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DuNight-Ferry à :à la recherchede la continuitéterritoriale entreLondres et le continent FromNight Ferry to Eurostar: ln searchof the territorialcontinuity betweenLondon and thecontinent

Etienne AUPHAN Université de Nancy 2 UFR des Sciences Historiques et Géographiques BP 3397 - 54015 - NANCY -

Résumé : La liaison entre Londres et le continent a fait l'objet, depuis le siècle dernier, et surtout depuis 25 ans, d'une recherche toujours plus poussée de formules se rapprochant de la continuité territoriale . Pour le transport des personnes, se sont ainsi notamment succédés la formule des gares maritimes et des -ferries traduisant le triomphe chi couple -bateau, les -ferries, consacrant le règne de l'automobile , les aéroglisseurs exprimant l'exigence de vitesse, et enfin le tunnel ferroviaire qui assure une continuité territoriale presque parfaite, mais paradoxalement au profit du rail, instaurant ainsi de nouveaux rapports intermodaux, aux conséquences sans doute encore mal mesurées sur le fonctionnement de l'espace littoral et w système de transport en ·général. Mots-clés France - Royaume-Uni - Tunnel sous la Manche - Transports intermodaux - Continuité territoriale

Abstract : The aim of linking to the continent has, since the last century and above during the last 25 years , been the object of a search for ever more advanced methods getting ever closer to a land link. For the transport of people, a number of methods have succeeded each other : ferry ports and rail-ferries reflected the triumph of the train-boat partnership, the car-ferries manifested the era of the car, hovercraft expressed the need for speed and, finally, the rail tunnel which assures an almost perfect territorial link. But, paradoxically . this favours rail links, thus instigating new intermodal relations which will doubtless have consequences as yet poor evaluated on the functioning of the littoral zone and transport systems in general. Keywords : France - - Channel rail-tunnel - lntermodal transport - Territorial continuity

La césure intracontinentale que constitue la traversée du détroit du Pas de Calais ou de la mer du Nord entre Londres et le continent a vu se succéder toute une série de formules plurimodales jusqu'à l'ouverture du tunnel sous la Manche qui s'avère la forme la plus achevée de l'intermodalité en vue de se rapprocher toujours davantage de la continuité territoriale. Ce sont les Anglais qui ont très tôt assuré la mise en place de services maritimes réguliers entre l'Angleterre et le continent. Dès le xv • siècle, le port de Douvres est décrété par le roi d'Angleterre Edouard III tête de ligne exclusive à travers le Pas de Calais.

I - L'ÈRE DU MONOPOLE : LE TRIOMPHE DU COUPLE TRAIN-BATEAU L'arrivée des chemins de fer dans les ports ne modifiera pas cette situation, tout au moins au début. C'est en 1851, à l'occasion de l'Exposition internationale de Londres, qu'un service régulier de paquebots est mis en place entre Dieppe et Newhaven par les Chemins de fer britanniques. En 1876, suite à une décision commune de 1863, les Chemins de fer de à Rouen et au Havre et le London Brighton Railway créent des services maritimes franco-britanniques en correspondance avec les trains desservant les deux ports, depuis 1848 pour Dieppe, 1849 pour Newhaven. Toutefois, les navires français n'apparaîtront qu'en 1884. Le trafic, quoique modeste à cette époque, se développe rapidement : 58 500 voyageurs en 1876, 13 520 en 1878, 270 000 en 1900. Au cours de cette période de monopole du chemin de fer, l' intermodalité prendra deux formes différentes : la gare maritime, et le train-ferry. ·

A - La mise en correspondance à la gare maritime En 1882, le South Eastern & Chatham Railway prend en mains la liaison Calais-Douvres grâce à ses paquebots: 1'/nvicta, puis le Victoria, suivi de l'Empress. Ce n'est qu'en 1890 que les chemins de fer

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français entrent en lice sur le détroit sous la forme d'une convention passée entre la Compagnie du Nord et le South Eastern & Chatham Railway mettant en place des services train-bateau entre Boulogne et Calais d'une part, Douvres et Folkestone d'autre part. Ne possédant pas encore de navires, le Nord se fera prêter l'lnvicta et le Victoria par le SE & CR jusqu'à ce qu'il lance ses propres paquebots , le Nord et le Pas-de-Calais en 1898. En 1923, ils furent remplacés par deux autres navires datant de 1905 et 1907, rachetés aux Anglais. D'autres accords seront d'ailleurs signés entre le Nord et le LMS pour un service de nuit avec transbordement à Dunkerque et à Tilbury. Mais progressivement , les compagnies de chemin de fer entreprennent une collaboration de plus en plus étroite dans le domaine maritime. Elle les incite à créer une sorte de continuité de relation par la mise en place de liaisons directes fictives dont la continuité était exprimée par une dénomination et des conditions d'accès communes, ainsi que par un matériel aussi proche que possible de part et d'autre du détroit. C'est ainsi que la "Flèche d'Or" () fut créée le 11 septembre 1926 sous la forme d'un train entièrement Pullman. Sans aucun arrêt entre Paris et Calais, il effectuait la liaison Paris-Londres, en milieu de journée, en quelque sept heures, dont trois bonnes heures pour le trajet continental français . Ce train faisait fonction de train-paquebot (boat train) selon le schéma classique alors en vigueur de l'association train-navire dans les gares maritimes . Mais en raison de la différence de capacité entre les navires et les trains, le bateau effectuant la traversée au titre de la Flèche d'Or nourrissait également d'autres relations ferroviaires internationales de haut niveau. C'est ainsi que deux autres boat trains circulaient en batterie dans des sillons voisins entre Londres et Douvres. De même, à Calais-Maritime, le bateau se prolongeait non seulement dans la Flèche d'Or française à destination de Paris, mais dans un second train vers Paris, non Pullman celui-là, et dans d'autres relations au long cours au moyen de voitures-lits directes : - vers San Remo par et Vintimille (Calais-Méditerranée-Express) - vers Bucarest par Paris et Vienne (Orient-Express) - vers Istanbul par Paris, Venise et Belgrade (Simplon-Orient-Express) - vers Berlin par Bruxelles et Cologne (Calais-Bruxelles-Pullman Express). Jusqu'à la dernière guerre, il y eut même en saison un train Pullman de jour reliant Londres à Vichy. Dans ce dispositif, le noeud principal est constitué par la gare maritime qui met en correspondance directe , quai à quai, le bateau et le train. Celle de Folkestone, dont le port fonctionne depuis 1848, a été mise en service en 1876, dans des conditions topographiques d'ailleurs difficiles, puisque la présence de la falaise impose à l'embranchement ferroviaire une rampe de 33 pour mille. D'autres sont construites à Douvres, à Calais et à Boulogne . En Belgique, c'est dans le port d'Ostende qu'est édifiée une gare maritime monumentale, en bordure même de la ville, contrairement à celle de Calais. Elle était destinée à assurer la correspondance fer­ mer avec les trains desservant l'Allemagne et les pays rhénans. C'est ainsi que I' Ostende-Cologne­ Pullman-Express a été mis en service en 1929 et fonctionna jusqu'à la guerre . Il assurait la liaison Londres-Cologne en quelque dix heures . Aux Pays-Bas, c'est dans l'avant-port de Rotterdam, à la tête de l'embouchure du bras principal du Rhin que fut aménagé un véritable terminal maritimo-ferroviaire, à Hoek van Holland , à 28 km de Rotterdam . Tête de ligne maritime à destination d'Harwich, ce terminal a été de tous temps alimenté par des trains au long cours à destination et en provenance de l'Europe septentrionale et orientale. Plus récemment, Hoek van Holland est devenue une plage périurbaine très fréquentée, ainsi qu'une zone résidentielle, ce qui a motivé un véritable service de banlieue en plus de ce service international. En 1931 et 1933, le Chemin de fer du Nord lança deux navires tout à fait modernes pour l'époque, le Côte d'Azur et le Côte d'Argent construits aux Forges et Chantiers de la Méditerranée au Havre. Ils assurèrent des traversées conjointement avec le Maid of Kent et avec le Canterbury. De ce moment date donc véritablement l'exploitation en commun des services maritimes du détroit par les chemins de fer français et britanniques . Toutefois, la grande crise économique de 1929 finira par se traduire dans la fréquentation de ces trains réservés à une clientèle fortunée ; le caractère de train de luxe s'amenuisa et des regroupements de rames "hauts de gamme" furent opérés.

