Cahiers d’Asie centrale

11/12 | 2004 Les Montagnards d’Asie centrale

Svetlana Jacquesson (dir.)

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/asiecentrale/519 ISSN : 2075-5325

Éditeur Éditions De Boccard

Édition imprimée Date de publication : 1 janvier 2004 ISBN : 2-7449-0429-5 ISSN : 1270-9247

Référence électronique Svetlana Jacquesson (dir.), Cahiers d’Asie centrale, 11/12 | 2004, « Les Montagnards d’Asie centrale » [En ligne], mis en ligne le 23 juin 2009, consulté le 04 mai 2020. URL : http://journals.openedition.org/ asiecentrale/519

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Si l’Asie centrale est mieux connue pour ses étendues steppiques ou désertiques, sillonnées par des routes caravanières reliant Orient et Occident, ce n’est pas parce que les montagnes y sont absentes. Quelques-uns des plus puissants massifs au monde y marquent le paysage et jouent un rôle important dans le façonnement de la diversité linguistique et culturelle de la région. Ce dossier sur les montagnards d’Asie centrale a une ambition double : présenter à la fois une zone géographique et une problématique. La zone géographique en question recouvre la partie occidentale du bloc montagneux situé au cœur de l’Asie où se rencontrent les mondes iranien et indien d’une part et les domaines turk et chinois de l’autre. Autrement dit, les chaînes montagneuses du Tian Chan, des Pamirs et de l’Hindou Kouch. Les contributions réunies dans ce dossier cherchent à redonner à cette zone une unité linguistique, historique et culturelle qui a été rarement saisie jusqu’ici à cause de la confrontation historique entre colonisation russe au nord et anglaise au sud. Quant à la problématique, elle se décline en deux volets différents qui s’éclairent et se complètent mutuellement. Dans un premier temps, certaines représentations des montagnes sont questionnées à partir des données humaines de la zone étudiée : les montagnes comme zones de refuge ou de repli et donc comme sanctuaires d’archaïsme ou d’authenticité ; ou encore les montagnes comme zones isolées ou éloignées, à l’écart des mouvements des terres basses et donc souvent retardataires. Si, depuis un certain temps, géographes, sociologues et anthropologues s’accordent sur la relativité de ces représentations des montagnes, peu nombreux sont les scénarios avancés pour expliquer une caractéristique indéniable du peuplement humain de la montagne : sa diversité. Trois contributions qui conjuguent les approches linguistique et historique aident à nuancer le rôle des montagnes dans l’histoire des populations de l’Asie centrale. Les études sur les situations socio-économique et religieuse des populations montagnardes de nos jours illustrent, dans un deuxième temps, un monde en mutation dans les hauts massifs d’Asie centrale. Elles examinent comment la gestion des ressources de la montagne s’affranchit du système soviétique ; la confrontation entre l’utilisation traditionnelle des ressources et les pressions économiques internes ou externes ; la quête d’équilibre entre préservation et développement ; les comportements économiques et sociaux, passés ou présents, des communautés montagnardes.

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SOMMAIRE

Tables de translittération

Avant-propos Svetlana Jacquesson

Dossier

Les langues indo-iraniennes des Pamirs et de l’Hindou Kouch François Jacquesson

Le culte d’Iskandar Zu-l-Qarnayn chez les montagnards d’Asie centrale Sergej Abašin

Soufis du Badakhshân : un renouveau confrérique entre l’Inde et l’Asie centrale Alexandre Papas

Le passé et le présent des populations du Pamir occidental Valentin Buškov et Tohir Kalandarov

The Realities of Being a Woman-Teacher in the Mountains of Sarfaroz Niyozov

Dynamique et stabilité de la communauté montagnarde du (Tadjikistan du Nord) A. N. Gunâ

Montagnes et économie agropastorale d’Ouzbékistan : entre marginalisation et recomposition Alain Cariou

Au cœur du Tian Chan : histoire et devenir de la transhumance au Kirghizstan Svetlana Jacquesson

Le pastoralisme dans l’ouest de la Mongolie : contraintes, motivations et variations Peter Finke

Hors dossier

La représentation des Mugat dans les sources écrites : réalité de leur mobilité et de la sédentarité Karine Gatelier

Petite histoire des dictionnaires kazakh-russes (1861-2002) : parmi les alphabets arabe, latin et cyrillique Xavier Hallez

Histoire des rivières d’Asie centrale depuis deux millions d’années : certitudes et spéculations René Létolle et Monique Mainguet

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Comptes rendus

Oleg Akimuškin (Ed.), Târîkh-i Kâshghar : Anonimnaâ tûrkskaâ hronika vladetelej Vostočnogo Turkestana po konec XVII veka Saint Pétersbourg : Institut Vostokovedeniâ Rossijskoj Akademii Nauk, Sankt-Peterburgskij filial, 2001 ; 294 p. Alexandre Papas

Brendemoen B., The Turkish Dialects of Trabzon : Their Phonology and Historical Development Wiesbaden : Harassowitz, 2002 ; 2 vol. (346 + 280 pp.) Rémy Dor

Rahilä Davut, Uyġur mazarliġi Urumči : Šinjiang xälq näšriyati, 2001 ; 264 p. Alexandre Papas

Feuillebois-Pierunek E., Faxr al-Din ‘Erâqi : poésie mystique et expression poétique en Perse médiévale Téhéran : Institut Français de Recherche en Iran, 2002 ; 347 p. Rémy Dor

Svetlana Gorshenina, Explorateurs en Asie centrale : voyageurs et aventuriers de Marco Polo à Ella Maillart Genève : Olizane, 2003 ; 533 p. Sébastien Peyrouse

Ališer Il’hamov, Etničeskij atlas Uzbekistana [Atlas ethnique de l’Ouzbékistan] Tachkent : Open Society Institute Assistance Foundation Uzbekistan, 2002 ; 452 p. Marlène Laruelle

N. E. Masanov, Z. B. Abylhožin, I. V. Erofeeva, A. N. Alekseenko, G. S. Baratova, Istoriâ Kazahstana, narody i kul’tury [Histoire du Kazakhstan, peuples et cultures] Almaty : Dajk-press, 2001 ; 599 p. Marlène Laruelle

Martha Brill Olcott, Kazakhstan: unfulfilled promise Washington, D.C.: Carnegie Endowment for International Peace, 2002; 321 p. Sébastien Peyrouse

Faruk Sümer, Türk devletleri tarihinde şahıs adları [Anthroponymes dans l’histoire des Empires turcs] Istanbul : Türk Dünyası araştırmaları vakfı, 1999, 2 vol. Rémy Dor

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Tables de translittération

Table de translittération de l’alphabet arabe

• voyelles persane : a, â, e, i, o, u • voyelle arabes : a, â, à, i, î, u, û • ezâfa persan : -e / -i, -ye / -yi

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Table de translittération IFÉAC des alphabets cyrilliques utilisés en Asie centrale

Table de translittération de l’alphabet russe

Lettres russes Translittération

а a

б b

в v

г g

д d

е e

ё ë

ж ž

з z

и i

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Avant-propos

Svetlana Jacquesson

1 Ce dossier sur les montagnards d’Asie centrale a une ambition double : présenter à la fois une zone géographique et une problématique. La zone géographique en question recouvre la partie occidentale du bloc montagneux situé au cœur de l’Asie où se rencontrent les mondes iranien et indien d’une part et les domaines turk et chinois de l’autre. Autrement dit, les chaînes montagneuses du Tian Chan, des Pamirs et de l’Hindou Kouch. Les contributions réunies dans ce dossier cherchent à redonner à cette zone une unité linguistique, historique et culturelle qui a été rarement saisie jusqu’ici à cause de la confrontation historique entre colonisation russe au nord et anglaise au sud.

2 Quant à la problématique, elle se décline en deux volets différents qui s’éclairent et se complètent mutuellement. Dans un premier temps, certaines représentations des montagnes sont questionnées à partir des données humaines de la zone étudiée : les montagnes comme zones de refuge ou de repli et donc comme sanctuaires d’archaïsme ou d’authenticité ; ou encore les montagnes comme zones isolées ou éloignées, à l’écart des mouvements des terres basses et donc souvent retardataires. Si, depuis un certain temps, géographes, sociologues et anthropologues s’accordent sur la relativité de ces représentations des montagnes, peu nombreux sont les scénarios avancés pour expliquer une caractéristique indéniable du peuplement humain de la montagne : sa diversité. Trois contributions qui conjuguent les approches linguistique et historique aident à nuancer le rôle des montagnes dans l’histoire des populations de l’Asie centrale.

3 Les études sur les situations socio-économique et religieuse des populations montagnardes de nos jours illustrent, dans un deuxième temps, un monde en mutation dans les hauts massifs d’Asie centrale. Elles examinent comment la gestion des ressources de la montagne s’affranchit du système soviétique ; la confrontation entre l’utilisation traditionnelle des ressources et les pressions économiques internes ou externes ; la quête d’équilibre entre préservation et développement ; les comportements économiques et sociaux, passés ou présents, des communautés montagnardes.

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4 Une première façon d’aborder la géographie humaine des massifs montagneux est d’en considérer la géographie linguistique, qui propose ses grands ensembles et ses clivages. La contribution de François Jacquesson est consacrée aux langues indo-iraniennes de cette région. L’auteur choisit de nous les présenter en suivant le fil de l’expression du passé accompli. Au terme de ce parcours, il ressort « qu’il est vain de concevoir les montagnes comme des zones abritées, voire secrètes, où se seraient conservés des trésors d’archaïsme ». Leur caractéristique principale n’est donc pas le milieu conservateur mais les conditions propices qu’elles offrent à la diversification, aussi bien linguistique que culturelle, des communautés qui y habitent. L’auteur avance, à partir des données linguistiques, une explication de cette caractéristique singulière du milieu montagnard : aux innovations qui, dans les basses terres, conduisent le plus souvent à une sorte de lent nivellement à grande échelle correspondent, en altitude, des innovations aussi dynamiques mais qui, étant sanctionnées le plus souvent localement ou à petite échelle, aboutissent à la diversité bien connue des zones montagneuses. Les montagnes ne sont pas archaïsantes et encore moins retardataires, elles témoignent seulement des voies possibles de la dynamique des populations et, pour reprendre la conclusion de François Jacquesson, elles « nous montrent que l’avenir n’est pas uniforme et linéaire, mais multiple et divergent ».

5 Le culte d’Alexandre le Grand, thème de l’article de Sergej Abašin, nous rappelle que les hautes terres de l’Asie centrale ont fait leurs quelques unes des figures les plus marquantes de l’Antiquité classique. Pendant des siècles, l’ascendance à Alexandre le Grand a permis aux potentats des principautés montagnardes de se démarquer des lignées gengiskhanides et prophétiques qui détenaient le pouvoir politique dans les bas pays et de se protéger ainsi de leurs ambitions conquérantes. C’est toujours en s’appuyant sur cette ascendance prestigieuse qu’à la fin du XIXe siècle le gouverneur de Matcha, dans la haute vallée du Zeravchan, essaya de tenir à distance les Russes qui venaient de s’emparer de Samarcande. En plus de ce moyen original de légitimation du pouvoir, la topographie mythique des anciennes principautés montagnardes semble être fortement marquée par les mouvements supposés de l’armée d’Alexandre entre l’Hindou Kouch et le Iaxarte () : depuis l’ancienne capitale du Darvâz, Qal"a-i Xum, en passant par les vallées du Yazghulâm et du Yaghnob et jusqu’à la ville de Marghilan, au sud de la vallée du Ferghana, des jardins de paradis, des rivières à l’eau bénite, des lacs et des tombes suggèrent une interprétation du paysage montagnard fortement tributaire du culte d’Alexandre. Jusqu’à transformer le grand conquérant en pîr-i sar-i âb « le vieillard protégeant les sources des rivières », comme c’est le cas dans la vallée du Yazghulâm, ou à lui attribuer l’origine des arbres fruitiers dans le Haut Zeravchan ou des cultures de blé dans la vallée du Yaghnob.

6 Le thème du désenclavement de la montagne se retrouve dans l’article d’Alexandre Papas consacré à la propagation de la Naqshbandiyya Mujaddidiyya de l’Inde vers l’Asie centrale à partir du XVIIe siècle. Le Badakhshân s’y révèle non pas comme une périphérie du monde musulman mais, au contraire, comme un carrefour des routes soufies, un berceau dont les natifs atteignent les grands centres religieux de l’Inde ou de la Transoxiane pour y suivre les enseignements des shaykhs prestigieux mais reviennent ensuite sur leurs terres natales pour y propager de nouvelles spiritualités. Plus encore, il ne s’agit pas seulement d’une simple importation des initiations reçues ailleurs mais de leur incorporation fructueuse aux traditions locales. Alexandre Papas nous amène donc à une réflexion sur le processus de la diffusion. Il n’est pas question,

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comme le prouve le parcours des biographies spirituelles des savants et soufis, d’un mouvement idéologique ou religieux unilatéral ou unidirectionnel, mais « d’un cours micro-historique, c’est-à-dire dépendant des trajectoires diverses, tour à tour externes et internes, des agents de la diffusion – stratégies personnelles, en l’occurrence, des marchands, des savants, des missionnaires, des maîtres spirituels et des saints de l’islam ». Voici donc un autre élément – une diffusion qui à la lumière des données étudiées n’est « ni régulière, ni cohérente, ni prévisible » – qui nous permet d’expliquer parfois la place singulière des montagnes et de leurs populations dans l’histoire.

7 Le dossier se poursuit par l’examen de la situation socio-économique actuelle des montagnards, et par l’analyse de la juxtaposition des pratiques et traditions autochtones et des interventions extérieures. Ces études se divisent en deux groupes : dans le premier cas (Pamir occidental et vallée du Yaghnob) il s’agit du devenir des populations qui, quoiqu’intégrées dans des états sont, ou ont été jusqu’à récemment, entièrement montagnardes. Dans le deuxième cas (Ouzbeks, Kirghiz et Kazakhs de la Mongolie), l’attention est portée plutôt sur l’exploitation, dans le passé et de nos jours, de la montagne et de ses ressources par les économies agropastorales.

8 L’esquisse de la démographie et de la situation économique et religieuse au Pamir occidental (V. Buškov et T. Kalandarov), ainsi que la description des pratiques et des questionnements d’une enseignante de la même région (S. Niyozov), remettent en évidence la marginalisation actuelle de certaines communautés montagnardes. On peut se demander cependant si les actions humanitaires sont en mesure d’apporter une réponse appropriée aux difficultés, autant économiques qu’identitaires, éprouvées par les montagnards dans l’espace post-soviétique et faire écho à la question que se pose cette enseignante dans le Badakhshân tadjik : « Je me nourris de l’aide humanitaire, je porte ses vêtements et je me sens inquiète. Pourquoi tout cela est gratuit ? N’y a-t-il pas de conditions ? Comment allons-nous rembourser ? Qu’adviendra-t-il de notre pays ? Où est le piège pour que nous ne fassions rien et pour que tout cela nous soit apporté gratuitement ? Je n’en tire pas plaisir. Je plains les gens qui m’entourent et qui en profitent sans honte ». Entre la reviviscence de l’ismaélisme au Pamir occidental qui, osons le dire, se rapproche dangereusement de l’endoctrinement sinon d’un prosélytisme de type nouveau où l’économique sous-tend le spirituel, et les projets de création d’une « réserve ethnique et culturelle » dans la vallée du Yaghnob (A. Gunâ), il devient évident que les communautés montagnardes sont plus que jamais menacées par les schémas que tente de leur imposer la société globale.

9 Le thème unificateur des contributions consacrées aux économies agropastorales de l’Asie centrale est la redéfinition de la place de la montagne et de ses ressources à la fin de l’époque soviétique. Car, faut-il le souligner, l’espace montagnard a été lourdement malmené dans le cadre des jeux géopolitiques passés ou présents. L’une des premières interventions sensibles a été, sans doute, la démarcation des frontières : depuis « le rideau de fer » qui séparait l’espace soviétique de l’Afghanistan et de la Chine jusqu’aux frontières toutes récentes entre les républiques indépendantes d’Asie centrale, l’unité naturelle et humaine du milieu montagnard a été profondément bouleversée. Plusieurs chaînes montagneuses, aperçues de l’extérieur comme des frontières naturelles, ont été ainsi transformées tout d’abord en « barrières » géopolitiques pour devenir ensuite des confins qui sont restés en marge des préoccupations économiques des centres de décisions. Les stigmates coloniaux sont désormais immuables car les nouveaux états indépendants assurent leur relative stabilité intérieure en fermant leurs frontières et

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en perpétuant la politique de marginalisation des massifs frontaliers réputés incontrôlables.

10 Le dépècement de l’espace montagnard par des frontières politiques est le premier pas vers sa paralysie sociale et économique. En fait, ce sont essentiellement les activités pastorales qui valorisent les montagnes arides de l’Asie centrale. L’agriculture y est limitée d’une part à cause du climat sec et d’autre part à cause de l’altitude. Les activités pastorales reposent traditionnellement sur des parcours saisonniers qui optimalisent l’usage de plusieurs niches écologiques étagées verticalement et, depuis longtemps, elles s’épanouissent dans une complémentarité obligatoire avec les foyers d’agriculture situés dans les bas pays. Les tracés successifs des frontières à l’intérieur de l’espace montagnard ont donc tout d’abord perturbé les parcours traditionnels des troupeaux puis privé l’économie montagnarde de ses débouchés dans les plaines.

11 Ce stade de perturbations a été suivi par un stade de réorganisation économique qui a encore davantage affaibli le milieu montagnard de l’Asie centrale. Les interventions soviétiques sont d’autant plus discutables que, d’une façon générale, ce milieu n’inspirait pas les planificateurs qui étaient conscients du coût élevé de son aménagement mais qui, en même temps, n’étaient pas prêts à le laisser sans encadrement, sous l’emprise des économies traditionnelles qualifiées de retardataires. La réorganisation soviétique prendra deux formes aussi désastreuses l’une que l’autre. Dans certains cas, comme en Ouzbékistan mais aussi dans certaines régions du Tadjikistan, on renonça au développement des régions montagnardes pour les transformer en sources de main d’oeuvre destinée à l’agriculture cotonnière industrielle. Dans d’autres cas, au Kirghizstan par exemple, les montagnes et leurs ressources seront sacrifiées aux ambitions de l’élevage extensif à grande échelle. Depuis les massifs dépeuplés de l’Ouzbékistan jusqu’aux massifs surpâturés du Kirghizstan la richesse humaine et naturelle du milieu montagnard a été bouleversée, parfois très profondément. Plus encore, le déracinement dans un cas, la spécialisation et le culte de la productivité dans l’autre ont mis à l’épreuve les identités des communautés locales qui ont été forcées d’abandonner une grande partie des savoir-faire traditionnels en matière d’élevage et de gestion du territoire. Le contraste est assez fort avec l’ouest de la Mongolie, et la Mongolie en général, où la soviétisation paraît avoir été moins rigide.

12 Les développements que nous observons depuis le démembrement du système soviétique sont d’autant plus instructifs. Le premier fait significatif est la revitalisation de la montagne comprise à la fois comme un repeuplement et comme une régénération de ses ressources : en Ouzbékistan grâce à la reconstitution des communautés montagnardes ; au Kirghizstan grâce à la diminution du cheptel et l’arrêt du surpâturage. Partout en Asie centrale l’espace montagnard est revalorisé par les alternatives qu’il offre aux maux des bas pays : chômage, paupérisation et surpopulation. Cette remise en valeur est cependant le résultat des initiatives personnelles ou familiales, par endroits locales, et pour le moment au moins les rôles des états respectifs sont plutôt discrets.

13 L’une des questions les plus intéressantes est de savoir si la réappropriation de l’espace montagnard se traduit par un « retour » aux pratiques pastorales d’autrefois. La réapparition d’une économie agropastorale dans les montagnes d’Ouzbékistan (A. Cariou), le rétablissement de l’élevage pastoral au Kirghizstan (Sv. Jacquesson) se font aujourd’hui à l’échelle familiale. Ceci est d’autant plus vrai pour l’ouest de la Mongolie (P. Finke) où les schèmes traditionnels ont été moins bouleversés pendant la

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période soviétique. À première vue, ce sont des modèles anciens, repris dans un contexte économique sinistré. Il nous paraît cependant exagéré de dire que « l’ère collectiviste ne fut qu’un accident de parcours dans la vie des montagnards ». La collectivisation et la décollectivatisation, pour ne prendre que les événements qui marquent le début et la fin de cette époque, ne peuvent être considérées comme l’avers et le revers d’une monnaie : ceci reviendrait à dénier sans raisons aux usagers de la montagne leur dynamisme social et économique. Comme le souligne Peter Finke, les déplacements des hommes et des troupeaux s’organisent en fonction d’un faisceau de facteurs écologiques, économiques et sociaux. De plus, ils s’inscrivent dans des cadres politiques et sociaux qui ne sont plus les mêmes. Il serait donc réducteur de ne voir dans les mouvements présents qu’une reproduction de modèles anciens car c’est justement par l’analyse de leurs « contraintes et motivations » actuelles que nous pouvons saisir les nouveaux contextes écologiques, économiques et sociaux dans lesquels ils se déroulent.

14 Il reste cependant qu’aussi bien en Ouzbékistan qu’au Kirghizstan et en Mongolie on constate un repli sur des modes de production autarciques qui, à nos yeux au moins, ont une touche anachronique. Le passé récent suggère cependant que les choix économiques respectueux de l’environnement, naturel ou social, sont limités en montagne. Au delà donc de la renaissance des modèles traditionnels, la question du devenir des communautés montagnardes et du nomadisme pastoral reste ouverte. L’un des mérites de ce dossier est d’apporter de la matière ethnologique sur les développements tout récents et de suggérer, en reprenant les conclusions d’Alain Cariou, que la reconnaissance et le soutien des initiatives locales sont les actions les plus appropriées à présent.

15 Par tradition, chaque numéro des Cahiers comporte des articles hors thèmes qui reflètent les recherches les plus récentes sur l’Asie centrale. La contribution de K. Gatelier est centrée sur une minorité de la région, peu connue et peu étudiée jusqu’à maintenant : les Gitans ou, pour reprendre leur endonyme, les Mugat. Leur histoire nous est présentée à la fois à la lumière des clichés qui leur sont appliqués par les sociétés centrasiatiques, et des renseignements, plus impartiaux, des rares sources écrites. « La petite histoire des dictionnaires kazakh-russes », réalisée par Xavier Hallez, est une introduction fort bien documentée aux débats sur les alphabets, mais surtout sur les identités linguistiques régionales, qui occupent une place importante dans l’histoire récente de l’Asie centrale et qui réapparaissent de nos jours à l’heure de l’exacerbation des nationalismes. L’essai sur l’histoire du réseau hydrographique d’Asie centrale, proposée par R. Letolle et M. Mainguet, apporte une mise au point très utile pour une région devenue tristement célèbre pour ses catastrophes écologiques : en fait, la géologie profonde est un facteur essentiel de la modification du réseau hydrographique et la méconnaissance de ce facteur mène souvent, au moins en ce qui concerne l’histoire, à exagérer le rôle des fluctuations climatiques ou des agressions humaines dans l’évolution des civilisations. On trouvera enfin quelques comptes- rendus de publications récentes sur l’Asie centrale – rubrique nouvelle de ces Cahiers dont on espère qu’elle sera poursuivie à l’avenir.

16 Quoiqu’il soit sous notre responsabilité, ce numéro des Cahiers d’Asie centrale doit sa cohérence aux efforts de plusieurs personnes. Aliyé Akimova et Kirill Kuzmin pour les traductions des articles de nos collègues russes, Ouloughbek Mansourov pour ses

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interventions précises et précieuses et Danielle Rouvier pour les relectures des textes traduits du russe. Qu’elles en soient ici remerciées.

AUTEUR

SVETLANA JACQUESSON Institut français d’études sur l’Asie centrale, Tachkent/Paris, [email protected]

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Dossier

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Les langues indo-iraniennes des Pamirs et de l’Hindou Kouch

François Jacquesson

1 L’ensemble1 des massifs montagneux d’Asie centrale est difficile à percevoir dans son unité humaine, à cause de la fragmentation en petites unités « tribales » certes, mais surtout à cause de la confrontation historique entre colonisation russe au nord et anglaise au sud. Les frontières politiques des états modernes (surtout Kirghizstan, Tadjikistan, Afghanistan, Pakistan et Union indienne) n’aident pas à comprendre un bloc montagnard dont les langues aident au contraire à montrer l’unité. Plus intéressant est le partage du domaine entre deux bassins versants, celui de l’Amou et celui de l’Indus – car ce partage des eaux correspond assez bien dans les montagnes au partage linguistique entre secteurs iranien et indien.

2 L’Amou Darya, sous le nom de quand il est montagnard, rassemble des affluents de rive droite descendant des Pamirs, et de rive gauche venant du Badakhshân : c’est la région des langues dites pamiriennes2, qui sont de type iranien « oriental », mais c’est aussi le terrain d’expansion de parlers iraniens « occidentaux » comme le tadjik et le dari, qui sont des formes de persan.

3 Au sud, l’Indus sorti des pays tibétains coule vers l’ouest et reçoit de nombreux affluents importants qu’il est utile de diviser en trois zones (cf. Carte couleur, en fin de volume). D’abord, il reçoit du nord les eaux venues de la Gilgit et de la Hunza, le pays des Bourouchos3. Ensuite, il traverse le pays des Shina et le Kohistan puis s’oriente vers le sud et, parvenu dans la plaine, reçoit les eaux du bassin de la Swat : tout cela forme le Dardistan oriental. Enfin, en même temps que la Swat, il reçoit la rivière de Caboul venue de l’ouest, nourrie d’un ensemble de rivières (Kunar, Alingar, Panjshir) descendant du Dardistan occidental. Cette région immense, c’est l’Hindou Kouch, et aussi le terrain d’expansion du pachto.

4 Au cœur du Dardistan occidental (cf. carte dans le texte), dans une région qui correspond aux bassins du Pech et de l’Alingar, le « Kafiristan » (aujourd’hui nommé Nouristan) a conservé ses singularités, parmi lesquelles un petit groupe de langues qui suscite la curiosité parce que, tout en ayant beaucoup de points communs avec les

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langues iraniennes et les langues indiennes, il ne se range ni chez les unes ni chez les autres.

5 Cependant, langues indiennes de type darde, langues iraniennes de type pamirien, et langues kafires forment l’ensemble linguistique indo-iranien au sens large, de sorte que ce complexe de hautes montagnes est de ce point de vue un ensemble humain cohérent.

6 Les langues indiennes du nord et les langues iraniennes sont étroitement comparables. La « découverte » par les chercheurs européens de l’importance du sanscrit d’une part, de l’autre des textes de l’Avesta, enfin le déchiffrement des inscriptions en vieux-perse ont permis d’analyser cette proximité et d’entrevoir l’histoire de ce vaste groupe des langues qu’on peut dès lors appeler indo-iraniennes4. Au XIXe siècle l’exploration des Pamirs et des régions adjacentes de l’Hindou Kouch ou de la Chine, enfin les inscriptions ou manuscrits découverts lors de fouilles archéologiques en Asie centrale au sens large, permettaient de prendre en compte un grand nombre de langues « nouvelles » et de compléter à mesure un tableau historique vraisemblable.

7 Parmi ces trouvailles de langues vivantes ou disparues, certaines ont connu un grand retentissement. Un cas célèbre de langue iranienne redécouverte est celui de la langue des Saka, ou Saces, connus dans l’antiquité grecque et achéménide comme nomades des steppes d’Asie centrale, et dont de nombreux textes furent retrouvés lors de cette ruée exploratoire au Xinjiang chinois où s’illustrèrent, parmi d’autres, Aurel Stein et Paul Pelliot. L’analyse a montré qu’il s’agissait de deux parlers distincts, nommés d’après les localités des trouvailles : langues de Khotan et de Tumshuq.

8 Les mêmes savants explorateurs ont retrouvé aussi de nombreux manuscrits dans la langue des Sogdiens, eux aussi connus des historiens de l’antiquité grecque. Mais à l’inverse des Saces de Khotan et de Tumshuq qui doivent leur célébrité au fait qu’ils avaient abandonné la vie nomade, les Sogdiens sont illustres parce que, marchands influents, ils ont diffusé leur écriture d’origine méditerranéenne aux quatre coins de l’Orient jusque chez les Mongols, qui l’ont transmise aux Manchous. En outre, on avait découvert quelque temps auparavant dans la haute vallée du Zeravchan une population installée en partie sur un affluent nommé Yaghnob. Leur langue, le yaghnobi5, se révéla être une forme moderne de la langue des Sogdiens.

9 Toutefois, d’autres découvertes moins célèbres ne sont pas moins intéressantes, et notamment celles des langues des populations isolées des hautes montagnes d’Asie centrale, dans les massifs des Pamirs et de l’Hindou Kouch. Si l’on excepte les parlers turks, notamment les parlers kirghiz des Pamirs orientaux, et d’autre part le groupe de langues des Bourouchos (langues du Yasin et du Hunza-Nager réunies sous le nom de bourouchaski), cet ensemble de massifs est habité par des populations éparses qui parlent toutes des langues indo-iraniennes. Au nord, il s’agit de langues iraniennes ; au sud, de langues dites traditionnellement « dardes » (le cachemiri est la plus connue) et « kafires » (on dit aujourd’hui : nouristanies) – qui forment une transition avec les langues indiennes du réseau fluvial de la plaine de l’Indus.

10 Le travail de découverte et de description de toutes ces langues n’est pas terminé. Mais beaucoup de choses sont déjà bien connues grâce au travail remarquable d’un grand nombre de linguistes dont les noms apparaîtront au long de cet article, souvent seulement en note. Ce travail est long et difficile, non pas parce que les gens seraient redoutables, mais parce que leurs parlers sont très nombreux et très variés. C’est aussi, comme nous verrons, une grande part de leur intérêt.

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La première métamorphose

11 Toutes ces langues, de nos jours très diverses dans leur phonologie, forment un ensemble homogène qui apparaît plus clairement si l’on prend en compte les formes des langues anciennes. Au plan de la grammaire, elles ont connu ensemble une transformation décisive qui nous intéresse directement.

12 Le sanscrit ancien est homologue de langues occidentales comme le grec ancien et le latin en ce qu’il traite le passé comme le présent : dans les deux cas, le verbe transitif s’accorde avec l’agent et l’on dit « j’ai mangé ma soupe » de la même manière que « je mange ma soupe » (explication grammaticale importante dans la note6). Puis, vers le VIe siècle avant l’ère chrétienne, une transformation considérable se produisit dans l’expression du passé, qu’on se mit à considérer sous la catégorie générale de l’accompli7. Le principe en est simple : quand c’est fini, c’est le résultat qui compte ; et c’est lui qui devient le sujet : « la soupe est mangée (par moi) ». On voit alors les vieilles formes de passé disparaître, tandis que sont promues au premier plan des formes de participes (comme « mangée » dans notre exemple) qui s’accordent en genre et nombre avec le sujet mais non pas en personne, tandis que l’agent, qui reste sujet au présent, est au passé renvoyé à l’état de « complément d’agent » et marqué comme tel.

13 Un vaste ensemble de langues indo-européennes orientales a été atteint par cette transformation, nettement perceptible jusqu’à nos jours. Au premier chef, les langues indo-iraniennes8. Le phénomène s’est produit en iranien largement avant l’ère chrétienne puisqu’il est en place dans les inscriptions en vieux-perse des souverains achéménides (VIe-IVe siècles AEC9). L’avestique a connu la même transformation, qu’on voit se produire entre les plus anciens textes (vieil-avestique ou gâthique : langue des gâthâs et de quelques autres chapitres de l’Avesta) et les plus récents. Voici ce qu’écrit Jean Kellens à ce sujet10 : « On a parfois prétendu qu’elle [la différence entre avestique ancien et récent] était d’ordre dialectal en excipant du fait que deux dialectes d’une même langue peuvent évoluer à des vitesses différentes. Mais cet argument, en principe légitime, n’a guère été utilisé directement dans l’analyse linguistique, où il apparaît immédiatement comme un sophisme : il a surtout servi dans le débat sur l’origine du zoroastrisme, pour justifier les traditions du clergé mazdéen sur la date de Zaraθustra. D’un point de vue strictement linguistique, on peut seulement observer que la langue des passages les plus cohérents de l’Avesta récent est arrivée à un degré d’évolution fort semblable à celui du vieux-perse des inscriptions achéménides. On ne peut donc guère se tromper en les datant d’une époque comprise entre le début du VIe s. et la fin du Ve. Nous disposons ainsi d’un point de repère qui invite à situer les Gâthâs quelque quatre siècles auparavant, aux environs de l’an mil avant notre ère. Ces quatre siècles ont été nécessaires pour que le système verbal qui, dans les Gâthâs, se distribue encore impeccablement entre les trois catégories temporelles du présent, de l’aoriste et du parfait, se dégrade, puis se restructure entièrement dans la seule catégorie du présent, évolution achevée en vieux-perse et en avestique récent ».

14 Si la datation des inscriptions achéménides n’offre en effet aucun doute, il faut se rappeler que le plus ancien manuscrit de l’Avesta (le « K7a ») est daté 1278 EC, et que les manuscrits majeurs sont des XVIe-XVIIIe siècles.

15 Le même phénomène est plus clair encore dans les langues de l’Inde, en indo-aryen11, où le sanscrit ancien possède des passés parallèles à ceux du grec d’Homère, et

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parallèles au présent au plan syntaxique. Mais vers le VIe siècle AEC, le retournement du passé se produit. Voici ce qu’en dit Colin Masica12 : hindi gopâl ne ciṭṭ-î likhi thî [Gopal AGE lettre-FS écrit-FS Aux-FS]13 « Gopal avait écrit une lettre » (…) est un exemple de cette construction que les descriptions anciennes nommaient « construction passive des verbes transitifs au perfectif », que toutes les langues néo-indo-aryennes14 ont héritée de la prétendue construction passive en sanscrit, où l’on employait un participe passé passif au lieu d’un verbe fini, avec un complément d’agent (l’ex-sujet) à l’instrumental et un participe qui s’accorde comme un adjectif avec le sujet de ce passif (l’ex-objet) : sanscrit mandir-ê têna darśana-m labdha-m [temple-LOC lui+INS vision-NNS prise-NNS]15 « il a eu une vision dans le temple » Ou il serait plus juste de dire qu’il s’agit d’une construction des premiers temps du moyen indo-aryen qui se retrouvait abondamment en sanscrit tardif, et qui anéantit finalement les passés « actifs » en moyen indo-aryen plus tardif. En néo- indo-aryen, cette construction avait cessé d’être « passive » puisqu’il n’existait plus d’actif correspondant, mais son origine rend compte de l’accord du verbe (avec le patient en hindi et dans les langues de l’ouest, khowar exclu), le marquage spécial de l’agent (vestige du vieil instrumental, ou forme nouvelle), et de la restriction au perfectif (quelquefois appelé « passé », à tort) dont les formes dérivaient du participe passé passif du vieil- et du moyen-indo-aryen.

16 Une bonne partie des langues indo-aryennes sont restées à peu près à cette étape de perfectifs analytiques, à des degrés divers : le hindi et le gujarati sont des exemples du côté indien, le pachto et le kurde du côté iranien.

17 Le pachto est peut-être un des meilleurs exemples de cette construction. Les noms et pronoms différencient deux formes, l’une dite directe qui vient en fonction sujet, l’autre dite oblique. Le verbe marque l’accord avec le sujet, qui si le verbe est transitif est l’agent au présent (je dans « je te vois ») mais le patient au passé (me dans « tu m’as vu » : ‘je suis le vu de toi’) ; cet accord avec le sujet à la forme directe est marqué sur le verbe par une série de terminaisons obligatoires dite « série I ». Quant au non-sujet, ce peut être un nom ou un pronom à la forme oblique, ou bien une marque personnelle (dite « série II ») enclitique16 du premier mot de l’énoncé. Tout cela est résumé dans le tableau ci-dessous :

le sujet le non-sujet

nom ou pronom dans l’énoncé à la forme directe à la forme oblique

le verbe porte un suffixe obligatoire de série I

le premier mot porte un enclitique de série II

au présent, c’est l’agent le patient

au passé accompli, c’est le patient l’agent

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18 Cette série II enclitique peut aussi servir de possessif des noms, en concurrence avec des formes spéciales des pronoms. Voyons maintenant comment cela se concrétise en pachto. La lre colonne indique les personnes (s1 = 1re personne du singulier etc., p1 = 1re personne du pluriel etc.) ; les 3 suivantes (direct, oblique, possessif) donnent les formes des pronoms correspondants ; les 2 dernières colonnes donnent les suffixes sur verbe de série I, et les enclitiques sur premier mot de série II :

direct oblique possessif série I série II

s1 zë mâ zmâ -ëm mi

s2 të tâ stâ -e di

s3 masculin day dë dë dë -i (ou -ø17) ye

s3 féminin dâ de dë de -i (ou - ø) ye

p1 muż muż zmuż -u mu

p2 tâsi tâsi stâsi -ëy mu

p3 duy duy dë duy -i ye

19 Exemple au présent (le sujet est l’agent : « A » ; il implique l’accord du verbe : « a »18) : zë tâ vin-ëm « je te vois »

zë tâ vin -ëm

je te voir s1

A O V -a

direct oblique série I

20 Exemple au passé (le sujet est le patient : « O » ; il implique l’accord du verbe : « o ») : tâ zë vulid-ëm « tu m’as vu » ‘je suis le vu de toi’

tâ zë vulid -ëm

te je vu s1

A O V -o

oblique direct série I

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21 Exemple au passé avec emploi de la série II pour l’agent : të ye vulid-e « il t’a vu » ‘tu es le vu de lui’

të ye vulid -e

tu de lui vu s2

O A V -o

direct série II série I

22 Dans le dernier exemple, l’ordre des éléments de la phrase n’est plus AOV mais OAV parce que l’enclitique (série II) ne peut venir en tête (voir note 17). Exemple d’enclitique possessif : kitâb mi « mon livre ». Dans un énoncé comme « tu m’as vu », le patient (le résultat) est le sujet, et on pourrait paraphraser ‘je suis le vu de toi’ : « je » est au cas direct et le verbe (un participe) s’accorde avec lui ; « de toi » peut être compris comme un complément possessif de cette formulation nominale, et cela explique qu’on puisse substituer un possessif (de série II) au pronom oblique qui marque l’agent. Cette équivalence de la forme oblique du pronom avec la série II se poursuit jusqu’au bout, car si au présent la forme oblique marque le patient, on peut également lui substituer la série II : zë ye na vinëm « je ne le vois pas » ‘je ne suis pas le voyant de lui’

zë ye na vin -ëm

je de lui ne voir s1

A O V -a

direct série II série I

23 Nous aboutissons à une situation où présent et passé sont symétriques : l’agent au présent devient le patient du passé, et inversement, de sorte que la série I (celle du sujet, donc au cas direct) correspond à l’agent du présent mais au patient du passé, tandis que la série II (correspondant au cas oblique) correspond au patient du présent mais à l’agent du passé :

agent patient

présent sujet : forme directe et série I forme oblique ou19 série II

passé accompli forme oblique ou série II sujet : forme directe et série I

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24 Si l’on prend en compte pour finir toutes les situations, y compris celles des verbes intransitifs (qui n’ont pas d’agent « A » ni de patient « O », mais un actant unique « U » qui est le sujet), on peut facilement les résumer de la façon suivante :

nom verbe intransitif verbe transitif

passé présent passé présent

Pos U U A O A O

séries série II série I série I série II série I série I série II

nom ou pronom direct direct oblique direct direct oblique

25 À vrai dire, il existe un cas plus curieux en ce qu’il serre de plus près encore les conséquences de la 1re métamorphose, du moins dans la logique des deux séries. En effet, si la construction au passé accompli est une construction avec participe accordé en genre et nombre avec le sujet (du type ‘je suis vu(e) de toi’, etc.), visiblement le fait qu’il s’accorde en personne avec le sujet (comme c’est le cas en pachto) est une innovation qui vise à le faire fonctionner comme un vrai verbe. On attendrait en toute rigueur qu’il n’y ait pas d’accord en personne au passé. Et on se met à chercher s’il n’existerait pas des langues où ce serait le cas.

26 C’est l’ormuri, langue de deux communautés à quoi Grierson puis Morgenstierne avaient déjà consacré quelque temps20, mais sur quoi nous avons depuis la description de V. A. Efimov21. Les deux communautés, celles de la vallée de la Logar au sud de Caboul, et celle de Kaniguram, utilisent comme en pachto la série II pour marquer (outre le possessif) l’agent du transitif passé : na, nak-am dek22 « non, je ne l’ai pas vu ». Mais si les gens de Kaniguram au Waziristan accordent le verbe passé avec le patient en personne comme en pachto et en persan, ceux de la Logar ne l’accordent pas : le patient doit être exprimé par un pronom, précédé de ku-. On se trouve alors dans une situation :

nom verbe intransitif verbe transitif

passé présent passé présent

Pos U U A O A O

Logar II I I II ku-obl I II

Kaniguram II I I II I I II

27 Il serait tentant de voir là une situation « archaïque », si nous n’avions quelque raison de voir chez les gens de la Logar ce traitement du patient passé au contraire comme une élaboration. En effet, on attendrait logiquement un patient passé à la forme

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directe, comme un sujet, et non pas traité comme un complément introduit par une préposition.

La seconde métamorphose et ses conséquences

28 Mais d’autres langues indiennes et iraniennes n’en sont pas restées là. Alors que les langues au centre de l’ensemble, de part et d’autre de l’Indus, conservaient souvent au « passé » cette construction particulière, les langues géographiquement marginales de l’ouest et de l’est ont refondu cette construction pour l’aligner de nouveau sur le présent. C’est ce qui s’est produit par exemple en persan-tadjik à l’ouest, et en bengali et assamais à l’est. Ce retournement de situation est attesté dès les langues médiévales de l’Asie centrale, le sogdien par exemple. Cette seconde métamorphose consistait à donner des suffixes personnels au verbes au passé, qui s’accordaient avec l’agent par imitation des verbes au présent. L’agent passé tendait à redevenir le sujet. Toutefois, ces suffixes qu’on ajoutait au passé, en persan comme en bengali, continuaient de s’ajouter aux formes de participe parce qu’il y avait longtemps que les anciens thèmes verbaux de « vrai » passé avaient disparu.

29 En persan, cet alignement du passé sur le présent a été très puissant : les terminaisons sont presque identiques (au passé 3e sing. la terminaison est « zéro », souvenir discret mais réel de l’ancienne construction23), mais les thèmes verbaux sont différents. Au passé, il s’agit d’un ancien participe et, comme en anglais par exemple et pour les mêmes raisons, on trouve des « verbes faibles » à participe régulièrement en -d- (ex. de xar/xarid « acheter »), et des « verbes forts » dont le participe est imprévisible parce qu’il remonte au participe de l’iranien ancien (ex. de gu/goft « dire »). Le préfixe mi- du présent est un ancien assertif, qui signalait que la chose a effectivement lieu.

Possessifs verbe faible : « acheter » verbe fort : « dire »

ou patient présent passé présent passé

-am s1 mi-xar-am xar-id-am mi-gu-yam24 goft-am

-at s2 mi-xar-i xar-id-i mi-gu-i goft-i

-aš s3 mi-xar-ad xar-id mi-gu-yad goft

-eman p1 mi-xar-im xar-id-im mi-gu-im goft-im

-etan p2 mi-xar-id xar-id-id mi-gu-id goft-id

-ešan p3 mi-xar-and xar-id-and mi-gu-yand goft-and

30 Ce système, qui nous paraît plus simple parce qu’il est proche du nôtre, se distingue pourtant par le traitement du patient. Si ce patient est une personne, il est exprimé par un suffixe identique à celui qui, pour les noms, marque le possessif. On dira donc en persan zad-am-aš « je le frappe » (« frapper » au présent, « je » agent, « lui » patient) comme on dit bačče-aš « son enfant » (« enfant », « lui » possessif). Ce détail montre à

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lui seul que la syntaxe du persan s’est faite à partir d’une syntaxe symétrique comme en pachto, où la série II était à la fois possessive et marquait le patient. Toutefois, en pachto, elle ne marque le patient qu’autant qu’il n’est pas le sujet, c’est à dire au présent. En persan, l’emploi de la série I pour les agents de tous les temps laissait à la série II la fonction de patient entière. À vrai dire, il existe des différences d’emploi de la série II selon les différents parlers de type persan, notamment en tadjik25.

31 Voici un résumé en tableau des indices personnels pour le pachto (1re métamorphose) et le persan (2e métamorphose) :

nom verbe intransitif verbe transitif

passé présent passé présent

Pos U U A O A O

pachto II I I II I I II

persan II I I I II I II

32 Il existe naturellement, entre le cas du pachto et celui du persan, des solutions intermédiaires. On peut d’ailleurs présenter cela d’une façon évolutive : puisque le système du persan est un système de type pachto qui a beaucoup changé, peut-on savoir dans quel ordre se sont faits les changements ? Nous discuterons le fond de cette question en conclusion, grâce aux langues des montagnards, mais il est possible de donner une réponse préliminaire en s’appuyant sur deux cas, celui du kurde et celui du parachi. Le kurde est parlé sous des formes assez différentes selon les lieux, y compris pour ce qui nous intéresse ; nous choisirons ici le kurde sorânî décrit par J. Blau26. Quant au parachi, c’est la langue de quelques villages de notre région, à moins de 100 km au nord de Caboul. Les deux langues ont bien deux séries de marques personnelles, par exemple :

série I série II

sorânî parachi sorânî parachi

s1 -im -em -im -um

s2 -î -ê -it -au, -a

33 Mais elles échappent à la symétrie de construction sur le même point : le patient passé (qui devrait être un sujet) est marqué comme au présent, par la série II – de sorte qu’au passé et l’agent et le patient peuvent être notés chacun par un suffixe de série II. Considérons en kurde sorânî un énoncé transitif passé dont l’agent et le patient sont exprimés par des indices personnels, par exemple « je t’ai envoyé » nardimît, qu’il faut segmenter nard-im-ît (envoyé-IIs1-IIs2) et comparer à « tu m’as envoyé » nard-it-im (envoyé-IIs2-IIs1) : l’indice de l’agent vient avant celui du patient, de sorte qu’on pourrait gloser nardimît en « l’envoyé de moi, c’est toi ». Les deux suffixes sont de série

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II : l’agent parce que c’est un passé, le patient parce que c’est le patient. Bien entendu, dans des langues de ce type, l’ordre des indices personnels successifs devient très important. Le schéma est donc alors :

nom verbe intransitif verbe transitif

passé présent passé présent

Pos U U A O A O

pachto II I I II I I II

sorânî, parachi II I I II II I II

persan II I I I II I II

ormuri (Logar) II I I II ku-obl I II

34 Ce dernier tableau, qui résume notre « marche d’approche », montre que c’est en effet le passé-accompli qui est la zone sensible : c’est là que les situations sont les plus mobiles.

35 Cette différence de construction entre persan et pachto a un corollaire dans les formes des pronoms personnels. Dans les langues indo-européennes anciennes, et dans une bonne partie des modernes (dont le français, ou en slave), les mots pour « je » agent de l’action et « me » patient sont deux mots absolument distincts. C’était le cas en sanscrit et en avestique ; c’est le cas en pachto où « je » direct est zë, « me » oblique est mâ. Comme on vient de le voir, ces pronoms n’ont qu’un emploi restreint puisque dans ces fonctions du moins les personnes sont marquées par des suffixes, ou peuvent l’être. Avec la 1re métamorphose, les pronoms en fonction d’agent devaient être à la forme « je » au présent (où ils sont sujets : ils sont à a forme directe) mais « me » au passé (où ils ne sont plus sujets : ils sont à la forme oblique) : c’est le cas dans beaucoup de langues, comme nous verrons, tant que le contraste entre présent et accompli tient bon. Après la 2e métamorphose, on constate des brouillages ou bricolages car si chez les verbes l’agent redevient sujet partout, chez les pronoms il arrive qu’à l’inverse ce soit la forme « me » qui se généralise en fonction agent, ainsi en persan où ne reste que man. Nous reviendrons à plusieurs reprises sur ce thème.

Dans l’Asie centrale médiévale

36 Les cités anciennes de l’Asie centrale comme Samarcande et Boukhara parlent aujourd’hui tadjik, c’est-à-dire une forme locale de persan. La vogue du persan en Asie centrale date de l’islamisation qui en a répandu le prestige, et en fait les plus anciens textes persans connus viennent d’Asie centrale. C’est d’ailleurs cette vogue internationale qui a contribué à former le persan « moderne » à partir de ce qu’on appelle le moyen-persan. Mais avant cette période, on parlait d’autres langues iraniennes dans la même région. Les exemples les plus notoires sont le sogdien centré sur Samarcande (mais qui s’est largement répandu grâce aux groupuscules de

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marchands sogdiens27 sur les routes dites de la Soie), le khorasmien centré sur le Khorezm (l’actuelle région de Khiva), et les langues saces du Xinjiang. Toutes ces langues ont disparu au début du IIe millénaire de l’ère chrétienne, mais la ferveur archéologique en a retrouvé de nombreux documents.

37 L’expansion sogdienne explique dans une certaine mesure que nous nous trouvions devant des formes linguistiques assez variées ; cette diversité s’est trouvée encouragée par l’adoption qu’on faite du sogdien, comme langue de prédication ou de propagande, des groupes religieux divers dont les chrétiens, les manichéens et les bouddhistes. Le sogdien a conservé de l’iranien ancien des modes comme l’optatif et surtout (plus nets dans les textes les plus anciens) des suffixes casuels des noms, mais la 1re métamorphose y est présente et une part des formes de passé est issue du participe passé ; le futur y est indiqué par l’adjonction au présent d’un suffixe -kâm issu d’un verbe « désirer »28. Au pronom de 1re personne, les formes agent et patient, écrites respectivement ‘zw et mn’ (« je » et « me ») sont distinctes.

38 Il existait29 plusieurs types de passé en sogdien. Le premier (« imparfait ») est construit sur le thème de présent à la façon de l’ancien imparfait indo-iranien et même indo- européen, et possédait deux caractéristiques qui ont eu des destins inverses. Cet ancien imparfait avait un « augment », c’est-à-dire une voyelle préfixée au début du mot ; en revanche il avait des terminaisons personnelles plus courtes (dites « secondaires » dans la tradition des langues classiques). Ainsi en sanscrit le présent « il est, il devient » est bhavati tandis que l’imparfait « il était » est abhavat. Cet augment s’est effacé ensuite dans beaucoup de langues30, mais pas du tout en sogdien où il a au contraire été généralisé à tous les verbes à l’imparfait. Une des grandes surprises en yaghnobi, la langue de la petite communauté du haut Zeravchan, c’est que que l’augment « vit toujours » : wâv « il parle » et awâv « il parlait » ! Le destin des désinences personnelles courtes a été moins glorieux, comme on voit en yaghnobi. En sogdien ancien ces désinences personnelles existaient encore, mais elle ont disparu31 ou plutôt ont été en partie refaites par analogie des autres types de passé – ceux qui nous intéressent. Ceux- ci reposent sur un participe en *-t qui s’accorde en genre, et sur l’un ou l’autre de deux auxiliaires. Avec l’auxiliaire δ’r- « avoir », on obtient un passé actif, par exemple δβ’r-t δ’r-’m « j’ai donné »32 (à lire 33 θιβart δârâm34) ; plus tard, le groupe formé par -t du participe et le δ- de l’auxiliaire s’est simplifié, ce qui prouve que l’auxiliaire est devenu une désinence complexe. Avec l’auxiliaire « être », ou plutôt la désinence qui se crée à partir de lui, on obtient un passé non-actif, par exemple ‘yt-’ym « je suis venu » (lire âyatim). Un point intéressant est la différence des désinences :

possessifs avec «avoir » suffixe de « être »

lecture35 lecture graphie graphie lecture

-m, mî s1 δâr-âm δ’r-’m -’ym -im

-t, -tî s2 δâr-ê δ’r-’y -yš -iš

-š, -šî s3 δâr-t δ’r-t -ø -ø

-man p1 δâr-êm δ’r-’ym -’ym -îm

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-tan p2 (pas attestée) -’sδ -as°θ

-šan p3 δâr-ant δ’r-’nt -’nt -ant

39 Ces passés à auxiliaire ont recouvert à peu près complètement la 1re métamorphose, dont la structure n’a laissé que quelques exemples dans les textes les plus anciens. Sims-Williams cite un énoncé où s1 -’ym indique le patient : γrmy’n ‘krt-’ym « il m’a fait exil : il m’a exilé ».

40 Quoique le khorasmien, langue du Khorezm dont les derniers témoignages (en alphabet arabe) datent du XIVe siècle ne soit que très imparfaitement connu, on est cependant assuré de la distinction entre « je » n’z et « me » m’.

41 Les langues saces de Khotan et de Tumshuq (cette dernière un peu plus archaïque) sont plus faciles à appréhender, non seulement à cause des textes assez nombreux en langue de Khotan aujourd’hui conservés à Paris, Londres et Saint Pétersbourg, mais aussi à cause de l’écriture qui note bien les voyelles. De même qu’en sogdien, le système casuel des noms est bien conservé dans les textes les plus anciens mais se réduit graduellement tandis que l’usage de postpositions se fait plus fréquent. En khotanais, le pronom de 1re personne oppose un nominatif aysu (lire azu) à un accusatif ma. Les passés sont faits sur le participe, comme d’ordinaire, et s’accordent généralement en genre. Toutefois, ils s’accordent aussi en personne, et s’ils sont transitifs toujours avec l’agent, ce qui résulte de l’accrétion d’un auxiliaire « être » ou « faire » ; le résultat est alors en partie analogue au passé-composé français – comme en sogdien. Voici les formes pour le singulier ; au présent avec le verbe yan- « faire », au passé ce sont celles du masculin, mieux attestées36.

présent passé intransitif passé transitif

s1 yanîmä -t-ämä < *-tä mä -t-aimä < *-te îmä

s2 yañi -t-î < *-tä î -t-ai < *-te î

s3 yîndä -t-ä < *tä -t-e < *-te

42 À propos du lexique des langues iraniennes anciennes du Xinjiang, on remarquera l’absence d’emprunts au chinois, au tibétain, ou au turk, sauf dans l’usage de noms propres ou de titres administratifs et pour employer quelques rares unités de mesure chinoises. Quelques mots ont été empruntés au tokharien, qui était parlé à la même époque dans la même région.

Autour du Panj : les langues pamiriennes37

43 Les langues actuelles nous placent en bien meilleure condition pour l’examen de la phonologie, puisque nous ne dépendons plus de graphies traditionnelles dans des alphabets exotiques. De ce fait, nous constatons des traitements extrêmement divers,

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qui ne sauraient surprendre de la part de petites communautés linguistiques relativement isolées.

44 Le Panj, qui deviendra l’Amou en sortant des montagnes, se nourrit d’un ensemble de rivières qui sur sa rive droite descendent des Pamirs, et sur sa rive gauche du Badakhshân. C’est dans cette région qu’on trouve les gens qui parlent des langues dites pamiriennes. Le sous-groupe yidgha-munji est souvent traité à part, à cause des traits qu’il a en commun avec le pachto ; ici, nous allons grouper les remarques.

45 Les langues iraniennes des Pamirs et du Badakhshân peuvent se diviser sur des critères essentiellement phonologiques en 5 sous-groupes – en allant du nord au sud : a) sous-groupe du yazghulâmi (historiquement proche du sous-groupe suivant) b) sous-groupe shughni-rushâni : shughni, rushâni, bartangi, roshorvi et sariqoli. c) sous-groupe de l’ishkâshimi : ishkâshimi, zêbâki, sanglîchi. d) sous-groupe du wakhi. e) sous-groupe du yidgha-munji38

46 Toutes ces langues présentent la distinction ancienne du pronom de 1re pers. sing. :

« je » « me »

yazghulâmi az mon

rushani az mu/mo

shughni wuz mu

bartangi waz mu(n)

sariqoli waz mɨ(n)

ishkâshimi az(i) mak

wakhi wuz ma-, maž

yidgha zo mun

47 En pamirien, cette opposition entre cas direct et cas oblique n’existe pas toujours pour les noms ; elle est alors limitée aux pronoms personnels, aux démonstratifs, et dans certaines langues aux interrogatifs visant des êtres animés, parfois même seulement humains. Il en va ainsi en général dans le sous-groupe du shughni39.

48 Le système des thèmes verbaux est homogène dans ses grandes lignes : on oppose un thème de présent et un thème de passé, plus un thème de parfait secondaire. Le thème du passé est fait avec le suffixe -t ou -d des anciens participes, qui s’adjoint au thème de présent selon des règles simples dans ce que nous avons appelé plus haut les « verbes faibles », et de façon plus complexe dans un nombre important de « verbes forts ». Un petit nombre de verbes intransitifs importants, dans la plupart des langues du sous- groupe du shughnirushâni, marquent au passé l’accord en genre avec le sujet au singulier.

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49 Au plan qui nous intéresse, les langues pamiriennes ont trois grandes caractéristiques. D’une part, l’actant unique (U) de l’intransitif passé est marqué par la série II. C’est à dire que cette série II joue au passé (pour U et pour A l’agent) le même rôle que la série I au présent. D’autre part, le patient est exprimé par un nom ou un pronom, pas par la série II. Enfin, cette série II n’est pas non plus employée pour le possessif des noms, qui est soit la forme oblique du pronom, soit une forme possessive spéciale.

nom verbe intransitif verbe transitif

passé présent passé présent

Pos U U A O A O

pachto II I I II I I II

pamirien type II I II I

50 Les deux séries de désinences personnelles en rushanî donnent une bonne idée des formes en usage :

I II

s1 -um -(y)um

s2 -i -at

s3 -t/-d -ø ou -i

p1 -am -am

p2 -at/-af -af

p3 -an -an

51 Au présent, on peut utiliser les pronoms, et le verbe (thème de présent) porte un suffixe de série I, qu’il soit transitif ou non. Exemple en shughni : wuz di wizůn-um « je sais cela » (je cela savoir-Is1)40. Au passé intransitif, le pronom sujet quand il est en tête est donc doublé de l’indice de personne de série II et certains verbes marquent le genre. Exemple en rushâni : az-um pa Xaragh sat « je suis allée à Khorog » (je-IIs1 à Khorog allée)41. Au passé transitif, le patient (nominal ou pronominal) est à la forme oblique. Exemple en rushâni : mu dum kitôb xêyt42 « j’ai lu ce livre » (me ce livre lu) 43 ; si le pronom agent n’est pas exprimé, la phrase devient dum kitôb-um xêyt, avec IIs1 à sa place.

52 On peut, en se guidant sur l’étude de J. R. Payne44 voir de langue en langue comment cela change. Nous allons le faire schématiquement pour le passé en utilisant ce type de tableau, puis nous dirons quelques mots du wakhi. Comme d’habitude, la zone de variation majeure est le passé. Mais plus spécialement l’expression de l’agent du

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transitif passé : il est marqué par la série II bien sûr, mais si le pronom est exprimé il est selon les langues tantôt à la forme oblique (ce qui est normal avec la 1re métamorphose et correspond à l’emploi régulier de la série II) et tantôt à la forme directe : on pouvait s’y attendre, non seulement parce que c’est la forme utilisée par l’agent au présent, mais aussi parce que cela fait la différence avec le patient passé qui à la forme oblique. Alors, l’emploi des formes (directe et oblique) et des séries (I et II) est devenu identique au passé et au présent.

53 En restant d’abord en rushanî, on observe deux « dérives » distinctes. La 1re, chez les locuteurs plus jeunes (de l’époque), aligne l’emploi des formes sur ceux du transitif présent : A et U à la forme directe. La 2e marque bien A par la forme oblique du pronom, mais « sur-marque » le patient par la préposition az-.

A U O V

rushâni oblique ou II direct et II oblique (g)45

rushâni « bis » direct ou II direct et II oblique (g)

rushâni « ter » oblique ou II direct et II (az)-oblique (g)

54 Voici les schémas pour les autres langues (certaines ont a- au lieu de az-) :

A U O V

bartangi dir~obl ou II direct et II (az)-oblique (g)

roshorvi direct ou II direct et II a-oblique (g)

shughni direct ou II direct et II (az)-oblique (g)

sariqoli direct ou II direct et II (a)-oblique

yazghulâmi oblique ou II direct et II (na)-(ž)-oblique

ishkashimî direct ou II direct et II oblique-i

55 En yazghulâmi, la distinction cas direct/oblique est limitée au singulier des pronoms. A est au cas oblique sauf si l’agent est explicité ; O est au cas oblique aussi mais avec préposition : soit ž- (équivalent de az- ailleurs), soit na-, et même na-ž- devant les noms propres ; les noms communs ont l’un ou l’autre, ou aucun. En ishkâshimi, les noms ne différencient pas direct et oblique. A est au cas direct, O au cas oblique éventuellement suffixé en -i.

56 Le wakhi, langue iranienne du corridor ménagé par la rivière Wakhan (la partie haute est habitée par les Kirghiz étudiés par Rémy Dor), a plusieurs singularités intéressantes. L’une d’entres elles est la présence de participes anciens en -n et non en -t ou -d. Ce détail possède des implications multiples dont on discute encore. Les participes de l’indo-européen peuvent être en effet en -n ou en -t, et de nos jours encore il existe une

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nuance en anglais entre shaved et shaven : shaven est plutôt senti comme un adjectif, et exprime « l’état d’être rasé » (clean-shaven « bien rasé »), tandis que le participe donnant le passé est shaved. Le linguiste et explorateur suédois Georg Morgenstierne, qui a laissé une contribution décisive pour la connaissance des langues de ces montagnes, pensait que ce fait rapprochait le wakhi des langues de l’Inde où par exemple les formes pour « donné » reposent sur dita, ditta ou dinna. Le wakhi possède deux séries de désinences :

I II

s1 -ëm -m

s2 -ī -t

s3 -t/-d -(î)

p1 -ën -n

p2 -ëv, -it -v

p3 -ën -v

57 La série I sert au présent, la série II au passé, comme dans les autres langues iraniennes des Pamirs. On oppose cas direct et oblique, chez les noms seulement au pluriel. La construction dépend du dialecte, qui varie sensiblement selon qu’on est en bas ou en haut de la vallée. En bas on a une situation à peu près identique à celui de l’ishkashimî du coude de la vallée (le suffixe marquant le patient y est plus rare). En haut de la vallée, une autre construction du passé co-existe avec la première, mais elle se limite aux 2 pronoms personnels du singulier. A est alors au cas oblique, et même U peut l’être. La marque de patient est plutôt -ëy que -i. Quand U ou A est exprimé, il arrive qu’on ne marque pas II :

A U O V

rushâni oblique ou II direct et II oblique (g)

ishkashimî direct ou II direct et II oblique-i

wakhi « en bas » direct ou II direct et II oblique-(i)

wakhi « en haut » oblique ou II direct et II (oblique et II) oblique-(ëy)

58 Exemples dans le dialecte « d’en bas ». Wëz-ëm yawî « je (l’)ai trouvé » (moi-IIs1 trouvé) ; quand le verbe est intransitif, il arrive que l’indice personnel, outre qu’il peut être exprimé par le pronom (comme dans l’exemple précédent), se trouve et mobile et suffixé au verbe : tu-t cërëk wëzd-ët « tu es venue pourquoi ? » (toi-IIs2 pourquoi venu- IIs2)46 – dans ce cas, la personne est indiquée trois fois.

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59 Le grand intérêt des langues pamiriennes est dans leur diversité de construction, et c’est pourquoi nous l’avons un peu détaillée : on y voit, à des degrés divers, le système des cas (bien vivant chez beaucoup de pronoms) aligner le passé sur le présent, et complémentairement développer une marque de patient. Ce sont autant de versions d’une 2e métamorphose, mais comme si elle était en cours : on la voit se faire. En outre, les faits sont très clairs, à la différence des langues comme le sogdien ou le sace, parce que les formes verbales n’ont pas recours à une série d’auxiliaires. On peut en résumer les grands traits : emploi de la série II au passé intransitif, mais pas comme patient et rarement comme possessif. Et à droite les désinences de 2e personne du singulier pour chacune des deux séries.

nom intransitif transitif s2

passé présent passé présent II I

U U AOAO

rushâni obl II I II obl I obl -at -i

bartangi obl II I II obl I obl -at -i/-ø

roshorvi II I II obl I obl -at -ø

shughni obl* II I II obl I obl -at -i

sariqoli obl II I II obl I obl -at -ø

yazghulâmi pos II I II obl I obl -at -ay

ishkâshimi pos II I II Obl I obl -ët -i

wakhi pos II I II -i I -i -ët -ø

* seulement pour le pronom s1

Plus loin vers le sud : yidgha et munji

60 Dans les langues pamiriennes, comme on l’a vu, nous trouvons plusieurs formes de pronoms à cause de la distinction entre formes directe et oblique (qu’illustrent les types « je » et « me »). Dans certaines autres, s’ajoute une forme spécialisée dans la fonction possessive. Mais ce qu’on ne trouve presque jamais dans cette fonction possessive, c’est la forme enclitique (série II). En yazghulâmi, on dit par exemple47 : Nân, nipatinka k’am mad ?« Maman, où sont passées mes bottes ? » (maman, mien botte où être-s3)

61 où le ni possessif fonctionnne comme le my anglais (il ne s’accorde en rien avec le nom qu’il détermine). Dans les langues du groupe shughni, où il n’existe pas de forme possessive, on emploie la forme oblique ; ainsi en yazghulâmi48 : ta čur koyu « ton mari,

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(il est) où ? », comme a-ta čosan ! « (nous) t’attendons !» – il est vrai que dans ce dernier exemple, le pronom oblique est préfixé par a-.

62 En munji49 pourtant, le possessif s’exprime par une série de suffixes, e.g. 50 pur-ët « ton fils ». Il est d’ailleurs fréquent que le pronom précède51 : ta zūr-ët na diw-ān či-rasi « ta force ne tient pas contre le génie » (toi force-s2 contre génie-obl non-soutenir).

63 Ces suffixes personnels du munji (s1 -m, s2 -t, s3 -š) évoquent d’ailleurs la série II des désinences personnelles (s1 -m, s2 -t) des langues pamiriennes. Évoquent seulement, car si on les compare on voit que le pluriel de la série II(b) du munji a été copié sur la série I : le critère le plus sûr reste la 2e personne du singulier, qui à la série II est typiquement en -t.

s1 s2 s3 p1 p2 p3

série IIa = 0 ou possessif -m -t -š -mon -fon -šon

série IIb = A passé -m -t -ø/ -a -âm -âf -ât

série Ia = U ou A présent -m -y -i/t/ø -âm -âf -ât

série Ib = U passé -âm -ây -ø/-a -âm -âf -ât

64 en rushâni (pamirien)

série II -um -at -ø/-i -am -af -an

65 en kurde sorânî :

II = Poss. -im -it -i -man -tan -yan

66 En munji, la série II possède deux variantes. Dans la première (ci-dessus Ha), elle sert de possessif du nom, comme dans les exemples déjà donnés, ou de patient quand le verbe est composé : ba azob-ëm kit « il me fait souffrir ». Dans la seconde variante (ci-dessus IIb), elle sert d’agent du transitif passé. Lorsque le verbe passé est intransitif, on emploie une série Ib (s1 -âm, s2 -ây) un peu différente de celle du présent (ci-dessus Ia).

nom intransitif transitif

passé présent passé présent

U U A O A O

pachto II I I II I I II

munji IIa Ib Ia IIb IIa Ia IIb

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sorânî, parachi II I I II II I II

« pamirien » obl II I II obl I obl

67 Du point de vue que nous suivons assidûment, celui de la logique des formes du passé, le munji n’appartient pas au répertoire pamirien52, où la série II sert au sujet de l’intransitif passé et jamais à exprimer le patient. Il faut ajouter toutefois des remarques sur chacun de ces deux points. Certes en munji la série I sert au sujet de l’instransitif passé, mais c’est une série I un peu particulière qui est parfaitement identique à IIb pour 4 désinences sur les 6… on sent bien la pression qui s’exerce. Quant à l’expression du patient, à vrai dire l’emploi de la série IIa n’est pas si fréquent, et on a souvent recours au pronom. Celui-ci est alors au cas oblique et souvent précédé de la préposition va :ta va mën lëškët « tu m’as vu ? »53 Le même exemple au présent : tu va mën win-ëy ? « tu me vois ? »54. La différence avec les langues pamiriennes, qui paraît d’abord si sévère, ne l’est donc pas tellement.

68 Il est vrai que yidgha et munji sont parlés au Nouristan, au bord du domaine des langues nouristaniennes (« kafires ») et dardes55. Et qu’une grande partie de ces langues possèdent des suffixes personnels – qu’elles utilisent le plus souvent comme possessifs. Mais avant d’en venir aux systèmes personnels de ces langues, il faut faire un peu d’archéologie linguistique.

Résister à l’ézafé !

69 Outre leurs constructions particulières du passé, les langues des petites populations des montagnes ont conservé une autre construction ancienne.

70 Dans les langues iraniennes d’Occident en effet, le complément du nom est construit à peu près comme en français : « le fils du roi » est en persan pesar-e pâdešâh, à cela près que le joncteur -e équivalent à « de » se suffixe au premier nom. Ce joncteur s’appelle « ézafé ». Son emploi est beaucoup plus vaste que le « de » français puisqu’il se suffixe à tous les noms déterminés, même s’ils suivis par un pronom mâdar-e man « ma mère » (mère-de moi) ou par un adjectif mard-e xub « un homme bon » (homme-de bon). Cet ézafé est issu d’un -i moyen-perse, comme dans le titre d’un récit célèbre Kârnâmay i Arδ axšêr i pâβaγân « Le Livre des exploits d’Ardashir le papakien ». Le premier mot de ce titre montre pourtant que dans les noms composés, le complément précède le nom : - nâmay « livre » a pour déterminant kâr- « action, exploit » (comme dans le persan actuel Bâbur-nâme « le Livre de Babur »), ce qui montre que la construction par ézafé, plus complexe, est aussi plus tardive. Elle est en effet une innovation des langues iraniennes occidentales, et a eu un immense succès.

71 Peu de langues iraniennes ont résisté à cette vogue56, mais les langues les plus orientales que nous examinons sont restées à l’écart du mouvement. Dans son ouvrage de synthèse sur les langues iraniennes, le linguiste russe Josif Oranskij a donné de nombreux exemples57 pour montrer comment les langues orientales, jusqu’à nos jours, continuent de placer le déterminant avant le déterminé, comme dans les noms composés. Ainsi, le shughni dit mu xolak « mon oncle » comme il dit safed xac « eau claire » (clair eau). Le même principe est suivi par toutes les langues pamiriennes, comme aussi par le pachto, le yaghnobi et l’ossète du Caucase.

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72 Dans certaines langues pamiriennes, yazghulâmi, ishkâshimi, wakhi, il existe même des formes de pronoms personnels spécialisées dans l’emploi « possessif » (comme en pachto), d’ailleurs de façon assez variée ; ces formes sont restreintes aux deux premières personnes du singulier. Ceci porte alors à 3 les formes pronominales puisque le yazghulâmi par exemple distingue az « je », mon « me » et ni « mon ». Les langues du groupe shughni-rushâni utilisent la forme oblique (type « me ») en fonction possessive, comme dans l’exemple du paragraphe précédent.

Le mystère des racines

73 Il existe en indo-européen une très honorable et très ancienne tradition qui oppose les « pronoms pleins » (formes longues) aux « pronoms courts » (formes brèves). L’exemple le plus facile est celui du sanscrit. Dans cette langue, il existait pour les pronoms une déclinaison complète et compliquée, mais dans beaucoup de cas il était possible d’utiliser des formes brèves beaucoup plus faciles :

1 2

pleine brève pleine brève

Sing. Nom aham tvam

Acc mâm mâ tvâm tvâ

Dat mahyam me tubhyam te

Gen mama me tava te

Duel Nom âvâm yuvâm

Acc âvâm nau yuvâm vâm

Dat âvâbhyâm nau yuvâbhyâm vâm

Gen âvayos nau yûvayos vâm

Plur. Nom vayam yûyam

Acc asmân nas yuşmân vas

Dat asmabhyam nas yuşmabhyam vas

Gen asmâkam nas yuşmâkam vas

74 Si l’on ôte le duel et qu’on résume cela aux racines employées, on obtient :

1 2

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pleine brève pleine brève

sing. dir. aham tvam

obl. ma- mâ, me tuv- tvâ, te

plur. dir. vayam yûyam

obl. as- nas yuş- vas

75 Au pluriel les formes brèves reposent sur des racines parfaitement distinctes des formes longues. Les autres groupes de l’indo-européen ont puisé chez les unes ou chez les autres58. Par exemple l’anglais we et you (gotique weis et yûs) repose sur les formes longues, tandis que le français nous et vous repose (comme en latin nôs et vôs) sur les formes brèves.

76 Ces formes brèves ne sont donc pas seulement des abréviations des longues, elles ont leur identité. De sorte que les formes enclitiques dont nous venons de rappeler toute l’importance dans la formation des conjugaisons iraniennes, même si elles ne s’imposent dans ce rôle qu’avec la 1re métamorphose, ont déjà auparavant une histoire intéressante.

77 Le fait que nous retrouvions ces formes personnelles enclitiques dans les langues nouristaniennes et dardes, et même dans certaines langues de l’ouest de l’Inde a donc une importance considérable.

78 L’expression des personnes, lorsqu’elles sont liées au verbe, peut en résumé se faire de trois façons : (1) par des désinences verbales « vraies », c’est-à-dire affixées seulement au thème verbal (2) par des désinences mobiles ou enclitiques (3) par des pronoms pleins qui ont le plus souvent des formes qui varient avec leur fonction. Lorsque les solutions (1) et (2) existent, les pronoms pleins servent seulement à marquer une insistance particulière, mais il existe des situations où les pronoms pleins prennent peu à peu le relai de désinences affaiblies, ou encore des langues où le pronom est nécessaire dans certains cas et les désinences dans d’autres.

Langues dardes et nouristanies : indien, iranien ou autre ?

79 Les langues dardes ou dardiques sont parlées sur le cours supérieur de l’Indus et de ses afflluents (ensemble des parlers shina), au nord du Pakistan, puis plus à l’ouest sur le cours supérieur de la Swat (le bashkarîk ou gâwrî, le torwalî), dans le haut Chitrâl (le khowar) ou un peu plus en aval (le kalasha, le phalura), sur la frontière afghane (le gawar-bâtî) ; d’autres langues existent ou existaient en Afghanistan oriental, mais le pachto gagne partout du terrain. Toutefois, au nord de Caboul, dans un réseau de vallées entre Kunar et Panjshir, subsiste un vaste continuum dialectal connu sous le nom de pashaî. Le cachemiri est considéré comme une langue darde par certains auteurs, tandis que d’autres veulent y voir une langue indo-aryenne ordinaire ; elle n’est tout-à-fait ni l’un ni l’autre, et l’on se doute des implications politiques de ces choix.

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80 À l’est de ce vaste domaine, on parle des langues tibétaines (ladakhi, balti), et au nord, au-delà de Gilgit, les langues bourouchaskies qui séparent les langues dardes des parlers kirghiz des Pamirs. Au nord-ouest, au delà de la vallée de la Kunar, on rejoint les langues yidgha-munji ou le wakhi.

81 Depuis Morgenstierne, on distingue soigneusement langues dardes et langues nouristanies. Les « Kafir », islamisés à la fin du XIXe siècle seulement, avaient conservé une farouche indépendance. John Biddulph (1840-1921), qui prit connaissance du pays en 1878 grâce à des voyageurs de là-bas qui passaient au Chitrâl, écrit au début du chapitre qu’il leur consacre59 :

82 « Entre le Chitrâl, l’Afghanistan et l’Hindou Kouch, les cartes montrent un vaste espace de pays inconnu sous le nom de Kafiristan, dont les habitants ont fait l’objet des conjectures les plus fantaisistes. Que, pourtant entourés de tout côté par des musulmans fanatiques avec qui ils sont en état de guerre chronique, ils aient été capables de préserver intactes leur indépendance et leur foi, et que leurs coutumes et traditions, différentes de celles de leurs voisins, donnent quelque raison de penser qu’ils aient autrefois joui d’un plus haut niveau de civilisation qu’à présent, cela a suffi à exciter la curiosité des voyageurs et des ethnologues ».

83 Les langues kafires sont cinq : kati, waigali, ashkun, tregami et prasun. Cette dernière est atypique à beaucoup d’égards.

84 Cette distinction entre kafir et darde, si l’on est familier de ces langues, repose d’abord sur le lexique qui peut être assez différent (voir les cartes de Fussman 1972). Sur l’aire kafire-nouristanie et les problèmes de définition qu’elle pose, lire Fussman 1988.

85 Les raisons pour classer ces langues dardes et kafires de tel ou tel côté impliquent des analyses phonologiques assez techniques. Ici, nous considérerons simplement quelques mots clefs, qui tous mettent en cause des sifflantes : « sept », « cent » et « souris ».

86 Parmi les différences qui distinguent langues iraniennes et langues indiennes, l’une concerne les sifflantes initiales. Il existait en sanscrit 3 sifflantes, dont 2 s’opposent à l’initiale de mot : /s/ et /ś/. Quand elles sont suivies de voyelle, on note les correspondances suivantes :

« sept » « cent »

sanscrit sapta- s ś śatam

hindi sât sau

avestique hapta- h s satëm

persan haft sad

87 On voit que les langues iraniennes ont amui l’initiale /s/ en /h/, mais ont conservé le groupe consonnantique final60. Côté indien, /s/ et /ś/ (et /ş/) ont ensuite toutes évolué ver la prononciation /s/ dès les derniers siècles avant l’ère chrétienne, comme en témoigne le Canon pali ; c’est pourquoi le hindi a sau (reposant sur *ś) comme il a sât (reposant sur *s).

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88 Qu’en est-il des langues dardes ? La réponse ne souffre aucune ambiguité, c’est s-. Turner 13 13961 donne pour « sept » des exemples dans 16 langues dardes et toutes ont s-, cachemiri inclus. Voici quelques exemples :

shina săt, sătt, sät

torwali sât

khowar sot

kalasha sat, sât

phalura sat, sât

pashai sâta, sât, sat

cachemiri sath, satt

89 Notons que ceci démontre que les langues dardes ne sont pas iraniennes, mais ne suffit pas à démontrer qu’elles sont indiennes au sens strict. En effet, la forme en s- est la forme originale, comme le montre son existence dans d’autres groupes indo-européens, latin septem, vieil-anglais seofon, vieux-slave sedm’ par exemple, de sorte que sa conservation ici ou là ne prouve aucunement l’appartenance du mot en s- à un sous- groupe spécifique. D’ailleurs, les langues kafires qui ne sont pas d’ordinaire considérées comme indiennes ont également le s- : ashkun sot, sût, waigali sôt, prasun sεtε. Pas plus que les langues dardes, elles n’ont conservé le groupe consonnantique final.

90 Quant aux langues des Pamirs, elles sont bien iraniennes. Nous ajoutons en serrant à droite quelques autres non-pamiriennes qui sont intéressantes : la perte du h- initial est souvent considéré comme un critère des « langues iraniennes orientales » :

rushâni wûvd

yazghulami uvd

ishkashimi uvd

munji ovda

yaghnobi aft

ossète (digor) avd

91 Pourquoi fait-on un sort spécial aux langues « kafires » ? Il se trouve qu’à l’époque du sanscrit, le son /s/ ne pouvait pas être prononcé après la voyelle /u/ : on n’a jamais le groupe /us/ en sanscrit, mais /uş/. Donc dans le mot « souris », on a sanscrit mûşa alors que le latin a bien mus, comme le grec mûs. Nous allons voir que cet apparent détail permet des distinctions décisives.

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92 En effet, nous savons que dès l’époque du pali, /ş/ se confond avec /s/ dans la plaine, le hindi et les autres langues indiennes « d’en bas » ont donc /s/ : hindi mûs ou mûsâ.

93 Nous savons aussi que les langues dardes n’ont pas confondu les différents « s » : nous avons pashai mûč (de mûşači), shumashti muşo, bashkarik mûş, shina mũşu etc. : ces langues ne sont pas iraniennes, certes, mais elles forment un contingent « archaïque » chez les langues indiennes, sur ce point du moins.

94 Quant aux langues kafires, plusieurs ont /s/ : kati mũsë, prasun müsû. Or, ces langues connaissent bien /ş/ par ailleurs, donc ce /s/ n’est pas une évolution d’un vieux /ş/ comme en Inde « d’en bas » : c’est l’ancien /s/ – celui d’avant l’époque du sanscrit. Morgenstierne est le premier à avoir vu l’importance de ce petit détail. Comme dit Fussman62 : « Ce sont des formes très archaïques où la sifflante dentale originelle a été maintenue après -u- ».

95 Faut-il donc sortir complètement les langues kafires de l’orbite indo-iranienne ? Au sens strict, oui. Mais elles ont en commun avec ces dernières un dernier fait, bien étrange à vrai dire, mais d’autant plus sélectif qu’il est étrange. Toutes appartiennent au « Monde du A ». On sait qu’une caractéristique clef des langues indo-iraniennes est leur confusion des anciens /e/, /o/, /a/ sous le seul phonème /a/ : le sanscrit dit râja- « roi » où le latin dit rêx, et nâma- où le latin dit nômen. Or, les langues kafires sont dans cette mouvance. Nous l’avons déjà aperçu obliquement avec le mot pour « sept » : ashkun sot, sût, waigali sôt ; si le sanscrit a sapta- et l’avestique hapta-, le latin a septem et le grec hepta, de sorte que le *e ancien a été absorbé par le « monde du A ». Les /o/ et / u/ des langues kafires ne résultent évidemment pas d’un *e, mais d’un /a/ arrondi en / o/ ou /u/ (comme en pamirien) par le /f~v/ qui suivait et a d’ailleurs disparu. Mais il existe des exemples directs, comme le nom de « l’œil » : latin oculus, grec ophthalmos, le pluriel russe oči (bulgare sing. oko) ne laissent aucun doute sur le *o d’origine, réduit à / a/ dans le sanscrit akşi- ou l’avestique aši. Or les Kafirs disent /a/ : ashkun aşi, kati äs, tregami açê, waigali ačê63, donc avec a- initial comme les langues dardes ou autrement indiennes, ou iraniennes pour les mêmes raisons.

96 Ainsi, dans ce vaste « monde du A », avons-nous à part ces langues kafires qui ont préservé un vieux *s après /u/, tandis que d’autre part nous avons des langues « indiennes » (dardes incluses) qui ont préservé ce *s à l’initiale devant voyelle, tandis qu’il devenait /h/ en iranien (pamirien inclus).

La série II à bout de souffle

97 Nous avons soigneusement examiné (autant que faire se peut dans un panorama de cette sorte) le comportement de la série II jusqu’ici parce qu’elle jouait un rôle décisif dans l’expression du passé accompli. Elle a plusieurs fonctions, diversement développées selon les langues. Souvent, c’est la série de désinences qui a fonction de possessif auprès des noms, mais nous avons vu que le pamirien ignore à peu près cet aspect. Souvent encore, elle marque l’agent du verbe transitif passé, et nous avons vu que le pamirien étend au contraire cette fonction au passé intransitif. Souvent enfin, elle marque le patient : cette fonction est claire en persan et pachto, attestée en munji, absente en pamirien. En outre, elle est enclitique plutôt que suffixe : normalement, elle vient se placer après le premier mot de l’énoncé. En somme, c’est cette variété de

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traitement, liée aux variétés de formation du passé, qui est intéressante : le sort de cette série II nous fait un guide assez clair pour voyager de vallée en vallée.

98 Dans le domaine que nous abordons maintenant, les formes de série II ont aussi une géographie, plus fortement tranchée. Les langues dardes sont divisées en trois secteurs. Le premier se trouve à l’ouest (mi en Afghanistan, mi au Pakistan dans la vallée de la Chitrâl), atteint et entoure les langues du Nouristan : ce darde occidental et le Nouristan possèdent une série d’enclitiques, qui est notre série II. Le second secteur est au nord-est (au Pakistan, dans les hautes vallées de la Swat et de l’Indus) : les langues n’ont rien de tel. Le dernier secteur est celui du Cachemire, au sud-est : les parlers cachemiris ont plusieurs séries de marques personnelles dont une est assimilable à notre série II.

ouest nord-est sud-est

série II aucun série II

gawar-bati torwali darde : kalasha bashkarik cachemiri pashai shina

kati nouristani : waigali ashkun

99 Les langues yidgha-munji, à série II possessive sont voisines des langues du NO, qu’elles prolongent vers le nord. À l’ouest le pachto, langue des montagnards d’Afghanistan (et d’une part du Pakistan) possède également une série très efficace, comme nous l’avons vu ; plus au sud le baloutche aussi64. Vers le sud, jouxtant l’aire du pachto, les langues indiennes locales (« lahnda », sindhi) possèdent aussi une série analogue – un fait très isolé en Inde, à propos duquel Masica65 remarque : « Quoique ce phénomène doive beaucoup à l’influence de l’iranien voisin, on ne doit pas oublier que l’ancien indo- iranien lui-même avait une série de pronoms enclitiques ».

100 Toutefois, la fonction de ces séries varie sensiblement, et leurs formes aussi.

101 Dans les langues du Nouristan (prasun excepté), le schéma casuel classique (forme oblique pour le patient au présent et l’agent au passé) est d’autant plus important que l’emploi de notre série II est limité au possessif, et même dans certaines langues comme le kati, à la possessivation des noms de parenté et assimilés. Ex. en kati66 sur le nom tot « père » : ta « mon père », tote « ton père », totiš « son père ». Il en résulte qu’en fonction non-sujet, là où les noms sont à la forme oblique, il faut employer des pronoms également à l’oblique : en kati au passé (l’exemple est au perfectif) aga t’u ye ne djîyu-š-č « si je ne te tue pas »67. Quelques formes en kati aident à comprendre l’exemple :

série II série I pronom

(noms) (verbes) dir obl

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s1 -a -m vuze ye(me)

s2 -e -š t’u tu

102 Comme en pachto la série I réfère au patient quant le verbe est au passé, ainsi encore dans le parler waigali étudié par Degener68 : yõ aŋa onto-m « il m’a vu » (« lui »-obl « je »- dir « vu »-Is1) ; au passé, la terminaison note aussi parfois le genre du patient, qui est le sujet.

passé présent passé présent

possesif U U A O A O

pachto II I I II I I II

« kafir » type II I I obl I I obl

103 Dans les langues dardes, la situation dépend des langues. Voyons d’abord celles qui possèdent une sorte de série II dans la zone ouest. Dans le cas du sous-groupe pashai69, on trouve une distortion intéressante : l’emploi de la forme directe est étendu au patient présent – mais seulement chez les noms, car les pronoms résistent à cette innovation.

verbe transitif

passé présent

nom oblique direct direct direct

pronom oblique direct direct oblique

104 La série II des possessifs s’emploie aussi avec les verbes – en notant cependant cette fois-ci qu’ils forment une série presque indiscernable de la série I : même la désinence de s2 en -t a disparu au profit d’un -i.

105 Au présent, le thème verbal transitif (terminé par un morphème -g(â)-) est suivi s’il y a lieu de la série II marquant le patient, puis d’un auxiliaire conjugué qui s’accorde avec l’agent ; cet auxiliaire se réduit souvent à sa seule désinence. Exemple : baŋg-î-(h)âm « je te bats » : baŋg(â) est un participe actif « celui qui bat, le battant » du verbe han- « battre », puis l’enclitique -î- de s2 « te », puis l’auxiliaire -hâ-m « je suis » (je suis le battant de toi, celui qui te bat). L’enclitique, qui mérite son nom puisqu’il ne se suffixe pas à l’auxiliaire conjugué mais au mot qui précède, marque donc le patient comme il est le possessif du nom : nous reconnaissons là le fonctionnement classique de la série II.

106 Au passé, le participe est différent (en -k-) et change selon le genre et le nombre (il devient souvent -č- au féminin et au pluriel). Si le verbe est intransitif, une marque

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personnelle de série I marque le sujet : gîk-im « je (masc.) suis allé », gîč-im « je (fém.) suis allée ». Si le verbe est transitif, on utilise deux marques : la première marque l’agent, la seconde à la fin marque le patient. Exemple : hanik-em-i « je t’ai frappé » (‘tu es le frappé de moi’) ; exemple inverse au parfait : hanček-i-m « tu m’as battue » (‘je suis la battue de toi’), où le -č- indique que le patient est féminin. En somme, les indices personnels du passé sont dans l’ordre agent-patient, à l’inverse de ceux du présent parce que le participant sujet est passif au lieu d’être actif. En Pashai du SE, les deux séries sont légèrement différentes : Is2 est -î, IIs2 est -e.

107 En fait, on voit ici ici se créer un groupe verbal à deux marques personnelles. L’ordre s’explique par l’histoire des séries car le premier des deux, qui marque l’agent, correspond à la série II. Mais une fois l’ordre devenu fonctionnel, la différence des séries s’estompe en même temps que l’auxiliaire support s’efface. Hormis cela, le fonctionnement est parfaitement classique, et correspond à l’emploi des formes directe et oblique chez les pronoms :

participe série II auxiliaire série I (sujet)

présent actif patient s’efface agent

« je te frappe » haŋ-g- -î- (h-) -âm

passé passif agent effacé patient

je t’ai frappé » hani-k- -em- -i

108 En revanche en gawar-bati, les enclitiques semblent ne servir que de possessifs. Ce sont les pronoms qui remplissent les fonctions de patient et d’agent. Cette langue a d’ailleurs développé des formes pronominales spécialisées en fonction d’agent des transitifs passés. Les noms ont également un suffixe agentif dans ce cas.

109 Dans le parler de Woṭâpur étudié par Buddruss70, la série II est pratiquement inexistante (réduite au possessif -5 en s3 ! : math-es « sa tête »), et l’emploi de la série I elle-même se limite au temps dit « aoriste », d’ailleurs peu fréquent. Il en résulte que la majorité des formes verbales ne sont pas marquées en personne : on emploie des pronoms. Ceux-ci en revanche différencient des cas : direct, oblique, agentif, et possessif (génitif). Mais dans cette langue, Buddruss parle non sans raison d’accusatif plutôt que de cas oblique, parce que ce cas s’emploie également pour le patient au passé – selon cette tendance que nous avions signalée en kurde et parachi mais pour l’emploi de la série II : ma maĩ zûye ne pašûê-thê « je n’ai pas vu cette femme » (maĩest le pronom s1 oblique, zûye « femme » est à l’accusatif et les participes finaux, pašûê et thê s’accordent avec elle au féminin71).

110 Enfin, les langues dardes orientales n’ont pas de possessifs du tout. Certaines ont des formes possessives du pronom, d’autres non. Une autre langue étudiée par Buddruss72, la langue de Sau (un village sur la Kunar), est selon Morgenstierne approuvé par Buddruss « un dialecte phalura influencé par le gawar-bati ». Ce parler ignore tout à fait la série II, et différencie complémentairement des formes fonctionnelles de pronoms, avec un agentif (pour l’agent du passé) qui est presque identique au génitif.

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Ce parler est exceptionnel sur un point au moins : au cas direct le pronom pluriel « vous » se dit tu comme au singulier73.

111 Un dernier cas est celui des parlers shina – le plus vaste ensemble de parlers dardes dans un domaine qui couvre tout le haut Indus lorsqu’il sort des régions tibétophones. En shina, avec des variantes locales souvent importantes, le schéma est :

nom verbe transitif

passé présent

Pos A O A O

nom obl-i dir-se dir/obl dir-se dir/obl

pronom obl-i dir-se dir/obl dir-se dir/obl

112 Noms et pronoms continuent bien d’avoir deux formes, directe et oblique, mais ce clivage n’a plus qu’un lointain rapport avec le système antérieur. L’agent (nom ou pronom) est marqué par un suffixe -se, à tous les temps, et le plus souvent le patient est au cas direct ; le cas oblique ne marque le patient que s’il est directement et sévèrement affecté, avec des verbes comme « battre, frapper, cogner ». La détermination (et « possession » dans le cas des pronoms) est marquée par le cas oblique et le suffixe -i, par exemple ma-i šal āli « la fièvre m’a pris » (ma fièvre est-venue) ; on notera qu’il ne s’agit pas d’un ézafé.

113 Dans bon nombre de ces langues dardes orientales, l’opposition entre « je » et « me » est éliminée : la forme « me » devient la base des formes directes aussi bien, comme en persan et comme dans l’Inde d’en bas.

direct oblique

nouristani kati wuze ye(me)

waigali aŋa ũ

ashkun ai yũ

darde occidental gawar-bati â mô

Katakalai (Morgenstierne) au ma

wotapur au maĩ

shumashti â mô

glangali abë mey

pashai SW â mam

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tirahi au me

kalasha a mai

khowar awa ma

darde oriental torwali ã, ai me

bashkarik ya mai

mayan mã me

kanyawali ma mî

phalura ma ma

langue de Sau ma ma

shina ma(h) mă

114 Comparer74

panjabi maĩ maĩ

hindi maĩ mujh

Cachemiri

115 Reste le cas de la vallée du Cachemire, où nous avons vu qu’il existait plusieurs séries de marques personnelles. Dans leur vallée relativement isolée, entre les langues tibétaines au nord et indiennes au sud, les parlers cachemiris représentent l’extrémité de l’aire darde, et il n’est pas très étonnant qu’ils aient développé des traits particuliers. L’un d’entre eux est la forme bɨou ba pour « je ». Elle résulte du transfert au singulier poli de la forme « nous » (de même que souvent, « vous » est un « tu » poli) : plusieurs langues dardes ont une forme en b- pour « nous »75.

116 La vallée du Cachemire, du point de vue des zones d’influence des emprunts modernes, appartient plutôt à l’aire du pandjabi qu’à l’aire du pashto. « Fusil » s’y dit bandūk, mot du Panjab, plutôt que top, mot afghan qui sous des formes diverses a été emprunté par tous les autres parlers dardes et nouristaniens76.

117 Malgré ces singularités, nous allons voir que la logique des formes en cachemiri, dans les grandes lignes, rappelle celle du pashai – à l’autre extrémité de l’aire darde.

118 La description des parlers cachemiris, outre que beaucoup de points méritent encore recherche77, se complique d’une assimilation régressive puissante qui a transféré sur les premières syllabes du mot les caractéristiques de voyelles finales disparues ensuite. Ce phénomène, analogue à l’opposition foot/feet en anglais78, transforme les oppositions masc./fém. et sing./plur., autrefois marquées par des suffixes, en alternances de

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thèmes selon une logique identique à celle qui oppose en pashai gîk-im/gîč-im « je suis allé/allée ». C’est un trait largement répandu dans la région, mais qui semble être envahissant en cachemiri.

119 Les noms distinguent 3 cas au pluriel, mais entre 2 et 4 au singulier ; la classe de noms dits « féminins » n’a qu’une forme pour les 2 cas obliques (obl1 et obl2) et l’agentif, de sorte qu’une seule forme s’oppose au cas direct (dir). Les pronoms ont 2 cas, direct et oblique, et des possessifs dérivés qui s’accordent en genre.

nom verbe transitif

passé présent

Pos A O A O

nom obl1 agentif direct direct obl1*

pronom possessif obl direct direct obl

120 *si défini ; sinon cas direct.

121 Le système est d’une façon générale analogue à celui du pashai : au présent, un auxiliaire s’ajoute et c’est lui qui marque la personne ; au passé, le participe est complété par un jeu de marques personnelles. Toutefois, plusieurs différences apparaissent.

122 Au présent, l’auxiliaire précède le nom d’action (en -ân) et marque le genre et la personne du sujet (agent si le verbe est transitif). Les formes de l’auxiliaire sont les suivantes :

masc. fém.

s1 čhus čhës

s2 čhukh čhëkh

s3 čhu(h) čhë(h)

p1 čhɨh čhah

p2 čhɨwɨ čhawɨ

p3 čhɨ(h) čha(h)

123 Ex. čhës wučhan « je vois » (sujet féminin), čhukh wučhan « tu vois » (sujet masculin).

124 Au passé, le participe s’accorde en genre et nombre avec le sujet, qui est le patient si le verbe est transitif ; Edel’man donne l’exemple suivant : čhu-th-an su wučhmut « tu l’as vu » – ce qu’il faut analyser en ‘il est vu de toi’ : čhu- est l’auxiliaire masculin (3e sing.), - th- est une marque de 2e du sing. et correspond à l’agent, -an une forme de 3e sing. et

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correspond au patient, su le démonstratif « il » à la forme directe masculine, wučh-mut est le participe en -mut du verbe wučh- « voir ». On voit que l’auxiliaire vient d’abord, et que les marques personnelles s’y suffixent dans un ordre précis. Edel’man appelle « enclitiques » toutes ces marques personnelles – ce qui n’est pas très éclairant. D’autres formes que nous verrons aussitôt sont plus simples car les marques personnelles suivent le verbe lui-même.

125 Il existe trois séries « d’enclitiques » dans les descriptions traditionnelles, telles qu’Edel’man les résume, mais on peut facilement retrouver les principes d’analyse que nous avons suivi tout au long. On en attendrait deux, supposant sur les critères courants comme les pronoms directs et obliques, et c’est largement ce qui se passe : la série I est directe (A au présent, O au passé), la série II est oblique (A au passé, O au présent). L’exception est la 3e personne, qui en effet n’est pas vraiment une personne, ni formellement un pronom mais plutôt un démonstratif : pour cette 3e pers., on emploie la série III au lieu de la I. Quand il y a deux enclitiques – ce qui est assez fréquent avec les verbes transitifs –, l’ordre est agent puis patient, comme en pashai.

I II III

direct oblique

s1 -s -m -m

s2 -kh -th -y(ɨ)

s3 -n -n -s

p1 -ø -ø -ø

p2 -w -w -w

p3 -kh -kh -kh

126 Ces complexités apparentes sont percées à jour depuis plus d’un siècle, et le petit ouvrage du missionnaire T. R. Wade, A Grammar of the Kashmiri Language, 1888, distingue fort bien les fonctions, et moins bien les phonèmes.

127 Quelques exemples : sûz-n-as « il m’a envoyé » (envoyé-IIs3-Is1 : ‘je (suis) l’envoyé de lui’), won-n-as « il lui dit » (dit-IIs3-IIIs3), dop-ukh « ils dirent » (dit-Ip3), pak-us « je suis allé » (allé-Is1). Le pasteur Wade donnait une collection complète d’exemples transitifs avec l’évangélique verbe « tuer », à tous les genres et nombres et tous les temps, dont j’extrais (dans son orthographe) les désinences du tableau suivant79 (passé, patient masculin) :

me te le

je mor-m-ak moru-m

tu mor-t-as moru-t, mor-t-an

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il mora-n-as mora-n-ak moru-n

128 Où l’on voit que le 1er suffixe (-m, -t, -n) marque l’agent, le 2nd (-s, -k, -ø ou -n) le patient. Wade indique en outre que le participe prend des formes distinctes selon le genre et le nombre du patient – conséquence de cette puissante assimilation régressive que nous évoquions au début.

le la les (m.) les (fém.)

il/elle moru-n möra-n möri-n mâri-n

ils/elles moru-k möra-k möri-k mâri-k

129 Comme on l’a vu plus haut, les désinences de l’auxiliaire (s1 -s, s2 -kh) sont celles de la série I, la série directe également employée pour les intransitifs.

130 La série II ou oblique a -th en s2, ce qui montre qu’elle est homologue de la série II que nous avons suivie pas à pas80. Mais on ne peut pas rapporter la série I (directe) à la série directe de l’iranien, ce qui s’explique bien sûr si elle résulte d’un auxiliaire contracté ; la forme pour s2 (-kh) reste difficile à expliquer dans la cadre indo-iranien, et même indo-européen.

Synthèse

131 Il faut maintenant résumer tout ce parcours. Le principe général est parfaitement simple, mais il a évolué de plusieurs façons et pour plusieurs raisons. Ce principe repose sur la 1re métamorphose, c’est-à-dire l’opposition du présent où le sujet est l’agent et du passé accompli où le sujet est le patient.

132 Au présent, on poursuit un accord ancien en personne avec l’agent (série I), tandis que le patient, nom ou pronom, est marqué par une forme dite « oblique » ; si ce patient est un pronom, il peut être représenté par un enclitique par ailleurs possessif (série II).

