La femme dans l'oeuvre d'Andre Gide

Item Type text; Thesis-Reproduction (electronic)

Authors Pérez Ponce, Marsha Malone, 1942-

Publisher The University of Arizona.

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by

Marsha Malone

A Thesis Submitted to the F a c u l t y of the

DEPARTMENT OF ROMANCE LANGUAGES

In Partial Fulfillment of the Requirements For the Degree of

MASTER OF ARTS

In the Graduate College

THE UNIVERSITY OF ARIZONA

1 9 6 8 STATEMENT BY AUTHOR

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SIGNED: v t _ p . f 5 / L L

APPROVAL BY THESIS DIRECTOR

This thesis has been approved on the date shown below:

Charles I. Rosenberg /) Associate Professor of French TABLE DES MATIERES

Page

LISTE D'ILLUSTRATIONS ...... iv

ABSTRACT ...... v

INTRODUCTION . ; • • 1

EVELINE ...... 4

GENEVIEVE ...... 14

ISABELLE ...... 24

MAR CELINE . . 34

ALISSA ...... 42

JULIETTE ...... 52

GERTRUDE et AMELIE ...... '. . 57

LES FEMMES DES FAUX MONNAYEURS ...... 65

ELLIS ...... 75

EMMANUELS ...... 82

CONCLUSION ...... 90

NOTES ...... V . . . 94

BIBLIOGRAPHIE...... 101

iii LISTE D'ILLUSTRATIONS

Figure Page

1. Leg Personnages fdminins d'Andre Gide ...... 89 ABSTRACT

Dans cette etude je considere les influences autobiographiques sur les personnages feminins de I'oeuvre d1 Andre Gide. Ces influences viennent principalement des personnalites de Madeleine, la femme de

Gide, et de Gide lui-meme, au point ou j'ai pu classifier ses femmes

1) du cote Madeleine, 2) du cote Gide. II y a encore une division du cote positif et negatif. Par exemple, une femme comme la seconde

Ellis represente I1 amour ideal, de I'ame; c'est le cote spirituel de Madeleine que Gide aimait. Par contre, une femme telle qu'Amelie montre plutdt le cote faible de Madeleine. Des personnages moins nombreux du cote Gide, Genevieve sert comme exemple de ses qualites: force, besoin d'independance et gout de liberte, .tandis qu'il se moque de ses fautes chez la premiere Ellis, En general je cons acre un.

} chapitre, qui porte son nom comme titre, a chaque personnage. Chaque femme est traitee essentiellement de la meme facon: il y a des details de 1'intrigue et une analyse des caracteristiques qui la rapprochent ou a la personnalite de Madeleine ou bien a celle de Gide. Et il y a un courant qui donne de 1'unite a tous les chapitres: c'est I'influence de

I'ame Gide--Madeleine, parfois difficile d'isoler, qui le rend possible a constater qu'il existe une femme uniquement gidienne.

v CE QUI MANQUE A CHACUN DE MES HEROS, QUE

J'AI TAILLES DANS MA CHAIR MEME, CEST CE

PEU DE BON SENS QUI ME RETIENT DE POUSSER

AUSSI LOIN QU'EUX LEURS FOLIES (Andre Gide,

Journal des Faux Monnayeurs) INTRODUCTION

Andre Gide, qui gagna le prix Nobel en 1947, est Men reconriu comme un des plus grands ecrivains de notre siecle. Sa contribution est surtout dans le domaine du roman psychologique, par son hardiesse et par la profondeur de ses analyses. II y reussit, a mon avis, puisque c'est sa propre conscience qu'il examine; c'est un ecrivain profonde- ment '' autobiogr aphique. 11 Sachant 1'influe nee sur son oeuvre de sa jeunesse, par exemple, ou il etait entour6 de femmes de nature assez raide, celle de son homosexualite, et avant tout celle de sa femme, sa . cousine Madeleine, avec qui il se maria en 1895, je me propose d'etudier ces influences en parti culler chez ses personnages.

Je me rends compte, cependant, de I'impossibilite de repro- duire totalement la personnalite d'un individu vivant et de la mettre dans un livre: cette personnalite est en train d'evoluer au moment qu'on la decrit sur une feuille blanche. Gide lui-meme subissait constamment cette evolution de pensee et de morale, aussi bien que celle que produisent les annees chez tout le monde. Done, il pouvait constater qu'aucun de ses personnages n'est vraiment ni lui-mSme ni

Madeleine. Aussi, comme la citation en t§te de cette these I'indique,

Gide aimait pousser a I1 extreme ses personnages afin de mettre en relief de certains traits de leur caractere. Avec ces reservations

1 necessaires, je me pose mon probleme: Y a-t-il un personnage uniquement gidien? Et je me limite, a cause des exigences de longueur de ce travail: Y a-t-il une femme gidienne ?

Voici comment je vais mener mon etude: Je considere, d'abord, les livres ou les femmes ont quelque importance. Les deux pieces de Gide, par exempli, ne valent pas la peine parce que les femmes n'y jouent presque pas de rdle. Je choisis la trilogie L'Ecole des femmes, Robert, et Genevieve; ensuite Isabelle, L'Immoraliste,

La Porte etroite. La Symphonie pastorale, Les Faux Monnayeurs, Les

Cahiers d'Andre Walter, et Le Voyage d'Urien.

S'il y a une femme gidienne dans ces oeuvres, sera-t-il pos­ sible de la classer comme du cote Gide ou du cote Madeleine, d'apres leurs traits physiques et morals? C'est a dire, qui domine chez une certaine femme, Gide ou Madeleine ? Surtout a cause de son homo- sexualite, il y a chez Gide une separation de 1'amour spirituel, noble, et pur de 1'amour charnel. Madeleine representait pour lui 1'amour ideal. En ceci Gide est du courant romantique explique par Van

Tieghem: On y trouve la tendance qui,

. . . renouvelant la conception des Beatrice et des Laure, voit dans Ig femme aimee un ange descendu des cieux afin de purifier le coeur de J'amant, d'ennoblir son ame et de la fortifier, soit pour lui faire mieux sentir et apprecier la nature, soit pour le rapprocher de Dieu, soit pout 1' encourager dans sa tache morale, politique, patriotique. Aussi du cote Madeleine je vais chercher des traits de la femme traditionnelle--emotive, sensible, fragile, maternelle. La femme, d'apres la societe, est la representante de la moralite et des valeurs du foyer. Elle n'est pas complete sans un homnde sur qui s'appuyer.

C'est une tradition que Larnac applique au style:

L'un [le style feminin]'est tout en nerfs, coquet, desireux de plaire; et I'autre (masculinj sur de soi, riche en muscles. L'un doit sur tout a I'intel- ligence. Et l'autre doit tout a la sensibilite. ^

Cette citation sert bien a montrer la distinction que je vais faire entre les personnages feminins d'Andre Gide.

S'il y a une femme gidienne chez qui Gide lui-meme do mine, quels traits est-ce que j'y vais chercher? Ce seront tous les traits de sa personnalite, surtout le besoin d'independance, de liberte, d'action. L'amour y sera charnel, sinon homosexueL On y trouvera egalement la recherche de 1'inconnu et de I'aventure. La vie, au lieu d'etre encadr<§e par la tradition, y sera interpretee par chacun a sa facon. EVELINE

La trilogie L'Ecole des femmes, Robert, et Genevieve est

I'histoire de trois per&onnes dont la vie est entremelee par les liens etroits de parente, Genevieve etant la fille de Robert et d1 Eveline.

C'est Eveline qui ecrit le journal intitule plus tard par Genevieve

L'Ecole des femmes. Gide, suivant le precede de recit qu'il pref&re, fait parler directement a nous les trois personnages, par moyen de leurs journaux.

Genevieve, au debut de son journal, pose la question qui sert de theme a cette oeuvre: "Qu'est-ce que, de nos jours, une femme

2. est en mesure et en droit d'esperer ? " II faut dire ici que Madeleine a beaucoup moins d'influencq dans ce livre qu'elle n'a eu dans un recit tel que La Porte Etroite. En fait, elle a longtemps tarde a le lire:

Gide ne le voulait pas, craignant la blesser par ces allusions trop claires a un cote de lui-meme qu'il lui cacha. II dit plus tard qu'il avait besoin a cette epoque de s'eloigner de Madeleine, afin de pouvoir s'exprimer librement. En tout cas, il prenait meme physiquement la defense des-jeunes femmes affranchies: on reconnaissait facilement en Genevieve Elizabeth, la fille d'une de ses amies les plus intimes,

Madame von Rysselberghe. De Gide et Elizabeth est nee une fille,

Catherine. Done on continue a constater la grande partie autobiographique de son oeuvre et aussi que dans la trilogie c'est sur- tout le "cote Gide" qui se manifeste.

II traite le probleme de I'identite de la femme dans la societe, de sa liberte et de son independance--probleme non pas conpletement resolu, je crois, me me de nos jours illumines. Mais pour nous le probleme n'est pas situe dans cette question divorcee des caracteres d'Eveline et de Genevieve. Elle est importante parce qu'elle est la raison d'etre de ces deux femmes. Nous aliens considerer la question par son influence dans leur vie et par la force qu'elle leur donne.

Eveline et Genevieve ont le ddsir ardent d'etre FEMME, mais elles prennent des chemins un peu divers en cherchant, la fille et sa merer-les chemins de deux generations. Le journal d'Eveline com:- mence eh 1894, juste apres son mariage avec Robert. Robert est toute sa vie: gncfait elle ecrit ce journal puisqu'il lui demanda de le faire.

Elle dit qu'avant d'avoir fait la connaissance de Robert, elle se s e n t a i i t dans un desert, sans raison d'etre. 'C'est lui qui est tout ce qu'elle voudrait etre, elle qui est tellernent faible, timide, et bornee, a ce qu'elle croiL. Eveline est trop humble dans son refus d'identite; elle dit a son mari, "Je ne cherche plus que toi pour me guider vers le beau, le bien, vers Dieu. Void un echo de Madeleine qui se trouve aussi chez Alissa; cependant celle-la avait davantage d'independance.

Elle choisit souvent d'essayer de s'ameliorer dans la solitude. Mais

Madeleine acceptait sans reserve la superiorite de 1'homme--c'est a dire de son homme: "C'est mon esprit qui s'est incline --qui s'est dirige vers le tien--sans le vouloir, sans le savoir meme. . .

Eveline a peur de I'egoisme. Dans la societe elle ne fut ni tres jolie ni tres spirituelle, mais elle avait un talent considerable pour le piano et un prix de conservatoire comme temoin de ce talent. Apres son mariage elle renonca meme a jouer afin de laisser "cette absurde''^ des plaisirs du monde et s'ajouter completement a Robert--qui avait, apres tout, si peu besoin de son aide pour reus sir.

Cette derniere phrase est une indication tie dans 1'evolution d1 Eveline. Dans les premieres annees de son mariage on trouve entasses des exemples de son abnegation aupres de son mari, alors que meme a cette epoque elle reconnalt qu'elle ne peut pas etre satis- faite d'une vie sans but. Les "vaines occupations mondaines"^ ne sont pas suffisantes. II n'est pas encore apparent, mais c'est .pre- cisement parce que Robert n'a vraiment pas besoin d'elle qu'elle cesse de 1'aimer. Seulement quaud il est au lit apres un accident sent-elle renaitre son amour.

Fille obeissante, elle est assez silencieuse quand elle estavec son pere puis qu'elle n'entend rien a la politique et que dans la societe il ne faut pas qu'elle se montre plus aimable que lui. Elle aime ses parents. Les questions d'ordre materiel ne 1'interessent guere; elle laisse sa mere s'occuper de tout cela. C'est Robert qui choisit ses nouvelles robes de trousseau et les meubles pour leur maison.

Robert est tout le bonheur d'.Eveline: il suffit qu'elle ressente

une chose avec lui, meme la peine, pour etre heureuse. Elle parle

constamment de son desir de s'elever un jour jusqu'a lui, en 1'aidant

a se prbduire. Comment peut-elle se rendre compte que ce gofit pour

1'instruction la fera depasser Robert! Lui-m#me il reconnait 1'intel­

ligence de sa femme, peut-etre sait-il aussi le danger qui en resultera.

Elle lui depaande d'ecrire une liste de livres qu'elle devrait connaitre.

Le lecteur voit une Eveline qui, tout en se plaignant de son ignorance,

est tres observatrice. L'attitude critique de Robert est penible;. il la

corrige sur sa facon de s'exprimer et de se porter. Quand il ne

corrige pas a haute voix, elle peut lire tqutes ses critiques dans ses yeux.

Ce cote -critique est interessant puis-qh'aprWss avoir lu"les trois journaux, nous avons toujours une incertitude sur le caractere

de Robert. II est peint d'une faqon assez noire par Eveline et surtout

par Genevieve. D'autre part, il se defend habilement dans son propre journal. La plupart des lecteurs, je crois, prendraient la part des femmes. C'est ce que Gide veut. Mais nous avons une certaine sym-

pathie pour Robert aussi; ce n'est pas un hommb tout a fait mauvais.

C'est qu'il represente tout ce qui est traditionnel et conservateur chez les hommes, et qu'il est completement aveugle quand il s'agit des .

sentiments de sa femme et de sa fille. Dans 1'opinion de Robert le role des;femmes est de maintenir la purete de la.langue, parce .

qu'elles sont plus conservatrices que les hommes. Ce qu'elles peuveht faire le mieux c'est se-marier, avoir des enfants, et s'occuper deleur foyer.

Au debut Eveline accepte un tel role. Elle ne trouve aucun plaisir & avoir raison contre Robert, et m|me elle dit, a la fin de la premiere partie de son journal:. "Je trouve tout naturel, en-epousant

Robert, de renoncer a mon independance, mais chaque femnie devrait 6 pour le moins rester libre de choisir la servitude qui lui convient. "

L'ironie de la seconde moitie est Men gidienne. Quant a renoncer a son independance, Gide n'exige point un tel sacrifice. Au contraire, il veut que le couple maintienne dans la vie le plus de liberte possible.

II suggere qu'il n'y a pas de raison pour sacrifier 1'amour au.mariage parce que mariage et amour ne coincident que par exception. Eveline a besoin de liberte, et Gide la lui aurait accordee parce qu'il veut:

"Affranchir 1'individu humain des tyrannies sociales, des codtumes morales et religieuses, de toutes les peurs, et lui donner ainsi puissance et bonheur. . .. 1'affranchir enfin de lui-me me, ne jamais 7 le laisser s'installer confortablement en soi. . . 11

L'Eveline qui reprend son journal vingt ans plus tard, en 1914, ne serait pas capable d'une telle phrase. C'est une femme qui a evolue, change, ecrivant non plus pour Robert mais pour mettre un peu plus d'or dr e dans ses pensees. II y avait quelques evidences. du changement a venir deja dans la premiere partie. Eveline avait une amie celibataire qui cherchait un poste dans un hopital mais sans succes. En pensant a elle Eveline se .rendait compte de toute la tristesse de se sentir inutile, d1 entendre dire a quelqu'un qu'on n'a pas besdin de vous--et de savoir que vous ayez tout ce qu'il faut pour aider. Des ce moment elle decide que sa fille aura une instruction serieu se.

Maintenant le parallels avec Gide Se voit clairement. Eveline poursuit sa delivrance en hasardant I'estime de la societe et de ses deux enfants. Elle deteste Robert. Il.lui manque la sincerite totals qui est devenue passionante pour elle; il stale le devoir, la religion, et les beaux sentiments d'une maniere qui la degoute a jamais. Tout de me me elle salt que c'est elle qui a change, nonpaslui. "Que j'aimal a me reconnaitre dans la candide, confiante, et un peu niaise enfant 8 que j'etais!" Robert continue a la trailer comme il I'a toujours fait, mais elle ne peut plus le supporter. "Robert croit me connaftre a fond; il ne soupconne pas que je pusse avoir, en dehors de lui, de vie propre.

II ne. me considers plus que comme une dependance de lui. Je fais 9 partie de son confort. Je suis sa femme. "

Elle voit Robert comme il est: non pas un hypocrite puisqu'il s'imagine vraiment avoir les sentiments qu'il exprime, mais comme

Genevieve.I'explique plus tard, chez lui le geste ou la parole, precede tou jours la pensee ou 1'emotion, afin qu'il semble tou jours endette 10 envers lui-meme. Eveline n'a pas beaucoup d'amour pour son fils

Gustave, qui a I1 esprit de son p&re. On voit ici un renversem ent de roles: Gustave^ le fils, est faible et delicat; la fille Genevieve est forte et robuste. Enfin, Eveline se sent terriblement seule, n'ay ant pour amis que les grands auteurs du passe qu'elle a appris a apprecier en enseignant ses enfants, Son pere ne peut pas 1'aider, certaine- ment pas parce qu'il ne fait aucun effort. Mais Ses confessions qu'il fut assez decu par la mere d1. Eve line la desesperent de plus. EU'e sait que son pere. ne demanda pas assez a sa femme.

Desesperee, elle ne croit plus en Dieu ni a la vie eternelle.

L'idee de vivre pour toujours avec Robert e^t inadmissible.. L'agpnie c'est qu'elle croit valoir plus que Robert; mais c'est la de I'orgueil et il faut .se soumettre. "Ainsi done, tout ce qui me reste a faire, c'est de me mettre au service d'un etre pour qui je n'ai plus d'amour, plus d'estime;--d'un pantin dpnt je suis la femme. C'est la mon lot, 10 ma raison d'etre, mon but; et je n'ai plus d'autre horizon sur terre. "

Eveline n'a aucune humilite dans son coeur, mais elle est prete a adopter les apparences necessaires pour vivre dans ce moude* L'atti­ tude du monde est celle de son ami 1'abbe Bredel; apres lui avoir confie JLes sentiments qu'elle eprouve maintenant pour Robert, il lui conseille que, s'il y a un grand vide chez Robert, son devoir est de

1'aider a cacher ce vide. Eveline a fait le tour du cote Madeleine vers

Gide, pour s'appro cher de nouveau a Madeleine: c'est Madeleine qui 11 avail peur du "qu'en dira-t-on" et un grand respect pour le devoir.