B - La continuité territoriale : le train-ferry A la suite des opérations militaires de transbordement qui eurent lieu de part et d'autre de la Manche lors de la Grande Guerre, un service de ferry-boat pour les marchandises fut mis en place dès 1923

Cahiers Nantais n° 47-48 185 entre Harwich et Zeebrugge. La traversée, longue de 135 km, durait environ 6 h 30. Mais pour les voyageurs, s'il est vrai que c'est en général dès le début du siècle que furent mis en service des navires transbordeurs pour assurer des relations directes par wagons-lits au-dessus des bras de mer de l'Europe, il n'en fut pas de même sur le Pas de Calais en raison de la spécificité technique du réseau ferré britannique. Ce n'est qu'en 1932 que la Compagnie Internationale des Wagons-Lits fut chargée de construire un matériel spécial de wagons-lits apte à circuler sur les réseaux britannique et français, différents par leur gabarit. Mis en service le 11 octobre 1936, ce train, le Night-Ferry, transitait par Dunkerque et Douvres qui furent équipés d'installations permettant de charger le train lui-même sur le navire. Le Night-ferry circula donc sur la ligne Paris-Dunkerque (via Arras et Hazebrouck), tandis que le parcours britannique s'effectuait par Canterbury et aboutissait à la gare londonienne de Victoria. Le jour, les navires assuraient le transbordement des marchandises par wagons. Il est remarquable d'observer que, dès cette époque, les chemins de fer britanniques mettent au point un système de transport d'automobiles, véhicules encore peu répandus, sauf dans les couches les plus fortunées de la société. Sur la liaison Dieppe-Newhaven en effet, les voitures étaient transportées en étant chargées sur un cargo, tandis que les passagers prenait le paquebot dans un horaire proche . Jusqu'à la dernière guerre, les relations entre Londres et le continent relevaient exclusivement du chemin de fer qui se trouvait donc en situation de monopole modal, mais chaque compagnie était concurrente des autres. Les nationalisations qui interviendront plus ou moins tard ne modifieront que partiellement cet état de choses, puisqu'en raison du partage du trafic entre trois États voisins (France, Belgique et Pays-Bas), ce sont les compagnies nationales qui se feront désormais concurrence, mais cette fois pour le seul trafic de transit à grande distance puisqu'ils sont en situation de monopole sur leur propre territoire. A la nationalisation des chemins de fer français, en 1937, la SNCF reprendra à son compte l'ensemble des accords régissant les liaisons Paris-Londres. Mais toutes les liaisons transmanches seront interrompues en 1939.

II - LES MUTATIONS DE L'APRÈS-GUERRE: LA FIN DU MONOPOLE A - La primauté du rail et l'émergence des concurrents Dès la fin de la guerre, la gare maritime de Calais est reconstruite de manière provisoire, et le service Calais-Douvres peut reprendre en avril 1946. Dans l'ensemble, les liaisons s'opèrent sur une base proche de la structure d'avant-guerre. Mais, afin d'acquérir une meilleure efficacité, les chemins de fer britanniques et français décident de fusionner leurs activités transmanches : à partir de 1953, les lignes maritimes entre les six ports concernés (Douvres, Folkestone et Newhaven en Angleterre, Calais, Boulogne et Dieppe en France) sont désormais exploitées en pool. La relation principale demeure la Flèche d'Or dont la circulation, interrompue en 1939, reprend en 1946. Les gares maritimes proprement dites ne seront définitivement reconstruites que beaucoup plus tard : celle de Calais, essentielle dans le dispositif des liaisons internationales au long cours, est reconstruite en 1959. La traversée s'effectue au moyen de deux aller-retours quotidiens . Le premier s'effectue avec Douvres qui assure la relation de la Flèche d'Or qui s'est entre-temps élargie à la seconde classe, et dont les Pullman ne constituent plus qu'une petite partie du train, lui-même prolongé par le ­ Express et le Simplon-Orient-Express à Paris, ainsi que par l' ltalia-Express à Calais. L'autre, en provenance de Folkestone assure les relations de nuit vers la Côte d'Azur (par ) et les Etats alpins par le Calais-Bâle. Mais à la suite de la suppression des trains de luxe au long cours, les relations avec l'Europe Orientale sont concentrées à partir de Paris, et non plus au départ de Calais­ Maritime . C'est pourquoi, à partir de 1960, le terminus parisien des voitures internationales du train est reporté de la à celle de , moyennant un transit d'une demi-heure par la Petite Ceinture de Paris, de manière à préserver un semblant de continuité.

De son côté, le Night-Ferry, interrompu en 1939, est remis en service en 1947. Une voiture-lits directe Bruxelles-Londres lui est adjointe en 1957, qu'il achemine entre Dunkerque et Londres. Cette liaison justifiera, à partir des années 1960, le détournement par Lille du train de retour, selon un itinéraire d'ailleurs voisin de celui du TGV actuel.

