingt villes qui composent l'agglomération parisienne.

Rapport « Paris, Capital, Région, Ville, Villes », février 2009.

Groupe Descartes, création de forêts pour réduire les effets d'îlots de chaleur urbain.

Rapport « Paris, Capital, Région, Ville, Villes », février 2009.

31 L’expression par l’image est ici un passage obligé pour les architectes, pour traduire et s’approprier les apports d’individus issus d’autres disciplines. La pratique consistant à

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mobiliser le canal visuel dans l’élaboration d’un raisonnement logique, nommée visualisation66, se caractérise par le processus cognitif qui relie la formulation d’une pensée et l’inscription d’objets, d’idées et de connaissances dans des représentations visuelles67. Ce processus reprend les étapes décrites dans la pensée visuelle68 : l’exploration, la sélection, la schématisation et la synthèse. Ola Söderström décrit le processus de visualisation appliquée à la fabrication de la ville dans un « circuit visuel » en quatre étapes : le contexte intellectuel et disciplinaire d’élaboration des images ; le processus de production des images où les moyens techniques et l’organisation du travail pour y parvenir doivent être analysés ; le contexte d’usage des images comprenant les façons dont elles sont montrées et les propos qu’elles soutiennent ; et enfin la capacité de ces images à fédérer les consciences pour guider l’action et agir sur le réel. Ce processus nous apparaît applicable au cas de l’architecture où les représentations servent à présenter des états futurs et où l’action de transformation constitue un des principes de l’activité de projet. Il semble donc se produire avec une grande célérité. Néanmoins, selon ce principe, la réduction des réflexions proposées par des experts venant d’autres disciplines et à travers des représentations d’espaces, semble provoquer une simplification extrême au point que les propos initiaux ne sont plus reconnaissables par ceux qui les ont émis.

32 Il est possible de voir dans ce processus un mode d’élaboration de la pensée spécifique aux architectes et fondé sur la pensée analogique69. Par ces mécanismes, le canal visuel est utilisé comme moyen de fabrication d’une réflexion et de connaissances. Cette démarche est revendiquée par des architectes de la consultation de 2008, à l’instar de Paola Vigano qui voit dans la métaphore ou encore le diagramme des modes d’inscription spécifique à la production de connaissances sur la ville et qui se fonde sur un usage de canaux visuels comme support à un raisonnement70. L’importance donnée aux représentations spatialisées constitue une convention que les architectes parviennent à imposer aux autres membres des équipes qui auraient privilégié des expressions davantage fondées sur le texte. L’appétit des médias et des politiques pour ces images aide manifestement les architectes à les imposer.

La production des rapports de synthèse : la disparition des apports de chacun

33 La production des groupements se fait par la compilation de discours produits par de nombreux individus et s’appuie donc sur un ensemble de réflexions émanant d’experts et de chercheurs. La réalisation des rapports finaux s’avère être un moment particulièrement important car c’est à cette occasion que s’effectue la synthèse des propos de l’équipe. Deux tendances ont été identifiées quant aux approches employées pour réaliser ces synthèses. Certaines équipes ont tenté de produire un document unitaire intégrant les apports de chacun. Cette approche, plus largement identifiable en 2008 qu’ensuite à l’AIGP, a eu pour effet de donner le sentiment à de nombreux intervenants que leurs travaux avaient finalement disparu de la production finale. Un membre d’un laboratoire de recherche explique comment sa production cartographique a été intégrée par le mandataire de son équipe : À un moment, on travaillait beaucoup sur la présentation des cartes, le type de traits et tout. Mais à la fin, tout ça, c’était repris par [XXX]71, et je suis presque sûr que ça passait par Illustrator pour faire des rendus un peu plus homogènes72.

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34 La question de la cohérence graphique devient alors un enjeu important dans la production des rapports finaux. L’unification des représentations est prise en charge par les mandataires. Des cartographies réalisées à partir de démarches SIG (système d’information géographique)73 sont reprises par des outils de graphisme visant à rendre ces documents cohérents avec l’ensemble du rapport. Ce processus marque aussi une forte appropriation par le mandataire de documents produits de manière technique, et plus largement, des réflexions des cotraitants de son équipe.

35 Ces rapports se présentent finalement comme le fruit du discours élaboré par le mandataire. L’exemple du document produit par le groupement dirigé par Roland Castro est parlant à cet égard. Ce volume de 184 pages est structuré en quatre chapitres. Au cours du rapport, aucun des textes n’est signé par des auteurs identifiés, néanmoins, chaque chapitre est introduit par la citation d’un écrivain : Stendhal, Arthur Rimbaud, Maurice Blondel. Le dernier est introduit par une citation de Roland Castro, faisant de lui le seul membre de son équipe qui signe explicitement un texte. Ce rapport se construit à travers une valorisation des propos formulés par le mandataire, contrastant avec l’anonymisation des contributions des autres membres, qui ont probablement rédigé des parties du document. La parole du mandataire est mise en scène car placée au même niveau que celle d’auteurs et de philosophes célèbres. La hiérarchie entre les membres de cette équipe est affichée. Dans ce cas, un individu domine l’ensemble de l’équipe en monopolisant la parole, de manière physique (en tenant le micro, en haussant la voix) et de manière symbolique, en anonymisant les éléments rédigés par les autres membres de l’équipe et en se citant lui-même.

La production des rapports de synthèse : l’agrégation des apports de chacun

36 En contraste avec cette organisation, et souvent en réaction avec les dysfonctionnements identifiés lors de la consultation de 2008, des équipes de l’AIGP choisissent d’envisager la production de façon collective en organisant une agrégation des apports de chacun. Un chef de projet dans une agence ayant fait un tel choix nous explique : Nous, si on a rassemblé tous ces gens, c’est parce qu’on pensait que chacun avait un apport à faire sur le sujet. Et l’intérêt, c’était que chacun apporte sa contribution. Des personnes comme [XXX]74, ils ont quand même un niveau de connaissance et de synthèse, et de vision des manières dont on pourrait faire les choses. Tout ça, c’est difficilement traduisible si on essaye de fabriquer un projet. La question, c’est alors : comment exposer ces différentes contributions ? Et c’est vrai que la solution de la revue, c’était la plus facile75.

37 De la même façon, la manière dont David Mangin76 a mobilisé les experts qu’il dirige, est souvent prise en exemple par d’autres équipes comme une approche pragmatique et respectueuse des apports de tous les membres. Ce groupement a choisi de produire ses rapports sous la forme de revues compilant des articles de chacun de ses experts, coordonnées par l’agence mandataire. D’autres équipes suivent donc cet exemple. Le format fait évidemment référence à la revue scientifique. Les points de vue de chaque intervenant doivent pouvoir s’exprimer. Les sujets des articles ne sont pas décidés par le mandataire, puis commandés à un expert, mais discutés en groupe. L’objectif est de permettre à chacun de repartir de son travail pour apporter une contribution originale.

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Cette organisation vise également à optimiser le mode de fonctionnement à un moment où les rémunérations sont fortement réduites. L’objectif de la démarche est d’éviter de faire une synthèse prenant la forme d’un projet spatial, qui risquerait d’effacer des réflexions et des apports qui ne devraient pas se traduire nécessairement en actions opérationnelles. Cette posture se distingue par une forme de respect d’approches non spatialistes, dont les propos ne pourraient pas se traduire par une représentation graphique. Le sommaire du rapport se présente comme celui d’une revue scientifique, ou d’un ouvrage collectif avec des contributions signées dont les auteurs sont clairement identifiés. La posture du mandataire est ici nettement différente de celle prise dans le cas de Roland Castro. Dans cette organisation, le mandataire se positionne davantage comme un réel « porte-parole ».

Des schémas conventionnels qui conduisent à un affaiblissement du caractère pluridisciplinaire des productions des équipes

38 L’analyse du fonctionnement des équipes qui participent à la consultation de 2008 et à l’AIGP met en lumière le fait que la posture de mandataire donnée à un architecte a conduit à trois formes d’effacement, ou du moins d’atténuation, du caractère pluridisciplinaire des équipes qui correspondent aussi à trois schémas conventionnels.

39 Le premier est un effacement dans les prises de parole publiques, où l’architecte mandataire est très largement surreprésenté, conduisant en un renforcement du capital symbolique d’un nombre réduit d’individus déjà renommés. Il s’opère non seulement par des relations contractuelles qui placent le mandataire au-dessus des autres membres, mais aussi par des attitudes physiques d’intimidation, rendant plus difficile l’accès à la parole pour des individus émergents tels que les chefs de projets. Ce fonctionnement révèle une forte hiérarchisation de l’organisation du travail dans les agences d’architecture où les plus forts s’approprient les retombées symboliques d’un travail produit par les plus faibles. Cette hiérarchie semble difficile à contredire et s’impose aux salariés constituant un premier schéma conventionnel propre au monde des agences.

40 Le second affaiblissement porte sur la manière dont l’architecte mandataire parvient à imposer un vocabulaire malgré les désaccords de membres issus du monde de la recherche urbaine. Deux conventions s’opposent ici, entre un usage de mots pour leur définition et les concepts qu’ils véhiculent selon les codes propres au monde de la recherche, et un usage de mots pour leur capacité d’évocation relevant davantage du monde des agences d’architecture. Ces divergences de pratiques ont conduit à des situations conflictuelles où les individus appartenant aux deux mondes ont eu à jouer un rôle de pacificateur. Malgré tout, leur position de « marginaux sécants » s’est trouvée amoindrie par le fait qu’ils jouissaient généralement de moins de renommée que d’autres membres plus prestigieux77. Se qualifiant eux-mêmes de « Go-between » voire même de « punching-ball78 », ils sont soumis à des formes de pressions pour peser dans chacun des deux mondes : ils finissent parfois par agir plutôt comme des ambassadeurs des conventions de l’architecture au sein du milieu de la recherche.

41 Le troisième amoindrissement de la dimension pluridisciplinaire des collaborations est identifiable dans l’importance donnée aux représentations graphiques d’espaces

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comme des moyens de formuler et transmettre une pensée sur la ville. La primauté du canal visuel dans la formulation d’une pensée éloigne alors d’autres formes de constructions de connaissances en urbanisme et, en premier lieu, les approches moins spatialistes. La production d’images comme un moyen d’inscrire une pensée est une convention constitutive des disciplines de l’architecture et de l’urbanisme79. L’usage de ces représentations soutient la démonstration que ces disciplines maîtrisent l’espace et sa transformation. Les fabriquer n’est pas seulement un processus cognitif spécifique, mais aussi une monstration d’une capacité à être dans l’action et dans une posture de projet. Dans une société où avoir un projet est une valeur en soi et suffit comme raison à l’action80, les auteurs de telles images se trouvent être particulièrement utiles pour ceux à qui le fait de présenter un projet bénéficie le plus, c’est-à-dire dans notre cas le Président de la République.

42 L’importance prêtée aux images et leur rôle politique laissent penser qu’en donnant aux architectes le rôle de mandataire dans les équipes, la consultation de 2008 puis l’AIGP constituent des appels à compétence81 afin de produire des discours, qu’ils soient visuels ou oraux, dont la fonction première est de paraître être dans l’action. Dans ce rôle, les architectes se sont vus davantage sollicités que d’autres professionnels. L’importance pour eux d’incarner l’action sur le Grand Paris ne leur a pas échappé et s’est traduite en une monopolisation de la parole, avec des formes de violence que nous avons décrites ainsi qu’une surenchère de production d’images parfois spectaculaires. Dans un temps long de fabrication de l’urbain, parler de projet a déjà valeur d’action82 et se trouve être l’apanage du puissant. De plus, le tournant spectaculaire que semble à présent devoir revêtir l’agir en aménagement semble ici bien plus présent qu’ailleurs83 et bénéficie à ceux qui savent en récolter les retombées symboliques. Au regard de cette analyse, nous pouvons nous poser la question de savoir ce qu’il reste de l’ambition d’origine du BRAUP lorsqu’il souhaitait démontrer les bénéfices de l’association entre praticiens et chercheurs pour construire des nouvelles connaissances sur la ville. Ou plutôt, nous pourrions nous questionner sur la nature des connaissances produites dans un cadre où le projet et ses représentations sont présentés comme axiologiquement supérieurs à d’autres formes de recherche en urbanisme.

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NOTES

1. La Région Île-de-France acquiert la compétence pour rédiger ce document d’urbanisme en 1995. Avant cette date, l’État, par le biais du préfet de région, rédigeait les schémas directeurs pour l’Île-de-France. Lorsque la révision du SDRIF est entamée en 2004, c’est donc la première fois qu’une collectivité se charge de l’élaboration d’un document d’urbanisme à l’échelle de la région francilienne. 2. Le programme de recherche pluriannuelle « L’architecture de la grande échelle » est lancé par le BRAUP en 2006. 3. Sa dénomination officielle est : « le grand pari de l’agglomération parisienne, consultation internationale pour l’avenir du Paris métropolitain ». Ici, nous la nommons « consultation de 2008 ». 4. Terme utilisé dans le texte de l’appel d’offres. 5. Cette idée est exprimée lors d’un entretien avec un des rédacteurs de l’appel d’offres. 6. Howard Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988. 7. Jacques Girin, « Les agencements organisationnels », dans Florence Charue-Dubroc (dir.), Des Savoirs en Action, Paris, L’Harmattan, 1995, pp. 233-279. 8. Nous reprenons ici les principes de l’agencement organisationnel de Jacques Girin (Jacques Girin, ibid.). 9. Herbert Alexander Simon, Models of Man: Social and Rational; Mathematical Essays on Rational Human Behavior in Society Setting, New York, Wiley, 1957. 10. Jean Daniel Reynaud, Nathalie Richebé, « Règles, conventions et valeurs », Revue francaise de sociologie, vol. 48, no1, 2007, pp. 336. 11. Les noms des individus interviewés et les groupements dont ils sont membres sont anonymisés afin de les préserver. Lors des entretiens il est parfois fait référence à d’autres

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personnes, généralement mandataires d’autres groupements. Nous faisons le choix de ne pas anonymiser les noms de ces individus car les nommer permet d’expliciter leur position dominante dans le champ de l’architecture. 12. En 2008, la taille moyenne des équipes est de 47 individus. À l’AIGP, les équipes comptent en moyenne 19 personnes. 13. Ce terme est utilisé dans plusieurs entretiens pour qualifier les moments où l’ensemble des membres de l’équipe se réunissent. 14. Ce terme est également utilisé par certaines équipes pour qualifier les moments de rencontre, en faisant davantage référence à une méthode issue du monde universitaire. 15. Entretien du 5 décembre 2016 avec une cheffe de projet d’agence mandataire. 16. Notamment par le biais d’échanges avec un conseil scientifique dirigé par Michel Lussault et Paul Chemetov. 17. Nom de l’architecte mandataire. 18. Entretien du 4 juin 2013 avec une cheffe de projet d’agence mandataire. 19. Nom de l’architecte mandataire. 20. Nom d’un architecte cotraitant. 21. Entretien du 22 avril 2015 avec un paysagiste membre du conseil scientifique de l’AIGP. 22. Nom de l’architecte mandataire. 23. Nom d’un architecte cotraitant. 24. Nom d’un architecte cotraitant. 25. Entretien du 28 avril 2015 avec une cheffe de projet. 26. Certaines propositions d’association sont faites lors de rencontres dans des vernissages ou de séminaires. 27. Aux moments où les quinze équipes du conseil scientifique se réunissent. 28. Aux différents moments où la presse est invitée ou lors des évènements publics hors du Palais de Tokyo, où siège l’AIGP. 29. Nous avons analysé les retranscriptions des réunions du conseil scientifique de 2010 à 2013, avant que nous ne commencions notre travail d’observation participante. 30. Nous avons dénombré 23 disciplines représentées dans les équipes de la consultation de 2008 : architecture, paysagisme, urbanisme, géographie, environnement, transport, sociologie, économie, arts plastiques… 31. En parlant de la consultation de 2012 pour renouveler le conseil scientifique de l’AIGP. 32. Entretien du 28 avril 2015 avec une cheffe de projet. 33. Ibid. 34. Ibid. 35. Dont nous avons aussi été témoin lors des situations d’observation. 36. Ce terme est celui utilisé par de nombreux architectes membres des équipes pour parler des travaux qu’ils mènent lors de la consultation de 2008. 37. John Langshaw Austin, Quand dire, c’est Faire, Paris, Points, 1955. 38. Michel Lussault « Image (de la ville) et politique », Géocarrefour, n°73, 1998, pp. 45-53. 39. Expression reprise dans plusieurs entretiens. 40. Entretien du 28 avril 2015 avec une cheffe de projet. 41. Cette information est reprise dans les entretiens, et par notre présence aux réunions du conseil scientifique en observation participante, nous corroborons ce fait. 42. Entretien du 21 décembre 2015 avec une cheffe de projet. 43. Ce manque de reconnaissance est établi dans nos entretiens. De nombreux individus jouissant d’une forte reconnaissance et plutôt âgés ont eu tendance à dénigrer les chefs de projets les plus jeunes, et généralement de sexe féminin, en insistant sur le fait qu’il était inutile de dialoguer avec elles. 44. Nom d’une autre équipe membre du conseil scientifique.

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45. Nom du chef de projet de l’agence [AAA]. 46. Nom du chef de projet de l’agence [BBB] 47. Agence cotraitante de l’agence [AAA]. 48. Entretien du 28 avril 2015 avec une cheffe de projet. 49. Notre insertion dans le milieu professionnel des agences d’architecture nous donne accès à ces salariés par le biais de nos connaissances personnelles. Nous avons donc pu rencontrer des salariés qui ne venaient pas à l’AIGP mais contribuaient à la production des équipes. 50. Entretien du 22 avril 2015 avec une chercheuse architecte et membre d’un laboratoire d’ENSA. 51. Nom d’un chercheur non-architecte. 52. Nom de l’agence mandataire. 53. Entretien du 26 avril 2014 avec une chercheuse architecte et membre d’un laboratoire d’ENSA. 54. Extrait d’un entretien du 22 avril 2015 avec une chercheuse. 55. Finalisé en novembre 2008. 56. Finalisé en février 2009. 57. Non du mandataire. 58. Qui est alors directrice de l’AIGP. 59. Qui est alors premier ministre. 60. Extrait d’un entretien du 28 avril 2015 avec une cheffe de projet. 61. Conférence de Paris sur le climat qui se déroule en décembre 2015. 62. Nom d’un chercheur en urbanisme. 63. Nom du mandataire. 64. Cet épisode est relaté par plusieurs personnes qui étaient présentes à cette réunion. 65. Extrait d’un entretien du 22 avril 2015 avec une chercheuse. 66. Ola Söderström, Des images pour agir. Le visuel en urbanisme, Lausanne, Payot, 2001. 67. Cette définition est celle d’Ola Söderström, ibid. 68. Rudolf Arnheim, La pensée visuelle, Paris, Flammarion, 1979. 69. Jean Pierre Chupin, Analogie et théorie en architecture, Gollion, Infolio, 2010. 70. Paola, Vigano, Les Territoires de l’urbanisme : le projet comme producteur de connaissance, Genève, MétisPresses, 2012. 71. Nom de l’agence mandataire. 72. Entretien du 26 février 2013 avec un membre d’un laboratoire de recherche d’une ENSA. 73. Les SIG sont des bases de données spatialisées permettant de compiler et compléter ces informations, puis de leur attribuer des modes de représentation. 74. Nom d’un chercheur connu en urbanisme et récent auteur d’un ouvrage sur la gouvernance du Grand Paris. 75. Entretien du 20 mars 2013 avec un chef de projet. 76. David Mangin est cogérant de l’agence SEURA. 77. Michel Crozier, Erhard Friedberg, L’acteur et le système, Paris, Seuil, 1992. 78. Terme utilisé par un architecte praticien, docteur en architecture, membre d’un laboratoire d’ENSA et maître de conférences dans une ENSA pour parler de son rôle dans son équipe. 79. Nous pouvons citer les travaux d’Enrico Chapel ou de Jean-François Coulais qui démontrent que l’histoire de ces disciplines peut se faire par l’histoire de la fabrication de représentations spatiales. 80. Jean Pierre Boutinet, Anthropologie du projet, Paris, Presses universitaires de France, 1990. 81. Howard Becker, Les mondes de l’art, op. cit. 82. Michel Péraldi, « Le cycle du fusible. Jalons pour une histoire sociale du DSU à Marseille ». Les Annales de la recherche urbaine n 68, 1995, pp. 68-79.

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83. Laurent Matthey, Building up stories : Sur l’action urbanistique à l’heure de la société du spectacle intégré, Genève, A-Type éditions, 2015.

RÉSUMÉS

Issu d’un travail de thèse soutenu en 2019, cet article explore les modes de collaboration qui ont caractérisé la consultation de 2008 sur le Grand Paris et à l’Atelier international du Grand Paris (AIGP). La place donnée aux architectes qui étaient mandataires des groupements donne lieu à une investigation spécifique sur la manière dont cette position dominante impose des formes de travail à un groupe élargi de professionnels. Il s’agit, par l’examen des relations qui se déploient entre l’architecte mandataire et ses différents partenaires, d’identifier des schémas conventionnels intégrés aux organisations des agences et qui se transposent à l’occasion d’autres types de collaborations.

Following a doctorate thesis in 2019, this article explores the modes of cooperation that took place during the 2008 Grand Paris competition and in the Atelier international du Grand Paris (AIGP). The role granted to architects who were representatives of the groups gives rise to a specific investigation into the way in which this dominant position imposes forms of work onto a wider group of professionals. By examining the relationships that develop between the architect and their various partners, this article identifies conventional patterns integrated into the agencies’ organizations and which are transposed on the occasion of other types of collaboration.

INDEX

Mots-clés : Schéma conventionnel, convention, mandate, monde professionnel, Grand paris Keywords : Convention Pattern, Convention, Mandate, Professional World, Greater Paris

AUTEUR

GUILLAUME DURANEL Guillaume Duranel est architecte, docteur en architecture et urbanisme, membre du LET-LAVUE et maître de conférences associé à l’ENSA Paris La Villette. Il a soutenu une thèse en 2019 portant sur les collaborations professionnelles dans le cadre de la consultation de 2008 sur le Grand Paris et au sein de l’AIGP.

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Une entreprise comme les autres ?

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From domestic setting to display space: the evolution of the Foster Associates’ work spaces and methodology Du cadre domestique à l'espace d'exposition: l'évolution des espaces de travail et de la méthodologie de Foster Associates

Gabriel Hernández

Introduction

1 After the dissolution of Team 4 Architects in 1967,1 Norman and Wendy Foster founded Foster Associates later that same year. Unlike their former colleagues, who opted to operate under the name of Su and Richard Rogers Partnership, the Foster couple established themselves as associates. The willingness to work collaboratively was implicit in their choice of the word associates, despite being only two.

2 In September 1972, after five years of independent work, the Foster Associates team was portrayed on the cover of a leading magazine, Architectural Design (fig. 1). The AD cover presents eight associates in a science fiction-like aesthetic, similar to superheroes emerging in perspective from a mirror-like façade. The reflective imagery is suggestive of the then recently completed works by Foster Associates: Fred Olsen’s Amenity Centre (1968-1970) and IBM’s office building (1970-1971). Moreover, a cross-section drawing with perspective is overlaid, showing the integration of technical services within the structure, one of Foster’s early trademarks.

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Figure 1. Cover of AD (Architectural Design), November 1972;

© Norman Foster Foundation Archive.

3 What message does this collage image intend to convey? As this article argues, the cover image effectively expresses the identity that defines Foster Associates at that time — the emphasis on collective effort, the search for efficiency, the aesthetic quality of materials along with a careful graphic production based on an emblematic drawing style.

4 Foster Associates’ meteoric rise has been attributed to the emphasis on collaboration and interdisciplinary work by several of its practitioners.2 The studios’ evolution has led the office, currently known as Foster + Partners, to become a global studio paradigm in architecture and design. The salient features of the AD cover are the result of a working methodology that emerged from the creation of a diverse team of architects, engineers, consultants and clients with an enriching perspective. Indeed, at that time, Foster Associates began to systematically include clients in joint design processes.

5 The spaces from where Foster Associates operated played an important role in the rise of these innovative features. However, the impact of workspace on innovation has been understudied in architectural history3; The publication of the AD cover coincided with the inauguration of the Fitzroy Street office, which was the first workspace adapted to match their identity. This move became a turning point in the trajectory of the practice.

6 This article explores how the office’s spatial configuration was able to facilitate interactions among team members and highlight individual contributions to the practice4. The Fitzroy Street studio became a melting pot of unique talent, housing renowned architects such as David Chipperfield, Michael Hopkins and Jan Kaplicky, amongst others.

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7 Retracing the architectural evolutions of Foster Associates through images and discourse, the following research builds on visual studies of unpublished sources at the Norman Foster Foundation (NFF)5, providing a complementary view to those already offered by authors such as Alastair Best, Charles Jencks, David Jenkins, Ian Lambot, Malcolm Quantrill and Deyan Sudjic. The creation of the Norman Foster Foundation Archive has revealed unexamined workspace features and intragroup dynamics6. The NFF Archive has also opened new frontiers of study, such as the heretofore understudied role of essential collaborators such as Loren Butt, Birkin Haward and Tony Hunt.7

8 There, in the Fitzroy Street studio, a series of singularities and novelties took place, directly influencing Foster Associates’ working methodology. On the one hand, this new workspace reflected earlier experiences: the knowledge acquired from a series of factory and office buildings that called into question the hierarchy in work environments by promoting the spatial integration of multidisciplinary workers8. On the other hand, the Fitzroy facility anticipated new schemes as the office became a full- scale mock-up of pieces of built and unbuilt projects, where the team coexisted and tested the components under design. This coexistence, together with the spatial configuration, inevitably affected the architecture that was created by the studio. Finally, the use of a curtain wall on the façade produced a compelling similarity to a vitrine, turning the studio into a workspace-showroom and a literal reflection of Foster Associates’ identity. As a sign of a meticulous communication effort, distinctive drawing techniques9 were used for servicing clients and users, as well as for architectural magazines and reviews. A fruitful relationship between the practice and the world of editorial publishing was thus consolidated.

From the domestic setting in Hampstead Hill Gardens

9 Foster Associates’ evolution from its inception to becoming Foster + Partners must be traced back, in order to examine the Fitzroy Street office workspace. The progression started in an apartment in Hampstead Hill Gardens (1963-1970), continued into the offices of Bedford Street (1970-1971), Fitzroy Street (1971-1981) and Great Portland Street (1981-1989) until its last move to the present custom-made premises at Battersea in 1990. Each shift in the workplace location has resulted in an update of the working model.

10 The practice’s working methodology has been a key aspect since Team 4, having been aware of the liaison between the workspaces designed for clients and their own workspaces. Foster + Partners has built upon Foster Associates’ expertise in the research and design of custom workspaces and workstations.10

11 Foster Associates’ professional career begins in the domestic realm, under the name of Team 4 Architects. These young professionals worked from a two-room flat in Hampstead Hill Gardens where Wendy Cheesman (later Wendy Foster) lived, who was one of the founding members. This domestic setting in Hampstead had to be transformed on a regular basis to disguise itself as an office. A widely reported anecdote describes how a plinth was created to cover the bed with models and F0 magazines 2D in other words, erasing any record of domestic elements in front of potential clients.11

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Figure 2. Team 4 looking out from the window at Hampstead Hill Gardens, c.1964.

© Norman Foster Foundation Archive.

12 In this iconic 1964 photograph, the team comprising Team 4 Architects looks out from the Hampstead flat window (fig. 2). It is obvious that there are more than four individuals in the picture. Behind the first row of women, and without clear differentiation between who the four founders are, eight casual-looking people can be seen, depicting a mood which has led comparisons to be drawn between them and a rock-band from London’s Swinging Sixties12. This way of portraying the team at or from the workspace became a tradition that has been repeated consecutively in their successive workspaces.

13 Leaning out of the window with the Fosters and Rogers is a crucial figure from Team 4 Architects, engineer Anthony ’Tony’ Hunt. Paradoxically, in addition to not being an architect, Hunt was also not officially part of the team. Hunt began as an external consultant of Team 4 for the structural development of the Reliance Controls factory (1965-1966). During the 1950s, Hunt had worked for Felix Samuely and Frank Newby, both celebrated engineers who developed some relevant works that enriched the post- war British architectural context, such as the Skylon at the 1951 Festival of Britain.13 With them, Hunt became accustomed to working with outstanding architects, such as Cedric Price, James Stirling and James Gowan. Together with fellow engineers Peter Rice and Edmund “Ted” Happold, Hunt became the maximum exponent of the collaboration between British engineers and architects during the so-called high-tech movement. After a decade working for Newby, Hunt founded AHA (Anthony Hunt Associates) in 1960. Since then, Hunt operated from the independence of his own practice, cooperating with many architects as a consultant. With this formula, he had achieved a name before coming into contact with Team 4 Architects14.

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Bedford Street and the office as a luring space

14 The close collaboration between Foster Associates and Anthony Hunt Associates increased during the 1970s. Still operating from Hampstead Hill Gardens, the Fosters found themselves in need of a ‘proper’ meeting room to seduce a prospective client seeking a design team for their new offices. Hampstead’s domestic setting did not seem appropriate for meeting IBM, the emerging technological company of that time. This led the Fosters to arrange with Hunt to temporarily occupy a vacant floor at AHA’s office in Bedford Street.

15 Impressing IBM became an exercise of forecasting their own workspace. Given the short time at their disposal to create an office setting, two rooms were occupied with the resources available to them: a Marc Vaux painting, borrowed designer furniture and presumably a selection of seductive architectural essentials, such as large format drawings and models15.

16 The setup proved to be successful. Foster Associates received the commission and decided to rent the same space where the deal took place, launching a fruitful period of coexistence with their collaborator and new landlord, Tony Hunt. Weekly work meetings were instituted, following the methodology of integrating a variety of consultants during a project’s strategic stages. Meetings turned into a fundamental working tool, with its consequent impact on the physical space: the meeting table is where decisions, discussions and debates take place.

Figure 3. Inside view of the Hampstead Hill Gardens living room/office, c.1967.

© Norman Foster Foundation Archive.

17 Not surprisingly, the meeting table became the office’s centre of gravity. Its position within the office space affected not only the floor plan distribution, but also the layout of visual references displayed on the walls facing the table (fig. 3). The only existing image of the Hampstead space shows that their only visual reference on display was a New York walk-up building photograph 16, whereas the walls at Bedford Street were totally packed. This transformation can be seen as an inevitable consequence of moving away from the domestic space of Hampstead to a ‘professional’ workspace in Bedford Street.

18 A 1970 photograph shows Norman and Wendy Foster working at the meeting table, the heart of the Bedford Street studio (fig. 4). Behind them, the walls are seen full of visual inputs. The selection of images, plans and drawings implies a curatorship to represent

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the studio’s visual identity, both for the team and for the clients and collaborators. These visual references derive from a wide variety of sources and reveal an interest in technology that exceeds the limits of architecture and design. Some of these images ranged from Ezra Ehrenkrantz’s School Construction Systems Development (1961-1967) to Neil Armstrong’s recent landing on the moon (1969). The key was that references were not hidden, but shared.

Figure 4. Norman and Wendy Foster at the Bedford Street Office, c.1970.

© Norman Foster Foundation Archive.

19 The space surrounding the meeting table became a dynamic setting that was updated with new projects and references as they emerged. These walls converted into a sort of collective Atlas Mnemosyne, where the visual catalogue that Foster Associates had been assimilating and cultivating was proudly exposed.

20 In 1971, Buckminster Fuller had an informal conversation with Norman Foster, who had just been introduced to him during a reception at the Institute of Contemporary Arts in London. Motivated by the first commission received in the UK, Fuller was searching for a British collaborator to develop a proposal for the Samuel Beckett Theatre at St Peter’s College in Oxford (1970). Foster aimed to make an impression on Fuller: “I had got the office all organised to receive Bucky, but he didn’t come that time. I was trying to impress him that I was the person to collaborate with (...)17.” The office awaited, curated and prepared to act as a luring device.

21 Although Fuller did not visit the studio that same day, he chose Foster as the local partner for the theatre commission. When Fuller finally reached the Bedford Street office, his visit was widely documented, representing the most captured moment of Foster Associates’ period in Bedford Street (fig. 5). The images show Fuller at the meeting table, surrounded by the team as well as consultants. The scene perfectly

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summarises this period at Bedford Street: a multidisciplinary team, a meeting or debate as a working tool, the first successful projects displayed on the walls and, most importantly, the opportunity to establish a link with one of the leading technological and environmental gurus18.

Figure 5. Buckminster Fuller at the Bedford Street Street Office, 1971.

© Norman Foster Foundation Archive.

22 Bedford’s setting resembled a contemporary mood board, with drawings and photographs occupying almost the entirety of the walls. Behind Fuller we can see a photograph and a large-format drawing of the Reliance Controls façade, which was placed strategically in a dominant position19. The wall facing Fuller was full of additional visual references. To his right, there were large cross-section drawings of Fred Olsen’s Amenity Centre. This wall thus comprised an overview of Foster Associates “greatest hits”. The choice of designer furniture was also part of the outreach, just as it was in the setting created for their first meeting with IBM. Fuller sits on an Eames DSW chair, while Alvar Aalto’s stool is visible in the foreground – seeking to impress Fuller with a careful balance of European and North American references.

23 Fuller’s visit came at a time when Foster Associates were elaborating a large workspace project: the new offices of Willis Faber and Dumas in Ipswich. Given the large surface area of the site, the Schnelle brothers’ Bürolandschaft and the open-office scheme references were considered. These had already been tested on a smaller scale at Fred Olsen’s Amenity Building. Strategies on creating a flexible and adaptable office space were shared with Fuller. Another matter of discussion was how to integrate and combine existing buildings with newly developed ones – one of Ipswich’s site constraints. Fuller suggested an evolution of a large-scale shell structure to allow a

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large volume of surface area to be acclimatised, along the lines of the Dome over Manhattan (c.1960) and the Biosphere for Montreal’s Expo 67 (fig. 6).

Figure 6. Climatroffice: Perspective and Cross section, c.1971.

© Norman Foster Foundation Archive.

24 The outcome of this conversation produced the Climatroffice, an open-plan scheme of freely arranged platforms englobed by an evolution of Fuller’s geodesic dome, creating a double skin protective shell. Birkin Haward, one of the practice’s most celebrated draughtsmen, synthesised the proposal’s key aspects in a combination of colourful perspectives and cross-section drawings, including some elements – main atrium and escalators – that were under consideration for the Willis Faber and Dumas office building20. The Climatroffice has encompassed many concepts that Foster Associates have developed ever since in different settings, shapes and variations.

Fitzroy Street: mirror and catalyst

25 With the team steadily growing, now exceeding ten practitioners, the office space in Bedford Street became too crowded; and in mid-1971, the opportunity to expand to a larger office in Fitzroy Street arose. This new studio location became home to Foster Associates for the following decade. The customisation of Fitzroy Street was planned to match Foster Associates’ identity and design philosophy. Additionally, the relocation implied a series of important considerations related to the working methodology:

26 By 1971, the practice had perceived a need for space which would allow teamwork to develop more fully, a place where mock-ups and models could be more closely linked to

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the design process, where large-scale presentations could be made, and in which experiments with lighting and servicing systems could be carried out21.

27 The quote indicates how Foster Associates had identified and promoted their working tools at Fitzroy: teamwork, mock-ups, prototypes and large-scale presentations. This is the first time that Foster Associates began to act as their own client. Taking advantage of having total freedom to express, experiment and test their ideas, the result was a Gesamtkunstwerk of their architectural principles.

28 The new workspace, located in central London, was shaped as a fusion of “showcase office” and large-scale “living mock-up”. This was also a result of combining the practice’s working methodology with its expertise from past and present projects. The choice to install a glass curtain wall as a façade transformed the inside space into a showcase from which to display an office conceived as a full-scale mock-up of their own work. This allowed the team to be the first to experiment and test prototypes, construction elements and spatial arrangements that were later implemented in some projects designed at Fitzroy Street22. Moreover, many customised details designed for Fitzroy, such as the lighting system and curtain wall, immediately saw their improved evolution in subsequent projects. The Willis Faber and Dumas building is a prominent example of this.

29 British writer Deyan Sudjic suggests that each of Foster’s office spaces can be understood as a piece of their own buildings: the Fitzroy Street office emulates the Willis Faber and Dumas premises (1971-1975), whereas the Great Portland Street office replicates the Sainsbury Centre of Visual Arts (1974-1978)23. Though such comparisons are accurate, we could also make the comparison between Fitzroy office, in typology and chronology, to Fred Olsen’s Amenity Building (1968-1970). Both buildings share a strong commitment to integrating the team into a single open-plan workspace serviced by enveloping technical services. Such display had not been possible in Bedford Street, due to the traditional distribution of connected rooms along a corridor.

Figure 7. Cross-section of Fitzroy Street office, 1971.

© Norman Foster Foundation Archive.

30 Many customised elements designed for Fitzroy’s studio created an impact, both in the working methodology and in the office’s visual landscape. The first decision on how to customise Fitzroy’s office space can be seen in a cross-section drawing (fig. 7), dated 1971. Drawn in a recognisable Foster style – cutaway section with one-point perspective –, the combination of system services within the structure are outlined, providing the workspace with a double skin enclosure that enables functionality and flexibility. Air conditioning and lighting systems can also be seen integrated into the ceiling, whereas wiring and electrical outlets are below ground level, and the glass

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curtain wall on the façade an enclosure that maximises natural light. These were features that had already been explored in previous projects24.

31 Every aspect of the Fitzroy refurbishment aligned with Foster Associates’ vision of efficiency and, in the words of architecture critic Reyner Banham, an example of appropriate technology25. The toilets, kitchens and machinery rooms were grouped as a laterally located service block. This strategy was further developed at the Sainsbury Centre for Visual Arts (SCVA) in Norwich, where service blocks were planned on the perimeter of the central area. Furthermore, doors leading to auxiliary areas evoked a technological reference amid the effervescence of science fiction – a child’s reference to many of the early associates. Metal polished doors with carved rounded corners unleashed all sorts of comparisons: “It wasn’t any normal office; it was more like a starship, with its rubber gaskets, bulkhead doors (...)26.”

32 The strategical move from the first floor in Bedford Street to the street-level in Fitzroy Street encouraged the transformation of the wall facing the street as a showcase and luring device. Foster Associates’ identity was to be literally projected to passers-by through large glass panels. During the day, the tinted glass revealed a subtle mirror- like effect, whereas by night the interior lighting transformed the office into a full format vitrine, achieving a striking visual effect.

33 Across the glass, a series of large eye-catching photographs mounted on partitions could be seen. As in Bedford Street, large format visual inputs were an essential part of the studio’s imagery and graphic repertoire. In the Fitzroy office, the photographs’ layout created a visual exhibition with an open itinerary across the office space. However, an important change took place: all visual references consisted only of Foster Associates’ works, in a distinctly showroom-like manner. The most iconic works were selected to create an overview of significant achievements, including Reliance Controls’ cross-bracing and the Amenity Centre’s celebrated mirror reflection façade.

Figure 8. Title: Night view towards Fitzroy Street office, 1972.

© Norman Foster Foundation Archive.

34 An additional showroom element consisted of a magazine rack which was strategically mounted on a partition facing the façade, where Eames Plastic Side DXS chairs constituted the waiting area. The rack illustrated the practice’s successful outreach, as they had been featured on the covers of many specialised magazines. The studio’s façade could be interpreted as Foster Associates’ renovated “cover”. Its literal translation took place when the night view became the cover of The Architectural Review in September 1972, where Joanna van Heyningen and Birkin Haward can be seen as figurants of an Edward Hopper painting (fig. 8). The successful move to the Fitzroy studio resulted in a very well-documented project that received similar editorial coverage, just as many of Foster Associates’ other works did.

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35 Once inside Fitzroy, it was noticeable how the workspace was set up with a remarkable lack of hierarchy. Despite constraints posed by the building’s structure, flexibility and continuity were achieved by setting up Herman Miller’s Action Office II (AO-2) workstation modules and partitions. The entire workspace was organically distributed by interchangeable workstations and partitions arranged in a 120-degree angle pattern (fig. 9). Foster’s choice of Action Office II workstations was not accidental. Herman Miller’s Head of Research and Action Office ideologist, Robert Propst, had been researching for over a decade on how to create a flexible and accommodating office space.

Figure 9. Distribution plan of the Fitzroy Street Office, 1971.

© Norman Foster Foundation Archive.

36 In 1968, Propst published his seminal The Office: A facility based on Change, where the notion of the office’s social space and the links between the workspace and the human performer are linked to a list of design parameters. The first Action Office introduced a new variety of furniture and equipment designed by George Nelson in 1964, whereas a variety of system combinations were presented with the Action Office II in 1968. In this second version, a wide range of spatial layouts with an open plan distribution were recommended (fig. 10). The intention was to create fluid environments that would facilitate team interaction by defining partially individual workspaces.27

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Figure 10. Extract from Action Office Catalogue, 1968.

© Courtesy of the Herman Miller Archives

37 Furthermore, Fitzroy’s deployment also included cutting-edge equipment such as telex, projectors and a large format Xerox 3600. Technology was thus understood as a tool. This ambitious investment was part of Foster’s commitment to strengthening the practice’s expansion and outreach. With these resources, tools and spatial configurations, Foster Associates was able to undertake larger projects that eventually catapulted the studio into the international arena28.

38 One of Foster’s axonometric drawings produced to describe the use of Action Office II at Fitzroy Street seemed to be directly inspired by Herman Miller’s catalogue illustrations (fig. 11). The significant difference, however, was that instead of individual workstation units, collective units were created. The layout formed partitions into a 120-degree angled setting, combined to create an equivalent perimeter of an open octagon. Each unit hosted up to eight workstations mounted on the partitions.

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Figure 11. Axonometric view of the Fritzroy Street lay-out, c.1971.

© Norman Foster Foundation Archive.

Figure 12. Inside view of the Fitzroy Street office, c.1972.

© Norman Foster Foundation Archive.

39 Additionally, each octagon was equipped with a round table at the centre, providing a meeting point or display unit for the surrounding workstations (fig. 12). The presence of these round tables was an opportunity to add an intermediate layer of interaction to the working methodology, fomented by, as Prost says, spontaneous or informal meetings: Pause or byway areas for brief conference interchange can be a highly functional part of traffic design. This is particularly useful if it also is utilized as a general display centre focusing on matters that help keep goals and objectives on a current awareness basis29.

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40 The only spatial differentiation of Fitzroy’s workspaces were the two octagons dedicated to “formal” meetings, where the Action Office II partitions were left clear in order to be used as large-scale pin boards (fig. 13). The variety of sources displayed during a meeting can be seen in a 1972 photograph. The setting is a natural evolution of the meeting room at Bedford. A thoroughly curated repertoire of images, drawings, plans and models made up a scenography that emphasised Foster Associate’s ethos. Highlights included Haward’s Climatroffice full colour drawing, Jacoby’s Willis Faber and Dumas urban vistas30 and a geodesic dome model that recalls Fuller’s influence at the practice.

Figure 13. Meeting’s area of the Fitzroy Street Office, c.1972.

© Norman Foster Foundation Archive.

41 The meeting area’s curatorial approach, together with large-format photographs mounted on the AO-2 partitions, could be the immediate precedent for Foster Associates’ first monographic exhibition at the RIBA Heinz Galleries in 197931. Furthermore, the use of the panels to display contents could have been at the origin of the layout of the artwork at the Sainsbury Centre of Visual Arts (SCVA), as angled partitions were used to replicate the artworks’ original setting – Robert and Lisa Sainsbury’s private domestic setting. SCVA’s layout responds to a scenography composed by a series of self-standing partition panels and plinths, as in the Fitzroy office. Further examples of the use of partitions can also be seen at Palmerston Special School in Liverpool (1973-1976).

42 Fitzroy’s design strategy also suggests a distinctive approach to colour: yellow and green AO-2 partitions were placed on a dark blue carpet, with mint green enclosing walls and doors. Coincidentally, this colour palette was similar to the ideal office space depicted in Haward’s Climatroffice drawing. The use of colour in Foster Associates projects thus saw its golden age in Fitzroy’s green, yellow and blue work environment. Several spaces where colour performs a fundamental role were designed. Aware of the effect that chromatic spectrums produce in perceiving an ambience, the interiors of both Hackney and Palmerston Special Schools were devoted entirely to the use of

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bright green, yellow and orange. SAPA factory building was equipped with a chromatic system in which vivid colours differentiate between equipment and service systems. Moreover, the structures for Modern Art Glass factory, the IBM logistics centre and Renault Distribution Centre were painted in Fitzroy’s colour palette. 32

43 A tactical use of colour was also present within Foster Associate’s corporate identity. Bringing back the concept of a “total work of art”, all the elements of the office in Fitzroy were in harmony with each other: the studio’s stationery featured bright green as the predominant colour, green Eames Plastic Side DSX chairs were positioned in a space enclosed by mint green walls, and a green “foster associates” neon sign crowned the front door. Alluding to this scenery, architecture critic Alastair Best points out that “Fitzroy Street resembled the offices of an advertising agency or even an airline, rather than an architectural practice33”. Moreover, the practice showed an extensive mastery of these tools in its refurbishment of Fred Olsen’s travel agency in 1975, where a glass curtain wall, blue carpet and green Eames furniture were Fitzroy’s natural evolution.

Refinement and evolution to Great Portland Street

44 The validation of how Fitzroy’s design parameters enhanced working methodology can be found in the special edition of the Japanese magazine architecture + urbanism (a+u) edition about Foster Associates in October 1975. The front page of the main article is entirely occupied by a grid composed of 54 circular portraits, featuring each team member and collaborator of Foster Associates. In addition to observing an exponential growth in team size – with there being only eight on the 1972 AD cover –, this non- hierarchical structure shows the influence that plural contributions had acquired within the firm. Engineers, surveyors, cost consultants and other specialists were portrayed in the same way as the practice’s founders, Norman and Wendy Foster (fig. 14).

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Figure 14. Inside cover of the Architecture + Urbanism (a+u) magazine, 1975.

© Norman Foster Foundation Archive.

45 The most remarkable aspect of the magazine is the narrative in which information is arranged, exposing the practice in an extremely accurate self-assessment of their own principles. Striking for its clarity, an X-ray of Foster Associates’ design process was extensively communicated using a powerful visual language throughout over 30 double pages. The framework of the main article was arranged by sequenced categories named as follows: teamwork, projects, programming, communication, research, design development, subsystems, systems integration, flexibility, on the drawing board and acknowledgements.

46 This 360-degree overview could still be accurate today. Foster Associates’ working methodology had gradually evolved to operate with a similar workflow to a factory or industrial sequence, in which tasks are phased or consecutive. In fact, “teamwork” is the first category in the report, illustrated by five individuals pedalling in tandem as an emblem of collective endeavour.

47 The magazine includes a six-page interview with Norman Foster, where he is asked: is the office layout a diagram of the way you work? This question is set in the context of a double page dedicated to possible layout variations at Fitzroy. It is noticeable how changing workspace patterns becomes a highlight, indicating the extent to which working spaces and methodologies had become central to the practice. Foster’s answer is premonitory: At the moment, the layout is running behind our own working methods. (…) My main criticism of the office is that the environmental systems can’t adapt themselves to changing patterns of projects, and the dynamic of the way people work together.

48 Foster Associates’ expansion during the 1970s tested Fitzroy’s resilience and adaptability. In the search for flexibility, the environmental systems (AO-2 workstations)

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had to be reconfigured due to the increasing number and scale of projects. Rearrangement proposals varied from reducing individual space between Action Office II components to combining workstations with table rows to accommodate extra staff34. In both options published in a+u, an increasing amount of space was set aside for large scale models, mock-ups and presentation devices, confirming the prevalence of these show-room parameters.

49 The relentless development of models as a working tool resulted in an increasing number, scale and size of mock-ups. This caused both a lack of display space and storage area within Fitzroy’s showroom. In 1978, a new layout proposal was drafted for extending the studio to include adjacent premises, although without success (fig. 15). In this scheme, the former garage space is transformed into an enlarged modelling workshop. Additionally, to offset the removal of most AO-2 partitions, Fitzroy’s enclosing walls were intended to become a giant pin-board for large scale presentations – another working tool that expanded throughout the decade. The a+u’s sequence had already referred to this tool as a sole category, ‘communication’.

Figure 15. Plan with proposal for expansion of Fitzroy Street Office, 1978.

© Norman Foster Foundation Archive.

50 Two major milestones for Foster Associates overlapped at the end of the decade, in 1979. Firstly, they won the international competition to build the new HSBC headquarters in Hong Kong, paving the way to their appearance on the international scene. Secondly, the first Foster Associates solo exhibition at the RIBA Heinz Galleries took place, presenting the practice’s evolution to London’s vibrant architectural scene. Discretely placed on a corner of the last page of the exhibition catalogue, a drawing of a football team referring to Foster Associates stands out (fig. 16). The uniform implies no differentiation between the diverse professionals composing the team, with the same non-hierarchy exposed at a+u magazine years before. The drawing shows a strong commitment to the concept of team, as if Foster Associates was playing the game of

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architecture. This cohesiveness had already been predicted by Banham in September 1972, when he described his first impression of Fitzroy’s working atmosphere, “It’s a success scene: it’s an architectural office doing its thing for fun and profit35.”

Figure 16. Extract from Foster Associates RIBA Heinz Gallery Booklet, 1979.

© Norman Foster Foundation Archive.

51 The increasing workload in the early eighties made it essential to move to a larger premises. In 1981, Foster Associates relocated to a two-story office at Great Portland Street36, adapting the ground-floor to be used as the studio and the basement for the model shop. Just like the move from Bedford to Fitzroy exactly ten years earlier, the leap from Fitzroy to Great Portland involved updating working patterns, teams and tools37. Some of the practice’s most relevant figures had left to pursue solo careers. Paraphrasing Tony Hunt when asked how he influenced the genesis of Foster Associates, “it is always best to be at the beginning38”.

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Figure 17. Foster Associates team at Fitzroy Street, 1981.

© Norman Foster Foundation Archive.

52 In a 1981 photograph, the Foster Associates team can be seen in front of Fitzroy’s glass curtain, before the move to Great Portland Street (fig. 17). The team’ s layout, placed in F0 F0 front of their showcase office 2D outside the vitrine 2D summarises Foster Associates’ evolution from Team 4 rock-band to the creation of the large sports team that had enriched the architectural debate during the 1970s. The requirement to monitor the HSBC onsite meant that Foster Associates had to transfer to Great Portland Street and to Hong Kong at the same time. The resulting split into two teams can be understood as an in-depth examination of the practice’s working methodology, connections and interactions that had been built, refined and customised throughout a decade at Fitzroy Street39.

Conclusions

53 Foster Associates period at Fitzroy Street serves as a prominent example of how a working methodology can be grounded on experimentation and innovation to achieve its own identity. The office’s spatial elements were able to facilitate interactions, highlighting individual contributions and building a collective visual catalogue, showing an early understanding of the power of agency, communication and media – superheroes, football teams and tandem riders. This research shares similarities with architectural historian and theorist Beatriz Colomina’s insights about workspaces. Her seminal book, Privacy and Publicity, depicts the spaces from which Adolf Loos and Le Corbusier operated, considering the agency as a means of communication in itself40. Most recently, anthropologist and Bruno Latour’s disciple, Albena Yaneva, has pointed out the importance of the maker’s design experience and workspace influence at Made by the Office for Metropolitan Architecture: An Ethnography of Design. These views consider the

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backstage of an architectural office as the focal point in understanding the way architecture is thought, processed and produced.

54 In a time when the agency of architectural studios is being questioned due to the pandemic and the increasing drift towards remote work, it is important to value how the working environment enhances collaboration and intragroup dynamics, especially in fields which benefit from collective creativity. To this end, instead of focusing exclusively on design parameters and architectural outcomes, more than ever we should also focus on the process, tools and interactions. The combination of these could be achieved by complementing two equally key questions posed to Foster in the 1970s: Buckminster Fuller’s “How much does your building weigh?” with an anonymous “Is the layout of the office a diagram of the way you work?”

BIBLIOGRAPHY

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Albena Yaneva, Made by the Office for Metropolitan Architecture: An Ethnography of Design, Rotterdam, nai010 Publishers, 2009.