Jusqu'a ce point, nous avons considere Eveline de son propre point de vue; maintenant voyons-la un peu a travers les yeux de

Robert. II est presque surprenant combien les deux images sont sem- blables. Robert reeonnait qu'au debut 11 ne Vit pas Eveline telle qu'elle etait. Tous ses soins furent pour plaire a Robert; elle voulait simplement se confondre avec lui. Qui etait-elle? "Elle etait, " dit 11 ^ Robert, "celle que j'aimais," La fraicheur et la virginite d'ame et de corps sont le s qualites essen tielles de cette fem m e. Quant a Ro­ bert le role de la femme dans les menages est un role conservateur, surtout en religion. Ainsi d'une part 11 blame Eveline de chercher le pouvoir et la snffisance chez I'homme et non en Dieu, de vouloir se confondre avec lui. "L'insoumission (a Dieu) est toujours blamable,

^ 12 mais je la tiens pour particulierement blamable chez la femme. "

D1 autre part il mentionne que leur entente etait parfajte quand Eveline acceptait toutes ses opinions et idees pour les siennes.

En montrant les ravages de la libre pensee dans son menage

Robert est assez magnanime pour pardonner a Eveline les souffrances qu'elle lui causa. Sauf qu'il ne lui pardonne jamais veritablement:

"Je crois en verite que sa nature etait foncierement meilleure que la mienne; mais elle avait tort de me mepriser pour m'efforcer d'etre 13 meilleur. " Gide aurait pu dire la me me chose a propos de Made­ leine. Robert ne comprendrait jamais une femme tellement 12

anarchists, douee d'un esprit protestataire qui est I'antithese du sien.

Les idees d'Eveline prirent leur chemin de termite dans sa tete et

subitement tout s'effondra.

La quete d'une identite, de la liberte, sans arriver jamais a

son but, la necessite de se compromettre parce qu'elle est faible--

voici ce qui fait d'Eveline une femme gidienne. Elle a accepte un

mariage sans amour. Pendant des semaines. elle se promet une expli­

cation avec' Robert, sans le courage de I'entreprendre. Quand elle le fait

enfin, "ce dont. j'avais a me plaindre me parut tout a coup parfaitement 14 informulable. " Elle n1 arrive jamais a s'expliquer. Elle est vain-

cue. Elle n'aime plus Robert, XI est emu par sa confession; il verse

des larmes: "II m'aime encore, helas! Je ne puis done pas le 15 ■ ■, ; , quitter." De meme cette incapacite de s'expliquer a 1'egard de

Genevieve: Eveline apprend a sa fille des choses a; penser qu'elle

n'ose pas penser elle-meme. Elle n'approuve pas du tout 1'insolence

de sa fille; elle n'accepte pas ses propres emotions chez Genevieve.

Elle est extrernement modeste et tres reserved malgre sa grande

liberte de pensee. Une partie de son etre lutte pour gagner quelque

chose que 1'autre partie ne peut jamais accepter. Tous ces traits se trouvent aussi chez Andre et Madeleine Gide, mais le re suit at differe,

car Gide n'a jamais, "pousse aussi loin qu'eux [ses personnages j leurs folies. " 13

Eveline n'egt pas assez forte pour supporter cette bataille a

son interieur; elle cede. Elle sc suicide, pour ainsi dire, en se re- tirant pour travailler dans un hopital dapgereux ou elle contracte une maladie et meurt. Elle veut que Robert ne se souvienne que de son

Eveline des premiers temps. Sa pensee s'est revoltee en vain; elle reste attachee, soumise a Robert et sans avoir jamais la.liberte qu'elle souhaite. Dans les mots de Genevieve: "Tu auras beau faire, ma pauvre mam an, tu ne seras jamais qu'une honnete femme. Et pour Eveline et pour Gide 1'honnete femme ne suffit pas. GENEVIEVE

II est vain de dire que les creatures humaines ■ doivent leur contentement dans le repos; ce qu'il leur faut, c1 est I1 action, et elles la creeront si la vie he la . leur fournit pas, II y a des millions de gens condam- nes a une vie plus tranquille que la mienne, et des millions sont en etat de silencieuse reyolte contre leur sort. Personpe. ne salt combien de rebellions (inde- pendamment des rebellipns politiques) fermentent dans la masse vivante qui peuple la terre. Les femmes, ' on les suppose calmes generalqment; mais.les femmes sentent, tout com me les hommes; elles ont besoin d'exercer leurs facultes et, comme a leurs freres, il leur faut un champ d'action pour Iqurs efforts. Autant que les hommes, elles souffrent d'une contrainte trop stricte, d'une stagnation trop absolue. Cest par etroitesse d'esprit que leurs compaghons plus favorises pretendent qu1 elles doivent borner leurs soins a la cuisine et a la couture, aux arts d'agrement et a.la broderfe. II n'y a aucune raison de les condamnep ou de se mo que r d'elles lorsqu1 elles as pi rent a plus d1 action ou a plus de ^ Savoir que 1'usage n'a decrete qu'il cpnvenait a leur sexe.

Genevieve n'est pas siuiplement "une honnete femme." A travers les trois journaux elle est plus forte que son frere, que sa mere, et plus forte aussi que son pere. Elle ne fut jamais choyee

comme Gustave, 1'image de Robert, qui savait plaire. Nous avons, me me dans son enfance, la curieuse impression que c'est Genevieve

1'adulte et Eveline la petite fille. Quelques conversations entre les deux sont des supplices dures pour la mere. Genevieve comprend son embarras; elle 1'embrasse une fois apres un long echange d'idees 2 en disant, "Ma petite maman, je t'ai fait du chagrin. " Elle cause

14 15 beaucoup de chagrin & Eveline, qui ne vent pas que Genevieve trouve en elle 1'as sentiment a son audace, et a Robert, qui voit dans sa fille bar die le resultat pen convenable d'une education liberate,

Des son enfance elle fut, selon Robert, plus curieuse qu'il ne convient a une femme. Absorbee par ses etudes, elle demande des explications a propos de tout. Eveline se condamne en cherchant des reponses> tandis que Robert repond toujoups, "Parce que je te le dis. La petite revoltee decide de bonne heure qu'elle n'epousera personne; celui dont elle s'eprend doit plutot etre son camarade. Le mariage est inacceptable parce qu'il donne des prerogatives au marl.

Apres tout, n'est-ce pas qu'elle le voit assez bien dans 1'exemple du mariage de ses propres parents ? Genevieve veut une vie personnelle.

Le mot qui caracterise sa parole dans ces explications avec sa mere est "brusque. " "Quel beau roman! " (la vie d'Eveline) "Les devoirs d'une mere ou le sacrifice inutile.

Un gout pour le travail, un ardent desir de se rendre utile, une assiduite naturelle, et de plus une confiance en soi qui manquait a

Eveline--voila les qualites de Genevieve. Ajoutons 1'independence: elle tient en horreur d'etre endettee a qui que ee soit, y compris sa m ere.

Elle n'aime pas son pere. Jamais elle n'aura le moindre res­ pect pour quelqu'un qui essaie d'etre quelque chose qu'il n'est pas par nature. Elle salt qu'elle est tres severe et extremement mordante dans 16 ses critiques a son sujet. Rien ne le genait plus que ce qu'il appelait 5 le "manque de savoir-vivre, " car il n'avait guere d'autre savoir. "

A I1 age de neuf ans Robert conseilla a ses deux enfants de prendre comme exemple la fourmi. "Mais, papa, " repondit Genevieve, "tu 6 nous dig sou vent de ne pas ressembler aux animaux. " Pour son in­ solence elle re cut une gifle. Elle ajoute qu'au moment qu'elle ecrit elle emploie souvent le chatiment corporel avec son propre fils; qu-and elle etait jeune, son objection etait le changement constant d'opinion chez Robert, qu'elle ne prenait pas au serieux. En fait, elle refusa de lui obeir, et Robert n'y pouvait rien: il savait qu'il n'avait aucun pouvoir sur elle. Toute sa loyaute, toute sa soumission etait pour sa mere.

Jusqu'ici nous voyons une Genevieve qui va peut-etre reussir la ou sa mere n'a pas reussi. Elle est sur le chemin d'une nouvelle independance, une identite de femme que sa mere chercha sans suc- ces. Pendant les annees de son adolescence elle commenqa deja a s'occuper des questions posees plus tard dans son journal: "Le livre de ma mere s'adresse a une generation passee. Du temps de la jeunesse de ma mere, une femme pouvait souhaiter sa liberte; a present il ne s'agit plus de la souhaiter, mais de la prendre. Com- 7 ment et a quelles fins?'' Ce qu'il faut faire de sa liberte--c'est un des grands themes de Gide et qu'on trouve le plus souvent chez ses personnages masculins. Genevieve est beaucoup plus prpche du 17

Michel qui demands des raisons d'etre on du Lafcadio qui commetI'acte

gratuit que des femmes modeless d'apres Madeleine. Gide a cette

epoque s' eloignait le plus possible de sa femme - - eloignement, d'ailleurs, qu'il ne pouvait jamais supporter tout a fait et qui ne durait que tres peu de tem ps.

Avec ses deux amiss de lycee, Sara et Gisele, nous la voyons une vraie jeune fille, toute absorbee d'abord par 1'effort de gagner leur amitie et leur approbation. Les trois amies echangent des pro-

/ pos bien amusants pour le lecteur qui se souyient des jeux de sa propre jeunesse. Elies forment une ligue secrete pour I'independance des fem m es--!1!. F ., I'independance Feminine. On s'engage a ne rien faire centre sa conscience ou pour conformer aux usages. La diffi­ cult e du voeu est evidente: pour la plupart la conscience et les usages vont ensemble; Elies decident d'etre parfaitement tranches, de passer outre a toute convenance, decence, et pudeur. Puisque la femme n'a plus de temps pour ce qui I'mteressait avant le mariage et que ses seuls interets alors sont le menage et les enfants, il est plus prudent de n'epouser personne. La premiere pensee de Genevieve est que ce ne serait pas tres amusant de vivre seule; elle apprend assez vite qu'on ne devrait pas necessairement vivre seule.

Aussi a 1'epoque de la ligue, Genevieve commence a avoir des tendances qui montrent definitivement son cote Gide. Elle est jalouse de son amie Gisele, pour qui neanmoins elle eprouve un sentiment 18 profond a cause de I1 intelligence de celle-ci. La jalousie vient de

1'at trait physique de Sara. Gisele fut invitee voir Sara poser nue pour son pere artiste, tandis que Genevieve ne la vit pas. En classe son regard, malgre elle, de vet ait son amie; elle ne pouvait pas empecher sa main de s'approoher de celle de Sara sur le pupitre. Que ce grand trouble et cette angoisse etaient du, desir, elle ne le savait pas. Enfin sa mere dut la retirer du lycee. On dira probablement que cet inci­ dent n'indique rien, que I'attrait physique pour une personne du meme sexe est assez commun chez les adolescents. Suffit-il de dire qu'en - lisant le recit on voit I'extrdme serieux de 1'incident et aussi d'autres indications plus tard dans la vie de Genevieve. Au moins nous pouvons constater que dans le cas de cette femme, on ne sait jamais. Son histoire est coupee court. Nous avons toutes les indications d'homo- sexualite, mais Gide nous donne. aqssi une seule petite phrase deja citee, "J'ai souvent use de chatiments corporels avec mon fils.'' II est logique de voir une Genevieve homosexuelle de preference et de nature, comme Gide, mais pour qui I'acte sexuel normal n'etait pas impossible. Le parallele continue, le fils est en verite le contre- part de Catherine, fille de Gide et d'Blizabeth von Rysselberghe. ’

Le journal de Genevieve, au contraire de celui de sa mere, est rempli de reflexions philosophiques. "Tout ce qui pent aider au progres, tout ce qui peut aider 1'homme a s'elever un peu au-dessus de-son etat actuel, doit etre bientot repousse du pied comme un 19 g echelon sur lequel on a d'abord pris appui. " II n'y a pas de r&ves dans le monde de Geneyibve; sa vie est pratique, sans aucune illusion

sur I'eternite, et pour cette raison elle n'a pas le goht de la- litter a- v - • ture- - extremes que Gide savait lui-rneme ■ eviter. • A I'ayis. de Genevieve, si I'on cherche une certaine perfection dans la litterature, on ne

I'obtient qu'au prix de la verite. Elle croit fermement aux ameliora­ tions sociales: afin de les obtenir on doit etudier ce qui est. Nos maux sont dus a I1 ignorance. La poesie ne plait pas a Genevieve parce que ce n'est pas dans un tel monde, si beau qu'il soit, que les hommes vivent; I'echappement au reel lui par ait comme une sorte de desertion,

"Les romans ne m'interessaient point que par les renseignements qu'ils 9 peuvent nous donner sur la vie. "

Ainsi, elle ne cherche pas' a divertir dans son journal--plutot d'instruire la necessite d'avoir un esprit concret et une preoccupation avec I'utilite. "La poesie, la litterature m§me, me paraissaient les 10 fleurs d'une vie desoeuvree; et j'avals I'oisivete en horreur. " Get emploi du temps passe contribue. a lletat incertain du caractere de

Genevieve. On salt ce qu'elle-etait, mais on ne peut pas savoir ce qu'elle est maintenant.

II y a quelque chose de Men froid dans son attitude. Elle decrit sa lecture preferee a cette- epoque. L'influence de Clarissa

Harlowe de Richardson n'etait pas exactement celle que Richardson 20 aurait souhaitee: que tons leg malheurs de Clarissa yiennent de gsi soumission et que la chastete a trop d'importance dang le livre. Pour

Genevieve I'honnete femme n'est pas vertueuse parce qu'elle est reserves. Ce n'est pas I'acte qui porte la douleur mais le jugement que la societe porte sur I'acte. A son avis Hetty Sorrel, d'Adam

Bede, par exemple, n'est pas la vraie eriminelle; c'est la societe qui

I'est. Genevieve s'indigne a 1'idee que sa mere, d'un grand merits, peut se sacrifier a un homme qui ne le yaut pas. Et le deshonneur selon Gisele et Genevieve n'etait pas d'avoir un amant mais de se faire entretenir.

Instruite par sa mere sur les questions de procreation, a dix- huit ang elle est preoccupee par 1'idee que certains couples ne peuvent pas avoir d'enfants, Pourquoi? elle se demands. Cette curio site et son desir consumant de faire valoir la femme la poussent a s'approcher du docteur Marchant, ami de ses parents. "Oncle" Mar chant recoit tout le respect que Genevieve ne peut pas accorder a son pere. Elle lui demands pourquoi sa femme et lui ne peuvent pas avoir d'enfant: s'ils ne le veulent pas ou si c'est puisqu'ils ne peuvent pas, Marchant repond que c'est le seul ombre de leur mariage, mais il ne yevele pas le "pourquoi." Quelqueg minutes plus tard, Genevieve lui dit tout simplement qu'elle veut avoir un enfant de lui. Be docteur refuse: il aime Eveline, rqais tous deux ont choisi de restSr fid&les a leurs epoux. Le vieil ami Gide n'a pas refuse. 21

Genevieve ne put pas expliquer au docteur les raisons derri&re sa demande. Men qu'elle les sache elle-meme. Convaincue que rien n!est impossible quand on est resolu, elle cherche le pouvoir de la femme. Elle veut un enfant puis que ce serait . . de la protestation contre un ordre etabli que je me refusals a re.cpnnaitre, contre ce que mon pere appelait "les bonnes moeurs, " et plus specialement encore, 11 contre lui, qui les symbol!salt. . . " - C'etait "un besoin d'affirmer mon independance, mon insoumission, par un acte que seule une femme pouvait commettre.■ " 12 La ' femme ’ ne connait pas encore son propre devoir; afin de le comprendpe elle a non seulement besoin d'instruction mais aussi de plus de courage et de decision.

Le paradoxe de Genevieve se montpe dans ses emotions, qui resistent a son bel ideal pratique. Inattentives aux hardiesses de son

■ ■ ■ ' esprit, ses reactions physiques sont plus sinceres, et elle en recon- ' nait la difference. Elle a une extreme sympathie, une facilite de s'identifier avec les autres, comme cette soiree chez elle a laquelle

Sara est invitee. Leur milieu est depeint ce soirrla vu des yeux de

Sara--milieu terne, insignifiant, mediocre. Sara'est la cause de beaucoup de ces conflits entre 1’esprit et le coeur de Genevieve. "Ce qui me. faisait le plus souffrip c'etait de ne pouvoir m'insurger sincere- ment contre le jugement de mon .pere, de me sentir, en depit de moi, scandalisee a 1'idee que Sara avait pu s'eXposer ainsi, se laisser voir ■ ' ■■■ ■' ' ' ' • : . sans v§tements, et devant son pere. " . 22

Elle a aussi qette sympathie envers sa mere: elle connalt de

moment en moment presque I'ame meme d'Eveline. Elle dit qu'elle

n'est pas sentimentale, quelques lignes plus tard qu'elle pleure pour

un rien malgpe elle. Dans le.s conversations avec Marchant, elle pro­

testa contre son pessimisms, ne pouvant admettre avec le.nihilists

qu'il n'y a pas d'espoir dans la condition des hommes. II la traita de

chimerique.

Le Cynisme n'est point naturel a Genevieve: timide^ pudique,

reserves sous son exterieur dur, elle doit s'y forcer. Mais dans cet

effort meme elle casse beaucoup de liens que sa mere laissa intacts.

Elle va trop loin. C'est encore 1'extreme que Gide a su eviter. En

suivant un ideal inaccessible, elle n'admet pas les problemes de son

existence, pas plus que sa mere. Si 1'une est trop timide, 1'autre est

trop tetue. La femme liberee, heureuse, satisfaite d'elle-meme mais toujours feminine de coeur et d'emotions devrait se situer. a quelque

degre entre Genevieve et Eveline--un melange des deux. Je me de­

mands pourquoi Gide ne, 1'a jamais creee. Peut-etre, a cause de son

homosexuality et a cause de son idealisation de Madeleine, une telle

femme etait pour lui introuvable, inconcevable.

Apres avoir lu les journaux pour la premiere fois, c'est de

Genevieve dont on se souvient, puisqu'elle est la plus forte et la plus

frappante. Mais en relisant on change d'avis et c'est Eveline.que 1'on

accepts, dans toute sa noble douceur, comme la vraie heroine. A la 23 fin Genevieve le reconn ait aussi; c'est pourqudi nous pouvons esperer que peut-etre a I'avenir elle va combiner les qualites de sa mere avec sa propre force de caractere:

Ah! combien plus .respectables, plus authentiques surtout, que mes resolutions egoistes, m'apparaissaient en ce moment les deli cats sentiments de ma mere, du doeteur Marchant, de ma tante meme, tous ces fils mysterieux et fragiles tisses secretement de coeur a coeur, que j'accrochais a mon passage en poussant incon- siderement ma pointe. . .