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Après la guerre, le trafic du détroit de nature surtout tounsttque croit très rapidement. On perçoit notamment un marché de flux entre l'Angleterre et les stations de villégiature suisses, justifiant, en 1956, la mise en marche d'un train diurne saisonnier d'été entre Boulogne et Bâle. Mais un nouveau venu dans les traversées maritimes est apparu : le car-ferry , nouvelle forme d'intermodalité. Dès la fin de la guerre en effet, on se rend compte que les touristes tendent à se déplacer principalement en automobile. Le transport de celle-ci doit donc accompagner celui des voyageurs. C'est pourquoi, dès cette époque, des petites compagnies aériennes britanniques (Silver City Airways et Air Charter), pressentant le rôle de la voiture individuelle, s'étaient lancées dans le transport des automobiles accompagnées entre les aéroports légers de Ferryfield en Angleterr~. et du Touquet en France. Dès 1947, les Chemins de fer britanniques avaient mis en service sur le détroit un navire spécialisé pour ce type de trafic, le Dinard, résultant de la transformation d'un paquebot. Ils en acquièrent un second en 1965, le Dover, apte au transport de 850 passagers et 205 voitures. A la SNCF, le premier car-ferry, le Compiègne, sorti des Chantiers de Normandie au Grand-Quevilly, a été mis en service en 1958. Il transportait alors 164 voitures. Ces car-ferries, spécialement adaptés au trafic touristique vont très rapidement prendre une place prépondérante dans les échanges entre l'Angleterre et le continent. Il convient d'observer toutefois que ces navires, tout comme les paquebots, sont propriété des Chemins de fer français et britanniques, ou de leurs filiales. Ils contrôlent donc encore l'ensemble des services maritimes sur le détroit, ce qui les place en situation de quasi monopole, non plus modal, mais d'exploitation. Toutefois, le flux des continentaux qui se rendent en Grande-Bretagne est inférieur au sixième du flux des Britanniques débarquant sur le continent. La traversée transmanche à des fins touristiques est donc, à cette époque, conçue pour les Anglais . C'est pourquoi, au milieu des années 1950, la SNCF tente de conserver la clientèle des automobilistes britanniques se rendant vers le Midi méditerranéen en prolongeant sur le territoire français le principe du transbordement de l'automobile par la création du premier train-auto-couchettes (TAC) . Réservé aux voyageurs britanniques se déplaçant avec leur voiture, ce train de nuit relia Boulogne à Lyon à partir de 1957 en onze heures. L'année précédente, les Allemands s'étaient inspirés du même principe pour mettre en oeuvre leur propre service de TAC entre Ostende et la Bavière (), et en 1958, un TAC international Ostende-Milan via Luxembourg, Bâle et le Saint-Gothard, est mis en marche. C'est pour répondre à cette nouvelle demande que le pool franco-britannique accentue le caractère touristique de la liaison Dieppe-Newhaven. En 1964, les chemins de fer britanniques transforment en car-ferry, pour la ligne de Dieppe, un de leurs paquebots, le Falaise, pour le rendre capable de transporter 700 passagers et 100 voitures. Ce premier car-ferry est suivi de deux autres en 1965 sur la même ligne : le Villandry et le Valençay issus des chantiers navals de Nantes-Chantenay et Saint­ Nazaire, qui offrent l'un et l'autre une capacité de quelque 1200 passagers et 150 voitures. A cette date, ce sont donc huit car-ferries qui font les navettes transmanches sur les lignes exploitées par les Chemins de fer. Au début des années 1960, le trafic TAC prend un grand développement : les relations se multiplient, au départ des ports assurant les relations avec la Grande-Bretagne, tout comme ceux qui assurent un trafic intérieur ou international sur le continent. En 1962, la SNCF crée ainsi un TAC entre Etaples et le Midi (Avignon et Narbonne), directement branché d'ailleurs sur le service Air Transport auquel elle est associée. Un troisième TAC relie Calais à Berne (Lyss). Au total, en 1962, ce sont ainsi 19 200 voitures et 56 100 voyageurs britanniques qui ont utilisé ces services. En 1965, la relation Boulogne­ Lyon est remplacée par une autre à destination de Saint-Raphaël. Dans la seconde moitié des années 1960, ces services s'étofferont encore, et de nouvelles relations seront établies au départ de Boulogne, mais aussi de Dieppe, vers Port-Bou et Biarritz. La ligne de Dieppe est en effet particulièrement dévolue au trafic touristique : le chargement de ces navires, dont certains ne fonctionnent qu'en saison, est en partie destiné aux nouveaux trains-auto­ couchettes qui sont créés à destination du Midi, mais dont d'autres circulent également de l'autre côté de la Manche entre Newhaven d'une part, Glasgow et Newcastle d'autre part. Par ailleurs, les premiers autocars de tourisme apparaissent au cours de cette même période. Au total, au milieu des années 1960, les neuf car-ferries des chemins de fer britanniques et français offrent une capacité globale de 1 430 voitures sur les traversées maritimes qu' ils exploitent. C'est donc un véritable système plurimodal de transport à finalité touristique bien ciblée qui se met en place . En 1965, la flotte franco-britannique du pool des Chemins de fer (hors cargos) se présente sous la forme de 18 navires, dont 12 appartenant aux British Railways et 6 à la SNCF. Sa composition (5 paquebots, 4 train-ferries et 9 car-ferries) indique une mutation profonde inachevée à l'époque.

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Les paquebots sont en sursis : quatre d'entre eux viennent d'être retirés de la ligne de Dieppe, et le cinquième le sera en 1967 ; ceux de Calais se maintiendront encore quelque temps (jusqu'en 1971) en raison de la correspondance avec les trains-paquebots au long cours . Mais les car-ferries constituent déjà la catégorie la plus nombreuse. En outre, devant la croissance du trafic, les navires de l'armement naval se font toujours plus gros : le Compiègne, mis en service en 1958, peut transporter 1 000 passagers et 180 voitures.

B - Une concurrence acharnée Face à cette évolution qui se traduit par une concurrence intermodale, mais interne aux compagnies de chemins de fer, la SNCF et les British Railways ont pris conscience que l'ère du monopole modal est révolue . A la fin de la guerre , une partie du trafic va se transférer vers l'aviation civile qui prend un essor fulgurant sur les liaisons internationales, en premier lieu Paris-Londres.

Bateau Avion Route/aéroglis. Route/air Fer/air Fer/aéroglis.