133 Au passé, le patient est le sujet, et le verbe est un participe qui s’accorde avec lui en genre et nombre. C’est alors l’agent, nom ou pronom, qui est marqué par la forme oblique (parfois un cas spécial agentif) ; si cet agent est un pronom, il peut être représenté par un enclitique ; cet enclitique vient après le premier mot de l’énoncé. Les nom ou pronom patient, qui sont le sujet, sont au cas direct.

134 Le point fondamental est le développement d’une syntaxe nominale de l’accompli : le prédicat participial remplace le verbe conjugué, et s’accorde en genre et nombre, comme un adjectif, non plus en personne. C’est pourquoi on récuse souvent à juste titre le nom de « construction passive » pour cette syntaxe81 : cette expression est malheureuse d’une part parce qu’en indo-européen ancien (avestique et sanscrit inclus) les passifs étaient tout différents de ce qu’on entend dans notre cas, d’autre part parce qu’elle dissimule la syntaxe nominale et ses conditions d’accord avec le patient.

135 Toutefois, ce schéma issu de la 1re métamorphose s’est transformé à son tour dans des directions différentes, qu’on ne saurait ramener à une « évolution » uniforme. Parfois,

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comme en pamirien, la tendance est à aligner la construction du « passé » sur celle du présent en marquant partout le patient de la même façon, tandis que l’enclitique devenait une marque systématique de passé. Souvent, les prédicats du « passé » ont suffixé des indices personnels de « présent » marquant certes le patient, mais rétablissant par cette néo-conjugaison un parallèle avec la construction antique ; quelquefois, l’agrégation d’auxiliaires donne un résultat plus diversifié encore et produit des séries I modifiées par la phonologie des auxiliaires. Parfois au contraire, comme dans les langues kafires, toute conjugaison tend à disparaître au profit de formes différenciées de pronoms. Dans les méandres complexes des langues dardes, où les possessifs ont été également souvent refaits, les deux séries de marques suffixées tendent à s’identifier dès que leur ordre fixe leur fonction, ou bien disparaissent aussi. En cachemiri, les deux séries au contraire se « sur-distinguent », au point qu’il est malaisé d’expliquer les formes par l’étymologie.

Les montagnes sont-elles vraiment des refuges ?

136 Le premier point qui ressort de ce parcours descriptif, c’est qu’il est vain de concevoir les montagnes comme des zones abritées, voire secrètes, où se seraient conservées des trésors d’archaïsme. La seule variété des faits décrits – si le lecteur a eu le courage de nous suivre tout au long – suffit à montrer l’ineptie d’une pareille position : si toutes ces grammaires étaient archaïques, on se demande quelle grammaire ne l’est pas.

137 Et même, sur certains points, ces langues des hautes montagnes n’ont rien à envier, en fait de modernisme syntaxique, au persan ou au hindi. Celui-là conserve bien distinctes deux séries de marques personnelles que le dardique a souvent confondu et que le Nouristan émonde ; celui-ci possède encore un passé accordé au patient, que le pamirien a souvent refondu.

138 Ce qui est propre aux parlers montagnards, c’est leur variété. Les parlers « d’en bas » ne se sont en général définis qu’au prix d’échanges et de nivellements qui ont généralisé lentement mais à grande échelle les innovations en érodant les singularités locales ; ceux d’en haut n’innovaient pas moins, ils innovaient au contraire d’autant plus qu’ils formaient de petites communautés où ces innovations pouvaient s’établir sur un consensus rapide, et on pourrait le montrer sur les systèmes phonologiques comme sur les systèmes syntaxiques82. C’est de là que vient leur extraordinaire pouvoir explicatif, pour qui s’intéresse à la vie des langues. Car sur l’ensemble du massif, on parcourt de vallée en vallée une diversité de cas qui montre, quand on les compare, le champ des possibles à partir d’un schéma simple, celui de la 1re métamorphose.

139 Cette diversité aide aussi à percevoir un fait plus profond peut-être. La transformation du passé en accompli, ce que nous avons appelé ici « la 1re métamorphose », était sans doute un fait acquis quand ces langues du « Monde du A » se sont répandues dans leur espace actuel, mais il n’avait pas éliminé tous les passés, comme le montre la persistence des anciens imparfaits ici et là. Ces anciens imparfaits étaient à quelques égards le fer de lance de la 2e métamorphose dont ils sont en fait un excellent modèle, à un détail près : la combinaison des nouvelles formes sur les participes. Ce que nous avons donc présenté au départ – suivant en cela une idée classique – comme une évolution générale qui mène au remodèlement analogique des accomplis nominaux en nouveaux passés verbaux doit être nuancé vers l’amont : tout n’était pas joué au départ. Mais surtout vers l’aval : il n’est pas certain, si l’on prend en compte la diversité des

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systèmes syntaxiques que présentent les langues des montagnards, qu’il faille voir là un mouvement uniforme et pour ainsi dire obligé. Les langues des montagnards, du point de vue morpho-syntaxique dont nous avons ici ébauché le panorama, présentent un tableau historique plus riche : le sogdien et le yaghnobi ont en effet développé l’emploi d’auxiliaires d’une façon plus contraignante encore que dans bien des langues de l’Inde moderne, et cette voie a mené en pashai a des prédicats à double référence actancielle (agent et patient), et en cachemiri plus loin encore ; au contraire en pays « kafir » et dans d’autres vallées dardes, l’effacement des indices personnels a correspondu à une nouvelle flexion nominale et pronominale dont on aurait cru perdu le principe, à en juger par le persan ou le hindi où les pré- et postpositions ont occupé le terrain. Au Pamir, avec bien des variantes, c’est au contraire la série des anciens possessifs qui s’est généralisée au passé, selon un jeu modifié de vallée en vallée où il serait vain de classer les langues en fonction des archaïsmes.

140 Les langues des montagnards ne sont pas en elles-mêmes archaïques ; dans beaucoup de cas, on pourrait même les dire futuristes, par rapport aux « grandes langues » d’en bas. Leur grand privilège, c’est d’être restées multiples, et comme autant de potentialités humaines. Il y a plus de diversité morpho-syntaxique dans ce groupe de montagnes, bien plus petit que la France, que dans le reste de l’Inde et de l’Iran à la fois. Lorsqu’on essaie de les voir comme autant d’archaïsmes, ce n’est pas seulement pour leur dénier, comme retardataires, leur droit d’exister dans l’avenir, c’est aussi parce qu’elles nous montrent que l’avenir n’est pas uniforme et linéaire, mais multiple et divergent.

Liste des langues

141 Dans chaque groupe, par ordre alphabétique

A/ langues vivantes citées

langues pamiriennes

142 bartangi, ishkashimî, rushâni, roshorvi, sanglichi, sariqoli, shughni, wakhi, yazghulâmi, zebâki.

autres langues iraniennes orientales

143 munji, ormuri, ossète, pachto, parachi, yaghnobi, yidgha.

autres langues iraniennes occidentales

144 baloutche, dari, kurde, persan, tadjik.

langues kafires (nouristanies)

145 ashkun, kati, prasun, tregami, waigali.

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langues dardes

146 bashkarik, cachemiri, gawar-bati, glangali, kalasha, kanyawali, khowar, mayan, pashai, phalura, shina, shumashti, tirahi, torwali, wotapuri (katarqalai).

autres langues indo-aryennes

147 assamais, bengali, hindi, lahnda (appellation contestée), pandjabi, sindhi.

B/ langues anciennes citées

indo-aryennes

148 pali, sanscrit.

iraniennes

149 avestique, khoresmien, sace (saka : Khotan et Tumshuq), sogdien, vieux-perse.

C/ autres langues citées a des fins comparatives ou pédagogiques

150 anglais (et vieil-anglais), bulgare, français, gotique, grec (ancien et moderne), latin, russe.

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Carte schématique des langues indo-iraniennes des Pamirs et de l'Hindou-Kouch

langues pamiriennes : 01 yazghulâmi, 02 bartangi, 03 rushani, 04 shughni, 05 sariqoli, 06 wakhi, 07 ishkashimi, 08 zebâki, 09 sanglechi, 11 munji, 12 yidgha, 21 parachi. langues kafires : 31 kati, 32 prasun, 33 waigali, 34 ashkun. langues dardes : 41 pashai, 42 phalura, 43 gawar, 44 kalasha, 45 khowar, 46 bashkarik, 47 torwali, 48 mayan, 49 shina, 50 région du cachemiri.

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Carte schématique des langues kafires et dardes occidentales

langues kafires : en capitales grasses langues dardes : en capitales soulignées

BIBLIOGRAPHIE

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NOTES

1. Les contraintes éditoriales nous ont fait éviter les signes spéciaux. Les voyelles longues sont notées par le circonflexe, le schwa par le signe « ë ». Les cas où nous avons transformé les graphies des sources sont indiqués en note. Beaucoup de noms propres dans cette région ont en Europe une tradition orthographique anglaise, que nous avons suivie : « sh » et « ch » pour le français « ch » et « tch » ; « j » pose un problème car certaines langues font la différence entre ce que nous écrivons en français « j » et « dj », toutefois nous avons ici encore suivi l’usage anglais : « j » est presque toujours pour le français « dj ». Nous avons suivi l’orthographe française quand elle est attestée : Caboul, Cachemire (et cachemiri), Hindou Kouch, Samarcande, Zeravchan et aussi pachto. 2. Nous verrons que ce sous-groupe, de même qu’il n’occupe que la part occidentale des Pamirs, s’étend vers le sud au-delà de l’Amou. 3. Le bourouchaski est divisé en deux groupes géographiques et linguistiques, le yasin à l’ouest, le hunza-nager à l’est. La description princeps est Lorimer 1935-1938, qui a aussi donné une description du wakhi en 1958. Sur le yasin, voir surtout Tiffou 1999 (avec biblio.). Sur le hunza- nager, Berger 1998. 4. Les langues indo-iraniennes rassemblent donc les langues iraniennes (persan, kurde, pachto etc. et les langues pamiriennes), les langues indo-aryennes (vaste groupe parlé dans l’Inde du nord : hindi, pandjabi, gujarati, bengali etc. et les langues dardes), et les langues kafires comme nous verrons plus loin. Ces langues indo-iraniennes forment une branche des langues indo- européennes. 5. Bielmeier 1989 : 480. Voir aussi Junker 1930, qui rappelle (p.4) que le premier à avoir publié, dans un article rédigé à Samarcande en français, une liste de mots yaghnobi est Ujfalvy en 1877. 6. Un verbe transitif indique comment quelqu’un agit sur quelque chose. Celui qui agit est l’agent (que nous abrégerons souvent en A). Le quelque chose ou quelqu’un sur quoi l’action s’exerce est le patient (abrégé O : c’est ce que les instituteurs appellent le « complément d’objet ») ; en termes

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technique l’agent et le patient sont des actants. Un verbe intransitif n’a qu’un actant unique (abrégé U). Il est très important de ne pas confondre ces fonctions avec celle de « sujet », qui est en général celui des actants avec qui le verbe s’accorde de façon privilégiée, car selon les langues (et comme nous allons le voir, parfois dans la même langue selon les cas) le sujet du verbe transitif peut être ou bien l’agent (comme en français) ou bien le patient. 7. Il vaudrait donc mieux appeler ces « néo-passés » des accomplis, ou des perfectifs, comme le font plusieurs auteurs. D’autant que dans plusieurs langues des passés traditionnels sur thème de présent (souvent appelés « imparfaits ») ont continué, par exemple en sogdien. Toutefois, par souci d’intelligibilité et pour ne pas tomber dans des débats sur l’aspect, nous emploierons le terme de « passé » dans cet article. 8. On notera que les langues ouraliennes orientales, dont les contacts anciens avec l’indo-iranien sont attestés par des emprunts, présentent une construction similaire du passé. La promotion en russe du participe comme prédicat du passé (s’accordant en genre et nombre avec l’agent des transitifs) est ancienne en russe populaire, mais les formes traditionelles de passé ont perduré dans cette langue jusqu’au XVIIe siècle. Les langues turkes présentent également deux séries de désinences personnelles dont l’une est analogue aux possessifs, mais c’est là un phénomène typologiquement très répandu. 9. Nous employons AEC pour « avant l’ère chrétienne », et EC pour « ère chrétienne ». 10. Kellens 1989 : 36. 11. Les langues indo-aryennes sont, à peu près, les langues de l’Inde qui dépendent du sanscrit. On ne peut pas les appeler « indiennes » comme nous disons « iraniennes », parce qu’en Inde coexistent d’autres groupes de langues, notamment les langues dravidiennes et les langues munda. En toute rigueur il faut remarquer qu’on trouve aussi des langues turkes et mongoles en Iran, mais leur présence résulte d’immigrations relativement tardives. 12. Masica 1991 : 340-1 (notre trad.). 13. L’auxiliaire thî et le participe likhi s’accordent en genre et nombre (féminin singulier : FS) avec le sujet ciṭṭ-î, tandis que l’agent Gopâl est indiqué par la postposition ne. 14. C’est à dire les langues indo-aryennes modernes (FJ). 15. Le participe labdham est au nominatif neutre singulier (NNS) parce qu’il s’accorde avec le sujet darśanam qui l’est aussi ; il n’y a pas d’auxiliaire. L’agent têna est au cas instrumental ; le complément de lieu au cas locatif. 16. Un enclitique est un mot qui ne peut pas être prononcé seul : il « s’appuie » sur le mot qui précède. Il ne peut donc jamais venir en tête de phrase. Ce n’est pas exactement un suffixe, d’abord parce qu’il conserve une indépendance phonétique, ensuite parce qu’il ne s’associe pas à un mot particulier : ici, peu importe quel est le premier mot de la phrase – le point important est qu’il faut un mot pour que l’enclitique puisse s’y appuyer. 17. Ce symbole « ø » signifie qu’il n’y a pas de terminaison du tout. 18. Pour A « agent », O « patient », voir note 7. V est le verbe. Nous employons un « a » minuscule pour montrer qu’il renvoie au A majuscule, l’agent. Cette convention est purement descriptive du mécanisme des formes, car il arrive qu’on se passe du pronom lui-même, auquel cas le « a » est la seule indication de l’agent. 19. Dans un énoncé donné, le patient présent (ou l’agent passé) peut être exprimé soit par le pronom oblique soit par la série II, mais pas par les deux moyens à la fois. Le sujet peut utiliser les deux moyens ensemble car la marque de série I est obligatoire. 20. Morgenstierne 1972 (1929), I. 21. Efimov 1986. 22. Le -am est de série II. Paraphrase : ‘non, (il) n’(est pas) mon vu’. 23. C’est à dire de la construction avec participe. Tandis qu’on appliquait au passé les marques de personne (« vu+suis », « vu+es »), la 3e restait « vu ». 24. Un -y- se place devant les terminaisons en a pour éviter le hiatus.

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25. Un exposé très clair de la situation et de son histoire se trouve dans Lazard 1963 : 245-261. « Certains parlers tadjiks n’utilisent même pas les pronoms suffixes en fonction d’objet du verbe (Rastorgueva Očerki III 42). (…) Inversement, le tadjik a développé, beaucoup plus que le persan de Perse, leur usage pour exprimer la détermination nominale. ». Des vestiges de la construction de la 1re métamorphose sont repérables dans l’oeuvre de Firdausî, où l’on notera que la série II se trouve aussi avec des verbes intransitifs au passé (Lazard 1963 : 257). 26. Blau 1980. 27. Vaissière 2002. 28. Écrit ensuite seulement -qâ quand l’auxiliaire est devenu un suffixe. 29. Benveniste 1929. 30. En grec, il a subsisté jusqu’à nous. Grec moderne phernei « il porte », epherne « il portait ». En latin au contraire il avait déjà complètement disparu. 31. Ce remodèlement de l’ancien imparfait a eu lieu plus ou moins à l’époque des textes. 32. En sogdien le participe vient d’abord, ici le -t typique est séparé par un tiret. L’auxiliaire possède une désinence personnelle, ici s1 -m. 33. Ces documents sogdiens sont écrits avec un alphabet adapté du syriaque, donc sémitique : une partie des voyelles sont notées par des consonnes spécialisées, de sorte que la lecture est une interprétation de la graphie. L’usage lorsqu’on cite du sogdien est de citer la graphie du document. 34. Les lettres grecques notent des fricatives : θ comme le th sourd anglais de think, δ comme le th sonore de this, β est un son entre b et v, γ un son proche du français (du nord) «r». 35. Ces formes sont données par Sims-Williams 1989 : 186, liste plus complète que celle de Benveniste. 36. Source : Emmerick 1989. L’analyse des formes est dans Emmerick 1968. 37. Source principale : Payne 1989 (in Schmitt). Tous les exemples viennent de cette source, sauf précision. Pour le yidgha-munji, Skjærvø 1989 (in Schmitt). 38. Ces deux langues sont parlées plus au sud, au NE de l’Afghanistan. Elles présentent par ailleurs plusieurs traits communs avec le pachto. 39. Le sariqoli fait exception. Sur cette langue, parlée au Xinjiang chinois, nous avons deux études : Pahalina 1966 et Gaoerqiang 1985. 40. Wuz est le pronom « je » au cas sujet ; di est un démonstratif au cas oblique (le cas sujet serait yid). 41. Az est le pronom « je » au cas sujet, et -um est le suffixe personnel de série II, même personne ; pa est une préposition ; sat est la forme féminine du verbe « aller » au passé, c’est-à- dire l’ancien participe comme le montre le -t final : le masculin correspondant (« allé ») serait sut. Si l’on n’utilise pas le pronom sujet, la phrase devient pa Xaragh-um sat. S’il n’y a pas de complément, on peut avoir simplement sat-um « je suis allée ». 42. Le x de xêyt note ici une fricative vélaire, suivant l’API. 43. Mu est la forme « me » dite oblique, normale pour marquer l’agent ; dum est la forme oblique du démonstratif, féminine (le masculin serait day, la forme sujet serait yid) : dans les langues de ce groupe, beaucoup de noms sont « féminins » au singulier et « masculins » au pluriel, ce qui signifie en fait que le « masculin » est un collectif – et que le « genre » marque en fait le nombre ! Xêyt est invariable : seuls certains verbes intransitifs marquent le genre. 44. Payne 1980. 45. Ce « g » indique l’accord en genre, qui n’est possible qu’avec certains verbes. 46. Pahalina 1975, 73. 47. Edel’man 1966 : 39. 48. Pahalina 1966 : 33. 49. Le yidgha ne possède les enclitiques que pour s1 et s2 (Skjærvø 1989 : 414). C’est pourquoi il est ici question surtout du munji.

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50. Pahalina 1989 : 105. 51. Grjunberg 1972 : 417. 52. En outre, les noms différencient bien forme directe et forme oblique. 53. Grjunberg 1972 : 410. Ta est la forme oblique de tu « tu », normale comme agent d’un transitif passé ; mën est la forme oblique de za « je » ; lë_k- est le thème accompli transitif de « voir » avec la désinence IIb de 2e pers. 54. Ibid. Win- est le même verbe « voir », mais qui utilise une racine différente au présent. Le suffixe est de série Ia. 55. Grjunberg signale (1972, 6) que le premier Européen à avoir visité les Mundji fut Nicolas Vavilov, le célèbre botaniste et biologiste, en 1924. Grjunberg lui-même était attaché au groupe de géologues chargé d’inspecter les mines de lazurites locales (carte dans son livre). 56. Outre celles dont nous parlons ensuite, il faut citer le baloutche, le tâleshi, et plusieurs parlers du rebord de la mer Caspienne ; en tâti, l’adjectif précède aussi le nom. 57. Oranskij 1977, 202-4 et note 5 p. 213. 58. Il ne faut pas comprendre qu’elles aient puisé dans le sanscrit, mais bien sûr dans un contingent de thèmes pronominaux dont les formes sanscrites sont aussi un choix. 59. Biddulph 1971 : 126 (notre trad.). 60. L’affaiblissement d’un /s/ initial en /h/ est un phénomène assez fréquent. En grec, il a eu lieu très tôt puisque « sept » s’y dit hepta dès avant Homère. Ensuite, ce h- lui même a disparu : grec moderne efta. Dans les langues turkes, c’est un trait caractéristique du bashqort. 61. Ce n’est pas un numéro de page. Le dictionnaire de Turner (voir bibliographie) est organisé par racines, rangées dans l’ordre alphabétique de l’écriture du sanscrit. Ces racines portent chacune un numéro. 62. Fussman 1972 II : 349. 63. Voir la carte « œil » dans Fussman 1972, avec ses commentaires. En tregami et waigali, la 2 e voyelle est nasalisée, de même que le /ä/ en kati. 64. Elfenbein note que hors de la 3e personne (s3 -ī, p3 -iš) leur emploi est plutôt « littéraire » ; mais comme il ajoute qu’il en va ainsi dans la plupart des dialectes, on peut supposer que ses guillemets signifient « en style soigné » (Elfenbein 1989 : 355). 65. Masica 1991 : 254. 66. Les données kati sont dans Grjunberg 1980. 67. Aga « si », t’u patient est au cas direct, ye agent au cas direct, le verbe s’accorde (-š) avec le patient au cas direct qui est le sujet. 68. Degener 1998. 69. Toutes les données qui suivent remontent aux enquêtes de Morgenstierne, qu’il faut citer (Morgenstierne 1973 III : XV, notre trad.) : « Plus les trous sont gros et nombreux, dit-on du Gruyère, meilleur il est. On ne peut guère dire la même chose d’une grammaire. Plus qu’aucun lecteur, je sens douloureusement les nombreux trous béants des données dont ce livre a été fait. Peut-être eût-il été préférable de se concentrer sur l’étude complète et intensive d’un seul dialecte pashai. Mais je n’ai jamais eu l’occasion de le faire. Les circonstances ne m’ont pas permis de m’installer dans un village pashai. Il m’a fallu bondir sur chaque occasion d’interroger des informateurs de hasard qui apparaissaient à Caboul, Jalalabad ou Peshawar en 1924, 1929, 1961, 1962 ou 1964, et je n’ai pu faire qu’une paire de razzias en territoire pashai proprement dit ». 70. Buddruss 1960. 71. ma est un démonstratif accusatif, ne est la négation. 72. Buddruss 1967. 73. La langue phalura a tus pour « vous » et tu pour « tu ». Ce qui est certes moins extraordinaire, mais n’en consiste pas moins à former le pluriel sur le singulier, un cas rare dans cette zone linguistique.

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74. Un tableau des formes du pronom s1 dans diverses langues indo-aryennes se trouve dans Masica 1991 : 252. 75. Shumashti âbë, glangali abë (devenu aussi « je »), kalasha abi, mayan et kanyawali bê, phalura, langue de Sau et shina be (cf. sanscrit p1 vayam). 76. Leitner écrit en 1873 à propos des Shina : « Jusque très récemment, leurs seules armes étaient un petit khandjar (dague), l’arc et les flèches ; mais ils ont emprunté aux Afghans l’usage du fusil et de l’épée » (Leitner 1873, App. 4, page 7 – cité par Fussman 1972, II, 179, note 1). 77. Une étudiante française, E. Del Bon, y consacre sa thèse. 78. L’opposition foot/feet, déjà vieil-anglais fōt/fēt, correspond au gotique fōtus/fōtyus. 79. Dans ce tableau comme dans le suivant, la segmentation avec des tirets est mienne [FJ]. 80. On peut parcourir les formes variées de la série II en iranien oriental dans Edel’man 1990 : 229 sqq. 81. L’expression de « construction passive » semble devoir sa renommée à une mise au point, d’ailleurs habile et prudente, de Geiger 1893. 82. Ce constat classique est encore souligné par Buddruss 1959 : 1 « Le fait que le pashai soit parlé dans une ceinture montagneuse richement cloisonnée a élaboré une grande quantité de dialectes très divergents, de sorte que les locuteurs de parlers trop éloignés ne peuvent plus se comprendre en pashai, et doivent utiliser le persan ou le pachto ».

INDEX

Mots-clés : linguistique, syntaxe, langues indo-européennes, langues dardes, langues nuristani, temps grammatical, Pamir, Hindou Kouch, montagnes Keywords : linguistics, syntax, Indo-European languages, Dardic languages, Nuristani languages, tense, Pamir, Hindu Kush, mountains

AUTEUR

FRANÇOIS JACQUESSON Laboratoire des langues et civilisations à tradition orale (CNRS), [email protected]

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Le culte d’Iskandar Zu-l-Qarnayn chez les montagnards d’Asie centrale

Sergej Abašin Traduction : Alié Akimova

1 Les légendes et les mythologies ont toujours été un élément essentiel de la légitimation idéologique du pouvoir et un instrument efficace pour influencer la conscience communautaire. Elles étaient incorporées dans les généalogies des dynasties régnantes ou dans celles de leurs rivaux. Les généalogies à leur tour devenaient des moyens pour accéder au pouvoir ou pour en hériter, pour conquérir de nouveaux territoires ou pour contracter des alliances nobles. Les personnages clefs des généalogies étaient souvent des objets de vénération. Ce type de culte s’exprimait par des pratiques rituelles et des pèlerinages aux lieux saints. Dans l’histoire tardive de l’Asie centrale, les généalogies remontant à Gengis Khan ou au calife ‘Alî constituaient à peu près l’unique légitimation du pouvoir. Les dynasties régnantes des régions montagnardes se servaient d’une façon semblable de généalogies remontant à un autre personnage historique – Alexandre III de Macédoine le Grand, connu en Orient musulman sous les noms d’Iskandar Zu-l- Qarnayn (Alexandre Bicorne), Iskandar Rûmî ou tout simplement Padišah Iskandar (Patša, Pašša ; aux Pamirs on l’appelait Sikandar).

2 Le voyageur anglais A. Burnes est l’un des premiers à attirer l’attention sur Alexandre le Grand comme l’ancêtre présumé de certaines dynasties musulmanes d’Asie centrale. Dans son Voyage à Boukhara (1849) il consacre à ce thème un chapitre entier intitulé « Sur les descendants supposés d’Alexandre le Grand dans les vallées de l’Oxus et de l’Indus ». Après avoir mentionné les souverains du Badakhshân et du Darvâz, pour lesquels on savait déjà qu’ils se considéraient comme des descendants d’Alexandre, A. Burnes ajoute : « On peut imaginer mon étonnement quand j’ai appris qu’il y avait six autres personnalités royales qui s’attribuaient cet honneur. Celles qui régnent à l’est du Darvâz et au nord de l’Oxus, dans les régions du Kûlâb, du Shughnan et du Wakhân, revendiquent aussi une origine macédonienne… À l’est du Badakhshân, jusqu’au Cachemire, se situent les hautes régions de Chitrâl, de Gilgit et de Skârdu, dont les

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souverains se donnent également une ascendance grecque ». À la suite de quoi A. Burnes conclut : « D’ailleurs, quelle que soit notre opinion sur cette ascendance, vraie ou légendaire, il faut noter que les peuples autochtones la reconnaissent à leurs souverains qui ont droit à tous les honneurs royaux et qui ne marient leurs filles dans aucune autre tribu »1.

3 Un autre explorateur anglais du XIXe siècle – J. Biddulph – doutait que le culte d’Iskandar fût si important. Voilà ce qu’il écrit au sujet de la légende selon laquelle la ville de Skârdu a été fondée par Alexandre : « Il ne serait pas inutile de mentionner à ce propos que les souverains des différents pays sur les versants sud et nord de l’Hindou Kouch prétendent être des descendants d’Alexandre comme ceci a été déjà décrit par plusieurs écrivains et voyageurs. Ces prétentions viennent toujours d’une façon indirecte et il n’a pas été possible jusqu’à maintenant d’établir exactement qui sont en réalité les descendants de la conquête macédonienne. Au Pendjab on suppose que cet honneur revient aux souverains de Gilgit, à Gilgit on désigne ceux du Wakhân, au Wakhân on renvoie aux souverains de Chitrâl et à Chitrâl à ceux du Darvâz (…). À l’exception du représentant du Darvâz que je n’ai pas eu encore le temps de rencontrer, tous les autres refusent cet honneur et le renvoient à leurs voisins »2.

4 Dans cet article je m’arrêterai un peu plus en détail sur la légitimation du pouvoir chez les montagnards d’Asie centrale qui ont la particularité de se référer dans ces cas là au personnage d’Alexandre.

Le Badakhshân

5 Les informations sur des descendants d’Iskandar qui auraient vécu dans les régions peu accessibles de l’Asie centrale apparaissent pour la première fois non pas dans les chroniques locales mais dans l’ouvrage de Marco Polo (fin du XIIIe siècle). Il y est question des souverains du Badakhshân : « Tous les rois héréditaires sont descendants du roi Alexandre et de la fille du roi Darius, grand souverain de la Perse. Par amour pour Alexandre le Grand, ils s’appellent tous, à la façon locale, dans la langue sarrasine, Zu-l-Qarnayn»3.

6 Deux cents ans plus tard ces renseignements sont confirmés par les chroniques centrasiatiques. En évoquant l’un de ses parents, Yûnus Khân, Bâbur écrit que l’une de ses femmes fut Shâh Bikim, fille de Shâh Sultân Muhammad, souverain du Badakhshân : « On dit que les shahs du Badakhshân descendent d’Iskandar, le fils de Phaylacus [Philippe – S. A.]»4. Des renseignements plus détaillés concernant cette dynastie sont fournis par Mîrza Haydar, un contemporain de Bâbur. Il raconte que Yûnus Khân envoya un sayyid de Kachgar pour demander en mariage la fille de Shâh Sultân Muhammad Badakhshî qui était « descendant d’Iskandar Zu-l-Qarnayn, fils de Phaylacus romain »5. Mîrza Haydar se réfère même à la légende suivante : après la conquête du monde, Iskandar chercha « un endroit hors de la portée des souverains du monde entier pour y installer sa descendance… » ; il consulta les gouverneurs des pays conquis et il choisit le Badakhshân afin que personne ne puisse l’envahir. Alexandre laissa à ses descendants des conseils, sous la forme d’un ouvrage intitulé Dastûr al-’amal [Les règles du gouvernement], qu’ils devaient suivre pour préserver leur pouvoir : « depuis Iskandar jusqu’au règne de Shâh Sultân Muhammad personne n’a attaqué le Badakhshân et ainsi d’une génération à l’autre les descendants d’Iskandar ont été au pouvoir »6. Shâh Sultân Muhammad, bien qu’il fût un homme intelligent et doué, ne

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suivit pas les Règles et c’est pourquoi il fut le dernier des shahs du Badakhshân, résume Mîrza Haydar en évoquant la conquête du Badakhshân par le tîmûride Abû Sayyid Mîrza.

7 Après la mort de Shâh Sultân Muhammad, exécuté en 1466/67 à Herat, une période de troubles s’instaura et plusieurs souverains se succédèrent au Badakhshân. La lutte éclata tout d’abord entre les différentes familles tîmûrides ; les représentants des dynasties gengiskhanides – les Shaybânides et les Chaghâtaides – commencèrent ensuite à rivaliser avec les Tîmûrides. Tout au long de ces luttes la référence à l’ancienne dynastie des descendants d’Iskandar, et en particulier à la parenté avec les filles de Shâh Sultân Muhammad, eut une grande importance. Je vais décrire ces luttes en détail car elles illustrent l’évolution de la légitimation des souverains du Badakhshân et, peut être, expliquent la formation ultérieure du culte d’Iskandar dans les périphéries montagneuses d’Asie centrale.

8 Selon Mîrza Haydar, deux des filles de Shâh Sultân Muhammad épousèrent les tîmûrides Sultân Mas’ûd Kâbûlî et Sultân Abû Sayyid Mîrza ; une troisième, que nous avons déjà évoquée (Shâh Bikim) devint l’épouse de Yûnus Khân qui appartenait à la dynastie chaghâtaide ; une quatrième fille épousa un sayyid et les deux dernières se lièrent à deux hauts dignitaires de la tribu Barlas d’où venaient, rappelons-le, les Tîmûrides.

9 C’est tout d’abord Abû Bakr Mîrza, fils d’Abû Sayyid Mîrza, qui fut nommé gouverneur du Badakhshân et des régions voisines après l’exécution de son grand père à Herat. Il passa le pouvoir à un autre fils d’Abû Sayyid, Sultân Mahmûd Mîrza, qui n’était pas descendant de Shâh Sultân Muhammad, mais qui épousa Sultân Nigâr Khânum7, fille de Yûnus Khân et de Shâh Bikim. C’est pour cette raison que Sultân Mahmûd Mîrza se considérait comme appartenant à la famille des souverains du Badakhshân.

10 Shaybânî Khân, d’affiliation gengiskhanide, lors de la conquête de l’empire des Tîmûrides s’empara aussi pour peu de temps du Badakhshân et des régions voisines. Il y nomma comme souverain son fils aîné Tîmûr Bahâdûr Khân qui épousa Davlat Sultân Khânum, l’une des filles de Yûnus Khân et de Shâh Bikim. Shaybânî Khân lui-même ainsi que son proche parent Janibek Sultân épousèrent des filles de Sultân Mahmûd Khân8, fils de Yûnus Khân et de Shâh Bikim. De 1505 à 1507 le Badakhshân fut gouverné par Nâsir Mîrza, un frère de Bâbur.

11 L’histoire ultérieure du Badakhshân est liée au nom de Sultân Uvays Mîrza9, fils du tîmûride Sultân Mahmûd Mîrza et de Sultân Nigâr Khânum. Tout en étant un proche parent et un compagnon d’armes de Bâbur il se révolta contre ce dernier à Caboul et fut soutenu alors par tout le « clan badakhshânais ». La révolte échoua à la suite de quoi Bâbur exila Mîrza Khân au Badakhshân et l’aida à y établir son pouvoir. Bâbur lui- même décrit ces événements ainsi : « Comme il n’y avait pas de souverain ou de prince au Badakhshân, Mîrza Khân étant parent de Shâh Bikim et ayant reçu l’approbation de cette dernière, était disposé d’y aller »10. Selon Mîrza Haydar, c’est Shâh Bikim qui légua cette région à son petit fils Mîrza Khân, et il cite ses paroles : « C’est mon droit héréditaire depuis trois mille ans. Même si je suis femme et je ne suis pas digne pour régner, j’ai un petit-fils, Mîrza Khân, et les gens ne renonceront pas à moi, comme ils ne renonceront pas à mon petit-fils »11 Selon une troisième version, Mîrza Khân fit acte de soumission à Ismâ‘îl, shah séfévide de Perse, jouit de sa bonne grâce, et fut nommé souverain du Badakhshân et du Hissar.

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12 Mîrza Haydar raconte les tentatives de Mîrza Khân (1507/8-1520) d’instaurer son pouvoir au Badakhshân. L’un de ses adversaires fut, par exemple, le « sectaire » [ismaélien – S. A.] Shâh Raziaddin, « un pîr héréditaire des Badakhshânais », promu souverain par ses disciples12. Un autre adversaire fut le souverain de Mogholistan, le chaghâtaide Sultân Sa’îd Khân, fils de Sultân Ahmad Khân, l’un des deux fils de Yûnus Khân et de Shâh Bikim13. Les conflits entre les Chaghâtaides et les Tîmûrides s’exacerbèrent après la mort de Mîrza Khân en 1520. Bâbur convoqua alors à sa cour le fils mineur de Mîrza Khân, Sulayman Shâh Mîrza, et nomma souverain du Badakhshân son propre fils Humayun Mîrza. En 1528/29 ce dernier quitta le Badakhshân et son frère cadet Hindal Mîrza aurait dû lui succéder. Mais, le trône restant inoccupé pendant quelque temps, les habitants s’adressèrent au souverain moghol Sultân Sa’îd Khân et lui demandèrent de venir régner au Badakhshân en se référant à son droit héréditaire : « le vilâyat du Badakhshân grâce à Shâh Bikim, la grand-mère du khan, lui revient en héritage. Aujourd’hui il n’y a personne dans le monde plus digne de ce trône par le droit héréditaire que le khan… »14. Bâbur contesta cet argument et proposa une autre solution : « Si les émirs [du Badakhshân – S. A.]) reconnaissent le droit héréditaire, qu’ils soient bienveillants et qu’ils rendent le Badakhshân à Sulayman Shâh… »15. Bâbur réussit de cette façon à renvoyer au Badakhshân le fils de Mîrza Khân.

13 Sultân Sa’îd Khân qui était à la fois un allié et un adversaire de Bâbur accepta cette décision car il n’était pas en mesure de s’y opposer. De plus, ses origines gengiskhanide et chaghâtaide lui permettaient non seulement de régner au Mogholistan mais aussi d’avoir des prétentions au Ferghana et à Tachkent. Le Badakhshân ne présentait donc pas beaucoup d’intérêt pour lui et en conséquence son ascendance à Iskandar lui était indifférente. Par contre, d’autres représentants des Tîmûrides et des Chaghâtaides qui occupaient des positions inférieures aspiraient à l’héritage d’Iskandar Zu-l-Qarnayn. Ainsi, le chaghâtaide Baba Sultân, fils du frère de Sultân Sa’îd Khân, fit une tentative infructueuse pour accéder au pouvoir au Badakhshân. Lorsque il décéda en 1530/31, son corps y fut transporté et enterré dans le mausolée de son grand-père, Shâh Sultân Muhammad Badakhshî16. Le tîmûride Sulayman Shâh régna au Badakhshân jusqu’à 1575 en luttant à la fois contre les Ouzbeks et contre les descendants de Bâbur. Son petit-fils Shâhrukh lui succéda. En 1584 le shaybânide Abdulla Khân, petit fils de Janibek Sultân et descendant lointain de Shâh Bikim, conquit enfin le Badakhshân. On sait qu’au début du XVIIe siècle, Bediazzaman, fils de Shâhrukh, essaya sans succès d’y restituer son pouvoir. La parenté jouait un rôle prépondérant dans ces luttes de succession : on tenait compte non seulement de la lignée paternelle mais aussi de la lignée maternelle ainsi que du droit d’aînesse. Et ce n’est pas un hasard si Bâbur et Mîrza Haydar racontent avec tant de détails les relations familiales dans leurs chroniques.

14 Autrement dit, jusqu’au début du XVIIe siècle, la référence à Iskandar a été très importante au Badakhshân et les Tîmûrides, Chaghâtaides et Shaybânides qui s’y sont succédés au pouvoir se référaient tous à un lien de parenté avec Iskandar par la lignée maternelle.

15 Au milieu du XVIIe siècle une nouvelle dynastie s’établit au Badakhshân. Selon les sources qui sont peu nombreuses, elle fonda sa légitimité sur une base tout à fait neuve. Dans l’ouvrage Tâ’rîkh-i Badakhshân [Histoire du Badakhshân], commencé au XIXe et terminé au XXe siècle, on lit que l’émir Yâr-i Bîk Khân, le fondateur de la nouvelle dynastie, était un pîr héréditaire et que sa famille était originaire de Samarcande (du centre soufi de Dahbîd)17. De plus, une interpolation du même texte nous apprend que

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Yâr-i Bîk était un sayyid, c’est-à-dire un descendant du prophète Muhammad. La même légende sur l’origine sayyid et soufie de Yâr-i Bîk est reprise en 1920 par l’historien afghan Burhân ad-Dîn Kushkekî18.

16 Les sources secondaires cependant, et surtout les sources anglaises, mentionnent que les souverains du Badakhshân reconnaissaient tout de même leur parenté avec Iskandar Zu-l-Qarnayn. M. Elphinstone le signale19, A. Burnes le confirme : « Jusqu’à récemment les souverains du Badakhshân s’attribuaient le même honneur qui leur fut accordé par le voyageur vénitien [Marco Polo – S. A.] Ils portaient le titre de shâh ou de malîk et leurs enfants prenaient celui de shâhzâda »20. Son compagnon de voyage, Mohan Lal, fut même chargé par l’Ambassadeur britannique en Perse de se procurer auprès des shahs du Badakhshân une généalogie qui confirmerait leur ascendance à Alexandre le Grand21. Le voyageur anglais John Wood affirmait que les Yârides se considéraient comme descendants d’Alexandre grâce à leur parenté avec les souverains de Chitrâl « dont le sang, paraît-il, est réputé très noble »22. L’historien russe V. V. Bartol’d écrit que « les représentants de cette dynastie [les descendants de Yâr-i Bîk – S. A.] prétendaient encore au XIXe siècle qu’ils étaient des descendants d’Alexandre le Grand »23. Il est évident que la référence à Alexandre dans le cas des Yârides a joué un rôle, fut-il secondaire, dans leurs relations avec leurs voisins montagnards.

Le Kûlâb

17 Selon A. Burnes les souverains du Kûlâb faisaient aussi remonter leurs origines à Alexandre le Grand. M. A. Varygin, séjournant au Kûlâb, écrit que les anciens souverains du Kûlâb, les sha (shahs), étaient, selon l’une des versions, des descendants d’Alexandre de Macédoine et, selon l’autre, des descendants de l’un des généraux de Tîmûr24. D’après les renseignements du même Varygin, au début du XXe siècle, presque la moitié de la population du Kûlâb se composait de natifs du Badakhshân.

Le Wakhân, le Shughnan et le Rushân

18 A. Burnes considérait les gouverneurs du Shughnan et du Wakhân comme des descendants d’Alexandre le Grand. Cette information est confirmée par d’autres sources bien que d’une manière assez générale. Dans son ouvrage de compilation, Renseignements sur les pays du Haut Amou Darya, I. Minaev rapporte les témoignages des voyageurs anglais Wood et Gordon qui visitèrent les Pamirs en 1830 et 1870. Le premier rangeait parmi les descendants d’Alexandre le Grand « les souverains du Badakhshân, du Darvâz, de Chitrâl, du Shughnan et du Rushân », ainsi que ceux « du monde Wakhân »25 ; le second écrit que les mîr du Wakhân « …font remonter leur origine à Alexandre de Macédoine, et Fâtih ‘Alî Shâh dit que les familles régnantes à Chitrâl, au Shughnan et dans d’autres terres voisines sont également des descendants du Grand Sikandar… »26. Le capitaine russe Putâta, qui se rendit aux Pamirs en 1883, décrit aussi les gouverneurs du Wakhân comme des descendants d’Alexandre le Grand : « Le khan ‘Alî Mardân, fils de Fâtih ‘Alî Shâh, se considère comme un descendant d’Alexandre le Grand »27. Les gouverneurs du Wakhân portaient le titre mîr (émir), ce qui signifie qu’ils étaient des vassaux des souverains du Badakhshân, mais la population locale les considérait comme des sha (shahs), c’est-à-dire des souverains héréditaires et absolus28.

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19 En ce qui concerne les gouverneurs du Shughnan, la plus importante principauté montagnarde, toutes les sources, autochtones ou russes, les lient aux descendants d’‘Alî et non pas d’Iskandar. Les légendes locales disent que leur dynastie remonte à Shâh Khâmûsh qui est venu aux Pamirs accompagné par ses frères ou compagnons d’armes Shâh Burhân et Shâh Malang ; que leur pays d’origine est l’Iran : selon l’une des versions, Ispahan et Chiraz, selon l’autre, le village de Sabzavor (« dans le pays de Mechhed »)29. Shâh Burhân n’a pas laissé de descendance tandis que les principales lignées des pîr ismaéliens de la région font remonter leurs origines à Shâh Malang.

20 Dans l’appendice de l’Histoire du Badakhshân on trouve la mention que le sayyid Shâh Khâmûsh, apparenté par sa mère au sayyid ‘Abd al-Qâdir de Bagdad30, vint au Shughnan via Chitrâl où il guérit la fille du souverain local puis il l’épousa et eut d’elle un fils nommé Shâh Mîrza Husayn dont les descendants régnèrent dans le Shughnan31. Shâh Khâmûsh eut également comme épouse la fille du souverain du avec qui il laissa aussi une descendance32. Même si l’origine sayyid des souverains du Shughnan était reconnue par les généalogies officielles, il existait aussi des légendes populaires où les frères de Shâh Khâmûsh avaient « une origine inconnue »33. Dans les inscriptions épigraphiques du XVIIe et du début du XVIII e siècles, les souverains du Shughnan portent les titres de bek, de mîr et de shâh, mais ils ne sont jamais nommés sayyid34. Apparemment leurs adversaires contestaient leur origine sayyid alors que les shahs en avaient besoin pour légitimer leur pouvoir aux yeux des sujets ismaéliens et pour défendre leur droit au même statut que celui des souverains des pays voisins (par exemple, le Badakhshân gouverné alors par des sayyid).

21 Selon une légende racontée à Semenov en 1912 par un sayyid du Shughnan, jusqu’au XVIIIe siècle les descendants de Shâh Khâmûsh n’y régnaient pas. Ce fut ‘Abdu Muhammad, un disciple de Shâh Malang, qui succéda à Shâh Khâmûsh et qui légua ensuite le pouvoir à sa propre lignée. Lorsque de cette lignée ne resta qu’une seule femme, Bîbî Tuman, elle épousa le fils du souverain du Darvâz, Shâh Palang, et ils donnèrent naissance à la nouvelle dynastie du Shughnan35. En 1779, quand le Darvâz luttait contre le Badakhshân, un descendant de Shâh Khâmûsh, nommé Shâh Amîr Bek, apparut dans le Shughnan et fut promu souverain. Au XVIIIe siècle, pendant le règne de Shâh Vanji Khân, petit fils d’Amîr Bek, un originaire du Darvâz, Sultân Nuyab, descendant de Shâh Palang et de Bîbî Tuman, voulut prendre le pouvoir dans le Shughnan : « Mes ancêtres y ont été mîr, et désormais je fais valoir mes droits sur ce pays36 ». Suite à une guerre, les représentants de la dynastie de Shâh Amîr Bek durent se retirer dans une seule région du Shughnan – la vallée de la Shâhdara – où ils restèrent jusqu’au XIXe siècle lorsque les descendants de Shâh Khâmûsh réussirent à les faire expulser. L’informateur de Semenov ne dit rien sur la généalogie des prétendants du Darvâz mais leur lien de parenté avec Iskandar était bien connu.

22 Une autre légende notée en 1893 dans le Rushân37 par le capitaine russe Vannovskij confirme en partie la légende précédente : « La famille pauvre d’un participant à la campagne indienne d’Alexandre vivait autrefois au Khorasan. Ses trois enfants – Iskandar Rûm, Dârâ-i Rûm et Sha Bâbir – faisaient leurs études à l’école… ». Dârâ-i Rûm, battu par le maître, s’enfuit dans les montagnes et y vécut en ermite (duvana). Un jour il vit en songe son avenir (selon une autre version, c’est ‘Alî qui vint lui prédire son avenir) et il rentra à la maison pour le raconter à ses frères : « Alors ils partirent déguisés en ermites pour chercher des royaumes. L’aîné, Iskandar Rûm, s’empara du Darvâz ; le second frère, Dârâ-i Rûm, eut le Badakhshân avec le Wakhân, le Shughnan et

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le Rushân ; le troisième, Sha Bâbir, reçut les pays en amont de l’Indus : Kanjut, Yasin et Chitrâl. Les deux frères cadets reconnurent l’aînesse et la supériorité d’Iskandar Rûm ». S’ensuit la généalogie des descendants de Dârâ-i Rûm : ‘Abd ar-Rahmân Bek fils de Baba-i Sha, fils de Mîrza Khân, fils de Sha Mastân Khân, fils de Shamolyan khân [Sha Malang ? – S. A.], fils de Sha Khuday Dât, fils de Dârâ-i Rûm. À la fin du XVIIIe siècle Khan ‘Abd ar-Rahmân Bek décéda sans laisser d’héritiers et un certain Muhammad Sayyid Bek devint le souverain du Shughnan et du Rushân. Celui-ci confia le gouvernement du Shughnan à ‘Abd ar-Rahmân Khân, fils de son frère Shevaji Khân [Shâh Vanji Khân ? – S. A.], et celui du Rushân à ‘Abdu Aziz, neveu de Shevaji Khân. En 1850, Yûsuf ‘Alî Khân, « un des descendants d’‘Abd ar-Rahmân, c’est-à-dire de l’ancienne dynastie de Dârâ-i Rûm », renversa les usurpateurs et rétablit son pouvoir sur le Shughnan et le Rushân. Enfin, en 1883 ces deux régions furent annexées par les Afghans38.

23 La légende ci-dessus contient toute une série de détails intéressants. Tout d’abord, la mention de trois frères qui viennent aux Pamirs de l’Ouest et aussi le fait que parmi les descendants de Dârâ-i Rûm on compte aussi Shâh Malang, un des personnages de la légende sur les frères sayyid. De plus, comme dans la légende sur Shâh Khâmûsh, les trois frères venus de l’Ouest sont dits duvana, c’est-à-dire des prêcheurs religieux, bien que ce détail ne soit pas développé par la suite. Deuxièmement, tous les souverains des régions de montagnes sont liés par la parenté (comme l’a noté A. Burnes) et leur origine remonte à l’un des généraux d’Alexandre le Grand (et non pas à Alexandre en personne) ; c’est le souverain du Darvâz, et non pas celui du Badakhshân, qui est reconnu supérieur, ce qui nous permet de dire que cette légende n’est pas antérieure au XVIIe siècle. Troisièmement, l’analyse des noms paraît intéressant : Iskandar Rûm – d’habitude on appelle par ce nom Alexandre le Grand ; Dârâ-i Rûm – dans les légendes sur Alexandre c’est le nom de son adversaire, le roi de Perse Darius ; quant au Shâh Bâbir, deux interprétations paraissent possible : le tîmûride Bâbur qui conquit l’Inde et dont les descendants régnèrent pendant un certain temps au Badakhshân ; un esclave de Darius, nommé Babri qui est mentionné dans les traditions sur Alexandre39. Il paraît donc probable que la légende shughnî sur les trois frères avait autrefois un contenu légèrement différent et n’était pas directement liée à ‘Alî. On peut supposer que les dynasties du Shughnan et du Rushân pouvaient jusqu’au XVIIe siècle faire remonter leurs généalogies à Alexandre de Macédoine, mais qu’aux XVIIIe et XIXe siècles elles avaient été transformées pour remonter aux sayyid. Rappelons que le même processus a eu lieu au Badakhshân.

24 Le Shughnan et le Wakhân ont été depuis l’antiquité des pays vassaux du Badakhshân. C’est ainsi que Marco Polo les décrit. Dans les sources postérieures les régions montagnardes ne sont pas dépeintes séparément et le plus souvent elles sont incluses dans la notion de vilâyat-i Badakhshân. Ceci confirme le fait que tout en étant autonomes elles étaient dans une condition de dépendance envers le Badakhshân. Il est donc probable que les gouverneurs du Shughnan et du Wakhân ont repris les généalogies remontant à Alexandre des souverains badakhshânais. L’Histoire du Badakhshân raconte que « Leurs origines [des souverains du Shughnan et du Wakhân – S. A.] ont été souvent liées aux [celles des] émirs du Badakhshân »40.

25 Ceci est confirmé par les sources russes du XIXe et du début du XXe siècles. Par exemple, Serebrennikov écrit que les shahs du Shughnan se considéraient comme « frères cadets » des souverains du Badakhshân41. A. A. Bobrinskij précise cependant que les mîr

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du Wakhân, à cause de leur origine inférieure, ne pouvaient pas demander en mariage les filles de la famille des mîr du Badakhshân42. Cette restriction ne concernait pas les shahs du Shughnan qui étaient considérés comme des « frères cadets »43.

Le Darvâz et le Karâtegin

26 Si les généalogies remontant à Iskandar des souverains du Shughnan, du Rushân et du Badakhshân paraissaient pour le moins discutables au XIXe siècle, celles des souverains du Darvâz et du Karâtegin n’étaient pas mise en doute par les contemporains. Ce fait est confirmé par plusieurs sources locales.

27 Le Tâ’rîkh-i Badakhshân, en évoquant les guerres intestines au Badakhshân à la fin du XIXe et au début du XX e siècle, fait intervenir un épisode où le souverain du Badakhshân Mîr Muhammad Shâh demande de l’aide au souverain du Darvâz, Shâh Mansûr Khân : dans les vers qui concluent cet épisode on trouve la mention que le shah du Darvâz est un descendant d’Iskandar44. Kushkekî commence son récit de l’histoire de la partie afghane du Darvâz et de Shâh Mahmûd Khân par « On dit qu’il descend d’Alexandre »45. Muhammad Ghanî Khân, qui écrivit au début du XIXe siècle une généalogie des souverains de Hunza, de Nager et de Gilgit cite, à propos de leurs origines, une légende selon laquelle un prince local se querelle avec son père et se réfugie dans le Shughnan où règne « mîr Shâh Darvâz, l’un des descendants d’Iskandar ». Le rejeton de Hunza y épouse la fille de Shâh Darvâz, Shâh Begum. Le fils issu de ce mariage, Ayeshâ khân46, est rappelé plus tard pour monter sur le trône de Hunza et la lignée y règne jusqu’au XIXe siècle47. Muhammad Ghanî Khân insiste sur le fait que les souverains du Darvâz (et non pas ceux du Badakhshân ou du Wakhân) sont des descendants incontestables du grand conquérant, mais il essaie également de prouver que la dynastie de Hunza a les mêmes droits car elle leur est apparentée.

28 Dans les sources étrangères de cette époque, le nom d’Alexandre le Grand est le plus souvent mentionné en liaison avec les souverains du Darvâz et du Karâtegin. Ceci est vrai pour les écrits d’A. Burnes et d’autres explorateurs anglais mais aussi pour ceux des voyageurs russes qui ont visité à plusieurs reprises ces contrées.

29 Le général russe A. Abramov note que le souverain du Karâtegin, Muzaffar Sha, « fait remonter sa lignée, de la même façon que le souverain du Darvâz, à Iskandar Zu-l- Qarnayn »48. Un autre général russe, G. Arendarenko, croît que ces pays ont servi de refuge aux restes de l’armée d’Alexandre et c’est pour cette raison qu’ils ont conservé des légendes sur des étrangers qui y avaient régné autrefois et qui y avaient laissé les sha avlâd-i pâdshâ Iskandar « les shahs qui descendent du padichah Alexandre »49. Semenov mentionne que les souverains du Karâtegin et les khans du Darvâz « faisaient remonter leurs lignées à Alexandre de Macédoine »50.

30 En 1871, l’explorateur et géographe russe A. P. Fedčenko eut un entretien sur ce thème avec Muzaffar Sha, le souverain banni du Karâtegin. Fedčenko rapporte en particulier l’histoire suivante : « Quand les Russes s’emparèrent de Samarcande, les représentants des autorités boukhariotes51 quittèrent les régions montagnardes en descendant le Zeravchan. Muzaffar envoya alors son neveu Rahîm pour occuper la place vacante du gouverneur du Matcha52. Le neveu adressa une lettre au général Abramov à Samarcande dans laquelle il écrivit que lui, en tant que descendant d’Alexandre de Macédoine, avait le droit à tous les royaumes du monde et donc à Samarcande et aux régions voisines. Mais puisqu’il voulait vivre en paix avec les Russes, il serait content si

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ces derniers lui cédaient seulement Pendjikent et son district »53. Cet épisode montre que l’ascendance à Iskandar n’était pas considérée comme un fait exotique mais comme une arme politique dans les relations diplomatiques.

31 Au cours de son entretien avec Fedčenko, Muzaffar Sha tourna en dérision les prétentions de son neveu mais lui même parla longuement de son origine en présentant des généalogies qui remontaient à Iskandar. Il autorisa même le voyageur russe à en faire une copie. Dans son ouvrage, Fedčenko a publié une partie de la généalogie du souverain du Karâtegin comprenant quinze personnes : Sha-i Darvâz ; Sha Tut ; Ibrâhîm Khân ; Sha Turk ; Shamukh Sha (Sha Mugh Sha ?) ; Has Iskandar ; Sha Kïrgïz ; Sha-i Darvâz ; Mussammi Khân ; Sha ‘Abd-u Nabî ; Zumbra Sha ; Nayak Sha ; ‘Abd al-‘Azîz Khân ; Muzaffar Sha54.

32 Cette généalogie mérite une attention particulière. On y trouve deux souverains portant le même nom Sha-i Darvâz. L’ethnographe soviétique N. A. Kislâkov fait la remarque suivante : « Il est bien possible que les sha du Karâtegin appartenaient à une branche cadette des sha du Darvâz »55. Il base cette hypothèse sur les propos de l’un de ses informateurs qui lui avait dit que les sha du Darvâz s’appelaient darvazio et ceux du Karâtegin zumratšo56.

33 B. N. Litvinov, en décrivant l’expédition militaire d’Ionov aux Pamirs en 1894, mentionne la généalogie des shahs du Darvâz, sans indiquer de noms : « Le souverain du Darvâz s’attribue une origine remontant à Alexandre (…). Les shahs sont au pouvoir depuis longtemps et la mémoire commune compte à peu près cent personnes qui se sont succédées au pouvoir. Ce fut ainsi jusqu’à la montée sur le trône de Boukhara du célèbre shaybânide ‘Abd Allah Khân qui conquit le Darvâz… Après la mort d’‘Abd Allah Khân les anciens shahs reprirent leur trône »57.

34 G. Arendarenko mentionne les souverains suivants du Darvâz : Sirâj al-Dîn (1870-76), Sha Darvâz (1863-70), Ismâ‘îl Sha (1845-1863), Sultân Sha (1837-45), Ibrâhîm Sha (1830-37), Sha Turk (1822-30), Muzrâb Sha (1812-22) ainsi que leur lointain ancêtre Kïrgïz Sha qui vécut à la fin du XVIe siècle à l’époque d’‘Abd Allah Khân58. Deux noms de cette liste – Muzrâb Sha et Sha Turk se retrouvent dans le Tâ’rîkh-i Badakhshân qui décrit la même période. Cet ouvrage mentionne également d’autres souverains du Darvâz : les frères Tugme Shâh, Shâh Darvâz, Mansûr Khân, ‘Azîz Khân, Shâhrukh Mîrza, Sa’âdat Shâh et Sultân Mahmûd ainsi que le père de ces derniers Shâh Gharîb Allah qui vécut au milieu du XVIe siècle59. V. Bartol’d, en se référant à Mahmûd ibn ‘Alî, écrit que Shâh Gharîb périt lorsque le Darvâz fut conquis par les Ouzbeks en 1637-38. Shâh Kïrgïz, le frère de Shâh Gharîb, élevé à Balkh à la cour ouzbèke, lui succéda60. Il est possible que Shâh Gharîb et Shâh Gharîb Allah désignent la même personne et l’auteur du Tâ’rîkh-i Badakhshân s’est donc trompé de cent ans.

35 Le personnage de Shâh Kïrgïz mentionné dans plusieurs récits historiques présente un certain intérêt. Les traditions tardives le lient à ‘Abd Allah Khân et lui attribuent toutes sortes d’actions. Selon S. Maslovskij par exemple, Kïrgïz Khân, étant un commandant d’‘Abd Allah Khân donna à la forteresse Qal"a-i Xum le nom qu’elle porte61. Il faut prendre avec beaucoup de précautions le lien entre Kïrgïz Khân et ‘Abd Allah Khân, car la mémoire des peuples de l’Asie centrale associe, à tort ou à raison, plusieurs événements avec le règne de ce shaybânide. Mahmûd ibn Valî rapporte la vie de Shâh Kïrgïz à une période postérieure. De toute façon, les récits notés par Mahmûd ibn Valî, Arendarenko et Maslovskij décrivent Shâh Kïrgïz comme la personne qui a instauré la légitimité du nouveau pouvoir après la conquête ouzbèke du Darvâz. De plus, le nom

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« Kïrgïz » lui-même renvoie à une tradition türke et correspond aux nombreux témoignages selon lesquels c’est justement au XVIIe siècle que des tribus kirghiz se déplacèrent vers les régions du Karâtegin et du Darvâz62. Dans la généalogie de Muzaffar Sha, le père de Shâh Kïrgïz est un certain Has Iskandar mais il ne s’agit pas dans ce cas d’Iskandar Zu-l-Qarnayn. N. A. Kislâkov note à ce propos une légende selon laquelle : « la famille des sha du Karâtegin est originaire de Balkh, elle descend d’un certain Iskandar Chubinapo dont les fils régnèrent au Karâtegin, au Darvâz, au Hissar et au Kûlâb »63.

36 On peut supposer que la généalogie des shahs du Karâtegin et du Darvâz reflète plusieurs étapes de l’évolution de la légende d’Iskandar. Elle prend forme à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècles quand la dynastie tîmûride du Badakhshân, dont la généalogie remonte par le côté maternel à Iskandar, quitte la scène historique. Il est évident que la nouvelle dynastie du Darvâz et du Karâtegin s’est servie du personnage d’Iskandar pour affirmer sa légitimité aussi bien aux yeux de la population locale que par rapport aux souverains du Badakhshân. Il n’est pas exclu qu’il ait existé en réalité un personnage historique portant le nom d’Iskandar et qu’avec le temps il ait été confondu avec Iskandar Zu-l-Qarnayn.

37 D’autres légendes cherchant à prouver l’origine ancienne de la dynastie régnante du Darvâz et du Karâtegin et son indépendance envers le Badakhshân sont apparues plus tard. Ainsi, l’explorateur russe V. N. Zajcev écrit, en s’appuyant le plus vraisemblablement sur des sources orales, que les shahs du Darvâz sont descendants d’Alexandre de Macédoine et de Roxane, tandis que ceux du Badakhshân sont issus du mariage d’Alexandre avec la fille de Darius III64.

38 Les souverains du Darvâz ont essayé donc d’affirmer leur légitimité par différents moyens. Même si c’est le Badakhshân qui était considéré par les sources écrites comme le patrimoine des descendants d’Iskandar, on n’y a jamais décrit de cultes voués à ce dernier. Au Darvâz, par contre, il existe beaucoup de légendes sur Iskandar, bien qu’elles soient localisées dans une petite région autour de la capitale Qal"a-i Xum. Comme écrit S. Maslovskij : « une moitié des légendes centrasiatiques est rattachée au Darvâz, et la bonne moitié des légendes du Darvâz est rattachée à sa capitale65 ». La topographie sacrale de Qal"a-i Xum était liée au nom d’Iskandar. On y trouvait, par exemple, un jardin « du paradis » avec des paons d’or, la grotte d’une fée (peri) et des jarres en pierre. Selon la légende, Iskandar décida de conquérir ces terres qui étaient sous la protection des géants (dev). Ses douze cavaliers durent combattre les douze géants qui se cachaient dans les jarres en pierre. Une fée envoyée par les géants attira Iskandar dans le jardin « du paradis » puis dans la grotte. Iskandar y disparut, ses soldats restèrent à cet endroit et devinrent les premiers habitants de Qal"a-i Xum. Selon une autre version, sept géants avec leur sœur-fée vivaient à cet endroit. Leurs esclaves y avaient planté un beau jardin. ‘Alî, le héros musulman, y vint par hasard, vainquit les géants et épousa leur soeur66.

39 Dans la version de Regel, la fée joue tout à fait un autre rôle : « La fondation de la forteresse Qal"a-i Xum est attribuée au roi Salomon et à Alexandre le Grand. À huit verstes de Qal"a-i Xum on voit des ruines parmi les rochers. Selon la légende, ici vécut en disgrâce un vassal du roi de Bagdad, le magicien Kakay. Sollicité par Iskandar, il l’aida à conquérir Bagdad. Plus tard il l’ensorcela et l’emmena à Qal"a-i Xum. Diova Peri, la fille d’Iskandar, se transforma un jour en oiseau, trouva son père, persuada le

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magicien d’enlever son maléfice, puis l’étrangla avec son écharpe. Iskandar conquit le pays irani et convertit ses habitants à l’islam »67.

40 G. Arendarenko mentionne une légende sur « la jarre de granit » à Qal"a-i Xum, fabriquée par les compagnons d’armes d’Alexandre de Macédoine68. Semenov décrit « le trône en pierre des anciens souverains descendants d’Alexandre (avlâd-i pâdshâ Iskandar) qui a été démoli par les Boukhariotes. Ce trône se trouvait au pied d’un énorme orme dans le jardin connu dans toute la Boukhara montagneuse et qu’on appelle « le jardin du paradis ». Semenov mentionne également « des jarres en pierre » fabriquées par les géants sur l’ordre d’Alexandre de Macédoine mais ajoute que d’après une autre légende ces jarres ont été faites deux cents ans avant par un ressortissant de Kachgar69.

Le Yazghulâm

41 Les légendes sur Alexandre y sont très nombreuses. La vallée est encastrée entre deux chaînes de montagnes et l’accès y est difficile. À côté des autochtones, qui ont une langue particulière, on y voyait des natifs du Darvâz, du Karâtegin, du Vanj, du Rushân et du Shughnan. Le Yazghulâm a souvent été sous l’influence politique du Darvâz.

42 Selon les autochtones, la tombe (mazar) d’Iskandar se trouvait dans la haute vallée de la Yazghulâm70. L. F. Monogarova l’a décrite ainsi : « Le mazar d’Iskandar šo ou Počo Skandar est situé plus haut que le hameau de Barnavadj, sur les rives de la Mazor-Dara. Selon la légende, Počo Skandar est mort loin des Pamirs, mais il avait prévenu qu’au moment de sa mort il lèverait la main et qu’il devrait être enterré à l’endroit où il la baisserait. Lorsqu’il décéda, on le mit sur une civière et il leva alors sa main. On prit la direction de la main levée et lorsqu’on atteignit les rives de la Mazor-Dara Počo Skandar laissa tomber sa main. C’est à cet endroit qu’il fut enterré »71. Près du village Matravn, dans la basse vallée de la Yazghulâm, on trouve le mazar d’Andargaz où serait enterrée la soeur de Počo Skandar72. Un autre ethnographe, I. Muhiddinov, ajoute : « La rivière Yazghulâm (…) est réputée pour son eau bénite (âb-i rakhmat) car près de ses sources se trouve le mausolée du saint Nûr-i Ota. Ce mausolée est connu parmi le peuple comme Mâzâr-i Iskandar « le mazar d’Iskandar ». On dit aussi que l’eau de la Yazghulâm soigne des maladies… »73.

43 L’image d’Iskandar mort avec sa main levée est reprise de la tradition écrite. Nizâmî cite déjà une tradition selon laquelle Alexandre exigea d’être enterré avec la main levée serrant une poignée de poussière74. Selon Navâ’î, Alexandre demanda d’être enterré à Alexandrie où il fut transporté sur une civière funéraire (tâbût) de laquelle pendait sa main75.

44 Il existe une autre version, plus ancienne, de la légende du Yazghulâm sur Iskandar76 selon laquelle un certain souverain local mécréant du nom d’Andar lutta contre Alexandre Zu-l-Qarnayn77, tua sa soeur et le blessa mortellement avant de succomber à son tour. Alexandre mourant s’adressa à sa soeur : « Tu restes à l’embouchure, je monte vers les sources de la rivière ». Il remonta donc la Yazghulâm et mourut près de ses sources. La légende ajoute : « Il gît dans un tumulus situé un peu plus haut que le pont en pierre. Il y a une porte et une chaîne avec un cadenas. Si celui qui s’y rend est honnête, la chaîne tombera toute seule… et …il obtiendra tout ce qu’il demandera… Et s’il n’est pas honnête, la porte ne s’ouvrira pas, des pierres lui tomberont dessus et des cris sortiront de la tombe ». La vallée de la Yazghulâm est représentée dans ce récit

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comme un endroit qui comporte de nombreuses traces d’Iskandar : près de Matravn on peut trouver la tombe de la soeur d’Iskandar et celle d’Andar – tous les passants jettent des pierres sur cette dernière ; non loin de Kâusad il y aurait le cheval attaché d’Iskandar, qui est transformé en pierre ; près de Navn se trouverait un peuplier sortant du nombril d’Iskandar ; chaque année dans un des lacs apparaît de l’eau rougie par le sang d’Iskandar ; et Iskandar lui-même est devenu pîr-i sar-i âb « le vieillard protégeant les sources des rivières »78.

Le Haut Zeravchan

45 L’un des plus grands affluents du Zeravchan, le Fan, est nourri à son tour par deux petites rivières : l’Iskandar Darya et la Yaghnob Darya. C’est justement dans ces deux vallées éloignées que ce sont conservées les légendes sur Iskandar.

46 L’Iskandar Darya prend sa source au lac Iskandarkūl. Autrefois, une ville des adorateurs du feu aurait existé à cet endroit. Elle aurait été conquise et détruite par Iskandar. À l’emplacement de la ville, il aurait fait creuser un lac et il l’aurait fait remplir d’eau. Le cheval préféré d’Iskandar s’y serait noyé et depuis, toutes les nuits, un cheval d’eau (asp-i âb) sortirait du lac pour paître sur les rives où il resterait jusqu’à l’aube79. D’autres légendes racontent qu’Iskandar y aurait combattu les Géants (dev) et que son cheval préféré s’y serait noyé. Depuis, au milieu de l’été, les nuits de pleine lune, ce cheval surgirait sur la surface de l’eau qui commencerait à bouillir et à s’agiter. Enfin, le lac est souvent décrit comme peuplé de monstres qui n’ont aucun rapport avec Iskandar.

47 M. S. Medvedev cite les traditions suivantes concernant le Haut Zeravchan : « Parmi les contes merveilleux du pays il y a un mythe indo-iranien sur Alexandre qui aurait remonté le Zeravchan, visité Falgar, près des rives de la Yaghnob, et ensuite il se serait dirigé vers le village de Takfon (…). À chaque endroit touché par les sabots de son cheval des arbres fruitiers auraient poussé et c’est pour cette raison que Falgar abonde en vigne, en abricots, en pêches, en noix, en prunes… Son cortège solennel aurait atteint Takfon et s’y serait arrêté pour déjeuner. Ensuite Alexandre se serait tourné vers la vallée de la Yaghnob et aurait secoué sa nappe (dasturxon) en disant : « Que la prospérité y règne ». Le vent aurait emporté les miettes de pain restées sur la nappe après le repas jusqu’à la vallée. Ces miettes sont à l’origine des récoltes de blé dans la vallée de la Yaghnob, mais les mûriers tadjiks et les abricots n’y poussent pas car le cheval d’Alexandre n’y a pas posé son sabot »80.

48 On trouve dans les sources des renseignements sur une certaine « famille régnante » au Yaghnob, Djum’a Amîn, dont les ancêtres seraient des descendants d’Iskandar Zu-l- Qarnayn81. Semenov cite des témoignages selon lesquels « dans divers endroits des montagnes du Zeravchan » les Tadjiks se nomment makedoni « macédoniens » et se considèrent comme des descendants des troupes d’Alexandre82. Ces témoignages cependant n’ont pas été confirmés par d’autres études83.

Le Ferghana et d’autres régions de l’Asie centrale

49 L’extension du culte d’Iskandar a été liée à l’émigration des montagnards. Au sud de la vallée du Ferghana, au centre de la ville de Marghilan, se trouvait, paraît-il, la tombe d’ Iskandar-poššo. Selon la description faite en 1930 par A. K. Pisarčik, il s’agissait d’une

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construction récente, carrée et de petite taille, avec un portail. À côté du mazar se trouvaient d’autres constructions, y compris une madrasa du nom d’Iskandar qui possédait de nombreux bien-fonds (wakf) dans la vallée du Ferghana. Cet ensemble était entouré d’un mur dont la partie nord était percée d’une entrée (darvâza-khâna). Plus tard la madrasa et le mazar ont été démolis. A. K. Pisarčik reproduit aussi une inscription en tadjik découverte dans l’une de ces constructions : « Moi, Iskandar Rûmî, je n’ai tenu dans aucune place du monde ; l’appel de Dieu arriva, et je suis resté dans la vallée du Ferghana ; à Alexandrie je fis construire ma sépulture ; selon le dessein de Dieu je repose à Ferghana ». L’inscription porte la date 1134 (1721/22)84. Au XVIIIe siècle les habitants locaux croyaient donc que Marghilan était l’une des villes construites par Iskandar et que c’était là que reposaient les dépouilles du commandant de l’armée grecque. Selon d’autres sources, la ville d’Och, tout à l’est de la vallée du Ferghana, a été aussi construite par Alexandre85.

50 F. Nazarov, qui visita en 1813 le khanat de Kokand, mentionne également la tombe d’Iskandar à Marghilan : « …Au centre de la ville on voit une construction en forme d’un temple ouvert, à l’intérieur duquel est planté un drapeau rouge en soie. Les habitants de Kokand vénèrent ce drapeau et le croient sacré car selon une légende il a appartenu à Patša Iskandar qui, en rentrant de l’Inde, serait mort dans le désert et serait enterré à l’intérieur du temple, bien que Plutarque, Arrien, Quinte-Curce et d’autres auteurs affirment à l’unanimité qu’il est mort et enterré à Babylone en 323 av. J.-C. Pendant la nomination du nouveau gouverneur de Marghilan, les religieux prennent ce drapeau et le portent à travers la ville, en chantant, pour se rendre devant le gouverneur et lui présenter leurs compliments. Celui-ci les remercie en attachant au drapeau des tissus précieux et en leur donnant de l’argent, du pain et des pommes »86.

51 A. K. Pisarčik cite une version moins connue selon laquelle ce n’est pas Alexandre de Macédoine qui est enterré à Marghilan, mais Podšo Iskandar, originaire du Darvâz, qui vécut au XVIIe siècle et qui régna sur toutes les terres depuis Marghilan au nord jusqu’au Kûlâb et Caboul au sud87. Pisarčik supposait qu’il s’agissait d’Iskandar Chubinapo, connu par les écrits de N. A. Kislâkov.

52 Le mazar de Marghilan, à la différence de celui de Yazghulâm, a été institutionnalisé : il y avait une madrasa et une mosquée avec des cheikhs gardiens et du personnel de service, des bien-fonds qui donnaient des revenus et des rites officiels du pèlerinage. Tout cela mène à l’idée que le culte d’Iskandar a joué un certain rôle dans le khanat de Kokand. Les études historiques montrent que les khans de Kokand ont essayé en premier lieu de justifier la légitimité de leur pouvoir en se référant à l’autorité des pîr soufis88. L’adoption du titre de « khan » a nécessité cependant l’élaboration d’une nouvelle version de leur généalogie qui les aurait lié à Bâbur et à Tîmûr et donc à Gengis khan89. Apparaît alors une légende selon laquelle les ancêtres de Gengis khan se seraient mariés avec la descendance du khalife ‘Alî et ils auraient obtenu ainsi le droit au titre de sayyid90. Pourtant il n’est pas exclu que jusqu’à l’adoption du titre de « khan » les gouverneurs de Kokand, ou leurs prédécesseurs du début du XVIIIe siècle, se soient référés à Iskandar pour légitimer leur pouvoir.

53 Il est connu que pendant longtemps Marghilan a joué le rôle de seconde capitale gouvernée soit par les héritiers du trône soit par les parents proches des khans de Kokand. V. P. Nalivkin affirme qu’‘Alim khân et ‘Umar khân « … avaient l’habitude de venir à Marghilan pour la fête du sacrifice (Qurbān)… »91. Or, les régions sud de la vallée de Ferghana, y compris Marghilan et son district, étaient les lieux où s’installaient le

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plus souvent les immigrants venant des montagnes. La plupart des villages locaux ont été fondés par des originaires du Karâtegin, du Darvâz, du Shughnan et du Wakhân. Il n’est donc pas surprenant que les environs de Marghilan aient servi de refuge aux souverains bannis des « principautés » montagnardes. En 1839, le shah du Karâtegin, Sultân Mahmûd, fut capturé par les soldats de Kokand et emmené au Ferghana. Il y mourut et il fut enterré dans un endroit situé dans les montagnes de Shâh-i mardan, au sud de Marghilan92. En 1870, le village d’Üčqurġan a accueilli Muzaffar Shâh, l’ancien gouverneur du Karâtegin, et Jahângîr, de la dynastie des mîr du Badakhshân.

54 L’importance politique des régions montagnardes pour le khanat de Kokand est confirmée par le fait que la Garde d’‘Alim khân (1798-1810) se composait de natifs du Karâtegin, du Darvâz et des Pamirs93 et comprenait entre cinq et six mille personnes. Parmi les figures illustres du khanat on comptait plusieurs personnages originaires des régions de montagne tels que Lashkar Qushbîgî de Chitrâl ; Rajab Qushbîgî Kuhistanî et son fils Bava Raim Inâq ; Shâdî Mingbâshî ; les commandants Zinat Shâh, Qanâ’at Shâh Tajik et le frère de ce dernier Davrân Bek Dâdkhwâh du Karâtegin ; Muhammad Nûr Khwâja Ishân et son fils Mu’mîn Khwâja Tajik du Wakhân94. Les khans de Kokand se servaient volontiers des montagnards pour créer une sorte de contrepoids à l’influence des notables ouzbeks, kiptchaks et kirghiz. Ils avaient établi de multiples liens d’alliance avec les gouverneurs de la région pamirienne. Le souverain du Karâtegin, ‘Abd al-‘Azîz Khân, donna sa fille à ‘Alim khân, et les fils issus de ce mariage, Murâd Bek et Ibrâhîm Bek, avaient droit au trône même s’ils avaient été écartés par des adversaires plus chanceux. Ibrâhîm Bek épousa à son tour une princesse du Karâtegin ; ils eurent un fils, Pulat Bek95, et une fille, Sha Aim. Cette dernière devint l’une des épouses de Khudâyâr khân96. Une autre de ses épouses était soit la fille soit la soeur du souverain du Shughnan, Sayyid Yûsuf ‘Alî Khân. Quant à Pulat Khân (qui se servit du nom de Pulat Bek pour lutter contre Khudâyâr khân), il était marié à Raim Sha, fille du souverain du Karâtegin. Toutes ces alliances avaient une grande importance aussi bien pour l’équilibre intérieur du khanat que pour sa politique d’annexion du Karâtegin et du Darvâz. Le culte d’Iskandar à Marghilan a dû jouer un rôle significatif dans ces jeux politiques.

55 L. A. Čvyr a découvert ce culte dans les montagnes de Kuramin qui séparent le Ferghana de la vallée de l’Angren. Dans un village tadjik du nom de Pangaz, il existait des légendes sur l’arrivée à cet endroit d’Iskandar amenant avec lui « de vrais Tadjiks ». Il existe aussi des traditions sur l’installation à Pangaz des habitants de Qal"a-i Xum, la capitale du Darvâz97.

56 A. I. Ševâkov raconte que dans la ville de Nurata98, non loin de la vieille forteresse, se trouve un ensemble cultuel du nom de Čašma (Nur buloq) qui comprend une source et un grand bassin avec des poissons. Selon l’une des traditions locales, Abû Hasan99, l’un des disciples du prophète y est enterré ; selon l’autre, il s’agit d’Iskandar Zu-l-Qarnayn100.

57 L’aire où le culte d’Iskandar a existé est beaucoup plus étendue que la zone décrite dans cet article. Selon une légende khorezmienne, Iskandar serait enterré avec toutes ses richesses près de Kelif, sur la rive sud de l’Amou Darya : personne ne sait où se trouve sa tombe qui ne se révélerait qu’à un nouveau conquérant du monde101. Des traditions sur Iskandar existent aussi à Tachkent et dans sa région102. Iskandar aurait conquis aussi la Chine : les Kalmouks et les Doungans seraient issus des mariages de ses soldats avec les femmes locales103. De ce point de vue, les légendes du Badakhshân, du Pamir

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occidental, du Karâtegin et du Darvâz se rapprochent davantage de celles des pays montagnards de l’Hindou Kouch.

58 Il existe, depuis longtemps déjà, deux points de vue sur l’origine de ce culte. B. N. Litvinov propose le dilemme suivant : « … il s’agit soit d’un désir qui se manifeste pratiquement partout en Asie centrale de consacrer par le nom du héros légendaire le plus d’endroits possibles, soit, peut être, des vestiges du royaume greco-bactrien dans les recoins du Darvâz dont les souverains ont hérité le nom de Bicorne »104. Certains historiens acceptent que les traditions sur Iskandar reflètent des événements réels. Ayant étudié les itinéraires de l’armée d’Alexandre, ils cherchent à trouver une confirmation de son passage aux endroits où existe le culte d’Iskandar. Mais ces tentatives ont été critiquées par Bartol’d qui a remarqué à juste titre que les mentions les plus anciennes du culte d’Alexandre sont datées seulement du XIIIe siècle et il considère que l’expansion de ce culte a été facilitée par les versions chrétiennes et musulmanes du roman d’Alexandre105.

59 Il semble que le culte d’Iskandar a connu plusieurs développements. Les conditions dans lesquelles il est apparu au Badakhshân n’étaient pas identiques à celles du Darvâz, du Karâtegin et du Wakhân où il a été pratiqué plus tard. Les conflits intérieurs sous les Tîmûrides, leur lutte contre les Shaybânides et les guerres sous les Ashtarkhânides constituent des époques historiques très différentes. Les alliances politiques et les idéologies dominantes changeaient aussi. Le déclin du pouvoir des Ashtarkhânides au début du XVIIIe siècle a facilité les prétentions des potentats locaux à l’autonomie et les a poussés à la recherche d’une nouvelle légitimité. Il est possible que ce soit justement au XVIIIe siècle que le culte d’Iskandar prenne de l’importance comme une arme nouvelle dans la lutte pour le pouvoir. Cela s’est produit tout d’abord dans la région du Darvâz, puis dans ses régions voisines. Le Shughnan, le Badakhshân et le khanat de Kokand faisaient très attention à leurs relations avec les régions montagnardes et c’est peut être pour cette raison qu’ils se sont servi aussi du culte d’Iskandar. Il n’est pas surprenant enfin qu’il ait été particulièrement « remarqué » par les Anglais et les Russes qui cherchaient alors des armes idéologiques pour faciliter leurs politiques coloniales dans la région.

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Carte schématique des Pamirs et régions adjacentes d’après une carte russe du XIXe siècle

NOTES

1. Borns A., Putešestvie v Buharu : rasskaz o plavaniipo Indu ot morâ do Lagora s podarkami velikobritanskogo korolâ i otčët o putešestvii iz Indii v Kabul, Tatariû i Persiû, predprinâtom po predpisaniû vysšego pravitel’stva Indii v 1831, 1832 i 1833 godah lejtenantom Ost-Indskoj kompanejskoj služby Aleksandrom Bornsom, členom korolevskogo obŝestva [Burnes A., Voyage à Boukhara. Description d’une croisière sur l’Indus, depuis la mer jusqu’ à Lahore, avec les cadeaux du roi de Grande Bretagne. Compte rendu du voyage de l’Inde à Caboul, en Tartarie et en Perse entrepris sur l’ordre du Gouvernement suprême de l’Inde en 1831, 1832 et 1833 par le lieutenant de la compagnie des Indes orientales Alexandre Burnes, membre de la Société royale], Saint Pétersbourg, 1849 ; vol. 3, pp. 307-308 ; 310. Pour l’édition originale, cf. Burnes A., Travels into Bokhara containing the narrative of a voyage on the Indus … and an account of a journey from India to Cabool, Tartary & Persia. Sir Alexander Burnes, 1839 ; 3 vols. (Note de l’éd., Sv. J.). 2. Biddulph J., Narody, naselâûŝie Gindu-kuš, sočinenie majora Biddëlfa, političeskogo agenta v Gilgite [Les peuples de l’Hindou Kouch, récit du commandant Biddulph, agent politique à Gilgit], Achgabad, 1886 ; p. 194. Pour l’édition originale en anglais, cf. Biddulph J., Tribes of the Hindoo Koosh. Calcutta : Office of the Superintendent of Govt. Printing, 1880 ; 164 p. (Note de l’éd.,Sv. J.). 3. « Kniga Marko Polo [Le livre de Marco Polo] » dans : Piano Karpini, Istoriâ mongolov [Histoire des Mongoles] ; Rubruk, Putešestvie v vostočnye strany [Voyage en Orient] ; Kniga Marko Polo [Le livre de Marco Polo]. Moscou, 1997 ; p. 221. Pour l’édition française, cf. Marco Polo, Le devisement du monde : le livre des merveilles. Texte intégral établi par A.-C. Moule et Paul Pelliot ; version

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française de L. Hambis ; introduction et notes de S. Yerasimos. Paris : La Découverte, 1998 ; 2 vols. (Note de l’éd., Sv. J.). 4. Bâbur-name : zapiski Bâbura [Le livre de Bâbur]. Tachkent : Glavnaâ redakciâ ènciklopedij, 1993 ; p. 37. Pour la traduction en français, cf. Bacqué-Grammont J.-L., Le livre de Bâbur : mémoires du premier grand Mogol des Indes (1494-1529). Présenté et traduit du tchaghatay par J.-L. Bacqué-Grammont. Paris : Imprimerie nationale, 1986 ; 379 p. (Note de l’éd., Sv. J.). 5. Mirza Muhammad Hajdar, Ta’rih-i Rašidi, Traduction d’U. Urunbaev, R. P. Džalilova, L. M. Epifanova. Tachkent : Fan, 1996 ; p. 132. La même année est parue une traduction en anglais, cf. Thackston W. M. (Ed. et Trad.), Tarikh-i Rashidi : a History of the Khans of Moghulistan. Harvard University Departement of Near Eastern Languages and Civilizations, 1996 ; vol. 1 : édition du texte persan ; vol. 2 : traduction (Note de l’éd., Sv. J.) 6. Op. cit., pp. 132-133. 7. Sultân Nigâr Khânum épousa en secondes noces Adil Sultân, un Kazakh gengiskhanide, puis elle prit pour époux le frère de ce dernier – Qâsim Khân. 8. Ne pas le confondre avec le gendre Sultân Mahmûd Mîrza. 9. Plus connu sous les noms de Mîrza Khân ou Khân Mîrza. 10. Bâbur-name, p. 218. 11. Mirza Muhammad Hajdar, op. cit., p. 274. 12. Op. cit., p. 292. 13. Op. cit., pp. 451-452. 14. Op. cit., p. 487. 15. Bâbur-name, p. 252. 16. Mirza Muhammad Hajdar, op. cit., pp. 479-480. 17. Tâ’rîkh-i Badakhshân [Histoire du Badakhshân], Traduction de A. N. Boldyrev avec la participation de S. E. Grigor’ev. Moscou, 1997 ; pp. 26-27. 18. Burhan-ud-Din-i Kuškeki, Kattagan i Badahšan : dannye po geografii strany, estestvenno- istoričeskim usloviâm, naseleniâ, ekonomike i putâm soobŝeniâ [Le Qataghan et le Badakhshân : données sur la géographie, les conditions naturelles et historiques, la population, l’économie et les voies de communications], Traduction de P. P. Vvedenskij, B. I. Dolgopalov, E. V. Levkievskij. Édité et présenté par A. A. Semenov. Tachkent : ODIT, 1926 ; p. 97. Traduction en français par Reut M., Qataghan et Badakhshân : description du pays d’après l’inspection d’un ministre afghan en 1922. Paris : Éditions du CNRS, 1979 ; 3 vols. (Note de l’éd., Sv. J.). 19. Elphinstone M., An account of the Kingdom of Caubul, and its dependencies in Persia, Tartary and India ; comprising a view of the Afghaun Nation, and a history of the Dooraunee Monarchy. London, 1815 ; p. 628. 20. Borns A., op. cit., pp. 307-308. 21. Mohan Lai, Travels in the Panjab, Afghanistan and Turkistan to Balk, Bokhara and Herat ; and a visit to Great Britain and Germany, [s.l.], 1846 ; p. 201. 22. Wood J., A Personal Narrative of a journey to the Source of the river Oxus, by the route of the Indus, Kabul, and Badakhshân, performed… in the years 1836, 1837 and 1838. London : John Murray, 1872 ; p. 244. 23. Bartol’d V. V., « Badahšan [Le Badakhshân] » dans : Bartol’d V. V., Sočineniâ [Œuvres], Moscou : Nauka, 1965 ; vol. III, p. 346. 24. Varygin M. A., « Opyt opisaniâ Kûlâbskogo bekstva [Description de la principauté de Kûlâb] », Izvestiâ Imperatorskogo Russkogo Geografičeskogo Obŝestva (IRGO) [Bulletin d’information de la Société impériale russe de géographie], vol. 52, fasc. 10, 1916 ; p. 738. 25. Minaev I., Svedeniâ o stranah po verhov’âm Amu-Dar’i [Renseignements sur les pays du Haut Amou Darya], Saint Pétersbourg, 1879 ; p. 192. 26. Venûkov M. I. (Trad.), Putešestvie na Pamir Gordona [Le voyage de Gordon aux Pamirs], Saint Pétersbourg, 1887 (Supplément à IRGO, vol. 12, fasc.6, Saint Pétersbourg, 1876) ; p. 19. Pour

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l’édition originale, cf. Gordon Th., The Roof of the World. Being the Narrative of a Journey over the High Plateau of Tibet to the Russian Frontier and the Oxus Sources on Pamir. Edinburgh, 1876. 27. « Očerk èkspedicii G. Š. kapitana Putâta v Pamir, Sarykol, Vahan i Šugnan, 1883 [Récit de l’expédition du capitaine de l’État major Putâta dans les Pamirs, Sarykol, le Wakhân et le Shughnan en 1883] », Sbornik geografičeskih, topografičeskih i statističeskih materialov po Azii (=Sbornik GTS MA) [Recueil de matériaux géographique, topographique et statistique sur l’Asie], fasc.10, Saint Pétersbourg, 1884 ; p. 65. 28. Andreev M. S., Tadžiki doliny Huf (verhov’â Amu-Dar’i) [Les Tadjiks de la vallée de la Huf (Haut Amou Darya)]. Stalinabad : AN Tadž. SSR, 1953 ; vol. I, pp. 26-27, note 2. 29. Semenov A. A., « Istoriâ Šugnana [Histoire du Shughnan] » dans : Protokoly zasedanij i soobŝenij členov Turkestanskogo kružka lûbitelej arheologii [Procès-verbaux du cercle des amateurs d’archéologie du Turkestan], 21e année (11 décembre 1915 – 11 décembre 1916), Tachkent, 1917 ; p. 4. 30. Fondateur de la Qâdiriyya. 31. Tâ’rîkh-i Badakhshân, p. 101. 32. Op. cit., p. 102. 33. Semenov A. A., op. cit., p. 4. 34. El’čibekov K., « Genealogiâ šugnanskih pravitelej XVIII-XIX vv. [La généalogie des souverains du Shughnan aux XVIIIe-XIXe siècles] », Pamirovedenie [Études pamiriennes], fasc. 1, Douchanbe, 1984 ; pp. 55-60. 35. Semenov A. A., op. cit., p. 5. 36. Semenov A. A., op. cit., pp. 6-7. 37. Une partie du royaume du Shughnan. 38. « Izvlečeniâ iz otčëta General’nogo Štaba kapitana Vannovskogo o rekognoscirovke v Rušane i Darvâze, 1893 [Extraits du compte-rendu du capitaine de l’État major Vannovskij sur sa mission de reconnaissance dans le Rushân et le Darvâz en 1893] », Sbornik GTSMA [Recueil des matériaux géographique, topographique et statistique sur l’Asie], fasc. 56, Saint Pétersbourg, 1894 ; pp. 77-79. 39. D’après Bertel’s E., Roman ob Aleksandre i ego glavnye versii na Vostoke [Le Roman d’Alexandre et ses principales versions en Orient], Moscou-Leningrad : ANSSSR, 1948 ; pp. 16, 18. 40. Tâ’rîkh-i Badakhshân, p. 81. 41. Serebrennikov, « Očerki Šugnana [Description du Shughnan] », Sbornik GTSMA [Recueil des matériaux géographique, topographique et statistique sur l’Asie], fasc. 70, Saint Pétersbourg, 1896 ; p. 34. 42. Bobrinskij A. A., Gorcy verhov’ev Pândža : vahancy i iškašimcy [Les montagnards du Haut Panj : les Wakhîs et les Ishkâshimîs], Moscou, 1908 ; pp. 61-62. 43. Iskandarov B. I., Vostočnaya Buhara i Pamir vo vtoroj polovine XIX v. [La Boukharie orientale et les Pamirs dans la deuxième moitié du XIXe siècle]. Douchanbe, 1962 ; partie 1, pp. 49, 52. 44. Tâ’rîkh-i Badakhshân, pp. 69-70. 45. Burhan-ud-Din-i Kuškeki, op. cit., pp. 191-195. 46. Il épousera plus tard la fille du souverain du Wakhân. 47. Lužickaâ N. L., « Rodoslovnaâ pravitelej Hunzy, Nagar i Gilgita Muhammada Gani-hana [La généalogie des souverains de Hunza, de Nager et de Gilgit de Muhammad Ghanî Khân] » dans : Strany i narody Vostoka [Pays et peuples de l’Orient], Saint Pétersbourg : Peterburgskoe vostokovedenie, 1998 ; vol. 30, pp. 306, 309-310. Biddulph raconte cette légende d’une autre façon : il s’agit d’une représentante de l’ancienne dynastie de Hunza qui avait mis au monde un fils dont le père était le khan du Shughnan Ayeshâ. Alexandre n’y est pas mentionné en tant que garant de la légitimité, cf. Biddulph J., op. cit., pp. 36-37.