Est-ce que, de ce beau petit passage, Gide faisait une apologie subtile a Madeleine ? ISABELLE

Dans la petite chambre tranquille d'une femme agee, Gerard

Lacase tient a la main une miniature. II regarde le portrait d'une jeune femme:

dont je ne voyais que le profil, une tempe a demi cachee par une lourde boucle noire, un oeil languide et tristement reveur, la bouche entr'ouverte et comme soupirante, le col fragile autant qu'une tige de fleur, cette femme et ait de la plus troublante, de la plus angelique beaute. A la contempler j'avals perdu conscience du lieu, de I'heure.

Ainsi Gerard, et nous autres lecteups, nous rencontrons pour la pre­ miere fois Isabelle. Isabelle la mysterieuse, la romanesque--type des princesses de tous les contes de fee.

Isabelle est une atmosphere plutot qu'un personnage; de ce fait elle senable appartenir d'abord au cote Madeleine. Elle n'apparait en personne que tout a fait vers la fin du recit. Pourquoi, alors, est-ce que I'histoire porte son nom comme tit re ? C'est que chacun des per- sonnages trouve sa vie profondement influencee par cette femme, . me me dans son absence. Nous allons voir comment Gide veut sug- gerer que son pouvoir se revele surtout pendant son absence et qu'il y a peut-etre une Isabelle qui existe pour chacun de nous. C'est

1'interpretation de Germaine Bree.

24 25

Le sujet du recit n'est pas plus I'histoire d1 Isabelle que celle de Lacase. , . . Mais le visage d'Isabelle egtle visage iriquietant, dur et de concert ant de la ' vie. C'est lui qu'evoque le recit. Lacase, I'Abbe, Gratien, Isabelle, les Floche, Mile Verdure, Mme de Saint-Aureol interpretent Isabel selon leur propre ame, donnant a son histoire un contenu humain que n'ont pas les faits nus. %

Celle d1 Henri Clouard est un peu differente: "Pourquoi Gide I'a-t-il faite vulgaire ? Pour chatier la chimere de son chartiste en disponi- bilite d1 amour, et c'est ce qui prouve qu'il n'a pas ici conqu oeuvre serieuse. " Je trouve que le but de Gide prouve le contraire, cepen- d ant--que 1'oeuvre est bien serieuse* Dans E t Nunc manet in t e il dit . a propos de Madeleine: "Car tout 1'effort de mon amour n'etait point . tant de me rapprocher d'elle, que de la rapprocher de cette figure . ideale que j1 inventais" 4 Je ' .crois que Gide voyait a quel point cette tendance pouvait etre dangereuse* Pans les Feulllets d'automne il dit qu'il faut prendre les choses telles qu'elles sont. A la fin d'Isabelle .

Gide detruit 1'image de la femme noble, ideale, et mysterieuse et nous nous rendons compte qu'elle n'a vraiment existee que dans le coeur d'un ho mme. Le serieux et la tristesse vient de ce qu'on ne peut jamais trouver la femme ideale. Mais, pour nous relever un peu le moral, Gide semble aussi suggerer que, si la femme symbolise . la vie de 1'ame, comme une Alissa, cette premiere Isabelle est aussi

"reelle" que la seconde, celle de la fin du recit. 26

Un soir pendant une yisite %n chateau de la Quartfourche, qui

n'est plus habite, Gerard Lacase raconte a ses deux amis Francis

Jammes et Andre Gide I'histoire d'Isabelle:

Gerard, etudiant a la Sorbonne, prepare une these sur la ' . ' ' ^ ' chronologic des sermons de Bos suet. Son m ait re Albert Desnos

. arrange que le jeune homme rende visite a un de ses. collegues, M.

Benjamin Floche, qui a des papiers et une Bible de Bossuet d'une .

considerable valeur pour Gerard. Monsieur et Madame Floche ha-

bitent chez lebeau-frere de M. Floche, le baron de Saint-Aureol. Peu

apres Son arrivee au chateau Gerard fait la connaissance aussi du .

petit Casimir, neveu des Floche et fils d'Isabelle. C'est de Casimir,

qui lui a donne a voir la miniature, et de I'abbe Santal, precepteur de

ce garqon, que Gerard recoit ses renseignements sur Isabelle.

Gide entoure cette famille et ce grand vieux chateau de la

Quartfourche d'une aura de mystere que nous n'arrivons jamais a per-

cer, Leur vie est tranquille: ils ne sorient jamais; ils ne reqoivent

que de rares visite s. Leur solitude est telle qu'ils sont delirants de

joie quand Gerard decide qu'il peut rester quelques jours de plus apres

tout. (Etant.la pendant deux jours 11 devint tellement desoeqvre qu'il

chercha un pretexts pour partir le lendernain matin. Mais apres la

decouverte de la miniature, il change a d'avis.) Ce sont des gens

aimables, peu faits pour une vie de petites promenades et de longues

soirees de jeux de cartes pres de la chemin,e.e. Oh se demands ' 27 pourquoi ils menent cette sorte d1 existence--ils le font par choix, eyidemment, depuis le depart d1 Isabelle il y a quinze ans. Ce depart seul n'est pas une raison assez cohvaincante. Et le bon M. Floe he, pourquoi pleure-t-il le soir dans son fauteuil? On n'en salt rien,

De toute faqon, dans ce milieu enigmatique Gerard trouve son histoire. Car il nous avoue que sa these est seulement un pretexts; en verite il cherche des experiences de romancier: "Decrire! Ah, fi! ce n'est pas de cela qu'il s'agit, mais Men de decouvrir la realite ■ ' 5 ' -v ■ ; sous 1'aspect. " L'irpnie de ces mots est frappante parce qu'il de- couvre la realite dans le cas d'Isabelle, mais il ne veut pas la voir; . il la decouvre contre sa volonte, pour ainsi dire.

Nous suivons 1'image d'lsabelle fbrmee dans 1'esprit de Gerard, . tout occupe d'elle:

Isabelle!. . . et ce nom qui m'avait deplu tout d'abord, se revet ait a present pour moi d'elegance, se penetrait d'un char me clandestin. . . Isabelle de Saint^Aureol! (car e'est la propre fille des Saint-Aureol) Isabelle! J'imaginais sa robe fuir au detour de chaque allee; a travers 1'inconstant feuillage, chaque rayon rappelait son regard, son sourire melancolique, et comme encore j'ignorais I'amoqr, je me figuraisque j'aimais, et, tout heureux d'etre amoureux, m'ecoutais avec complaisance. ®

Je cite beaucoup; ces passages romantiques sont tres beaux d'ailleurs et nous permettent de mieux comprendre les emotions de Gerard.

II veut savoir, si Isabelle est la mere de Casimir, pourquoi elle n'est pas la avec son fils. Casimir lui revele qu'elle vient la nuit, que la derniere fois elle pleurait quand elle vint 1'embrasser dans son 28

lit, L1 enfant insiste qu'elle I'aime beaucoup. Elle est partie, dit-il,

puisqu’elle s'ennuie an chateau, Ge n'est point le cote Madeleine, qui

aimait Men Cuyerville et toug ses menus, devoirs de menage.

II y a une carriere dans le pare; la, assis sur une grande

pierre plate, Gerard.imagine Isabelle a son cOte. Plein d'un ennui

douleureux, il pleure comme un enfant perdu. Un jour, enferme par

la pluie pendant une heure dans un petit pavilion du jar din, il telehe de

sculpter le nom d1 Isabelle sur le panneau. II trouve une enveloppe

. contenant une lettre ecrite d'une "grande ecriture desordonnee. "

Subitement Gerard croit qu'il salt I'histoire d'lsabelle. Dans la lettre,

qu'elle ecrivit a son amant, le vicomte Blaise de Gonfreville, elle

pro met de s'evader avec lui. Elle dit qu'elle echappe d'un cachot,

qu'elle a pris en horreur tous ceux qui s'attachaient a elle: "J'etouffe • 7 ■ . ici; je songe a tout 1'aiUeurs qui s'entr'ouvre. . . J'ai soif. " A.part

le celebre theme de soif, Gide exprimait le me me sentiment dans une

lettre a Madeleine juste avant son depart pour 1'Angleterre, Dans son

grand besoin d'aventure et d'independance, il .ayait 1'impression de

pourrir a Cuverville.

Malheureusement, le jour me me de cette lettre meurt Blaise

de Gonfreville, tue par le serviteur Gratien, d'une loyaute feroce a

la famille, laissant Isabelle toujours "prisonniere" et maintenant

enceinte. Gerard tient a son reve. II dit que le fait n'est rien tant

qu'il n'en penetre pa.s la cause; il veut connaitre la vie secrete 29 d1 Isabelle. II imagine son espoir en attendant son am ant, puis son . desespoir. L'abbe lui dit qu'on attribue 11 infirmite de Casimin aux soins que sa mere avait pris pour dissimuler sa grossesse. II croit que l'abbe mejuge la femme. Dans son lyrisme psychologique il la voitle soir:

La, dans la calme clarte de la lampe, je vous imaginais, sur vos doigts deli cats, laissant peser votre front pale; une. boucle de. oheveux noirs toucbb, caresse, votre poignet. Comme vos yeux regardent loin! ;'de quel ennui sans nb.pa de vptre chair et de vbtre ame, raconte-t-il la plainte, ce soupir qu'ils (les autres membres de la famille) n'entendent pas ? 8

11 a un vrai reve ou elle est une poupee pour tout le monde sauf lui. :

Quel amoureux que ce romancier qui cherche la realite Sous les apparences!

Gerard apprend qu'Isabelle vient deUx.fois par an, toujours en pleine nuit. Par hasard elle vient un soir qu'il est a la Quartfourche.

11 monte sur une commode afin de regarder par la traverse dans la chambre de Mme Floche. Gerard voit Isabelle pour la premiere fois:

. . . pourtant je reconnaissais a peine en elle la jeune , fille du medaillon; non moins belle, sans doute, elle etait d'une beaute tres differente, plus terrestre et ' comme humaniseej I' angeliquecandeur de la miniature le cedait a une langueur passionnee, et je ne sais quel degout froissait le coin de ses levres que le peintre avait dessinees entr'ouvertes. ®

La scene a la qualite exageree et theatrale du melodrame. On voit la main pale d'Isabelle sur sa jupe noire. Elle est assise presqu'aux pieds de Mme Floche sur un siege tres has. Autour du cou elle porte 30 un. rub an. de couleur vive; pendant que Mme Floche lui tourne le dos afin d1 aller chercher de I1 argent, elle le detache. Puis elle prend une attitude meditative, les mains retombees et croisees devant elle, le regard perdu. Tout d'un coup la baronne entre; Isabelle se jette aux pieds de sa mere, qui crie: "Fille ingrate! Fille denaturee!

Le chemin qu'ont pris mes bracelets et mes colliers, vous saurez ; g ' ' - . ' ' - I'apprendre a mes bagues! " Isabelle ramasse les deux ou troig qu'elle laisse tomber sur le tapis comme un chien affame se jette sur un os. " Que fait-elle de 1'argent de ses parents? Elle le donne a sbs amants.

Quelques jours apres cette scene, Gerard quitte la Quart- . , fourche. Un an plus tard il apprend la mort des Floche et la crise de la baronne: I'abbe Sarital, qui partit du chateau au retour d1 Isabelle, lui envoy a une dep§che, La mort des Floche--tous deux a la fois-- \ est invraisemblable, je crois, mais Gide ne I'explique pas. Gerard retourne dans I'espoir d'y retrouver la mysterieuse Isabelle.

Elle est ihstallee au chateau, qui va etre mis en vente. Oh abat leS arbres; on vend le mobilier et la bibliotheque. Isabelle se promene dans:le jardin, causant avec les ebrancheurs. Rien n'est a

Casimir, ni a la baronne. (Le baron aussi est m ort.) L1 ho mme d'affaires des creanciers couche avec Isabelle. Gerard ne s'est pas detache d'elle par cette nouvelle de I'abbe, par tous ses medfsances. 31

Elle n'a pas raison d'etre attaches a ces lieux. II reve de I'enlever dans sa voiture.

Gerard la rencontre dans les restes du jar din, assise sur un tronc d'arbre. Enfin, pendant la conversation qui s'ensuit, il arrive a la voir telle qu'elle est. Sa premiere question est, "Vous veniez pour acheter la propriete ? " Leurs propos sont banals, assez brusques de la part d'Isabelle. Gerard re marque ses vetements mo- destes, 1'agrafe vulgaire de son mantelet. II finit par avouer son amour pour elle. Quand il demands ce qu'est devenu la miniature, elle repond qu'elle sera mise envente avec le reste et qu'il peut 1'acheter pour quelques sous si le coeur lui en dit toujour s. Impassible devant sa declaration, elle est extreme me nt emue quand il montre la lettre qu'il a gardee. Sanglotant eperdument, elle veut fuir, mais Gerard la retient.

II finit par apprendre que c'est Isabelle que fit tuer son amant-- de peur de cette liberte inconnue, de cet amant, de soi-meme et de ce qu'elle os ait fairs. Tout simplement le coeur subitement lui manquait.

C'est par sa faiblesse, sa lachete puisqu'elle ne put saisir cette liberte, qu'elle s'eloigne du cote Gide. Gerard veut s avoir pour quo i elle avertit

Gratien--pourquoi pas simplement rebuter son amant? Isabelle dit qu'elle n'etait capable ni de le rebuter ni dele suivre. Elle etaitparaly­ ses par la peur. Quand elle entendit le coup de fusil elle attendait encore, ne pouvant se rendre compte que dans 1'espace d'un moment elle avait ruine son long reve. Par pitie pour elle-meme elle cherchait a se tromper. Tout a coup incurieux de cette femme triviale, Gerard la regarde "comme un enfant devant un jouet qu'il a brise pour en

11 : ' y '• decouvrir le mystere. " Ce n'est plus I1 Isabelle du medallion; le reve de Gerard est brise comme le jouet;

. Deja je reconnaissais assez mal celle dont mon imagination s' etait eprise. Elle coup ait ce recit d1 interjections, il est vrai, recriminant contre le destin, et elle deplopait que, dans ce monde, la poesie et le sentiment, eussent ton jours tort; mais je m'attristais de ne distinguer point dans la melodie de sa voix les chaudes harmoniques du coeur. Pas un rnot de regret que pour e lle ! Quoi! peusais-je, est-ce la comme elle savait aiiner?12 Ainai Gerard n'a plus de reve. La.femme mysterieuse va donner des logons de piano et de chant, La yeille de la saisie du mdbilier, abandonnee par I'homme d'affaires, elle s'enfuit avec un cocher. La derniere chose que I'on dit d'elle vient de la bouche de

Gratien, le domestique: "Voyez-vous, monsieur Lacase--elle n'a jamais pu rester seule; il lui en a toujours fallu un.11 Isabelle est mechante a cause de sa faiblesse. Elle blesse les gens aupres d'elle d'une fagon aussi cruellp que si elle 1'avait fait expres afin de ruiner leur vie. Par son d6sir. d'^chapper a sa liberte et par son refus . d'accepter ses responsabilites de femme, je la place avec Eveline, . bien que celle-ci ait incomparablement meilleur caractepe. Isabelle est, de toutes les heroines de Gide, la plus difficile a classer. En tout cas, ce n'est toujours pas la femme qui aurait sa force dans un ideal uniquement feminin. Non* Gerard perd son reve de la femme noble,., mysterieuse et romantique de la miniature. Peut-etre que

Gide vent nous montrer qu'elle n'existe yeritablement nulle part et que nous devons. faire face a la triste realite. m a r c e l in e

"Je n'avais pas en vain orne de tant de vertus-Marceline; on ne

* 1 ' pardonnait pas a Michel de ne pas la prefArer, a soi. " Car Marceline

represente le meilleur cote de Michel, la vie de son ame; de ce fait et

& cause de sa fragilite elle est nettement mo delee d'apr&s Madeleine.

II y a un Michel dans Gide, mais aussi un ami et un vengeur de Mar­

celine qui laisse Michel a la fin du recit confus et incapable de se

servir de sa liberte. Michel ne pent pas preferer Marceline parce qu1 elle-represente tout ce qu'il repousse en lui-meme de tradition et de valeurs etablies. Sans Marceline il n'y aurait point de dr ame, puisque c'est par rapport k elle que Michel se rend compte de I1 exis­ tence, des autres et se pose des questions sur son droit a une liberte complete. Encore une indication du cote Madeleine, Marceline sert a developper la personnalite de Michel. Elle fait plutot partie de la scene--toujours la, toujours fid&le, elle n'est guere qu'un petit

sourire fragile,

L'Immoraliste, par sh forme, est tres semblable a Isabelle.

Michel, le protagoniste, reunit autour de lui a sa maison dans I'Algerie trois anciens amis; il a besoin de leur raconter son histoire. C'est une histoire qui commence par. son mariage.v#%hi se termine par la mort de sa femme> atteinte du. tdherculqse'.,. ,11 ,avait vaincu lui-m§me .

34 35 cette maladie an debut de sa vie conjugate, en apprenant tout le bon- heur et la.force de la sant6--enfin la.ferveur et la soif si importantes chez Gide. Michel cherche la liberte; il veut etre toujours disponible, donc.il rejette la moralite des autres afin de creer la sienne propre.

Pour faire cela, il faut se debarrasser de ses biens, de tout ce qui lui appartient. . . et Marceline est un de ces liens, avec lequel il veut rompre, entre lui et la societe. Elle represente, comme Madeleine pour Gide, la.famille, le pays, et la religion.

Mais il n'y a pas de bataille entre ces deux valeurs d1 auto rite et de liberte; Marceline ne lutte pas. Elle reste passive, au contraire d1 Eveline, de Genevibve, et d1 Isabelle, qui cherchent la liberte dans une nouvelle identite. Marceline obeit a Michel; elle n'a pas besoin de liberte. Bien sur qu'elle n'est pas le centre d*attention du livre comme les autres. Nous avons 1'impression qu'elle existe afin de nous faire mieux comprendre le caractere de Michel et de le denoncer si nous voulons, prefer ant, comme suggfere Gide, les vertus dont elle est ornee. Le problfeme c'est que la nature humaine prefere les vices bien vif s & la vertu passive--de toute facon, dans les livres! . Ainsi, nous avons une certaine pitie pour Marceline, surtout a la.fin du recit quand elle meurt si tristement; mais nous avons plus d'amitie pour

Eveline par ce que nous la connais sons mieux. Les actions de

Marceline sont, decrites' .Mich.%1 qui- est egqiste; nous pouvons 36 nous demander combien.il est juste. De Marceline elle-m&me il n'y a que quelques phrases, courtes citees par Michel.