1949 816 000 187 000 1953 667 000 411 000 1955 753 000 432 000 1960 770 000 787 000 1975 1 331 000 1 865 000 49000 102 000 78000 167 000

Évolution de la répartition modale du trafic Paris-Londres

La part de l' avion était donc de 27 % en 1950, mais cinq ans plus tard, elle s'élevait à 36,5 %. Et c'est en 1960, l'année qui, à bien des égards, marque la fin de l'après-guerre, que l'avion a transporté plus de voyageurs que le train sur le plus grand flux international de l'Europe. La concurrence intermodale air-sol commence donc à se faire jour . C'est pourquoi, en mars 1968, une réforme de la tarification ferroviaire proposant des prix spéciaux plus compétitifs s'est traduite par un accroissement du trafic de 35 % en moyenne sur la liaison Paris-Londres par le Night-Ferry, et de 50 % sur Bruxelles-Londres. Dans les années 1970, ce trafic s'accroîtra fortement et changera quelque peu de nature : de nouveaux tarifs particulièrement attractifs, notamment à l'égard des jeunes, permettront au Night-Ferry d'offrir entre Paris et Londres les conditions les plus économiques de tous les modes de transport . Toutefois, la concurrence aérienne se fait doublement menaçante : non seulement sous la forme des vols Paris-Londres, mais également sous celle des formules mixtes air-route . Dès 1955 en effet, une compagnie aérienne britannique, Skyways, avait proposé à prix réduit une formule mixte route-air Paris-Londres au moyen d'un vol entre les aéroports de Beauvais (Oise) et de Lympne (au voisinage de Hythe dans le Kent), encadré par deux trajets effectués en autocar de 80 km en France, 100 km en Angleterre. La liaison était effectuée en 6 h 45 au lieu 8 h 30 par le service Dieppe-Newhaven qu'elle concurrençait directement.

Le transport aérien proprement dit, encore très cher, ne touche que la clientèle d'affaires, utilisant les formules "haut de gamme" ferroviaires : la première classe et les trains Pullman le jour, les wagons-lits la nuit. En revanche, les formules mixtes, qui permettent des prix très réduits par rapport à ceux de l'avion tout en assurant une certaine rapidité, ont pour effet de menacer directement les autres clientèles du chemin de fer.

C'est pourquoi, face à cette nouvelle concurrence, la SNCF tente de réduire notablement la durée du trajet Paris-Londres en raccourcissant celui de la traversée, tout simplement en recourant à l'avion entre les aéroports du Touquet et de Gatwick . En 1956, elle s'associe donc avec et la compagnie française Air Transport pour mettre sur pied en été des liaisons mixtes fer-air-fer (le service Flèche d'Argent) par les aéroports du Touquet et de Ferryfield. Mais ces aérodromes ne sont pas directement desservis par la voie ferrée, même s'ils s'en trouvent voisins. La jonction entre le train et l'avion est donc assurée par autocar spécial, introduisant une double rupture de charge supplémentaire . Très rapidement toutefois, les aménagements effectués à l'aéroport de Gatwick ont permis d'y transférer ce service en correspondance directe cette fois avec les trains de la ligne de Brighton . Néanmoins, si l'artère britannique est une ligne de banlieue desservie à très haute

Cahiers Nantais n° 47-48 188 fréquence, il n'en est pas de même en France où la voie ferrée française est une grande ligne classique de province, desservie par quelques trains par jour. C'est pourquoi, alors que du côté français le transport s'opère par un autorail spécial, du côté britannique ce sont les trains du service normal qui sont utilisés . A l'origine, la relation s'effectue en quelque six heures. Mais, à la suite de difficultés, le service est suspendu en 1961. Il reprend en 1963 sur de nouvelles bases, qui en font un service permanent. Au Touquet, un embranchement particulier, long de 1200 m, a été construit à l'intérieur des emprises aéroportuaires afin de permettre aux autorails de déposer leurs passagers dans une aérogare légère spécialement construite à cet effet au voisinage de l'aire de stationnement de l'avion . Des deux côtés de la Manche, le transbordement est donc direct entre l'avion et le train, ce dernier effectuant les parcours initiaux et terminaux : 40 minutes pour 82 km vers Londres, 2 h 10 pour 226 km vers Paris. Dans ces conditions, la durée totale du trajet pouvait être ramenée à 4 h 15, soit une durée très inférieure à tout ce que les moyens de transport au sol étaient alors à même d'offrir, et de peu supérieure à celle du trajet aérien de centre à centre. D'une fréquence variant avec la saison, la Flèche d'Argent, qui présentait une large gamme de prix visait ainsi tous les types de clientèle. Ce service sera de nouveau amélioré en 1972, date à laquelle l'embranchement aéroportuaire du Touquet est encore prolongé de 1300 m, jusqu'au bâtiment principal de l'aérogare. En outre, un nouveau matériel SNCF, plus rapide et plus confortable, est mis en service sur le parcours français, de sorte que la durée totale de la liaison est désormais inférieure à 4 heures ! Dans les années 1970, le marché du chemin de fer en trafic international se modifie profondément. La Flèche d'Or, qui avait déjà perdu son caractère de luxe, prend officiellement fin le 30 septembre 1972. Désormais, les relations diurnes Paris-Londres fer-mer ne méritent plus un traitement particulier. Mais la position du rail, quoique très minoritaire, est encore solide, car toutes les innovations réalisées dans une période de forte croissance ont pour effet de gonfler le trafic franco­ britannique par voie ferrée : il s'accroît globalement de 50 % entre 1974 et 1975. Mais il s'agit en réalité d'un redéploiement vers des services de voisinage entre capitales, et non plus principalement de trains au long cours comme c'était le cas dans la période précédente. Néanmoins, la trame de ceux-ci demeure encore presque intacte, du moins à partir des ports du Bénélux , mais le trafic ne suit plus . A la fin des années 1970, alors que le transport aérien européen occupe déjà une position très largement minoritaire, les trains au long cours au départ des gares maritimes de Dieppe, Calais, Dunkerque, Ostende et Hoek van Holland (Fig. 1) desservent encore une grande partie de l'Europe, depuis la Scandinavie (Copenhague) jusqu'à la Côte d'Azur en passant par les États alpins et l'Italie, sans oublier Varsovie et Moscou. On observe la prédominance de la Suisse et dans une moindre mesure de l'Autriche, dont les stations sont particulièrement prisées des touristes britanniques, hiver comme été. L'analyse de la répartition quotidienne des 25 services circulant en service de base via ces cinq ports (celui de Boulogne ne fonctionne qu'en car-ferry en dehors de l'été), montre une inégale répartition dans l'espace : 11 pour Ostende, 7 pour Hoek van Holland, 5 pour Calais et un seul pour Dieppe et Dunkerque . Mais la moitié d'entre eux (12) sont devenus des services à courte distance entre Londres et les capitales ou métropoles des États riverains de la mer du Nord (Paris, Bruxelles, Cologne et Amsterdam) . Les 13 autres se partagent entre les ports belges et néerlandais (5 chacun) contre 3 seulement pour Calais (Fig. 2). A Hoek van Holland, les services se "calent" sur les deux paquebots quotidiens avec lesquels la correspondance s'opère autour de 7 heures et de 19 heures vers l'Europe du nord, la Suisse et l'Autriche, tant le matin que le soir, ce qui permet de desservir de jour par les uns la zone du parcours desservie de nuit par les autres . A Ostende, ce sont trois traversées qui se prolongent, l'une en fin de matinée vers Munich, l'autre en fin d'après-midi vers l'Europe du nord et Vienne, la troisième en soirée vers l'Allemagne du nord, la Suisse et la Yougoslavie . A Calais enfin, une correspondance d'après-midi donne accès à l'Italie (Milan, Rome, Gênes via la Suisse, cependant que la correspondance de soirée se prolonge , d'une part vers la Côte d'Azur, d'autre part vers l'Italie nord­ orientale (Milan, Venise) via Paris et le Simplon .