NOTES

1. Team 4 Architects (1963-1967) was founded by sisters Georgie and Wendy Cheesman, along with Norman Foster and Richard Rogers, who were classmates at Yale University from 1961-1962. Although Su Rogers, Richard’s wife, was also at Yale and was involved in Team 4 from the beginning, her role is often confused with that of Georgie Cheesman, as Su is mistakenly attributed as co-founder. 2. See the “Working Methods” chapter in Deyan Sudjic’s New Directions in British Architecture: Norman Foster, Richard Rogers, James Stirling, London, Thames and Hudson, 1986, pp. 73-87. 3. In recent decades, several disciplines have focused their attention on the spatial dimension in which the activities being studied take place, in what has been called the spatial turn. The history of science has been interested in exploring the laboratory’s or museum’s role in the development of science. Art historians have turned their attention to the artist’s atelier as a place of exchange between various agents in the creative process. We can cite, for example, The Architecture of Science (1999) by Peter Galison, where the work of Hannes Meyer in updating Bauhaus workspaces to new methodology and tools is described. Office spaces have also attracted researchers in the industry. This is the case of The Office: A Facility Based on change (1968), by Robert Prospt at Herman Miller. A notable contribution in this regard was Paola Antoineli’s Workspheres (2001) exhibition at MoMA. In this context, the “architectural office” also deserved special attention, underlining the importance of the workplace’s study for the history of architecture. This article is inserted in this specific field, following precedents such as Albena Yaneva’s Made by the Office for Metropolitan Architecture: An Ethnography of Design (2009). 4. This article is linked to the author’s PhD research at the Doctoral Program of Transversal Studies in Architecture and Urbanism at the Universidad Politécnica de Madrid (UPM), under the mentorship of Prof. Dr. Javier Girón Sierra. 5. The headquarters of the Norman Foster Foundation (NFF) are based in Madrid since 2015, were the author assumed a variety of roles, firstly as Archive & Projects Coordinator (2015-2017) and secondly as Head of Education and Research Units (2017-2019). 6. The establishment of Norman Foster’s archive at the NFF under Margarita Suárez Menéndez archival project can be framed similarly to other architects who had their funds systematised. Outstanding examples can be found with Frank Lloyd Wright’s collections at Avery Architectural and Fine Arts Library, and Fondation Le Corbusier’s holdings at Maison La Roche. According to the latest accounting in the NFF Annual Report 2019, the NFF Archive has over 190,000 archive items, including 31,340 plans and drawings. 7. The NFF Oral History Programme channeled individual contributions through a series of interviews with key figures related to the earlier period of Team 4 and Foster Associates. The first ten interviews took place in Madrid and in the UK, conducted by this article’s author between 2018 and 2019. 8. In 1971, the year in which Fitzroy Street premises’ renovation were planned, Foster Associates had already undertaken the following projects related to workspaces: Reliance Controls factory (1965-1966), Fred Olsen’s amenity centre (1968-1970), Computer Technology factory (1970-1971), IBM’s Cosham office (1970-1971) and the Willis Faber and Dumas offices (1971-1975).

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9. Following the drawing style that Paul Rudolph enhanced at Yale, cutaways with one-point perspective were extensively used. These got widely published and were associated to a Foster style of drawings. 10. The latest examples are Apple’s headquarters in Cupertino (2009-2018) and Bloomberg’s headquarters in London (2010-2017). Both were developed including the client as an element of design. 11. Additional information about this anecdote can be found in John Walker’s “In the Early Years” text at Norman Foster Works 1, p. 94. See bibliography. 12. In photographer John Young’s words, “in this photograph [in the Architectural Design April 1965], the team looked more like a rock-band than a bunch of architects”. Extracted from ‘Inside the Archive: John Young interview recording by the NFF. https:// www.normanfosterfoundation.org/es/archive/john-young/ (accessed 22/09/2020) 13. With Newby, Hunt was exposed to the philosophy of ’multidisciplinary’ work and collaboration between practitioners and clients. By learning this methodology, Hunt became a reference engineer for many prominent architects, collaborating not only with the Fosters and Rogers, but also with Nicholas Grimshaw and Michael and Patti Hopkins. For more information, Angus Macdonald’s The Engineer’s Contribution to Contemporary Architecture: Anthony Hunt, 2000. 14. This fact leads us to believe that AHA’s business structure may have been the inspiration for Norman and Wendy Foster to establish themselves as Foster Associates in 1967. Since then, Foster Associates relied on Hunt’s consulting services for most of their projects until the late 1970s. 15. Designer furniture came from Zeev Aram, who was an influential figure in London’s product design scene. He introduced Eileen Gray’s product design to the British public, as well as many of Herman Miller’s prototypes which were seen in different Foster Associates offices. For more details about this meeting, see Deyan Sudjic, Norman Foster: A life in Architecture, 2010, p. 96. 16. Probably commemorating Norman Foster, Su and Richard Rogers’s American grand tour along the U.S. East Coast during the 1961-1962 school year while at Yale University. 17. Deyan Sudjic, Norman Foster: A life in Architecture, 2010, p. 150. 18. All initiatives conceived jointly with Fuller will come to have a deep influence on Foster Associates, who will absorb and integrate many of Fuller’s visionary ideas in future projects. 19. Reliance Controls became the first symbol of Foster Associates trademark. Norman Foster’s façade photograph contributed to its success, being widely published in many international magazines, such as The Architects’ Journal (July 19, 1967), Architectural Review (June 1967) and Domus (February 1967), etc. 20. Birkin Haward, architect, painter and one of the early associates, worked at Foster Associates between 1969 and 1983. He was one of the most outstanding individuals due to his excellent graphic skills. In Ian Lambot’s Norman Foster: Building and Projects Vol. 1 1964-1973, Tony Hunt considers his role at Foster Associates equivalent to that of Richard Rogers in Team 4 (p. 146). 21. Text extracted from the project description at Foster Associates. Introduction by Reyner Banham, London, RIBA Publications, 1979, p. 37. 22. Based at Fitzroy Street (1971-1981), the practice completed the Willis Faber and Dumas building and developed projects such as Sainsbury Centre for Visual Arts, competition entry for the BBC headquarters expansion, HSBC tower and Renault Distribution Centre. In Norman Foster Drawings 1958-2008, 2010, p. 71, Prof. Luis Fernández Galiano resumes Foster Associates 1970’s decade as “the cult of precision in technical monuments”. 23. Deyan Sudjic, Norman Foster: A life in Architecture, 2010, p. 180. 24. Many of these innovations had been shaped by services engineer Loren Butt, who joined the practice in 1968. He became essential in the integration of building services with architecture. For additional information, see the “Inside the Archive: Loren Butt” interview (https:// www.normanfosterfoundation.org/archive/loren-butt/, accessed 22/09/2020).

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25. Reyner Banham became a close figure to Foster during the 1970s, being invited to write a critical introduction in Foster Associates’ 1979 RIBA exhibition catalogue. 26. Graham Phillips, a prospective Associate, described the experience of entering Fitzroy when attending a job interview. Malcolm Quantrill, The Norman Foster Studio: Consistency through diversity, 1999, p. 6. 27. Robert Propst didn’t foresee how the Action Office system was the forerunner of the so-called “cubicle”, which maximized the use of office space with 90 degree partitions to create isolated workspaces. 28. It is not surprising that an anonymous graffiti, “this is going to cost a mint”, appeared on the information drawing about the setting up of new tools when moving to Fitzroy. 29. Robert Propst, The Office: A Facility Based on Change, 1968, p. 27. 30. Helmut Jacoby (1926-2005) worked for Foster Associates as an external draughtsman for two decades, between 1971 and 1991. The outsourcing of image production represents a change in the studio’s productive structure in pursuit of bigger commissions. 31. The exhibition The Work of Foster Associates took place in 1979 at the RIBA Heinz Gallery. The catalogue that accompanied the exhibition can be considered the first major editorial project at Foster Associates. 32. In the 2011 Lecture Series: Leading figures in Twenty-First Century Architecture, Norman Foster (accessed on 05/05/2020) at Fundación Juan March in Madrid, Prof. Dr. Luis Fernández-Galiano linked this development to the impact produced by the Centre Pompidou building by Richard Rogers and Renzo Piano (1970-1977). 33. Alastair Best, Designer, London, June 1983. 34. Resettings were already envisaged in the Action Office 2 catalogue. On its last page, there is a Q+A section, including: ‘What if the office layout as planned doesn’t fully meet the desired solution? The answer is we call AO 2 a forgiving system. That means if it doesn’t’ fully meet your needs, it can be easily changed without undue expense.’ 35. Reyner Banham, “LL/LF/LE v Foster”, New Society, 9 November 1972. 36. This will be the last space they will adapt to house the studio, as in the next expansion the current headquarters was planned in Riverside, London, where they relocated in 1990. We observe a natural evolution at the premises: first they occupy, then they refurbish, and lastly, they build their headquarters as a custom-made suite. 37. As the AO-2 units were left behind, the opportunity to design a customized workstation prototype arose, based on furniture prototypes designed at the Renault Distribution Centre. This was the seed of what later evolved with Tecno to create the Nomos table and drawing boards. 38. Nigel Dale, Connexions. The Unseen Hand of Tony Hunt, Whittles Publishing, Dunbeath, 2012, p. 34. 39. Many distinctive elements and design parameters developed during Foster Associates early period remain with Foster + Partners to this day. Interestingly enough, the practice’s actual configuration of six independent studios within the practice seems to emulate Fitzroy’s management scale, as in six Fitzroy’s working jointly under the same roof. 40. Beatriz Colomina, Privacy and Publicity. Modern Architecture as Mass Media, Cambridge, MIT Press, 1994, p. 29.

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ABSTRACTS

The Foster Associates team has been depicted, among many other identities, as superheroes, a rock-band, tandem riders and a football team. Founded by Norman and Wendy Foster, their collective working methodology has become one of the practice’s primary trademarks. This article explores how the studio’s spatial configuration, in its many iterations from the beginning of the 1960s to the early 1980s, has enhanced innovation, team interactions and individual contributions. The practice’s distinctive design philosophy has been mirrored in the many workspaces that have housed the practice, from its domestic setting in London’s Hampstead Hill Gardens, to its current main office space in Battersea. In this progression, the Fitzroy Street studio, where Foster Associates operated for almost a decade (1972-1981), is the best example of how a series of design concepts influenced teamwork and produced the successful merging of a ’showroom office’ and a ’mock-up office’. The office at Fitzroy Street was conceived as a lab that rethinks the built environment, blending individual contributions to support a collaborative working methodology that enhanced collective multidisciplinary dynamics.

L’équipe de Foster Associates a été dépeinte, entre autres, à une bande de superhéros, des cyclistes pédalant en tandem, un groupe de rock ou une équipe de football. Mené par Norman et Wendy Foster, le studio se distingue et se caractérise par sa méthodologie de travail collective. Cet article se propose d’étudier comment la configuration de l’espace de travail a facilité les interactions au sein de l’équipe et y a favorisé les contributions individuelles. De l’environnement domestique de l’appartement de Hampstead Hill Gardens au studio actuel à Battersea, les lieux de travail que Foster Associates a occupés au fil de son développement sont devenus un reflet de sa philosophie du design caractéristique. Au cours de cette évolution, le local de Fitzroy Street, où l’entreprise était installée de 1972 à 1981, s’impose comme le meilleur exemple de l’influence d’un ensemble de modèles de design sur le travail collectif, grâce à la mise en application réussie de concepts comme « le bureau showroom » ou « le bureau maquette ». Le studio de Fitzroy Street sera un endroit conçu pour l’interaction, où l’association des différents paramètres qui entreront en jeu se traduira directement dans la manière de travailler et de concevoir l’architecture.

INDEX

Mots-clés: Environnement de travail, méthodologie de travail, Foster Associates, Norman Foster Keywords: Workspace, Working methodology, Foster Associates, Norman Foster

AUTHOR

GABRIEL HERNÁNDEZ Gabriel Hernández is an architect and researcher living and working in Madrid. His work embraces interdisciplinarity, exploring and enhancing the links between architecture, art, books and design. He complemented his Master’s Degree in Architecture at UPM/ ETSA Madrid with international stays at ENSA Paris La Villette, CUJAE Havana and CEPT Ahmedabad. He was appointed Art Projects Coordinator at Ivorypress (2013-2015), later Archive & Projects Coordinator (2015-2017) at the Norman Foster Foundation and, more recently, as Head of

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Education and Research (2017-2019). Since 2020, he is an Associate Professor at ETSA Madrid and a PhD candidate at UPM’s Transversal Architecture Doctorate Program. Gabriel Hernández est architecte et chercheur, il vit et travaille à Madrid. Son travail est régi par l’interdisciplinarité, déterminé à explorer et renforcer les liens entre l’architecture, l’art, la littérature et le design. Dans le cadre de ses masters en architecture suivis à l’école technique supérieure d’architecture (ETSA Madrid) au sein de l’université polytechnique de Madrid (UPM), il a effectué des échanges universitaires à l’ENSA Paris-La Villette, à l’université technologique de La Havane (CUJAE) et au CEPT d’Ahmedabad. Il a été nommé gestionnaire de projets artistiques chez Ivorypress (2013-2015), avant de travailler en tant gestionnaire de projet et des archives à la fondation Norman Foster puis, plus récemment, comme chargé d’enseignement et de recherche (2017-2019). Depuis 2020, Gabriel est professeur associé à l’ETSA Madrid et candidat au doctorat en architecture transversale de l’École Polytechnique de Madrid. [email protected]

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Les architectes en coworking. Ou le renouvellement d’une figure de l’architecte The Coworking space of architects, or the renewal of the architect’s status

Stéphanie Dadour et Lucie Perrier

1 En 2018, l’observatoire démographique et économique de la profession d’architecte publié par le conseil national de l’Ordre souligne le potentiel de développement du coworking chez les architectes : Deux des modes de collaboration les plus utilisés par l’ensemble des répondants sont plus répandus chez les jeunes architectes. Il s’agit du coworking, utilisé par 30 % des répondants âgés de 18 à 44 ans contre 18 % de ceux âgés de 45 à 64 ans, et des réseaux sociaux, utilisés par 20 % des 18-44 ans contre 15 % des 45-64 ans. Ce sont là en effet des outils déjà répandus chez les jeunes générations en dehors de la profession d’architecte. Sachant qu’un effectif important d’architectes devrait partir à la retraite dans les prochaines années […], on peut s’attendre à ce que ces proportions augmentent1.

2 La collaboration apparaît comme l’une des formes d’exercice transformant la pratique de l’architecture, permettant de faire l’hypothèse que le partage de l’espace et le choix du lieu y participent.

3 Dans cet article, le mot coworking est polysémique : il fait référence à une méthode d’organisation du travail (une méthode) ; il désigne un espace de travail partagé, souvent doté d’équipements mutualisés (un lieu et ses équipements) ; il est constitué de travailleurs qui ne font pas partie de la même entreprise (un réseau) ; il est caractérisé par sa volonté de générer des échanges, d’inciter à l’ouverture et à l’innovation (des pratiques). Le coworking est un dispositif, un mode d’organisation (défini par les trois premières dimensions – méthode, lieu et réseau) ayant un impact sur les pratiques des personnes qui y travaillent. Nous faisons référence à l’une ou l’autre de ses dimensions, selon la préposition utilisée : « en » coworking renvoie au dispositif par exemple, alors qu’« au » coworking signale le lieu.

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4 Le coworking n’est pas spécifique à l’architecture : les métiers liés au numérique et aux industries créatives, qui y recourent plus volontiers2, fonctionnent également sur le mode « projet3 », impliquant plusieurs personnes issues de différentes structures et métiers, dans un objectif partagé. Afin de se différencier d’une société civile de moyens (SCM) ou d’autres regroupements de structures n’ayant pour but que le partage d’espace et de fourniture de moyens, plusieurs coworking tentent de mettre en place un projet commun aux différents membres. Celui-ci est porté par un chef de projet, souvent nommé animateur ou gestionnaire, ayant pour tâche de gérer la transversalité des savoirs et de suivre au mieux les délais de son avancée. L’animateur est la personne qui anime le coworking, favorise les échanges, établit des relations entre les différentes personnes et entreprises membres, notamment par l’organisation de projets ou d’évènements. Le gestionnaire est la personne qui porte la gestion administrative et s’assure du bon fonctionnement des équipements ou outils. Dans certains lieux, la même personne est à la fois chef de projet, animateur et gestionnaire. En 2016, le nombre des espaces de coworking en France est passé de 250 à 360 en l’espace d’un an4.

5 Notre travail explore les raisons qui encouragent certains architectes à s’installer ou à passer par les espaces de coworking : dans quelle mesure le coworking participe-t-il à la pratique de l’architecte, voire même à la traduction de certaines mutations des modes d’exercice ? Quels architectes s’y installent : existe-t-il une figure caractérisant l’architecte en situation de coworking ? Est-ce un modèle (économique, social ou autre) attrayant pour les architectes ou une opportunité de travail ? Cet article ne cherche pas à retracer l’histoire ou la gestion managériale des agences en coworking, mais à saisir ce que les architectes tirent de ces lieux, notamment à un moment où la profession rencontre des modifications législatives et connaît des représentations dévalorisantes5 : réduction de la mission des architectes au profit des entreprises de construction, exemption des concours par les bailleurs sociaux, amenuisement du rôle des architectes dans le marché public.

6 Les mots coworking et architecte sont centraux dans cette recherche. Notre terrain d’étude s’est constitué6 à partir de recherches de ces mots-clefs via les moteurs de recherche sur Internet, cherchant la présence d’architectes dans des lieux de coworking en France et, d’autre part, de manière informelle, en contactant directement des coworking faisant la promotion de la présence d’architectes en leur sein (revue professionnelle, bouche-à-oreille…). Un premier inventaire d’une centaine de structures a été dressé et a permis d’obtenir une soixantaine de réponses, dont neuf étaient positives. Un premier entretien téléphonique a permis de s’assurer de certains impératifs : plus d’un an d’installation dans le lieu, le fondateur de l’agence se présentant comme architecte, au minimum trois projets développés (sans être nécessairement réalisés). Dans un deuxième temps, une analyse des sites web du coworking et de l’agence de l’architecte, notamment des discours et services offerts, a été menée. Puis, s’est déroulé le travail d’observation sur le lieu de travail d’une durée moyenne de 5 heures, ainsi que les entretiens semi-directifs. Ces derniers sont accompagnés de relevés habités ou de photographies.

7 Nous avons ainsi mené un travail de terrain avec sept architectes dont cinq situés à Paris, une à Annemasse, et une autre à Saint-Étienne. Ces architectes avaient moins de 40 ans et exerçaient au sein d’une petite structure de maximum trois personnes. Les statuts juridiques de leurs sociétés ne sont pas les mêmes : société à responsabilité limitée (SARL), société par actions simplifiée unipersonnelle (SASU), entreprise

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individuelle, autoentrepreneur ou association. À la question de savoir où ils travaillent, ces architectes affirment exercer dans des espaces de coworking.

8 Ces espaces affichent sur leur site web des appellations distinctes : pépinière d’entreprises, lieu convivial, tiers lieu, incubateur, fablab ou coworking. Théoriquement, les différences résident dans ce qui est mis à la disposition des locataires, mais en pratique, les limites sont plus poreuses et leurs manières de fonctionner plus ou moins similaires. Une pépinière offre local et moyens techniques aux activités du secteur tertiaire. Un incubateur est une structure d’accompagnement de projets de création d’entreprise, apportant un appui en termes d’hébergement, de conseil et de financement aux très jeunes entreprises. Un fablab est un lieu ouvert au public, mettant à disposition des outils et machines pour la conception et la réalisation de prototypes et d’objets.

9 Le tableau ci-dessous présente les caractéristiques des sept cas d’études de l’enquête.

INFOS AGENCE INFOS COWORKING

LIEU NBRE COWORKING OCCUPÉ AGENCE DE STATUT JURIDIQUE VILLE TYPOLOGIE présenté comme PAR PERS. L’AGENCE

Espace dans la Pépinière Coworking A 2 SARL Annemasse pépinière / d’entreprises accompagnateur bureau fermé

Espace Autoentrepreneurs / Lieu convivial Coworking fermé, B 3 + Paris 14 Association de fait multiprogrammatique puriste bureau fixe

Bureau Coworking C 1 Autoentrepreneur Fablab Paris 19 nomade puriste ouvert

Entreprise Coworking Bureau D 1 + Coworking Paris 10 individuelle accompagnateur fixe ouvert

Saint- Coworking Bureau E 1 SASU Tiers lieu, incubateur Étienne puriste fermé fixe

Pépinière des métiers Coworking Bureau F 5 Association de la création de la Paris 20 associatif fixe ouvert ville

Coworking Bureau G 4 SARL Coworking Paris 9 puriste fixe ouvert

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10 Dans ces cas d’étude, tous les membres ont gratuitement accès à une photocopieuse, une machine à café, du mobilier (quelques fois de récupération), un espace de réunion indépendant des postes. Le cas C est particulier étant donné sa spécificité de fablab, alors que le F tente de se doter au fil du temps de petits équipements comme du matériel de sérigraphie.

Figure 1. Configuration spatiale des agences dans le coworking.

De haut en bas, espace nomade (agence C), bureau fixe fermé (agence B), bureau fixe open space (agence F). Crédits : Lucie Perrier.

11 Dans ces lieux, les architectes côtoient d’autres métiers et sont fortement encouragés à créer des liens. Les configurations des lieux varient entre bureau fixe, nomade, fermé ou en open space (fig. 1) mais dans tous les cas, les usagers signent un contrat pour une occupation annuelle et souscrivent à un abonnement mensuel calculé selon le nombre de postes (souvent appelé « contribution ») – hormis le cas A où le calcul s’effectue selon le nombre de mètres carrés (un poste équivaut à 4, 6 mètres carrés selon les lieux). Selon les localisations, le matériel commun mis à disposition et la superficie, aucune structure ne débourse plus de 200 euros par mois par poste, à l’exception du cas D, dont le poste est plus généreux en termes d’espace, équivalent à plus ou moins le double des autres. Dans trois cas (F, C et G), les architectes interrogés jouent aussi un rôle dans la gestion du lieu de coworking.

12 De multiples disciplines7 se sont intéressées au coworking, comme le management, la géographie, l’économie, la sociologie des réseaux et des métiers. Alors que les sciences de la gestion et du management se penchent sur les modes de gouvernance et l’innovation potentielle, les géographes mobilisent ces lieux pour comprendre les impacts à l’échelle territoriale et du point de vue de l’économie locale. Salué pour ses

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ambitions de solidarité, d’économie collaborative ou pour le rapport qualité prix abordable pour les travailleurs indépendants8, le coworking est paradoxalement critiqué pour renforcer des pratiques d’exploitation du travail9. Ces lieux ouverts facilitent les rencontres imprévues et par conséquent sont sources de créativité et d’opportunités10, dirigées vers le monde extérieur et participant au développement et à l’animation des territoires11. Les postures d’ouverture, de partage à la fois vers la communauté et l’extérieur mises en avant par les uns sont décriées par les autres, parce qu’elles tendraient « à masquer le changement dans les relations capital/travail dans le régime néolibéral12 ». La dimension collaborative demeure toutefois au centre des préoccupations : économie collaborative, du partage, innovation sociale… toutes à l’affût de meilleures conditions de travail et de vie13. Si cette dimension est évoquée dans nombre de recherches portant sur l’exercice et les pratiques des architectes, nous n’avons trouvé aucun texte scientifique en langues française ou anglaise portant sur la pratique des architectes en situation de coworking.

13 Dans cet article, nous nous intéressons donc particulièrement à l’apport du coworking à la pratique des architectes. L’espace de coworking, ce microcluster14, offre-t-il des opportunités aux architectes ? Nous étudierons les relations mises en place à travers le networking15, et particulièrement le réseau des liens sociaux, soit le network sociality, notion d’Andreas Wittel16, qui serait le propre de la ville générique au sens donné par Rem Koolhaas17. Si les liens communautaires, à savoir, entre autres, la stabilité, la cohérence, l’identification, l’histoire commune, se mesurent sur la durée, le récit collectif, ce réseau de liens sociaux, se définit plutôt par son caractère éphémère – bien qu’intense –, son caractère individuel, informatif plutôt que narratif, et sa dualité entre travail et jeu (work and game). Ainsi, les rapports à la socialisation, sa signification, sa durée et sa nature seront discutés.

14 Les apports de la littérature sur le travail dans les espaces de coworking nous amènent ainsi à élaborer deux hypothèses, aux fondements du plan de cet article : les espaces de coworking se présentent d’une part comme une pratique sociale servant avant tout à créer des liens sociaux ou d’appartenance à une communauté partageant certaines valeurs ; et d’autre part, comme un dispositif permettant de se positionner dans un milieu où de nombreux changements internes18 sont en cours, notamment la tendance à la perte de vitesse de l’exercice libéral au profit de celui d’associé.

Coworking : des valeurs partagées

15 Chez les architectes interrogés, le coworking répond avant tout à des impératifs économiques, leur permettant de sortir de l’isolement du travail à domicile19. Sachant qu’en 2011, 59 % des agences travaillent sans salariés20, plutôt que de subir la solitude et l’encombrement de l’espace de vie privée, l’installation dans un coworking est une solution à un prix relativement abordable permettant de travailler hors de chez soi. Dans la littérature, le coworking est conçu comme un mouvement caractérisé par des valeurs communes : la collaboration, la solidarité, l’ouverture, la communauté et la durabilité. Ces raisons et ces valeurs, récurrentes dans les discours, s’entremêlent sans signifier toutefois la même chose.

16 Ces valeurs se justifient au regard du rapport à l’autre. Selon les situations rencontrées, elles sont nuancées par des relations allant d’un rapport de voisinage à la création d’une communauté. En effet, elles peuvent être de l’ordre d’une rencontre dans les

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couloirs pour échanger sur les projets des uns et des autres, sans toutefois y travailler ensemble, comme l’explique l’architecte A : […] discuter projet […]. Juste en se croisant dans les couloirs, on peut tout de suite penser à quelque chose. Et les autres personnes pas directement connectées à notre métier, au final, on parle quand même de l’entreprise, c’est aussi une équipe dans ce sens-là.

17 Ici, ce sont davantage des discussions portant sur l’entrepreneuriat, sur les stratégies des uns et des autres ou sur les contenus des projets. À certains moments, ces échanges glissent vers l’empathie ou la solidarité, comme l’explique E : J’ai eu un coup dur, moi, en mai parce que j’étais à plus de 60 heures par semaine, à bosser les nuits, etc. Et là j’ai eu un client procédurier et pervers narcissique qui m’est tombé dessus. Et ça m’a… Je me suis un peu écroulée d’un coup. J’ai eu un soutien incroyable ! Il y en a beaucoup d’ailleurs après, quelques mois après m’ont dit ‘c’est super parce qu’on a fait attention à nos conditions générales de vente, attention à nos contrats. Ton expérience ça a nourri tout le monde et tout’, mais par contre, j’ai pu pleurer avec du monde autour de moi. […] On venait taper à la porte pour savoir si ça allait… […] Il y a un vrai rapport entre l’amitié et la collaboration.

18 Or, par définition, la majorité des personnes travaillant dans des espaces de coworking débutent. Elles exercent depuis moins de cinq ans dans le cas des structures présentées ici. Dans cette perspective, le coworking apparaît non seulement comme une solution pour sortir de chez soi, mais aussi comme une manière de côtoyer des gens dans la même situation, ce qui rassure et réconforte. La cohésion sociale est ici fondée sur la différenciation et sur l’interdépendance des individus. Mais les petites histoires ne sont pas toujours joyeuses ; comme dans un autre lieu, où le vol d’un ordinateur par un coworker a rendu tout le monde méfiant et suspicieux. Si la littérature insiste sur la collaboration dans les espaces de coworking ou sur l’animation des lieux, peu de travaux reviennent sur les liens affectifs et émotionnels qui s’y développent.

19 Afin de renforcer les liens au-delà des conversations de couloirs, des projets communs transdisciplinaires sont fédérés par les coworkers ou leur animateur/gestionnaire « pour faire exister la transdisciplinarité ponctuellement et sous forme d’évènement » selon un architecte coworker (F). La transdisciplinarité, comprise comme ce qui établit des relations entre différents métiers, est souvent valorisée lorsqu’une personne est dévouée à ce rôle sur place ou lorsque le fondateur du lieu est lui-même présent et impliqué et que son travail exige un levier de croissance. Il profite dès lors de la présence de personnes exerçant différents métiers pour la promotion d’une plus-value relative à son approche.

20 L’une des agences parisienne (B) anime au sein du coworking, un atelier de fabrication de mobilier en carton pour venir en aide à une association. Dans d’autres lieux, comme à Annemasse, le coworking bénéficie du soutien des collectivités locales, impliquant des acteurs publics et privés. Ces projets sont de plus grande envergure et peuvent être réalisés : l’échelle du projet est architecturale, voire urbaine, implique de plus grands moyens. La difficulté réside alors dans la pérennisation d’un modèle « rentable » visant à impliquer des personnes dont les compétences sont différentes et complémentaires (fig. 2) et dans le fait de trouver des projets valorisant la transdisciplinarité. Dans les entretiens, les architectes semblent lucides sur le caractère sporadique de la transdisciplinarité et sur les écarts entre ambitions et réalités. Ce n’est pas tant cette difficulté qui transparaît « que les habitudes qu’ont les architectes à vouloir tout faire » dira l’un d’entre eux. Cependant, peu questionnent la nature même de ces

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collaborations. Parfois, elles s’apparentent plus à de la communication (présentations entre coworkers) ou de la coordination (un poste de travail se libère, un nouvel acteur prend sa place) qu’à une réelle collaboration autour d’un projet ou d’une problématique.

Figure 2. Plan du coworking de l’agence E.

Crédits : Lucie Perrier.

21 Dans les pépinières d’entreprises, l’émulation entre entrepreneurs et le développement d’un réseau dépendent d’une masse importante d’utilisateurs et favorisent « l’apparition de dynamiques sociales entre entrepreneurs qui ont pour effet de dynamiser leurs démarches, de développer la créativité et l’innovation, et au final d’améliorer la robustesse de leurs projets21 ». Une architecte rencontrée dans un coworking (A) encourageant le réseautage, notamment avec des entrepreneurs invités, explique que cette pratique est loin des habitudes des architectes. Mais avec le temps, ces mises en relation lui ont permis non seulement des échanges avec d’autres corps de métier mais aussi de répondre collectivement à des appels d’offres , de travailler ensemble.

22 Dans un autre lieu (G), l’un des fondateurs, urbaniste, s’est donné comme objectif de rassembler autour de lui des coworkers ayant la volonté et la possibilité de consacrer deux jours mensuels pro bono à des projets communs. Cette condition est sine qua non d’une place au sein du lieu. Contrairement à l’exemple précédent de fabrication de mobilier en carton, un projet commun est ici défini comme présentant des « enjeux importants », des retombées économiques notables et comme excitant (dans le sens d’un défi pour tous). L’architecte fondateur insiste sur l’avantage d’offrir un prix très accessible (soit 40 % moins cher que les prix du secteur) tout en étant dans « le chic » 9e arrondissement de Paris. À la différence d’autres lieux, il explique que le choix des

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coworkers ne s’effectue pas à partir de brèves présentations de leurs structures d’activité, mais selon trois critères : « présence de différents métiers, minimum de reconnaissance dans leur milieu (bonne réputation) et book intéressant. » Une première expérience, une réponse à un appel d’offres (Paris Affordable Housing Challenge), n’a pas permis de remporter le projet conçu entre les différentes sociétés du coworking. Néanmoins, tous les participants ont admis que la conjugaison des savoirs n’aurait jamais eu lieu s’ils n’étaient pas réunis au sein du même espace de travail : un architecte n’a pas l’habitude de travailler avec un conseiller en e-commerce ou un spécialiste de l’ingénierie foncière. Et pourtant, l’architecte de l’équipe explique que ceux-ci ont apporté au projet des dimensions qui renouvellent la transdisciplinarité, notamment une exigence méthodologique, la création de cartographies inexistantes, et qui orientent la manière de concevoir le projet. La particularité de ce projet tient à un double regard micro et macro. Chacune des planches du projet est constituée de deux parties : l’une revenant sur les scénarios de vie, le quotidien et les parcours résidentiels de deux personnes ; l’autre sur les impacts planétaires de leurs actions et pratiques. Un protocole « de travail directif mais ouvert » a organisé la répartition collective sous différents formats : trois hackatons22, des séances d’analyse en groupe, de discussion, de délibération et de production selon un calendrier défini par le fondateur du lieu. Mais au-delà de l’intérêt pour le faire ensemble, ce sont les effets qui importent pour cette équipe. Ici, ils n’ont pas été économiques mais le rayonnement du projet donne de la visibilité à chacune des entités et il est de leur devoir (entente initiale) de partager dans leurs réseaux respectifs ce projet comme une carte de visite : « On a eu la terre entière » dira l’un d’entre eux.

23 Dans plusieurs des entretiens, la collaboration par catégorie de métiers et de centre d’intérêt vise à terme la création d’une communauté23 et à faciliter les réponses à des appels d’offres. Dans l’un des lieux tenus par un architecte, il faut candidater pour être admis, décrire sa structure, ses membres (incluant cv, site web, portfolio, photos à l’appui) et ses ressources financières (chiffre d’affaires), motiver son envie de développer des projets collectifs au sein du lieu, le type et la durée d’occupation. Dans ce coworking associatif, cette volonté de travailler au sein d’une communauté s’inscrit dans le prolongement d’habitudes estudiantines, et n’y participe que les métiers de la création de la ville24 afin « d’aider les jeunes entrepreneurs à lancer leur activité en travaillant sur l’autonomie et l’autopromotion » explique l’architecte (F). La bonne ambiance et « la fête » participent des qualificatifs recherchés car il en « faut bien de temps en temps » (fig. 3).

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Figure 3. Cuisine du coworking de l’agence C, lieu des convivialités.

Crédits : Lucie Perrier.

24 La conciliation travail et ambiance apparaît effectivement dans tous les discours, comme chez un autre architecte qui travaille dans le 10e arrondissement de Paris (D) : « Avec X. on se régale, on se marre bien. […] Il y en a qui font une heure de trajet pour venir ici tous les jours. » Ainsi, travailler dans un coworking semble être une voie ludique ou conviviale en opposition à l’épuisement professionnel ou l’ennui que ces jeunes coworkers associent à la pression et à la conformité du travail de salariés25 en agence.

25 Toujours sur le ton de la « bonne ambiance », sont organisés « des apéros et des meet- up » qui servent, dans un autre lieu (C), plutôt à débattre ou faire connaître des initiatives dites responsables et proches de l’économie sociale et solidaire en Île-de- France : par exemple, une soirée autour de l’agriculture urbaine et de la permaculture à laquelle sont invités une association, un chercheur, un créateur et des agriculteurs. Néanmoins, le « réseau de potes » revenant souvent dans la discussion, il est difficile de savoir si les participants sont réellement issus de la mixité présente dans le quartier, comme l’explique l’architecte, ou si un entre-soi se construit petit à petit. Cette solidarité semble plus riche dans les OpenLab, c’est-à-dire lorsqu’ils ouvrent aux non professionnels leurs machines et s’adaptent aux projets personnels du voisinage.

26 Les architectes rencontrés sont en quête de travail collectif, dans lequel les objectifs sont communs et les rôles équitables. Si l’inter/transdisciplinarité apparaît en filigrane, elle est corrélée à des modèles économique et hiérarchique, centre des intérêts de tous. Tous évoquent l’importance d’une pratique de l’architecture plus « horizontale » et « égalitaire », le rejet d’une logique hiérarchique entre les acteurs d’un projet, à laquelle ils substituent l’addition équitable des savoirs et des compétences sans distinction : « Moi je cherche du collaboratif. Je veux des gens qui ont envie de

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travailler ensemble, d’avoir un statut équivalent. De partager complètement les honoraires, de pas faire de profit sur le dos de qui que ce soit. […] Je veux une vision horizontale » explique l’architecte de Saint-Étienne. Dans un des lieux par exemple, un poste de travail supplémentaire est disponible dans l’espace de l’agence d’architecture afin de permettre à une tierce personne de l’occuper, selon les projets (fig. 4).

Figure 4. Plan et espace de l’agence B.

Crédits : Lucie Perrier.

27 Si les architectes ont peu d’exemples à transmettre sur la concrétisation de cette recherche d’horizontalité, force est de constater qu’elle repose sur des représentations associées à ces lieux de travail et qu’elle est motrice dans leurs choix. L’ouverture d’esprit, l’envie de partager et d’essayer participent de cet élan égalitaire. La présence d’une multiplicité de structures et leur diversité donnent l’impression d’une absence de hiérarchie. Et pourtant à chaque entreprise, sa propre hiérarchie, et à chaque travail interdisciplinaire, un chef de projet. À l’échelle des grands coworkings, le contrôle passe par le gestionnaire du lieu, et dans les cas où les équipements sont nombreux et onéreux, par des machines (caméra de surveillance, etc.). Cette volonté d’aplanissement hiérarchique impliquerait non seulement une redéfinition des modes de conception et de production de l’architecture, mais aussi du modèle pour qu’il soit pérenne et fasse ses preuves à long terme. Ce faisant, il induirait aussi un basculement sur ce qui fait reconnaissance, réussite et rôle de l’architecte. Pour l’instant, la volonté de le mettre en place est réelle sans pour autant se concrétiser.

28 Certaines de ces valeurs attribuées au coworking avaient déjà été expérimentées dans le milieu français de l’architecture des années 1960. En 1959, lorsque Jacques Allégret formulait l’idée d’un atelier d’urbanisme et d’architecture, il avait l’intention « d’offrir un lieu qui permette à différents spécialistes de travailler côte à côte sur les mêmes

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dossiers, d’apprendre à se connaître et à se comprendre26 ». Cette structure coopérative, inédite à l’époque, devenue l’AUA, promouvait un travail pluridisciplinaire fédérant architectes, urbanistes, décorateurs, ingénieurs, sociologues et géographes sur les mêmes projets.

Coworking : un dispositif pour s’affirmer professionnellement

29 Pour les architectes interviewés, l’espace du coworking et le coworking matérialisent ces valeurs et s’inscrivent dans le prolongement des ambitions de l’AUA, sans pour autant revendiquer cette référence. Le coworking se présente comme un dispositif répondant à la recherche d’un statut propre à l’architecte. Prônant la recherche d’expériences, la redéfinition de l’exercice de l’architecte et du bien commun, il se positionne comme un modèle qui confère du sens au processus de travail et à la production : « autant des muses (nécessaires) que des contre-cultures (également nécessaires) pour la refonte des pratiques de travail27. »

30 Le statut de l’architecte semble effectivement dépendre de l’organisation du lieu, de sa dénomination et de son esthétique. Il oscille entre des univers dont les représentations sont à première vue antagonistes : une organisation institutionnalisée, prise en charge par une personne dédiée à ce rôle ou au contraire qui se bricole au fur et à mesure ; la référence à l’atelier pour sa dimension artisanale et temporelle, ou celle à un lieu axé sur les technologies, les compétences et les savoirs de la communauté.

Figure 5. Prêt d’outils au coworking de l’agence C.

Crédits : Lucie Perrier.

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31 Un point commun : l’investissement dans du matériel mutualisé (fig. 5), renvoie à une volonté de partage et de todocratie (néologisme entre to do et démocratie) incitant à une mise en commun des outils et à des collaborations : un « gros massicot manuel de bonne qualité » qui permet à un coworking de se lancer dans l’édition de petites impressions bien présentées, un traceur, une imprimante, une photocopieuse, des logiciels sophistiqués pour se concerter et échanger ; tout est fait pour rompre avec les logiques individualistes. Mais il s’agit aussi de s’équiper au mieux en investissant ensemble : soit une logique impulsée par une profession compétitive et qui subit fortement les tensions économiques. Les jeunes agences sont effectivement les plus touchées par ce sentiment de précarité28.

32 Ces valeurs peuvent rendre compte d’une mise en commun autour du lieu rassemblant les coworkers, comme en témoigne l’un des architectes lorsqu’il explique imposer une participation individuelle en termes de temps dans l’organisation et la vie du coworking et dans sa gestion collective. Mais plus intéressante encore est l’approche du coworking par les architectes du cas d’étude F : mettre à disposition les espaces urbains vacants pour des acteurs de la fabrication de la ville – plus communément appelé « urbanisme transitoire ». Effectivement, le bâtiment délaissé depuis des années a été repris en partie et transformé en coworking. L’objectif de l’architecte gestionnaire est de pérenniser les liens entre individus en s’appropriant le lieu et en le « créant ensemble ». Un tableau aimanté dans l’entrée donne à voir cette organisation au niveau de l’aménagement, des évènements à venir (Pecha Kucha29, conférences, atelier thématique), de la communication et des différentes tâches liées au ménage ou à la gestion des stocks (fig. 6). Cette organisation influe également sur le modèle économique, puisqu’il n’est plus nécessaire d’avoir un poste dédié à ces tâches. Dans un futur proche, l’objectif est que ce modèle encourage les uns et les autres à s’impliquer, voire à diminuer les coûts de location d’espace de chacun des coworkers.

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Figure 6. Tableau d’organisation et de gestion du lieu.

Crédits : Lucie Perrier.

33 Or, la mise en place et la « bonne tenue » de ces outils de répartition des tâches nécessite justement une prise en charge. En réalité, le fondateur du lieu, en plus d’être architecte, joue le rôle du manager, en charge de la gestion logistique et technique de l’espace et de l’animation de la communauté, gratuitement : « Et après c’est parce qu’il y a ce côté associatif et tout le passé que j’ai connu, tout le bonheur et les larmes que j’ai connus dans une asso qui font que je fais avec le cœur. Moi je le fais clairement avec le cœur, avec les tripes. » Ainsi, si cette organisation cherche à réduire les coûts d’entretien, le fondateur ne prend pas en compte la valorisation de son rôle bénévole afin calculer le gain ou la perte réellement encourus. Travailler gratuitement paraît normal : ce jeune architecte explique clairement recevoir une aide financière de ses parents plus de cinq ans après l’obtention de son diplôme. Dans un contexte de partitionnement des missions de base de l’architecte (loi Elan), ou encore lorsque la pratique est soumise aux « habitudes » du marché privé, nombre d’architectes s’accoutument du travail gratuit (concours ouvert non rémunéré, esquisses à répétition, permis de construire modificatif, etc.) pour décrocher des marchés. Cela témoigne aussi de leur difficulté à convaincre de la valeur de leur travail, de leur expertise, face à des bureaux d’études ou des consultants. Car au-delà d’assurer ponctuellement certaines tâches, c’est le suivi sur le long terme qui nécessite le plus d’investissement.

34 Pour un autre architecte (D), ce qui prime dans l’organisation et la gestion du lieu est le message esthétique30 qu’il renvoie : Je dis pas que c’est indispensable mais ça assoit quelque chose. Je ne dis pas ‘je suis sur ma table de cuisine’et ça fait plus pro quoi. Tout comme m’être montée en SAS plutôt qu’autoentrepreneur. Autoentrepreneur, on m’avait dit : fais attention, c’est

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pas très crédible. Ça fait un petit peu… ça fait petit joueur quoi, voilà. Je sais que je n’hésite pas à dire je suis au [nom du lieu], je sais que ça fait son petit effet !

35 Les typologies spatiales participent de l’identité du lieu et le statut de l’architecte en dépend. Dans les lieux affichant une esthétique du réemploi, de la récupération et de l’autoconstruction, les valeurs d’autonomie, du Do It Yourself, du travail collectif et artisanal sont soulignées. À un autre niveau, cette esthétique cherche à exprimer une identité, celle liée à une « conscience verte » ou à des pratiques alternatives, avec l’utilisation de meuble en bois de récupération, ou de palettes couvertes de coussins en guise d’assises, etc.

36 Certains lieux sont plus soignés que d’autres : l’univers du design graphique y participe alors, avec des logos, pictogrammes, couleurs vives, mobilier contemporain de design d’inspiration scandinave (fig. 7). L’image renvoyée est celle du dynamisme, du ludique où le travail se doit d’être le plus agréable possible, du moins « fun ». Les sphères du travail, de la sociabilité et des loisirs sont dès lors poreuses et participent à atténuer les effets de la précarité.

Figure 7. Mobilier du coworking E.

Crédits : Lucie Perrier.

37 Les architectes de ces lieux ont tous l’ambition d’ouvrir leur propre coworking, perpétuant ainsi la culture d’une profession libérale ainsi que la reconnaissance sociale qui lui est associée. L’un d’entre eux (D) explique : Mais le but là, actuellement, ce serait de retrouver des locaux, un lieu. De monter un lieu et d’avoir un lieu pérenne dans Paris pour vraiment être implanté dans le territoire, et pérenne avec quand même un peu de l’ambition qui serait par exemple d’acheter un lieu, une partie de bâtiment ou un bâtiment pour y loger toutes nos activités. Qu’on puisse l’autofinancer et…

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38 Pour un autre (F), cette gestion est une autre pratique de l’architecture : C’est que moi j’ai toute l’expérience de l’école déjà, je sais ce que c’est que d’étudier l’architecture, d’être architecte en fait, tout simplement. Avoir l’approche, la posture, pour moi c’est juste un autre médium. Ce qui change avec d’autres managers de projets qui ont fait une école de commerce, qui pourraient le faire aussi, mais ils n’auraient pas les mêmes objectifs. […] Un exemple tout bête, ce matin on était à la banque justement pour parler de ce fameux projet et pour moi par exemple la qualité d’un espace… il y a beaucoup d’espaces de travail que je trouve… bah, qui ne me plaisent pas du tout. J’ai pas envie d’être là.

39 Cette remise en question du rôle de l’architecte intervient aussi à un autre niveau. Pour trois architectes (C, E, F), le mot atelier est d’usage. Il fait référence à un lieu où se « fabriquent » les choses en plusieurs étapes et induit des missions supplémentaires à celles dévolues à l’architecte concepteur. Dans son travail en tant qu’architecte et gestionnaire du lieu, l’un d’entre eux réhabilite lui-même, physiquement, des espaces. Il a ainsi récupéré et rénové les meubles du coworking : « Y a 15 % de tout ce qui est là qui n’a coûté que le coût de transport et de main-d’œuvre. Qui était du coup gratos parce qu’on l’a fait… » (fig. 8).

Figure 8. Récupération et stockage de mobilier.

Crédits : Lucie Perrier.

40 Dans le même sens, et face à l’infiltration continue du numérique dans la conception de l’architecture, une architecte (E) revendique ce qui est fait à la main comme une habileté à penser différemment l’espace : D’être plus dans le fait de faire. Le [nom de l’agence qui fait référence au crayon] c’était pour ne pas oublier les racines. Je suis pas une accro à tout prix de l’informatique. [Nom de son prof] m’a appris pleins de choses de base, le travail des ombres, etc. à la main. […] j’aime beaucoup dessiner les plans… […] En phase d’esquisse, tout est fait à la main. Et ça me semble important parce qu’on communique autre chose qu’à l’informatique. […] Maquettes j’en fais peu. […]

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Atelier, je trouve qu’il y a plus l’idée qu’on conçoit, on fabrique, on expérimente, on tente, on est… voilà. Agence, c’est comme si on prenait du produit fini, et on le vend. Atelier on est plus dans la matière. C’est comme ça que je le conçois. Par contre, je dis jamais au client je vais à l’atelier parce que l’atelier c’est elle est où la scie ?

41 Tout au long de la discussion, l’architecte projette une vision idéale et nostalgique de l’atelier comme un lieu de bricolage, de façonnage, supposant un rapport humble à la matière, valorisant une vision instinctive de la pratique plutôt qu’une vision intellectuelle ou pragmatique de la conception. L’atelier est entendu à mi-chemin entre le lieu de travail des architectes et celui de la fabrication. Mais dans les faits, il s’agit d’une réflexion sur les outils de l’architecte : le travail de la main s’arrête pour cette architecte à l’esquisse, la maquette se réduit à une perte de temps. Les impératifs du métier soumettent l’architecte et son équipe à une pression liée au temps de production, toujours plus restreint et peu valorisé par les honoraires : dépossédée de ce qu’elle aime faire, le travail à la main lui apporte une certaine satisfaction revendiquée ainsi par la référence à l’atelier.

Figure 9. Plan du coworking de l’agence C.

Crédits : Lucie Perrier.

42 Quant à un autre architecte, l’idée de départ est de réunir « makers », architectes, designers, étudiants, qui cherchent un espace de travail et de « making » pour se « réapproprier les outils de fabrication, le partage des expertises, le construire ensemble, et la production en ville31 » (atelier bois, imprimante 3D, découpe vinyle/ laser, fraiseuse, etc.) (fig. 9). Ces idéaux rejoignent ceux des fablabs en général, qui ont pour objectif une démocratisation de l’innovation matérielle passant par l’appropriation physique du numérique32. Dans ce cas précisément, réinventer la

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solidarité dans les métiers de l’architecture passe par un engagement local et organique. Cette fabrique de quartier s’inscrit dans un genre d’expérimentation sociale : C’est un espace pour tous ceux qui veulent s’investir et contribuer à un projet de quartier au sens large. Ceux qui souhaitent réfléchir collectivement aux questions de la ville productrice et à la place de chacun en tant qu’acteur et constructeur de son environnement33.

43 Cette solidarité est dite organique dans le sens où elle se fonde davantage sur la différenciation sociale que sur l’égalité : « La solidarité, ce sont des liens sociaux qui existent malgré la différence, malgré l’inégalité, ce qui présuppose donc la différenciation sociale34. » Dans ce cas, cette différenciation se situe à plusieurs niveaux : les compétences, les statuts, les classes sociales (le lieu est situé dans un quartier du 19e arrondissement de Paris, certes en pleine gentrification mais aussi reconnu pour sa mixité sociale).

44 Les architectes en coworking souhaitent sortir de l’ombre. Plusieurs d’entre eux cumulent différentes tâches et s’impliquent au sein de l’espace de coworking (communication, gestion du lieu et des personnes). Dans plusieurs des cas, l’architecte ne semble plus être le chef d’orchestre de son équipe et de sa structure. Mais il ambitionne entre animation, médiation et gestion, de s’occuper du lieu entier. Fonder et gérer un coworking lui apparaît comme un projet, parfois d’architecture.

Coworker, coworking : opportunité ou modèle ?

45 Les expériences documentées révèlent que le coworking repose sur plusieurs ressources : matérielles, immatérielles, financières, humaines ou stratégiques. Pour les architectes interviewés, l’appartenance à un coworking se situe, parfois de manière ambivalente, entre opportunité et modèle revendiqué. Le coworking comme une opportunité est un lieu de soutien, palliant l’isolement, imaginé comme un choix stratégique pour renforcer la structure d’activité, multiplier les formes de collaboration et le réseautage afin de répondre à la complexité croissante de l’accès aux commandes35. La responsabilité de l’architecte indépendant se dissoudrait au sein d’une équipe dont il n’est qu’un maillon. Le réseau social est constitué de liens faibles, dissous, reconfigurables selon les situations et les besoins de chacun. La complexité de la gestion d’un lieu et la performance nécessaire pour assurer la survie de la structure de travail de l’architecte sont ainsi évacuées. Conscients des paradoxes entre leurs discours et les réalités, les architectes en coworking ici interrogés se contentent pourtant et pour l’instant d’expérimenter le coworking comme un lieu d’exercice : « en faisant lieu », ils tentent de donner un sens supplémentaire à leur pratique.

46 D’un autre côté, certains d’entre eux l’entrevoient comme un modèle revendiqué, une pratique de l’architecture. L’exemple du coworking monté comme une pratique d’urbanisme consistant en l’occupation passagère d’un lieu délaissé (dit « urbanisme transitoire ») témoigne de cette volonté de faire du coworking un projet d’architecture ou d’urbanisme. En cela, le coworking serait un modèle : une programmation mise en place par l’architecte, un lieu conçu et réalisé, un projet concrétisé. L’image de l’urbaniste chef d’orchestre36 reprise par les architectes correspond à son assimilation à une fonction d’encadrement ; son glissement s’opère ici du projet d’architecture à celui de coworking. Lorsque les architectes endossent volontairement ou tacitement le rôle d’animateur ou de gestionnaire, ils se projettent dans la représentation de l’architecte

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indépendant en libéral37, partagée et valorisée dans le milieu de l’architecture, même si elle n’est plus dominante. C’est-à-dire principalement une mission où il est le maître à bord, possédant des compétences multiples lui permettant de se saisir d’un projet de manière polyvalente.