Pourtant il dit qu'il est ravi de ses propos charmants. "Je m'etais. fait, comme j'avais pu, quelques idee s. sur la sottise des femmes. Pres d'elle, ce soir-la (peu apres le mariage)> ce fut moi 2 qui me par us gauche et stupide." Et Michel fait une decouverte importante: "Ainsi done, celle a qui j'attachais ma vie avait sa vie \ 3 pfopre et reelle! " Malheureusement, il ne.reste pas tres conscient de sa femme comme un etre independant de lui, et elle ne revendique jamais, cette responsabilite.

II 1'avait epousee sans amour pour plaire a son p&re, mourant et inquiet de le laisser seul. Orpheline, catholique, assez pauvre, elle habitait avec ses deux freres. Michel "I'aimait" d'une sorte de pitie,. de la tendresse et de 1'estime. Robuste a cette epoque, elle etait aussi tres jolie --blonde et d'une grace etonnapte. En la regar­ dant un soir il se rend compte que "jusqu'alors je m'etais marie sans imaginer en ma femme autre chose qu'une camarade, sans sbnger bien precisement que, de notre union, ma vie pourrait etre changee.

Je venais de comprendre enfin que la cess ait le monologue.

Le monologue continue cependant. IIs partent en voyage apres leur mariage, un voyage qui dure trop longtemps pour Marceline.

Mais dans toutes ses actions, nous voyons son abnegation: e'est

Michel seul qui compte, Michel qui doit etre heureux. Quand.il tombe 37

malade elle lui pro digue tons les soiris possibles. Elle est admirable,

dit-il: "3a confiance etait parfaite; son zele ne retomba pas un instant.

Elle preparait tout, dirigeait les departs et s'assurait des:logements. . . 5 Ses soins passionnes, son amour seul, me sauv&rent. " Dans sa vio­

lence d'amour elle est conyaincue que Michel va guerir. Comme pour

Eveline, c'est peut-etre le seul moment ou elle se sent utile.

Cette Marceline passionnee ne dure qu'une page ou deux. La plupart du temps nous la voyons pres de Michel, silencieuse, en train

de coudre, ecrire, ou lire un livre anglais. Un matin ouil. explique,

sim plem ent, qu'.il avait crache du sang, elle ne pousse pas un cri:

elle devient tres pale, chancele, et tombe lourdement sur le plancher.

Aux repas elle mange peu, mais elle aime le grand air et la marche.

Avec les enfant s a Biskra elle est mat erne lie et caressante, en choy- .

ant les faibles, chetifs, et trop sages. C'est la Marceline de la main fralche, qui ne raconte pas ses promenades puisqu'elle craint d'at- trister Michel par un recit de ce qu'il ne peut encore faire lui-me me;

qui dit au sujet du petit Arabe Moktir, "Je n'avals pas encore ose le 6 faire venir; je craignais de te fatiguer, ou peut-etre de te deplaire. "

Pendant sa maladie Marceline fut toute la vie pour lui, mais, gueri, il commence a trouver sa femme genante. Elle s'eclipse quand il supprime la vie de 1'esprit. II dissimule ses nouvelles pen- sees devant elle, croyant qu'elle 1'aime trop pour le Men voir. 38

Enceinte maintenant, elle limite son mari. 11s vont a.la Morini&re, leur propriete en Normandie, puis a Paris passer I'hiver en ville.

II y a un calme dans cette deuxieme partie du livre qui ne va durer longtemps. Maintenant c'est Michel le fort et Marceline de plus en plus delicate et fragile. II rentre le matin apres ses promenades et lui raconte la course: "Elle prenait autant de joie, semblait'il, a

7 me sentir vivre, qu'a vivre. " Tout de meme, il I'abandonne un peu plus chaque jour.

Malgre ce constant progres vers une nouvelle morale, Michel reste attache a la vie que Marceline represente. A Paris.il reqoit beaucoup d'amis avec elle; il leur rend visite seul quand elle est trop fatiguee. Par son effort il lui donne 1'attention dont elle a besoin, ainsi leur amour est plus satisfaisant pendant cette periode de calme qu'il ne sera jamais a I'avenir.

De combien de silence deja savait s'envelopper potre amour! C'est que deja 1'amour de Marceline etait plus.fort que les mots pour le dire, et que j'etais par- fois presque angoisse par cet amour. . . je me penchais sur elle comme sur une profonde eau pure, ou, si loin qu'on voyait, on ne voyait que de 1'amour. &

Avec la perte de son enfant Marceline refuse le peu de volonte qui lui reste, la remplagant d'une triste resignation religieuse. Elle renonce a I'avenir. Michel dedaigne le petit chapelet qu'elle tient pendant sa maladie, disant, "J'ai bien gueri, tout seul. " Elle repond 9 "J'ai tant prie pour toi. " Peut-Gtre qu'elle pressent deja que ses 39 prieres n'ont pas beaucoup d1 influence; son mari n'est plus de son monde. Madeleine aussi, tres pieuse comme Maryceline, s'inqui6tait de I'etat d'ame de Gide.

Sur I'insistance de Marceline ils revienhent a la Moriniere pour que Michel--ostensiblement persuade de sa responsabilite--puisse courir sur ses terres. Elle salt qu'il lui est necessaire de se sentir libre; je crois me me qu'elle n'ignore pas tout a fait sa conduite: ses braconnages et ses relations avec des gar cons du voisinage. Elle com- prend tres bien sa "doctrine": "Elle est belle, peut-&tre, (plus bas, tristement) mais elle supprime les faibles. L'Immoraliste date de

1902. Plus tard, en juin 1918, Madeleine ecrit. a Gide uneMettre qui est comme I'echo du sentiment de Marceline:

Andre cher, Tu te meprends. Je n'ai pas de doutes sur ton affection. Et lors meme que j'en aurais, je n'aurais pas a me plaindre. Ma part a ete tres belle. J'ai eu le meilleur de ton &me, la tendresse de ton enfance et de ta jeunesse. Et je sais que, vivante ou morte, j'aurai I'ame de ta vieillesse. J'ai toujours compris aussi tes besoins de deplace­ ment et de liberte. Que de fois dans tes moments de souf- frances nerveuses, qui sont la ranqon de ton genie, j'ai 6u sur les levres de te dire: "Mais pars, va, tu es libre, il n'y a point de porte a la cage ou tu n'es pas retenu. " (Je ne le disais pas, de peur de t'affliger en acquiesgant si vite a ton absence. ) Ce qui m'angoisse--et tu le sais sans te 1'avouer- - c'est la voie ou tu t'es engage, et qui menera a la perdition toi et les autres. Ne crois pas, la encore, que je te dise cela avec un. sentiment de condamnation. Je te plains autant que je t'aime. C'est une terrible tentation qui s'est dressee devant toi et armee de toutes les seductions. Resister. Adieu, au reyoir. Ta Madeleine-*"•*" 40

L'erreur de Gide et de Michel etait de croire leurs femmes aveagles

a leur conduite. Une telle lettre, et quelques paroles chez Marceline,

revelent des femmes sages et sensibles, a qui leurs maris n'ont pas

toujours donne plein credit. La Madeleine que Gide decrit dans ses

: livres peut etre la femme qu'il aime et qu'il admire- -ou Men elle

peut refleter le res sentiment d'un moment ou il manquait a Gide sa

liberte complete. Done, a travers Marceline nous voyons une Made­

leine faible et defaillante, bien qu'en realite elle etait vulnerable du

coeur mais ferme d'esprit et de caractere. II faut nous rappeler con-

stamment que le Madeleine que.nous pensons. trouver chez. les heroines

de Gide est coloree de I'egocentrisme de leur auteur.

Marceline admet sa faiblesse--morale aussi bien que physique.

II n'y avait pas grand besoin de la doctrine de Michel pour la suppri-

m er, car e'est un de ces Mires qui dev ait se soum ettre a n'importe .

quelle autorite. Madeleine, on remarque de nouveau, avait du respect

et de la peur pour le "qu'en dira-t-on?" Independante, Marceline

n'aurait pas d'identite. Voila pourquoi, mSme apres les longues

absences de Michel a la Moriniere, elle I'accueille toujours sans un

mot de reproche ou de doute.

Le balance de style du recit est acheve par la troisieme partie,

dans laquelle les voyages recommencent apres cette periods de calme

au.milieu. Cette fois, entrainee par Michel a tous les lieux qu'ils ont

visites auparavent, la sante de Marceline decline avec chaque etape. 41

La subtile tuberculose qui l'a contamin.ee pendant qu'elle soignait

Michel va dissiper I'espoir que le changement de celui-ci n'a pas su dompt er. Pendant longtemps elle sent en elle encore tant de jeunesse et en lui tant de promesse. Mais a Biskra, ou il a regagne la sante, elle est grave, changee, lasse; elle dprouve une angoisse indicible comme elle regarde le desert avec avidite. Dans le silence de ce desert elle meurt sans un seul cri.

Michel lui avait reproche d'avoir trop souvent cree en chaque etre des vertus imaginaires. Elle lui avait explique que lui aussi faconnait a sa guise une personnalite qu'il pretait aux autres: nous le faisons tous. Si elle exagerait les vertus, a son tour il. exagerait les vices. Elle ne se meprenait pas sur la pensee de Michel; seulement, elle ne savait pas defendre la sienne. .A la fin elle fit tomber le petit chapelet, mais ce fut trop tard pour remplacer la religion par quelque chose de nouveau. Avec Marceline meurt I'ame chretienne de Michel.

Etant donne toutes les similarites entre Marceline et Madeleine, la t seule grande difference c'est que Madeleine savait defendre sa pensee et n'aurait jamais fait tomber le chapelet. Marceline pretend ait trouver les gens honnetes, mais en verite ils ne I'etaient point; et sans leur honnetete elle ne pouvait pas exister elle-meme. Eveline, Gene­ vieve, et Isabelle, avec plus de force, chercherent a donner une valeur a la vie--sans succes, peut-etre, mais au moins elles commencerent.

Marceline, qui ne chercha pas, n'eut rien a la fin. ALISSA

Alissa est la seule femme gidienne qui merite vraiment le nom de heroine. C'est sa creature a la fois la plus noble, la plus pure, et la plus faible. Cette contradiction, qu'on trouve partout dans son oeuvre, n'est pas surprenante si I'on accepts a quel degre Gide ecrit de sa propre personnalite ou de celle de Madeleine. Alissa est plus admirable que toutes les autres femmes des recits, a mon avis, parce que Gide lui a donne I'ame de Madeleine. Je ne le crois point quandil dit, dans Et Nunc manet in te: "L'Alissa de mon livre n'etait point 1 elle. " II se trompait s'il croyait qu'en changeant quelques petits details il changeait le caractere de la.femme. Alissa, par exemple, avait une croix d'amethyste, tandis que. Madeleine en avait une de . pierres vertes. On a deja vu comme Gide lui-m#me etait plein de contradictions, et dans le cas d1Alissa j'applique avant tout ce qu'il dit a Jean Schlumberger, a Cuverville en 1924: "Ce qu'on ne com- prendra jamais assez, c'est a quel point Madeleine est au centre, a 2 quel point elle est 1'explication de tout ce que j'ai ecrit. " Si Alissa nous semble extreme, Madeleine n'etait point fade de nature-•-tres romanesque, continuellement active dans son esprit, elle avait une sensibilite intense meme pour le moindre des evenements. Cette sensibilite la rendait vulnerable; elle le savait, mais son courage ne

42 43 pouvait jamais vaincre son doute. Parce qu'elle est la copie fictive de

Madeleine, Alissa est forte et faible a la fois.

Gide ne fait guere que suggerer la description physique de ses personnages; cependant, des quelques details que nous avons de I'as- pect physique d1 Alissa, il a'est pas difficile de constater que Gide pensait a Madeleine, Les deux femmes sont plus agees que leurs maris. Au debut du recit il dit que la jeune Alissa est jolie, attirante par un charme autre que celui de la simple beaute. II parle de

1'expression triste de son sourire et de:

. . . la ligne de ses sourcils, si extraordinairement releves au-dessus des yeux, ecartes de I'oeil en grand cercle. Je me figure vOlontiers que Beatrice enfant avait des sourcils tres largement arques, comme ceux- la. Ils donnaient au regard, a tout I'etre, uhe expression d1 interrogation a la fois anxieuse et confiante--d'interro- gation passionnee. Tout, en elle> n'etait que question et qu'attente. ^

Elle avait la voix claire, les yeux sombres et eloquents, et le Sourire triste de Madeleine. En plus, nous savons que Madeleine a quarante- sept ans avait le teint exceptionnellement brun, des dents tres blanches, une lourde chevelure noire, et--detail curieux--des narines foncees comme deux tro'us noirs dans son visage. Elle etait maladroite de ses mains, mais elle les avait fines -- comme sa taille. Ajoutons un air constant de fatigue et nous avons un portrait assez complet des deux femmes. Car Jerome parle d'Alissa a vingt-einq ans comme d'une femme de cinquante. . Je crois que Gide ne faisait que ce qui est natu- rel: il decrivait la Madeleine plus sigee qui etait la plus vpaie pour lui quand il ecrivait. Nous nous representons toujours.les gens tels qu'ils sont au present. Habilement il suggere le change me nt moral d'Alissa par les subtiles differences physiques que Jerome remarque au cours des annees. Par exemple, pendant une visite a Fongueuse- mare il trouve I'Alissa adulte plus jeune et plus jolie que jamais. Au jar din, la t&te souriante et penchee, elle le regarde tendrement sans rien dire. "Elle etait vetue tout en blanc. Sur son visage presque 4 trop grave, je retrouvais son sourire d'enfant. . . " Mais le temps passe, et Men qu'elle semble I'accueillir toujours de la meme facon, sa coiffure, "plate et tiree, durcit les traits de son visage comme pour en fausser I1 expression; qu'un malseant corsage, de couleur morne, d'etoffe laide au toucher, gauchit le rythme deli cat de son corps. . . "^ Jerome parle de la depoetisation de son visage: ce detail pas du tout concret exprime mieux que tout autre description le changement qui s'opere en Alissa. Elle coud tout le temps, et ce travail I'absorbe au point que "ses levr.es.en perdissent toute ex­ pression et ses yeux.toute lueur. II commence a voir dans son sourire quelque defi, du moins de I'ironie, comme si elle se plait a

1'eluder ainsi. Juste avant la mort d'Alissa, trois ans ayant passe sans se revoir, il la trouve pile, maigre, extraordinairement changee, le regard, cependant, si eclatant qu'il inonde son visage d'une sur- humaine beaute. 45

Un des premiers passages, le plus important du recit, est tire de la vie de Madeleine. Toutes deux ont I'ame marquee ineffacable- ment par une mere infidele. Ce qu'Alissa tue en elle-meme, c'est sa mere, cette• etrangere, la Creole Lucile Bucolin. Et d'apres Bree,

7 ce qu'elle tue en elle-meme, comme chez Michel, se venge. Elies souffrent enormement pour leurs peres. Alissa cause souvent avec le sien; aussi loin que Jerdme replonge dans le passe, il la Vo it serieuse, recueillie, se tenant a I'ecart des.jeux d'enfant. L1 amour pour le pere et le desir de lui donner, comme aux autres membres de la famille, le soutien qu'il ne peut jamais, avoir de sa femme, voici pourquoi Madeleine et Alissa gar dent toute leur vie la qualite de

"soeur ainee. " La scene ou Jerome surprend Alissa plqurante a genoux devant son lit est celle que Gide vit chez Madeleine, II 1'avait gravee dans 1'esprit, et de ce moment il voulait abriter une telle fragilite "contre la peur, contre le mal, centre la vie. . . Cette detresse etait beaucoup trop forte pour cette petite ame palpitante, 8 pour ce frele corps tout secoue de sanglots.11

J'ai dit, au sujet d'Isabelle, que Gide avait probablement

I1 intention de montrer le danger de se creer une femme ideale qui ne

1'est pas en realite. A la preche au temple Jerome regarde Alissa; il ref 16chit qu'elle est pour lui 1'ideal, la purete meme, et qu'il faudrait la meriter. II la compare a la perle de grand prix de I'Evan- gile, lui-m§me a celui qui vend tout ce qu'il a pour 1'avoir. Mais 46

Alissa a aussi un ideal; elle se forme une idee de la vie qui a sa

base dans une noblesse d'ame -- a part cela, il n'est pas tres clair ni

au lecteur ni a Alissa elle-meme exactement ce qu'elle attend de la

vie. Son erreur et sa perte est de ne pas faire place pour autrui: 9 "C'est tout seul que chacun de nous doit gagner Dieu. " La grande

difference entre Alissa et Madeleine, done, est que Madeleine ne

renonca pas a 1'amour - -fait important mais non pas .au point que

Gide puisse dire qu'elle n'est point Madeleine. Elle I1 est de caractere.

Alissa n'est pas entrainee par la fatalite, comme Marceline. Elle est

admirable parce qu'elle est responsable, mais Gide condamne le

choix qui la fait diff^rer de Madeleine.

Si Madeleine ne choisit pas de vivre seule, du mo ins on peut

dire qu'elle etait solitaire, comme Alissa. Modeste, retiree, dis­

crete, elle se tenait spuvent a 1'ecart avec un livre, peut~etre en langue etrangere. Les deux.femmes savaient 1'anglais. Madeleine

cite dans son journal un passage de la Life of George Eliot par

Browning:

She showed.the absolute need of some one person who should be all in all to her, and to whom she should be all in all. Very jealous in her affections and easily moved to smiles or tears, she was of a nature capable of the keenest enjoyment and the keenest suffering. . . . She was affectionate, proud and sensitive in the highest d e g r e e .10

Elle 1'applique a sa propre personnalite. Alissa, qui a aussi un journal, a la m6me comprehension de soi et la mime haute intelligence. Elle avail appris le latin pour pouvoir suivre Jerome dans ses etudes.