C - Le déclin du rail A partir des années 1970, le chemin de fer voit sa part de marché décroître très rapidement, principalement sous l'effet de la diversification de l'offre qui se démultiplie sous la forme de nouveaux venus dans le transport "transmanche". A la fin des années 1960, un nouveau moyen de

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Fig. 1 : Desserte ferroviaire des gares maritimes en correspondance · avec les services maritimes de l'Angleterre (novembre 1978)

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trains en correspondance à la liaison : --- llarwich- Uuekvan Btlland - Ooverou folkB&loM· Ollonde - Dover• Dwdœrq111 1. AUPIIANW96 ·""'""'"""'' Duverou Folke&loM• Calai& ou laulasne --- Nuwhaven• Dieppe So11n:11: Caell. inlllm1ll1n1I li1111ll~III

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1 Hoek van Holland1

Service maritime Harwich - Hoek van Holland de nuit Service maritime Harwich - Hoek van Holland de jour 7 16 7 30 7 33 7 50 19 30 19 33 19 36 Rotterdam Rotterdam Rotterdam Rotterdam Rotterdam I 1 Rotterdam Ulrecht Ulrecht Amsterdam Eindhoven indhoven Rotterdam MOnchengladbach=-, st rda Utrecht Arnhem Hengelo Onchenqladbach Am e m KOln Hengelo DuisburR Osnabrück -, KOln Osnabrück Düsseldorf Bremen Bonn Krefeld Bonn I Koblenz Essen Bremen KOln f'uttila rden Hannover Koblenz Mainz HamburQ Bonn Hamburg Magdeburg Dortmund Mainz Hannover Darmstadt Putt11arden Magdeburg Koblenz LObeck Berlin Darmstadt Stuttgart Lübeck Berlin Mainz Rodby Stutti;art Ulm Rodby Warszawa Mannheim Kobenhavn Ulm---- .. München Karlsruhe München 1 Kobenhavn Minsk Salzburg Salzburg Moskva Base! I lnnsbrück Bern lnnsbrück }~~~t~ück Lausanne Luzem Genève Mllano

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1Calais-Maritime 1

service maritime de milieu de journée service maritime de fin d'après-midi 14 33 15 37 4 19 30 20 00 Amiens I'-=:- Lille Amiens Lille IParis-Nord I p~~j;~Nord Charleville-M Paris-Nord Charleville-M Metz Paris - Lyon Metz Strasbourg ~ Strasbourg Basel Marseille 1 .,. __ ,. Base! I Luzern Vallorbe Luzern Chiasso Lausanne Bern Chiasso Zurich --t Milano Brig Interlaken Mllano lnnsbrück 1 Bologna Milano Chur Firenze 7 Venezla Roma Genova Fig. 2 Répartition horaire des liaisons ferroviaires au départ d'Hoek van Bolland, Ostende et Calais (novembre 1978)

Cahiers Nantais n° 47-48 191 transport maritime apparaît : l'aéroglisseur . Si sa capacité unitaire ne peut se comparer à celle des ferries, en revanche il a pour lui sa rapidité : à 110 km/h, la traversée ne dure que 35 minutes. Un terminal spécialisé, dénommé hoverport est construit à Douvres et à Boulogne, reliés naturellement au réseau routier, mais le second a également justifié la construction d'un embranchement particulier de la voie ferrée, traduisant ainsi la volonté des Chemins de fer de ne pas demeurer étrangers au nouveau système. La liaison est exploitée par Seaspeed, filiale commune des Chemins de fer britanniques et français. Une première liaison fer-aéroglisseur est mise en service à l'été 1968. Mais avec cette innovation technique, c'est une véritable concurrence qui s'installe sur un marché qui était, jusqu'alors, chasse gardée des chemins de fer. Deux appareils identiques pouvant emporter chacun 250 passagers et 30 voitures sont en effet mis en service, l'un sous l'enseigne Seaspeed au départ de Douvres vers Boulogne , mais l'autre sous celle d'Hoverlloyd, filiale britannique d'une société suédoise, au départ de Ramsgate vers Calais. Dès 1970, Seaspeed met en service un second appareil entre Douvres et Calais, cependant qu'un troisième s'ajoute en 1972. Mais à partir de 1977, Hoverlloyd dispose sur Calais-Ramsgate de quatre unités. En réaction, Seaspeed "jumboïse" ses appareils en portant leur capacité à 400 passagers et 55 voitures ; en outre, un quatrième appareil, de capacité similaire est mis en service sur Boulogne-Douvres. Parallèlement , les hoverports et les aires d'atterrissage des aéroglisseurs ont dus être agrandis. Si le démarrage commercial est lent (le million de passagers est atteint en quatre ans) la croissance connaîtra un nouveau rythme à la fin des années 1970. L'hoverport de Calais assure alors l'essentiel du trafic : 1,225 million de passagers et 205 000 véhicules en 1976, dont les trois quarts sont assurés par Hoverlloyd . En 1977, les aéroglisseurs transportent 30 % des flux maritimes sur le détroit. Mais très vite, le trafic ferroviaire des hydroglisseurs, qui acceptent en même temps les véhicules routiers (automobiles et même les poids lourds) deviendra tout à fait marginal au profit du trafic de passagers accompagnés de leur véhicule. Conscients de l'avenir incertain de l'acheminement par train-ferry , les chemins de fer britanniques remplacent en 1969 l'un de leurs plus vieux ferry-boats par un navire fonctionnant comme train­ ferry en hiver et car-ferry en été : le Vortigern . Cette bivalence prend acte des mutations opérées dans la nature du trafic transmanche. La SNCF fera de même en 1974 avec le Chartres qui est le premier navire capable d'effectuer , en traversée conventionnelle, tous les types de trafics transmanches : passagers en correspondance avec les trains, car-ferries, ro-ro, train-ferry voyageurs et marchandises. Le navire n'est donc plus affecté à une ligne déterminée, mais à un groupe de lignes, en l'occurence toutes celles du détroit. Cette omnivalence traduit bien l'incertitude de l'avenir devant une diversification de la demande et une intensification de la concurrence, mais sur lequel plane également la perspective de la réalisation du tunnel sous la Manche .