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48. Abramov A. K., « Zapiska o Karâteginskom vladenii, sostavlennaâ po rassprosam [Notes sur le Karâtegin rédigées d’après des enquêtes orales] », Izvestiâ IRGO [Bulletin d’information de la Société impériale russe de géographie]. Saint Pétersbourg, 1870 ; vol. VI, section 2, p. 108. 49. Arendarenko G. A., Dosugi v Turkestane (1874-1888) [Loisirs au Turkestan (1874-1888)]. Saint Pétersbourg, 1889 ; p. 443. 50. Semenov A. A., Etnografičeskie očerki Zerafšanskih gor Karâtegina i Darvâza [Descriptions ethnographiques des monts du Zeravchan, du Karâtegin et du Darvâz]. Moscou, 1903 ; p. 5. 51. Les régions montagnardes de Karâtegin, Darvâz, Shughnan, Rushân et Kûlâb ont été au cours du XIXe siècle sous la domination de l’émirat de Boukhara. Cette partie de l’émirat était connue sous les noms de « Boukharie orientale » ou « La haute Boukharie » (Note de l’éd., Sv. J.). 52. Dans la haute vallée du Zeravchan (Note de l’éd., Sv. J.) 53. Fedčenko A. P., Putešestvie v Turkestan [Voyage au Turkestan]. Moscou : Geografgiz, 1950 ; pp. 342-343. 54. Op. cit., p. 341. Après la conquête du Darvâz et du Karâtegin par les Boukhariotes et les Afghans, une partie des shahs locaux s’est retrouvée à Boukhara et à Kokand, et l’autre à Caboul où l’un d’eux, Aghâ Muhammad Valî Khân, devint ministre des affaires étrangères de Habîb-Allah Khân. 55. Kislâkov N. A., Očerki po istorii Karâtegina [Essais sur l’histoire du Karâtegin]. Stalinabad : Tadšikgosizdat, 1954 ; p. 49. 56. Cf. Zumbra Sha dans la généalogie de Fedčenko. 57. Litvinov B. N., « Čerez Buharu na Pamiry [À travers la Boukhara vers les Pamirs] », Istoričeskij vestnik [Journal historique]. Saint Pétersbourg, 1904 ; N° 11 (novembre), pp. 716-717. 58. Arendarenko G. A., op. cit., p. 444. 59. Tâ’rîkh-i Badakhshân, pp. 43-44, 50-52, 81. 60. Bartol’d V. V., « Tadžiki [Les Tadjiks] » dans : Bartol’d V. V., Sočineniâ [Œuvres]. Moscou : Nauka, 1963 ; tome II, partie 1, p. 464. 61. Maslovskij S., « Gal’ča : pervobytnoe naselenie Turkestana [Gal’ča : une population primitive du Turkestan] », Russkij antropologičeskij žurnal [Revue anthropologique russe]. Moscou, 1901 ; N° 2, p. 28. Litvinov considère que c’est ‘Abd Allah Khân en personne qui a nommé la forteresse, cf. Litvinov B. N., op. cit., p. 717. 62. Kislâkov N. A., Očerki po istorii Karâtegina, pp. 32-39 ; du même auteur : Tadžiki Karâtegina i Darvâza [Les Tadjiks du Karâtegin et du Darvâz]. Douchanbe : Doniš, 1966 ; fasc. 1, pp. 52, 57-60. 63. Kislâkov N. A., Očerki po istorii Karâtegina, p. 50. 64. Zajcev N. A., « Pamirskaâ strana – centr Turkestana : istoriko-geografičeskij očerk [Le pays des Pamirs – centre du Turkestan : description historique et géographique] », Ežegodnik Ferganskoj oblasti [Almanach de l’oblast’ de Ferghana]. Novyj Margelan, 1903 ; vol. 2, p. 9. 65. Maslovskij S., op. cit., p. 28. 66. Maslovskij S., op. cit., p. 29. Il existe toute une série de légendes sur la conquête du Darvâz et du Karâtegin par l’armée d’‘Alî, cf. « Doklad kapitana B. L. Grombčevskogo o putešestvii v 1889-1890 [Rapport du capitaine B. L. Grombčevskij sur le voyage de 1889-1890] », Izvesiâ IRGO [Bulletin d’information de la Société impériale russe de géographie], Saint Pétersbourg, 1891, vol. 27, fasc. 2. Mandel’štam A. M. ; Rozenfel’d A. Z., « Kalai-Imlok i Kalai-Džamhur v Karâtegine i svâzannye s nimi legendy [Qâl"âi Imlok et Qâl"âi Jamhur dans le Karâtegin et les légendes à leur propos] » dans : Pamâti M. S. Andreeva : sbornik statej po istorii i filologii narodov Srednej Azii [Mélanges offerts à M. S. Andreev : recueil d’articles sur l’histoire et la philologie des peuples d’Asie centrale]. Stalinabad : AN TadžSSR, 1960. 67. Regel’ A., « Poezdka v Karâtegin i Darvâz [Voyage dans le Karâtegin et le Darvâz] », Izvestiâ IRGO [Bulletin d’information de la Société impériale russe de géographie], Saint Pétersbourg, 1882 ; vol. 18, fasc.2, pp. 141-142. Dans ce récit on voit réapparaître ‘Alî qui, selon les traditions locales, luttait contre le roi des adorateurs du feu – Kahkak, cf. aussi Bobrinskij A. A., Gorcy

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verhov’â Pândža, pp. 16-18 ; Andreev M. S. et Polovcev A. A., « Materialy po ètnografii iranskih plemën Srednej Azii : Iškašim i Vahan [Matériaux sur l’ethnographie des tribus iraniennes de l’Asie centrale : Ishkâshimîs et Wakhîs] », Sbornik muzeâ po antropologii i ètnografii pri Imperatorskoj akademii nauk [Journal du Musée de l’anthropologie et de l’ethnographie auprès de l’Académie impériale des sciences], Saint Pétersbourg, 1911 ; vol. 1, fasc. 9, pp. 3-4. 68. Arendarenko G. A., op. cit., p. 443. 69. Semenov A. A., Etnografičeskie očerki Zarafšanskih gor, pp. 15-17. S. Maslovskij explique le nom Qal"a-i Xum « Ville-chaudron » par le fait que cette ville est située dans un cirque qui ressemble à un chaudron, cf. Maslovskij S., « Gal’ča », p. 28. 70. B. Lapin a déjà visité cet endroit en 1927 et a noté que « la tombe en ruines » se trouvait à 4 km du petit hameau de Bar Navad, dans un endroit difficile d’accès, cf. Lapin B., « Povest’ o strane Pamir : ot verhov’ev Pândža k verhov’âm Inda [Récit sur le pays des Pamirs : du Haut Panj ver le Haut Indus] » dans : Lapin B., Izbrannoe [Œuvres choisies], Moscou, 1958 ; p. 38. L. F. Monogarova indique que dans les années 1940, personne ne se rappelait de l’emplacement de la tombe. 71. Monogarova L. F., « Materialy po ètnografii âzgulemcev [Matériaux sur l’ethnographie des Yazghulâmîs] », Sredneaziatskij ètnografičeskij sbornik [Recueil ethnographique sur l’Asie centrale], Moscou, 1959 ; fasc. 2, p. 71. 72. Op. cit., p. 71. 73. Muhiddinov I., Relikty doislamskih obyčaev i obrâdov u zemledel’cev Zapadnogo Pamira (XIX – načalo XX vv.) [Les reliquats des rites et coutumes préislamiques chez les paysans du Pamir occidental (XIXe – début du XXe siècles)]. Douchanbe, 1989 ; livre 1, p. 73. 74. Bertel’s E. E., Roman ob Aleksandre, p. 72 ; Kostûhin E. A., Aleksandr Makedonskij v literaturnoj i fol’klornoj tradicii [Alexandre le Grand dans les traditions littéraire et folklorique], Moscou : Nauka, 1972 ; p. 80. 75. Bertel’s E. E., Roman ob Aleksandre, p. 177. 76. Edel’man D. I., « Âzgulemskaâ legenda ob Aleksandre : s priloženiem grammatičeskih svedenij [Une légende des Yazghulâmîs sur Alexandre : avec un appendice de données grammaticales] », Kratkie soobŝeniâ Instituta narodov Azii [Communications brèves de l’Institut des peuples d’Asie], Moscou, 1963 ; vol. 67, pp. 56-57. 77. La prononciation locale est zor qarnayn, c’est-à-dire « aux cornes d’or ». 78. Cette version de la légende rappelle les récits connus dans toute l’Asie centrale sur les exploits et la mort du « juste » khalife ‘Alî. La topographie dite « sacrale » de plusieurs régions comporte de traces multiples des pieds et des mains d’‘Alî, de son sabre ou de son bâton ou bien celles de ses activités (sources, arbres, etc.). On peut même trouver plusieurs tombes d’‘Alî transformées en mazar populaires, cf. Abašin S. N., « Šahimardan [Shâh-i mardan] » dans : Islam na territorii byvšej Rossijskoj imperii : énciklopedičeskij slovar’ [L’islam sur le territoire de l’ancien empire russe : dictionnaire encyclopédique], Moscou : Vostlit, 1999, vol. 2. 79. Semenov A. A., Etnografičeskie očerki Zarafšanskih gor, pp. 3-4. 80. Andreev M. S., Materialy po ètnografii Âgnoba : zapisi 1927-28 [Matériaux sur l’ethnographie du Yaghnob : notes des années 1928-1928]. Édité par A. K. Pisarčik. Douchanbe : Doniš, 1970 ; p. 26. 81. Ševâkov A. I., « Etnografičeskie zarisovki Âgnoba v povesti Džurabaeva (Andreeva) « Ledânaâ dolina » [Les esquisses ethnographiques du Yaghnob dans le récit de Džurabaev (Andreev) La vallée glaciale] », Vostok [Orient], 2001 ; N° 6, p. 95. 82. Semenov A. A., Etnografičeskie očerki Zarafšanskih gor, p. 23. 83. Bogoâvlenskij N., « V verhov’âh Amu-Dar’i : doliny rek Hingou i Vandža [Dans la vallée du Haut Amou Darya : les vallées de la Hingou et de la Vanj] » dans : Zemlevladenie [Propriété foncière], Moscou, 1901 ; vol. 8, fasc. 1-2, p. 17. D’après d’autres informations, les habitants du Yaghnob racontaient une légende selon laquelle ils seraient les descendants de deux saints musulmans venus du Cachemire, cf. Iskandar-Tûrâ, « Svedeniâ o âgnobskom narode : k

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materialam dlâ issledovaniâ âgnobskogo âzyka [Renseignement sur les Yaghnobîs : annexe aux matériaux pour l’étude de la langue yaghnobî] », Turkestanskie vedomosti [Bulletin du Turkestan], le 20 janvier 1881. 84. Pisarčik A. K., « Nekotorye dannye po istoričeskoj topografii gorodov Fergany [Quelques renseignements sur la topographie historique des villes du Ferghana] » dans : Sbornik statej posvâŝënnyh iskusstvu tadžikskogo naroda [Recueil d’articles consacrés à l’art du peuple tadjik]. Stalinabad : AN Tadž. SSR, 1956 ; p. 151. Pour les photos du mazar, cf. pp. 152, 154. 85. Obzor Ferganskoj oblasti za 1899 [Almanach de l’oblast’ de Ferghana pour 1899], Novyj Margelan, 1901 ; p. 44. 86. Nazarov F., Zapiski o nekotoryh narodah i zemlâh Srednej časti Azii Filippa Nazarova, otdel’nogo Sibirskogo Korpusa Perevodčika, posylannogo v Kokant v 1813 i 1814 godah [Notes sur quelques peuples et pays de la partie centrale de l’Asie de Filip Nazarov, interprète du Corps sibérien envoyé à Kokand en 1813 et 1814], Saint Pétersbourg, 1821 ; p. 68. 87. Pisarčik A. K., « Nekotorye dannye … », p. 153. 88. Bejsembiev T. K., « Legenda o proishoždenii kokandskih hanov kak istočnik po istorii ideologii v Srednej Azii : na materialah sočinenij kokandskoj istoriografii [La légende de l’origine des khans de Kokand comme source de l’histoire de l’idéologie en Asie centrale : d’après les sources historiographiques de Kokand] » dans : Kazahstan, Srednââ i Central’naâ Aziâ v XVI-XVIII vv. [Le Kazakhstan et l’Asie centrale aux XVIe-XVIIIe siècles], Alma-Ata : Nauka, 1983 ; pp. 98-99. 89. Bejsembiev T. K., ibid, pp. 96-97. 90. Bejsembiev T. K., “Ta’rihi Šahruhi” kak istoričeskij istočnik [Tâ’rîkh-i Shâkrukh comme source historique], Alma-Ata : Nauka, 1987 ; p. 152. 91. Nalivkin V., Kratkaâ istoriâ Kokandskogo hanstva [Histoire abrégée du khanat de Kokand], Kazan, 1886 ; p. 51. 92. Au XIX e siècle les khans de Kokand font renaître à Shâh-i mardan le culte du quatrième khalife ‘Alî, qui y serait enterré. On y discerne l’influence de la tradition ismaélienne des régions montagnardes, cf. Abašin S. N., « Sahimardan ». 93. Bejsembiev T. K., “Ta’rihi Šahruhi” kak istoričeskij istočnik, pp. 80-81. 94. Bejsembiev T. K., “Ta’rihi Šahruhi” kak istoričeskij istočnik, p. 82 ; Nalivkin V., Kratkaâ istoriâ Kokandskogo hanstva, pp. 106, 116, 157. 95. Korytov N. P., « Samozvanec Pulat-han [Pulat-han l’imposteur] », Ežegodnik Ferganskoj oblasti [Almanach de l’oblast’ de Ferghana], Novyj Margelan, 1902 ; vol. 1, pp. 21-22. 96. Alibekov M., « Domašnââ žizn’ poslednego kokandskogo hana Hudoâr-hana [La vie familiale du dernier khan de Kokand Khudâyâr khân] », Ežegodnik Ferganskoj oblasti [Almanach de l’oblast’ de Ferghana], Novyj Margelan, 1903 ; vol. 2, p. 93. 97. Čvyr’ L. A., « Ob istoričeskih predaniâh aštskih tadžikov [Sur les légendes historiques des Tadjiks d’Ašt] » dans : Kavkaz i Srednââ Aziâ v drevnosti i rannem srednevekov’e [Le Caucase et l’Asie centrale dans l’Antiquité et au Moyen Âge], Moscou : Nauka, 1981 ; pp. 166, 174. 98. Dans la région de Navoi. Des Tadjiks de Pangaz et du Haut Zeravchan se sont installés dans cette ville. 99. Dans une autre version il s’agit de Nûr-i Âta et non pas d’Abû Hasan. Je rappelle que le mazar dans la vallée de la Yazghulâm porte aussi le nom de Nûr-i Ota. 100. Ševâkov A. I., « O korennom naselenii Nuratinskih gor i prilegaûŝih rajonov : materialy polevyh issledovanij 1988-1999, čast’ 2 [Sur la population indigène des monts de Nurata et des régions adjacentes : notes de terrain de 1988-1999, partie 2] », Vostok [Orient], 2000 ; N° 4, p. 32. J. A. Castagné note également que la forteresse de Nurata a été construite par Alexandre le Grand, mais le mazar, le lieu où aurait prié Iskandar, se trouvait à quelques kilomètres de la ville, cf. Castagné J. A., « Arheologičeskie razvedki v Buharskih vladeniâh [Reconaissances archéologiques dans les domaines de Boukhara] », Protokoly zasedanïj i soobŝenij členov Turkestanskogo kružka

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lûbitelej arheologii [Procès-verbaux du cercle des amateurs d’archéologie du Turkestan], 21e année (11 décembre 1915 – 11 décembre 1916), Tachkent, 1917 ; pp. 37-38. 101. Bartol’d V. V., « Istoriâ kul’turnoj žizni Turkestana [Histoire de la vie culturelle du Turkestan] » dans : Bartol’d V. V., Sočineniâ [Œuvres], Moscou : Nauka, 1963 ; vol. II, partie l, p. 204. 102. Ševâkov A. I., « Kul’tovyj fol’klor na Šëlkovom puti [Les récits religieux de la Route de la soie] » dans : Na sredneaziatskih trassah Velikogo šëlkovogo puti : očerki istorii i kul’tury [Sur les tracés centrasiatiques de la Route de la soie : essais d’histoire et de culture], Tachkent : Fan, 1990 ; pp. 138-139 ; Masal’skij V. I., Turkestanskij kraj [Le Turkestan], Saint Pétersbourg, 1913 ; pp. 617-618. 103. Borns A., Putešestvie v Buharu, p. 309 ; Ša R., Očerki Verhnej Tatarii, Ârkanda i Kašgara, prežnej kitajskoj Tatarii [Description de la Haute Tartarie, de Yarkand et de Kachgar, de l’ancienne Tartarie chinoise], Saint Pétersbourg, 1872 ; p. 245. 104. Litvinov B. N., « Čerez Buharu na Pamiry », p. 716. 105. Bartol’d V. V., « Istoriâ kul’turnoj žizni Turkestana », p. 204. Bartol’d reprend la même idée dans son article « Tadžiki », cf. Bartol’d V. V., « Tadžiki », p. 463.

INDEX

Mots-clés : islam, culte des saints, Alexandre le Grand, pouvoir (légitimité), montagnes, Badakhchan Keywords : Islam, cult of Saints, Alexander the Great, power (legitimacy), mountains, Badakhshan

AUTEURS

SERGEJ ABAŠIN

Sergej Nikolaevič Abašin est chercheur au Département de l’Asie centrale et du Kazakhstan, Institut d’ethnologie et d’anthropologie de l’Académie des sciences de Russie, [email protected]

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Soufis du Badakhshân : un renouveau confrérique entre l’Inde et l’Asie centrale

Alexandre Papas

L’histoire commence au ras du sol, avec des pas. Michel de Certeau

1 On a peu écrit sur l’histoire du Badakhshân. Les travaux d’érudition, pratiquement aussi peu nombreux que les sources primaires consacrées à la région, représentent en eux-mêmes des événements éditoriaux. C’est sur un rythme à peu près décennal que sont parues les principales chroniques badakhshânaises et quelques études secondaires1. Tel fut le cas dernièrement de l’ouvrage de J.-H. Grevemeyer2, première et pourtant tardive monographie sur l’histoire moderne du Badakhshân. Mais en parcourant les sources historiques et hagiographiques du Turkestan voisin, on reste subjugué par l’ubiquité des mentions concernant le bassin du Kûkcha. Ainsi, pour prendre deux exemples : le Târîkh-i Rashîdî de Mirzâ Haydar Dûghlât rapporte à plusieurs reprises les campagnes de Sultân Sa’îd Khân au Badakhshân et montre l’enjeu domanial de cette région durant le XVIe siècle3 ; tandis qu’une hagiographie comme le Hidâyat Nâma de Mawlânâ Mîr Khâl al-Dîn al-Yârkandî raconte les fréquentes missions de shaykhs soufis originaires de Kâshgarie en direction des Pamirs entre 1650 et 1750 environ4. Souvent perçue comme une province isolée, parfois considéré comme un strict conservatoire ismaélien Nizârî5, le Badakhshân montre une apparence plus complexe à la lueur de ces mentions : l’image d’un carrefour des routes de spiritualité et l’image d’une terre d’accueil pour les traditions sunnites Naqshbandî et Qâdirî. Cependant cette longue histoire confessionnelle, dépendante de sources allogènes et d’observations dispersées, reste une image et demeure mal connue – une carence singulière eu égard au patrimoine religieux de cette région du Dâr al-Islâm qui poursuit une tradition soufie toujours vivace.

2 Le manque est désormais en partie comblé par une publication récente sous le titre de Ghiyâsî. ‘Arif-i Kâmil wa Shâ’ir-i Wârasta6. Son auteur, Ikrâmuddîn Amîrî « Hisâriyân », est originaire du Badakhshân afghan. Ancien élève de l’Université de Kaboul, réfugié au

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Tadjikistan depuis une vingtaine d’années, il est l’auteur d’un certain nombre d’articles et d’études sur l’histoire littéraire et religieuse de l’Afghanistan. Il publie ici un livre rare, servi par une connaissance précise des textes, autour du mystique et poète Naqshbandî Mawlânâ Mîr Ghiyâs al-Dîn Badakhshî ou Ghiyâsî (1117/1705-1182/1768). Après Grevemeyer et son histoire politique du Badakhshân, Amîrî révèle une histoire littéraire faite d’emprunts et d’altérités7, à la mesure inattendue d’un renouveau. À partir de cette leçon fondamentale, je me permettrai d’interroger un autre renouveau, celui-là confrérique. Plus qu’un simple compte rendu du livre de Amîrî et moins qu’une synthèse sur le soufisme du Badakhshân, les quelques pages qui suivent souhaitent, dans la pénurie même de sources locales, repérer une micro-histoire inscrite dans l’intimité non plus des œuvres mais des noms, des pratiques et des lieux ; simultanément reconsidérer, par contraste ou jeu d’échelles, ces quelques biographies spirituelles et itinérantes afin de préciser non plus l’image mais l’indice – pour parler comme Carlo Ginzburg8 – d’un renouveau confrérique particulier au Badakhshân : observer donc, en l’espèce, ce que fut la diffusion et l’expansion de la Naqshbandiyya Mujaddidiyya de l’Inde vers l’Asie centrale par le prisme de sa station badakhshânaise.

Éléments de biographie d’un soufi badakhshânais

3 Mawlânâ Mîr Ghiyâs al-Dîn naît en 1117/1705-06 dans la petite localité de Hisârak, située au cœur du district de la ville de Jirm dont on trouve l’évocation, déjà, chez Nâsir-i Khusraw, ainsi que chez le chroniqueur Shâh ‘Abd Allâh Badakhshî qui l’appelle tantôt « Gulân », tantôt « Gulistân ». Le grand-père de Mawlânâ, Sayyid Ghiyâs al-Dîn, a émigré du village de Dahbîd, non loin de Samarcande, en direction du Badakhshân. Si Dahbîd fut le lieu de naissance et de propagation de la lignée de Makhdûm-i A’zam (1461-1541), saint soufi descendant de Khwâja Ahrâr et fondateur d’une branche de la dynastie Naqshbandî des Khwâjagân, rien n’indique cependant une ascendance de Sayyid Ghiyâs al-Dîn à cette lignée. En revanche, la silsila de la famille remonte au Prophète et, sur dix générations, au frère du grand saint Kubrawî Mîr Sayyid ‘Alî Hamadânî (m. 786/1385), Mîr Aftâb al-Dîn, et découvre une généalogie soufie. C’est donc au sein d’une des grandes familles muhâjir de l’aristocratie religieuse du Badakhshân que naît Ghiyâsî.

4 Plus globalement, le Badakhshân de ce début du XVIIIe siècle connaît une période de transition politique : l’année de naissance de Ghiyâsî correspond à l’achèvement du règne cinquantenaire de l’ouzbek Mîr Yâr-i Bîk Khân (1068/1657-1119/1707). Désigné par les historiens locaux, notamment Sang-i Muhammad et Shâh ‘Abd Allâh, comme le libérateur du Badakhshân et comme l’instigateur de son indépendance contre les potentats Moghols et Ashtarkhânides, le souverain, lui, est issu de la dynastie religieuse Naqshbandî de Makhdûm-i A’zam9. Amîrî précise en outre qu’il fut initié par un soufi dénommé Makhdûm Sâhib Awliyâ Ma’sûm Hindûstânî10. En ce sens le shah du Badakhshân se situe symboliquement au croisement politique et religieux de l’Inde et de la Transoxiane. Succèdent à Mîr Yâr-i Bîk, notamment Shâh Sulaymân Bîk (1125/1707-1130/1713) puis Yûsuf ‘Alî Khân (1713-1718) qui fait de Fayz Âbâd la capitale du Badakhshân central. Mîr Sultân Shâh (1061/1747-1179~84/1765~70) monte sur le trône à l’âge de 27 ans et affronte sur son sol l’acmé des rivalités territoriales entre les shahs ouzbeks de Qunduz, les amîrs de Chitrâl et les khwâjas de Yarkand et de Kâshgar. En dépit des conflits – qui prendront une toute autre mesure au siècle suivant

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avec les rivalités coloniales russo-britanniques – le règne de Sultân Shâh marque l’avènement d’une haute culture soufie au Badakhshân où sont déjà présentes trois grandes confréries, la Chishtiyya, la Qâdiriyya et la Naqshbandiyya, introduites de l’Inde voisine à partir du XVIIe siècle11. C’est précisément pour l’Inde – destination qui concurrence la Transoxiane savante, en particulier Boukhara, surtout depuis le XVIe siècle12 – que part le jeune Ghiyâsî âgé de 14 ans en quête d’initiation. Cet exil de l’adolescent fait l’objet de deux contes hagiographiques13 :

5 – Le futur shaykh de Ghiyâsî, Shâh Walî Allâh, qui a quitté Sirhind pour entreprendre un pèlerinage au mausolée de Bahâ’ al-Dîn Naqshband non loin de Boukhara, stationne au Badakhshân, à Jirm, chez le père même de Ghiyâsî, Mîr Sayyid Mîrak. Le shaykh demande alors à ce dernier de lui amener ses enfants, mais perçoit par claire-vue qu’on lui dissimule le jeune Mawlânâ qui, en état de majzûb « ravi en Dieu », suscite la honte de sa famille. À sa vue le shaykh indien cite un vers de Ni’mat Allâh Walî Kirmânî. Et au jeune Ghiyâsî de prononcer miraculeusement le second vers du distique. Walî Allâh annonce alors qu’à son retour de Boukhara il prendra le jeune homme comme disciple et l’emmènera en Inde.

6 – Dès l’âge de 9 ans Mawlânâ refuse les conseils de sa famille et se distingue des autres enfants. Plusieurs nuits, au cours de rêves, lui apparaît un homme illuminé qui lui enjoint de partir pour l’Inde où lui est promise la rencontre d’un grand saint soufi. Malgré le refus de ses parents qui souhaitent marier leur fils, Ghiyâsî parvient à quitter le Badakhshân quelques années plus tard. Parvenu à Lahore et après un nouveau rêve révélateur, il attend de nombreux jours au couvent de Khwâja Khwândamîr, un khalîfa de la Naqshbandiyya, jusqu’au jour où il rencontre Shâh Walî Allâh.

7 Restent les faits : après une formation classique en madrasa à Delhi où le novice rencontre ses premiers maîtres du nom de Shaykh Muhammad Amân Walî Pârwârî et Khwâja Yâr Muhammad Walî14, il devient à Lahore durant douze années le disciple du fameux maître Naqshbandî Mujaddidî Shâh Ma’sûm Walî Allâh Sânî (1114/1703-1176/1763)15. Il interrompt une unique fois son initiation lorsque le shaykh lui confie la mission de se rendre au Cachemire afin d’aller chercher un homme qu’on prétend thaumaturge et que Walî Allâh souhaite convertir à l’islam et initier à sa tarîqat 16. Au terme de ses douze années de noviciat, le shaykh lui enjoint de retourner à sa terre natale pour propager la confrérie. De retour au Badakhshân – un retour précédé d’un pèlerinage au mausolée de Bîdil à Delhi – Ghiyâsî âgé de trente ans environ et qui a obtenu le rang de mawlawiyyat, fait office d’enseignant à la madrasa Jâmi’-i Islâmî du district de Jirm. Il est ensuite convié à Fayz Âbâd à la cour de Sultân Shâh, laquelle, à l’image de sa lointaine voisine de Herat sous le pouvoir Abdâlî17, abrite des savants et des poètes venus d’Inde et d’Iran, dont certains, comme par exemple Mirzâ ‘Andalîb18 – qui rejoindra ensuite la cour plus prestigieuse de Sultân Dûrân Ahmad Shâh à Kaboul – acquièrent grande réputation. C’est là que Ghiyâsî compose son œuvre poétique et mystique. C’est également là, de son khânaqâh, qu’il dirige son enseignement, suivis par de nombreux disciples venus de toutes les régions alentours. Le soufi badakhshânais devient aussi le directeur spirituel de Sultân Shâh. Et lorsque ce dernier est capturé à Qunduz par les ouzbeks du Qataghân en 1179/1765, le vieux maître conseille durant trois ans le fils et suppléant du shah emprisonné, Mîr Muhammad Shâh19. D’un tel succès et d’une telle influence, Ghiyâsî apparaît comme l’un des principaux promoteurs de la Mujaddidiyya dans le Nord de l’Afghanistan.

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8 Mais le bassin du Kûkcha, à la fin du XVIIIe siècle, attire les convoitises du pouvoir Abdâlî à Qandahar : en signant en 1767 un traité avec l’amîr de Boukhara Murâd Bey, Ahmad Shâh Bâbâ « Abdâlî » (1747-1773) fixe la frontière Nord de son domaine le long de l’Amou Darya20. À cette fin, il reprend une annonce ancienne selon laquelle une relique de la robe (khirqa) du Prophète se trouverait au Badakhshân, et il déclare qu’elle doit être amenée à Qandahar21. Galvanisée par le slogan et au fait de leur puissance militaire, les armées Abdâlîs, sous les ordres du wazîr Shâh Walî Khân Qawqalzâ’î, parviennent au Nord afghan. La cour impopulaire de Fayz Âbâd s’écroule déjà peu à peu de l’intérieur et chute lorsque la population soutient l’arrivée des Abdâlîs. Ici se situe la première étape de la lente intégration du Badakhshân à l’Afghanistan lui-même en cours de formation22. C’est peu de temps avant la tourmente des années 1767-1769, à Fayz Âbâd, que Ghiyâsî décède. On érige sur sa tombe un mausolée baptisé Pîr-i Dastgîr ou encore Hawz-i Bâbâ Qâzî ; les successeurs de Ghiyâsî comme Shâh Kâbulî Jân et Pîr-i Buzurgân y séjournent et le lieu saint fait très tôt l’objet d’un culte, notamment le soir du Nawrûz où les fidèles se rassemblent pour vénérer celui qu’on considère dorénavant comme l’un des plus grands saints soufis du Badakhshân et qu’on surnomme La’l-i Kûh-i ‘Irfân-i Badakhshân, « le Rubis des Cimes Mystiques du Badakhshân ». Cette fête est l’occasion d’une installation de tûgh (mâts)23 et rassemble chaque année des milliers de pèlerins venus de toute la région24.

L’œuvre et la pensée du saint soufi Ghiyâsî

9 Ghiyâsî a laissé au Badakhshân un double legs, l’un de sainteté, l’autre scripturaire : la tradition hagiographique rapporte des anecdotes caractéristiques de la sainteté soufie qui présentent Ghiyâsî comme un auteur de miracles en même temps qu’un maître spirituel. Ainsi, par exemple, est-il raconté que Ghiyâsî envoya pour l’éprouver son disciple Walî Shahbâz Parwâz jusqu’aux forêts du Mâzandirân en Iran, d’où le disciple rapporta le bâton de santal qui sera l’un des symboles du saint badakhshânais. Plus tard, au lendemain de la mort de Ghiyâsî et à la suite de controverses à propos du lieu d’inhumation, les disciples se réunirent au khânaqâh de Jirm et décidèrent qu’on enterrerait le corps du saint là où son bâton fétiche se planterait. On lança alors le bâton qui traversa la vallée du Kûkcha et la plaine de Kahîb pour se planter non loin de Fayz Âbâd25. Ce bâton serait encore aujourd’hui visible à la mosquée « Ghiyâsî » de Fayz Âbâd, face auquel se rendent les malades dans l’espoir d’une guérison26. Tels sont certains des aspects légendaires de la sainteté de Ghiyâsî au Badakhshân. Mais le shaykh et saint a aussi laissé aux fidèles une oeuvre écrite considérée comme un patrimoine littéraire et religieux régional. On connaît cinq œuvres de Ghiyâsî : 1) Son Dîwân ou recueil de poésie mystique contenant 2 910 distiques dont 885 environ sont dédiés aux shaykhs Naqshbandîs27. 2) Le Tuhfat al-Ma’sûm, une hagiographie du shaykh de Ghiyâsî, Shâh Ma’sum Walî Allâh, composée en dix parties et dont une seule nous est parvenue28. 3) Le Risâla-yi Ghawsiyat, une traduction de l’arabe vers le persan darî des dits de ‘Abd al-Qâdir Jilânî. 4) Le Ramz al-Muhaqqiqîn, sorte de dogmatique sur la tarîqat de Ghiyâsî. 5) Les Ta’lîmât-i Tasawwuf-i Pîrân-i Naqshbandiyya Mujaddidiyya Sirhindiyya, qui comme son nom l’indique expose les enseignements ésotériques des maîtres Naqshbandîs Mujaddidîs.

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10 C’est un corpus en même temps différencié et systématique que présente le polygraphe soufi. Au terme des analyses de Amîrî on peut percevoir la silhouette mystique de Ghiyâsî fidèle à l’enseignement Naqshbandî de Shâh Walî Allâh. S’énoncent également d’un texte à l’autre et de façon allusive les préoccupations spirituelles de Ghiyâsî, concentrées sur deux disputes techniques : l’Unicité (wahdat) et le type de zikr. En effet Ghiyâsî ne fait pas l’épargne de la grande controverse qui divisa les mystiques de l’islam indien et afghan au seuil de la modernité – celle naguère décrite par S. A. A. Rizvi29 – qui opposa d’un côté partisans du Wahdat al-Wûjûd (Unicité de l’Être, panthéisme) résumé dans la formule hama û « Tout est Lui » et, de l’autre, tenants du Wahdat al-Shuhûd (Unicité de l’Apparaître, panenthéisme) ou hama az û « Tout est de Lui ». Si le disciple de Walî Allâh maintient la défense du Wahdat al-Shuhûd, ceci parallèlement à la ligne orthodoxe des successeurs du maître, le poète de langue darî laisse glisser quelques vers embrasés exprimant le Wahdat al-Wûjûd.

11 Sur un mode plus explicite, Ghiyâsî revient à plusieurs reprises sur une autre controverse, classique et intense parmi les milieux soufis, concernant le zikr30. Ghiyâsî reprend l’enseignement de Walî Allâh sur le zikr-i qalbî et la concentration sur les points subtils du corps (latâ’îf) : « Sachez derviches que ce chemin est de sept étapes, dont cinq sont du Monde Divin (‘âlam-i amr) et deux du Monde des Créatures (‘âlam-i khalq). Les cinq [étapes] du Monde Divin sont le cœur (qalb), l’esprit (rûh), l’intime (sirr), le caché (khafâ’), le plus caché (ikhfâ’). Les deux [étapes] du Monde des Créatures sont le corps (qâlib) et l’âme (nafas). Notre Excellent Maître Shâh Ma’sum Walî – que sa tombe soit sanctifiée – était le premier des novices à pratiquer le zikr-i qalbî. De cette manière les yeux sont clos, les lèvres pressées, la langue collée au palais. Sous le sein gauche est [situé] le cœur (…) qui doit appeler le nom de l’Essence « Allâh ». On prononce dans le cœur « Allâh Allâh Allâh », puis le novice atteint l’attraction en Dieu (jazba) et la concentration en Dieu (tawajjuh), et devant ses yeux voilés s’ouvre la porte des Vérités (haqâ’îq) et des Sagesses (ma’ârif). Le Maître dit encore : (…) Il faut apprendre que le point subtil (latîfat) du cœur est [situé] deux doigts en dessous du sein gauche ; que le point subtil de l’esprit est [situé] deux doigts en dessous du sein droit ; que le point subtil de l’intime est [situé] deux doigts en dessous à gauche du cœur ; que le point subtil du caché est [situé] à droite du point subtil de l’intime ; que le point subtil du très caché est [situé] à quatre doigt au-dessus du sein gauche ; que le point subtil de l’âme est [situé] sur le devant du front ; que le point subtil du corps est [situé] derrière la tête (…) »31.

12 De même Ghiyâsî reprend le principe Naqshbandî du zikr baptisé « zikr de la négation et de l’affirmation » (zikr-i nafî wa isbât), sur lequel a insisté Walî Allâh32 : « Le psalmodiant maintient son souffle sous le nombril et colle sa langue au palais, l’imagination (khayâl) fait aller le mot « lâ » du nombril au nez, le mot « ilâha » à l’épaule droite et le mot « illâh’llâh » frappe le cœur. De sorte que l’effet du zikr traverse les cinq points subtils. Et le mot « Muhammad rasûl Allâh » lorsque l’âme est dans l’apaisement va à l’imagination »33.

13 Enfin, dans le respect du cycle des exercices spirituels de la Naqshbandiyya indienne – quoique sans évoquer la technique du muraqabat pourtant prisée par les Naqshbandîs de l’Inde – Ghiyâsî se prononce contre la pratique de l’audition mystique (samâ’)34 et compose des vers en faveur du zikr silencieux (zikr-i khufî) et contre le zikr vocal collectif (zikr-i jahr).

14 Mais les écrits de Ghiyâsî ne résument pas la vie du maître et ne recouvrent qu’une partie de sa réalité religieuse. C’est ainsi que des témoignages contemporains entrent directement en contradiction avec les discours de Ghiyâsî et dessinent une figure

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spirituelle différente, qui correspond mal au modèle des disciples indiens de Shâh Walî Allâh et annonce une singularité régionale. Le fameux chroniqueur du Nord afghan, Sang-i Muhammad Badakhshî, auteur du Târîkh-i Badakhshân35, donne quelques détails sur les activités religieuses de Ghiyâsî : « Mîr Ghiyâs al-Dîn – que sa tombe soit sanctifiée – était à Sirhind au service de Shâh Ma’sûm Walî, il acquit les états spirituels ésotériques, obtint la permission (ijâzat) et la direction spirituelle (irshâd). Il fit le pèlerinage de « Harmayn Ashrafîn » et sur le chemin connut l’attraction divine ; durant six mois il resta dans l’état de possédé (majnûn) et conquit les états spirituels dans ce désert. À cette époque le souverain était Sultân Shâh. [Mîr Ghiyâs al-Dîn] revint à Fayz Âbâd, il était lui- même un descendant des Nobles de cette région. Il dirigeait les jours du mardi et du vendredi le zikr vocal collectif (zikr-i jahr) et près de 400 Qalandars étaient à son service. Les Qalandars tiraient de la douleur des chants et des bénédictions qui touchaient les cœurs des chérubins du Trône Divin. L’ishân [Mîr Ghiyâs al-Dîn] revêtaient des habits précieux, s’il portait un turban et un haillon ils étaient en laine coûteuse du Cachemire, et il chevauchait un cheval blanc. Partout où il allait, il [errait] comme un Qalandar et avec lui des Qalandars chantres (khûsh awâz) chantaient »36.

15 Tel est le témoignage d’un contemporain qui révèle contre toute attente les pratiques hétérodoxes d’un maître Naqshbandî attesté. Il faut voir dans cette ambiguïté moins une contradiction qu’une synthèse introduite par Ghiyâsî conformément à une histoire confrérique régionale : on sait que la tradition du zikr-i jahr fut pratiquée en Asie centrale par les Naqshbandîs, habituellement tenants du zikr-i khufî (silencieux), qui l’ont héritée de la Qâdiriyya par double affiliation confrérique. De même certains adeptes Naqshbandîs Mujaddidîs au sein de branches qui portent le nom de Jahriyya pratiquent les deux types de zikr37. Enfin, Shâh Walî Allâh possédait au moins cinq affiliations : Naqshbandî, Shâzilî, Shattârî, Suhrawardî et Kubrawî. D’autre part S. A. A. Rizvi fait allusion à l’existence d’un shaykh Qâdirî indien qui a prêché au Badakhshân dans les années 30-40 du XVIIe siècle38. Si aucun texte ne mentionne une double affiliation confrérique de Ghiyâsî, et si la silsila ne comporte aucun indice dans ce sens, tout porte à croire cependant que Ghiyâsî, familier du jahr, traducteur de Jilânî, ait introduit la synthèse de la Mujaddidyya et de la Qâdiriyya au Badakhshân.

16 Amîrî formule à cet égard une hypothèse fort plausible tirée du Târîkh-i Badakhshân39 : un certain Îshân Mawlawî ‘Abd al-Jubâr fut non seulement le contemporain de Ghiyâsî mais il suivit également un parcours analogue. Ainsi le jeune aspirant s’initia au soufisme à Lahore avec le maître Qâdirî Hâjî Muhammad Amîn Lâhûrî. Après avoir obtenu son ijâzat il officia à la madrasa Bâlâ de Fayz Âbâd. Il est dit que chaque semaine, après la prière du vendredi, il dirigeait le zikr-i jahr avec une cinquantaine de participants. Sa popularité et ses compétences rendent extrêmement peu probable l’éventualité que Ghiyâsî ait ignoré son « double Qâdirî » et suggèrent plutôt que ‘Abd al-Jubâr, alors une des principales autorités spirituelles de Fayz Âbâd, initia Ghiyâsî à la Qâdiriyya et à son zikr-i jahr. C’est ici, du reste, tout un milieu religieux qui se révèle et se forme au gré des itinéraires spirituels des soufis badakhshânais, le long des routes initiatiques et sur les lieux d’une sociabilité régionale. Si Ghiyâsî fut le mystique et le saint tutélaire du Pamir afghan, il ne fut pas, loin s’en faut, un personnage isolé ou la curiosité d’une société à peine islamisée. Non, Ghiyâsî représente en réalité comme la synthèse de la tradition sunnite du Badakhshân et le principal acteur de son renouveau confrérique, autour duquel la plupart de l’élite religieuse séjourna.

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Savants et soufis au croisement du Badakhshân

17 À la profusion littéraire décrite par Ikrâmuddîn Amîrî à partir du cas de Ghiyâsî correspond une résurgence de l’activité savante religieuse – favorisée par le shaykh badakhshânais – non seulement dans la production poétique et hagiographique des hommes de lettres et de foi, mais dans leurs migrations mêmes. Ce sont ces déplacements incessants, centrifuges et centripètes, qui font du Badakhshân de cette époque non plus seulement un lieu de départ mais une nouvelle destination spirituelle. Malgré les obstacles géographiques40 et en dépit des troubles politiques qui affectent la fin du XVIIIe siècle, le Badakhshân reçoit la visite de savants religieux qui, pour certains, décident de s’y installer et interrompent définitivement leur voyage vers l’Inde ou vers la Transoxiane. Il faut rappeler ici que le Pamir a, de façon continue dans l’histoire, servi de sanctuaire à des individus frappés d’ostracisme ou fuyant la répression dans leur région natale. Mais au cours du XVIIIe siècle le sanctuaire se mue en lieu de renaissance où fleurissent madrasa41 et couvent soufis. Le Armaghân-i Badakhshân42 mentionne le cas de deux étudiants de Peshawar, Mîr Ahmad Mujaddidî dit ‘Izhâr’ (m. 1259/1843) et son frère Muhammad Anwar qui, à une date indéterminée durant le règne de Mîr Muhammad Shâh, se rendent d’abord à Boukhara afin d’obtenir les compétences du rang de ‘âlim et qui, lors de leur retour, s’installent et officient au Badakhshân, pour le premier à Jirm, pour le second à Bahârak.

18 Un autre cas de figure est celui, analogue à Ghiyâsî, de ces badakhshânais qui partent se former aux sciences religieuses, et éventuellement au soufisme, dans les grands centres de savoir du monde musulman, proches ou lointains. De ce point de vue, le cas le plus intéressant – et malheureusement le plus douloureux faute d’informations suffisantes et dans l’absence de vestiges de son œuvre – est celui de Sayyid Abâ al-Hasan « ‘Unwân »43. Né à Jirm en 1123/1711, il quitte le Badakhshân pour Boukhara afin d’acquérir une formation théologique. De là ‘Unwân se rend au pèlerinage de La Mecque et à Médine, puis il s’installe durant 18 ans en Egypte, probablement au Caire, où il poursuit son acquisition des sciences islamiques classiques et commence à enseigner. Mais ‘Unwân ne se contente pas de dispenser un enseignement religieux, il prend parti pour les classes populaires égyptiennes et contre leur oppression par les propriétaires terriens. C’est du moins la réputation qu’il gagne selon le Armaghân-i Badakhshân, et qui lui vaut d’être banni d’Egypte. ‘Unwân part alors pour Istanbul, rejoint Boukhara et reprend son enseignement. ‘Unwân, qui prône l’unité de la Communauté des Croyants (umma), décide d’aller prêcher la concorde (âshtî) dans le Caucase, peut-être au moment de l’activisme Naqshbandî de Shaykh Mansûr dans les années 178044. Mais il renonce à son projet et entre dans une retraite spirituelle jusqu’à sa mort en 1206/1791, sans être retourné au Badakhshân. Il convient de mentionner encore une personnalité comme celle de Shâh Dardî45, lui aussi originaire de Jirm, qui se rend à Boukhara pour y étudier en madrasa. Mais ce voyage en Transoxiane le mène également autour de l’année 1769 dans la vallée du Ferghana, à Andidjan, Namangan et Ferghana, avant de rentrer à Jirm où il devient enseignant à la madrasa. On sait d’autre part qu’il fut auparavant le disciple d’un poète soufi de l’Inde du nom de Ahmad Yâr Khân, dont le surnom littéraire (takhallus) était Yaktâ-yi Lâhûrî, « l’Unique de Lahore ». Lorsque ce dernier meurt en 1735, c’est Dardî qui prononce l’oraison funèbre. On ignore en revanche les circonstances de cette liaison entre le maître indien et son disciple

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badakhshânais. Tout comme on ignore la date de décès de Dardî, pourtant enterré à Jirm.

19 La région a également abrité des savants soufis formés dans ses villes ou ses bourgs et qui figurent parmi l’entourage de Ghiyâsî. Amîrî évoque brièvement deux d’entre eux. Le premier, un poète mystique nommé Mîrzâ Kirâmî (m. 1156/1743), est le fils et en même temps l’élève d’un savant local nommé Mîrzâ ‘Abd al-Ghânî « Qabûl » qui fut initié au soufisme à Shâh Jahân Abâd en Inde. Le second, Muhammad ‘Ashiq, poète et calligraphe, n’a jamais quitté Jirm. Né en 1131/1719 et mort en 1182/1768, il est enterré dans le mazar de Nâsir-i Khusraw Balkhî non loin de Jirm46. Un quatrième type de grande figure religieuse est celui de ces soufis qui furent les disciples de Ghiyâsî. Comme pour les cas précédents, les informations manquent sur les murîd et les khalîfa du maître badakhshânais. Restent tout au moins les noms desquels seules les œuvres ont été conservées, sans indication biographique. On peut mentionner Mîr Muhammad Yûsuf Balkhî, surnommé « khalîfa khân », qui deviendra lui aussi poète mystique ; Mîr Najîb Allâh qui établira la shajarat du maître ; Shâhbâz Buland Parwâz « Yaftil » originaire de Kâshghar, qui sera le scribe de Ghiyâsî et l’un des propagateurs de son œuvre en Asie centrale ; enfin les fils mêmes de Ghiyâsî, Shâh Kâbulî Jân et Shâh Faqîr Allâh « Yakdil » qui poursuivront – on y reviendra – la tradition Mujaddidî au Badakhshân. Telle est, dans la mesure des données tirées principalement du Armaghân-i Badakhshân, la pluralité d’un milieu musulman issu d’une région marquée des passages et des échanges entres les capitales intellectuelles ou les centres confrériques de l’Inde et de la Transoxiane. Nonobstant un manque chronique de précisions historiques – que des recherches dans les bibliothèques d’Asie centrale devraient pouvoir un jour combler47 – on aperçoit les indices d’une vie religieuse intense, rythmée par les départs et les retours des badakhshânais éparpillés en Asie, et tout particulièrement dans l’Hindûstân. À cet égard, Amirbek Habibov a bien montré l’extraordinaire densité des relations intellectuelles entre le Badakhshân et l’Inde, et cela dès le XVIe siècle. Cet axe de spiritualité est aussi, à partir de la fin du XVIIIe siècle, celui de la dévotion shî’ite ismaélienne et se trouve emprunté par de nombreux lettrés ismaéliens, héritiers intellectuels et religieux du grand mystique et saint patron du Badakhshân shî’ite, Nâsir-i Khusraw (1004-1074-1078).

20 Le fait religieux principal pour le Badakhshân, au cours de ce XVIIIe siècle, demeure probablement l’introduction par Ghiyâsî de la Naqshbandiyya Mujaddidiyya dans la région. L’évocation de ces savants et soufis rappellent l’extrême popularité de Ghiyâsî et l’influence de sa pensée mystique parmi la classe érudite de Fayz Âbâd ou de Jirm : Ghiyâsî diffuse l’enseignement de Shâh Walî Allâh et de ‘Abd al-Qâdir Jilânî, qui s’établit alors dans les pratiques et la théologie des élites sunnites locales. Prend ici naissance, à partir du shaykh et saint Ghiyâsî, une Naqshbandiyya Mujaddidiyya badakhshânaise qui s’impose comme la principale confrérie soufie de la région et qui s’établit dorénavant dans une histoire locale, inscrite dans la succession de Ghiyâsî. Lorsque meurt le grand shaykh, c’est son fils Shâh Kâbulî Jân, aussi appelé Pîr-i Sayyid Nu’mân ou Pîr-i Takya, qui reprend la direction du khânaqâh et des disciples. On ne sait malheureusement rien de ce descendant de Ghiyâsî dont la tombe se trouve à Takhâr. On en sait beaucoup plus – exception faite des dates de naissance et de décès – sur son autre fils, Shâh Faqîr Allâh « Yakdil » : initié à la Naqshbandiyya Mujaddidiyya par son père au khânaqâh et à la madrasa de Fayz Âbâd, Yakdil produit en 1173/1759 une copie calligraphiée du Diwân de son père, et compose lui-même un Diwân dont il ne subsiste aujourd’hui qu’un long mukhammas de 110 distiques48. Yakdil reprend en outre et surtout la direction (irshâd)

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de la confrérie et devient le shaykh du souverain héritier Mîr Muhammad Shâh, ainsi que de poètes soufis comme Mîrzâ Rahmat, Hazrat-i Ahmad Sâhibzâda, Mawlânâ Izhâr Jirmî49. Sa sépulture se trouve dans une localité située au nord de Jirm. C’est enfin par le chaînon de Yakdil que la silsila se poursuit, et ce jusqu’à l’époque contemporaine, avec le nom de Sayyid Najîb Allâh mort il y a peu en 199950.

Conclusion : cheminement soufi et renouveau confrérique

21 Ghiyâsî représente une figure spirituelle paradoxale qui fournit l’indice d’un procès historique complexe. Le Badakhshân n’a cessé depuis le XVIe siècle d’être un carrefour des routes de commerce, d’idées et de foi ; et c’est dès cette époque que les prêcheurs soufis de l’Asie centrale comme de l’Inde prononcent le nom de Badakhshân au cours de leurs appels à la propagation de la foi islamique. Au même titre peut-être que d’autres régions de montagne dont la valeur symbolique est fréquemment mobilisée par la conscience religieuse centre-asiatique, oscillant entre, d’un côté, une suspicion à l’égard de régions mal connues et sujettes à caution quant à leur adhésion à l’islam, et de l’autre, une fascination qu’on qualifierait de mythologique et de mythographique pour ces hauts lieux, si on peut dire, de l’origine des peuples que sont les montagnes et leurs caves parturientes ou initiatrices51. Il est significatif qu’un khalîfa du grand maître indien Naqshbandî Bâbâ Musâfir, un certain ‘Abd al-Rahîm (m. 1716), avise un de ses disciples de la formule suivante : « Va au Badakhshân et force les gens à Dieu »52. De fait ce disciple, Âkhûnd Mullâ Mawlânâ Mushqifî se rend à Fayz Abâd et initie au cours des années 1730 de nombreux novices, jusqu’au souverain lui-même qui lui fait construire un couvent, si l’on en croit l’auteur du compendium hagiographique des Malfûzât-i Naqshbandiyya, lequel insiste sur ce succès du disciple missionnaire au Badakhshân53.

22 Il ne faudrait pas, néanmoins, prêter trop d’importance à ces assertions qui, non sans exception d’ailleurs, correspondent davantage à une topique hagiographique, et moins à un témoignage historique. Il semble plus fécond de chercher l’origine ou la source de cette véritable activité religieuse et spirituelle qui caractérise le Badakhshân du XVIIIe siècle dans un foyer interne et externe, plutôt que selon la simple et classique version de la vague d’islamisation. Car, à y regarder de près – comme j’ai tenté de le proposer ici – on ne saurait négliger le paradoxe suivant : il est clair que c’est de l’Inde, en particulier des couvents Naqshbandîs Mujaddidîs de Lahore ou de Delhi, que la nouvelle doctrine spirituelle initiée par Ahmad Sirhindî et son principal successeur Shâh Ma’sûm Walî Allâh Sânî parvient et s’implante dans une région comme le Badakhshân. L’Afghanistan fut, du reste, un lieu de migration pour les descendants de Sirhindî eux- mêmes après la dévastation de la ville de Sirhind par les Sikhs en 176454. Il s’avère toutefois que ce renouveau réel, ce « Mujaddidisme », ne comprend en ses acteurs principaux que des hommes du Pamir, partis vers les grands centres religieux et spirituels puis revenus à leurs montagnes natales pour y prêcher dans les couvents et dans les madrasa. Autrement dit, c’est par un parcours circulaire comme celui de Mîr Ghiyâs al-Dîn Ghiyâsî que s’organise la diffusion de la Naqshbandiyya Mujaddidiyya au Badakhshân, dans une histoire locale qui ne se conforme guère à celle de ses frontières. Les successeurs indiens de Shâh Walî Allâh ne ressemblent pas à Ghiyâsî et à son « ambiguïté Qâdirî » voire Qalandarî, les branches confrériques créées dans le sous- continent n’ont aucune relation avec la lignée autochtone du saint de Fayz Abâd.

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23 C’est dire la complexité de ce processus historique qu’on appelle couramment « diffusion ». Loin de se conformer à un grand mouvement idéologique unilatéral qui partirait d’un lieu et d’un temps d’origine déterminés, prenant fin à telle ou telle destination, soit, en d’autres termes, d’un premier point externe à un second interne, la diffusion se lit davantage sur un cours micro-historique, c’est-à-dire dépendant des trajectoires diverses, tour à tour externes et internes, des agents de la diffusion – stratégies personnelles, en l’occurrence, des marchands, des savants, des missionnaires, des maîtres spirituels et des saints de l’islam. Et c’est à la discrète échelle du cheminement des soufis eux-mêmes, et non aux proportions des réseaux ou des mouvements d’opinions, que l’historien peut mesurer l’éventuel renouveau des confréries et son cours particulier dans la vie religieuse d’une société. L’extraordinaire influence et la grande diffusion du prêche d’Ahmad Sirhindî, communiqué de la façon la plus manifeste par ses Maktubât-i Imâm-i Rabbânî aux confins du monde musulman, et dont le modèle littéraire sera suivi et systématisé par les successeurs Mujaddidîs55, trouvent une variante singulière chez un soufi comme Ghiyâsî. Chez ce dernier, et plus généralement chez les maîtres soufis du Badakhshân, la tradition poético-mystique médiévale demeure vive et semble intégrer dans son langage classique le nouvel enseignement sans jamais contredire sa tradition spirituelle. De même on ne parvient guère à retrouver au Badakhshân l’évolution historique de la Naqshbandiyya Mujaddidiyya vouée aux principes orthodoxes d’une stricte observation de la sharî’at et d’un fidèle respect du modèle Prophétique. Ghiyâsî ne s’attache pas à ce double credo et maintient une mystique entée sur une spiritualité et une sociabilité soufies peut-être plus proches de la tarîqat dirigée par Bahâ’ al-Dîn Naqshband à la fin du XIVe siècle ; ou à coup sûr, dans la continuité intellectuelle, par exemple, d’un Mullâ Shâh Badakhshî (m. 1072/1661), dont le cas a été étudié de près par A. Habibov56. Il s’est bel et bien produit – on en a aperçu tous les signes, du rôle du khânaqâh à la production écrite en passant par les déplacements incessants des savants et des soufis – une propagation et un renouveau confrérique au Badakhshân, mais ceci selon une histoire locale et régionale complexe qui a fait de cette « réforme » une tradition renouvelée. Pour le dire, donc, en peu de mots, la diffusion ne fut ni régulière, ni cohérente, ni prévisible.

NOTES

1. À titre de bibliographie sommaire : Wood J., A Personal Narrative of a Journey to the Source of the River Oxus by the Route of the Indus, Kabul, and Badakhshân, ed. John Murray, London, 1841 (rééd. en fac-similé Elibron Classics, 2001) ; Bartol’d V., “Badahšan [Le Badakhshân]”, 1913 (rééd. dans : Sočineniâ [Œuvres], Moscou : Nauka, 1965 ; vol. III, pp. 343-347) ; Burhân al-Dîn Kushkakî, Râhnâma-yi Qataghân wa Badakhshân, Kâbul, 1304/1925 (éd. et trad. par Reut M., Qataghân et Badakhshân, description d’un pays d’après l’inspection d’un ministre afghan en 1922, Paris : CNRS, 1979 ; 2 vols.) ; Shâh ‘Abd Allâh Badakhshî, “Armaghân-i Badakshhân”, in : Majali-yi Kâbul, 1314-1317/1935-1938 ; Sang-i Muhammad, Istoriâ Badahšana – Ta’rīkh-i Badakhshân, éd. A. N. Boldyrev, Leningrad, 1959 ; Abaeva T. G., Očerki istorii Badahšana [Esquisses de l’histoire du Badakhshân], Tachkent : Fan, 1964 ; Kurbon Muhammad-Zoda & Muhabbat Shoh-Zoda, Istoriâ

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Badahšana [Histoire du Badakhshân], éd. A. A. Egani, Moscou : Nauka, 1973 ; Abaeva T. G., Pamiro- gindukušskij region Afganistana v konce XIX – načale XX veka : očerk istorii [Le Pamir et le Hindou Kouch afghans à la fin du XIXe et au début du XXe siècles : esquisses historiques], Tachkent : Fan, 1987 ; Habibov A., Az Ta’rixi Ravobiti Adabii Badaxšon bo Hinduston (asrhoi XVI-XVII va XVIII), Douchanbe : Donish, 1991. On pourra également se reporter à la bibliographie et à la notice in Encyclopaedia of Islam, Leiden, Brill, nouvelle édition, I, p. 852. 2. Grevemeyer J.-H., Herrschaft, Rab und Gegenseitigkeit : die Politische Geschichte Badakhshâns 1500-1803, Wiesbaden : Otto Harrassowitz, 1982. Je remercie T. Trevisani qui m’a procuré cet ouvrage. Dans ce livre, l’auteur détermine à partir du tournant historique du XVIIe siècle un Badakhshân proprement dit, délimité par l’Amou Darya à l’Ouest, son affluent le Panj à l’Est et les villes de Râgh au Nord et Munjân au Sud. Cf. carte p. 109. Je me conforme, pour la région considérée dans cet article, à la même géographie. 3. trad. E. Denison Ross, rééd. New Delhi, 1986, pp. 387-390 et passim. 4. Ms Hidâyat Nâma IVAN Uz 1682/I, ff. 64b ; 119b ; 198b. 5. Daftary F., The Ismā’īlīs : Their History and Doctrines, New Delhi, rééd. Munshiram Manoharlal, 1990, pp. 486-506. Voir également pour la région de Shughnan, l’étude de A. A. Semenov, “Iz oblasti religioznyh verovanii šugnanskih ismaelitov [Les croyances religieuses des ismaéliens du Shughnan]”, Mir Islama [Le monde musulman], I/4 de 1912, pp. 523-561. 6. Ikrâmuddîn Amîrî, Ghiyâsî. ‘Arîf-i Kâmil wa Shâ’ir-i Wârasta, Dushanbe, 2000 (en persan darî, 435 p.). Dorénavant noté Ghiyâsî. Ce livre est issu d’une thèse de doctorat soutenue en 1999 à l’Institut des langues et littératures « Rudaki »de l’Académie des sciences de la république du Tadjikistan. Pour un résumé en russe de cette thèse, voir Ikromiddin Amiri, Sufijskie motivy v poèzii Mirgijosiddina Gijosi. Avtoreferat dissertacii na soiskanie učenoj stepeni kandidata filologičeskix nauk [Les motifs soufis dans la poésie de Ghiyâsî : résumé de thèse], Douchanbe, 1999. 7. De ce point de vue Amîrî se situe dans la continuité des travaux du chercheur afghan Zuhûr Allâh Zuhûrî, ainsi que de ceux de Amirbek Habibov, en particulier Az Ta’rixi Ravobiti Adabii Badaxšon bo Hinduston, Douchanbe : Donish, 1991, qui représente un jalon dans les études badakhshânaises. Je remercie S. A. Dudoignon qui m’a fourni ce livre. 8. Ginzburg C, “Signes, traces, pistes : racines d’un paradigme de l’indice”, Le Débat, VI de 1980, pp. 3-44, repris in : Mythes, emblèmes, traces. Morphologie et histoire, Paris : Flammarion, 1989. 9. Sur Makhdûm-i A’zam, voir la notice de B. Babadžanov in : Islam na territorii byvšej Rossijskoj imperii : ènciklopedičeskii slovar’ [L’islam sur le territoire de l’ancien empire russe : dictionnaire encyclopédique]. Moscou : Vostočnaâ literatura, 1998 ; vol. 1, pp. 69-70. 10. Ghiyâsî, p. 98. Il pourrait s’agir de Shaykh Muhammad Ma’sum (1007/1599-1072/1661-62). 11. Rizvi S. A. A, A History of Sufism in India. New Delhi : Munshiram Manoharlal, 1986 ; vol. 2, pp. 115-116 ; 231-234. 12. Sur les raisons de cette concurrence, voir A. Habibov, op. cit., pp. 9-12. On notera avec intérêt qu’une des motivations du voyage vers l’Inde, plutôt que vers le Mâwarâ al-Nahr, tient dans l’identité religieuse shî’ite ismaélienne de certains lettrés du Badakhshân, qui rejoignent ainsi le centre ismaélien de Puna, au sud-est de Bombay. Cf. le cas de Ziyâ’î, ibid., pp. 109-110. 13. Ghiyâsî, pp. 366-370. L’origine de ces deux traditions n’est pas claire : ces contes semblent provenir, pour le premier, du Diwân de Ghiyâsî, et pour le second, de son Tuhfat al-Ma’sûm. 14. Amîrî indique p. 42 que les mausolées de ces deux soufis se trouvent dans la région de Kûlâb dans l’actuel Tadjikistan. 15. Selon la silsila, Shâh Walî Allâh descend de Sirhindî par Shaykh Âdam Banûrî (m. 1053/1644), Sayyid ‘Abd Allâh Akbarâbâdî et Shaykh ‘Abd al-Rahîm (m. 1131-32/1719), le père de Walî Allâh. Voir Algar H, “A Brief History of the Naqshband Order” in : M. Gaborieau ; A. Popovic et T. Zarcone (Eds.), Naqshbandis. Cheminements et situation actuelle d’un ordre mystique musulman. Istanbul-Paris : Isis, 1990, pp. 3-44 ; ainsi que les monographies consacrées à cette grande figure du soufisme indien par Baljon J. M. S., Religion and Thought of Shâh Walî Allâh Dihlawî, Leiden :

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E. J. Brill, 1986 ; et par Jalbani G. N., Teachings of Shah Waliylillah of Delhi, New Delhi : Islamic Book Service, 1998. 16. Ghiyâsî, pp. 372-375. 17. ‘Abd Allâh Khân prend le contrôle de Herat en 1717 et fonde la dynastie Abdâlî, cf. Tumanovič N. N., Gerat v XVI-XVIII vekah (Herat aux XVIe-XVIIIe siècles], Moscou : Nauka, 1989 ; pp. 158-160. 18. Sur ce poète, voir la référence donnée par Amîrî : Muhammad Tâhir-i Badakhshî, Shâ’îr Mirzâ Andalîb, Kabul, Majala-yi « Âryânâ », N° 137, 1333/1954. Il est intéressant de remarquer qu’une copie manuscrite de l’œuvre de ce poète intitulée Mukht-i Akhar, datée de 1866, a été trouvée à la madrasa Yûsuf ‘Alî Khân dans le Badakhshân, ce qui indiquerait l’usage de cet ouvrage dans les écoles coraniques de la région. 19. Selon le Chirâgh-i Anjuman de ‘Abd al-Hakîm « Walwaljî », ms p. 116, cité in Ghiyâsî, p. 52. 20. Grevemeyer J.-H., op. cit., pp. 45-46. Par ailleurs, on sait que le shaykh de Ghiyâsî Shâh Walî Allâh a entretenu, par des moyens épistolaires, des relations très étroites avec Ahmad Shâh Abdâlî en l’encourageant à attaquer les Marhattas à Pânîpat afin de protéger la communauté musulmane. Voir G. N. Jalbani, op. cit., pp. 151-155. 21. Ghiyâsî, pp. 53-55. 22. lbid., pp. 54-55. 23. Cf. la notice de B. Babadžanov, “Tug”, in : Islam na territorii byvšej Rossijskoj imperii : ènciklopedičeskii slovar’ [L’islam sur le territoire de l’ancien empire russe : dictionnaire encyclopédique]. Moscou : Vostočnaâ literatura, 1999 ; vol. II, pp. 85-86. 24. Amîrî, p. 414 note 21, précise qu’il a lui-même participé à ce grand pèlerinage du Nawrûzen 1999. 25. Ghiyâsî, p. 365 et 390. 26. Ghiyâsî, p. 392. 27. Le manuscrit le plus complet serait conservé à la bibliothèque de l’Institut d’orientalisme de Douchanbe, cote 2454. Par ailleurs, le Diwân existe en édition et a été plusieurs fois réédité en Inde. En dernier lieu, il faut noter le grand nombre de copies manuscrites existantes éparpillées entre les fonds orientalistes : le professeur Habibov mentionne, op. cit., p. 129, 3 copies à St. Petersbourg, 9 à Douchanbe, 3 à . C’est dire la popularité du shaykh et la diffusion de ses dits. 28. Amîrî précise, p. 357 note 48, que la copie manuscrite anonyme qui contient cette partie est datée du mois de al-qa’da de l’année 1246/1830. 29. Rizvi S. A. A., Muslim Revivalist Movements in Northern India in the Sixteenth and Seventeenth Centuries, New Delhi : Munshiram Manoharlal, rééd. 1995 (1 ère éd. 1965). Voir également Ghiyâsî, pp. 134-140. 30. Amîrî, p. 241 note 37, évoque l’actualité de la pratique du zikr en Afghanistan : au cours d’un séjour à Mazâr-i Sharîf en 1997 durant le mois de Ramazan, l’auteur participa à un important zikr qadirî sous la direction de Mîr Sayyid Fakhr al-Dîn, shaykh officiant à la mosquée Shâh Wilâyatma’âb Hazrat-i ‘Alî. 31. Ghiyâsî, p. 172. 32. Voir l’Appendice 1 « Written Sources for Spiritual Exercices »de l’ouvrage d’A. Buehler, Sufi Heirs of the Prophet. The Indian Naqshhandiyya and the Rise of the Mediating Sufi Shaykh, University of South Carolina Press, 1998 ; p. 235, note 5. 33. Ghiyâsî, pp. 172-173. 34. Toutefois, A. Habibov, op. cit., p. 130, rappelle qu’à travers ses ghazals, on trouve l’évocation de chanteurs accompagnés du daf, du rubâb et d’autres instruments de musique. 35. Sang-i Muhammad, Istoriâ Badahšana – Ta’rîkh-i Badakhshân, cf. note 1 pour la référence précise. 36. Fac-similé du manuscrit, fol. 49b-50a.

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37. Zarcone T., “La Qâdiriyya en Asie centrale et au Turkestan oriental”, Journal of the History of Sufism, Istanbul : Simurg Press, 2000 ; vols. 1-2, pp. 295-338. 38. Rizvi S. A. A., A History of Sufism in India, New Delhi : Munshiram Manoharlal, 1986 ; vol. 2, p. 122. 39. Ghiyâsî, pp. 101-102. 40. Grevemeyer décrit op. cit., pp. 93-107, les routes caravanières et les cols qu’elles empruntent. 41. Habibov A., op. cit., p. 125. 42. Shâh ‘Abd Allâh Badakhshî, Armaghân-i Badakhshân, rééd. Kabul : Matbu’at-i Dawlatî, 1368/1999, p. 19 ; 31, cité in Ghiyâsî, p. 107. 43. Ghiyâsî, pp. 107-108. 44. Bonne et récente synthèse sur ce personnage dans Zelkina A., In Quest for God and Freedom. Sufi responses to the Russian Advance in the North Caucasus, Londres : Hurst & Company, 2000 ; pp. 58-68. 45. Cas étudié par A. Habibov, op. cit., pp. 130-131. 46. Ibid., p. 144. 47. Je mentionnerais ici, à simple titre indicatif, l’existence de quelques manuscrits conservés à l’Institut d’orientalisme de Tachkent qui n’ont pas encore été utilisés par Ikromuddin Amîrî, cf. références in Paul J. & als., Katalog Sufischer Handschriften aus der Bibliotek des Instituts fur Orientalistik der Akademie der Wissenschaften, Republik Usbekistan I Katalog sufijskih proizvedenij XVIII- XX vv. : iz sobranij Instituta vostokovedeniâ im. Abu Rajhana al-Biruni Akademii nauk respubliki Uzbekistan, Stuttgart : Franz Meiner Verlag, 2002, notices 14 à 25, pp. 47-60. Enfin, il se trouve dans cette même bibliothèque de Tachkent un texte manuscrit titré Tazkira-yi Chahâr Shaykh-i Sâkin-i Badakhshân, coté 2082/ II, qui devrait prochainement faire l’objet d’une brève étude de ma part. 48. Amîrî indique que ce poème a été édité par Muhammad ‘Âsim ‘Ashîr dans le Rûznâma-yi Badakhshân, N° 277 et 278, 1332/1953. 49. Ghiyâsî, pp. 400-401. 50. Voir le schéma généalogique in Ghiyâsî en fin de volume (non-paginé). 51. Voir les remarques de DeWeese D., hlamization and Native Religion in the Golden Horde. Baba Tükles and Conversion to Islam in Historical and Epic Tradition, The Pennsylvania State University Press, 1994 ; pp. 43-44 et passim. 52. Digby S., Sufis and Soldiers in Awrangzeb Deccan, New Delhi : Oxford University Press, 2001 ; p. 213. 53. Ibid., pp. 213-215 et passim. 54. Buehler A. F., “The Naqshbandiyya in Tīmūrid India : the Central Asian Legacy”, Journal of Islamic Studies, VII/2 de 1996, pp. 208-228. 55. Ibid., pp. 225-226 et note 57. 56. Habibov A., op. cit., pp. 42-84.

INDEX

Keywords : sufism, sufi orders, Naqshbandiyya, Ghiyathi, Mujaddidiya, diffusion, Afghanistan, Badakhshan, Lahore Mots-clés : soufisme, confréries soufies, Naqshbandiyya, Ghiyathi, Mujaddidiyya, diffusion, Afghanistan, Badakhchan, Lahore

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AUTEUR

ALEXANDRE PAPAS EHESS-Paris, [email protected]

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Le passé et le présent des populations du Pamir occidental

Valentin Buškov et Tohir Kalandarov Traduction : Kirill Kuzmin

1 Cet article est consacré à la démographie et à la vie économique et religieuse des populations du Pamir occidental qui vivent de nos jours dans la région autonome du Haut Badakhshân (Gorno-Badahšanskaâ avtonomnaâ oblast’). Ces populations occupent des hautes vallées difficiles d’accès situées sur les affluents droits du Panj et se divisent en : Yazghulâmîs ; Rushânîs, avec le groupe local des Hufîs ; Shughnîs, avec le groupe local des Bajuwîs ; Bartangîs, avec le groupe local des Rôshôrvîs ; Ishkâshimîs et Wakhîs. Il était commun autrefois de définir ces populations comme pripamirskie « cis- pamiriennes » ce qui est inexact à notre avis.

2 La situation ethnolinguistique au Pamir occidental est complexe et elle est sujette à des changements constants. Les populations en question ont des langues distinctes qui ne sont pas intercompréhensibles. De nos jours la majorité des Ishkâshimîs parle le tadjik sauf ceux du village de Ryn qui ont conservé leur langue et qui se font appeler Rynîs et non pas Iškošumī, une dénomination réservée à leurs confrères tadjikophones. Les habitants de la vallée du Vanj, les Vanjîs, ont conservé en partie leur identité ethnique bien qu’ils aient été assimilés au milieu du XIXe siècle par les Tadjiks et aient donc adopté leur langue. Les Goronîs qui forment une enclave entre les Shughnîs et les Ishkâshimîs ne sont pas des Pamiriens mais des Tadjiks venus autrefois de l’Afghanistan.

3 Les populations du Pamir occidental se répartissent de la façon suivante : les Yazghulâmîs habitent dans la vallée de la rivière Yazgulâm ; les Rushânîs et les Hufîs dans la basse vallée du et dans la vallée du Huf, un affluent du Bartang ; les Bartangîs vivent dans la moyenne vallée du Bartang tandis que les Rôshôrvîs en occupent la partie haute ; les Shughnîs et les Bajuwîs sont concentrés dans les bassins des rivières et Šohdara ainsi que dans la vallée du Panj où on trouve aussi les Goronîs ; à l’endroit où le Panj tourne au nord-est et dans les régions qui se trouvent en aval habitent des Ishkâshimîs, tandis que les Wakhîs vivent en amont [cf. Carte].

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Carte schématique de la distribution des populations des Pamirs

Aperçu démographique

4 D’après les sources, environ la moitié de Pamiriens réside de façon permanente soit dans d’autres régions du Tadjikistan, surtout à Douchanbe, soit en Russie, le plus souvent à Moscou. Le nombre d’habitants du Pamir occidental ainsi que le nombre de foyers pamiriens sont présentés dans les tableaux 1, 2a et 2b.

Tableau 11 La population du Haut Badakhshân au XXe siècle (en milliers de personnes)

ANNÉES

Divisions adminis- Régions 1910- 1902 1917 1925 1926 1932 1959 1970 1979 1989 1997 tratives historiques 1914 actuelles

Région autonome

du Haut Badakhshân

Font partie Région de de la 18.7 11.5 13.1 12.7 17.2 23.2 Darvoz principauté

Région de (bekstvo) 3.8 4.8 8.5 9.1 21.0 26.6 Vanj de Darvâz*

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Région de Royaume 5.9 4.0 5.5 8.2 9.2 18.7 23.4 Rušon de Rushân

Région de Royaume

Šuġnon de 5.7 11.7 14.3 12.6 13.2 67.6 90.9 118.3 71.1 65.2

Région de 24.1 Shughnan Roštqala”a 13.3

Royaume

de Goron 1.0 1.1 1.7 1.7 2.0

Région Royaume 20.1 24.6 d’Iškošim d’Ishkâshim

Royaume 1.5 2.2 3.7 3.8 4.3 de Wakhân

Canton Région de (uezd) de 2.3 2.5 2.7 3.2 2.7 4.7 5.4 6.9 8.5 13.1 16.3 Murġab Murġab

Total 38.9 32.1 21.7** 28.4 50.6 55.2 73.0 97.8 126.8 161.2*** 203.4

* Pour la principauté de Darvâz les chiffres concernent la fin du XIXe siècle. ** Ce total est donc exact car nous disposons des données indépendantes pour l’année 1917 qui donnent le chiffre de 22 130 personnes sans tenir compte de la population de Darvâz, cf. Pankov 1925, p. 83. *** Dans nos sources les chiffres totaux pour les années 1989 et 1997 ne correspondent pas aux calculs par région. Pour 1989 le chiffre total est de 164 300, alors que le calcul par régions donne 161 200; pour 1997, le calcul par régions donne 203 400 personnes alors que le chiffre total est de 204 000. Ces observations critiques s’adressent à l’agence statistique d’état de la république du Tadjikistan.

Tableau 2a : Le nombre de foyers dans la région autonome du Haut Badakhshân (RAHB) – 1925-19382

1925 1926 1931 1932 1935 1936 1938

Tadjikistan 188 398 205 333 213 467 198 875 196 178 198 311

RAHB 7 556 7 522 7 820 6 982 10 936 9 404

Pamir occidental sans le Vanj 3 032 3 230 3 535

Pamir occidental avec le Vanj 4 175 4 866 7 259*

Pamir oriental 678 570 987

RAHB 3 710 3 700 4 822 4 522 3 412 5 571 sans le Darvoz

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Tableau 2b : Proportions en 1926-1938

1925 1926 1931 1932 1935 1936 1938

RAHB sur le Tadjikistan 4.9 % 4.2 % 4.7 %

Pamir occidental sur le Tadjikistan 2.8 % 2.4 % 3.7 %

Pamiriens sur la population de la RAHB 50 % 64.1 % 57.8 % 48.9 % 50.9 %

*En 1937 la région de Vanj a été incluse dans la RAHB. Cette région avait fait partie de la RAHB entre 1926-1930 lorsqu’elle avait été séparée du district de Garm.

5 Il faut souligner le fait qu’il n’existe pas de recensements exacts des Pamiriens. D’après celui de 1939, 37 960 personnes avaient désigné l’une des langues pamiririennes comme langue maternelle, tandis qu’en 1959 ce chiffre s’élevait déjà à 42 400 personnes. À en juger par les résultats du recensement de 1959, le nombre de représentants par population a été calculé de façon approximative. Cette estimation ne peut pas être considérée comme fiable pour deux raisons au moins.

6 Premièrement, les Bajuwîs, les Rôshôrvîs et les Ishkâshimîs tadjikophones (Iškošumī) n’avaient pas été pris en compte. Deuxièmement, malgré le fait que le nombre de personnes qui considéraient l’une des langues pamiriennes comme langue maternelle fût connu (42 400), le nombre total de Pamiriens s’avéra égal à 34 000 personnes seulement. La suite des calculs est présentée dans le Tableau 3.

Tableau 3 : Les populations pamiriennes de la région autonome du Haut Badakhshân

ANNÉES

Populations 1895 19003 1917 1926 1932 1943 1959

Yazghulâmîs 133 - 418 462 - -

1 050 - 3 289 2 996 - 1 600

Rushânîs - 350 614 674 - -

- 2 100 4 351 4 761 - 1 700

Hufîs 68 100 126 146 1714 --

408 600 762 849 - 1 200

Bartangîs - 256 362 376 - -

- 1 536 2 282 2 581 - 2 000

Rôshôrvîs - 50 58 62 - -

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- 300 455 490 - -

Shughnîs - 903 1 498 1 672 - -

- 5 418 12 632 13 736 - 20 000

Bajuwîs 19 - 55 62 - -

114 - 353 424 - -

Rynîs - - 35 38 - -

(Ishkâshimîs) - - 258 277 - 500

Goronîs - - 106 97 - -

- - 856 899 - -

Iškošumī - - 81 86 - -

(Ishkâshimîs) - - 648 743 - -

Wakhîs - - 712 869 - -

- - 5 131 8 011 - -

Total - - 3 959 4 447 171 -

- - 30 161 34 073 - 27 000

Vanjîs 272 - 712 869 - -

3 800 - 5 131 8 011 - -

Total - - 4 777 5 413 - -

- - 36 148 43 783 - -

Le numérateur indique le nombre de foyers et le dénominateur le nombre d’habitants5.

7 Une estimation du nombre approximatif de Pamiriens de nos jours peut être faite de deux façons différentes. Premièrement, il est possible de déduire leur nombre du nombre total de la population du Haut Badakhshân. Dans ce cas-là, compte tenu de la proportion connue des populations pamiriennes dans le Haut Badakhshân (environ 55 % en 1931), leur nombre en 1997 avoisinerait 113 300 personnes. Ce nombre paraît correspondre presque exactement au nombre de gens qui ont désigné une des langues pamiriennes comme langue maternelle lors du recensement du 1989, c’est-à-dire plus de 101 000 personnes. L’écart entre les deux chiffres est admissible (moins de 10 %).

8 En second lieu, le calcul est possible par régions, puisque les conditions géographiques du Haut Badakhshân obligent les Pamiriens à rester isolés dans des vallées difficiles d’accès. En se basant sur ce fait, on peut déterminer le nombre d’habitants de la région

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d’Iškošim6 qui est peuplée exclusivement de Wakhîs, d’Ishkâshimîs et de Goronîs. Ce nombre est d’environ 25 000 dont 2 500 Goronîs, 3 500 Ishkâshimîs et 19 000 Wakhîs. Dans les régions de Šuġnon et de Roštqal”a, il y avait 65 500 habitants en 1997 dont environ 3 % de Bajuwîs, ce qui représente à peu près 2 000 personnes. Les chiffres ici sont approximatifs, car le nombre d’habitants de Xoruġ, la capitale du Haut Badakhshân, augmentait aussi grâce à l’arrivée des Tadjiks, des Ouzbeks, des Kirghiz et des Russes. Le nombre de Russes n’y est pas important et nous n’en tenons pas compte ici. En supposant que la plupart des Bajuwîs vivent dans la vallée du Bajuw, on peut conclure que la majeure partie des habitants de Xoruġ est constituée de Shughnîs. Ils sont plus de 61 000 dans les vallées du Gunt et du Šohdara, tandis que leur nombre à Xoruġ est d’environ 23 000 ce qui fait un total de 84 000 personnes. Dans la région de Rušon on trouve des Rushânîs, des Hufîs, des Bartangîs et des Rôshôrvîs. En tenant compte de leurs proportions en 1931, on obtient les chiffres suivants pour 1997 : 12 800 Rushânîs, 2 300 Hufîs, 6 900 Bartangîs et 1 400 Rôshôrvîs. Il est fort probable qu’il y ait environ 7 200 Yazghulâmîs et 19 400 Vanjîs dans la région de Vanj qui comptait au total 26 600 habitants en 1997.

9 Ainsi, il s’avère que le nombre de Pamiriens en 1997, calculé par la déduction de leur nombre du nombre total d’habitants du Haut Badakhshân, ne correspond pas au nombre de Pamiriens obtenu par le décompte par région. Il est difficile d’expliquer cet écart d’une façon convaincante. Il paraît clair cependant que le nombre de Pamiriens calculé par région est très élevé. Quelle en est la raison ?

10 Tout d’abord, dans les années 1950, beaucoup de Pamiriens avaient été transférés de force dans les plaines du Tadjikistan, essentiellement dans la région de Qūrġonteppa. Le nombre de personnes déplacées n’est pas connu, celui des gens qui sont revenus plus tard sur leurs terres d’origine non plus. Ensuite, l’assimilation des montagnards par les Tadjiks s’est poursuivie pendant toute cette période et elle a été particulièrement intense dans les régions de Vanj et de Rušon, ainsi que dans la capitale Xoruġ. Ce processus n’a pas été encore étudié. Enfin, dès le début de la guerre civile au Tadjikistan en 1992 les Pamiriens sont rentrés en masse dans le Haut Badakhshân. Rappelons aussi que dans les années 1990, et surtout après le démembrement de l’URSS et la détérioration de la situation économique, un ralentissement important de l’accroissement naturel de la population a été observé aux Pamirs.

11 Compte tenu de tout ce qui a été décrit ci-dessus, il paraît probable que le nombre de Pamiriens qui ont conservé leur identité ethnique et religieuse se situe actuellement entre 120 000 et 130 000 personnes. En 2002, ils habitaient 313 villages et une ville7.

La situation économique

12 Le niveau de vie des habitants des Pamirs s’est beaucoup détérioré après le démembrement de l’URSS. Le retour massif d’émigrés à la fin des années 1980 en est l’une des raisons principales. Les données comparatives citées ci-dessous montrent que l’agriculture pratiquée au Pamir occidental au début du XXe siècle était plus rentable qu’à la fin du même siècle. Quoique les sources soient fragmentaires, elles montrent qu’en 1902 la récolte des céréales et des légumineuses au Pamir occidental assurait 150 kg de denrées par personne et par an. Les terres cultivées étaient insuffisantes et chaque habitant disposait en moyenne de 0,23 ha. Toujours en 1902, chaque habitant possédait en moyenne 5,86 têtes de bétail.

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13 En 1986, la production de céréales ne représentait que 22,6 kg par habitant et on ne comptait que 1,78 têtes de bétail par habitant. Le régime alimentaire par tête d’habitant comprenait 1,13 kg de pommes de terre, 1,5 kg de légumes, 7,7 kg de fruits et de baies, 0,11 kg de raisin, 0,12 kg de plantes potagères, 30,2 kg de viande et 30,7 kg de lait. De 1986 à 1997, le nombre de têtes de bétail dans le Haut Badakhshân baissa encore pour passer de 74 300 à 70 900 pour le gros bétail et de 343 200 à 225 400 pour le petit bétail.

14 A titre de comparaison, pour le reste du Tadjikistan en 1997 la production par habitant et par an était de : 86,6 kg de céréales ; 9,68 kg de pommes de terre ; 50,1 kg de légumes ; 18,4 kg de fruits et de baies ; 16,4 kg de raisin ; 8,9 kg de plantes potagères ; 8,4 kg de viande ; 36,5 kg de lait et un œuf par personne et par an.

15 L’aide aux populations des Pamirs commença dès 1993 quand, malgré les conditions éprouvantes de la guerre civile, une représentation de la Fondation Aga Khan ouvrit ses portes à Xoruġ. Un premier plan d’action, le « Programme d’aide et de développement des Pamirs8 », fut suivi par le « Programme d’aide au développement des régions montagneuses9 ». L’aide humanitaire commença à être acheminée et elle arriva au bon moment, car pendant la guerre civile au Tadjikistan les Pamiriens s’étaient trouvés de facto isolés du reste du pays. En 1998, 12 tonnes de farine avaient été distribuées, ainsi que 1 500 tonnes d’huile, 2 135 tonnes de lait en poudre, 987 tonnes de lentilles et 178 tonnes de blé. Il est à noter que ces denrées étaient destinées non seulement aux ismaéliens mais aussi aux représentants des autres religions, notamment aux musulmans sunnites et aux chrétiens.

16 De nos jours la population du Haut Badakhshân n’arrive pas à subvenir à ses besoins alimentaires. Vers la fin des années 1990, il s’est avéré que les programmes du développement ne donnaient guère de résultats : l’extrême fractionnement des parcelles de terre labourable rendait impossible l’utilisation des technologies agricoles modernes. Les habitants des Pamirs devaient affronter plusieurs problèmes : la migration saisonnière des travailleurs, qui existait déjà par le passé, mais aussi l’immigration, même s’il ne reste plus de terrains inoccupés qui conviennent à l’agriculture. Dès 1992, le nombre de chômeurs dans le Haut Badakhshân avait atteint 40 000 personnes sur les 175 000 qui y habitaient. Une proportion importante de la population travaille actuellement de façon quasi-permanente en Russie et au Kazakhstan. D’après les estimations de l’association « Noor », fondée par la communauté ismaélienne de Moscou, le nombre d’immigrants ismaéliens dans la capitale russe avoisinait 5 000 personnes en juillet 2002 et elles étaient employées le plus souvent sur les chantiers de construction. Même si la situation des travailleurs étrangers dans les villes russes est très difficile (harcèlement par les forces de l’ordre, agressions par les membres de groupes nationalistes ou néonazis, etc.), leur nombre ne diminue pas, car le travail en Russie leur fournit au moins des moyens d’existence. De plus, pour la plupart des travailleurs immigrés c’est la seule façon de sauver de la misère leurs familles restées aux Pamirs.

17 De nos jours, malgré le calme relatif qui s’est instauré dans le Tadjikistan, le niveau de vie des ismaéliens reste très bas. En même temps, leur nombre s’accroît grâce à une forte natalité. Ces dix dernières années, il y a eu plus d’une vingtaine de décrets sur le développement social et économique des Pamirs, mais aucun n’a donné de résultats pratiques10.

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Les parcours de l’ismaélisme pamirien

18 Mis à part un certain nombre de Yazghulâmîs et de Vanjîs, les populations du Pamir occidental sont ismaéliennes. L’ismaélisme y a été introduit aux Xe-XIe siècles. L’un de ses plus fervents propagateurs fut le philosophe persan Nâsir-i Khusraw (1004-1088) connu au Pamir occidental comme « l’apôtre ». Ce rameau du chiisme a joué, et joue encore de nos jours, un rôle important dans la quête identitaire des montagnards. L’histoire de l’ismaélisme et sa doctrine religieuse ont été décrites dans les travaux des chercheurs tadjiks, russes et occidentaux11 et nous ne traiterons ici que des événements qui peuvent aider à mieux comprendre les particularités confessionnelles des gens du Pamir occidental.

19 Les ismaéliens, de même que les chiites dans leur ensemble, soutiennent qu’après la mort du Prophète, son cousin et gendre ‘Alî devint le premier imâm « guide spirituel de la communauté musulmane » et que l’imâmat, c’est-à-dire la direction spirituelle, revient aux descendants d’‘Alî. Conformément à la doctrine et à la pratique chiites, c’est l’imâm qui choisit son successeur parmi ses descendants. L’imâm ismaélien actuel, Aga Khan IV a hérité l’imâmat le 11 juin 1957 de son grand-père.

20 Dès l’apparition de l’ismaélisme, ses adeptes ont été soumis à des persécutions de la part des musulmans sunnites. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, la situation des ismaéliens du Pamir occidental est restée très peu connue à cause de l’inaccessibilité de leur pays. Ce n’est qu’après l’annexion des Pamirs à l’empire russe en 1895 que les renseignements sur cette région se sont fait plus nombreux.

21 En 1918-1919, les Soviets instaurent leur pouvoir aux Pamirs. Comme ailleurs, ils s’engagent dans une lutte contre la religion en essayant d’éradiquer l’idéologie et les pratiques ismaéliennes. Des guides religieux ainsi que de simples adeptes ont été soumis à des répressions injustifiées qui se sont poursuivies même après l’intégration des Pamirs à la république du Tadjikistan en 1925.

22 L’année 1936 marque un nouveau tournant dans l’histoire des ismaéliens. Le pouvoir central à Moscou, ainsi que le parti communiste et le gouvernement du Tadjikistan, particulièrement inquiets de la proximité géographique avec l’Afghanistan, ferment la frontière ce qui entraîne la rupture des liens familiaux, culturels et religieux des habitants du Pamir occidental avec le reste du monde ismaélien.

23 La vie spirituelle des Pamiriens est régie par des khalîfa qui sont les guides spirituels des communautés locales. Leurs compétences s’étendent à tous les rites de passage : naissances, mariages, funérailles. Dans les années 1930, les autorités interdirent aux khalîfa d’être présents aux funérailles et d’y lire les prières. Les ismaéliens croient cependant que sans rite et sans prière l’âme du défunt ne trouve pas de repos. Des agents des services de sécurité et de simples dénonciateurs veillaient à ce que les khalîfa ne puissent pas accomplir leur mission. Malgré le risque d’être dénoncés, ces derniers enfreignaient souvent cette interdiction. Un témoignage curieux nous a été raconté à ce propos par Savlatmo Šonabieva, née en 1945, du village de Bidiz, région de Roštqal”a. Le père de Gulbek, khalîfa actuel du village, s’appelait Šofozil et était, lui aussi, un khalîfa . Il ne refusait jamais son soutien spirituel. Une fois, il fut appelé dans une maison où il y avait un défunt et où il devait assurer les rites et les prières. Šofozil comprenait bien que si un dénonciateur le voyait se rendre à une maison en deuil, il risquait d’avoir beaucoup d’ennuis. C’est alors que les parents du défunt trouvèrent une solution : ils

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mirent le khalîfa dans une grande corbeille qui servait d’habitude à transporter des objets lourds, et l’apportèrent à la maison. Plusieurs récits de ce genre témoignent du courage des khalîfa pendant la période stalinienne.

24 De 1930 à 1960, quand la lutte contre la religion a été particulièrement virulente, toute écriture arabe découverte dans la maison d’un ismaélien pouvait servir de prétexte pour l’accuser « d’actions anti-soviétiques ». Les habitants devaient donc cacher leurs livres et manuscrits religieux et ils les enterraient d’habitude aux abords des villages. Certaines de ces richesses ensevelies réapparaissent de nos jours. En 1998, les habitants du village de Tavdem, région de Roštqal”a, se mirent à la recherche de matériaux pour construire une tombe. En soulevant une pierre, l’un d’entre eux découvrit une caisse en bois qui contenait des livres et manuscrits religieux.

25 Selon la tradition ismaélienne, on escorte l’âme du défunt en chantant avec accompagnement des instruments traditionnels tels que le rubâb, le tanbûr (tous les deux sont des instruments à cordes) et le daf (un instrument à percussion). Le rituel est appelé madohoni, ce qui veut dire « éloge », et il est obligatoire pour les ismaéliens du Pamir occidental.

26 Le madohoni comprend quatre parties. La première partie (zil) se caractérise par des chants lents accompagnés au rubâb ; un chanteur (madohon) interprète des éloges (qasida) adressées au prophète Mohammed, à ses quatre parents vénérés par les ismaéliens, aux imâms et aux défenseurs de la foi. Les éloges les plus répandus parmi les Pamiriens sont ceux consacrées aux guerres d’‘Alî contre les infidèles et à ses victoires sur les « géants » (dev).

27 La seconde partie (haydari) se distingue par des chants plus rapides avec accompagnement au tanbûr et au daf. Le madohon est rejoint par d’autres chanteurs qui reprennent le refrain avec lui. Ils peuvent parfois chanter en alternance, par exemple l’un chante la première strophe de l’éloge, une autre la deuxième et ainsi de suite. Pendant cette partie on chante surtout des poèmes panégyriques (madhiâ) des auteurs classiques (Shamsi Tabrîz, Jalâl ad-Dîn Rûmî, Hâfiz) ou bien des oeuvres des poètes locaux (Šofitur et Muborak Vaxonî).

28 Lorsque les chanteurs atteignent le point culminant, ils changent brusquement de rythme et passent à la troisième partie pendant laquelle on chante des ruboī, quatrains dédiés aux saints ismaéliens. De l’interprétation des ruboī, on passe harmonieusement à la quatrième partie appelée sitoiš « glorification » qui comprend, comme la deuxième partie, des poèmes panégyriques qui ont cependant des mélodies différentes. À la fin du rituel, les gens de l’assistance engagent des conversations sur des sujets religieux ou commentent les chants. Il est possible que sur leur demande les madohon entament un deuxième cycle de chants en choisissant des thèmes différents.

29 À l’époque soviétique, lorsque la pratique de la religion était interdite, les madohoni représentaient le moyen unique de propagation des valeurs spirituelles et religieuses. Les autorités locales avaient fait plusieurs tentatives pour les éradiquer, sans y parvenir dans la pratique. Elles décidèrent alors de substituer au contenu religieux des textes faisant l’éloge du parti communiste et du régime soviétique. Cette expérience a échoué, en laissant derrière elle beaucoup d’anecdotes, et il convient d’en citer une. Lors d’un madohoni, un chanteur célébrait Nâsir-i Khusraw, l’apôtre des ismaéliens du Pamir occidental. Soudain, des inconnus entrèrent dans la maison. Sans hésitation, le chanteur remplaça le nom de Khusraw par celui de Lénine.

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30 Avec la Perestroïka, les rapports de l’État avec la religion ont changé et après le démembrement de l’URSS la lutte contre la religion s’est d’abord affaiblie pour disparaître ensuite. L’espace post-soviétique a connu une renaissance religieuse qui a pris des formes différentes d’une région à l’autre. Dès le début des années 1990 elle se manifesta aussi aux Pamirs. L’intérêt des Ismaéliens envers leur culture traditionnelle et leurs croyances ancestrales devint encore plus prononcé.

31 La visite de l’imâm Aga Khan en mai 1995 marqua une étape nouvelle dans la vie religieuse des ismaéliens. En 1995, il ouvrit à Xoruġ un bureau de coopération dans le domaine de l’éducation et créa un Comité de la voie ismaélienne et de l’éducation religieuse12, responsable de la coopération avec les guides spirituels, la collecte des manuscrits et l’aide pédagogique et religieuse aux écoles secondaires du Haut Badakhshân.

32 Les activités de ce comité dans le domaine de l’éducation se multiplient de jour en jour. Dès la deuxième année de leurs études secondaires, les écoliers suivent un cours spécifique, intitulé Ta”lim « Éducation », où est enseignée une nouvelle matière Axloq va ma”rifat « Éthique et études ». Les manuels pour ce cours sont publiés à Londres par l’Institut d’études ismaéliennes et diffusés gratuitement dans les écoles du Haut Badakhshân. La nouvelle matière est enseignée une ou deux fois par semaine. Les enseignants suivent des cours de formation organisés par le Comité de la voie ismaélienne. Il est à noter que les enseignants sont des volontaires qui ne perçoivent pas de rémunération supplémentaire pour leur participation à ce programme.

33 Donnons un aperçu du contenu du manuel pour les élèves en deuxième année d’études secondaires. Le manuel porte le titre Xudoī ofarinanda « Dieu créateur » et il comprend trois chapitres dont le premier est intitulé Ofarinanda « Créateur » et contient un récit de la création de l’Univers par Dieu. Il s’y trouve une citation de la sourate 22 du Coran comme preuve que toute la nature chante la gloire du Dieu. Le second chapitre s’appelle Xudoī bahšanda « Dieu miséricordieux » et porte sur la clémence du Dieu envers les humains. Il donne également des citations du Coran. Le troisième chapitre est intitulé Xudoī âkto « Dieu unique » et il prend la forme d’un recueil de citations du Coran démontrant le caractère unique du Dieu. Les textes du manuel sont écrits dans une langue accessible aux enfants des classes primaires et ils sont accompagnés de dessins. La réalisation du programme décrit ci-dessus est un signe du regain d’intérêt envers la doctrine ismaélienne.

34 La Fondation Aga Khan projette d’ouvrir à Xoruġ une université des études des populations montagnardes13. Les exigences académiques de cette université, son programme d’études, son corps d’enseignants et d’étudiants seront conformes aux normes internationales. Une attention particulière sera portée à l’enseignement à distance, à l’utilisation des nouvelles technologies d’information et de communications. Les professeurs, les étudiants et les membres du personnel technique seront soigneusement sélectionnés. L’enseignement sera dispensé essentiellement en anglais. Le programme de maîtrise sera centré sur le développement durable de la région avec des cours en géologie, industrie minière, hydrologie, séismologie, écologie de la montagne, gestion et protection des ressources naturelles, agriculture de haute montagne et économie. Un programme pluridisciplinaire (cursus de licence) comprendra des cours sur des matières aussi variées que la sylviculture, l’ingénierie de l’environnement, l’agronomie, le génie civil, l’industrie minière, l’énergétique,

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l’informatique, l’économie, la gestion d’une entreprise, la comptabilité, la sociologie, les langues régionales, l’anthropologie, l’histoire, la philosophie et l’éthique.

35 Les populations des régions montagneuses, d’après Aga Khan, traversent une période d’extrême misère et d’isolement où les libertés de choix sont très limitées. Mais elles sont porteuses d’un pluralisme linguistique, culturel, ethnique et religieux qui démontre une résistance hors pair face aux conditions de vie très dures14.

BIBLIOGRAPHIE

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Arabzoda 1997 : Arabzoda N., Ismailitskaâ filosofiâ Nosira Husrava [La philosophie ismaélienne de Nâsir-i Khusraw]. Douchanbe, 1997.

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NOTES

1. Le tableau a été composé d’après : Latypov 1958, pp. 52-56 ; Muhiddinov 1984, p. 25 ; Iskandarov 1981a, pp. 42, 46 ; Iskandarov 1981b, p. 158 ; Tadjikistan 1927 ; Tadjikistan 1932, p. 6 ; Tadjikistan 1959, p. 122 ; Tadjikistan 1970, vol. 2, p. 808, vol. 3, p. 127 ; Tadjikistan 1989, p. 14 ; Tadjikistan 1990, pp. 26-27 ; Tadjikistan 1997, pp. 128-148. 2. D’après : Tadjikistan 1927, pp. 6, 16-19, 80-82 ; Iz istorii kollektivizacii sel’skogo bozâjstva i kolhoznogo stroitel’stva v Tadžikskoj SSR 1926-1937 : sbornik dokumentov i materialov [Histoire de l’agriculture et de la collectivisation dans la république soviétique socialiste du Tadjikistan : recueil de documents et matériaux], Douchanbé, 1973, vol. 1 (années 1926-1937), pp. 47, 459-460, 642-644 ; Douchanbe, 1985 ; vol. 2 (années 1938-1958), p. 47. 3. Dans les colonnes concernant les années 1895-1900 et 1917 le nombre d’habitants a été calculé sur la base de six personnes par foyer même si certains savants considèrent que pour le début du XXe siècle la taille moyenne d’une famille pamirienne était de 12-20 personnes. Le nombre d’habitants de Yazghulâm dans la première colonne se rapporte à l’année 1892 tandis que le nombre de Rûshânîs pour l’année 1917 inclut aussi les Bajuwîs. 4. Le nombre de foyers indiqué par le numérateur, 171, comprend aussi 30 foyers habitant dans la basse vallée du Huf en 1950. 5. D’après : Kuškeki 1926 ; Andreev 1958, pp. 282-283 ; Tadjikistan 1932 ; Monogarova 1972, pp. 11-12 ; Latypov 1958, pp. 53-55. 6. Divisions administratives actuelles (Note de l’éd.). 7. Sans tenir compte des régions de Darvoz et de Murġab. 8. PRDP – Pamir Relief and Development Program. 9. MSDSP – Mountain Society Development Support Program. 10. Niâzi 1997, p. 22. 11. Cf. Semenov 1912 , 1919, 1926, 1927 ; Zarubin 1917 ; Bertel’s 1959 ; Petruševskaâ 1966 ; Arabzoda 1997 ; Dodihudoev 1987 ; Ivanow 1952 ; Stern 1955 ; Daftary 1990. 12. ITREC – Ismaili Tariqa and Religious Education Committee. 13. La Fondation soutient déjà des étudiants à qui elle octroie des bourses pour poursuivre leurs études à Bichkek et à Moscou. Le montant global des bourses pour l’année académique 2000/2001 représente 233 661 USD (Information communiquée par Yurij Hušonboev, directeur du bureau de la Fondation Aga Khan à Moscou). 14. Communiqué de presse diffusé à l’occasion de la rencontre entre le Président du Kirghizstan A. Akaev et Aga Khan, Bichkek, le 30 août 2000.

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INDEX

Keywords : demography, ethnic groups, mountains, Pamir, population Mots-clés : démographie, ethnies, montagnes, Pamir, population

AUTEURS

VALENTIN BUŠKOV Valentin Buškov est directeur du Département de l’Asie centrale et du Kazakhstan à l’Institut d’ethnologie et d’anthropologie de l’Académie des sciences de Russie, Moscou.

TOHIR KALANDAROV Tohir Kalandarov est chercheur à l’Institut des sciences humaines de la filiale pamirienne de l’Académie des sciences du Tadjikistan, Xoruġ.

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The Realities of Being a Woman- Teacher in the Mountains of Tajikistan

Sarfaroz Niyozov

1 This article presents the realities of being a woman teacher during the total and radical transition from Soviet to post-Soviet periods. The case of Nigin (a pseudonym) is presented through a dialectical, socio-historical and symbolic inter-actionist approach. This is constructed through (a) the amalgamation of various research methods (e.g., case study, life history and critical ethnography) used throughout data collection, analysis, and representation; (b) the presentation of Nigin’s life and work by moving between the larger context (district-village-school) and the classroom (content- methods-relations), and (c) employment of Nigin’s life and work as window to understanding the tensions between the continuities and changes in the society (e.g., modernity and tradition, free-market economy and socialism, religious revival and secularism, including incumbent atheism, literacy and education rhetoric and reality). By positioning Nigin’s life, educational worldview, instructional practices, and relationships at the center of the study, the case reveals how Nigin’s negotiation of her identity is constantly reshaped through the multiple realities and factors.

Shughnan: the Heart of MBAP1

Glimpses of the Site

2 Shughnan, the largest district of MBAP in terms of population (36 000 people out of 200 000), leads Badakhshân in its number of political leaders, scholars, artists and poets. Due to its close geographical location and cultural similarity to the centre of the province, this district has benefited most from pre-Soviet, Soviet, and post-Soviet development opportunities. It has the major airport, hydropower station, and some small factories. Shughnanîs2 constitute the absolute majority of the staff in the MBAP government, Khorugh State University, AKDN, and other international organisations.

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This fact has caused some dissatisfaction on the part of the other groups, who often feel marginalized. The official sources of income of the population3, in addition to the above employers, include farming, animal husbandry and small private businesses such as trade and retailing.

3 The continuing concentration of development opportunities have made and maintained Shughnan as the most modernized district of MBAP. The concentration of these opportunities is related to persistent favourable historical, religious, geographical, demographic and educational characteristics. Whatever the changes, Shughnan was, is and will remain the local “microsuperpower” within MBAP. Historically, the district has been a centre of Ismaili thought, of Russian/Soviet ideology and the post-Soviet blending of Ismaili thought with a local Shughnanî- Pamirian perspective, gradually linked with Tajik nationalism. After the collapse of the USSR, and despite the many subsequent changes, an enthusiasm to sustain and improve the quality of education in Shughnan has survived.

4 The district’s 56 schools have a total of 10 250 students. Out of the 1 310 teachers, 710 were women4. Despite its better environment and its involvement in the post-Soviet reform activities in MBAP since 1994, the life and work conditions of the teachers in Shughnan generally do not differ much in impoverishment from the rest of the province. I was informed that in 1998-99 alone, 56 teachers from Shughnan left teaching; more teachers kept leaving both teaching and the region, some for as close as Dushanbe, others for as far away as Moscow.

Porshinev: Village of Contrasts and Heart of the District

5 Porshinev, where Nigin lives, lies north of the centre of MBAP, on the border with Afghanistan. It is the largest village in the whole province housing about 30 % of the population of the district. Porshinev has the reputation of a trend-setting village. A beautiful spring in the village is believed to have been created by a prominent Ismaili philosopher and missionary of the 11th century, Nāsir-i Khusraw (1004-1088)5. Allegedly Nāsir-i Khusraw, after having listened to the villagers’ complaints about the lack of water, hit the ground with his stick: Water gushed from the Earth. In Porshinev, the Aga Khan has twice met tens of thousands of his spiritual followers (murids)6 during the last seven years. The major influential pirs7 of the Ismaili interpretation of Islam in Badakhshân used to live in the village. Almost 100 % of the people of the village are Ismailis. The villagers think that the heart of the Pamirs’ civilisation lies more here, than in the central town, Khorugh.

6 Porshinev is overpopulated, and there is a severe dearth of fertile land. In addition to land, the village also suffers a lack of wood, water and electricity. The privatisation of land in 1995 left out the teachers on the excuse that they are not peasants, but teachers. Further, as with many border villages of MBAP, Porshinev has a reputation as a site of drug trafficking. Even in these times of general poverty, beautiful imported cars move in and out of the village. I personally observed a drug exchange right beside the school’s fence. The students explained to me the cautious encounter between a young Afghan man and his local counterpart. In the later stage of my fieldwork, four young men were killed in an alleged trafficking encounter with the border guards. Two of them were graduates of this school. The incident heightened the already tense

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relations between the village youth and the Russian border guards, who have set up a checkpoint to control movement between Porshinev and Khorugh.

7 During the civil war, the United Tajik Opposition (UTO) used Porshinev sporadically as a base. The UTO soldiers crossed the Panj River from Afghanistan to the village, used the Soviet-built pioneer camps to regroup, and moved north to fight against the Dushanbe Government. Interestingly, all this used to happen while the border was under the supervision of the Russians. The village youth were allegedly well-armed even by 1999. Just a month before my arrival, a large avalanche swept the upper part of the village and destroyed several houses. A family and their livestock were buried alive. The teachers wanted to build a warning system against possible mud and rock slides in future. Their initiative was, however, frustrated by the absence of electricity.