Mais on voit de nouveau, la contradiction fonciere des deux femmes.

Meltons en balance deux cotes possibles d'une nature: ; la curiosite intellectuelle et le gout d'aventure, que Gide essaya de realiser, et une timidite naturelle, un besoin de stabilite. Lequel aura 1'ascen­ dance, du moins chez. la femme ? Je crois que le plus souvent ce sera le second--de peur, disons> de faiblesse. C'est ce qui arrive chez Madeleine et Alissa. Celle-la avail le sens, critique; c'etait probablement le m eilleur critique que. Gide ait euc Elle etait tres sensible aux couleurs, aux: pays ages, aux odeurs, a la musique, a la vie, enfin. . Seulement, il lui mahquait la disponibilite de Gide:

"Elle atteignait vite la me sure de ce qu'elle pouvait assimiler de neuf U / ou d'emouvant. " A vide de securite, done, elle cessa tout effort de s'affirmer, surtout apres son mariage. Elle fait ce qui doit etre fait, accueille ce qui se presente, et se cache, pour ainsi dire, sous une facade de proprete implacable. Alissa fait expedier le piano; toujours affairee par les soins du menage, des visiles aux pauvres, elle re­ nonce egalement a I'aventure. Un jour Jerome lui demande si elle souhaite voyager. EHe dit qu'elle ne souhaite rien, qu'il lui suffit

"de savoir que ses pays existent, qu'ils son! beaux, qu'il est permis 12 a d'autres d'y aller. " Elies font triompher le bon sens, triomphe

Men triste a 1'avis de Gide et du lecteur. A cause de son besoin de certitude et de stabilite, Madeleine economise ses bonheurs. Toute 48

enfant elle ne mettait jamais a sa poupee sa plus belle robe. Elle vit

par le souvenir et n'experience pleinement aucune chose que par une

sorte de retrospect proustien. II y a dans son journal une citation trfes

revelatrice a cet egard:

Je ne connais peut-etre Men que deux, etats d'Sme quant aux choses de la vie: 1'anxiete de I'avenir- - la tristesse du regret de papa--et puis un etat de calme, un etat passif et doux, comme un "ciel de dem oiselle,IV ni pluie, ni soleil. Ce qu'on appelle le bonheur m'effraie peut-etre en e.ffet, par ce qu!il entend d'actif, de vivant ^ et d'inconnu--et puis aussi parce que - -il ne peut pas duret*.

La plupart des hommes vivent sans "pluie ni soleil, " mais

ils ne s'en rendent pas compte. Madeleine est plus perceptive. Elle

distingue chez son mari, homme peu ordinaire, sa tendance a ne pas

se laisser fixer, limiter, son indifference a I'uhite d'une personnalite

14 ' bien centree, comme dit Schlumberger. . Alissa a cette perspicacite:

elle comprend 1'amour de sa soeur pour Jerome. Ay ant egalement une

nobilite d'ame dont je vais parler plus tard, elle veut ceder son amour a Juliette, preferant le bonheur de celle-ci au sien propre.

Bien qu'elles renoncent a I'aventure, Alissa et, Madeleine ont

en commun. I'intensite de la vie interieure deguisee par une apparence

sereine. Madeleine montre son autonomie intellectuelle par un patrio- tisme farouche, intransigeant. Dans la politique elle est reactipnnaire.

Alissa dit a Jerome qu1 elle regarde a travers lui chaque chose, mais il ne se trompe pas quand il dit qu'elle semble, par moyen d'appre-

ciations, discussions, critiques, cacher sa pensee au lieu de 49

I'exprimer. Peut-etre a son insu, Alissa protege aussi son. autonomie

d'esprit. Elle dit qu'elle a besoin de le sentir fort et de s'appuyer sur

Ini; nous savons que le contraire est peut-etre vrai et que c'est Alissa la plus forte des deux.

Encore une Similarite entre les amours Gide--Madeleine,

Jerdme- - Alissa est la femme qui cherche a fuir et par la I1 importance des lettres. La plus grande crise de la vie de Gide et ait que Madeleine a brfile ses lettres, dans lesquelles, dit-il, il avait mis le meilleur de

son ame. Alissa dit a Jerdme qu'elle pense a lui sans cesse, qu'elle est heureuse ainsi, et que cela devrait suffire aussi a son bonheur.

Et elle fuit sans cesse sa presence. L'appel muet, cependant, est dans ses lettres, comme c'etait dans les:lettres de Madeleine, qui fuyait Gide pendant des annees. Quand ils etaient ensemble, il y avait tres souvent une angoisse entre eux, car les mots necessaires ne voulaient pas sortir. "De loin, " dit Alissa, "je t'aimais da van­ tage." 14

On doit mentionner aussi 1'emploi des mots "frere" et "soeur" dans les lettres des deux couples, comme si par les mots.fraternels ils pouvaient eloigner toute possibilite d'amour charnel. Madeleine et Alissa en avaient horreur, sans doute a cause de 1'histoire des meres adulteres. En plus, elles avaient toutes deux.le besoin d'at- teindre une espece de saintete, surtout Alissa; Chez Madeleine 15 c'est plutdt une "vertu patricienne de l'intelligence et du caractere, " une piete. Elle etait tout a fait sincere, incapable de mensonge.

Tandis que la saintete est la raison d'etre d'Alissa, presque une

philosophie. "Nous ne sommes pas nes pour le bonheur, 1'ame pre- 16 fere la saintete, " dit-elle. Aussi, "Cest par noblesse naturelle, non par esprit de recompense que I'ame eprise de Dieu va s'enfoncer dans, la vertu. Saintete, noblesse, vertu, ame, ce sont les mots

cles qhez Alissa. Car Alissa a une aventure, une aventure de I'ame qui essaie de se depbuiller du corps--erreur, d'apres Gide. Mais on voit ici la caracteristique la plus importante du cote Madeleine--que la femme symbolise la vie de I'ame. Decrite par Jerome, Alissa a une vertu naturelle et belle qui garde tant de grace qu'elle semble de

1'abandon. Contre le piege de la vertu, Jerome n'avait pas de defense: il esperait, comme le chevalier du moyen age, monter a son niveau afin de la meriter. Quand.il dit "Tout sentier, pourvu qu'il montat, 18 me mimerait oil la rejoindre" il paraphrase le "Suivre ta pente en montant" de Gide. Contre cette saintete--une obligation pour Alissa, non un choix (elle se trompe), Jerome ne peut meme pas lutter. Com­ ment vaincre un rien, car il n'y a pas de dedain ni de froideur chez

Alissa. Elle croit litteralement a la parole de la Bible,qu'il faut perdre sa vie pour la sauver. Ainsi elle renonce a ses cheres lectures, les. remplacant par des oeuvres de religion mediocres, "d'humbles Hmes" qui causent avec elle simplement. A la fin Jerdme se rend compte que

1'Alissa dont il etait amoureux n'est qu'un fantdme, une figure 51

imaginaire qui n'existe que dans son souvenir.

Cette depoetisation n'etait que le retour au. naturel; lentement si je I'avais surelevee, si je m'etais forme d'elle une idole, I'ornant de tout ce dont j'etais epris, que restait- il de mon, travail, que ma fatigue ? . . . . Sitot abandonee a elle-meme, Alissa etait revenue & son niveau, mediocre niveau. . . Ah! combien cet effort epuisant de vertu m'ap- paraissait absurde et chimerique, pour la rejoindre a ces hauteurs ou mon unique effort I'avait placee. ^ .

C'est le piege d1 Isabelle, ayec la difference qu'elle etait vraiment mediocre, tandis que Jerome ne s'est pas completement trompe a

"poetiser" Alissa. Elle est trop lucide pour etre mediocre: elle se voit elle-memq, par exemple, 1'idole qui retient Jerome de s'avancer

» plus loin dans, la vertu. Pres de la mort, elle se trouve entouree de tristesse et de solitude. La vertu ne lui apparait plus que comme une resistan ce a I1 amour. Elle ne croit plus aux raisons qui la font le fuir, mais elle fuit pourtant, triste> sans comprendre pour-quoi elle fuit. La mort seule peut la soulager, avant qu'elle ne comprenne qu'elle est seule. JULIETTE

Par le pen de place qu'elle occupe dans le recit, Juliette a un

role tres subordonne a celui d'Alissa. Mais je suis certaine qu'on se

trompe sur son importance. Elle est comme l'autre choix qu'Alissa

aurait pu faire, car nous savons que le choix plutot aveugle d’Alissa

est condamne par Gide comme trop extreme. Nous avons constate

qu'il pose souvent des questions de morale ou de conduite sans donner

de solution: c'est au lecteur de trouver leg reponses s’il en est cap-

pable. On ne peut pas nier qu'Alissa so it la vraie heroine du recit;

cependant, subtilement Gide nous propose le cas.de Juliette comme

alternatif, probablement le seul qu’il soit humaihement possible a

suivre. Dans un sens elle est plus admirable qu'Alissa, parce qu'elle

a au. fond, la me me noblesse de caractere. Mais elle renonce a un

ideal impossible--ideal responsable de la mort prematuree d'Alissa--

pour accepter une forme de bonheur qu'elle peut atteindre. Gide

savait qu'il faut parfois.nous compromettre, sans renoncer, cependant,

a lutter pour notre ideal. Mais il faut nous rendre compte de nos limites, ce qu'Alissa ne pouvait pas, ou refusa, de faire.

Prendre les choses pour ce qu'elles sont, Jouer avec les cartes qu'on a, S'exiger tel qu'on est, ce qui n'empeche pas de lutter centre les mensonges, falsifications, etc. . . qu'ont

52 53

apportes, qu'ont imposes les hommes, a un etat de choses naturel et contre lequel il est vain de se revolter.' II y a Pin- r ‘ evitable et il y a le modifiable! L1 ac­ ceptation du modifiable n1 est. nullement compris dans I1 Amor Fati. Ce qui n'emp&che pas non plus d'exiger de soi le meilleur, apres qu'on a reconnu celui-ci pour tel. Car I'on ne se fait pas plus ressemblant en accordant le plus au mo ins bon . ^

Juliette, personnage apparemment mineur dans son oeuvre, e§t, avec

Gertrude, 1'incarnation de cette citation de la philosophie essentielle de Gide--et non point Alissa.

Quels details m'ont indique ce point de yue ? Ils ne sont pas nombreux. Juliette est la soeur cadette d'Alissa. Plus belle que celle-ci a cause de la joie et de la sante, sa beauts, pres de la grace 2 d1 Alissa, semble exterieure et "se livrer a tous d'un seul coup. "

Leur pere re marque qu'il retrouve la tante Felicie jeune dans certains eclats de la voix de Juliette. File avait aussi son sourire et le geste, qu'elle a cependant bientot perdu, de Tester parfois sans rien faire, assise, les coudes en avant, le front bute dans les doigts croises de ses mains. Au moment du recit la tante Felicie ne reste jamais tranquille! C'est une de ces bonnes femmes toujours agitees, qui parle incessamment et trop haut.

Plus matinale que sa soeur, Juliette est la compagnon de

Jerome pendant les heures ou Alissa reste toujours dans sa chambre. 54

C'est la petite messagere entre Jerome et Alissa. II dit, "Je lui

racontais: interminablement notre amour et elle tie semblait pas se 3 lasser de m'entendre. " L'aveugle gar con se meprend de son interet.

Juliette I'aime. Elle avait appris des vers de Baudelaire pour lui

reciter un jour; il est surpris: "Par moments tu sembles me croire

4 completement stupide, 11 dit-elle. Car Jerome ne voit que I1 in telli­

gence d'Alissa. Juliette est la camarade de jeux; quand elle essaie

de lui parler serieusement, de ses projets de voyager, par exemple

(revoir l 1 attitude d'Alissa au sujet des voyages), il ecoute a.peine et laisse tomber a terre ses paroles "comme de pauvres oiseaux 5 blesses. . . 11 Un. jour elle a un reve de Jerome et Alissa maries et qui vont a la poste trouver sa lettre de Fongueusemare, "ou elle serait restee, et qui vous apparaitrait tout petit, tout triste et tout loin. Juliette a le gout de 1'aventure.

Le temps passe et les personnages deviennent plus ages. A

Noel Jerome est de retour; il trouve Juliette souffrante et changee.

II lui sernble que son regard a pris une expression un peu farouche et presque dure. Jerome apprend, finale me nt, de son ami Abel ce qu'il a ete trop aveugle pour voir: que Juliette est amoureuse de lui, qu'Alissa le sait et veut se sacrifier pour sa soeur. Mais la Veille de Noel Juliette "triomphe": elle se fiance avec I'etranger Teissieres, non sans quelque difficulte. On doit la mettre au lit apres une crise de nerfs ou elle s'evanouie. Alissa est epouvantee a 1'idee que sa 55

soeur ait pu se sacrifier ainsi pour elle--en epousant uri homme

qu'elle n'aime pas.

Quelques annees plus tard Gide nous fait penser que c’etait

un sacrifice pour le mieux. Juliette parait tres heureuse. Men

qu'elle ait du renoncer au piano et a , comme Eveline. Son

mari n'aime pas ces distractions. Est-ce qu'elle est vraiment con- tente a la fin? Si nous pouvions en 6tre surs, 1'auteur ne serait pas

Andre Gide! Du moins elle attend son cinquieme enfant, "Une presque vieille mere de famille, " dans ses propres mots. Elle n'a pas eu besoin du sacrifice d'Alissa pour etre heureuse, et Alis.sa en souffre.

La soeur amee ne veut pas de "cette fell cite si pratique, si facilement obtenue, si parfaitement "sur mesure" qu'il semble qu'elle enserre 8 I'ame et I'etouffe. . . " C'est plutot 1' ache mine me ht vers: le bonheur qu'elle souhaite et non le bonheur "humain" et ordinaire de Juliette.

Quand on lit de telles phrases dans le journal d'Alissa, on est d'abord influence par son attitude. Puis on relit, on reflechit un peu a cette

citation de Gide, "Jouer avec les cartes qu'on a, " et on voit 1'orgueil d'A lissa.

Dix ans apres la mort d'Alissa Jerome voit encore Juliette.

"Je crus voir la tante Plantier: me me demarche, me me carrure, 9 me me cordialite essoufflee. " II est un peu blesse parce qu'elle semble avoir oublie le passe, ou Men, elle essaie d'en distraire tout le monde. Maig Juliette vit avec le souvenir du passe. 1 Iamour sans espoir pour Jerdme, Men enfermes dans son coeur. GERTRUDE et AMELIE

Poussez a I1 extremeTe caractere pen reel de Marceline; don:-

nez-lui I'ame. exaltee et ideale de la seconde Ellis; ajoutez une parfaite

innocence et purete, et vous y verrez Gertrude. C'est 1'amour meme,

et comme I1 amour, aveugle; c'est a dire physiquement, car I'ironie

de Gide est que Gertrude voit beaucoup plus clair que le pasteur.

Comme dans toutes ses oeuvres, Gide ne decrit pas ses personnages

objectivement: c'est ici le recit du pasteur, qui ne connait meme pas,

surtout pas, son propre coeur. C'est pourquoi il est naturel de con-

siderer Amelie, la femme du pasteur, en meme temps que Gertrude:

Tes deux sont vues d'une facon par lui mais interprdtees differemment

par le lecteur. Et Amelie, chez qui on re connait facilement un certain

cote de Madeleine, est comme la contre-partie de Gertrude, avec qui

le pasteur la compare continuellement.

Le pasteur retrace les evenements de sa decouverte de Gertrude.

Ainsi, il commence par un jour d'hiver, oil il est emmene chez une

pauvre morte par une voisine. La il trouve la petite aveugle pres de

la cheminee. Muette, parce que la vieille ne lui avait jamais adres-

se la parole, elle est plus animale qu'humaine: une "masse de

cheveux" avec des "traits reguliers, assez beaux, mais parfaitement

inexpressifs. II 1'emmene chez lui, et des ce moment il commence

57 le journal on il va mettre tout ce qui concerne son developpement et 2 sa formation. "Ce paquet de chair sans ame" a une quinzaine d'an-

nees. Sa reaction au changement ne se manifeste que par une sorte de

peur, des cris d'un petit chien. Elle est couverte de vermine. Amelie,

au contraire, a des idees precises au sujet de la nouvelle venue et

c'est un accueil plutot froid qu'elle donne a cette brebis perdue, comme

le pasteur I'appelle souvent. "Ma femme est un jar din de vertus. . .

mais sa char it e naturelle n'aime pas a etre surprise. . . . Sa char it e 3 me me est reglee comme si 1'amour etait un tresor epui sable. Le

personnage d'Amelie est tres etroit: quand le pasteur parle d'elle,

c'est presque toujours a propos de cette reserve du coeur. Gide

donna a Amelie le besoin d'ordre, de regularite, de suivre exacte-

ment son devoir qui fait penser a la Madeleine qui se levait brusque-

ment au milieu d'une conversation interessante avec des amis pour

aller faire quelque tache insignifiante du menage.

Amelie, d'ailleurs, a deja cinq enfants a soigner. Et, a son

insu le pasteur nous revele qu'il neglige sa famille. On ne peut pas

faire trop de reproches a Amelie de ne pas accepter avec joie un

.nouvel objet capable d'eloigner encore plus son mari et de la fatiguer.

En tout cas, elle s'y resigne apres une premiere crise de sanglots.

Son mouvement le plus naturel est toujours le meilleur, dit le pasteur,

"mais sa raison sans cesse lutte et souvent I'emporte contre son „,4 coeur. Le nom de Gertrude est choisi par la fille cadette, Charlotte.

Elle est la seule des enfants de se montrer affectueuse envers I'aveugle,

bien que pendant longtemps celle-ci ait les traits qui semblent dureir

des qu'on s'approche d'elle. Effacer I'hostilite de cet etre informe, lui faire apprendre, est un travail difficile. Le pasteur s'y prend avec determination, mais on yoit des le debut qu'il se trompe du resul- tat de sa methode, car il parle du Grillon du foyer de Dickens. Dans ce roman la petite aveugle est nourrie de I'illusion que la vie est toute chaleur, paix, et bonte. Le pasteur dit qu'heureusement il n'en aura pas a user avec Gertrude, tandis qu'il fait exactement cela: il lui enseigne des illusions. Apres beaucoup de jours Gertrude semble enfin commencer a comprendre; son sourire ce matin-la inonde de joie le coeur du pasteur, plus que n'a jamais fait celui d'aucun de ses enfants. Tout a coup un jour ses traits s'animent, d'amour plutot que d'intelligence, dit le pasteur. IT lui semble qu'il off re a Dieu lebaiser qu'il depose sur son beau front. Des ce jour elle fait des bonds de progres. II commence a la faire sortir; elle est toujours restee a

1'interieur et d'abord tous les sons et sensations de ce monde inconnu la remplissent de surprise et de crainte. Plus tard elle raconte qu'elle avait imagine le chant des oiseaux comme un pur effet de la lumiere, ainsi que la chaleur du jour sur ses joues et ses mains.