D'une façon générale, chacun des opérateurs se restructure et s'efforce de sortir de son propre secteur traditionnel pour concurrencer ses voisins. Sur l'ensemble des relations maritimes entre l'Angleterre, le Bénélux et la France, la concurrence s'accentue donc à l'intérieur de ce qui était encore très largement une succession de domaines réservés. En Manche occidentale, opèrent les compagnies Thoresen , Normandy Ferries (née en 1967) et Brittany Ferries (fondée en 1972), cependant que, très anciennement, Townsend (associée à Thoresen depuis l'après-guerre) fait discrètement concurrence aux filiales ferroviaires sur le détroit et vers la Belgique. Il n'est pas jusqu'à la compagnie finlandaise Sally Line qui ne s'introduise sur le détroit par la création, en 1973, d'une ligne de car-ferry Dunkerque-Ramsgate (port dont elle est propriétaire) qui dure encore ... C'est pour répondre à cette situation qu'en 1969 le pool ferroviaire franco-britannique qui exploite les services maritimes s'élargit à la Belgique (Régie belge des transports maritimes) et aux Pays-Bas (C" maritime Zeeland) sous l'enseigne commerciale Sealink en intégrant également l'ensemble des services maritimes des Iles britanniques exploités sous la responsabilité des British Railways. Face au développement du trafic transmanche, mais principalement sous la forme touristique, les British railways se séparent de leurs derniers paquebots et les remplacent par quatre car-ferries d'une capacité unitaire de 1200 passagers et 210 voitures. Le premier, le Sen/ac prend la place du Falaise sur Dieppe-Newhaven où une nouvelle gare maritime, plus adaptée au trafic de car-ferry, est construite en 1973. Mais à partir de 1975, Normandy Ferries prend place sur Boulogne-Douvres et Townsend Thoresen sur Calais-Douvres. · D'autre part, à la suite du report de la construction du tunnel sous la Manche résultant du refus du gouvernement britannique, et face à l'explosion du trafic international routier de marchandises,

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notamment avec l'Angleterre, les car-ferries des années 1960, conçus pour le trafic tounst1que apparaissent de moins en moins adaptés . Sealink décide de les remanier pour pouvoir y recevoir davantage de poids lourds semi-remorques . Tel est le cas du Villandry, du Valença y et du Chantilly . En 1977, un nouveau car-ferry, le Prins Albert, est mis en service sur la ligne d'Ostende . Sur le rail proprement dit, par contre, c'est le grand reflux, particulièrement en France sous l'effet, notamment du développement du réseau autoroutier . Si les liaisons entre Paris et les ports du détroit se maintiennent tant bien que mal, il n'en est pas de même de l'axe Calais-Bâle qui perd son caractère international transmanche pour devenir un axe intérieur, essentiellement régional. Hors de la saison d'été, le Night-Ferry se vide. De surcroît le problème du vieillissement du matériel roulant se fait de plus en plus crucial. En attendant le tunnel sous la Manche, la liaison directe par wagons-lits entre Londres et les capitales française et belge prend fin le 31 octobre 1980 après 43 années de fonctionnement. L'activité des train-ferries n'en est pas terminée pour autant, car le trafic de marchandises se maintient honorablement au profit de Dunkerque-Douvres , deux ports dont les installations ont dû être agrandies et rénovées pour conserver l'exclu sivité de ce trafic à partir de 1986. La Flèche d 'Argent elle-même est maintenue en sursis à partir de 1980 à la suite d'un important déficit d'exploitation, et la dénomination Flèche d'Or est supprimée de la principale relation de jour par gare maritime classique, témoignant ainsi de la fin d'une époque . De leur côté, les TAC n'échappent pas à la décadence. Enfin, sur le détroit, les principale s gares maritimes voient leur fonction traditionnelle prendre fin : en 1980, celle de Calais est remplacée par un nouveau terminal car-ferry placé à la descente du navire et à partir de laquelle une navette d'autobus conduit les voyageurs non motorisés à la gare de Calais-ville, système d'ailleurs déjà en service à Douvres. De son côté, le terminal de Hoek van Holland voit son rôle se réduire pour les liaisons à grande distance au profit du renforcement des liaisons intercapitales. En revanche, les services de car-ferries connaissent un succès croissant : un nouveau terminal est construit à Folkestone, et deux nouveaux navires entrent en service au début des années 1970 (le Hengist et le Horsa, l'un et l'autre sortant des chantiers de Brest). D'une capacité de 1400 passagers et 210 voitures, ils sont les plus gros car-ferries en service sur le Détroit. Mais en 1974, un nouveau car-ferry de la Sealink, le St-Edmund, capable d'emporter 1400 passagers et 300 voitures est mis en service sur la liaison Harwich-Hoek van Holland

Néanmoins, à la fin des années 1970, de nouveaux concurrents se font jour . Mais, sorte de TGV des mers, ils se caractérisent par leur grande vitesse et ne concernent donc que les passagers. Leur capacité modeste est compensée par l'augmentation des rotations. Un jetfoil, sorte d'engin intermédiaire entre le bateau et l'avion, qualifié d'"hydroptère" en français et fabriqué par Boeing , apparait ainsi en 1977 sur la liaison Ostende-Londres sous la marque de Peninsular & Oriental. Elle ne durera que deux saisons, mais deux ans plus tard, la compagnie Seajet, créée à l'occasion, assure une liaison Dieppe­ Brighton sur laquelle la traversée s'effectue à la vitesse de quelque 80 km/h en 1 h 40 au lieu de 4 heures. En 1981, le service d'Ostende reprend sous les couleurs de Sealink, mais vers Douvres, la liaison étant effectuée en 1 h 40.

III - LA REMISE EN CAUSE, PAR LE TUNNEL, DES SITUATIONS ACQUISES Dès lors, c'est la course des armements vers la multiplication des navires pour s'assurer, par la plus grande capacité, la première place sur le marché transmanche. La flotte est développée, et les navires renouvelés d'une manière toujours plus adaptée aux tendances du marché : le Saint-Anselm, nouvelle unité Sealink, spécialement conçu pour le trafic ro-ro, apparaît sur Calais- Douvres en 1980. En 1981, ce sont le Saint-Christopher et le Côte d'A zur qui prennent la relève du Compiègne et du Saint­ Germain, tandis que le Champs-Elysées, dernier car-ferry/ro-ro transmanche du pool Sealink, vient s'ajouter en 1984. Sur Dieppe-Newhaven même, ligne la plus vulnérable, le Versailles remplace en 1987 le Chantilly et le Sen/ac, non sans avoir nécessité d'importants travaux portuaires en raison de sa taille (1700 passagers et 400 voitures ou 50 semi-remorques). Et en 1988, le nouveau train-ferry Nord-Pas de Calais, qui détrône le Saint-Eloi sur Dunkerque-Douvres est le dernier navire construit pour l'armement naval de la SNCF. C'est dans ces conditions qu'un rapprochement est entrepris entre les deux opérateurs d'aéroglisseurs Seaspeed et Hoverlloyd. Il aboutit en 1981 à la fusion des deux entreprises sous le nom