47 En cela, les architectes esquissent l’émergence d’une nouvelle figure, celle de l’architecte coworker. Cette dernière tente, tant bien que mal, de faire coexister valeurs et pratiques à travers le lieu d’exercice. Dans un contexte professionnel et législatif de plus en plus difficile pour la pratique conventionnelle, comme le cristallise la loi Elan, l’architecte coworker se veut opérateur du lieu. Il reprend les valeurs et représentations intériorisées de son métier et les transfère au sein du projet de coworking : il déplore la fragmentation des savoirs puisqu’il se situe lui-même à l’interface de plusieurs rôles, tente d’unifier dans un même lieu-projet savoirs et savoir-faire, reprend la rhétorique « parlant de complexité, d’indépendance, d’autorité et de composition38 » afin de masquer la précarité de son statut, sinon de la profession. Dans un contexte où le nombre d’architectes exerçant en libéral continue de décliner, cette figure marquera peut-être un nouvel arbitrage, propre à ceux qu’on appelle la génération Z39: une génération résultant de l’avènement des technologies de l’information et de la communication, de la troisième révolution industrielle, favorisant le partage et le réseautage au sens large.

48 En effet, les types de solidarités dans le monde du travail mutent. De nos jours, si le syndicalisme, par exemple, intéresse peu les jeunes, d’autres valeurs de solidarité les préoccupent. À l’échelle européenne, elles sont partagées par ceux qu’on appelle les « participants confiants » : Il s’agit de jeunes areligieux, confiants dans les autres, impliqués dans des associations et politisés, tolérants et ouverts à l’égard des personnes différentes (immigrés, voisins possiblement perturbateurs), adhérant aux valeurs démocratiques. Ils sont aussi très en faveur de valeurs d’autonomie individuelle et opposés aux normes générales qui peuvent régler les comportements surtout dans le domaine privé, mais également dans le domaine public. Ce groupe représente 23 % de la population jeune européenne. Ce type est ultradominant dans les pays du nord de l’Europe […] surreprésenté dans des pays […] comme la France (51 %)40.

49 Les architectes interrogés sont attirés par ces valeurs et rejoignent ces participants confiants. Dans le prolongement des coopératives, puis des collectifs, ils partagent une « philosophie d’action41 » centrée sur le partage, le « co ».

50 L’architecte coworker est attiré par l’aspect collaboratif, il est dans l’attente d’une rencontre, notamment avec des personnes dont les compétences seraient complémentaires aux siennes. Mais rien n’assure cette rencontre, même à long terme. Il s’appuie sur un réseau constitué grâce à son lieu de pratique. Il y trouve un intérêt économique, pratique et de disponibilité immédiate ; puisque le lieu est déjà établi. Le coworking apparaît ainsi comme une ressource pour le développement d’une activité et le renouvellement des discours sur la pratique architecturale.

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NOTES

1. Ordre des architectes, Observatoire de la profession d’architecte, Archigraphie, 2018, p. 135. 2. Plusieurs recherches témoignent de la représentation massive de ces métiers. Voir Alexandre Blein, L’émergence du coworking dans l’offre d’immobilier d’entreprise en Île-de-France, thèse, université Paris-Est, 2017. Richard Florida, The rise of the creative class, Basic Books, New York, 2012. Janet Merkel, « Coworking in the city », Ephemera, n°15 (1), 2015, p. 121. Bruno Moriset, « Inventer les nouveaux lieux de la ville créative : les espaces de coworking », Territoire en mouvement Revue de géographie et aménagement, [en ligne] http://journals.openedition.org/tem/3868, consulté le 10 janvier 2020 ; Carine Camors, Odile Soulard, « Les industries créatives en Île-de-France », Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Île-de-France, 2010, [en ligne], http://www.iau-idf.fr/detail/ etude/les-industries-creatives-en-ile-de-france.html. La synthèse de deux rapports du RGCS (Research Group on Collaborative Spaces) de 2014 et 2016 en témoigne aussi. 3. Luc Boltanski, Ève Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme postface inédite, Gallimard, Paris, 2011 ; Laurie Cohen, Mary Mallon, « The Transition from Organisational Employment to Portfolio Working : Perceptions of « Boundarylessness » », Work, Employment & Society, n°13 (2), 1999, pp. 329-352 ; Allan Watson, « Sociological Perspectives on the Economic Geography of Projects: The Case of Project-Based Working in the Creative Industries », Geography Compass, n°6 (10), 2012, pp. 617-631.

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4. Claire Riondel, « Les espaces de coworking en pleine croissance », Bureaux à partager, 17/10/2016, [en ligne] https://www.bureauxapartager.com/blog/infographie-les-espaces- coworking-business-en-pleine-croissance/, consulté le 12 janvier 2020. 5. Christine Desmoulins, « Loi ELAN : les jeunes architectes se mobilisent », D’A. D’architectures, n°265, sept.2018, p. 30. 6. Dans le cadre d’un projet IRS, l’IDEX de l’université Grenoble Alpes soutient la recherche croisée de Sabine Carton (prof. sciences de gestion) et Stéphanie Dadour, intitulée « Les formes renouvelées du projet : de nouvelles pratiques de travail étudiées à travers les espaces collaboratifs ». 7. Alessandro Gandini, « The rise of coworking spaces: A literature review », Ephemera, vol. 15, n 1, 2015, pp. 193-205. 8. Bastian Lange, « From cool Britannia to generation Berlin? Geographies of culturepreneurs and their creative milieus in Berlin », dans Christiane Eisenberg, Rita Gerlach and Christian Handke (eds.) Cultural industries: The British experience in international perspective, Berlin, Humboldt University Berlin, 2006. Clay Spinuzzi, « Working Alone Together: Coworking as Emergent Collaborative Activity », Journal of Business and Technical Communication, n°26 (4), 2012, pp. 399-441. 9. Marlene Branca Sólio, « Les stratégies du discours néolibéral au XXIe siècle dans le champ du travail : le rôle du collaborateur et du coworking », Communication et organisation, n 52, 2017, [en ligne], http://journals.openedition.org/communicationorganisation/5773, consulté le 10 mars 2020. 10. Basile Michel, « Le coworking, entre ouverture et fermeture des espaces associatifs et communautaires », Réseaux, n°214-215 (2), 2019, pp. 289-318 ; Patrick Genoud, Alexis Moeckli, « Les tiers-lieux, espaces d’émergence et de créativité » Revue économique et sociale, vol. 68, n°2, 2010, pp. 25-34 ; Dilara Vanessa Trupia, Catherine Fekrane, Benchmark des espaces de coworking sur le territoire français. Silicon Sentier et TVT Innovation, rapport pour le projet INNOV’LABS, 2011, [en ligne] http://siliconxperience.org/publications/etude-innovlabs, consulté le 4 mars 2018. 11. Ignasi Capdevila, « Knowledge dynamics in localized communities: coworking spaces as microclusters », Working Paper, SSRN Electronic Journal, 2013, [en ligne] 10.2139/ssrn.2414121, consulté le 5 février 2019 ; Anna Aubry, Alexandre Blein, Elsa Vivant, « The promotion of creative industries as a tool for urban planning: the case of the Territoire de la culture et de la création in Paris Region », International Journal of Cultural Policy, n°21 (2), 2015, p. 12138, [en ligne] https:// doi.org/10.1080/10286632.2014.890602 ; Christine Liefooghe, Dominique Mons, et Didier Paris, Lille, métropole créative ? : Nouveaux liens, nouveaux lieux, nouveaux territoires, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2016 ; Francesca Ferguson, Make_Shift City: Renegotiating the Urban Commons, Berlin, Jovis, 2014. 12. Marlene Branca Sólio, « Les stratégies du discours néolibéral au XXIe siècle dans le champ du travail : le rôle du collaborateur et du coworking », Communication et organisation, n°52, 2017, pp. 217-230. 13. Arnaud Scaillerez, Diane-Gabrielle Tremblay, « Les espaces de coworking : les avantages du partage », Gestion, vol. 41, n°2, 2016, pp. 90-92 ; Julian Waters-Lynch, Jason Potts, Tim Butcher, Jago Dodson, Joe Hurley, « Coworking: A Transdisciplinary Overview » Social Science Research Network Scholarly Paper, 2016, No. ID 2712217. 14. Ignasi Capdevila, « Knowledge Dynamics in Localized Communities: Coworking Spaces as Microclusters », SSRN Electronic Journal, 2013. 15. David Hesmondhalgh, Sarah Baker, « “A very complicated version of freedom”: Conditions and experiences of creative labour in three cultural industries », Poetics, n°38 (1), 2010, pp. 4-20. 16. Andreas Wittel, « Toward a Network Sociality », Theory, Culture & Society, n°18 (6), 2001, pp. 51-76. 17. OMA, Rem Koolhaas, Bruce Mau, S, M, L, XL, Rotterdam, 010 Publishers, 1995.

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18. Olivier Chadoin et Thérèse Évette, Statistiques de la profession d’architecte, 1998-2007. Socio- démographie et activités économiques, site internet du ministère de la Culture et de la communication, février 2010 ; Olivier Chadoin, Être architecte : les vertus de l’indétermination – de la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnel, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2007 ; Anne Bossé, Élise Roy, "Les mondes de l’architecture", Lieux Communs-Les Cahiers du LAUA, pp. 10-22, 2015 ; Stéphanie Dadour, Anne Debarre, Maxime Decommer, « Des architectes et de leurs pratiques », Re-vue Malaquais, n°3, Actes Sud, 2018, p. 6. 19. Anca Boboc, Kevin Bouchareb, Valérie Deruelle et Jean-Luc Metzger, « Le coworking : un dispositif pour sortir de l’isolement ? », SociologieS, 2014, [en ligne] http:// journals.openedition.org/sociologies/4873, consulté le 10 janvier 2020. 20. Ordre des architectes, Le guide des société d’architecture, 2012, p. 6. 21. Xavier Pierre, Antoine Burret, « L’apport des espaces de travail collaboratif dans le domaine de l’accompagnement des entrepreneurs : l’animation de réseaux de pairs », Revue de l’Entrepreneuriat, n°1, vol. 13, 2014, p. 56. 22. Un hackathon est un événement lors duquel des équipes développent un projet sur une période limitée, courte (une journée, une nuit, un week-end…). 23. Anca Boboc, Kevin Bouchareb, Valérie Deruelle et Jean-Luc Metzger, « Le coworking : un dispositif pour sortir de l’isolement ? », SociologieS, 2014, [en ligne], http:// journals.openedition.org/sociologies/4873, consulté le 10 janvier 2020, § 45 24. La pluridisciplinarité des métiers de la ville se définit dans ce cas, entre autres par 50 % d’architecte, urbaniste, paysagiste, scénographe et un autre 50 % d’AMO, paysagiste, ingénieurs BET, économiste de la construction, sociologue, juriste/avocat, designer, graphiste/webdesigner, perspectiviste/vidéaste, photographe, artiste… 25. François-Xavier de Vaujany, Amélie Bohas, Julie Fabbri, Pierre Laniray, Nouvelles pratiques de travail : la fin du clivage salariat-entrepreneuriat ?, Research Group on Collaborative Spaces, synthèse des recherches 2015-2016, p. 11. 26. Jacques Allégret, Forum, n 1, nov. 1962. 27. François-Xavier de Vaujany, Amélie Bohas, Julie Fabbri, Pierre Laniray, Nouvelles pratiques de travail : la fin du clivage salariat-entrepreneuriat ?, Research Group on Collaborative Spaces, synthèse des recherches 2015-2016, p. 22. 28. Christine Desmoulins, « Loi ELAN : les jeunes architectes se mobilisent », D’A. D’architectures, n°265, sept. 2018, p. 30 ; Dominique Gauzin-Müller, « La quête de la qualité architecturale de l’habitat social est-elle menacée ? », Dossier dans D’A. D’architectures, n°266, oct. 2018. 29. Format de présentation imposant un diaporama de 20 images se succédant toutes les 20 secondes. 30. Gustave-Nicolas Fischer et Chantal Fousse, « Espaces de travail et communication – Une lecture psychosociale », Communication et organisation, n°21, 2002, [en ligne] http:// communicationorganisation.revues.org/2651, consulté le 18 juin 2019, § 29. 31. https://woma.fr/lassociation/nous-contacter/ 32. Cécile Fonrouge, « Les fablabs et l’émergence de figures alternatives de l’entrepreneur », Projectics/Proyéctica/Projectique, n°19, 2018, p. 44. 33. https://woma.fr/lassociation/le-projet-woma/ 34. Karl-Otto Hondrich, Claudia Koch-Arzberger, Solidarität inder modernen Gesellschaft, Francfort, Fischer, 1992 cité dans Rainer Zoll, « Le défi de la solidarité organique. Avons-nous besoin de nouvelles institutions pour préserver la cohésion sociale ? », Revue du MAUSS, n°18, 2001-2, p. 116. 35. Dû à un système de sélection basé sur des références de constructions similaires et un chiffre d’affaires. 36. Viviane Claude, « Le chef d’orchestre, un cliché de l’entre-deux-guerres. Contours d’une rhétorique inquiète », Les Annales de la recherche urbaine, n°44-45, 1989, pp. 69-80.

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37. Article 29 du Journal officiel de la République française du 23 mars 2012: « Les professions libérales groupent les personnes exerçant à titre habituel, de manière indépendante et sous leur responsabilité, une activité de nature généralement civile ayant pour objet d’assurer, dans l’intérêt du client ou du public, des prestations principalement intellectuelles, techniques ou de soins mises en œuvre au moyen de qualifications professionnelles appropriées et dans le respect de principes éthiques ou d’une déontologie professionnelle, sans préjudice des dispositions législatives applicables aux autres formes de travail indépendant. » 38. Viviane Claude, op. cit. 39. Élodie Gentina, Marie-Ève Delécluse, « Introduction », dans Élodie Gentina, Marie-Ève Delécluse (dir.), Génération Z. Des Z consommateurs aux Z collaborateurs, Paris, Dunod, « Management/Leadership », 2018, pp. 1-6, [en ligne] https://www-cairn-int- info.inshs.bib.cnrs.fr/generation-z--9782100764259-page-1.htm 40. Olivier Galland, "Les valeurs des jeunes européens : un tableau d’ensemble", Presses de Sciences Po (P.F.N.S.P.), « Agora débats/jeunesses », n°67, 2014, 2, p. 71. 41. Margaux Darrieus, « Collectifs d’architectes », AMC, n°232, p. 64.

RÉSUMÉS

En 2018, l’observatoire démographique et économique de la profession d’architecte publié par le conseil national de l’Ordre, introduit pour la première fois le coworking comme l’un des principaux outils de collaboration utilisés par les architectes. La collaboration apparaît comme l’une des formes d’exercice transformant la pratique de l’architecture, et par conséquent le choix des lieux. Cet article s’intéresse aux enjeux de la transformation des activités des agences des architectes travaillant en coworking, ainsi qu’aux raisons qui encouragent les architectes à s’installer dans les espaces de coworking : dans quelle mesure le coworking participe à la pratique de l’architecte ? Et de quel architecte s’agit-il ? Il ne s’agit pas de retracer l’histoire ou la gestion managériale des agences mais de saisir ce que les architectes tirent de ces lieux en coworking à un moment (2016-2020) où la profession rencontre des modifications législatives et des représentations dévalorisantes, notamment la diminution du leadership des architectes sur les projets, comme le reflète la loi ELAN par exemple.

In 2018, the demographic and economic observatory of the architectural profession, published by the French National Council of Architects, introduced coworking as one of the main collaboration tools used by architects for the first time. Collaboration appears to be one of the ways that marks the transformations of the practice of architecture, and therefore the architect’s choice of workspace. In this article, we will focus on the relationships between the transformations of the activities of architectural agencies who practice coworking, as well as on the reasons that encourage architects to settle in coworking spaces: between being a model or an opportunity, to what extent does coworking participate in the practice of the architect? This article does not seek to trace the history or managerial aspect of agencies, but to understand what architects get from these places, in a context where the profession is undergoing legislative changes and devaluing representations — in particular the decrease in the leadership of architects on projects, as reflected in the ELAN law, for example.

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INDEX

Mots-clés : Architectes, Coworking, Collaboration Keywords : Architects, Coworking, Collaboration

AUTEURS

STÉPHANIE DADOUR Docteure en architecture, Stéphanie Dadour est maîtresse de conférences à l’Ensa de Paris- Malaquais et chercheure aux laboratoires MHA-evt et ACS (UMR AUSser CNRS 3329). Ses recherches croisant architecture et féminismes portent sur la diversification des métiers de l’architecture et la mènent à s’intéresser aux pratiques de l’architecture, particulièrement aux architectes travaillant dans les espaces dits « collaboratifs » (recherche financée par l’IDEX Univ. Grenoble Alpes-IRS, avec Sabine Carton).

LUCIE PERRIER Lucie Perrier est architecte diplômée de l’Ensa de Grenoble. Son projet de fin d’études propose un espace support de revendications pour les travailleur.euses du sexe à Leeds. Depuis 2018, elle participe avec Sabine Carton et Stéphanie Dadour à un projet de recherche IDEX : « Les formes renouvelées du projet : de nouvelles pratiques de travail étudiées à travers les espaces collaboratifs », porté par le laboratoire CERAG de l’université Grenoble-Alpes. En 2019, elle remporte le Schindler Global Award à Mumbai pour le projet « Flood me if you can » en binôme avec Soufiane Chibani.

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Les SCOP d’architecture : un modèle de coopération ? Cooperative and participative architectural agencies (SCOP): a model for collaboration?

Fanny Delaunay et Estelle Gourvennec

1 Depuis les années 2010, nous assistons à une revendication des pratiques dites « collaboratives1 » dans l’exercice architectural, questionnant le format de la commande, les structures de réalisation ou encore les rapports professionnels. La « collaboration », la « coproduction » ou la « coopération » sont des termes qui reviennent régulièrement dans les appels à projet, mais également dans les communications des professionnels de la ville. Les modèles de production en « co », renvoyant à l’idée de faire en commun, semblent devenus une référence incontournable pour les acteurs de la production urbaine (maîtrise d’œuvre, urbanisme, assistance à maîtrise d’ouvrage, etc.). Cet intérêt pour l’« action en commun2 » met en avant des pratiques et des valeurs historiquement promues dans le milieu de l’économie sociale et solidaire (ESS) telles que l’utilité sociale, la solidarité, la coopération, l’ancrage local ou encore la démocratie au travail. Plus largement, cet engouement pour la « coopération » fait écho à la question de la finalité de l’entreprise et de l’affirmation de son rôle politique dans la société. Face à la montée en puissance des enjeux environnementaux et des principes de responsabilité sociale, l’entreprise endosse un nouveau rôle3 donnant naissance en France à la « responsabilité sociale des entreprises » (RSE) promulguée par la loi de 2001 dite des nouvelles régulations économiques. La RSE, « par l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales4 », a permis d’intégrer un certain nombre de principes pour contrebalancer les logiques de court terme ou strictement financières. En 2019, la loi PACTE, relative à la croissance et à la transformation des entreprises, marque une étape supplémentaire en redéfinissant leur raison d’être. La finalité d’une entreprise n’est désormais plus uniquement de réaliser un bénéfice ou une économie profitant aux associés, mais elle doit également prendre en compte les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. Ces cadres législatifs attestent d’un intérêt porté par les décideurs politiques pour la redéfinition

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de l’objet de l’entreprise et de sa mission. Toutefois, les actions qu’engagent ces cadres et les réalités qu’ils recouvrent sont disparates, allant du simple « reporting RSE » déconnecté de la stratégie des entreprises, à des statuts intégrant gouvernance participative et mission d’utilité sociale.

2 Nous souhaitons ici nous intéresser à des entreprises ayant interrogé leurs pratiques économiques et sociales dès la fin du XIXe siècle : les sociétés coopératives. Face aux nouveaux questionnements qui traversent le monde de l’entreprise, le modèle coopératif semble avoir fait ses preuves à travers la place accordée au capital et au travail, mais également au regard des valeurs qu’il véhicule et qui sous-tend son action. Originellement issues des revendications sociales des travailleurs à la fin du XVIIIe siècle, les sociétés coopératives visent à une réconciliation du travail et du capital en s’appuyant sur une gestion démocratique de l’entreprise5. Il existe de multiples types de coopératives, différenciés par leurs tailles, leurs objectifs et leurs formes ; la société coopérative et participative (SCOP) est une de ces structures coopératives qui a vocation à encadrer le travail. Si les premières expérimentations du modèle sont apparues au XIXe siècle avec les premières coopératives ouvrières, en France, c’est la loi du 10 septembre 1947 portant sur le statut général de coopération qui réglemente les coopératives et la loi du 19 juillet 1978 qui régit les SCOP.

3 Juridiquement, une SCOP est une société coopérative de forme SA, SARL ou SAS qui permet l’exercice de toutes les activités professionnelles. Ce modèle d’entreprise revendique une gouvernance cohérente avec les principes de l’ESS. La loi Hamon du 31 juillet 2014, en donnant sa configuration contemporaine à l’ESS, institue la catégorie juridique d’entreprise d’ESS, différenciée de l’entreprise classique, et qui comprend entre autres les coopératives6. Trois principes généraux de fonctionnement sont observés. Le premier porte sur la double qualité des coopérateurs ouvriers. Les associés coopérateurs doivent travailler dans l’entreprise et sont des associés majoritaires puisque détenant au moins 51 % du capital et 65 % des droits de vote. Le deuxième est relatif au mode de « gouvernance », qui se veut démocratique et respectueux des valeurs sociales, et ce dans une approche égalitariste. La répartition des voix en assemblée générale n’est pas proportionnelle à la répartition du capital, mais suit la règle d’une personne égale une voix. Enfin, le troisième principe est l’affectation des bénéfices. La loi en prévoit trois attributions obligatoires : les réserves, à hauteur de 15 % du bénéfice net, le fonds de développement et l’attribution aux salariés dite « parts travail », à hauteur d’au moins 25 % du bénéfice net.

4 En 2019, la fédération nationale des SCOP comptabilise 3 439 sociétés coopératives dont 2 391 SCOP, représentant au total 63 000 emplois dont 53 700 en SCOP7. La France constitue ainsi un des pays de tradition latine qui comptabilise le plus de coopératives tant en nombre de salariés (9,02 % en 2015) et de densité par habitant qu’en termes de chiffres d’affaires, derrière la Belgique et l’Italie8. En 2019, dans le domaine de l’architecture, les SCOP sont au nombre de 70 avec 54 % des structures comprises entre deux et quatre salariés. Ce modèle d’entreprise a conquis des architectes au tournant des années 1970 et a connu un regain d’intérêt dès les années 2000. Elles représentent un tout petit segment des sociétés d’architecture (10 882 sociétés en 2017 en France selon l’ordre des architectes) et seulement 3,3 % de l’ensemble des sociétés coopératives.

5 Cet article se propose d’apporter un point d’éclairage sur les sociétés coopératives en architecture et sur les traductions concrètes de ce modèle dans la vie des agences. Il

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s’agira ici d’analyser le fonctionnement des agences organisées selon un mode coopératif au travers des notions propres à la sociologie de la profession des architectes9. Les valeurs du modèle coopératif orientent-elles le rapport au marché10 des agences ? L’utilité sociale de l’architecture (loi sur l’architecture de 1977) se voit- elle réaffirmée dans les statuts des SCOP d’architecture ? Comment une organisation du travail sous modèle coopératif redéfinit-elle (ou non) le travail d’auteur et la tendance à la personnification de l’architecture ? Nous exposerons la généalogie dans laquelle ces sociétés se placent et tenterons de décrypter leurs visés par rapport à l’exercice en individuel et à l’exercice en société. L’analyse des idéaux propres à la structuration en coopérative des agences enquêtées nous permettra de dresser trois catégories de SCOP d’architecture montrant des interprétations de « l’esprit coopératif » distinctes. Cela nous amènera dans un dernier temps à analyser les scènes, entendues ici comme des espaces (statuts juridiques, organisation du travail, positionnement sur le marché, etc.) et des moments (assemblées générales, interactions quotidiennes, etc.), qui expriment les spécificités des structures, interrogeant la nature des collectifs générés par ces sociétés coopératives.

6 Les éléments d’analyse développés ici sont issus d’un travail universitaire sur le modèle coopératif dans l’exercice de l’architecture mené dans le cadre d’une habilitation à la maîtrise d’œuvre en son nom propre11. L’enquête réalisée par Estelle Gourvennec en 2015 a associé une démarche qualitative et quantitative. L’ensemble des agences d’architecture inscrites à la fédération nationale des SCOP au 1er janvier 2015 a été répertorié et catégorisé à partir d’une analyse des outils de communication des structures (sites web, publications, etc.). Cela a permis de recouper les éléments suivants : ancienneté de l’agence, localisation géographique, taille de la société, marchés visés et types de commandes réalisés, valeurs portées et organisation du travail, notoriété (publication, prix, concours, etc.), statut de l’assemblée générale (AG), historique et motivations à l’égard du montage en SCOP. Conjointement, 11 entretiens ont été réalisés avec des architectes gérants de SCOP. L’objectif des entretiens était de récolter les expériences vécues des salariés associés des structures. Les thèmes abordés étaient les choix de la structuration en SCOP, le mode de gouvernance et les statuts de la société, l’organisation du travail et les marchés visés. Le croisement de ces matériaux a permis d’identifier trois profils de SCOP d’architecture différenciés par leurs objectifs, leur organisation et leur forme.

7 Le travail mené en 2019 a consisté en l’actualisation des matériaux. La catégorisation a été mise à jour sur la base des données en date du 1er janvier 2019. Deux critères de comparaison ont été intégrés : les modalités de rémunération et les niveaux de rémunération. L’ensemble des 70 SCOP d’architecture a été contacté par téléphone et/ ou par émail. 13 entretiens semi-directifs complémentaires ont été réalisés sur la base du même guide d’entretien que celui mobilisé en 2015. Des échanges mails autour d’un questionnaire ont été effectués auprès de cinq SCOP. Un travail archivistique a également été réalisé auprès de la Fédération nationale des SCOP afin d’identifier les périodes de création des SCOP d’architecture12. Enfin, ce travail a été complété par une réflexion menée à partir d’une expérience située. Nous sommes en effet toutes deux associées coopératrices d’une SCOP d’architecture francilienne au sein de laquelle nous avons chacune réalisé un travail de doctorat dans le cadre d’une CIFRE13. Les méthodes de l’observation participante14 nous ont permis d’analyser un modèle de démocratie au

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travail et de restituer le vécu d’un mode d’organisation. Des entretiens semi-directifs ont par ailleurs été réalisés auprès des anciens et actuels coopérateurs de la structure15.

Généalogie de la SCOP dans l’histoire de la pratique de l’architecture

8 Dans le domaine de l’architecture, l’exercice sous la forme coopérative est rendu possible par la loi du 3 janvier 1977. Donnant son statut contemporain à la profession, ce cadre juridique permet de créer des sociétés d’architecture et ouvre la possibilité à des non-architectes de rentrer dans le capital de la société pourvu que les architectes en gardent la majorité. Cette réforme amorce une réelle évolution de la pratique de l’architecture. L’installation en individuel n’est plus le seul mode d’exercice, les cabinets d’architectes ont désormais le choix d’exercer sous divers statuts, dont celui de la coopérative.

Figure 1. Tableau des périodes de création de SCOP depuis 1977.

Source : Archive des annuaires des SCOP réalisés par la CG SCOP.

9 De 1977 et jusqu’à la fin des années 1980, les premières SCOP d’architecture voient le jour. Le choix du modèle coopératif semble guidé par la volonté de rompre avec l’exercice en individuel et de redonner une dimension collective à l’exercice du métier d’architecte. La SCOP d’architecture est alors très engagée dans la refonte de la pratique. L’agence SOAA est l’une de ces premières SCOP implantée entre Paris et La Réunion. Fondée en 1961 sous forme de société civile, l’agence s’est transformée en société d’architecture SARL-SCOP en 1980 sous l’impulsion de son gérant. Pour ce dernier, le choix de la coopération se veut en « accord avec sa vision du métier16 ». Dès ses débuts, il s’engage dans la promotion du logement accessible et expérimente des systèmes constructifs. Toutefois, avec uniquement neuf SCOP d’architecture fondée entre 1977 à 1980, ce choix de structuration reste anecdotique. La mutation profonde qui marque la profession d’architecte à cette période dépasse l’unique question des statuts d’exercice. L’évolution des politiques architecturales depuis la deuxième moitié

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des années 1970 a en effet modifié les savoirs et savoir-faire des architectes, ainsi que leur positionnement sur le marché de la commande publique. Les pratiques de l’architecte sont largement remises en cause avec une déstabilisation du rôle social et de l’identité de l’architecte travaillant en solitaire. Florent Champy parle dans ses travaux d’un « processus de déprofessionnalisation17 ».

10 Au cours des années 1980-2000, le nombre de SCOP triple. Cet accroissement des créations de SCOP s’inscrit plus largement dans la tendance globale de la profession à l’exercice en société dès le début des années 2000. La période 1999-2007 voit en effet l’augmentation majeure de l’exercice en associé et le recul moindre mais important de l’exercice à titre individuel en libéral18. L’enquête menée révèle que ce choix pour la société coopérative semble encore marqué par la volonté d’exercer le métier d’architecte de manière différente. Toutefois, pour certaines structures, il est également guidé par l’enjeu d’accéder à un réseau, celui de la Fédération des SCOP, et d’une stratégie de positionnement sur le marché de la construction. Le milieu du bâtiment et des travaux publics recense un nombre important de SCOP. 18 % d’entre elles sont des entreprises du bâtiment, ce qui représente environ 600 SCOP et 25 000 salariés. Certaines agences s’inscrivent dans ce réseau et tissent ainsi des partenariats avec ces SCOP du BTP19.

11 Cette dynamique en faveur de l’association sous le modèle coopératif se poursuit de manière plus marquée après 2015 avec 13 agences supplémentaires montées en SCOP jusqu’à 2019. Ces SCOP sont en grande majorité de nouvelles sociétés et non issues d’un changement de mode d’exercice. Elles traduisent le choix des jeunes architectes ayant déjà une expérience professionnelle en agence d’opter pour le statut d’associé régi par une gouvernance équitable (gérance tournante, principe d’un homme = une voix, etc.) Elles reflètent également une tendance émergente à la promotion de la « démocratie au travail » et à la « coopération » au sein de l’entreprise20. De façon plus générale, ce mouvement s’inscrit dans les dynamiques générées par la promotion de l’ESS.

12 Bien que les SCOP d’architecture soient peu nombreuses, représentant moins d’1 % du nombre total de sociétés d’architecture en France, nous verrons que les motivations au regard de la structuration en SCOP et les modes d’organisation en son sein sont loin d’être homogènes. De la même manière que les praticiens de l’architecture recouvrent une multiplicité de représentations de leur profession, des enjeux des savoirs faire qui les caractérisent21, le milieu des SCOP dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme n’est pas univoque.

Le modèle coopératif en architecture : trois figures de SCOP

13 La récurrence de l’emploi de l’épithète « co » dans les discours des architectes entretenus pour définir leur pratique (« codécision », « écoconception », « cogestion », « coproduction », etc.) recouvre, de manière large, des pratiques collaboratives, de coopération ou encore de participation. Ces différentes notions semblent proches, pourtant elles renvoient à des définitions distinctes, qu’il convient de préciser avant d’exposer notre catégorisation des SCOP d’architecture.

14 Issu du latin cum laborarer, le terme « collaborer » signifie « travailler avec/ensemble ». Le « collaboratif », soit l’action de collaborer, traduit, dans une approche de la

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sociologie du travail, des nouvelles façons d’agir collectivement fondées sur des relations de pair à pair entre des protagonistes formant des ensembles mal délimités, mouvants, sans cesse recomposées. « Coopérer » est issu d’operari, signifiant « fabriquer de ses mains ». Par extension, cum operari, « coopérer », c’est donc travailler à plusieurs, œuvrer ensemble dans un même but22. Si coopérer et collaborer font directement référence au travail, la participation renvoie à des formes possibles de « prendre part à ». L’ensemble de ces notions amène alors à des engagements différents. Dans la conception dite coopérative, plusieurs concepteurs interagissent, la division des tâches est claire et nécessite un acteur assurant la coordination. La collaboration renvoie à « une association dictée par l’utilité qui vise l’efficacité », la coopération peut être associée à un « processus de partage et d’élaboration des connaissances communes23 ». La collaboration renvoie davantage à la façon de faire et de s’organiser. En conception collaborative, l’ensemble des acteurs interagit autour d’un même projet, les tâches de chacun ne sont pas dissociables. Enfin la participation consiste bien souvent à convier les futurs usagers au processus de conception de leur lieu de vie. On parle d’habitat participatif ou d’urbanisme partagé.

15 Le modèle de la SCOP, en s’inscrivant dans une démarche de coopération au travail, engage une vision d’entreprise qui n’est pas neutre dans le cas de la pratique de l’architecture. Ce mode de gouvernance vient bousculer les rapports classiques que l’architecte fondateur d’une agence entretient avec ses salariés et avec la production architecturale dont il revendique souvent la propriété intellectuelle. Sur la base des entretiens menés, trois profils de SCOP d’architecture aux identités professionnelles distinctes peuvent être identifiés24: 1) la SCOP « engagée » portée par des architectes militants, 2) la SCOP « fonctionnelle » à l’initiative d’architectes soucieux de (re)fédérer une équipe de travail autour de valeurs communes, et 3) la SCOP « étiquette » éloignée de l’esprit coopératif dans l’organisation du travail et les valeurs portées.

La SCOP « engagée »

16 La première catégorie de SCOP témoigne d’un choix des fondateurs associés, celui de redéfinir l’organisation du travail selon un schéma horizontal et d’appréhender le projet architectural comme un processus partagé et coproduit. Pour ces sociétés, l’engagement est double. Il se situe à la fois au niveau du mode de gestion et au niveau de ce que produit l’entreprise, mais aussi dans la manière dont elle le produit. Les architectes à l’origine de ces sociétés qualifiées d’« engagées » ont un profil de militants, souvent issus des milieux associatifs, politiques ou encore autogestionnaires. Pour l’un des architectes fondateurs de la SCOP Atelier 15, située à Ivry-sur-Seine, la société coopérative a ainsi été une « opportunité pour construire un mini-modèle communiste ». Fondé en 2005 après avoir expérimenté différents statuts, du modèle associatif à l’exercice en libéral, cet atelier d’architecture s’inscrit dans l’héritage associatif et politique de ses fondateurs. La disparition des asymétries d’information est un objectif de l’entreprise qui vise à permettre une prise de pouvoir par les salariés sur le lieu de travail25. L’idéal égalitariste du modèle coopératif se formalise par un salaire unique pour tous les associés, des décisions prises en collégialité et des architectes coopérateurs en charge des projets dans toutes leurs phases. « La transparence et le partage des décisions devraient être au cœur de toutes les structures d’agence d’architecture, montées en SCOP ou pas, la SCOP a priori facilite les choses mais cela

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relève surtout d’une manière de voir le métier et de l’organiser au quotidien », énonce le cogérant26.

17 De façon transversale, la transparence de la gestion et de la codécision sont des conditions sine qua non de l’exercice. L’enjeu est alors double : garantir la démocratie au travail tout en formant l’ensemble de l’équipe à l’exercice délicat de la gérance. Il s’agit là de répondre à un des crédos du milieu coopératif : la rotation de la gérance, comme l’expose la coopératrice associée et fondatrice de la SCOP 10I2LA Architecture27 : On a voulu mettre en place des modes d’organisation innovants, bousculant les fonctionnements traditionnels d’une entreprise : transversalité, décloisonnement des tâches, organisation horizontale. Ce cadre permet à chacun de s’épanouir, d’être responsabilisé tout en travaillant de manière collective et pluridisciplinaire. À titre d’exemple mon poste est double : conductrice de travaux et gestion administrative. Il n’y a pas de secrétariat, tout est partagé. On a vraiment voulu rompre avec le système pyramidal et c’est aussi ce qui rend malade le monde du bâtiment. Quand on se met autour de la table et que l’on se met à même niveau, on résout plus facilement les choses surtout que l’on se rend compte que c’est un système très éprouvant.

18 Ces agences revendiquent également une diffusion et une promotion du modèle coopératif dans les projets menés. C’est le cas de la SCOP La Fabrique du lieu, fondée en 2013. Les deux associés portent « la philosophie SCOP qui se retrouve dans les projets28 ». Ils ont fait le choix de travailler en milieu rural pour l’intérêt des problématiques propres à ces territoires et souhaitent développer « la démocratie participative en donnant une place centrale à l’habitant dans chacun des projets ». Dans leurs discours, les fondateurs mettent en avant le respect et la valorisation de la personne au sein de l’entreprise et des usagers dans les projets menés : On cherchait à remettre l’humain au cœur des processus[…]il nous semblait donc logique que cela se reflète dans le fonctionnement de notre boîte[…] Le choix de la SCOP, c’était vraiment idéologique […] c’était la seule façon d’avoir une entreprise anticapitaliste […] le seul modèle qui valorise le travail et non le capital29.

19 Pour les architectes de cette société coopérative, les statuts juridiques permettent de traduire différentes postures et pratiques professionnelles.

20 Dans cette première catégorie, la SCOP est ainsi considérée comme une forme organisationnelle éthique dont ils revendiquent l’inscription dans le mouvement de l’ESS. Ces SCOP représentent un peu plus du tiers de l’échantillon d’enquêtés. Elles ont en commun d’être toutes fondées après les années 2000 dont une majorité (7) entre 2009 et 2019. La taille réduite des structures, de deux à six salariés, est perçue comme un des éléments qui favorise la démocratie au travail et la poursuite d’un modèle d’exercice fondé sur la coopération. L’identité professionnelle se façonne à la fois autour de valeurs telles que l’échange, le partage des connaissances, la coproduction de l’espace bâti, mais également par des compétences nouvelles comprenant des méthodologies de travail. L’enjeu est alors l’innovation socioprofessionnelle.

SCOP « fonctionnelle »

21 La deuxième catégorie d’architectes exerçant en SCOP renvoie à une approche du modèle coopératif que nous avons qualifiée de « fonctionnelle ». À l’instar des « SCOP engagées », il s’agit essentiellement de TPE sauf pour deux d’entre elles. Elles

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constituent d’ailleurs les plus grosses entreprises avec 29 salariés pour l’une et 12 pour l’autre.

22 Les statuts de ces sociétés offrent un modèle de gouvernance définissant les rapports au collectif, toutefois pour ces agences, la corrélation entre qualité marchande des projets (impacts social et environnemental) et mode d’exercice n’est pas établie. La SCOP est davantage perçue comme un outil managérial permettant une association facile et durable des salariés de la structure. L’actionnariat salarié constitue un atout pour la pérennité de l’entreprise avec notamment la transmission de la structure facilitée. La place donnée aux salariés assure leur implication et leur investissement dans l’entreprise. L’engagement du personnel est une thématique régulière dans les entretiens menés. Les intérêts de l’organisation sont intériorisés et sont censés être incarnés par tous. La responsabilisation de tous les salariés coopérateurs est perçue comme donnant une meilleure efficacité dans la production. Le partage des décisions et l’écoute sont mis en avant, répondant à l’exigence d’une gestion démocratique, mais cela n’induit pas nécessairement la revendication d’une « plus-value sociale » dans le projet conçu par la SCOP. Dès lors, la société coopérative ne modifie pas la posture de l’architecte et son rapport au monde extérieur. L’objectif n’est pas non plus de requestionner la place de l’usager dans le processus de production de l’architecture. Dans ce cas de figure, on retrouve notamment des agences structurées en SCOP à la suite d’un changement de statut de société à l’initiative d’un architecte libéral qui redéfinit un projet d’agence avec ses salariés. L’objectif premier est de pérenniser les salariés et d’encourager l’implication de ces derniers. C’est notamment l’exemple de la SCOP Solécité : à l’issue d’une pratique en entreprise individuelle, le gérant de la structure a souhaité passer en SCOP « afin de recréer une identité d’agence et pérenniser son équipe de travail30 ». Le passage en société coopérative après l’exercice en société SARL permet d’instaurer une culture d’entreprise négociée.

23 La SCOP SOAA peut également s’inscrire dans cette deuxième catégorie. Si le choix de ce mode d’exercice pour ses fondateurs relève d’un engagement fort pour un mode d’organisation du travail, l’idée de produire différemment n’est pas caractéristique de cette structure, comme le relève la gérante : Depuis toujours chacun est pleinement responsable de son travail. La dépendance « hiérarchique » qui existe bien entendu par nature […] n’a jamais influencé la chose essentielle qui est le partage des informations, de toutes les informations que ce soit externes avec le déroulement des affaires ou que ce soit internes au niveau de salaire, situation financière de l’entreprise. Tout a toujours été très transparent31.

24 Par ailleurs, l’agence ayant deux antennes géographiques distinctes, les statuts de l’entreprise ont permis la déclinaison de plusieurs modèles de gouvernance adaptés. Créée sous forme SARL, la société passe au statut de société anonyme en 1986 et a fonctionné sous ce régime jusqu’en 2012, date à laquelle elle est revenue à son premier statut. Ce n’était donc pas un gérant mais un conseil d’administration (CA) de trois membres, dont un président, qui dirigeait la société. La composition du CA (et sa présidence) évoluait au gré des arrivées (nouvelle association), des départs (à la retraite) et de la vie de la société.

25 Pour certains architectes ayant opté pour la SCOP dès le début de leur exercice, le modèle coopératif est investi pour la facilité d’association qu’il permet et pour la sécurité qu’il offre au gérant (ouverture de droit au chômage, etc.). L’accès au réseau de la Confédération générale des SCOP (CG SCOP) est également un atout pour « se

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lancer ». Toutes les SCOP ont en effet l’obligation d’appartenir au réseau SCOP via la CG SCOP. Cet organisme représentatif des entreprises de statut SCOP a comme principal rôle de défendre les intérêts de ses membres auprès des pouvoirs publics nationaux et européens. Conjointement à son rôle de représentant externe, la CG SCOP promeut l’esprit SCOP en mettant en avant l’importance du partage de l’outil de production, l’expertise dans le travail et la pérennité de l’entreprise. Aussi le réseau SCOP propose des formations sur le pilotage d’une entreprise, la compréhension de la coopérative et de sa gestion. Il permet de se former à la gérance et assure également un accompagnement avant et après la création de la structure. Il constitue ainsi un réel appui pour des jeunes agences peu expérimentées. Les agences Playground ou encore Bonjour Les Architectes sont des exemples de sociétés coopératives où « la gestion démocratique au sein de l’entreprise […] permet le modèle coopératif », sans pour autant revendiquer une pratique de l’architecture différente dans son rapport au marché. Le gérant de Bonjour Les Architectes indique : J’étais en libéral et mes associés étaient salariés en agence[…]on a décidé de se monter en SCOP en 2011, ça correspondait à nos valeurs et à notre souhait de faire différemment dans notre organisation avec le partage des décisions 32.

26 L’enjeu pour ces deux structures est l’organisation des rapports professionnels autour d’un modèle égalitariste. La SCOP reste une société empreinte de valeurs – notamment celles de l’équité des associés – avec ses avantages tels que la gestion démocratique, la consolidation des fonds propres, mais elle n’amène pas nécessairement à requestionner la manière de produire la ville ou encore les filières constructives auxquelles elle fait appel.

La SCOP, « une étiquette » ?

27 La troisième catégorie de SCOP ne revendique aucune spécificité propre au modèle coopératif, que ce soit au niveau de l’organisation du travail, des valeurs mises en avant dans les outils de communication ou encore du rapport au marché. Elle laisse entrevoir une organisation plutôt verticale, avec des membres identifiés comme « dirigeants ». La présentation des structures se fait au travers du parcours d’une personne et ne met aucunement en avant une équipe. Leur portrait est hétéroclite. Deux de ces trois SCOP sont le fruit d’une association d’architectes indépendants qui ont continué à fonctionner comme une association de libéraux. Chaque associé amène ses affaires et la rémunération se fait au pourcentage de chiffre d’affaires généré. Dans ce cas de figure, comme dans la catégorie précédente, la protection du gérant et l’égal partage des voix dans la gestion de la structure motivent le choix de la SCOP. Le « fort engagement des salariés », du fait de leur statut d’associé, est également perçu comme un atout avec in fine une volonté pour « l’architecte patron » de transmettre sa société. Au-delà de ces aspects, la présentation des agences n’expose aucune spécificité sur le modèle coopératif. Le gérant de l’agence Ad’Hoc explique que « Les gens ne nous prennent pas pour ça. Ils n’en ont rien à faire que l’on soit en SCOP. » En ce qui concerne la démocratie au travail dans une approche égalitariste, il précise qu’« il n’y a pas d’égalité, une structure ne peut pas fonctionner de manière égalitaire sur tous les points, c’est utopique33 ». La SCOP se décline sur le modèle d’une société « classique », désincarnée de sa dimension coopérative et démocratique. Ce type de SCOP reste cependant marginal, rendant floue la délimitation de cette catégorie. Les structures entretenues laissent penser que le choix du modèle coopératif relève de deux

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motivations. La première est relative à l’idée que la SCOP permettrait un plus fort investissement des salariés, grâce notamment aux partages des bénéfices définis dans les statuts. Le deuxième est que le modèle coopératif constituerait une vitrine de valeurs mobilisées dans l’accès à la commande. Dans un cas comme dans l’autre, la SCOP devient une « étiquette » où le collaboratif prend le pas sur la coopération. La mise en place d’une gestion solitaire et parfois arbitraire renvoie à un comportement « classique » de patron de TPE. Les travaux de Juban34 démontrent que cette tendance existe de façon transversale à l’échelle du mouvement coopératif, même si elle va à l’encontre des valeurs de coopération et de participation. Pour l’auteur, cela renvoie au risque de banalisation que Fremeaux35 identifie sur les structures de l’ESS.

28 Le croisement des données récoltées sur les 70 structures montre ainsi que l’idéal type de la structure coopérative transformatrice de la pratique professionnelle et du mode de production n’est pas généralisé. La réalité professionnelle de l’architecture (concurrence accrue, difficulté d’accès à la commande, etc.), n’épargne pas le milieu des SCOP et ce mode d’exercice recouvre diverses postures professionnelles loin d’être toutes issues des mouvements autogestionnaires et/ou associatifs. Pour mesurer les spécificités de ces coopératives d’architecture, nous nous sommes intéressées aux scènes sur lesquelles se traduit le modèle coopératif dans la vie de l’agence.

Les scènes d’expression du modèle coopératif dans la vie de l’agence

29 La première scène observée est celle de la gestion et de l’organisation de l’entreprise : la tenue d’AG, la rédaction commune d’un règlement intérieur, des négociations qui n’ont pas cours dans d’autres types de structures. Nous nous intéressons aux spécificités de l’organisation du travail en SCOP et à la manière dont elle bouscule le fonctionnement d’une agence d’architecture36. Dans un second temps, les stratégies de positionnement sur le marché et les commandes réalisées ou briguées seront décryptées. L’idée de coopération qui sous-tend l’organisation du travail amène certaines SCOP à se positionner sur des marchés de niche autour de techniques constructives ou de processus de projet intégrant la participation.

Une gouvernance entre collectif et formes de leadership

30 Depuis l’analyse de l’annuaire des SCOP produit par la CG SCOP en 2019 et l’enquête quantitative menée en 2020, les SCOP d’architecture comptent au moins 81 % de salariés associés. Cela confirme l’esprit fondateur de la SCOP pour laquelle l’association directe des salariés aux décisions et au patrimoine est naturelle. « Sans être chef, chacun est responsable de son travail37. » Toutefois, la déclinaison de la gouvernance propre aux SCOP prend différents enjeux selon la taille et les statuts des structures. Dans les entreprises type PME, les AG ont un rôle majeur dans la diffusion de l’information et des prises de décisions. Lors de ces assemblées, des axes stratégiques du développement de l’entreprise sont votés par l’ensemble des associés, le gérant devant obtenir l’approbation de l’ensemble des salariés associés. Dans la pratique, au sein d’entreprises type TPE, les salariés peuvent participer au quotidien à l’ensemble des décisions. L’entreprise devient un lieu où l’on prend quotidiennement de multiples décisions, au service d’une stratégie générale. Les agences d’architecture restent de

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petite taille avec 54,2 % de microentreprises n’employant qu’une à deux personnes38. Le milieu des SCOP n’échappe pas à cette tendance, avec 20 % des SCOP d’architecture composées de deux salariées et 53 % composées de trois à quatre associés (cf. figure n°2). Ainsi que le relève la gérante de SOAA : Comme dans toutes les petites structures où le dialogue est aisé, l’AG n’est souvent qu’une formalité juridique et, même si le jour J une discussion générale permet une remise à plat et un échange formel entre les éventuels différents points de vue, il n’est jamais arrivé lors de toute l’histoire de la société qu’il soit nécessaire de compter les voix : toutes les décisions consignées aux PV d’AG ordinaires ou extraordinaires ont toujours été approuvées à l’unanimité (entretien 2015).

31 Si les AG ne sont pas forcément la forme d’expression privilégiée du modèle coopératif dans les TPE où les prises de décisions se font de manière informelle, elles restent néanmoins un temps consacré qui garantit le partage des décisions et de l’information (présentation du bilan comptable de l’année, échange sur les prospectives, etc.). La gestion démocratique est assurée par les statuts de la SCOP et les salariés associés peuvent s’en prémunir.

Figure 2.Taille des SCOP d’architecture inscrites à l’Ordre en 2020.

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Source : site de l’ordre des architectes, 2019.

32 Toutefois, à l’instar d’agences d’architecture plus « classiques », il peut être observé que la stratégie de l’entreprise s’appuie essentiellement sur l’implication personnelle des fondateurs qui maîtrisent le réseau socio-économique local. L’ensemble des SCOP entretenues met en avant l’établissement d’un projet d’agence commun autour d’une équipe soudée. Cette dernière se structure autour de valeurs communes et d’objectifs partagés qui permettent une forte proximité des membres et assurent une certaine satisfaction au travail39. Pour intégrer une SCOP d’architecture, il y a la nécessité d’adhérer au projet d’entreprise. L’associé-coopérateur de l’Atelier 15 indique par exemple : Pour les embauches ou pour les stages, on propose un déjeuner à l’atelier. Ça permet un échange avec l’ensemble de l’équipe, de se présenter collectivement. Ça reste un moment informel qui nous représente plutôt bien et nous permet de voir si le feeling passe et après on échange tous ensemble de notre ressenti40.

33 Dans une grande partie des agences en SCOP, si la performance collective par le partage des compétences et des décisions est placée au cœur du projet d’entreprise, apparaît également la figure d’un architecte souvent fondateur de la structure. Les outils de communication propres aux agences (site web, publications, prix, etc.) et/ou les publications diverses donnent lecture du positionnement d’une personne référente. À

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la différence d’un chef qui impose son autorité par un rapport hiérarchique établi et contractualisé, comme c’est le cas dans des agences d’architecture organisées par chefs de projet ou directeur, le leader – que cette personne soit désignée comme tel ou non –, est légitimé et accepté par le groupe, puisque présentant des compétences liées au leadership (capacité à fédérer une équipe autour de valeurs communes, à générer de la motivation au travail, etc.). Si la valeur interne mise en exergue est la non- personnification du travail au profit de l’équipe, de l’extérieur, le nom d’un architecte émerge parfois au détriment de la visibilité d’un collectif de travail. Dans le domaine de l’architecture, la personnification de la société est accentuée par le fait qu’il est souvent associé le nom d’une personne, plus que le nom d’un collectif, à une production architecturale. De surcroît, le modèle coopératif n’est pas non plus exempt des aspirations de l’architecte, en tant que personne et au nom de sa société, à acquérir une reconnaissance symbolique. L’adoption et la revendication de valeurs par l’ensemble des coopérateurs n’assurent pas nécessairement la réussite d’une gestion collégiale. La SCOP n’échappe pas aux logiques d’organisation propres à un groupe professionnel et à certaines attentes entrepreneuriales.

Un rapport au marché entre adaptabilité et militance

34 La deuxième scène observée est celle du rapport au marché, et de la revendication/ valorisation des valeurs portées en interne auprès des maîtrises d’ouvrage/clients41. Dans le cas de SCOP revendiquant une approche globale du modèle coopératif, le développement d’un réseau professionnel se fait avec des entreprises porteuses de valeurs proches. Les outils de communication mettent en exergue l’organisation interne à l’entreprise. Le rapport au marché est alors sélectif, comme le note par exemple le gérant de La Fabrique du lieu : On préfère rester libre de nos projet. On a parfois été sollicité par des gros BET42 sur des projets conséquents, mais on s’est rendu compte qu’on n’avait pas la même façon de travailler, le même rapport au travail[…] On fait donc le choix de projets F0 F0 qui nous correspondent 5B ...5D Du coup, on assume aussi d’avoir des petits salaires. On a réussi à pérenniser un salaire net à 1 300 euros par mois et pour le moment ça nous suffit43.