Quand il essaie de decrire les petites creatures vivantes qui font cette 60

musique, elle en reste eblouie, au point de prendre 1'habitude de tou- 5 jours dire: "Je suis joyeuse comme un oiseau. "

Cependant, Amelie, qui comprend le vrai caract&re de I1 amour

de son mari pour Gertrude, devient de plus en plus triste. Elle ne fait aucune protestation, comme Madeleine ne I'a jamais, faite, mais elle n'en souffre pas mo ins, II ne faut pas le plus attentif des lecteurs pour trouver une Amelie d'un coeur beaucoup moins sec que le pasteur ne le decrit le plus souvent. Par exemple, elle se rejouit de chaque printemps: "La neige n'a toujours pas change; on la croit epaisse en­ core, quand deja la void qui cede et tout a coup, de place en place,

g laisse reparaltre la vie. D'ordinaire il etale ses reproches, qui sont nombreux, car il dit que c'est son habitude de laisser faire en silence et en suite de blamer. Elle repugne a tout ce qui n'est pas coutumier--c'est peut-etre la plus grande critique que Gide avait de

M adeleine.

. . . le progres dans la vie n'est pour elle que d'ajouter de semblables jours au passe. . . . Elle regarde avec inquietude, quand ce n'est pas avec reprobation, tout effort de 1'ame qui veut voir dans le christianisme autre chose qu'une. domestication des instincts. ^

La curiosite croissante de Gertrude la pousse a demander pourquoi les autres animaux ne chantent pas comme les oiseaux. Elle ne fait jamais semblant de comprendre; tant qu'elle n'ait pas une idee nette de quoi il s'agit, elle reste inquiete et genee. Elle demande 61

aussi si les oiseaux sont les seals animaux qui volent. Le pasteur

reflech.it, puis il donne sa reponse dans un tres beau passage:

--‘■II y a aussi les papillons, lui dis-je. --Est-ce qu'ils chantent? - -Ils ont une autre faqon de raconter leur joie, repris-je. Elle est inscrite en couleur sur leurs ailes. . . ^

Seulement, c'est le me me jeu qu'afait le fabric ant de jouets de

Dickens. II lui fait voir uniquement le cdte heureux de la vie, ainsi

qu'au concert'a Neufchatel. La Symphonie Pastorale peint le monde,

non tel qu'il est, mais conime il pourrait etre sans le mal et le peche.

Jusque la le pasteur n'avait jamais ose parler a Gertrude du mal, du

peche, de la mort. Elle a une promptitude d1 esprit remarquable; elle

depasse continuellement la pensee du pasteur. Bien qu'elle sort avide

de lectures,, il ne la laisse pas lire sans.lui; en fait, il ne lui donne

quasiment que la Bible, dans laquelle il lui permet de lire les quatre

Evangiles, les Psaumes, I1 Apocalypse, et les trois epftres de Jean.

On n'y parle point de peche; il s'agit du Dieu de lumiere.

Le pasteur ne se rend pas compte qu'il est amoureux d'elle,

me me apres avoir do convert son fils aine, Jacques, pres d’elle a

1’orgue du temple. II est jaloux de son fils, qui veut epouser Gertrude,

et ne donne point sa permission. II se sent timide quand il faut en parler avec Amelie, et il se trouve victime de ce qui etait le grand probleme de Gide et Madeleine: ". . . a quel point deux etres, vivant

somme toute de la me me vie, et qui s'aiment, peuvent rester (ou 62

devenir) I'un pour 1'autre enigmatiques et emmures. . . A la fin de

cette conversation difficile, Amelie, les larmes aux yeux, vient poser

doucement ses mains a son front, disant tendrement, "Mon pauvre

am i! " 10

Le lendemain, pendant une promenade dans la foret avec

Gertrude, le pasteur "se reveille. " Ils parlent de Jacques. Dans la bonte de son coeur, Gertrude exprime son desir de ne donner que du bonheur aux personnes autour d'elle. Elle le tient par la main, qu’il retire subitement quand elle dit, "Vous savez bien que c'est vous que j'aime, Pasteur. . . " 11 Surprise, dans son innocence elle continue qu'elle ne 1'aimer ait pas s'il n'etait pas marie. "Mais on n'epouse pas une aveugle. Alors pourquoi ne pour rions - nous pas nous aimer?"'*

Bien qu'eclaire, le pasteur ne renonce toujours pas a son amour. II refuse d'admettre qu'il peut y avoir quelque chose de coupable dans ce qui apporte tant de bonheur. II se croit plus pres du Christ avec Ger­ trude en lui enseignant que le seul peche est ce qui attente au bonheur d'autrui ou compromet notre propre bonheur. C'est 1'illusion naive qu'il cree en elle; s'il la compare a Amelie par ce qu'elle ne formule jamais le moindre grief contre quelqu'un, il doit admettre qu'il ne la laisse rien connaitre qui puisse la blessep.

A Paques Amelie ne communie pas. Elle s'isole de plus en plus, pour ainsi dire, de son mari. Tout se fait autour d'elle sombre et morose. D'apres le pasteur elle cultive les soucis; il ne comprend I

63

pas que c'est a cause de lui qu'elle en a tant. Chez Louise de la M. ,

ou Gertrude habite maintenant, Amelie semble se derider, se detendre,

les dimanches qu'on y va prendre le gouter. II ne s'empeche pas de

la comparer a cette dame, qui est toujours riante et aimable, mais

Am elie n1 a pas le temps d'etre comme Louise, qui a trois servantes.

Gertrude y apprend a executer de menus travaux; elle apprend

aussi a lire a trois petites aveugles que Mile de la M. loge chez elle.

C'est une vie agreable, passee a danser, a ecouter de la musique, et

a parler de la litterature. Gertrude prend beau coup de ses manieres,

surtout "une sorte d'intonation, non point seulement de la voix, mais 13 de la pensee, de tout 1'etre. " Mais elle apprend aussi des choses plus desagreables, comme le fait que 1'amour du pasteur pour elle

rend triste Amelie. II n'arrive pas a la rassurer; d'ailleurs, elle ne tient pas a etre rassuree ni a devoir son bonheur a son ignorance.

C'est le savoir qu'elle veut: "Je cpois, voyez-vous, que le monde

entier ne sort pas si beau que vous me 1'avez fait croire, Pasteur, et 14 ' meme qu'il ne s'en faille de beaucoup. " II faut connaitre le mal pour etre sur de n'y pas ajouter; done, elle s'inquiete a present de

croire que leur amour est coupable et blesse des autres, mais elle ne peut pas cesser de 1'aim er.

Apres 1'operation a Lausanne ou on lui rend la vue, elle tente

de se suicider. Silencieuse, elle a un etrange sourire qui semble,

dit le pasteur, "ruisseler de ses yeux sur son visage comme des larmes. Quel secret a-t-elle deconvert? Elle a vu le pauvre visage triste d'Amelie, et n'a plus pu supporter 1'idee que cette tristesse etait son oeuvre. Elle meurt, tuee par le pasteur exacte- ment comme Marceline fut tuee par Michel. LES FEMMES DES FAUX MONNAYEURS

Les femmes ne jouent pas un grand role dans I'oeuvre la plus import ante de Gide, le seul vrai roman qu'il ait ecrit, d'apres sa de­ finition du. roman. Nous remarquons des repetitions non deguisees des femmes des re cits dans les personnages de Sarah et Rachel Vedel,

Pauline Molinier, et Marguerite Profitendieu. Madame de le Perouse et Madame Sophroniska ne sont gu&re que des caricatures ironiques de caracteristiques dont Gide voulait se moquer. II n'y a que Laura

Douyiers et la bizarre Lady Lilian Griffith qui vivent un peu et qui ont une personnalite sinon tout a fait vraisemblable, au moins d'une cer- taine belle force humaine.

Considerons d'abord Sarah Vedel, la soeur cadette de Laura et Rachel. C’est une copie fidele de Genevieve. Jeune fille resolue a conquerir sa liberte, a s'accorder toute licence, a tout oser, elle est exasperee par la contrainte qu'elle ressent dans sa famille. "Par une sorte de protestation preventive, elle cultivait en elle un facile mepris 1 pour toutes les vertus domestiques. 11 L 1 influence de son pere pasteur

I'incite a la revolte. D'ailleurs, c'est toujours une enfant qui s'amuse a fumer en cachette et, au mariage de Laura, a faire boire a Olivier

Molinier coup sur coup six coupes de champagne, ou a flirter avec

Bernard a la reunion des Argonautes, soeiete litteraire. Mais elle a

65 66 son cote plus serieux, cette revolte; son frere Armand plaisente seule^ ment a mbitie quand il dit a ses amis, "Vous ne saviez peut-etre pas 2 que ma soeur etait une putain?" Sarah se croit capable d1 affronter tons les mepris et tons les blames. Comme Genevieve, elle se defie de I’opinioft du monde, mais non sans avoir du conquerir une modestie naturelle et Men des pudeurs innees. Elle n'a pas non plus 1'intention de jamais se marier: a quoi cela sert ? Quel homme serait superieur ?

Elle a ses propres idees et opinions. A son avis les sexes sont egaux, et la femme domine meme par son bon sens. Intelligente, elle veut s'instruire dans tout ce qui est nouveau. Gide ne donne presque pas de description physique de ces femmes: ainsi, nous savons de Sarah seulement qu'elle a le meme front, les memes levres que Laura (qui n'est rien dire, car nous ne savons pas comment sont le front ni les levres de Laura!) et une grace moins angelique.

Rachel est aussi dffferente de sa soeur cadette qu'Alissa 1'est de Genevieve. II y. a tres peu a dire a propos d'elle, sauf qu'elle devient aveugle et qu'elle doit s'occuper des finances du menage Vedel, enfin a tous les soins et responsabilites de sa famille. Elle se resigns sans aucune amertume, au contraire avec une sorte de serenite. Deux citations servent a resumer ce personnage, 1'une d'Edouard:

Rachel s'est .effacee toute sa vie, et rien n'est plus discret, plus modeste que sa vertu. L'abnegation lui est si naturelle qu'aucun des siens ne lui salt gre de son perpetuel sacrifice. C'est la plus belle ame de femme que je connaisse. ^ ' 67

1'autre d'Armand, qui est tres cynique et ne dit du Men de personne,

"Rachel est, je crois Men, la seule personne de ce monde que j'aime

4 et que je respecte. --parce qu'elle est vertueuse. " Sarah la trouve degoutante parce qu'elle represente tout ce qu'elle repousse, par sa vertu meme,

Les deux mhr.es de famille n'ont rien qui les distingue I'une de

1'autre. Elies sont semblables a Eveline. Pauline Molinier, la demi- soeur d'Edouard qu'il ne connait guere mais qu'il trouve charmante, a un mari indigne d'elle comme Eveline. II y a quand meme des traits de res semblance entre Pauline et Edouard, surtout une comprehension des besoins d'autrui et une grande generosite de coeur. Son mari parle de son sacre besoin de ranger--ce qui fait penser a Madeleine.

Lui-meme est d'une jalousie redoutable, sans cause. C'est plutot elle qui aurait raison d'etre jalouse, mais elle souffre toutes les in- suffisances et les defaillances de Molinier sans un mot de reproche.

Elle parle de lui avec une sorte d'indulgence et essaie de cacher ses faiblesses. Done, nous voyons que sa situation est semblable a celle d'Eveline mais que sa reaction est diff erente - - resignation au lieu de revolte. "Mais lentement on se resigne, " dit-elle. "On ne demandait pourtant pas beaucoup de la vie. On apprend a en demander moins 5 encore. . . toujours moins. Et de soi, toujours plus. " Edouard decide qu'elle est vraiment extraordinaire, car elle comprend et ac- cepte son amour homosexuel pour son fils Olivier. II est vrai. 68 cependant, qu'elle en ressent un pen de jalousie. Devant I1 admiration d1 Edouard elle se montre bien perceptive en disant qu'une femme par ait to u jours la plus raisonnatile quand elle fait semblant d'etre la plus resignee. Elle accepte cet amour parce qu'elle croit qu'il faut accorder de bonne grace ce qu'on ne peut pas empecher. Cette phrase dite a son mari rappelle la lettre de Madeleine a Gide, "Mais, mon ami, je ne te retiens pas; as-tu peur que je sois jalouse?"^

Marguerite Profitendieu est encore plus pareille a Eveline, car elle fait les menus efforts pour s'affirmer, puis finit par se resig­ ner comme elle, comme Pauline. Peu apres son mariage elle s'enfuit avec un amant, mais elle avait peur de la liberte, du crime, de 1'ai- sance.(comme Isabelle). Au bout .de dix jours elle rentra repentante au foyer. Elle se disait presque mot par mot ce que Genevieve avait dit a sa mere dans L'Ecole des femmes: "Va, tu auras beau faire; tu 7 ne seras jamais qu'une honnete femme. " Son mari 1'accepte sans jamais lui pardonner tout a fait son erreur; il exige d'elle une vertu dans laquelle elle se sent emprisonee, etouffee. Elle finit par ne pas tant regretter sa faute, que de s'en etre repentie. Mais la manque de communication entre elle et son mari empeche celui-ci de comprendre le besoin de liberte qu'a Marguerite. II sent confusement la direction divergente que prennent leurs pensees et essaie de trainer cet esprit retif vers les sentiments plus pieux qu'il a lui-me me. A son avis, c'est la la punition que me rite sa femme. Quand leur fils Bernard 69 quitte la maison, ayant deconvert qu'il est batard, elle voudrait fuir aussi mais elle ne le fera pas maintenant.

Madame de La Perouse est amusante meme dans sa me chan- cete. Son role dans les Fanx Monnayeurs est bien.indirect, car pour la plupart nous ne savons rien d'elle que par la bouche du vieux La

Perouse son mari. Elle devient si folle qu'il doit la mettre dans une maison de sante, mais non pas avant qu'elle I1 a completement abime moralement. II dit qu'elle avait appris a leur fils a mentir, qu'elle avait toujours ete jalouse, voulant enlever tout ce qui s'attachait a son mari. Elle divise meme les meubles: cette chaise m'appartient; ce divan est a toi, etc. ‘ Elle a toujours beaucoup trop mange. Edouard nous donne une idee de son aspect physique, puisqu'il la voit de temps en temps: elle a les traits durs, le regard aigre, le sourire faux. Le ton de sa voix respire I'hypocrisie. Dans sa vieillesse elle est de- venue sourde, ce qui lui permet d'accabler La Perouse de recrimina­ tions inter minables sans interruption.

Sous sa perruque a bandeaux noirs qui durcit les traits de son visage blafard, avec ses longues mitaines noires d'ou sortent des petits doigts comme des griffes, Madame de La Perouse prenait un aspect de harpie. $

Elle se croit martyre a souffrir la presence de son mari, qu'elle s'amuse a contrarier toujours.. Elle pretend qu'elle etouffe aupres de lui; elle veut avoir raison, meme quand elle salt qu'elle a tort, jus- qu'au point d'inventer des reproches. Lorsqu'elle souffre de sa 70

sciatique, il la plaint. Alors elle I'arrete; elle hausse les epaules en

disant que ce n'est pas la peine qu'il fasse semblant d1 avoir du coeur.

Tout ce qu'il fait ou dit c'est pour la faire souffrir: elle exag&re tou-

jours.

Vous savez que les images du dehors arrivent renversees dans notre cerveau, oil un appareil neryeux les redresse, dit Monsieur de La Perouse. Eh Men, Madame de La Pierouse, elle, n'a pas d1 appareil rectificateur. Chez elle, tout reste a I'envers. Vous jugez si c'est penible.^

Madame Sophroniska, 1'autre caricature ironique, a de bonnes intentions, mais elle detruit le petit Boris qui subit ses soins de psy-

chiatre tout comme Madame de La Perouse avait detruit son mari.

Si Madame de La Perouse est 1'egoisme incarne, la vieille harpie par

excellence, Madame Sophroniska represente un faux mysticisme. Elle croit fermement que tout ce qui n'est cree que par la seule intelligence est faux; il faut "la force agissante des convictions. En agissant comme si le Men dev ait toujours triompher du mal, elle perd deux enfants troubles qu'elle laisse suivre leurs inclinations--sa fille Bronja

et Boris, le petit-fils des La Perouse. Ce qui la desoriente chez

Boris, c'est qu'elle ne peut pas trouver de grand secret honteux; il semble etre d'une purete sans tache. Toutes les femmes des Faux

Monnayeurs jusqu'ici sont ou bien des types comme Madame Sophroni­ ska ou sont modeless d'apres des personnages anterieurs. On n'y decouvre rien de nouveau au sujet des personnalites de Gide et de

Madeleine. Laura Douviers occupe une plus grande place dans le. roman,

mais quand me me ce n'est pas beaucoup dire, car aucune de ces

femmes ne vit vraiment pas. Elies sont toutes subordonnees aux

hommes. Laura est une bonne femme avec le meme besoin d'indepen-

dance qu'a Eveline. Elle s'est mariee sans amour et, enceinte de

Vincent Molinier apres trois mo is de vie conjugate, quitte son mari, petit professeur de frangais en Angleterre, pour suivre son amant.

Comme Madeleine, c'est une jeune femme de tres honorable famille, tres bien elevee, tres reservee, tres timide. Au contraire de Mar­ guerite, elle ne veut pas retourner aupres de son mari; done, rejetee par Vincent, elle ecrit a son ami depuis longtemps, Edouard, pour

expliquer son etat et demander son aide. II n'y a pas de reproches pour Vincent, mais elle se sent delaissee et sans appui. Apres son arrivee a Paris, elle attend confusement venir quelque chose ou quelqu'un pour la tirer de I'impasse. Laura n'est pas sans vertu, mais elle a 1'habitude de compter plus sur I'evenement que sur elle- meme. Elle n'a pas beaucoup de force, surtout quand elle est depour- vue des convenances qui lui donnaient une sorte de stabilite. (Elle a rompu avec la moralite traditionnelle de sa societe. ) Void un des traits de Madeleine dont j'ai parle plusieurs fois. La pauvre Laura aime toujours Edouard, mais il n'a que son amitie a partager avec elle; homosexuel, il aime Olivier de 1'amour que Laura aurait souhaite. .