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d' Hoverspeed, après que la première se fût retirée de Sealink. Cette restructuration s'est traduite par la fermeture de la ligne Calais-Ramsgate, de telle sorte que les aéroglisseurs ont été concentrés sur la traversée entre Douvres d'une part, Calais et Boulogne d'autre part. En 1990, les aéroglisseurs de la ligne de Boulogne seront remplacés par des catamarans géants, les "seacats". A cette même époque, le vent de libéralisation qui souffle en Grande-Bretagne, dans le sens d'ailleurs de la Commission européenne, a pour effet de retirer l'armement naval des Chemins de fer britanniques (Sealink UK) du pool Sealink qui rejoint un concurrent privé British Ferries (1984 ). Et en 1985, le pool lui-même se retire de l'exploitation de la ligne Dieppe-Newhaven, la laissant intégralement à la charge de la SNCF, au moment précis où une concurrence exacerbée s'exerce dans ce secteur, notamment de la part de Townsend-Thoresen. Face à la perspective de l'ouverture du tunnel sous la Manche, les restructurations se poursuivent. En 1986, la Régie belge des transports maritimes quitte Sealink pour Townsend-Thoresen. Hoverspeed passe sous le contrôle de British Ferries, cependant que Townsend-Thoresen est rachété par P & 0 (devenue P & 0 European Ferries) à la fin de 1986, après le naufrage du Herald of Free Entreprise dans le port de Zeebrugge . Au milieu de cette concurrence, et sur l'ensemble des relations transmanche au départ des ports français, la part de Sealink n'est plus que de l'ordre du tiers en 1987. Cependant, tout à fait à la fin des années 1980, la situation commerciale des transporteurs sur le Channel se dégrade fortement, l'offre tendant à devenir trop largement supérieure à la demande, au moment même où, sur l'ensemble des ports français, et tous opérateurs réunis, le trafic a baissé de 2,5 % en 1988. Sa répartition entre la France et la Belgique, de Roscoff à Zeebrugge, traduit l'écrasante primauté de la France depuis la fin de la prédominance du chemin de fer : 16 millions de passagers pour la France, 3,2 pour la Belgique ! Par rapport à la formule de la gare maritime, les formules concurrentes, en premier lieu le car-ferry a permis de diffuser les flux sur une multitude d'itinéraires de traversée, toujours plus adaptés aux différents flux en fonction du développement du réseau routier de grand transit. Ainsi, l'axe rhénan (et au delà les États alpins et la Riviera italienne), qui assurait l'essentiel du trafic au temps du chemin de fer, se voit aujourd'hui, au temps de l'autoroute et du car-ferry, détrôné au profit de la vallée du Rhône et des autres axes vers l'Espagne. Cette diffusion, réelle dans l'espace, est toutefois très inégale en volume : le port de Calais assurait, à l'ouverture du tunnel, les deux tiers du trafic français, et la moitié de l'ensemble franco-belge ! En raison de la proximité de l'ouverture du tunnel sous la Manche, la concentration des armements s'accélère, et la diversification de l'offre sur le détroit se réduit. A la suite d'importantes difficultés sociales, l'armement naval de la SNCF est finalement filialisé sous le nom de SNAT (Société nouvelle d 'armement transmanche) en 1990. Mais de son côté, British Ferries, son partenaire au sein de Sealink, est vendu par son propriétaire Sea Containers à la Compagnie suédoise Stena Line. Cette restructuration a pour effet, dès 1991, la fermeture de la ligne Sealink Boulogne-Folkestone, l'une des plus anciennes de l'activité transmanche, et sur laquelle Sealink ne connaissait plus de concurrence. Cette décision devait entraîner de facto la fermeture du port et de la gare de Folkestone, ainsi que celle .de la gare maritime de Boulogne, amorçant ainsi la fin d'une époque. Néanmoins, cette ligne a pu être reprise immédiatement par Hoverspeed, le concurrent. Comme les catamarans présentent sur les aéroglisseurs l'avantage de ne pas nécessiter d'installations terminales spécifiques puisqu'ils accostent le long de quais banalisés, cette succession permet aux installations de transbordement fer-mer dans les deux ports de continuer à fonctionner, même si le terminal ferroviaire aéroglisseur du Portel a dû être fermé. Mais la dégringolade se poursuit lorsque, en 1993, c'est cette fois P&O elle-même qui ferme sa ligne boulonnaise vers Douvres ! Désormais, l'activité transmanche de Boulogne devait donc se limiter aux services de catamarans Hoverspeed. Cependant, la ligne Boulogne-Folkestone sera partiellement reprise en 1993 par une compagnie créée pour l'occasion, la Boulogne-Folkestone Ferries, repoussant d'autant la fermeture des installations. De son côté, la plus ancienne liaison transmanche, Dieppe-Newhaven, se trouve menacée en 1991 après le désarmement des quatre navires de la ligne. Finalement, la reprise est assurée par la Stena, propriétaire de la Sealink . Deux ans après, le trafic est largement supérieur à ce qu'il était en 1989, meilleure année de l'exploitation précédente. Mais, là encore, la gare maritime a été fermée, la part des passagers "ferroviaires" n'étant plus que de l'ordre du dixième. Un transbordement par autobus assure la liaison avec la gare centrale, moyennant une rupture de charge supplémentaire. Les deux car-ferries , Versailles et Champs-Elysées, ont été rebaptisées et armés, l'un par la France, l'autre par la Grande-Bretagne, ce dernier étant immatriculé aux Bahamas ...