Shotemur School: Vanguard of Reform from Within

8 Nigin works in a school8 named after a native revolutionary communist Shirinsho Shotemur9. It is one of the oldest schools of the province, with a tradition of excellence. It is a general secondary educational school10 containing classes from grades 1 to 11. The Shotemur School comprises a preparatory year, primary and secondary sections, a lyceum-internat11 with its own hostel and kitchen, and a sports hall with an adjacent playing field.

9 Nigin mainly teaches in the lyceum-internat, which is located to the north of the main building, in the hostel of the former boarding school. The classrooms here are older, less well equipped and with lower ceilings. The establishment of the lyceum-internat12 is a part of the Shotemur school head’s reform initiative. The framework of the national reform strategy allows for the creation of alternative forms of schooling within the Government system13. A lyceum-internat is an amalgamation of new and old forms of schooling: lyceum and internat. The lyceum as a concept of schooling re-emerged14 after Perestroika to respond to the needs of the district’s gifted students. Internat, a Soviet-concept boarding school provided opportunities for students from the remote areas and poor families. The Shotemur school’s head and several other teachers of the school grew up in Soviet boarding schools in the 1960s. They recalled that many great renowned scholars, poets and sportsmen of the Pamirs had graduated from the internats.

10 Fusing these concepts created the lyceum-internat, a boarding school for the gifted children of Shughnan district. Due to the shortage of transportation and boarding facilities, the school, however, has actually taken students only from Porshinev. The concept of internat required that students live in the school as a collective for the whole week, and the school provided for their lodging, boarding and food. They visited their homes on weekends15. The community, higher authorities and external agencies did not easily accept the idea of the lyceum-internat. Many parents also resisted, the internat’s traditional image was not congruent with their social position.

11 The MBAP and Shughnan educational authorities used Shotemur school as an example of their ability to innovate and succeed, extolling it as a “School of progressive experience16”. In December 1999, they organised a provincial seminar with the heads of the district education boards on how to disseminate some of the school’s practices, including the ideas of lyceum and streaming. Very little was said about the implications of the lyceum for the social stratification of the society; it was seen as a historical

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necessity derived from market and independence. The main question was not of why not of how.

12 Traditionally one of the strongest schools of the province until a decade ago, Shotemur School had then experienced a deep crisis. The students had broken the windows and insulted the teachers. Constant conflicts between the then head and the teachers and amongst the teachers led to anonymous complaints about each other being sent to the higher authorities. The community was angry with the school. In 1991, 55 teachers out of 72 officially requested the head of the school to step down17. They urged that Ali, a native of the village, take over as head in order to restore the school’s credibility and reputation.

13 Like Zhukov18 during the Great Patriotic War, Ali had managed to transform several difficult schools into successful ones. His success rested on several factors. First, he emphasised genuine honesty and transparency: “You cannot fool students and teachers for long. Once you lost credibility, it is hard to restore it. Together with hard work this will bear fruit.” Second, he established humane relations between the students and teachers: “I have openly told the teachers that if they hit or insult the children, they will be hit and insulted in response.” Third, jointly defining the vision and role of the school towards children and community, he encouraged the teachers to work with the parents to send their children to the school. Fourth, employing the community values and the authoritative sources, he motivated the teachers and school personnel to work and innovate: “Prior to the Imam’s arrival, we had not received our salaries for three years. After his visit we decided to work for the sake of Mawlo19 and his steps in Badakhshân. What was the use of the nonsense salary that we used to earn? Mawlo sent us everything, food, clothes, and fuel, his love and care. He said we were always in his thoughts and heart. The only thing Mawlo wanted of us was to work hard, seek knowledge and teach the children. How could we not reply with something adequate, I asked the teachers20? (Field Notes (FN). 1: 12)”.

14 Ali asked his teachers not to work only for a single open lesson21 or for the sake of inspectors, but “work according to their conscience and be their own judges, not the judges of others.” He has also been a dissenter in his thinking and behaviour, strongly committed to education, the school, his teachers and students. He sided with the teachers during the 1997 school strike. He also managed to create a formidable fund for his school within the last three years. For these actions, Ali was taken to court by the official authorities as an instigator of the strike and solicitor of money from the parents. Even worse, he was forbidden to visit his only daughter, a medical student who got typhoid and was near death in Dushanbe. Ali was also rejected for the title of “Honoured Teacher of Tajikistan”, and for the award for best school. His monthly salary consisted of 15 000 Tajik rubles only (around $ 10 US). Spending all his time at school, he lived without additional sources of income.

The School and the Community

15 The school has 705 students: 240 in primary, 360 in secondary and 105 in higher secondary. There are 72 teachers, of whom 50 are women. The support personnel comprise 30 people. The students mainly come from the children of the neighbourhood, with a smaller number of gifted children from the district at the

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lyceum-internat. The first intake of the internat-lyceum into grade 5 was 56 students in 1998-99.

16 The community appreciates the teachers’ hard work, their sacrifice for the sake of the children, and is proud of the school’s successes. The affluent villagers, including those who have gathered their wealth in suspicious ways, sometimes make donations to the school, in money and in kind, such as a volleyball, a net and a basketball. In 1998, the community bought slate and covered the roof of the school on a voluntary basis. Since 1991, there has been no theft of school property.

17 The school is certainly influenced by the forces and events that take place around it. Among the negative forces are drug trafficking, guerrilla activities and the spread of nepotism. Particularly in admission to universities, nepotism considerably reduces the number of university entrants from this school. Due to hunger and lack of heating, the class periods are shortened. By November, the periods are gradually shortened to 40 and 35 minutes from the standard 45. From December until mid-February the schools are closed. The heating season is about six months here. This creates additional problems for the teachers. Even in May, the classes were still cold in all the premises; the students and teachers constantly coughed during the lessons. The cold has affected the health of the students and teachers. Several teachers, including Nigin, had cold- related health problems. In order to cover the curriculum in the shortened winter term, teachers often skip topics in a lesson in the shortened winter term, compromising their students’ learning. In addition, there have been cases when students fainted in the class because of hunger.

18 Like other schools, this school too receives rhetorical encouragement from the local government22 and real assistance from the Aga Khan Foundation, the community, and other NGOs. This assistance might include provision of books and stationery, clothes for the teachers and students, and coal and food for the maintenance of the school and lyceum-internat. It may also include training courses, seminars and provision of professional newsletters.

Nigin: The Journey of a Teacher and Mother

“As if I was a Born Teacher”

19 Nigin teaches “History of Tajikistan”, “Human Being and Society”, and “Messages on Ethics.” She teaches the lower secondary grades in the lyceum-internat and higher secondary grades in the general school. Originally from Rushân, her parents moved to Shughnan as part of the Soviet migration policy during the 1950s and 1960s23. Her father started as a primary teacher in a multi-grade school and quickly moved up to become the Secretary of the Communist Party unit in the school. For several years, he was head of the school and later on was appointed as Secretary of the Communist party of the kolkhoz, which included several villages. Nigin’s father taught her some of the most essential skills of becoming a good teacher and respectful person.

20 Like the majority of rural female children of the Pamirs, Nigin together with her two sisters did most of the work at home: cleaning, washing, cooking, sawing wood, looking after the animals, sewing and bringing water from the faraway spring or river24. She also joined her brothers in carrying wood on her back and head from the surrounding mountains. While so doing, Nigin always carried books with her: “It is hard for me to

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believe that I could fulfil so many jobs without them affecting my studies and grades negatively” (Int. 1: 4). Nigin loved literature; she read many books of prose and poetry and daily borrowed a new book from the village or school library. Her favourite authors were the poets Hafiz25 and Lahuti 26 and the novelist Aini 27 whose books she has continued to use as references for her courses. Nigin has used several Russian and Western authors, such as Pushkin, Lermontov, Gogol, Balzac, Dreiser and Reed, from whom she has learnt about important issues of human life.

21 In addition to her father, a number of other teachers have played impact role in her career choice. The Physics’ teacher was so good in explaining the lessons that Nigin could memorise words right from his mouth: “His language was very sweet and clear and still rings in my ears. Sometimes he used to speak in Shughnanî and request that we do not tell any one about it. During the Soviet times, speaking in Shughnanî or Rushânî in the classroom would have been a big minus. In addition, our Physics teacher often conducted an experiment or a demonstration. He never came to class without equipment. Unlike other teachers, he would question us every day and sometimes more than once in a lesson. This made us always study and be ready to answer his questions (Interview (Int. 1: 4)”.

22 Nigin graduated from high school feeling more confident in history. Her father accompanied her to Dushanbe, where she passed all the University entrance exams with excellent marks and without any special connections: “For me it is hard to believe, when my students tell me it is absolutely impossible to get into University without a connection. In our time anyone who studied hard and well could get to a higher educational institution. I wonder why it has become so difficult and corrupt nowadays (Int. 1: 25)”.

23 However, at moments Nigin compromised the values she espoused. She was asked to sit entrance exams in her cousin’s place. Nigin knew from her friends that such deceptions happened, yet she was scared to death. If caught, she would have been expelled from the University, dishonouring herself, her family and her parents. With a trembling heart, however, she entered the exam and got a high grade for her cousin, which guaranteed the cousin’s admission to the Institute. In this case, Nigin revealed not only some of the “unspoken practices” but also the culturally embedded tensions she underwent: “I couldn’t say no to my uncle’s wife. I stayed at their place for nearly a year and ate their bread and salt. If I had refused to do that, my uncle’s wife would have ridiculed him for the rest of his life, [saying] that his relatives are useless. My uncle’s head would have been down all the time. You know, I did this for the arwohen khotir [the sake of the spirit]28 (Int. 1: 26)”.

24 Due to their language and culture differences, Nigin and her other Pamirian peers had a hard time orienting themselves to the cultural politics in the higher educational institutions in Dushanbe, especially because their weak and “improper” Pamirian pronunciation of Tajik affected their marks: “The Tajik29 instructors constantly made fun of us, especially our male course mates. They were disliked for their hairstyle, for the ways they dressed and spoke Tajik and their accent. Instead of their appreciating our efforts, we were usually considered as not being good Tajiks. As we gradually began to speak their accent, we sometimes would get into other problems. [Even in Tajik] Khujandî teachers and students would not like us speak in a Kulabî accent. Kulabîs would hate us if we spoke like the northern Tajiks. Though our Pamirian youth were very strong in knowledge, due to this our grades were usually lowered (Int. 1: 26)”.

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25 In the first years of teaching in her native village, Nigin stayed late after school and worked hard to prepare visual aids for her next lessons with the graduating class. This was important both for teaching well and creating a reputation of a hard-working, dedicated, and honest teacher and person. Some of these visuals she kept with her as she moved to other schools. In 1980, Nigin married Sher, someone she had come to know during her university years in Dushanbe: “I decided to marry someone I would like and my father was happy with my decision. My mother wanted me to marry a relative from Rushân” (Int. 1: 27).

26 Nigin’s husband, Sher, was a teacher in the same school until 1997. He taught economics and labour training. As Nigin’s best professional colleague Sher helped her create many of the visual aids for her history/social science classroom. He cooked and looked after the cattle at home when Nigin was busy at school. Their life and work was only about teaching, teachers, school and students: “Coming to school was not like going to a different place. Home and school were extensions of each other. We constantly learned about teaching from each other. I helped him to arrange extra- curricular activities” (Int. 1: 62). For more than 12 years, Nigin taught in the neighbouring village. It was there that she met the headmaster of her current school. In 1991, Nigin moved to Shotemur after he offered her a teaching position there.

Ordeals of Perestroika and Glasnost

27 Nigin agreed that Perestroika and Glasnost (1986-1991) were a historical necessity, but believed that the way they were carried out was wrong. She felt that the majority of the current problems in Badakhshân, such as drugs, disease, guns, poverty, cold, refugees, hunger and corruption became rampant only after Perestroika and its aftermath. She observed that during Perestroika, the various parties in their struggle for power had manipulated the population and that an excess of freedom had resulted in a chaotic situation. Various narcotics had been used in Badakhshân since the old times, but in secret and by a very few elderly people. In the Soviet times, people chose different paths. Now youth has no alternative opportunities and gets into opium due to lack of other options, Nigin believes.

28 At the peak of the civil war (1992-94), about twenty-five refugees, each with terrible stories of loss and pain, lived in Nigin’s house. In reflecting on this time of strife, Nigin wonders whether it is possible to teach well in a politically disturbed context. Peace of mind was crucial for Nigin’s serious engagement with teaching and learning: “Their problems became ours and we all lost rest. I cannot bear mess. You get tired and cannot prepare yourself for the next day. By the midst of 1994 we had nothing except samotek30. Going to school unprepared was another burden. In the classroom, I could not listen to the students’ answers properly. My thoughts were dispersed. I could see that the students could not leave their home problems at door either. I felt we were in classroom only in the physical sense. You think: how long will this last and how can we survive it (Int. 1:27)”.

29 By the end of 1994, the majority of refugees returned home or dispersed and Nigin renewed her focus on school and teaching. In 1995, Nigin won the title of the Best Teacher of the district and got second position in the provincial teacher contest. In 1997, Nigin and Sher joined the school strike, which ended with teachers’ victory31. The psychological aspect of this strike was amazingly powerful:

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“The higher authorities got scared of our unity and wanted to transfer us to various schools so as to break us. They threatened all kinds of punishments and manipulations. Our head was taken to court because he openly took our side. We all could leave teaching. That would have been much easier for us. It would have also been a big blow to those who wanted to punish us. But we worked for the sake of the children and the community, not for the sake of the government officials. We could not leave the students to become ignorant and involved in activities harmful for them and the community. We won the strike, but as the winners we have decided to prove to the higher authorities that we are human beings; that we care and that they need to think of us and should not ignore us as “non-existent”; that they cannot rule us anymore the way they had done it before. Since then, the community renewed its respect of us and extended its help to us (Int. 1: 65)”.

30 In 1997, Sher joined a NGO as a logistics officer. The tensions related to Sher’s leaving the school for a NGO revealed that even the most dedicated teachers are vulnerable and cannot stand constant humiliation: “We were amongst the best supporters of the head and the school. But I forced him [to go], because I could not bear this poverty any more. Due to cold and other concerns, I have developed a kidney problem and each year I go for treatment to hospital. Unlike in the Soviet times, you have to pay for needles, for medicine, and care. There I realised that the hospital staff has a much better life than we teachers do, though the government shouts that teachers get higher salary than doctors32. Another reason was my son. On the Rooze Noor (Day of Enlightenment)33 in 1997, he refused to attend the festival, because of not having good clothes in comparison to his peers. People here would rather be hungry, but well dressed. My son said, what is the use of my parents for me, when the children of the businessmen and even unemployed dress better than I do? I cried and felt that if we do not do something for him, he may get into drugs so as to have clothes similar to his friends. Unlike many of his friends, he is a university student, and deserves this. I forced Sher to leave the school. He was very upset when he did it (Int. 1: 62)”.

31 Extending the experience of her husband to those of other school leavers, Nigin theorised how emotionally painful, hard and humiliating departing teaching might be for those committed to it. She empathised with those who left teaching: “There is a difference between leaving one’s job and being “forced” to leave it. How long can you work with 6 000 Tajik rubles?34. Even that you do not get for months. Many good teachers left their job because of their own children. Some have left because there was no support, no appreciation. It is also hard to both find a new job and re-adjust to that job. For many teachers, to work like slaves in Russia35, to sell soap and clothes, gum, and sunflower seeds in the bazaar is putting themselves down. It is humiliating for both those who have quit and those who remained in teaching (Int. 1: 67)”.

32 With Sher’s departure to the NGO their life has become easier. His monthly salary was about $ 100 US, which was indeed much higher than Nigin’s annual salary. Despite this, because their neighbours are hungry, Nigin could not feel good and enjoy the benefit alone. Life in the village, her background, and the community’s traditions did not allow for privacy and selfishness: “Sher brought two sacks of wheat flour, but I could not cook bread openly. The neighbours all see what we eat and wear and who visits us. We should not forget that all this might be temporary and one day we will need help. I shared the first sack with them. I felt more relaxed this way than cooking bread in secret (Int. 1: 67)”.

33 Sher’s departure has also shifted the content and quality of conversations at home from education and particular classroom stories to particularities of his new work.

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There are new types of guests, including foreigners. Nigin and all her family was impressed with the humility and modesty of an American fellow from the NGO, who lived at their home for the whole month. “As I observed and talked to him via my 14 year-old daughter, I felt a kind of guilt. Americans had been represented as arrogant and hostile, but this man was even simpler and kinder than many of us were (Int. 1: 69)”.

“Home in the Village is Not for Rest”

34 Nigin lives in a Pamirian house (chid)36, built in 1962-63 through karyar37. She has a television and watches stations broadcasting from Moscow, Khorugh and sometimes Dushanbe. Like all the teachers here, she has a formidable bookshelf, which comprises Tajik and world classics, journals and professional literature. Since 1992, the additions have been mainly religious booklets. Nigin’s mother in-law lives with them. They have a very small piece of land, only enough for planting some vegetables.

35 The recent transformations have intensified both domestic and professional hardships. The multiple concerns have haunted them both at school and home, agreed Sher and Nigin. The rural and mountainous conditions were part of constant and overwhelming concerns, said Sher: “You cannot rest when you have so many worries mounting at home. In spring, avalanches, landslides, snow slides, rock slides, planting and ploughing. In summer, there are heat, mudslides and lack of water. In fall, harvesting, and collecting fuel and paying debts – too much work in a too short time. In winter, cold, darkness38, and snow. July and August are supposed to be for rest. In fact, they are the busiest seasons: building a house or something added to it, renovation after the winter and spring, cutting the fodder, harvesting, and threshing wheat grass. Unlike in the cities, no one renovates and fixes anything here for us. So you need karyar to do all these (Int. 1: 112)”.

36 However, the worries of women teachers were more subtle, introverted, emotionally deeper and more draining. They were also appreciated to a much lesser degree. Interestingly, in the conditions of nothingness and powerlessness, the women took charge of maintaining the nomus (honour) of the family: “We spend hours in cleaning up the mess several times a day. We feel ashamed if some one sees our homes dirty or when we cannot offer a tea or food to the guests. People will gossip that we, wives are shumi noqobil39. With kindergartens having disappeared, it is very hard to raise small babies, look after the cattle and home, and be a good teacher. But one’s life becomes easier when children, particularly the girls, grow. Unlike hardworking girls, the sons try to live by easy ways and create additional worries for us. As mothers, we have no time for school. I work until 1:00 at night to prepare for the next day’s lesson (Int. 1: 112)”.

37 Living in the mountains is much harder than living in the lowland areas of Tajikistan. Mountains add to the severity of challenges of a rural place. Opportunities become less while anxieties mount, added Gorminj, a colleague of Nigin: “Unlike the rural area in Leninabad and Khatlon40, teachers in the mountains have no land. Unlike them, here we are vulnerable to landslides and snow slides; we are locked in for months. Mountains surround us from all sides. When there are clouds for a long time, we are like in a box or a saucepan, closed from all sides. The roads are not safe and you get exposed to too much humiliation41. There is no gas and fuel, no electricity, no radio and television, no papers and journals and no wood.

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Imagine you getting up in the cold morning to make tea. What kind of a person does one have to be to survive? (Int. 1: 71)”.

38 Another colleague of Nigin’s revealed the raise of the emotional intensity of the women’s desperate experience as compared to those of male. Their hardship is taken for granted: “Female teachers in the mountains are beiloj42. We have no time for ourselves. All our life goes in serving others: my six children, husband, old parents, guests and cattle. When we watch the lives of the women in the West we feel guilty for being born and living here. It is as if we are punished by God to be born here. What have we been punished for? We cannot move out of here. The only way to end all this is to die. Even doing a small job, such as preparing tea makes you go through hell, because every thing is in short supply and very expensive. We get panicked every time we have to do even a small thing (Int. 1: 71)”.

39 Not only teachers, but also the students in the village were very busy with survival needs. Nigin’s only daughter, who is in grade 9, did 50 % of the work at home. Like his mother, Nigin’s younger son has developed a kidney problem. Nigin believes that she and her son have become sick due to the rapid changes in the society: “Just about 10 years ago, I was a fully healthy person. I believe my body was not used to too many pressures, one coming after another” (Int. 1: 66). Also due to her sickness, since 1996 Nigin had given up the position of grade tutor, which she had held for many years. In 1999, she participated in a conference on the 1 100 th anniversary of the Samanid State in Khorugh. To that occasion, she wrote a paper, which was to be sent to Dushanbe for possible publication.

40 This brief sketch of Nigin’s voices provides powerful and rich insights into the complexity and role of Nigin’s biography, family, community traditions and recent transformations in the formation of her identity as a teacher, mother and critical member of her community. Nigin appears to have actively directed her growth as woman in the nexus of a Soviet-Muslim context. Her active and purposeful lifestyle emerges as a response (often paradoxical) to the challenges of integrity, honour, being a wife and mother, and representing a minority.

41 Nigin’s critique of how Perestroika was carried out raises questions about the implications of change for people’s life and work in society. Reflecting on her frustrations in classrooms, schools, community and home during Perestroika and the subsequent years of independence in Tajikistan, Nigin suggests that change, despite its promise, may not always lead to improvement. Her anger with dishonest politicians who for their own personal interests have broken a whole country and have made people’s lives miserable, provide two interesting lessons: (a) Nigin is a concerned, caring and responsible mother, teacher and citizen, and (b) socially-appealing ideas and concepts are often misused for promoting personal interests. For Nigin this signals that change is not an adventure, but a moral responsibility that carries implications for human beings and society, including the change agents, whose slogans should not be taken for face value.

42 Yet, the post-Perestroika experiences not only have affected Nigin’s life, health and work adversely; they have also prompted her to an awakening and transformative reconstruction of her identity, her work, her professional relations and practices. Regardless of the relativization of the ideals, Nigin, like many of her colleagues, finds it hard to redefine her values towards a market economy, where money, clothes, consumerism, corruption and pretentiousness have apparently overshadowed the

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traditional values of knowledge, honesty and community. Despite the radical nature of the changes, Nigin tries to be who she really wants to be – a caring teacher and an involved person in the societal and educational reforms. Thus, Nigin’s life and work experiences in the post-Soviet times (e.g., civil war, strike) call for deep reflection about the ethics of leadership, governance, tradition, continuity and change in the society in which she lives and for the betterment of which she works.

43 There are not only political and professional challenges. Nowhere else the natural and geographic challenges might speak louder as in the mountainous context. Teachers use images such as cold, hell, saucepan, dark, dead end, box, and share feelings such as hopelessness, guilt and helplessness, to describe the physical context and their relations with it in the post-Soviet times. Badakhshân is possibly one of the few places where geography is seen as great burden and obstacle rather than as something to be easily controlled and used. This realization, images and feelings appear to be a new phenomenon, particularly striking on the part of the women teachers: mothering and teaching have become more of a burden on each other than something mutually helpful. With the post-Soviet return to ecological realities, the differences between the rural and mountainous contexts have become sharper. Farming, the mainstay of rural life, seems not particularly useful here, the teachers say. The sustainable approach to living in mountains has remained one of adaptation; mountain conditions have intensified the never-ending survival challenges of life at home, in the school and classroom. Added to professional concerns it is no wonder how stressed the teachers of the villages are, how patient they must be, or why they all have chronic illnesses.

Nigin’s Worldview

“Teachers of History Are in Hell”

44 Teaching history has been a double-edge sword for Nigin. It has provided her with opportunities to develop herself, educate her students and her own children, help her colleagues, and serve the community. But teaching and history have also been sources of frustrations, anger, denigration and loss of self-esteem.

45 Nigin’s expression, “Teachers of history are in hell in this and the other world” reflects some of the major challenges and tensions that she has undergone as she moved between the Soviet and post-Soviet periods. Across both periods, as Nigin was asked to manage huge topics as part of the required program, she was also worried about her own and her students’ knowledge, skills, readiness and ability to understand the topics properly.

46 Teaching history has become more difficult, because a new subject, History of Tajikistan, has replaced the previous major subject, History of the USSR. Before the collapse of the Soviet Union, the history of Tajikistan was nearly ignored in the program. Now it has become central. This change took place without adequate support, materials, and teacher training. Nigin was thrown into deep waters of uncertainty without knowing how and where to swim. She was cautious in expressing her happiness with regard to the change in the title of the subject of history. From her Soviet experience she knew that the title “History of the USSR” had little relevance to the needs of many nations living in the USSR. Below, Nigin relates the “mistakes” of the policy-makers to the political dimensions of teaching and the hidden curriculum:

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“During Soviet times History of Tajikistan was a small section within History of the USSR. In fact, we studied the History of Russia from the primitive times until the present. Soviet we said, but Russia’s history we taught. In schools the History of Tajikistan was something like two to four hours within the History of the USSR. Even at the higher educational institutions there was not enough attention paid to teaching History of Tajikistan. I learnt this topic in a hurry, 25 years ago, but never taught it. In selecting the topics from Tajik history more attention was paid to the history of Tajikistan in the Soviet period. Topics that dealt with ancient and medieval Tajik history were rushed or left out from the course… It was perhaps acceptable, because we were united within the Soviet Union. But it was not right to ignore our own history, the history of a whole nation, even at that time. I think our Tajik scholars did not pay enough attention to it. The Soviet system was based upon commands and “you must do it” approach. Everything was decided centrally at the USSR level. The history curriculum was always published in the journal: “Teaching History in Schools” and we used to merely copy and translate it. Tajik scholars have always relied upon the Russians. They did not do anything significant by themselves43… They were not particularly strong, as far as the interests and concerns of their nation were concerned (Int. 1: 14)”.

Reconstructing Truth

47 Nigin certainly had doubts about the system and the content of her subject with regard to its defence of the Soviet system, including the realization of the relative nature of “truth”. One way of resolving this dilemma was found in the dichotomisation of the “good theory” from the bad practice: “I had a bit of doubt in the things that I learnt and taught. We talked about the problems particularly in the University hostel. Some of the instructors, such as our professor of History of the Communist Party of the USSR, would start: “I want to tell you something, but make sure it is just between us.” He would praise Stalin and put down Brezhnev. Despite this, in the class and my lectures44 in the village, I promoted the strength of the Soviet ideology and theory, not its practice. I continue to believe that there was nothing wrong with the theory of socialism. I knew it was people who destroyed the theory because they misused it for their own benefit (Int. 1: 49)”.

48 Nigin’s trust in Marxism-Leninism was shaken, but not destroyed as she observed the difference between the “talk and walk” of the new ideologies, and as she compared people who operated in the name of various theories across time. Nigin wanted to hold to something constant and certain and found that her held-values may still be valid. She has found that those who denounced Marxism-Leninism have rarely shown a better alternative.

49 During Glasnost, history was denounced on the ground that its content was totally deluded. In the late 1980s and early 1990s history was excluded from the school program and exams for reconsideration45. This was another blow to Nigin’s sense of self-esteem. History and its teachers were criticised for telling lies to people and confusing them. In the village, she has felt awkward when some of her previous students asked her, “Molima46, you used to say that communism is inevitable. But what we see is its irreversible demise. Can you explain what has happened to socialism? I really feel lost and smile. I just shake my shoulders”. In the classrooms Nigin seems to have been experiencing similar emotional tumult. But instead of moving to another extreme, as many had done in the district, she realizes that an honest approach should rather reveal complexity:

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“As we read articles about how history was taught incorrectly, I became disturbed and angry. The scholars had fooled us. How could they be liars for so many years? People pointed at us as teachers of history. I had not enough information to believe that things were wrong. I did not see any thing wrong with the communist theory. Lenin, for example, never said you abandon your religion or your traditions. He said that an educated person is one who learns everything of the past and present including knowledge of religion. We had our faith alive during the Soviet times. So I taught theory to people. During Glasnost, everybody looked at only negative points and bad sides. These people blame Stalin for the repression and that he knew everything about the German attack but did not prevent the war (WW II) from happening. Why don’t these people acknowledge that he also did not leave Moscow when the Fascists came close? That Stalin did not exchange his own son for a German general47. As a mother, I know that children are closest to the parents. These scholars hid from us many things, told us lies and made us tell lies. Now they all have moved to another side. How could everything from that time be wrong, as they claim? I have lost trust in them (Int. 1: 50)”.

50 The question of the epistemology of history appeared as another challenge Nigin faced in the last decade. Nigin believed that the content of History consisted of a set of scientifically proven facts, events and explanations. Truth, she said was “whatever event is said correctly, without colouring, without any fantasy.” When I reminded her of the recent classification of the Basmachi movement48 from enemies to freedom fighters, Nigin revealed the continuity of her Soviet- nurtured beliefs. Although she admitted that someone from the Party of Islamic Renaissance would justify Ibrahim Bek (a head of the Basmachi movement), she would firmly hold to her consciously-held values: “The Basmachis tried to destroy the Soviet system, killed the respectable people, did not let the women be free. They wanted to stop the new way of living. Basmachis were concerned only about themselves. They were against the masses, the poor population. They owned the lands and factories and had the poor to work for them like slaves. We cannot put these Basmachis in the same line with Shotemur and Saifulloev49 who fought for freedom and against exploitation (Int. 1: 45)”.

Still Too Many Good Reasons to Remain in Teaching…

51 Socio-geographical realities, such as remoteness, lack of money, unemployment, political instability and civil unrest, all have kept Nigin in the profession by default: “In Badakhshân nowadays there are only two professional fields that are operating: education and health. There are no plants and no factories around to work. If we leave teaching where else can we go and work?” (FN. 1: 23). The affection and attachment of her students continued to serve as a powerful intrinsic impetus for Nigin’s choice.

52 Like her experience with Tazarv, her own history teacher, Nigin found her students talking to her about things other than just their lessons. They asked her to be a bridge between them, other teachers and their peers. Nigin made them feel that she wouldn’t laugh at or gossip about their feelings and secrets. Sometimes they trusted her more than their parents, and even used her to defend their positions against their parents. Nigin summed up her various roles: “In the classroom I am an educator, caretaker, friend, sister, mother and father. I am hard on them in their studies and soft in their personal relations50. As a mother I love these children, worry about their physical state, about their clothes. I demand a lot from them, and a bit of cursing is not bad too. I work with them as I work with

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my own kids. I worry a lot when they get involved with bad boys. I believe that Bo moh shini moh shawi, bo deg shini siyoh shawi (You sit with the moon, you become like the moon; you sit with a boiler you become dark). I defend my good students as much as I can, even against their own parents (Int. 1: 74)”.

53 Teaching has made Nigin an “educated, expert mom”. She has prepared her son to become a student of Khorugh State University (KSU) without any cherez (connection): “I would not change my profession if I were to start all over again. Unlike some of my colleagues, I cannot imagine myself selling in the market. But I would have changed my subject, history” (Int. 1: 66).

54 Being an educated woman has been a crucial reason for her remaining in school and in teaching. Teaching has kept her status high, enabled her to earn a salary, and provided her with power, usefulness and the ability to serve the larger community. This has expanded her perspective on her role and vision: “To be a teacher in the village was an honour. We were in the centre of the society, and led other women. They came to us for everything, from consultation on women’s health to borrowing money. As a woman teacher we got good money and a higher education compared with the majority of women who were housewives and sovkhoz51 workers here. Unlike them, we can argue and talk openly with men other than our husbands. It is still more or less like this. The teacher is the first in sukh at gham (sorrow and happiness) of the village. People ask us what to do, even if we do not know. This is due to the teacher being more educated. She is the intelligentsia of the village. She knows more than any other woman does and that’s the main source of her respect. We feel other women look at us to lead them (Int. 1: 71)”.

55 For Nigin and her colleagues, too many things were at stake to leave teaching. The foundation of their success comes from honour and reputation of teaching profession and community that teachers wish to maintain: “In 1995 Hozir Imom (the Aga Khan) expressed happiness with the level of education in Badakhshân. We had the first position in the Soviet Union in terms of higher education. We will be the first in Tajikistan and probably in the Commonwealth of Independent States again, because that is our name and nomus. In Dushanbe people bring their children to the Pamirian teachers. The graduates of Khorugh University get jobs in international organisations ahead of everybody. Our children won most of the honestly- held competitions for stipends to study abroad. Soon we will have a new International University of the Imam52. It would be a shame, if our Pamirian students were not the majority there (Int. 1: 80)”.

“Society Rests on the Teachers’ Shoulders”

56 There are deep cultural and communal ties in being a teacher in the villages of Badakhshân. Being a teacher means not just sharing the parenting of the students. The school, and with it teaching, have become a force for change with a mission for the whole community: “We are connected by blood, faith, and language. We see our students and their parents two or three times a day. We actually see their parents more than them. Therefore, when you see students and parents hide and avoid you, something is going wrong. In the village, when you face some one, remember that he is not a single person. Therefore, if relations go wrong, they go bad for a long time and include families for generations. I ask the parents immediately and sort out the misunderstanding. Parents think that we teachers can do everything and their kids’ future is only in our hands. We have to tell them that this is not true. We visit their homes and they come to school and enter their children’s classes. In the pedagogical council53 we agreed that we have been teaching not only students but

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also the whole village, even in the Soviet times. But, at that time we did it for the state. Now we do it for ourselves, the school, parents and their children (Int. 1: 75)”.

57 One of the hardest challenges that Nigin and her school faced were corrupt practices, especially for students seeking places in the universities. She says universities have frequently failed strong students in admission exams and passed weak ones for a bribe or through connections: “One of my students shamelessly told me to give him a 5 undeservedly to get to university. If you refuse, his parents will hate you and never say to you Salom54. So you have to spend time with the parents explaining how wrong it is, and you also negotiate on the grade. We feel slapped in the face, when the university instructors pass our weak students and fail the best students in the entrance exams. I have developed hatred towards those who do such injustice. It is much harder to look our good students in the eye after they have failed in admission. I feel guilty, as if I have not prepared them well enough, as if we missed teaching them something important. The parents know about these practices, but pour their anger out on us. They ask what the benefit of our school is if it does not ensure success (Int. 1: 66)”.

58 Drugs, guerrilla activities, videos and other street activities have been additional influences from which the teachers guard their students: “It is hard to explain to children that drugs and guns are temporary. The boys reply that these activities provide food, clothes, jobs, cars and even better education than the school. With dollars in hand, they can hire tutors and buy diplomas of whatever specialty you want. There are homes with five to seven cars, and some of them are foreign-made. Students also reject our assertions that the success of the Narcomafia and guerrillas are short-lived. The guerrillas are receiving high positions in the current government55 (Int. 1: 71)”.

59 Nigin and her colleagues considered that the key to Badakhshân’s prosperity is knowledge and education. A veteran teacher, criticizing the current preoccupation with farming, stated, that farming should never replace the traditional value of education in the community. He challenged the new assumptions and claims of the local and external reformers: “Knowledge is the only wealth and way out for the people of the Pamirs. You can plant seeds on the top of the mountains; you can privatise the land, but none of this is going to rescue us from insecurity and survival. The people who put farming over education are like socialist Utopians. Their ideas are based on good wishes and theory This theory does not consider the infertility of our land; here nature is stronger than human beings and it shows that strength all the time. Our grandparents had private land and planted all over the mountains. Our population was many times smaller, yet we could not get rid of hunger, cold, and lack of food. The Soviets also realised this and emphasised education. Education enabled us to live anywhere we wanted. Today some people claim they have increased land productivity by two and three times. They wrongly think the Soviets were stupid; they fail to understand that the Soviets did not find that useful as compared to educating us. If the Soviets sent a rocket into orbit, how could they not increase the productivity of land? (FN. 1:98)”.

60 The current involvement of the teachers with farming for the purpose of making ends meet has affected their bodies and minds, their personalities and outlooks, all important factors for teaching. Good teaching requires time, respect, dignity and decency; the teacher’s personality is equally valid to his knowledge of the subject, added another of Nigin’s colleagues: “Farming here is hell. It is taking all our time. We run after water, the bulls to plough, and fertiliser. Our land is stony and very hard to work on. At the end we

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hardly cover the loans we get from MSDSP56. Teaching has become the least work we do. Our work in school is left to the end of our daily concerns. This makes us feel guilty and nervous. We need time to prepare for a good lesson. We do not ask that our salary should be 1 000 dollars. But with our current salaries we feel that if we leave farming we are going to be the poorest people in the village. We want to live a normal life and do what we are supposed to do. We come to classes dusty, tired and unprepared. Look at my hands. They look like the hands of a slave rather than the hands of a teacher. Children do not only listen to what we tell them. They also learn from how we look and live. They compare us with others, with the Mafia and with business people (FN. 1: 97)”.

Nigin as an Ethical Reformer

61 Teaching history, possessing of societal and educational visions, and being an active woman of the school and community have developed Nigin’s critical perspective on the Soviet and post-Soviet approaches to educational and social reform. We have also begun to note that Nigin was not only an educational but also a social reformer. In other words, she connected her educational goals to the kind of society she had in mind. The ethics of caring lied at the basis of her perspective on reform, whether social or educational; indeed it appears that the two were interconnected in her perspective. Similar to social, Nigin believed that educational reform in Tajikistan also lagged far behind the fast-changing realities. Similarly, Nigin contended that education reform had pitfalls in its ethics, purpose, processes; lastly, as an active citizen and caring teacher, she also provides lessons and alternative suggestions for educational and social reformers, which I believe are useful for those beyond Tajikistan.

“We Need to Know about Ourselves”

62 During her more than 20 years of experience, Nigin has thought not only about how she could better teach the programs sent from above, but also about the gaps in the curriculum and how she could rectify these gaps in order to make her teaching and her subject more relevant and meaningful for her students. Her perspective on what content history should include was grounded in her reflections about the experiences that she, her community and the Tajik society had undergone, why they occurred, and in what ways these experiences were related to history. Through Nigin’s critique of the previous and current History curricula, as well as her proposal for what history should also include, a deep and broad goal of teaching history emerges: to start with knowing one’s own self, identity, and one’s community, and nation from all aspects – historical, cultural, religious, ethnic, and geographical: “During the Soviet times we learnt about USA, Russia and the Roman Empire, which were too far and too old. But we knew nearly nothing about our neighbour Afghanistan. Ultimately, we came to teach our Tajik history. But, because our scholars did not care, we have so many problems with teaching it now. Maybe they were not allowed to do this… The local education board and some good teachers could develop a program that includes topics from our history. I would include the view of mountains, the traditions of the people of Badakhshân, the needs of Badakhshân and the problems we face today. We have several small ethnic groups and languages here in Badakhshân, which have little respect for and understanding of each other. We need to know about ourselves before knowing others. Why are there so many languages here? There are debates about the meaning of the words Badakhshân and Pamirs and we do not know enough about them. I would talk about

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our economic and political life. Why are we despite our high level of education so poor? Why did we follow blindly our “promising” leaders? This helps us to have a better life here. I have nothing against the Soghdians and the Bactrians57, but I want to know about ourselves first and how are we connected to them. The peoples of this place are registered in the Red Book58. So many countries wanted to occupy our land, so many people want to come here and we know very little about it. Many people do not even know about how our people are divided between Tajikistan and Afghanistan… (Int. 1: 102-103)”.

63 Nigin’s voice about these and other issues has never been addressed: “No one has ever asked me about all these issues, though I have had these questions in my mind for many years. That’s why I am telling you as much as I know. I hope your work makes some difference” (Int. 1:103).

“Is Reform Making Our Society any Better?”

64 Nigin taught in the lyceum-internat for the gifted children. But, unlike the head and Gorminj, she was worried about the dividing and sorting out of the students that has occurred as result of the lyceum and streaming. She voiced questions about the purpose of schooling and the role of the teacher: “I agree that the lyceum and profiling help the gifted students get ahead. But why are we worried about the gifted ones and not worried about the weaker ones? I get more worried about those students that are left behind. There are parents who told me of their similar worries. I myself ended regular school with excellent marks in all the subjects. I have talked about this, but no one listens to me (Int. 1:132)”.

65 A parent pointed out that the public schools are becoming useless. Parents don’t believe that their children can ever compete with the students of the lyceums. Those whose children are in the general stream have got a fear of the loss of hope, and a sense of inferiority: “The children of the lyceum are going to be our masters and our poor children are going to be their servants”, predicted a parent (FN. 1: 21). Further, Nigin added that streaming, though aiming at providing a high level of knowledge, has in fact promoted one-sidedness, disrespect for other subjects, and devaluation of the students’ talents and natural inclinations. It has also created problems for further studies: “Many of our students do not understand biology, their own body, let alone history. They do not pay attention to the other subjects, though these are on the timetable. When a student tells me we do not need history and you better just give me a five, it is like a knife in my heart. Everyone wants to study English. But as they reach grade 11, they ask for consultations on history. I openly say that now I cannot guarantee their strong knowledge of history. Some study one stream here and join another stream at university. They create problems for the instructors, for themselves and their own parents. Our students choose what is fashionable and what provides them with money and a job, not according to their talents. Hozir Imom has said we should learn English. This is not only for students but even for me if I want to improve my own teaching. But here people understood it in their own ways and everyone rushed to become an English teacher. The girls saw Robiya59 and all wanted to be like her. I don’t think Hozir Imom said that you should all be English teachers and leave other subjects. When we question the students and their parents, they say I am jealous because of the students’ lack of interest in my subject. They charge that with studying history our children “won’t go further than the airport”60 (Int. 1: 5)”.

66 Revealing the politics of the rhetoric of reform, Nigin does not see the reform activities as clearly connected to the current realities. She asks whether developing a market

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economy means openly giving education to a fewer number of students, or selecting and sorting the students into good and bad ones. Nigin wanted the heads of the schools to question the idea of reform rather than: “…speak like Brezhnev, as if they are in a session of the Congress of the Communist party. Everyone supports the idea because it is fashionable. Some heads said streaming is the demand of the time and market economy. I honestly do not know how streaming is connected to the demands of the time, democracy and a market economy (Int. 1: 132)”.

“Teachers are Cleverer than You Think!”

67 Nigin suggested that reformers have to consider that changing teachers’ practices implies changing their lives: “The reform has come on us and moved ahead and we are running after it. But, why should we imitate others? We need to look at what we have here. Don’t you think that the reform should consider our lives too? What have you done for us? How long can we sacrifice our lives for the good of the others? The reformers are concerned about showing that they are making many changes, not how and what the students learn. Like the Soviet times, they want to report that they have changed this and that. That this has become more and that has increased. The students have become like experimental mice As a result, the students complete grade 11 and are confused. Next, how can we reform history with no salaries, no textbooks, cold classes and hungry kids? Our reform is again coming from the top, “you must do it”. No one listens to teachers. In our school we have so many reform ideas but we have no support and resources to put them into practice. We say lets do this and that and find that there is no money for all the activities (Int. 1: 21)”.

68 Nigin has seen how teachers react to reform and how they can make the reformers happy with the mirage of reform. Real reform implementation requires honesty, trust, realism and reflexivity, she argues: “In the school teachers are as knowledgeable and clever as the reformers. As you ask me these questions, I too assess you. I, for example, could have talked to my students, developed materials and visuals and you would have witnessed wonderful classes and would have written all the lies. But I am not a boasting person and agree that we need to demonstrate our usual practices. But we do show unreal things to the inspectors; they take our shows as true. The next day we return to our own ways. We can show that we are with reform, but in reality we keep searching for the basic needs. Many teachers will leave in the case of any employment opportunity (Int. 1: 53)”.

69 Nigin believed that real reform is personal and contextual. It is not based on a populist imitation and impressing others with famous names and high-flying words, but on a humble assessment of what facilities one has, where one lives and what the needs of the people in the context are. Real reform is not only about successes, but also about challenges. Reform needs support not just words: “This is Pamir and a blind imitation of Amonashvili and Shatalov61 won’t work. When I try to follow them I find my lessons boring. We need to look at what we have. As teachers we do not need to be told what to do and how to do it. Teachers have got special conscience. You improve our living conditions and we will work and can create new ideas by ourselves (Int. 1: 28)”.

70 Interestingly, the idea of teachers being able to innovate was confirmed by a senior education officer at the Ministry:

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“I have travelled Tajikistan back and forth and have visited some of the best schools in many other countries and compared their teachers with ours. I believe our Tajik teachers are the poorest teachers in the world. Yet they are as good as those with better living and teaching facilities. They have wonderful ideas, are very dedicated, and can be very creative (FN. 1: 142)”.

71 Nigin and her colleagues questioned the approach of the local authorities, the outside reformers and their translators who do not pay enough attention to the views of local teachers and fall into making uninformed assumptions. They suggested that the reformers: “Look at the availability and quality of the material and technical basis: the classes, teaching aids, technical facilities, heating, whatever a teacher needs for teaching well. You ask us about our lives and do something for us before asking to change. You should ask about my life before my classroom. Not like that education officer who went to Buni62 and ridiculed the poor teacher and talked about this teacher in all the conferences and meetings. The poor teacher stopped teaching and was nearly ready to kill herself. I would as someone from above first ask about the teacher’s situation and then about her English. We have this saying: Rang binu hol purs (See the colour of my face and ask my business). I do not consider this kind of person as an educator at all (Int. 1: 66)”.

72 A veteran teacher suggested that any reform should start with asking whether a similar idea has existed and comparing it with what the reformers suggest. He suggested that external reformers should avoid making wrong assumptions and employing unwarranted generalisations. They also need to check their translators’ abilities in understanding educational concepts: “Some of the foreigners with their translators assume that their ideas are absolutely new and make conclusions about the existing system. Last year in a workshop, we were told that the Soviet system was scholastic, abstract and did not develop the students’ thinking. I wonder which book they have taken this from and who has told them this. I also feel as if some of the translators either do not understand what we say, or do not convey our ideas well. I have been doing so- called problem- posing teaching for the last 30 years. Years ago I told an inspector: let me teach it this way and you ask the students at the end of the lesson. I wrote the following poem of Rudaki63 on the board: If you are the ruler of your own desires, you are a man. If you don’t look down at the blind and deaf, you are a man. Being a man is not kicking the fallen and disadvantaged. But if you take the hand of the fallen, you are a man! Then I asked the students to tell the meaning of each word, the meaning of the poem and what they learnt from the poem. I did not tell them but let them speak. The inspector was puzzled with how well the students expressed their thoughts and understood the topic and its purpose without me lecturing it at them. Then he spoke about this lesson everywhere (Int. 1:67)”.

Nigin in the Classrooms

73 We will focus here on Nigin’s pedagogy, on how her worldview, including her educational and societal vision, her rationale for teaching, intentions, role perception, her views on History, and her perspectives on change have been enacted in her classroom activities. Nigin’s relations with her students, their parents, and the structures will be described as well as the methods and resources that Nigin uses, the ways she handles her students’ answers and her perspectives on how her students learn. Nigin’s classroom practices, affected by her personal experiences and the

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changing contextual realities are fundamental to further exposing the tensions and dilemmas she encountered as she tried to put her worldview into practice. The tensions are informative of not only classroom complexity but also the societal and systemic contradictions. As such they disclose not only constraints, but also possibilities for change.

“Simple, Short and Concrete”

74 Though Nigin stated that there were no formulae in teaching history, from her lessons one could infer a pattern, which she had developed in her pedagogical practice: Soda, kutoh, wa konkret “Simple, short and concrete”: “By «short and concrete» I mean reducing and organising the information to explain it briefly, shortly and connect it to their life. The program is too large. If I tell the students everything, they will be confused. So, I select the major points from the textbook and summarise them… By «simple» I mean to teach the material in a language that is easily understandable to the children. Tajik, although it is the national language, is not our mother tongue. When I was a student, some students could not make any sense of what the teacher was telling in Tajik. They just kept quiet all the time or spoke like parrots. I try to make the language simple, because the history by Ghafurov64 is hard even for me to understand (Int. 1: 17)”.

75 This approach required the further prioritisation of the major parts of the lesson into primary and secondary significance. This she based on her students’ ability to perceive and understand the topic: “For example, the emergence and development of the Kushans’ economy and culture could be of primary importance, because students may have never heard about them. I will tell them these things. The importance of the Kushans could be of secondary importance, because as I talk about their emergence, development and fall, the students should be able to make conclusions about the importance of the topic by themselves (Int. 1:17)”.

Telling as Warning and Advising

76 Her lecturing (telling) did not simply impart knowledge; it warned and reminded, and was full of subtle messages. In essence, she was telling the students more about what not to trust and avoid, rather than letting them think about and figure out the worst implications of the things by themselves. Nigin used this approach to teaching the civil war in Tajikistan: “I would open the topic: How did it start? What were the reasons? I would tell them that the reasons were thirst for power. They used the slogans of democracy, communism and Islam for their own interests. How the new parties and groups emerged and what were their mistakes. Instead of dialoguing, these parties went in different directions to capture power. None of these parties had a sense of responsibility. The outcomes were harmful for the poor people. The fighters escaped and the innocents got killed. Those whose languages and religions differed also suffered. Because of this, I have problems with these ideas of independence and democracy. I will tell this to the students. I don’t care if the commission does not like it. I lived all this and I do not know if the position-seekers care about people. It should be not who they are and what position they hold, but what have they achieved and what have they done for us, for the people and the society? My students should know all this so that they are not cheated. I wondered why all our youth went after few populists during 1991-1992 stand-off in Khorugh and

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Dushanbe65? We claim that we have got the best education here66. Why could not these educated people see where the position seekers led? Maybe because we, the history teachers, hid the truth from them. I will tell my students to be aware of these people. They should watch what one does, not only what one says (Int. 1: 45)”.

77 These comments divulge Nigin’s rationale and goals for teaching. They also signal that she will try to teach what she wants regardless of any control. She connects the classroom with the societal realities. Nigin asks formidable questions about the purpose, methods and ethical implications of the actions of the political reformers during the civil war in Tajikistan. She deconstructs the claims of excellence of Soviet education and suggests that limiting the issue simply to the availability of education and educated people, to pure facts without ethics, responsibility and critical consciousness about the implications of people’s actions (particularly those of power- holders), would not be real education and bring negative consequences to the people and the country. To avoid this, Nigin offers an approach that looks both good and bad; she makes the students aware of the larger forces and political agendas of those who call for change. This approach extends beyond technical literacy to raising socio- political consciousness.

78 Despite her personal critical consciousness, Nigin, in her teaching, remained faithful to her “telling” and imparting method, which in some ways undermined her enabling agenda. Her approach suggests a continuity that simultaneously embodies change: Telling has continued as a method but its nature has become critical telling, coloured with warnings, where the emphasis is on revealing the negative implications of a statement. Observations of Nigin’s lessons exemplify the prominence of telling, through the short, simple and concrete approach (e.g., Box 1):

Box 1: Human Being and Society, Grade 11, May 12, 1999

79 [The lesson was in the history/social science classroom. Ten students were present and all were girls. The only male student was missing. The desks were arranged in square configuration. The girls were sitting far from each other. I sat on a chair that did not have one leg]. N.: Today we talk about things related to our lives. I want you to know that I am interested in your opinions (She writes on board: Family). N.: Can anyone tell me what a family is? Let’s close our books. Do not worry. Tell me what you think. St.: Man, woman, and children living together. N.: Good. Also love and care among the family members… What is love and care? Sit down. Take it easy do not stand up. Talk the way you wish. How does love and care emerge? St.: Good intention St.: Loving each other N.: Also liking each other, respecting each other, and looking at each other ethically and with human feelings. Good. So what do we consider before creating a family? N.: What are the conditions necessary for creating a family? St.: Voluntarism. St.: Age relevance… N.: What do you mean? St.: Reaching the age of puberty. N.: Yes, also mutual understanding. How do you know all this? We know it from life, from our families. Why, for example, the marriage age in Ukraine is 16, in Belarus 17, and here it is 18?

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St.: Depends on nature, food. N.: [Takes up] …and economic life. Now, you tell me what is reaching the age of maturity? Is it getting the certificate of maturity67? [Everyone laughs and smiles]. Or is it a biological term? St.: We are not studying biology [The students said this in Shughnanî. Nigin interrupts them]: N.: Speak like me, in literary Tajik… What does voluntarism mean? St.: It is not giving in to the pressures of parents and relatives. N.: What is parents’ pressure? St.: [Silence]. N.: It is when you are forced to marry according to what your parents want and tell you do. Not the way you yourself want. When your views are not heard… Good, can anyone tell me what is nikah68? St.: The basis of the family. N.: Why? There are people who go and live together without being nikahed. St.: But they are not married. N.: How do people know they are in love? St.: Love feeling N.: What does it mean? St.: [smile… some feel shy, look down]. N.: Good… Now listen to me. I will tell you everything. First how they look at each other, second, how honest they are with each other and third how consistent they are in their relations… [She uses the board for teaching all this, where she briefly writes each of these points. She looks at the class and says]: Look, if I am wrong you correct me. I think students find it hard to talk about this openly in front of all their peers. [She moves forward]. Good, the partners also need to think of each other, for their relations everything is important… [Next, she wrote “maturity”] Soon you get the certificate of maturity, can create families, go for further studies, go and work in any field you want… [Goes further]: Reaching maturity means physically, spiritually, and ethically. [She makes some hand moves to show that one becomes tall and develops bodily, points to her brain in the sense of becoming mature]. Why is the age of maturity in Ukraine 16 years old and in Belarus 17 years old and here 18. What influences this? [She goes further and names the factors]. Economic, what does this include: food… what happens when kids get married before they reach 17? Nature also affects the growth of the kids and their ability to produce children [she uses Shughnanî language]. Shirchoy, our main food, is very poor in nutrition… What types of nikah do we have: Religious and civic. Which is better? St.: We are Ismailis so we do religious nikah. N.: Can you tell me about the details of nikah. St.: There is special water to be drunk. N.: What does the water mean? St.: Joining together. [Nigin takes over]… N.: Purity. Indeed we may need to invite a khalifa69 to the class. [Nigin shows a civil “certificate of marriage”]. What is the difference between religious and civil marriages? St.: In one you drink water, in the other you get a document. N.: Which one is better? St.: The state one, because it has got a document. N.: Do we need to have religious nikah then? St.: Yes. N.: Why… In the constitution there is a saying: Family is under protection of the state and state guarantees the rights of the members of family as it does guarantee the rights of the whole family. St.: Are there people ready to have family? N.: Good. Let me put the question back. When does one get ready to have family? When do you think you will be ready?

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St.: Get higher education. St.: Get profession. N.: Why? St.: To know how to live and educate the children. [Mostly, the same two to three girls answer her questions]. N.: Be able to look after the children and be able to feed the family… So what else do we need to consider? [She goes on]. Education: Am I educated enough to help my family and look after my kids? Economic: Can I feed the family? Can I educate my husband ethically, culturally and economically? To be able to tell my husband: Look khujain70, look this is good and this is bad for the family. These clothes are better. Can we go and visit our kids? [Here bell rings. Nigin goes on] I want you to think at home about the principle of independence in decision-making and selecting life partners. We know that a lot of us are being forced to marry. The next question for you to think about is, how do I imagine my future spouse? [She repeats the question in Shughnanî]”.

80 The above lesson shows a scene where Nigin is juggling with multiple realities. She tries to elicit and impart, ask the students to participate, acknowledges the significance of their views and yet tells them everything, which is more or less, saying differently what they already have said and also adding here and there. However, over the course of this lesson, the students’ participation decreased and Nigin moved to advise and tell all the “truth.” When I later pointed out that Nigin, contrary to her own statement on letting students think, had done all the speaking for the students even in the higher grades, she justified it on the grounds that (a) these were students not interested in the social science stream and shy to talk about such life issues in my presence; (b) their was too weak and they did not want to look stupid in front of me, while they could not speak in Shughnanî71; and (c) students do not freely talk in Tajik in order to avoid making mistakes and being ridiculed by their peers. Nigin also admitted that she may have not organised the lesson properly and that she should have encouraged the students to speak up more (Int. 1: 53).

81 The next observation, from a history lesson in grade 9 about Perestroika, both confirms and contradicts her statements about preparing herself and doing most of the telling. This lesson illustrates of her warning, criticising and advising, which in turn reveal her angry and frustrated voice (Box 2):

Box 2: History of the Tajik People. Grade 11. May 19, 1999

82 [This lesson took place in the history classroom. With two absent, there were only 11 students in the classroom. Out of these, 10 were girls. The students’ coughing constantly interrupted the lesson] N.: At the time of Perestroika you were in grade 6 or 7. [In fact, Nigin got confused here. These students at the time of Perestroika were rather 6 or 7 years old. They were silent… She went on]… This is an open session and I would like you to speak and express your opinions. We are going to talk about the following major points. [She writes on the board]: Reasons for Perestroika; Purposes of Perestroika; Results of Perestroika. [Then she turns to the class]: N.: What is Perestroika? St.: Change of the society. N.: Why was it needed? St.: Wrong doing… N.: Speak fully. Speak like this: There was wrong-doing in the state administration of affairs. St.: [repeats the way Nigin said]

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N.: What was that wrong-doing about? St.: [Silence] N.: Was there another reason? St.: People were not provided with the necessary things. N.: When did the Perestroika start? St.: 1985. N.: Were you hungry at that time? Were you unclothed? St.: No, there were enough clothes in the shops. [Silence] N.: I see your knowledge is limited. Maybe you are shy to speak Tajik. You need to speak Tajik, because otherwise your grades are going to be lowered. When you go to Dushanbe to university, you will have a hard time, if your language is weak. People there will make fun of you. Let me tell you all about the topic [Here she started her lecture, which took almost 20 minutes]. In 1985-86, the leaders wanted to change… [she went on breaking the reasons for Perestroika into three parts: economic, social, and political. As she talked about the topics, she asked the students immediately after each point (e.g., economic reason) if they understood what she had said.] For example: The quality of life went down. What is meant by quality? Listen to me, because I am going to ask you. Yes, there were goods, but most of that was external. The local production was of a very low quality. Certainly there was bread. Brezhnev said: “If there is bread there will be song.” [She went on.] Every one was giving orders. Orders became so many that no one cared for their implementation. No one cared whether they were fulfilled, both at the top and more so at the bottom. Then, misuse of position and corruption was another factor. The Party leadership had its own restaurants and special shops. If any good clothes came, the first people to get them were the leaders of the Party and Government. Their children were better dressed than many others. They had all imported clothes for themselves. Cheating and paper-work became too much. For example, Uzbekistan would always add about 50,000 tons of cotton to its real annual production of cotton… Corruption and nepotism was another factor. Everyone was thinking only about his or her own pocket and about their own relatives. If there were a leader from Shughnan or Rushan, he would not care about the others. In Tajikistan, most of the positions were in the hands of the Khujandîs72. Encouragement and recognition both disappeared. Hard work was not encouraged. Thus the production went down year by year. The quality went down too. [Here Nigin paused and asked some questions like]: What were the reasons, Soiba? What were some of the malpractices in the economy? [She pointed to another girl, sitting beside me. After the girls re-told what she had said and she joined them in responding to her questions, Nigin provided her own version of the results]: Results were destructive. The main principles of governance were not clear. For example, democracy and Glasnost were misunderstood. I think it should have been done more slowly and with one field first… As with every country, there were external forces. Countries such as America and England further deepened the internal feuds between the leaders. All this ended our state. St.: Unfortunately N.: [agreeably]: Sorry about that. [Nigin ended her lecture and turned to asking questions such as]: Have you understood something? Is there any question? So what were the outcomes? What were the reasons? [Here the bell rang. She went on]: For the next session, please ask your elder relatives and get ready for the session about Perestroika. You should talk more about this topic, because you know a lot about it. Dress warmer; look, you are all coughing. Wear jireebs73 under your shoes.

83 Though acknowledging her failure to notice that these children, even at the end of Perestroika, were only 10 – too small to have noticed what was going on then – Nigin reiterated: “This is an actual lesson and these children know a lot about Perestroika from the conversation in their homes” (Int. 1: 40). Nigin originally had a different plan for the lesson. She wanted the students to teach it and she would have just added

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comments if they got stuck. “I ended up lecturing, because they did not speak and the time was passing” (Int. 1: 40).

“Children Can Take Knowledge”

84 Nigin’s understanding of how children learn moved between social, psychological and linguistic assumptions: “Students’ learning is dependent on their ability to perceive (qobiliyati dark kuni), biological growth and development of their thinking. How much a child can learn from and understand what I say? Depending on their consciousness, the students are not the same as five fingers. It is the biological aspect of the students, their ability to think and ability to perceive. We can still add economic dimension too. That would not be wrong too. Also I have mentioned to you the language. If I use Shughnanî, they learn better. You know some of our students never master Tajik. But Shughnanî is also not useful. It does not work beyond the airport74 (Int. 1: 110)”.

85 Further she also added another cultural assumption – zot, a belief that some families are genetically or divinely gifted in certain fields of knowledge or craft. It becomes a traditional nomus (pride) for the family; thus anyone from that family is perceived to be good in that activity. A whole family could have zot in math, languages, wrestling, or drawing, for example. Though admitting this as “not easily explainable” factor, Nigin still saw a place for the teacher: “The teacher shows the way for the gifted too. The child is quick to think about a problem, to understand and to perceive. But before this, he has to be guided by the teacher. A teacher throws a problem to them” (Int. 1: 96).

Handling Student’s Answers

86 Nigin’s beliefs about the existence of truth in history, about what the students know and how students learn strongly influenced how she handled her students’ responses. The students’ linguistic ability, time pressures and the need to cover the curriculum also influenced her approach to teaching. Nigin allowed for some variety in how the students expressed their answers, but she firmly controlled the substance of the “truth.” She agreed that students might say something that is in the books in a different way: “I mean, in language that is a bit different. He may use words that are simpler, and sentences that are shorter. Because he tries to speak in Tajik, he has a hard time to express himself. Many students’ grades are lowered due to this. No one even wants to listen to when we speak about the students’ language problems. They blame us that we have not taught the children good Tajik. But that is not my job. I am a history teacher. So, I help him to become a bit closer to the path. I need to provide more explanation to the student, to correct him. I would not ridicule him, if he expresses his opinion, if his views are right (Int. 1: 62)”.

87 Expecting truth in the form of the right answer, Nigin made decisions about interrupting her students or letting them go ahead. At the same time, she consciously and carefully ensured that the students did not get offended. To have a good relationship with students was essential. A good relationship helped Nigin convince the students to “take knowledge” from her; that her intentions were good and that they could trust her. Therefore, the knowledge she imparted would be useful. Relations served as a means to an end for her. Making the students accept knowledge became an

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acute issue, given the post-Soviet poverty of learning materials, and the abundance of contradictory interpretations that might confuse the students: “Sometimes I ask a student and do not give her a chance to speak fully because she moves around, but never says exactly what is required. Due to the shortage of time, I interrupt her. I sense when she says something too far from the point. I have talked with her. See, when I talk to them on an individual basis I use Shughnanî. That makes it less formal and students also tell me what their real problems are. I usually use Shughnanî to encourage them. So the girl realises why I interrupted her. She does not get upset. I do not put her personality down… I agree if she expresses her opinion. I wish my students to be fast thinkers and speak good Tajik (Int. 1: 37)”.

“I Have no Problem with Theories and Authorities…”

88 Despite the de-ideologization of schools in the former USSR75 several ideologies surfaced in Nigin’s lessons, Marxism-Leninism being the most prominent. Nigin used Marxist terms and concepts, such as class, state, feudalism, imperialism, masses, and ownership of the means of production to explain her lessons. Nigin’s nostalgia for the Soviet Union was expressed in the words “unfortunately” and “sorry”, in the conclusion of a lesson. She reasoned as follows: “In the Soviet Union we had food, clothes. We did not spend days looking for food. The queues were after posh clothes and goods, not the basics. Here in the village, there were no queues. I feel sorry about the Soviet collapse. Because we were not grateful, we even lost the basics. I think this democracy has so far been no match to that. Neither are we free to express what we want (Int. 1: 40)”.

89 Islam had a minimal influence on Nigin. A faithful person, in her view, was one of good deeds, not boastfully performing prayers. Her lesson “Family”, for example, hinted that she prioritised the secular marriage contract over the religious (Box 1). Nigin avoided discussing the tensions between the various manifestations of Communist and Islamic ideologies: “During Perestroika and Independence I was a bit worried about the excess of talk about Islam, but then I realised that the major principles of the «code of the constructor of communism»76 are similar to those of javonmardi (chivalry77) in Islam. The problem is how to apply them in practice. I don’t see that happening with either of them (Int. 1: 103)”.

90 Nigin rarely used the Imam’s name and image in her classroom. Though a social science teacher, she – unexpectedly for the school – did not volunteer to teach Ethics and Knowledge. She referred to herself as not feeling well enough physically and prepared enough intellectually to teach this “very serious subject”. Further, unlike many people, who viewed the AKDN as a body that had replaced the old Soviet sources of supplies, Nigin felt disturbed at being a receiver of free supplies for such a long time. Powerlessness deeply hurt her self-esteem and honour. Nigin was cautious and caring about her society, as usual: “I eat this humanitarian food, wear these clothes and am worried. Why is it all so free? Is this really without any conditions? How are we going to pay it back? What is going to happen to our country? What is wrong with us that we do nothing and every thing is brought to us freely? I do not enjoy all this for such long time. I feel pity for the people around eating all this without a feeling of shame (Int. 1: 67)”.

91 Similarly, despite her anger and frustration with Tajik and Soviet scholars for providing a “distorted version of reality” during Soviet times, Nigin promoted the new

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and officially-endorsed interpretation of the term “Tajik” (i.e., “crown holders”). She ensured that the students recited the national anthem, and knew the symbols of the Tajikistan crest. At the same time, she hoped that this official ideological interpretation would be challenged later in the higher grades as well as on the street: “The good thing about this new era is that we cannot stop information and people from coming and going. If the powerful Soviet Union could not do that, how can poor Tajikistan do so? (Int. 1:55)”.

Conclusions

92 This commentary draws together the major points from Nigin’s classroom life and highlights several fundamental qualities of her teaching. In so doing, it links all the previous parts of this study together.

93 Nigin’s teaching largely relies on telling and lecturing, particularly in her presentation of new topics. Telling constitutes her response to the layers of internal and external challenges that she faces: perspective of truth, time pressure, ideological correctness, coverage of program, lack of resources, huge and often detached topics, annual examinations, possible inspections, students’ weak language, students’ learning process, their passivity, and the general post-Soviet uncertainty and crises of values.

94 Although telling has persisted in Nigin’s practice, its warning and critical aspects are new. These new qualities derive from her experience as a mother, a teacher and a person who has witnessed dramatic transformations. She feels the most worthwhile things that the students could take from her lessons are that leaders and politicians have to be approached with doubt, that talk and walk do not necessarily go together, and that feuds, personal greed, lack of understanding of one’s history and subjection of societal interests to individualistic ones harms the whole society, as does involvement in activities such as drugs and violence. Her critical telling, thus, unleashes the positive and negative aspects of a topic, but also makes suggestions, provides alternatives and exhibits and implants doubts.

95 Shortening, simplifying and concretising historical information constitute other continuing qualities of Nigin’s pedagogy of telling. They embody her resolution of the program-student-time dilemma. Nigin disregards history’s complexity, controversy, tentativeness and mutability, not because she does not know them, but because they can confuse the students, who then miss the point. She feels the students would do better to be clear rather than confused, to have one perspective rather than get lost in many, at least at this young stage. Thus, Nigin conveys a simplified version of the information in the history books.

96 Like telling, concretising, shortening and simplifying arose partly in response to her students’ weak command of Tajik. This required medium of instruction is not the students’ mother tongue. Nigin uses Tajik because she knows its importance for students’ success in life, for their success in exams, and for avoiding clashes with the inspectors. On the other hand, having to use Tajik weakens the students’ participation in her lessons, and thus impedes their learning. If they make a mistake in using Tajik, their peers, and sometimes their teachers, even including Nigin, ridicule and label them. In addition, proficiency in English and Russian is becoming more important to success than skill in Tajik. These factors discourage students from speaking Tajik and

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disengage them from active participation in the learning process, compelling Nigin to do more telling. For Nigin, it is a challenge to enact her transformative perspective when she cannot use the children’s first language.

97 Nigin’s telling is further exacerbated by her controlling tendency, which has deep roots in the Soviet times, when the whole system worked to control one’s thinking to justify the Soviet system, perpetuate existing social relations and enforce Communist party’s rule. Further, Nigin continues to believe in the existence of an objective historical truth, which she deduces from the facts in history books and from the lessons of history itself. Thus, Nigin talks about freedom of expression, creativity, letting children speak, building good relations, and winning the children’s hearts, but in practice controls and channels the children’s thinking and expressions and turns the children into receivers of “truths.” But Nigin hopes students will get alternative views from other sources.

98 Fundamental to Nigin’s success are her relationships both in and outside the classroom. Relationships guarantee the success of her telling, controlling, advising, warning and even assessment procedures. Relations are more important than methods and knowledge and constitute the major element of her approach. For Nigin, teaching is grounded in mutual care and love; getting students’ love and trust constitutes the major challenge of both good teaching and peaceful living in the community. For Nigin, it is not only how much you know, but also equally how much you care that matters. Once children believe that Nigin cares for them, their minds and hearts open up to accept knowledge and to forgive her even if she becomes angry or rude. Nigin’s good relationships indeed saved her from total devastation as a result of the collapse of the truths she used to impart. Teaching for Nigin is not simply about possessing a diploma and knowing more about some topic; it is about taking and meeting of perspectives, and as we shall see further, about building and sustaining relationships. Similarly, Nigin realises that children’s views about and attitudes toward the teacher and her subject are the best indicator of teaching quality and potential supporters of teachers’ cause in the rural community.

99 Several other important qualities/aspects define Nigin’s life and work. They are rooted in the various contexts of her experience: biography, community, and classroom, home and school. First is the use of the local culture. For example, she employs stories, poetry, metaphors, images, proverbs, and examples from classical literature and present realities. She switches to speaking Shughnanî, uses familiar cultural-linguistic and educational expressions and metaphors, and, lastly, employs local music, religion and history in her lessons. The particular quality of the local culture (i.e., patriarchal system) also surfaces in Nigin’s use of gender in her language. Nigin always uses the male pronoun when referring to a teacher as an illustrative generality. Although the profession has become feminised, the traditional image of teachers as male has persisted.

100 The second overriding feature of Nigin’s professional life is the inevitable ideological presence. The presence is not simple, but very complex. It is reflected in Nigin’s views on the nature of her subject, in her classroom actions, and in her statements about the increasing diversity of the ideological landscape in MBAP. Nigin struggles between actively reconstructing her own ideological position from the various frameworks and theories and finding herself entrapped by some of them. Thus, she promotes neo-Tajik nationalist ideology through the textbooks, anthem, language, crest and wall

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decorations in her classroom; socialism through old textbooks, her dispositions to class-based explanations of topics, and the portraits of the classics of Marxism- Leninism in her history office; Islam (particularly Ismailism) through her ethics, critique of the leaders, belonging to the Ismaili community, usage of Nasir-i Khusraw’s poetry and service, devotion and care for the Aga Khan; and a local ethnic agenda though her extra-curricular activities, the usage of the locality and its language. In her active symbolic interaction with these narratives, Nigin does not bother about their ontology and epistemology; she is worried about the ethics of their application. Witnessing the manipulation and misuse of the newly emerging narratives, she resorts to dichotomising between democracy and “so-called democrats”, Communism and “so- called communists” and, between Islam and newly minted “real Muslim leaders.”

101 The third major quality of Nigin’s teaching is her comparative thinking. Nigin compares the Soviet with post-Soviet, socialism with Islam, Tajik nationalism with democracy, leaders’ “talk with their walk”, the history of Tajikistan with the history of the USSR, the past with the present, the program (curriculum) with the instructional realities, the students with each other, and the students and teachers with those in urban contexts and foreign countries. She contrasts her method with her students’ learning, her own childhood with those of her students. This constant comparison reveals the elements of continuity and change in her perspective and practice.

102 But, each change has embodied continuity; nothing disappears in a complete sense. Ideas and forces shift; some become prominent and others secondary. In her approach to teaching history, her assessment practices, and her lessons in general, Nigin has changed the nature, content or intensity since the Soviet times, while leaving the Soviet lesson structure intact. The presentation of new topics remains, but the lack of textbooks has driven Nigin to do additional research, summarise the information herself, concretise the content, and simplify the language. On top of this hard work lies the complication of several interpretative frameworks. Curriculum has openly become a battlefield of the various forces and stakeholders, each of which blames teachers for not only their personal shortcomings, but also for the faults of the educational system. Teaching has become a navigation and negotiation between various challenges, which make both Nigin’s already tense life and work and her students’ learning harder.

103 Related to the above, there is another fundamental feature of Nigin’s experience – that is its contradictory and paradoxical nature. Nigin loves teaching, cannot imagine herself as anyone except a teacher, yet does what she hates and serves those she criticises. She is caught between: hating lectures and doing lectures; interrupting and ridiculing students and saying that she lets them say what they want; caring for students and giving priority to the program; cursing the scholars and promoting their views; prioritising social and character development and promoting and evaluating her students’ academically; criticising one-sided representations of history and not allowing a variety of perspectives to emerge. In addition, similar paradoxes play out in her personal and social life. For example, she has to navigate between: feeling strongly about principles and ethics yet getting a false grade for her cousin; loving and caring for the school and asking her husband to leave it; stating that children in the city are brighter and admitting that the majority of the famous people of Badakhshân come from villages. These contradictions and paradoxes are not simply a teacher’s problems with mentality, biography, lack of ability to think or lack of courage. These are windows to the tensions and contradictions in the society and education system. They

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do not only depress and frustrate, but also provide hopes and possibilities for hope for a better education and society in Tajikistan.

104 In this endeavour Nigin and her colleagues exhibit leadership qualities, willing to be partners in societal and educational reform. Nigin and her colleagues suggest the need for a forum on the implications of reform and on how reform connects to the type of society in question. The lack of dialogue and debate about reform persists as a result of the Soviet inertia of a silencing, control-and-command approach. The current reforms, not well prepared, pay not enough attention to the relevance, or ethics of reform. A reform should integratedly consider the human, material, technical and other kinds of resources. To be able to comprehend all these changes and their challenges depends on Nigin’s growing critical abilities. Her critical knowledge often focuses more on the negative than positive side. But this critical quality of her voice and vision also suggests alternatives and possibilities, and unravels contradictions in teaching practices, educational systems and policies. Her critique contains a warning, based on ethical caring, about the kind of society that may lie down the road. Nigin’s critical, even negative, stance perhaps makes up the most valuable quality of her knowledge in terms of change and improvement; it is this quality of Nigin’s knowledge that needs to be looked for. Nigin is a profoundly thoughtful teacher. She is a formidable learner, courageous woman, confident and transparent person with a deep sense of nomus (honour) and integrity. She is not ashamed of herself as a teacher of History, a person, a mother and a member of the community, whatever these might be.

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NOTES

1. MBAP stands for Mountainous Badakhshân Autonomous Province of Tajikistan. Throughout this article, I also refer to Mountainous Badakhshân Autonomous province as Badakhshân and the Pamirs. 2. In addition to Shughnanîs / Shughnîs, there are seven other linguistic groups in Badakhshân. These include Rushanîs, Bartangîs, Ishkâshimîs, Wakhîs, Yazghulâmîs, Kyrgyz and Tajik/Persian- speaking peoples. 3. As in the rest of Badakhshân the official sources of income have radically decreased as result of the Soviet collapse. For many reasons, including meeting of survival needs and maintaining the honour of the family, many people have become involved in unofficial and illegal ways of making money, including drug trafficking and guerrilla activities. For more on ways of living and sources of income in post-Soviet Badakhshân, see Keshavjee 1998. 4. Kuder 1996. 5. Browne 1967; Hunsburger 2000. 6. Murid, from Arabic, in this case it means students or followers. The term was used in Sufism and other esoteric interpretations of Islam, including Ismailism. 7. Pirs were local religious leaders, said to have been appointed by the Imam and to originate from the Sayyids, i.e., the prophet Mohammad and Imam Ali. 8. There are six other schools in Porshinev, of which three are full secondary and three are incomplete secondary (i.e., grades 1 to 9). There are also drawing and musical schools in the village. 9. Shotemur was one of the founders of the Tajik Soviet Socialist Republic. He also argued that Samarkand and Bukhara, as major Tajikistan cultural and historic centres, should be part of the Tajik republic, see Masov 1996. Shotemur was killed during Stalin’s terror at the age of 38. His home has been transformed into a museum. 10. General secondary educational school, a Soviet concept, resembles comprehensive schools in the West. For more, see Webber 2000. 11. A public boarding school for gifted children. 12. For more on alternative forms of schooling in the former Soviet republics, see Webber 2000, Zajda 1980. 13. Law of Education of Tajik Republic, Dushanbe, Irfon: 1994. 14. The head of the school mentioned that lycées were opened during Khrushchev’s rule but quickly closed due to their incongruent with the egalitarian principles of official Soviet ideology. 15. The school weekend is Sunday only. The one-day weekend comes from Soviet practice.

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16. Various titles like Experimental School, School of Advanced Experience, and School of Progressive Experience, used to distinguish schools’ culture and ethos have existed since Soviet times. 17. This unusual practice of teachers deciding the fate of their school was perhaps possible only during Perestroika. Since 1994, school heads are no longer elected, but rather appointed. 18. Zhukov, Soviet general during World War II, led the Soviet Army in the most difficult fronts. The head mentioned being called Zhukov by higher education authorities. 19. Mawlo, from Arabic, is a synonym for Imam in this text. The participants used terms such as Imam, Hozir Imom and Mawlo interchangeably for the Aga Khan. 20. Ali, the head of the school here refers to the farmans of the Aga Khan made during his usually mass meetings with the members of his community. Farmans and irshads (literally guidance or order) are major private instruments of the Aga Khan for guiding the Ismailis. They are defined by the 1986 Ismaili Constitution as any “pronouncement, direction, order or ruling given by the Imam [the Aga Khan]” (Aga Khan 1987, p. 7, quoted in Keshavjee, 1998, p. 47). Farmans and irshads can pertain to both the secular and religious concerns of Ismailis. According to the current 1986 Ismaili Constitution, “by virtue of his office and in accordance with the faith and belief of the Ismaili Muslims, the Imam enjoys full authority of governance over and in respect of all religious and social matters of the Ismaili Muslims” (Aga Khan 1987, p. 5). I witnessed several of the farmans and irshads as a member of the audience and on some occasions acted as the official translator of the farmans and irshads from English to Tajik. 21. Open lesson is a Soviet pedagogical construct. During the academic year every teacher was obliged to present a lesson open to observation and scrutiny for the whole school. Gradually such lessons from the learning moments turned into sites of evaluation and judging teachers, subsequently turning them into show-off cases. 22. In the fall of 1999, when I was collecting data at another site in the province, the school celebrated the 100th anniversary of Shotemur and the 70th anniversary of the school. To carry out these celebrations at a national calibre, the school was given a reasonable amount of money by the Government. 23. Fireman 1991; Glen 1999. 24. Keshavjee (1998) acknowledges the hard work of Badakhshâni women. He provides an elaborate description of the status of women in Badakhshân (p. 255). 25. Hafez, a famous Persian poet, lived in 13th century. 26. Lahuti was an Iranian dissident-communist poet who migrated to the USSR in the early 1920s and lived in Tajikistan. 27. Aini, a prominent Tajik scholar and writer, sided with the Socialist revolution in 1917. His books are vivid descriptions of the life of the Tajiks before the Socialist revolution. 28. “Sake of the spirits” is a cultural-familial concept that means that the living would harm the spirits of the dead members of their family by not helping their relatives. 29. Interestingly the Pamiri students, who are considered as Tajik by nationality, were distinguished from the rest of the Tajik-speaking students and teachers by being called “Pamiri”, by which they also identified themselves vis a vis the rest of the Tajiks. While the Pamirîs used to be at least happy with this name, among the non-Pamirîs it was conceived derogatorily, i.e., as people of lower culture, narrower outlook, unruly emotions, undeveloped mentality and physical rudeness. 30. Samotëk is a Russian word for a type of food that emerged as result of the Post-Soviet hunger. Samotëk consists of mixing hot water with wheat flour and oil, if available. In 1999, this type of food still was often eaten in Murghab. I was offered it in several homes. 31. Similar strikes were launched in other parts of the province where the teachers prevailed in gaining some of their demands.

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32. Nigin referred to the practices of paying for everything in the hospital, though not legal, which effectively increased doctors’ incomes higher than teachers’. 33. Rooze Noor, Day of Enlightenment was the day when the Aga Khan arrived in MBAP for the first time; it is now celebrated as one of the holy days across the Ismaili areas of MBAP. 34. Equivalent of $ 4 US in 1999. 35. Nigin referred to the departure of thousands of people from MBAP and Tajikistan, including teachers to Russia, wherein they worked as cheap labour in Russian factories, firms and stores. 36. Pamirian chid (also chod) is an environmentally adapted house with a long history. Shokhumorov (1997) suggested that the Pamirian house contains the worldview of the Aryan people, which was later appropriated by the Zoroastrian religion (Boyce, 1985) and further by the Ismaili branch of Islam. For more on the Pamirian house, see also Keshavjee, 1998. 37. Karyar, literally “friend in work”, is a cultural concept, like the traditional North American “bee”, where several people in the village, or all the villagers, get together to do some major work for a member of the community. Usually the work is done free, except that the recipient provides food and tea during the day. 38. Nigin referred to the absence of electricity. In the village, beginning from November and until May there was electricity. 39. An expression describing some one who is incapable and inactive to fulfil the jobs expected from her/him. If spread, this could be quiet damaging for female’s reputation in the rural community. 40. Leninabad (renamed into Soghd in 1999) and Khatlon are the two other provinces of Tajikistan. 41. Gorminj refers to the new roads between Dushanbe, Khorugh and Osh, where paramilitaries harass the drivers’ and passengers’ money and property and harass them physically and verbally. 42. Literally means “powerless”, a person who is desperate and has no solution at hand. 43. Many scholars, particularly historians, would disagree with Nigin’s comment, because some of the most important histories of the Tajik people were published exactly in Soviet times (e.g., Ghafurov 1972; Masov 1996; Ne’matov, 1989). Nigin might be right in that, whether there were books or not, the subject was denigrated in the school and university curricula. 44. Like the majority of the teachers, Nigin was a “lecturer propagandist”, whose job was to educate the community through Marxist explanations of events. 45. Davies 1988; Karlsson 1993; Mehlinger 1993. 46. Molima is a local version of the Arabic word muallima, which stands for teacher. 47. Nigin refers to the case when Stalin is said to have refused to exchange his captive son for a German general captured by the Soviets during World War II. 48. Basmachis were the Islamic guerrillas who fought against the newly established Soviet system in the 1920s. 49. Revolutionary communists; both were born in Shughnan and fought for the establishment of Socialist Tajikistan. 50. Ironic statement, meaning that she is too demanding in the academic sense and too soft in her personal relations. 51. Sovkhoz stands for Soviet form of state farm. Unlike kolkhoz, its members were considered state employees. 52. Nigin referred to the envisaged University of Central Asia to be established in MBAP/ Tajikistan. The University will specialise in studying problems of mountain societies. The medium of instruction is going to be English. 53. Each school has pedagogical soviet-council that addresses pertinent questions of schooling. 54. This is an important cultural construct. Thus greeting a person is considered a duty in front of God. Therefore, not greeting would be a sign of deep disrespect and animosity.

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55. Nigin refers to the peace treaty between the United Tajik Opposition and the Government in 1997, according to which a great share of the country went to the opposition and was occupied by guerrilla commanders. 56. Loans given by the Mountain Societies Development Support Program. According to the agreement, the loaners are to pay back the loan plus 10 %. 57. Soghdians and Bactrians: peoples of the area in the days of classical era Persian Empire. Soghdians and Bactrians are seen as predecessors of the current Tajiks. 58. Red Book, in the Former Soviet Union, was a book that contained the names of endangered species. 59. A woman translator who was amongst the first translators for the Aga Khan during his visits to Tajikistan. 60. A local proverb meaning that you won’t go far and won’t achieve much. 61. Shatalov and Amonashvili were amongst the innovative educators who lead the trend of “Pedagogy of Cooperation” during Perestroika. For more on Pedagogy of Cooperation, see Long & Long 1999 and Suddaby 1992. 62. Buni is a village in the district. Nigin referred to a case where an official from the Ministry of Education is allegedly said to have publicly ridiculed a teacher as not knowing English. 63. A Persian-Tajik poet who lived and worked in the court of the Samanids in the 10th century. He was blinded and expelled as a result of a coup d’etat. One of the major allegations against him was his affiliation with Ismailism, see Daftari 1990. 64. Nigin refers to a scholarly monograph written by the Tajik academician Ghafurov, in 1972, called Tadžiki [The Tajiks]. It is used as a reference book for university students. 65. Nigin refers to the post-Soviet stand-off between the pro and anti-Communist forces in Dushanbe in 1992. 66. Nigin refers to unofficial statements about MBAP having the highest number of higher- education degree holders per 1000 people in Tajikistan. 67. Attestat zrelosty, from Russian, is a Soviet certificate of maturity, i.e., high school graduation certificate. 68. Nikah from Arabic, stands for religious legislation of marriage. 69. Khalifa is a religious leader in the Ismaili community in Badakhshân. 70. Khujain, from Tajik, literally means lord, chief, head of a field. The term khujain is used for husband as the master of the house. 71. This is an important factor. Essentially, the majority of the students in MBAP do not use Tajik anywhere except school. Due to their weakness in the language, they keep silent to avoid ridicule from their peers. 72. Khujand is a provincial capital in North Tajikistan. 73. Jireeb: woollen colourfully decorated Pamirian socks. 74. “Not useful beyond the airport” is a local proverb that means not useful except within the immediate region. 75. Ekloff 1993; Long & Long 1999; Webber 2000. 76. Code of ethics of the constructor of communism was a document regulating the principles upon which the ethics and behaviours of the Soviet citizen communist were to be grounded, see Long & Long 1999. 77. Nigin referred to parts of the book Pandiyati Jawonmardi [Messages of Chivalry], see Ivanov 1953.

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INDEX

Keywords: education, women, post-soviet transition, mountains, Tajikistan Mots-clés: éducation, femmes, transition post-soviétique, montagnes, Tadjikistan

AUTHOR

SARFAROZ NIYOZOV Coordinateur des études sur l’Asie centrale à l’Institut des études ismaéliennes, Londres, [email protected]

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Dynamique et stabilité de la communauté montagnarde du Yaghnob (Tadjikistan du Nord)

A. N. Gunâ Traduction : Alié Akimova

1 La vallée du Yaghnob est située au cœur de l’Asie centrale, à la frontière des montagnes et des plaines désertiques. Grâce à l’isolement géographique et aux difficultés d’accès, un groupe ethnique singulier, les Yaghnobîs, dont la langue est proche du sogdien, s’est maintenu dans sa haute partie. L’étude de cette vallée et de ses habitants présente de l’intérêt à la fois pour les linguistes, les ethnologues, les historiens et les géographes. Elle fournit un modèle d’interactions entre l’homme et la nature ainsi que matière pour l’analyse de la stabilité et la variabilité du milieu naturel, de sa structuration et de ses capacités. Elle permet ensuite d’aborder l’ensemble des problèmes du développement durable des territoires montagnards, où l’on doit tenir compte du savoir écologique de leurs habitants. L’intérêt de l’étude des modes traditionnels d’occupation de l’espace consiste aussi dans le rappel, très actuel, de l’interdépendance de toutes leurs composantes, y compris l’organisation sociale1. Dans cet article nous nous arrêtons en détail sur l’histoire et la situation actuelle du système économique et social des habitants de la vallée du Yaghnob2.

Historique des recherches sur le Yaghnob et ses habitants

2 Les premiers renseignements détaillés sur le Yaghnob apparaissent dans la deuxième moitié du XIXe siècle quand, lors de l’annexion russe des territoires montagnards d’Asie centrale, sont effectués les premiers relevés topographiques. On peut mentionner tout d’abord les explorations de Meyendorff en 18203, puis celles du naturaliste Lehmann et de l’ingénieur des mines Bogoslovskij, tous les deux membres de l’Expédition de Boukhara organisée en 1841 par Butelev4. Pendant les expéditions militaires et

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scientifiques ultérieures, des données statistiques sur les habitants du Yaghnob et sur leur économie ont été recueillies par G. A. Aminov (1870), M. M. Virskij (1890, 1906), L. N. Sobolev (1874), A. A. Kun (1881), N. G. Mallickij (1924), H. F. L. Junker (1930) et d’autres. Les premières cartes topographiques de la vallée apparaissent aussi dans la deuxième moitié du XIXe siècle. En 1883 la revue allemande Petermanns geographische Mitteilungen publie un article de G. Capus intitulé « La vallée du Yaghnob et ses habitants5 » où l’auteur met en évidence l’originalité de la vallée et de ses habitants et souligne la nécessité d’entreprendre leur étude détaillée.

3 Dans la période qui a suivi la révolution d’Octobre plusieurs savants se sont consacrés à l’étude des Yaghnobîs. Parmi les plus illustres mentionnons M. S. Andreev, dont les journaux complets n’ont été publiés qu’en 1970, A. N. Kandaurov (1940), M. N. Bogolûbov (1956) et A. L. Hromov (1969). Dans l’après-guerre, une rupture entre les études ethnographiques et les études géographiques s’est produite en URSS. Les géographes se désintéressèrent de l’ethnographie et s’orientèrent vers l’élaboration de cartes topographiques et géologiques.

4 Ces dernières années la vallée du Yaghnob a attiré souvent l’attention à cause de la parution de plusieurs articles sensationnels sur la prétendue « énigme du Yaghnob ». La motivation politique de ce type de publications est importante et les critiques de l’économie planifiée rappellent avec insistance qu’en 1970 presque tous les Yaghnobîs ont été déportés d’une « zone géodynamique dangereuse » vers les environs de Douchanbe ou vers les régions cotonnières de la Steppe de la Faim.

Situation géographique

5 Le caractère singulier de la vallée du Yaghnob est dû en grande partie à sa géographie qui rend difficiles les communications avec le monde extérieur. Le village de Margib, situé à l’entrée de la vallée, est la dernière localité pourvue d’électricité et desservie par une route carrossable (cf. carte 1). En amont de Margib se situe une gorge qui sépare le Yaghnob « sogdien » du reste de la vallée. Les voies de communications du Yaghnob « sogdien » consistent uniquement en sentiers de montagnes qui de surcroît ne sont pas praticables en hiver (voir photographie ci-dessous). Pendant huit mois les habitants de la haute vallée sont donc coupés du reste du monde. Dans les années 1960, les géologues avaient tracé une piste depuis le hameau de Romit jusqu’à Kirënte, au centre de la haute vallée. Elle n’a servie que pendant une courte période puis a été ensevelie par les éboulements. Les restes de cette piste sont parfois encore visibles sur les versants exposés au Nord.

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Un sentier dans le Yaghnob

photographie de l’auteur

6 Les Yaghnobîs se sont souvent adressés aux autorités pour demander la construction d’une route, mais leurs démarches sont restées sans résultat. Un tracé a été commencé grâce aux donations privées et aux cotisations des habitants. Vers la fin des années 1990 il arrivait jusqu’au centre de la vallée et ne continuait que quelques kilomètres plus loin.

Histoire du peuplement et de la mise en culture du Yaghnob

7 L’histoire des habitants de la vallée est étroitement liée à celle de la Sogdiane (VIe-VIIe siècles av. J.-C. – VIIe siècle après J.-C), comme le prouve la parenté entre le sogdien et le yaghnobî6. L’isolement géographique du Yaghnob aurait aidé à préserver (ou à abriter) des descendants des anciens Sogdiens.

8 Les modes d’occupation de la vallée témoignent au moins de cinq périodes différentes : une période ancienne (avant l’annexion à l’empire russe) ; une période coloniale (jusqu’aux années 1920), une période soviétique (jusqu’à l’exode de 1970), l’exode (de 1970 à 1990 lorsque la vallée était pratiquement inhabitée) et la période actuelle quand, à partir des années 1990, les Yaghnobîs ont été autorisés à réintégrer leur vallée.

9 En fait, les périodes antérieures sont mieux documentées que la période actuelle où les études se limitent à la langue, à la flore et à la géologie. Les caractéristiques principales de l’appropriation de l’espace – modes de peuplement, agriculture traditionnelle, etc. – se sont mises en place pendant les deux premières périodes (ancienne et coloniale) tandis que les périodes suivantes aident à comprendre la spécificité des tendances actuelles du développement de la vallée du Yaghnob.

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La période ancienne

10 Les premières mentions de la Sogdiane datent de la fin du VIe et du début du Ve siècle avant J.-C. Avec la Bactriane et le Khorezm, la Sogdiane est l’une des plus anciennes formations étatiques en Asie centrale qui se caractérisaient par une société stratifiée en prêtres, guerriers, cultivateurs et esclaves. Les relations de parenté et de voisinage y avaient une grande importance ; ce type de réseau social est resté prédominant dans la vallée du Yaghnob jusqu’à nos jours à travers les institutions de l’avlod (lignage, famille étendue) et du sada (voisinage, communauté villageoise)7.

11 Les premières campagnes arabes en Asie centrale commencèrent au VIIe siècle et elles entraînèrent la destruction non seulement des monuments religieux, c’est-à-dire zoroastriens, mais aussi des lieux habités ce qui a laissé des traces dans les modes du peuplement. Elles intensifièrent aussi les processus migratoires et notamment l’exode des habitants des plaines vers les montagnes. Cependant, dès le rétablissement de la stabilité politique et économique, les exilés avaient tendance à regagner leurs plaines d’origine. La population montagnarde restait donc ethniquement et linguistiquement homogène et les dialectes sogdiens y prédominaient. Les régions isolées du Haut Zeravchan, telles que le Matča, le Falgar8 et le Yaghnob, formaient alors un système économique uni relativement indépendant. L’isolement géographique leur imposait une économie autarcique où l’agriculture était complétée par l’élevage.

12 Les migrations d’agriculteurs iranophones (XVIe – début du XIXe siècles) croisaient les trajectoires des mouvements d’éleveurs turcophones qui commençaient à s’installer dans la région de Pendjikent, tout d’abord le long des grands et des petits cours d’eau, ensuite dans d’autres terroirs pourvus en eau. C’est à cette époque que se sont formés plus de 60 % des lieux habités qui ont existé, dans leur majorité, jusqu’à l’annexion de la région à la Russie9.

13 Cette période ancienne de l’histoire du Yaghnob a laissé des traces surtout dans les caractéristiques sociales et culturelles de ses habitants. Leur système social régi par les relations de parenté et de voisinage semble répondre à la nécessité de s’adapter aux conditions du milieu naturel.

14 Certains auteurs considèrent l’isolement géographique du Yaghnob comme la raison principale de la singularité de sa population. C’est une simplification qui ne peut pas expliquer « le phénomène du Yaghnob ». La notion d’« isolement » est relative dans le temps. Il y a deux cents ans le Yaghnob n’était pas plus isolé que, disons, Matča ou d’autres régions montagnardes voisines. Dans le cas du Yaghnob, nous sommes dans une certaine mesure les témoins d’une sorte de « mutation historique » quand une région paraît beaucoup plus archaïque que ses voisines. Il est normal donc de se demander de quand date la singularité de la vallée et quelles sont les activités humaines qui en sont à l’origine. L’éloignement géographique du Yaghnob semble avoir été accentué par les développements ultérieurs des régions voisines. Ainsi un certain processus de « socialisation » du milieu naturel du Yaghnob apparaît dès la période la plus ancienne.

La période coloniale

15 Tout au long du XIXe siècle le Yaghnob, ainsi que ses territoires voisins, ont vécu dans une instabilité politique constante à cause des luttes perpétuelles entre l’émir de

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Boukhara et le khan de Kokand ainsi qu’entre les gouverneurs (bek) des domaines montagnards (Matča, Falgar, Yaghnob et autres). Lorsque l’empire russe avait annexé le Yaghnob en 1870, aucun changement n’était intervenu et les autorités tsaristes s’étaient contentées de prélever les impôts déjà existants : le xirâj (impôt foncier sur les terres irriguées), le tanâb (impôt foncier sur les terres non irriguées) et le zakât (taxe sur le bétail). Ce n’est qu’une vingtaine d’années plus tard que le système d’imposition subit certaines modifications : ainsi, en 1887, une taxe sur l’habitation fut introduite ; les impôts fonciers furent augmentés notamment à cause du prélèvement d’une taxe supplémentaire sur les pâturages. La solvabilité des couches moyennes de la population fut donc mise à l’épreuve. Les rendements de l’agriculture pluviale étaient très aléatoires et ils n’arrivaient pas à pourvoir en blé les habitants. La forte densité de population et les rudes conditions naturelles freinaient l’introduction de nouvelles technologies agricoles.

16 Sous l’impulsion des autorités coloniales les habitants de la vallée entreprirent leurs premières migrations saisonnières pour rechercher du travail et ils rompirent ainsi leur long isolement. Dès lors, les Yaghnobîs commencèrent à apprendre le tadjik. Les rétributions gagnées ailleurs leur permirent de survivre pendant les années de mauvaises récoltes. Les liens avec le monde extérieur étaient cependant centrifuges et ils n’eurent que peu de conséquences sur l’isolement et l’introversion de la communauté autochtone.

La période soviétique

17 Avec la création de la république du Tadjikistan dans les années 1930 le Yaghnob voit apparaître les trois mandataires du pouvoir soviétique : le parti communiste, le conseil de délégués (sovet’) et les kolkhoz. Une première exploitation agricole collective du nom d’Engels fut organisée dans la basse vallée, une autre, du nom d’Ordžonikidze, occupait sa partie haute. Le changement de régime bouleversa surtout les formes de propriété foncière. Quoique cette période soit très mal documentée, on sait que les premiers kolkhoz étaient pauvres car la vallée ne disposait pas de grandes surfaces propices à la mécanisation du travail et en plus elle n’était pas desservie par une route. Si les premières écoles primaires ont été ouvertes pendant cette période et si l’on peut deviner leur rôle progressiste, on ne peut pas passer sous silence les conséquences désastreuses de la politique culturelle, surtout dans le domaine religieux.

18 La période d’après-guerre mit à l’ordre du jour la politique de subventions des kolkhoz pauvres, de leur spécialisation dans l’élevage et de l’augmentation excessive du cheptel. Dès lors les champs non irrigués, situés sur les versants, furent abandonnés car il était plus facile d’acheter le blé que de le cultiver. C’est pendant cette période que l’intégration des Yaghnobîs aux sociétés tadjike et russe donna les premiers résultats : les hommes appelés à faire leur service militaire au sein de l’armée soviétique commencèrent à parler le russe.

19 L’amélioration de l’infrastructure dans les régions voisines (électrification, construction d’une route de Leninabad à Douchanbe) incita les habitants du Yaghnob à s’adresser aux autorités soviétiques pour demander la construction d’une route. Ce manque de voies de communications était aussi fortement ressenti par le pouvoir central qui jugeait que la vallée échappait à son contrôle. Mais plutôt que d’investir dans la construction d’une route, les autorités décidèrent d’évacuer la vallée.

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L’exode

20 Le prétexte officiel de l’exode de 1970 fut l’évacuation d’une zone géodynamique dangereuse comme le démontre la décision du comité exécutif régional datée du 27 février 1970. Les vraies raisons étaient cependant différentes : tout d’abord le souhait de se débarrasser des régions qui échappaient au pouvoir central ; ensuite le manque de volonté pour investir dans l’infrastructure régionale ; enfin, le besoin de main d’oeuvre dans les nouvelles régions cotonnières.

21 Plus de trois mille personnes furent expulsées de la vallée du Yaghnob. À peu près cinq cents familles furent envoyées dans la Steppe de la Faim (région de Zafarobad) tandis que deux cents autres familles se retrouvaient dans les environs de Douchanbe. La diaspora yaghnobî prit de cette façon une envergure qui annonçait l’assimilation sinon la disparition de ses membres. Cela n’a pas eu lieu grâce aux changements démocratiques du début des années 1990 lorsque les Yaghnobîs ont fait l’objet d’une attention particulière. Une théorie courante selon laquelle les Tadjiks septentrionaux seraient des descendants des Sogdiens est un élément important dans la réhabilitation des Yaghnobîs. Pendant un temps le mot « Yaghnobî » a été volontairement remplacé par celui de « Sogdien ». Des écoles ont été créées où on enseignait en yaghnobî, de multiples publications et études ont été consacrées à la vallée et à ses habitants. La situation politique des années 1990, marquée par la confrontation des différentes régions et par l’éviction des Tadjiks septentrionaux des postes dirigeants dans la république, a joué aussi son rôle. Le rétablissement du prestige du Tadjikistan du Nord reposait en partie sur la mise en avant de ses caractéristiques régionales. Ce n’est pas un hasard si la région de Leninobad, loyale au régime communiste, fut rebaptisée alors en « région de Sogd ».