Quand il la revolt a Paris, il est dequ. II ecrit dans son journal 72 1 ! quelques phrases qui font penser a Jerome de La Porte Etroite: "Car elle ne savait rien deeouvrir. . »Ah! de combien de vertus, de com-

Men de perfections I'ai-je ornee!, •" 11 Elle parle comme Eveline,, "Je 12 ne m'ornais et ne me parais que pour toi. " Bernard, qui s'est epris d'elle, ne voit point sa faiblesse, seulement une ame noble pres de qui on est comme force de penser noble me nt, une tout a fait. belle nature. Heureusement pour elle qu'il la regarde ainsi, car dans son desespoir 1' adoration de Bernard vainc un peu le mepris et degout d'elle-meme qui pourraient I'amener a prendre des resolutions ex­ tremes. II ne sait pas son amour futil pour Edouard, mais il comprend qu'elle est triste et tombe bien sur la cause de cette tristesse:

Je crois que le secret de votre tristesse (car vous etes triste, Laura) c'est que la vie vous a divisee; 1'amour n'a voulu de vous qu'incomplete; vous repartissez sur plusieurs ce que vous auriez voulu donne a un seul. ^

Laura est inhabile et a feindre et a se maitriser. Sa grande faute n1 est pas d'etre enceinte d'un autre que son mari mais, comme Eveline, de ne plus attendre rien de la vie. . -

De toutes ces femmes poupees, je prefere Lady Lilian Griffith.

Get etre bizarre n'est pareil a aucune autre femme de 1'oeuvre de

Gide. Je vois chez elle surtout le cote aventureux de Gide lui-meme, mene a I'extreme. Spirituelle, toujours enveloppee d'un etrange par- fum de santal, elle connalt 1'anglais, le.frangais, et le russe. Ses costumes sont toujours des plus exotiques et toujours de la couleur 73 de ses pensees. Le contraire est egalement vrai: quand elle etait enfant, on la mit en noir apres la mort d'une tante. Elle pleurait toute la journee a cause du noir. Gide parle en auteur pour expliquer que de tels personnages sont tallies d'une etoffe sans epaisseur. IIs sont nefastes et applaudis a la fois.

L'Amerique en exporte beaucoup; mais n'est point seule a en produire. Fortune, intelligence, beaute,. il seruble qu'ils aient tout, fors une ame. Ils ne sentent peser sur eux aucun passe, aucune astreinte; ils sont sans lois, sans maitres, sans scrupules; libres et spontanes, ils.font le desespoir du romancier, qui n'obtient d'eux que des reac­ tions sans valeur. J'espere ne pas revoir Lady Griffith d'ici longtem ps. 14

A mon avis Gide parle ironiquement; je crois qu'il aime Men sa crea­ tion. Je pense a I1 admirable Becky Sharp de Vanity Fair. Condamnee par Thackeray, le lecteur la trouve neanmoins beaucoup plus interes- sante et vivante que la noble et pure Amelia. Lady Griffith est la plus mechante et la plus aimable des femmes des Faux Monnayeurs. Elle parle avec davantage d1 intelligence que la bonne Laura. Pour son manque de consideration de son passe dont parle Gide, c'est evidem- ment faux. Elle s'analyse lucidement quand elle deer it le naufrage qu'elle souffrit a dix-sept ans, histoire qui changea sa vie: Quand

". . . je suis revenue a moi, j'ai compris que je n'etais plus, que je ne pourrais plus jamais etre la meme, la sentimentale jeune fille 15 d' aupar avant. " Des cette experience elle exige plus d'elle-me me et des autres; elle abhorre les mediocres et ne peut aimer que les vainqueurs. Quand elle devient amoureuse de Vincent, elle essaie de le reformer. Elle s'occupe de ses cravates, sa coiffure, ses ongles.

Trouvant que la plupart des: femmes font rater la carriere des .hommes qq'elles aiment, elle veut faire le contraire. Elle n'aime pas son serieux, sauf quand il parle de I'histoire naturelle, surtout des pois- sons --alors elle est ravie. Elle fait parfois I1 enfant; "A moi 1'on dit tout. Vous le savez Men, homme terrible! Et elle lui caressa le visage avec les plumes de son eventail referme. Vincent lui dit qu'elle ne croit a rien; il a probablement raison. Elle. se fatigue vite de tout et veut chercher de nouvelles aventures. Pendant le voyage avec Vincent 1'amour devient fade et ils prennent le parti de se hair.

Lady Griffith.finit sa vie noyee dans un fleuve d'Afrique. Accident ?

Suicide? Tuee par Vincent, on ne sait jamais. Sa mort est aussi mysterieuse que sa vie. ELLIS

II y a deux Ellis dans Le Voyage d'Urien: la fausse, qu'Urien

rencontre d'abord, et la vraie, qui n'apparalt que dans la troisieme

partie du recit. Elies representent les deux cotes de I'ame de Gide.

Le Voyage d'Urien est une des oeuvres de sa jeunesse; lyrique,

influencee par le symbolisme, elle a la forme d'un journal. Urien

ecrit que, las de livres et de pensees, avides d'action, ses amis et lui partent en voyage a bord 1'Orion. C'est nettement au voyage

d'Ulysse que Gide emprunte son theme afin de decrire ses propres tentatives et ses epreuves intellectuelles. Par exemple, il y a des

sirenes, vues par les hommes comme des oiseaux, des herbes, de belles femmes. Les sirenes, comme la premiere Ellis, representent la tentation de rester fixe, de renoncer a 1'aventure en faveur des livres. Les hommes les voient sous des formes variees parce que chacun.d'eux est tente selon sa propre personnalite individuelle. J'ai dit que, d'un cote de sa personnalite Gide etait tres semblable a

Madeleine; 1'appel des sirenes est celui de Madeleine, et la premiere

Ellis lui ressemble beaucoup. Mais tandis qu'Alissa realise un cer­ tain point de vue gidien envers sa femme, Ellis evoque plutot Gide lui-m e me.

75 76

Avant de voir Ellis assise sur la rive, les jeunes gens ont plusieurs aventures avec des femmes, aventures qui indiquent

11 ho mo s exualit e de Gide. Le vingt-et-unifeme jour du voyage ils ar- rivent a une ville ou quelques matelots qui cherchent le plaisir vont avec des femmes, au degout d'autres comme Angaire. II dit qu'il n'aime les femmes que voilees. La querelle entre les matelots con­ tinue au septieme escale, a une ville de femmes ou ils sont gardes prisonniers. II n'y a que douze que resistent; c'est de ceux-la que la. reine devient amoureuse. Mais ils ne cedent point, et avec I1 arrivee de la peste dans la ville ils reus sis sent finalement a s'evader.

Dans la seconde partie du recit, "La Her des Sargasses, " le voyage recommence:

Le septieme jour nous rencontrames ma chere Ellis qui nous attendait sur la pelouse, assise sous un pommier. Elle etait la depuis quatorze jours, par la route de terre plus vite que nous arrivee; elle avait une robe a pois, une ombrelle couleur cerise; aupres d'elle une petite valise avec des objets de toilette et quelques livres; un chale ecossais sur le bras; elle mange ait une salade d'escarole en lisant les Prolegomenes:J l toute metaphysique future. On la fit monter dans la barque. 1

Cette description exacte souligne bien le cote meticuleux et traditionnel de Gide. La reunion d'Ellis et Urien est d'abord assez morne, car ils ont I'habitude de ne parler que des choses qu'ils ont faites ensemble ou desquelles ils partagent 1'experience. Separes longtemps, ils n'ontrien a se dire; done ils restent trois jours silencieux. Puis, les nouveaux rivages traverses leur fournissent un nouveau sujet de conversation. Urien, cependant, est gene par 11 incomprehension de I'ame d'Ellis, qui considere les pattes des cigognes exagerees, et par I'inadequat de son ombrelle rouge dans ce paysage terne. De plus graves problemes se posent puisqu'elle lit tout le temps: quand c'est son tour de garder la barque, on la trouve le matin lisant La Theodicee. Le soir, en- veloppee de son chale contre I'humidite, la valise sous sa tete, elle s'assoupit parmi les roseaux. Ou bien elle lit le Traite de la

Contingence dans la barque. Urien arrache les livres de ses mains; celui-ci il jette dans le fleuve. "Ne sais-tu pas, Ellis malheureuse, que le livre est la tentation? Et nous sommes partis pour des actions glorieuses. " "Glorieuses ? " repond Ellis qui regarde la morne plaine/

Malgre 1'ambition d'Urien, tout le monde s'ennuie, et le lendemain, tard a se lever, il les trouve tous as sis sur la rive. Ils lisent des brochures morales qu'Ellis a distributes. Urien saisit la petite valise, dans laquelle ilyatrois agendas, la Vie de Franklin, une petite flpre des climats temperes, et Le Devoir present de M. Desjardins. Apres avoir regarde ces tresors, il jette la valise qui sombre dans la riviere.

Ellis ne dit rien, mais deux grosses larmes coulent sur ses joues.

Urien essaie d'encourager ses amis; il fait un discours ridicule pour dissiper la torpeur. Une irritation le prend contre Ellis quand il voit qu'elle n'y comprend rien, mais il la cache. A la fin du discours elle le regarde toujours avec de grands yeux interrogateurs, attendant qu'il continue. Peu apres Urien I'emmene en promenade dans une 78

grotte, ou elle prend les fievres paludeennes. Des ce moment Urien

commence a avoir des doptes sur son identite. Elle devient de plus

en plus souffrante; dans le fond de la barque elle delire legerement et

recite des propheties. Pour la premiere fois Urien remarque que ses

cheveux sont compl&tement blonds. II se rend compte qu'il s'est

trompe, qu1 Ellis n'est pas ce qu'il pens ait, mais 11 a tou jours besoin

d'elle comme la seule distraction des heures qui passent. Quand Urien

decrit 1'autre Ellis, celle qu'il espere, celle qui represente le meilleur

cote de son ame, .11 est evident que Gide pense a Madeleine. Ses che­

veux noirs et ses yeux, explique Urien, brillaient aussi clairs que son

ame. Vivace et violente, elle a la voix tres calme pourtant, car elle

est contemplative. L'Ellis blonde, au-contraire, est trop frele; tout

en elle lui deplalt: 1'ombrelle, le chale, les livres. Elle pleure quand il lui fait observer qu'il ne voyage pas pour retrouver ses vieilles pen-

sees. Et il lui jette un cri destine, je crois, a Madeleine: "Ellis! ne

lisez pas, je n'ecris pas pour vous ces lignes! vous ne comprendriez 3 jamais tout le desespoir qu'a mon ame. " Madeleine le comprenait

mieux que personne, mais dans des moments de desespoir, Gide etait

tres sensible au moindre manque de comprehension chez sa femme.

D'autre part, il ne parle pas de la pieuse Madeleine quand il fait dire

a Urien: "Ellis,. vous etes un obstacle a ma confusion avec Dieu, et 4 je ne pourrai vous aimer que fondue vous aussi en Dieu me me. " 79

Madeleine partageait cette conception d'un amour spirituel; ainsi

Alissa dit a pen pres la meme chose a Jerome.

Languissante de maladie, chaque jour Ellis palie, devient plus blonde et mo ins reelle. Comme dans L'Immoraliste I'aventure tue la femme; de plus, dans Le Voyage d'Urien il n'y a aucun masque de personnalite, si limite soit-il, pour deguiser le fait que I'ancienne ame de Gide meurt afin de faire place a la nouvelle. On pourrait Men me demander ici quelle est la difference, alors, entre Marceline et la premiere Ellis. Car j'ai considere Marceline une des images de 1'ame de Madeleine et Ellis une de Gide lui-meme. Je fais cette distinction parce que si Michel et Marceline representent les deux cotes d'une ame, ce sont quand meme deux personnages different s. Gide n'est pas

Michel: 1'auteur, je repete encore la citation import ante en tete de ce travail, fuit 1'extreme que son personnage n'a pas su eviter. Tandis qu'il y a deux Ellis, en meme temps un seul et deux personnages dis- tincts. Dans cette oeuvre plus philosophique, plus allegorique, il me semble etre clair que Gide pense a lui-meme--en se servant, comme toujours, d'ailleurs, de Madeleine comme modele de traits qu'on trouve chez les deux Ellis. C'est la seule distinction que je fais entre Ellis et Marceline, mais je la crois import ante.

La derniere par tie du recit est le "Voyage sur une mer gla- ciale." Urien et ses hommes s'appro chent du but inconnu, si bien que dans cette terre des Esquimaux, Ellis n'a presque plus de realite. Ils la laissent, avec quatre autres faibles, sur une plage. "Ici, " dit

Urien, "cessent les temps des souvenirs, commence mon journal sans

5 date. " Comme il monte vers une sorte d'extase, le style devient

plus lyrique, mystique. Et finalement Urien voit sa vraie Ellis, qui

lui apparait au milieu d'une priere. Agenouille, il la trouve assise,

pensive, silencieuse, pres de lui sur un rocher. Sa robe est couleur

de neige, ses cheveux plus noirs que la nuit. Urien lui crie toute

I'angoisse de son coeur sans elle pour le guider. "Sur une berge, un

jour, je pensais t'avoir retrouvee; mais ce n'etait qu'une femme. . . .

Ou me meneras-tu desormais dans cette nuit proche du Pole, Ellis!

ma soeur?"® Elle montre de sa main la nuit, la mer, I'aurore boreale

Urien! Urien, triste frere! que ne m'as-tu toujours revee! Souviens-toi de nos jeux de jadis. Pour quo i voulus-tu, dans 1'ennui, recueillir ma fortuite image? Tu savals pourtant bien que ce n'etait pas I'heure et que ce n'etait des la-bas que posseder etait possible. Je t'attends au dela des temps, ou les neiges sont eternelles; ce sont des couronnes de neige, non pas de fleurs que nous aurons. . .

Elle lui reproche d'avoir laisse 1'autre Ellis quand il aurait fallu plu-

tot 1'aider et la guider. Car elle explique que pour chacun la route

est unique et chaque route mene a Dieu. Au lieu de critiquer la faib- lesse de la premiere Ellis, il aurait du lui montrer la bonne route. .

Puis, Ellis des cheveux noirs ecrit dans la neige en lettres embrasees

ce vers des Hebreux: "Ils n'ont pas encore obtenu ce que Dieu leur

avait promis--afin qu'ils ne parvinssent pas sans nous a la perfection. " 81

E lle s 1 eloigne et monte au ciel parmi leg anges. Quelques jours plus tard--ou peut-etre quelques heures, car c'est le journal sans date-- il la volt une derni&re fois, mais il ne lui parle pas parce qu'elle semble trop triste et qu'il doute que ce sort elle.

Dans 1'Envoi, adresse, je crois, a Madeleine, Gide nous.fait savoir que c'est toujours son cote traditionnel--la premiere Ellis-- qui triomphe; 1'autre est son reve:

Ellis! pardonnez! J'ai menti. Ce voyage n'est que mon reve. Nous ne sommes jamais sortis de la chambre de nos pensees, -- Et nous avons passe la vie Sans la voir. Nous lisions, . Vous veniez au matin toute lasse de vos prieres. Madame, je vous ai trompee: g Tout ce livre n'est que mensonge. EMMANUELS

Chronologiquement, Les Cahiers d1 Andre Walter se situent au deb# de la carriere de Gide. C'est son premier livre. Pour quo!, alors, est-ce que je le considere tout a la fin de ma these? C'est que, du point de vue d1 importance, Emmanuele, avec la seconde Ellis, represente la perfection chez la femme d'apres Gide. Madeleine ici est depouillee de tout ce qui irritait son mari; on trouve ses defauts chez Amelie ou les meres de famille des Faux Monnayeurs, non point chez Emmanuele. Gide aimait le cote spirituel, intellectuel de Made­ leine, et il cree, avec toute la ferveur de sa jeunesse, une Emmanuele pleine de qualites. C'est la soeur avec qui on se sauve dans 1'amour de Dieu, non la "femme" qui excite les exigences de la chair. Gide etait probablement encore incons cient de son homosexualite, mais

1'indication en est claire dans ces paroles d'Andre Walter: "Je ne te desire pas. Ton corps me gene et les possessions charnelles m'epou- 1 vantent. " Et aussi:

Pour ne pas troubler sa purete, je m'abstiendrai de toute caresse--pour he pas inquieter son ame-- et meme des plus chastes, des enlacements de main. . . de peur qu'elle ne desire davantage, que je ne pourrais pas lui donner. . . et je detournerai de ses yeux mes regards, de peur qu'elle ne les desire plus proches, et qu'alors, malgre moi, je n'aille jusqu'au baiser. ^

82 Le portrait d1 Emmanuele se trouve surtout dans le premier

cahier, le Cahier Blanc. Au debut la mere d'Andre mourante lui fait

promettre de renoncer a sa cousine, avec qui il passa toute son en-

fance. Elle-croit comprendre que la vraie nature de leur affection est fraternelle, nee de I1 habitude d'une vie commune, et elle craint que

s'ils se marient, ils ne se rendent malheureux tous les deux. Orphe- line, Emmanuele fut comme adoptee par la mere d'Andre, qui veut qu'elle soit. heureuse, epargnee de toute souffranee. La demande de la mere, done, n'est pas.injuste, puisqu'elle croit encourager son fils

a preferer le bonheur d1 Emmanuele au sien propre. Elle est difficile,

cependant, parce qu'Andre n!imagine de joies que celles partagees avec sa cousine. Ils etudient, apprennent tout ensemble: I'allemand, les Grecs, Shakespeare, Pascal, Bos suet, Vigny, Baudelaire, Flau­ bert sont leurs etudes preferees. Quand ils lisent ensemble a haute voix, Andre peut prevoir les passages qui les feraient frissonner en­ semble. Une fois la famille revient d'une excursion; Andre et Emman­ uele sont en haut de la voiture, enveloppes d'un meme chale. II lit

1'Evangile, puis, ils prient a voix basse pour pouvoir penser a Dieu plus qu'a eux-memes. Gide a toujours cette idee d'un renoncement du corps en faveur d'un amour plus haut que celui de la simple presence.