35 Les architectes paysagistes de cette SCOP expriment la volonté de se donner le choix des projets menés, au prix de petits salaires, révélant l’importance de construire une identité cohérente. On retrouve également cette stratégie chez Atelier 15, où le salaire unique est fixé 1 550 euros net : « On a très tôt fait le choix de ne pas travailler avec la promotion immobilière privée… on est trop différent. Notre organisation du travail reste un mystère pour eux », livre le cofondateur44. Ces niveaux de salaires ne sont pas représentatifs de ceux des autres SCOP d’architecture, similaires aux revenus moyens des architectes. Toutefois, si les « SCOP engagées » sont soumises aux mêmes règles économiques que les autres entreprises, elles payent le prix d’un rapport au marché sélectif. Pour ces structures, préserver leur indépendance et affirmer leurs partis pris architecturaux passent par le refus de certaines commandes qui ne répondent pas à leurs valeurs. Ces SCOP développent ainsi des stratégies pour accéder aux concours et à la commande publique : inscription dans un territoire, spécialisation dans des domaines spécifiques tels que les démarches concertation/coproduction dans l’habitat et l’urbanisme, revendication de compétences autour de techniques constructives (construction bois et/ou paille, architecture bioclimatique, développement

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durable, etc.), mais également de management et d’ingénierie sociale. L’adéquation entre les valeurs portées et les projets menés revêt plus d’importance que la consolidation du capital économique.

36 Conjointement à leur pratique de maîtrise d’œuvre, on constate la valorisation de nouvelles compétences de concertation de groupe et de définition programmatique, ce qui les amène à se positionner sur des commandes d’assistance à maîtrise d’ouvrage/ d’usage. C’est notamment le cas de l’Atelier 15, d’Archi Ethic ou encore de Tangente qui revendiquent un rapprochement entre le type de commande que traite l’agence et le choix d’une structure en SCOP. Le gérant-fondateur de Tangente indique : On a choisi ce statut pour fonder les bases de l’entreprise sur les valeurs éthiques et solidaires. C’est à ce titre que les missions sont orientées vers le bois et l’habitat participatif. Notamment au début, le bois ce n’est pas comme aujourd’hui, on n’était pas nombreux à s’y intéresser45.

37 Tangente s’est progressivement spécialisée dans l’habitat participatif et la construction bois, tout comme Atelier 15 et Archi Ethic. Comme le mentionne l’un des architectes coopérateurs de l’Atelier 15 : « Si l’on requestionne les modes de production du logement, on se doit de questionner les filières auxquelles ces projets font appel46. » Ces agences mettent en avant, de manière complémentaire, leurs compétences en technique constructive, des capacités méthodologiques et intellectuelles sur la gestion de groupe, déjà éprouvées au sein de leur structure (management participatif). L’esprit de la coopérative est ici revendiqué dans la pratique de l’architecture. Les outils de communication mettent en avant une éthique professionnelle autour de la durabilité environnementale et sociale. Pour le coopérateur fondateur d’Atelier 15, derrière le choix de la construction bois se trouve l’engagement pour une architecture à faible impact environnemental et une revendication politique affirmant le souhait de « se passer des majors du BTP pour la plupart engagés autour de la filière béton47 ». Cette corrélation entre le modèle SCOP et les démarches participatives est toutefois à appréhender avec précaution, l’habitat participatif n’étant pas l’apanage des SCOP d’architecture.

38 La deuxième catégorie de SCOP a une activité relativement diversifiée entre commandes privée et publique. Toutefois, deux stratégies permettent de capter les marchés. Dans le premier cas de figure, des structures affichent le montage en SCOP en fonction des types de marchés visés (cafés ou épiceries solidaires, équipements, logement social), de clients ciblés (association, collectivités) et des orientations du programme (matériaux, énergie, etc.). Ces SCOP vont également s’associer en groupement avec d’autres SCOP du bâtiment en vue de répondre à des marchés plus importants. Ce partenariat assure une vision commune de l’organisation du travail autour de la coopération. Il permet également la valorisation d’un socle de valeurs partagées auprès des maîtrises d’ouvrage. Il est notamment mis en évidence par l’une des associés de la coopérative Imagine : Quand on répond à un AO on met en avant le fait que nous sommes une SCOP et notre orga un peu particulière. Quand on s’allie avec des BE48 on essaye de s’allier avec les SCOP. De ce fait on se positionne vers des associations maîtrises d’ouvrages qui sont plus positionnées ESS, qui s’adressent au social plus que d’autres, même si n’est pas une règle. On est axés, car la gérante y tient beaucoup sur l’énergie et l’économie responsable comme elle dit49.

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39 La deuxième stratégie est de ne pas afficher les spécificités de l’organisation de la société coopérative dans le positionnement sur le marché. C’est notamment le cas de Bonjour Les Architectes, comme l’indique le gérant : Le fait qu’on soit en SCOP ça ne change pas notre rapport au projet qu’on mène, ça n’a pas d’influence. On fait à 95 % de l’architecture en marché privé, pas mal de réhabilitation [ …] en neuf des bâtiments commerciaux pour Nike. On travaille beaucoup pour Nike. Après on fait aussi du particulier, de la maison, ou réhabilitation d’appartement50.

40 Il en est de même pour SOAA, dont l’architecte gérante relève que le rapport au marché, cela n’a pas d’influence, on ne cherche pas non plus, bien que le statut SCOP ait toujours été mis en avant dans la présentation de notre société. Dans les dossiers de candidature par exemple[…] les opérateurs MO étaient toujours surpris lorsque nous leur révélions ce statut dont ils ignorent en général totalement le fonctionnement et la singularité51.

41 Certaines agences semblent s’être spécialisées dès leurs débuts dans des programmes tels que les bâtiments commerciaux/bureaux, le logement privé (particulier et/ou promotion immobilière), ou des missions telle la rénovation énergétique. Dans le marché de l’existant, on trouve quelques coopératives positionnées sur des commandes de type travaux d’entretien et de rénovation constituées d’une clientèle très atomisée, dominée par une clientèle privée et de particuliers, ou encore sur des commandes de travaux de réhabilitation à l’initiative de maîtrises d’ouvrage professionnelles publiques ou privées. Pour la dernière catégorie de SCOP, il n’est pas non plus question de mettre en avant le modèle coopératif pour l’obtention de marché. Les SCOP rencontrées travaillent essentiellement sur marché privé (maison individuelle, bureaux, commerces, écoles privées). Les projets répondent aux souhaits des clients en termes de matériaux de construction et d’objectif thermique comme l’exprime le gérant de la SCOP Ad’Hoc : Nous ne travaillons pas sur des matériaux spécifiques. Seules les grandes agences et celles qui ont un nom peuvent se permettre ça. Je réponds donc en fonction des besoins de chacun des clients52.

42 Le gérant met ici en regard liberté d’action et assise économique de la structure, questionnant par là même le coût socio-économique des libertés.

43 En conclusion, les trois catégories de SCOP d’architecture laissent percevoir différents types de collectifs de travail. La SCOP « engagée » donne lecture de collectifs vise l’objectif commun de réaffirmer l’utilité sociale de l’architecte. Le modèle coopératif est alors un moyen et une fin. La deuxième catégorie où le modèle coopératif vient davantage régir les rapports professionnels, donne, elle, lecture d’un ensemble d’individus voulant être égaux entre eux, parce que remettant en cause l’organisation verticale des agences d’architecture. Selon la nature du collectif et des intérêts qui réunissent les individus, les valeurs propres au modèle coopératif viennent plus ou moins influer sur la posture de l’architecte et le rapport au marché des agences. Quand la SCOP « engagée » promeut le modèle coopératif dans l’organisation du travail et dans le projet architectural, la SCOP « fonctionnelle » défend une démocratie au travail sans nécessairement questionner l’impact social des projets réalisés. Si les statuts SCOP peuvent être assimilés aux « institutions durables et réformables, utiles à la coopération53 », il n’en reste pas moins qu’ils ne garantissent pas l’expression du modèle coopératif au sein de l’entreprise. De la même manière, la dimension collective de la production associée à la SCOP n’efface pas complètement les logiques de

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personnalisation de la profession, bien qu’elle les questionne fortement au travers des principes de l’égalité salariale et de la cogestion. De façon transversale, les agences en SCOP tendent à modifier, à des degrés variables, les structures de la profession, y compris dans la matérialité et les processus de production du projet. Toutefois, un paradoxe demeure : si les architectes plébiscitent fortement le mode d’exercice associé de leur profession et les pratiques dites coopératives, comment expliquer que les SCOP demeurent si marginales ? La réflexion est donc à poursuivre pour comprendre, depuis les structures « classiques », les lectures faites de l’exercice en SCOP et notamment de l’exercice coopératif. Les SCOP ont-elles le monopole de la coopération ?

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NOTES

1. Elizabeth Gardere, Jean-Luc Bouillon et Catherine Loneux, « Le “collaboratif” dans les organisations : une question de communication », Communication & Organisation, n°55, 2019/1, pp. 9-22. 2. Laurent Thevenot, L’action au pluriel. Sociologie des régimes d’engagement, Paris, La Découverte, 2006. 3. Geneviève Ferone Creuzet et Virginie Seghers, « Vers un capitalisme d’intérêt collectif », Futuribles, n 434-1, 14 janv. 2020, pp. 5‑26. 4. Livre vert de la Commission européenne, 2001. 5. Swaton, Sophie, et Mathieu de Poorter. « Chapitre 1. Mouvement coopératif et coopératives », Robert Holcman éd., Économie sociale et solidaire, Dunod, 2015, pp. 7-38. 6. Matthieu Hely, Pascale Moulevrier, L’économie sociale et solidaire : de l’utopie aux pratiques, La Dispute (Travail et salariat), 2013. 7. Si la taille moyenne d’une coopérative est de 30 salariés, la réalité est très disparate : avec une forte proportion de petites structures (moins de 10 salariés) et de très grosses coopératives (plus de 100, voire plus de 500 salariés). – Source : https://www.les-scop.coop/les-scop 8. Denis Stokkink et Pierre Perrard, « L’économie sociale et solidaire en Europe », dans Robert Holcman (dir.), Économie sociale et solidaire, Paris, Dunod, 2015. 9. Florent Champy, Sociologie de l’architecture, Paris, La Découverte (Repères), 2001. 10. La notion de marché évoque à la fois le contrat qui lie la maîtrise d’œuvre à son commanditaire, qu’il soit privé ou public, ainsi qu’à l’espace économique avec ses règles, ses acteurs et ses objets où se rencontrent l’offre et la demande. 11. Estelle Gourvennec, L’architecture dans l’expérimentation du modèle coopératif, mémoire de HMONP, École nationale supérieure d’architecture de Paris La Villette, 2015. 12. Nous avons pu ainsi avoir accès aux annuaires de 1970, 1975, 1980, 1981, 1984, 1985, 1991, 1994, 1999, 2000 et 2004. 13. Convention industrielle de formation par la recherche réalisée au sein de la SCOP Atelier 15.

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14. D’après Platt (1983), la formule « observation participante » se réfère aux méthodes d’enquête scientifique où le chercheur observe un groupe social auquel il appartient. Cette démarche n’étant possible qu’à la condition de s’inscrire sur le long terme au sein du groupe observé. 15. Quatre personnes ont été entretenues sur les sept salariés employés actuellement dont six associés coopérateurs. 16. Présentation du gérant fondateur de la SCOP SOAA extrait du site internet, [en ligne] http:// www.fabienvienne.com/biographie.html 17. Florent Champy, Sociologie de l’architecture, Paris, La Découverte (Repères), 2001. 18. Thérèse Evette et Élise Macaire, Mini chiffre clés de la profession d’architecte, n°2, LET/ENSA Paris La Villette/DGP-SA, 2011. 19. Bâtiments et Travaux Publics. 20. Davy Castel, Claude Lemoine et Annick Durand-Delvigne, « Travailler en coopérative et dans l’économie sociale, effets sur la satisfaction et le sens du travail », Perspectives interdisciplinaires sur le travail et la santé [En ligne], 13-2, 2011. 21. Véronique Biau, « Stratégie de positionnement et trajectoires d’architectes », Sociétés contemporaines, 1998/1, n 29, pp. 7-25. 22. Richard Sennett, Ensemble : pour une éthique de la coopération, Paris, Albin Michel, 2012 23. Laurent Eloi, L’impasse collaborative : pour une véritable économie de la coopération, Paris, Les liens qui libèrent, 2018, p. 10. 24. Estelle Gourvennec, L’architecture dans l’expérimentation du modèle coopératif, mémoire de HMONP, École nationale supérieure d’architecture de Paris La Villette, 2015 25. Philippe Pasquet et Sébastien Liarte, « La Société Coopérative et Participative : Outil de gestion pour l’entrepreneur social ou une nouvelle hypocrisie managériale ? », RIMHE : Revue Interdisciplinaire Management, Homme(s) & Entreprise, n°3, 2012/3, pp. 3-16. 26. SCOP Atelier 15, entretien, 2019. 27. SCOP 10I2LA Architecture, entretien, 2020. 28. SCOP La Fabrique du lieu, entretien avec le gérant, 2015. 29. SCOP La Fabrique du lieu, entretien avec le gérant, 2015. 30. SCOP Solécité, entretien, 2015. 31. SCOP SOAA, entretien, 2015. 32. SCOP Bonjour Les Architectes, entretien, 2015. 33. SCOP Ad’Hoc, entretien, 2020. 34. Jean-Yves Juban, « Les SCOP relèvent-elles d’un modèle de GRH homogène ? Enseignements d’une recherche de terrain », @GRH, De Boeck Supérieur, n°15, 2015/2, pp. 79-98. 35. Philippe, Frémeaux, « Économie sociale et solidaire : une alternative ? », Blanche Segrestin éd., L'entreprise. Point aveugle du savoir. Éditions Sciences Humaines, 2014, pp. 268-278. 36. Stéphanie Dadour, Anne Debarre et Maxime Decommer, « Les pratiques des architectes », Revue de l’École nationale supérieure d’architecture Paris-Malaquais, n°3, Arles, Actes Sud, 2016, pp. 34-42. 37. SCOP Solécité, entretien avec le gérant, 2015. 38. 3ème édition d’Archigraphie, Observatoire de la profession d’architecte, Conseil national de l’Ordre des architectes, 2018, [en ligne] https://issuu.com/ordre-national-des-architectes/docs/ archigraphie-2018 39. Davy Castel, Claude Lemoine et Annick Durand-Delvigne, op. cit. 40. SCOP Atelier 15, entretien, 2020. 41. Jean-Charles Mathe et Alain Rivet, « La stratégie de croissance des SCOP : contingence des valeurs et convergence des choix », La Revue des Sciences de Gestion, n°243-244, 2010, 3, pp. 17-24. 42. Bureau d’études technique. 43. SCOP La fabrique du lieu, entretien, 2015. 44. SCOP Atelier 15, entretien, 2019.

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45. SCOP Tangente, entretien, 2020. 46. SCOP Atelier 15, entretien, 2019. 47. SCOP Atelier 15, entretien, 2019. 48. Bureaux d’études. 49. SCOP Imagine, entretien, 2020. 50. SCOP Bonjour Les Architectes, entretien, 2015. 51. SCOP SOAA, entretien, 2015. 52. SCOP Ad’Hoc, entretien, 2020. 53. Laurent Eloi, op. cit., p. 11.

RÉSUMÉS

Dans le champ de la fabrique urbaine, la récurrence de l’emploi des termes « collaboration », « coopération » ou encore « participation » atteste d’une nouvelle injonction de modèles en « co ». Renvoyant à l’idée de faire en commun, leur déclinaison concrète reste floue. Cet article propose d’apporter un point d’éclairage sur un segment d’agences d’architecture ayant fait le choix d’exercer sous le modèle coopératif. L’analyse des idéaux propres à la structuration en SCOP et les scènes qui expriment leur spécificité révélera ce qu’engage la « collaboration » dans vie d’une agence.

In the field of urban fabric, the recurrent use of the terms “collaboration”, “cooperation” or “participation” attests to a new injunction of “co” models. Referring to the idea of doing things together, the concrete variations between them remain unclear. This article proposes to shed some light on a subdivision of architectural firms that have chosen to operate under the cooperative model. The analysis of the ideals specific to the structure of cooperative and participative agencies (SCOP), along with the scenes that express their specificity will reveal what “collaboration” entails in the life of an agency.

INDEX

Mots-clés : SCOP, Collaboratif, Stratégie, Espace, Gouvernance Keywords : Cooperative Agency, Collaborative, Strategy, Space, Governance

AUTEURS

FANNY DELAUNAY Fanny Delaunay est docteure en urbanisme et urbaniste praticienne au sein de la SCOP Atelier 15. Rattachée au Centre de Recherche et de l’Habitat et au laboratoire LAVUE (UMR 7218), elle exerce également en tant que Maître de conférences associée au sein de l’ENSA Paris Val de Seine. Ses travaux de recherches questionnent les fonctions sociospatiales de la ville récréative en mettant en perspective le statut de l’enfant dans l’espace urbain.

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ESTELLE GOURVENNEC Estelle Gourvennec est doctorante en sociologie à l’Université Paris 8, laboratoire LAVUE (UMR 7218, codirection Agnès Deboulet et Anne d’Orazio) et architecte HMONP. Ses travaux de recherche portent sur les pratiques collaboratives dans l’habitat et le rapport à la propriété résidentielle de ménages primo-accédants au sein d’opérations en habitat participatif et démembrement bâti-foncier.

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Les communicants : des professionnels de la réputation engagés dans la fabrique de l’agence d’architecture Promotional communication professionals: building the reputation of architects and their companies

Margaux Darrieus

« Pour un jeune [architecte] qui ne connaît pas encore le métier, oui, une chargée de communication est utile, à condition qu’elle soit compétente. En revanche, dans le cas d’une agence déjà confirmée, ce rôle devient peu intéressant, les clients préférant se référer directement aux architectes et peu de gens pouvant se substituer aux principaux intéressés. C’est un rapport privilégié qui est à la base du métier. De facto, la chargée de communication devient au sein des agences, une attachée de presse »

Umberto Napolitano, Le Courrier de l’architecte, 2012.

1 Umberto Napolitano, architecte fondateur de l’agence Lan, interrogé sur les pratiques d’autopromotion des architectes à l’heure du numérique1, décrit avec lucidité le mécanisme social qui sous-tend son activité professionnelle, celui que relatait déjà Raymonde Moulin dans les années 19702 : l’architecte doit entretenir un capital social certain pour se faire une place sur le marché de l’architecture, dominé par les règles de la personnification et de l’interconnaissance ; il doit aller à la rencontre de ses

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potentiels clients, attirés par une collaboration avec un concepteur précédé d’une réputation, d’un nom. Dans ce marché éminemment relationnel, un maître d’ouvrage préférera travailler avec un architecte qu’il connaît déjà et dont la notoriété est à la mesure de ses ambitions. En ce sens, l’injonction à la distinction faite aux architectes pour se faire une place parmi l’ensemble de leurs confrères et concurrents sur le marché de l’architecture continue à structurer le champ professionnel dans sa configuration actuelle. Incarner son architecture pour se faciliter l’accès au projet suivant fait partie intégrante du travail de l’architecte contemporain.

2 Pourtant, Umberto Napolitano reconnaît que saisir ces enjeux autopromotionnels n’est pas une évidence pour les jeunes professionnels. Comment rencontrer des clients qu’on ne connaît pas ? Une solution existe pour s’initier aux règles du jeu : s’arroger les services d’une professionnelle de la communication promotionnelle – c’est au féminin qu’il en parle –, dont les réseaux sociaux – bels et bien réels, ceux-ci – et le sens du contact pallieront les difficultés des jeunes pousses. Mais seulement le temps qu’ils se familiarisent avec les modalités de fonctionnement du marché de l’architecture, car une fois initiés, il n’est plus nécessaire pour eux de déléguer, d’après Umberto Napolitano : autant internaliser la gestion de leur promotion.

3 À en croire le fondateur de l’agence Lan, les professionnels de la communication – préservons la neutralité du genre – existeraient dans et hors l’agence d’architecture en tant que structure entrepreneuriale et espace de travail. Qui sont ceux présentés ici de deux manières distinctes, selon les lieux où ils exercent, qu’ils soient des intermédiaires entre l’architecte et son maître d’ouvrage ou entre l’architecte et la presse ? Quelles sont les trajectoires et les pratiques professionnelles de ces agents ou attachés de presse qui œuvrent au service de la construction de la réputation, des images, des imaginaires et des discours attachés au nom de l’architecte, donc à son positionnement et à celui de son agence sur le marché de l’architecture ? Ces trajectoires et pratiques se distinguent-elles selon le contexte de leur déploiement ? Et, si les professionnels de la communication se rapprochent de l’espace physique de production du projet d’architecture, comment peuvent-ils peser dessus ? Si c’est au sein de l’agence en tant que lieu de production que se mobilise un savoir-faire promotionnel, on suppose qu’une proximité féconde pour le projet peut s’instaurer et que la construction de la réputation de l’architecte et de son agence pourrait aussi nourrir la construction de la réputation de l’architecture produite.

4 Cette contribution s’intéresse à ces professionnels de la communication peu visibles et peu prolixes que les architectes sont nombreux à solliciter. L’étude Archigraphie 2018, réalisée sur toute la population ordinale, est éclairante. Sur les 858 individus (architectes libéraux, associés ou salariés du secteur privé) qui ont répondu « oui » à la question à choix multiples « qui sont les professionnels avec lesquels votre entreprise collabore en dehors de la maîtrise d’œuvre ? », 25 % déclarent travailler avec des « professionnels de la communication3 ». Impossible de savoir avec précision ce que revêt ce terme, si ce n’est qu’il ne comprend pas les graphistes, les illustrateurs, les vidéastes et les photographes – autres catégories proposées par le questionnaire.

5 Le régime médiatique4 contemporain, ce dispositif social à l’intérieur duquel s’opère une distinction des personnes et des objets à la faveur de la diffusion de leurs images et de leur nom, accentue le besoin des architectes de maîtriser ce qui se dit d’eux. Il amplifie sans cesse la nécessité de recourir aux services de spécialistes de la construction des images, des imaginaires et des discours, alors qu’ils se diffusent

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chaque jour de plus en plus loin, de plus en plus vite. Il demeure toutefois difficile de mesurer avec précision le développement des métiers de la communication dans le champ de l’architecture : la nomenclature des sociétés de prestataires de services varie, allant du « conseil en affaires et gestion » au « conseil en relations publiques et communication » ; la dénomination des salariés dédiés à ces sujets change d’une entreprise d’architecture à l’autre. Pour ces mêmes raisons, il est difficile de certifier que cette activité professionnelle est majoritairement exercée par des femmes basées en Île-de-France, même si c’est la conclusion à laquelle conduirait une sociologie spontanée. Nous n’avons d’ailleurs rencontré au cours de notre immersion5 que des professionnelles de la communication évoluant pour ou dans des agences d’architecture localisées à Paris. La concurrence est plus rude entre les architectes en Île-de-France, où se concentrent sept écoles d’architecture et un tiers des professionnels. De plus, les rédactions des revues spécialisées et les grandes institutions de promotion de l’architecture – là où se rencontrent les acteurs institutionnels et médiatiques de la construction de la réputation – sont très centralisées. L’ensemble oriente les architectes de la région à s’engager avec force dans la construction d’un positionnement affirmé et distinctif sur un marché où l’offre de concepteurs est très dense.

6 Seule une enquête qualitative semble pouvoir à ce jour éclairer le profil de ceux que nous appellerons les « communicants ». Cet article propose de dresser leurs portraits et d’objectiver leurs comportements dans et hors l’agence au service de la promotion des architectes. Cela en se nourrissant des informations récoltées au cours d’une observation participante de longue haleine, en tant que journaliste au sein de la rédaction d’une revue spécialisée, ainsi que d’entretiens semi-directifs menés dans le cadre d’une thèse de doctorat6 : sept ont été réalisés avec des professionnels de la communication œuvrant en tant que prestataires de services auprès des entreprises d’architecture ou en tant que salariés de celles-ci ; trois auprès d’architectes qui les emploient ; quatre auprès de journalistes et critiques d’architecture. La double posture de « journaliste doctorante » ou de « doctorante journaliste » tenue au cours de la récolte de ces paroles oblige à les tempérer. Elle a parfois limité la recherche : plusieurs interlocuteurs, certains côtoyés dans le cadre de la pratique journalistique, ont refusé une rencontre dans le cadre du travail de recherche doctorale (des professionnels de la communication en architecture, dans le cinéma et la littérature ; des responsables d’institution publique de promotion de l’architecture ou d’anciens rédacteurs de revue). Peut-être par crainte d’en dire trop à une interlocutrice elle-même engagée dans la construction de la réputation des architectes, via sa contribution à la presse spécialisée.

Intermédiaires

7 Qu’ils évoluent dans ou hors l’agence d’architecture, les communicants s’imposent d’abord comme des intermédiaires, facilitant les interactions entre les architectes, émetteurs d’un message, et son destinataire désigné (potentiels maîtres d’ouvrage, rédacteurs de revue spécialisée, grand public, etc.). Ce serait toutefois une erreur de considérer que l’intermédiaire ne fait que transmettre, sans imprimer sa marque. Acteur du monde social, il participe à sa reconstruction permanente. Il trie, déforme, regroupe et recoupe. Les travaux d’Antoine Hennion sur le monde de la musique sont à

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ce propos riches d’enseignements : le sociologue décrit comment les directeurs artistiques de variétés7 participent à la création d’une chanson en se substituant un temps au public inconnu à qui elle s’adresse, chanson et public se construisant d’un même mouvement par le truchement de « l’intermédiaire ». « L’intermédiaire n’est pas à l’interface de deux mondes connus, il est celui qui construit des mondes en essayant de les mettre en rapport », écrit Hennion8. D’après lui, dans le travail de création qui donne naissance à la musique, les directeurs artistiques procèdent à des opérations simultanées de « production-consommation ». Ils représentent un autre acteur auprès d’un objet, qui sera ensuite transmis à d’autres acteurs. Ils construisent un monde à partir de celui des autres, compétences de représentation et de conception qui constituent leur véritable savoir-faire professionnel.

8 Parce que le travail de création de l’architecture, comme celui de la musique ou du cinéma, cache en réalité une multitude d’acteurs derrière un seul nom – celui de l’architecte, du chanteur, du réalisateur –, l’analyse d’Hennion peut servir de cadre théorique pour observer le champ de l’architecture. Dans ce dernier, les communicants représentent l’architecte devant son public autant qu’ils représentent le public devant l’architecte, soucieux de se construire une réputation maîtrisée. Ils sont ces « intermédiaires » qui relient la production de l’architecture à la société. Dès lors, ils ont également la possibilité d’introduire le public au cœur de la conception de l’architecture, en réalisant au sein de l’agence en tant qu’espace de travail des opérations simultanées de « production-consommation » de l’espace. Les professionnels de la communication seraient alors des représentants des architectes autant que des producteurs de l’architecture, rendant actif ce qui est absent – le public – face à l’architecte en train de construire l’espace et de se construire lui-même. Ce sont ces deux caractéristiques de l’intermédiaire qui seront abordées dans cet article.

Représentants

9 Dans un champ de l’architecture complexe à décrypter, le rôle d’intermédiaire, de représentant – du public ou de l’architecte lui-même – des communicants est peut-être le plus palpable lorsque le public désigné d’un architecte est une rédaction de revue d’architecture. Les professionnels de la communication sont aujourd’hui des interlocuteurs privilégiés des rédacteurs, avec lesquels ils échangent au quotidien, à une fréquence bien plus importante qu’avec d’autres acteurs du monde de l’architecture. Notamment parce que leur voix se substitue à celles des architectes, qui ont tout intérêt à se faire entendre des revues.

10 Le phénomène a été décrit depuis longtemps9 : les publications spécialisées, en indexant les réalisations, hiérarchisent leurs architectes. Le degré de visibilité de l’architecte impacte son succès économique, car les maîtres d’ouvrage sont aussi ceux qui lisent les revues spécialisées, en quête de maîtres d’œuvre. Les architectes ont donc tout intérêt à voir leurs travaux publiés, voire à ne pas attendre que les rédacteurs viennent à eux pour cela, mais à anticiper leurs actions pour espérer se voir avant les confrères, dans leurs publications. Mais pour atteindre les journalistes, encore faut-il les connaître, autant que leurs façons de faire. Pour Emmanuel Caille, le rédacteur en chef de la revue D’Architectures, ce sont moins les relations personnelles de l’architecte que sa capacité à bien présenter son projet pour donner envie de le publier, qui compte : « Comment se faire publier ? Faut-il intriguer ? Être copain ? Appartenir à un

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réseau ? Non. Le moyen le plus efficace est aussi le plus facile : envoyer un simple dossier à la rédaction. Si l’envoi est remarqué, le journaliste contacte l’architecte et va visiter sa réalisation10. »

11 Cependant, s’adresser à des journalistes avec les bons mots et les bons documents (des plans redessinés, des prises de vues réalisées par un photographe professionnel, etc.) ou pénétrer leur entourage n’est pas un savoir-faire inné. Encore moins démarcher des maîtres d’ouvrage pour qui, bien souvent, les désirs de création des concepteurs ne tiennent pas la mesure face aux enjeux économiques d’un projet de construction. Alors, pour pallier ces difficultés, les architectes s’adressent à des communicants qui leur fabriquent des outils adéquats pour se faire connaître en fonction du public ciblé : portfolios, livrets de présentation de réalisations, sites internet, livres monographiques, visites privilégiées, soirées privées, etc. Une communicante de Paris présente ainsi son activité (entretien, 18 décembre 2015) : Nous sommes une agence de conseil et de communication. Notre métier est de valoriser le travail de l’architecte auprès des différentes cibles que sont leurs clients, c’est-à-dire les maîtres d’ouvrage et le grand public à travers la presse. Ainsi qu’auprès de tous ceux qui gravitent autour de leur métier, leurs confrères, les industriels, les institutionnels, etc. Notre idée est de donner la possibilité à chaque agence d’architecture d’avoir les mêmes outils, les mêmes clefs pour valoriser leur travail auprès de toutes ces personnes. Et en valorisant leur travail, l’idée c’est d’avoir plus de boulot. […] Il y a des actions et des outils qui permettent de répondre à cet objectif ultime : créer une certaine visibilité, créer la notoriété d’une agence d’architecture dans une période très concurrentielle.

12 Parce qu’ils les nourrissent quotidiennement d’informations sur l’activité des architectes qui sont leurs clients ou leurs employeurs, les communicants se sont ainsi imposés comme d’incontournables intermédiaires entre les architectes et ceux qui les valorisent dans la presse. Abreuvant les messageries des rédacteurs des revues d’alertes sur l’achèvement prochain d’une réalisation par telle agence ou de communiqués sur le concours remporté par une autre, ils envoient surtout des invitations à visiter, accompagné des architectes, les dernières opérations livrées par ces derniers. Tous les critiques d’architecture qui acceptent l’invitation se retrouvent dès lors participants au même « voyage de presse » organisé par des professionnels de la communication, à la découverte du concepteur et de la réalisation que ces mêmes professionnels auront choisi de présenter. Une visite de terrain aux frais de l’architecte, bien utile pour des revues, dont les budgets de fonctionnement sont de moins en moins importants. Cela peut expliquer la concomitance de la publication d’un même projet dans tous les périodiques, même si les rédactions tentent de l’éviter. Si, quand il est salarié de l’entreprise d’architecture, le communicant valorise le projet que l’architecte en titre aura décidé de mettre en avant, c’est à une hiérarchie de la valeur des architectes, des agences et de leur production bâtie à laquelle se prêtent les prestataires de services en communication, en présentant leur propre sélection de maîtres d’œuvre et de bâtiments à la presse. Dans les deux cas, c’est une information prémâchée que les communicants proposent aux revues, dès lors amputées de leur rôle de découvreur de concepteurs.

13 Les communicants sont en premier lieu de fins connaisseurs des conditions de fabrication de la réputation associée à un architecte et à son entreprise, mais également de son degré d’incertitude. Ils façonnent et régulent eux-mêmes les images, les discours et les représentations à travers différents outils, selon les désirs présupposés d’un public identifié mais encore incertain, qui se chargera de l’amplifier

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(les revues, si elles décident de publier le sujet) ou de simplement l’acheter (les maîtres d’ouvrage, s’ils passent commande). Ils façonnent l’image de l’architecte et de l’agence qui les emploient, adaptant ce qui est devenu un produit en fonction de ce qu’ils savent des cibles identifiées. Pour cela, ils font valoir auprès des architectes qui se sont confiés à eux un capital social et culturel certain. Car la force des prestataires de services indépendants, c’est de connaître les règles du jeu et leur évolutivité, peut-être encore mieux que les communicants salariés des entreprises d’architecture. Ils vendent ainsi leurs connaissances des modalités d’interaction entre les acteurs du champ, leur capacité à se saisir d’un objet « à la manière de » et de le relâcher ensuite, cela sans se cacher d’y avoir touché car la personnification de leurs actions est également essentielle pour eux. La même professionnelle raconte (entretien, 18 décembre 2015) : Nous évoluons dans ce milieu depuis des années, nous rencontrons tous ses acteurs, c’est-à-dire qu’au-delà des architectes, nous connaissons aussi les entreprises, les institutionnels, les industriels, les journalistes, etc. Comment définir les relations des uns avec les autres ? Comment créer des passerelles entre les uns et les autres ? C’est parce qu’on comprend les dynamiques entre toutes ces personnes et les enjeux de ces différentes relations, qu’on peut accompagner les architectes. Nous sommes la passerelle entre les différentes personnalités du milieu de l’architecture.

Transformateurs

14 Créer un langage commun n’est pas une action sans effet sur le message qui doit être délivré. Une communicante indépendante installée à Paris (entretien, 5 avril 2017) revendique ainsi refuser le « copier-coller » et « inventer des outils différents en fonction des cibles visées ». Les intermédiaires éclairés que sont les professionnels de la communication se prêtent à un formatage qui n’est pas neutre. En réécrivant les textes des portfolios à destination des maîtres d’ouvrage et les petits livrets distribués aux revues d’architecture, et en faisant réaliser des prises de vue des espaces livrés par des photographes professionnels, les communicants calibrent l’image des agences qui se font entendre par eux, pour qu’elles se distinguent sur le marché tel qu’ils le conçoivent à l’instant T. Voire, ils tentent d’infléchir les trajectoires professionnelles. Une autre communicante indépendante témoigne (entretien, 18 décembre 2015) : Certains architectes vont nous dire : « Moi je ne fais que des logements, je n’en peux plus, j’ai envie de faire du culturel. » On va essayer d’aiguiller, de faire ses outils en fonction de ces objectifs-là. […] L’outil que nous allons réaliser pour le Marché international des professionnels de l’immobilier [Mipim] ne sera pas le même que pour les journalistes. Il faut adapter le discours.

15 En ce sens, la plupart des communicants évoluant en dehors des agences d’architecture récusent l’appellation d’attaché de presse, peu satisfaisante d’après eux car restreinte à une vocation publicitaire, elle ne refléterait pas l’importance de leurs missions de conseil stratégique. À travers la rédaction de textes de présentation de leurs projets notamment ou la proposition d’autoéditer des ouvrages monographiques, de programmer des conférences, les communicants épaulent les concepteurs dans le développement d’une pensée architecturale et d’un discours critique. Cette posture intellectuelle est désirée par le public des concepteurs – des maîtres d’ouvrage qui achètent une collaboration donc un discours et non pas uniquement un projet qui n’existe pas encore ; des rédacteurs de revues qui ont besoin de mots pour décrire les espaces qu’ils visitent –, elle est donc stratégique à bâtir pour les architectes. Interrogée dans le cadre d’une des rares enquêtes sur le sujet, publiée en 2009 par

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D’Architectures, la communicante indépendante Marie-Ange Bisseuil ne s’en cache pas : « Dès qu’on aborde les questions d’écriture, mon travail s’apparente à de la maïeutique. Je dois aider l’architecte à formuler ce qu’il ne parvient pas à exprimer directement11. » Certains communicants revendiquent même une place de conseil, en prise directe avec la création, qui permet à l’architecte de maîtriser les idées qu’il veut transmettre avant que quelqu’un d’autre ne les façonne à sa place. « Nous produisons du discours, du positionnement. Nous déplaçons le regard pour faire du projet un sujet, créer une fiction et du désir autour de celui-ci. C’est une forme de mission de direction artistique et éditoriale », soutient une autre professionnelle, prestataire de service (entretien, 5 avril 2017).

16 C’est peut-être plutôt du côté des agents d’artistes, ces professionnels qui orientent la carrière de leurs clients en les épaulant dans leurs choix, en filtrant les projets et les occasions de médiatisation, que devraient être rangés les communicants prestataires de services qui accompagnent les architectes, autant dans la construction de leur identité, de celle de leur agence et de celle de leurs projets, que dans l’enrichissement de leur carnet de commandes. Comme eux, les communicants du monde de l’architecture se prêtent à une première évaluation qui identifie l’architecte et son agence sur le marché, se substituant aux revues en tant que découvreurs de talents, autant qu’aux architectes eux-mêmes dans la construction de leur réputation et de celle de leur entreprise. Mais cet intérêt monétisé – donc pouvant concerner tous ceux qui sont prêts à payer – n’a de fait pas une valeur équivalente à celle des colonnes sélectives des revues d’architectures.

Bons joueurs

17 Très bien renseignés, les communicants œuvrant en dehors des agences le sont parfois pour avoir entretenu diverses positions à l’intérieur du monde de l’architecture, où ils se sont construit une fine connaissance des habitus de ses acteurs et une solide réputation. Fait marquant, les fondatrices des plus anciennes agences de communication spécialisées en architecture actives aujourd’hui se distinguent par de riches parcours professionnels, prenant racine au sein d’institutions publiques de promotion de l’architecture. Actrices reconnues du monde dans lequel elles évoluent, elles ont affûté leurs savoir-faire et enrichi leurs carnets d’adresses au cœur du système officiel de promotion de l’architecture.

18 Avant de fonder en 1990 son agence de communication, Claudine Colin fut responsable du service communication de l’Institut français d’architecture (Ifa)12 de 1981 à 1988, chargée d’assurer la promotion des expositions et des événements. Aujourd’hui, Claudine Colin Communication « accompagne les dirigeants de la sphère artistique et culturelle, publique et privée, dans la conception et la mise en œuvre de leur stratégie de communication et d’influence13 ». Et si ses clients sont surtout des fondations privées et de grands musées, Claudine Colin est depuis toujours la complice de Jean Nouvel, organisant conférences de presse et visites de ses chantiers pour les journalistes.

19 Le parcours de Luciana Ravanel, fondatrice de l’agence Ante Prima consultants qui, « auprès des architectes, définit des stratégies personnalisées et produit les outils de valorisation de leur savoir-faire : dossiers d’œuvre, documents de présentation, etc.14 », est également caractéristique de ce cumul des positions des communicants. Luciana

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Ravanel a navigué pendant près de vingt ans au sein des institutions publiques de promotion de l’architecture, avant de fonder en 1998 sa propre agence de communication. En 1988, après plusieurs années passées au cabinet du ministre de l’Équipement en tant que spécialiste des questions d’architecture, elle prend la direction de l’Ifa. Formée aux sciences politiques, elle est d’abord passée par la Mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques (MIQCP)15. Elle s’y est forgé une connaissance précise des mécanismes du champ (attribution de la commande, comportement des maîtres d’ouvrage, etc.) autant qu’un solide carnet d’adresses. À son départ, elle est une femme de réseau, qui connaît les architectes autant que les maîtres d’ouvrage. C’est à l’Ifa qu’elle s’impose définitivement dans ce rôle. Avec le directeur du service Diffusion, Patrice Goulet, ils tournent notamment la programmation de l’institution vers la promotion de la jeune création, en lançant une sélection de jeunes architectes méritants : les 40 moins de 40 à Paris (en 1990) puis en province (en 1991). Durant la même période, l’Ifa devient aussi un lieu d’apprentissage de l’autopromotion pour des architectes plus expérimentés, à qui est dédiée la collection « Gros Plan » des Éditions Pandora : petits livrets monographiques au format carte postale conçus parfois, mais pas exclusivement, à l’occasion d’expositions présentées à l’Ifa à leur propos. L’Ifa développe à ce moment-là un véritable savoir-faire institutionnel dans la fabrication des médiums de promotion des architectes, ceux qu’ils utilisent encore aujourd’hui : des portfolios réalisés par des professionnels du graphisme, des voyages de presse dédiés aux rédacteurs des revues spécialisées et des rencontres privilégiées entre architectes et maîtres d’ouvrage au cours de voyage d’études. Luciana Ravanel quitte l’Ifa en 1998. Elle crée peu de temps après sa société de « conseil pour les affaires et autres conseils de gestion », pour valoriser ses savoir-faire de communicante auprès des architectes, des maîtres d’ouvrage et des entreprises de construction.

20 Attachée de presse de formation, Dominique Du Jonchay a quant à elle fondé l’agence de communication IPC (Information Presse Conseil, ou Image Projets Communication, c’est selon) en 1981 avec l’architecte Jean-Claude Ribaut, alors conseiller spécial de Rémy Lopez, président du conseil national de l’ordre des architectes et, très vite, principal client de l’agence. En réalité, c’est en 1976, au sein de la section Île-de-France de l’organisation que Dominique Du Jonchay est entrée au service de la valorisation de la profession, alors que les réflexions gouvernementales sur la « qualité architecturale » et sa « garantie » s’apprêtent à aboutir à la loi de 1977. Pour influencer ceux qui légifèrent sur l’architecture, le conseil régional d’Île-de-France se dote d’un outil de lobbying, un service Information. Dominique Du Jonchay y noue ses premières relations avec les journalistes pour « faire savoir ce que font les architectes » (entretien, 2 décembre 2016), grâce à la diffusion de communiqués de presse. S’en suivront, au service de l’Ordre national, d’ambitieuses campagnes de promotion à destination du grand public dont la campagne « Aimez l’architecture » en 1985, l’inauguration de la Maison de l’architecture en 1987 ou les « semaines de l’architecture » entre 1989 et 1992. Vernissages, événements privés, visites guidées et conférences rythmeront son quotidien où se croiseront architectes, critiques, maîtres d’ouvrage, acteurs institutionnels et grand public, autant d’acteurs qu’elle s’attachera à relier une fois la collaboration d’IPC avec l’Ordre terminée, en 1996. Petit à petit, les architectes sont venus vers nous, par bouche-à-oreille. Ils veulent de la stratégie de communication. Mais je ne suis pas une imprésario, je ne leur

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propose pas de trouver du boulot. Ils viennent me voir car je peux faire parler d’eux, établir une stratégie de relations presse (entretien, 2 décembre 2016).

21 Contrairement à nombre de communicants, Dominique Du Jonchay revendique le rôle d’attachée de presse. Et ce service n’intéresse pas uniquement les architectes. Le texte de présentation d’IPC est très clair16 : L’agence exerce des missions de conseil et de relations presse pour des clients publics ou privés – maîtres d’ouvrage et architectes, groupe de presse, institutions culturelles, ministères, établissements publics d’aménagement, Sem, villes, etc. – pour la médiatisation de réalisations, de démarches, de projet d’aménagement urbain, de prix d’architecture, de grands concours. […] Information Presse Conseil a acquis une parfaite compréhension des mécanismes de la commande publique d’architecture/d’urbanisme. Ses relations, autant avec la maîtrise d’ouvrage qu’avec la maîtrise d’œuvre, son expérience du milieu, de sa culture et de son fonctionnement permettent à IPC de disposer, tant auprès de ses clients ou partenaires que des médias, d’un réel capital de confiance.

Réputations réciproques

22 Les communicants évoluant en dehors des agences d’architecture, s’ils veulent rester experts des relations sociales, doivent les entretenir en entretenant activement leur réseau. Les communicants doivent participer aux événements autant pour entretenir leur capital social, que pour que leurs clients actuels ou futurs, qu’ils croisent sur place, puissent en juger en direct. Organiser sa propre visibilité est un enjeu de positionnement majeur pour eux, pour avoir une chance de croiser régulièrement les cibles de leurs campagnes de promotion dans des environnements et au cours d’événements où la parole est plus libre et les rencontres informelles. Cultiver une proximité plus ou moins grande avec des acteurs tenant diverses positions au sein du champ étant gage de la bonne connaissance de cet univers, dans lequel la règle de l’interconnaissance structure la répartition de la commande et organise une part de la construction de la réputation.

23 Enfin, à chaque fois qu’un communicant soumet un architecte et ses projets à la presse, il met en jeu sa propre réputation. Si ceux-ci ne convainquent pas les rédacteurs de réaliser un article sur le sujet, les architectes qui eux aussi ont misé sur le communicant pour se valoriser ont peu de chances de retenter l’expérience. Et les rédacteurs des revues, déçus des propositions du communicant, auront moins de velléités à prêter attention à ses suggestions désormais. Dès lors, les communicants opèrent une sélection de leurs clients architectes en misant sur les attentes qu’ils présupposent de leur public cible. Leur réputation, donc leur pérennité sur le marché de la communication spécialisée, étant intimement liée à ce qu’ils arriveront à faire de celle de l’architecte, avec leur connaissance de son public. Si une campagne de communication sur mesure est à la portée de tous ceux qui peuvent la payer, les professionnels de la communication opèrent tout de même des choix. Et ainsi se creusent certains écarts de visibilité – et de réussite ? – entre les concepteurs.

24 Si les enjeux de personnification de l’architecture sont centraux dans la pratique de la maîtrise d’œuvre, ils le sont aussi dans celle de la communication, qui ne peut être efficace que si le communicant prestataire de service est un personnage reconnu du monde dans lequel il déploie ses réseaux. J’ai créé mon entreprise sur une capacité personnelle, à partir de la confiance que j’ai créée. Les architectes me sollicitent pour cette dynamique, cette constellation

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de personnes que je fédère. Au fond, ils recherchent les relations non exclusives que j’entretiens », analyse la fondatrice d’une agence de communication localisée à Paris (entretien, 5 avril 2017).

25 D’ailleurs, s’ils ont pour la plupart des sites internet de présentation de leurs travaux, les communicants assurent qu’ils doivent rarement démarcher.

26 Pour entretenir ses savoirs sur les habitus des acteurs du champ, le mieux est encore de les côtoyer de près. Ainsi, parce qu’ils doivent entretenir leur capital social et leur réputation s’ils veulent capitaliser dessus, les communicants prestataires vendent également leurs services à d’autres membres du monde de l’architecture que les architectes. De grands maîtres d’ouvrage publics et privés font ainsi partie de leurs clients, tout comme les institutions publiques de promotion de l’architecture17.

27 C’est dans leur capacité à faire la démonstration qu’ils peuvent être partout au rendez- vous que les communicants séduisent leurs clients et doivent, pour pouvoir construire une réputation, d’abord construire la leur. Ces pratiques sont proches de celles décrites par Raymonde Moulin à propos des agents d’artistes : Par suite de manque de formation spécialisée et officiellement reconnue, les modes d’évaluation des compétences sont définis de manière informelle à partir des activités que ces conseillers ont exercées dans le monde de l’art et de la réputation qu’ils y ont acquise18.

À l’intérieur des agences, l’autopromotion professionnalisée

28 À en croire les professionnels rencontrés, les métiers de la communication de l’architecture dans les années 2010 ne sont pas impactés par la crise économique qui touche le monde du bâtiment. Au contraire, leur déploiement semblerait exponentiel hors et dans les agences, à l’heure où la concurrence entre les concepteurs se mondialise et se densifie autour du moindre appel d’offres, notamment parce que le marché de la commande peine à se relever de la crise financière mondiale de 2007-2008. Une communicante indépendante l’exprime sans détour (entretien, 18 décembre 2015) : La concurrence est plus rude et le contexte économique, hyperdifficile. Les architectes doivent donc trouver un moyen de sortir du lot. […] Plus c’est la crise, plus le travail se fait moindre pour les architectes, plus ils font appel à nous pour se différencier. On en souffre pour d’autres raisons, car les budgets sont plus petits.

29 Dans cette situation, la construction de la réputation de l’architecte peut être une préoccupation quotidienne à l’intérieur même des agences, l’espace de production du projet devenant également celui de l’autopromotion d’architectes qui développent les mêmes outils que ceux d’un prestataire spécialisé. Autoédition d’ouvrages monographiques ou de fanzines, blogs régulièrement actualisés et présence soutenue sur les réseaux sociaux numériques témoignent des savoir-faire promotionnels de certains concepteurs, qui ont intériorisé les enjeux de l’autopromotion qui structurent le champ. Jusqu’à se substituer aux acteurs spécialisés, comme l’a fait la French Touch19, habile groupe d’architectes qui a orchestré sa propre visibilité quand elle estimait que les revues spécialisées la lui refusaient. Collectif de concepteurs guettant le moment optimal pour se manifester, la French Touch arrive sous les projecteurs en 2007 quand l’actualité lui en donne l’occasion. L’attribution du prix de l’Équerre d’argent, par le groupe Moniteur qui l’organise, à la sage restructuration-extension du groupe scolaire Nuyens à Bordeaux conçue par les architectes Nathalie Franck et Yves Ballot alors que

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le sombre Pavillon noir aixois de Rudy Ricciotti était dans la course, et les commentaires indélicats de certains membres du jury qui opposèrent architecture ordinaire et « gesticulatoire », sont une bonne occasion pour l’équipe de faire parler de ses projets non publiés. Le collectif fédère près de 120 signatures de confrères mécontents autour d’un texte fustigeant le pouvoir des revues dans la construction de la réputation des architectes. Pourquoi les architectes ne pourraient-ils pas décider eux-mêmes de ce qui mérite la visibilité ou pas ?

30 Cependant, c’est surtout dans sa faculté à faire fructifier la polémique dans les années que la French Touch est exemplaire20 : de 2008 à 2014, « le collectif sécessionniste21 » publie sa propre version de l’annuel d’AMC, qui regroupent 100 réalisations, livrées en France durant l’année écoulée, exemplaires d’après la rédaction de la revue. Dans leur Annuel optimiste d’architecture, les membres de la French Touch sélectionnent eux- mêmes les projets méritant publication, se substituant aux instances historiques de construction de la réputation que sont les revues. « Nous avons anticipé la communication de l’architecture qui a toujours été un sujet sensible car, de par sa nature, qui dit communication dit retombée des marchés », reconnaît David Trottin, l’un des membres les plus engagés du groupe22. « En disant non, nous nous sommes fait connaître », admet Gaëlle Hamonic, une autre membre23.

31 Pour autant, le pouvoir de hiérarchisation des revues d’architecture n’a pas faibli. Les rédactions restent les premières cibles des actions d’autopromotion d’architectes qui ont tout intérêt à s’y voir publiés. Que leurs palmarès mensuels soient décriés ou salués, les revues, en tant que moyen de départager les concepteurs, sont d’indispensables stimulateurs des luttes internes au champ. Pour l’architecte et son agence, mieux vaut ne pas se faire trop discret s’il veut intégrer les colonnes de la presse spécialisée. Toutefois, les critiques ont toujours à cœur de découvrir l’inconnu et des talents ignorés de la communication professionnelle, pour entretenir leur propre crédibilité.

32 Pour s’assurer une transmission régulière de leurs informations, les agences d’architecture n’hésitent donc pas à se doter de salariés chargés de maintenir la liaison avec les rédactions, mais aussi d’alimenter leur site internet et leur portfolio en actualités, en respectant l’identité graphique inédite mise au point par des graphistes professionnels. Les employés voués à « la communication » sont présents dans les entreprises d’architecture de toutes les générations, chez les professionnels confirmés autant que chez les débutants. Nombreuses sont les jeunes structures dotées d’adresses mail dédiées aux échanges avec la presse, avant même d’avoir livré leur premier bâtiment et parfois sans qu’aucun collaborateur ne soit chargé de relever ce courrier. Preuve que la gestion de leur autopromotion est désormais un enjeu pour tous les architectes, qui ont compris l’importance d’investir dans cette activité. La communication ne connaît donc pas la crise, et va même parfois jusqu’à reléguer l’architecture elle-même – le sujet de la campagne de promotion – au second plan. Une communicante qui vend ses services aux agences d’architecture l’exprime (entretien, 18 décembre 2015) : Aujourd’hui, il faut impérativement avoir des outils très valorisants, quitte à mettre de côté l’importance du projet. Honnêtement, je pense que les books envoyés aux membres d’un jury de concours, qui sont faits maison ou à spirales doivent être très vite mis de côté. Alors que celui qui a été réalisé chez un imprimeur professionnel, en dos carré collé, avec l’accompagnement d’une agence de com’ et d’un graphiste… Le maître d’ouvrage expérimenté autant que le maire d’un petit village paumé doivent être épatés. Mais le projet là-dedans ?