22 La diaspora yaghnobî a entraîné néanmoins l’anéantissement du noyau historique. Jusqu’à la fin des années 1980 la vallée n’était habitée que par quelques familles autochtones qui avaient échappé à l’exode. Elles assuraient des fonctions importantes en surveillant les lieux saints (mazor) et en accueillant leurs confrères qui venaient se recueillir devant les tombes des ancêtres. Les terres désertées de la vallée avaient été partagées entre les kolkhoz des districts voisins de Matča, de Ganča et de Nov dont les habitants avaient accru les troupeaux de moutons en profitant du surplus de pâturages libres (cf. carte 2, tableau 1 et photographie ci-dessous).

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Les ruines d’un village yaghnobî

Photographie de l’auteur

Tableau 1 : Système du peuplement dans la vallée du Yaghnob (1870-1995)

Nombre de foyers selon les années

Numéro Déclivité Nom du Altitude sur la Exposition (en 1870 1887 1904 1927 1941 1969 1995 village (m) carte 2 degrés)

1 Xišortov 2 320 S 15 200 35 48 40 80 170 5

2 Farkov 2 400 S 10 0 5 4 3 0 0 0

3 Vorsovut 2 380 N 20 30 12 8 7 20 20 0

4 Muštef 2 400 NE 15 0 0 9 4 0 12 0

5 Margtimayn 2 480 NE 15 20 8 ? 5 13 9 1

6 Vaginzoy 2 580 NE 15 30 8 4 14 16 1

7 Bidev 2 580 SO 25 15 7 10 7 12 20 2

8 Šaxsara 2 500 N 10 50 10 11 2 6 10 0

9 Šôveta 2 520 N 10 25 13 13 6 18 28 2

10 Dumzoy 2 480 N 20 40 10 10 6 10 12 0

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11 Xisokidavr 2 500 N 20 25 12 14 6 17 20 0

12 Čukkat 2 520 NE 15 28 6 6 5 8 12 0

13 Numetkon 2 500 N 15 30 13 14 10 27 7 4

14 Pullarovut 2 750 S 25 11 7 8 12 16 15 2

15 Kaše 2 600 S-SO 25 11 8 8 8 16 20 3

16 Tagi-Činor 2 600 SO 25 27 12 13 13 17 14 6

17 Petep 2 620 S 20 30 17 17 12 29 40 2

18 Garmen 2 700 SO 20 0 0 0 15 22 48 6

19 Simič 2 620 SE 25 0 0 0 10 8 3 0

20 Sokan 2 700 O 20 0 27 4 19 13 0

21 Kūl 2 760 S 15 22 26 25 40 9

22 Dahana 2 620 SE 10 0 0 0 6 9 5 0

23 Piskon 2 560 NE 15 35 36 38 30 29 40 7

24 Navamayn 2 530 NE 15 20 0 0 0 6 0

25 Debaland 2 600 N 20 50 14 15 25 37 32 4

26 Tagob 2 640 S 20 0 13 13 15 30 0

27 Kanse 2 600 S 20 22 13 26 40 60 100 4

28 Kirënte 2 620 S-SE 20 18 37 40 40 82 90 12

29 Dehkalon 2 680 S 15 40 22 25 20 47 0

30 Navobod 2 700 S 20 4 5 7 8 48 0

La période actuelle

23 Dans les années 1980, certains habitants de la vallée commencèrent à regagner leurs terres natales. Ils y vécurent tout d’abord de façon presque illégale puisque officiellement ils étaient domiciliés ailleurs. Quand les articles de presse consacrés au caractère singulier des Yaghnobîs commencèrent à se multiplier, le comité exécutif régional publia un décret, daté du 30 janvier 1990, qui autorisa le retour dans la vallée.

24 Les vingt années d’exil avaient cependant marqué les Yaghnobîs : une nouvelle génération avait été élevée loin de la vallée et elle s’était bien adaptée à la vie dans les régions d’accueil et notamment dans la région de Zafarobad. La plupart des exilés ne

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cherchait plus à retourner dans la vallée et se contentait simplement de visites estivales en tant que bergers, invités ou pèlerins. Ceux qui prirent la décision de s’y installer définitivement ne reçurent aucun soutien. Après le démembrement de l’URSS et la cessation des subventions leur situation devint intenable.

25 Au milieu des années 1990 une configuration économique stable s’était établie dans le Yaghnob : 300 personnes y vivaient et y travaillaient en permanence ; en été elles étaient rejointes par les bergers d’à peu près 23 troupeaux de moutons, de 500 à 600 têtes chacun, qui appartenaient à 700 familles de la région de Zafarobad ; toujours en été la vallée était visitée, pour des durées plus ou moins longues, par environ 300 personnes dont un tiers y possédait un lopin de terre et dont les deux tiers venaient aider leurs parents pendant les travaux agricoles.

26 Malgré la grande quantité de terres désertées, les Yaghnobîs restaient très attachés aux parcelles où se trouvaient jadis les maisons et les champs de leurs ancêtres. La quantité de terres disponibles dépassait de loin les capacités des habitants à les cultiver. C’est pour cette raison qu’ils mirent en culture seulement les parcelles d’une superficie satisfaisante, situées sur des pentes douces et proches des habitations.

27 Les hameaux dans la vallée étaient formés le plus souvent d’une ou deux familles10 qui se chargeaient du maintien des tombes et de l’accueil des visiteurs. Chaque famille cultivait à peu près 2 ha de terre. Le rendement moyen de la terre était de 10 quintaux par hectare, ce qui signifie que la production locale ne couvrait pas les besoins des habitants qui achetaient un tiers du blé consommé ailleurs.

28 Grâce à la politique « sogdienne », pendant une courte période au début des années 1990, les familles qui revenaient eurent droit à des subventions pour reconstruire ou rénover leurs maisons. Les vols réguliers des hélicoptères avaient repris et un magasin, où on pouvait acheter des produits alimentaires et vendre de la laine et des peaux, avait été rouvert. Mais le démembrement de l’URSS mit fin à ces développements.

29 D’une façon générale la diaspora continue à croître tandis que le noyau d’habitants autochtones de la vallée se rétrécit. Les terres yaghnobîs d’autrefois sont exploitées par les bergers venant des régions voisines. Les différences saisonnières dans la vie des habitants s’accentuent. Si quelques familles ne quittent pas la vallée en hiver c’est parce qu’elles doivent s’occuper des troupeaux. La surface des terres cultivées en altitude a diminué, le peuplement est devenu moins dense et les pacages se sont rapprochés des habitations et des parcelles cultivées. La transhumance s’avère plus rentable et beaucoup de Yaghnobîs viennent dans la vallée en été, pour y garder les troupeaux de la région de Zafarobad, mais redescendent en hiver. Ce mode de vie semble plaire aux Yaghnobîs et ils ne sont plus enclins à vivre dans la vallée pendant toute l’année.

La dynamique et la stabilité du milieu du Yaghnob

30 La dépendance forte des modes de production au milieu, l’éloignement et l’accès difficile ont entravé le développement du Yaghnob notamment en ce qui concerne la mécanisation et la diversification des activités économiques et le développement d’une infrastructure. L’analyse de l’histoire de l’économie et du peuplement de la vallée montre qu’elle représente un exemple typique de développement périphérique où les

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interactions entre les activités économiques de l’homme et le milieu naturel sont dans une phase initiale.

31 L’équipement de l’agriculture dans la vallée est limité à la houe et à la charrue. L’emploi des tractions animales ou mécaniques est rendu difficile par les pentes raides et les superficies réduites des parcelles cultivées. Rappelons que les essais d’utilisation de machines agricoles avaient déjà échoué à l’époque des subventions soviétiques.

32 Les produits agricoles ne sont pas commercialisés. L’économie de subsistance est prédominante et elle sous-tend tout le système de relations entre l’homme et son environnement. L’introduction de l’élevage à petite échelle et la création des petites coopératives laitières dans les années 1960 n’avaient pas donné de résultats. Ces initiatives avaient échoué en grande partie à cause de la longue durée de l’hiver qui imposait la création d’une base fourragère importante afin d’assurer la nourriture du bétail gardé dans des étables.

33 L’absence d’infrastructure fait de la vallée du Yaghnob un phénomène unique. Même à l’heure actuelle il n’y a ni électricité, ni routes, ni téléphone, ni télégraphe. Pour aller à l’hôpital ou au marché, les habitants sont obligés soit de marcher à pied soit de monter les ânes pour s’engager dans les sentiers de montagne qui, rappelons-le, ne sont praticables que de mai à octobre. Chaque année pendant six mois la vallée du Yaghnob est coupée du reste du monde et les tentatives pour y entrer ou en sortir pendant cette période sont très risquées à cause des avalanches. Le rêve de tout habitant du Yaghnob reste la construction d’une route reliant la vallée aux régions voisines. L’isolement n’a pas seulement freiné le développement économique du Yaghnob, il a aussi empêché ses habitants d’avoir accès à l’information, à l’instruction et aux soins médicaux.

34 L’agriculture pratiquée par les habitants reste très peu diversifiée. Ils cultivent le blé, les petits pois et l’orge qui occupe 90 % des terres. Il n’y a ni horticulture, ni cultures maraîchères. Ce n’est que dans les années 1970 que les Yaghnobîs ont commencé à cultiver les pommes de terre, bien que les premières tentatives datent de 1930. L’élevage continue à jouer un rôle important car il pourvoit les habitants en produits laitiers et en viande, mais son développement est condamné à cause des besoins en fourrage.

35 La stratification sociale des habitants est très faible par rapport aux régions voisines. La richesse dépendait traditionnellement tout d’abord de la qualité des terres possédées et ensuite seulement de leur quantité. On considérait comme bonnes les terres qui se trouvaient à proximité des habitations, qui occupaient des terrains à pente douce et qui étaient irriguées. L’inégalité économique a toujours été en quelque sorte neutralisée par les relations familiales (avlod) et par les rapports de voisinage (sada).

36 L’isolement extrême a servi de protection face aux cataclysmes sociaux qui secouaient les territoires voisins. Ainsi, au début des années 1990, quand une pénurie de pain s’était installée partout au Tadjikistan, les habitants de la vallée n’en avaient pas souffert car ils cuisaient depuis toujours leur pain et d’une façon générale ils produisaient à peu près 80-90 % des aliments qu’ils consommaient.

37 Quant à la situation linguistique on peut la résumer ainsi : à côté d’une langue yaghnobî, il existe « un dialecte yaghnobî » tadjikisé qui est parlé dans les villages à l’ouest et à l’est du centre « sogdien » de la vallée. Le tadjik est la langue des régions de Falgar et de Matča où les toponymes ont pourtant des racines sogdiennes.

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38 Le mode de peuplement est peu évolué. Les hameaux de la vallée étaient constitués, avant 1970, de dix à douze maisons avec leurs parcelles de terre cultivée. À titre de comparaison, dans les régions voisines, par exemple dans la vallée du Zeravchan et du Karategin, les localités habitées se caractérisent par une stratification altitudinale et se divisent le plus souvent en trois parties – haute (bolo), moyenne (miyona) et basse (poyon) – dont chacune tend à devenir un village à part. Le village de Kūl, qui possède déjà quelques éléments de stratification altitudinale, est une exception dans la vallée du Yaghnob.

39 L’univers rude de la montagne laisse très peu de place aux modifications intentionnelles du milieu naturel. L’agriculture est déjà très bien adaptée aux conditions locales. Jusqu’à l’exode de 1970, les habitants de la vallée exploitaient, en fonction des années sèches ou pluvieuses, les différentes expositions des versants pour y créer des champs de cultures pluviales. Jusqu’à nos jours les champs irrigués sont « inscrits » dans le paysage d’une façon qui permet d’éviter les processus d’érosion ou d’éboulement. Ceci est aussi vrai pour les habitations : les hameaux sont situés près de la ligne de faîte et ne sont pas menacés d’avalanches ; ils sont éloignés de la rivière où la neige reste très longtemps et où l’humidité est importante ; ils occupent le plus souvent le versant nord qui est en pente douce et qui est bien pourvu en eau.

40 Malgré une longue tradition agricole et des pratiques locales adaptées aux conditions naturelles, les Yaghnobîs font face à plusieurs menaces écologiques. Il existe tout d’abord un risque climatique. Les chutes de neige aux mois de mars et d’avril constituent à peu près 55 % des précipitations annuelles et sont donc un obstacle aux semailles du printemps. En même temps, la quantité infime de précipitations de juin à septembre (10-15 % des précipitations annuelles) et leur répartition inégale aussi bien à l’intérieur des mois que des années (une forte sécheresse se manifeste tous les 4-5 ans) menacent les cultures pluviales qui ont été largement dominantes jusqu’à 1970. Les rendements très bas de ce type de culture (de 8 à 10 quintaux de blé par hectare) rend inévitable la pénurie pendant les années sèches qui affectent également l’élevage dont les produits auraient pu fournir des moyens pour acheter le blé manquant. Si une sécheresse durait quelques années de suite, elle provoquait, à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, une émigration spontanée. La prédominance de cultures pluviales est souvent fatale aux villages situés dans la partie haute de la vallée, tandis que l’équilibre entre cultures pluviales et cultures irriguées assure une certaine stabilité aux habitants du centre de la vallée.

41 Les chutes de neige de mars – avril provoquent des avalanches. Les glissements de terrain sont aussi fréquents et aussi dangereux surtout qu’ils sont amplifiés par de fréquents tremblements de terre. Le surpâturage est à l’origine de la dégradation de la couverture herbeuse et du tassement du sol ce qui renforce les facteurs érosifs. Ce phénomène mérite une attention particulière. De nos jours, selon nos estimations, les pâturages dans la vallée du Yaghnob accueillent chaque été plus de cent troupeaux de moutons dont un quart seulement appartient aux Yaghnobîs ou à leurs descendants. La couverture herbeuse est particulièrement appauvrie le long des pistes empruntées par les troupeaux transhumants, dans la partie basse de la vallée, de Bidev à Xišortov. Autrefois, le nombre de bêtes dans la vallée dépendait des possibilités d’affouragement en hiver et donc de l’étendue des prairies fauchées qui était cependant limitée. La transhumance ne connaît pas de telles restrictions. Les risques d’avalanches et

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d’éboulements de même que les processus d’érosion sont donc amplifiés par les activités humaines.

42 À l’heure actuelle la vallée n’est pas menacée de surpeuplement car le retour de ses anciens habitants s’est pratiquement arrêté. Si la terre arable est abondante, c’est la main d’oeuvre qui manque. Pourtant le risque d’épuisement des terres existe car les Yaghnobîs qui repeuplent la vallée ne respectent plus les pratiques de l’agriculture traditionnelle. S’ajoute aussi un risque de tension sociale qui se manifeste dans la confrontation entre les modes traditionnels de l’utilisation de l’espace et les innovations importées par la jeune génération qui oublie l’expérience centenaire de ses ancêtres.

43 Quoiqu’arrachés à leur milieu naturel par l’exode de 1970, les Yaghnobîs n’aient pas disparu comme groupe ethnique car ils ont su préserver leur réseau social et culturel dans les nouvelles conditions de vie. Cet exode a donc créé un précédent qui apporte matière à réflexion sur les rôles du milieu naturel et du milieu social dans la vie de l’individu. Dans le cas des Yaghnobîs, les composantes sociales se sont avérées plus importantes que les composantes naturelles. Tout en vivant ailleurs, dans des régions éloignées de leur vallée, les Yaghnobîs sont étroitement liés spirituellement et culturellement à leur région d’origine.

Les perspectives de développement

44 Les facteurs de développement dont dépend l’avenir de la vallée sont de deux types : intérieurs et extérieurs. Le développement de l’intérieur, qui consisterait en une augmentation de la surface soit des terres cultivées soit des pâturages, ne mènerait qu’à une dégradation encore plus forte du milieu naturel des Yaghnobîs. Le statu quo de la vallée, basé sur une économie de subsistance écologiquement très adaptée, ne serait plus maintenu. L’implantation « douce » de nouvelles techniques agricoles non appropriées aux conditions locales et l’apparition d’une nouvelle génération qui ne veut plus vivre à l’ancienne en seraient les facteurs principaux.

45 La construction d’une route pourrait être un facteur extérieur très puissant de développement. Mais elle menacerait à son tour le mode de vie traditionnel des habitants de la vallée. Selon un premier scénario, la nouvelle route approvisionnerait les Yaghnobîs en denrées peu chères (notamment en farine) et elle contribuerait ainsi au déclin de l’agriculture et à l’essor de l’élevage. Mais face à l’impossibilité de nourrir un nombre accru de bêtes en hiver, l’élevage traditionnel serait toujours en position faible face à l’élevage transhumant. Ce dernier a déjà deux conséquences importantes : l’invasion temporaire des terres des Yaghnobîs par des « étrangers » en été et la dégradation des pâturages. Rappelons que plus de 70 % du territoire de la vallée est utilisé comme pacage pour le bétail des régions voisines (Matča, Falgar, etc.). Selon le deuxième scénario la construction d’une route servirait au développement du tourisme. La vallée du Yaghnob deviendrait dans ce cas une sorte de site ethnoculturel grâce auquel les habitants pourraient éventuellement bénéficier d’un meilleur niveau de vie. La singularité de la langue « sogdienne » est déjà devenu un enjeu politique alors que les conditions de vie de ceux qui s’obstinent à rester dans la vallée ne font que se détériorer. Le Yaghnob est transformé actuellement en un réservoir de pâturages pour les troupeaux des régions voisines et une grande quantité de terres arables est abandonnée ou détournée en prairies naturelles. La route tant convoitée, qui n’a été

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construite qu’à moitié, a été transformée en une piste pour les troupeaux transhumants. La décision officielle d’autoriser le retour des Yaghnobîs dans leur vallée ne répond guère aux revendications de ses habitants. La nouvelle génération n’exprime plus le désir de rester dans la vallée pendant l’hiver et n’est donc plus intéressée par l’économie traditionnelle de subsistance.

46 Dans ce contexte, les projets visant à la protection du groupe ethnique des Yaghnobîs comme, par exemple, celui de la création d’une réserve ethnique et culturelle dans la vallée11, ne peuvent pas être réalisés sans un plan du développement durable pour la région. En attendant, les Yaghnobîs, comme la plupart de leur compatriotes au Tadjikistan, résistent aux maigres rendements de l’économie de subsistance grâce aux formes traditionnelles de solidarité : la famille étendue et le voisinage.

Carte 1 : Zeravchan, le Yaghnob, et alentour

Carte 2

Sources : Cartes topographiques et observations de l’auteur

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NOTES

1. Cf. Danilova 1998. 2. La conception du milieu naturel des Yaghnobîs a été décrite dans Gunya 2002. 3. Mejendorf 1975. Pour l’édition française cf. Meyendorff 1826 (Note de l’éd., Sv. J.) 4. Brežickij 1911. 5. Capus 1883. On peut trouver les matériaux yaghnobîs de Guillaume Capus en français dans Capus 1892 (Note de l’éd., Sv. J.) 6. Bartol’d 1926. 7. Cf. Buškov 1991. 8. Correspond à la région de Zafarobad. 9. Cf. Buškov 1988. 10. Les grands villages (Kirënte, Kanse) situés à l’extrême est de la vallée sont des villages tadjiks. 11. Buzurukov ; Gunya, 1998.

INDEX

Mots-clés : ethnies, montagnes, population, Tadjikistan, Yaghnob Keywords : ethnic groups, mountains, population, Tajikistan, Yaghnob

AUTEURS

A. N. GUNÂ Chercheur à l’Institut de géographie de l’Académie des sciences de Russie, [email protected]

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Montagnes et économie agropastorale d’Ouzbékistan : entre marginalisation et recomposition

Alain Cariou

1 Deux images se superposent lorsque l’on évoque l’Ouzbékistan. Celle d’un pays vide, avant tout constitué de basses plaines désertiques et poussiéreuses qui s’étendent à perte de vue au sein de la dépression aralo-caspienne. Celle d’un pays opulent fait de brillantes oasis qui s’épanouissent depuis l’Antiquité au pied des barrières montagneuses. Dans cette vision duale, fortement schématique, se dessine néanmoins, en filigrane, les grands traits géographiques qui structurent l’Ouzbékistan selon une évidente trilogie topographique : plaine, piémont, montagne.

2 Si traditionnellement les piémonts constituent le pivot de l’organisation de l’espace, la montagne n’est cependant pas à part. Elle lui est naturellement et humainement associée dans une organisation verticale du territoire. L’occupation des hautes terres est donc très ancienne et solidement implantée. Toutefois, l’État soviétique a mis fin à ce système traditionnel d’organisation spatiale. Les liens de complémentarité que pouvaient offrir les différents milieux écologiques étagés depuis la plaine jusqu’aux crêtes d’altitude ont été rompus, effaçant du même coup les vieilles solidarités qui unissaient les hommes du haut et du bas. Cette rupture de l’équilibre ancien a relégué la montagne au rang de périphérie, voire de marge. Paradoxalement, la période actuelle tente d’effacer cette situation de marginalisation. Si à l’échelle de la planète, la tendance actuelle est plutôt à la déprise humaine et agricole des montagnes, celles d’Ouzbékistan présentent l’originalité de connaître une évolution inverse. L’ère post- soviétique s’accompagne d’une redéfinition de la place et des fonctions de la montagne qui renoue avec ses activités d’antan. On assiste actuellement à un singulier mouvement de retour de l’économie agropastorale traditionnelle qui ne doit rien à une quelconque politique gouvernementale.

3 En un laps de temps assez court, un demi siècle, la montagne a donc connu des évolutions très contrastées faites de flux et de reflux et d’une inégale appropriation de ses versants par l’homme. Comment interpréter ces fluctuations brutales et les

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conséquences spatiales qui en découlent ? Du divorce imposé par le régime soviétique entre la montagne et son avant-pays à l’actuelle reconquête spontanée des différents terroirs d’altitude, quelles lectures faire de l’espace montagnard ? C’est à cette dynamique récente que s’intéresse cet article. Dans une démarche géographique, il se propose d’analyser la place tenue en Ouzbékistan par le domaine montagnard et étudie les spécificités de l’économie agropastorale, à la lumière des deux événements majeurs que sont la collectivisation et la décollectivisation.

Les montagnes, une place marginale dans la géographie de l’Ouzbékistan ?

Une marginalité géographique

4 Au regard du Tadjikistan, du Kirghizistan ou de l’Afghanistan voisins qui constituent de véritables états montagnards de par l’ampleur de leur altitude moyenne largement supérieure à 1 000 mètres, l’Ouzbékistan fait plutôt figure de pays de basses terres. Les trois-quart du territoire sont en effet constitués par des plaines et des plateaux steppiques dont les altitudes oscillent de quelques dizaines de mètres au-dessous du niveau moyen des mers, dans le fond endoréique du lac Aral, à quelques centaines de mètres (généralement autour de 300-400 mètres d’altitude), à la charnière des glacis lœssiques qui annoncent les premiers massifs. Même si le point culminant du pays atteint 4 643 mètres dans la Chaîne du Gissar, l’Ouzbékistan ne possède que les terminaisons occidentales les moins vigoureuses des puissantes chaînes des Tian Chan et du Pamir dont quelques sommets culminent à plus de 7 000 mètres. Rejetées sur les marges sud-orientales du pays, les montagnes constituent un phénomène géographique périphérique et spatialement limité, les altitudes supérieures à 1 000 mètres occupant moins de 10 % du territoire (cf. Figure 1).

5 Ces montagnes constituées généralement de chaînons rectilignes d’orientation est- ouest ou légèrement arqués ont servi de support pour caler les limites entre les républiques soviétiques sans que la logique des unités naturelles soit pour autant respectée. Tout au long de la frontière ouzbéko-tadjike ou ouzbéko-kirghize, le tracé frontalier, particulièrement torturé, saute des lignes de crêtes au bas des vallées, recoupant les rivières, démembrant les bassins hydrographiques et désorganisant la vie rurale des sociétés montagnardes. Il n’est que d’observer le dépeçage des vallées du Zeravchan et du Surkhan Darya déchirées entre l’Ouzbékistan et le Tadjikistan pour entrevoir l’aberration géographique du découpage. Par conséquent, la montagne ouzbèke n’a guère de profondeur et peu de cohérence. Jadis espace carrefour d’une mosaïque de peuples (Tadjik, Ouzbek, Kirghiz, Turkmène), elle est aujourd’hui écartelée par son statut de chaîne frontière.

6 De par l’orientation de leur ligne de crête, ces marges frontières d’altitude n’en constituent pas moins un obstacle sérieux à la circulation terrestre méridienne, l’essentiel des communications se concentrant sur la ceinture des piémonts, notamment sur l’axe eurasiatique de l’ancienne Route de la soie. De fait, le chemin de fer reste cantonné aux basses terres et les routes goudronnées viennent butter en cul- de-sac sur les premiers contreforts de la montagne. Parfois, quelques pistes carrossables les prolongent mais l’instabilité des versants les rend souvent

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impraticables. Certains villages montagnards ne sont, encore de nos jours, accessibles que par d’étroits sentiers muletiers qui surplombent souvent des gorges profondes.

7 Mais plus que les obstacles physiques, ce sont les enjeux géostratégiques passés et présents qui ont conféré aux montagnes leur fonction « barrière ». Du temps de l’URSS, les massifs d’Ouzbékistan n’ont guère été au cœur des préoccupations économiques du régime. Faute de ressources exploitables à grande échelle, les efforts ont essentiellement porté sur l’ouverture des fronts pionniers en plaine. Ainsi, les montagnes sont restées des sortes de « bout du monde » de l’empire, véritable périphérie géographique de l’URSS demeurée peu intégrée aux grands pôles économiques et décisionnels de la partie européenne du pays. Cette notion de périphérie est toujours d’actualité à l’échelle de l’Asie centrale car les puissants massifs jouent désormais un rôle « barrière » entre les nouveaux états indépendants. L’absence de capitaux des économies régionales nées du chaos post-soviétique n’est pas la seule raison qui explique le large maintien de l’enclavement. En effet, la restriction faite à la circulation des hommes et des biens à travers les massifs frontaliers centrasiatiques reste aux yeux des actuels gouvernements un des principaux outils capables de garantir la stabilité politique et économique de leur pays. L’indépendance nationale des nouvelles républiques se fait au prix d’une plus grande fermeture des frontières renforçant ainsi la marginalisation de massifs déjà naturellement enclavés au cœur du continent eurasiatique. Ainsi, les décideurs ouzbeks se gardent bien de multiplier les points de passage à travers leurs montagnes incontrôlables. La topographie mouvementée de ces marges est vue par Tachkent comme un moyen d’endiguer tout à la fois la banale contrebande des produits chinois et indiens, les mouvements idéologiques et les trafics de drogues et d’armes venus du Tadjikistan et de l’Afghanistan voisins. En définitive, l’absence de grande voie de circulation à travers ces « massifs-barrières » ne fait que renforcer l’isolement et le non développement de la montagne tandis que les sentiers escarpés ne présentent guère d’obstacles aux filières des trafics illicites ainsi qu’à la pénétration de groupes terroristes islamistes.

8 Par conséquent, cette marginalité géographique contribue à faire de la montagne un espace largement en dehors des réseaux économiques et urbains.

Une marginalité économique et humaine récente

9 Le domaine montagnard avec sa vie en archipel repliée dans des vallées reculées, fait figure de marge. À l’exception des rares couloirs et bassins intramontagnards intensivement mis en valeur dans la continuité des piémonts, le fait urbain disparaît et les densités humaines tombent toutes en dessous de 10 hab./km² dès que l’on quitte la ceinture oasienne des glacis. En Ouzbékistan, il n’existe aucune ville montagnarde et le poids des centres urbains situés sur les piémonts ne se fait guère sentir, la montagne étant faiblement insérée au maillage des grands foyers économiques du pays. Avec l’altitude, la vie exclusivement rurale se dissout et prend des formes rudimentaires, souvent organisée à partir de hameaux plus que de villages. Les terroirs cultivés se réduisent à de minuscules oasis perdues parmi les versants décharnés dévolus aux pâturages. Par conséquent, c’est une économie rurale, pauvre et largement autarcique qui caractérise de nos jours les massifs faiblement peuplés d’Ouzbékistan.

10 Plus que l’agriculture, c’est l’élevage extensif qui anime et valorise l’essentiel de l’espace montagnard pour devenir même exclusif sur les plus hautes terres. Qu’ils

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soient Ouzbeks, Tadjiks ou Kirghiz, les habitants de la montagne sont donc d’abord perçus comme des éleveurs par ceux des plaines et des piémonts, quand bien même l’équilibre de la vie montagnarde réclame le plus souvent une activité agricole non négligeable. Ici, le statut socio-professionnel l’emporte sur l’appartenance ethnique ce qui témoigne de l’importance considérable que revêt le fait géographique montagnard dans les représentations mentales. Il n’existe donc pas à proprement parler d’ethnie spécifiquement montagnarde mais un peuple de hautes terre, fait de communautés agropastorales culturellement variées. Pour la plupart des oasiens des basses terres, les hauts massifs qui bornent souvent leur horizon sont étroitement associés à la représentation d’une vie frustre et primitive confrontée à une nature sauvage : l’espace faiblement humanisé est considéré comme un monde dangereux et instable. Ce sentiment d’insécurité qu’on attribue à ces terres d’altitude est d’autant plus présent dans les esprits d’aujourd’hui que les états montagnards voisins afghan et tadjik sont en proie à des conflits régionaux larvés et que les marges montagnardes méridionales de l’Ouzbékistan et du Kirghizistan sont désormais régulièrement déstabilisées par des mouvements terroristes attribués à un islam radical. De par ces spécificités géographiques, le milieu montagnard semble si particulier au regard des oasiens qu’il en arrive à effacer les différenciations ethniques pourtant si bien ancrées dans les faits et les mentalités.

11 Si la montagne est aujourd’hui un espace largement marginalisé, elle le doit pour une bonne part à l’effet déstructurant de la politique soviétique des années 1960. Face au coût financier que présentaient le désenclavement et l’équipement scolaire et sanitaire des villages de montagne, le régime a non seulement purement et simplement renoncé au développement de l’économie montagnarde locale mais a aussi conduit les massifs au dépeuplement avec l’application de la politique des villages « sans avenir »1. Aux yeux des planificateurs, les pratiques agropastorales des montagnes sèches n’offraient guère de perspectives dans l’œuvre économique du pays. C’est pourquoi, l’effort s’est principalement concentré sur le développement des basses terres au potentiel agronomique plus porteur, notamment dans le cadre d’une agriculture cotonnière industrielle. Conçues comme un réservoir de main-d’œuvre et d’eau, les régions de montagnes sont alors rattachées administrativement à de lointains chefs-lieux de l’avant-pays qui en captent les ressources. Ainsi, à partir des années 1960, alors que dans les plaines les villes nouvelles se multiplient et que les villages de colonisation agricole, grossis par l’afflux des populations montagnardes déplacées, s’étirent le long des canaux d’irrigation, les massifs se transforment rapidement en véritables déserts humains (cf. Figure 2). C’est grâce à sa périphérie montagneuse riche en eau que l’Ouzbékistan a connu un essor spectaculaire de ses surfaces irriguées de plaine pour devenir l’un des principaux producteurs mondiaux de coton2. Cette politique, dont les effets sont encore bien visibles de nos jours consacre un violent contraste entre, d’une part, un espace montagnard largement vidé de sa population, sous-équipé et déconnecté de l’économie nationale et, d’autre part, des basses terres où se concentrent les hommes, les activités et les grands aménagements.

12 Cependant, il ne faudrait par croire pour autant que la montagne a toujours été ce désert humain qui s’offre aujourd’hui au regard du visiteur.

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Une montagne indispensable à l’équilibre rural traditionnel

13 Périphérie aujourd’hui, les montagnes ne l’ont pas toujours été ! Avant que l’intervention soviétique vienne rompre un mode d’organisation de l’espace fondé sur une logique verticale des milieux, la montagne, jadis peuplée, s’animait d’activités intégrées à celles des basses terres. Les traces de terrasses et de canaux abandonnés que l’on rencontre de nos jours jusque dans les vallées les plus reculées supposent d’anciennes fortes densités de population. La véritable périphérie était alors bien plus à rechercher dans les immenses plaines désertiques de la dépression aralo-caspienne.

14 Traditionnellement, en Ouzbékistan comme dans le reste de l’Asie centrale sédentaire, c’est l’étage des piémonts qui constitue à la fois le centre de gravité de l’organisation de l’espace et le domaine de transition entre la plaine et la montagne. C’est sur la ceinture des collines ciselées par l’érosion que se concentrent les villes mais aussi l’essentiel de la vie rurale caractérisée par la multitude des villages dispersés parmi des terroirs de belles étendues et intensément mis en culture3. Dès la plus haute antiquité, ce ruban oasien verdoyant a fixé les itinéraires terrestres entre l’Occident et l’Extrême-Orient, donnant ainsi naissance à d’illustres cités-oasis. Étapes sur la Route de la soie, ces villes de piémonts (Samarcande, Boukhara, Kokand) se sont distinguées, au cours de l’histoire, comme de brillants relais commerciaux et comme centres de puissants empires et khanats. Pour autant, l’équilibre de ces foyers démographiques, économiques et politiques n’en dépendait pas moins des relations qu’ils entretenaient avec la montagne toute proche.

15 Dans le contexte aride hypercontinental de l’Asie centrale, bien des oasis de plaines et de piémonts alimentées par le jeu d’écheveaux complexes de canaux d’irrigation ne doivent leur existence qu’à l’eau descendue de la montagne. D’ailleurs, l’épanouissement précoce des vieilles civilisations oasiennes centrasiatiques, parfois dès le quatrième millénaire avant notre ère, tient au savant travail de dérivations des petits affluents nourriciers montagnards4. Même si, de nos jours, l’essentiel de l’irrigation des périmètres modernes d’Ouzbékistan est fondé sur l’exploitation de grands fleuves dont l’origine est désormais située à l’étranger5 (principalement l’Amou et le Syr Darya), les massifs du pays n’en continuent pas moins de jouer un rôle majeur dans l’approvisionnement en eau d’une multitude de petites oasis de montagnes et de piémonts. Bien plus que les rares glaciers, c’est l’eau de fonte des neiges, capitalisée par la masse des couches détritiques, qui assure une alimentation pérenne de l’avant-pays et explique ainsi les fortes densités rurales de celui-ci.

16 Par ailleurs, les hautes terres ont montré combien elles étaient indispensables à l’équilibre de l’économie rurale par la possibilité d’associer l’agriculture à l’élevage. En tant que correcteur du climat, la montagne centrasiatique constitue le seul milieu écologique capable d’offrir au cœur de l’été des ressources fourragères naturelles alors que la végétation des plaines, accablée par la sécheresse, vit en léthargie. Ainsi, des échanges étroits se sont tissés entre la ceinture populeuse des piémonts et les populations dispersées de la montagne. Par des liens personnels ou familiaux, les gens du bas ont acquis des droits de pâturage dans les alpages, tandis que les montagnards obtenaient en hiver l’autorisation de faire paître leurs troupeaux sur les chaumes des terroirs de piémonts ou dans les plaines steppiques. De tels échanges entre pasteurs et paysans étaient autrefois monnaie courante. Parfois, comme dans la vallée du Surkhan Darya ou dans le bassin du Ferghana, ce double jeu foncier lié au pastoralisme a permis

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le maintien jusque dans les années 1950 de la double résidence entre pâturage d’été (yaylov) et pâturage d’hiver (qišloq6). Ces pratiques ont maintenu des liens culturels forts entre communautés du haut et du bas, engendrant une mosaïque ethnique qui, en première lecture, pourrait laisser croire à une organisation de l’espace quelque peu incohérente.

17 Entre les deux domaines, ce sont donc des rapports constants d’hommes, d’animaux mais aussi de biens qui se sont tissés dans une relation verticale fondée sur la complémentarité des finages. L’interdépendance était nécessaire : il fallait aux oasis des glacis les eaux tumultueuses des torrents, le bois de feu des hauts versants et les ressources fourragères des pelouses alpines ; il fallait aux habitants des moyennes montagnes le complément de travail fourni par la transhumance et les quelques biens de consommation indispensables venus du bas pays. Au cours de l’histoire, les sociétés centrasiatiques ont élaboré des modes d’existence étroitement ajustés aux données naturelles. Par conséquent, la montagne ne constituait pas un espace isolé et déconnecté de la vie de relation mais participait intégralement de la dynamique spatiale de l’avant-pays. Loin d’être un milieu contraignant, elle était avant tout un élément naturel bienfaiteur par l’eau et les pâturages qu’elle dispensait aux hommes du haut et du bas. C’est pourquoi le découpage traditionnel de l’espace a suivi une logique verticale donnant naissance à une multitude de petites unités territoriales associant une étendue allant de la plaine aux hautes vallées montagnardes. De cet impératif fonctionnel découle une fragmentation et un cloisonnement spatial structuré perpendiculairement à l’axe des chaînes.

18 C’est à cette organisation étagée traditionnelle qui renaît actuellement après quelques décennies d’interruption que nous allons maintenant nous intéresser.

Les montagnes d’Ouzbékistan, contrastes géographiques et logique de l’étagement

19 Face à l’ampleur du dénivelé, les grands versants, qui surplombent parfois de près de 4 000 mètres la dépression aralo-caspienne, abritent inévitablement des contrastes géographiques importants, reflet de l’inégale anthropisation et de la variation des contraintes naturelles. La logique de l’étagement propre à bien des sociétés montagnardes nous amène à distinguer différentes zones dans la mise en valeur du milieu. Depuis les opulentes huerta intramontagnardes intensément cultivées jusqu’aux maigres steppes d’altitude valorisées par des pratiques extensives, la montagne offre de multiples facettes que traduit une incontestable diversité paysagère (cf. Figure 3).

Les huerta centrasiatiques

20 Dans la continuité des piémonts, la frange externe de la montagne, souvent comprise entre 500 et 1 200 mètres d’altitude, est pénétrée par d’assez larges vallées ouvertes sur l’avant-pays. Tant sur le plan humain qu’agricole, ces digitations intramontagnardes peuvent être considérées à bien des égards comme le prolongement de la ceinture des piémonts. Au sein des massifs décharnés, la vie se concentre en fond de vallée, sur les terrasses alluviales édifiées et irriguées par les tumultueux torrents descendus de la montagne.

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21 Jusque vers 1 200 mètres d’altitude, c’est parfois un singulier paysage de huerta qui s’épanouit à la faveur des dérivations de cours d’eau comme le Sanzar, le Kachka Darya ou le Sox. Traditionnellement, l’organisation du finage suit la logique d’un étagement des cultures depuis le fond de vallée vers le haut du versant. L’agriculture, c’est d’abord les céréales, le riz parfois cultivé dans le lit majeur des rivières soumis au danger des crues et aux divagations du cours ; mais c’est surtout le blé et les orges installés sur les premières terrasses découpées par d’étroites bandes de terre labourables, bien drainées et faciles à arroser. Au-dessus, les méplats supérieurs et les bas versants, moins aisés à mettre en eau, sont constitués de parcelles complantées d’arbres fruitiers et de légumes. Sur les adrets aux sols caillouteux s’étalent surtout de magnifiques vergers. Abricotiers, pêchers, pommiers, pruniers et noyers s’y associent selon la nature des sols et la diversité des microclimats. La vigne, discrète parmi le puzzle compliqué des terroirs, a surtout pour vocation de fournir les précieux raisins secs. Produits d’échange recherchés, les fruits séchés ont fait la richesse et la réputation de ces vallées. C’est sur ces replats arborés que s’égrènent en ordre serré de gros villages pourvus de leur auréole de jardins et dominés par la silhouette élancée des peupliers, arbres emblématiques des oasis centrasiatiques. Enfin, lorsque l’eau d’irrigation ne peut plus partir à l’assaut des versants, ceux-ci sont épisodiquement mis en culture pluviale (lalmi) pour les mieux exposés, mais restent surtout exploités comme parcours communautaires par les petits troupeaux villageois.

22 Cette mise en valeur complémentaire des terroirs, fondée sur une agriculture oasienne savante, intensive et peuplante, témoigne de la permanence d’une occupation sédentaire ancienne qui explique de fortes densités rurales pouvant dépasser les 300 hab./km². L’opulence qui anime ces espaces ruraux privilégiés est en partie liée à la vie de relation intense qui s’établit avec l’avant-pays, notamment par le commerce des fruits (pommes, poires, abricots) et des produits secs (noix, abricots, raisins, pois chiches…). Ces rubans oasiens dynamiques qui s’insinuent dans les massifs contrastent avec la vie plus frustre qui singularise la moyenne montagne.

L’agropastoralisme de la moyenne montagne

23 À partir de 1 200 mètres d’altitude, la montagne change généralement de profil : plus élevée et souvent peu accessible du fait d’un relief peu aéré, la présence de l’homme y est plus rare bien que le peuplement permanent monte jusqu’à plus de 2 000 mètres. Loin de connaître la richesse de l’avant-pays, la vie agricole, discrète et discontinue, s’infiltre néanmoins au cœur des massifs grâce aux vallées parfois seulement accessibles par d’étroits et impressionnants défilés. Avec l’augmentation de l’altitude, le climat devenu plus rude a évincé certaines plantes cultivées aux alentours de 1 200-1 300 mètres comme le riz, la vigne et le pêcher. En revanche, le blé ou le millet montent assez haut, jusque vers 2 000 mètres. Parfois, de véritables vergers d’abricotiers exposés plein sud se rencontrent à plus de 2 100 mètres d’altitude tandis que le sésame, les fèves et les pois plantés en position d’abri peuvent croître jusqu’à 2 500 mètres. Si l’eau abonde du fait de la présence de nombreuses sources pérennes et du débit nival soutenu des torrents, en revanche, l’exiguïté des terroirs cultivables limite l’extension de l’agriculture. Ce sont donc les versants nappés d’éboulis ou disséqués par l’érosion que des formations steppiques herbeuses voilent à peine qui dominent le paysage. Les oasis se cantonnent à l’étroitesse des fonds de vallée ou s’accrochent aux maigres replats aménagés sur les versants (cf. Photo 1). Marquée par

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l’aridité malgré l’altitude (entre 250 et 400 mm de précipitations annuelles vers 1 500 mètres suivant l’exposition), l’agriculture de cette moyenne montagne suppose aussi l’irrigation et donne lieu à des techniques hydrauliques comparables à celles des piémonts sans que toutefois les réseaux y atteignent une aussi grande complexité. Cependant, bien plus que sur l’avant-pays, le paysan peut ici se risquer à une agriculture pluviale (lalmi) de céréales rendue possible par des précipitations légèrement plus généreuses (cf. Photo 2). Sur les basses pentes de la montagne, les croupes des versants les mieux exposés aux précipitations d’automne et de printemps sont traditionnellement vouées à une petite céréaliculture à très longue jachère.

24 Au sein d’un paysage minéral, c’est donc toujours en touches isolées de verdure que se présentent les cultures resserrées autour des petits noyaux sédentaires. Le peuplement s’organise généralement en villages distendus ou en hameaux de une à dix habitations. L’habitat prend la forme d’une maison élémentaire de pisé avec toit-terrasse et abrite le plus souvent une famille élargie composée de trois générations. Isolées par une petite cour, la grange à fourrage et la bergerie abritant le troupeau familial sont également constituées d’une charpente porteuse de bois que recouvre le torchis. Les abords immédiats de ces modestes exploitations sont occupés par le jardin potager et les arbres fruitiers que protègent des rideaux élancés de peupliers plantés en lignes serrées. Au-delà, s’étendent généralement les terres labourées occupées par les céréales et dans une moindre mesure par les légumineuses comme les fèves ou les pois. Enfin, c’est dans la dernière auréole que viennent les prés de fauche quadrillés par de nombreuses rigoles d’irrigation.

25 En raison de l’étroitesse des terroirs irrigués et des aléas de la culture pluviale, l’équilibre économique de chaque communauté montagnarde traditionnelle est assuré par la complémentarité agriculture-élevage. Aussi, bien plus que l’agriculture, c’est l’élevage qui anime traditionnellement ces zones de moyennes montagnes essentiellement constituées de maigres parcours. Ceux-ci sont toutefois agrémentés autour de 1 700-1 800 mètres par une forêt sèche d’amandiers et de pistachiers ; puis de genévriers (arča) vers 2 000 mètres. Toutefois le couvert boisé ne subsiste plus aujourd’hui qu’à l’état de lambeaux (cf. Photo 3) car fortement dégradé par l’action séculaire des communautés agropastorales. Les moyens versants servent de parcours de saison intermédiaire (printemps, automne) aux petits troupeaux familiaux des oasis de montagnes, mais aussi au cheptel plus abondant venu du piémont dans le cadre de grandes transhumances. Dans les massifs d’Ouzbékistan, l’élevage est surtout un élevage ovin constitué à partir de races de moutons rustiques dites « à queue grasse »7 à la fois producteur de viande, de laine grossière et pour les brebis, de lait souvent transformé en beurre. Le troupeau ovin est fréquemment complété dans des proportions variables par des chèvres cachemire, caprins robustes de petit gabarit élevés plus pour le poil très fin destiné à la confection de précieux tissus que pour la viande. Depuis quelques années, le cheptel de chèvres cachemires a tendance à augmenter rapidement, constituant parfois plus de 50 % des effectifs. Ce regain d’intérêt pour l’élevage caprin s’explique par l’arrivée des commerçants chinois qui achètent à prix fort les fines toisons8. Enfin, lorsque la couverture steppique s’étoffe quelque peu, des bovins de races locales viennent compléter les troupeaux.

26 Durant le printemps et l’automne, la moyenne montagne constitue un espace pastoral animé, vivant au rythme des déplacements des troupeaux grossis par les animaux

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venus des piémonts. En été, l’aridité prononcée de cet étage médian pousse le cheptel à monter plus haut en altitude, jusque sur les alpages.

La haute montagne, l’empreinte du pastoralisme

27 Au-delà de 2 300-2 500 mètres, on entre dans un autre monde, celui de la haute montagne. Ici tout est plus froid, plus rude, plus austère, les pelouses alpines se dérobent dans un univers minéral fait d’éboulis et de sommets disséqués par une intense érosion. Malgré l’altitude, l’ambiance des massifs reste sèche et lumineuse et il faut généralement monter à plus de 4 000 mètres pour rencontrer l’isohyète des 600 mm9. Les conditions climatiques rigoureuses ainsi que la raréfaction des sols rendent l’agriculture impossible et seule une vie pastorale saisonnière y trouve sa place. On entend donc ici le terme de haute montagne comme l’espace où l’homme ne peut exercer une activité permanente.

28 C’est donc uniquement durant la période estivale, de fin juin à mi-septembre, que cet étage accueille une vie pastorale qui cohabite souvent avec le système de la transhumance10. À partir des oasis de la moyenne montagne, chaque famille organise la montée aux alpages (yaylov) des troupeaux familiaux et va vivre durant quelques mois dans des cabanes de pierres sèches ou des tentes de fortune, les yourtes ayant aujourd’hui quasiment disparu des massifs d’Ouzbékistan. Les parcours étagés de 2 000 à 4 000 mètres sont traditionnellement régis par des usages collectifs précis recouvrant souvent une réalité fondée sur le groupe de parenté. Aussi, toutes les familles ne partent pas au grand complet vers l’estive, les chefs de famille restant généralement sur les terroirs cultivés pour les travaux de labours, les semailles, les récoltes et la fenaison. Cependant, les campements les plus hauts ne sont qu’à une journée de marche, tout au plus, des villages ce qui permet de multiples déplacements pour rendre visite aux proches ou descendre les produits laitiers. La vie sur les yaylov est rythmée par le déplacement journalier des troupeaux sous la garde des adolescents et par la traite et la fabrication des produits laitiers (yaourt, beurre) généralement attribuées aux grands-mères. Chaque soir, le bétail est regroupé dans les kutam, enclos de branchages et de pierres sèches destinés à protéger les animaux domestiques des prédateurs comme les loups. Ces activités quotidiennes laissent néanmoins beaucoup de temps consacré à la collecte de la végétation d’altitude. Les plantes sauvages à vocation fourragère sont soigneusement mises en tas sur les versants exposés. Elles viendront compléter l’alimentation hivernale du bétail, une fois descendues à dos d’âne vers les bergeries de la moyenne montagne. Le bois de feu fourni par les coupes d’altitude prendra le même chemin, utilisé aussi parfois comme produit d’échange recherché par les populations des piémonts.

29 Cette vie familiale à l’estive est parfois augmentée par la venue de quelques bergers ( čopan) originaires des piémonts, le cheptel familial voisinant alors avec les troupeaux transhumants. Organisés jusque dans les années 1950 dans le cadre d’un semi- nomadisme, les grands déplacements verticaux, bien connus dans le domaine montagnard du monde turco-iranien, entre les pâturages d’altitude d’été (yaylov) et ceux des basses terres en hiver (qišloq) sont désormais confiés à des bergers qui assurent seuls la transhumance.

30 Malgré la superposition de différentes formes d’exploitation pastorale, directement par les familles montagnardes ou indirectement par les oasiens du piémont confiant la

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garde de leur bétail à un berger commun, la montagne d’Ouzbékistan s’organise traditionnellement en « unités pastorales » spatialement bien délimitées. Comme nous l’avons vu, les alpages sont appropriés dans la continuité géographique des vallées et des piémonts sous-jacents. Depuis les pieds de versants jusqu’aux lignes de crête, hommes et bêtes suivent immuablement les mêmes itinéraires pastoraux et exploitent les mêmes micro-territoires dans une organisation verticale de l’espace. La fréquentation des alpages ne se fait donc pas au hasard mais suit une logique communautaire qui recouvre fréquemment les structures claniques.

31 À l’exception des opulentes vallées des bas de versants bien reliées aux grandes voies de circulation, c’est une économie pauvre largement fondée sur les cultures vivrières et le pastoralisme qui anime traditionnellement les différents étages de ces montagnes sèches. Cependant, de par l’aptitude des hommes à tirer parti de la complémentarité des différents milieux, les communautés villageoises ont réussi avec succès à s’enraciner dans les hautes vallées. Grâce à un usage polyvalent et mesuré de l’espace montagnard, elles ont pu se procurer les ressources essentielles à leur subsistance quotidienne : grains, fruits et légumes, lait, viande, laine et cuir étaient des produits du finage. Cette complémentarité interne à la montagne se retrouve aussi, comme nous avons pu le voir, à l’échelle du pays avec la trilogie topographique plaine/piémont/ montagne.

32 Édifiée sur la longue durée, cette économie agropastorale cohérente est restée en usage jusqu’à la fin des années 1950, date qui annonce le déclin des pratiques traditionnelles, certes rudimentaires mais relativement respectueuses de l’écosystème. Dans le chaos qui accompagne l’ère post-soviétique actuelle, elle réapparaît désormais timidement après avoir été condamnée par le régime socialiste.

Les montagnes d’Ouzbékistan : de la crise aux nouvelles adaptations

La rupture soviétique

33 Des horizons poussiéreux de la dépression aralienne aux sommets lumineux du Pamir, tout l’espace a été refondé et collectivisé dans le but de faire de l’Asie centrale une périphérie agricole de l’URSS. On a vu que la préoccupation principale du régime soviétique avait été de valoriser le potentiel agricole des plaines par une spectaculaire conquête de terres neuves, fondée sur la grande hydraulique. C’est justement cette politique de fronts pionniers agricoles qui va entraîner une rupture des équilibres traditionnels à partir des années 1950-1960. L’ouverture de gigantesques chantiers de bonification dans les basses terres steppiques et le peuplement des villages neufs installés au milieu des périmètres irrigués géants se sont réalisés au détriment des massifs périphériques qui ont servi de réservoir de main-d’œuvre. Dans le cadre de sociétés centrasiatiques très attachées à leur culture, on imagine bien que les communautés agropastorales enracinées dans les hautes vallées étaient peu promptes à quitter leur minuscule oasis et leur troupeau pour aller cultiver le coton dans le plat pays ! C’est donc une politique coercitive faite de pressions, d’intimidations et de chantages qui a scellé le sort de la vie montagnarde traditionnelle. Nous avons vu que c’est à partir des années 1960 que les autorités soviétiques ont appliqué autoritairement la politique des villages « sans avenir » (bezperspektivnyj), vidant ainsi

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de sa population toutes les hautes vallées à partir de 1 500 mètres d’altitude. Aussi, n’est-on pas surpris de retrouver aujourd’hui, au cœur des immenses domaines irrigués de la Steppe de la Faim, des communautés homogènes de Tadjiks, d’Ouzbeks et même de Kirghiz arrachées à leur oasis de piémont et de montagne11. Outre les besoins en bras, le régime ne pouvait se permettre de laisser cet espace en « état d’arriération » et sans encadrement, d’autant que la paysannerie montagnarde était jugée réfractaire aux innovations socialistes. Apporter l’ordre soviétique dans la montagne était trop coûteux, c’est pourquoi il a été décidé de mettre un terme à ces noyaux sédentaires dispersés et difficilement contrôlables. Cette politique de dépopulation autoritaire des montagnes au profit des périmètres irrigués de plaines n’est pas spécifique à l’Ouzbékistan. Pour les mêmes motifs, on la retrouve dans le sud du Kirghizistan, dans certaines régions du Tadjikistan et jusqu’au Caucase12. Toutefois, en raison de la surenchère cotonnière exercée par la planification, elle a pris en Ouzbékistan une tournure fortement coercitive et quasi systématique.

34 C’est donc un changement radical des relations de l’homme à l’espace qu’a consacré cette période. Du libre usage des étendues alpines par une multitude de petites communautés locales, on est brutalement passé à une gestion centralisée de la montagne à partir de domaines étatiques géants centrés sur les piémonts. Condamnée pour archaïsme, l’économie agropastorale traditionnelle a été balayée par la nouvelle stratégie des planificateurs qui vouaient entièrement le territoire au développement du grand élevage extensif. Très rares ont été les secteurs de montagne bénéficiant d’un programme de développement agricole. Outre l’élevage, la haute vallée du Sanzar (Chaîne du Turkestan) fait figure d’exception avec ses vastes vergers géométriques de pommiers et de noyers largement étalés entre 1 500 et 1 800 mètres.

35 Ainsi, la « modernisation » des massifs d’Ouzbékistan s’est traduite par la création de sovkhozes d’élevage de 80 000 à 130 000 hectares regroupant de 35 000 à 60 000 têtes de bétail. Chaque été, les brigades de bergers gagnaient les alpages désormais collectivisés. Les gardiens de troupeaux passaient l’estive sous la tente ou dans des roulottes qui donnent l’illusion d’une « modernité rurale » après l’éradication des yourtes. L’hiver, les troupeaux redescendaient à pied vers les bergeries de piémont, près des nouvelles bases sédentaires, foyer du « modernisme et du progrès social ». On sait aujourd’hui les déboires d’une telle politique de spécialisation de l’espace montagnard, plus marquée par le goût du gigantisme que par un souci de rentabilité. La constitution de très grands troupeaux appelait nécessairement le développement d’une filière agroalimentaire et d’une large base fourragère sur les périmètres irrigués. Mais les efforts consacrés à la production animale ont toujours été sacrifiés au profit de la politique cotonnière toujours prioritaire. Pratiquement tous les grands complexes d’élevage ont été confrontés à des difficultés récurrentes de gestion : pauvre état des pistes de montagne, pénurie d’aliment du bétail, manque chronique de fourrage en hiver. En fait, mis à part l’exploitation des sites miniers, les investissements ont délaissé les terres d’altitude, entraînant la faillite inéluctable des unités d’élevage. Mais plus que le manque de moyens, c’est peut-être plus sûrement la résistance passive des hommes qui a achevé la légitimité économique du système pastoral soviétique : traditionnellement indépendants, les éleveurs ont été peu enclins à faire fructifier leurs territoires pastoraux confisqués pour le compte d’une lointaine Union soviétique. Dans ce grand chambardement de l’espace, seules les vieilles huerta intramontagnardes ont été en partie préservées du remodelage collectiviste. C’est que la forte charge humaine

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combinée aux terroirs étriqués et à l’écheveau complexe des canaux de distribution de l’eau ont constitué un handicap majeur à la modernisation.

36 Véritable fiasco économique, la collectivisation des massifs du pays a également parachevé une dégradation multiséculaire du couvert végétal. La course au gigantisme et la recherche d’une rentabilité à court terme ont généralisé et accéléré le surpâturage, exacerbant ainsi les processus érosifs : glissements de terrain et ravinements des versants sont désormais des maux courants. En définitive, la politique soviétique a plongé les montagnes dans une crise multiple : crise à la fois économique et écologique mais aussi démographique et sociale par la rupture de la vie ancestrale de relation qui unissait traditionnellement les différentes communautés des hauts et des bas pays. Toutefois, cette marginalisation prononcée de la montagne enfermée dans le carcan d’une spécialisation inconsidérée est aujourd’hui en partie battue en brèche par un mouvement original de retour à l’économie agropastorale d’antan.

Le retour à la montagne

37 Dans les différents massifs du pays, on assiste depuis une décennie à un timide repeuplement de la montagne. Il faut rechercher l’explication de cet élan spontané de revitalisation dans le chaos politique et économique qu’a engendré l’ère post- soviétique.

38 Comme dans le reste des républiques ex-soviétiques, la dissolution de l’URSS s’est accompagnée d’une évanescence des investissements et des capitaux. Cela a eu pour conséquence l’effondrement des productions ainsi que l’exacerbation du chômage et de la paupérisation des populations. Plus que toute autre activité rurale, le domaine des sovkhozes d’élevage n’a pas échappé à la tourmente. Contrairement à l’agriculture qui reste sous l’étroit contrôle de l’Etat avec le maintien des fermes collectives soumises à la planification et aux livraisons obligatoires, le secteur de l’élevage a été en grande partie privatisé puisqu’en 2001 les structures collectives d’élevage ne détenaient plus que 20 % du cheptel national. Les nouveaux dirigeants ont rapidement souhaité se désengager d’un secteur jugé peu stratégique en terme d’emploi et marqué par une sous-productivité notoire. En l’absence de repreneurs privés, l’État n’a eu d’autre choix que de céder les grandes exploitations d’élevage sous forme de parts aux employés des collectifs. Cette opération de privatisation a eu pour effet immédiat d’entraîner la disparition quasi-totale des grands complexes d’élevage. Structurellement déficitaires et maintenus tant bien que mal en vie par des subventions gouvernementales parcimonieuses, les collectifs ont été pillés puis désertés par les petits actionnaires qui trouvaient là un moyen de recouvrer partiellement des années de salaires impayés. Ce démembrement spontané a également entraîné une diminution drastique des troupeaux car bon nombre d’animaux ont été abattus afin de faire face à la dégradation du niveau de vie. De cette période d’industrialisation de l’élevage, il ne reste plus aujourd’hui que les carcasses éventrées des bâtiments ouverts aux quatre vents.

39 Cette décollectivisation réalisée dans la hâte a laissé le champ libre à la recomposition d’une petite économie agropastorale montagnarde. Si dans les bourgades de piémont beaucoup d’anciens salariés sont désormais livrés au chômage, une petite minorité d’entre eux a cependant décidé de réagir en prenant le chemin de la montagne. Fait singulier, ce mouvement de retour vers les hautes terres est également nourri par des citadins que la misère urbaine pousse à retrouver leurs racines rurales. En ces temps de

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crise économique, la ville est loin de constituer un appel de main-d’œuvre et c’est le retour à la terre qui fait figure de refuge et sert de rempart à la paupérisation. Le fait remarquable en Ouzbékistan est, contrairement à la tendance générale observée à l’échelle de la planète, l’absence de transition urbaine13. Non seulement les ruraux ont toujours été largement majoritaires par rapport à la population totale, mais leur poids ne cesse de se renforcer, les campagnes ayant eu sur la période 1989-2000 un taux de croissance deux fois supérieur au monde des villes qui stagne, voire régresse légèrement en chiffre relatif. Cette évolution singulière place l’Ouzbékistan parmi les états les moins urbanisés de la planète en ce début de XXIe siècle avec un taux de 37 %.

40 C’est dans ce contexte que se situe la renaissance d’une petite économie montagnarde familiale, malgré les difficultés qu’occasionnent l’enclavement et le manque de moyens. Les répercussions de cette dynamique sont déjà visibles dans le paysage. De façon ponctuelle, on observe un relèvement de la limite altitudinale de l’habitat qui passe du seuil imposé autoritairement de 1 500 mètres à 2 000 mètres. Peu à peu, des maisons isolées ou des hameaux réapparaissent sur les sites anciennement abandonnés. De simples constructions de pisé suffisent pour abriter hommes et animaux. On réhabilite les petits canaux et on remonte les terrasses qui retournent à la culture tandis que l’on soigne de nouveau les arbres plantés par les aïeuls. Contrairement aux régions de plaine où l’usage de la terre reste encore conditionné à la logique collectiviste conservée de la période soviétique, en montagne, la liberté d’action est beaucoup plus grande. Chaque famille dispose librement d’une surface à cultiver, celle-ci étant fonction de la capacité de travail propre à chaque groupe. Toutefois, le processus d’installation ne procède pas du hasard mais suit les droits d’usages gommés il y a plus de trois décennies par la politique des villages « sans avenir ». La réappropriation des hautes vallées se fait uniquement par des familles qui en avaient été chassées par le régime soviétique. Vieux comme jeunes réoccupent la terre de leurs ancêtres, reproduisant ainsi une gestion traditionnelle du territoire le plus souvent régie selon les principes de la parenté.

41 À partir de ces bases agricoles sédentaires s’organise de nouveau une vie pastorale de type alpestre : chaque famille délègue en été quelques membres pour conduire aux alpages (yaylov) les troupeaux familiaux en voie de reconstitution. Quelques anciens sont venus montrer aux plus jeunes les limites des quartiers d’été utilisés traditionnellement par chaque lignage. Comme par le passé, talwegs, lignes de crête et torrents sont autant de points de repères immuables. Consignés dans les mémoires, ils disent les droits coutumiers des usagers. De la même manière, les sites de campement situés entre 2 500 et 4 000 mètres d’altitude reprennent vie en accueillant de nouveau les familles qui vivent sous la tente ou dans des cabanes de pierres sèches, l’espace de l’été. Observer le renouveau de la vie dans les estives, c’est assister au retour en force de la culture pastorale traditionnelle. Les troupeaux familiaux qui associent actuellement une cinquantaine d’ovins et de caprins ainsi qu’une dizaine de vaches chacun sont souvent complétés par des effectifs venus des piémonts, si bien que les bergers peuvent gérer des troupeaux de 400 à 500 têtes. Toutefois, on est loin de la pression pastorale exercée par les milliers de moutons des grandes fermes étatiques. Surpâturées jusqu’à plus de 4 000 mètres d’altitude, les pelouses alpines ne peuvent plus guère aujourd’hui supporter de fortes charges animales. Les versants décharnés laissent partout apparaître des signes évidents d’érosion. Malgré leur dégradation, les parcours d’altitude assurent néanmoins l’engraissement du petit bétail et la fourniture de lait. Ce dernier est chaque jour transformé en beurre par les femmes du campement.

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Les outres pleines de cette précieuse matière grasse seront par la suite descendues dans les villages. À la fin de l’estive, si la saison a été bonne, le surplus de beurre pourra même être vendu en même temps que quelques moutons dans les villes de piémont.

42 Comment interpréter tout à la fois ce retour à la montagne et le repli sur une vie largement autarcique qui semble aujourd’hui anachronique ? Dans les hameaux revitalisés, les familles interrogées disent préférer le travail rude et la vie isolée de la montagne à l’inactivité et à l’incertitude d’une misérable existence en plaine. C’est bien une nouvelle stratégie de survie qui tourne radicalement le dos à tout projet moderniste que propose actuellement l’environnement montagnard. Exclusivement manuelle et très largement coupée des circuits commerciaux, cette petite économie agropastorale a pour toute vocation de faire vivre hommes et bêtes en autonomie complète au cœur de ces vallées refuges. Mais au-delà du choix économique, ce mouvement de repli se mesure aussi à l’aune de la dimension culturelle. Retrouver la montagne, c’est regagner la liberté d’un genre de vie confisqué par le pouvoir socialiste. Avec le retour aux pratiques d’antan, tout se passe comme si l’ère collectiviste ne fut qu’un accident de parcours dans la vie des montagnards. L’actuel épisode de reconquête ne serait qu’un juste retour à la normalité traduisant le puissant attachement à l’environnement montagnard. Il ne s’est écoulé souvent qu’une génération depuis le vide généralisé et organisé de la montagne : à peine effleuré par l’ébranlement de la collectivisation, l’ancrage identitaire est donc resté largement présent dans les esprits. En outre, l’immédiate reprise de l’économie agropastorale démontre la permanence des structures familiales aptes à se reconstituer et à s’organiser très rapidement dès qu’elles gagnent en autonomie.

43 De plus, en allégeant les fortes densités des basses terres, la timide reconquête de la montagne apporte aussi un remède original aux problèmes démographiques que connaît l’Ouzbékistan. Alors qu’en plaine la politique des fronts pionniers s’est arrêtée dans les années 1980 avec l’épuisement des écoulements de surface et qu’il y a longtemps que les vieux noyaux oasiens de piémont ont atteint les limites d’expansion de leur territoire cultivable, les espaces montagnards offrent désormais une alternative à la faim de terre. Même avec des ressources naturelles limitées, la reconquête des massifs apporte la preuve que ces espaces marginalisés peuvent constituer une solution pour bien des populations centrasiatiques frappées par la crise. Le potentiel de développement est évident étant donné l’extrême faiblesse des densités de ces déserts humains qui contrastent avec la charge rurale des zones irriguées de piémont et de plaine souvent supérieure à 200 hab./km². De la même manière, la reprise du genre de vie montagnard et d’une petite économie paysanne longtemps méprisés et persécutés témoignent tout à la fois de la validité économique d’un tel choix et de l’échec d’une politique agricole soviétique aveuglée par les grands projets modernistes.

D’une marginalisation à une autre ?

44 Pour l’heure, le renouveau agropastoral n’a pas modifié le caractère marginal de la montagne mais il en a quelque peu entamé le statut. Le caractère récent de ce phénomène ainsi que l’absence de statistiques officielles ne permettent pas d’en préciser l’importance ni même d’en prédire l’ampleur future. Le retour des familles à la montagne n’est-il qu’un processus temporaire né du chaos économique apporté par la transition post-soviétique ou constitue-t-il un véritable mouvement de fond engagé dans la longue durée ? Quelle que soit la nature de la dynamique en cours, l’absence

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actuelle d’exutoires urbains et industriels combinée à la vitalité démographique des populations rurales qui ne s’atténuera pas de façon sensible dans les prochaines années vont renforcer les tensions pour la terre et l’eau. Dans ce contexte, il n’y a guère de probabilité pour que les flux de retour vers les hautes terres se tarissent. Même si les activités agropastorales ne font pas de ces nouveaux montagnards des hommes riches, tout au moins les mettent-ils à l’abri de la misère économique et morale qui frappe dans une large mesure la population des bourgs et des villes. L’ouverture spontanée de cette modeste frontière agropastorale d’altitude risque fort probablement de modifier la place des montagnes dans l’équilibre démographique de l’Ouzbékistan.

45 Toutefois, ce mouvement de repli ne va pas sans poser quelques problèmes. Répondant à une stratégie de survie improvisée, la vie à la montagne est loin de connaître une situation idyllique. Pour les populations de retour dans les vallées, l’absence d’accès à l’éducation et aux services de santé les plus élémentaires consacre un recul majeur du niveau de vie par rapport aux basses terres. Malgré l’absence de statistiques en la matière, il ne fait guère de doute que les principaux indicateurs de développement soient ici mauvais : augmentation de la mortalité infantile, de l’analphabétisme, recul de l’espérance de vie… A terme, le développement de poches sous-équipées et sous- intégrées ne risque-t-il pas de compromettre la revitalisation des espace montagnards ? Pour l’heure, l’absence d’État et d’équipements publics est partiellement endiguée par les initiatives locales fondées sur les solidarités traditionnelles mais dans lesquelles il n’est pas improbable que se glissent des mouvements islamistes radicaux.

46 Par ailleurs, l’accroissement prévisible de la pression anthropique sur un environnement déjà fragilisé ne risque-t-il pas de provoquer un nouveau déséquilibre ? Dans l’actuelle période de transition où la préoccupation essentielle est la subsistance quotidienne, on imagine bien que les considérations de conservation de l’écosystème sont superflues. Si du point de vue agricole l’exploitation des terres se fait de façon satisfaisante par la construction de terrasses et la plantation systématique d’arbres, en revanche, les conditions dans lesquelles se déroule l’activité pastorale sont loin d’être favorables. La recomposition rapide des troupeaux privés fait de nouveau peser la menace du surpâturage sur les versants.

47 Dans l’immédiat, le retour à la tradition constitue un rempart contre la crise économique profonde que traverse l’Ouzbékistan, mais le choix d’un repli autarcique sur la montagne ne saurait cependant constituer une solution durable pour l’avenir. Pour le moment, les horizons d’une véritable dynamique de développement sont fermés car les perspectives d’intégration de l’économie agropastorale sont faibles, handicapées par l’enclavement et un potentiel de commercialisation très réduit. Dans une large mesure, la demande alimentaire régionale est étroite du fait que tous les consommateurs sont à la fois des producteurs. Comment alors penser le devenir des montagnes sans dépasser le cadre restreint de l’autarcie ? Sortir de la marginalité suppose de s’affranchir d’une stratégie uniquement fondée sur un mode de vie traditionnelle qui tourne le dos à la modernité. Il y a nécessité d’intégrer l’économie paysanne montagnarde dans un réseau d’échanges d’échelle nationale axé sur les grandes villes, là où la demande est forte. Il importe également de rechercher de nouveaux axes de développement. À l’image des massifs voisins de l’Himalaya, une recomposition spatiale de la montagne pourrait s’appuyer sur de nouvelles activités comme le tourisme, domaine porteur d’alternatives économiques. Malgré un bon potentiel lié à de grands paysages propices au trekking et à une montagne enneigée

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vierge d’aménagements, aucune place n’a été faite à ce secteur. Il est vrai que pour l’heure, le tourisme reste en devenir, compte tenu de la recrudescence des conflits régionaux qui affectent les massifs centrasiatiques. Depuis la disparition du système soviétique, la montagne ouzbèke fait l’objet d’incursions de groupes armés qui voulant déstabiliser le nouveau régime fort de Tachkent menacent directement l’existence des populations rurales. En raison de leur isolement physique certaines vallées de la Chaîne du Gissar ou du Turkestan sont devenues le refuge de narco-trafiquants ou le sanctuaire de chefs de guerre ouzbeks intervenant en Afghanistan14. La tentation est grande pour le montagnard confronté à l’enclavement, aux guérillas sporadiques et oublié des pouvoirs publics de se livrer à des activités illicites. Comme chez son voisin Tadjik ou Afghan, la perspective d’un revenu assuré à moindre effort et à moindre coût par la culture sèche du pavot pousse déjà certains paysans d’Ouzbékistan vers cette spéculation naguère assez répandue chez les populations du Turkestan. La contrebande aux frontières avec le trafic de drogues et d’armes semble aussi attirer de nouvelles convoitises sans que l’on puisse pour le moment en préciser l’ampleur.

48 Dans ce contexte lié à la marginalisation, la clé du problème réside dans l’attitude de l’État. Pour que la montagne devienne pleinement un espace porteur d’espoir et prenne la voie d’un véritable développement, il lui faut un minimum d’infrastructures de transport et d’équipements socio-éducatifs. La question centrale reste le désenclavement et l’intégration de ces terres d’altitudes au reste du pays. Faute de politique volontariste d’aménagement, la renaissance montagnarde risque de sombrer dans une nouvelle marginalité, celle d’une zone sanctuaire livrée aux trafiquants et aux mouvements d’opposition.

Conclusion

49 Étudiées à l’échelle de quelques décennies, les montagnes d’Ouzbékistan révèlent une évolution très contrastée des territoires et du peuplement. Quelles que soient les circonstances, les dynamiques sont intimement liées à celles des basses terres : de pièces maîtresses dans le cadre d’une économie traditionnelle fondée sur la complémentarité, les montagnes sont devenues du temps de l’URSS de simples marges dominées par les plaines. Aujourd’hui elles tentent de s’affirmer de nouveau en suivant une bien singulière transition post-soviétique.

50 Alors que partout à travers le monde la tendance générale est au déclin des sociétés traditionnelles, en Ouzbékistan, celles-ci connaissent paradoxalement un certain regain de vigueur. De la même manière, la crise des systèmes agropastoraux traditionnels qui touche la plupart des montagnes du monde semble avoir épargné les massifs du pays. La fin du système soviétique et la crise qui l’accompagne ont au contraire redonné force aux anciennes pratiques montagnardes qui effacent le modèle collectiviste d’élevage imposé autoritairement par l’URSS. Désormais, la montagne n’est plus cette marge délaissée et dominée mais fonctionne de plus en plus comme un archipel vertical qui retrouve sa liberté d’action. Cette évolution témoigne de l’aspect superficiel qu’a eu la soviétisation sur la population et souligne la vitalité d’une culture centrasiatique très fortement enracinée. Elle révèle également que la montagne, loin de constituer un milieu « sans avenir », peut être un cadre propice à la recomposition spontanée d’exploitations paysannes fondées sur un « système productif local ». À terme, nul doute que les montagnards arriveront à inventer de nouvelles formules productives

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capables de dépasser le cadre restreint de l’actuelle autarcie. Toutefois, la capacité d’innovation dont ils ont déjà fait preuve reste en partie suspendue à l’attitude de l’État. Le devenir des montagnes passe par la reconnaissance et le soutien des initiatives locales qui sont pour le moment ignorées du pouvoir central. Se trouve ici posée la question de la place assignée à la montagne dans une politique nationale de développement économique qui reste encore à définir.

Figure 1 : Les montagnes en Asie centrale

Figure 2 : Les montagnes d’Ouzbékistan sous la domination des fronts agricoles de plaine

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Figure 3 : Étagement du peuplement et des activités rurales en Ouzbékistan

Photo 1

Malgré l’altitude, l’aridité sévit jusque vers 3 500 m ce qui explique le caractère minéral et austère du paysage montagnard. Pourtant, entre gorges profondes et versants escarpés, de petites oasis s’épanouissent à la faveur du moindre replat. Baxča, vallée du Sangardak Darya vers 1 800 mètres d’altitude. Photographie de l’auteur, juillet 2001

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Photo 2

Petites parcelles de céréaliculture pluviale (lalmi) sur les basses pentes de la montagne. Presque toujours, cette agriculture montagnarde relève de pratiques traditionnelles comme ici où la moisson et la mise en gerbe sont réalisées manuellement. Par contre il est fait appel à la batteuse du collectif pour le dépiquage. Chaîne du Turkestan, vers 1 500 mètres d’altitude. Photographie de l’auteur, juillet 2000

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Photo 3

Domaine pastoral vers 1 900 mètres d’altitude. La conservation de certaines essences arborées sauvages découle directement de leur usage alimentaire : fruits et baies destinés à la consommation humaine, ramé utilisée comme fourrage pour les animaux. Chaîne du Zeravchan, vallée d’Agalik. Photographie de l’auteur, août 2001

NOTES

1. Cette politique des villages dits « sans avenir » participe d’une réforme globale de « modernisation » des campagnes soviétiques engagée sous Khrouchtchev. Voir Radvanyi Jean, 2000, La Nouvelle Russie, Armand Colin, pp. 72-73. 2. L’Ouzbékistan est le 2e exportateur mondial de coton derrière les États-Unis et le 5e producteur mondial. 3. Sur ce thème, voir l’article du même auteur : « L’évolution géographique récente des zones rurales de piémont et de montagnes en Ouzbékistan », Cahiers d’Asie centrale, n° 10, 2002, pp. 271-292. 4. Voir Andrianov B. V, 1969, Drevnie orositel’nye sistemy Priaral’ja [Les anciens systèmes d’irrigation de la région de la mer d’Aral], Moscou. 5. Depuis l’implosion de l’URSS en 1991, l’Ouzbékistan, le plus gros consommateur d’eau d’Asie centrale, se trouve privé du contrôle de la portion amont des grands fleuves vitaux pour son économie. Les châteaux d’eau de l’Asie centrale, Pamir et Tian Chan, se situent désormais à l’étranger, principalement au Tadjikistan et au Kirghizistan.

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6. Qišloq, terme qui désigne en langues turques les pâturages d’hiver, donc les zones de pacages généralement localisées sur les basses terres. Cependant, en Ouzbékistan, ce terme désigne presque exclusivement le village. Cette différence de sens est fort probablement significative d’une sédentarisation ancienne des nomades sur l’actuel territoire de l’Ouzbékistan : les campements des pâturages d’hiver sont progressivement devenus des points de peuplement sédentaire, le village s’imposant précocement comme le mode quasi exclusif de la vie rurale dans ce pays. 7. Les races ovines dites « mouton à queue grasse » présentent de remarquables facultés d’adaptation aux difficiles conditions des montagnes sèches en raison du dépôt de graisse qui peut se développer au niveau de la croupe. Cette masse se constitue au printemps à la faveur des nouveaux pâturages et fait office de réserve lorsque la ration alimentaire est insuffisante à la fin de l’hiver. La laine noire et grossière de l’animal servait traditionnellement à confectionner le feutre des yourtes d’où leur nom ouzbek qora üy (littéralement yourte noire). 8. La Chine est à la fois le premier producteur et le premier exportateur mondial de tissu cachemire. Suite aux hivers exceptionnellement rigoureux qui ont frappé le nord-ouest de la Chine et la Mongolie entre 2000 et 2002 et décimé la plupart des troupeaux, les Chinois viennent désormais s’approvisionner en Asie centrale. 9. D’après l’Atlas Uzbekskoj SSR [Atlas de la république soviétique socialiste de l’Ouzbékistan], 1985, Moscou-Tachkent. 10. On dissocie ici deux systèmes de mise en valeur de la montagne. D’une part, la vie pastorale qui exploite les pâturages du même versant d’un massif à partir des oasis montagnardes et qui n’occasionne que des déplacements à court rayon d’action : une à deux journées, tout au plus. D’autre part, le système de la transhumance qui nécessite de longs déplacements entre des zones situées dans des milieux différents : en l’occurrence en Ouzbékistan, le déplacement des troupeaux de piémont selon le principe traditionnel de la double transhumance, transhumance directe vers les alpages en été et transhumance inverse vers les basses plaines en hiver. 11. Occupant la vaste plaine située entre Tachkent et Djizak, la Steppe de la Faim, naguère inoccupée, constitue aujourd’hui l’un des plus grands périmètres modernes d’Asie centrale avec plus de 600 000 hectares irrigués, principalement voués au coton. Le peuplement et l’organisation de ce grand front pionnier sont étudiés dans Cariou A., 2002, Le jardin saccagé. Anciennes oasis et nouvelles campagnes d’Ouzbékistan, pp. 238-255. 12. Durbiano C, Radvanyi J., Kibaltchitch D., 1987, « Les transformations contemporaines de l’économie des montagnes de Crimée et du Caucase oriental. Comparaison avec les Alpes du Sud », Méditerranée, N° 2-3, pp. 111-123. 13. L’absence de transition urbaine s’explique en partie par la politique de l’État qui, craignant une explosion urbaine qu’il serait incapable de maîtriser, bloque l’exode rural et la croissance urbaine. La mobilité des populations est entravée par le système de la propiska, système administratif coercitif hérité de la période soviétique qui interdit de fait l’accès des villes aux ruraux. 14. Selon la rumeur, la partie occidentale de la Chaîne du Turkestan, située non loin de Samarcande, servirait de lieu de villégiature au général Dostom, chef des milices ouzbèkes du nord de l’Afghanistan (région de Mazar-i Sharif).

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INDEX

Mots-clés : agriculture, économie, élevage, géographie, marginalisation, montagnes, Ouzbékistan, pastoralisme, privatisation, transition post-soviétique Keywords : agriculture, economics, geography, stock breeding, marginalization, mountains, pastoralism, post-soviet transition, privatization, Uzbekistan

AUTEUR

ALAIN CARIOU Institut de géographie, Paris IV-Sorbonne, [email protected]

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Au cœur du Tian Chan : histoire et devenir de la transhumance au Kirghizstan

Svetlana Jacquesson

1 Commençons par un fait évident : le Kirghizstan est un pays de montagnes. Plus de 94 % de son territoire est situé au dessus de 1 000 m et environ 71 % plus haut que 2 000 m. Le lac Ïssïk-köl (1 607 m d’altitude) entouré au nord par le Küngöy Ala-too (4 771 m au sommet Čok-tal) et au sud par le Teskey Ala-too (5 216 m au sommet Karakol) est ce que les Kirghiz appellent « le cœur » de leur pays. Au sud du Teskey Ala-too, les chaînes montagneuses du Tian Chan1 s’ouvrent sur quelques vallées de superficie importante : celles du Narïn (altitude moyenne autour de 2 000 m), de l’Atbašï (2 000-3 200 m) et de l’Aksay (2 900-3 800 m)2. Au sud-ouest, la chaîne du Ferghana est le dernier obstacle à l’accès dans la vallée qui porte le même nom. Au nord-ouest, deux vallées importantes, la vallée du et la vallée du Čü ouvrent le pays vers le Kazakhstan et sont d’anciennes zones de contacts entre Kirghiz et Kazakhs, de même que la vallée du Ferghana l’est entre Kirghiz, Ouzbeks et Tadjiks.

2 À la différence des gens des plaines, les Kirghiz aiment et connaissent leurs montagnes : elles sont proches et « apprivoisées3 » même pour les habitants des grandes dépressions intramontagnardes comme celle de l’Ïssïk-köl. Et ce ne sont pas les mots de la montagne qui manquent dans le vocabulaire kirghiz. Cet intérêt pour les montagnes et leur vocabulaire en kirghiz nous a justement menée à étudier de plus près « les dos » des montagnes, ou les sïrt. Précisons donc tout d’abord la place des sïrt dans l’analyse de l’espace montagnard fait traditionnellement par les Kirghiz.

Valeur ethnolinguistique du mot « sïrt » en kirghiz

3 Les mot sïrt a deux significations4 : (1) extérieur, ce qui est hors ou au-delà d’où šaardïn sïrtï « ce qui est hors de la ville, en dehors de ses limites » ; (2) dos, aussi bien le dos de la main que le dos d’une cuillère.

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4 On entend parler des sïrt d’une part sur la rive sud de l’Ïssïk-köl et d’autre part dans la vallée du Narïn. Ainsi, l’espace géographique couvert par cette notion se situe au sud du Teskey Ala-too et, dans les frontières actuelles du pays, au nord du Kakšaal (cf. Carte 1). Les Kirghiz se servent du mot sïrt lorsqu’ils évoquent leur pratique de l’élevage, aussi bien de nos jours qu’autrefois. Les sïrt sont donc des espaces anthropisés et nous allons présenter plus loin ce que nous connaissons de l’histoire de leur exploitation. Dans le domaine de l’élevage, les sïrt se distinguent des grandes estives, comme la dépression du lac Soŋ-köl ou la vallée du Suusamïr parce que ces derniers sont désignés comme jayloo « estive » ou čoŋ jayloo « grandes estives ». D’une façon générale, ils restent en dehors de la classification bien détaillée des estives car à la différence de ces dernières les sïrt peuvent être utilisés comme pâturages aussi en hiver. En conséquence au lieu des yourtes si caractéristiques des estives kirghiz, les sïrt peuvent abriter, au moins de nos jours, des maisons en dur. Pour les gens qui les utilisent, les sïrt s’opposent au bas pays désigné comme jaka « rive, village » pour ceux qui sont natifs de la région de l’Ïssïk-köl et köčö « rue, village5 » pour les gens de la région de Narïn. Une autre caractéristique des sïrt est que même pour des transhumants comme les Kirghiz ils paraissent lointains (alïs). En fait, aussi bien depuis les « rives » de l’Ïssïk-köl que depuis les « rues » du Narïn, les éleveurs exploitent en été tout d’abord une série de vallées montagnardes (böksö jayloo « estive de piémont » ou ički jayloo « estive intérieure »)6 dont les fonds (tör7) s’élèvent à 2 500-2 800 m d’altitude où ils touchent aux premiers névés8 ou aux crêtes rocheuses (čoku). Pour accéder aux sïrt il faut franchir ces crêtes ce qui explique qu’ils sont souvent associés à un long déplacement non pas à cause de la distance mais à cause de la montée. Enfin, le mot sïrt désigne les terrains plats de haute montagne par opposition aux formes de relief qui ne sont pas utiles à l’élevage comme čoku « crête, sommet », kapčïgay/kapčal « défilé », kuuš « gorge », ašuu « col » etc.

5 Severcov9 est l’un des premiers à faire remarquer, dans la deuxième moitié du XIX e siècle, que sïrt et pamir doivent être considérés non pas comme des toponymes mais comme des géonymes10. Le rapprochement des deux mots s’explique parfaitement. Si nous reprenons la définition géographique des « pamirs » telle qu’elle a été donnée par Rémy Dor11 – présence des pâturages et absence de culture ; présence d’eau : vallée d’une rivière, bassin d’un lac ou combinant les deux ; une taille d’une quarantaine de kilomètre de long sur trois ou quatre de large – elle correspond assez exactement à ce que les Kirghiz du Tian Chan entendent par sïrt (cf. Photographie 1).

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Photo 1

Vue sur la basse vallée du Balgart, près de l’endroit où il reçoit l’Arčalï. Sur la droite, on voit des champs d’orge qui doivent assurer l’affouragement des animaux gardés dans les bergeries de la vallée de l’Arčalï Photo de l’auteur, juillet 2002.

6 Cet emploi spécifique du mot sïrt comme géonyme n’existe de nos jours qu’en kirghiz mais il est attesté dès le XIe siècle par Mahmud Kashgharî12 ce qui n’est pas surprenant car étant natif de Kachgar il devait connaître cet espace montagnard par les récits des caravaniers qui le traversaient.

Description géographique

7 La région des sïrt se présente comme une succession d’étendues plates, de vallées ravinées et de monticules. Ces derniers ne dominent les plaines environnantes que de 1 000 m mais leur altitude absolue dépasse le plus souvent les 4 300 m. La plupart d’entre eux sont couverts de neiges éternelles ou de glaciers. Le chaînon de l’Akšïyrak13 divise les sïrt en deux parties : orientale, qui est plus accidentée et où les vallées peuvent être fortement encastrées ; occidentale, dont le relief est nettement plus plat même si son altitude moyenne est plus grande.

8 Les deux parties des sïrt ont des caractéristiques légèrement différentes : la partie orientale, comprenant les vallées du Sarïjaz (2 700-3 600 m), de l’Eŋilček (2 700-3 100 m) et du Kayïndï (3 800 m), est plus sèche et elle dispose d’une surface plus importante de pâturages d’hiver. À l’ouest de l’Akšïyrak, les vallées du Taragay (3 200-3 700 m), du Karasay (3 200 - 4 000 m), du Balgart (2 700-3 400 m) et du Karasaz (2 800-3 100 m) sont plus humides et elles sont utilisées surtout en été (cf. Carte 1). Ici les pâturages d’hiver ne forment que des poches qui se situent dans les vallées latérales comme celle de l’Arčalï et du Jïlaŋač (affluents droits du Taragay) ou dans des défilés (Kiči Üzöŋü Kuuš et Čoŋ Üzöŋü Kuuš).

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9 De nos jours, la partie orientale est connue comme Sarïjaz sïrtï « les sïrt du [bassin du] Sarïjaz ». La partie occidentale est divisée en Jeti-ögüz sïrtï « les sïrt de [la région de] Jeti- ögüz » et en Toŋ sïrtï « les sïrt de [la région de] Toŋ ». Si dans le premier cas la dénomination reflète une réalité géographique (les vallées des affluents du Sarïjaz), dans les deux autres cas les noms font référence aux régions administratives qui exploitent cette partie des sïrt.

10 Le climat y est rude, froid et sec, et rend donc impossible l’agriculture. La moyenne annuelle de la température reste au dessous de 10°C. En hiver, elle peut descendre jusqu’à -25°C et en été elle ne remonte qu’à 16-18°C. Les précipitations y sont peu importantes et ne représentent que 300 mm par an. En hiver, une grande partie des sïrt reste vierge de neiges car, comme l’a expliqué Severcov, ils se situent plus haut que les nimbus, juste au dessous des névés. En plus, ils sont balayés pendant une grande partie de l’année par des vents violents qui sont aussi à l’origine d’un climat instable où dans la même journée on peut passer du soleil brûlant à la neige. Il n’y a ni buissons ni arbres et pour attacher le cheval on doit se servir d’une pierre. La nappe végétale est souvent rompue par des terrains caillouteux et rocheux. Les espèces prédominantes sont les soudes (Salsola, kuudurak en kirghiz) et les armoises (Artemisia, šïbak) dans les steppes désertiques de 3 000 à 3 800 m ; la cobrésia (Kobresia, doŋuzsïrt) dans les prairies alpines humides et la fétuque des moutons (Festuca ovina, betege) dans leurs parties sèches. Malgré leur aspect insignifiant, ces plantes sont très nutritives et de plus elles conservent cette qualité même après la fin de la période végétative.

11 Plusieurs chemins traversent la chaîne du Teskey Ala-too et mènent aux sïrt. De l’est à l’ouest : depuis la région de Karakol (ancien Prževalsk) on remonte la vallée du Türgön Ak-suu (un affluent du Jïrgalaŋ) puis, après le col de Čoŋ ašuu (3 822 m), on suit la vallée de l’Ottuk pour accéder aux vallées qui se situent à l’est de l’Akšïyrak. Il y existe de nos jours une route carrossable qui dessert à la fois les éleveurs, les exploitations minières et les postes frontaliers. Depuis la rive sud du lac Ïssïk-köl, on peut suivre soit la vallée du Juuku, soit la vallée du Barskoon et joindre la vallée du Taragay par le col de Söök (4 021 m). Les voyageurs du XIXe siècle sont tous passés par la vallée du Juuku. La magistrale du Tian Chan, comme on appelle la route carrossable de nos jours, remonte par contre la vallée du Barskoon. Plus à l’ouest, la dépression de l’Ïssïk-köl est liée aux sïrt par les cols du (3 893 m) et du Tong (4 023 m) : ces deux montées ne sont utilisées que par les troupeaux même si pendant une courte période à l’époque soviétique il existait une piste carrossable franchissant le Tosor (cf. Carte 1 et 3). La seule route qui mène depuis la région du Narïn aux sïrt suit la vallée du Narïn, remonte ver le nord par la vallée du Kiči Narïn, traverse le défilé Kapčïgay et aboutit à la vallée du Karasaz d’où on peut tourner à l’est vers la vallée du Balgart ou à l’ouest vers celle du Karakujur. La route carrossable de nos jours a repris les tracés des anciens chemins des troupeaux.

12 Dans les pages qui suivent nous allons donc décrire la place des sïrt dans la gestion de l’espace de l’élevage kirghiz depuis la deuxième moitié du XIXe siècle jusqu’à nos jours.

Les premières explorations

13 L’histoire du Tian Chan en général et des sïrt en particulier doit beaucoup aux explorateurs russes et plus particulièrement, par ordre chronologique, à P. P. Semenov dit aussi Tânšanskij, à Č. Č. Valihanov et à N. A. Severcov. Le premier arriva sur les rives

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de l’Ïssïk-köl une première fois à l’automne de 1856 et explora à cette occasion les périphéries orientale et occidentale de la dépression ; une deuxième mission, au printemps de 1857, le mena à travers le Teskey Ala-too jusqu’aux sources du Narïn et, après un retour sur les rives du lac, une troisième prospection lui permit d’atteindre la haute vallée du Sarïjaz. Valihanov reprit en partie le trajet de la deuxième mission de Semenov : déguisé en marchand, il partit le 18 juin 1858, traversa le Teskey Ala-too, les vallées du Narïn, du Taragay et de l’Aksay et arriva à Kachgar quatre mois et demi plus tard. Il fit le chemin de retour au printemps de l’année suivante. Quant à Severcov, il entreprit sa première expédition à l’automne de 1867, traversa le Teskey Ala-too pour s’enfoncer ensuite dans le cœur des sïrt en explorant successivement les vallées du Narïn, de l’Atbašï et de l’Aksay. Tous les trois entreprirent leurs explorations à partir de Vernij [Almatï], l’avant-poste russe le plus avancé à l’époque et, si Valihanov était protégé par son déguisement, les deux autres furent escortés par des détachements militaires. Fidèles à l’esprit encyclopédiste du XIXe siècle, leurs récits traitent avec la même précision et perspicacité non seulement le cadre géographique mais aussi les mœurs et les coutumes des gens qui y habitent.

14 Les apports scientifiques des trois explorateurs sont considérables et pour prendre leur vraie mesure il suffit peut être de dire que jusqu’à leurs expéditions la somme des connaissances sur la géographie du Tian Chan était une compilation de renseignements hétéroclites, et souvent incorrects, réalisée par Alexandre von Humboldt et, quant à ses habitants, ils étaient surtout connus par les témoignages parfois fort biaisés des caravaniers. Sans reprendre la mise en place pas à pas de la topographie et de l’orographie du Tian Chan retenons des travaux de Semenov et de Severcov qu’ils sont d’accord avec les Kirghiz : à l’ouest du pic Khan Tengri, il n’existe pas de chaînes montagneuses principales mais un système complexe de hautes vallées et de monticules courts que les Kirghiz appellent communément sïrt.

15 À ces observations géographiques, Valihanov ajoute des notes plus humaines en citant les propos de ses compagnons de route : « Tout l’espace entre le col du Juuku et celui du Terekti14 m’a été décrit par les Kirghiz comme un haut pays montagneux. Ils appellent ce pays sïrt « dos » à cause de son élévation. Les Kirghiz et les Kachgarîs ont beaucoup à dire sur les sïrt : il y fait toujours très froid, il peut y neiger en été, les tempêtes de neige peuvent y durer plusieurs jours et immobiliser ainsi les caravanes ; elles sont d’autant plus dangereuses qu’on n’y trouve pas de combustible autre que la bouse. Ils disent aussi que sur les sïrt l’air est rare et les hommes comme les animaux sont victimes du mal des montagnes (tütök en kirghiz). Pour y échapper, ils conseillent de manger le plus d’ail possible. À partir de ces dires, je supposais que le sïrt est un haut plateau accidenté d’une grande altitude »15. Sa première traversée de ces contrées, Valihanov la résume de la façon suivante : « Depuis la dépression du lac Ïssïk-köl, et plus précisément depuis la vallée du Jeti-ögüz, jusqu’au col du Terekti, notre caravane fit 11 étapes et couvrit la distance de 175 verstes. L’espace entre le col du Juuku et le col du Terekti est occupé par une contrée montagneuse, traversée par des vallées de haute altitude et le tout ressemble à un haut plateau. La haute vallée de l’Aksay, depuis le lac Čatïr-köl jusqu’à la gorge de Kökkïya où l’Aksay tourne vers le sud pour rejoindre la plaine de la petite Boukhara [le plaine du Tarïm, Sv. J.], représente la plus grande étendue plate des sïrt. La traversée de cette contrée est assez difficile mais on peut la faire avec des chameaux ; on trouve de l’eau partout mais il n’y a pas de combustible autre que les excréments des

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animaux domestiques… Nous n’avons pas rencontré de campements kirghiz le long du chemin et nous n’avons pas subi leurs razzias »16.

16 Ce n’est pas un hasard si Valihanov note que le long de son chemin la caravane ne rencontre pas de campements kirghiz. Malgré leurs altitudes et l’austérité de leurs paysages ces contrées sont peuplées depuis longtemps. Dans les dires des caravaniers que cite Valihanov on reconnaît facilement des gens du bas pays, qu’on le situe du côté de l’Ïssïk-köl ou du côté de Kachgar, car pour les Kirghiz les sïrt représentent surtout de riches pâturages qui ont été l’objet d’âpres conflits dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

La guerre pour les sïrt

17 Elle est déclenchée par l’une des tribus les plus importantes du nord du Kirghizstan – les Sarïbagïš – qui éprouvent un manque crucial de pâturages. Leur poussée expansionniste est assez puissante pour bouleverser tout le Tian Chan et entraîner d’une certaine façon son annexion à la Russie. Semenov et Severcov en sont les meilleurs témoins.

18 Au milieu du XIXe siècle les Sarïbagïš, au nombre de 10 000 yourtes17, occupent la partie ouest de la dépression du lac Ïssïk-köl et les hautes vallées du Čü et du Kemin, tandis que les Bugu, au poids démographique à peu près égal18, sont les maîtres de la partie orientale (cf. Carte 2). La cohabitation entre les deux fractions est difficile et l’une des raisons principales en est le manque d’estives des Sarïbagïš. En été, ils ne peuvent exploiter que les fonds des vallées formées par les affluents du Čü et du Kemin. De plus, leurs pâturages sont séparés par des gorges profondes qui, tout en augmentant les capacités défensives, diminuent l’étendue des pacages. Ce domaine morcelé explique aussi que les Sarïbagïš n’aient pas eu un chef unique, mais quatre, dont chacun était retranché dans une vallée bien protégée. L’une d’elles, la vallée du Karakujur, était le bastion d’Urumbay puis de son fils Ümbet-alï.

19 Quant aux Bugu, ils hivernaient sur la rive sud de l’Ïssïk-köl tandis qu’en été, ils avaient le choix entre les hautes vallées du Kegen et du Tekes, au nord-est du lac Ïssïk-köl, ou les sïrt et notamment la vallée du Sarïjaz. Dans cette configuration de terrain, les lieux- forts des Bugu étaient situés dans les vallées des rivières descendant du Teskey Ala-too. Celle du Juuku qui servait de quartier d’hiver à leur chef Borombay était connue non seulement pour son manoir fortifié mais aussi pour ses champs cultivés. Une seule fraction des Bugu, les Tïnïmseyit, ne reconnaissait pas la tutelle de Borombay et nomadisait dans les vallées du Kiči Narïn et du Čoŋ Narïn19.

20 La guerre entre les Sarïbagïš et les Bugu prit la forme d’une succession de razzias (barïmta) qui dura de 1853 à 1860. Elle fut déclanchée par ceux qui manquaient d’estives – une fraction des Sarïbagïš menée tout d’abord par Urumbay puis par son fils Ümbet-alï. En 1857, lorsque Semenov commença ses prospections sur la rive sud du lac, il n’y trouva plus de Bugu et toutes les montées vers les sïrt étaient contrôlées par les Sarïbagïš. Les Bugu, repoussés dans les vallées du Kegen et du Tekes, cherchèrent une issue en acceptant la protection des Russes (1856) et en ouvrant la porte à l’annexion tsariste des montagnes kirghiz.

21 Le convoi militaire de Semenov reconquit la rive sud de l’Ïssïk-köl jusqu’à la vallée du Barskoon et la rendit aux Bugu considérés déjà comme des sujets russes. Craignant

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l’union des Bugu et des Russes, les Sarïbagïš d’Ümbet-alï se retirèrent pendant quelques années sur leurs pacages ancestraux juste le temps nécessaire, comme le suppose Severcov, pour que leurs troupeaux se remettent des dégâts subis pendant leur longue guerre avec les Bugu20. En 1863, ils reprirent leur quête de pâturages. Découragés par la présence russe dans la région de l’Ïssïk-köl, les Sarïbagïš tournèrent leur attention vers les sïrt. Ils remontèrent la vallée du Karakujur, pillèrent sur leur chemin les Tïnïmseyit et les Moŋoldor des vallées du Kiči Narïn et du Čoŋ Narïn et installèrent leurs quartiers d’hiver dans la vallée de l’Atbašï en repoussant les Čerik. Vers 1867, les Sarïbagïš d’Ümbet-alï comptaient à peu près 8 000 yourtes et ils faisaient la loi sur les pâturages depuis la vallée du Karakujur à l’ouest jusqu’à la vallée de l’Aksay au sud-est, c’est-à- dire sur une zone qui faisait à peu près 530 km du NE au SO et 320 km du NO au SE21. Autrement dit, les Sarïbagïš s’étaient rendus maîtres des sïrt.