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A la suite de toutes ces mutations technologiques et structurelles, la situation à la veille de l'ouverture du tunnel sous la Manche se traduit par la prédominance des deux principaux opérateurs : P&O European Ferries d'une part, le plus important, et Stena Sealink. L'un et l'autre concentrent leurs activités sur la ligne Calais-Douvres sur laquelle, en 1993, la première a mis en service un "super­ ferry" polyvalent, le Pride of Burgundy, capable d'emporter 1320 passagers et 600 voitures ou 120 semi-remorques. Grâce à ses quatre autres super-ferries naviguant sur la même ligne, P&O est en mesure d'offrir quotidiennement entre les deux ports 50 traversées, soit 90 000 places de passagers. Mais la réplique ne se fait pas attendre : l'année suivante, Stena Sealink met en service son cinquième navire sur Calais-Douvres, le Stena Challenger . On peut s'interroger sur la justification d'une telle course à l'investissement au moment même où se termine le tunnel sous la Manche , et alors que circule le chiffre de 40 % comme ordre de grandeur probable de la baisse du chiffre d'affaires des compagnies maritimes à la suite de la mise en service du tunnel. Mais sur l'axe Calais-Douvres, qui est précisément celui du tunnel, le trafic a été multiplié par 7 en 15 ans ! Par ailleurs, dans l'hypothèse où les retombées commerciales ne permettraient pas de rentabiliser des services maritimes, ces navires polyvalents géants pourraient toujours se reconvertir sur d'autres lignes moins affectées par les remous du tunnel. Il est encore trop tôt pour juger des effets à long terme de l'ouverture du tunnel sous la Manche sur la répartition du trafic entre les différents opérateurs et les multiples axes concernés . Ce qui est certain c'est que, à en juger par les premiers résultats, les modifications seront très profondes à court terme sur le détroit proprement dit. Sur le plan de l'intermodalité en effet, le chemin de fer est en voie de reprendre une très large place grâce à l'absence totale de rupture de charge, non seulement entre Paris et Londres, mais également en partie pour les liaisons avec les grands centres au delà des deux capitales. Dès 1' an prochain, six Eurostar relieront quotidiennement Bruxelles à Londres, mais 16 seront en service sur Paris-Londres, sans compter les quelques autres à destination des Midlands et de l'Écosse (Birmingham, Manchester , Glasgow et Edimburgh). Mais les TGV Eurostar ne sont pas la seule forme de la véritable continuité territoriale assurée à nouveau par la voie ferrée entre l'Angleterre et la France. Les trains classiques vont aussi, à plus long terme, prendre une part notable du trafic . En trafic de voyageurs , il s'agit des liaisons directes de nuit entre des grandes agglomération provinciales britanniques et françaises , ainsi que d' autres grands centres européens . Ceci apparaît comme une innovation tout à fait révolutionnaire à un double titre : d'une part, la reprise du principe de la continuité territoriale par train classique, plus de 15 ans après la suppression du Night-F erry (mais sous une forme nouvelle affranchie du transbordement sans rupture de charge) ; d'autre part, le fait que cette continuité territoriale s'opère entre des espaces qui ne sont plus les deux capitales. Du côté des traversées, le premier effet a été la fin de la Sealink par la séparation, à partir de 1996, entre la SNAT-SNCF (devenue Sea-France) et la Stena . Le dernier acte de cette histoire mouvementée est l'association de la SNAT avec Brittany Ferries, assurant ainsi la présence d'un même groupe français transmanche dans l'ensemble des ports concernés de notre pays. Sur le détroit, P & 0 s'avère encore très solide, mais semble aujourd'hui rejointe par le Shuttle si l'on en croit les volumes de trafic de véhicules accompagnés. En fait, c'est Hoverspeed qui résiste le mieux à l'ouverture du tunnel. Grâce à ses aéroglisseurs géants qui traversent la Manche en 35 minutes et à un embarquement pratiquement immédiat, les temps de liaison entre les autoroutes sont identiques à ceux du Shuttle . De plus, la compagnie assure encore la dernière liaison bimodale sans automobile sur le détroit par le maintien d'une correspondance avec un service d'autocar en France et en Angleterre, le tout opérant en moins de sept heures. Par ailleurs, un seacat en service sur Boulogne-Folkestone (55 mn de traversée) a maintenu jusqu'à la fin du mois d'octobre une correspondance avec le train en gare maritime. Mais elle a aujourd'hui pris fin. De son côté, STENA renforcera l'an prochain, en l'adaptant, sa présence sur la ligne Calais- Douvres par l'introduction de catamarans Seacat assurant la traversée en 45 minutes, avec 700 passagers et 180 voitures . Dans le même temps, un autre catamaran, de capacité moindre, sera mis en service sur Newhaven-Dieppe. De son côté, la Sally se désengage du détroit pour recentrer ses services sur les ports belges .

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Conclusion En moins de vingt ans, la situation des relations transmanches entre Londres et le continent se sont totalement transformées à travers un processus qui s'est achevé par l'ouverture du tunnel sous la Manche en 1994. Désormais, il ne reste plus rien du système des intermodalités hérité du siècle dernier et diversifié dans les années 1970 et 1980. Le couple train-bateau a totalement disparu, que ce soit sous la forme de la gare maritime (seule Ostende garde encore une activité résiduelle) ou sous celle du train-ferry. Les car-ferries sont désormais aux mains de groupes dont l'activité de base est de plus en plus étrangère aux traversées du détroit. Sur ce dernier, la ligne Boulogne-Folkestone meurt à petit feu en raison de la concentration des efforts sur l'axe voisin, celui du tunnel, qui est aussi le plus court en longueur. Mais pour combien de temps encore ? Sur cette ligne en effet, les car-ferries tendent à laisser la place aux services maritimes à grande vitesse, type Seacat, mais que se passera-t-il lorsque ces derniers parviendront à la limite d'âge ? De son côté, le Shuttle , dont les formes de l'intermodalité ne sont supérieures à celles du Seacat que par la technologie lourde et très élaborée qui lui assure une certaine pérennité et une plus grande capacité, devra partager le marché avec les catamarans, au moins pour un temps . Mais curieusement et contre toute attente, c'est bien le chemin de fer qui sort grand vainqueur de cette mutation du siècle. Parce qu'il est le seul à bénéficier d'une continuité territoriale réelle et à irriguer largement les espaces de part et d' autre du bras de mer, lui seul a pour effet de repousser loin à l'intérieur des terres, les ruptures de charge éventuelles, et donc d'en réduire le nombre par la multiplicité des destinations desservies, particulièrement pour le fret dont les trains directs internationaux (notamment de conteneurs avec l'Italie) sont de plus en plus nombreux sous le tunnel. Pour les voyageurs, et en dehors des liaisons directes avec les autres métropoles, le tunnel fait désormais de Bruxelles et de Paris les véritables portes (au sens de port cette fois) du continent à partir de l'Angleterre au détriment des ports maritimes à partir desquels d'ailleurs ont été repoussés dans ces capitales les terminus actuels des multiples trains européens à long parcours . Il y a là un nouvel effet spatial du tunnel sous 1~ Manche, comparable par sa nature à celui du transport aérien, mais qui touche cette fois le trafic au sol. Dans ces conditions, les ports du détroit peuvent-ils encore espérer à terme un trafic transmanche notable ? Enfin, il convient de se souvenir que, dans le système fer-mer, tel qu' il fonctionnait traditionnellement entre l'Angleterre et le continent, Bruxelles et surtout Cologne faisaient fonction de plaques tournantes orientée s vers l' axe rhénan et la Suisse. Dans le nouveau système fondé sur la continuité territoriale TGV-tunnel, ce sont Lille, Paris et, dans une moindre mesure, Bruxelles qui assurent cette fonction tant pour les TGV que pour les trains de nuit ou les trains de fret. Ce déplacement de flux vers le sud, lié à la position du lien fixe et au rôle moteur de la France dans la mise en place du réseau ferroviaire européen à grande vitesse, se traduira-t-il par un nouveau déclassement de l'axe de la vallée du Rhin, mais à l'intérieur même du système ferroviaire européen, cette fois ? A ces deux questions, l'avenir répondra .

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