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33 Les architectes ont muté en professionnels de la communication et développent des métiers consacrés au sujet dans leurs agences. Regroupés pour une quarantaine d’entre eux – surtout les Parisiens –, au sein du discret collectif Ni vu ni connu créé dans les années 2010, les communicants intégrés aux entreprises d’architecture sont une population moins homogène qu’il n’y paraît. Peut-être moins genrée que celle des agences de communication, même s’il est difficile de le mesurer. Architectes de formation pour certains, leurs missions sont aussi diverses que leurs intitulés, de l’attaché administratif chargé de veiller les appels d’offres, de rédiger les dossiers de candidature et les textes accompagnant tous les projets, à l’attachée de presse uniquement dédiée aux relations avec les journalistes. Le degré de leur proximité avec les directeurs des agences qui les emploient n’est pas standardisé et dépend de la place qu’ils se sont construite auprès d’eux. Simples exécutants de directives précises ou libres de leurs initiatives, voire consultants en conception sur certains projets, les postures professionnelles des communicants salariés semblent extrêmement liées à leur personnalité et à leur expérience. L’intitulé de leur poste, précisant parfois le statut de directeur d’un pôle dédié à « la stratégie et au développement », peut être perçu comme une traduction littérale de ces positions, subordonnées ou autonomes. Dans tous les cas, c’est du côté des fonctions supports de l’entreprise d’architecture – celles qui ne sont pas directement dédiées à la conception architecturale, comme l’administration, les ressources humaines, la comptabilité, les services généraux, etc. – qu’on les trouve le plus souvent sur les sites internet qui présentent les agences. C’est là aussi qu’ils travaillent dans les locaux de l’entreprise d’architecture, où ils sont rarement mêlés aux salariés architectes. Il arrive parfois que leurs bureaux voisinent de près ceux des dirigeants d’agence, soulignant l’importance que revêt leur travail à leurs yeux.

34 Si les communicants salariés sont souvent les seuls interlocuteurs des rédacteurs de revue qui sollicitent une agence pour une publication – ces derniers n’ont désormais que rarement accès à l’architecte –, ils n’en sont pas moins très discrets sur leurs fonctions. Leurs tâches n’étant pas définies par un cadre déontologique particulier, un code professionnel, ni même une fiche de poste standardisée, il est bien difficile de généraliser. Mais il est certain que la discrétion fait partie de leurs missions, car il ne faudrait pas risquer de faire perdre l’architecte et l’agence en authenticité, de paraître trop marketé ou même pire, d’entretenir l’image d’un architecte inaccessible, surplombant le réel, donc ses potentiels clients.

Stimulateur de réseaux

35 Ces communicants intégrés, par leur proximité avec les architectes engagés dans la conception et par leur connaissance de tous les projets de l’agence dans laquelle ils sont salariés, peuvent alors ouvrir d’autres chemins d’application de leurs compétences. Ainsi, s’ils sont d’abord attendus sur les missions devenues ordinaires de valorisation du travail de l’architecte et d’entretien de son image de marque, ils étendent parfois leur champ d’action au plus près de la conception des projets, transformant une fonction support en un stimulateur de création. Le tout en faisant valoir les mêmes compétences en construction du discours, en écriture, en transmission d’informations, et en faisant fructifier dans le projet lui-même leur connaissance de l’identité distinctive de l’agence qu’il participe à bâtir et leurs savoirs sur les désirs présupposés

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de ses potentiels clients. À travers eux, la construction des images, des imaginaires et des discours que porte un architecte, son entreprise et son architecture n’intervient plus a posteriori de la conception, mais devient une des conditions de sa réalisation, au même titre que le programme, le budget ou le site de projet. Ainsi, par leur intermédiaire, le public de l’architecte intègre la conception de l’architecture. Une communicante salariée dans une agence d’architecture parisienne, architecte de formation détaille ainsi (entretien, 29 février 2016) : Mon travail est de rendre les projets de l’agence les plus intelligibles possible, pour accéder à des sujets les plus intéressants possibles. Je dois les faire vivre dans toutes leurs temporalités, depuis le concours jusqu’à la livraison et même après, à travers divers médiums (un livre, un film, une conférence, etc.).

36 Les professionnels de la communication – salariés et prestataires de services – accompagnent les architectes dans la représentation du projet, pour que leurs documents de travail chargés d’informations ne soient pas employés tels quels pour la promotion de leurs travaux. Ils leur apprennent à adapter leur expression selon les chartes graphiques des revues et de l’édition, où l’essence conceptuelle d’un plan doit rester lisible même imprimé à petite échelle. Désormais, rares sont les agences qui ne mettent pas à disposition de la presse des documents parfaitement calibrés pour y être montrés : une culture commune s’est développée, et les communicants n’y sont sûrement pas étrangers.

37 Dans sa capacité à intervenir dès l’amorce des dossiers, le communicant salarié peut aussi devenir un acteur à part entière de la conception. Si, dans ses tâches usuelles, il met au point une « stratégie éditoriale d’agence » – traduction textuelle de l’identité autoproclamée de l’entreprise – pour répondre aux appels d’offres et porte, à l’occasion, un regard sur la mise en page des panneaux de concours, il peut également participer activement à la composition des équipes de maîtrise d’œuvre pour y répondre, se mettant en quête des collaborateurs dont le profil satisfera pleinement les exigences des clients des architectes. Maîtriser ses alliances de circonstance est devenu primordial pour l’agence, notamment suite à l’augmentation de mises en compétitions qui jugent moins des propositions architecturales que les promesses portées par les équipes candidates – comme les marchés de promotion-conception ou les appels à projets innovants tels que « Réinventer Paris », où les architectes doivent se lier à des promoteurs, des fablabs, des exploitants agricoles, etc.

38 Les équipes de maîtrise d’œuvre singulières, accolant aux noms d’architectes reconnus ceux de concepteurs locaux plus discrets, chargés de l’exécution des ouvrages, avaient l’habitude de satisfaire des maîtres d’ouvrage soucieux de s’assurer un suivi du chantier régulier tout en capitalisant sur une signature mondialisée. Désormais, la composition des équipes autant que le storytelling qui l’accompagne sont stratégiques pour remporter un concours. Les agences d’architecture l’ont compris. Mécanisme qu’illustre par exemple la photo-portrait de la Nouvelle AOM, prise dans « l’atelier de conception du 44e étage » de la tour Montparnasse, et glissée par les cinq architectes représentant trois agences différentes, dans les dossiers de presse – créés par une communicante salariée –, au moment de l’annonce des résultats du concours pour la réhabilitation du bâtiment. Les lauréats avaient « l’intuition que le projet méritait plus d’humilité qu’un autre24 ». À sujet unique, pas de signature unique, mais une « fratrie architecturale qui aime la tour telle qu’elle est », assurent les concepteurs25. Ces architectes n’ont pas manqué d’imagination pour avoir une chance de gagner cette consultation très courue. Ne comptant pas seulement sur la qualité de leur proposition

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architecturale pour convaincre, ils ont conçu une manière originale de se distinguer des concurrents : ils ont installé leurs salariés dans la tour pour imaginer sa réinvention in situ, comme une preuve de leur amour pour un bâtiment tant décrié. Le portrait témoigne aujourd’hui de ce récit à destination des maîtres d’ouvrage, les propriétaires du gratte-ciel.

39 Les équipes de maîtrise d’œuvre sont désormais calibrées pour gagner, parfois par des agences de communication spécialisées. Pour certains appels d’offres par exemple, une agence d’architecture expérimentée d’envergure internationale aurait tout intérêt à s’associer à de jeunes architectes pour ajouter à la crédibilité de son dossier de candidature une pointe de créativité. L’agent qui met en relation ces deux agences se préoccupe dès lors moins des effets de la presse que de la distribution des rôles à l’intérieur du champ de l’architecture, pour répondre aux attentes présupposées des commanditaires en matière d’images, d’imaginaires et de discours.

Dans et hors l’agence, au cœur du projet

40 À la faveur du développement des appels d’offres comme les « appels à projets innovants », où la forme du dossier et la composition de l’équipe comptent plus que le fond, les communicants intégrés et les prestataires de services ont également mis à jour d’autres modes d’implication dans le processus de conception : ils sont mobilisés pour assurer la coordination de ces projets aux montages complexes et aux intervenants multiples, pour garantir l’intelligibilité des propositions émanant d’équipes désormais pléthoriques. Tels des « intermédiaires entre des mondes qu’aucun ne partage de la même façon26 », ils se substituent à un public cible – évolutif au fil du processus – pour construire une vision partagée du projet, des concepteurs aux futurs habitants. Plus seulement cantonnés aux relations avec la presse ou avec les partenaires du projet, ils suppléent l’architecte dans ses missions de coordination, rédigeant les textes associés au projet, construisant les chemins de fer de leur présentation donc l’articulation des idées, suggérant les images à réaliser pour le représenter. Ce qui ne partait que d’une action en faveur de la mise en valeur d’un architecte et de la construction symbolique de son agence se transforme en une implication dans la conception de l’espace, pour construire l’imaginaire associé au projet en même temps que ce dernier. Le phénomène suggérant des projets calibrés pour gagner, facilement audibles et aisément diffusables.

41 Il arrive donc que les professionnels de la communication soient impliqués dans les équipes de maîtrise d’œuvre pour créer de toutes pièces les dossiers de candidature à des appels d’offres. Les pratiques de Laurence Madrelle, fondatrice en 1987 de l’agence LM Communiquer, l’illustrent : habituée à travailler avec les villes et les aménageurs sur la visibilité de leurs grands projets (via des plaquettes, des interventions graphiques sur des palissades de chantier, etc.), autant qu’avec les architectes pour leur créer une identité visuelle distinctive (via un logo, un portfolio, un site internet, etc.), la graphiste s’est également impliquée auprès d’équipes candidates à « Réinventer Paris » et « Imaginons la métropole du Grand Paris » pour les accompagner dans la communication de leur projet. Sorte de coach de la création, elle aiguille le projet vers plus de clarté, dans la forme et dans le verbe. Selon Laurence Madrelle, qui est passée par l’agence de design globale Signis, où elle a travaillé avec Patrick Bouchain sur la mise en scène d’actions du Parti communiste français :

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Nous sommes là pour orienter les concepteurs vers une hiérarchie des informations, une organisation cohérente du propos et dans le choix des images à produire. Au fond, nous homogénéisons le groupe et donnons des règles pour que le projet éditorial se tienne. Sinon, la ville se construit sur des malentendus (entretiens, 23 et 30 janvier 2018).

42 Proche du « sémiologue urbain » Jean-Pierre Grunfeld27, collaborant aux travaux des diverses structures qu’il a dirigées, y compris chez Publicis, elle a fait ses armes de spécialiste de la communication dans le champ de l’architecture en participant notamment aux campagnes de promotion des grands projets de François Mitterrand.

43 Refusant, de la même manière que les communicants intégrés ou indépendants, de voir leurs travaux assimilés à une quelconque forme de propagande, les professionnels de la communication engagés au sein des processus de conception de l’espace revendiquent une position de « traducteur », dont l’objet n’est pas de produire des commentaires sur des sujets préétablis, mais plutôt des preuves de ce qu’ils peuvent être. Quoi qu’ils en pensent pourtant, aujourd’hui, en s’impliquant dans les équipes de conception des projets d’architecture, il s’agit bien de maîtriser la construction des images, des imaginaires et des discours d’un projet et de son concepteur pour lui donner toutes les chances de remporter des commandes.

44 Il faudrait remonter le fil de l’histoire et étudier les professionnels du design graphique pour préciser leur position dans le champ de l’architecture et renseigner ainsi l’émergence des questions de communication dans cet univers. Car souvent, les trajectoires des acteurs que nous avons étudiés dans cette enquête se croisent, en des lieux ou sur des projets – comme la valorisation des politiques culturelles des années 1980, par exemple – en suggérant des transferts culturels28, à la source des modalités contemporaines de construction de la réputation des architectes. D’un côté, les spécialistes de la médiatisation, de l’autre ceux de la « traduction » : deux histoires de la communication en architecture se sont développées, se croisant parfois, pour en arriver aujourd’hui à l’implication de professionnels de la communication au cœur de la fabrique du projet. Ces hypothèses pourraient être étudiées dans le cadre de recherches dans les champs du graphisme et de la communication visuelle. C’est aussi du côté de l’histoire que se trouveraient des réponses à la question du genre. Si les professionnels de la communication sont aujourd’hui majoritairement des femmes, ne faudrait-il pas y voir un héritage d’une division canonique du travail au sein de l’entreprise d’architecture, où les tâches administratives sont encore très souvent attribuées à des femmes, voire à l’épouse de l’architecte en titre ?

45 Pour dresser une généalogie complète de ces questions, il faudrait aussi engager des recherches sur l’histoire de l’enseignement de l’architecture. Laurence Madrelle fut également impliquée à la fin des années 1990 dans la construction du projet pédagogique de l’école d’architecture de Marne-la-Vallée. Pendant de nombreuses années, elle a participé aux enseignements d’analyse urbaine, initiant très tôt les futurs architectes aux enjeux des images, des imaginaires et des discours attachés au projet. De tels enseignements existent toujours dans les écoles d’architecture, de manière plus ou moins formalisée. Ils mériteraient de nouvelles recherches, à la quête de leurs filiations, de leurs acteurs et des contextes de leur émergence.

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BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Emmanuelle Borne, « Quoi ma com’, qu’est-ce qu’elle ma com’ ? », Le Courrier de l’architecte, 5 sept. 2012, [en ligne] http://www.lecourrierdelarchitecte.com/article_3536, consulté le 6 novembre 2018. 2. Raymonde Moulin, Françoise Dubost, Alain Gras, et al., Les Architectes. Métamorphose d’une profession libérale, Paris, Calmann-Lévy, 1973. 3. CREDOC, Archigraphie 2018, observatoire de la profession d’architecte, Paris, Conseil national de l’ordre des architectes, p. 124. 4. Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012. 5. Cette enquête sur les professionnels de la communication a été menée dans le cadre d’une thèse de doctorat en architecture, dont le principal outil méthodologique fut un exercice d’observation participante de 2011 à 2019, au sein de la rédaction d’AMC. 6. Margaux Darrieus, Architecture et communication : construire les valeurs des auteurs et de leurs œuvres au XXIe siècle, thèse en architecture, université Paris-Est : 2019.

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7. Antoine Hennion, « Une sociologie de l’intermédiaire : le cas du directeur artistique de variétés », Sociologie du travail, 25ᵉ année, n°4, « Les professions artistiques », oct.-déc. 1983, pp. 459-474. 8. Ibid., p. 462. 9. Voir notamment Hélène Lipstadt et Harvey Mendelsohn (dir.), Architecte et ingénieur dans la presse. Polémique, débat, conflit, Paris, rapport au CORDA, 1980 ; Véronique Biau, « Stratégies de positionnement et trajectoires d’architectes », Sociétés contemporaines, n°29, 1998, pp. 7-25. 10. Emmanuel Caille, « Publier à tout prix », D’architectures, n°179, fév. 2009, p. 38. 11. Olivier Namias, « Attache-moi », D’Architectures, n°179, fév. 2009, p. 40. 12. Institution publique à vocation culturelle, l’Ifa est créé en 1981, dans la foulée de la loi du 3 janvier 1977, avec pour vocation de faire entrer l’architecture dans le champ culturel des Français. 13. Voir le site internet de l’agence Claudine Colin communication : https:// www.claudinecolin.com/fr/agence, consulté le 12 octobre 2020. 14. Voir le site internet de l’agence Ante Prima consultants : https://www.ante-prima.com/ agence, consulté le 12 octobre 2020. 15. Créée en 1977, à la suite de la loi sur l’architecture, la MIQCP devait promouvoir la qualité architecturale des constructions publiques, que les ouvrages soient neufs ou à réhabiliter, bâtiments, infrastructures ou espaces publics sous la responsabilité de l’État ou des collectivités territoriales. 16. Texte de la plaquette de présentation de l’agence IPC, confiée par Dominique Du Jonchay lors de notre entretien, le 2 décembre 2016 à Paris. 17. Les limites sont complexes entre ce qui relève de la promotion des architectes et de la critique architecturale. Une partie importante de la thèse dont est issue cette enquête étudie la complexité du binôme promotion-critique, à travers l’analyse de l’histoire de la revue AMC, de sa trajectoire éditoriale et de celle de ses acteurs. 18. Raymonde Moulin, L’artiste, l’institution et le marché, Paris, Flammarion, 2012 [1992], p. 211. 19. Voir la description de la French Touch par elle-même, sur le site internet de l’agence Périphériques architectes : http://www.peripheriques-architectes.com/french-touch, consulté le 11 novembre 2018. 20. Voir Agathe Mesure-Madelain, Parcours d’une controverse : En quoi la polémique sur l’Équerre d’argent 2007 illustre les stratégies de visibilités des agences d’architecture ?, mémoire de recherche de master en architecture, École nationale supérieure d’architecture de Paris-Malaquais, 2016. 21. Françoise Fromonot, « Le Pavillon Noir flotte sur la marmite », Criticat, n°2, sept. 2008, p. 42. 22. Léa Muller, « Dix ans après, l’after French Touch », Chroniques d’architecture, 18 avril 2017, [en ligne] https://chroniques-architecture.com/lafter-french-touch/, consulté le 12 octobre 2020. 23. Léa Muller, op. cit. 24. Marie-Douce Albert, « Nouvelle AOM, un quintette d’architectes convaincus », Le Moniteur, 6 septembre 2017, [en ligne] https://www.lemoniteur.fr/article/nouvelle-aom-un-quintette-d- architectes-convaincus.854429, consulté le 12 octobre 2020. 25. Ibid. 26. Antoine Hennion, op. cit., p. 460. 27. « Consultant et sémiologue urbain » comme il se qualifie, Jean-Pierre Grunfeld fonde et dirige successivement Signis, au sein de l’AUA (1969-1974), Topologies, département de communication publique du Groupe Publicis (1974-1985), puis Vivacity au sein du groupe Eurocom (1987-1991), avant de fonder une structure indépendante, Paysages Possibles, à partir de 1991. 28. Voir notamment Michel Espagne, « La notion de transfert culturel », Revue Sciences/Lettres, n°1, 2013, 1er mai 2012, [en ligne] http://journals.openedition.org/rsl/219, consulté le 12 octobre 2020.

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RÉSUMÉS

Les professionnels de la communication promotionnelle sont peu visibles à l’intérieur du champ de l’architecture, pourtant leur influence est incontestable. Évoluant hors et dans l’agence d’architecture, en tant que prestataires de services ou salariés, ils épaulent les architectes dans la construction de leur réputation et de celle de leur entreprise, dans la construction des images, des imaginaires et des discours associés à leur nom. Ils réalisent pour eux portfolio, sites internet et ouvrages monographiques, organisent des visites de leurs dernières livraisons pour les rédacteurs des revues spécialisées et des rencontres privilégiées avec de potentiels maîtres d’ouvrage. Seule une approche qualitative semble permettre d’approcher ces intermédiaires discrets, jusque-là peu étudiés. À partir d’une expérience d’observation participante au long cours au sein d’une rédaction de revue spécialisée, ainsi que d’une série d’entretiens semi- directifs, cet article explore les trajectoires et les pratiques de ces acteurs qui gravitent autour des architectes, construisant leur positionnement et celui de leur entreprise sur le marché de l’architecture, facilitant leur accès à la commande et approchant de près la fabrique du projet.

Although promotional communication professionals are hardly visible within the field of architecture, their influence is indisputable. Evolving outside and within the architecture firm, whether as independents or employees, they support architects in building their reputation and that of their company, as they construct images and discourses associated with their name, creating portfolios, websites and monographic books, organizing visits for the editors of specialized reviews, as well as privileged meetings with potential owners. A qualitative investigation seems the only appropriate method to be able to approach these discrete intermediaries, who have been seldom studied. Based on a series of interviews as well as a long- term participant observation experiment within a specialized review team, this article explores the trajectories and practices of these actors who gravitate in great proximity around the architect, building their profiles and their companies’ profiles within the architectural market, facilitating access to contracts and closely approaching the architectural project.

INDEX

Mots-clés : Champ de l’architecture, Communication, Réputation, Médiatisation, Intermédiaire Keywords : Fields of Architecture, Communication, Reputation, Mediatization, Intermediary

AUTEUR

MARGAUX DARRIEUS Margaux Darrieus, architecte DE, docteure en architecture, membre du laboratoire ACS, UMR AUSser 3329. Considérant la production de l’espace comme une pratique collective à l’intérieur de laquelle l’architecte doit déployer des stratégies pour exister et faire exister ses projets, ses recherches interrogent les manières d’être et de faire des concepteurs contemporains. Ensemble de stratégies qui, d’une manière ou d’une autre, affectent les espaces qu’ils conçoivent. Comment les discours se traduisent-ils en espace ? Et inversement, comment les images et les imaginaires survivent-ils au réel ? Décrypter les espaces à l’aune des discours qui les légitiment et des actions qui les engendrent guide également son travail de journaliste, critique d’architecture, au sein de

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la rédaction de la revue AMC, dont elle est membre depuis 2011. [email protected]

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Super-utilisateurs ou super- spécialistes ? Cartographie des catalyseurs de la transformation numérique en agence d’architecture Superusers or super-specialists? Mapping the catalysts for the digital transformation of architectural practices

Aurélie de Boissieu

1 La démocratisation de l’ordinateur personnel à partir des années 1980 est un vrai tournant pour nos sociétés. Des recherches et des expérimentations en conception architecturale numérique émergent dès les années 19501, mais l’adoption d’outils numériques métiers en agence d’architecture ne commence vraiment qu’avec la démocratisation du Computer Aided Design (CAD)2, suivi par beaucoup d’autres outils, comme la modélisation 3D, les armoires à plans, la modélisation sémantique ou encore la fabrication à commande numérique. Aujourd’hui, les innovations techniques continuent à grande vitesse, en particulier avec le Building Information Modelling (BIM) et le Design Computationnel (DC)3.

2 Le BIM désigne un ensemble de pratiques mettant en jeu la manipulation et l’échange de données du bâtiment entre les acteurs du projet, tout au long de son cycle de vie. Les technologies numériques de modélisation, simulation et communication, mais aussi les méthodes de travail qui supportent ces pratiques renouvellent les outils du projet. C’est tout le paysage de savoir-faire et de capabilités de l’industrie du bâtiment qui se transforme4.

3 Le DC quant à lui désigne plus largement les pratiques de conception indissociables de la computation numérique et de sa culture5. Ces pratiques mettent à profit et expérimentent les potentialités techniques de la computation en général, avec souvent des focus sur des technologies telles que la modélisation paramétrique, les algorithmes génératifs, les outils de simulation et d’optimisation, l’intelligence artificielle ou encore

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la fabrication numérique. Ces technologies computationnelles ouvrent de nouveaux champs des possibles pour l’architecte et l’architecture6.

4 Depuis quarante ans, les outils disponibles se multiplient et s’améliorent de jour en jour. Pourtant, l’adoption du numérique en agence d’architecture reste lente, que ce soit en termes de pratiques du BIM comme de DC. En particulier en France, où l’adoption du BIM est difficile7 et demeure à un des niveaux les plus bas d’Europe8, et où le DC reste une pratique de niche, menée par quelques experts peu nombreux9. Ainsi, les pratiques numériques évoluent lentement et difficilement et se heurtent à de nombreuses résistances10.

5 La transformation numérique d’une pratique relève de multiples facteurs11, et nous proposons de nous intéresser à l’un d’eux : l’organisation interne. Plus particulièrement, nous nous attachons dans cet article aux agents humains du changement en agence d’architecture. En effet, les processus de transition des agences d’architecture vers des pratiques numériques impliquent des organisations du travail et des expertises particulières et souvent nouvelles. Les pratiques ainsi que les agencements humains sont renégociés. Nous voulons interroger ici les agents catalyseurs de ces transitions en vue d’établir une cartographie humaine de la transformation numérique en agence.

6 Ainsi, les questions suivantes seront abordées : quels rôles et quelles organisations découlent de la transformation numérique en agence d’architecture ? Dans quelle mesure ces rôles sont-ils spécialisés ou bien intégrés aux rôles existants ? Comment le contexte actuel de transformation (difficile) des agences d’architecture influence-t-il ces acteurs ? Et finalement, que nous dit-il de l’évolution du travail de l’architecte ?

Contexte et méthodologie de la recherche

BIM et DC : définitions et repères

7 Les pratiques numériques sont multiples12 et on ne saurait les assimiler les unes aux autres. Dans cet article, nous nous intéressons en particulier à celles du BIM et du DC, de façon conjointe, car elles sont aujourd’hui toutes deux majeures et significatives de la transformation numérique des agences d’architecture en France. Leurs pratiques, leurs acteurs et leurs stratégies d’adoption ont beaucoup à nous apprendre et de façon complémentaire.

8 Le BIM entraîne des processus de travail collaboratif mettant à profit des technologies de modélisation sémantique, de communication et de partage de données. La littérature sur le BIM est extrêmement riche mais aussi parfois contradictoire quant à la définition du BIM lui-même13. Par volonté de clarté, on s’appuiera ici sur la définition donnée par la norme internationale ISO 1965014. Le BIM y est entendu comme l’ensemble des processus concernant la gestion de l’information relative aux bâtiments et ouvrages de génie civil. Un certain nombre de principes clefs quant à cette gestion de l’information et à la mise en place du travail collaboratif sont définis.

9 Les enjeux organisationnels, contractuels et normatifs de ces nouvelles pratiques sont importants et de multiples technologies numériques de modélisation et de communication se sont développées pour les accompagner et les faciliter. Un des enjeux du BIM est de renouveler les outils du projet, en particulier pour la

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représentation et la collaboration. De nouveaux savoir-faire techniques (en particulier de modélisation, représentation et gestion documentaire), mais aussi organisationnels (comme mettre en place des processus de partage adaptés aux enjeux d’un projet particulier et un plan d’exécution du BIM) sont nécessaires à l’agence d’architecture qui souhaite faire évoluer ses pratiques.

10 Le DC explore les potentialités d’un grand nombre de technologies (algorithmes génétiques, génératifs, intelligence artificielle, fabrication numérique, etc.) pour bousculer les modes de pensée de la conception et du projet. Les sensibilités des concepteurs se transforment15 ainsi que les champs des possibles 16. Ces pratiques se regroupent le plus souvent selon trois courants17 : la conception algorithmique, la conception paramétrique et la conception générative.

Outils théoriques pour comprendre la transformation numérique des agences architecture

11 Une littérature scientifique riche interroge les transformations des pratiques du BIM et du DC en architecture, que ce soit sous l’angle de la transformation numérique18 , de la diffusion de l’innovation19 ou de la gestion du changement20. De même, pour le cas du BIM, la question de l’évaluation de la maturité des pratiques est l’objet d’enquêtes multiples21, ainsi que celle de l’adoption des pratiques, à l’échelle macro d’une industrie ou d’un pays22, comme à celle micro d’une agence ou d’un groupe de personnes23. Quant au DC, il est l’objet d’une littérature plus fragmentée mais très actuelle24. Cependant, la question de son adoption est un sujet moins traité25.

12 Les nombreux outils théoriques permettant d’interroger les pratiques d’adoption distinguent de multiples facteurs de réussite ou de résistance. Le temps d’adoption de ces nouveaux outils peut être relativement long et comprend de nombreuses étapes, de la prise de décision à l’implémentation d’une stratégie de transformation26. Cet article porte en particulier sur les organisations qui ont lieu dans des agences où la technologie est déjà connue, la décision de changer de pratique a été prise (potentiellement depuis déjà quelque temps) et des actions sont mises en place pour utiliser la technologie voulue. Dans la plupart de ces situations, les anciennes pratiques cohabitent avec les nouvelles et la culture d’agence est en cours de transformation. Cette phase, plus ou moins temporaire et longue, est celle de l’implémentation27, au cours de laquelle des compétences nouvelles sont développées et les pratiques existantes sont renégociées.

Cartographier les catalyseurs humains du changement : méthodologie proposée

13 Pour Pettigrew, Il est trop réducteur de voir le changement seulement comme un processus rationnel et linéaire de résolution de problèmes. Le changement doit pouvoir être expliqué comme continuité et changement, actions et structures28.

14 Nous pensons que les enjeux humains sont majeurs dans les phases d’implantation du BIM et du DC29, et que les organisations que l’on peut observer sont significatives des besoins et des stratégies d’implémentation. Les agents humains de la transformation numérique sont nombreux. Même si nous reconnaissons l’importance des

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collaborateurs externes (ingénieurs, clients, etc.) pour la réussite de l’implémentation du numérique en agence d’architecture30, nous nous intéressons ici exclusivement aux agents humains dans le cadre d’organisations internes.

15 Cet article interroge les formes que peut prendre le « champion » ou « agent » du changement, que l’on entend comme un individu ou groupe d’individus qui va soutenir et être moteur de la transformation numérique. Nous pensons, comme d’autres auteurs, que ces acteurs sont clefs pour l’implémentation du numérique31 et nous souhaitons cartographier leurs rôles et leurs intégrations en agence d’architecture. Nous distinguons ici la notion de « rôle » de la notion de profession32. Une profession désigne un métier reconnu et enregistré au journal officiel, alors qu’un rôle désigne une fonction remplie par une personne ou un groupe de personnes. Une profession peut remplir plusieurs rôles. Et un rôle peut être endossé par des acteurs de professions différentes. Par exemple, dans certaines agences, un architecte pourra endosser de multiples rôles et être très polyvalent, alors que dans d’autres, certains rôles seront remplis par des acteurs qui chercheront plutôt à se spécialiser.

16 Les agences d’architecture françaises mettant en œuvre des pratiques numériques avancées étant encore peu nombreuses, des difficultés se posent pour recueillir des données pertinentes. En particulier dans le cadre du DC, les études mixtes quantitatives qualitatives montrent les limites de l’adoption des pratiques et le besoin de recueil de données fines et ciblées33. L’approche choisie pour cette recherche est de s’appuyer principalement sur des données qualitatives issues d’entretiens semi-directifs menés en agences d’architecture en France et en Angleterre entre 2011 et 2019, dont une grande part entre 2011 et 2013 dans le cadre d’un travail de thèse de doctorat sur les pratiques du paramétrique en agence d’architecture34, et d’observations participantes. Notre corpus cible donc des agences avec une pratique numérique reconnue et relativement avancée (voir la liste des agences étudiées dans le tableau 1), déjà en phase d’implémentation. Nous avons interviewé de nombreux architectes et experts du numérique au sujet de leurs utilisations des outils numériques, de leurs pratiques de projets, de leurs inscriptions dans leur agence et de l’organisation du projet. Nous rendons également compte de notre propre expérience d’expert du numérique en agence d’architecture en Angleterre, chez Grimshaw Architects de 2017 à 2020 et chez Heatherwick Studio de 2016 à 2017 (voir tableau 1). L’objectif est de rendre compte au mieux de la diversité et de la spécificité des rôles et des agencements des acteurs du numérique en agence, d’aborder les représentations mentales liées aux rôles de ces experts, leurs succès ou frustrations, ainsi que les écarts existants entre organisations formelles (planifiées) et organisations informelles observables sur le terrain.

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Tableau : Synthèse du corpus d’entretien et observations participantes.

Les données collectées permettent d’analyser des agencements différents en termes de tailles d’agence et de maturités d’implémentation. Les organisations observées offrent un paysage assez large de pratiques et d’organisations des rôles liés au BIM et/ou au DC, en particulier vis-à-vis des rôles dédiés de spécialistes et de ceux intégrés à des postes existants (voir tableau 2).

Tableau 2 : Synthèse du corpus de rôles observés

Rôle(s) lié(s) au BIM Rôle(s) lié(s) au DC Agences Dédié(s) Intégrés(s) Dédié(s) Intégrés(s)

RVBA (2011) o x o x

HDA (2011) o x o x

RPBW (2011) x x x x

FP (2012) x x x x

HS (2017) x x x x

GA (2020) x x x x

o : non observé/absent(s) x : observé(s)

17 On notera que la volonté d’analyser des pratiques en cours d’implémentation dans un paysage de pratiques encore peu diffusées (à la fois pour le BIM et le DC) a fortement orienté le corpus vers des agences que l’on peut qualifier d’expertes. Nous pensons que l’accès aux données justifie ce biais et que les résultats obtenus pourront par la suite être mis en perspective par des recherches quantitatives en vue d’étudier une

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population plus large. Les limites et les suites méthodologiques possibles de cette recherche sont discutées en conclusion.

18 À partir de ces données mises en perspective avec la littérature sur le sujet, nous proposons dans la partie suivante d’identifier les récurrences et les lignes de force de ces organisations. Nous formalisons les résultats sous la forme d’une cartographie des rôles de la transformation numérique en agence d’architecture.

Cartographie des rôles de la transformation numérique en agence d’architecture

19 Dans un premier temps, il s’agit de cartographier ces rôles comme des entités relativement homogènes et identifiables (comme le « BIM manager », le « spécialiste du design computationnel », etc.). Leurs configurations, dédiées ou intégrées, ainsi que leurs agencements dans l’organisation de l’agence sont discutés dans la partie suivante.

BIM management, BIM coordination, information management et BIM champion

20 Le BIM étant encadré par des normes et des exigences définies35, les missions et les rôles qui y sont associés bénéficient aujourd’hui d’une assez grande visibilité. Toutefois les pratiques BIM restent mouvantes et les définitions de ces rôles sont en fait fluctuantes et ne font toujours pas l’objet de consensus36. Nos observations recoupent les résultats du travail de Kathryn Davies qui, en particulier, montre que les définitions de ces rôles varient d’un guide BIM à l’autre et d’une étude de cas à l’autre : Les résultats [de nos recherches] suggèrent qu’alors que les pratiques du BIM deviennent généralement plus standardisées, les rôles de spécialistes du BIM quant à eux se développent de façon non coordonnées, même quand les agences et les individus considèrent suivre les recommandations des meilleurs pratiques37.

21 Ces résultats sont récurrents dans tous les pays étudiés et on peut s’en étonner, car les rôles de BIM manager et coordinateur BIM sont aujourd’hui souvent identifiés officiellement comme des métiers, ce qui est par exemple le cas en France38. Nous ne souhaitons pas rentrer dans ce débat, mais plutôt appuyer ce trait important, confirmé par la littérature, qui pointe un état des pratiques et des rôles encore mouvant et non stabilisé. À partir de la littérature et de l’analyse de données émergent deux aspects forts des rôles liés au BIM en agences d’architecture :

22 - Celui lié à la gestion de projet BIM et qui comprend des missions variées telles que : écrire les plans d’exécution du BIM39 pour les projets, assurer et contrôler la qualité des modèles numériques, définir et potentiellement mettre en place l’environnement de données commun (CDE) des projets, ou encore négocier et mettre en place des processus spécifiques à un projet.

23 - Celui lié à un contexte de transformation des pratiques, et qui comprend des missions telles que : la formation des équipes de projet aux outils et aux méthodes, la constitution des assets numériques nécessaires (templates, etc.), la constitution et la documentation des méthodes récurrentes (bonnes pratiques) nécessaires à l’agence pour mettre en place et consolider des pratiques BIM convenant à ses ambitions.

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24 Ces aspects, à la fois liés à une expertise du domaine et à un contexte marqué par un manque de diffusion dans l’industrie, semblent aujourd’hui indissociables dans les rôles BIM. Cela est tel que pour certains auteurs, la spécialisation de professionnels dans ces rôles n’est pas soutenable dans le temps40. Comme pour le rôle de CAD manager qui est en train de disparaître du paysage des agences, les rôles dédiés au BIM seraient transitoires et voués à disparaître une fois les agences montées en compétence, comme l’appuie Hosseini : Les rôles BIM apparaissent comme répondant à un manque d’expertise BIM au sein du rôle de chef de projet, les capabilités BIM étant par ailleurs de plus en plus intégrées par les chefs de projet, la logique d’experts BIM indépendants va tendre à disparaitre41.

25 Actuellement, on observe pourtant que même les agences avec un haut niveau de maturité des pratiques BIM conservent des rôles et des acteurs dédiés. En particulier, la complexité de certains aspects des standards, des assurances, le besoin de tirer profit des pratiques réalisées d’un projet à l’autre, ainsi que celui de développement d’outils et de méthodes innovants, semblent justifier de conserver ces rôles moteurs. C’est le cas par exemple de 80 % des agences que nous avons interrogées.

26 Pour le cas de l’Angleterre, où la maturité BIM est forte et les pratiques relativement intégrées depuis de nombreuses années42, on observe néanmoins que le succès des métiers de BIM manager et de coordinateur BIM commence à être supplanté par celui d’« information manager ». Davantage d’études seraient nécessaires pour étayer ce point.

27 Après les figures du BIM manager et du coordinateur BIM, nous souhaitons discuter ici du BIM champion, très présent dans les guides et les évaluations des maturités BIM43. Dans le glossaire du guide de l’université de Penn State, il est défini comme : Une personne qui possède la compétence technique et la motivation pour guider une organisation dans l’amélioration de process ou poussant l’adoption [du BIM], en gérant les résistances au changement et en assurant l’implémentation de nouvelles technologies ou de nouveaux process44 .

28 Il s’agit ici toujours d’un rôle et non d’un métier. Le rôle de BIM champion est la plupart du temps rempli par le coordinateur BIM ou le BIM manager, mais peut aussi l’être par tout autre membre de l’équipe de projet qui en aurait les capacités et qui serait désigné ou accepté comme tel. Son rôle est de pousser l’agenda de l’adoption du BIM au jour le jour, à la fois en assurant que les process définis dans le plan d’exécution du BIM sont bien compris et appliqués, mais aussi en identifiant des opportunités d’amélioration. C’est le point de contact et de référence de l’équipe sur les sujets. On a pu observer par exemple chez Heatherwick Studio ainsi que chez Grimshaw Architects que l’implémentation de processus BIM était d’autant plus efficace sur un projet si le (ou les) coordinateur(s) BIM pouvai(en)t s’appuyer sur des architectes acceptant le rôle de BIM champion, multipliant ainsi les points de contact et de support des équipes de projet au sein de l’agence.

29 On peut également rapprocher le BIM champion de l’acteur enthousiaste qui vient mettre en œuvre des outils (logiciels ou méthodologiques) sur son projet de son propre chef, et qui va créer de lui-même une dynamique d’adoption, comme Hochscheid le relève : Les entretiens que nous avons menés ont été l’occasion de relever l’introduction « sauvage » du BIM au sein des agences par de jeunes architectes, pour des raisons de productivité et d’usage. […] Le tout est ensuite progressivement institutionnalisé

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et généralisé au sein de l’entreprise qui réalise alors formation et achat de logiciel. Cette pratique semble répandue45.

30 Les caractéristiques des rôles BIM et leur inscription dans l’organisation de l’agence d’architecture sont très fortement liées au niveau de maturité des agences. On peut faire à gros traits la description suivante des évolutions de ces rôles et organisations :

Tableau 3. Spectre des rôles BIM en fonction de la maturité d’une organisation

31 On observe un large spectre de possibilités quant à la reconnaissance de ces rôles et de leurs attributions formelles au sein de l’agence. Ce spectre s’inscrira entre les extrêmes suivants :

32 - l’acteur peut être reconnu formellement comme un agent du changement par l’agence, il pourra alors avoir un rôle et un titre de spécialiste, ainsi qu’un financement sur frais généraux lui permettant de développer des stratégies et des contenus en dehors des contraintes de facturation du projet ;

33 - l’acteur peut ne pas être reconnu formellement comme un acteur du changement mais on le laissera faire, son action sera spontanée et s’appuiera sur son propre investissement, en termes de temps et d’énergie.

Computational designer et computational design specialist

34 Si la littérature est riche sur les rôles liés au BIM, elle l’est moins sur ceux relevant du DC. Des recherches s’intéressent toutefois aux modalités de ces pratiques et des organisations en agence46 ou à la figure, plus large, du superuser47,proposée par Deutsch.

35 Dans la plupart des cas observés pour cette recherche, les rôles liés au DC incluent des missions très variées impliquant :

36 - l’automatisation et l’optimisation de l’environnement de production du projet (par le développement de plug-in ou l’automatisation de tâche de production de livrables par exemple) comme de l’environnement de conception du projet lui-même (par le développement de scripts pour l’exploration ou l’optimisation de la géométrie du projet par exemple) ;

37 - le support des équipes de projet et la production d’outils et de méthodes pour l’agence en général (avec le développement de librairies d’agence ou de supports de formations par exemple).

38 Dans la multiplicité des titres que peuvent prendre les acteurs remplissant ces rôles, on observe dans certains cas une distinction entre le « computational designer » (rôle intégré) et le « computational design specialist » (rôle dédié). Dans la plupart des agences

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observées, le computational designer est un architecte avec une expertise particulière, qui opère dans la conception au même niveau que ses collègues. Son rôle premier est de travailler sur les projets, et si le projet auquel il est alloué ne se prête pas à des développements computationnels, il devra potentiellement mettre ses compétences entre parenthèses. Il passe souvent d’un projet à l’autre sans guère de temps pour consolider les développements de méthodes ou d’outils effectués. S’il quitte l’agence, ce savoir part avec lui. S’il forme ses collègues, c’est souvent en fonction de sa bonne volonté et sur son temps libre, sans reconnaissance systématique de son management. On peut le rapprocher de la figure de « l’architecte-expert en modélisation » observée par Stals dans le cadre des PME en Belgique48 ou de l’« architecte plus » décrit par Whitehead dans le cadre de la pratique de Foster and Partners49. La situation peut être assez différente dans les agences au nombre de salariés réduit et très expertes comme RVBA ou HDA par exemple, où la plupart des acteurs cumulent plusieurs expertises de façon très intégrée. Les dynamiques entre acteurs se retrouvent alors moins fragmentées que dans les environnements plus traditionnels ou avec des inerties plus forte (comme dans les agences au nombre de salariés très élevé par exemple) où ces savoirs spécifiques circulent avec plus de difficultés.

39 On observe dans d’autres cas l’existence du rôle de computational design specialist qui consolide dans l’agence des pratiques du DC. Par exemple chez Foster + Partners, outre les « architectes plus » discutés plus haut, on observe plusieurs équipes de spécialistes comme le SMG (Specialist Modelling group) ou l’ARD (Applied Research and Development group). Ces équipes sont composées d’acteurs aux rôles dédiés au DC et au développement en général. Le computational design specialist assure la formation de ses collègues et le développement d’outils et d’assets numériques (méthodes, scripts, etc.) pour l’agence. Il travaille sur les projets, mais exclusivement pour des développements liés à son expertise, lui permettant d’étendre toujours plus son expérience et ses compétences.

40 La description de ces deux modalités de mise en œuvre du DC vise à positionner un spectre des pratiques. Les réalités du terrain sont diverses et des études quantitatives ultérieures plus fines seraient nécessaires pour consolider ces observations et décrire l’étendue de leur adoption en agence.

Le développeur d’outils numérique (développeur logiciel)

41 Souvent remplis par les acteurs du DC, les rôles de développement logiciel sont très importants dans ces pratiques. Si les outils principaux utilisés en agence d’architecture50 sont développés par des entreprises spécialisées dans le développement logiciel (comme Autodesk, McNeel, etc.), toute une écologie de plugins et de librairies est développée dans des contextes très variés51, et souvent en agence sur le temps libre d’acteurs passionnés. Dans le monde anglosaxon, la « fuite » des experts numériques de l’industrie de l’architecture vers des startup de développement de produits logiciels est d’ailleurs une préoccupation majeure52.

« Power User »

42 À côté des rôles du BIM et du DC que nous avons observés, il en existe d’autres plus techniques et spécialisés, complémentaires et avec lesquels ils sont parfois cumulés : les rôles d’expert d’un logiciel en particulier. Ils peuvent prendre des noms variés, plus ou

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moins reconnus ou discutés comme le « modeleur BIM », ou péjoratifs comme le « 3D man » ou le « CAD monkey ». Nous souhaitons ici interroger l’expression « power user ». Cette figure est intéressante car elle nous permet de pointer la différence entre un rôle lié principalement à un savoir technique (le poweruser), et les rôles de diffusion de ces savoirs et d’organisation des pratiques qui y sont reliés (le BIM champion, le computational designer, etc.). Comme nous l’avons déjà précisé, nous décrivons ici des rôles qui sont la plupart du temps cumulés par les mêmes acteurs. Ainsi un coordinateur BIM sera souvent un power user des logiciels sur lesquels il travaille, et parfois un développeur logiciel s’intéressant aux plugins dont son équipe pourra avoir besoin.

Le consultant

43 La sous-traitance de missions BIM ou de DC n’est pas un rôle mais plutôt un mode opératoire ; nous nous y attardons un peu ici car il très répandu. Il répond aux manques de compétences internes que peuvent rencontrer les agences53. Recourir ou non à la sous-traitance est souvent un dilemme lors des phases d’adoption : l’investissement dans une sous-traitance de certaines expertises ne s’accompagne pas forcément de la formation en parallèle des membres de l’agence54. Hochscheid et Halin l’identifient même comme pouvant être une stratégie d’évitement de l’adoption : avoir recours à des consultants est alors un moyen de prendre de la distance avec la production55.

44 Dans d’autres cas, le recours à des sous-traitants est une étape du processus d’implémentation : il permet de compenser ponctuellement un manque de compétences en interne et de collaborer avec des acteurs experts, ceux-ci remplissant les rôles nécessaires au BIM ou au DC le temps du projet ou de la mission. Dans d’autres cas, des agences peuvent organiser leurs expertises numériques sous la forme d’équipes spécialisées opérant comme des consultants internes, ce qui est particulièrement visible dans les agences de moyennes et grandes tailles comme Foster + Partners et Grimshaw56.

Le chef d’agence : transformation numérique et leadership

45 Le rôle du leadership dans la transformation numérique est clef 57, que ce soit pour la décision d’adoption58 comme pour le soutien de l’implémentation. Le rôle de la direction de l’agence est indispensable pour la mise en place d’une vision et d’une volonté de changement. Ce leadership fera la différence entre des pratiques mises en place de façon non régulée, nouvelles à chaque projet, perdues si les acteurs clefs quittent l’agence, et des pratiques avancées, documentées, testées d’un projet à l’autre, améliorées et diffusées de manière homogène dans l’agence. La direction de l’agence pourra mettre en place les investissements nécessaires à la transformation numérique, comme le recrutement, la formation, le développement de librairies et d’assets numériques, d’outils, la mise en place d’infrastructure de diffusion de l’innovation, etc.

46 Dans certaines agences de moyenne et grande taille, il existe des rôles de leadership dédiés aux pratiques numériques (comme celui associé au titre de « Director of Design Technologies » ou « Head of BIM » par exemple), en charge de conseiller la direction de l’agence, de gérer les équipes de spécialistes et de mettre en place et assurer les stratégies de transformation numérique.

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Configurations et transversalités de ces rôles en agence

47 Une cartographie de ces rôles serait incomplète sans prendre en considération les relations entre eux, leurs transversalités et leurs configurations en agence d’architecture. Chaque rôle discuté dans la partie précédente peut être rempli par des acteurs variés, cumulé ou au contraire donner lieu à la spécialisation d’un acteur. En effet les organisations en agence d’architecture sont extrêmement variées, que ce soit du point de vue de la division horizontale du travail et de la polyvalence des acteurs, que de la division verticale du travail et de l’autonomie de l’acteur. Des recherches quantitatives plus poussées, telles que celles de Stals59, seraient nécessaires pour construire une connaissance fine de ce paysage en France. Certaines caractéristiques en sont ici discutées.

Transformation de la configuration des ressources

48 La transformation des pratiques d’une agence impacte tous les acteurs. Les cas observés où l’équipe de projet n’évoluait pas du fait de ses compétences mais s’en remettait complètement à un ou deux acteurs proactifs montrent que toute l’équipe perd du temps et que cela crée un climat de frustration. La plupart du temps l’organisation des équipes évolue avec les pratiques, ce qui est particulièrement visible pour les tâches de production (mettre à jour un modèle ou produire des livrables par exemple) où une équipe nombreuse mais peu compétente dans les technologies utilisées avancera en quelque sorte à reculons. Alors qu’une équipe aguerrie aux technologies BIM ou du DC aura une efficacité plus importante, et ce pour un effectif plus réduit. Par ailleurs, un membre en résistance ou aux compétences insuffisantes peut avoir un effet très négatif sur toute l’équipe. Là où la logique traditionnelle semblait être d’augmenter les effectifs pour augmenter leur productivité ou leur efficacité (apporter du renfort à l’approche d’une deadline par exemple), on observe que cela est disruptif si les compétences ne sont pas compatibles.

49 Beaucoup d’autres points seraient ici à développer. Les facteurs de succès de la transformation numérique et de la gestion du changement d’une agence sont multiples et en interrelation constante60. Cet article se focalise uniquement sur un aspect bien particulier à savoir la cartographie des acteurs moteurs du changement internes à l’agence. Des recherches plus focalisées sur les configurations de ces acteurs face aux autres facteurs du changement (comme la maturité des collaborateurs externes ou l’existence ou non d’une coercition réglementaire) seraient à mener.

Acteurs du BIM et du design computationnel : transversalités ?

50 Il est difficile d’établir des constantes sur les rapports entre pratiques du BIM et du DC, car la réalité en agence varie énormément en fonction de leurs niveaux de maturité et des contextes des projets. Cependant, il semble que les pratiques du BIM et de DC soient le plus souvent menées séparément, même au sein d’une agence où les deux compétences existent de façon concomitante. En effet, on observe que ces pratiques sont le plus souvent le fait d’acteurs distincts et s’inscrivent dans des temporalités différentes. Chez Foster + Partners par exemple, il existe des équipes de spécialistes

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dédiées au DC (SMG ou ARD comme décrit précédemment) et au BIM. Même chez Grimshaw où les experts du BIM et du DC dépendent d’un même département (appelé Design Technology), les missions et les tâches sont distinctes. Encore très souvent, BIM et CD sont donc effectués en silos et on observe peu de transversalités sur ces pratiques et ces sensibilités pourtant proches. On peut s’en étonner puisque, par exemple, les enjeux de formation de l’agence, de définition de stratégies numériques d’agence et de projet, ou encore de mise en place de ressources nécessaires sont communs à ces différents acteurs.

51 Des recherches complémentaires sur les transversalités de ces rôles et leurs collaborations pourraient permettre d’approfondir la compréhension des dynamiques entre ces acteurs de la transformation numérique au sein d’une même agence.

Réflexions sur l’opérationnalité des acteurs

52 Tout au long de notre cartographie humaine de la transformation numérique en agence d’architecture, nous avons décrit des rôles avec des modalités opératoires diverses, mais sans les expliciter particulièrement. Nous proposons ici de revenir sur la question, avec la proposition de trois modes opératoires de ces rôles (fig. 1) :

53 - celui du champion : dans ce mode opératoire, l’acteur est moteur des pratiques numériques uniquement sur le projet où il est assigné, et principalement sur le mode bottom up ;

54 - celui du manager : dans ce mode opératoire, l’acteur est moteur des pratiques numériques sur le projet, sur le mode top down ;

55 - celui du leader : dans ce mode opératoire, l’acteur est moteur des pratiques numériques pour l’agence et assure la vision et les stratégies en général.

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Figure 1. Spectre des modalités opératoires de l’acteur moteur du changement numérique dans l’organisation de l’agence d’architecture

56 Finalement, la multiplicité des rôles et des modalités opératoires possibles de ces acteurs montre la complexité de la situation actuelle, et comment on peine à situer ces rôles émergents et leurs positions dans l’agence.

57 Par ailleurs, nous n’interrogeons pas ici les titres variés utilisés par ces acteurs (comme « gestionnaire de la transformation digitale », « BIM lead », « Computational architect », « BIM architect », etc.). En effet, si ceux-ci peuvent nous informer sur la reconnaissance et la représentation de ces rôles, ils n’apportent pas forcément à la compréhension de leurs enjeux et de la réalité des pratiques.