22 De leurs quartiers d’hiver, dans la vallée de l’Atbašï, ils pillaient les caravanes venant de Kachgar et se dirigeant vers les campements des Bugu et des Sayak dans la région de l’Ïssïk-köl. En été, ils terrorisaient les sïrt en razziant les troupeaux et les hommes, tantôt vers le nord, chez les Bugu et les Sayak tantôt vers le sud, chez les Čerik et les Moŋoldor. L’expansionnisme et l’agressivité des Sarïbagïš créèrent un déséquilibre renforcé encore davantage par l’avancée des Russes et par le durcissement des Chinois face aux Kirghiz qu’ils soient pillards ou fugitifs. Incapables d’absorber la crise par elles-mêmes, ou n’ayant pas le temps de le faire, les tribus kirghiz du Nord commencèrent à se mettre sous la « protection » des Russes. La dernière soumission, celle des Sarïbagïš, coïncide avec les explorations de Severcov.

23 Avec ses guides Bugu et son convoi cosaque, Severcov aborda les quartiers d’hiver des Sarïbagïš dans la vallée de l’Atbašï. Il ne les rencontra pas à cette occasion et les traces fraîches des troupeaux témoignèrent que les hivernages avaient été quittés la veille22. La mission poursuivit ses buts scientifiques en faisant des relevés topographiques tantôt dans la vallée de l’Atbašï, tantôt dans celle de l’Aksay. Des chasseurs Bugu furent chargés de compléter les collections zoologiques, les taxidermistes eurent du travail et Severcov trouva même des loisirs pour peindre les paysages. Au bout de quelques jours du travail, l’expédition se dirigea vers la vallée du Narïn et apprit sur son chemin qu’à peu près 3 500 yourtes de Sarïbagïš avaient quitté la vallée de l’Atbašï et s’étaient dirigés vers leurs anciens quartiers d’hiver dans la vallée du Karakujur déboussolés par les mouvements « chaotiques » des membres scientifiques de la mission et de son convoi armé. Cette fuite avait été précédée par la décision prise à l’unanimité de reconnaître la suzeraineté russe23. Quelques jours plus tard Severcov rencontra le chef des Sarïbagïš et s’engagea à appuyer sa capitulation à Vernij et à Tokmak24. La soumission des Sarïbagïš marqua la fin de l’annexion russe du Kirghizstan du nord.

L’enjeu des pâturages

24 Quoique la guerre précoloniale ait été souvent réduite à une suite de razzias, les enjeux y étaient beaucoup plus importants que la redistribution du bétail : il s’agissait surtout et avant tout de la redistribution des pâturages. Les premières soumissions aux Russes se font dans le but de défendre des pacages menacés ou de récupérer ceux qui avaient été déjà perdus. La crise concerne aussi bien les pâturages d’été, prédominants dans le pays, que les pâturages d’hiver, beaucoup moins abondants : la valeur des premiers est

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accrue par le fait que les routes caravanières les traversaient ; les deuxièmes étaient d’autant plus convoités que des terroirs cultivables leur étaient souvent contigus.

25 On peut supposer que de telles crises se produisaient régulièrement. Elles étaient absorbées soit grâce aux stratégies mises en oeuvre par les sociétés nomades (changement des proportions des différentes espèces élevées par exemple) soit grâce aux facteurs naturels (les troupeaux pouvaient être décimés par des épizooties ou par des disettes printanières ce qui atténuait la compétition pour les pâturages). Le contexte géopolitique de la fin du XIXe siècle ne laissa pas le temps nécessaire aux Kirghiz.

26 L’importance des sïrt ne reposait pas uniquement sur leur grande surface occupée à la fois par des pâturages d’été et par des pâturages d’hiver. Leur exploitation pastorale se conjuguait dès cette époque avec de modestes activités agricoles, soit en altitude sur place, soit dans le bas pays. En plus, ils étaient au carrefour des routes caravanières et leurs habitants avaient la possibilité, bien appréciée en pays montagneux, de commercialiser leurs bêtes et de se pourvoir en produits manufacturés.

L’enjeu des terroirs

27 À la fin du XIXe siècle les Kirghiz exploitent de plus en plus les terroirs propices à l’agriculture : selon les témoignages des voyageurs russes, sur la rive orientale de l’Ïssïk-köl on trouvait à plusieurs endroits des champs des Bugu. Valihanov rencontra des Kïdïk (une fraction des Bugu) venus moissonner leurs champs dans la vallée du Jeti- ögüz début septembre après avoir passé l’été sur les sïrt25. Severcov nous laisse un témoignage semblable sur les vallées voisines du Kïzïlsuu et du Juuku : « Dans la vallée du Kïzïlsuu et dans la basse vallée du Juuku, on voit beaucoup de champs kirghiz arrosés par des canaux dérivés de ces deux rivières… L’espace entre la montagne et le lac est ici étroit et il est entièrement couvert de champs. Les Kirghiz ne regrettent pas de retourner la terre à l’aide de l’araire, car il n’y a pas de bons pâturages, tandis que les champs donnent de la récolte quand ils sont arrosés, ce qui n’est pas difficile ici »26.

28 Quoique très localisée, l’agriculture est pratiquée aussi en altitude : « Sur les sïrt, dans les vallées plus basses et plus chaudes de l’Atbašï, du Narïn et de l’Arpa poussent le blé et l’orge. Il faut croire que dans les temps anciens ces endroits ont été habités par des gens sédentaires parce que, comme racontent les Kirghiz, dans la basse vallée de l’Atbašï on voit les ruines d’une grande cité tandis que dans la vallée du Narïn nous avons vu nous même les traces des anciennes cultures de céréales »27.

29 Les Kirghiz ne cultivaient que des céréales : blé (buuday), orge (arpa) et millet (taruu). Aucune d’elles n’était destinée aux bêtes, toutes étaient utilisées par les hommes : le blé pour fabriquer du pain, l’orge et le millet pour préparer leurs boissons fermentées traditionnelles – le bozo (à partir du millet) et le maksïm (à partir de l’orge). Les terroirs cultivés, de taille modeste et avec des cultures semblables, se retrouvent chez les éleveurs kirghiz de nos jours après les bouleversements de l’agriculture à la soviétique.

Les routes des échanges

30 Les sïrt étaient traversés par plusieurs routes caravanières et quant aux sentiers « il y en avait partout »28. Nous avons déjà évoqué les routes qui mènent de la rive sud de l’Ïssïk-köl jusqu’aux sïrt : au XIXe siècle, les marchands remontaient le plus souvent la

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vallée du Juuku. Une fois dans la vallée du Taragay, ils avaient le choix entre la route qui, par le col de Bedel, conduisait à Tourfan en cinq jours ; celle qui arrivait à Kachgar par le col du Terekti29 en dix-huit jours ; celle qui faisait le lien entre la vallée du Narïn et Kachgar par le col de Torugart en seize jours30. D’autres routes, plus difficiles mais plus courtes aussi, pouvaient amener un cavalier depuis la vallée du Sarïjaz par le col d’Išigart à Tourfan en trois jours31.

31 Certes, les caravanes avaient de quoi avoir peur sur les sïrt : certains groupes kirghiz étaient notoires pour leurs razzias et nous avons déjà évoqué le cas des Sarïbagïš. Mais il ne faut pas perdre de vue que malgré les pillages les échanges commerciaux étaient très animés : pendant un mois passé dans les campements des Bugu la caravane de Valihanov vendit des marchandises dont la contre-valeur se monta à 3 026 moutons, 6 chevaux, 11 peaux de renard et 44 astracans32. Les Kirghiz proposaient surtout des bêtes domestiques mais aussi une quantité importante de fourrures (renard et martre), des bois du cerf et du feutre ; ils achetaient des tissus de coton, des surtouts, de la porcelaine, du thé et de l’argent33. Et, faut-il le rappeler, les caravanes ne véhiculaient pas uniquement des marchandises. Ces échanges n’ont pas survécu à l’époque soviétique : les routes des sïrt butaient alors, et butent encore de nos jours, sur des frontières fermées.

Montagnes aborigènes et bas pays colonisé

32 La conséquence directe de l’annexion du Kirghizstan fut son ouverture à la colonisation paysanne. Elle se déclara dès 1906, suite aux réformes agraires de Stolypin, et prit de l’ampleur en 1910/1911 lorsque la Sibérie occidentale et le nord du Kazakhstan furent saturés. Les colons s’établissaient sur les terrains les plus propices à l’agriculture et leur poids fut inégal dans les différentes régions du Kirghizstan.

33 L’une des régions les plus touchées fut la partie sud-est de la dépression du lac Ïssïk-köl où les vallées du Jeti-ögüz et du Kïzïlsuu, pour ne donner que deux exemples, se virent envahies par de nombreux colons d’origine russe ou ukrainienne. L’intérieur du Tian Chan ne fit pas exception dans cette première ruée : le bourg de Stolypinskoe dans la vallée du Kočkor et celui de Belo-Carskoe dans la vallée du Jumgal en furent de fiers avant-postes34. Mais leur avenir fut vite scellé car les conditions locales étaient trop rudes même au goût des pionniers. Les montagnes constituèrent donc une barrière à la colonisation non pas parce qu’elles étaient infranchissables mais parce que les administrateurs tsaristes étaient bien conscients des énormes investissements indispensables à leur apprivoisement.

34 De toute façon les méfaits de la colonisation paysanne n’étaient pas proportionnels à son extension mais aux intrusions graves dans les modes traditionnels de la gestion du territoire. Ainsi, les quatre types de pâturages pratiqués par les éleveurs kirghiz ne laissaient pas de terroirs inutilisés. Si nous ajoutons qu’ils s’occupaient à la fois de quatre espèces d’animaux domestiques (tört tülük : moutons/chèvres, chevaux, bovins et chameaux) il devient clair que la gestion du territoire était non seulement rationnelle mais aussi optimale. Lorsque les piémonts et les vallées basses, propices à l’agriculture, furent occupées par des colons russes tous le cycle de l’élevage fut perturbé : il n’était certes pas question de sa disparition mais il se voyait amputé de toute perspective de développement, fut-il extensif. De plus, les principaux marchés, surtout après la délimitation de la frontière avec la Chine, se retrouvèrent aussi sous le

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contrôle du capital russe ce qui signifie que les Kirghiz étaient sous la férule à la fois des paysans et des entrepreneurs et commerçants de l’empire. La montagne reprit son rôle de bastion : d’après les données de la Direction de l’Immigration, en 1913 les foyers kirghiz les plus riches en bêtes domestiques étaient ceux qui nomadisaient tout au long de l’année sur les sïrt ; ils étaient suivis par leurs congénères de la partie occidentale de la dépression du lac Ïssïk-köl, peu touchée par la colonisation à cause de son aridité, et de la vallée du Narïn35.

35 La révolte de 1916 était donc en grande partie le résultat direct de l’incursion paysanne sur le territoire traditionnel des éleveurs kirghiz. L’ordre de mobilisation ne fit que déclencher la colère. La destruction des villages de colons par les Kirghiz fut suivie par des représailles et la réquisition massive de leurs troupeaux. Les insurgés et leurs familles empruntèrent les chemins qui menaient vers la Chine et les sïrt devinrent encore une fois le témoin d’un épisode dramatique de l’histoire kirghiz : gens et troupeaux furent surpris par un hiver précoce qui les décima. Ceux qui réussirent à atteindre la Chine le firent avec les mains vides. Parmi les représailles infligées à ceux qui étaient restés dans le pays le gouverneur du Semireč’e, le général Kuropatkin, envisagea même de créer une réserve pour les Kirghiz sur les sïrt, « dans le pays montagneux de Narïn » et protéger de la sorte les terres fertiles des rives de l’Ïssïk-köl destinées aux colons russes et aux cosaques36. Le pays mit dix ans pour se relever de cette épreuve : en 1926 les derniers exilés rejoignirent le Kirghizstan soviétique.

Colonisation, collectivisation et sédentarisation

36 Ce sont les Soviets qui, par la réforme agraire de 1921/22, restituèrent aux Kirghiz les terrains saisis par les colons. Ils marquèrent donc leur première victoire en pourvoyant en terre les plus pauvres des Kirghiz, ceux qui n’avaient plus de bêtes pour pratiquer l’élevage et qui s’étaient reconvertis à l’agriculture. C’est ainsi que les anciens foyers de colonisation paysanne russe devinrent les premiers foyers de collectivisation. Les terres restituées passèrent des mains des colons aux mains des agriculteurs kirghiz et quittèrent donc définitivement le foncier de l’élevage.

37 De 1925 à 1929, période qui coïncide avec le premier plan quinquennal de la république autonome du Kirghizstan créée en 1926, les kolkhoz n’ont prospéré que dans la partie orientale de la région du lac Ïssïk-köl. Il était beaucoup plus difficile d’imposer la logique des exploitations collectives à l’intérieur du Tian Chan. Si la première étape de la collectivisation fut marquée par la réquisition des terres des colons, la deuxième étape (1929-1932) mit fin au règne des grands propriétaires kirghiz dont les troupeaux fournirent le cheptel vif pour les premiers kolkhoz d’élevage. Il est fort probable que la coopération dans le domaine de l’élevage avait un avenir prometteur au Kirghizstan notamment lorsqu’après une période initiale de restrictions les troupeaux privés des kolkhoziens reprirent des tailles raisonnables. Dans la logique soviétique cependant collectivisation rimait avec sédentarisation. En fait ce sont les méfaits de cette dernière (choix inappropriés pour les emplacements des centres de sédentarisation, ambition de créer de gros bourgs qui n’assuraient pas une gestion efficace du territoire et qui étaient privés de toute infrastructure) qui ont déteint sur le prestige des exploitations collectives.

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La vie en montagne vue par les planificateurs

38 Le culte de la productivité imposa de nouvelles évaluations du potentiel économique du pays. Dans les années 1930 plusieurs expéditions (géologiques, botaniques et agronomiques), organisées par le Conseil d’étude des forces productrices auprès de l’Académie des sciences de l’URSS, effectuèrent des prospections détaillées afin d’améliorer l’usage des ressources naturelles et les pratiques d’élevage. Les sïrt, vus comme un réservoir de pâturages, occupaient une place importante dans ces études : leur couverture végétale a été analysée, les pâturages ont été classifiés, les rendements par hectare soigneusement calculés et ainsi de suite. Ces prospections avaient été complétées par les descriptions minutieuses du cycle de l’élevage des Kirghiz pour essayer d’inscrire ensuite cet usage traditionnel des pâturages dans les pratiques des futures exploitations collectives. Reprenons donc une partie des témoignages laissés par ces expéditions.

Présence des hommes et des troupeaux sur les sïrt

39 À la fin des années 1920, plus de 100 foyers, originaires de la région de Karakol (est de l’Ïssïk-köl), habitaient les sïrt tout au long de l’année. Le premier kolkhoz y fut fondé en 1931 à Mayda-adïr et il réunit 25 foyers. Dans la vallée de l’Akšïyrak il y avait à la même époque 103 foyers qui à leur tour donnèrent naissance à un kolkhoz. Soixante-dix foyers habitaient dans les vallées du Taragay et du Karasay. Quant aux vallées du Jïlaŋač, de l’Arčalï et du Karasaz, dépendant alors de la région de Balïkčï, 84 foyers y passaient toute l’année. On constate donc que le territoire énorme des sïrt (2,5 millions d’hectares) n’était exploité tout au long de l’année que par 400 à 500 foyers. La raison en était toute simple : la majorité des foyers d’éleveurs disposaient déjà de parcelles de terre cultivable et parfois de fauches dans le bas pays et ils étaient obligés d’y retourner en automne et en hiver. La présence d’hommes et de troupeaux sur les sïrt s’amplifiait par périodes : en hiver et en été.

La place des sïrt dans le cycle de l’élevage

40 Une fois la moisson terminée, certaines familles renvoyaient une partie de leurs troupeaux, accompagnés par un ou deux bergers, sur les sïrt. Ce type de déplacement (otor) était pratiqué surtout par les familles qui avaient beaucoup de bêtes domestiques mais celles qui en possédaient peu pouvaient se réunir pour former un troupeau commun. Ainsi, certains hivers le nombre de bergers sur les sïrt était multiplié par quatre : dans la région de Karakol plus de 500 foyers et entre 1/3 et 2/3 du cheptel hivernaient en altitude ; dans la région de Jeti-ögüz, entre 40 et 50 foyers partaient en otor ; pour celle de Balïkčï ils étaient entre 20 et 30.

41 On dispose du même type de données pour la région de Narïn pour l’année 1927 : 53 % des troupeaux de la haute vallée du Narïn (en amont du bourg de Narïn) et 30 % et 35 % des troupeaux de la basse vallée du Narïn et la vallée de l’Ottuk (un affluent du Narïn) hivernaient sur les sïrt. Ces troupeaux consistaient en moutons et en chevaux, les bovins étaient le plus souvent gardés en bas. Mais, dans les vallées de l’Akšïyrak et de l’Eŋilček on voyait en hiver même des chameaux37.

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42 Les otor descendaient dans le bas pays pour la reproduction des animaux, ce qui représentait un grand inconvénient : même si les chemins de retour suivaient les adrets, les animaux pleins devaient traverser des cols difficiles avant la fonte des neiges, en février-mars, ce qui entraînait beaucoup d’avortements. Dans les familles qui passaient l’année sur les sïrt l’agnelage et le poulinement se passaient en pleine air.

43 Quant à la saison estivale, elle réunissait sur les sïrt trois types d’éleveurs : (1) ceux qui avaient gardé leurs troupeaux dans le bas pays en hiver ; (2) ceux qui y étaient descendus pour la reproduction et (3) ceux qui vivaient sur les sïrt toute l’année. Dans les deux premiers cas, à partir du mois de mai, les troupeaux se dirigeaient vers les pâturages de poche en broutant les étages successifs de la végétation. Au mois de juin cette vague de transhumants se divisait en deux parties : les uns traversaient les cols et montaient sur les sïrt où ils restaient jusqu’au mois de septembre ; les autres se satisfaisaient tout au long de l’été des estivages de poche en remontant seulement vers les fonds des vallées car ils ne disposaient pas d’un nombre suffisant d’animaux de somme pour franchir les cols avec les yourtes et les ustensiles. Ceux qui hivernaient sur les sïrt quittaient pour leur part les vallées encastrées où ils avaient protégé leurs troupeaux en hiver et rejoignaient les alpages : leurs déplacements étaient minimaux et il suffisait parfois de changer de versant. Les troupeaux du bas pays quittaient les sïrt au mois de septembre bien avant les premières chutes de neige pour pouvoir traverser à temps les cols.

44 Dès les années 1930, il apparaît que malgré leur enthousiasme les planificateurs tardent à proposer de meilleures solutions pour la gestion de la haute montagne. D’où ces descriptions minutieuses du cycle traditionnel de l’élevage qui représentent d’une certaine façon un hommage au savoir-faire kirghiz.

Les pratiques traditionnelles au service du socialisme

45 Les trois types d’utilisation des pâturages des sïrt seront préservés tout au long de la période socialiste. La sédentarisation devait cependant se manifester au dessus de 3 000 m d’altitude par la construction des maisons pour les bergers, des enclos pour le bétail et des entrepôts pour les fourrages. Les routes, bien sûr, devaient conquérir la montagne et relier même les pâturages les plus éloignés aux centres culturels du bas pays. L’épanouissement programmé de l’élevage au Kirghizstan se heurta cependant à plusieurs obstacles majeurs : (1) à partir de 1 800 m d’altitude l’agriculture était risquée et à partir de 2 500 m elle était impossible ; (2) au dessus de 3 000 m il n’existait que des prairies alpines dont la couverture herbeuse ne laissait que très peu d’espoir à la pratique des fenaisons ; (3) en fonction des deux conditions précédentes, l’élevage au Kirghizstan ne pouvait se développer qu’à partir des pâturages naturels, sans apport significatif des affouragements mais (4) les pacages d’hiver étaient insuffisants et (5) ils étaient éloignés des centres agricoles qui pouvaient éventuellement produire du fourrage. Si, les planificateurs jusqu’à l’après-guerre semblaient tenir compte de ces obstacles, il semble que leurs successeurs qui visaient le « socialisme développé » (1964-1985) les avaient oubliés.

46 L’histoire des kolkhoz et sovkhoz au Kirghizstan est à écrire. Elle se limite le plus souvent à des tableaux statistiques dont l’interprétation ne nous renseigne que très superficiellement sur leur fonctionnement. Nous disposons toutefois de deux études ethnographiques dont l’une concerne directement notre sujet38. Elle a été effectuée par

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une équipe, sous la direction d’Abramzon, dans les villages de Darxan, Čïčkan et Saruu, rive sud de l’Ïssïk-köl, entre 1952 et 1954. Nous y trouvons notamment des renseignements sur la « reconquête des sïrt » après le déclin général de l’élevage suite à la Guerre.

47 Le kolkhoz « Alatoo » (réunissant les villages de Darxan et de Čïčkan) prospérait tant bien que mal mais sa participation à la « compétition socialiste39 » était mise en question faute de fourrages, c’est-à-dire que le kolkhoz n’arrivait pas à nourrir en hiver la quantité de bêtes que nourrissaient les estivages. La solution immédiate, et traditionnelle, fut d’accroître la surface des pâturages d’hiver. En 1947, un groupe d’éleveurs expérimentés eut pour tâche de prospecter les sïrt. Il constata que dans la vallée de l’Üzöŋü Kuuš de vastes pacages n’étaient pas enneigés en hiver. Aussitôt, « quelque centaines de chevaux » et « 17-18 troupeaux de moutons40 » y furent envoyés pour hiverner. Suite à cet essai prometteur, on décida d’investir dans l’infrastructure des sïrt. En 1949, plusieurs habitations en dur et un bâtiment pour tondre les moutons furent construits près du col Söök, à plus de 4 000 m d’altitude. L’une des maisons abritait un médecin et une sage-femme, une autre était occupée par un magasin ; le reste servait d’entrepôts et d’aire de repos pour les familles des bergers transhumants. En 1950, la route de Barskoon fut réparée et put être empruntée par les premiers véhicules. En 1953/54, suite à un hiver qui décima les troupeaux hivernant sur les sïrt, il fut décidé de renforcer leur « modernisation ». La construction des maisons pour les bergers et des enclos pour les troupeaux fut entreprise. Vers la fin des années 1950 on jeta les fondations de Karakolka, le « centre » de la vallée du Taragay. Entre 1954 et 1956, la route de Barskoon fut allongée de deux ramifications : l’une vers Karakolka et l’autre vers la vallée de l’Akšïyrak41. Beaucoup de ces travaux furent organisés et menés à bien par le Komsomol.

48 La partie orientale de la vallée du Taragay fut donc exploitée par les troupeaux du kolkhoz « Alatoo ». Au début des années 1950, son cheptel vif comprenait 23 163 moutons, 927 chevaux et 1 199 têtes de gros bétail. Pendant la période de reproduction, les bêtes étaient gardées sur les pâturages situés dans les vallées du Juuku et du Čïčkan. Fin juin, les troupeaux de moutons et de chevaux montaient sur les sïrt et se dispersaient dans les vallées de l’Arabel-suu, du Taragay et du Karasay. La montée était organisée avec grand soin car tous les kolkhoz de la région envoyaient leurs troupeaux sur les sïrt en même temps et par la même route. Les chevaux ouvraient le chemin, suivis par les moutons ; venaient enfin les chameaux et les boeufs qui transportaient les yourtes et les ustensiles des bergers. Il fallait entre trois et quatre jours pour atteindre la vallée du Taragay. Les troupeaux y restaient pendant quatre mois. Au mois de septembre, ils se dirigeaient vers les pâturages d’hiver situés dans la vallée de l’Üzöŋü Kuuš. L’affouragement en hiver était assuré par le kolkhoz. Dès 1954, des efforts avaient été déployées pour accroître la quantité de foin : 150 ha de prairies naturelles situées dans la vallée du Taragay étaient fauchées une fois par an. En février, les juments descendaient dans le village pour le poulinement suivies, au mois de mars, par les brebis. Les troupeaux évitaient alors le col du Juuku, trop difficile pour les animaux pleins, et suivaient la route carrossable en traversant le col de Söök42.

49 Quant à la partie occidentale de la vallée du Taragay, elle était occupée par 21 bergers venus du sovkhoz « Barskoon ». Ils s’occupaient de moutons, de yacks et de chevaux. Le cycle d’élevage était le même que celui pratiqué par le kolkhoz « Alatoo ». En été, les meilleurs pâturages pour les moutons étaient situés dans la vallée du Jamanečki. En

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hiver, ils cherchaient la protection des intempéries dans les vallées des affluents du Taragay dont les plus convoités étaient celles du Jaŋïjer et du Jagalmay43.

50 Les bergers des kolkhoz qui restaient sur les sïrt tout au long de l’année y étaient accompagnés par leurs épouses et un frère ou un grand fils pour les aider. Ils habitaient dans des yourtes mais ils avaient tous un logement dans le village. Les enfants à scolariser étaient confiés à des parents et ils ne retrouvaient leurs familles que pour les vacances d’été. Les bergers et les gardiens des chevaux s’associaient souvent dans des groupes de deux ou trois yourtes pour la meilleure utilisation des pâturages. Ils étaient aidés ponctuellement par les autres membres du kolkhoz pendant la tonte44 et la traite45. Les postes de radio assuraient le lien avec l’extérieur. L’autorisation de posséder plus de bêtes privées que les autres membres du kolkhoz était leur plus grande récompense. Ces dernières étaient gardées ensemble avec le troupeau collectif. Ce sont ces bergers qui firent monter les premiers bovins sur les sïrt afin de pourvoir leurs foyers en produits laitiers.

Les pratiques traditionnelles à la merci du socialisme

51 Dès les années 1960, les premiers signes de manque de pâturage se manifestèrent. Les kolkhoz de la région de Jeti-ögüz et de la région de Narïn commencèrent à se disputer les pacages dans la vallée du Taragay. En effet, lorsqu’au début des années 1950 les bergers du kolkhoz « Alatoo » colonisèrent les vallées du Taragay et de l’Üzöŋü Kuuš, ils ne firent que profiter de la faiblesse provisoire des kolkhoz d’élevage dans la vallée du Narïn. Dès 1960, ces derniers commencèrent à revendiquer les territoires en question en insistant sur le fait qu’il s’agissait de « leurs meilleurs pacages ». Ils mirent en avant que les kolkhoz de la région de Jeti-ögüz en étaient trop éloignés et en conséquence ils ne les utilisaient pas d’une façon efficace. Si les éleveurs des rives du lac avaient besoin de quatre jours pour atteindre la vallée du Taragay, ceux de la vallée du Narïn le faisaient en une seule journée. En janvier 1960, il n’y avait que quatre troupeaux de moutons (à peu près 2 400 têtes) hivernant dans cette vallée alors qu’elle pouvait en nourrir quinze. Malgré l’abondance des pâturages, les troupeaux venus de la vallée du Narïn étaient chassés ou alors on ne les laissait accéder que sur des pacages déjà broutés. Le manque de pâturages éprouvés par cette région avait fait que de 60 000 têtes dans les années 1930, il ne restait plus que 23 000 têtes et les dettes des kolkhoz envers l’état ne faisaient que croître46.

52 Peu de bergers de nos jours se rappellent l’avant 1960. Ce qui a marqué le plus leurs souvenirs c’est l’accroissement démesuré des troupeaux par la suite, la surcharge des pâturages et l’introduction des nouvelles races ovines peu adaptées aux conditions du pays. Leur travail devenait de plus en plus lourd et en conséquence ils abandonnaient les pratiques traditionnelles pour adopter des comportements proches de « je-m’en- fichisme »47. Les témoignages que nous avons pu recueillir dans la vallée du Balgart illustrent l’esprit de cette époque.

53 D’une façon générale, les kolkhoz de la région de Ton étaient mal aimés sur les sïrt à cause de leur comportement expansionniste48. L’un d’entre eux, du nom de « Lénine », avait comme centre administratif le village de Bökönbaev. Spécialisé dans l’élevage de moutons à toison fine, ses troupeaux étaient devenus rapidement omniprésents dans la vallée du Balgart. Avec 60-70 000 têtes de moutons, le kolkhoz manquait de pâturages d’hiver car ceux qui étaient disposés sur les rives du lac étaient vite devenus

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insuffisants. C’est ainsi qu’il colonisa les vallons de l’Arčalï et du Jïlaŋač, au détriment des bergers de la vallée du Narïn, et y fit construire une trentaine de fermes dans les années 1960. Les chevaux, les yacks et les moutons y passaient l’hiver. Les brebis de reproduction étaient inséminées artificiellement en décembre et gardées dans des fermes sur les rives du lac jusqu’à l’agnelage. En mai-juin, elles sortaient tout d’abord sur des pâturages de printemps puis, fin juin, rejoignaient les pâturages du Balgart par le col du Ton en un jour. Elles y restaient trois ou quatre mois et en automne les troupeaux empruntaient la route par le col du Tosor pour se rendre sur les rives du lac49.

54 Puisque le kolkhoz « Lénine » est l’un des rares kolkhoz qui a survécu à la privatisation, nous y reviendrons encore une fois en décrivant l’utilisation actuelle des sïrt. La plupart des bergers qui ont connu la vallée du Balgart à l’époque des kolkhoz n’ont d’autres souvenirs que le grand nombre de bêtes et l’épuisement de la couverture herbeuse. Le nombre de bêtes les poursuit jusqu’à nos jours car l’histoire de leur propre kolkhoz ainsi que celle des kolkhoz voisins est souvent réduite à la taille des troupeaux : « Nous avions douze troupeaux (koroo) de moutons dans la ferme d’Ottuk. Mais dans la vallée du Karasaz il y avait beaucoup plus de moutons que nos douze troupeaux. Dans le kolkhoz d’Ulakol, il y avait 40 000 moutons et 1 000 chevaux, tous se rendaient sur les sïrt. En effet, nous avions au départ 60 000 moutons, puis les villages de Tuurasu et de Šorbulak se sont séparés et nous leur avons donné 20 000 moutons et tous les yacks. [Aviez-vous des bergeries pour tous ces 40 000 moutons ? – notre question]. Non, il n’y a que les brebis de reproduction qui étaient gardées dans des bergeries, les autres bêtes restaient sur les sïrt »50.

55 Dans les années 1970-1990 les bergers avaient de moins en moins d’initiative ce qui a entraîné, comme nous l’avons dit, la perte du savoir-faire traditionnel. Les moments les plus décisifs dans le cycle de l’élevage – l’accouplement et l’agnelage – ne les mobilisaient que partiellement car les brebis de race étaient inséminées artificiellement et elles agnelaient dans des bergeries chauffées, souvent sous la surveillance des zootechniciens. En hiver, il ne s’agissait plus d’exploiter des terroirs en fonction de leurs expositions : lors des chutes de neige, les bergers se servaient du fourrage assuré par le kolkhoz. De même que des vétérinaires étaient chargés de surveiller la santé des troupeaux, des zootechniciens et des botanistes décidaient de l’usage des pâturages et des dates de montée des animaux. De plus en plus de troupeaux empruntaient les routes carrossables et l’équipement des bergers était transporté en camion tandis que leurs familles les rejoignaient en voiture et même en bus. Sur les estivages, les bergers avaient des parcelles délimitées, séparées par des fils de fer, et leur rotation était décidée par les zootechniciens. Tous s’accordent à dire que quand de telles parcelles n’existaient pas, leur travail devenait très lourd car ils devaient rester à côté des troupeaux pendant toute la journée pour les empêcher de se mélanger ou de s’introduire sur les pacages des autres bergers. Chargés du même type de troupeau pendant plusieurs années, leur contact avec les autres animaux domestiques devenait de plus en plus lointain. Cette absence d’initiative, et donc de responsabilité, fait-elle dire à la plupart des bergers que c’était quand bien même « une époque bénie » ? De cette « époque bénie » ils gardent tous cependant une image dérangeante : l’état des pâturages qu’ils décrivent par un seul mot takïr « sol dénudé et piétiné ».

56 Tous ces développements peuvent être observés à partir d’un cas concret : l’élevage du yack. Ceci est d’autant plus intéressant pour notre propos que les sïrt du Tian Chan

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étaient l’une des régions de l’URSS où cette activité avait été considérée comme très porteuse.

Le yack : un ancien connu resté sauvage

57 L’une des premières mentions de sa présence sur les sïrt du Tian Chan se trouve dans le récit de Severcov : en 1867 le chef des Sarïbagïš, Ümbet-alï, offrit au zoologue russe un mâle, deux femelles et un bouvillon. En fait, ces animaux avaient été razziés chez les Čerik, dans la vallée de l’Atbašï. D’après Severcov, les autres tribus importantes du Kirghizstan du nord (Bugu, Sarïbagïš, Sayak et Solto) n’élevaient pas de yacks même si les conditions naturelles des sïrt convenaient parfaitement à ces animaux51.

58 Chez les Kirghiz dont le troupeau a toujours été mixte (moutons, chèvres, chevaux, bovins et chameaux), le yack ne répondait pas à des besoins particuliers. À l’occasion il était utilisé comme animal de somme mais on lui préférait les bœufs ou les chameaux ; on trayait les femelles qui donnaient autant de lait que la race bovine locale52 mais dont la traite était beaucoup plus fatigante ; on mangeait la viande de yack mais elle n’était pas aussi appréciée que celle de mouton ou de cheval.

59 Dans les années 1930 l’élevage du yack avait cependant acquis une certaine importance dans deux grandes zones : sur les sïrt du Kirghizstan et dans les Pamirs53. Au nord, des troupeaux importants de yacks existaient chez les Moŋoldor (1 803 têtes en 1926) et chez les Čerik (2 016 à la même époque) qui estivaient dans la vallée de l’Aksay et qui hivernaient dans la vallée de l’Atbašï. Quant aux Sarïbagïš, qui représentaient la majorité des estivants dans la vallée de l’Arpa, ils n’en avaient que très peu. Plus au nord, on trouvait des yacks chez les Kïdïk de la région du Ton tandis que dans les régions voisines de Barskoon et de Jeti-ögüz leur nombre était insignifiant54. L’une des explications du nombre peu important de yacks résidait dans le fait que relativement peu de foyers passaient toute l’année à une altitude satisfaisante pour les yacks : dès que les hivernages étaient situés dans le bas pays, son élevage devenait problématique.

60 Jusqu’aux années 1960 le yack échappe à l’attention des planificateurs et son nombre au Kirghizstan reste modeste : à cette époque il n’y en avait que 15 000 têtes sur l’ensemble du pays. Mais en 1963 le Conseil des ministres publia un décret « Sur le développement de l’élevage des yacks dans les kolkhoz et sovkhoz de la république ». Il est intéressant de voir le contexte économique et écologique qui est à l’origine de cette décision.

61 Au début des années 1960 le cheptel au Kirghizstan dépasse le chiffre de huit millions de moutons et d’un million et demi de têtes de gros bétail qui correspond au seuil de la capacité des pâturages du pays55. Ceci entraîne plusieurs conséquences importantes. Dans un premier temps on diminue le nombre de chameaux et de chevaux et la taille des troupeaux privés des membres du kolkhoz. On commence à remplacer les races locales de mouton et de bovin par des races plus productrices mais moins adaptées aux conditions du pays. Malgré ces mesures les pâturages continuent à faiblir et le rendement des animaux aussi. C’est à ce moment donc qu’on voit dans le yack une possibilité de maintenir, sinon d’accroître, la production de l’élevage. Les yacks pouvaient utiliser des pâturages inaccessibles aux autres animaux domestiques et donc inexploités. Ils n’avaient pas besoin d’affouragement en hiver et n’aggravaient pas le déficit fourrager du pays. Le lait des femelles, très riche en matière grasse, pouvait

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permettre d’améliorer la qualité du lait des bovins qui, faute de pâture suffisante, était de plus en plus maigre. Enfin, le yack était un producteur de viande presque gratuite.

62 Au milieu des années 1960 les yacks apparaissent dans les troupeaux des kolkhoz un peu partout au Kirghizstan. Les animaux viennent le plus souvent de la région d’Atbašï. Beaucoup de gens se souviennent de leur apparition d’autant plus qu’elle coïncide avec le départ des gardiens de troupeaux pour les sïrt et la construction des maisons pour les y accueillir. Les bergers, et leurs familles, se spécialisent dans la mesure où ce sont ceux qui avaient accueilli les premiers animaux qui en restaient chargés pendant des années. Voici un témoignage sur cette époque : « Les yacks, nous sommes allés les chercher à Atbašï en 1965. Nous en avons pris 70 têtes, dont 40 femelles reproductrices (kunaajïn), 12 mâles non castrés (buka) et des génisses… Ces 70 yacks ont été à l’origine d’un troupeau de 300 têtes. Nous trayions les femelles. Nous les avions bien apprivoisées, nous pouvions même nous servir de trayeuses électriques. Une femelle (topozdun inegi) ne donnait que 2-3 l de lait par jour mais c’était du lait épais, gras. Nous le mélangions au lait de vache et nous l’envoyions à l’usine de beurre à Narïn56 ».

63 Vers 1976 le nombre de yacks au Kirghizstan avait doublé et atteint le chiffre de 40 000 têtes pour passer, en 1983, à 66 100 têtes appartenant à 126 unités économiques (kolkhoz, sovkhoz et stations expérimentales). Malgré l’accroissement de son effectif, le yack tardait à répondre aux espoirs. Très peu de kolkhoz disposaient de main d’œuvre pour traire les femelles. On s’était aperçu assez rapidement que les femelles traites ne vêlaient pas chaque année et que les veaux, quand ils étaient privés de lait, croissaient lentement. On arrêta donc la traite des femelles presque partout. De plus en plus de kolkhoz peinaient à remplir les quotas de viande à cause de la lente croissance des animaux. On commença à se poser des questions sur l’utilité de l’élevage du yack et les gardiens des troupeaux ne se sentaient pas valorisés. Les yacks paissaient tout au long de l’année en plein air. Le seul souci de ceux qui s’en occupaient était de ne pas perdre le troupeau : c’est pour cette raison que de temps en temps ils allaient le visiter. La bouse ne pouvait pas être utilisée car les yacks étaient loin de l’habitation : sur les sïrt où le combustible était cher ceci représentait un désavantage majeur. L’accouplement, ainsi que le vêlage, se passaient sans intervention de la part du gardien. Par contre, il devait traverser chaque année une période très éprouvante lorsqu’il était obligé de protéger les veaux nouveaux-nés des loups. La castration et la traite, quand elle était pratiquée, étaient donc les seuls contacts directs entre les hommes et les animaux57.

64 Au milieu des années 1980, fatigués de cette expérimentation, plusieurs kolkhoz envoyèrent leurs yacks à l’abattoir. Ceux qui les préservèrent s’en servirent au début des années 1990 pour payer les salaires en retard et les dettes des kolkhoz. En 1996, quand la plupart des kolkhoz privatisèrent leurs cheptels vifs, il ne restait plus que 22 600 têtes. Les yacks n’étaient pas des favoris parmi les Kirghiz et, à l’exception des anciens gardiens de troupeaux, ceux qui en obtinrent comme quote-part les abattirent. En 2000, il ne resta que 16 300 têtes. Et si le yack n’a pas disparu au nord du Kirghizstan, c’est grâce à l’initiative privée sur laquelle nous reviendrons plus loin.

La fin de la gestion collective

65 À la fin des années 1980, l’élevage intensif à la soviétique avait atteint ses propres limites. Soixante ans d’intervention soviétique dans la gestion de la haute montagne se soldaient, pour ne parler que de ce qui touche le plus directement à notre thème, par la

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dévaluation des pratiques traditionnelles et par une dégradation des pâturages proche d’une catastrophe écologique. C’est dans ce contexte qu’en octobre 1990, le plénum du comité central du Parti communiste du Kirghizstan prend la décision d’un passage graduel à l’économie de marché. Même si les modes de ce changement avaient été correctement formulés au départ, ils prirent une tournure tout à fait différente à cause de la crise économique qui suivit le démembrement de l’URSS58. La privatisation au début des années 1990 répéta certains excès de la collectivisation des années 1930 : brusque et non pas graduelle, confiée au zèle, souvent démesuré, des autorités locales. En profitèrent ceux qui réagirent tout de suite, à la différence de la majorité des acteurs économiques qui ne sortirent de leur inertie que cinq ou six ans plus tard. Entre-temps, le cheptel vif avait fondu tantôt envoyé à l’abattoir par des chefs sans scrupule, tantôt utilisé pour payer les dettes des kolkhoz dans un contexte d’inflation galopante, tantôt privatisé sur des bases ouvertement clientélistes. Ainsi, à la phase finale, les membres des kolkhoz n’eurent droit qu’à des quote-parts maigres sans parler de ceux qui n’en obtinrent pas.

66 Une partie importante de la population qui s’était éloignée de l’élevage perdit très rapidement les bêtes qui lui avaient été attribuées : elles furent abattues pour pourvoir les foyers en viande ou vendues pour faire entrer de l’argent liquide. Les bergers, par contre, possédaient un savoir-faire relativement important et ils étaient aussi dans de meilleures positions lors de la privatisation du cheptel car ils connaissaient les troupeaux. Ils avaient aussi un nombre plus important de bêtes privées, un privilège qui leur avait été accordé par les kolkhoz. En y ajoutant leurs quote-parts, ils réussirent à constituer des troupeaux, certes de taille modeste mais d’un apport économique certain. D’une façon générale, les régions anciennement spécialisées dans l’élevage, comme celles d’Atbašï, de Narïn, de Kočkor, de Jumgal et de Toŋ ont été plus rapides à le réorganiser soit sur une base privée soit sur une base coopérative. Les sïrt, désertés pendant quelques années entre 1992 et 1995, recommencèrent à accueillir des bergers et des troupeaux. Leur exploitation actuelle nous permettra de clore notre parcours dans l’histoire de la gestion de la haute montagne et l’évolution des pratiques d’élevage au Kirghizstan. Avant d’entreprendre de brèves excursions dans les sïrt les plus importants précisons, dans la mesure de possible, leur statut foncier actuel.

67 Ce n’est qu’en 2001 que la propriété privée est devenue effective sur une partie des terres cultivables. Quant aux pâturages, leur gestion relève de plusieurs niveaux administratifs et ils sont divisés en trois catégories : ceux qui sont gérés par l’état car ils sont utilisés par plusieurs oblast’ à la fois (la dépression du lac Soŋ-köl ; la vallée du Suusamïr) ; ceux qui sont gérés par les oblast’ car ils desservent des éleveurs venus de régions différentes (la plus grande partie des sïrt) ; ceux qui sont gérés par les régions car ils ont une importance uniquement locale.

68 Sur les sïrt nous observons trois formes de gestion : il y existe encore des terrains dont l’usage est gratuit afin de promouvoir leur utilisation (vallée de l’Akšïyrak, certaines parties de la vallée du Taragay) ; dans certains endroits on s’acquitte d’un droit d’accès par mois et par tête de bétail ; ailleurs des centaines d’hectares de pâturage sont régies par des contrats de location de 5 ans et plus.

69 À ces trois formes de gestion correspondent des usagers différents : les pacages encore gratuits et les droits d’accès sont pratiqués par les bergers de village tandis que les propriétaires privés, qu’ils soient de simples éleveurs chargés des troupeaux familiaux ou des « fermiers », ont le plus souvent recours aux contrats de location.

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Les sïrt de nos jours

Les sïrt de Jeti-ögüz

70 Ils comprennent les vallées de l’Arabel-suu, du Karasay, du Taragay et de l’Akšïyrak et sont utilisés, comme leur nom l’indique, par les éleveurs de la région de Jeti-ögüz (cf. Carte 3).

Le paysage humain

71 La vallée du Taragay dispose d’un centre – Karakolka – désigné le plus souvent comme « le Trust ». Il est constitué de seize maisons électrifiées qui ont une longue histoire : construites au départ pour servir de base de ravitaillement au poste frontalier tout proche (il n’existe plus), elles ont accueilli ensuite les employés d’une station météorologique et séismologique puis ceux d’une unité d’affouragement. De nos jours, la station météorologique a fortement réduit le nombre de ses employés tandis que l’unité d’affouragement n’existe plus. Les seize maisons sont donc toutes occupées par des éleveurs et la seule exception est la famille du médecin.

72 En plus des maisons du « Trust », la vallée du Taragay abrite d’autres maisons construites spécialement pour les gardiens des troupeaux. Elles ont été livrées en hélicoptère après le jut de 1978-197959. Les maisons sont situées dans les vallons des multiples ruisseaux qui descendent des montagnes pour se jeter dans le Taragay (cf. Photographie 2). Chaque vallon porte un nom : Kara čunkur « La dépression noire » car en hiver le vent balaie la neige et l’endroit reste « noir » ; Uzunturuk « L’habitat long » car la maison est située sur un promontoire allongé, etc. La microtopographie de la vallée se fait le plus souvent d’après les affluents du Taragay.

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Photo 2

Une maison dans la vallée du Taragay. Elle est située sur le ruisseau d’Uzunturuk qui se jette dans le Taragay. L’enclos pour le bétail se trouve par derrière. Photo de l’auteur, juillet 2002.

73 Toutes les maisons ont été privatisées en 1998 et vendues aux « prix coûtants » soit aux bergers qui les occupaient déjà, soit aux anciens employés de la station de météorologie et de l’unité d’affouragement. De nos jours, elles abritent des foyers de taille variable : certaines ne sont occupées que par un couple de vieux bergers qui accueille en été de la main d’oeuvre supplémentaire et des petits enfants en vacance, d’autres comptent entre six et neuf personnes et dans ce cas le vieux couple est rejoint par l’un de ses fils avec son épouse et leurs enfants.

74 Les gens s’exilent sur les sïrt pour deux raisons principales. La première et la plus importante est que les villages sont surpeuplés et les terres cultivables ne suffisent pas60. A titre d’exemple le village de Barskoon (8 000 habitants) ne dispose que de 1 700 ha de terres cultivables dont 1 399 ha sont irrigables. Elles ont été distribuées à raison de 0,22 ha par habitant ce qui, de l’avis commun, est fort insuffisant et ce qui est exprimé le plus souvent par le constat : ayïlga batpaybïz « on ne tient pas dans le village ». Au surpeuplement des villages s’ajoute le chômage : en l’absence d’industries il ne reste pas d’autres débouchés que l’agriculture et l’élevage. Par endroits, dit-on, il y a plus de bergers que de bêtes domestiques. Les bergers des kolkhoz qui ne se sont pas reconvertis se sentent de nos jours satisfaits. Ceux des jeunes qui parviennent à se faire employer comme bergers par le village se sentent privilégiés. Il y en a beaucoup qui n’hésiteraient pas à vivre sur les sïrt tout au long de l’année s’ils y trouvaient des maisons vacantes. Dans la vallée du Taragay cohabitent donc sans heurts et sans mésentente deux générations : les anciens qui ont passé toute leur vie à côté des troupeaux et les jeunes qui n’ont pas eu d’autres choix que les troupeaux.

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Les usagers

75 Ils se divisent en deux catégories : ceux qui y habitent tout au long de l’année et ceux qui y montent pour l’estive. Parmi les habitants permanents (32 familles pour toute la vallée) on distingue deux sous-catégories : les « anciens » et les « nouveaux-venus ». Parmi les anciens, mentionnons Batma Jumušova (67 ans, de Barskoon) qui y vit depuis 1969 et Karïp Musaev (53 ans, de ) qui s’y est installé en 1976. Les nouveaux- venus, tous des jeunes, se sont installés dans la vallée vers 1996 en fonction de la disponibilité de maisons vacantes.

76 En été, entre 15 et 20 bergers montent de Barskoon : leur arrivée dans le Taragay se situe entre le 15 avril et début mai et leur retour entre la fin septembre et le 15 octobre. Ils amènent entre 2 000 et 3 000 moutons et à peu près 400 têtes de gros bétail. Pendant la montée, ils suivent la route, traversent les cols de Barskoon et de Söök, puis empruntent les chemins des troupeaux qui les mènent aux pacages : les bergers sont donc très dépendants de l’ouverture des cols. Si celui de Barskoon est nettoyé en hiver par les exploitations minières de Kumtör, le col de Söök est fermé de novembre à mai et son ouverture au printemps est à la charge des services techniques de la commune de Barskoon. Il n’y a pas de troupeaux d’autres villages qui viennent estiver dans la vallée du Taragay à cause de son éloignement. Les bergers des troupeaux transhumants sont rétribués 15 soms61 par tête de mouton et 45 soms par tête du gros bétail par mois.

77 Quant aux habitants permanents de la vallée, ils s’occupent soit de troupeaux familiaux62, soit de troupeaux appartenant à des coopératives. Dans le premier cas, le nombre de bêtes est important : à titre d’exemple, un tel troupeau comprend 260 moutons, 12 vaches, 12 chevaux et juments. Dans le deuxième cas, il s’agit le plus souvent des troupeaux de yacks de 100 à 150 têtes auxquels les gardiens ajoutent leurs propres bêtes souvent peu nombreuses : le gardien du troupeau de yacks d’une coopérative de Tamga possède lui-même une dizaine de yacks, six bovins, dix moutons et trois chevaux de monte. Il est payé 10 soms par tête et par mois mais uniquement pour les femelles et pour les veaux de l’année. Lorsque la coopérative ne dispose pas de liquide, le gardien reçoit sa rétribution en nature, c’est-à-dire en yacks. À la question « Pourquoi vous occupez-vous des yacks ? », sa réponse est simple : « Il ne reste plus de moutons »63.

Les bêtes et les pacages

78 En été les bêtes du village s’ajoutent aux bêtes des habitants permanents et les pâturages de la vallée du Taragay accueillent à peu près 1 000 chèvres, entre 10 000 et 15 000 moutons, environ 1 000 chevaux, 500 bovins et autour de 1 000 yacks. Ces derniers sont partagés entre huit gardiens dont deux sont chargés de troupeaux privés et six de troupeaux appartenant aux coopératives.

79 Les pacages sont gérés par l’oblast de l’Ïssïk-köl. La plupart des habitants permanents ont loué des parcelles délimitées, de 100 à 150 ha, pour une durée de 7 ans au prix de 1 som par ha et par an. Chacun possède donc une carte sur laquelle sa parcelle est indiquée. Les bergers qui viennent estiver dans la vallée disposent de pacages qui leur sont réservés et qui sont encore gratuits. Il existe aussi un certain nombre de prairies qui sont réservées à la fauche. Elles sont partagées parmi les habitants permanents sur le même principe que les pacages. Leur rendement est faible et un supplément du

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fourrage est monté en camion depuis le village. Il est utilisé avec parcimonie et destiné uniquement aux brebis pleines et aux jeunes animaux nés dans l’année.

Les profits de l’élevage

80 Tous s’accordent à dire que leur vie n’est pas mauvaise, elle est moyenne – orto. Dans un Kirghizstan où de l’avis commun la survie dépend des bêtes (mal menen jan bagabïz « C’est avec les bêtes que nous faisons vivre nos âmes »), les habitants de la vallée sont plutôt du bon côté. Ils produisent des laitages, de la viande, du combustible, de la laine, du duvet et des peaux. Tous les foyers possèdent des vaches (d’une à six) dont le lait transformé donne du lait caillé et de la crème fraîche (pour la consommation immédiate) et du beurre (utilisé surtout en hiver). Les brebis et les juments ne sont pas traites : on considère dans le premier cas que les agneaux survivent et grandissent mieux s’ils ont tout le lait de leurs mères tandis que dans le deuxième cas c’est surtout une question de manque de main d’oeuvre. Dans quelques cas rares, on trait les femelles des yacks ou, plus précisément, les métisses d’une femelle de yack et d’un taureau, appelées argïn, particulièrement appréciées à cause de leur lait gras.

81 Pendant la saison estivale la consommation de viande prend la forme de serine : cinq à six familles voisines se réunissent et chacune abat à son tour un agneau ou, plus rarement, un chevreau. Un festin, on peut dire hebdomadaire, est organisé pendant lequel on mange en commun les tripes préparées avec des pâtes et chacun des invités a droit à un jilik « os » : c’est à lui de voir s’il le consomme sur place, s’il le laisse (ustukan) dans la famille des hôtes ou s’il l’emporte chez lui. Au début de l’hiver chaque foyer abat une ou deux têtes de gros bétail (sogum) : un bœuf ou bien un yack. La viande, salée et conservée au froid, est consommée tout au long de l’hiver.

82 L’unique combustible dans la vallée est fourni par les excréments des animaux domestiques : ceux des moutons et des yacks, désignés par un seul mot – köŋ – sont mieux appréciés car ils brûlent lentement et dégagent beaucoup de chaleur ; la bouse des bovins – tezek – est tolérée mais on considère qu’elle produit surtout de la fumée. Enfin, en ce qui concerne la laine des moutons, le duvet des chèvres et les peaux de tous les animaux domestiques, les habitants de la vallée n’ont pas besoin de se déplacer : les commerçants montent eux-mêmes en camions pour les acheter. Quels que soient les prix proposés, on considère que ce type d’échange est plus profitable que les descentes éventuelles aux marchés du bas pays.

La dépendance du bas pays

83 Par contre, pour les denrées et marchandises nécessaires, on ne se confie pas aux marchands itinérants : une fois par an, en automne, les familles font des emplettes qui consistent en farine, sucre, thé, tabac et… vodka. La farine est la denrée essentielle : elle est à la base de l’alimentation qui peut se passer de viande et de légumes mais pas de farine et de laitages. C’est pour cette raison que même les habitants permanents font des efforts pour cultiver, ou plus exactement pour faire cultiver, les parcelles qui leur appartiennent au village. Ceux qui parviennent à satisfaire leur besoin en farine jouissent d’un niveau de vie nettement meilleur. Quant à la vodka, si par rapport aux autres régions du pays les habitants des sïrt font preuve d’une abstinence exceptionnelle, ils ne peuvent pas néanmoins envisager leurs festivités sans un stimulant alcoolique64.

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84 Il n’y a pas de consensus sur le combustible : les uns disent qu’ils en ont suffisamment, les autres doivent en faire monter du village65. La dépendance en combustible et en denrées explique que de nos jours ils parlent de deux types de jut : l’un qui frappe les animaux et l’autre qui frappe les gens, lorsque l’ouverture du col ne se fait pas dans les délais normaux.

85 Les descentes au village ont des rythmes différents pour les vieux et pour les jeunes66. Les vieux n’y vont qu’une fois par an, d’habitude en automne pour vendre des bêtes au marché et pour faire les emplettes. Ils s’y rendent aussi à l’occasion des toy (circoncisions, mariages) et des as (commémorations). Les jeunes, par contre, peuvent être mobilisés en été pour les travaux agricoles : tous ont des parcelles de terre au village, plantées de blé, de pommes de terre et de luzerne. Ces déplacements sont de courte durée car les femmes et les enfants attendent dans la vallée. Quant aux couples de vieux bergers, leurs terrains dans le village sont labourés par leurs enfants. La scolarisation des enfants et les champs cultivés constituent donc les deux liens ombilicaux de la vallée du Taragay au bas pays.

86 La vallée du Taragay vit de nos jours avec ses paradoxes et ses privilèges. Les pâturages y abondent mais il n’y reste plus de maisons vacantes ce qui signifie que dans un avenir proche elle continuera à représenter une sorte de désert humain par rapport aux villages surpeuplés. Peu nombreux sont les gens qui peuvent ou pourront investir dans la construction car le coût est multiplié par cinq à cause de l’éloignement de la vallée. La majorité des maisons se transmettront du père au fils tant qu’elles tiennent : leur valeur est trop importante pour que les familles qui en ont déjà se laissent déposséder. La première génération des propriétaires privés marquera donc durablement l’avenir de la vallée.

87 Elle restera aussi pendant longtemps peu fréquentée en été car les frais de la transhumance sont trop élevés : moyens de locomotion et yourtes sont hors de la portée de la majorité des villageois kirghiz. D’autre part, un très fort manque de main d’oeuvre s’y manifeste : en 2003 lors du jut du mois d’avril les habitants avaient perdu beaucoup d’animaux car il n’y avait pas assez de gardiens pour les amener dans des vallons protégés. Les bêtes laitières ne sont pas pleinement exploitées puisque la traite repose le plus souvent sur une paire de main. Les possibilités d’intensification de la production de l’élevage paraissent donc maigres, pour ne pas dire inexistantes. L’enrichissement de la communauté locale n’est pas à l’ordre du jour.

88 Il reste cependant vrai que les habitants de la vallée du Taragay se sentent privilégiés et, en plus, beaucoup de gens du bas pays les envient. Les montagnards échappent non seulement aux villages surpeuplés mais aussi à tous les maux qui vont avec : coût élevé de la vie, alcoolisme, toxicomanie. Avec quelques membres de la famille qui labourent les parcelles au village contre un approvisionnement en viande, en beurre et en laine, ils atteignent souvent une sorte d’autocratie familiale qui, en ce moment au moins, constitue un garant de stabilité.

Les sïrt du Toŋ

89 Les sïrt du Toŋ comprennent le bassin du Balgart : la vallée du Balgart, appelée vallée du Burkan dans sa haute partie, et les vallées des affluents du Balgart ou du Burkan – Arčalï, Jïlaŋač, Kïzïlsuu, Kïzïlbel, Jamanečki, Jïluusuu et Kalča. Par la vallée du Jamanečki, les sïrt du Toŋ communiquent au NE avec la vallée du Taragay. Au SO, la

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vallée du Karakaman marque encore de nos jours la frontière entre les pâturages de la région du Toŋ (à l’est, le long de la vallée du Balgart) et ceux de la région du Narïn (à l’ouest, le long du Karasaz et du Karakujur).

Le paysage humain

90 Comme nous l’avons déjà dit les vallées du Balgart, du Karakaman et du Karasaz sont utilisées uniquement en été. Les troupeaux qui restent sur les sïrt hivernent dans les vallées de l’Arčalï et du Kiči Narïn. Le paysage est donc différent de celui de la vallée du Taragay : les maisonnettes en dur sont remplacées par des yourtes ou des tentes militaires (cf. Photo 3). Le campement standard de nos jours comprend une yourte pour recevoir et dormir et une tente qui sert de cuisine et de réserve. Les familles les plus aisées possèdent deux yourtes et dans ce cas la plus belle yourte est destinée aux invités. Il n’y a que très peu de familles qui n’ont que des tentes car même en été les nuits sont froides et les vents très forts67. À ce détail près, la microtopographie reste la même : les campements sont établis le long des ruisseaux qui se jettent dans le Balgart et ils sont situés et nommés d’après ces ruisseaux.

Photo 3

Un campement dans la vallée du Balgart. En avant-plan, le Balgart ; à gauche des yourtes les juments à traire ; en arrière-plan, le troupeau de moutons. Photo de l’auteur, juillet 2002.

Les usagers

91 Comme à l’époque soviétique, les bergers de l’ancien kolkhoz « Lénine » sont omniprésents sur les sïrt du Ton. En fait, c’est l’un des rares kolkhoz qui n’a pas été démantelé au début des années 1990 : ses membres ont maintenu l’exploitation en

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commun aussi bien des terres que des troupeaux à l’intérieur d’une coopérative du nom d’Ayköl. Si à l’époque soviétique le kolkhoz « Lénine » était l’un des kolkhoz les plus prospères de l’oblast’ de l’Ïssïk-köl68, la coopérative « Ayköl » en est de nos jours l’unité économique la plus forte dans le domaine de l’élevage : son cheptel s’élève à 30 000 moutons, 1 500-2 000 yacks et 1 000 chevaux. La même coopérative dispose d’une base fourragère dont le centre est le hameau d’Arčalï d’où elle exploite plusieurs prairies semées d’orge, arrosées par les canaux d’Arčalï (15,7 km de longueur) et celui d’Ayköl (3,5 km de longueur) et situées dans les vallons du Šorgo, de l’Ayköl et de l’Aylanpa. La date de fondation du hameau nous est inconnue mais il abrite de nos jours 35-36 familles d’agriculteurs employés par la coopérative. Les bergeries, construites autrefois par le kolkhoz « Lénine » et situées dans les vallons de l’Arčalï et du Jïlaŋač, accueillent en hiver une trentaine de bergers qui eux aussi travaillent pour la coopérative. À ces employés qui représentent l’écrasante majorité des gardiens de troupeaux dans la vallée du Balgart s’ajoute un certain nombre, plutôt modeste, de bergers de village ou de propriétaires avec des troupeaux privés.

92 La vallée du Karakaman était autrefois l’estivage des Sayak et des Kïdïk venus des rives du lac Ïssïk-köl. Le Karakaman, comme l’expliquent nos informateurs, est formé par deux bras dont l’un porte le nom de Sayak say « le torrent des Sayak » tandis que l’autre est connu comme Kïdïk say « le torrent des Kïdïk ». À l’époque soviétique, ses pâturages étaient exploités par le kolkhoz « Bolševik » (comprenant les villages d’Aksay, de Köksay et de Jer-uy). En 2002, on dénombrait dans cette vallée une trentaine de familles originaires soit de la commune de Künbatïš (dont le territoire correspond au territoire de l’ancien kolkhoz « Bolševik ») soit de Bökönbaev. Les familles de Bökönbaev travaillent pour la coopérative « Ayköl »69.

93 À l’ouest de Karakaman, la vallée du Karasaz était utilisée autrefois par les kolkhoz de trois régions : sa haute partie était exploitée par la région du Toŋ, sa partie moyenne par la région de Narïn et sa partie basse par la région de Kočkor. Ce type d’usage est conservé encore de nos jours : en 2002, il y avait à peu près 25 familles de Narïn, 6 ou 7 familles d’« Ayköl » et une ou deux familles de la région de Kočkor70. La plupart des natifs de Narïn viennent d’Ooruktam : une base d’hivernage dans la vallée du Kiči Narïn construite dans les années 1960. Y habitent de nos jours 41 foyers et le nombre d’habitants continue à augmenter malgré les conditions de vie difficiles : aucune agriculture n’y est possible et même l’orge n’y mûrit pas. Si l’élevage est l’unique occupation des habitants d’Ooruktam, 30 % d’entre eux ne peuvent pas cependant se rendre sur les sïrt faute de moyens de transport et de yourtes : ils utilisent dans ce cas les estivages de poche plus proches du village mais infestés de taons en été.

94 Dans la vallée du Balgart on trouve tout d’abord une cinquantaine de familles originaires de Bökönbaev dont la plupart travaillent pour « Ayköl ». Certains vallons cependant sont occupés par des bergers venus d’autres communes : ceux de la commune de Törtkül (villages de Karajal, Karasuu, Temirkanat, Tuurasuu) ont leurs quartiers d’été dans la vallée du Jïluusuu (5 familles), dans la vallée du Burkan (une vingtaine de familles) et dans la vallée du Kalča.

95 Deux cycles de déplacements cohabitent dans la vallée : les estivants qui y montent en été et les gardiens des troupeaux d’« Ayköl » qui passent toute l’année sur les sïrt. Les uns comme les autres jouissent d’une situation financière enviable dans le contexte kirghiz. Les bergers de village ajoutent le plus souvent aux bêtes villageoises un troupeau privé de taille respectable : plus de 50 moutons, une dizaine de bovins et

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quelques chevaux dont souvent une ou deux juments à traire. Ceci est encore plus vrai pour les employés d’« Ayköl » : ainsi, un gardien de chevaux décrit un troupeau familial de 380 moutons ; un gardien de yacks s’occupe en plus de 200 moutons, 40 chèvres, 30 chevaux et 30 bovins qui appartiennent à sa famille71.

96 Les estivants arrivent dans la vallée du Balgart fin mai et y restent jusqu’à mi-octobre. Leurs troupeaux exploitent tout d’abord (avril-mai) les pâturages de poche situés sur les versants nord du Teskey Ala-too puis franchissent cette chaîne soit par le col du Toŋ soit par celui de Tosor. Pour la montée (180 km), les bergers préfèrent la route par le col de Tosor : le premier jour les troupeaux s’arrêtent au pied du col, ils le traversent le lendemain et font un deuxième arrêt dans la vallée du Jïluusuu et le troisième jour ils arrivent aux pacages. Une fois mis en place, les campements ne sont pas déplacés : les moutons et les bovins les quittent le matin, rejoignent des pâturages qui sont à une distance de 8 à 10 km et rentrent le soir. Il est indispensable que les animaux soient parqués pour la nuit : ceci les protège des attaques de loups et surtout de cette façon ils fournissent de la bouse indispensable pour la cuisine du campement. De l’avis commun, les vols de bétail n’existent pas sur les sïrt alors qu’ils sont très fréquents dans les villages.

97 La route par le col du Toŋ est plus courte (90 km) mais le tracé est difficile, souvent gelé et les bergers sont obligés de faire fondre la glace avec du sel avant de faire passer les troupeaux. D’une façon générale, au printemps la neige s’y maintient tard. Par contre, ce col est souvent emprunté en automne et permet aux troupeaux de descendre sur les rives du lac en un ou deux jours.

98 Les yourtes et les ustensiles sont envoyés en camions qui passent par Kočkor, suivent la route qui traverse les vallées du Karakujur puis du Karasaz pour arriver dans la vallée du Balgart : ceci constitue un trajet de plus de 300 km ce qui augmente beaucoup le prix de la transhumance. Quant aux familles, elles voyagent soit en camions avec les yourtes soit en bus qui les déposent dans la vallée du Balgart au début de la saison estivale et viennent les rechercher en automne, au début de l’année scolaire72.

99 Quant aux bergers d’« Ayköl », en hiver pendant six mois ils occupent les bergeries situées dans les vallées de l’Arčalï et du Jïlaŋač. Au mois de mai, ils disposent leurs quartiers de printemps dans la vallée du Karakaman ou dans la vallée voisine du Gerüü, à une vingtaine de kilomètres des bergeries. Les troupeaux s’y rendent en quelques heures et les familles des bergers les suivent ou les précèdent en tracteur, par la route carrossable. Fin juin – début juillet, les gardiens de certains troupeaux remontent plus haut dans la vallée du Balgart et occupent les ubacs, d’autres se satisfont des pâturages du Karakaman. En automne, les champs moissonnés de l’unité d’affouragement leur servent de pâturages (septembre-octobre) jusqu’au retour des troupeaux dans les bergeries.

100 Comme dans la vallée du Taragay, les gardiens des troupeaux appartiennent à deux générations : les aînés ont entre 60 et 75 ans et ils ont tous été des bergers des kolkhoz ; les jeunes (23-32 ans) n’ont jamais travaillé pour les kolkhoz mais ils sont assez souvent des fils des bergers. Dans le premier cas, le campement est tenu par le vieux couple et par l’un de ses fils et son épouse ; dans le deuxième cas, il s’agit le plus souvent d’une famille nucléaire (mari et femme plus leurs enfants). Le nombre de visiteurs est très important en été : outre les enfants en vacances, beaucoup de villageois aiment passer une semaine ou dix jours sur les estivages quand leurs moyens le leur permettent.

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Les bêtes et les pacages

101 Les troupeaux consistent en moutons et chèvres, en bovins dont un nombre relativement important de yacks et en chevaux. Vu le grand nombre de bergers, il est difficile d’estimer le nombre total des bêtes. Les pâturages sont loin d’être chargés et certains bergers les trouvent plutôt déserts par rapport à l’époque soviétique. Plusieurs d’entre eux estiment que ces dernières années le nombre de yacks s’accroît durablement tandis que le nombre de moutons a tendance à diminuer. Les troupeaux de moutons qu’on voit dans la vallée du Balgart sont cependant grands et peuvent atteindre jusqu’à 800 têtes. La même observation est vraie pour les manades de chevaux ainsi que pour les juments attachées pour être traites près des campements.

102 Tous les usagers des pâturages de la vallée s’acquittent d’un droit d’accès qui prend cependant des formes différentes. Les villageois qui envoient leurs bêtes sur l’estivage paient les bergers : 5 soms par mois par tête de petit bétail et 20 soms par mois par tête de gros bétail. Les bergers de villages acquittent une redevance au conseil municipal par tête d’animal : 1 som par mois pour le gros bétail et 0,5 som par mois pour le petit bétail73. Ceux qui s’occupent de leurs troupeaux privés, ou des troupeaux des coopératives, louent des parcelles pour lesquelles ils paient une taxe au conseil régional : à titre d’exemple une parcelle de 350 ha coûte à peu près 3 000 soms par an74.

Les profits de l’élevage

103 La production de l’élevage est la même que dans la vallée du Taragay à une exception près : le lait de jument fermenté (kïmïz). Autant il est difficile d’en trouver sur les sïrt de Jeti-ögüz, autant les sïrt du Toŋ sont connus dans tout le Kirghizstan pour leur boisson fermentée. Chaque campement trait au moins six juments, bir jele ; certains en traient le double et dans quelques cas rares on trouve jusqu’à 18 juments productrices du koumis. On utilise le lait de jument d’avril à septembre. Par beau temps, on les trait toutes les deux heures jusqu’à cinq fois par jour. Une bonne femelle donne environ 10 1 de lait dans la journée. Le lait est ensuite versé dans de grosses outres en peau de vache d’une capacité de 50 à 80 1 où il fermente tout en étant régulièrement baratté. Le koumis ne se conserve pas et il est consommé en grande quantité pendant la saison estivale. Tous les Kirghiz s’accordent à dire qu’il a de nombreuses qualités bénéfiques. Des villageois montent spécialement sur les sïrt pour boire du koumis et en descendent des outres pleines dans les villages. Depuis quelques années une société de Bichkek se spécialise dans la commercialisation du lait de jument : ses agents viennent chercher le lait sur les sïrt et le paient quatre soms le litre.

La dépendance du bas pays

104 Les estivants font monter toutes les denrées nécessaires pour la saison en camions et dès lors ils n’empruntent le chemin de retour qu’en automne. Ils ont droit aussi aux bazardïk « produits achetés au marché75 » apportés, selon la coutume kirghiz, par les nombreux visiteurs des sïrt en été. Les parcelles cultivables au village sont confiées aux autres membres de la famille. La durée de l’estivage peut cependant dépendre de la présence dans la famille des enfants à scolariser : ceci est surtout vrai pour les jeunes bergers qui dans ce cas quittent les sïrt peu avant la rentrée qui a lieu mi-septembre.

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105 Quant aux familles qui hivernent sur les sïrt, elles se déplacent pour les mêmes raisons que celles déjà décrites pour la vallée du Taragay : la plupart se rend dans le bas pays en automne pour vendre des bêtes aux marchés et pour acheter des denrées et des marchandises pour l’année. Les festins organisés dans les villages sont honorés aussi bien par les vieux que par les jeunes : à la différence de la vallée du Taragay la route qui lie les hivernages aux rives de l’Ïssïk-köl en passant par la vallée du Karakujur reste ouverte même en hiver. Il est rare que les hommes rejoignent le bas pays pendant la saison de travaux agricoles : les parcelles cultivables au village sont à la charge des enfants ou des parents.

106 D’une façon générale, la commercialisation des produits de l’élevage est beaucoup plus intense que dans la vallée du Taragay : une fois par semaine des commerçants de Bichkek, de Kočkor et de Narïn viennent chercher le surplus de beurre en donnant entre 60 et 70 soms par kilogramme. Beaucoup de citadins profitent de leurs visites chez des parents pour acheter des moutons dont la viande est considérée très savoureuse à cause des bonnes herbes des sïrt. D’autres effectuent un déplacement exprès pour chercher un cheval ou une jument destinés à un festin de commémoration.

107 Que ce soit dans la vallée du Taragay ou dans celle du Balgart la privatisation a remplacé la gestion soviétique de la montagne par une gestion autarcique. Il convient donc d’examiner quelques unes de ses caractéristiques qui témoignent de son passé et qui prédisent peut être son avenir.

Conclusions

108 Les données sur la présence des hommes et des bêtes sur les sïrt ne sont pas assez circonscrites pour permettre une comparaison fiable. Les bergers de nos jours sont les premiers à dire que leur nombre actuel est nettement inférieur à celui des années 1970-1990. Ceci a des conséquences différentes pour les uns et pour les autres. Les bergers évoquent parfois un sentiment de solitude malgré l’entente générale et le maintien d’une vie sociale à travers les serine et les rassemblements quotidiens autour du thé ou du koumis. L’hospitalité notoire des sïrt, et des estivages en général, ne se trouve que renforcée par la monotonie qui domine la vie quotidienne : chacun est le bienvenu sur les sïrt, il est accueilli, nourri et logé et la seule chose qu’on attend de lui est des « nouvelles », qu’elles soient du pays ou de l’étranger. Ceci est d’autant plus vrai pour les gens qui passent toute l’année dans la montagne surtout qu’il ne s’agit pas seulement de vieillards mais aussi de jeunes au seuil de la vie adulte. C’est justement cette hospitalité qui freine la marginalisation sociale des montagnards : ils ne sont pas introvertis, ils ont « les bras ouverts ». Pendant notre travail dans la vallée du Taragay, nous avons été logée dans une maison dont l’un des murs était décoré par une carte du monde ; dans la vallée du Balgart, en évoquant l’été pluvieux de 2002 les gens précisaient qu’il n’était pas aussi désastreux que dans le sud de la France. L’assouplissement de la gestion de la frontière kirghiz-chinoise et la réouverture des routes aux groupes de touristes organisés n’ont jusqu’à maintenant que des conséquences positives pour les sïrt : ces groupes sont souvent comparés, par les Kirghiz, aux caravanes d’autrefois76.

109 Quant aux bêtes, leur nombre insignifiant fait que et les bergers et les pâturages sont épargnés. Si de nos jours certains bergers passent encore leur journée à côté du troupeau c’est pour le protéger des loups et non pas pour surveiller de près son

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avancement sur des pacages limités. Car, moins il y a d’hommes dans la montagne, plus il y a de loups. Dans les endroits où cette menace n’existe pas en été, les bergers ne se déplacent même pas avec leur troupeau et le contrôlent à l’aide de jumelles depuis la yourte. L’abondance des pâturages par rapport aux bêtes qui les utilisent aide à comprendre aussi que les bergers ne s’intéressent pas particulièrement à la couverture herbeuse. Ils la caractérisent le plus souvent par les mots kara čöp « herbe noire » ou kïska čöp « herbe courte » et insistent sur le fait que ses qualités nutritives sont égales à celles de l’orge. L’appréciation ne repose pas sur l’analyse minutieuse des plantes qui la constituent : des vastes zones sont renommées pour leurs herbages, comme c’est le cas des sïrt ; à l’intérieur de ces zones on distingue les ubacs (teskey) des adrets (küngöy), non pas parce que les plantes qui les couvrent sont différentes mais parce que les troupeaux peuvent y trouver de la bonne herbe à des périodes différentes. Les bergers sont bien conscients que d’une saison à l’autre la valeur nutritive des herbes change (les armoises sont les premières plantes vertes que les bêtes broutent tôt au printemps ; les fétuques sont les herbes de l’embouche tandis que la cobrésia est bien venue en automne et en hiver) et que les différentes espèces de bétail ont des préférences différentes (les moutons préfèrent les fleurs alpines, gül77, puis les fétuques tandis que les chevaux et les bovins choisissent la cobrésia). Les pâturages des sïrt sont actuellement comparés à une riche table, couverte de mets variés parmi lesquels les bêtes sélectionnent ceux qui leur plaisent78. Les vieux bergers se servent de cette comparaison avec d’autant plus de plaisir qu’ils se rappellent encore les pâturages tournés en takïr79 à l’époque soviétique.

110 Les bêtes domestiques n’ont plus de races : ceux qui s’en occupent les caractérisent soit comme kïrgïz « kirghiz » ou jergilik « locales », soit comme aralaš « mélangées ». Les vaches kirghiz donnent peu de lait (entre 8 et 10 1 par jour) mais il est gras. Parmi les chevaux, les animaux racés constituent des exceptions : de toute façon, ils ne sont pas recherchés et on leur préfère les chevaux kirghiz qui sont dociles et endurants. Quant aux moutons, ils représentent l’héritage déroutant d’une époque qui n’a pas manqué d’ambitions : très peu d’individus à toison fine ou à queue grasse et une gamme infinie de mélanges entre les deux. Quoique les Kirghiz regrettent un peu la laine blanche qui se vend toujours cher, ils admettent volontiers qu’ils aiment bien leurs moutons noirs à queue grasse : ces derniers n’ont pas besoin d’affouragement en hiver, leur agnelage peut se faire même en plein air et leur viande est plus savoureuse. Les chèvres sont le plus souvent décrites comme « les moutons des pauvres » : leur viande n’est pas particulièrement appréciée mais elles se reproduisent rapidement et leur duvet est très recherché par les marchands chinois. Enfin, le yack a eu droit à une complète réhabilitation : les troupeaux augmentent et les raisons en sont multiples. Outre les avantages que représente son autonomie par rapports aux soins des hommes, les Kirghiz se sont emparés récemment de la notion d’écologique : il n’existe donc pas de viande plus écologique que celle du yack car il ne partage ses pâtures qu’avec les bouquetins et mouflons. Sa viande s’arrache au marché, au prix de 70-80 soms par kilogramme à condition que les bouchers exposent la tête de l’animal pour que les clients soient sûrs qu’ils achètent « du vrai ». Son lait aussi est davantage utilisé : de plus en plus d’éleveurs apprivoisent les métisses et en tirent entre 3 et 5 1 du lait par jour. Et c’est justement le retour aux troupeaux mixtes qui a donné peut être une chance aux yacks : puisque le métissage n’est pas contrôlé par les hommes c’est la cohabitation sur les sïrt des troupeaux de yacks et de bovins qui le rend possible ; ceci

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était beaucoup plus difficile pendant la haute spécialisation des pâturages et des troupeaux qui a marqué les dernières décennies de l’élevage soviétique.

111 Quoique les volontaires ne manquent pas, la haute montagne kirghiz leur est rendue inaccessible. Le problème de maisons vacantes dans la vallée du Taragay est remplacé, dans la vallée du Balgart, par l’investissement que représente la yourte traditionnelle. Il est difficile d’estiver à une telle altitude sans la protection solide de la carcasse en bois enveloppée du feutre. Or, un grand nombre de yourtes que nous rencontrons sur les estivages sont héritées des kolkhoz. Aussi longtemps que possible les morceaux de feutre sont renouvelés au fur et à mesure de leur usure. Un feutrage entier demande une quantité importante de laine estimée par les Kirghiz à 150-200 kg. Peu de familles arrivent à en accumuler autant. Acquérir une nouvelle yourte représente un gros investissement : selon sa taille il faut débourser entre 30 000 et 80 000 soms. Le retour de la yourte comme élément indispensable de la transhumance explique en partie que les Kirghiz ne regrettent guère les races de moutons à toison fine dans lesquelles on avait tant investi à l’époque des kolkhoz : en fait, pour la fabrication des feutres ils ont surtout besoin de la laine rude mais accrochante du mouton kirghiz.

112 L’utilisation de la yourte ou des yourtes entraîne une autre difficulté : celle des moyens de transport. Les Kirghiz regrettent à l’unanimité la liquidation des chameaux dans les années 1960 : car les chameaux avec les bœufs étaient leurs bêtes de somme les plus fiables, leur unaa. Ils transportaient non seulement des charges importantes (une yourte entière peut être chargée sur un seul chameau) mais ils leur permettaient aussi d’emprunter les sentiers des montagnes qui rapprochaient notablement les estivages. La brève période de construction euphorique de routes de montagne et de l’introduction des automobiles s’est soldée par un échec : les routes ne sont plus maintenues et de plus les trajets qu’elles empruntent sont très longs ; s’il reste encore des automobiles qui marchent, leur approvisionnement en essence et en huile pèse très lourd sur les budgets familiaux. Le coût de la transhumance, accru à cause des moyens de transport qui doivent être loués, condamne la majorité des petits éleveurs kirghiz aux pâturages proches des villages et faciles d’accès. Or, au bout de dix ans d’exploitation ces pâturages donnent les premiers signes d’épuisement. Les pacages presque vierges, situés en altitude ou dans des vallées qui ne sont pas desservies par des routes, font un rude contraste avec les piémonts décharnés.

113 La haute montagne kirghiz ne souffre plus de nos jours du culte de la productivité. La conquête de la montagne à la soviétique n’a laissé que de tristes traces qui marquent les paysages (routes défoncées, pâturages dégradés), les hommes (manque d’initiative personnelle, soumission à la routine) et les troupeaux (affaiblissement des races locales, métis méconnaissables). Les schémas ambitieux de développement sont entravés par un contexte économique morose. Ses usagers, après tant de tâtonnements infructueux, semblent revenir aux modèles traditionnels aussi bien en ce qui concerne le cycle de l’élevage que les modes autarciques de production. Si ces modèles traditionnels sont discutables quant à leur portée économique et peut-être même écologique, ils apportent indéniablement un équilibre social qui manque dans le bas pays. La haute montagne kirghiz paraît actuellement sous-exploitée mais ce répit semble être indispensable.

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Carte 1

Carte 2 : Répartition des grandes tribus kirghiz du Nord

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Carte 3 : Les sïrt de Jeti-ögüz et de Tong

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Musabekov 1999 – Musabekov O. et al., Reformy i social’no-ekonomičeskoe razvitie sela [Les réformes et le développement social et économique de la campagne]. Bichkek, 1999 ; 251 p.

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Pogorel’skij 1930 – Pogorel’skij P. ; Batrakov V., Ekonomika kočevogo aula Kirgizstana [L’économie des groupes de nomadisation du Kirghizstan]. Moscou, 1930 ; 225 p.

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Severcov 1947 [1873]- Severcov N, Putešestviâ po Turkestanskomu kraû [Voyages au Turkestan]. Moscou : OGIZ, 1947 ; 304 p. Édition originale : Putešestviâ po Turkestanskomu kraû i izsledovanie gornoj strany Tân-šanâ [Voyages au Turkestan et exploration du pays montagneux du Tian Chan]. Saint Pétersbourg : Tipografiâ Trubnikova, 1873 ; 461 p.

Sitnânskij 1998 – Sitnânskij G., Sel’skoe hozâjstvo kirgizov : tradicii i sovremennost’ [L’élevage et l’agriculture des Kirghiz : tradition et actualité]. Moskva : RAN, 1998 ; 244 p.

Türk 1969 – Nadelâev V. et al. (Eds.), Drevnetûrkskij slovar’ [Dictionnaire du türk ancien]. Leningrad : Nauka, 1969 ; 676 p.

Valihanov 1985a – Valihanov Č., “Opisanie puti v Kašgar i obratno v Alatavskij okrug [Description de la route vers Kachgar et le retour dans le district de l’Ala-too]” dans : Sobranie sočinenij v pâti tomah [Œuvres complètes en cinq volumes]. Almatï, 1984-1985 ; vol. III, pp. 53-85.

Valihanov 1985b – Valihanov Č., “Zapiski o kirgizah [Notes sur les Kirghiz]” dans : Sobranie sočinenij v pâti tomah [Œuvres complètes en cinq volumes]. Almatï, 1984-1985 ; vol. II, pp. 7-90.

Valihanov 1985c – Valihanov Č., “Dopolnenie k geografičeskomu obzoru [Annexe à la description géographique]” dans : Sobranie sočinenij v pâti tomah [Œuvres complètes en cinq volumes]. Almatï, 1984-1985 ; vol. IV, pp. 125-143.

Yudakhin 1965- Yudakhin K., Kirgizsko-russkij slovar’ : okolo 40 000 slov [Dictionnaire kirghiz-russe : environ 40 000 mots]. Moscou : Sovetskaâ enciklopediâ, 1965.

ANNEXES

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NOTES DE TERRAIN

Abduldaev Jiydebek – 53 ans, vallée du Balgart (Gerüü), août 2002. Bayzakov Ösön – 61 ans, vallée du Karasaz ; juillet 2002 et juillet 2003. Derbiev Erkin – 29 ans, vallée du Balgart (Irisuu) ; juillet 2002. Esenaliev Toyčubek- président du conseil municipal d’Akšïyrak et de Karakolka ; Barskoon, juillet 2003. Junušova Batma – 65 ans, vallée du Taragay (Kara čunkur), juillet 2003. Kasïmov Konokbek – 32 ans, vallée du Balgart (Jamanečki), juillet 2002. Mambetov Murza – 70 ans, vallée du Balgart (Böyrök bulak), juillet 2002. Mukambetov Maksat – 23 ans, vallée du Karakaman ; juillet 2002 et juillet 2003. Musaev Karïp – 53 ans, vallée du Taragay (Uzunturuk), juillet 2001 et juillet 2003. Musakanova Malikan – 68 ans, de Togolok Moldo (région d’Aktalaa). Osmonakunov Jakšïlïk – vallée du Sarïjaz (Keŋsuu), juillet 2001. Suüleymanbekov Kutuldu – 65 ans, vallée du Balgart (Jïluusuu), août 2002. Üsönakunov Moldoalï – 61 ans, vallée du Semizbel, juillet 2001.

NOTES

1. Le Tian Chan est appelé Teŋir-too « Monts célestes » par les Kirghiz et ce dernier nom est de plus en plus utilisé depuis l’indépendance. 2. Les altitudes, superficies et d’autres données géographiques sont extraites de Kïrgïzstan 2001 ; Narïn 1998 ; Kïrgïzstan 1990. 3. Un terme emprunté à Pascale de Robert, Apprivoiser la montagne : portrait d’une société paysanne dans les Andes (Venezuela). Paris : IRD Éditions, 2001 ; 418 p. 4. Nous nous permettons de ne pas être d’accord avec le maître de la lexicologie kirghiz, Konstantin Kuz’mič Yudakhin, qui dans son dictionnaire (Yudakhin 1965 : 683) indique quatre significations du mot. En plus de celles que nous illustrons, il considère que sïrt désigne aussi « la périphérie, les régions qui sont situées loin de la capitale ou de la ville » et donne l’exemple sïrtka barïp keldim « j’ai fait un voyage en province ». Le mot n’est plus utilisé dans ce sens et l’exemple de Yudakhin sera compris par la majorité des Kirghiz de nos jours comme « J’ai fait un voyage en montagne, je suis monté sur les hauts pâturages ». 5. Le village n’est pratiquement jamais désigné par le mot standard ayïl. 6. Par opposition aux grands alpages, čoŋ jayloo, comme ceux de la dépression du lac Soŋ-köl ou de la vallée intramontagnarde du Suusamïr. 7. Le même mot désigne la place d’honneur dans la yourte, située au fond face à la porte. 8. Il n’y a pas à notre connaissance de mot particulier en kirghiz pour désigner le névé. Ils opposent cependant ala too « montagnes bigarrées », c’est-à-dire celles dont les sommets restent enneigés en été aux kara too « montagnes noires » dont la couverture neigeuse fond. 9. Severcov 1947 : 209. 10. « Géonyme » est un néologisme, employé pour la première fois par notre ami et collègue de l’Université de Berlin Ömer Akakca. De même qu’un « toponyme » est un nom de lieu, un

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« géonyme » est le nom d’une forme du relief, reconnue et nommée par les hommes en tant que partie de leur habitat et scène de leurs activités. 11. Dor 1975 : 13-26. 12. Türk 1969 : 505. 13. Son altitude absolue est de 5 126 m mais il ne s’élève sur les plaines environnantes que de 800-1 000 m. 14. Le col qui franchit la chaîne de Kakšaal et ouvre la route vers la dépression du Tarïm. 15. Valihanov 1985a : 61. 16. Valihanov 1985a : 63. 17. Valihanov 1985b : 43. 18. Valihanov 1985b : 42. 19. Op. cit., pp. 44 ; 83-87. 20. Severcov 1947 : 177. 21. Ibid. 22. Severcov 1947 : 222. 23. Op. cit., p. 231. 24. Op. cit., p. 245. 25. Valihanov 1985a : 59. 26. Severcov 1947 : 151. 27. Valihanov 1985a : 75. Cf. aussi, op.cit., p. 79 : « Dans la vallée du Narïn, le printemps commence au mois de mars, alors que dans les vallées du Taragay et de l’Aksay la neige se maintient jusqu’à mi-avril… Notre caravane traversait [dans la vallée du Narïn, Sv. J.] les campements et les champs des Kirghiz. Ils étaient en train de labourer la terre. Osman, le chef des Sayak, faisait le tour des champs et les divisait en sections ». 28. Valihanov 1985c : 129. 29. De nos jours la traversée est appelée « col de l’Ortosuu ». 30. Valihanov 1985a : 88-89. 31. Semenov 1946 :201. 32. Valihanov 1985a : 55. 33. Severcov 1947 : 248. 34. Pogorel’skij 1930 : 42. 35. Rakitnikov 1936 : 52. 36. Pogorel’skij 1930 : 44-46. 37. Rakitnikov 1936 : 87- 89. 38. Abramzon 1958 et Aytmambetov 1965 dans la bibliographie. L’équipe d’Abramzon est retournée dans les villages étudiés encore une fois au début des années 1970 pour décrire l’évolution du kolkhoz, cf. Abramzon 1974. 39. La mise en pratique du culte de la productivité : chaque année les indicateurs quantitatifs étaient comparés pour décerner un prix, ou des récompenses, au kolkhoz qui avait produit le plus de blé, le plus d’agneaux etc. 40. Un troupeau (otor, koroo) comprenait entre 500 et 600 têtes. 41. Dans la vallée de l’Akšïyrak, la création d’une infrastructure n’a pas été liée à l’élevage mais au fonctionnement d’une base géologique spécialisée dans la recherche d’or et d’un poste frontalier. Le hameau du nom d’Akšïyrak fut fondé en 1928. Dans les années 1960 il avait une cinquantaine de maisons en dur et disposait d’une école et d’un hôpital. Lorsque les dépôts d’or de la vallée du Kumtör furent découverts, les géologues quittèrent le hameau qui fut partiellement repeuplé d’éleveurs et d’écologues, le but étant de maintenir une présence humaine, fut-elle précaire, près de la frontière avec la Chine. Les éleveurs venaient des kolkhoz de la région de Jeti-ögüz [N.T.(Notes de terrain) – Esenaliev]. 42. Abramzon 1958 : 57sq. ; 84sq.

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43. N.T. – Junušova. 44. La race locale, appelée tout simplement kïrgïz koy « mouton kirghiz », était tondue deux fois par an : au printemps (avril) puis en automne (septembre). C’était un mouton noir, à queue grasse, dont la laine était grosse mais convenait parfaitement à la fabrication du feutre. Elle a été remplacée, à partir des années 1950, par différentes races de moutons à toison fine, dites mïtïs koy « mouton métis » en kirghiz, qui n’étaient tondues qu’une fois par an, en juin. 45. À partir des années 1960, cette besogne a été très allégée car on ne trayait plus les brebis en laissant le peu de lait qu’elles donnaient aux agneaux. Chez les gardiens de chevaux, les épouses trayaient les juments dont le lait fermenté est très apprécié par les Kirghiz. La traite des femelles de yacks a été pratiquée pendant une courte période, cf. infra. Tous les produits laitiers étaient donc fabriqués à partir du lait de vache auquel on mélangeait parfois le lait de chèvre. 46. Note du secrétaire du Parti communiste de la région de Narïn, datée du février 1962 et adressée au secrétaire du Comité central du PC du Kirghizstan et au Conseil des ministres. Musée de Döbölüü, région de Narïn. 47. Sitnânskij 1998 : 102. 48. À la fin des années 1970, il existait 4 kolkhoz et 4 sovkhoz dans la région de Toŋ et son cheptel s’élevait à 10 700 bovins (y compris des yacks), 446 000 moutons et 8 970 chevaux, cf. Kïrgïzstan 1976 : V, 651. 49. N.T. – Süleymanbekov, Abduldaev. 50. N.T. – Üsönakunov. 51. Severcov 1947 : 252-254. 52. Le lait de yack est toujours mélangé aux laits des autres animaux domestiques. 53. Les paragraphes suivants ne concernent que l’élevage du yack au nord du Kirghizstan. Il avait, et a toujours, un statut tout à fait différent chez les Kirghiz des Pamirs, cf. Dor 1976. 54. Lus 1930 : 152-156. 55. Sitnânskij 1998 : 102. 56. N.T. – Musakanova. 57. N.T. – Osmonakunov. 58. Musabekov 1999 : 164-168. 59. Famine qui se manifeste au printemps lorsque, après un bref réchauffement, la terre se couvre d’une croûte de glace qui empêche les animaux d’atteindre l’herbe. Parfois les troupeaux sont décimés. 60. Sur le surpeuplement des villages kirghiz cf. Brusina 1995. 61. Un euro valait 45 soms kirghiz en 2003. Le minimum vital au Kirghizstan était de 533 soms par mois en 1999. La majorité écrasante de la population vit actuellement avec 600 à 800 soms par mois. À titre d’exemple une galette de pain coûte 5 soms, 1 kg de pommes de terre entre 2,5 et 3 soms, 1 kg de carottes 6 soms, 1 kg de sucre 23 soms, 1 kg de viande de boeuf 70 soms (Prix au marché de Narïn en juillet 2003). 62. Strictement parlant, le « troupeau familial » comprend les bêtes d’une famille élargie, c’est-à- dire des parents et de leurs fils, mariés ou pas. 63. Nous avons obtenu la même réponse chez un autre gardien de yacks, cette fois dans la vallée du Sarïjaz. Ce dernier était chargé d’un troupeau de 250 têtes dont plus de 150 lui appartenaient, 70 têtes appartenaient à une coopérative et les 10-15 animaux qui restaient appartenaient à des gens du village de Čolpon, région d’Aksuu, oblast de l’Ïssïk-köl. 64. La vodka n’est jamais utilisée pour « se réchauffer » comme on pourrait s’y attendre dans un climat aussi rude que celui des sïrt. Elle est bue à la manière « slave », c’est-à-dire que les Kirghiz ne sirotent pas la vodka comme un apéritif ou un digestif. Chacun des invités fait un petit discours à la fin duquel on « vide » les verres. Il est très mal vu de ne pas finir le verre, de même qu’il est très mal vu de boire de son verre sans discours. Sur les sïrt ce type de beuverie est pratiqué lors des occasions festives qui ne sont pas rares : les šerine, les premiers pas d’un enfant,

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la première coupe de cheveux de l’enfant, l’arrivée des visiteurs (y compris des ethnologues), les jours d’anniversaire (fêtés à la façon russe), la vente de la laine des moutons etc. 65. Ceci dépend somme toute de la taille des troupeaux dont ils s’occupent. 66. Presque tous ceux qui habitent la vallée du Taragay tout au long de l’année ont un véhicule personnel. 67. Même si elles sont moins chaudes et moins stables que les yourtes on se sert volontiers des tentes pour la cuisine car elles sont moins lourdes, moins encombrantes et moins chères. 68. En 1993, à la veille de sa transformation, le kolkhoz possédait 64 233 moutons dont 29 620 brebis reproductrices, 1 814 bovins dont 367 vaches laitières et 1 336 chevaux dont 415 juments, cf. Ïssïk-köl 1995 : 537. 69. N.T. – Mukambetov ; Bayzakov. 70. N.T. – Bayzakov. 71. N. T – les noms des informateurs sont omis délibérément. 72. N.T. – Mambetov ; Süleymanbekov ; Kasïmov. 73. N.T. – Süleymanbekov. 74. N.T. – Abduldaev. 75. Il s’agit le plus souvent de thé, de sucre, de légumes et de riz ; la vodka est assez présente et les galettes de pain sont obligatoires. 76. Il faut préciser ici que les touristes qui se rendent au Kirghizstan sont souvent des gens qui ont pratiqué la haute montagne ailleurs. Leurs comportements ne sont donc pas ceux des « salariés en vacances ». Les Kirghiz admirent aussi bien leurs tentes et équipement que leur chevauchées. Mais les retombées de ce type du tourisme pour les montagnards sont nulles car les « tours » sont gérés par des sociétés de tourisme de la capitale, Bichkek. 77. Ceci n’est pas une simplification : les études montrent que sur les alpages les moutons broutent tout d’abord les fleurs des plantes alpines en laissant les tiges et ce n’est qu’ensuite qu’ils s’attaquent à la fétuque, cf. Kažanov 1930 : 60. 78. N.T. – Bayzakov. 79. Sol dénudé et piétiné.

INDEX

Keywords : collectivisation, stock breeding, Kyrgyzs, , mountains, pastoralism, pastures, post-soviet transition, Tian Shan, transhumance, tribal war, yaks Mots-clés : collectivisation, élevage, guerre tribale, Kirghizes, Kirghizstan, montagnes, pastoralisme, pâturages, Tian Chan, transhumance, transition post-soviétique, yacks

AUTEUR

SVETLANA JACQUESSON Institut français d’études sur l’Asie centrale, Tachkent, [email protected]

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Le pastoralisme dans l’ouest de la Mongolie : contraintes, motivations et variations

Peter Finke

Introduction

1 La Mongolie est certainement l’une des régions archétypales du nomadisme pastoral dans le monde. Ceci n’est pas surprenant si l’on examine les conditions naturelles du pays. Sa plus grande partie est occupée par de vastes steppes et déserts, parfois accidentés parfois plats, qui s’étendent à perte de vue. Les quelques monts qui rompent ces étendues plates culminent, à l’ouest du pays, dans la chaîne de l’Altay. Cette chaîne montagneuse s’étend à la fois sur la Russie, la Chine et le Kazakhstan mais sa partie la plus importante se trouve en Mongolie.

2 Le pastoralisme constitue la principale activité économique des habitants de l’ouest de la Mongolie depuis au moins deux millénaires et demi. Même si les caractéristiques générales de cette activité présentent des similarités remarquables à la fois à travers le temps et à travers l’espace, il existe une grande variété de détails qui se manifestent dans la composition des troupeaux, dans la gestion des ressources pastorales et dans l’organisation sociale. Cet article décrit comment les gens habitant dans l’ouest de la Mongolie se sont adaptés à leur environnement naturel particulier et comment les modes d’adaptation ont changé avec les transformations politiques et économiques du XXe siècle.

3 Les événements qui ont le plus influencé le mode de vie des éleveurs de l’ouest de la Mongolie sont d’une part la collectivisation et la réorganisation socialiste de l’économie entre 1960 et 1990 et, d’autre part, à partir des années 1990 la réorientation vers l’économie de marché. Ces deux vagues de transformations ont changé non seulement les modes de propriété mais aussi les modes d’élevage, de transhumance et de commercialisation des produits animaliers.

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4 Il serait cependant erroné de penser que le système politique, qu’il soit socialiste ou capitaliste, était en mesure d’éradiquer les différences individuelles. Les hommes peuvent toujours choisir de respecter ou non les exigences politiques, et les autorités locales reconnaissaient la complexité du phénomène pastoral en laissant souvent le choix final à l’éleveur individuel. D’autres facteurs que politiques pouvaient alors entrer en jeu. Les décisions individuelles concernant la gestion des troupeaux et les déplacements saisonniers dépendaient en effet d’un grand nombre de critères comme les variations écologiques souvent très localisées, les motivations économiques, les obligations sociales ainsi que les préférences personnelles. Cet article essaie donc de rendre compte de la diversité des modes de vie pastoraux et du rôle des conditions politiques et macro-économiques sur la formation des décisions et des stratégies individuelles.

La Mongolie occidentale : le pays et les hommes

5 Avant de présenter l’organisation de l’élevage pastoral, je vais présenter brièvement la région et les hommes qui y habitent. J’utilise le terme de « Mongolie occidentale » pour désigner les trois provinces de Bayan Ölgiy, de Xovd et d’Uvs1. Cette région a une histoire différente du reste du pays. Historiquement elle est la patrie des Oyrat, des Mongols occidentaux, qui pendant des siècles se sont opposés aux Xalx et à d’autres groupes de Mongols orientaux qui sont dominants au centre et à l’est du pays2.

6 Après la destruction du dernier empire oyrat par les Manchous en 1757, les parties occidentales ont formé le district de Kobdo3 et ont été incorporées dans la Mongolie extérieure. Pendant 150 ans, la situation du district de Kobdo n’a pas été très différente de celle des autres fiefs plus à l’est même si la région a toujours maintenu un certain particularisme culturel. En 1911, quand les Xalx déclarent la Mongolie un état indépendant, les princes de l’ouest ne les suivent qu’à contrecœur. Le nouveau gouvernement réussit plus tard à établir son contrôle sur les régions occidentales mais il continua à se méfier des Oyrat et à les soupçonner d’aspirations sécessionnistes4. Plus tard, dans les années 1920 et 1930, les régions occidentales manifestèrent à nouveau, aux yeux du nouveau gouvernement socialiste, leur caractère indépendant. La résistance à la collectivisation et à la destruction de l’église bouddhiste était particulièrement forte dans l’ouest du pays5.

7 Dans les décennies qui suivirent, les trois provinces occidentales connurent le même sort que le reste du pays. Elles étaient cependant considérées comme plus conservatrices et plus arriérées que les autres. Cela s’expliquait sans doute par leur composition ethnique : Xovd, Uvs et Bayan Ölgiy étaient les seules régions du pays où les Xalx étaient minoritaires ; au contraire, la majorité de leurs habitants consistait en Mongols occidentaux et en groupes turcophones6.