Pendant cette promenade, ils recitent ensemble des poesies, puis s'endorment, presses 1'un contre 1'autre, les mains jointes. La rentree est 1'occasion d'une scene agreable ou on prend le the qui 84 rechauffe. . . mais tons deux nous gardions dans I'ame le souvenir

3 d'une intimite plus secrete. " II faut dompter la chair. Andre veut garder 1'illusion de 1'ideal a travers le ro mantis me de son adolescence.

II la suit pendant qu'elle s'occupe du menage en1 'appelant

"Marthe" parce qu'elle s'agite pour beaucoup de chose s. C'etait une occupation de Madeleine, mais Gide ne la critique pas ici, car Andre peut toujours partager ses lectures avec Emmanuele pendant qu'elle travaille, et le soir c'est la contemplative "Marie. "

. Elle habite la chambre de Lucie, la soeur ainee d'Andre qui est morte depuis peu. II confond la vivante avec la memoire de la morte, ce qui nous indique deja que dans un sens Andre n'a pas besoin de la personne d'Emmanuele; 1'idee qu'il se fait de son amour 1'exalte.

Ils ont, d'ailleurs, des chambres voisines. IIs se levent souvent pour voir ensemble le lever du soleil. Une nuit d'ete Emmanuele vient dans la chambre d'Andre, et ils subissent une sorte d'extase.

L'un contre 1'autre, si pres qu'un meme frisson nous enveloppe, chanter la nuit de mai avec des mots extraordinaires, puis, quand toute parole s'est tue, rester longtemps, croyant cette nuit infinie, les yeux fixes sur une meme etoile, laissant sur nos joues approchees nos larmes se meler, et se confondre nos ames en un immateriel baiser. ^

Le mot important est immateriel. L'ascetique Andre a vingt-et-un ans a le reve d'une vie monastique. II va dans la rue rencontrer des filles du trottoir pour satisfaire ses desirs, puis il en a horreur et finit par avoir des cauchemars de couples nus. Emmanuele est.calme; elle vent sa volonte dominatrice. Mais

Andre s'en rejouit quand sa raison cede parfois a 1!emotion, comme

apres la mort d'un enfant des voisins. Elle pleure; il en a envie,. mais il essaie de se montrer fort aupres de sa frele faiblesse. Elle est forte seulement dans le sens qu'elle est sure de lui; elle salt qu'il

I'aime. A part 1!incident de 1'enfant, elle pleure seulement de temps en temps quand elle ecoute de la musique, et alors elle fuit, honteuse de son trouble et inquiete de sentir vibrer son ame malgre elle. Une fois qu'il la voit aller sur la terrasse,. il joue du Chopin. Elle en devient si souffrante qu'elle a de la fievre, du delire: "Un rien m'a-

Pendant qu'ils soignent la mere malade, ils sentent une com­ munion d'ames de la plus parfaite. Puis Emmanuele est fiancee a T.

Le mariage a lieu apres le deuil. Gide ne renonga pas a sa cousine; il croyait nefaste le renoncement a 1'amour: la chastete complete dont il revait est impossible, la seule solution etant 1'union de 1'amour pur et ideal avec les exigences de la chair, sous les liens du mariage.

(On voit les debuts de la vraie "Iqcon" de Gide. II semblait dire jusqu'- ici que 1'idee qu'on se fait de 1'amour suffit, mais on n'a qu'a penser a Alissa pour savoir qu'il va nous montrer le contraire. ) Cependant,

Andre ne semble pas trop souffrir de la perte de son amour, puis qu'il en garde son reve: Je reyais des nuits d'aridour dev^t I'orgue; la melodie m'apparaissait, presque palpable fiction, comme une ; Beatrice nuageuse-'comme.une Danie elue, immateriM- lement pure, a la robe trainante aux: reflets de saphir, aux replis profonds azures, .aux lueurs pales, aux formes lentes, musicales. 6

Mai s I1 important pour Gide, c'est que la sages.se veut un mdlange de.

corps et d'ame.

. Dans le Cahier Nqir Andre commence a se rendre compte que son desir de monter vers un but, 1'ideal represente par Emmanuele, ne suffit pas sans Emmanuele elle-meme pres de lui. II faut avoir

1'incarnation vivante de l'ideal avee soi, Ses squveriirs le tourmen- tent - - souvenirs concrets de ses mains sur ses yeux, des plis epais de : sa robe, de son habitude d'appuyer sur sa main sa tete quand elle lisait. II est terriblement seul.

Emmanuele meurt la nuit du 31 juillet; Andre I'apprend trois jours plus tard. , Bien qu'elle so it disparue, il 1'aime toujour s, et il essaie de se convaincre qu'il la possede k cause de sa mort, c'est a dire qu'il possede sa volonte amoureuse, son ame. Elle vit toujours dans sa pensee: puisqu'Andre vit par 1'amour d'Emmanuele, il mourra sans cette conviction. Peu .a peu la conviction lui echappe, II est obsede par la vision de ses mains. Finalement il a un affreux cauche- mar:

Elle m'est apparue, tres belle, vetue d'une robe d'orfroi qui jusqu'a ses pieds to mb ait sans plis comme un.e etole; elle se tenait toute droite, la tete seulement inclinee, avec un mievre sourire. Un singe, en sautillant, s'est 87

approche; il soulevait le manteau en balangant les franges. Et j'avais peur de voir; je voulais de- tourner les yeux, mais, malgre moi, je regardais. Sous la robe, il n'y avait rien; c'etait rioir, noir comme un trou; je sanglotais de desespoir. .

Andre attrape une fievre cerebrale et meurt. Dans son delire il croit voir Emmanuele veiller au chevet de son lit. 88

Mets ta main dans ma main,

que nos doigts s'enlacent.

Ton cou sur mon epaule,

et que nos coeurs se sentent battre,

Laisse peser ton front

et que nos regards se confondent.

Mais n'allons pas jusqu'au baiser,

De peur que I1 amour nous distraie.

Ne parlons pas, , restons ainsi,

que j'entende chanter ton ame

Et que la mienne y reponde

au travers des doigts confondus,

Des coeurs approches, des regards qui s'appellent. . . z 8 Ne parlons pas--silence. Id d O -!2 0 c » c u J L ; ~c I c. V 5 y - • >J I ~0 13 -- 'II ■qj L d l) 1AQgZ.gIWS GLrde tr Qu.i ne. Cc./(c.s EflL L«.5 p/u5 plu.5 hobleS; /u.#< > pa-6* tr><3us LrNDGPEKJ- Libre s D4WC6 t'fifriouR XdecLl /stC5 i Les Le-s Ce.dc n't SPZ/ZXTVLEL 'Ombres J < -

Fig. 1. --L e s Personnages feminins d*Andre Gide.

toCO CONCLUSION

II y a une femme uniquement gidienne, modelee de la vie me me d1 Andre et de Madeleine Gide. Nous avons vu chez ces personnages feminins surtout 1'influence de Madeleine; c 1 est par rapport a elle que

Gide a eu les problemes et les conflits de sa vie. Elle 1'a fourni des idees de ses oeuvres. Done, Men qu'il soit possible; comme j'ai fait, de classifier les femmes d'apres leurs caracteristiqueS predominants et de les mettre du cote Madeleine ou du cote Gide, j 'ai trouve que mon esquisse ne suffit pas sans la consideration des liens etroits qui unis- saient leurs deux ames. II faut voir entre les extremes: les femmes placees grapMquement le long de I'axe de 1'esquisse, qu'elles soient plus pres du point .Madeleine pu du point Gide, s°nt un melange des caracteristiques des deux. En fait, ce couple etrange etait comme les deux cotes d'une meme personnalite: si j'ai eu parfois de la dif- ficulte, dans cette etude, de constater qu'une femme soit nettement

"du cote Madeleine" ou "dy cote Gide, " e'est parce que dans la vie d'Andre Gide il n'y avait de drame que par rapport a Madeleine. Elle le completait, pour ainsi dire. Void done la justesse de Germaine

Breeatraiter Jerome etAlissapresqu'enune meme personne, et voici, a un moindre degre, 1'impossibilite de concevoir une Emmanuele sans

Andre Walter, une Marceline sans Michel, une Eveline sans Robert. 91

Ce qui rend interessante une telle etude, ce quej'ai essaye de faire, c'est de voir comment Gide melange les traits de caractere: onprend le couple comme point de depart, mais on voit ensuite que I'homme a parfois le role de Madeleine et la femme celui de Gide, comme au cas de Robert et Eveline. Les femmes gardent toujours, neanmoins, beaucoup des traits de Madeleine; done, j'ai pu mettre Eveline au cote Madeleine parce que je fais une distinction eritre traits de carac­ tere et role. Eveline a le role que Gide eut dans la vie puis que c'est elle, et non Robert, qui cherche I'independance, qui veut se liberer.

Elle reste essentiellement au cote Madeleine parce qu'elle ne pouvait pas rompre les liens de la tradition et de la societe.

Regardons de pres I'esquisse. II y a essentiellement quatre criteres qui s'y opferent, les cotes negatifs et positifs des deux influen­ ces Gide - Madeleine. Pour les expliquer je commence a gauche, au cote Madeleine. J'ai mis Emmanuele et la seconde Ellis ensemble parce qu'elles symbolisent egalement la vie de1 'ame, la femmeideale.

C'est le cote positif de Madeleine. Alissa et Gertrude sont un peu plus eloignees; bien que nobles et pures, elles renoncent a1 'amour et se suicident. J'ai place Gertrude apres Alissa parce que comme personnage elle a mo ins de force que celle-ci. Le cote negatif de

Madeleine est celui de la tradition, avec tout ce que cela comprend pour Gide de faiblesse, de resignation, et de mesquinerie. Les fem­ mes telles que Rachel et Marceline n'ont presque pas de vie propre; elles sont subordonnees a la scene et n'ont pas d'existence auto no me.

Nous n'avons point de description de leurs sentiments ou point de vue.

Ce sont des "ombres" comme la Bethsabee de Gide: ". „ .car ce que

David desirait, c'etait moins telle femme que I'inconnue apparue pres

de la fontaine, et c'etait me me le petit jardin et I'heure du calme 1 sur les gazons. " La premiere Ellis est si irreelle qu'elle finit par

disparaitre, mais je la rapproche un peu plus au cote Gide parce que

chez elle il y a 1'influence negative ou il se mo que de ses propres '

fautes. Puis.il y a Juliette, Amelie, et Pauline, qui sont resignees,

bien que mecontentes, a leur condition traditionnelle dans la societe

et qui ne font aucun effort pour s'en degager. Je mets Juliette un peu

plus pres de Madeleine parce qu'elle a une certaine noblesse d'ame.

Elle renonce a son amour pour Jerome en faveur de sa soeur Alissa*. x Amelie represente le cote negatif de Madeleine: menagere, recrimi-

nant, unpeu martyre. Et Pauline est un petit personnage sans impor­

tance. Elle est Madeleine surtout dans sa resignation a 1'amour

homosexuel de son fils. Puis il y a les femmes plus pres du cote

positif de Gide. Elles ont du moins quelques-unes de ses qualites

independantes et intellectuelles. Isabelle est unique parce qu'elle a

des caracteristiques d'une bassesse introuvable ni chez Gide ni chez

Madeleine. Non seulement a-t-elle renonce a son.amour, mais elle

1'a fait tuer. C'est sans doute la femme la mieux caracterisee par

cette vue traditionnelle: 93

. . .11 avait toujours la tendance masculine a preter dedaigneusement aux femmes une impuissance congenitale a sol, une myopie trouble de somnambules, cheminant envelop- pees de la fumee chaude de leur reve. ^

Eveline, Marguerite, et Laura sont toutes semblables parce qu'elles

font des efforts pour s'affirmer. Elies commencent a agir mais

finissent par retourner a leur mari et au foyer, Eveline a plutot

1'esprit de Madeleine et Laura celuj de Gide, avec Marguerite quelque

part entre les deux. J'isole Madame Sophroniska et Madame de La

Perouse, car ce sont deux caricatures du cote negatif de Gide sans

rien de chez Madeleine, au contraire de toutes les autres femmes jusqu'ici. Finalement il y a trois femmes qui ont vraiment I'ame de

Gide. Sarah et Genevieve ont le gout de 1 independance et de 1'aventure

qui tue un personnage tel que Marceline. Lady Griffith a une liberte

totale; elle semble independante de tout lien humain et interprete la vie

a sa faqon. NOTES

INTRODUCTION

1. Victor Hugo. Hernani. (Paris: Bordas, 1964. ) p. 103. (e P. Van Tiegham. Romantisme dans la litterature eyropeenne, p. 268.)

2. Jean Larnac. Histoire de la litterature feminine en france. (Paris: Editions Kra, 1929. ) p. 272.

EVELINE

1. Andre Gide. Re cits, romans, soties. Tome II. (Paris: 1948.) p. 207.

2. Ibid. p. 117.

3. Jean Schlumberger. Madeleine et Andr6 Gide. (Paris: NRF. Gallimard, 1956. ) p. 100.

4a Gide, op. cit. p. 120 .

•5. Ibid. p. 117.

6. Ibid. p. 137.

7. Henri Clouard. Histoire de la litterature franqaise du symbolisme a nos jours. (Paris: Editions Albin Michel, 1949.) pp. 50-51.

8. Gide, op. cit.

9. Ibid. p. 144.

10 . Ibid. p. 149.

11. Ibid. p. 177.

12 . Ibid. p. 181.

94 95

13. Ibid. p. 198.

14. Ibid. p. 159,

15. Ibid. p. 163.

16. Ibid. p. 156.

GENEVIEVE

1. Gide, op. cit. p. 241. (e Charlotte Bronte. Jane Eyre, Chap. XII. )

2 . Ibid. •p. 155.

3. Ibid, p. 190.

4. Ibid. p. 155.

5, Ibid. p. 217.

6. Ibid. p. 22 .6.

7, Ibid, p. 202 .

8. Ibid. p. 217.

9. Ibid. . -p. 238.

10 . Ibid,

11. Ibid. p. 251.

12 , Ibid.

13. Ibid. p. 230.

14. Ibid. p. 256.

ISABELLE

1. Gide, o£. cit. Tome I. p. 510. 2.Germaine Bree. Andre Gide, L'Insaisissable Protee, (Paris: "Les Belles Lettres", 1953. ) p. 217.

3. Clouard, op. cit. p. 63

4. Schlumberger, op. cit.

5. Gide, op. cit. p. 496.

6. Ibid. p. 514

7. Ibid. p. 516.

8. Ibid. p. 522.

9. Ibid. p. 529.

10 . Ibid. p. 531.

11. Ibid. p. 540.

12 . Ibid. p. 544.

13. Ibid. p. 543.

14. Ibid. p. 544.

MARCELINE

1. Ibid. p. 393.

2 . Ibid. p. 400.

3. Ibid.

4. Ibid. p. 404.

5. Ibid. p. 410.

6. Ibid. p. 434.

7. Ibid. p. 435.

8. Ibid. p. 450. 97

9. Ibid. p. 467.

10. Schlumberger, op. cit. p. 14.

ALISSA

1. Ibid. p. 152.

2. Ibid. p. 220.

3. Andre Gide. Romans, recits et soties. Oeuvres lyriques. (Paris: BibliothSque de la Pleiade, 1958.) p. 501.

4. Ibid. p. 562

5. Ibid. p. 567.

6. Ibid.

7. Bree, op. cit. p. 198.

8. Gide, op. cit. p. 504.

9. Ibid. p. 510.

10 . S chlumb erger. op. cit.

11. Ibid. p. 172.

12 . Gide, op. cit. p. 519.

13. Schlumberger, 0 £. cit.

14. Ibid. p. 27.

15, Gide, op. cit. p. 559.

16. Schlumberger, 0 £. cit.

17. Gide, op. cit. p. 563.

18. B r 6e, op. cit. p. 204. 98

19. Gide, op. cit. p. 565.

20. Ibid. p. 573,

JULIETTE

1. Andre Gide. Deux Feuillets d'Automne. (Paris: ze. 1949. ) p. 277.

2 . Gide, 0 £,, cit.

3. Ibid. p. 516.

4, Ibid. p. 517.

5. Ibid. p. 519.

6. Ibid.

7. Ibid. p. 582.

8. Ibid. p. 583.

9. Ibid. p. 596.

IDE ET AMELIE

1. Ibid. p. 880.

2 . Ibid.

3. Ibid. p. 881.

4. Ibid. p. 891.

5. Ibid. p. 890.

6. Ibid. p. 898.

7. Ibid. p. 892.

8. Ibid. p. 905. 99

•9. Ibid, p. 908,

10, Ibid, p, 911.

11, Ibid,

12, Ibid, p. 919,

13, Ibid, p, 922,

14, Ibid. p. 926.

LES FEMMES DES FAUX MONNAYEURS

1. Ibid. p. 1165.

2 . Ibid. p. 1019.

3. Ibid. p. 1120 .

4„ Ibid. p. 1231.

5. Ibid, p. 1155.

6. Ibid. p. 1157.

7. Ibid. p. 950.

8. Ibid. p. 1059.

9. Ibid. -

10 . Ibid, p. 1087.

11. Ibid. PP. 986-987.

12 , Ibid. p. 987.

13. Ibid. p. 1094.

14. Ibid. p. 1110.

15. Ibid. p. 981. 100

ELLIS

1. Ibid. p. 42.

2 . Ibid. p. 44. CO

3. Ibid. V

4. Ibid. p. 51.

5. Ibid. p. 54.

6. Ibid. p. 60.

7. Ibid.

8. Ibid. p. 61.

9. Ibid. p. 66.

EMMANUELE

1. Gide, cit. Recits, romans, soties. Tome I. p, 68.

2. Ibid. p. 45.

3. Ibid. p. 22.

4. Ibid. p. 23.

5. Ibid. p. 43.

6. Ibid. p. 28.

7. Ibid. p. 91.

8. Ibid. p. 38.

CONCLUSION

1. Clouard, o j d . c it. p. 54. 2. Remain Rolland. L'Ame Enchantee, (Paris: Editions Albin Michel, 1951.) pp. 4026-4027. BIBLIOGRAPHIE

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