58 Dans les deux sections suivantes, nous interrogerons ce que remplir ces rôles implique pour la figure du superuser et celle de l’architecte.

La figure du superuser

59 La figure du superuser proposée par Deutsch est un acteur expert des technologies numériques de la conception en général et se définit non pas tant par ses rôles que par ses compétences, ses savoir-faire et ses savoir être61. Si une efficacité technique hors du commun est reconnue au superuser62, celui-ci se distingue du poweruser par des compétences et savoir-être, entre autres par des compétences relationnelles propres à la collaboration63 et des capacités à conceptualiser et structurer des stratégies pour un projet ou pour une agence64. La figure du superuser va donc au-delà des clivages technologiques entre DC et BIM et reprend l’idée importante et déjà bien démontrée que l’expertise technique n’est pas suffisante pour la mise en œuvre des pratiques numériques, et que de nombreuses autres compétences sont nécessaires65.

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60 Dans certains cas, on observe que le superuser est un professionnel spécialisé qui s’inscrit dans l’un ou l’autre des rôles discutés dans les sections précédentes (fig. 2 – groupe A), dans d’autres cas, il ne s’identifie pas comme un spécialiste, mais comme un architecte (ou un ingénieur) enthousiaste pour le numérique (fig. 2 – groupe B).

Figure . Les rôles du superuser dans l’organisation de l’agence d’architecture

61 Nous l’avons discuté précédemment : les rôles remplis par ces acteurs du changement numériques ne sont pas tous formellement reconnus dans l’organisation de l’agence. Cela est dû à la fois aux diverses stratégies des agences elles-mêmes comme à celles de ces acteurs. On observe en effet parfois la réticence de certains à se (super)spécialiser en agence, par peur de se retrouver enfermés dans une « niche » dont ils pourraient difficilement sortir66. Cette méfiance envers les superspécialistes se retrouve dans le travail de Deutsch, où il s’attache à mettre en avant les savoir-être de curiosité et d’ouverture du superuser67. En effet, il décrit lui aussi les effets de silos que la surspécialisation peut entraîner, et rapproche plutôt le superuser de la figure de l’architecte généraliste. La distinction entre l’expert et le super-spécialiste (fig. 2 – groupes A et 1) est fine et mériterait d’être interrogée plus précisément.

62 Finalement, on peut dire que de multiples rôles associés à la transformation numérique s’observent actuellement en agence (BIM manager, etc.), et ils peuvent relever de modalités opératoires différentes (totalement inscrit sur le projet ou non par exemple). La figure du superuser vient décrire d’une façon plus générale les savoir-faire et savoir- être des acteurs du numérique en agence d’architecture. Elle cristallise la transformation culturelle et technique en cours, et met un nom sur une série de spécificités de ces acteurs. Tout acteur peut s’identifier comme un superuser, qu’il soit chef d’agence, architecte, ingénieur, dessinateur-projeteur avec une casquette BIM ou autres, et, finalement, qu’il soit spécialiste ou non.

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Évolution de la figure de l’architecte

63 De nombreuses craintes et incertitudes existent face aux transformations des professions par la technologie68, voire à leur disparition69. Mais la multiplication des expertises et l’évolution des moyens de production ne sont pas des phénomènes nouveaux pour l’architecte. Pour Chadoin, la profession d’architecte a toujours rencontré des nouvelles compétences et nouvelles missions, et elle persiste grâce à sa grande hétérogénéité70. Chadoin et Tapie affirment tous deux que l’hétérogénéité des savoirs et des compétences ainsi que leurs hybridations sont constitutifs de la profession d’architecte71. En particulier, la profession d’architecte se caractériserait par une « indétermination » lui permettant de renégocier et réinventer sans cesse sa position et sa pratique72.

64 Intégrer des compétences nouvelles comme le numérique pour les superusers (fig. 2 – groupe B) n’est donc pas une dissolution de l’architecte, mais s’inscrit pleinement dans l’indétermination de celui-ci. La valorisation des compétences hétérogènes étant au cœur de la profession d’architecte et de l’agence d’architecture, l’enjeu devient alors l’intégration de ces acteurs dans les agences d’architecture grâce à des organisations collectives renouvelées.

65 Les organisations de l’agence d’architecture sont un moyen fort de permettre l’évolution des pratiques numériques et l’hétérogénéité des compétences des architectes. Mais encore faut-il que ces agences prennent en compte les enjeux de gestion du changement et de collaboration dans des groupes aux compétences hétérogènes.

Résistances et frustrations : les sacrifiés d’une transition numérique en panne ?

66 Mettre en place des stratégies de gestion du changement et des rôles dédiés demande un investissement financier non négligeable, et les facteurs de succès ou d’échec de ces stratégies sont complexes et gourmands en ressources. Confusion, anxiété, résistance, frustration : les effets d’une gestion du changement hasardeuse sont délétères pour l’agence d’architecture et ses acteurs. Or, on observe de multiples occurrences où les agences s’en remettent à des individus enthousiastes pour porter le changement, mais sans pleinement supporter l’investissement et ses coûts dans le temps. Si l’agence ne s’engage pas sérieusement dans le processus, alors cet acteur se heurtera à de nombreuses difficultés, entraînant frustrations et désillusions, voire cherchera à quitter la profession73 .

Conclusions

67 L’originalité de cette recherche est d’aborder la transformation numérique en mettant en regard à la fois les pratiques du BIM et celles du DC pour en interroger les acteurs dans le cadre des agences d’architecture. Alors que souvent étudiés dans des littératures différentes, BIM et DC sont complémentaires en agence dans la réalité du travail de projet et sont tous deux significatifs des lignes de force de la transformation des organisations.

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68 Dans cet exercice de cartographie, nous avons identifié les rôles professionnels moteurs de la transformation numérique en agence d’architecture. Nous en avons mis en avant la multiplicité des missions techniques et managériales, ainsi que le manque de consensus existant sur leurs circonscriptions exactes, même pour les rôles les plus visibles. Nous avons montré la palette d’inscription de ces rôles dans les organisations des agences et des équipes de projet. En particulier, nous avons interrogé l’intégration de ces rôles en agence en termes de spécialisation ou non-spécialisation, d’enjeux et de risques pour les professionnels concernés. La figure du superuser s’est avérée particulièrement pertinente pour décrire un tel champ de possibilités.

69 Nous avons soulevé les enjeux que le contexte de difficile transformation numérique pouvait représenter pour ces acteurs du changement, en particulier sur leurs positionnements dans l’agence, leurs reconnaissances et les difficultés professionnelles ressenties. Ces résultats pourraient être poursuivis par des recherches ultérieures sur les trajectoires de ces acteurs et sur le coût de la résistance au changement pour les agences et les individus.

70 Finalement, les données qualitatives que nous avons recueillies nous ont permis d’aborder cette population encore peu étudiée et d’en esquisser les contours et les enjeux professionnels. Des campagnes de recueils de données quantitatives seraient nécessaires pour atteindre une connaissance plus fine du paysage de l’adoption des pratiques numériques en agence, de l’évolution des compétences des architectes et de leur spécialisation ou non. Nous persistons à avancer que les pratiques numériques devraient être dé-segmentées et que les enjeux du BIM et du DC doivent être étudiés de façon complémentaire.

71 En particulier, des études plus poussées pourraient être poursuivies pour interroger les corrélations entre l’organisation interne des agences et les autres facteurs du changement, les différences entre pays, ou encore les corrélations entre l’enseignement dans les écoles et les dynamiques d’appropriation du numérique.

72 La capacité à s’adapter et la résilience sont des enjeux majeurs de notre monde actuel. Mais après quarante ans d’évolution des outils numériques, force est de constater que les agences d’architecture peinent à suivre. Le changement perpétuel est une violence au travail que l’on ne doit pas sous-estimer, tout comme peut être violent un environnement de résistance et de frustration. Une connaissance fine de ces phénomènes est cruciale en vue d’amener les architectes et futurs architectes à être acteurs et non victimes de ces changements.

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NOTES

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2. Avec entre autres la première version d’Autocad en 1982. CAD est l’acronyme de Computer Aided Design. 3. Phillip G. Bernstein, Architecture, Design, Data : Practice Competency in the Era of Computation, Birkhauser Architecture, 2018 ; Sébastien Bourbonnais, op. cit. ; Mario Carpo, The Second Digital Turn: Design beyond Intelligence, Cambridge, MIT Press, 2017 ; Philippe Marin, « D’une conception informée par des données à la généralisation des systèmes cyber-physiques », Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère, 2018 ; Antoine Picon, op. cit. 4. AFNOR, NF EN ISO 19650-1, Organisation et Numérisation Des Informations Relatives Aux Bâtiments et Ouvrages de Génie Civil, y Compris Modélisation Des Informations de La Construction (BIM), AFNOR, 2018 ; Randy Deutsch, BIM and Integrated Design, Strategies for Architectural Practices, The American Institute of Architects, 2011 ; Valery Didelon, « L’empire du BIM », Criticat, avril 2017 ; Chuck Eastman, et al., BIM Handbook: A Guide to Building Information Modeling for Owners, Managers, Designers, Engineers and Contractors, Hoboken, John Wiley & Sons, 2011 ; Eric Lebegue et al., Conduire un projet de construction a l’aide du BIM, Paris, CSTB edition/Eyrolles, 2015; Maria João Ribeirinho et al., McKinsey Report: The next Normal in Construction How Disruption Is Reshaping the World’s Largest Ecosystem, 2020, [en ligne] https://www.mckinsey.com/industries/capital-projects-and- infrastructure/our-insights/the-next-normal-in-construction-how-disruption-is-reshaping-the- worlds-largest-ecosystem, consulté le 15 octobre 2020. 5. Mario Carpo, The Digital Turn in Architecture 1992-2012, AS Reader, Wileys, 2012 ; Antoine Picon, op. cit. 6. Aurélie de Boissieu, Modélisation paramétrique en conception architecturale : caractérisation des opérations cognitives de conception pour une pédagogie, thèse de doctorat, université Paris-Est, Paris. 2013 ; Sébastien Bourbonnais, op. cit. ; Mario Carpo, The Digital Turn in Architecture…, op. cit. ; Mario Carpo, The Second Digital Turn…, op. cit. 7. Élodie Hochscheid, Gilles Halin. « L’adoption du BIM dans les agences d’architecture en France », SHS Web of Conferences, 2018. 8. Rabia Charef, Stephen Emmitt, Hafiz Alaka Farid Fouchal, « Building Information Modelling Adoption in the European Union: An Overview », Journal of Building, 2019. 9. Aurélie de Boissieu, Modélisation paramétrique en conception architecturale…, op. cit. 10. Idem. ; Élodie Hochscheid, Gilles Halin. « L’adoption du BIM dans les agences d’architecture…», op. cit. ; Adeline Stals, Pratiques numériques émergentes en conception architecturale dans les bureaux de petite taille, Perceptions et usages de la modélisation paramétrique, thèse de doctorat, université de Liège, 2019. 11. Ahmed Louay, John P. Kawalek, Mohamad Kassem, « A Comprehensive Identification and Categorisation of Drivers, Factors, and Determinants for BIM Adoption: A Systematic Literature Review », Computing in Civil Engineering, 2017, pp. 220-227 ; Élodie Hochscheid, Gilles Halin, « A Framework for Studying the Factors That Influence the BIM Adoption Process », Advances in ICT in Design, Construction and Management in Architecture, Engineering, Construction and Operations (AECO): Proceedings of the 36th CIB W78 2019 Conference, 2019, pp. 275-285 ; Mohamad Kassem, Bilal Succar, « Macro BIM Adoption: Comparative Market Analysis », Automation in Construction 81, 2017, pp. 286-299. 12. Phillip G. Bernstein, Architecture, Design, Data: Practice Competency in the Era of Computation, Birkhauser Architecture, 2018 ; Inês Caetano, Luís Santos, António Leitão, « Computational Design in Architecture: Defining Parametric, Generative, and Algorithmic Design », Frontiers of Architectural Research, 2020 ; Mario Carpo, The Second Digital Turn…, op. cit. ; Antoine Picon, op. cit. 13. Chuck Eastman et al., BIM Handbook: A Guide to Building Information Modeling for Owners, Managers, Designers, Engineers and Contractors, Hoboken, John Wiley & Sons, 2011 ; Mohamad Kassem, Jennifer Li, Building Information Modelling: Evaluating Tools for Maturity and Benefits Measurement, Cambridge, Centre for Digital Built Britain, 2020 ; Mohamad Kassem, Bilal Succar, op. cit. ; Rúben Santos, António A. Costa, António Grilo, « Bibliometric Analysis and Review of

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RÉSUMÉS

La capacité à s’adapter et la résilience sont un enjeu majeur dans notre monde actuel. Mais après quarante ans d’évolution des outils numériques, force est de constater que les agences d’architecture peinent à suivre. Le changement perpétuel est une violence au travail que l’on ne doit pas sous-estimer, tout comme peut être violent un environnement de résistance et de frustration. Une connaissance fine de ces phénomènes est cruciale en vue d’amener les architectes et futurs architectes à être acteur et non victime de ces changements. Si la transformation d’une pratique relève de multiples facteurs, nous proposons de nous concentrer sur l’un d’eux : l’organisation interne, et plus particulièrement sur les agents humains de la transformation numérique. Nous interrogeons les rôles catalyseurs des pratiques numériques en vue d’établir une cartographie humaine de la transformation des organisations des agences d’architecture. La recherche s’appuie sur des données qualitatives issues d’entretiens et d’observations participantes. Leur analyse vise à rendre compte au mieux de la diversité et de la spécificité des rôles et des agencements des acteurs du numérique, d’aborder leurs représentations mentales ainsi que les écarts pouvant exister entre organisations formelles et informelles observables sur le terrain. L’article montre les tensions qui existent entre rôles spécialistes et généralistes, en particulier dans le contexte de pratiques numériques mouvantes. Du BIM manager au computational designer, nous montrons l’éventail de possibilités d’inscription de ces acteurs dans l’organisation de l’agence, leurs difficultés, et la part non négligeable de leur rôles respectifs dédiées à la conduite du changement. Nous interrogeons également ce que ces rôles nous disent de l’évolution de la profession d’architecte.

The ability to adapt is a major issue in the world we are currently living in. After more than forty years of the evolution of digital tools, however, architectural studios are still struggling to keep up. Perpetual change is a violence in the workplace that should not be underestimated. Detailed knowledge of these phenomena is crucial in order for architects and future architects to be actors and not victims of these digital transformations. Although the transformation of a practice is due to multiple factors, we suggest focusing on just one of them; that is, the internal organization and, more particularly, the human agents of digital transformation. In order to establish a cartography of the human agents of transformation in architectural studios, we thus question the catalytic roles that they play. The research is based on qualitative data from interviews and participant observation. Their analysis aims to give the best account of the diversity and specificity of the roles and arrangements of digital players, to address their mental representations as well as the gaps that may exist between the formal and informal organizations that are observable in practice. The article shows the tensions that exist between specialist and generalist roles, especially in the context of changing digital practices. From BIM manager to computational designer, we show the range of possibilities for these actors to register in the organization of the agency, their difficulties, and the non-negligible part of their respective roles in driving change. We also question what these roles tell us about the evolution of the architectural profession.

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INDEX

Mots-clés : Transformation numérique, Acteur du changement, Expert, BIM, Design computationnel Keywords : Digital transformation, Change Agent, Expert, BIM Computational Design

AUTEUR

AURÉLIE DE BOISSIEU Chargée de cours à l’université de Liège en Belgique, Aurélie de Boissieu est chercheuse au sein du laboratoire LUCID-LNA. Elle travaille en particulier sur les enjeux du BIM et des pratiques computationnelles dans la conception architecturale. Après avoir menée son doctorat dans le laboratoire MAP-MAACC (UMR CNRS 3495), elle a enseigné les sciences et techniques en ENSA et travaillé comme expert du numérique dans de nombreuses agences, en particulier chez Heatherwick Studio et Grimshaw Architects. [email protected] ; https://www.researchgate.net/profile/Aurelie_De_Boissieu

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Les agences d’architecture françaises à l’ère du BIM : contradictions, pratiques, réactions et perspectives French architecture firms in the age of BIM : contradictions, practices, reactions and future prospects

Elodie Hochscheid et Gilles Halin

Introduction

1 On dit souvent des agences d’architecture qu’elles ont des pratiques professionnelles encore très artisanales, hermétiques à toute forme de rationalisation. Mais depuis quelques années en France et partout dans le monde, le Building Information Modeling (BIM) est plébiscité et mis en œuvre de façon croissante. La technologie innovante du BIM regroupe un ensemble de méthodes, procédés et outils de travail qui ont pour objet la rationalisation des échanges d’informations tout au long du cycle de vie d’un ouvrage.

2 En 2015, la revue AMC a lancé un appel à contributions aux architectes sur la thématique « Le BIM est-il l’avenir de l’architecture ? ». Les réponses diffusées révèlent la diversité des réactions des architectes face au BIM, un an après son intégration dans les stratégies de l’État français. Pour certains, le BIM est « l’occasion de reprendre la maîtrise du projet1 », voire « la dernière chance des architectes de re-devenir les maîtres d’œuvre qu’ils ont cessé d’être2 ». Pour d’autres, au contraire, il s’agit du « coup fatal qu’[ils] vont prendre derrière la tête s’ils ne résistent pas ensemble à ce nouveau diktat3 ! ». Pourquoi le BIM suscite-t-il des réactions si passionnées ? Va-t-il transformer le secteur de l’architecture ?

3 Les réactions des acteurs face à une technologie comme le BIM dépendent des caractéristiques de la technologie, des acteurs eux-mêmes (individus ou entreprises), et

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du contexte (historique, social, politique, économique) dans lequel ils s’inscrivent4. L’impact du BIM sur la profession dépend quant à lui des décideurs politiques, des pressions économiques et sociales qui pèsent sur les agences, ainsi que de leurs propres réactions à ces dernières.

4 Les auteurs proposent d’étudier l’impact possible du BIM sur le secteur de l’architecture sous deux angles. Le premier est historique et consiste à mettre en évidence des éléments marquants de l’histoire des outils de dessin ou de conception assistée par ordinateur. Le second est quantitatif : une enquête par questionnaire a mis en évidence des tendances d’appropriation du BIM par les architectes dans ses dimensions économique et sociale. Ces approches permettent d’élaborer des hypothèses sur les raisons des réactions des architectes face au BIM et de réaliser une analyse prospective sur l’impact de sa diffusion sur la profession et les agences d’architecture.

Les trajectoires divergentes de la profession d’architecte et de la technologie BIM

Le BIM : une innovation récente et disruptive ?

5 Le BIM est souvent présenté comme une innovation « disruptive » (soudaine, qui perturbe l’ordre établi). La disruption correspond à l’accélération de l’innovation technologique et sa conséquence : notre incapacité à penser l’impact et l’intérêt de l’innovation en amont de sa diffusion5. Dans le cas du BIM, plusieurs dizaines d’années ont séparé les premières réflexions et la mise en œuvre effective de la technologie. Le BIM s’inscrit par ailleurs dans une ligne cohérente d’évolutions techniques et organisationnelles de la maîtrise d’œuvre.

6 Au début des années 1960, les premiers logiciels ancêtres des solutions de DAO (dessin assisté par ordinateur) voient le jour dans les laboratoires de recherche. Très vite, des industriels (notamment de l’automobile et de l’aéronautique) développent des outils de DAO/CAO (conception assistée par ordinateur) destinés dans un premier temps à leur propre usage6. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, on bascule d’une « informatique de programmation » (les grandes entreprises développent leurs propres outils informatiques) à une « informatique d’édition » (des entreprises développent des solutions standards pour le plus grand nombre7). Il faut donc attendre les années 1980 et la démocratisation des ordinateurs personnels pour voir massivement commercialisés les premiers outils de CAO destinés au secteur de la construction. Dans la première moitié des années 1980 est disponible la première version d’AutoCAD et de la plupart des logiciels de CAO utilisés aujourd’hui en BIM de conception8 (bien que la notion de BIM soit alors encore anachronique). Pourtant, ces outils permettent déjà de travailler en modélisation 3D orientée objet et leur principe de fonctionnement n’a pas fondamentalement changé depuis. L’idée de connecter les informations des modèles d’ingénierie et d’architecture (building information) dans une seule « maquette numérique » (building model)9 émerge dans les travaux de recherche.

7 Au cours des années 1980, le dessin et la conception assistés par ordinateur (DAO/CAO) se développent. Dans les années 1990, des campagnes nationales invitent les agences à se doter d’ordinateurs et de logiciels de CAO10. Au cours des années 1990, il y a encore « peu d’ordinateurs dans les agences d’architecture, et ils [sont] généralement utilisés

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pour faire du traitement de texte et de la comptabilité. Les tâches de conception s’[effectuent] encore à la main, des premiers croquis au rendu final11 ». Entre 1995 et 2000, même les plus « réticentes » (qui ont par ailleurs subi la concurrence des autres), ont finalement adopté à leur tour la DAO-CAO12. Rares sont celles après 2000 qui n’y ont pas recours13. Mais en assistant la conception et en simplifiant le travail de dessin, la CAO a commencé à être considérée comme une menace pour les architectes. Les compétences de conception et de dessin qu’ils mettent en avant sont plus difficilement valorisables auprès des maîtres d’ouvrage que les compétences techniques qu’ils ont laissé leur échapper14.

8 Au cours des années 1990, les technologies de l’information et de la communication se développent avec la démocratisation d’Internet. Les différentes disciplines du secteur de la construction utilisent cependant des logiciels entre lesquels les communications restent difficiles : ce phénomène est intitulé « archipels d’information15 ». La dispersion des informations du bâtiment, leur perte, ainsi que leur ressaisie à chaque passage d’un acteur ou phase du projet à l’autre sont à l’origine de nombreux dysfonctionnements. Ils allongent les délais, minimisent la qualité, et augmentent les coûts de l’ouvrage16. En 1996, les principaux éditeurs de logiciels pour la construction fondent l’International Alliance for Interoperability17, qui développe dès l’année suivante le format IFC (standard d’échange ouvert pour les maquettes numériques). Au cours des années 1990, les travaux de recherche concernant les informations du bâtiment (building information) ainsi que leur gestion (information management)18 se multiplient : le Building Information Model (ing)/Management ou BIM est ainsi né.

Principe et développement des pratiques BIM

9 Le BIM consiste à alimenter et exploiter via des outils une base de données intégrée (maquette numérique) qui contient les informations utiles tout au long de la vie d’un ouvrage19. Pour la phase de conception, cela implique un important effort de modélisation très en amont du projet, notamment par l’architecte. Il pourra lui-même bénéficier de ces informations pour la documentation du projet. Cette méthode est censée favoriser les échanges entre acteurs de la maîtrise d’œuvre tôt dans la conception, afin d’ajuster le projet lorsque le coût des modifications est encore très faible. Cette technologie s’inscrit donc à la fois dans une logique de rationalisation du travail et d’amélioration de la qualité de l’ouvrage dans sa dimension technique. Cependant, sa mise en œuvre suppose une importante évolution des pratiques de travail, sur trois volets20. Le premier concerne la dimension technique et inclut des outils numériques, formats et plateformes d’échanges ; le second est un volet humain et organisationnel qui concerne les méthodes de travail des acteurs, leurs rôles et compétences ainsi que l’organisation des équipes de projet ; et le dernier, le volet institutionnel, concerne quant à lui les politiques publiques de développement, une intégration dans l’enseignement et un encadrement réglementaire.

10 La mise en place de ce cadre a débuté en France à la publication du « rapport Delcambre21 ». C’est tardif par rapport à d’autres pays22. Mais que ce soit en France ou à l’international, ce cadre demeure très lacunaire. Sur le plan technique, les échanges souffrent de problèmes d’interopérabilité. Sur le plan humain et organisationnel, la technologie perturbe le déroulement du projet tel qu’il est aujourd’hui conduit et nécessite une rigueur et un coût inédits pour la réalisation de la modélisation. S’y

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ajoutent la nécessaire mise à niveau des compétences des professionnels et le coût des équipements et de la formation qui y sont associés. L’utilisation du BIM induit des modifications des modalités d’exécution des prestations et la création de missions complémentaires. L’organisation séquentielle du projet, inscrit dans la loi MOP23, est d’ailleurs incompatible avec une utilisation avancée de la technologie BIM24.

11 La diversification des acteurs du projet et la redistribution des rôles de la maîtrise d’œuvre surviennent dans un contexte plus général et mondialisé de rationalisation de l’acte de construire. Celle-ci est concomitante avec la mise en réseau des informations et l’arrivée d’Internet. Dans l’industrie, la critique du modèle séquentiel et l’avènement de l’ingénierie concourante ont fait émerger des réflexions sur les méthodes de gestion de projet25 qui sont aujourd’hui englobées par la thématique du BIM. La technologie BIM s’inscrit donc dans une lignée d’évolutions techniques, organisationnelles et réglementaires de la maîtrise d’œuvre envisagées depuis des décennies, mais sa mise en œuvre bouleverse les pratiques professionnelles actuelles.

BIM et architectes : deux ADN incompatibles ?

12 La nature collaborative, économique, technique et innovante du BIM semble antinomique avec la pratique solitaire26, libérale27, artistique28 et traditionnelle de l’architecte. Les auteurs développent ici ces contradictions et les réactions qu’elles peuvent susciter chez les architectes au sujet du BIM.

La dimension collaborative du BIM et l’architecte « maître de l’œuvre »

13 L’imbrication des interventions des acteurs dans une pratique BIM questionne la notion de « droit d’auteur29 » des architectes : « Quand une multitude d’acteurs, impliqués à des niveaux très différents, agissent tous en temps réel sur une même maquette numérique, qui peut prétendre accaparer la propriété intellectuelle du projet résultant30 ? » L’origine des informations de la maquette numérique est au cœur des débats sur le BIM, mais pour les architectes, ce n’est pas qu’une question de responsabilité : c’est la paternité de l’œuvre qui est en jeu.

14 Au XIXe siècle, l’architecte « exerce souvent seul et sans forcément élaborer une pensée rationalisée du travail31 ». Aujourd’hui encore, les agences d’architecture sont restées relativement petites avec un fonctionnement régulièrement qualifié d’artisanal. La montée du BIM a fait naître la crainte de l’extinction de ces petites agences puisque « seules les grosses structures [pourraient] adopter la nouvelle technologie tellement son coût [serait] important32 ».

15 Enfin, les architectes ont des réactions contrastées concernant le partage d’outils et de méthodes de travail. La petite taille des agences les a amenés à être très peu confrontées à (ou à refuser) la rationalisation des méthodes de travail, même en leur sein33, alors que de nombreux pays vont largement dans ce sens depuis plus de dix ans34. Le partage d’artefacts, d’outils et de méthodes de travail entre les acteurs de la maîtrise d’œuvre, nécessaire dans un système de cotraitance35 en fonctionnement séquentiel36. La norme ISO 9001 par exemple, dont l’utilisation s’est généralisée dans de

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nombreux secteurs, n’a pas connu un grand succès au sein des agences : certains architectes voyaient dans cette rationalisation une « perte de créativité37 ».

16 Le partage d’artefacts, d’outils et de méthodes de travail entre les acteurs de la maîtrise d’œuvre est donc parfois perçu comme une intrusion dans le processus de conception : « Une petite caste d’idéalistes de la technique universelle […] a décidé unilatéralement de révolutionner radicalement la manière de travailler dans des agences dont ils ne font pas partie et dont ils ignorent copieusement le quotidien38. »

L’architecte artiste et la dimension technique du BIM

17 Les problématiques traitées par le BIM (anticipation du chantier, meilleure prise en compte des contraintes techniques) ont été historiquement progressivement éloignées des activités des architectes39. Le BIM concerne la performance technique de l’ouvrage bien plus que sa dimension sensible ou sociale40. Ainsi, certains architectes craignent que le développement du BIM amène à la prévalence systématique des questions techniques dans les projets au détriment de la qualité architecturale.

18 Au cours de la seconde partie du XXe siècle, le secteur de la construction a connu différentes formes de normalisation. L’habitude de travailler en « charrette » dominait les pratiques professionnelles, et certains architectes voyaient dans cette rationalisation une « perte de créativité41 ». La norme ISO 9001 par exemple, dont l’utilisation s’est généralisée dans de nombreux secteurs, n’a pas connu un grand succès au sein des agences. Ces formes de rationalisation refont aujourd’hui leur apparition pour les architectes avec le BIM.

La culture libérale de la profession et la dimension économique, rationnelle et industrielle du BIM

19 L’aversion d’une partie des architectes pour la rationalisation est souvent expliquée par leur identité d’artiste et par l’impossibilité de rationaliser la démarche de conception42. Mais cela pourrait également être lié à la culture libérale43 qui a depuis longtemps dissocié le rôle de l’architecte (désintéressé, qui perçoit des bénéfices non commerciaux) de celui de l’entrepreneur (qui a vocation à s’enrichir). La rationalisation est donc présentée comme incompatible avec la qualité architecturale recherchée : Ce triplet performatif [démocratisation des supports mobilisés, performance productive et enjeu commercial] concerne bien l’acte de construire dans son industrieuse optimisation, il fait simplement l’omission de la raison du projet. La mission de l’architecte […] porte un discours de conscience sur la culture, sur la pensée et sur la société44.

20 Nombreux sont ceux qui craignent l’impact du BIM sur la production architecturale : les bibliothèques d’objets BIM inciteraient à une architecture standardisée, et, à l’inverse, l’architecture computationnelle45 serait une « dérive formaliste46 ». L’idée que les outils utilisés impactent la production et surtout la pratique architecturale est ancrée. Les outils BIM font donc l’objet d’une attention particulière : « Les différents acteurs seront plus que jamais dépendants de leurs outils informatiques et donc de ceux qui les commercialisent47. » La récente généralisation des licences par abonnement et des services dématérialisés associés ne permettra ni le maintien de versions anciennes sur plusieurs années (pour limiter les coûts et éviter la disparition

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intempestive de fonctionnalités lors de mises à jour), ni une utilisation « illégale » de celles-ci que l’on sait courante dans les agences48.

21 Enfin, si le principe d’indépendance ancré dans la culture libérale implique que toute demande du maître d’ouvrage n’est pas à satisfaire car l’architecture porte un caractère d’intérêt général49, il faut rappeler que la mise en œuvre d’un processus BIM émane généralement de ce dernier. Ainsi, les architectes qui estiment que ce processus peut dégrader la qualité architecturale du projet seront très enclins à refuser ou éviter ce type de projet50.

Le caractère innovant du BIM et l’inertie de l’enseignement en architecture

22 La vitesse à laquelle se développe l’innovation numérique nécessite une mise à jour régulière des compétences des professionnels et des programmes des ENSA. L’actualisation du contenu pédagogique est un pendant de la recherche universitaire51. Mais les chercheurs sont rares dans les ENSA et l’enseignement de la CAO (généralement réalisé par des enseignants issus du champ STA52) est très rarement mis en relation avec l’enseignement central de projet53. Il ne permet donc pas d’évoquer les problématiques rencontrées pendant la conception54. En 2017, un référentiel d’enseignement numérique intégrant la thématique BIM a été établi par le ministère de tutelle des ENSA et seules quelques-unes d’entre elles l’ont transposé dans leurs programmes55. La faible intégration de chercheurs dans l’enseignement des ENSA participe de la faible actualisation des programmes pédagogiques, et à l’inertie de la profession qui peine à mettre en œuvre le BIM.

Les agences d’architecture et le BIM aujourd’hui : chiffres et analyses

23 L’étude des trajectoires de la profession et du BIM a dégagé des hypothèses concernant l’impact du BIM sur la profession. Nous allons ici cartographier les pratiques actuelles des agences via des approches quantitatives, et y corréler leurs appropriations et appréhensions du BIM. Cela permettra, au regard des éléments apportés dans les parties précédentes, une étude prospective de l’évolution des agences.

Méthode

24 Le Conseil national de l’ordre des architectes (CNOA) réalise régulièrement des enquêtes sur la profession d’architecte depuis 2005. Aujourd’hui intitulées « Archigraphie », elles permettent de suivre l’évolution des agences et leurs pratiques, mais elles ont pour l’instant peu abordé le BIM56.

25 Notre enquête par questionnaire permet de compléter les connaissances actuelles sur les agences et leur appropriation du BIM57. Celle-ci fait suite à des travaux préliminaires d’entretiens, de recherche-action, et d’observation directe au sein d’agences d’architecture58. L’enquête comporte trois parties : les caractéristiques des agences, leurs pratiques numériques, et les pratiques d’implémentation du BIM. Le nombre de questions varie selon les réponses des enquêtés (entre une vingtaine et une

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soixantaine). Le questionnaire, saisi dans un outil d’enquête en ligne (LimeSurvey), a été diffusé par le CNOA à 30 000 architectes en avril 2019. 894 réponses complètes ont été recueillies et analysées. Le panel de répondants a été comparé aux statistiques Archigraphie 2018 sur deux critères (taille et origine géographique des agences) : il est identique aux répartitions géographiques des agences mais compte dix points de moins d’agences d’une à cinq personnes. La représentativité du panel est donc suffisante.

Cartographie des pratiques des agences

26 Les données recueillies sur le contexte interne des agences d’architecture (tableau 1) ont été utilisées pour réaliser une analyse des correspondances multiples59 (ACM). Celle-ci a permis de déterminer les modalités souvent adoptées par les mêmes agences. La sélection des variables à étudier est issue d’un état de l’art sur les données organisationnelles qui peuvent impacter l’adoption d’une innovation60.

Tableau 1. Variables actives utilisées pour l’ACM.

Description de la Variable Modalités de variable variable

Inférieur à 5 ans, entre 5 et 10 ans, entre 11 et 20, entre 21 Anc.ag Ancienneté de l’agence et 30, entre 31 et 40, supérieur à 40.

Nombre de personnes Indépendant qui travaille seul ; de 1 à 5 employés ; de 6 à Nb.pers travaillant à l’agence 10, de 11 à 20, de 21 à 50, supérieur à 50.

PlutotPetit lorsque les agences réalisent régulièrement des projets de moins de 1000m², Moyens pour des projets Taille des projets réalisés Psiz61 entre 1000 et 5000 m² ; PlutôtGrand pour des projets de par l’agence plus de 5001 m² ; Varié pour les agences qui ont indiqué réaliser régulièrement différentes tailles de projets.

Type de maîtrise d’ouvrage avec laquelle Proj.mou Privée, publique, privée et publique l’agence travaille le plus souvent

Mode de division du Trav.div Division par phase, division par personne, autre travail

Hiérarchie forte et supervision directe, hiérarchie forte et Type de hiérarchie au Typ.hier division des responsabilités, hiérarchie existante mais sein de l’agence peu visible, hiérarchie inexistante et forte coopération.

Renouvellement de Turnover Oui, Non personnel régulier

Nombre d’années Inférieure à 5, de 5 à 10, de 11 à 20, de 21 à 30, supérieure XP.dir.unique d’expérience du à 30, varié. dirigeant

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Niveau de participation du dirigeant à la Pas du tout, visualisation uniquement, modifications Dir.ut.outils production graphique à légères, participation active, inconnu. l’agence

L’agence travaille BET.mm.svt régulièrement avec les Oui, Non. mêmes bureaux d’études

27 Sur le nuage de points obtenu via l’ACM (fig. 1), chaque point représente une agence. Plus les points sont proches, plus les agences partagent des modalités. Les densités observées correspondent donc à des groupes d’agences qui partagent de nombreuses caractéristiques ; les nuances de gris font apparaître les superpositions de points. Plus les points sont éloignés du centre plus les agences représentées par ces points adoptent des modalités rares.

Figure 1. Nuage des individus obtenu par ACM.

28 La forme de parabole du nuage de points (effet Guttman62) indique des relations multiples entre les agences. On observe trois zones de densité : un groupe assez dense à gauche (groupe A), un nuage diffus avec quelques points superposés au centre (groupe B), et un nuage oblong sur la droite (groupe C). Les rapports de corrélation (fig. 2) permettent d’identifier les variables qui contribuent le plus au positionnement des points63.

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Figure 2. Rapports de corrélation.

29 La première dimension (Dim1, fig. 2) résume en premier lieu le type de hiérarchie et le nombre de personnes dans l’agence ainsi que l’expérience du dirigeant, son utilisation des outils numériques et le turnover dans l’agence. La seconde dimension représente principalement le nombre de personnes dans l’agence. Ce résultat est attendu car la taille des agences est susceptible d’être fortement associée aux autres variables. L’observation du nuage des individus coloriés selon les modalités de la variable nb.pers – nombre de personnes dans l’agence (fig. 3) – fait apparaître les répartitions des groupes d’agences et les barycentres des modalités (gros points au centre d’une ellipse).

Figure 3. Nuage des individus pour nb.pers.

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30 L’affichage de tous les barycentres des modalités des variables (nuage des modalités, fig. 4) permet d’étudier les proximités entre variables.

Figure 4. Nuage des modalités de l’ACM.

31 La plupart des modalités des variables ordonnées évoluent dans la même direction : elles suivent un axe qui va de bas à gauche vers en haut à droite (fig. 4). Les variables qui répondent à ce motif évoluent donc de la même manière. La forte présence de données inconnues sur la partie gauche de la figure 4 permet d’expliquer la forte densité du groupe A : il s’agit des indépendants qui travaillent seuls. Ils n’ont pas eu accès dans notre questionnaire aux questions concernant la collaboration, la hiérarchie et le turnover : leurs non-réponses systématiques ont contribué à les rapprocher « artificiellement » sur la base de ces variables qui ne les concernaient pas.

32 Certaines observations sont attendues. Plus le nombre de personnes dans l’agence est élevé, plus l’agence aura tendance à être ancienne, aura un dirigeant qui a beaucoup d’expérience et un fonctionnement hiérarchique fort avec un turnover important. Le nuage des individus pour Psiz – taille des projets réalisés par l’agence (fig. 5) – met en évidence une dispersion des modalités plus forte que pour nb.pers : certaines agences de petite taille réalisent des projets de taille moyenne et grande.

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Figure 5. Nuage des individus pour Psiz.

33 D’autres observations sont en revanche peu liées à la taille des agences (fig. 4), comme le type de maîtrise d’ouvrage avec lequel travaille principalement une agence. Le nuage des individus pour proj.mou – type de maîtrise d’ouvrage (fig. 6) – montre que les petites agences et les indépendants réalisent des marchés publics, même si cette pratique reste principalement concentrée sur la moitié droite du graphique.

Figure 6. Nuage des individus pour proj.mou.

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34 On peut à présent déterminer la structure générale de l’espace graphique résultant de l’ACM (fig. 7). La dimension 1 correspond au mode de pratique : plutôt indépendante ou horizontale vers la gauche (groupes A et B), plus hiérarchisée vers la droite (groupe C). La moitié inférieure de l’espace regroupe des agences plus petites, plus jeunes, aux dirigeants moins expérimentés. La moitié supérieure accueille au contraire des agences plus grandes et plus anciennes. La dimension 2 peut être « résumée » au niveau d’ancienneté des entreprises et de leur dirigeant.

35 Le nuage des individus permet, pour une variable donnée, de faire apparaître la répartition de ses modalités au sein des agences. Il ne permet cependant pas l’observation simultanée de plusieurs variables. Le nuage des modalités permet quant à lui d’observer plusieurs variables mais efface la répartition de leurs modalités. Nous avons souhaité proposer une cartographie synthétique des organisations des agences d’architecture : l’Espace socio-économique des agences d’erchitecture ou ESÉAA64 (fig. 7). Il permet d’étudier la population des agences d’architecture françaises.

Figure 7. Espace socio-économique des agences d’architecture (ESÉAA).

36 L’ESÉAA distingue trois modes de fonctionnement des agences : (A) des indépendants travaillant seul, (B) des petites agences à hiérarchie plutôt horizontale et (C) des agences aux tailles variées qui ont un fonctionnement hiérarchique plus vertical65. La taille des groupes sur l’ESÉAA n’est pas associée au nombre d’individus qui le compose mais à leur diversité relative aux variables que nous étudions.

37 Si les deux premiers groupes (A et B) réalisent plutôt des projets de petite taille, le troisième est plus diversifié, tant par la taille des entreprises qui le composent que la taille de leurs projets. Chaque groupe d’agence travaille à la fois en marchés privés et publics, mais la proportion de marchés publics augmente avec le niveau de hiérarchisation des entreprises. Enfin, de jeunes agences (de moins de dix ans) sont

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présentes dans les trois groupes : elles réalisent généralement des petits projets et ont des dirigeants jeunes.

38 L’espace social ainsi proposé constitue une cartographie synthétique des modes d’organisation et du type de production des entreprises d’architecture.

Les pratiques numériques des agences d’architecture

39 L’hypothèse que le BIM va transformer la population des agences d’architecture est fréquemment formulée. Elle repose sur une approche évolutionniste des organisations : seules celles qui ont des caractéristiques compatibles avec leur environnement « survivent ». Un changement dans le contexte peut entraîner une évolution des populations d’organisations66. Cependant, pour que la généralisation de pratiques BIM puisse faire évoluer le paysage des agences, il faudrait que les pratiques BIM (et/ou les pressions concurrentielles que subissent les agences par rapport au BIM) soient inégalement réparties au sein de la population. C’est ce que nous proposons d’explorer dans cette partie.

40 Il est possible d’ajouter des variables « supplémentaires » dans une ACM. Ces dernières, contrairement aux variables « actives », ne contribuent pas au calcul de positionnement des individus sur l’espace social mais peuvent être visualisées pour comparer leur positionnement à celui des variables actives. Dans cette partie, nous exploitons l’ESÉAA pour positionner des variables supplémentaires liées à la mise en œuvre et à l’appréhension des pratiques BIM par les agences.

41 Nous avons testé le niveau des pratiques BIM de chaque agence (voir détail du calcul67). Ce niveau de maturité comporte trois paliers : le niveau 0 correspond à l’absence de pratiques BIM ; le niveau 1 correspond à l’utilisation de logiciels BIM sans échange de maquette numérique avec des partenaires, et le niveau 2 correspond à la mise en œuvre de pratiques collaboratives BIM. Le nuage des individus de l’ACM a été colorié avec le niveau de maturité des agences (fig. 8).

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Figure 8. Nuage des individus de l’ACM pour le niveau de maturité BIM (NIV).

42 Les barycentres des modalités « niveau 0 » et « niveau 1 » sont situés au centre de l’ESÉAA : l’utilisation de logiciels BIM n’est donc pas une pratique discriminante, contrairement à l’idée très répandue selon laquelle elle exclut les petites agences. Le barycentre de la modalité « niveau 2 » est situé sur la partie droite de l’ESÉAA : il est donc plus fréquent dans le groupe C. Le nuage des individus indique de nombreuses agences au niveau 2 parmi celles qui comptent de six à dix personnes. Le niveau 1 est donc également réparti sur l’ESÉAA, et le niveau 2 est plus présent au sein des agences de six à dix personnes.

43 Regardons à présent si la perception du BIM par les agences et les pressions qu’elles subissent pour adopter le BIM dépendent de leur positionnement sur l’ESÉAA. Les variables supplémentaires testées (voir tableau 2) ont été sélectionnées parmi les hypothèses élaborées dans de précédents travaux68 et celles développées dans la second partie du présent article.

Tableau 2. Variables supplémentaires de l’ACM : niveau, perception et pressions liées au BIM.

Nom de Objet Affirmation associée Modalités variable

NIV0, NIV1, NIV2, NIV Niveau Niveau de maturité de l’agence indéfini.

Les employés de l’agence sont réticent, en retrait, Emp. favorable Perception favorables aux nouvelles technologies intéressé, proactif, / au BIM inconnu

EaseOfUse. POS69 Perception Le BIM est facile à utiliser 0, 1, 2, [Ø].70

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Intégrer le BIM nous donne un RelAdvant. POS Perception 0, 1, 2, [Ø]. avantage concurrentiel

EconomicalAspc. Les outils et la formation sont trop Perception 0, 1, 2, [Ø]. NEG coûteux

Usefulness. POS Perception Le BIM est utile pour notre pratique 0, 1, 2, [Ø].

Compatibility. Le BIM est incompatible avec notre Perception 0, 1, 2, [Ø]. NEG pratique et vision du métier

Pressions Nous avons besoin de normaliser nos Normative. POS 0, 1, 2, [Ø]. externes processus de travail pour être efficaces

Pressions Nos clients et partenaires sont de plus Coercive. POS 0, 1, 2, [Ø]. externes en plus demandeurs de BIM.

Pressions De nombreux confrères l’ont déjà Mimetic. POS 0, 1, 2, [Ø]. externes adopté et nous devons faire de même

44 Les rapports de corrélation (fig. 9) indiquent que les modalités de toutes ces variables à l’exception d’emp.favorable sont relativement peu dispersées sur l’ESÉAA.

Figure 9. Rapports de corrélation pour les variables actives de l’ACM (rouge) et les variables supplémentaires (brun).

45 Le nuage des individus pour la variable emp.favorable – les employés de l’agence sont favorables aux nouvelles technologies/au BIM – présente une répartition relativement homogène des réactions des employés en fonction des types d’agences concernées (les ellipses de confiance autour des barycentres sont superposées). Le fort rapport de

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corrélation sur la figure 8 était donc simplement dû à l’absence de réponse des indépendants pour cette variable.

Figure 10. Nuage des individus pour emp.favorable.

Figure 11. Nuage des individus pour Coercive. POS.

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Figure 12. Nuage des individus pour Mimetic.POS.

46 Les agences les plus grandes du groupe C sont plus fréquemment sollicitées que les autres par leurs partenaires et clients pour travailler en BIM (Coercive. POS, fig. 11). Ce sont également celles qui subissent les plus fortes pressions mimétiques (Mimetic. POS, fig. 12) : c’est-à-dire l’impression de devoir adopter des pratiques BIM comme leurs confrères pour perdurer71. Toutes les agences (même les indépendants qui travaillent seuls) sont plutôt sensibles à l’intérêt de la rationalisation (Normative. POS, fig. 13). Contrairement à l’idée répandue que le fonctionnement « artisanal » des petites agences empêche toute forme de rationalisation, nous observons ici que les agences du groupe C sont seulement légèrement plus sensibles que les autres à cette thématique.

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Figure 13. Nuage des individus pour Normative. POS.

47 La perception que des acteurs ont d’une innovation influence leur propension à l’adopter. Une répartition inégale de la perception du BIM par les agences françaises peut donc impliquer une adoption inégale à l’avenir. Les agences du groupe C considèrent plus fréquemment que les autres que le BIM est compatible avec leurs pratiques (Compatibility. NEG, fig. 14) et utile (Usefulness. POS, fig. 15). Les indépendants (groupe A) considèrent tout aussi fréquemment le BIM inutile pour leur pratique que les agences d’une à cinq personnes des groupes B et C.

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Figure 14. Nuage des individus pour Compatibility. NEG.

Figure 15. Nuage des individus pour Usefulness. POS.

48 Enfin, les agences considèrent en grande majorité que le BIM est trop coûteux (EconomicalAspc. NEG, fig. 16), et ce indépendamment de leur positionnement sur l’ESÉAA.

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Figure 16. Nuage des individus pour EconomicalAspc. NEG.

49 L’ACM réalisée a fait émerger trois principaux modes de pratique des agences qui les différencient sur le plan organisationnel (les indépendants, les entreprises horizontales, et les agences plus professionnalisées). Nos résultats permettent de nuancer le consensus sur l’appréhension et l’adoption du BIM au sein des agences d’architecture françaises : nous avons montré que la relation entre la situation socio- économique des agences et leurs pratiques, appréhensions et pressions liées au BIM, est très modérée. En particulier, le recours aux pratiques BIM est réparti relativement équitablement au sein de la population d’agences.

50 Que penser alors de l’hypothèse de la réduction de la proportion des petites agences due à la généralisation de pratiques BIM ?

Discussion et prospectives

Pistes sur l’évolution de l’espace socioéconomique des agences d’architecture

51 Le « BIM avancé » n’est pour l’instant pas réservé aux très grandes agences : il est même plus fréquent au sein des agences de six à dix personnes. Paradoxalement, ce sont les agences plus grandes qui sont les plus sensibles aux pressions de leurs clients et aux pressions concurrentielles. Ce paradoxe pourrait donc être provisoire et simplement souligner la difficulté qu’ont les plus grandes agences à implémenter des pratiques BIM, notamment à cause de leur inertie organisationnelle.

52 Les indépendants et les petites agences aux pratiques plus « artisanales » réalisent aussi des marchés publics de taille modérée. Or ces projets sont concernés par des cahiers des charges BIM. Au vu des stratégies d’évitement du BIM que nous avons pu observer, une « redistribution » des marchés liée à la généralisation de pratiques BIM est

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envisageable : cette redistribution pourrait diversifier les activités des agences du groupe C (indépendamment de leur taille) et, au contraire, réduire la diversité des projets des groupes A et B. Mais une activité peu diversifiée présente un risque économique en cas d’évolution du marché ciblé. Si la généralisation des projets BIM fait reculer la diversité des projets des agences des groupes A et B, alors il est possible qu’elles soient plus instables et progressivement moins nombreuses.

53 Enfin, comme dans d’autres domaines, la numérisation généralisée de la profession se traduit par un passage de génération accéléré72 : certains architectes expérimentés réorientent leur activité ou partent à la retraite prématurément73. Les jeunes architectes jouent donc un rôle important dans la « transition » des agences et à travers eux apparaît l’impact du renouvellement de l’enseignement des ENSA sur l’évolution de la profession. Il s’agit là d’un transfert indirect de la recherche (qui contribue à maintenir un enseignement à la pointe) vers la profession.

Prospectives sur la nature des missions des architectes

54 Le « boom » du BIM a accéléré les réflexions sur l’évolution de l’organisation de la maîtrise d’œuvre, ce qui va probablement faire évoluer la loi MOP. Celle-ci n’intègre pour l’instant ni les missions spécifiques BIM, ni les modes d’organisation concourants. Nous avons vu en première partie de cet article que les pratiques précédaient souvent la réglementation : le positionnement qu’adoptent les architectes aujourd’hui vis-à-vis des missions spécifiques BIM est donc important et impactera probablement les réglementations futures.

55 L’évolution de la notion de « profession libérale » vers des « activités libérales » ou « groupements momentanés d’entreprises libérales » a déjà été envisagée. Celles-ci concerneraient toute la maîtrise d’œuvre74. L’idée de partager certaines responsabilités rappelle la question relative à la révision du droit d’auteur qu’ont les architectes sur une œuvre conçue de plus en plus collectivement.

56 Certaines évolutions techniques vont également se développer. Le cloud computing déplace progressivement la puissance de calcul hors des locaux des entreprises75, et les logiciels auparavant installés sur un ordinateur personnel migrent vers des services et applications web76. Ces évolutions sont cohérentes avec la diffusion des licences par abonnement qui intègrent maintenant des services (stockage, ferme de calcul) ; avec les avantages et bien sûr les inconvénients que cela comporte.

57 Enfin, les démarches administratives comme les demandes d’autorisation d’urbanisme se dématérialisent progressivement77 et l’intégration de la maquette numérique BIM est d’ores et déjà envisagée dans ce cas, notamment dans le plan BIM 202078.

Conclusion

58 La « nouveauté » et la « disruption » généralement associées à la technologie BIM sont à nuancer car les récentes évolutions des outils, organisations du travail et réglementations qui découlent de la diffusion récente du BIM sont envisagées depuis les années 1980-1990. Les difficultés actuelles des agences pour le mettre en œuvre sont cependant bien réelles.

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59 Nous avons montré que la nature collaborative, économique, technique et innovante du BIM porte des contradictions par rapport à la pratique historiquement solitaire, libérale, artistique et traditionnelle de l’architecte. Ces contradictions semblent pouvoir expliquer une partie des réactions des architectes par rapport au BIM.

60 La diffusion du BIM pourrait faire évoluer certaines conditions d’activité des architectes. La notion de « profession libérale » pourrait glisser vers celle d’« activités libérales », partagées dans la maîtrise d’œuvre, et l’évolution de la réglementation pourrait permettre à l’avenir une collaboration non séquentielle des acteurs. La réflexion sur les outils et livrables numériques doit être poursuivie pour garder la maîtrise des modalités de leur exploitation. Cette réflexion peut concerner le développement de standards d’échanges libres et ouverts, le développement de logiciels libres, de services publics en ligne ou même de régulation des activités des éditeurs. La dématérialisation des démarches administratives liées à l’acte de construire a par ailleurs commencé, et l’intégration de la maquette numérique BIM dans ce cas est déjà envisagée. La profession peut préparer, absorber, et même guider ces évolutions, par exemple en développant la recherche dans les écoles d’architecture, car celle-ci renforce sa capacité d’anticipation et d’innovation.