8 Parmi les groupes turcophones, les Kazakhs musulmans sont les plus nombreux. En 1989, on dénombrait en Mongolie 130 000 Kazakhs qui constituaient ainsi la minorité la plus importante du pays. Les autres groupes turcophones comprennent un petit nombre d’Ouïghours, les Xoton qui ont été mongolisés pendant ce dernier siècle, et les Touvins7. Les Uryanxay parlent de nos jours le mongol mais ils sont parfois inclus dans les groupes turcophones même si leur affiliation linguistique d’origine reste incertaine.

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9 À la différence des autres groupes ethniques, les Kazakhs sont de nouveaux venus dans la région. Ils commencèrent à migrer en Mongolie seulement après 1860. Au début, ils s’établirent surtout le long de la frontière du Xinjiang mais pendant la première moitié du XXe siècle ils commencèrent à empiéter sur les terres peuplées par des Mongols. En 1940, ils ont été dotés d’une autonomie officieuse par la création d’une province à part, Bayan Ölgiy, où plus de 90 % des habitants sont kazakhs. Cette situation est restée inchangée jusqu’à nos jours malgré le départ massif des Kazakhs après le démembrement de l’Union soviétique et la proclamation du Kazakhstan indépendant. Jusqu’en 1994, près de 60 000 personnes partirent pour le Kazakhstan, ce qui représente 40 % de la population kazakhe de Mongolie. À cause des difficultés rencontrées au Kazakhstan, l’émigration s’est arrêtée en 1994 et depuis lors entre 10 000 et 20 000 Kazakhs sont revenus en Mongolie8.

10 De nos jours, chacune des trois provinces de l’ouest a une population d’à peu près 100 000 personnes. Ces provinces sont ensuite divisées en districts (13 pour Bayan Ölgiy et 19 pour Uvs) qui à leur tour abritent chacun quelques milliers de personnes. À l’époque du socialisme, chaque district, appelé sum en mongol, correspondait à une exploitation collective avec ses pâturages. Les centres des districts possédaient une école, un hôpital et d’autres équipements et servaient ainsi de centres administratifs et culturels sans intervenir beaucoup dans la gestion économique et sociale de la vie de leurs habitants.

Le paysage pastoral : configuration écologique

11 La Mongolie occidentale se divise en deux parties très différentes : la chaîne de l’Altay d’une part et, d’autre part ce qu’on appelle le plus souvent la dépression des grands lacs9. Le Gobi djounghar s’étend jusque dans le sud de la province de Xovd.

12 L’Altay mongol est la plus haute et la plus longue chaîne montagneuse du pays avec des sommets qui s’élèvent à 4 000 m et une étendue de 1 600 km. Malgré sa hauteur, les glaciers n’occupent qu’une partie minime des régions d’altitude. Ceci n’était pas vrai pour les époques plus anciennes comme le prouve le relief émoussé des sommets. Le relief est nettement plus accidenté dans les parties basses de l’Altay qui ont été davantage exposées à l’érosion par l’atmosphère et les cours d’eau. En conséquence, les vallées en altitude sont plus propices au pacage que les parties basses.

13 La dépression des grands lacs est une basse steppe désertique dont l’altitude varie entre 750 m et 1 200 m. Elle se caractérise par une aridité extrême, des étés torrides et des hivers très froids. La dépression est le plus souvent plate et, par endroits, rocheuse. C’est la partie la plus septentrionale des déserts de la Mongolie où se trouvent les plus grandes étendues sableuses du pays. La plus grande partie de la dépression est occupée cependant par une steppe désertique qui peut être utilisée comme pâturage à la bonne saison.

14 Les ressources en eau sont relativement bonnes si l’on compare avec le reste du pays. La plupart des ravins dans l’Altay sont occupés par des ruisseaux qui aboutissent à des petits lacs de montagne ou s’infiltrent dans le sol quand ils arrivent dans la plaine. En montagne cependant ces ruisseaux sont extrêmement importants pour les éleveurs en été. Ceux des ruisseaux qui arrivent jusqu’à la plaine se jettent dans la rivière de Xovd

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qui alimente plusieurs lacs intérieurs. La plupart des rivières gèlent en hiver, de novembre à avril.

15 En plus de terrain accidenté, le climat est un autre obstacle majeur à la pratique de l’agriculture intensive à l’ouest de la Mongolie. Il s’agit d’un climat très sec et continental avec de très hautes amplitudes diurnes et annuelles (jusqu’à 30°C dans les 24 heures), de très courtes mi-saisons et de longs hivers froids. Les étés sont relativement frais à cause de l’altitude. La température moyenne annuelle est au dessous de 0°C même dans les plaines ; en janvier elle est de -25°C et reste ainsi pendant tout l’hiver tandis qu’en juillet elle peut monter à 25°C dans les plaines et à 10-15°C dans la montagne10.

16 Les précipitations sont faibles. Dans les parties hautes de l’Altay elles peuvent dépasser les 300 mm par an mais dans la plupart des régions elles sont bien au dessous de ce chiffre ; dans la dépression, elles descendent sous 100 mm. La situation se complique du fait que les précipitations varient beaucoup d’une année à l’autre ce qui signifie que la qualité de la couverture végétale dans un endroit précis est imprévisible. La plus grande quantité de précipitations tombe en été tandis que les hivers sont secs, sans neige, surtout dans les plaines. Ceci a une grande importance pour l’élevage et nous y reviendrons plus loin. Les chutes de neige dans les montagnes peuvent commencer en août et elles peuvent se prolonger jusqu’aux mois de mai et de juin. L’humidité est très basse et au printemps peut tomber au dessous de 20 %11.

Figure 1. Moyennes des températures et des précipitations à Xovd

Source : X.A.U.A.E. 1987 : 20

17 En hiver, on peut observer des inversions de températures, qui restent plus élevées dans les vallées montagneuses abritées que dans les plaines. Ceci a une grande importance pour les déplacements des troupeaux et nous y reviendrons plus loin. Le tableau 1 essaie d’en donner une idée en comparant les températures et les précipitations annuelles des localités du district de Xovd situées à des altitudes différentes. En hiver, les températures les plus basses sont enregistrées dans la capitale provinciale de Xovd qui est située dans un vaste bassin à 1 400 m d’altitude, ainsi que dans le centre voisin du canton de Dörgön qui se trouve au milieu d’une steppe

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désertique. Les autres localités, situées à quelques centaines de mètres plus haut, ont des hivers plus doux. En été, la situation est inverse. Les températures baissent en altitude ce qui signifie que l’endroit le plus chaud en hiver, le centre de la région de Duut, est aussi l’endroit le plus frais en été.

Tableau 1 : Températures à différentes altitudes dans la province de Xovd (en Celsius)

Xovd, capitale canton de canton de canton de

provinciale Duut Dörgön Xovd

Altitude 1 400 m 2 000 m 1 100 m 1 800 m

Janvier -25,2 -17,2 -23,4 -21,5

Février -20,6 -14,7 -18,0 -17,6

Mars -7,3 -8,8 -5,4 -9,8

Avril 3,9 -1,4 7,0 2,0

Mai 11,6 7,0 15,3 11,2

Juin 17,4 12,4 21,1 17,0

Juillet 18,9 13,9 22,2 18,2

Août 16,8 11,7 18,8 16,0

Septembre 10,5 5,3 13,0 8,4

Octobre 1,4 -1,8 3,5 1,8

Novembre -10,1 -10,1 -9,8 -9,2

Décembre -20,4 -17,0 -20,7 -18,6

Moyenne -0,2 -1,7 2,0 -0,2 annuelle

Source : X.A.U.A.E. 1987 : 20

L’élevage pastoral dans l’ouest de la Mongolie : brève histoire économique

18 Le terrain accidenté et le climat rude ont toujours limité les choix économiques de ses habitants. L’agriculture n’est praticable que dans de rares endroits, le plus souvent dans les vallées basses des grandes rivières. La majorité de la population vit grâce à l’élevage pastoral et, dans un moindre degré, grâce à la chasse12.

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19 Comme dans le reste de la Mongolie, on élève cinq espèces d’animaux : chameaux, chevaux, bovins, moutons et chèvres. Les yacks représentent à peu près un tiers du cheptel bovin. Les hybrides entre yacks et vaches, très appréciés au centre et dans le nord de la Mongolie, sont rares dans les provinces occidentales. A cause du terrain qui se divise en deux parties très différentes – des steppes montagneuses et des steppes basses désertiques – il est souhaitable d’élever les races pures dans leurs habitats respectifs plutôt que de les métisser13.

20 Traditionnellement, les éleveurs d’Asie centrale essaient d’avoir plusieurs espèces domestiques dans leurs troupeaux pour obtenir des produits plus variés et pour mieux se protéger contre les épizooties et les calamités naturelles. De plus, les troupeaux mixtes utilisent d’une façon plus efficace les pacages à cause des besoins nutritionnels différents des animaux qui les constituent. La proportion de petit et de grand bétail est de 20/80 % dans la plupart des régions de Mongolie occidentale, avec des variations individuelles bien entendu. Les chameaux ne sont élevés qu’en très petit nombre à cause de caractère montagneux du terrain. Leur nombre est plus important dans les régions désertiques à l’est des districts de Xovd et d’Uvs. Pour des raisons similaires, le nombre de chèvres est plus élevé que dans le reste du pays même si elles sont moins nombreuses que les moutons qui sont préférés à cause de leur viande et de leur laine14.

21 L’élevage en Mongolie n’a été collectivisé qu’à la fin des années 1950 et l’établissement du socialisme n’y a jamais été mené avec autant de rigidité qu’en Union soviétique. À partir de 1960, chaque famille a été incorporée dans un collectif d’éleveurs. Ceci changea de plusieurs façons le système traditionnel d’élevage. L’un des buts de l’économie socialiste consistait à augmenter la production par la spécialisation. Chaque collectif d’éleveurs était donc divisé en brigades qui formaient des unités territoriales. Certaines des brigades étaient composées d’éleveurs, d’autres d’agriculteurs, de bâtisseurs, etc. De plus, les bêtes étaient partagées selon les espèces, les sexes et les âges. Ainsi, si une famille gardait les brebis adultes, une autre était chargée des béliers d’un an. Les troupeaux de gros bétail comprenaient entre 100 et 200 têtes, ceux de petit bétail entre 500 et 600. Les éleveurs devaient fournir des quantités fixes de produits animaliers et de jeunes animaux à l’État en échange de quoi ils recevaient un salaire mensuel et jouissaient d’autres bénéfices comme la retraite, les soins médicaux et l’approvisionnement en produits commerciaux.

22 À part les animaux élevés pour le collectif, chaque éleveur avait droit à un troupeau privé de 75 têtes15. Ceux qui n’étaient pas éleveurs de métier n’avaient droit qu’à 16 têtes. En fait, la plupart des familles avaient des troupeaux plus modestes que les 75 têtes autorisées pour des raisons variées. Il y avait, bien sûr, des familles qui possédaient plus qu’elles n’étaient autorisées et dans ce cas une partie des bêtes était dissimulée soit en les attribuant nominalement à des parents soit en donnant un pot- de-vin aux contrôleurs. De la même façon, on pouvait échanger des bêtes privées mortes contre des bêtes en bonne santé appartenant au « collectif »16.

23 En 1991, commença la privatisation. La majorité des gens à la campagne hésitèrent à abandonner la sécurité du système antérieur. Leurs soucis cependant ne furent pas pris en compte par les politiciens de la capitale Ulaanbaatar qui voulaient des réformes rapides. En deux ans tout le bétail fut redistribué et les collectifs démantelés17. En fait, on avait laissé aux exploitations collectives le souci de distribuer le cheptel et les équipements techniques. Dans la plupart des cas, le cheptel fut partagé selon un calcul combiné de l’âge, des années du travail et de la taille des familles. Les véhicules furent

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le plus souvent attribués à leurs chauffeurs. On procéda de la même façon avec les pâturages d’été et de printemps qui sont devenus la propriété des gens qui les occupaient au moment de la privatisation18.

24 La privatisation influença la gestion des troupeaux de plusieurs façons et nous ne pouvons en donner ici qu’un bref aperçu. L’une des conséquences les plus tangibles était la forte augmentation du cheptel car les éleveurs conçurent leurs troupeaux comme une forme d’assurance. Le retour d’anciens citadins qui retrouvaient la campagne pour y reprendre l’élevage contribua aussi à l’augmentation du cheptel. La composition des troupeaux changea aussi car l’importance croissante du cachemire comme pourvoyeur d’argent liquide poussa les éleveurs à remplacer leurs moutons par des chèvres. L’augmentation du cheptel ne fut évidemment pas uniforme et une stratification économique plus forte fut une retombée indirecte de la privatisation. En conséquence, des attitudes contradictoires se firent jour envers la gestion des pâturages car les riches et les pauvres avaient des raisons différentes pour leurs déplacements saisonniers. Un autre effet de la privatisation se révéla encore plus important pour les déplacements saisonniers, à savoir le retour à des troupeaux mixtes ; les conséquences en seront discutées plus loin.

25 Les opportunités économiques en dehors du secteur pastoral sont rares. Le peu d’entreprises industrielles dans les centres régionaux ont arrêté ou fortement réduit leur production. Beaucoup de familles se tournent vers les pommes de terre et les légumes comme ressource d’appoint. Elles essaient ainsi de lutter contre les risques accrus de l’élevage car l’état ne compense plus les pertes et a réduit l’aide vétérinaire. D’autres se sont investis dans le petit commerce car l’abandon du système socialiste a provoqué l’écroulement des structures commerciales antérieures. Il n’y a pas de partage des métiers entre les différents groupes ethniques. Tous sont des éleveurs, à l’exception d’un pourcentage très important de gens qui ont rejoint les villes pour occuper des postes dans l’administration, l’éducation, etc. Les Kazakhs sont sur- représentés dans l’agriculture, mais la plupart d’entre eux sont aussi des éleveurs.

Les pacages, l’eau et la gestion des troupeaux

26 Comme le suggère le mot de « pastoralisme », le bétail en Mongolie occidentale est élevé tout au long de l’année sur des pâturages en pleine air. Les rudes conditions climatiques décrites ci-dessus se reflètent dans une couverture végétale peu abondante. Les régions occidentales sont moins bonnes de ce point de vue que les régions centrales de Xangay et de Xentiy, mais sont meilleures que les steppes orientales et le Gobi méridional. Leur principal avantage est dans les différences d’altitude qui rendent possibles des déplacements saisonniers à courte distance. L’étagement de la végétation comprend, du haut en bas, des prairies alpines, des steppes, des steppes désertiques et des déserts. Pour accéder à la même variété de végétation, les éleveurs dans d’autres parties de la Mongolie sont obligés de parcourir des centaines de kilomètres du nord au sud19.

27 La plupart des éleveurs soulignent la qualité supérieure des pâturages de montagne même si elle dépend en partie de la saison. D’autres types de pâturage peuvent suppléer aux besoins nutritionnels du bétail pendant des périodes spécifiques. Les plaines sont importantes en automne car leurs pâturages contiennent du sel, très demandé pendant cette période. Les moutons, les chèvres et les chevaux préfèrent les prairies alpines. Les

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bovins et les chameaux, au contraire, se sentent mieux dans les plaines où ils se nourrissent d’herbes et d’arbustes.

28 Le printemps est la période la plus difficile de l’année car les troupeaux sont épuisés par le long hiver, les températures restent basses et très variables et l’herbe nouvelle est encore rare. La végétation se réveille seulement au début de l’été. En automne, les gels et des chutes de neige précoces menacent à nouveau le bien-être des troupeaux. Pendant cette période le plus grand souci est de donner des forces aux animaux pour l’hiver qui approche.

29 Le foin n’est devenu un supplément régulier à la pâture en pleine air qu’à l’époque socialiste. Jusqu’alors, son usage en Mongolie occidentale était peu répandu20. Le foin est destiné surtout aux femelles pleines, aux nouveaux-nés et aux bêtes de somme. On l’utilise au printemps quand la végétation est épuisée, puisque en hiver l’absence d’une couverture neigeuse constante rend la pâture possible. Après le démembrement des kolkhoz où le foin était gratuit, les éleveurs doivent produire de nos jours leurs propres réserves. La plupart des foyers font les foins eux-mêmes mais ceux qui n’ont pas assez de main d’œuvre sont obligés de les acheter21.

30 À part la végétation, l’approvisionnement en eau constitue une autre condition importante pour la pratique de l’élevage. Même si la Mongolie occidentale est mieux pourvue que le reste du pays, le manque d’eau peut se manifester localement. En fait, il est parfois plus difficile de trouver de l’eau que des pâturages. Les puits et les petites rivières constituent les sources principales d’eau. En hiver, la neige et la glace peuvent être aussi utilisées. L’eau des puits est considérée d’une meilleure qualité que l’eau des rivières mais puisqu’il faut beaucoup de temps pour y abreuver un grand troupeau, les puits ne sont utilisés que lorsqu’on y est contraint. Ils ont une grande importance au printemps et en automne quand les éleveurs quittent la montagne. Le manque d’eau pose le plus de problèmes dans les plaines moyennes où les puits sont rares et souvent en ruines. C’est ainsi que les pâturages qui se trouvent à proximité ne peuvent plus être utilisés. Dans les plaines basses les puits sont plus fréquents et l’eau pose moins de problèmes22.

31 Les moutons et les chèvres sont gardés le plus souvent ensemble. Outre l’économie de main d’œuvre, c’est parce qu’ils influencent réciproquement leur façon de paître. Les chèvres se déplacent rapidement et elles n’épuisent pas toutes les pâtures tandis que les moutons sont plus lents et ont tendance à surpâturer le terrain. La taille optimale d’un troupeau est évaluée par les éleveurs à 500 ou 600 têtes, ce qui correspond à la taille moyenne des troupeaux de l’époque socialiste. Le gros bétail, le plus souvent, n’est pas surveillé. Les vaches et les veaux restent aux environs des campements et rentrent le soir par eux-mêmes. Les chevaux, les chameaux et les taureaux paissent libres et ce n’est que de temps en temps qu’on les visite pour les compter. L’augmentation des vols de bétail peut cependant menacer le système actuel de pâturage libre.

Le cycle des déplacements saisonniers en Mongolie occidentale

32 Afin d’assurer un apport nutritionnel suffisant aux animaux, les éleveurs doivent changer de pâtures plusieurs fois dans l’année. Les types de déplacements saisonniers

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sont très variés non seulement à l’intérieur de la Mongolie mais aussi à l’échelle régionale et ils dépendent d’une multitude de facteurs23. Les distances couvertes pendant ces déplacements dans l’ouest du pays sont parmi les plus longues en Mongolie mais leur rythme est plus régulier que dans les zones désertiques au sud. L’étagement de la végétation en altitude est l’une des raisons de ces mouvements plus réguliers24.

33 On peut distinguer trois types de déplacements en fonction de l’espèce prédominante dans les troupeaux. Le premier type est pratiqué par ceux qui étaient chargé des troupeaux de moutons et de chèvres à l’époque du socialisme et qui représentent de loin la majorité des éleveurs. Ils passent l’été et l’hiver en montagne et le printemps et l’automne dans les plaines en effectuant deux montées dans l’année. La raison de ce type de déplacement est l’inversion des températures en hiver qui rendent les vallées montagneuses plus accueillantes pendant cette saison de l’année surtout en ce qui concerne le petit bétail, qui résiste mal aux vents et aux froids des plaines. Le deuxième type de déplacement est pratiqué par les anciens éleveurs de gros bétail qui restent dans les plaines de l’automne au printemps et ne grimpent en montagne que pour la saison estivale. Cela résulte de l’aversion des bovins et des chameaux pour la montagne. Pendant l’été, ils préfèrent d’ailleurs les pâturages de basse altitude. Le troisième type de déplacement est pratiqué par les éleveurs des yacks. Ils restent dans les montagnes toute au long de l’année car les yacks prospèrent au dessus de 2 000 m d’altitude.

34 Les distances et le rythme des déplacements changent non seulement d’un type à l’autre mais aussi à l’intérieur de chaque type. Certaines familles ne changent de campement qu’une ou deux fois par an et ne se déplacent qu’à quelques kilomètres comme font certains éleveurs de yacks. D’autres changent régulièrement de campement jusqu’à 6 ou 7 fois par an et font des déplacements de 300 km et plus comme c’est le cas chez plusieurs éleveurs de petit bétail. L’amplitude altitudinale dépasse le plus souvent les 1 000 m (cf. Tableau 2).

35 Les sites d’estivage sont donc les plus hauts, et sont situés dans les hautes parties de l’Altay mongol. Un peu plus bas se situent les hivernages des éleveurs de petit bétail qui occupent le plus souvent des vallées montagneuses bien protégées. Au printemps la plupart des éleveurs se trouvent dans les plaines moyennes où la végétation se développe plus tôt que dans la montagne et qui sont mieux protégées que les plaines basses. On préserve ces dernières pour l’automne quand les animaux doivent engraisser le plus possible pour pouvoir traverser l’hiver qui vient. Cette combinaison de pâtures de montagnes et de pâtures de steppes désertiques est, selon le géographe mongol Bazargür, très propice à l’engraissement des animaux domestiques. Il prétend que le poids moyen pris par les animaux domestiques en été et en automne est de 11,4 kg s’ils sont gardés uniquement dans la montagne, de 16,5 kg si on les fait paître uniquement dans les plaines et de 21,6 kg si les deux types de pâtures sont combinés25.

Tableau 2 : Altitude des pâturages saisonniers en Mongolie occidentale

Xovd Erdenebüren Cengel (Bayan- Taryalan

(Xovd) (Xovd) Ölgiy) (Uvs)

Hiver 1 800 m 1 800 m 2 500 m 2 200 m

Printemps 1 500 m 1 500 m 1 900 m 1 600 m

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Été 2 400 m 2 700 m 2 900 m 2 500 m

Automne 1 200 m 1 400 m 2 200 m 1 100 m

Différence annuelle 1 200 m 1 300 m 1 000 m 1 400 m d’altitude

Sources : Bazargür 1996 ; Finke 1999.

36 Dans les régions qui ne possèdent pas de pâturages de basses plaines, comme dans le canton (sum) de Cengel, dans la partie occidentale de la province de Bayan-Ölgiy, ainsi que les régions centrales de la province de Xovd, le cycle annuel est différent des types décrits ci-dessus. Dans ces régions, les éleveurs se déplacent tout au long de l’année dans des zones alpines qui ont des végétations similaires. Ainsi, ils se rapprochent davantage des éleveurs des yacks, quelle que soit l’espèce prédominante dans leurs troupeaux (en réalité, les yacks représentent une très haute proportion dans les troupeaux de ces régions). À l’inverse, quelques régions situées à l’est de Xovd et dans l’Uvs n’ont pas accès à la montagne et on y est donc contraint d’effectuer le cycle annuel uniquement dans des steppes désertiques. Ici, les chameaux tendent à remplacer les chevaux et les chèvres deviennent plus nombreuses que les moutons.

37 L’habitude d’amener une partie des troupeaux sur des pâturages éloignés du campement collectif est un trait particulier des mouvements migratoires dans l’ouest de la Mongolie. Ce déplacement est appelé otar en kazakh et otor en mongol. Il peut se produire pour des raisons différentes et pour des durées différentes, de quelques jours à une ou deux saisons. Pendant cette période les troupeaux sont accompagnés par un seul berger ou par une seule famille du campement collectif. Il est fréquent que les troupeaux de petit bétail soient amenés une fois par an sur des pâturages éloignés dont l’herbage est jugé plus nutritif pendant cette période. Mais le plus important reste le déplacement des moutons et des chèvres vers la montagne en hiver. Suite à la privatisation, les anciens éleveurs du gros bétail se sont retrouvés en possession d’un grand nombre de petit bétail dont ils ne savent pas s’occuper pendant la saison froide. Ils les confient à des parents qui passent l’hiver en montagne, ou bien ils envoient là- haut un de leurs fils. De la même façon, les éleveurs de yacks doivent envoyer une de leurs familles en automne dans les plaines avec leur petit bétail. Les déplacements à longue distance s’imposent pendant les calamités naturelles comme les sécheresses, les gels rigoureux ou les chutes importantes de neige. Dans ces conditions, il peut arriver que tous les troupeaux soient amenés dans des régions ou provinces voisines.

Variables et motivations des migrations pastorales

38 Comme dans beaucoup de sociétés pastorales, les hivernages sont considérés comme « chez soi » en partie à cause des efforts investis dans la construction des bâtiments permanents. Ce qui est important dans le choix de l’hivernage, outre la disponibilité des pâtures et de l’eau, c’est qu’il soit protégé du vent. Dans les régions montagneuses ce sont les vallées étroites orientées au sud qui procurent les meilleures conditions. Elles ont les plus longues durées d’ensoleillement et sont bien protégées des vents dominants qui viennent du NO. La plupart des vallées n’abritent qu’un ou deux

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campements pendant l’hiver. Les hivernages dans les plaines sont abrités du vent par des buissons et de petits arbres qui peuvent être utilisés aussi comme combustibles.

39 Au printemps la protection contre le vent est encore plus importante car la zone est exposée aux orages venant de Sibérie. De plus, les animaux nouveaux-nés demandent des soins particuliers. Les campements du printemps sont donc situés sur les rebords SE, souvent cachés parmi les collines. Dans plusieurs endroits, les éleveurs doivent changer de site pendant la saison à cause de la faible végétation. Mais dans la province de Bayan Ölgiy il arrive que les éleveurs kazakhs restent sur leurs hivernages pendant le printemps et ne se déplacent qu’au début de l’été.

40 Les estivages sont situés exclusivement en montagne même si la différence d’altitude peut varier. La plupart des campements s’installent le long des ruisseaux qui servent de source d’eau pour les hommes et les animaux. On change d’emplacement une ou deux fois afin d’assurer les meilleures pâtures pour le bétail. En automne, les troupeaux redescendent vers les endroits plus chauds jusqu’à septembre ou octobre.

41 Ces trois types de déplacements et les critères décrits pour le choix du campement ne donnent qu’un schéma général. En fait, les motivations et les stimulations sont beaucoup plus variées et elles dépendent d’une multitude de facteurs écologiques, économiques et sociaux. Chaque foyer est non seulement différent mais peut avoir des réactions différentes aux mêmes obstacles. Le critère décisif reste bien sûr l’accessibilité aux pacages et à l’eau. L’un des obstacles que les éleveurs doivent affronter consiste dans le fait que les pacages et les sources d’eau ne sont pas toujours disponibles à la fois : des pacages bien arrosés peuvent être très pauvres du point de vue nutritionnel, de même que des pacages de très bonne qualité nutritionnelle peuvent se trouver dépourvus de sources d’eau adéquates. Les foyers riches peuvent surmonter cet obstacle en achetant de l’eau ; les foyers pauvres n’ont pas cette alternative. Un autre choix difficile est entre les pâtures nutritives des montagnes et les pâtures abondantes mais peu fortifiantes des plaines. Les conditions climatiques micro- locales, l’exposition au vent et d’autres éléments écologiques ont aussi leur importance.

42 Aussi importants que les contraintes écologiques sont les facteurs économiques. C’est d’eux que dépendent tout d’abord la taille et la composition des troupeaux. Les éleveurs qui possèdent moins de cent têtes du bétail n’ont guère de raisons pour se déplacer fréquemment car les dépenses dépasseront les bénéfices. Les éleveurs des yacks font de déplacements mineurs et peu fréquents car ils ne peuvent pas profiter des différences d’altitude. Le fait que les moutons ou bien les chèvres sont prédominants dans le troupeau peut avoir son importance car les chèvres préfèrent les versants rocheux, ce qui n’est pas le cas des moutons. Les chevaux et les chameaux influencent moins le choix des sites car ils sont libres de paître là où ils trouvent. L’agriculture d’appoint peut aussi influencer le cycle migratoire car le printemps et l’automne doivent alors être passés près des champs.

43 D’autres variables mettent en jeu la composition et la situation momentanée des familles d’un campement. La présence d’une main d’oeuvre suffisante est à cet égard très importante. Ce problème touche surtout les jeunes familles et peut restreindre l’amplitude de leurs mouvements. Les maladies de certains membres de la famille sont un autre obstacle aux déplacements fréquents et à longue distance. Dans ce cas on peut s’abstenir d’un déplacement planifié ou choisir un site plus proche des centres urbains où on peut accéder aux soins médicaux.

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44 Les motivations personnelles peuvent parfois provoquer l’abandon des migrations écologiquement et économiquement indispensables. En cas de désaccords internes les campements se divisent soit provisoirement soit définitivement. Ceci entraîne non seulement des dépenses supplémentaires et la perte de main d’œuvre mais oblige aussi une partie du campement à chercher d’autres emplacements qui sont de moins bonne qualité que les précédents. Enfin, des événements prochains, comme un mariage, peuvent inciter les gens à s’établir plus près les uns des autres que d’habitude.

45 Le besoin de déplacements fréquents et libres est un sujet très débattu parmi les éleveurs. Certains mettent l’accent sur le plus de flexibilité possible et sur la nécessité de choisir les pâturages selon les conditions écologiques du moment. D’autres défendent fermement les avantages des mouvements réguliers car les animaux s’adaptent aux pâturages et souffrent des modifications du rythme. Si l’on en juge par les données recueillies sur plusieurs années dans l’une des régions de la province de Xovd, les éleveurs mongols, si on les écoute, préfèrent les modes flexibles de déplacements tandis que les éleveurs kazakhs aiment se rendre sur les mêmes pâturages d’une année à l’autre. Cependant, ces préférences ne correspondaient pas nécessairement au comportement réel des uns et des autres. La plupart des éleveurs mongols se rendent chaque été aussi dans une même vallée. Les pâturages d’automne sont plus variables tandis que les pâturages d’hiver et du printemps demeurent à peu près inchangés à cause des investissements que représentent les bâtiments permanents26.

L’organisation des déplacements : moyens de transport, allocation des pâturages et entraide sociale

46 L’élevage pastoral n’est pas seulement une activité économique et une adaptation complexe aux conditions écologiques. Il s’inscrit en même temps dans un cadre politique et social. Pour l’organisation des mouvements migratoires les gens ont besoin de la coopération des autres. Pendant les dernières décennies, les collectifs s’étaient appropriés plusieurs tâches qui revenaient traditionnellement au groupe de parenté ou à d’autres réseaux de solidarité. Ces collectifs étaient responsables de l’organisation des déplacements saisonniers et de la gestion des ressources pastorales, ils pourvoyaient les éleveurs en fourrage et en moyens de transport. De nos jours, ces tâches doivent être assumées par les éleveurs eux-mêmes, ce qui crée des difficultés à de nombreuses familles. Un déplacement saisonnier coûte le plus souvent l’équivalent du prix de plusieurs moutons, même si le chauffeur est un parent et ne fait payer que le prix du carburant.

47 Dans la vie quotidienne, le campement collectif est l’unité sociale de base. La grande majorité de familles habitent dans des yourtes pendant la plus grande partie de l’année. Même les citadins et les agriculteurs s’en servent pendant la bonne saison. La plupart des éleveurs kazakhs, en plus des yourtes, possèdent des maisons en pisé, bois et pierre sur les lieux d’hivernage. Les éleveurs mongols n’ont que très rarement une maison, traditionnellement27.

48 Un campement peut réunir jusqu’à dix familles même si le plus souvent ils ont une taille plus petite. Ceci est en partie dû à la spécialisation socialiste quand les éleveurs de petit bétail étaient chargés de troupeaux de 600 têtes. Dans ce cas il n’y avait pas de

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raison de réunir plusieurs familles dans le même campement. La situation était différente chez les éleveurs du gros bétail car le gros bétail ne retournait pas au campement tous les soirs. De nos jours, il arrive que les familles qui élèvent du petit bétail se réunissent pour grouper leurs forces et s’entraider, mais ce n’est pas très fréquent. L’intérêt principal d’un campement collectif est de partager la garde du petit bétail. Pour d’autres activités saisonnières, comme la fabrication du feutre, les voisins et les parents sont souvent appelés en renfort. La plupart des activités importantes du cycle pastoral, comme la tonte des moutons et des chèvres, la fenaison ou le déplacement du campement, n’ont lieu qu’à certains moments limités dans l’année, mais elles demandent alors une quantité importante de main d’œuvre. Certains campements essaient de diversifier leurs activités économiques quand l’un des membres cultive pommes de terre et légumes, ou fait un petit commerce.

49 Les allocations de terres doivent être organisées à une plus grande échelle que celle du voisinage immédiat. Comme on a dit plus haut, chaque saison est associée à des aires de pâturages spécifiques et les cycles migratoires entraînent donc la concentration de la population à un moment donné dans un territoire donné. Le problème majeur du cycle migratoire décrit ci-dessus vient du fait qu’on passe l’hiver et l’été dans des régions écologiquement semblables et géographiquement très proches ; de même pour le printemps et l’automne d’autre part. En outre en hiver et au printemps, qui sont les saisons difficiles, on se trouve à mi-pente sur les zones déjà traversées et usées par les migrations d’été et d’automne ; ce qui n’arrange rien.

50 La terre est toujours considérée comme la propriété de l’état en Mongolie. Les cantons ont des droits sur les pâturages situés sur leur territoire même si leurs frontières sont parfois imprécises. Le plus souvent ces cantons ne sont pas assez grands pour procurer les pâturages de toute l’année, de sorte qu’on en franchissait les limites, et on le fait encore. Ces dernières années, les risques d’amendes se sont multipliés car les accords entre cantons ou entre collectifs socialistes n’existent plus. L’un des obstacles au respect des frontières régionales est l’affluence des « nouveaux nomades », ces anciens citadins qui se sont réfugiés à la campagne ces dernières années, mais qui ne sont officiellement enregistrés nulle part. Ils sont d’ailleurs obligés de rechercher des pâturages hors de l’unité administrative où ils habitent en principe car les centres provinciaux, ou les autres sites résidentiels plus petits, ne disposent pas en général de pâturages.

51 À l’intérieur des cantons, les collectifs s’inspiraient des modes traditionnels d’accès aux pâturages, et divisaient des zones de pâture selon chaque saison. À l’intérieur de ce cadre cantonal, les éleveurs conservaient le choix des emplacements tant qu’ils respectaient le calendrier saisonnier. Les collectifs décidaient des dates des déplacements mais non pas des emplacements des campements28. Les hivernages, à cause de leurs équipements, sont considérés de nos jours propriété privée et les autres n’ont pas le droit de les utiliser quelle que soit la saison. Dans les territoires utilisés comme pâturages d’été et d’automne, cette règle est moins stricte. La majorité des éleveurs préfère cependant retrouver les mêmes endroits d’une année à l’autre.

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Les changements de la vie pastorale : anciens défis, nouveaux problèmes

52 Tout mode de vie pastorale affronte des problèmes liés au mauvais usage des ressources fondamentales que sont les pâtures et l’eau. Depuis des siècles, les éleveurs ont développé des institutions pour lutter contre ces difficultés et pour maintenir des modes durables d’exploitation de leur environnement. À l’époque du socialisme, le pouvoir de décision était souvent retiré à l’éleveur individuel au profit du collectif, ce qui, de l’avis général, provoqua un déclin de la connaissance profonde qu’on avait eu de la végétation et du comportement des animaux.

53 Le démembrement des collectifs a eu des conséquences importantes non seulement sur les stratégies de production et de commercialisation mais aussi sur l’organisation des déplacements saisonniers. Même si les éleveurs restent dans une certaine mesure attachés à un type particulier de migration, à cause de la disposition des pâturages d’hiver et de printemps qu’ils ont hérités du collectif, il existe cependant des solutions pour les adapter aux besoins actuels de l’économie du marché. L’une des plus en vogue consiste à réduire la distance de la migration annuelle afin d’économiser sur les dépenses du transport. Certains éleveurs restent sur leurs hivernages au printemps ou y retournent dès l’automne. D’autres essaient de réduire l’amplitude des déplacements en choisissant des pâturages saisonniers situés plus près les uns des autres. En été, certaines des plus hautes vallées de montagne sont pratiquement désertées car les éleveurs essaient de rester dans les parties plus basses, plus faciles d’accès. La diminution des distances de migration permet non seulement d’économiser sur les frais de transport mais aussi de rester plus près des centres urbains qui sont situés le plus souvent dans les plaines.

54 Les transgressions des frontières régionales et des restrictions saisonnières sur l’usage des pâtures sont devenues beaucoup plus fréquentes ces dernières années. Puisque les collectifs n’étaient pas seulement des unités économiques et territoriales mais aussi les principales institutions de contrôle judiciaire, leur démembrement a laissé un vide pénal dont profitent surtout les « nouveaux nomades », qui ne sont que partiellement intégrés aux réseaux locaux et sont donc d’autant plus difficiles à sanctionner de façon informelle. Les administrateurs locaux n’ont ni l’infrastructure ni l’autorité pour imposer efficacement les règles d’allocation des pâturages.

55 L’état socialiste lui aussi encourageait l’accroissement du cheptel, ce qui aurait conduit à de sérieux problèmes de surpâturage. En réalité, les résultats n’ont pas été bien remarquables. Le cheptel en Mongolie est resté pratiquement inchangé entre 1940 et 1990. C’est plutôt la croissance rapide liée à la privatisation du bétail qui inquiète de nos jours les experts mongols et étrangers. Le degré d’épuisement des pâturages fait l’objet de débats et la plupart des auteurs s’accordent à dire que la situation en Mongolie est moins grave que chez les voisins, en Chine ou en ex-Union soviétique29. Les provinces occidentales enregistrent depuis quelque temps un accroissement relativement rapide du cheptel qui serait la conséquence d’un taux plus élevé de natalité et d’une plus grande densité de population chez les minorités turkes et mongoles occidentales (cf. Tableau 3). Il y a donc quelque raison de craindre que l’épuisement des pâturages y soit plus avancé que dans d’autres provinces.

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Tableau 3 : Densités des habitants et du cheptel en Mongolie

Surface Population Densité des Densité du Cheptel (km²) (milliers) habitants cheptel

Arxangay 55 300 103,0 1,86 1 626 400 29,41

Bayan-Ölgiy 45 700 90,1 1,97 1 354 200 29,63

Bayanxongor 116 000 89,5 0,77 2 227 100 19,20

Bulgan 48 700 63,3 1,30 1 137 100 23,35

Dornod 123 600 84,6 0,68 591 400 4,78

Dornogov’ 109 500 48,2 0,44 886 200 8,09

Dundgov’ 74 700 52,7 0,71 1 714 400 22,95

Gov’-Altay 141 400 74,1 0,52 2 102 500 14,87

Gov’-Sümber 5 500 12,4 2,25 103 100 18,75

Ömnögov’ 165 400 44,8 0,27 1 203 500 7,28

Övörxangay 62 900 112,9 1,79 2 595 000 41,26

Selenge 41 200 102,9 2,50 504 700 12,25

Süxbaatar 82 300 59,1 0,72 1 015 600 12,34

Töv 74 000 110,9 1,50 1 766 400 23,87

Uvs 69 600 101,9 1,46 1 754 200 25,20

Xentiy 80 300 75,2 0,94 1 100 900 13,71

Xovd 76 100 90,4 1,19 2 070 600 27,21

Xövsgöl 100 600 120,1 1,19 1 857 400 18,46

Zavxan 82 500 105,8 1,28 2 401 400 29,11

Total 1 564 100 2 317,5 1,48 28 572 300 18.27

Source : http ://www.library.uu.nl/wesp/populstat/Asia/mongolip.htm pour les surfaces ; BNMAU (1990) pour les chiffres de population et de bétail.

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Conclusion

56 Cet article a essayé de présenter la variété des motivations et des stratégies dans les modes de vie pastorale en Mongolie. Il a décrit la multitude de facteurs écologiques, économiques et politiques qui influencent la manière dont les individus composent leurs troupeaux, organisent les déplacements saisonniers et structurent leur milieu social. Il en résulte que le pastoralisme est une réponse très savante non seulement à un certain milieu naturel mais à une combinaison complexe de macro et micro- variables que les hommes doivent prendre en considération dans la prise des décisions à court ou à long terme.

57 L’encadrement politique est d’une très grande importance. La collectivisation du bétail et l’économie planifiée socialiste ont changé d’une façon profonde la vie des éleveurs de la région et ont eu des conséquences durables sur les modes d’exploitation d’un milieu naturel prétendument fixe. Les mêmes remarques demeurent valides pour la re- privatisation et l’introduction de l’économie du marché ces dernières années.

58 L’avenir de l’élevage pastoral en Mongolie occidentale est une question ouverte. Beaucoup de spécialistes pensent qu’à long terme une orientation vers des types d’élevage plus sédentaires est inévitable. À l’heure actuelle ces spéculations paraissent extrêmement hypothétiques. En réalité, l’introduction de l’économie du marché a plutôt entraîné une renaissance partielle du pastoralisme comme l’activité économique la plus attirante dans les régions rurales du pays. Cela n’est pas sans dangers. On peut craindre la croissance du cheptel et l’épuisement des pâtures, les querelles de plus en plus fréquentes sur l’allocation des pâturages, le clivage social accru entre riches et pauvres, les tensions interethniques. Jusqu’ici rien de si grave ne s’est produit et il ne reste qu’à espérer qu’il en ira de même dans les années à venir.

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NOTES

1. Certains auteurs considèrent que les provinces voisines de Zavxan et de Gov’-Altay font partie de la Mongolie occidentale, cf. Barthel 1990 : 170 sq. 2. Cf. Hambly 1966 : 153sq ; Halkovic 1985. 3. D’après le nom du centre administratif, Kobdo, le Xovd de nos jours. 4. Veit 1986 : 485sq. ; Bawden 1989 : 199. 5. Sanders 1987 : 45 ; Bawden 1989. 6. Cf. Rincen 1979 : carte 23 ; Nyambuu 1992 : 112sq. 7. Cf. Schubert 1971 ; Taube 1981 ; Sanders 1987. 8. Cf. Finke 1995. 9. Cf. Murzaev 1954 : 319sq. ; Thiel 1958 : 369sq. 10. Ündesniy Atlas 1990 : carte 59. 11. Thiel 1958 : 76sq. ; Ündesniy Atlas 1990 : cartes 69sq. 12. Cf. Pewzow 1953 ; Pozdneev 1971. 13. Cf. Moyobuu 1990. 14. Cf. BNMAU 1990 : 60sq. 15. Dans les régions plus fertiles du centre et du nord de la Mongolie le troupeau privé ne pouvait comprendre que 50 têtes. 16. Cf. Finke 1995. 17. Cf. Potkanski 1993 ; Goldstein & Beall 1994 ; Odgaard 1996. 18. Pour une description détaillée du processus de la privatisation et de toutes les négociations qui l’ont accompagné cf. Finke (2000). 19. Cf. Mearns 1993 ; Bazargür et al. 1989. 20. Cf. Pewzow 1953 ; Pozdneev 1971. 21. Cf. Templer et al. 1993 : 110f. ; UNDP 1994 : 96. 22. Le besoin en sel des animaux domestiques est une autre donnée importante pour la gestion des troupeaux. Dans les provinces occidentales de la Mongolie, ce problème se pose surtout pendant les estivages. Dans les plaines, une quantité suffisante de sel est contenue dans la végétation. 23. Cf. Bazargür et al. 1989 ; 1993 ; Bazargür 1996 ; Mearns 1993.

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24. Cf. Nyamdavaa 1995. 25. Bazargür 1996. 26. Cf. Finke 1999. 27. Cf. aussi Pewzow 1953 : 85 sq. ; Golomb 1959 : 110. 28. Cf. Goldstein & Beall 1994 ; Finke 1999. 29. Cf. Sheehy 1993 ; Humphrey & Sneath 1996.

INDEX

Keywords : ecology, economics, stock breeding, Mongolia, nomadism, pastoralism, pastures, transhumance Mots-clés : écologie, économie, élevage, Mongolie, nomadisme, pastoralisme, pâturages, transhumance

AUTEUR

PETER FINKE Max Planck Institut, Halle – Allemagne, [email protected]

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Hors dossier

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La représentation des Mugat dans les sources écrites : réalité de leur mobilité et de la sédentarité1

Karine Gatelier

1 Mugat est l’unique endonyme pour désigner une population assimilée depuis plusieurs siècles aux Tsiganes. Cette parenté est due aux premiers voyageurs, aux commerçants et autres fonctionnaires qui rapportèrent de leur voyage des récits colorés. Comme les auteurs de ces récits étaient européens, et russes pour la majorité d’entre eux, ils ont cru reconnaître dans les Mugat les Tsiganes qu’ils connaissaient dans leur pays respectif. Les Mugat sont habituellement nommés dans la société globale Luli, Djugi ou encore Multâni, pour les appellations les plus fréquentes.

2 Au-delà d’une parenté potentielle des Mugat avec les Tsiganes, les appellations elles- mêmes doivent être questionnées. Tsiganes, tout comme ses équivalents étrangers (Zigeuner, Gypsy etc.), sont des appellations exogènes, données à des populations diversifiées, qui témoignent d’une vision globalisante parfois abusive. La cohérence que leur assignent les sociétés d’accueil ne rencontre pas forcément de réalité sur le terrain. Ainsi, en Europe par exemple, l’ensemble tsigane se morcelle en réalité en Rom, Sinti, Manouche etc. Le cas des Mugat diverge cependant puisque l’endonyme Mugat est revendiqué par ceux que les Ouzbeks et les Tadjiks nomment couramment Luli, Djugi ou Multâni. Dans le contexte de l’Asie centrale, la société majoritaire a créé des clivages infondés que les individus qu’elle désigne abolissent par cet ethnonyme, Mugat, et une phrase qui revient sans cesse lorsque la question des multiples appellations les qualifiant est évoquée avec eux : Hama Mugat ! « Nous sommes tous mugat ! ». Pourtant cet endonyme reste largement méconnu dans la société majoritaire. Les Mugat sont appelés Luli dans les régions majoritairement ouzbékophones, Djugi quand la langue dominante est le tadjik, enfin Multâni est davantage répandu dans le sud de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan, quelle que soit la tendance linguistique.

3 Au-delà de cet ensemble, instauré par la revendication – Hama Mugat ! – les Mugat ne reconnaissent de parenté avec aucun autre groupe. En particulier, ils n’ont pas

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conscience de constituer une communauté d’identité avec les Tsiganes, qu’ils voient comme des étrangers et qu’ils assimilent aux Russes.

4 Les Mugat forment un peuplement inégal sur un territoire correspondant aux anciennes Sogdiane et Bactriane, dispersé de nos jours entre les trois républiques ex- soviétiques d’Ouzbékistan (pour la plus grande proportion d’entre eux), du Tadjikistan et du Kirghizstan (dans une moindre mesure, puisque leur présence fut relevée uniquement aux environs de la ville d’Och). Ce territoire aujourd’hui difficile à décrire, du fait de la géopolitique actuelle, constitue pourtant un continuum géographique et culturel : Och qui semble isolé au Kirghizstan se situe en réalité dans le prolongement de la vallée de Ferghana.

5 Les Mugat se disent musulmans bien que les populations environnantes les pensent d’une autre religion qui leur serait propre. Ils parlent les langues de la région, déclarent le tadjik comme leur langue maternelle et possèdent une langue propre dont ils se réservent la maîtrise.

6 Cet article vise à questionner la mobilité des Mugat en s’appuyant sur deux types de sources, pour les comparer : les sources écrites disponibles et le discours populaire de la société globale à leur sujet, d’une part, et les réalités mugat sur le terrain, d’autre part. En effet, les Mugat, comme de nombreuses populations auxquelles ils sont généralement assimilés dans la région et que l’on regroupe sous le vaste ensemble Tsiganes, sont considérés comme « traditionnellement nomades » ; leur mode de vie est parfois aussi qualifié de « vagabond ». Ce constat récurrent, désormais ancré dans l’imaginaire collectif, sera donc mis à l’épreuve des rares sources écrites dont nous disposons sur les Mugat, ainsi que des témoignages des Mugat, pour démontrer que la sédentarité de ce groupe est peut-être plus ancienne que le disent les clichés. Enfin, la mobilité telle que pratiquée par les Mugat présente des singularités qui exigent un choix terminologique adapté.

Les Mugat vus comme des migrants

7 S’il est impossible de dater l’arrivée des Mugat en Asie centrale, une population, mentionnée dans certains écrits du Xe siècle relatifs à une légende bien antérieure à cette période, est habituellement reconnue comme leurs ancêtres. Ces derniers sont d’ailleurs désignés dans la société majoritaire du même nom, Luli.

8 Les Mugat sont rarement présents dans les sources historiques classiques. Non qu’ils soient passés inaperçus dans la société où ils ont vécu au fil des époques, mais plutôt, ils étaient mal connus et leurs observateurs hésitaient bien souvent à entrer en contact avec eux car ils étaient vus comme des bandes de vagabonds un peu sauvages et certainement dangereux. Ainsi, ces sources véhiculent les clichés qui circulaient sur les Mugat, dans un discours normatif qui les opposait aux autochtones. Outre les récits de voyages et quelques chroniques, la littérature a, elle aussi, repris les traits les plus marquants des préjugés contre les Mugat, et a ainsi contribué à leur renforcement.

Entre clichés discriminants et images romanesques

9 Ces individus atypiques, marginaux, vagabonds, insouciants parce qu’ils paraissent vivre d’une économie jugée de survie, ont largement inspiré la littérature. Hamza

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Isfahân (350/961)2, le premier, laisse la trace de la légende des saltimbanques déportés d’Inde vers le royaume perse par la volonté de Bahrâm Gûr3 : « Plein de sollicitude pour ses sujets, Bahrâm désirait qu’ils passent la moitié de la journée à se reposer, à festoyer, à boire et à s’amuser. Il fut stupéfait un jour de voir certains de ses sujets boire sans musique. Ceux-ci lui expliquèrent qu’il y avait peu de musiciens dans l’empire et que le prix de leurs services était devenu exorbitant. Le bon Shah écrivit au roi de l’Inde qui lui envoya douze mille musiciens Zott et Bahrâm Gûr les envoya dans les villes de son empire »4.

10 Hamza assure que leurs descendants sont encore présents dans le royaume, bien qu’en petit nombre, et sont nommés Zott (Zuţţ). Ce terme désignait à l’époque tous les hommes d’origine indienne, comme l’attestent d’autres sources5. Il aurait été introduit en Perse par les Arabes au moment de la conquête. Cette appellation a continué de désigner les migrants indiens au Moyen Orient6 durant plusieurs siècles.

11 M. J. de Goeje7 développe la thèse qui consiste à rapprocher les appellations Zott, utilisé par les Arabes, et Djatt, qui désigne une population présente aux environs de Multan (Sind pakistanais). Puis il cite les historiens et les géographes arabes qui étudièrent les Djatt et les autres peuples voisins du Sind : Ibn Khordâdbeh8 parle du « pays des Zott, entre Makrân et al-Mançoura, capitale du Sind ». Ceux-ci auraient été « chargés de garder les routes ». Istakhri cite la capitale al-Mançoura, au pays des Zott, « contigu à al-Moultân ». Ibn Hanqal, « Sind dont la capitale est al-Mançoura, pays des Zott qui s’étendent jusqu’à al-Moultân ». Mozaddasi confirme toutes ses informations. Masoudi9 écrit que les « Djat » sont des nomades du Kirmân. Il en conclut que « tous les gens d’origine sindienne, soit sédentaire, soit vagabonde, étaient désignés par les auteurs arabes du nom de Zott, qui est la forme arabisée de Djat ou Jat ».

12 D’après de Goeje, ils se seraient finalement installés en colonies en Babylonie. À Damas ils sont plus connus sous l’appellation an-Nazar, terme auquel le Dictionnaire moderne al- Mohit, donne pour définition, « Indiens du bas peuple [qui] parcourent le pays. Ils possèdent un langage particulier. Ils volent, mendient, prédisent l’avenir, fabriquent des tamis ». De Goeje propose que ce nom pourrait venir du fait qu’ils adoraient le feu (an-nâr) ou la lumière (an-nour). Il se réfère en outre à M. Wetzstein10 qui fait le même postulat. En Syrie, de Goeje affirme que le singulier de Nawar est Nouri11 et ce terme serait la « forme dialectale de Louri : nom des Tsiganes en Perse et autrefois en Syrie et Egypte ». De Goeje voit donc dans les Zott les ancêtres des Tsiganes européens.

13 Firdoussi reprend cette légende, dans le Shâh-Nâmé, mais nomme différemment ces saltimbanques déportés. Il introduit ainsi l’appellation Luri : « Les Gouverneurs du Shah lui racontèrent que les pauvres se plaignaient que les riches buvaient du vin en écoutant la musique et qu’ils méprisaient les pauvres, qui buvaient sans en écouter. Le Shah envoya une lettre par dromadaire à Shengil12 en écrivant : « Choisissez dix mille Luri, hommes et femmes, bons joueurs de luth ». Le Shah les reçut à leur arrivée et leur donna à chacun un bœuf et un âne, car il voulait en faire des fermiers. Il leur donna l’équivalent de mille charges de blé, car ils étaient supposés cultiver la terre avec leurs bœufs et leurs ânes, utiliser le blé comme semence, produire des récoltes, et jouer pour les pauvres gratuitement. Les Luri partirent et mangèrent le bœuf et le blé. Ils revinrent à la fin de l’année, les joues blêmes. Le Shah leur dit : « Vous n’auriez pas dû gaspiller ce blé. Maintenant il ne vous reste plus que vos ânes. Chargez-les de vos biens, préparez vos instruments et mettez-leur des cordes en soie ». Les Luri errent de nos jours encore de par le monde en cherchant un lieu pour vivre, dorment avec les chiens et les loups, sur les routes, en volant nuit et jour »13.

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14 Firdoussi est donc le premier à nommer ces ménestrels Luri, à la première moitié du XIe siècle. Désormais Lûlî (ou Lâliyân, au pluriel) est mentionné dans plusieurs œuvres littéraires. Chronologiquement, al-Tha’alibî14 dit qu’ils sont les ancêtres des Lûrî noirs (al-Lûriyûn al-sûdân), d’habiles joueurs de flûte ; le Mudjmal al-tawârîkh15 confirme cette origine des Lûrî. Les plus célèbres poètes persans – Manūčihrī16 (XIe s.), Djamâl-al-dîn17 (XIIe s.), Kamâl Ismâ’îl18 (XIIIe s.), Vassifi (XVe s.) – se sont inspirés de ces personnages. Hâfiz19 (XIVe s.) les trouve noirs comme la nuit, pétulants et élégants, bons joueurs de flûte au mode de vie désordonné. Enfin Babour (XVIe s.) mentionne dans ses mémoires un musicien de sa suite nommé Ramazan, dont les seules traductions russes et anglaises précisent qu’il est lûlî (Ramazan-lûlî). Il emploie cette appellation dans le sens de « histrion »20. Abdul-Ghazi21 (XVIIe s.) parle d’un prince shaybânide (XVe s.) de Marw et d’Âbîward, fils d’une femme lûlî. Enfin Amir Muhammed Amin-i-Bukhâri22 (XVIIIe s.) les mentionne sous le nom de Djugi.

15 Al-Tha’alibî expose cette légende avec davantage de détails. Selon lui, ces musiciens envoyés par le roi Shengil sont issus des « Luri noirs » dont la profession était de jouer de la flûte et du luth.

16 Le terme Lûlî s’est ainsi imposé progressivement et est devenu le terme de référence pour les voyageurs et les savants qui se rendent en Asie centrale. Ainsi N. A. Maev23 parle des Lûli dans le Boukhara oriental ; Ujfalvy24 des Lûli de Kachgar ; Grenard25 de Lûlî et de Âghâ au Turkestan chinois ; Valihanov26 de Lulu et Multânî à Kachgar. L’appellation dans sa transcription russe est quelque peu modifiée, elle devient Liuli. A. P. Horoškin27 mentionne un peuple secret, les Liuli, appelé « Liuli de souche » (rodstvennye). Les publications en français reprennent cette appellation avec des orthographes différentes. Jules de Hagemeister28 mentionne les « Loures et Bohémiens » et M. J. Goeje29 signale qu’ils se nomment ainsi à l’époque où il écrit, en Perse, au Kurdistan et en Tatarie. Enfin V. Minorsky30 entreprend de trancher cette question de la confusion entre Luri et Lurs, faite par plusieurs auteurs, en apportant des précisions grammaticales : Lori fait son pluriel persan en lôriyân alors que Luri le fait en lûliyân. Il donne en revanche un pluriel commun en arabe, luriyûn, d’où pourrait provenir la confusion.

17 L’origine de ce nom reste mystérieuse mais l’hypothèse la plus fréquemment avancée lui attribue une parenté avec la ville du Sind, Aror / Arur, arabisée sous la forme al-Rur. Pour les poètes et historiens qui la mentionnent, l’occupation arabe explique la fuite de nombreuses populations vers la Perse, où ces réfugiés auraient été appelés les Arori, les habitants de Aror, terme devenu avec le temps Lori / Luri. V. Minorsky31 s’interroge sur le lien entre la ville et les « musiciens tsiganes », tout en rappelant que ces derniers portent des noms différents « à Kaboul et dans le Turkestan » par exemple, ainsi que dans certaines régions de la Perse. Selon lui, le sud-est de la Perse étant plus exposé au monde indien, ce nom d’origine indienne a bien pu être employé d’abord dans cette région, avant de se diffuser. Minorsky est convaincu de l’identité des appellations Lori et Lûlî : « En ce qui concerne la phonétique, l’alternance de r/l en persan est bien connue. Dans notre cas particulier, la suite de deux r (dans la même syllabe !) de Rôr constituait une raison suffisante pour que la loi de dissimulation entra en jeu et on a vu que, même dans l’Inde, les historiens tardifs écrivent Alor. Ainsi, le terme Rôr- i > Lôr-i a pu très facilement désigner les habitants de l’ancienne capitale du Sind. L’évolution ultérieure de Lôri > Lûrî vers Lûlî est parfaitement attestée dans nos

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documents : il est clair que les Lûlî, que Hafiz chante au XIVe siècle, sont les mêmes Lûrî dont parle Firdausi »32.

18 Au-delà des appellations de ces migrants, la question de la raison de leur départ reste ouverte. Il est peu probable que la conquête arabe suffise à expliquer une telle migration. Les Tsiganes d’une manière générale incarnent cette interrogation laissée ouverte de leur migration. Pourtant il n’est pas si sûr qu’elle fasse exception. Ce n’est pas tant le fait qu’ils aient migré qui doit surprendre – l’Histoire montre que les causes de migration étaient nombreuses : vagues d’invasions des nomades des steppes, guerres intestines, taxations insupportables, pénurie de pâturage ou d’eau etc. – que le fait qu’ils demeurent visibles en tant que migrants. En effet, et contrairement aux autres migrants, les Tsiganes ne se sont pas intégrés, se sont maintenus comme groupe et ont donc continué à être identifiés comme des étrangers. C’est pourquoi aujourd’hui encore, on s’interroge sur le mystère de cette migration, alors qu’elle ne faisait certainement pas exception à l’époque. Simplement les autres migrants se sont fait oublier en tant que tels. Les Mugat cristallisent de la même façon cette énigme.

19 Ainsi, dès leur apparition dans les sociétés et puis dans les sources écrites, les Luli sont identifiés à des migrants. Les légendes font d’eux des saltimbanques déportés d’Inde vers la Perse, l’origine étrangère des ethnonymes utilisés pour les qualifier est attestée. D’autre part, ces Luli aperçus ne bénéficient que d’un regard extérieur et la parole ne leur est jamais donnée. Ainsi aucun endonyme n’apparaît encore. Les sources expliquent bien que Zott est un nom donné par une entité dominante, de même que l’étymologie attribuée à Luri / Luli montre bien que ces individus ont été nommés du nom de la ville de laquelle ils étaient vus originaires par les autochtones des sociétés d’accueil, mais il est peu probable que l’appartenance citadine de ces individus suffise à exprimer leur identité.

La mobilité des Mugat dans les sources plus récentes

20 Parce que les sources les plus anciennes font des Luli des ménestrels migrants d’Inde, elles scellent aujourd’hui encore les Mugat dans une mobilité suspecte, perçue comme un vagabondage et vue comme atavique. De nombreux observateurs des Mugat qui les ont rencontrés dans les villes, sur les bazars ou bien aux abords des cours d’eau, quand ils faisaient la route, attestent de leur existence itinérante. Ils menaient une vie nomade et ne possédaient aucun habitat fixe33 ; ils se regroupaient en campement34, de cinq à huit tentes, partout autour des villes et villages. Les camps déménageaient parfois tous les trois à cinq jours car les populations locales ne les appréciaient pas et les suspectaient de divers larcins. Ils passaient donc leur chemin et s’installaient ailleurs pour la même période35.

21 N. Hanikov nous apprend que les déplacements et l’installation des camps de Luli devaient suivre certaines règles dans le khanat de Boukhara : les Luli étaient autorisés à s’installer au bord de toutes les rivières et des lacs du khanat « si la place n’est pas déjà occupée par des Ouzbeks » ; il s’agit des rives du Zarafšan, près de Samarkand, et de Karakul36. Malheureusement aucune autre source rencontrée ne permet de dire s’il existait un texte de loi en la matière ou bien s’il s’agissait d’une pratique coutumière.

22 Pour certains, ce mode de vie est un prétexte supplémentaire pour les rapprocher des Tsiganes européens. Les Luli « mènent une vie errante comme leurs frères d’Europe »37.

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Au cours de son voyage, Ujfalvy rencontre un campement de Luli, au bord d’une rivière, à Aravan, près de la ville d’Och. Il comprend sept tentes de Luli venus de Kachgar : « Quelques familles de Louli y habitent sous des tentes blanches. Ils sont nomades fabricants de tamis et de plats de bois. Ils apprivoisent des faucons et les dressent à la chasse »38.

23 Dans les publications sur les Mugat, jusqu’au XXe siècle, les Luli sont généralement opposés par leur mode de vie aux Mazang, un groupe qui leur est apparenté. Les Luli sont chaque fois présentés comme « errants » alors que les Mazang sont sédentaires39. Pourtant certaines sources montrent que les déplacements étaient effectués sur de faibles distances, dans un périmètre restreint. Vilkins explique que les Luli nomades, ces « bohémiens centrasiatiques », se déplacent en principe dans les villes et villages des environs. Quelques rares familles s’éloignent et peuvent aller jusqu’à Samarkand et même Boukhara depuis la vallée de Ferghana40. A cause de ces déplacements réduits dans l’espace, il conclut que : « le vagabondage des Tsiganes ne doit pas être analysé comme la réminiscence d’une ancienne vie nomade, mais plutôt comme le résultat de la mendicité qui exige, pour une collecte généreuse de l’aumône, de changer souvent de donateurs et par conséquent de lieux »41.

24 Les publications datant de l’époque soviétique ne parlent plus de « Luli errants » mais de « Luli sédentarisés ». Elles mettent l’accent sur leur installation dans les kolkhozes et le confort dont ils peuvent enfin bénéficier. Ainsi par exemple, on trouve des descriptions des intérieurs de maison, équipés de chaises, de tables et même de pathéphone. Les Luli possèdent également désormais des vélos42. Pourtant les récits de vie recueillis auprès des Mugat indiquent que certains d’entre eux n’ont pas cessé de mener une vie itinérante tout au long de cette période43.

25 Enfin, ces publications développent toutes un discours normatif sur la vie itinérante des Mugat. Vilkins44 se réfère à eux, non pas par le terme habituel de nomade mais par celui désignant les vagabonds et une vie d’errance. De plus, il distingue parmi les Mugat, les itinérants des sédentaires dans les termes suivants : les sédentaires sont musulmans, plus propres (au moins ils font les ablutions à chaque prière, précise-t-il) et portent des vêtements plus corrects.

Une sédentarité ancienne attestée par quelques sources

Une source inédite apporte une autre vision des Mugat

26 Une source rare, datant de 1830 et due au fils de l’émir Shah Murad de Boukhara, Mir Hussein Miri45, nous laisse une description unique du quartier mugat de la capitale de l’émirat. Ce quartier était nommé « Kafirabad », le terme kafir désignant les incroyants, assimilés aux infidèles à l’islam, ce nom pourrait être traduit par « la ville des impies ». L’auteur évalue à mille, ou peut-être plus encore, les familles y vivant. Puis suit une description de l’occupation des femmes qui paraît procurer le plus grand dégoût à l’auteur, sans que toute la lumière soit faite sur cette activité. En effet, bien souvent dans cette œuvre, l’auteur sacrifie le sens du texte au style de son écriture, dans le souci de respecter les rimes, et la traduction demeure insatisfaisante. Il explique ainsi que les femmes luli passent leurs journées assises devant leur maison, maquillées à outrance et parées de lourds bijoux de pacotille. Elles reçoivent la visite d’une clientèle

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d’individus marginaux et leur rendent des services, dont l’auteur insinue le caractère sexuel. Ce passage consacré aux Mugat, s’achève sur le geste, qualifié de vertueux par l’auteur, qui « anéantit avec force » les Mugat.

27 Ce témoignage enrichit la connaissance sur les Mugat de deux points de vue. Tout d’abord, et pour le sujet qui nous intéresse directement, il prouve que les Mugat, déjà à cette époque, étaient établis dans les plus grandes villes de la région, et surtout dans la capitale la plus sévère d’un émirat, dont nous savons par ailleurs qu’elle menait une politique très intolérante, voir répressive, vis-à-vis des non-musulmans, leur interdisant de s’établir dans l’enceinte de la ville, de s’y déplacer à cheval, ou encore de porter certains vêtements. Or nous voyons ici que non seulement les Mugat occupent un habitat fixe, qu’ils constituent un habitat homogène puisque, visiblement, aucun représentant d’une autre ethnie ne vit dans le quartier, mais ils sont encore établis depuis suffisamment longtemps pour y disposer d’une clientèle et occuper une fonction économique et sociale. Il paraît, par conséquent, peu vraisemblable que ces Mugat pratiquaient un nomadisme saisonnier, tel que le décrit Masal’skij46 – l’hiver passé dans les maisons en ville et l’été « dans la steppe » – sans quoi ils ne bénéficieraient pas d’une clientèle régulière. Aujourd’hui encore, dans la société globale, l’absence de clientèle propre aux Mugat leur est souvent reprochée comme caractéristique de leur mode de vie ainsi que de la méfiance qu’ils inspirent : les baxši notamment, pour discréditer leurs concurrentes mugat, les accusent de duper leurs clients et de les voler, en prenant pour preuve qu’elles ne possèdent pas de clients réguliers. Ainsi cette source apporte la preuve de la sédentarité des Mugat, dans la mesure où ils ne vivent pas d’une économie de l’itinérance. Enfin, ce document révèle l’existence d’une politique répressive visant spécialement les Mugat. C’est également, à ce titre, un document unique.

28 Cette description, si riche en détails, est exceptionnelle et ne peut être comparée à nulle autre rencontrée. Mir Hussein Miri est né en 1785 et n’aurait pas écrit d’autre livre que celui-ci, Makhazin at-Takhva, œuvre en vers parfois maladroits qui rendent la compréhension difficile. Ces chroniques ne consacrent qu’une seule page au sort malheureux des Mugat de Boukhara.

Ancien peuplement citadin

29 D’autres documents, du XIXe siècle, montrent que les Mugat étaient installés dans les plus grandes villes du Turkestan, mais ils n’y restaient pas toute l’année. Ainsi les villes connaissaient un rythme comparable à celui des campagnes où les Mugat itinérants vivaient une alternance entre les campements l’été et les bâtiments inutilisés des villageois l’hiver : elles se vidaient l’été, pour se remplir à nouveau l’hiver. En effet, à l’automne, les maisons accueillaient les Mugat qui vivaient le reste de l’année dans la « steppe » : « L’hiver, on ne rencontre pas de campements luli dans la steppe ; en revanche, chaque automne, dans les rues des villes, on tombe sur des groupes de femmes et de jeunes filles mugat qui mendient en même temps que s’ouvre la saison des ventes privées de divers ustensiles du quotidien »47.

30 Masal’skij poursuit son explication : vers le mois de mars, ils chargeaient leurs pauvres montures et repartaient. À la maison ne restaient que les plus faibles, les vieux et les jeunes chargés de nourrir la famille et garder la maison. L’hiver était par conséquent la saison choisie pour organiser les fêtes, puisque les parentèles pouvaient se réunir. Elles

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étaient parfois collectives, et ainsi pouvaient durer plusieurs jours du fait qu’elles coûtaient moins cher.

31 Ainsi les Mugat, tout en étant sur les routes à la belle saison, vivant dans des campements qu’ils installaient à proximité des villages ou des villes où ils savaient qu’ils trouveraient une clientèle, possédaient un habitat fixe où ils passaient l’hiver. Pour cette raison, et en fonction du point de vue, les Mugat étaient vus comme des vagabonds ou comme des sédentaires, comme si le lien n’était pas fait entre les habitants des campements dans les campagnes et ceux des villes, ou des villages, l’hiver. Horoškin48, par exemple, qui les appelle les Lou-Liuli ou Djugi, les considère sédentarisés dans la mesure où ils passent l’hiver dans les villages et l’été dans les champs, sous des tentes. D’autres témoignages écrits montrent en effet que la vie itinérante alterne avec une période hivernale passée dans les propriétés des autochtones, où ils trouvaient refuge pour l’hiver. Ils s’installaient dans un abri de village, avec toutes leurs possessions, et les femmes et les enfants continuaient de mendier dans les environs49.

32 Comme les villes, les campagnes ont également joué le rôle de repli pour l’hiver si l’on croit le témoignage laissé par Snesarev50. L’auteur explique que de véritables « bases » d’installation de Mugat existaient, il cite l’exemple de Multâni kišlak – le village des Multâni, littéralement – dans l’oblast51 de Samarkand où jusqu’à trois cents familles venaient passer l’hiver. Il émet même l’hypothèse que ces bases aient pu devenir peu à peu des lieux permanents d’habitation où se seraient implantés les Mugat. Pourtant aucune autre information n’a été trouvée pour confirmer cette hypothèse ; même les Mugat vivant dans des kolkhozes au nord de Samarkand, n’ont pas entendu parler d’un Multâni kišlak.

33 Nous voyons que les différents auteurs ne portent pas le même jugement sur les Mugat, pourtant leur position oscille entre deux pôles uniquement : les Mugat sont vus soit comme vagabonds soit comme sédentaires. Or leur existence, telle que décrite ici ne correspond ni à l’un ni à l’autre de ces états.

L’ancienneté des installations dans les villes et les campagnes confirmée par les récits de vie

34 Des témoignages recueillis auprès des Mugat dans les plus vieilles villes du Turkestan montrent qu’ils revendiquent une présence très ancienne. Dans la vieille ville de Tachkent, par exemple, les familles mugat rencontrées ont perdu la mémoire de leur installation. Les plus anciens expliquent que leurs aïeux sont nés dans ce quartier, voire dans cette maison, depuis quelques huit générations. Ce chiffre doit être considéré comme indicatif et non pas précis. Ils se montrent, en outre, vexés lorsque leurs aïeux sont assimilés à des nomades. Certaines familles se souviennent qu’un grand-père avait emménagé dans ce quartier, mais dans chacun de ces cas, l’origine des ancêtres est, elle aussi, citadine, ce qui tend à montrer qu’ils étaient également sédentaires dans ces villes d’origine.

35 Un groupe de Tavaqtarâsh de Khodjent affiche la même attitude. Ils n’ont jamais entendu parler d’emménagement de leur famille dans cette ville et se vexent lorsqu’on mentionne d’éventuels nomades parmi leurs ancêtres. Les Tavaqtarâsh sont des artisans dans la boissellerie et occupent une niche économique. Ils pratiquent d’ailleurs encore

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aujourd’hui cet artisanat en exclusivité. Il n’est, par conséquent, pas surprenant qu’ils se soient sédentarisés très tôt dans les villes où la demande pour leur production était forte et les marchés plus grands.

36 Enfin les témoignages tendraient à prouver qu’il existait une sédentarité dans les campagnes aussi : par exemple, la famille de Djahân-bobo vivait dans la ville de Samarkand, dans ce qui devait être jusqu’à un certain point l’extérieur de la ville, puis elle a déménagé vers les campagnes environnantes car ils manquaient de place. En effet, Djahân-bobo explique qu’ils étaient cultivateurs et éleveurs et l’extension de la ville les privait de la terre nécessaire. Ainsi son grand-père décida de quitter la ville avec ses frères, leurs femmes et leurs enfants. Il situe cette période avant la Révolution d’Octobre. En réalité cette temporalisation est incertaine, puisque ensuite il se réfère à un autre épisode de sa propre vie et la situe aussi à « avant l’URSS », alors qu’il a une cinquantaine d’années. Son grand-père a choisi de venir s’installer dans un endroit, à l’époque très peu peuplé, où la terre était disponible tout en restant à proximité de la ville. Ils ne connaissaient encore personne dans ce secteur. Cet endroit est ensuite devenu un sovkhoze où vivent aujourd’hui plusieurs nationalités, dont une communauté de Mugat non négligeable. Si le parcours de la famille de Djahân-bobo apparaît comme à contre-courant, très peu de cas similaires ont été rencontrés, il révèle l’installation ancienne de familles mugat dans les villes ainsi que la pratique par ceux-ci de l’agriculture et de l’élevage.

37 La grand-mère de Saïd, de Plemsovkhoze, un lieu voisin, avait épousé en secondes noces un propriétaire terrien mugat. Toute la famille, nombreuse puisque le maître des lieux possédait quatre épouses, travaillait sur cette propriété, grande de cinq ou six hectares. Ils avaient même trois ou quatre « esclaves », en réalité des chor-i kâr, des ouvriers agricoles qui recevaient un quart de la récolte. Ils possédaient par ailleurs deux ou trois chevaux et comptaient parmi eux des cavaliers qui, l’hiver, quittaient la maison pour se rendre aux kupkari52 pendant deux ou trois mois. À la collectivisation des terres, le chef de famille fut déporté et emprisonné. Sa femme a alors commencé une vie itinérante. Cette trajectoire personnelle montre combien les situations peuvent alterner, osciller d’un extrême à l’autre de l’échelle sociale, en même temps, qu’elles sont envisagées à égalité par les Mugat, comme si elles étaient dépourvues de valeur sociale. Saïd qui vient de raconter le destin de sa grand-mère, explique qu’il existait effectivement des Mugat propriétaires terriens. Leur proportion est difficile à évaluer. Ils furent tous dépossédés dans les années de la collectivisation. Durant cette répression, ils se sont mis à nomadiser, avant de se sédentariser dans les kolkhozes.

38 Enfin, le parcours de la famille de Uzukh-aka montre l’existence d’une sédentarité des Mugat dans les campagnes : ses parents habitaient dans un village depuis très longtemps, période qu’il estime lui-même à cent cinquante ou deux cents ans. Encore une fois, il ne faut pas perdre de vue que ces estimations temporelles sont très approximatives ; elles indiquent souvent que le locuteur ne possède pas de représentation temporelle précise. Uzukh-aka n’a pas la mémoire d’aïeux nomades : ils étaient mard-i kâr dans cet ancien village, c’est-à-dire travailleurs agricoles rattachés à un propriétaire terrien. Puis les aïeux de Uzukh-aka ont d’abord déménagé dans un autre village, distant de quelques dizaines de kilomètres, et enfin se sont installés dans le village où il vit aujourd’hui. Les déménagements semblent chaque fois motivés par les opportunités et les facilités de travail, une plus grande surface de terre disponible ou des possibilités d’emplois. Ils se font dans un périmètre réduit et vers des lieux où

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les Mugat possèdent des personnes apparentées pour les renseigner sur la situation. Faut-il davantage voir dans ce schéma de vie une sédentarité ou une mobilité ? Les déménagements étaient fréquents mais il semble cependant impropre de parler de nomadisme.

La sédentarisation du XXe siècle

39 Un vieil ouzbek clôt le récit de ses souvenirs d’enfance par la disparition des colonnes de Mugat qui sillonnaient les campagnes : « Puis ensuite, ils étaient sur les terres des kolkhozes, et le président leur donna le choix : obtenir le droit de rester en acceptant de travailler dans le kolkhoze, ou partir. La majorité a accepté de travailler. Mais malgré cela les femmes ont continué de mendier. Ainsi peu à peu, les tentes ont été remplacées par des maisons en briques crues ».

40 La collectivisation et la mise en valeur des terres inexploitées ont réduit l’espace laissé libre aux Mugat pour y installer leurs campements, les contraignant à trouver ailleurs un lieu d’installation, ou à s’engager dans les structures collectives qui se mettaient en place. Dans un premier temps, certains Mugat ont accepté de travailler dans les kolkhozes, en tissant le même type de relations qu’ils entretenaient avec leurs employeurs particuliers : tout en maintenant un mode de vie itinérant, ils travaillaient ponctuellement dans les kolkhozes, n’hésitant pas à passer de l’un à l’autre, pour en tirer le meilleur bénéfice. Les Mugat tenaient leurs informations sur le fonctionnement des kolkhozes, des leurs qui y travaillaient. L’instabilité des années 1930 puis la Seconde guerre mondiale ont fait que le processus de réorganisation de l’agriculture ne s’est véritablement engagé que dans la seconde moitié des années 1940. Ce processus de sédentarisation s’est réalisé dans une relative rapidité – on peut considérer qu’il était achevé dans les années 1970 – compte tenu du fait qu’il a eu lieu sans coercition.

41 Tout d’abord cette transition s’est effectuée progressivement, et finalement, n’a pas représenté une réelle rupture dans le mode de vie de certains nomades : désormais, au lieu de travailler pour des propriétaires particuliers, ils effectuaient le même travail pour une structure étatique, tout en conservant une mobilité spatiale pour trouver les meilleures conditions de travail. Ainsi, le travail au kolkhoze était considéré comme les autres activités qu’ils pratiquaient : rémunératrices et passagères. De plus, les Mugat sont entrés, visiblement, volontairement en contact avec le monde de l’agriculture collective, presque sur le mode de contrats à court terme dont ils choisissaient les termes importants à leurs yeux : la durée. Le kolkhoze fournissait les ressources pour lesquelles ils avaient avant besoin de se déplacer. Enfin, le passage de la vie itinérante à la vie sédentaire du kolkhoze s’est faite, semble-t-il, sans traumatisme. Aucun témoignage recueilli n’atteste de politique de force ni de mesure coercitive.

42 Depuis, les Mugat n’ont pas développé de discours nostalgique sur la vie itinérante. Au contraire, ils soulignent les difficultés de ce mode de vie ; certains le qualifient de « sauvage », et expliquent qu’il leur était alors difficile de rester en contact avec leur parentèle. La sédentarisation ne s’est pas accompagnée de déstructuration du lien social, au contraire, les témoignages montrent qu’elle a permis un contact plus fréquent. Ainsi, d’une part, les Mugat n’étaient pas opposés à cette transition et même y voyaient un intérêt. D’autre part, ceux qui ont voulu continuer à voyager, n’ont pas été privés de le faire.

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43 Il est important de souligner que le passage d’une vie itinérante à la sédentarité s’est faite sans heurt majeur chez les Mugat. Dans notre perception, en effet, ces deux modes de vie s’opposent fondamentalement et conditionnent des structures sociales autant que des modes de fonctionnement psychologiques antinomiques. Une autre vision qui biaise notre perception vient de l’histoire des groupes tsiganes, en Europe notamment, qui fait le récit d’une brutalité commise à l’égard de tout un peuple.

44 Or, dans le contexte de l’Asie centrale, cette violence, à l’égard des Mugat, n’a visiblement pas existé, et surtout dans le contexte mugat, les deux catégories sédentarité / mobilité ne sont pas vécues dans l’exclusivité mais au contraire elles alternent de façon naturelle et continue, car elles sont nécessaires à satisfaire leurs besoins vitaux, économiques notamment. Chaque changement n’est pas perçu comme définitif, les choix peuvent être remis en cause à tout moment ; ils sont autant d’adaptations prêtes à être révisées quand la conjoncture l’exige. Ainsi les Mugat ont réagi différemment et ont adapté leur mode de vie à la nouvelle donne socio- économique.

Choix terminologiques

45 Maintenant que tous les éléments disponibles ont été mis en présence, la mobilité des Mugat s’est affirmée comme singulière. Il apparaît donc indispensable pour la qualifier de faire appel à une terminologie spécifique, dont les choix doivent être motivés.

46 Le terme itinérant est adapté pour décrire le type de mode de vie que menaient certains groupes de Mugat, comme ceux qui se sont installés dans les kolkhozes et qui, pour la plupart y vivent encore aujourd’hui. Avant la sédentarisation, qui eut lieu entre les années 1930 et 1970, les Mugat itinérants ne possédaient qu’un habitat mobile composé essentiellement d’une tente, de matelas de coton, de quelques coussins, d’une théière et d’une marmite. Parfois ils avaient des relations assez bonnes avec une famille de fermiers ouzbeks pour que ces derniers les accueillent pendant l’hiver. Ils leur cédaient une grange ou un abri inoccupé, où la famille mugat s’installait, tout en rendant des services à leurs hôtes. À cette époque-là, les Mugat se déplaçaient dans un périmètre assez réduit, et se rendaient de villages en villes plus importantes, pour y trouver les ressources de leur subsistance. Ainsi leurs itinéraires n’étaient pas fixés, loin de là, mais ils ne s’éloignaient jamais beaucoup. Les rythmes des déplacements étaient donnés par le plus ou moins bon accueil que leur réservaient les populations locales. Des vieillards ouzbeks se souviennent avoir vu des campements de Mugat installés à l’orée de leur village pendant plusieurs années mais ces cas apparaissent marginaux. Le plus souvent les villageois n’aimant pas la proximité des Mugat, les chassaient après quelques jours. Parce que ce type de déplacements correspondait à une adaptation à des conjonctures variables et non à un ensemble de règles préétablies, le terme itinérant semble bien convenir à ce mode de vie.

47 Aucun Mugat sans foyer fixe n’a été rencontré au cours de cette enquête. Ainsi la forme de mobilité que vivent les Mugat aujourd’hui, massivement réapparue à la fin des années 1980, ne correspond plus à un mode de vie itinérant. Les déplacements désormais s’effectuent à partir du foyer, pour une période variable pouvant aller jusqu’à neuf mois, et reviennent vers ce foyer au début de l’hiver. La destination de leur voyage est unique, elle consiste en un aller-retour, et connue lorsqu’ils quittent le foyer, contrairement à leurs aïeux qui devaient de façon répétée changer

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d’emplacement quand ils se faisaient expulser par les villageois. Cette destination unique à chaque voyage peut, en revanche, changer d’une année à l’autre. Ils partent cependant rarement vers une destination complètement inconnue puisqu’il a été observé que chaque changement de destination était impulsé par les récits et les enthousiasmes des proches. Le départ est ensuite envisagé conjointement. Ainsi il apparaît plus juste de parler d’habitat en alternance.

48 La mobilité mugat n’est pas tant caractérisée par des règles de périodicité ou d’itinéraires que par un état d’esprit ; il s’agit d’une capacité à envisager la mobilité comme une réponse à des difficultés du moment. Elle est le témoignage d’une habileté à s’adapter à une conjoncture nouvelle et d’une vision à court terme ; les réponses sont trouvées à mesure que les situations changent et que les problèmes se posent. C’est le cas notamment des Mugat qui vivent dans les kolkhozes : ne trouvant plus les ressources nécessaires à leur subsistance dans l’économie du kolkhoze, ils vont les chercher ailleurs. Ainsi ils partent vers les grandes villes, les capitales régionales ou même la Russie pour y pratiquer divers commerces.

49 La forme de mobilité vécue par les Mugat réside donc davantage dans un état d’esprit que dans une pratique établie. Ce constat vient de ce qu’elle peut ne pas se manifester durant plusieurs décennies voire générations, sans pour autant qu’il soit possible de dire qu’elle a disparu, puisqu’elle réapparaît lorsque le contexte économique et social l’exige. C’est ce qui s’est produit avec les générations de Mugat qui se sont sédentarisées durant la période soviétique. Les générations d’aujourd’hui n’ont pas toutes connu la mobilité qui a précédé la sédentarisation. Elle est réapparue dans des formes nouvelles parce que la conjoncture ayant changé, elle exige un autre type de mobilité. La singularité mugat provient de la récurrence de l’apparition de la mobilité, comme réponse à une situation de crise et non comme des formes propres à cette pratique. Ces observations sont valables pour les Rom de Paris comme l’a montré Patrick Williams en expliquant que le nomadisme doit être défini en termes de rencontres, et non de déplacements ; dans ces conditions il est un facteur déterminant dans l’identité tsigane : « Le “nomadisme” de ceux qui demeurent trente ans dans la même ville, faisant de brefs mais lointains voyages et recevant des visites du monde entier, est plus efficace pour le maintien de la singularité que le nomadisme de ceux qui toutes les quarante-huit heures changent de campement et circulent dans une aire très réduite, ne rencontrant pas d’autres Tsiganes et toujours les mêmes non-Tsiganes » 53.

50 Dans le cas des Mugat, la mobilité était source de séparation et de fragmentation des parentèles. Les vieux mugat se souviennent qu’ils vivaient avec leurs parents et leurs frères et sœurs et ne voyaient qu’exceptionnellement les autres membres apparentés. Par contraste, depuis la sédentarisation, ils valorisent le fait « d’avoir le temps de voir la famille ». Malgré ce manque de contact avec la parentèle dénoncé par les Mugat, la spatialisation aujourd’hui montre que les parentèles vivent à proximité, donc que le contact n’a pas été perdu.

51 Le terme nomadisme est impropre car, assez souvent, il se rapporte au pastoralisme, soit un lieu d’hivernage et une transhumance, la répétition d’un itinéraire identique, le transport de l’habitat nomade, la production de nourriture qui permet une quasi- autarcie. De plus, cette activité cyclique est rythmée et profondément liée au temps atmosphérique et à l’écologie. Dans le cas des Mugat, les déplacements sont motivés par des raisons économiques, pour la rencontre d’une clientèle. Pour ces mêmes raisons, la

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destination peut être remise en question chaque année, si des informations circulant au sein de leur groupe encouragent à prendre une autre direction, plus prometteuse. Enfin, à l’exception des Mugat sédentarisés qui vivent encore de quelques cultures dans les kolkhozes, ils n’ont pas de production alimentaire mais sont dans une situation de grande dépendance vis-à-vis de leur clientèle.

52 La relation à l’environnement naturel est plus complexe dans le cas des Mugat puisqu’il s’agit d’une mobilité urbaine. Les déplacements sont d’une certaine manière influencés par le climat même si il ne conditionne pas directement l’activité liée à la mobilité mais plutôt les conditions de vie qui s’avèrent trop dures en plein hiver. Les passages d’un état à un autre – résidence au foyer ou au campement – sont effectivement conditionnés par le climat, dans la mesure où le départ au campement n’est envisagé que lorsque le temps est plus clément. Mais le climat ne détermine qu’un univers des possibles, il ne fixe pas avec rigueur le temps du départ ou du retour. Les nécessités économiques commandent plus strictement les déplacements.

53 Aussi, bien que le terme nomadisme désigne avant tout le mode de vie des pasteurs, et suppose certaines conditions socio-économiques, il est couramment utilisé concernant les Tsiganes d’Europe et les Mugat, puisque nous avons vu que les premiers observateurs des Mugat étaient européens et les ont immédiatement assimilés à ceux- ci.

54 Les ethnologues qui ont travaillé sur les populations qui mènent un mode de vie itinérant non lié au pastoralisme, au Pakistan et en Afghanistan notamment, se sont trouvés dans l’obligation de créer une terminologie ad hoc. Ces populations étaient jusque-là non ou mal classées. Il s’agit de populations itinérantes, endogames, qui ne tirent leurs ressources ni de l’agriculture ni de l’élevage mais de la fourniture de biens et de services à une clientèle de pasteurs nomades ou de sédentaires. Le terme nomade est apparu mal adapté à leurs activités à la fois parce qu’elles ne se consacraient pas à la production alimentaire et parce que leur mobilité ne dépendait que faiblement de conditions écologiques54. Ainsi plusieurs termes ont été d’abord proposés, itinérants55, non-ecological nomads56 ou service nomads57 avant peripatetic58 qui fut le seul retenu. A. Rao59 a abondamment repris cette terminologie pour en affiner l’analyse. Elle se réfère à la fois à une mobilité spatiale régulière fondée sur une stratégie économique, une subsistance primaire tirée de la vente de biens et de services dépendant d’une clientèle, même si certains groupes peuvent posséder des troupeaux et des terres, et enfin une endogamie qui les distingue des voyageurs-commerçants, camelots et colporteurs. La dépendance économique vis-à-vis de la clientèle se fonde sur deux types d’interactions : une « relation de contiguïté » lie à sa clientèle le groupe péripatétique qui vit indépendant et lui rend des visites régulières, alors que certains autres groupes entretiennent une « relation d’attachement » car ils vivent avec leur clientèle et travaillent avant tout pour eux.

55 Les caractéristiques des péripatétiques ne coïncident pas avec le mode de vie des Mugat dans la mesure où ils disposent tous d’un habitat fixe. Les données historiques peuvent montrer qu’une partie des Mugat a dû partager ces caractéristiques il y a quelques décennies. Mais tous les Mugat ne possède pas ces traits socio-économiques, d’une part, et le fait qu’en abandonnant ces activités et ce mode de vie, les groupes qui les pratiquaient ne se sont pas dissous dans la société dominante montre que ces caractéristiques ne suffisaient pas à elles seules à décrire leur identité. Ainsi le terme péripatétique n’est pas retenu pour qualifier les Mugat.

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Variabilité des modes de vie et identité mugat

56 La présentation des modes de vie mugat dans leur diversité permet de mettre un terme aux images préconçues des Mugat vus comme des vagabonds. En même temps, cette diversité se vérifie à la fois dans d’autres domaines que les modes de vie, comme les activités économiques ou encore les rites de passages, mais aussi dans le temps et dans l’espace. Or cette variabilité pose le problème de l’homogénéité de l’ensemble mugat et de la nature de son identité. Les modes de vie mugat, s’ils structurent leur identité dans un espace et un laps de temps définis, ne dégagent pas d’homogénéité au niveau du groupe tout entier. Qu’ils soient sédentaires ou qu’ils mènent une vie en alternance, qu’ils soient employés de kolkhoze ou artisans en boissellerie, ils se disent tous Mugat. Ils répètent à l’envi Hama Mugat ! « Nous sommes tous mugat ! ». La cohésion du groupe vient d’ailleurs.

57 Cette variabilité dans des domaines qui sont habituellement des marqueurs identitaires s’impose comme une singularité mugat : leur culture est en effet constituée d’emprunts à la société dominante, puis réadaptés pour leur imprimer une marque propre. Enfin cette variabilité n’est pas incompatible avec un ensemble de convergences dans chacun des domaines évoqués – modes de vie, activités économiques, rites de passage. Ces convergences s’expriment dans une grande flexibilité, tant au niveau individuel que collectif.

58 Les Mugat, pour se perpétuer en tant que groupe, doivent trouver les moyens de leur subsistance dans un environnement sur lequel ils n’ont aucune influence et dont les évolutions leur échappent. Ils doivent sans cesse composer avec des situations qui leur sont imposées, sans droit à l’initiative. C’est pourquoi ils furent contraints de développer une forte flexibilité structurelle.

59 Au niveau individuel, les observations de terrain montrent que les Mugat tirent leurs revenus de pratiques lucratives diverses qui témoignent d’une inventivité et d’un dynamisme constants. Le groupe compte sur chaque individu pour trouver les ressources nécessaires à sa famille. Les jeunes mugat ne gagnent pas leur vie par les mêmes métiers ou les mêmes activités que pratiquaient leurs parents mais ils trouvent de nouveaux moyens qui n’exigent généralement pas de spécialisation particulière. Ils exploitent plutôt leurs qualités de négociateurs dans diverses formes de petits commerces. Ils font, en plus, preuve d’une connaissance fine de la psychologie des individus. Ils sont, enfin, très sensibles aux changements conjoncturels et sont souvent les premiers à exploiter une nouvelle situation qui se présente.

60 Au niveau collectif, l’organisation sociale entière est fondée sur un principe de grande souplesse. Les groupes de solidarité primordiale des Mugat ne répondent pas à des règles strictes intégrant ou excluant certains membres de la parentèle ou des alliés en général. On constate sur le terrain qu’ils sont composés de voisins autant que de parents, que les relations avec ces deux groupes d’individus ne sont pas hiérarchisées et que certaines branches de la parentèle peuvent être abandonnées, les contacts avec eux étant rompus pour des raisons pratiques au bénéfice d’individus non apparentés, mais qui vivent plus près. Aucune norme ne préside à la destinée d’un individu qui prend seul ses décisions. Par exemple, un individu peut faire un choix en dépit de l’avis d’un autre individu, et ainsi faire primer son intérêt personnel. Cette décision peut lui aliéner la relation avec cet individu : soit il jugeait qu’il n’avait pas besoin de cette

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relation, soit il savait que cette opposition pouvait, au pire, conduire à une querelle de courte durée, car si l’alliance est profitable aux deux individus, elle ne sera pas remise en cause.

61 J. C. Berland60 a recherché les origines d’une telle flexibilité auprès des Qalandar du Pakistan, dans les processus de socialisation de l’enfant, en associant à l’approche ethnologique les méthodes de la psychologie. Dans cet objectif il a repris la notion, élaborée par les psychologues, d’amplificateurs cognitifs (cognitive amplifiers) que sont l’expérience, le contexte et les spécialisations des individus qui déterminent leur comportement perceptif et cognitif. Berland élargit le champ de ces études en adjoignant aux facteurs sociaux, culturels et environnementaux, l’interaction entre les individus qui détermine elle aussi le comportement psychologique.

62 Les Qalandar vivent dans une grande mobilité spatiale, indispensable pour rencontrer de nouvelles clientèles. Ces déplacements sont le moyen de nouer des alliances avec d’autres individus ou familles élémentaires et ainsi tirer un meilleur profit de leurs spécialités respectives. Chaque individu dispose d’un panel de compétences individuelles dans les domaines du dressage d’animaux, de numéros de cirque et de la mendicité. Très tôt, les enfants sont entraînés pour d’abord déterminer les domaines d’activités dans lesquels ils sont les meilleurs. Très tôt aussi, ils participent aux activités rémunératrices : dans les bras de leurs aînés pour mendier ou dès l’âge de trois ans dans des numéros de dressage avec les animaux. Cette souplesse (fluidity) est également notable au niveau de l’organisation sociale du groupe entier. Le seul principe qui préside à cette organisation est le choix individuel.

63 Les Mugat présentent les mêmes schémas psychologiques et une grande capacité perceptive. Nombres de leurs activités économiques sont fondées sur un échange avec un client – mendicité, petit commerce, chine, prédiction de l’avenir, soins, sorcellerie etc. Cependant contrairement aux Qalandar les Mugat ne possèdent pas de spécialisation dans un domaine – le divertissement. Leur flexibilité s’exprime davantage en termes de dynamisme, il s’agit de trouver les moyens de leur subsistance quelle que soit la conjoncture. Les méthodes de la psychologie permettraient sans doute de déterminer quelles pratiques et quels principes dans le processus de socialisation de l’enfant assurent une telle flexibilité et un tel dynamisme. La variabilité des modes de vie doit être inscrite dans cette analyse de la flexibilité vitale des Mugat.

NOTES

1. Je tiens à remercier ici Nuregdi Tošev, chercheur à l’Institut d’orientalisme de Tachkent, qui fut, sans le savoir, à l’origine de cet article. En effet, en me faisant part de sa découverte d’une source du début du XIXe siècle mentionnant les Luli, il apportait un témoignage précieux qui enrichissait notablement la connaissance sur les Mugat. Il s’agit de Mir Hussein Miri, 1830. Cette source ne fut pas rééditée depuis sa première parution en 1830 et n’a jamais été traduite du persan. Elle est encore aujourd’hui très peu étudiée.

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2. Hamza al-Isfahânî (350/961), Tarikh fi Muluk al-ard [Histoire des rois de la terre], Encyclopédie de l’Islam, s. v. Lûlî. 3. Bahrâm Gûr régna sur l’empire perse de 420 à 438. Il appartenait à la dynastie des Sassanides, montée sur le trône en 226, avec Ardechir, fils de Papek, fils de Sasan. Bahrâm Gûr régna lorsque l’empire, à son apogée, imposait son autorité sur la Bactriane, et au sud jusqu’à Peshawar, sur la Sogdiane et au-delà de la Syr Darya jusqu’à Tachkent. L’empire se maintint jusqu’à la seconde moitié du Ve siècle, quand les Hephtalites l’attaquèrent. 4. Texte reproduit dans : Kenrick D., Les Tsiganes de l’Inde a la Méditerranée. Toulouse : CRT, CRDP Midi-Pyrénées, 1994 ; 63 p. ; p. 18 5. Voir entre autres, Mujmal al-Tawarih (520/1126), traduction de J. Mohl ; Journal Asiatique, XII de 1841 ; pp. 515-534. 6. Kenrick D., op. cit., p. 23. 7. De Goeje M. J., Mémoire sur les migrations des Tsiganes a travers l’Asie. Leiden, 1903 ; pp. 40, 48, 63. 8. Ibn Khordâdbeh, Mafâtîh al-Doum, p. 56, cité par de Goeje, op. cit. 9. Masoudi, Moroudj III, 254, Tandêsh p. 90, cité par de Goeje, op. cit. 10. Wetzstein M., Pal. Verein XIV, I, cité par de Goeje, op. cit. 11. De Goeje, op. cit., p. 63. 12. Prince d’une province indienne. 13. Kenrick D., op. cit., p. 19. À propos de la légende de Bahrâm Gûr, voir aussi Boyce M., “The Parthian Gôsân and Iranian Ministrel Tradition”, Journal of the Royal Anthropological Society, 1957 ; pp. 10-45. 14. Al-Tha’alibî, Ghurar al-siyar (vers 429/1037), Encyclopédie de l’Islam, s. v. Lûlî. 15. Le Mudjmal al-tawârîkh (vers 520/1126), traduction de J. Molli, Journal asiatique, XII, 1841 ; pp. 515, 534. 16. Manūčihrī (Dâmghân-Djurdjân-Ghaznî, Ve/XIe siècle), Encyclopédie de l’Islam, s. v. Lûlî. 17. Djamâl-al-dîn Abd al-Razzâk (Isfahân ; m. 588/1192), ibid. 18. Kamâl Ismâ’îl (Isfahân ; m. 635/1237), ibid. 19. Hâfiz (Shîrâz, m. 791/1389), cité par Nazarov H. H. Vliânie oktâbrskoj revolûcii na položenie i byt sredneaziatskih Cygan [L’influence de la révolution d’Octobre sur la situation et le mode de vie des Tsiganes d’Asie centrale]. Thèse du candidat en sciences historiques. Moscou, 1970 ; p. 24 20. Cf. Encyclopédie de l’Islam, s. v. Lûlî ; Babur-nama : les mémoires du 1er Grand Mogol des Indes, 1494-1529. Présenté et traduit du turc par Jean-Louis Bacqué-Grammont. Paris : Imprimerie nationale, 1985. 21. Abdul-Ghazi, Sbedjaré-i-Turk, cité par Nazarov, H. H., op. cit., p. 25. 22. Amir Muhammed Amin-i-Bukhâri, Ubajdullah-name, cité par Nazarov H. H., ibid. 23. Maev N. A. Izvestiâ Russkogo Geografičeskogo Obŝestva, vol. XII/4, p. 349, cf. Encyclopédie de l’Islam, s. v. Lûlî. 24. Ujfalvy de Mezö-Köves, Expédition scientifique française en Russie, en Sibérie et dans le Turkestan. Paris : Leroux, 1878 ; p. 70. 25. Grenard in : Dutreuil de Rhins, Mission scientifique dans la Haute Asie. Paris, 1898 ; vol. II, p. 308. 26. Valihanov Č., “Sočineniâ”, Zapiski Russkogo Geografičeskogo Obŝestva po etnografii, vol. XXIX de 1904, p. 43. 27. Horoškin A. P., “Narody Srednej Azii”, in : Turkestanskij sbornik, tome 116, 1876 ; p. 487. 28. Jules de Hagemeister, Essai sur les ressources territoriales et commerciales de l’Asie centrale ; le caractère des habitants, leur industrie et leur organisation municipale. St. Petersbourg, 1839 ; p. 88. 29. De Goeje en référence à Newbold, Journal of the Royal Asiatic Society, vol. XVI de 1856 ; p. 307. 30. Minorsky V., “Les Tsiganes Luli et les Lurs persans”, Journal Asiatique, vol. CCXVIII de 1931. 31. Ibid. 32. Ibid.