61 Notre enquête par questionnaire a montré que les équipements BIM n’étaient pas plus présents dans les grandes agences que dans les plus petites. La « prédiction » de la fin des petites agences due au coût des équipements est donc à nuancer. Les agences de taille modérée ont eu plus de facilité à mettre en place des pratiques BIM que les autres. Les agences les plus grandes, bien que moins équipées en BIM et moins coutumières des pratiques BIM avancées, sont plus sensibles aux injonctions du marché pour travailler en BIM. Leur « retard » sur les autres pourrait être provisoire si elles répondent aux pressions concurrentielles et parviennent à dépasser leur inertie organisationnelle.

62 Les périodes de crise et d’incertitude ont tendance à renforcer le mimétisme des entreprises, ce qui peut entraîner une convergence des organisations vers un même modèle. Dans ce contexte, l’hypothèse d’une évolution des petites agences vers une taille modérée (de six à dix personnes), qui peut répondre à la rationalisation des pratiques, est plausible. L’augmentation du nombre de grandes entreprises d’architecture reste quant à elle peu probable à moyen et long termes au vu de leur faible capacité d’adaptation.

63 Les agences sont soumises à des pressions externes mais on ne peut pas adopter une vision déterministe de leur évolution : les organisations ont une capacité d’action propre qui influence leur devenir et leur secteur d’activité79. Il faut donc nuancer la vision de « profil type d’agence apte à survivre au BIM » : la stabilité d’un secteur repose sur la complémentarité d’entreprises variées80. Cette stabilité peut être perturbée au cours d’une évolution majeure d’une profession ; c’est la capacité de « destruction créatrice » des innovations81. De nouveaux marchés de niche, nouvelles spécialisations et missions peuvent apparaître et se répartir sur le secteur.

64 La diffusion du BIM pourrait donc effectivement diversifier les pratiques des agences et rebattre les cartes sur les spécialisations et types de marchés auxquels elles accèdent. Mais ces évolutions restent à construire.

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4. Seulki Lee, Jungho Yu et David Jeong, « BIM Acceptance Model in Construction Organizations », Journal of Management in Engineering, mai 2015. vol. 31, n°3, pp. 04014048, [en ligne] DOI : 10.1061/(ASCE)ME.1943-5479.0000252 ; Ahmed Louay Ahmed et Mohamad Kassem, « Micro BIM Adoption: Identifying Cause and Effect Factors and Analysing their Inter-dependencies using a Fuzzy DEMA℡ Approach », Proceedings of the Creative Construction Conference, 2019, [en ligne] https://doi.org/ 10.3311/CCC2019-121 2019 5. Bernard Stiegler, « La disruption : une nouvelle forme de barbarie », dans Dans la disruption : comment ne pas devenir fou ?, Paris, Éditions Les Liens qui libèrent, 2016, pp. 15‑25. 6. Jean-François Susini, Pélegrin, François et Colombier, Patrick. Le livre blanc des architectes : 30 propositions [en ligne]. 2004. Disponible à l’adresse : https://www.architectes.org/sites/ default/files/atoms/files/livreblancarchi2004.pdf 7. David Autissier, Isabelle Vandangeon-Derumez et Alain Vas, Conduite du changement, concepts clés : 50 ans de pratiques issues des travaux des auteurs fondateurs, Paris, Dunod, 2014. 8. Parmi les quatre principaux logiciels BIM de conception (Allplan, ArchiCAD, Revit et Vectorworks), seul Revit n’est pas né dans les années 1980 mais en 1999. 9. Robert Aish, « Building modelling: the key to integrated construction CAD », dans CIB 5th International Symposium on the Use of Computers for Environmental Engineering Related to Buildings, 1986. pp. 7‑9. 10. Michel Huet, « L’environnement numérique du bâtiment », dans Profession Architecte : Identité - Responsabilité - Contrats - Règles - Agence - Économie – Chantier, Paris, Eyrolles, 2018, pp. 410‑419. 11. Antoine Picon, Culture numérique et architecture. Une Introduction, Basel, Birkhäuser, 2010. 12. Ibid. 13. Valéry Didelon, « L’empire du BIM », Criticat, 2014, n°13, pp. 70‑85. 14. Florent Champy, Sociologie de l’architecture. Paris, La Decouverte (Repères), 2001. 15. Matti Hannus, « Islands of Automation in Construction », dans Construction on the information highway, Ljubljana, Slovenia, 1996, pp. 20. 16. Charles M. Eastman, Building product models: computer environments supporting design and construction, Boca Raton, Fla, CRC Press, 1999. 17. L’IAI est aujourd’hui intitulée buildingSMART et est à l’origine notamment du format IFC. 18. Ibid. 19. Chuck Eastman, Paul Teicholz, Rafael Sacks et Kathleen Liston, BIM handbook: a guide to building information modeling for owners, managers, designers, engineers, and contractors, Hoboken (N.J), Wiley, 2008 ; Henri-Jean Gless, Vers une conception architecturale BIM-agile. Proposition d’un ensemble de pratiques collaboratives en vue d’une meilleure appropriation de la technologie BIM, thèse, université de Lorraine, 2019, [en ligne] http:// fujiyama.crai.archi.fr/wp-crai/wp-content/plugins/Lab_BD/media/pdf/GlessThese.pdf 20. Bilal Succar, « Building information modelling framework: A research and delivery foundation for industry stakeholders », Automation in Construction, 1 mai 2009, vol. 18, n°3, pp. 357‑375, [en ligne] DOI 10.1016/j.autcon.2008.10.003. 21. Bertrand Delcambre, Rapport Mission numérique Bâtiment 2014, [en ligne] http:// www.batiment-numerique.fr/uploads/PDF/rapport-mission-numerique-batiment-vf.pdf 22. Elodie Hochscheid et Gilles Halin, « L’adoption du BIM dans les agences d’architecture en France », dans Actes du séminaire Conception Architecture Numérique 2018, Nantes, oct. 2018, [en ligne] www.bit.ly/EH_SCAN18 23. La loi MOP a été intégrée au code de la commande publique en 2018 24. Anne-Marie Bellenger, Amélie Blandin et Olivier Celnik, Le BIM sous l’angle du droit : pratiques contractuelles et responsabilités, Paris/Marne-la-Vallée, Eyrolles/CSTB éditions, 2016.

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25. Jean-Jacques Terrin et Plan urbanisme construction architecture (PUCA), Maîtres d’ouvrages, maîtres d’oeuvre et entreprises : de nouveaux enjeux pour les pratiques de projet, Paris, Eyrolles, 2005. 26. Maxime Decommer, « L’entreprise libérale d’architecture », dans Profession Architecte : Identité - Responsabilité - Contrats - Règles - Agence - Économie – Chantier, Paris, Eyrolles, 2018, pp. 421‑425. 27. Isabelle Chesneau, « La profession libérale d’architecte », dans Profession Architecte : Identité - Responsabilité - Contrats - Règles - Agence - Économie – Chantier, Paris, Eyrolles, 2018, pp. 72‑80 ; Pierre Tripier, « L’architecture comme profession : comprendre les rapports de force », dans Profession Architecte : Identité - Responsabilité - Contrats - Règles - Agence - Économie – Chantier, Paris, Eyrolles, 2018, pp. 69‑72. 28. Bernard Marrey, Architecte : du maître de l’œuvre au disagneur, Paris, Édition du Linteau, 2013 ; Frédéric Seitz, « Les rapports entre architectes et ingénieurs en France : l’Exposition universelle de 1889 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1992, vol. 39, n°3, pp. 483‑492. 29. Robert Carvais, « L’institutionnalisation de la profession d’architecte exprimée par un titre, XIXe-XXe siècles », dans Profession Architecte : Identité - Responsabilité - Contrats - Règles - Agence - Économie – Chantier, Paris, Eyrolles, 2018, pp. 87‑91. 30. Valéry Didelon, op. cit. 31. Maxime Decommer, op. cit. 32. Pierre Tripier, op. cit. 33. Elodie Hochscheid et Gilles Halin, « BIM implementation in architecture firms : Interviews,case studies and action research used to build a method that facilitates implementation of BIM processes and tools », dans Proceedings of the 36th eCAADe annual conference, Lodz (Poland), 2018, pp. 10, [en ligne]. www.bit.ly/EH_eCAADe201 34. Reza Ghassemi et Burcin. Becerik-Gerber, « Transitioning to Integrated Project Delivery: Potential barriers and lessons learned », Lean construction journal, 2011, [en ligne] https://www.researchgate.net/profile/Burcin_Becerik-Gerber/publication/ 228502197_Transitioning_to_Integrated_Project_Delivery_Potential_barriers_and_lessons_learned/ links/0912f50ca312b33c9a000000.pdf, consulté le 24 août 2017 ; David C. Kent et Burcin Becerik-Gerber, « Understanding construction industry experience and attitudes toward integrated project delivery », Journal of construction engineering and management, vol. 136, n°8, 2010, pp. 815‑825. 35. Guy Tapie, Les architectes : mutations d’une profession, Paris, L’Harmattan (Logiques sociales), 2000. 36. Christophe Midler, « Évolution des modèles d’organisation et régulations économiques de la conception », Problèmes économiques, n°2.558, 1998 ; Jacques Croizer, « Géométrie dans l’espace social », Revue internationale de philosophie, vol. 220, n°2, 2002, pp. 195‑225. 37. Howard Aldrich, Organizations and environments, Stanford University Press, 2008. 38. Xavier Sterlin, op. cit. 39. Christophe Midler, op. cit. ; Jérôme Martin, « Le droit de la responsabilité des architectes », dans Profession Architecte : Identité - Responsabilité - Contrats - Règles - Agence - Économie – Chantier, Paris, Eyrolles, 2018, pp. 191‑201. 40. Aida Siala, Najla Allani, Gilles Halin et Mohamed Bouattour, « Donner du sens à l’espace architectural. Vers une intégration de la dimension sensible de l’architecture dans les pratiques BIM », dans SCAN ’16, séminaire de Conception Architecturale Numérique, Toulouse, sept. 2016, [en ligne] https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02549200, consulté le 8 octobre 2020.

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41. Christine Simonin, « La fabrique de la norme et ses recompositions », dans Profession Architecte : Identité - Responsabilité - Contrats - Règles - Agence - Économie – Chantier, Paris, Eyrolles, 2018, pp. 271‑279. 42. Guy Tapie, op. cit. 43. Isabelle Chesneau, « La profession libérale d’architecte », op. cit., pp. 72‑80 ; Pierre Tripier, « L’architecture comme profession : comprendre les rapports de force », op. cit., pp. 69‑72 ; Loi n°77-2 du 3 janvier 1977 sur l’architecture. 44. Robert Prost et François Chaslin, Pratiques de projet en architecture : le tournant silencieux : essai, Gollion, Infolio, 2014. 45. Michel Huet, op. cit. 46. Robert Prost et François Chaslin, op. cit. 47. Valéry Didelon, op. cit. 48. Elodie Hochscheid et Gilles Halin, « BIM implementation in architecture firms… », op. cit. 49. Loi n°77-2 du 3 janvier 1977 sur l’architecture. 50. Dans des précédents travaux, nous avions mis en évidence différentes stratégies que les architectes mettent en œuvre pour « éviter » de travailler en BIM, quelles qu’en soient les raisons. La mise de côté d’une partie des projets BIM en fait bien partie (47). 51. Conrad Boton, Daniel Forgues et Gilles Halin, « Les enjeux liés à l’intégration de l’approche BIM de modélisation des données du bâtiment à l’enseignement universitaire : cas d’une école d’ingénierie », Revue internationale des technologies en pédagogie universitaire / International Journal of Technologies in Higher Education, vol. 14, n°2, 2017, pp. 5‑23. 52. Sciences et Techniques pour l’Architecture. 53. Bernard Ferries, « Outils et méthode pour la production collaborative de ressources pédagogiques pour l’enseignement du BIM », dans EDUBIM, mai 2019, [en ligne] https:// www.researchgate.net/profile/Bernard_Ferries/publication/ 333175287_Outils_et_methode_pour_la_production_collaborative_de_ressources_pedagogiques_pour_l’enseignement_du_BIM/ links/5cdeea01299bf14d95a2f99f/Outils-et-methode-pour-la-production-collaborative-de- ressources-pedagogiques-pour-lenseignement-du-BIM.pdf 54. Henri-Jean Gless, op. cit. 55. Bernard Ferries, op. cit. 56. Elodie Hochscheid et Gilles Halin, « Baromètre BIM : une enquête sur l’adoption du BIM dans les agences d’architecture en France », dans Actes du séminaire Conception Architecture Numérique 2020, Bruxelles, nov. 2020, à paraître. 57. Une première partie de la restitution de l’enquête a déjà été publiée (57). 58. Elodie Hochscheid et Gilles Halin, « L’adoption du BIM dans les agences d’architecture en France », op. cit. ; Elodie Hochscheid et Gilles Halin, « BIM implementation in architecture firms, op. cit. 59. L’ACM est une méthode statistique descriptive qui permet de traiter des données multivariées (à plusieurs variables), permettant de faire émerger graphiquement les structures présentes dans un grand volume de données qualitatives. En sociologie, elle est utilisée pour objectiver des relations entre groupes d’individus (58). 60. Elodie Hochscheid et Gilles Halin, « A framework for studying the factors that influence the BIM adoption process », op. cit. ; Elodie Hochscheid et Gilles Halin, « Generic and SME-specific factors that influence the BIM adoption process: an overview that highlights gaps in the literature », Frontiers of Engineering Management, 24 juil. 2019, [en ligne] DOI 10.1007/s42524-019-0043-2, consulté le 23 septembre 2019. 61. Cette variable a fait l’objet d’un recodage. Initialement, les agences ont pu indiquer la fréquence (rarement / régulièrement, presque uniquement) à laquelle elles réalisaient des

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projets : de moins de 200 m², entre 200 à 1000, entre 1001 et 5000, entre 5001 et 10000, plus de 10 000 m², projets urbains. 62. Philippe Cibois et Pierre Mercklé, « Chapitre IV : Les figures de l’analyse des correspondances », dans Les méthodes d’analyse d’enquêtes, Lyon, ENS éd., 2015. 63. Les variables qui présentent un fort rapport de corrélation sur une dimension sont celles qui différencient le mieux les individus les uns des autres sur cette dimension. 64. Cette appellation fait référence aux « espaces sociaux » proposés par les sociologues (61, 62) lorsqu’ils analysent des caractéristiques sociales des populations via des ACM. 65. Notre questionnaire n’a malheureusement pas intégré le statut juridique des sociétés, mais cette information aurait été intéressante sur l’ESÉAA. La proportion d’agences entre 1 et 5 personnes est également très importante, et il aurait été intéressant d’avoir des modalités plus fines pour affiner l’analyse (1 à 2 personnes 3 à 5). 66. Michael T. Hannan et John Freeman, « The population ecology of organizations », American journal of sociology, vol. 82, 1977, pp. 929‑964 ; Howard Aldrich, Organizations and environments, Stanford University Press, 2008. 67. Elodie Hochscheid et Gilles Halin, « Baromètre BIM : une enquête sur l’adoption du BIM dans les agences d’architecture en France », op. cit. 68. Elodie Hochscheid et Gilles Halin, « A framework for studying the factors that influence the BIM adoption process », op. cit. 69. La dénomination des variables intègre « . POS » et « . NEG » à la fin du nom. POS indique que l’affirmation était formulée de façon positive par rapport au BIM tandis que NEG indique une formulation négative. 70. Accord du répondant avec l’affirmation : 0 = pas du tout 1 = un peu 2 = beaucoup. [Ø] = ne sait pas 71. Paul J. Dimaggio et Walter W. Powell, « The iron cage revisited institutional isomorphism and collective rationality in organizational fields », dans Economics Meets Sociology in Strategic Management, Emerald Group Publishing Limited, 2000, pp. 143‑166. 72. Elodie Hochscheid et Gilles Halin, « BIM implementation in architecture firms… », op. cit. 73. Elodie Hochscheid et Gilles Halin, « L’adoption du BIM dans les agences d’architecture en France », op. cit. 74. Isabelle Chesneau, op. cit. 75. Comme les fermes de calcul Autodesk pour les rendus réalistes plus rapides. 76. À l’instar de SketchUp qui est à présent disponible en application web, ou encore des différents services d’évaluation d’IFC proposés par les plateformes BIM. 77. Loi n°2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (1) [en ligne] sur le site Légifrance : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/ JORFARTI000037639565, consulté le 26 octobre 2020. 78. Dématérialisation des autorisations d’urbanisme entre modalités pratiques et expérimentations,13 jui. 2020, [en ligne] [https://www.lemoniteur.fr/article/dematerialisation- des-autorisations-d-urbanisme-entre-modalites-pratiques-et-experimentations.2097854, consulté le 26 octobre 2020. 79. Linda Rouleau, Théories des organisations approches classiques, contemporaines et de l’avant-garde, Québec, Presses de l’Université du Québec, 2007, [en ligne] http://www.deslibris.ca/ID/422813, consulté le 17 juin 2020. 80. Ibid.

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81. Joseph Alois Schumpeter, Théorie de l’évolution économique : recherches sur le profit, le crédit, l’intérêt et le cycle de la conjoncture, Paris, Dalloz, 1999.

RÉSUMÉS

Le Building Information Model/Modeling/Management (BIM) cristallise aujourd’hui de nombreuses attentes et craintes dans le secteur de l’architecture. Certains associent au BIM la fin du « fonctionnement artisanal » des agences, voire la fin des missions des architectes. D’autres y voient une opportunité de consolider le rôle de l’architecte dans le projet. Mais qu’en est-il ? Comment les agences d’architecture se positionnent-elles par rapport au BIM ? Va-t-il transformer le secteur de l’architecture, l’organisation du travail et la définition de la profession d’architecte ? Les auteurs proposent d’aborder ces questions de manière dépassionnée sous deux angles principaux. Le premier est un angle historique et consiste à étudier les trajectoires passées de la profession d’architecte d’une part, et celle des outils de dessin ou conception assistée par ordinateur d’autre part. Le second est un angle quantitatif : les auteurs restituent une enquête par questionnaire qui a permis de dégager des tendances sur l’appropriation du BIM par les architectes. La combinaison de ces deux approches permet d’esquisser une analyse prospective sur l’impact de sa diffusion sur la profession et sur les agences d’architecture.

Building Information Model / Modeling / Management (BIM) captures many expectations and fears in the architectural field. It is sometimes associated with the death of the "artisanal operation" of architecture firms, or the decline of the architect's missions in architectural projects. BIM, however, is also seen as an opportunity to consolidate the architect's role within project management teams. Will BIM transform the architectural sector, the organization of architecture firms and the definition of the architectural profession? The authors propose to address these questions using two main approaches. The first is historical and consists of studying the past trajectories of the architectural profession, and the second concerns computer- aided design tools. This latter approach is quantitative: the authors report on a questionnaire survey that allowed them to identify trends in the appropriation of BIM by architects. The combination of these two approaches makes it possible to sketch a prospective analysis of interactions between BIM diffusion and the future of the architectural profession and architecture firms.

INDEX

Mots-clés : Adoption du BIM, Agences d’architecture, Profession, Innovation, Perspectives Keywords : BIM Adoption, Architecture Firms, Profession, Innovation, Perspectives

AUTEURS

ELODIE HOCHSCHEID Elodie Hochscheid est doctorante au laboratoire MAP-CRAI de l’ENSA Nancy, et architecte diplômée d’État. Depuis 2016, elle enseigne également à l’ENSA Nancy, notamment dans le master

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Design Numérique Architecture (DNA). Pour sa thèse de doctorat, elle travaille sur l’adoption et l’implémentation de pratiques BIM au sein des agences d’architecture.

GILLES HALIN Gilles Halin est docteur en informatique et habilité à diriger des recherches. Il est maître de conférences à l’université de Lorraine (IDMC, Institut des sciences du digital, management et cognition), directeur adjoint de l’UMR n°3495 CNRS et responsable scientifique de l’équipe MAP- CRAI à l’ENSA Nancy. Ses travaux de recherche s’inscrivent principalement dans la problématique globale de l’assistance numérique aux activités de conception/construction, de numérisation, valorisation et préservation du patrimoine, qu’elles soient cognitives ou collectives.

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Entre ethos professionnel et logiques d’entreprises : La recherche et l’innovation dans les agences d’architecture Between Professional Ethos and Business Logic: Research and Innovation in Architectural Agencies

Mélanie Guenot

1 Les agences d’architecture sont de plus en plus encouragées, voire fortement conviées à s’approprier les champs lexicaux de la recherche et de l’innovation. Au sein du premier numéro de la nouvelle formule des Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère, titré Innover ?, Stéphane Berthier écrit « l’innovation est un mantra de notre époque en crise1 » ; nous proposons d’interroger comment cette maxime anime le champ de l’architecture et plus particulièrement, comment la recherche et l’innovation sont appréhendées et pensées au sein des agences d’architecture.

2 La dénomination « agence » est généralement préférée à celle d’« entreprise d’architecture », et ce malgré une baisse du nombre d’architectes exerçant en libéral, c’est-à-dire au sein d’entreprises individuelles2 (EI ou EIRL 3), au bénéfice d’une structuration des agences en sociétés. Toutefois, il est important de rappeler que l’abandon progressif de l’exercice d’une activité libérale en nom propre ne doit pas être confondu avec le caractère libéral de la profession d’architecte4. Ce dernier renvoie à des qualités, des valeurs qui sont au cœur de l’ethos professionnel : l’indépendance, le désintéressement et le caractère intellectuel de la profession5. Le développement des agences d’architecture oscille ainsi entre logiques entrepreneuriales et ethos d’une profession libérale. Valérie Champetier et Cédric Fischer parlent même d’un passage d’une « forte culture individualiste, celle de l’intuitu personae6 » à « la construction de marques7 ». Entre codes, valeurs et habitus d’une profession libérale et développement de stratégies entrepreneuriales, comment la recherche et l’innovation deviennent-elles des composantes des stratégies de développement des agences d’architecture ?

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3 La recherche et l’innovation semblent être des mots d’ordre que toute entreprise d’architecture se doit d’adopter. L’intégration de telles pratiques au sein des agences d’architecture apparaît comme bénéfique tant pour l’image de la profession que pour le développement économique de ses structures. Les différentes politiques publiques relatives à la recherche et l’innovation en architecture l’affirment. Elles incitent les agences à s’investir pour le développement de la recherche et de l’innovation en architecture. Les initiatives émergent, les discours et communications autour de ces thèmes se multiplient autant que les controverses à l’échelle de la profession comme dans le monde institutionnel.

4 Les publications – qu’elles soient ministérielles, professionnelles ou scientifiques – relayent et interrogent le développement de pratiques de recherche nouvelles. Ainsi, la revue institutionnelle Culture et Recherche consacre son numéro 138 aux « pratiques plurielles de la recherche en architecture » et recense une série de collaborations entre praticiens, étudiants, enseignants et chercheurs8 ; la revue d’a propose un dossier spécial sur le crédit d’impôt recherche dans lequel sont présentées plusieurs agences d’architecture qui tirent profit de ce dispositif9 ; Les Cahiers Techniques du Bâtiment ont également édité un dossier nommé « L’innovation selon vous. Paroles d’experts10 ». Enfin, le premier numéro de la nouvelle formule des Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère interroge l’évolution de la profession d’architecte parallèlement au développement d’une recherche en architecture appliquée issue d’interactions entre praticiens et chercheurs11.

5 Malgré cette mise en lumière d’expériences au cours desquelles des praticiens s’impliquent dans des processus de recherche ou d’innovation, il est reproché aux agences d’architecture de ne pas s’investir suffisamment relativement aux attentes des politiques publiques. La constitution d’un « groupe de travail innovation architecturale » en juillet 2019, qui fait suite à une demande étatique, en atteste. Ce dernier est composé de représentants des différents ministères, de l’ordre des architectes, des syndicats de l’architecture, des écoles nationales supérieures d’architecture et de praticiens reconnus pour leurs expertises. Il lui a été donné pour mission « d’identifier les difficultés qui se posent en matière d’innovation architecturale et de proposer des solutions pour y remédier12 ».

6 Parallèlement, les controverses s’exposent et notamment au sein des écoles. Le récent appel publié par la Société française des architectes, intitulé « L’enseignement du projet en danger » et les contributions qui ont suivi témoignent des débats et controverses sur la place de la recherche au sein des écoles d’architecture, mais aussi plus largement dans le champ de l’architecture13. Ces discours donnent à voir les tensions et dynamiques de repli qui animent le champ et qui participent à retarder le développement de pratiques nouvelles entre chercheurs et praticiens.

7 Véronique Biau a interrogé les pratiques de positionnement des architectes14, mettant en exergue une dualité forte entre enjeux économique et symbolique, entre la nécessité d’obtenir de nouvelles commandes et une quête de reconnaissance par les pairs. La constitution d’une image est, selon Guy Tapie, une nécessité pour les architectes. Elle traduit « sous forme syncrétique une identité et une stratégie15 ». À travers elle, les architectes justifient et légitiment leurs pratiques en affirmant « la vocation et la tradition de la profession à servir et à garantir cet intérêt général16 ». Ces valeurs associées à la profession assoient le rôle des architectes et le recours nécessaire à ces derniers. Elles inspirent et servent également des logiques de marques au service des

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territoires et de leurs politiques17. L’intégration de pratiques de recherche ou d’innovation au sein des agences d’architecture peut-elle réconcilier enjeux économiques et enjeux symboliques au sein des pratiques de positionnement des architectes et permettre le développement économique des agences d’architecture tout en satisfaisant l’ethos professionnel ?

8 Nous formulons l’hypothèse selon laquelle les dirigeants d’agence doivent construire l’intégration de ces activités nouvelles en conciliant et nourrissant tant les préceptes de l’ethos professionnel que les stratégies entrepreneuriales de leurs structures. Cet équilibre complexe expliquerait en partie le retard, ou du moins le temps nécessaire pour que ces pratiques émergent en masse.

9 Nous souhaitons apporter un éclairage nouveau quant aux stratégies de positionnements des agences en tant qu’entreprises, ainsi que sur la place de la recherche et de l’innovation en leur sein. Pour ce faire, nous décrirons les perceptions et représentations de dirigeants d’agence vis-à-vis des pratiques de recherche et d’innovation à travers la manière dont ils envisagent de les intégrer à leur propre entreprise. L’objectif de notre contribution n’est donc pas d’évaluer la nature des productions que les architectes placent derrière les intitulés recherche ou innovation, ni même de chercher à définir ce qu’elles doivent ou devraient être, mais bien d’analyser l’écart entre les pratiques de recherche ou d’innovation telles que promues par les politiques incitatives à la recherche et la manière dont les dirigeants d’agence les appréhendent. D’autre part, nous n’interrogerons pas les effets réels de l’intégration de telles pratiques sur le quotidien des agences en termes de restructuration ou de recomposition des modes de travail et de collaboration de ses membres, les projets de recherche ou d’innovation du corpus d’agence étudié étant encore majoritairement au stade de projet.

10 Pour ce faire, nous analyserons tout d’abord la manière dont les paradigmes de la recherche et de l’innovation prennent place au sein du champ de l’architecture, par l’étude du rôle des politiques publiques. Au sein des parties deux et trois, nous exposerons ensuite un travail d’enquête réalisé auprès de dix dirigeants d’agence. En premier lieu, nous rapporterons la manière dont les architectes interrogés pensent leurs agences (structuration, politique de développement et relation à la commande). Par la suite, nous livrerons leurs appréhensions et représentations vis-à-vis des pratiques de recherche et d’innovation et les questions qu’ils rencontrent lorsqu’ils souhaitent les intégrer à leurs structures.

La recherche et l’innovation en architecture, solution ou injonction ?

11 Les questions liées au développement de la recherche et de l’innovation en architecture ne sont pas nouvelles. Pour rappel, le rapport de la Commission ministérielle de la recherche architecturale rédigé en 1970 appelait déjà au développement d’une « recherche action-développement au contact de la profession18 ». La notion d’innovation a également fait l’objet de commande de recherche, à l’initiative cette fois du ministère de l’Équipement. Ainsi, il fut confié à Véronique Biau, en 1983, une recherche exploratoire nommée « Problématique de l’innovation en architecture19 ». L’auteure décrit dans son rapport une tendance à une « innovation-coup médiatique » et invite à se concentrer davantage sur la compréhension du processus d’innovation

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plutôt que sur une évaluation de type monographique des objets architecturaux produits. Elle conclut qu’il est nécessaire de « situer l’innovation dans l’ensemble des stratégies dont elle est l’objet et d’aider ainsi à mieux évaluer les implications des choix passionnés qui la font exister20 » ; une logique dans laquelle nous souhaitons, ici, nous inscrire.

Les politiques publiques relatives à la recherche et l’innovation en architecture

12 La stratégie nationale pour l’architecture (SNA), énoncée en 2015, préconise d’encourager et d’accompagner « une nouvelle culture architecturale dans laquelle l’innovation sera centrale21 ». Pour ce faire, elle recommande l’émergence de synergies nouvelles entre la formation, la recherche et les métiers. Cette directive invite la profession d’architecte à ne plus subir les évolutions, mais à construire sa transition. En effet, au-delà des préconisations, les politiques publiques de l’architecture justifient et motivent leurs recommandations en pointant les divers aspects sur lesquels la profession peut ou doit agir. Elles viennent ainsi répondre aux difficultés que les agences d’architecture rencontrent, aux problématiques que la profession affronte, mais aussi aux grands enjeux sociétaux. Pour affronter l’ensemble de ces défis, la recherche et l’innovation sont présentées comme des solutions à tous les maux.

13 Concernant la mise en œuvre de ces préconisations, mais aussi leurs définitions et caractérisations, la SNA est moins précise. Pierre-Damien Huyghe parle d’un impératif sans référent, celui de faire émerger une recherche en art, en architecture et en design : « S’il “faut” faire de la recherche ou qu’il faut faire quelque chose sous ce nom, qu’est-il au juste demandé22 ? » L’auteur qualifie le mot « recherche », « d’indécis, baladé et, si j’ose dire, devenu baladable23 ». Il émet l’hypothèse selon laquelle l’un des objectifs de cette injonction est d’abord d’initier du changement24.

14 Afin d’encourager les initiatives, une série de mesures ont été prises. Tout d’abord, la loi relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine25 (LCAP) a ainsi fait naître le « permis d’innover » en 2016. Elle a également donné lieu à plusieurs décrets26 en 2018 qui ont transformé le cadre de l’enseignement supérieur et de la recherche dans les écoles nationales supérieures d’architecture (ENSA). Ces derniers modifient le statut des ENSA en empruntant les principes et modalités de gouvernances appliqués dans les autres établissements d’enseignement supérieur. Ils réglementent le recrutement des intervenants extérieurs, des maîtres de conférences, des professeurs associés ou invités au sein des écoles et créent le statut d’enseignant-chercheur des ENSA. Parallèlement, un Conseil national des enseignants-chercheurs des écoles d’architecture (CNECEA) inspiré du Conseil national des universités (CNU) est institué. Enfin, la seconde ordonnance prévue par la loi pour un État au service d’une société de confiance27 (ESSOC II) publiée en janvier 2020, relative à la réécriture des règles de construction, généralise le permis d’expérimenter à travers l’emploi ou l’invention de « solutions d’effet équivalent ». L’innovation n’est alors plus présentée comme l’exception, mais comme la future norme.

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Les dispositifs de droit communs

15 Par ailleurs, les dispositifs de droit communs ont été ouverts aux entreprises d’architecture. En 2012, l’architecture est recensée parmi les champs d’activités éligibles au crédit impôt recherche (CIR), et au crédit impôt innovation (CII). Comme toute entreprise française, les agences peuvent prétendre à une réduction d’impôt calculée à partir de leurs dépenses de « recherche & développement » (R&D) ou d’innovations. Pour ce faire, elles doivent justifier de telles pratiques. D’après la revue d’a, il s’agit alors d’évaluer si les démarches engagées « font avancer l’état des connaissances (quand bien même elles n’aboutiraient pas), lèvent un verrou scientifique ou technique et présentent un caractère de nouveauté28 ». La convention industrielle de la formation par la recherche (CIFRE) a quant à elle été mise en place en 1981 et est ouverte à tous les domaines socio-économiques. Le dispositif subventionne le travail d’un doctorant en contrat avec une entreprise.

16 Des campagnes de promotion de ces différents dispositifs ont été mises en place pour inviter le champ de l’architecture à s’en saisir : plaquette CIFRE en architecture relayée par l’ordre des architectes, catalogue des CIFRE en architecture réalisé par le ministère de la Culture, etc. Malgré ces efforts, les dispositifs restent peu exploités par les agences. Sur la seule année 2019, 1450 CIFRE ont été acceptées alors que seulement 77 ont été engagées dans le domaine de l’architecture depuis l’origine du dispositif29. En 2019, les secteurs d’activité qui ont eu le plus recours au dispositif CIFRE sont les services R&D et ingénierie (19 %) et l’électronique communication & informatique30 (18 %). Le CIR quant à lui bénéficie majoritairement aux entreprises de l’industrie manufacturière, lorsque le CII sert davantage les entreprises de services31.

17 Ces dispositifs ont été pensés pour inciter les entreprises françaises à développer leurs pratiques de R&D. Leurs ouvertures au champ de l’architecture n’ont pas été accompagnées d’une adaptation des prérequis relativement aux organisations et pratiques du champ. Les agences d’architecture doivent justifier des mêmes attendus que les autres domaines d’activité, davantage accoutumés aux pratiques de R&D. Il s’agit alors pour elles d’identifier ce qu’est ou pourrait être la recherche, la R&D et l’innovation en architecture relativement aux exigences des dispositifs de droit commun, mais aussi de leurs propres besoins, pratiques et références.

18 Au sein du groupe de travail « innovation architecturale » présenté préalablement et auquel nous avons été conviée, plusieurs temps d’échanges ont été consacrés, à l’initiative des acteurs présents, à rappeler l’importance de bien différencier recherche et innovation. Tous s’accordaient pour dire qu’« il est nécessaire de clarifier en quoi consiste l’innovation architecturale32 ». Plutôt que de revenir sur l’ensemble des propositions et définitions émises au sein de ce groupe, mais aussi dans la littérature, sans aboutir à de réels consensus, nous proposons d’interroger comment les dirigeants d’agence appréhendent la recherche et l’innovation relativement à l’évolution de leurs structures et quelles représentations ils ont de ces deux notions.

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« Recherche - Développement - Innovation » (RDI) du point de vue des dirigeants d’agence

19 L’initiative Région Architecture33 réunit des acteurs de l’architecture de la région Grand Est dans le but « d’accélérer la marche vers l’excellence d’une filière de l’architecture, de l’urbanisme, du paysage et de la construction, levier de l’innovation et du développement économique dans le Grand Est34 ». Elle s’organise en association en avril 2017. Par là, elle souhaite « s’engager de manière significative pour la structuration de la filière notamment par la RDI en architecture (Recherche- Développement-Innovation)35 ».

20 Le choix de la dénomination RDI revient à l’association. Le sigle, associé au groupe professionnel des architectes, traduit une volonté de voir émerger une recherche appliquée en architecture, valorisée et financée en s’inspirant des systèmes de production de connaissances des secteurs privés. La RDI en architecture permet ainsi de désigner l’ensemble des démarches de recherche, de développement et d’innovation à l’initiative des acteurs de l’architecture. L’association souhaite voir les agences d’architecture s’investir davantage au sein de pratiques de recherche et d’innovations, les penser relativement à leurs propres stratégies entrepreneuriales et prétendre aux dispositifs de valorisation tels que le CIR, le CII ou la CIFRE. Région Architecture s’engage par ailleurs pour faire connaître ces dispositifs aux architectes (tables rondes autour du CIR, présentation de la CIFRE, etc.). Elle a également porté deux missions de recherche exploratoires, pour lesquelles nous avons été recrutée en 2017 et 201836. L’objectif donné était de déterminer les freins et les leviers d’actions pour accompagner le développement d’une « RDI en architecture ».

21 Afin de confirmer l’intérêt porté par les architectes à la recherche et l’innovation et leur envie de s’y investir, mais aussi d’identifier des agences prêtes à s’engager dans de telles pratiques, l’association a souhaité sonder les architectes de la région Grand Est. Ainsi, un questionnaire a été envoyé aux professionnels de l’architecture et de l’urbanisme de la région en juin 2017. Les 760 professionnels signataires de l’appel collectif37 lancé par Région Architecture ont d’abord été sollicités, puis le formulaire a été diffusé par l’ordre des architectes du Grand Est à l’ensemble de ses inscrits. Nous avons obtenu 171 réponses. Les répondants ont affirmé à hauteur de 81 % ne pas connaître les différents dispositifs de droit commun qui permettent de subventionner des travaux de recherche ou d’innovation. Cependant, 85 % d’entre eux se sont dits intéressés pour participer à une demi-journée d’information et d’échange sur la RDI en architecture. Enfin, il a été demandé aux interrogés s’ils identifiaient des sujets de recherche à investir : 116 thèmes ont ainsi été proposés (fig. 1). Cette première enquête a donc permis de confirmer que le retard déploré par l’État concernant l’investissement des agences d’architecture dans la recherche et l’innovation n’est pas dû à un manque d’intérêt.

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Figure 1. Thèmes de recherche proposés par les acteurs de l’architecture, de l’urbanisme et du paysage de la région Grand Est.

Réalisation par l’auteure.

22 Par la suite, nous avons réalisé des entretiens semi-dirigés d’une heure à deux heures et demie auprès d’architectes associés ou dirigeants d’agences au sein de leurs structures. Le choix des dirigeants interrogés revient à l’association. Elle a souhaité sélectionner dix agences réparties sur le territoire de la région Grand Est dans le but de questionner la relation aux écoles et aux territoires dans le cadre de projet de recherche ou d’innovation en architecture. Huit agences d’architecture ont été retenues et deux de maîtrise d’œuvre urbaine (aussi nommées agences d’urbanisme) afin de comparer les deux types de structures. Enfin, l’ensemble des agences ont été sélectionnées parce qu’elles présentaient une motivation vis-à-vis d’un projet de RDI identifiée et connue par Région Architecture. Cette démarche avait une visée opérationnelle pour l’association : le but était aussi d’inciter les dirigeants d’agence à enclencher des démarches et à se projeter rapidement dans ces nouvelles pratiques. Région Architecture a souhaité les interroger concernant leurs besoins et sur la manière dont l’association pourrait les y aider.

23 Les agences retenues par l’association sont toutes organisées en sociétés. Ce constat va dans le sens des ambitions de l’association et notamment d’agir pour que les agences d’architecture se pensent davantage en tant qu’entreprises d’architecture. Il reflète également la baisse du nombre d’architectes libéraux qui représentaient encore 64,4 % des inscrits à l’ordre en 2000, pour ne plus être que 46,2 % en 201738. Cette même année, 10 882 sociétés d’architecture ont été recensées au lieu des 8445 comptées en 201139. Enfin, la part des montants de travaux déclarés par les architectes exerçant en société est nettement supérieure à celle des architectes libéraux : 77,2 % contre 22,8 %40.

24 D’autre part, le corpus d’agence retenu illustre la diversité des structures qui composent le champ de l’architecture, notamment en termes de forme juridique, de chiffre d’affaires (de 220 k€ à 3,20 M€), de nombre de salariés (de 3 associés travaillant seuls jusqu’à 24 salariés), mais aussi de pratiques (nature des commandes : répartition publique/privée, maîtrise d’œuvre urbaine). Sur les 10 agences, 3 intègrent le classement des 400 agences d’architecture françaises aux chiffres d’affaires les plus

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élevés alors que 6 sont considérées par l’Insee comme des microentreprises41 (Tableau 1).

Tableau 1. Caractéristiques des agences enquêtées.

Réalisation par l’auteure.

25 La grille d’entretien a été réalisée en collaboration avec l’association et les échanges menés majoritairement par son directeur. Nous avons assisté à l’ensemble des rencontres. Il a été décidé d’axer les échanges sur la gestion entrepreneuriale des agences d’architecture. Pour cela, la grille était composée de quatre entrées : l’agence, votre entreprise, votre outil de travail ; la recherche ; les subventions publiques, les outils de valorisation de la RDI (CIR, CIFRE) ; Région Architecture.

26 Nous reviendrons ici sur trois axes permettant d’apprécier la manière dont les agences s’approprient leurs statuts de sociétés organisées, premièrement en termes de structuration, deuxièmement à travers leurs politiques de développement. Le troisième axe est quant à lui dédié à la relation qui lie l’architecte à la commande et à la manière dont cette dernière influence l’organisation et les pratiques de l’agence.

Les agences d’architecture et la structuration en entreprise

27 Les architectes rencontrés ont choisi les formes juridiques les plus répandues pour leurs entreprises (tableau 1). En effet, selon l’ordre des architectes, les sociétés d’architecture sont majoritairement des sociétés à responsabilité limitée (SARL) à hauteur de 43 % ou des SARL à associé unique (19 %) et des entreprises unipersonnelles à responsabilité limitée (EURL) pour 14 %. Les sociétés par actions simplifiées (SAS) représentent quant à elle 9 % des entreprises d’architecture42. Cependant, en échangeant avec les dirigeants d’agence, nous avons découvert un second degré de complexité. Deux d’entre elles ont fait le choix de créer une seconde entreprise responsable d’études techniques ou du suivi des chantiers. Deux autres ont opté pour des montages originaux.

28 La première agence, une SARL au chiffre d’affaires de 500 k euros composée de cinq salariés et de trois associés, fait partie d’un groupement d’intérêt économique (GIE). Les associés expliquent cette structuration par la volonté de réunir quatre pôles répartis sur le territoire français et de partager des savoir-faire et des expériences culturelles et

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techniques à travers des temps de rencontre ou de voyage. Le GIE leur permet de structurer un travail de groupe et des échanges. De plus, le groupement a également créé son propre bureau d’études, une SAS où chaque pôle est représenté par un actionnaire.

29 Le second cas concerne le regroupement de six architectes, chacun structuré en EURL, à travers une société civile de moyens (SCM) pour un chiffre d’affaires cumulé de 640 k€ (agence n° 10). Les architectes partagent ainsi les locaux, les frais de fonctionnement, les quatre salariés, mais aussi les références. Cette organisation leur offre, selon leurs dires, plus d’agilité et ouvre l’accès à davantage de commandes puisque les EURL se couplent en fonction des besoins (partage d’expériences et de références). Les architectes reconnaissent en cette structuration la possibilité de conserver une indépendance dans le travail et dans les responsabilités.

30 À travers ces échanges, nous avons pu constater des montages ingénieux témoins d’une réelle appropriation de la structuration en société au service des pratiques professionnelles. Des agences, de taille moyenne relativement à notre échantillon (chiffre d’affaires et nombre de salariés) créent des sociétés parallèles ou des montages spécifiques afin d’enrichir leur manière de travailler. Elles justifient cet investissement de différentes façons. Elles souhaitent enrichir leurs pratiques en se rapprochant d’autres experts ou professionnels (bureau d’études ou architectes), mais aussi regagner leur place dans le champ de la construction en investissant de nouvelles missions. Ce constat fait écho aux résultats de l’étude Archigraphie 2018, puisque 77 % des architectes interrogés ont cité au moins une fois l’évolution de la place de l’architecte au sein de la maîtrise d’œuvre comme un défi pour la profession43.

31 En revanche, plusieurs dirigeants d’agence s’accordent sur l’importance de conserver une certaine souplesse voire une forme d’autonomie, qui n’est pas sans rappeler l’exercice en libéral. En effet, malgré une structuration en société, certaines agences s’organisent de manière plus ou moins individuelle et les associés souhaitent conserver une part d’autonomie.

Les politiques de développement des agences

32 Les dirigeants d’agences ont été interrogés sur la politique de développement de leur entreprise. Le premier aspect, qui semble le plus intuitif au regard d’une logique entrepreneuriale, concerne le développement économique. Cependant, seul un architecte, déjà familier au crédit d’impôt recherche, a fait part d’un objectif de 10 % de marge supplémentaire à réaliser (agence n° 8). Associé, celui-ci a par ailleurs témoigné de réflexions personnelles sur l’évolution de la profession et sur l’importance du rôle des architectes gérants, de la structuration et de l’organisation des entreprises d’architecture. Il a ainsi présenté une série d’outils de gestion qu’il a intégrée dans son entreprise : carnets de bords pour chaque projet, désignation d’un duo composé d’un chef de projet et d’un « pilote » chargé du respect du planning et des ressources, etc. Il souhaite aller plus loin et continue d’imaginer de nouvelles façons d’organiser et de penser l’activité (désignation d’un responsable prospective, d’un autre pour la recherche, etc.). Ce témoignage confirme qu’il est possible, pour des agences de taille moyenne (15 salariés et 678 k€ de chiffre d’affaires), d’intégrer des pratiques valorisées par un crédit d’impôt recherche, mais aussi de repenser ces structures et leurs

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organisations à travers des logiques d’entreprises. Les autres dirigeants interrogés n’ont pas évoqué d’ambitions du point de vue économique.

33 L’élargissement du territoire géographique d’intervention est une seconde forme de développement citée. Néanmoins, les agences s’accordent sur la nécessité d’échanges fréquents avec la maîtrise d’ouvrage et de visites régulières sur site. Les solutions proposées, qui restent à l’étape d’idées ou de projets, sont de développer un système de franchise, afin d’aider de jeunes architectes à s’installer (agence n° 8), ou de créer une seconde antenne (agence n° 7).

34 D’autre part, pour l’ensemble des agences, l’augmentation du nombre de salariés n’est pas une fin en soi. Plusieurs d’entre elles s’interrogent sur la « bonne taille » d’agence. Les dirigeants émettent des craintes face à l’embauche (agences n° 1, 2, 5 et 9). Ils redoutent une complexification des échanges internes à l’agence, mais aussi un accroissement de la charge de travail liée à la gestion des ressources humaines et financières nécessaires pour supporter l’augmentation de la masse salariale. Ils craignent également de ne plus contrôler pleinement la production de l’agence et ses valeurs. Un architecte va même jusqu’à parler de « décroissance voulue » (agence n° 5). Il a fait ce choix afin de retrouver une relation privilégiée avec la commande et de ne plus subir les contraintes d’une gestion d’agence. La petite taille des agences d’architecture apparaît donc pour une majorité comme un choix nécessaire au bénéfice des conditions de travail et de la qualité de la production en minimisant notamment les problématiques liées à la gestion et au management.

35 Les dirigeants d’agences se rejoignent sur l’importance de penser leurs politiques de développement au service du projet « sur le fond ». Tous ont évoqué une volonté d’enrichir le projet et, pour ce faire, de pouvoir se consacrer davantage aux problématiques transversales qui émergent de la production de l’agence. Les thèmes ou projets de recherche évoqués vont dans ce sens : ils émanent de la production de l’agence, ils viennent en réponse à des questions soulevées au cours de projets.

La commande

36 La relation qui lie l’architecte à la commande est, selon les dirigeants interrogés, garante de la qualité de la production. Elle repose sur une forme « d’appropriation intellectuelle, voire affective, qu’éprouve l’architecte pour son projet » pour reprendre les termes d’un associé (agence n 2). Ce rapport est gage, toujours selon les répondants, d’engagement et d’implication et ainsi de qualité. La répartition et la gestion du travail se font alors de manière à privilégier cette relation.

37 En premier lieu se pose la question de l’obtention des commandes. Les dirigeants expliquent procéder par affinité et sélectionnent les appels à candidatures en fonction d’une série de critères relatifs à chacun (lieu du projet, intérêt porté au programme, maîtrise d’ouvrage connue, etc.). Ils souhaitent cependant accéder à un panel de commandes le plus varié possible pour des raisons de sécurité financière et de visibilité. Ils expriment également un goût pour les nouveaux programmes, pour les commandes moins récurrentes, et ce malgré les phénomènes de diversification et de spécialisation qui touchent les métiers de la maîtrise d’œuvre44. Ont été cités pour exemples des projets pour lesquels il n’y a habituellement pas de recours à un architecte (la conception d’un cimetière, la réalisation de mobiliers, etc.), mais aussi des commandes aux programmes originaux ou engagés (mise en valeur d’une filière locale, ambitions

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sociales ou environnementales, etc.). Cet appétit pour des projets davantage stimulants intellectuellement, artistiquement ou éthiquement s’exprime au détriment d’une recherche d’optimisation des processus de production, à travers le caractère reproductible d’un certain savoir-faire ou de points de méthode, et par là, d’une certaine efficience et de bénéfices économiques. Toutefois, plusieurs agences identifient des commandes récurrentes qui leur assurent du travail (promoteurs avec qui l’agence travaille régulièrement, aménagement d’agences commerciales de téléphonie, etc.).

38 Parallèlement, les architectes dirigeants nous ont fait part d’un manque de reconnaissance de leur travail à travers une rémunération trop faible de leurs prestations. Ils décrivent un marché « ultra-compétitif » où ils sont obligés de s’aligner aux taux qui se pratiquent plus qu’à un réel chiffrage de leur travail. De plus, les recettes ne sont jamais régulières, contrairement aux dépenses, et rendent la gestion financière des entreprises plus difficile et par conséquent frileuse. Néanmoins, ils souhaitent donner le même investissement à chaque commande indépendamment de la rémunération.

39 Cet engagement au service de la commande sert la communication des agences. Même si les architectes se décrivent comme peu impliqués dans des stratégies de communication, ils apprécient qu’on les reconnaisse, voire que l’on vienne les chercher pour leurs spécificités (emploi d’un matériau, programme spécifique, etc.). De cette manière, ils entretiennent et nourrissent une logique « de marque45 », dont Jean-Noël Kapferer dit qu’elle « projette des valeurs, nourrit des identifications et suscite la mobilisation tant en externe qu’en interne46 ». Ainsi, les spécificités de l’agence servent les stratégies de communication, mais aussi stimulent la production de l’agence autour de thèmes ou de valeurs. Les architectes voient alors en la recherche et l’innovation, un moyen d’enrichir cette dynamique.

Introduire des activités de recherche ou d’innovation au sein des agences d’architecture

40 Les architectes dirigeants se sont dits peu outillés et ignorants vis-à-vis de la recherche et de l’innovation. Au cours des entretiens, ils ont eu recours à l’acronyme RDI insufflé par Région Architecture. Ce dernier leur a permis d’associer à leurs propres postures des ambitions de recherche ou d’innovation en s’appropriant les discours portés et diffusés par l’association. Cependant, au fil des échanges, l’acronyme était régulièrement remplacé par « recherche », mais quasiment jamais par « innovation ». En associant ce choix de langage aux exposés des dirigeants d’agence, nous constatons que ces derniers s’interrogent sur la manière de construire les activités encouragées par les politiques publiques.

Se couper de la production courante

41 Le rôle de l’architecte gérant apparaît alors déterminant. En tant que chef d’entreprise, il est responsable de l’orientation des stratégies de développement et de communication de l’agence comme de l’organisation de la structure et de ses activités. Miguel Delattre, Renaud Petit et Véronique Zardet le décrivent comme « coincé entre une dimension artistique de son métier (ce pour quoi il l’a sans doute choisi) et son rôle

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de manager autodidacte, qui apparaît indispensable dès lors qu’il souhaite pérenniser l’activité de son agence47 ». De là, l’architecte dirigeant rencontrerait « une difficulté à prendre du recul par rapport au quotidien et une incapacité à se projeter au-delà des activités de dessin et de création architecturale48 ». Les propos des dirigeants rencontrés vont dans ce sens. Ainsi, ce qui justifie l’intérêt porté à la recherche et l’innovation selon les interrogés – nourrir le projet – est aussi ce qui semble freiner le développement de telles pratiques – ne pas avoir suffisamment de temps à distance de leurs préoccupations courantes pour penser de futures activités de recherche ou d’innovation.

42 Des pratiques hors agence ont pourtant été rapportées par une grande majorité d’interrogés : enseignement, implication auprès d’associations ou de syndicats, mandat politique ou au sein de l’ordre des architectes (tableau 1). Les architectes dirigeants décrivent ces activités comme des temps d’ouverture, extérieurs à l’agence, mais qui participent à enrichir la production de leurs structures. Ils souhaitent reproduire au sein des agences des conditions permettant ce recul nécessaire. Pour ce faire, plusieurs pistes ont été mentionnées : la création d’un espace au sein de la structure dédié à la RDI (agence n° 6), la planification de temps dédiés ou l’accueil d’une personne extérieure – formateur, doctorant ou docteur (toutes les agences). En somme, selon les interrogés, il est nécessaire d’introduire un élément extérieur – lieu, temps ou personne – pour créer une distanciation.

Construire un projet de recherche

43 Au fil des échanges, les architectes dirigeants ont été invités à décrire le processus de recherche ou d’innovation envisagé et par là, à en définir les fondements. Ils ont alors rappelé leurs méconnaissances vis-à-vis de la production des laboratoires de recherche. La notion de recherche renvoie à la production des savoirs, aux pratiques et activités cognitives, mais aussi au champ social qui en est responsable49. L’exercice est alors complexe pour les architectes qui cherchent à se positionner et à construire leurs propres rôles relativement à une recherche « attestée50 ». Les écoles d’architecture permettent certes la rencontre entre ces différentes pratiques et leurs agents. Elles contribuent à augmenter leurs connaissances mutuelles, mais elles accueillent également d’autres dynamiques. En effet, le contexte mouvant, dû aux politiques de réformes qui touchent les ENSA et exacerbé par le manque de moyens qu’elles subissent, attise les tensions entre les différents milieux, chacun tenant à protéger sa propre position. Ces dynamiques desservent l’émergence de porosités entre les pratiques pourtant souhaitées par les politiques publiques.

44 Par ailleurs, les architectes dirigeants doivent également penser leurs futures activités de recherche ou d’innovation en fonction de leurs propres pratiques et besoins. Ils peinent à définir le cadre ou l’organisation qui accueillera les activités, mais aussi quelles seront les interactions avec la production usuelle de l’agence. Concernant le choix du sujet et sa relation à la commande interroge, deux façons de l’appréhender se distinguent. L’approche par projet permet de visualiser plus rapidement les bénéfices d’une recherche, mais aussi son financement et ses résultats. L’approche transversale semble s’inscrire dans un temps plus long et soulève la question des financements, mais aussi des aboutissants convoités. Le caractère situé de l’architecture et la diversité des thèmes proposés ne garantissent pas une forme de reproductibilité des acquis et donc

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de rentabilisation à terme. Le financement de ces activités doit donc être potentiellement soutenu par les maîtres d’ouvrage en plus de subventions publiques. Au-delà de devoir les convaincre de l’intérêt d’une telle production, la prise en compte des calendriers des projets complexifie à nouveau les démarches.

Prétendre aux dispositifs de droits communs

45 Concernant les dispositifs de droits communs, les architectes non bénéficiaires du CIR ou CII ont évoqué plusieurs craintes à leurs égards. La première inquiétude concerne le temps à dédier pour prétendre à de tels dispositifs. La seconde vise le contrôle fiscal qui peut suivre toute demande. Enfin, la dernière appréhension implique la capacité à caractériser les activités de recherche et/ou d’innovation au regard des exigences de ces dispositifs non spécifiés pour le champ de l’architecture. Il n’est ni usuel ni simple pour les architectes de contractualiser des performances et des résultats51. Un architecte dirigeant a notamment soulevé la question du droit d’auteur. L’originalité de ce dernier, liée aux spécificités du processus de production architecturale, a été démontrée par Michel Huet52. Aurélie Chapon parle d’un droit d’auteur qui est généralement entendu à travers la protection et la reconnaissance « d’un apport intellectuel créatif reflétant la personnalité et le talent de son auteur53 ». Les architectes œuvrent ainsi pour la protection de leur marché, pour la reconnaissance et la sauvegarde de leur position au sein du champ de la construction. La valorisation d’innovations implique de nouvelles logiques, organisationnelles, économiques, voire commerciales, à concilier avec l’ethos professionnel.

46 Toutefois, quelques expériences d’appréciation technique d’expérimentation (ATEx) ont été rapportées en tant qu’engagement au sein de développement de nouveaux matériaux ou techniques. Cette procédure, spécifique au champ de la construction, a été décrite comme coûteuse, chronophage et trop peu destinée aux architectes. Une analyse approfondie de l’investissement des architectes au sein d’ATEx servirait l’étude de la notion d’innovation en architecture. D’autre part, les dispositifs de droits communs (CIR, CII, CIFRE) renvoient aux pratiques et aux secteurs d’activité habitués à les solliciter. Il s’agit alors, et à nouveau, pour les architectes de se positionner relativement à ses activités, leurs logiques et leurs représentations.

47 La notion d’innovation est un mot d’ordre qui anime les politiques publiques comme les stratégies entrepreneuriales. Selon Pierre Bourdieu, elle renvoie, lorsqu’elle est entendue « au sens que la tradition économique donne à ce mot54 », à « la transformation des inventions en innovations génératrices de nouveaux produits et de nouveaux profits dans le monde économique55 ». Elle peut être technique, mais aussi technologique ou sociale. Les architectes interrogés ont peu employé ce terme, qui semble donc peu en adéquation avec la manière dont ils appréhendent leurs futures pratiques de RDI.

48 Les dirigeants d’agence rencontrés sont donc à la tête d’entreprises spécifiques organisées pour et autour du projet. Elles héritent des valeurs et habitus d’une profession longtemps rompue à l’exercice d’une activité libérale en nom propre et en conserve des traits. L’ethos professionnel se perçoit à travers plusieurs caractéristiques : des entreprises de relative petite taille, une relation à la commande et au projet spécifique, une forme de rejet de l’intendance, mais aussi une valorisation du rôle de l’architecte et du désintéressement. Les projets de recherche ou d’innovation sont

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utiles s’ils nourrissent la production des agences. Cet investissement entier sert la communication des agences tout en satisfaisant l’appétence des architectes. Cependant, pour ce faire, les architectes dirigeants doivent se confronter à d’autres logiques, se positionner relativement à d’autres références. Ils doivent construire leurs propres démarches à l’image de la profession et en adéquation avec la réalité de leurs pratiques. L’exemple de l’agence n° 8 confirme que les pratiques ne sont pas incompatibles, mais que le rôle du dirigeant d’agence est essentiel pour le développement de pratiques de recherche ou d’innovation subventionnées.

Conclusion

49 Les dirigeants d’agences montrent un intérêt certain pour la recherche et l’innovation, ils leur associent des postures, des activités ou des gains. Bien sûr, ils voient en la recherche et l’innovation un moyen de développer leurs missions, de servir leurs structures, mais aussi d’œuvrer pour une production architecturale de qualité et la reconnaissance de la profession qui en est responsable. La notion d’utilité se fait ainsi de plus en plus prégnante et l’architecte se doit, à travers son exercice, de résoudre des problèmes économiques ou sociaux56. Cela est rendu possible, dans les discours, par la recherche et l’innovation.

50 La mise en œuvre des démarches à engager continue cependant d’interroger. La recherche et l’innovation en architecture sont certes convoquées, mais la caractérisation et la reconnaissance des pratiques associées animent toujours les débats. Eric Lengereau nomme ainsi « les questions existentielles de la recherche architecturale57 » qui ont fait l’objet de nombreux colloques et travaux depuis la création d’une politique publique de la recherche architecturale en 1972. Dès lors, différentes mesures se sont succédé pour inciter à la recherche et à l’innovation en architecture. Elles ont influencé le regard porté par le milieu professionnel sur ces notions et la manière dont les architectes les appréhendent et se positionnent relativement, mais toujours insuffisamment.

51 Les termes, recherche et innovation, font aujourd’hui écho à une recherche « attestée58 » de référence universitaire ou à l’expérience d’autres secteurs d’activité qui éloignent les architectes de leurs propres pratiques et de la représentation qu’ils ont de leur profession. Les dirigeants d’agence sont alors tenus de penser et construire leurs investissements vis-à-vis de la recherche ou de l’innovation en intégrant les dispositifs et normes préexistants. La dualité entre logique d’entreprise et profession est bien perceptible59 au sein du champ de l’architecture. Elle se vérifie lorsque l’on s’intéresse à la recherche et à l’innovation dans les agences d’architecture.

52 Les politiques publiques mettent en œuvre des outils incitatifs afin de voir les initiatives accroître. Il s’agit cependant de ne pas contraindre les agences d’architecture à s’engager dans un rapport performatif60 vis-à-vis de la recherche et de l’innovation en niant les spécificités du champ – pratiques professionnelles, formation et pratiques de recherche. Les initiatives de la part de professionnels se multiplient. Une analyse des processus mis en œuvre est nécessaire pour penser les dispositifs d’accompagnement en cohérence avec le champ de l’architecture et les sociétés qui le composent. Les architectes ont des qualités particulières à faire valoir vis-à-vis des pratiques de recherche : la gestion par projet ou le caractère pluridisciplinaire de leur formation et de leurs pratiques en sont des exemples manifestes.

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NOTES

1. Stéphane Berthier, « Le développement expérimental en situation de projet. Études des modes constructifs en bois dans l’architecture de Lipsky + Rollet », Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère, 2018, no1, p. 1. 2. L’architecte ne constitue qu’une seule et même personne avec son cabinet et est solidairement et indéfiniment responsable des dettes de son activité sur son patrimoine personnel. Vor Lydia Di Martino, Gwénaëlle Creno, « Activité libérale, société d’architecture : toutes les formalités de création », Cahiers de la profession, no22, 2005. 3. Entreprise individuelle ou entreprise individuelle à responsabilité limitée. 4. Ordre des architectes, Archigraphie 2018, Observatoire de la profession d’architecte, 2018, p. 142., [en ligne] https://issuu.com/ordre-national-des-architectes/docs/archigraphie-2018, consulté le 30 mars 2020.

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5. Isabelle Chesneau (dir.), Profession architecte, Paris, Eyrolles, 2019, p. 73. 6. En droit, l’intuitus personae fait appel à la considération de la personne. Voir Raymond Guillien, Jean Vincent (dir.), Lexique des termes juridiques, 15e éd., Paris, Dalloz, 2005, p. 352. 7. Valérie Champetier, Cédric Fischer, « Transmission et reprise des entreprises culturelles : Quels enjeux de politique publique ? », Culture études, no2, ministère de la Culture/DEPS, 2015, pp. 9-10. 8. Culture et Recherche, n 138 « Architecture. Pratiques Plurielles de la recherche », automne-hiver 2018. 9. d’a, « E (V) LAN ! », n°262, mai 2018. 10. Les Cahiers Techniques du Bâtiment, n°383 « L’innovation selon vous, Paroles d’experts », déc. 2019-janv. 2020, 11. Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère, n 1 « Innover ? », 2018. 12. Ministère de la Culture, Innovation architecturale, Restitution des travaux du groupe de travail, 2020, p. 9. 13. Société Française des Architectes, « L’enseignement du projet en danger », Bulletin n°56, 2e trim. 2020, [en ligne] https://sfarchi.org/wp-content/uploads/Bulletin-56-lenseignement-du- projet-en-danger.pdf 14. Véronique Biau, « Stratégies de positionnement et trajectoires d’architectes », Sociétés contemporaines, no29, 1998, p. 9. 15. Guy Tapie, « Maîtrise d’œuvre : l’image vecteur d’identité », dans Thérèse Évette (dir.), « Interprofessionnalité et action collective dans les métiers de la conception », Cahiers RAMAU, no2, Paris, Éditions de la Villette, 2001, p. 149. 16. Idem., p. 162. 17. Vera Borges, Manuel Villaverde Cabral, « Les architectes au Portugal : entre la vocation et la profession », Sociologie de l’Art, 2016, OPuS 25 & 26, p. 157. 18. André Lichnerowicz, Rapport de la Commission ministérielle de la recherche architecturale, ministères des Affaires culturelles, 1970. 19. Véronique Biau, Pour une problématique de l’innovation en architecture, recherche exploratoire subventionnée par le ministère de l’Équipement, du Logement, de l’Aménagement du Territoire et des Transports, 1988. 20. Véronique Biau, « Innovations architecturales. Logiques de recherche, logiques d’action », Villes en parallèle, no17-18, 1991, p. 289. 21. Ministère de la Culture et de la Communication, Délégation à l’information et à la communication, Stratégie nationale pour l’Architecture, 2015. 22. Pierre-Damien Huyghe, Contre-temps. De la recherche et de ses enjeux. Arts, architecture, design, Paris, B42, 2017, p. 12. 23. Idem., p. 18. 24. Idem., p. 16. 25. Loi n 2016-925 du 7 juillet 2016 relative à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine. 26. Décret n°2018-105 du 15 février 2018 portant statut particulier du corps des professeurs et du corps des maîtres de conférences des écoles nationales supérieures d’architecture; décret n°2018-106 du 15 février 2018 relatif au conseil national des enseignants-chercheurs des écoles nationales supérieures d’architecture; décret n°2018-107 du 15 février 2018 relatif aux maîtres de conférences et professeurs associés ou invités des écoles nationales supérieures d’architecture; décret n°2018-108 du 15 février 2018 relatif aux intervenants extérieurs des écoles nationales supérieures d’architecture; décret n°2018-109 du 15 février 2018 relatif aux écoles nationales supérieures d’architecture. 27. Ordonnance n°2020-71 du 29 janvier 2020 relative à la réécriture des règles de construction et recodifiant le livre I du code de la construction et de l’habitation.

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28. d’a, « E (V) LAN ! », n°262, mai 2018, p. 57. 29. Ministère de la Culture, Direction générale des patrimoines, Service de l’architecture, Catalogue 2004-2018, Doctorat en CIFRE. La recherche architecturale, urbaine et paysagère au sein d’une structure professionnelle, 2019. 30. Association nationale recherche technologie, Rapport d’activité 2019, Pour une France forte de sa recherche, 2019, [en ligne], http://www.anrt.asso.fr/fr/actualites/rapport-dactivite-2019-34194, consulté le 30 septembre 2020. 31. Ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, Le crédit d’impôt recherche (CIR) en 2017 (données semi-définitives), mai 2020. [en ligne] https:// cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/Chiffres_CIR/13/7/ Publi_courte_CIR2017sd_en_ligne_1327137.pdf, consulté le 26 septembre 2020. 32. Ministère de la Culture, Innovation architecturale, Restitution des travaux du groupe de travail, op.cit. p. 10. 33. L’association Région Architecture regroupe : le conseil régional de l’ordre des architectes du Grand Est ; l’école nationale supérieure d’architecture de Nancy et celle de Strasbourg ; l’institut national des sciences appliquées de Strasbourg, département Architecture ; l’Union régionale des conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement du Grand Est ; les maisons de l’architecture de Champagne-Ardenne, de Lorraine et les syndicats des architectes d’Alsace, de Champagne-Ardenne et de Lorraine. 34. http://www.regionarchitecture.eu/de/ 35. Extrait du dossier de candidature déposé par l’association Région Architecture dans le cadre du PIA3 Filière d’avenir du Grand Est. 36. La première mission de recherche exploratoire s’est étendue de juin 2017 à février 2018 ; la seconde de mai à septembre 2018. 37. Région Architecture est à l’initiative d’un « appel collectif » lancé en 2015 : « Les acteurs de l’architecture se rassemblent pour dire d’une seule voix leur volonté de participer à la construction de la nouvelle région, Alsace-Champagne-Ardenne-Lorraine. Ils lancent un appel ambitieux et inédit fondé sur une alliance nouvelle entre profession, économie et formation vers une filière d’excellence. » Voir [en ligne] http://www.regionarchitecture.eu/de/#appelsigner 38. Ordre des architectes, Archigraphie 2018, op.cit., p. 39. 39. Ordre des architectes, L’essentiel des chiffres de la profession. Démographie des architectes, modes d’exercices, activités et revenus, [en ligne], https://www.architectes.org/l-essentiel-des-chiffres-de- la-profession, publié le 19 octobre 2015, modifié le 31 juillet 2020, consulté le 28 septembre 2020. 40. Idem. 41. Elles possèdent moins de dix salariés et ont un chiffre d’affaires inférieur à 2 millions d’euros. Les quatre autres font partie de la catégorie des petites et moyennes entreprises. 42. Ordre des architectes, L’essentiel des chiffres de la profession. Démographie des architectes, modes d’exercices, activités et revenus, op.cit. 43. Ordre des architectes, Archigraphie 2018, op.cit., p. 115. 44. Idem., p. 142. 45. Valérie Champetier, Cédric Fischer, op.cit 46. Jean-Noël Kapferer, « France : Pourquoi penser marque ? », Revue française de gestion, no218-219, 2011, p. 14. 47. Miguel Delattre, Renaud Petit et Véronique Zardet, « Ar (t) chitectes et management : histoires d’introduction d’outils de management chez les architectes », Annales des Mines - Gérer et comprendre, no120, 2015, p. 9. 48. Idem. 49. Pierre Bourdieu, Les usages sociaux de la science, Pour une sociologie clinique du champ scientifique, Versailles, Éditions Quæ, 2019 [1997]. 50. Pierre-Damien Huyghe, op.cit., p. 75.

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51. Miguel Delattre, Véronique Zardet, Renaud Petit, « Art et normes techniques en architecture : quelle cohabitation ? », dans Laurent Cappelletti (dir.), Dynamique normative. Arbitrer et négocier la place de la norme dans l’organisation, Caen, EMS Éditions, 2015, p. 140. 52. Michel Huet, Architecture et droit d’auteur en France, thèse de doctorat, Paris II, 1975. 53. Aurélie Chapon, « La protection de l’œuvre architecturale par le droit d’auteur », Droit et Ville, no76, 2013, p. 17. 54. Pierre Bourdieu, op.cit., p. 47. 55. Idem. 56. Christophe Camus, « L’architecte : entre le service et l’œuvre », dans Thérèse Évette, op. cit., p. 198. 57. Eric Lengereau, « Aux origines de la recherche architecturale en France », dans Jean-Louis Cohen (dir), L’architecture entre pratique et connaissance scientifique. Actes de la rencontre du 16 janvier 2015 au collège de France. Paris, Éditions du patrimoine, 2018, p. 20 58. Pierre-Damien Huyghe, op.cit., p. 75. 59. Sylvie Monchatre, « 6. Métiers et entreprises : une articulation en tension », dans Didier Demazière (dir.), Sociologie des groupes professionnels. Acquis récents et nouveaux défis, Paris, La Découverte, 2009, p. 84. 60. Pierre-Damien Huyghe, op.cit., p. 18.

RÉSUMÉS

Encouragés par une politique publique, incitative et de réforme, les dirigeants d’agences montrent un intérêt certain pour l’intégration de pratiques de recherche ou d’innovation dans leurs structures. Cependant, les dispositifs de droit commun ouverts aux agences d’architecture et prévus pour valoriser la recherche et l’innovation sont jugés insuffisamment investis par le champ de l’architecture (CIR, CII, CIFRE). Pour participer à la compréhension de ce phénomène, nous interrogeons les manières dont les architectes dirigeants appréhendent ces notions, les pratiques qu’ils leur associent et leur possible intégration au sein des structures. Nous avons pu vérifier ainsi la dualité à laquelle ils se confrontent : penser l’évolution des pratiques professionnelles et des structures qui les accueillent en réponse aux multiples défis auxquels est confronté le champ de l’architecture, tout en respectant les codes, valeurs et normes hérités d’une profession libérale.

Encouraged by an incentive and reforming public policy, agency executives are showing a real interest in integrating research or innovation practices into their structures. However, the common law mechanisms open to architecture agencies and designed to promote research and innovation are considered to have received insufficient investments by the field of architecture (CIR, CII, CIFRE). In order to participate in the understanding of this phenomenon, we wanted to question the ways in which architect directors apprehend these notions, the practices they associate with them as well as their integration into structures. By doing so, we have been able to test the duality they are confronted with: building the evolution of professional practices and the structures that accommodate them, while satisfying the precepts and values inherited from a liberal profession.

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INDEX

Mots-clés : Recherche, Innovation, Agence, Profession, Politique publique Keywords : Research, Innovation, Agency, Profession, Public Policy

AUTEUR

MÉLANIE GUENOT Mélanie Guenot est architecte diplômée d’État, titulaire d’un master 2 en urbanisme & aménagement ASPU (Architecture, structures et projets urbains) et doctorante en architecture sous contrat doctoral du ministère de la Culture. Sa thèse est menée sous la direction d’Hélène Vacher et Frédéric Rossano, au sein des laboratoires Lhac (ENSA Nancy) et AMUP (ENSA Strasbourg). Son travail porte sur la recherche et l’innovation en architecture, et plus particulièrement sur les rapports entre recherche et pratiques professionnelles propres au champ de l’architecture.

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The architect’s office: practice and organization of work (18th-21st century)

Gauthier Bolle, Maxime Decommer and Valérie Nègre Translation : Danya Kiernan

An emerging research topic?

1 To propose the architect’s office as the central theme of this issue of the Cahiers de la recherche architecturale, urbaine et paysagère was somewhat of a gamble. We hypothesized that it would allow to exceed traditional “heroic” narratives, which concentrate on the charismatic figure of the architect, thus omitting the complexity and variety of architectural’s production, along with an understanding of more recent evolutions. One year having passed since the call for contributions, the global sanitary context renders the question of contemporary work spaces and their links to the private sphere, digital tools and increased processes of dematerialization even more pertinent, facets which are more or less well adapted to the world of architectural design.

2 If artists create their works within (and outside of) studios (ateliers) then architects work in offices (agences) as well as on construction sites. In France, the term agence has progressively been adopted throughout the course of the 20th century, following cabinet and bureau, to indicate everything from the workplace of architects and its work structure, to the interaction it enables between groups of individuals. If Studio Studies has become a transversal and multidisciplinary field of research1, the office of the architect — an indispensable device for the exercise of design and implementation — has been little studied in comparison, constituting a sort of historiographical blind spot. However, this research topic invites us to combine long-term approaches, and to bring them closer to studies conducted on the studio, the laboratory and the office2.

3 The call for contributions aimed to shed light on dimensions relative to the agence — whether they be human, material, economic, judicial or symbolic — over time and up

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until today. Falling in line with research on the workplace conducted by sociologists and historians of science, technology and art, it sought to uncover the daily work of architects and their collective work forms, as well as intermediaries and “invisible technicians3”. However, it also sought to understand the specificities of the places dedicated to the creation, production and management of projects; which could be done, for example, by remaining attentive to certain characteristics, especially relationships upheld with the outside world and on construction sites. Three pathways were proposed in the call for contributions. The first involved examining materiality and concrete ways in which the various protagonists of the architect’s office interact. The second focused on organizational models over the long term, pointing to possible phenomena in terms of transfer, evolution, transmission or even innovation in modes of organization and collaboration. The final pathway offered the possibility to understand the way in which architects’ wokplaces communicate, mediatize and disseminate their own structures.

4 The relevance of this research theme was revealed through the thirty or so contributions received. The eighteen articles selected highlight the disciplinary transversality of the the architect’s office as a basis for investigation, spanning a period from the 18th century up until today. Depending on their diverse methodological approaches, most of them combine two or three of the pathways proposed initially, which is why they were reorganized according to three fields of questioning. The first questions the realities of work structures concealed behind the name generally retained by history; the second questions the ways in which architects work between public administration and private firm; the last investigates the recent entrepreneurial logic architects have begun to use to structure their offices.

In the shadow of prominent names

5 Throughout the last few decades, historiography has significantly enriched the understanding of the professional world of architects. In France, with regard to the old regime, historians have looked at the cabinets in which they practiced (room location and layout, furniture, books, etc.) along with the various collaborators who worked there inspectors (inspecteurs), draftsmen, measurers (toiseurs), as well as the bureaux created by the administration for the duration of the construction of large buildings4. Concerning the contemporary period, the intersection of the history of the profession’s institutional structure and that of its practices invites us to better grasp offices as topics of study5. More recently, another place of architectural work, the construction site, has been the subject of several studies6. Since the 1990s, the increase in monographic studies has also allowed us to understand the production of iconic or notable figures from the French or international spheres, even though there have been few studies that place the architect’s office at the center of focus. The workplaces of famous practitioners, however, are sometimes better known, thanks to the abundance of sources, like Le Corbusier’s studio, for example7. The last few years have seen the proliferation of numerous biographical PhD, shedding light on the professional scene in France of the 20th century and offering a fertile ground for the study of the agence8. The office of the architect however, remains in the background of historical accounts: sources like the architects’ writings are generally incomplete when it comes to this subject. Indeed, architectural archives do not necessarily contain documents directly

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related to their methods and places of practice the collections instead favoring the graphic and administrative traces of their accomplishments. To overcome these difficulties, historians often rely upon printed sources that reveal a new iconography of the offices. Over the course of the 20th century, architectural reviews regularly exhibited these workplaces, their functioning and ultimately their mise-en-scène. The publication of reports in L’Architecture d’aujourd’hui9 thus documents the places of architectural production. Other more unexpected sources are also sometimes exploited, such as salary records and accounting documents specific to the management of projects or offices.

6 This invitation to reverse the traditional point of view of historians, committed to placing the analysis of built works and ideological trends in the foreground, has found a certain resonance among young researchers who favor the study of places and modes of organization when it comes to architectural design. This has led them to bring together other sources, or to question them in an original way, in order to highlight the structure of teams that have remained in the shadow of a sole ”name“ retained in history. The five contributions gathered here paint a fairly broad picture of the 20th century, to which is added a contribution examining a case from the 18th century. Béatrice Gaillard uses notarial acts (wills, post-death inventories, construction contracts), as well as the correspondence and journals of a family of architects working during the Enlightenment period. These sources allowed for the emergence of an understanding of how Jean-Baptiste Franque (1683-1758) and his two sons, François II (1710-1793) and Jean-Pierre (1718-1810) organized their practices in Avignon and Paris in order to respond to commissions located far away. Here, the question of the conduite (conduct) of the works leads the author to note a great porosity between the world of architecture and that of the entreprise. The Franques either employed architects or contractors to direct their work sites and provide full scale drawings (dessins en grand).

7 Concerning the 20th century, the studies gathered here are also ingeniously based on the diversity of administrative sources, the iconography of agencies, the information found on graphic documents (the plan cartouches for example), and finally, the discourse of architects, or even their collaborators. Even if most of the authors highlight archival incompleteness, the depth of investigations produced by detailed and prolific analyses describe evolutive, flexible and often ”perishable“ work structures, due to their intrinsic link to the head architect. Furthermore, the agences adapted depending on the commissions, but also based on structural changes in the construction sector.

8 Thus, Yola Gloaguen analyzes Antonin Raymond’s office (1888-1976) in Tokyo and the way in which this disciple of Frank Lloyd Wright participated in the dynamic of modernization of the country. In the 1920s, Raymond mobilized foreign architects and engineers to lead locally recruited teams. Then, in the 1930s, Japanese employees became the majority of his workforce, rendering it possible to adapt projects to the cultural and technical constraints of the country at that time.

9 Finally, several contributions examine the work organization of three outstanding figures of the professional scene in France in the 20th century: Anne-Sophie Cachat- Suchet reveals the diversity of collaboration and association modes through Eugène Beaudouin’s (1898-1983) many urban planning and architectural projects; Hugo Massire brings to light Pierre Dufau’s (1908-1985) efficiency and capacity to adapt to contextual constraints, as well as the limits of his work organization; Élise Guillerm analyzes the

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distribution of tasks and the role of collaborators within the office of Jean Dubuisson (1914-2011). Eugène Beaudouin and Jean Dubuisson each adapted the functioning of the studios at the Ecole des beaux-arts, as well as their emulation, to the economic constraints and fluctuations of architectural commissions. Beaudouin reverberated this functioning outside of the office itself, multiplying various types of association depending on projects. Dubuisson developed a flexible team structure, whose contract periods and working methods often depended on the magnitude of commissions. While Pierre Dufau also adapted the studio culture of the École des Beaux-Arts within his company, the professional choices he makes in the 1970s directed him towards the creation of an original structure, inspired by American models, which made it possible to develop “a financial incentive for the most active architects within the office”. While sources do not always allow for precise accounts to be drawn up, the quantitative data is often indicative of the importance assumed by certain companies on the professional scene: more than 200 employees are said to have worked for or with Beaudouin between 1946 and 1981; while there were around one hundred for Pierre Dufau & Associés, whose revenue very probably made it the country’s leading firm in the early 1970s.

10 Taken as a whole, these texts emphasize above all the eminently collective dimension of architectural work within its hierarchical structure — the distribution of tasks as well as position titles are indicative of the evolution of the organization of work — and, in the absence of intellectual property, question their sharing of the authorship of works. From the 18th to the 20 th centuries, although the structures were not always sustainable, future agency heads (chefs d’agence) or prominent figures of the next generation often emerging within teams. In all the contributions, interference also regularly emerges between the professional and private spheres as well as the family sphere — for example, through the important role frequently played by the wife of the agency head —, but also in the world of education — recruitments often linked to workshops and specific places of training — which opened up new avenues of understanding and study for architectural firms in the 20th century.

The intersection of models and practices

11 By focusing on forms of architects’ workplace structures, and not on the buildings they design, the contributions reveal a great diversity of practices. Several articles emphasize the variety of tasks they fulfill. The break established during the Renaissance between liberal activity on the one hand and commercial activity on the other (or architects and entrepreneurs) was far from coming into effect in the 20th century. We now know that the distinction between the two professions did not suddenly occur throughout the 15th century, but there has not been sufficient observation of its tendency to fade during the second half of the Enlightenment, as cities became denser and larger. In Paris and in London, contractors, as well as architects, bought land and built houses for which they designed the plans.10 After the Revolution in France, the abolition of guilds and the creation of a single patent to which both were subjected increased the confusion. If a part of the architects came to adhere to the idea that the profession was ”incompatible with that of the contractor, manufacturer or supplier of materials“ (”Guadet code“, 1895), and if a majority ended up approving the creation of an ”Order“ which prohibited contractors from assuming

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the title of architect and vice versa (1940), a good number of practitioners thus continued to practice both professions simultaneously. The case of the Perret brothers is well known. In 1937, Auguste Perret deplored that the architect could no longer build for himself but must ”build through contractors“, ”So that his role is no longer that of a builder, but simply that of a draftsman, and, the word will undoubtedly surprise... a notary, who directs the work [...]11”. After the Second World War, Fernand Pouillon still claimed to “think simultaneously as an organizer, a financier, an engineer, an inventor and an artist12.” However, its “economic systems” built to make him “[his] own contractor”, led him to prison.

12 The case of Henri Blondel (1821-1897) and Jean Walter (1883-1957), studied by Elsa Jamet and Marie Gaimard in this current issue, is similar to that of Pouillon. The two architects aspired less to exercise both the profession of architect and that of contractor (like the Perrets) than they did to master the entire production process. They sometimes played the role of land developers (acquisition of land, division into lots, resale), sometimes that of real estate developers (acquisition of land, construction of houses, resale), and sometimes even that of developer-builders (they take care of the execution of buildings themselves). Henri Blondel bought land expropriated for public utility, then subdivided and resold it, but he also stuck to demolition contracts linked to Hausmannian developments. Just like Henri Blondel, Jean Walter relied upon solid political networks, multiplying public limited companies, setting up a structure to buy and sell land, buildings and materials to carry out work and to design projects.

13 William Tite (1798-1873), one of the foremost British architects of the second quarter of the 19th century, was also a businessman with multiple companies. Michael Chrimes shows how his professional and family networks, along with his political activity, allowed him to position himself within the railway market. The architect was far from undertaking just station design, he routinely buying and appraising land. In the 1840s, his operations led him to open agencies in France, as well as Carlisle, Edinburgh and Perth, making his office one of the first international architectural company. One of the merits of his case is that it draws our attention to a common practice long carried out by architects (and long overlooked): the valuation of land, real estate and works. In England, the porosity between the profession of architect and that of surveyor (valuers; surveyors; levelers; land surveyors) was large. The creation of professional bodies for surveyors in the 1870s helped to distinguish the professions, although many architects continued to act as property appraisers in the UK. As Michael Chrimes points out, even on a low fee basis (1 %), the value of urban real estate made this activity much more lucrative than architectural design fees. Architectural historian Andrew Saint’s harsh judgment of the work of William Tite, which Michael Chrimes refers to, is thus not surprising. Business ingenuity, entrepreneurial expertise, and the ability to manage a team are not regarded as expected qualities of an artist. Art and architecture historians struggle as much to identify them as they do to recognize them. Henri Blondel, William Tite and Jean Walter share character traits attributed by Jean-Baptiste Say to entrepreneurs: they liked to lead, organize and take risks. While William Tite became the richest architect in England, however, Walter and Blondel went bankrupt. Even so, these three architects were also buyers, sellers, investors, constructors and artists. Their activities transgressed the limits between professions and encouraged us to more closely observe the permeability between the artistic, technical and commercial worlds.

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14 The salaried employment of an administration is an additional form of exercise that is highlighted in this issue. Hélène Antoni observes the functioning of the architectural department of the City of Strasbourg (Stadtbauamt) from 1871 to 1918 and its various missions: control of building permits, expertise of architectural and urban planning projects, organization of competitions, realization of extension and development plans, and construction of municipal facilities. In addition to the development of salaried architect positions, Hélène Antoni points to the similarity between the hierarchical organization of the architectural department of the City of Strasbourg and that of an independent architectural firm. Fritz Beblo (1872-1947), in particular, seemed to run his department like a company boss (patron d’agence). Distributing missions among his collaborators, he remained the main person in charge and the only signatory of the projects. He also tried to make his mark on public construction by organizing competitions. Guillaume Duranel likewise observes the permanence of “agency practices” (pratiques d’agence) within temporary multidisciplinary teams (2008-2016) formed at the initiative of the Ministry of Culture and Communication (Office for Architecture, Urban Planning and Landscape Architecture Research), to reflect on the future of the Parisian metropolis (Grand Paris). Architects tend to reproduce the hierarchies specific to their profession; they “capture the symbolic impacts” of collective work; impose their “vocabulary” on researchers and other specialists, and above all, their habit of systematically translating ideas into drawings. These are “conventional patterns” which, according to the author, lead to “a weakening of the multidisciplinary character” of the productions of these teams that were initially formed to combine approaches.

15 Conversely, Anne Portnoï shows how the collective practices specific to the public architectural department of the London County Council (LCC), developed between 1949 and 1959, are diffused in other circles. In order to promote the expertise of architects who find themselves in competition with those of other city specialists (surveyors in particular), Johnson-Marshal (1915-1993), Director of the Town Planning Division, made the choice to formalize and codify the concepts and working methods of architects through reports and manuals. Published by the Ministry of Planning, these manuals intended to transmit “good practices” and were subsequently taken up by architects within universities or private construction fields.

16 Such case studies invite us to pay more attention to the material devices developed to facilitate collective work: sketches, drawings, models, as well as reports, manuals, schedules, etc. Such documents bear witness to immaterial practices that are difficult to grasp: interactions between architects, their collaborators and other construction stakeholders, but also the inventiveness deployed to lead and organize teams.

An ordinary company

17 For several decades, the architectural profession has been a topic of studies at the crossroads of the sociology of work, organizations and professions. Furthermore, architectural firms have often been considered relevant observation environments for analyzing changes in the practices, projects, roles and inter-professional relationships of architects. Influenced by the “crisis” of a “transforming13” profession, the early work of the 1970s brought to light the rebalancing of work methods within architectural practices — which were marked by the increase in the number of employees — and its

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effects on reconfigurations in the field. Through the lens of profession at various scales14, the research in the decades that followed either focused on a particular mode of practice15 or on the evolutions of architectural activities in France, some even advancing the idea of a “de-professionalization16” of architectural activity. At the dawn of the 2000s, the notion of “professional work” was put forward to understand the strategies used by architects “to maintain and showcase their expertise in relation to other design professions17.” With the exception of Christophe Camus’s investigation18, it was not until the end of the 2000s that work emerged closely resembling an ethnographical analysis of the effects of an agency’s spatial dimensions on work itself19. Corpuses of offices and architects at work have also made it possible to shed light on the effects of the introduction of management tools among architects20 or to analyze work structures and power relations comparatively21. More recently, the inclusion of architecture agencies’ entrepreneurial dimensions22 has highlighted the need to link training cycles and practices with the professional world, thought of as a sector of activity.

18 The seven contributions assembled here allow us to consider architects’ offices, maybe above all, as ordinary companies like any other. They question their strategies in order to, on the one hand, respond to general changes in work and, on the other, to establish or follow new logics for structuring the architectural field. Whether architects act on their own initiative, seizing devices open to all company heads or responding to injunctions, their decision-making changes the work structures within their workplace. The authors gathered here tend to consider architects as economic and social agents, the entrepreneurial logics they develop acting as part of their positioning strategies. The methods chosen, which for the most part fall within the disciplines of the human and social sciences, combine quantitative and qualitative approaches: participant observations, question-based surveys and semi-structured interviews are favored in order to account for practices, but also for the narratives and representations of actors. In an effort to understand the evolution of the organization of architectural work, the majority of contributors chose to focus their attention on decision-makers. Thus, the discourse of architects working independently, as associates or head managers is more represented than that of employees.

19 The period covered within this third part starts in the 1960s and goes to the present day. Many of the contributions base their analyses on French architectural firms, with two exceptions to be noted: one examines the trajectory of Norman Foster’s (1935) firm in the United Kingdom, the other opens its corpus to large French and English companies, to question the effects of the digital transformation on work. Here, these contributions are not organized chronologically, nor by geographic or cultural area. We instead use the components of entrepreneurial logic that are explored in all of the articles. It should be noted, however, that neither economics, marketing nor business management are explicit criteria in the authors’ analysis grids. As Véronique Biau points out, ”in a profession that is reluctant to think of itself as a job23”, it is other aspects of the organization of the activities of architects that have caught the attention of contributors. We group them under three headings: space — its management and image —, the legal structure of architectural practices — the choice of the type of company —, and the skills of actors.

20 Gabriel Hernãndez’s contribution opens this section, tracing the trajectory of Norman Foster’s firm and his associates from the 1960s to the 1980s in London. The relocations

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and spatial transformations of the office indicate changes in the ideas and working methods. Borrowing from the methods of Visual Studies, he presents the architect’s office as a laboratory whose transformations change the image of the company. Then, investigating a much more recent period — the last five years — Stéphanie Dadour and Lucie Perrier deliver an overview of the practices of architects undertaking their work in coworking spaces, thanks to a survey based on observations and semi-structured interviews. This choice is informed by opportunities for interprofessional collaboration, along with the values, atmosphere and image of work—as well as the supposed equality in work relationships — that the organization of these spaces could offer. The article reveals the shared desire of these actors to amalgamate the management capacity of their companies with that of an architectural project and, according to the authors’ hypothesis, to perpetuate the values of the independent exercise of architecture.

21 Also questioning the structuring of architecture firms according to their choice of company type, Fanny Delaunay and Estelle Gourvennec analyze offices organized in the form of cooperative and participative compagnies (SCOP) through some thirty interviews with associates and/or managers. Beyond the entrepreneurial, social and even ethical values underlying this choice and their effects on daily work, the authors address other issues taken into account by architects: access to a network and to partnerships, and a stronger positioning in the economic market.

22 Four articles question the skills of actors in architectural firms, investigating their emergence since the 1980s within three domains in France: communication, digital architectural design tools and research. These articles share common questions: with regard to changes in an architect’s context, tools, and methods of intervention, what skills do they consider maintaining within their offices, and what new ones need to be developed? Between independence and an obligation to respond to injunctions outside the architectural milieu, how do they choose the additional skills to acquire? Are they internalized or outsourced, and according to which interprofessional relationships? These questions call for considering a broader framework of study, and for analyzing the changes in work relationships and the power relations that they generate within architectural structures.

23 Margaux Darrieus thus unveils the behind-the-scenes players of architecture: promotional communication professionals. At the discretion of a long-term participant observation experience, coupled with semi-structured interviews with main actors, she explains the nature of their work and their projects, as well as their profiles and trajectories, both within and outside of the office, showing how their skills, now deemed indispensable, contribute to an architect’s access to commissions.

24 Two contributions explore the effects of the introduction of digital tools in architectural design on the structure of work. Extended to the practices of Computational Design (CD) and Building Information Modeling (BIM), Aurélie de Boissieu offers a survey of seven French and English firms in the process of adopting these methods throughout the 2010s. She provides an overview of the work structures they generate and a typology of the new roles they create, based on training, skills and degrees of initiative and responsibility. She also questions the emergence of new professions or new professional figures. Focusing on BIM and French architectural firms, the contribution of Elodie Hochscheid and Gilles Hallin mobilizes a multi-criteria quantitative survey of 800 offices. The results show how they have, or have not,

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adopted this practice, and their positioning in the architecture market according to the particularities of their internal functioning and the architectural commissions they undertake. A prospective dimension responds to the widespread idea that the generalization of BIM would cause a reduction in small architecture companies.

25 Finally, Mélanie Guénot sheds light on other practices that sometimes mobilize new skills on the part of architectural firms: those relating to research and innovation, strongly encouraged in recent years by public policy (in particular the National Strategy for Architecture in 2015) coupled with incentive mechanisms (such as research or innovation tax credits, or industrial research training agreements). Using a method that is both quantitative and qualitative, the author identifies the dynamics, especially in terms of internal skills and workloads, leading to the disparate strategies used by architects to develop these approaches. The delay that she identifies in this area is questioned with regard to the complex balance induced by these practices through architects’ professional ethos, which is constructed upon values and an independent way of working.

Change and reaffirmation of a model in question

26 This thematic issue invites us to continue the investigation aimed at identifying the permanence of implicit models that structure architectural workplace over time. For historians, this approach leads us to either reconsider usual sources, or to constitute and intersect new corpuses of administrative documents. The difficulty is increased by the fact that structures described are unstable, flexible and adaptable according to commissions and circumstances. Researchers who study the changes in current work structures benefit from the direct narratives of actors, revealing the diversity of the positioning strategies of architects. The more recent and active the structure, however, the more difficult it seems to access all the data and documents that would allow for it to be analyzed. Thus, many dimensions “evacuated” either from the discourses of the architects themselves, or from their professional archives, limit epistemological reflection. This observation is consistent with current findings of a profession reluctant to integrate economic and managerial questions into its practice, marked by the "managerial unthinkable24”.

27 However, the contributions gathered here give an account of the structural development of architectural work since the 18th century in France, including a division of creative tasks, without these experiences having been formalized, theorized or transmitted. In France, an important issue therefore seems to be the training of architects with regard to these questions, which, for new generations, must be answered through the post-diploma cycle created in 2007 leading to accreditation (habilitation à la maîtrise d’œuvre en son nom propre). For older architects, intergenerational collaborations, lifelong professional training or the handling of these questions by representatives of the Professional Order and trade unions of architects, whether employers or employees, could constitute training avenues.

28 Regarding the historical approach, research deserves to be extended beyond the 1970s, in order to understand the effects and upheavals of the legal texts defining the public interest of architecture (loi sur l’architecture de 1977) and regulating access to public contracts (loi sur la maîtrise d’ouvrage publique de 1985). Following these orders which have structured the field up until today, how did architects organize themselves? In

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terms of sources, there could be added, in addition to those identified within the articles, those from archival funds currently being used or transferred: actors involved in architecture education, whether initial or professional, as well as representatives of architects, whether they are regional councils or trade unions. As for the methods, more international comparisons could shed light on the differences in structures according to the strength of national work cultures, but also architecture itself.

NOTES

1. Rachel Esner, “Pourquoi l’atelier compte-t-il plus que jamais ?”, Perspective, 2014, n°1, pp. 7-9 (special issue dedicated to the studio). See also in this issue: Jean-Marie Guillouët, Caroline A. Jones, Pierre-Michel Menger, Séverine Sofio, “Enquête sur l’atelier : histoire, fonctions, transformations”, pp. 27-42. 2. Françoise Waquet, L’Ordre matériel du savoir. Comment les savants travaillent, XVIe-XXIe siècles, Paris, CNRS Éditions, 2015. Patrice Bret, Catherine Lanoë, “Laboratoires et ateliers, des espaces de travail entre sciences et arts et métiers, XVIe-XVIIIe siècle”, in Liliane Hilaire-Perez, Fabien Simon, Marie Thebaud-Sorger, L’Europe des sciences et des techniques. Un dialogue des savoirs, XVe-XVIIIe siècle, Rennes, PUR, 2016, pp. 149-155. Pascal Dibie, Ethnologie du bureau. Brève histoire d’une humanité assise, Paris, Éditions Métailié, 2020. 3. Steven Shapin, “The Invisible Technician”, American Scientist, nov.-déc. 1989, vol. 77, n°6, pp. 554-563. 4. Claude Mignot, “Cabinet d’architecte du Grand Siècle”, in Olivier Bonfait, Véronique Gerard Powell, Philippe Sénéchal (dir.), Curiosité : études d’histoire de l’art en l’honneur d’Antoine Schnapper, Paris, Flammarion, 1998, pp. 317-26; Alexandre Cojannot, “Du maître d’œuvre isolé à l’agence : l’architecte et ses collaborateurs en France au XVIIe siècle”, Perspective, Actualité en histoire de l’art, no 1, 2014; Étienne Faisant, “Conduire pour bâtir : de la conduite des ouvrages par les architectes et les entrepreneurs”, in Alexandre Gady, Alexandre Cojannot (dir.), Architectes du Grand siècle : du dessinateur au maître d’œuvre, Paris, éd. du Passage, 2020, pp. 34-53; Viviane Idoux, L’Administration des Bâtiments du Roi sous les règnes de Louis XV et Louis XVI, PhD in modern history, Université Saint-Quentin en Yvelines, 2015. 5. Maxime Decommer, Les Architectes au travail. L’Institutionnalisation d’une profession, 1795-1940, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2017. 6. Alexandre Cojannot, Alexandre Gady, “L’Architecte sur le chantier”, Dessiner pour bâtir. Le métier d’architecte au XVIIe siècle, Paris, éditions Le Passage, 2017, pp. 255-261; Valérie Nègre (dir.), L’Art du chantier : construire et démolir du XVIe au XXIe siècle, Paris/Gand, Cité de l’Architecture/Snoeck, 2018. For the relationship between architects and work sites, see: Laurent Baridon, “Interdit au public ?, Rites, visites et visiteurs” and “Le Corbusier : révéler le chantier”, ibid., pp. 158-175; Eike-Christian Heine, Christoph Rauhut, Producing Non-Simultaneity. Construction Sites as Places of Progressiveness and Continuity, London and New-York, Routledge, 2018.

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7. Judi Loach, “L’Atelier Le Corbusier, un centre européen d’échanges”, Monuments Historiques, 1992, pp. 49-52; Ingrid Quintana Guerrero, “La colonie latino-américaine dans l’atelier parisien de Le Corbusier”, Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère [En ligne], 2|2018, Online since 10 Sept. 2018, connection on 20 Oct. 2020, http://journals.openedition.org/craup/525 8. Concerning the 20th century, see the following PhD that were defended in the last ten years: Marie Gaimard, Hygiène, morale, rentabilité. Jean Walter, architecte (1883-1957), Paris 1-Panthéon Sorbonne, 2013; Gauthier Bolle, C.-G. Stoskopf (1907-2004), architecte : les Trente Glorieuses et la réinvention des traditions, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017; Mélanie Manin, Du type au prototype : outils et processus de conception du projet architectural élaborés par Henry Jacques Le Même (1897-1997), Grenoble, 2014; Caroline Bauer, L’agence André au temps de Jacques et Michel (Nancy, 1929-1973) : architecture, réseaux et filiations, Paris 1-Panthéon Sorbonne, 2015; Élise Guillerm, L’Architecte Jean Dubuisson (1914-2011), Le dessin à l’épreuve des usages, Paris 1-Panthéon Sorbonne, 2015; Audrey Jeanroy, Claude Parent, architecture et expérimentation, 1942-1996 : itinéraire, discours et champ d’action d’un architecte créateur en quête de mouvement, Université de Tours, 2016; Hugo Massire, Pierre Dufau architecte (1908-1985) : un libéral discipliné : parcours, postures, produits, Université de Tours, 2017; Sébastien Cherruet, Édouard Albert (1910-1968). L’œuvre complexe d’un architecte moderne, Paris 1-Panthéon Sorbonne, 2019. 9. Jean-Claude Sabatou, “Les agences d’architectes”, L’Architecture d’Aujourd’hui, n°3, March 1937 ; “Agences d’architectes”, L’Architecture d’Aujourd’hui, 1955, n°58, pp. 94-103 ; L’Architecture d’aujourd’hui, n° 182, Nov.-Dec. 1975. 10. Conor Lucey, Building Reputations: Architecture and the Artisan, 1750-1830, Manchester, Manchester University Press, 2018; Valérie Nègre, Sandrine Victor, “L’Entrepreneur de bâtiment : nouvelles perspectives (Moyen Âge-XXe siècle)”, Ædificare. Revue internationale d’histoire de la construction, n°5, Feb. 2020, pp. 23-39; Charlotte Duvette, “L’Évolution de la maison urbaine à Paris à la fin du XVIIIe siècle. Le rôle de l’entrepreneur de bâtiment : propriétaire et constructeur ?43, ibid., pp. 119-153. 11. Auguste Perret, “La rencontre des intellectuels”, Sillage, 1st may 1937, p. 301. 12. Fernand Pouillon, Mémoires d’un architecte, Paris, Seuil, 1968, pp. 73, 102 and 154. 13. Raymonde Moulin et al., Les architectes. Métamorphose d’une profession libérale, Paris, Calmann-Lévy, 1973. 14. For example: Guy Tapie, Les architectes : mutations d’une profession, Paris, L’Harmattan, 2000. 15. Bernard Haumont, Figures salariales et salarisation de l’architecture, Paris, GRESA, 1985. 16. Florent Champy, “Vers la déprofessionnalisation : L’évolution des compétences des architectes en France depuis les années 1980”, in Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, n°2/3 “Métiers”, 1999, pp. 27-28. 17. Olivier Chadoin, Être architecte : les vertus de l’indétermination. De la sociologie d’une profession à la sociologie du travail professionnel, Limoges, PUL, 2007, p. 30. 18. Christophe Camus, À la recherche de l’architecture, observation participante d’une agence d’architecture, Paris, ENSA Paris-La Villette, 1997. 19. Sophie Houdart et Chihiro Minato, Kuma Kengo. Une monographie décalée, Paris, Éditions Donner Lieu, 2009. 20. Miguel Delattre et al., “Ar(t)chitectes et management : histoires d’introduction d’outils de management chez les architectes”, Annales des Mines - Gérer et comprendre, n°120, 2015, pp. 4-15.

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21. Marie Piganiol, “Pouvoir statutaire, pouvoir relationnel. Une analyse organisationnelle des architectes en situation de travail”, Sociologie du travail, vol. 58, n°3, 2016, pp. 253-272. 22. See Isabelle Chesneau (dir.), Profession Architecte, Paris, Eyrolles, 2018, and Véronique Biau, Les architectes au défi de la ville néolibérale, Marseille, Parenthèse, 2020. 23. Véronique Biau, ibid., p. 202. 24. Véronique Biau, ibid., p. 205.

AUTHORS

GAUTHIER BOLLE Architect (ENSAS, 2006), Doctor of History of Architecture (2014), Associate Professor in History and Culture of Architecture at the Strasbourg National Graduate School of Architecture, Researcher at the UR-3400 ARCHE Research Lab (University of Strasbourg), Elected Member of the Council of Faculty Members of Schools of Architecture (2018). Assistant Commissioner of the exhibition Le Corbusier, The Paths of Creation (Seoul Arts Center, 2016). His research touches upon architectural forms and theories as well as the professional environment in France in the 20th century. Dissertation publication : C.-G. Stoskopf (1907-2004), architecte : les Trente Glorieuses et la réinvention des traditions, Presses Universitaires de Rennes, Art et société, 2017. Recent publications : & Nina Mansion-Prud’homme, “Acteurs et dynamiques de l’histoire de l’architecture à Bordeaux dans la seconde moitié du XXe siècle”, Les Cahiers de la recherche architecturale urbaine et paysagère [on line], novembre 2020. [http ://journals.openedition.org/ craup/5267]; & Amandine Diener, “De tours en tours. L’héritage de la modernisation urbaine en Alsace (1954-1973)”, Bulletin docomomo France, 2020, p. 64-77; “Appropriation des modèles étrangers et tradition académique dans la conception des ensembles d’habitation en France (1945-1965)”, Source(s), revue de l’EA3400-ARCHE, n°13, 2019 ; “L’architecture du quartier européen à Strasbourg depuis 1949 : enjeux locaux d’un développement institutionnel supranational”, In Situ [on line], 38|février 2019, [http ://journals.openedition.org/insitu/20202].

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