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33. Logofet D. I., Strana bezpraviâ : Buharskoe hanstvo i ego sovremennoe sostânie [Le pays de l’anarchie : le khanat de Boukhara et son état actuel]. St. Petersbourg, 1909 ; pp. 179-80. 34. Meyendorf E. K., Putešestvie iz Orenburga v Buharu [Voyage d’Orenbourg à Boukhara], 1826 ; p. 104. 35. Vilkins A. I., Sredneaziatskaâ bogema : iz protokolov antropologičeskoj vystavki [Les bohémiens centrasiatiques : d’après les comptes rendus de l’exposition anthropologique]. St. Petersbourg, 1879 ; p. 3. 36. Hanikov N., “Opisanie Buharskogo hanstva [Description du khanat de Boukhara] ”, Turkestanskij sbornik [ Recueil du Turkestan ], St. Petersbourg, vol. 271, 1843 ; p. 73. 37. Ujfalvy, op. cit., p. 70. 38. Ujfalvy, op. cit., p. 99. 39. Turkestanskij Sbornik, vol. 90 de 1874, p. 309 : sur la population du Zarafšan ; Turkestanskij Sbornik, vol. 57 de 1874, p. 296 ; Grebenkin A. D., “Mel’kie narodnosti Zarafšanskogo okruga [Les petites minorités de la région du Zarafšan]”, in : Russkij Turkestan : sbornik izdannyj po politehničeskoj vystavki [Le Turkestan russe : recueil publié en vue de l’exposition polytechnique], Moscou, 1872 ; vol. II, pp. 110. 40. Vilkins A. I., op. cit, p. 11. 41. Ibid. 42. Nazarov H. H., op. cit., pp. 230-247. 43. Enquêtes de terrain. 44. Vilkins A. I., op. cit. 45. Mir Hussein Miri, 1830, dont les deux exemplaires connus sont conservés à l’Institut d’orientalisme de Tachkent. 46. Masal’skij V. I., Rossiâ : polnoe geografičeskoe opisanie našego otečestva [La Russie : description géographique complète de notre patrie], vol. 19, Turkestanskij kraj [Le Turkestan]. St. Petersbourg, 1913 ; p. 413. 47. Masal’skij V. I., op. cit., p. 413. 48. Horoškin A. P., op. cit., p. 487. 49. Grebenkin A. D., op. cit., p. 296. 50. Snesarev G. P., “Sredneaziatskie cygane [Les Tsiganes d’Asie centrale] ”, Institut Etnografii – Kratkie soobŝeniâ [Courtes communications de l’Institut d’ethnographie], fasc. XXXIV de 1960 ; p. 25. 51. Oblast’ : district en russe. 52. Le kupkari est un grand rassemblement de cavaliers, à l’occasion d’une célébration de mariage, de circoncision ou d’une commémoration, qui s’affrontent dans un jeu individuel dont l’objectif est de s’emparer de la dépouille d’une chèvre pour la déposer dans le but. Il se joue en plusieurs manches. Aucune règle ne limite les joueurs dans leur tactique. Il est appelé bozkachi en Afghanistan. 53. Williams P., “L’affirmation tsigane et la notion d’authenticité”, Études tsiganes, N° 4 de 1983 ; p. 16. 54. Leshkin L. S., “Introduction” in : L. S. Leshkin et G. D. Sontheimer (Eds.), Pastoralists and Nomads in South Persia. Weisbaden : Otto Harrasowitz, 1975 ; pp. IX-XV. 55. Luiz A. A. D., “Nomadic tribes and their welfare” in : A. R. Wadia (Ed.), History and Philosophy of Social Work in India. Bombay : Allied Publishers Ltd, 1961 ; pp. 293-303. 56. Misra P. K., “Current Situation of Nomadic Peoples in India” présenté à la conférence “Nomadic Peoples in a Changing World”, London 5-7 Juin, 1978 ; mss., 19 p. 57. Hayden R. M., “The Cultural Ecology of Service Nomads”, Eastern Anthropologist, N° 32 de 1979 ; pp. 297-309. 58. Berland J. C, “Pâryâtân, Peripatetic Artisans and Entertainers in Pakistan”, Conférence de l’American Association for Asian Studies, Tucson University of Arizona, 1978 ; “Peripatetic

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Pastoralist and Sedentist Interactions in Complex Societies”, Nomadic Peoples Newsletter, N°4 de 1979 ; pp. 6-8. 59. Rao A., “Non-Fodd Producing Nomads and the Problem of Their Classification”, Eastern Anthropologist, N° 35/2 de 1982 ; pp. 112-134 ; “Des nomades méconnus. Pour une typologie des communautés péripatétiques”, L’Homme, XXV/3 de 1985 ; pp. 97-120 ; “The Concept of Peripatetics : an Introduction” in : Rao A. (Ed.), The Other Nomads. Peripatetic Minorities in Cross Cultural Perspectives. Köln : Böhlau Verlag, 1987 ; pp. 1-32. 60. Berland J. C, No Five Fingers are Alike. Cognitive Amplifiers in Social Context. Harvard University Press, 1982 ; 245 p.

INDEX

Mots-clés : mobilité, Mugat, nomadisme, représentations sociales, sédentarisation, Tsiganes Keywords : mobility, Mugat, nomadism, Romanies, sedentarisation, social representations

AUTEUR

KARINE GATELIER Étudiante en thèse d’anthropologie sociale à l’École des hautes études en sciences sociales, Paris, [email protected]

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Petite histoire des dictionnaires kazakh-russes (1861-2002) : parmi les alphabets arabe, latin et cyrillique

Xavier Hallez

1 Cet article est né de ma recherche pendant plusieurs années d’un grand dictionnaire1 kazakh-russe « imaginaire ». J’étais en effet persuadé de son existence, déduite de la logique de publication soviétique, et personne de me contredire, avant que je ne m’aperçoive qu’il n’avait jamais existé. Le premier ne fut publié qu’en 2002, près de cinquante ans après sa mise en chantier, alors que toutes les autres langues d’Asie centrale et en général de l’URSS purent bénéficier d’un tel dictionnaire durant la période soviétique2. Une question m’est aussitôt venue à l’esprit : quelles étaient les raisons de cette exception kazakhe ?

2 Afin de tenter de donner des réponses à cette interrogation, je me suis plongé dans l’histoire de la constitution des dictionnaires kazakh-russes, histoire ayant déjà plus d’un siècle et demi. En la retraçant, nous abordons les trois périodes marquantes de l’histoire contemporaine kazakhe : trois dictionnaires ont été publiés sous l’Empire russe, quatre ont vu le jour dans la période soviétique et sept, de tailles variées, depuis l’indépendance du Kazakhstan en 1991. Les débats, accompagnant la constitution des dictionnaires, ont posé essentiellement deux questions : le choix de l’alphabet et l’origine de la langue kazakhe, qui se décomposait elle-même en plusieurs problèmes (les dialectes, la langue littéraire et la terminologie). La publication des dictionnaires kazakh-russes fut souvent liée à une politique linguistique plus générale, ce qui nous a amené à présenter un contexte politique dépassant la seule histoire de ces dictionnaires.

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Il’minskij N., Materialy po izučeniû kirgizskogo narečiâ, 1861.

3 Sous l’Empire russe, trois dictionnaires ont été publiés en 1861, 1883 et 1897. Le premier, comptant environ 1 500 mots, fut composé par Nikolaj Il’minskij3 et comprend une phonétique et une grammaire4. Sa démarche était d’offrir une première méthode d’apprentissage du kazakh se basant sur la langue parlée car, selon lui, les publications kazakhes avaient été au XIXe siècle islamisées et tatarisées, déformant ainsi la langue kazakhe. La diffusion de l’alphabet arabo-tatare dans la steppe en avait été la cause. L’alphabet cyrillique élaboré par Il’minskij sépare voyelles et consonnes, certainement pour appuyer son argument contre l’utilisation de l’alphabet arabo-tatare, qui « ne rendait pas correctement les sons kirghiz5 et tout particulièrement les voyelles »6.

4 Altynsaryn7, en réponse à l’idée d’Il’minskij d’introduire l’alphabet russe dans la horde de Bukej, soutenait « qu’en effet, les lettres russes correspondent de manière plus juste aux mots kirghiz et que l’utilisation de l’alphabet tatar [arabo-tatar] pouvait nuire à la pureté et à l’intégrité de la langue kirghize »8, mais il ajoutait que l’influence de l’islam et des madrasa tatares était trop forte pour mener à bien ce projet. Il était, selon Altynsaryn, plus adapté de publier dans un premier temps des livres dans la langue kazakhe populaire en alphabet arabe afin de s’opposer à la tatarisation de la langue. Dans une lettre précédente9, il dit qu’il partageait depuis longtemps le combat d’Il’minskij contre les tatarismes, mais qu’il était tout de même favorable à l’introduction de certains mots persans et arabes lorsque ces termes étaient absents de la langue kazakhe.

5 Il est intéressant de noter que dans son introduction Il’minskij indiqua entre parenthèse pour « la langue kirghize », qazaq tili (la langue kazakhe), alors qu’il employa par la suite uniquement le terme « kirghiz ». Il se devait d’être plus explicite dans son introduction affirmant que la langue kazakhe est « un rameau autonome de la racine turke, rattaché au groupe des dialectes turks septentrionaux ». Dès sa parution, les premières critiques abordèrent la question sensible des rapports entre une langue et ses dialectes. « Les commentaires ne sont pas justes. La définition de nombreux mots se base sur le parler de la Horde intérieure [horde de Bukej] et est tout à fait étrangère à la langue kazakhe »10. Husain Faizhanov demanda ainsi à Valihanov11 d’écrire des textes dans une belle langue kazakhe « pour la linguistique ». Plus tard S. Amanžolov défendit ce dictionnaire justement pour sa richesse dialectologique reposant sur le dialecte de la Horde cadette12.

6 Ce dictionnaire fut réédité avec de nombreuses corrections et compléments en 1897 sous le sceau du conseil de la confrérie de Saint Georges13. Le but de l’apprentissage du russe pour les Kazakhs et du kazakh pour les Russes était tant pour Il’minskij que pour les nouveaux éditeurs de propager l’orthodoxie et de russifier les steppes kazakhes. L’alphabet utilisé reprit alors l’ordre de l’alphabet russe avec trois lettres ajoutées. Le lexique a été complété par cinq Kazakhs et ne comprenait toujours pas d’emprunt russe14.

7 Les jugements envers ces dictionnaires étaient divergents quant à leur qualité et quant aux intentions de son auteur principal : « Selon moi [Altynsaryn] et selon les habitants de la Horde intérieure eux-mêmes, il est parfaitement composé »15 ; à l’inverse, des personnes proches de Valihanov estimaient que le dictionnaire était très pauvre et

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lacunaire et ils étaient très circonspects sur les buts d’Il’minskij. Ces différences d’appréciation au sein de l’intelligentsia kazakhe16 correspondaient à la fois à une opposition entre les trois žüz (hordes) et à une perception différente des relations avec l’Empire russe.

8 Le dictionnaire publié en 1883 est l’œuvre d’un élève kazakh de quatrième année de l’école normale de Tachkent, qui l’a composé pour son mémoire de recherche17. Il ne fut publié que dans Turkestanskij sbornik et n’a jamais été largement diffusé. Ce dictionnaire était en quelque sorte une réponse à l’espoir qu’avait formulé Il’minskij à la fin de son introduction de 1861 : « J’espère que mon travail donnera le désir et un support à de jeunes Kirghiz, étudiant dans les établissements russes, pour étudier et développer de manière autonome leur langue »18. Cependant, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, les études proprement linguistiques furent plus généralement délaissées au profit de la collecte de l’orature kazakhe qui était censée servir de fondement à l’évolution de la société kazakhe vers la modernité19.

Kemengerov K., Qazaqša-orïsša tilmäš, 1925

9 Le premier dictionnaire kazakh-russe soviétique, publié en 1925 à Moscou, fut commandé par les Cours turkestanais d’orientalisme de l’Armée rouge à Tachkent dans le but de favoriser l’enseignement de la langue kazakhe parmi les élèves européens20. Koške Kemengerov21, qui y enseignait alors, fut chargé de la rédaction de ce dictionnaire. La motivation des autorités militaires était de pouvoir former un encadrement européen pour des unités composées de nouvelles recrues kazakhes dont la maîtrise de la langue russe était soit faible soit nulle.

10 La démarche des Cours turkestanais de l’Armée rouge correspond à une volonté générale de soviétisation des steppes kazakhes. Il s’agissait de rapprocher les administrations majoritairement russophones de la population autochtone. Dans son introduction Kemengerov précise ainsi que « nous espérons que ce dictionnaire pourra servir de manuel pas seulement pour les auditeurs des écoles militaires mais aussi pour les Européens servant dans la république kazakhe et de même pour les personnes étudiant le mode de vie kazakhe ».

11 Cette commande à caractère militaire avait ainsi un écho particulier dans le contexte politique kazakh. Après la création de la république autonome soviétique kirghize en 1921, la politique linguistique s’était avant tout orientée vers le développement d’écoles nationales où l’enseignement avait lieu en kazakh. Il s’agissait de la principale revendication concernant la langue de l’intelligentsia kazakhe avant et après la révolution de 191722. Aucune langue n’avait alors le statut de langue d’état en accord avec la conception marxisteléniniste. Il était seulement indiqué dans un décret du 2 février 1921 que la langue russe devait être utilisée par les administrations centrales et par celles des gubernii [gouvernorats] et que le kazakh était réservé pour les administrations locales où la population était kazakhe23.

12 Une nouvelle orientation fut donnée en 1923 par le XIIe congrès du Parti communiste russe. La résolution sur la question nationale exigeait que « des lois spéciales soient émises, garantissant l’utilisation de la langue maternelle dans tous les organes de l’état et dans toutes les administrations »24. Le Comité exécutif central kazakh décréta en novembre 1923, à la suite du XIIe congrès, que les langues kazakhe et russe deviennent langues d’état sur le territoire du Kazakhstan25. Les documents officiels devaient alors

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être rédigés à la fois en kazakh et en russe et le kazakh devait être utilisé dans les administrations centrales et régionales au même titre que le russe. Sejfullin26 clama dans un article de décembre 1923 que « le Comité exécutif central kirghiz doit obliger tous les dirigeants à apprendre la langue kirghize de manière à ce qu’ils puissent écrire et parler parfaitement en kirghiz »27.

13 À partir de cette date, de nombreux décrets, règlements et mesures sont pris pour développer l’utilisation de la langue kazakhe dans les administrations de la république autonome. Une commission centrale pour la kazakhisation des administrations fut créée. Elle initia une politique de remplacement du personnel russophone des administrations par des kazakhophones. En août 1925, la commission rendit les conclusions de son travail au bureau du Comité régional kazakh du Parti communiste, qui adopta en conséquence une résolution. Celle-ci exigeait « une directive pour que les dirigeants (européens) des administrations gouvernementales apprennent d’ici six mois la langue kazakhe » et ordonnait au « Commissariat du peuple à l’éducation d’organiser des cours de kazakh au centre et localement pour les fonctionnaires européens »28.

14 Mais il n’existait à cette époque ni manuel, ni dictionnaire kazakh-russe pour enseigner le kazakh aux Européens. Le problème ne fut d’ailleurs jamais posé par le Comité régional kazakh du parti entre 1921 et 1926. Une des raisons en était l’aspect en réalité secondaire de cette question pour les communistes kazakhs qui envisageaient la kazakhisation comme un remplacement généralisé des dirigeants et des fonctionnaires russes par des Kazakhs. Les autorités kazakhes ne se sont donc pas alors préoccupées de publier un dictionnaire kazakh-russe. L’argument de la langue était utilisé pour exercer une pression sur les dirigeants européens au Kazakhstan.

15 À l’arrivée de F. Gološekin29 au poste de secrétaire du Comité régional kazakh du parti en septembre 1925, la politique d’indigénisation prit une autre direction. Il ne s’agissait alors plus de kazakhiser les postes de direction mais d’y intégrer progressivement des Kazakhs. Avec ce changement d’orientation, l’idée fut moins de systématiquement remplacer les Européens par des Kazakhs dans l’administration que d’améliorer la connaissance du kazakh. Cette approche perdura jusqu’à la seconde guerre mondiale, malgré une réalité démographique largement en défaveur des Kazakhs après la collectivisation et la sédentarisation30.

16 Durant les années 1920, les débats sur la langue, en dehors de l’aspect strictement politique, se sont concentrés sur l’enseignement dans les écoles kazakhes, le choix de l’alphabet et la terminologie. Les deux derniers concernaient directement la constitution du dictionnaire kazakh-russe. En juin 1924 a eu lieu le premier congrès scientifique kazakh qui a posé l’ensemble de ces problèmes. La question de l’alphabet donna lieu, entre les partisans d’un alphabet arabe réformé et ceux d’un alphabet latin, à une violente polémique, que remportent ces derniers. Le centre académique kazakh, dirigé par Bajtursunov31, fut alors chargé de préparer la latinisation.

17 Mais, malgré les décisions très claires en faveur de la latinisation, le débat resta, au Kazakhstan, tout aussi vif jusqu’en 1929. Lors du premier congrès soviétique de turcologie à Bakou en 1926, les différentes positions se sont exprimées mais la latinisation ne fut en aucun cas remise en cause. Il fut au contraire décidé d’unifier les alphabets latins des langues turkes, dont les modalités devaient être préparées par le Comité central du nouvel alphabet turk créé en 1924. Défendant ce point de vue, H. Žubanov32 affirma que l’alphabet latin était utilisé dans le monde entier et

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représentait l’ère moderne et technique alors que l’alphabet arabe enfermait les populations dans le Moyen Age. Il déclara ainsi que « le passage à l’alphabet latin portait la révolution dans le domaine de la culture pour les peuples orientaux »33. Nazir Tûrakulov34, membre important de ce comité, défendit aussi avec vigueur la latinisation en faveur de laquelle il s’était engagé dès 1922 : « L’ancienne écriture arabe a été jugée par l’Histoire et rejetée pour toujours. (…) Seulement deux alphabets sont en concurrence, ce nouvel alphabet réformé arabe et l’alphabet latin. La nature de cette réforme, qui fut réalisée sur l’alphabet arabe, consiste à compléter artificiellement les signes manquant pour rendre les phonèmes türks en ajoutant des signes diacritiques et cette réforme n’est pas encore aujourd’hui terminée. Dans les républiques et régions turkes, il n’existe pas un unique alphabet »35.

18 Au Kazakhstan, A. Bajtursunov représenta ostensiblement le camp opposé et défendit avec ardeur l’alphabet arabe lors des conférences et congrès et dans de nombreux articles36. Il publia en 1926 son nouvel abécédaire kazakh en écriture arabe37, réédité deux fois en 1927 et 1928. En 1927, dans une brochure intitulée Älippe aytïsï [Débat sur l’alphabet], il répond aux attaques contre l’alphabet arabe38 pour conclure que « les lettres de l’alphabet arabe suffisent parfaitement à rendre les sons de la langue kazakhe et conviennent pour l’écriture. L’écriture kazakhe est facile, juste et convient au peuple »39.

19 Tûrakulov critiqua en 1927 l’inactivité du Commissariat du peuple à l’éducation et du Centre académique kazakhs, qui n’avaient pris encore aucune mesure pour la mise en place de l’alphabet latin40. Bajtursunov restait en effet très influent dans ces deux administrations qu’il avait lui-même dirigées à différentes périodes.

20 La commande par les Cours turkestanais de l’Armée rouge d’un dictionnaire kazakh- russe utilisant l’alphabet arabe en 1926 était révélateur d’une absence d’unité pour toutes les questions linguistiques au sein des administrations soviétiques, alors que depuis 1924 la décision de l’introduction de l’alphabet latin avait été virtuellement prise. Le dictionnaire fut tiré à 10 000 exemplaires, ce qui correspond à un tirage moyen pour l’époque. Il ne comprend pas de grammaire mais donne une liste de suffixes. La graphie utilisée est un alphabet arabe réformé qui diffère légèrement de celui élaboré par Bajtursunov. Comme l’a noté K. Husain41, avec cet alphabet réformé « la forme orale de la littérature kazakhe a acquis une forme écrite nouvelle, créant la base normative contemporaine de la langue littéraire kazakhe »42. Il s’agit du premier dictionnaire prenant pour référence une langue littéraire kazakhe. Dès 1929, il devint obsolète avec le passage à la graphie latine tout en restant le seul dictionnaire kazakh-russe utilisant l’alphabet arabe.

21 Cependant, les critiques dirigées contre ce dictionnaire ne concernaient pas le choix de l’alphabet mais la terminologie utilisée. Les réponses données par Kemengerov dans un court article montrent bien que cette question était loin d’être close en 192643. La sélection de certains termes lui a été reprochée car « ils ne sont ni kazakhs, ni explicites, ni répandus ». Il se justifie en adaptant sa réponse à chaque exemple. Des termes locaux d’Akmola ont été inclus pour permettre aux nombreux cheminots européens travaillant dans cette région de communiquer avec les Kazakhs. Il est à noter que Kemengerov est lui-même originaire de cette région. Des mots assez rares ou anciens furent aussi sélectionnés car ils se rencontraient dans les œuvres des plus grands écrivains kazakhs ou dans les travaux d’orientalistes comme Radlov. Kemengerov rejetait l’idée d’une pureté de la langue kazakhe en expliquant qu’il n’était

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pas possible d’ignorer une moitié du lexique kazakh d’origine persane ou arabe. Il est important de noter que son dictionnaire ne comporte pas d’emprunts russes. Les trois thèmes qui animeront le débat sur la terminologie kazakhe jusque dans les années 1950 sont présents ici : les dialectes, les emprunts et la modernisation de la langue.

Begaliev G. ; Gavrilov M., Qazaqca-Orysca Søzdik, 1936

22 Le passage à l’alphabet latin fut décrété pour l’année 1929 et de nombreuses mesures furent adoptées pour que la latinisation soit très rapide44. Elle devait être réalisée à 100 % pour les dix ans du Kazakhstan en août 1930. Dès le 15 février 1930, aucune publication à l’exception des journaux, auxquels il était donné quelques mois de plus, ne devait utiliser l’alphabet arabe.

23 Par ailleurs, à partir de 1929, l’enseignement du kazakh devint obligatoire dans les écoles russes du Kazakhstan. « La langue kazakhe doit devenir une des matières principales dont la non-connaissance ne doit pas permettre aux élèves de passer dans le groupe suivant »45. Kemengerov publia ainsi en 1929 un premier manuel de langue kazakhe pour les Européens46. Mais cette politique de généralisation de l’emploi du kazakh restait virtuelle du fait de la carence en manuels et en méthodes d’apprentissage et du manque de moyens accordés tout au long des années 1920. En 1930, le Commissariat du peuple à l’éducation rédigea une circulaire pour insister sur la nécessité d’améliorer l’enseignement obligatoire du kazakh aux non-Kazakhs47. Puis, des mesures incitatives furent prises pour encourager les Européens à apprendre le kazakh. Le décret du 1er septembre 1933 du Comité exécutif central kazakh accorda une préférence à l’emploi, une augmentation de salaire variable de 10 à 15 % aux non- Kazakhs selon leur maîtrise de la langue kazakhe et une augmentation de 25 % aux professeurs ou assistants donnant leurs cours en kazakh48.

24 Cette politique linguistique fut accompagnée d’un développement des études sur la langue kazakhe. Un premier cadre institutionnel fut créé en 1933 à l’instigation de l’Académie des sciences de l’URSS : la Commission d’état de terminologie auprès du Commissariat du peuple à l’éducation kazakh. Sous la direction de Žubanov, elle effectua un premier travail de systématisation dans les domaines de l’orthographe, de la terminologie et de l’alphabet. Dès 1934, elle présenta un vaste plan de travail qui prévoyait une collecte lexicale dans tout le Kazakhstan pour la publication de divers dictionnaires terminologiques49. Un petit dictionnaire kazakh-russe était aussi planifié. L’étude des dialectes n’était pas programmée mais l’organisation de la collecte répartissait les choix de termes suivant les spécialisations régionales : les termes industriels devaient être collectés essentiellement entre Karaganda et Semipalatinsk ; les termes de l’élevage entre Aktûbinsk et Ouralsk ; les termes de l’agriculture dans le sud du Kazakhstan.

25 Žubanov indiqua en 1935 l’orientation de son travail : « la terminologie kazakhe doit être constituée d’un coté de désignations internationales unifiées et d’autre part de termes formés sur la base de mots kazakhs »50. Les termes internationaux étaient adoptés dans leur inscription russe. En 1936, Žubanov publia un dictionnaire terminologique utilisant ces principes qui continuent aujourd’hui de marquer la

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terminologie kazakhe51. Lors du premier congrès kazakh des acteurs de la construction culturelle en 1935, ces principes furent confirmés par les résolutions adoptées.

26 Sa réflexion sur la terminologie amena Žubanov à proposer une réforme de l’alphabet latin afin de transcrire plus fidèlement les termes empruntés. En novembre 1934, il convoqua une réunion, à laquelle participèrent T. Žurgenev (commissaire du peuple à l’éducation) et G. B. Begaliev52, pour discuter de ses projets d’ajouts de lettres et de nouvelles règles d’orthographe. Il proposa d’inclure les lettres « f » et « h » pour les termes russes « fizika », « himiâ », « filosofiâ », (…) qui étaient alors transcrits de la manière suivante : « pizika », « kimiâ », « pilosopiâ ». Il désirait aussi simplifier l’orthographe en remplaçant les diphtongues « uv », « yu », « ïy » et « ij » par deux seules lettres « u » et « i ». Toutes ses propositions furent alors refusées, ce qui ne l’empêcha pas de continuer à les promouvoir jusqu’en 1937.

27 Le dictionnaire kazakh-russe en alphabet latin fut préparé par l’équipe Žubanov au sein de la Commission d’état de terminologie53. Publié en 1936, il ne répercuta cependant pas les projets de Žubanov sur l’alphabet et l’orthographe, mais il fut composé en utilisant la terminologie élaborée par la Commission. Il faut remarquer que les emprunts russes étaient largement absents. Comme celui de 1926, il ne comporte pas de grammaire mais une liste de suffixes. Tout comme ce dernier, il perdit vite de son utilité avec le passage à l’alphabet cyrillique en 1940.

28 Dans l’introduction G. Begaliev et M. Gavrilov indiquent qu’il serait nécessaire de compléter le dictionnaire en tenant compte des particularités dialectales. L’étude des dialectes commença à se développer seulement à la fin des années 1930. S. Amanžolov54 débuta son travail en dialectologie en 1935 et se servit d’ailleurs largement du dictionnaire d’Il’minskij. Il effectua ses recherches dans le cadre de l’Institut de la culture nationale, créé en 1934 et devenu en 1937 le Secteur de la langue de la filiale kazakhe de l’Académie des sciences de l’URSS. Amanžolov, à la tête de ce Secteur, organisa les premières expéditions de collecte en 1937, 1939 et 1940.

29 L’objet de ses recherches était « d’amener l’étude de la langue kazakhe à devenir une science »55 et ainsi de guider la formation d’une langue nationale kazakhe et d’une langue littéraire. En effet, selon Amanžolov, le processus d’unification linguistique n’était pas encore abouti. L’étude des dialectes était nécessaire « en premier, pour la connaissance du passé d’un peuple et pour l’histoire de sa langue et, en second, pour déterminer les richesses lexicales d’un peuple en ayant à l’esprit de diriger justement la croissance et le développement de la langue nationale et d’utiliser avec justesse le lexique des dialectes, parfois absent des langues littéraires »56.

30 Amanžolov critiquait fermement les dialectismes qui nuisaient à la pureté de la langue nationale. Mais, il affirmait parallèlement que « la langue de l’ancien oblast’ de Semipalatinsk devait être adoptée comme fondement de la langue littéraire »57. Il justifiait ce choix par un décret du Comité exécutif central kazakh de 1934, qui faisait d’Abaj Kunanbaev58 le fondateur de la langue littéraire kazakhe. Abaj étant originaire de la région de Semipalatinsk, il était parfaitement logique de conclure que le dialecte de cette région en était la source. Cette orientation était bien différente de celle présentée par Žubanov dans le plan de travail de la Commission de terminologie.

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Mahmudov H., Musabaev G., Kazahsko-russkij slovar’, 1954.

31 La politique linguistique favorisant la langue kazakhe fut remise en question à la fin des années 1930 et la seconde guerre mondiale accéléra le changement d’orientation. La constitution de 1937 de la nouvelle république soviétique kazakhe n’accordait à aucune langue le statut de langue d’état et ne mentionnait que le droit à un enseignement dans la langue maternelle59. En 1938, plusieurs décrets insistaient sur le caractère obligatoire de l’enseignement du russe dans les écoles kazakhes : organisation de cours préparatoires pour des enseignants de russe, prévision de publications (manuels, méthodes d’apprentissage, dictionnaire russe-kazakh,…), nombre d’heures de russe obligatoires dans les écoles60. En 1941, les avantages accordés par le décret du 1er septembre 1933 furent annulés61.

32 En 1940 un important changement intervint faisant écho à cette nouvelle orientation. L’alphabet cyrillique remplaça l’alphabet latin. Ce processus, débutant en 1936, eut lieu progressivement pour tous les peuples de l’URSS sur la base d’un « volontariat ». Les nouveaux alphabets furent composés localement et non pas à Moscou. La motivation première fut d’accompagner et de faciliter l’enseignement de la langue russe, en plein essor parmi les populations non-russes.

33 Ces décisions furent aussi liées à l’imminence de la guerre qui imposait d’intégrer au plus vite et massivement les recrues non-russophones, avec un encadrement restant majoritairement russophone. En 1938, le décret du Comité central exécutif kazakh sur l’enseignement obligatoire du russe en donna les trois motifs. Parmi ceux-ci, « la connaissance de la langue russe est rendue indispensable pour la mobilisation réussie au service militaire dans l’Armée rouge des travailleurs kazakhs »62.

34 Amanžolov était un des principaux acteurs de ce passage au nouvel alphabet kazakh et estimait qu’Il’minskij en était le précurseur. Il présenta son projet dans une brochure de 194063, dont les principes furent à la base de l’alphabet et de l’orthographe adoptés par décret du Conseil suprême du Kazakhstan le 10 novembre 1940. Il défendit cet alphabet d’une manière assez classique : « notre alphabet (sur la base des lettres russes) répercute totalement toutes les finesses existantes des dialectes de la langue kazakhe » 64. La différence était la mention des dialectes, qui faisait référence à une autre conception de la langue et donnait donc au nouvel alphabet une autre ampleur. Cet alphabet kazakh comportait en plus de toutes les lettres de l’alphabet russe neuf lettres ajoutées, ce qui le différenciait des alphabets cyrilliques adoptés pour d’autres populations lors de la première vague entre 1936 et 1939. Ces derniers n’avaient aucune lettre ajoutée.

35 En 1945, Begaliev publia un dictionnaire kazakh-russe utilisant ce nouvel alphabet65. Il s’agissait d’une version complétée et légèrement modifiée du dictionnaire de 1936. Les principales différences, qui vont marquer par la suite les dictionnaires et la langue kazakhe elle-même, concernaient l’apparition massive de mots russes et l’introduction de lettres dont les sons n’existaient pas dans la langue kazakhe : « v », « f », « h », « c », « č », « è ». Les modifications de définition étaient très idéologiques. Le terme pereselenie « déplacement de population, migration », qui rappelait les politiques staliniennes de déportation, fut supprimé et l’expression aqtaban šubïrïndi66 n’était plus

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traduite comme pereselenie mais comme bedstvie « malheur ». Le mot bay « riche » entra par contre dans le dictionnaire associé à l’expression bay-qulaqtar « riches et koulaks ».

36 Tous les dictionnaires précédents, d’après les auteurs eux-mêmes, avaient été constitués dans la hâte. Celui de 1954 fut au contraire préparé par Musabaev67 et Mahmudov68 avec beaucoup d’attention69. Il était censé être la première étape vers un grand dictionnaire kazakh-russe, qui était alors en préparation, « car jusqu’à présent il n’y a pas eu et il n’y a pas de dictionnaire kazakh-russe de cette taille ». Les auteurs, qui s’assurèrent la collaboration de Begaliev, prirent comme base le dictionnaire de 1945. Le même alphabet fut utilisé et son choix par rapport aux autres alphabets fut justifié dans l’introduction : « L’alphabet kazakhe moderne sur la base des lettres russes fut composé en tenant compte des particularités du système phonétique de la langue kazakhe. L’alphabet kazakhe, basé sur les lettres arabes, ne tient pas compte du vocalisme et du consonantisme de la langue kazakhe. L’alphabet kazakh latinisé ne rendait pas de manière satisfaisante le système phonétique de la langue kazakhe »70.

37 Le dictionnaire comprenait une grammaire de la langue kazakhe rédigée par Mahmudov. Il y insistait sur « l’influence importante et bénéfique tout à fait visible de la langue littéraire moderne russe » sur la langue littéraire kazakhe. Les changements les plus forts subis par la langue kazakhe concernaient le lexique. De nombreux mots russes furent ajoutés par rapport à la version précédente notamment dans les domaines des terminologies politiques, économiques et techniques. Mais, des formes phraséologiques furent aussi empruntées au russe.

38 Ce dictionnaire fut publié sous l’égide de l’Institut de langue et de littérature de l’Académie des sciences du Kazakhstan, qui était l’héritier de l’Institut de la culture nationale. Au début des années 1950, une vive polémique agitait le milieu des linguistes kazakhs. La question était de savoir quelle était l’origine de la langue kazakhe et donc de déterminer si elle possédait des dialectes. Amanžolov défendait l’existence des dialectes sur lesquels il travaillait depuis près de vingt ans, alors que Nigmet Sauranbaev71 supposait l’unicité de la langue kazakhe.

39 L’hypothèse de Sauranbaev était que « la langue moderne kazakhe était la continuation de l’ancienne langue kiptchak dans de nouvelles conditions. La langue monolithique des Kazakhs s’était formée et avait existé avant le Xe siècle quand le peuple, parlant le kiptchak, commença à s’appeler kazakh »72. Sauranbaev utilisa, pour imposer son point de vue, sa position à l’Académie des sciences dont le praesidium décréta en 1953 l’absence de dialectes dans la langue kazakhe.

40 Musabaev avait émis l’hypothèse d’une origine ujsun tout en soutenant l’idée d’une langue monolithique : « Le dialecte ujsun est à la base de la langue kazakhe au Ve siècle et depuis, les dialectes y ont disparu et une langue commune unique kazakhe s’est constituée »73. Le dictionnaire de 1954 ne mentionnait donc pas l’origine dialectale des mots.

41 Le changement s’est effectué à la fin des années 1950 avec le soutien de turcologues moscovites, notamment S. E. Malov74 et N. K. Dmitriev75, qui avaient été les professeurs d’Amanžolov. Ainsi, l’article de ce dernier, « O dialektah kazahskogo âzyka », refusé au Kazakhstan, fut publié en 1953 à Moscou76. Sa monographie fut renvoyée pour corrections trois fois dans les années 1950, pour être finalement acceptée en 195777.

42 En 1957, une nouvelle réforme de l’alphabet kazakh eut lieu, ce qui poussa l’Institut de langue et de littérature à publier un petit dictionnaire kazakh-russe prenant en compte

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ces changements78. Sorti en 1959, il comporte 7 000 mots, alors que celui de 1954 présentait plus de 15 000 mots. Les lettres proprement kazakhes ne sont plus placées à la fin de l’alphabet russe mais y sont intégrées : « Dans le système des signes, la lettre « h » est abandonnée, car le nombre de mots avec une signification pratique commençant par cette lettre est très limité »79.

43 Dans le courant des années 1950 débuta le long travail de composition pour un grand dictionnaire kazakh-russe. La première version fut élaborée sous la direction de Musabaev avec la collaboration de nombreux linguistes kazakhs, dont Begaliev80. Ils se sont beaucoup inspirés de dictionnaires publiés pour d’autres langues turkes et tout particulièrement du dictionnaire kirghiz-russe de K. K. Ûdahin81, qui reste encore aujourd’hui un modèle.

44 Cette première ébauche fut refusée lors de son passage à la commission de rédaction à Moscou. Les principaux arguments furent les faiblesses lexicographiques et l’absence de méthode confirmée. Il est certain que les débats tant sur les dialectes que sur la terminologie en général restaient forts au Kazakhstan, empêchant de construire une politique définie dans ces domaines. La question de l’existence de dialectes ne fut jamais réellement résolue. K. Musaev82 écrivait en 1978 : « Dans la langue kazakhe, il n’y a pas de dialectes, mais il existe dans les parlers des régions kazakhes des différences peu significatives concernant essentiellement le lexique et la phonétique »83. Il rattache le kazakh au groupe kiptchak oriental des langues turkes avec le kirghiz, le karakalpak et le nogay.

45 D’autre part, la direction de rédaction du dictionnaire kazakh-russe était confiée à des linguistes kazakhs, à la différence des autres dictionnaires des langues d’Asie centrale. Le dictionnaire tadjik-russe fut rédigé sous la direction de M. B. Rahimi et L. V. Uspenskaâ, le turkmène-russe et le karakalpak-russe sous la direction de N. A. Baskakov, l’ouzbek-russe sous la direction de A. K. Borovkov et le kirghiz-russe sous la direction de K. K. Ûdahin. Cette situation était défavorable aux Kazakhs lors des discussions de la commission de rédaction aux éditions des dictionnaires étrangers et nationaux, puis aux éditions des encyclopédies soviétiques. Les grands dictionnaires n’étaient en effet publiés qu’à Moscou.

46 Dès les années 1950, nous observons un abandon de la politique de « kazakhisation » des populations européennes du Kazakhstan. En 1955, le conseil des ministres kazakh ordonne la fin de l’obligation d’étudier la langue kazakhe dans les écoles russes84. Les répercussions de la campagne des terres vierges lancée par Khrouchtchev en 1954 se firent sentir sur la part de chaque nationalité au Kazakhstan et donc sur la place de la langue kazakhe. Avec seulement un tiers de délégués kazakhs au congrès du Parti communiste en 1964, il devint évident que la maîtrise du kazakh n’était plus un élément comptant dans la classe dirigeante. Dans les oblast’ du centre, du nord et du nord-est, la population kazakhe était en réalité assez isolée. De plus, la langue des études supérieures était avant tout le russe, donnant de fait un statut inférieur au kazakh. « Une tendance à la baisse de prestige de la langue kazakhe se remarquait fortement parmi la population autochtone »85. Cette constatation de 1987 était le résultat d’un long processus qui avait en grande partie pour origine le changement de politique linguistique à la fin des années 1930.

47 Cette situation perdura jusqu’aux années 1980. La nouvelle constitution de 1978 accorde les mêmes droits à l’éducation dans la langue maternelle que celle de 1936 et ajoute seulement le droit d’utiliser la langue maternelle ou toute autre langue. Aucun

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statut particulier n’est alors accordé au kazakh86. En 1979, un décret introduit l’enseignement du russe obligatoire dès 5 ans87.

48 Dans ce contexte, la publication d’un dictionnaire kazakh-russe était loin d’être une priorité. Après le rejet de la première version le travail fut interrompu car aucun budget ne fut accordé pour le poursuivre. La publication de dictionnaires terminologiques et de dictionnaires russe-kazakhs fut largement favorisée88. Dans les années 1970, le projet revient à l’ordre du jour. La première ébauche est reprise et retravaillée mais les désaccords à l’Institut de langue et de littérature avaient perduré et la deuxième version fut aussi refusée.

49 Le contexte politique évolua dans la deuxième moitié des années 1980 : une tribune plus large fut offerte à la défense des droits des nations éponymes et les Kazakhs redeviennent majoritaires au Kazakhstan. La constitution de 1978 fut modifiée en 1989 pour donner le statut de langue d’état au kazakh, en relation avec une loi de 1988 concernant toutes les républiques de l’URSS89. Le russe devint langue de communication entre les nationalités. Un poste de président de la république soviétique kazakhe fut créée en 1990 et celui-ci devait maîtriser le kazakh et le russe pour être élu90.

50 Début 1987, le Comité central du Parti communiste kazakh et le Conseil des ministres rédigèrent un règlement « sur l’amélioration de l’enseignement de la langue kazakhe ». Ils constatèrent la situation déplorable du kazakh dans la république en remarquant notamment l’absence de programme d’enseignement du kazakh pour les non-Kazakhs et de dictionnaires satisfaisants. Dès 1987 ils indiquèrent la nécessité de publier pour les personnes apprenant le kazakh des dictionnaires kazakh-russes de tailles différentes et des méthodes d’apprentissage.

51 Dans ce nouveau climat, le projet d’un grand dictionnaire kazakh-russe renaît. B. Hasanov y travailla à Moscou et A. Kajdarov publia en 1986 une brochure intitulée Instrukciâ po sostavleniû kazahsko-russkogo slovarâ [Instruction pour la constitution du dictionnaire kazakh-russe]91. Ils furent aussi parmi les principaux instigateurs des lois sur la langue édictées dans les années 1980 et 1990 au Kazakhstan.

52 Il n’y eut pas de financements ni de délai suffisant pour la publication du premier grand dictionnaire kazakh-russe, mais en 1988, le dictionnaire de Mahmudov et Musabaev fut réédité avec les compléments de S. Isaev et S. Kaskabasov. Ce dictionnaire fut depuis 1954, et est resté pendant les années 1990, le principal outil pour les personnes apprenant le kazakh. Il fut même réédité en 2000.

Syzdykova R. ; Husain K., Kazahsko-russkij slovar’, 2002.

53 La politique linguistique suivie dans les années 1990 présente une image assez similaire à celle promue dans les années 1920 et 1930. La constitution de 1993, puis celle de 1995, réaffirmaient le statut de langue d’état pour le kazakh. Dans la loi sur les langues de 1997, il était affirmé que le kazakh était la langue des administrations gouvernementales, de la législation, des tribunaux et des écrits officiels, mais le droit d’utiliser le russe était préservé. Ainsi, « chaque citoyen a le droit d’employer sa langue maternelle »92.

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54 L’évolution sensible au cours de ces années concernait la langue russe qui s’était vue reconnaître le statut de langue de communication entre les nationalités en 1993 mais dont la mention fut supprimée dans la nouvelle constitution de 1995. Dans une ordonnance du président Nazarbaev de 1996, il était indiqué que « la langue kazakhe doit devenir progressivement la langue de communication entre les nationalités »93. Cette nouvelle orientation conduit à une inversion radicale de la position des langues russe et kazakhe. « Le devoir de chaque citoyen est la maîtrise de la langue d’état »94, alors que dans la période soviétique chaque Kazakh devait parler le russe.

55 Cependant tous les documents officiels constatent que, malgré les mesures prises, les objectifs de la politique linguistique n’arrivent pas à être remplis. Le programme de fonctionnement et de développement des langues pour 2001-2010 reconnaît que « parmi les fonctionnaires, il existe peu de spécialistes maîtrisant suffisamment la langue d’état pour l’exercice de leurs fonctions dans cette langue »95.

56 Plusieurs problèmes sont identifiés : une base terminologique kazakhe insuffisante pour répondre aux besoins ; la répartition très inégale de l’enseignement en kazakh dans les écoles et les universités entre les régions d’une part et entre les villes et la campagne de l’autre ; la soutenance des mémoires en kazakh largement minoritaire (14 %).

57 Après la fin de l’URSS, les publications n’obéirent plus à un impératif idéologique. En dix ans, des dictionnaires kazakh-russes variés furent édités mais le grand dictionnaire kazakh-russe, en préparation depuis les années 1950, ne fut publié qu’en 2002 malgré une volonté politique affichée de favoriser le kazakh96. La raison principale de cette attente depuis 1991 était financière. En 1995, le ministère de l’éducation libéra finalement les fonds nécessaires à l’aboutissement de ce projet de plus de quarante ans.

58 Face à cette attente, plusieurs projets voient le jour. K. Bektaev97, qui publia un grand dictionnaire kazakh-russe et russe-kazakh en 1995, dit dans son introduction que « le collectif de l’Institut de linguistique de l’Académie nationale de la république travaille depuis de longues années sur un dictionnaire kazakh-russe, mais [que] nous ne savons pas à quel stade se trouve sa préparation. Cependant, la publication d’un nouveau dictionnaire kazakh-russe est aujourd’hui indispensable »98. En 1998, A. Tažutov lance un grand dictionnaire kazakh-russe en 10 tomes, dont seulement trois tomes ont été édités avant 200299.

59 La publication du dictionnaire kazakh-russe par l’Institut de linguistique en 2002 fut donc un événement important et « attendu ». Dans un article de Kazahstanskaâ Pravda consacré à la sortie du dictionnaire, le professeur D. Sulejmanova100 déclare que « le dictionnaire prétend au rôle d’ouvrage de référence et [que] il aidera sûrement à la codification et à la normalisation du corpus de la langue kazakhe, augmentant l’adaptation du discours kazakh à toutes les sphères de son application »101.

60 Les rédacteurs du dictionnaire, R. Syzdykova102 et K. Husain, se sont appuyés sur les différentes versions préparées depuis les années 1950, ce qui explique la présence dans le collectif d’auteurs de linguistes ayant travaillés sur les versions antérieures. Mais les épreuves surchargées de corrections ont dû être très largement retravaillées. La construction en lui-même du dictionnaire s’est basée sur les indications données par Kajdarov dans sa brochure de 1986.

61 Selon ce dernier, le dictionnaire devait avoir un caractère normatif et montrer avant tout la richesse lexicale de la langue littéraire contemporaine. Mais, la langue n’étant

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pas un objet figé, il était important de donner aussi certaines particularités régionales, des termes archaïques ou exprimant une réalité nationale ou ethnographique. Des annexes et notamment une grammaire de la langue kazakhe étaient aussi considérées comme indispensable. L’édition de 2002 n’en a pas inclut pour des raisons financières.

62 En 1986, Kajdarov parle de particularités régionales et non de dialectes, qui restaient un sujet polémique. Dans la réédition du dictionnaire de Mahmudov et Musabaev de 1988, les termes dialectaux sont annotés comme oblast’noj « régional » et ils sont très peu nombreux. Dans celui de 2002, ces termes sont définis comme dialektizm « mot dialectal » ou dialektno-literaturnoe slovo « mot littéraire appartenant à un dialecte » et sont bien plus fréquents. Les origines des dialectes ne sont pas indiquées.

63 K. Husain, dans son introduction, adopte une position neutre : « Génétiquement la langue kazakhe appartient au groupe kiptchak des langues turkes. (…) La langue kazakhe nationale possède les formes suivantes : littéraire, familière ou populaire et dialectale, parmi lesquelles la forme littéraire domine et se suffit à elle-même »103.

64 La nouvelle terminologie kazakhe fut incluse dans le dictionnaire qui compte environ 50 000 mots. La Commission terminologique d’état avait confirmé, en 2001, 610 nouveaux termes et publia une série de 31 tomes de dictionnaires terminologiques kazakh-russe et russe-kazakh, classés par domaines généraux (histoire, culture et art, chimie, droit, agriculture…)104.

65 Publié à 2 500 exemplaires, la portée du dictionnaire de Syzdykova et Husain doit en être d’autant réduite, en comparaison avec les 40 000 exemplaires de celui !de 1954, les 80 000 de celui de 1959 ou les 100 000 de sa réédition de 1988 et même avec les 5 000 du dictionnaire de Bektaev. Les fonds investis dans ce type de publications sont largement inférieurs aujourd’hui par rapport à la période soviétique.

66 Le but mis en avant par les auteurs était de permettre au kazakh de remplir la fonction politique qui lui avait été donnée et de changer profondément sa perception par les non-kazakhophones : « pour des raisons objectives et subjectives, la langue kazakhe, sa richesse lexicale, l’histoire du peuple kazakh, sa culture, sa mentalité, reflétées dans la langue ne sont pas encore accessible de manière satisfaisante pour les porteurs d’autres langues, à cause de l’absence d’un grand dictionnaire kazakh-russe »105.

Liste des dictionnaires kazakh-russes parus classés selon les dates de parution

67 1861 – Il’minskij N., Materialy po izučeniû kirgizskogo narečiâ [Documents pour l’étude de la langue kirghize], Kazan : Univ. Tipografiâ, 1861 ; 199 p. [transcription cyrillique].

68 1883 – Bukin Iš-Muhammed, « Russko-kirgizskij, kirgizsko-russkij slovar’ », Turkestanskij sbornik, tome 360, pp. 1-363, Tachkent, 1883 [transcription cyrillique].

69 1897 – Kirgizsko-russkij slovar’ [Dictionnaire kirghize-russe], Orenbourg : Tipo-litografiâ B. A. Breslina, 1897 ; 242 p. [transcription cyrillique].

70 1926 – Qazaqša-orïsša tilmäš/kazaksko-russkij slovar’ [Dictionnaire kazakh-russe], sous la direction de Kemengerov. Moscou : Turkestanskie kursy vostokovedeniâ PKKA, 1926 ; 224 p. [alphabet arabe réformé].

71 1936 – Begaliev G. B. ; Gavrilov M. F., Kazaksko-russkij slovar’/ Qazaqca-Orysca søzdik [Dictionnaire kazakh-russe], Alma-Ata Kaz. Izdat., 1936 ; 266 p. [alphabet latin].

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72 1945 – Begaliev G. B., Kazahsko-russkij slovar’ [Dictionnaire kazakh-russe], Alma-Ata : Kaz. Ob"ed. Gos. Izdat., 1945 ; 230 p. [alphabet cyrillique].

73 1954 – Mahmudov H. H. ; Musabaev G. G., Kazahsko-russkij slovar’ [Dictionnaire kazakh- russe], Alma-Ata : AN KazSSR, 1954 ; 574 p. (rééditions complétées en 1987, 1995 et 2000) [alphabet cyrillique].

74 1959 – Begaliev G. B. ; Mahmudov H. H. ; Musabaev G. G., Kratkij kazahsko-russkij slovar’ [Petit dictionnaire kazakh-russe], Alma-Ata : AN KazSSR, 1959 [alphabet cyrillique].

75 1991 – Bektaev K. ; Ahabaev A. ; Kerimbaev E. ; Moldabekov K., Qïsqaša qazaqša-orïsša sözdik [Petit dictionnaire kazakh-russe], Almaty, 1991 [alphabet cyrillique].

76 1992 – Isaev S. M. ; Raimbekov M. A. ; Šojbekov R. N. ; Omarova S. B., Qazaqša-orïsša žäne orïsša-qazaqša sözdik [Dictionnaire kazakh-russe et russe-kazakh], Almaty, 1992 [alphabet cyrillique].

77 1993 – Bekturov Š. K. ; Bekturova A. Š., Kazahsko-russkij slovar’ [Dictionnaire kazakh- russe], Almaty : Rauan, 1993 ; 159 p. [alphabet cyrillique].

78 1998 – Tažutov A. K., Ülken qazaqša-orïsša sözdik : 10 tomdyq [Grand dictionnaire kazakh- russe en 10 tomes], Almaty : Sözdik-slovar’. Parus jusqu’à présent : tomes 1 et 2 (1998), tome 3 (1999) [alphabet cyrillique].

79 2001 – Bekturov Š. K. ; Bekturova A. Š., Kazahsko-russkij slovar’ [Dictionnaire kazakh- russe], Astana : Foliant, 2001 ; 316 p. [alphabet cyrillique].

80 2001 – Bektaev K., Bol’šoj kazahsko-russkij, russko-kazahskij slovar’ [Grand dictionnaire kazakh-russe et russe-kazakh], Almaty : Altyn qazyna, 2001 ; 704 p. [alphabet cyrillique]

81 2002 – Kazahsko-russkij slovar’ [Dictionnaire kazakh-russe]. Sous la direction de R. G. Syzdykova et K. Š. Husain. Almaty : Dajk-press, 2002, 1008 p. [alphabet cyrillique].

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Tableau des alphabets kazakhs

Sources

82 Archives du président de la République du Kazakhstan (AP RK), fonds 139-141.

83 Interviews en novembre 2002 de K. S. Husain, directeur de l’Institut de linguistique de l’Académie nationale du Kazakhstan et de B. Hasanov, linguiste et académicien.

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NOTES

1. Le qualificatif de bol’šoj « grand » correspond dans la pratique soviétique à des dictionnaires comportant le plus généralement 40 000 mots. Les « petits » dictionnaires (kratkij) ne dépassent pas les 10 000 mots. 2. Karakalpaksko-russkij slovar’ [30 000 mots], Moscou : GINS, 1958 ; Kirgizsko-russkij slovar’ [40 000 mots], Moscou : ISE, 1965 ; Tadžiksko-russkij slovar’ [40 000 mots], Moscou : GINS, 1954 (réédité en 1986) ; Turkmensko-russkij slovar’ [40 000 mots], Moscou : ISE, 1968 ; Uzbeksko-russkij slovar’ [50 000 mots], Moscou : GINS, 1959 (réédité en 1988). « ISE » est un sigle pour Izdatel’stvo « Sovetskaâ ènciklopediâ » [Édition « Encyclopédie soviétique »] tandis que GINS en est un pour Gosudarstvennoe izdatel’stvo nacional’nyh slovarej [Édition d’état pour les dictionnaires nationaux]. 3. Nikolaj I. Il’minskij (1822-1891), après avoir terminé l’Académie spirituelle de Kazan, y resta en tant que professeur. Entre 1851 et 1854, il partit pour l’Egypte, la Palestine et la Syrie pour y étudier l’islam. À son retour, il enseigna les langues orientales à l’Université et à l’Académie spirituelle de Kazan. Il fut à l’origine de la création en 1863 de l’école de Kazan pour les Tatars convertis, puis en 1872 de l’école normale russo-indigène dont il fut le directeur jusqu’à sa mort. Il fut le premier à mettre au point un alphabet cyrillique pour les langues türkes de l’Empire. 4. Il’minskij N., Materialy po izučeniâ kirgizskogo narečiâ [Documents pour l’étude de la langue kirghize], Kazan : Universitetskaâ Tipografiâ, 1861, 199 p. Le dictionnaire se trouve aux pages 36-199.

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5. Les Kazakhs étaient nommés « kirghiz » par les Russes jusqu’en 1925. Dans le texte de l’article « kirghiz » en italique marque l’emploi de ce mot lorsqu’il désigne « kazakh ». 6. Il’minskij N., op. cit., p. 3. 7. Ibray Altynsaryn (1841-1889), kazakh de la tribu Kipčak, était originaire de l’ uezd de Nikolaevsk. Il étudia à l’internat d’Orenbourg de 1850 à 1857. Il travailla par la suite comme interprète auprès de l’administration d’Orenbourg qui le chargea de créer une école russo- kazakhe à Turgaj. L’école fut ouverte en 1864 et il y enseigna le russe. À partir de 1879, il fut nommé inspecteur des écoles de l’oblast’ de Turgaj. Il réussit à créer une dizaine d’écoles pour les Kazakhs. 8. Lettre d’Altynsaryn à Il’minskij (31 août 1871), dans : Altynsaryn I., Sobranie sočinenij v treh tomah, Alma-Ata : Nauka, 1978 ; tome III, p. 30. 9. Lettre d’Altynsaryn à Il’minskij (1862), op.cit., p.22-24 10. Lettre de Husain Faizhanov à Valihanov (7 avril 1863), dans : Valihanov Č. Č., Sobranie sočinenij v pâti tomah, Alma-Ata : Nauka, 1968 ; tome IV, p. 107. 11. Čokan Valihanov (1835-1865) appartenait à la lignée du khan kazakh Abïlay. Né sur les bords du Tobol, il passa son enfance à Sïrïmbet (région de Kokšetaw). À l’âge de 12 ans, son père l’envoya compléter sa formation au Corps des cadets d’Omsk dont il sortit en 1853. Il fut alors nommé adjudant auprès du commandant du corps sibérien, Gasfort. Sa première expédition dans le Semireč’e a lieu en 1855. Il réitéra l’année suivante, en poussant jusqu’au lac Ïssïk-köl. En 1858, il est envoyé en mission à Kachgar. En 1860, il part pour étudier à Saint Petersbourg mais revint l’année suivante dans les steppes pour des raisons de santé. En 1864, il participa à la campagne militaire de Černaev dans le Turkestan oriental mais en profond désaccord sur les méthodes il le quitta et resta dans le Semireč’e jusqu’à sa mort. 12. Les tribus kazakhes se divisent en trois žüz ou hordes, qui se repartissent territorialement : la žüz aînée peuple l’actuel Kazakhstan méridional, du Kyzyl-Kum à la frontière chinoise ; la žüz moyenne, la plus nombreuse, occupe tout le centre et l’est de l’actuel Kazakhstan jusqu’à la Sibérie ; la žüz cadette réside dans l’ouest depuis la mer d’Aral et la région d’Aktûbinsk jusqu’à la mer Caspienne et la région d’Astrakhan. De 1801 à 1876, la horde de Bukeï ou horde intérieure, créée avec le soutien de l’Empire russe, exista entre les fleuves de l’Ural et de la Volga. Elle fut constituée de 5.000 familles kazakhes appartenant à la žüz cadette. 13. Kirgizsko-russkij slovar’, Orenbourg : Tipo-litografiâ B. A. Breslina, 1897 ; 242 p. 14. Les cinq Kazakhs ayant participé à la constitution du dictionnaire sont : Balgimbaev, M. Bijsenev, Sarybatyrov, Džumaliev et Sultan Bahtigireev. 15. Lettre d’Altynsaryn à Il’minskij (1862), dans Altynsaryn I., op. cit., p. 22. 16. La définition de l’intelligentsia kazakhe retenue dans cet article entend comprendre les Kazakhs ayant étudié dans des écoles, des instituts ou des universités russes. 17. Bukin Iš-Muhammad, « Russko-kirgizskij i kirgizo-russkij slovar’ », Turkestanskij sbornik, tome 360 (1883), pp. 1-363. 18. Il’minskij I., op. cit., p. 6. 19. Voir Hallez Xavier, « G. N. Potanin et l’intelligentsia kazakhe : entre politique et traditions orales », CEMOTI, N° 34 de 2002, pp. 12-41. 20. Qazaqša-orïsša tilmäš / kazaksko-russkij slovar’ [Dictionnaire kazakh-russe]. Sous la direction de Kemengerov. Turkestanskie kursy vostokovedeniâ PKKA, Moscou, 1926, 224 p. Buralkiev, Bajtasov, Bajgoskin, Bajmakanov, Dauletbekov, Temirbekov et Sarsenbaev ont travaillé sur ce dictionnaire avec Kemengerov. 21. Koške Kemengerov (1896-1937) est né dans l’uezd d’Omsk de l’oblast’ d’Akmolinsk. Il entre à l’Institut agricole d’Omsk en 1913 et participe à l’association Birlik « Unité » avec de nombreux jeunes kazakhs dont S. Sadvakasov, S. Sejfullin et M. Samatov. En 1917, il part pour Akmolinsk où il participe activement aux évènements politiques. Il devient membre du Comité kazakh de l’ oblast’ d’Akmolinsk, puis membre du mouvement Alaš de 1917 à 1919, tout en terminant ses

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études à Omsk. En 1920, il est instituteur dans l’uezd de Petropavlovsk, il enseigne ensuite la littérature aux cours « des instituteurs rouges » à Omsk. À partir de 1921, il vit à Tachkent où il collabore au journal Aq žol [La voie blanche]. Il enseigne parallèlement à la Faculté de médecine de l’Université d’Asie centrale et aux Cours turkestanais de l’Armée rouge. À partir de 1928, il reprend ses études à la Faculté d’orientalisme mais il est arrêté en 1930. Libéré deux ans plus tard, il est exilé en Ukraine. Il sera à nouveau arrêté et exécuté en 1937. 22. La seule référence à la langue kazakhe dans le programme du parti Alaš de 1917 est le droit des Kazakhs à bénéficier d’un enseignement dans leur langue maternelle (article 9). Cf. Kazahstan : ètapy gosudarstvennosti [Kazakhstan : les étapes de la constitution de l’État], Almaty : Žeti žarġy, 1997. 23. Document N° 2, Âzykovaâ politika v Kazahstane (1921-1990gg.) : sbornik dokumentov [La politique linguistique au Kazakhstan (1921-1990) : recueil de documents], Almaty : Kazakhskij Universitet, 1997 ; pp. 14-15. 24. KPSS v resolûciâh i rešeniâh s"ezdov, konferencij i plenumov CK [La république soviétique socialiste kazakhe selon les résolutions et les décisions des congrès, des conférences et des plénums du Comité central], Moscou : 1970 ; tome 2, p. 441. 25. Document N° 9 (décret du 22/11/1923), op.cit., pp. 24-25. 26. Saken Sejfullin (1894-1938) était originaire de l’uezd d’Akmolinsk. Il termina l’école russo- kazakhe d’Akmolinsk et partit étudier à l’école normale d’Omsk. Il collabora au journal Ayqap. En 1918, il entra au Parti communiste et fut membre du comité révolutionnaire de l’oblast’ d’Akmolinsk. De 1922 à 1925, il fut nommé président du Conseil des commissaires du peuple de la république kirghize. Il est considéré comme un des écrivains soviétiques kazakhs les plus doués. 27. Sejfullin S., « O kirgizskom âzyke [Sur la langue kirghize] », Sovetskaâ step’ [La steppe soviétique], 15/12/1923, Orenbourg. 28. Protocole N° 73 (5-6 août 1925) du Bureau du Comité régional kirghiz du PCR(b), AP RK fonds 139/1/121 la, p. 52. 29. Filip Gološekin (1876-1941) était membre du Parti social-démocrate depuis 1903 et fut élu au Comité central bolchevik en 1912. En octobre 1917 il travailla au Comité révolutionnaire militaire de Petrograd. Pendant la guerre civile, il fut envoyé dans l’Oural et en Sibérie. Il fut, au début des années 1920, membre de la Commission turkestanaise du Comité exécutif central de la RSFSR. De 1925 à 1932, il fut secrétaire du Comité régional kazakh du parti et un des responsables de la collectivisation et de la sédentarisation catastrophiques des nomades kazakhs. 30. En 1926, les Kazakhs représentaient 58,5 % de la population (3 627 612) et en 1939 37,8 % (2 327 652) pour 53 % d’Européens. 31. Ahmet Bajtursunov (1873-1938) était originaire de l’uezd de Kustanaj. Après avoir terminé l’école russo-kazakhe de Turgaj il entra à l’école normale d’Orenbourg en 1891. Il devint instituteur. Ses écrits concernent la linguistique et l’éducation. Il fut le rédacteur en chef du journal Qazaq et une des principales figures du mouvement Alaš. Il rallia les soviets en 1919 et devint membre du Comité révolutionnaire kirghiz. En 1921, il fut nommé commissaire du peuple à l’éducation. Il fut arrêté en 1929 et fusillé en 1938. 32. H. Žubanov (1899-1938), originaire de la région d’Aktûbinsk, étudia entre 1914 et 1915 à la madrasa Husajniâ d’Orenbourg, puis il entra en 1916 dans l’école russo-kazakhe de Ternir où il resta jusqu’à son départ pour Aktûbinsk en 1925. Il collabora à de nombreux journaux. Il travailla depuis le début des années 1920 dans les bureaux locaux du Commissariat du peuple à l’éducation. En 1925, il fut envoyé à Moscou pour participer aux travaux du Comité central du nouvel alphabet turk. À partir de 1927, il étudia la langue russe et les langues turkes à l’Université de Leningrad. À son retour à Alma Ata en 1932, il devint professeur à l’Institut pédagogique. De 1932 à 1937, il dirigea le secteur des programmes, des manuels et de la pédagogie du Commissariat du peuple à l’éducation. En 1933, il prit la tête de la nouvelle

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Commission d’état de terminologie kazakhe. Il travailla aussi, avant d’être arrêté en 1937, à la filiale kazakhe de l’Académie des sciences de l’URSS. 33. Kenžebaev K. ; Oralbaj Ä., Hudajbergen Žubanov, Almaty : Ana tili, 2000, p. 68. 34. Nazir Tûrakulov (1892-1937), originaire du Turkestan, étudia de 1900 à 1903 dans une madrasa de Kokand et ensuite à l’école russo-indigène. Il termina en 1913 l’Institut commercial de Kokand et entra ensuite à la Faculté économique de l’Institut commercial de Moscou, dont il sortit en 1916. Sur le front en 1916, il dirigea l’organisation Erkin dala « La steppe libre ». Il fut délégué au premier congrès pankazakh en 1917. Après avoir été président du Comité révolutionnaire de l’ oblast’ de Ferghana, il devint en 1920 commissaire du peuple à l’éducation. Entre 1920 et 1922, il fut président du Comité exécutif central du Turkestan et occupa aussi le poste de secrétaire du Comité central du Parti communiste du Turkestan. En décembre 1922, il fut élu président de la commission sur le nouvel alphabet turk. Il participa au premier congrès de turcologie de 1926. En 1928, il fut coopté dans la commission centrale pour le passage à l’alphabet latin. De 1928 à 1936, il fut le représentant diplomatique de l’URSS en Arabie Saoudite. Il fut arrêté et exécuté en 1937. 35. Intervention de Tûrakulov au premier congrès soviétique de turcologie à Bakou (3/03/1926), dans : Tûrakulov N., Sočineniâ [Œuvres], Almaty : Kazahstan, 1997, pp. 125-126. 36. « Latïn älippesiniŋ kereksizdigi [L’inutilité de l’alphabet latin] », Enbekši qazaq, 19/11/1926 ; « Latïn ärpin aluw turalï [Au sujet de l’adoption de l’alphabet latin] », Enbekši qazaq, 30/12/1926 ; Žaŋa älippe [Le nouvel alphabet], Kyzyl Orda, 1927, 116 p. ; « Dïbïstardï žiktew turalï [Au sujet de la classification des sons] », Žaŋa mektep, N° 9 (1928), pp. 23-31 ; « Emle turalï [Au sujet de l’écriture] », Enbekši qazaq, 27/03/1929. 37. Bajtursunov A., Älip-bi : žaŋa qural [Abécédaire], Kyzyl Orda, 1926 (Réimprimé : Almaty : Rauan , 1998), 116 p. 38. Ses arguments sont : 90 % des peuples turks utilisent cet alphabet ; l’alphabet arabe réformé comprend moins de lettres ajoutées que l’alphabet latin ; l’impression est plus courte ; les mots ne sont pas changés avec les suffixes ; l’écriture est plus reposante et plus facile à apprendre. 39. Rapport de Bajtursunov sur l’alphabet arabe intitulé Älippe aytïsï [Débat sur l’alphabet], publié pour la première fois sous forme de brochure à Kyzyl Orda en 1927, repris dans : Ulttïŋ ulï ustazï : A. Baytursïnov [Un grand maître de la nation : A. Bajtursunov], Almaty : Bibliothèque scientifique centrale, 2001, p. 127. 40. Rapport de Tûrakulov au premier plénum du Comité central du nouvel alphabet türk à Bakou (3-7/06/1927), dans : Tûrakulov N., op. cit., pp. 131-135. 41. Directeur de l’Institut de linguistique de l’Académie nationale de la république du Kazakhstan depuis 1995. 42. Kazahsko-russkij slovar’ [Dictionnaire kazakh-russe]. Sous la direction de R. G. Syzdykova et K. S. Husain, Almaty : Dajk-press, 2002, p. 5. 43. Kemengerov K., « Qazaqša-orïsša tilmäš turalï tusinis [Explications concernant le dictionnaire kazakh-russe] », publiées une première fois dans Enbekši qazaq de 24/11/1926, puis dans Kemengerov K., Taŋdamalï [Oeuvres choisies], Almaty : Kazahstan, 1996, pp. 182-183. 44. Document N° 51 (résolution du 6-8/02/1930 du Commissariat du peuple à l’éducation kazakh), Âzykovaâ politika v Kazahstane (1921-1990 gg), op. cit., pp. 106-108. 45. Document N° 50 (circulaire du 3/01/1930 aux bureaux locaux de l’éducation sur enseignement obligatoire du kazakh dans les écoles russes), op. cit., p. 105. 46. Kemengerov K., Učebnik kazahskogo âzyka dlâ evropejcev [Manuel de langue kazakhe pour les Européens], Kyzyl Orda, 1929, 194 p. 47. Document N° 50 (circulaire du 3/01/1930), Âzykovaâ politika v Kazahstane (1921-1990 gg.), op. cit., pp. 103-106. 48. Document N° 57 (décret du 1/09/1933), op.cit., pp. 139-141. 49. Document N° 58 (1934), op.cit., pp. 141-144.

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50. Bûlleten’ Gosterminkoma [Bulletin de la Commission d’état de terminologie], Alma-Ata, N° 2 (1935), p. 8. 51. Les noms empruntés au russe sont transcrits sans aucune modification (ex. : proletariat, revoluciâ). Les adjectifs sont transcrits sans leur terminaison adjectivale (ex. : buržuaz pour buržuaznaâ). Le « a » en final fut supprimé dans certains cas : aksiom (russe, aksioma), problem (russe, problema). Les listes et les règles étaient publiées dans le bulletin de la Commission d’état de terminologie. 52. G. B. Begaliev (1888 – 1966), originaire du Kazakhstan occidental, termina en 1902 le séminaire de la madrasa Muhammediâ de Kazan. Il enseigna dans des aouls entre 1910-12 avant de continuer ses études aux cours pédagogiques d’Orenbourg jusqu’en 1918. De 1918 à 1922, il enseigna à Ouralsk puis, entre 1922 et 1924, à l’Institut pédagogique d’Orenbourg. Dans les années 1930, il travailla à l’Institut de culture nationale, puis à l’Académie des sciences kazakhe. Il devint « candidat de philologie » en 1943. Entre 1946 et 1962, il occupa le poste de collaborateur scientifique principal de l’Institut de langue et de littérature. 53. Begaliev G. B. ; Gavrilov M. F., Kazaksko-russkij slovar’. Qazaqca-Orysca søzdik [Dictionnaire kazakh-russe], Kaz. Izdat., 1936, 266 p. 54. S. Amanžolov (1903-1958), originaire du Kazakhstan oriental, termina en 1916 l’école russo- kazakh de Čingis. Il suivit ensuite les cours pédagogiques à Semipalatinsk. Il devint alors instituteur dans l’uezd d’Ust’-Kamenogorsk, puis secrétaire du Comité exécutif de l’uezd. En 1926, il partit étudier à Tachkent et termina, en 1930, la Faculté pédagogique de l’Université d’Asie centrale avec la mention « langue kazakhe et littérature ». En 1931, il fut appelé à l’Institut pédagogique à Alma-Ata. De 1937 à 1958, il y dirigea la Faculté de langue kazakhe ; de 1934 à 1936 l’Institut de la culture nationale ; et de 1937 à 1942 il y fut responsable du secteur de la langue et de la littérature. À partir de 1946, il travailla à l’Institut de la langue et de la littérature. Il fut à l’origine de la dialectologie kazakhe et le premier kazakh à obtenir un titre universitaire. 55. Rapport d’Amanžolov à la conférence scientifique consacrée aux vingt ans de la république kazakhe (20-27/12/1940), dans : Amanžolov S., Voprosy dialektologii i istorii kazahskogo âzyka [Questions de dialectologie et d’histoire de la langue kazakhe], Almaty : Sanat, 2001 (première édition, 1959), p. 594. 56. Op. cit., p. 597. 57. Op. cit., p. 598. 58. Abaj Kunanbaev (1845-1904), kazakh de la tribu Arghyn, était originaire de l’ uezd de Semipalatinsk. Il étudia dans une mektep (école primaire musulmane) et dans une école russo- kazakhe. En 1875, il fut élu chef de son district mais il démissionna en 1898. Il se lia d’amitié avec des exilés politiques à Semipalatinsk, Dostojevski et E. P. Mikhaelis. Il fut et reste considéré comme le principal poète et penseur moderne kazakh. 59. Constitution de 1936, chapitre VIII, article 99, dans : Kazahstan : ètapy gosudarstvennosti [Kazakhstan : les étapes de la constitution de l’État], Almaty : Žeti žarġy, 1997, p. 287. 60. Documents N° 65 (décret du 5/04/1938 sur l’enseignement obligatoire du russe dans les écoles kazakhes), N° 66 (décret du 5/04/1938 sur les mesures pour appliquer le décret précédent), N° 67 (décret du 12/04/1938 sur l’organisation de cours préparatoires pour les enseignants de russe), op. cit., pp. 152-162. 61. Document N° 90 (décret du 14/07/1941), op. cit., p.221 62. Document N° 65, op. cit., p.152 63. Amanžolov S., Proekt novogo kazahskogo alfavita i orfografii na baze russkoj grafiki [Projet des nouveaux alphabet et orthographe kazakhs sur la base des lettres russes], Alma-Ata, 1940. 64. Amanžolov S., op. cit., p. 6. 65. Begaliev G., Kazahsko-russkij slovar’, Alma-Ata, 1945, 230 p.

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66. Cette expression, traduite par la grande migration ou le grand malheur, correspond à un événement historique du XVIIIe siècle, lorsque les Kazakhs durent abandonner leurs pâturages devant les invasions djoungares. 67. G. G. Musabaev (1907-1981), originaire d’Omsk, termina l’Institut pédagogique à Alma-Ata en 1936. Il travailla de 1937 à 1939 à la section de littérature et d’art de la filiale kazakhe de l’Académie des sciences de l’URSS. Parti sur le front de 1941 à 1945, il réintégra à son retour l’Institut de langue et de littérature dont il devint vice directeur de 1948 à 1952. Ses spécialités étaient la lexicologie et l’histoire de la langue kazakhe. 68. H. H. Mahmudov (1909- ?), né dans la région d’Orenbourg, termina en 1937 l’Université de Saint Petersbourg où il continua ses recherches jusqu’en 1940. À partir de 1940 il partit travailler à l’Institut pédagogique du Kazakhstan, devenant en 1945 directeur de la Faculté de langue russe. En 1962, il fut nommé à la direction de la section de philologie russe et générale de l’Académie des sciences. Il était spécialiste des langues russe et turkes. 69. Mahmudov H. H. ; Musabaev G. G., Kazahsko-russkij slovar’ [Dictionnaire kazakh-russe], Alma- Ata : AN KazSSR, 1954, 574 p. 70. Op. cit., p. 411. 71. Nigmet Sauranbaev (1910-1958) fit ses études à l’Institut pédagogique de Moscou, puis à l’Institut de recherches scientifiques du Commissariat du peuple à l’éducation de RSFSR. De 1939 à 1941, il remplit les fonctions de secrétaire de la Commission de terminologie kazakhe. À partir de 1941, il dirigea l’Institut de la langue et de littérature de l’Académie des sciences du Kazakhstan et devint vice-président de l’Académie des sciences en 1951. 72. Vestnik AN KazSSR, N° 12 (1948), Alma-Ata, p. 17. 73. Musabaev G., Stanovlenie i razvitie kazahskogo literaturnogo âzyka i vorposy kazahskoj dialektologii [Constitution et développement de la langue littéraire kazakhe et questions de dialectologie kazakhe], Alma-Ata, 1952, p. 12. 74. S. E. Malov (1880-1957) était un turcologue spécialiste des populations turkes de Chine et des anciens textes turks. Il fut membre de l’Académie des sciences de l’URRS à partir de 1939. 75. N. K. Dmitriev (1898-1954) dirigea ses recherches sur les langues turkes et sur les liens entre les langues slaves et turkes. Il fut membre de l’Académie des sciences de l’URSS à partir de 1943. Il publia de nombreux textes turks avec ses commentaires. 76. Amanžolov S., « O dialektah kazahskogo âzyka [À propos des dialectes de la langue kazakhe] », Voprosy âzykoznaniâ, N° 6 (1953), Moscou. 77. Amanžolov S., Voprosy dialektologii i istorii kazahskogo âzyka [Questions de dialectologie et d’histoire de la langue kazakhe], Almaty : Sanat, 2001 (première édition, 1959), p. 594. 78. Begaliev G. B. ; Mahmudov H. H. ; Musabaev G. G., Kratkij kazahsko-russkij slovar’ [Petit dictionnaire kazakh-russe], Alma-Ata : AN KazSSR, 1959. 79. Op. cit., p. 5. 80. Le groupe de préparation comprenait, hormis les deux cités, V. A. Isengaliev, E. N. Šipova, L. G. Žigžanova, O. Nakisbekov, Z. Sejdualiev, B. A. Sulejmanov, R. A. Urekenova, G. Tursunova, A. Esengulov. 81. K. K. Ûdahin (1890-1975) a terminé l’Institut oriental du Turkestan en 1925. De 1928 à 1936 il a travaillé sur les nouveaux alphabets pour les peuples de l’URSS puis, à partir de 1944, à l’Institut de langue et de littérature de la filiale kirghize de l’Académie des sciences de l’URSS. En 1952, il devint membre de l’Académie des sciences d’Ouzbékistan. Il a publié des dictionnaires ouzbek- russe, ouïghour-russe et kirghiz-russe : Kirgizsko-russkij slovar’, Moscou, 1940 et une version complétée (973 p.) publiée par les éditions « Sovetskaâ énciklopediâ » en 1965. 82. K. M. Musaev, linguiste et membre-correspondant de l’Académie des sciences de l’URSS et de la Russie, enseigne aujourd’hui la langue kazakhe à l’Université d’état de Moscou. 83. Musaev K. M., O âzykah narodov SSSR [Sur les langues des peuples de l’URSS], Moscou : Nauka, 1978, p. 115.

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84. Document N° 94 (décret du 4/06/1955), op.cit., pp. 225-226. 85. Document N° 106 (règlement du comité central du parti communiste kazakh du 3/03/1987), op. cit., p. 252. 86. Constitution du Kazakhstan de 1978, chapitre 5, article 34, dans Kazahstan : ètapy gosudarstvennosti, op. cit., p. 302. 87. Document N° 103 (décret du conseil des ministres kazakh du 13/07/1979), op. cit., pp. 242-243. 88. Russko-kazahskij terminologičeskij slovar’, Alma-Ata, 1961 ; Russko-kazahskij slovar’, 2 tomes, sous la direction de Sauranbaev en 1954, puis en 1978 et 1981 sous la direction de Musabaev ; Qazaq tiliniŋ tusindirme sözdigi [Dictionnaire raisonné de la langue kazakh], 10 tomes, Almaty, 1974-1986. 89. Changement de la Constitution de 1978, article 70, dans Kazahstan : ètapy gosudarstvennosti, op. cit., p. 351. 90. Loi sur la création du poste de président de la république soviétique kazakhe du 24/04/1990, article 114, op. cit., p. 355. 91. Kajdarov A. T., Instrukciâ po sostavleniû kazahsko-russkogo slovarâ, Alma-Ata : Nauka, 1986, 58 p. 92. Chapitre 4, article 6 de la loi sur les langues dans le république du Kazakhstan du 11/07/1997, Osnovnye zakonodatel’nye akty o âzykab v Respublike Kazahstan [Principaux actes législatifs sur les langues de la république du Kazakhstan], Almaty : Ûrist, 2003, p. 8. 93. Ordonnance du président de la république du Kazakhstan du 4/11/1996 N° 3186, « sur la conception de la politique linguistique de la république du Kazakhstan », op.cit., p. 12. 94. Chapitre 1, article 4 de la loi sur les langues dans la république du Kazakhstan du 11/07/1997, op. cit., p. 8. 95. Programme de fonctionnement et de développement des langues pour 2001-2010 du 7/02/2001, op. cit., p. 19. 96. Kazahsko-russkij slovar’ [Dictionnaire kazakh-russe], sous la direction de R. G. Syzdykova et K. S. Husain, Almaty : Dajk-press, 2002, 1008 p. 97. K. Bektaev (1920 – 1996), originaire du sud du Kazakhstan, travailla de 1946 à 1996 à l’Institut pédagogique de Chimkent. Il dirigea aussi le groupe de travail sur l’automatisation et les recherches statistico-linguistique de l’Institut de linguistique de l’Académie nationale. 98. Bektaev Kaldybaj, Bol’šoj kazahsko-russkij, russko-kazahskij slovar’ [Grand dictionnaire kazakh- russe et russe-kazakh], Almaty : Altyn qazyna, 2001, p. 15. 99. Tažutov A. K., Ülken qazaqša-orïsša sözdik : 10 tomdïq [Grand dictionnaire kazakh-russe en 10 tomes], Almaty : Sözdik-slovar’. Parus jusqu’à présent : tomes 1 et 2 (1998), tome 3 (1999). 100. Recteur de la Faculté de philologie de l’Université nationale d’état du Kazakhstan. 101. «Novyj dvuâzyčnij slovar’ [Le nouveau dictionnaire bilingue] », Kazahstanskaâ Pravda, 11/06/2002. 102. Membre-correspondant de l’Académie des sciences du Kazakhstan. 103. Kazahsko-russkij slovar’ [Dictionnaire kazakh-russe], sous la direction de R. G. Syzdykova et K. S. Husain, Almaty : Dajk-press, 2002, p. 5. 104. Kazahsko-russkij, russko-kazahskij terminologičeskij slovar’, Almaty : Rauan, 2000 ; 31 tomes. 105. Kazahsko-russkij slovar’ [Dictionnaire kazakh-russe], sous la direction de R. G. Syzdykova et K. S. Husain, Almaty : Dajk-press, 2002, pp. 5-6.

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INDEX

Mots-clés : langue, dictionnaires bilingues, alphabet (changement), kazakh (langue) Keywords : language, dictionnaries (bilingual), alphabet (change of), Kazakh language

AUTEUR

XAVIER HALLEZ Étudiant en thèse d’histoire à l’École des hautes études en Sciences sociales, Paris, [email protected]

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Histoire des rivières d’Asie centrale depuis deux millions d’années : certitudes et spéculations

René Létolle et Monique Mainguet

Introduction

1 Le réseau hydrographique du bassin de l’Aral, malmené depuis un demi siècle par l’activité des hommes, a une histoire complexe. Depuis les premières explorations illustrées par les récits et les cartes du début du XVIIIe siècle, on sait que le cours des deux grands tributaires alimentant le grand lac Aral, l’Amou Darya et le Syr Darya, ont subi de nombreuses vicissitudes. L’exemple le mieux connu est celui de l’Ouzboy, ancien lit de l’Amou Darya vers la Caspienne avant sa capture par l’Aral, et dont on commence à bien connaître l’évolution depuis quelques millénaires1.

2 On peut, par l’interprétation raisonnée des topographies et de la nature des sédiments fluviatiles issus de la ceinture montagneuse du bassin [Fig. 1], avoir un aperçu des modifications profondes subies par les chenaux de ces cours d’eau. Aux facteurs « superficiels », érosion hydrique par l’eau et éolienne par le vent, alluvionnement et colmatage, apport de sédiments éoliens (dunes et lœss2), s’ajoutent, dans une région tectoniquement active, des modifications sensibles de la topographie qui peuvent atteindre verticalement un centimètre par an et dépasser horizontalement 3 cm. À l’échelle du millénaire, dans une région plate, de telles actions ont des répercussions très importantes sur le cours des rivières, supérieures à ce que peut produire une modification du climat3. Des éléments d’appréciation fondamentaux ont été apportés récemment sur ce point par Thomas et al. (1999), qui ont fait la synthèse de résultats topographiques russes très précis obtenus pendant plus d’un demisiècle sur divers transects d’Asie centrale [Fig. 2]. Ces données indiquent un relèvement important du Khopet Dag, des chaînons anciens qui parsèment le Kyzylkoum et un basculement global du plateau de l’Oust Yourt vers le nord. Inversement, la vallée moyenne du Syr Darya (de Chardara à la mer d’Aral), celle du Mourgab, de l’Amou Darya (de Repetek

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jusqu’aux gorges de Touyamoyoun) se sont abaissées. Ces mouvements verticaux s’accordent avec ceux, beaucoup plus importants, connus dans les chaînes du SE [Fig. 34] et, plus loin encore, jusqu’au Tibet, où des relèvements de plus de 2 000 m sont admis, pour le Quaternaire, par la plupart des géologues5.

Cadre de l’étude

3 En Asie centrale, où les climats secs persistent depuis des centaines de milliers d’années, beaucoup de chenaux anciens ont subsisté, souvent fossilisés sous le sable d’origine éolienne. Du caractère de leur lit, méandriforme ou à chenaux anastomosés (braided channels), on peut déduire si l’ancien cours d’eau avait atteint son profil d’équilibre, c’est-à-dire si la référence topographique (le « sol ») est stable ou si, au contraire, ce profil est soumis à des contraintes tectoniques6. On peut aussi, par la morphologie des chenaux, la nature et la granulométrie des sédiments, estimer les caractéristiques hydrauliques des dits chenaux.

4 Nous proposons ici un essai sur l’histoire du réseau hydrographique depuis environ deux millions d’années – ce qui représente à peu près la durée de l’ère quaternaire – telle qu’on peut la reconstituer aujourd’hui [cf. Tableau 1]. L’évolution de la couverture sédimentaire d’origine éolienne (sables et lœss), qui s’est développée sur la même période a été évoquée précédemment7 et ne sera pas considérée dans cet article.

5 Nous avons déjà donné plusieurs articles relatifs à l’évolution du bassin de l’Aral8. Nous tentons ici une synthèse plus large, dont le cadre phénoménologique fut tracé pour l’Asie centrale russe dès 1905 par Davis (1907). Les articles consacrés à la paléohydrologie de la région touranienne sont très rares, ce qui s’explique par une connaissance encore insuffisante des caractères sédimentologiques des cours d’eau, et des traces de l’érosion fluviatile. Nous ne traiterons pas d’événements de l’époque holocène (moins de quinze mille ans), qui ont fait l’objet de synthèses récentes9.

6 D’après l’étude de la partie centrale de la cuvette touranienne, en aval des piémonts de la ceinture montagneuse et de leur couverture loessique (c’est à dire des vallées fossiles du Syr Darya et de ses anciens affluents, Sary Sou et Tchou, de l’Amou Darya et de son ex-affluent le Zerafchan), les modifications du réseau hydrographique, au cours des millénaires écoulés, sont dues essentiellement à l’activité tectonique, c’est-à-dire aux mouvements du sol liés aux « forces internes ». Les variations climatiques et « l’arrivée » des sables ont dans une moindre mesure contribué à modifier le tracé des cours d’eau. Les épisodes glaciaires et leurs conséquences sur les apports fluviatiles d’une part et les actions éoliennes exacerbées d’autre part, ont ajouté leurs complications au schéma simplifié d’un processus uniforme dans le temps de simple interaction climat – tectonique. La plupart des traces des interactions anciennes sont effacées et le géomorphologue doit, comme l’archéologue, travailler sur des bribes d’information.

7 Dès le début du XIXe siècle, les rivières disparues ont attiré l’attention des voyageurs des steppes. E. Reclus en donna en 1881 une carte, qui n’a guère vieilli [Fig. 4]. Fedorovitch (1952) en a largement discuté. Le géographe russe Gerasimov écrivait en 1975 : « Such radical changes could have been brought only by great geological processes and most probably by extensive wave-like tectonic deformations of the Earth’s surface which resulted in the formation of broad downwarps where new basins formed, and of uplifts which became the new interfluves ». La tectonique globale, mal

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admise par la science soviétique des années 1960-1970, explique désormais en grande partie les phénomènes de modification du trajet des cours d’eau sur des centaines de kilomètres.

Le cadre géodynamique

8 La poussée des « plaques » tectoniques arabique et indienne sur la plaque Asie-Europe, qui a créé les chaînes s’étendant de l’Espagne à la Nouvelle Guinée, aboutit à la surrection depuis 45 MA des chaînes himalayennes et, dans la région qui nous intéresse, des chaînes du Caucase à l’Altaï [Fig. 5].

9 Voici d’après Nikonov et Penkov (1973), un résumé des principaux phénomènes tectoniques de la région depuis la fin de l’époque tertiaire.

10 Au Pliocène moyen (de -6 à -3 MA), les mouvements tectoniques alpins se poursuivaient et on estime que les chaînes avaient déjà atteint entre la moitié et les deux tiers de leur altitude actuelle. Avec une dérive continentale vers le NE du bloc arabo-persique de l’ordre de 3 cm par an, on voit que pendant cette période un raccourcissement de la croûte terrestre de 30 km s’est produit, plissant ou fracturant les roches. Un important réseau fluviatile s’était établi et contribuait à apporter d’épais sédiments clastiques dans le bassin sud de la Caspienne10. Au Pré-Akchagylien (cf. Tableau 1), et au début de l’Akchagylien (3-2 MA), le fond de la Caspienne s’enfonça, l’orogenèse s’exprimant par l’apparition d’énormes conglomérats dans le Khopet Dag. Les paléorivières du Karakoum creusèrent leur thalweg, se colmatant des cailloutis, sables et silt11 issus de cette destruction. De même, se formèrent les dépôts épais de plusieurs kilomètres qui colmatèrent la cuvette du Ferghana et le sud du Kyzylkoum, et la vallée de l’Ili au nord.

11 Après une brève émersion sur l’est de la Touranie, la mer akchagylienne s’étendit depuis la Caspienne sur une grande partie de la cuvette touranienne, y laissant les dépôts deltaïques des paléorivières Amou, Syr et Zerafchan, le reste étant occupé par de grands lacs donnant en particulier les dépôts fluviatiles du plateau de Zaoungouz (nord du Karakoum). Les mouvements tectoniques se poursuivirent pendant toute cette période. La période glaciaire, qui correspond au sud au développement de l’aridité, a dû commencer vers 3 MA, plus tard que dans l’hémisphère Sud (Antarctique), c’est-à-dire à la fin du Pliocène. Ses traces les plus anciennes datent de 1.8 MA : chaque cycle de glaciation, qui dure environ 100 000 ans, est parfaitement connu par les forages sous- marins des campagnes IPOD et ODP menées depuis 20 ans12.

12 Une régression se produisit puis un approfondissement de la Caspienne correspondant à une nouvelle poussée orogénique, aboutit aux dépôts de la transgression apchéronienne (1.8 – 0.7 MA), beaucoup moins importants que la précédente mais atteignant tout de même le bassin de l’Aral13. L’aridisation s’est accentuée et les ergs et les premiers dépôts de lœss sur les piémonts apparaissent alors. La tectonique reprend de la force au milieu de l’Apchéronien (1.5 -1 MA) : les dépôts précédents, y compris ceux du Quaternaire ancien, sont plissés et faillés, et simultanément érodés (ce que Davis avait déjà observé), aboutissant à un nouveau cycle d’alluvionnement au long des cours d’eau et sur les plaines d’épanchement, entre les massifs de roches anciennes depuis longtemps dégagés par l’érosion subaérienne. Ces dépôts se retrouvent aussi dans la partie nord de l’Aral (sud Kazakhstan), moins importants sauf dans la vallée de l’Ili. Cette érosion et ses produits variés (plus grossiers en période d’orogenèse intense), commencée dès la fin du paléocène, au fur et à mesure du retrait de la mer sarmate14 et

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de l’exhaussement du sol, est particulièrement nette au Karakoum où les paléovallées antéquaternaires creusées dans le Jurassique et le Crétacé du substratum, sont comblées dès le Miocène supérieur par des dépôts alluvionnaires et deltaïques, atteignant parfois plusieurs centaines de mètres d’épaisseur. On les retrouve aussi bien dans les vallées des montagnes que dans la cuvette aralienne, exposés à l’air libre ou partiellement recouverts par les ergs du Kyzylkoum et du Karakoum dont le rôle sera explicité plus loin.

13 À la fin de l’Apchéronien et de la courte phase transgressive de Bakou (1-0.7 MA), qui n’intéresse que les marges immédiates de la Caspienne, les rivières déposèrent les séries silteuses du Kyzylkoum et Karakoum, pouvant atteindre en amont plusieurs centaines de mètres d’épaisseur (Ferghana, Issyk Koul) et que recouvrirent les sables éoliens venus du nord.

14 Après la régression post-apchéronienne, le creusement et le remblaiement des vallées fossiles du Karakoum reprirent.

15 L’orogenèse est toujours active et se manifeste par une activité sismique intense et des mouvements épirogéniques15 lents, de l’ordre de quelques millimètres par an. Des études détaillées16 montrent qu’au total depuis 2 MA, les plissements des chaînes du Sud touranien ont provoqué une surrection atteignant 1 600 m au sud du Ferghana, en plusieurs épisodes paroxysmaux [Fig. 3]. Les travaux plus récents17 ont précisé ces conclusions. La poussée tectonique a fait jouer aussi les terrains anciens pré- orogéniques, éruptifs, métamorphiques ou sédimentaires, émergés au moins depuis la fin de l’ère secondaire, et qui formaient des îles dans les mers épicontinentales du Paléogène, puis de l’Oligocène, du Miocène et Pliocène. Les terrains enfin émergés après le retrait définitif de la mer, ont été faillés, bombés et soumis à une active érosion à l’air libre. Les oscillations du niveau marin régional, et donc la nature et l’épaisseur des dépôts marins, étaient fondamentalement dus à ces mouvements du sol et non à une variation du volume des eaux océaniques.

Paléo-rivières du Pliocène et du Quaternaire ancien

16 Les niveaux alluvionnaires d’origine fluviale, par l’alternance de niveaux fins (argiles) et grossiers (blocs, cailloutis et sables), permettent seulement de déterminer l’importance relative des phénomènes tectoniques qui les ont provoqués, et pas leur âge absolu, faute de fossiles stratigraphiques probants et de datations « absolues », les méthodes modernes (béryllium 10 et aluminium 26, acides aminés etc.) étant encore très peu répandues et le radiocarbone sur les restes organiques plafonnant à 30 000 ans environ. L’altération n’apporte que des renseignements qualitatifs sur l’histoire de la contrée. De ce fait, les cartes géologiques sont réduites à ne distinguer que quatre stades alluvionnaires, Q1 à Q4 (cf. Tableau 1). L’étude des morphologies apporte toutefois des renseignements d’intérêt.

17 On pense depuis longtemps que le tracé du chenal des cours d’eau touraniens est en partie récent. Leurs divagations sont historiquement assez bien connues, en particulier pour l’Amou Darya ; ainsi, une ancienne capitale du Khorezm, Kâth (Xe siècle), qui se trouvait sur la rive est, voit aujourd’hui ses vestiges sur la rive gauche ; le fort de Petropavlosk, site de l’actuelle ville de Tourtkoul, se trouvait en 1875 à quelques kilomètres du fleuve : le lit de celui-ci en est aujourd’hui tout proche. Tous ces déplacements, captures et divagations ne sont pas synchrones ni soumis aux mêmes

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effets. Un changement climatique avec retour à des conditions climatiques moins sévères, tels que l’épisode layvyakhien (-5 000 ans), un colmatage de lit ou un barrage sédimentaire (alluvionnement et/ou migration de sables éoliens) et un rehaussement tectonique (pouvant dépasser, on l’a vu, 1 cm par an) sont les trois facteurs à mettre en cause. Ce dernier facteur modifie le niveau de base du cours d’eau. En fait, souvent, ces trois processus interviennent simultanément.

L’Amou Darya, l’Oungouz et l’Akcha Darya.

18 L’Ouzboy est un ancien cours de l’Amou Darya vers la Caspienne18. Il existe dans le prolongement de son cours inférieur une coupure dans le désert, l’Oungouz, marquée par un abrupt séparant le Karakoum sud du Zaoungouz, d’orientation NO-SE, d’une trentaine de mètres de rejet, relevant le plateau par rapport au Karakoum sud, et qui semble aménagé par l’érosion éolienne car il n’y apparaît pas de chenaux fluviatiles caractéristiques. Le Zaoungouz est recouvert, sous une couverture éolienne discontinue, de sables fluviatiles du Miocène inférieur, ne dépassant pas quelques mètres d’épaisseur. Les anciens cordons dunaires de l’Oungouz prolongent directement ceux du Zaoungouz, en contre-haut et déterminent entre eux une guirlande de solontchaks19, alimentés en eau à la fonte de la neige par le plateau20. L’Oungouz est classiquement considéré comme un ancien lit de l’Amou Darya, allant de Chardzou (Turkmenabad) à l’Ouzboy. Mais il ne semble pas que la dissection de l’abrupt de l’Oungouz soit directement liée au travail du paléo-Oxus quand il coulait au cœur du Karakoum, mais plutôt, comme on le verra plus loin, quand son cours dériva vers le NE.

19 On sait en effet, depuis les travaux de prospection pétrolière21 que le paléo-Oxus s’écoulait depuis des millions d’années de Termez vers Nebit Dag et de là vers la Caspienne, creusait de manière permanente son lit, comme le firent parallèlement le Tedjen et le Mourgab, suivant le tracé des plis les plus anciens du Khopet Dag, qui se rehaussaient constamment (et sont enfouis depuis sous les sédiments anciens du tréfonds du Karakoum, cf. Fig. 5). À une certaine époque, vers la fin du Pliocène vraisemblablement, à la suite d’une fracturation qui créa un « fossé » longitudinal suivant à peu près le cours actuel de l’Amou Darya depuis Chardzou jusqu’à l’île de Vozrojdenie, le Zerafchan captura le paléo-Oxus dans la région de Chardzou et, depuis lors constitua le tronc majeur du futur Amou Darya. Ancien affluent de l’Amou Darya, le Zerafchan est, comme l’Amou Darya lui-même, un très ancien cours d’eau datant de l’ère tertiaire. Il a suffi en fait d’un rehaussement d’une cinquantaine de mètres22 du bord SO de la plate-forme du Karakoum (sous la poussée tectonique qui mettait en place le Khopet Dag) pour que cette capture s’effectue. Il est vraisemblable que les anciennes rivières du sud Karakoum ont persévéré sur leur tracé ancien, comme le montrent les épandages épisodiques de l’Amou Darya vers l’intérieur du Karakoum, selon le tracé dit Kelif Darya, réutilisé pour le premier tronçon du Grand canal du sud Karakoum. Le Tedjen et le Mourgab furent également affectés par ce gauchissement mais étaient trop éloignés du nouveau cours du paléo-Oxus pour être eux-mêmes capturés. La « plaque » du Zaoungouz continua (et continue) à se gauchir, se fracturant, comme le montrent les résultats des recherches pétrolières, selon le tracé général de l’Oungouz et faisant « basculer » définitivement l’Amou Darya vers l’est.

20 La dépression de l’Oungouz n’est donc pas la trace d’un « ancien lit » de l’Amou Darya, mais est postérieure à son déplacement vers l’est : l’abrupt de faille qui la limite au

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nord, nous l’avons dit, n’est entaillé par aucun thalweg mais a été essentiellement sculpté par l’érosion éolienne.

21 C’est donc le Zerafchan qui a capturé l’Amou Darya. Cette rivière a une histoire ancienne, comme le montre l’énorme épaisseur de ses terrasses alluviales successives dans sa haute vallée23. Voici peu, après la traversée des oasis de Boukhara et Karakol, épuisé, il se terminait dans des flaques asséchées l’été au creux de dunes du Kyzylkoum. L’histoire ne mentionne pas qu’il ait débouché dans l’Amou Darya, près de Chardzou ; cependant certains récits racontent que la rivière l’a fait lors de crues24. L’examen attentif des cartes topographiques et des dépôts torrentiels anciens du Zerafchan, formés de larges épanchements deltaïques de sables et galets plats, sur la rive droite depuis le coude de Navoï, jusqu’à la dépression de Ayakajitma et d’autres situées plus au NO25 montrent la puissance de ce « paléo-Sogd » qui coulait donc alors au sud du massif de Kouljouktaou. Son lit suivait ensuite une topographie basse marquée par une série de lagunes, traversait la rive gauche actuelle de l’Amou Darya, au niveau de la ville de Lebap26, laissant à sa droite le bombement de Touyamoyoun au niveau de la plate-forme du Zaoungouz. Ses alluvions très anciennes (1 MA, 0.5 MA ? ?) montrent qu’il capta l’Amou Darya à environ deux cents km en aval de Chardzou et participa désormais à l’alimentation en eau du Zaoungouz. Le nouveau fleuve s’y épandit vers l’ouest et y forma des lacs qui ont abandonné, sous le couvert dunaire actuel, des sédiments fins argilo-sableux.

22 Le gauchissement de la plateforme du Zaoungouz vers l’est a vraisemblablement provoqué, non seulement la migration du paléo-Oxus dans cette direction, mais sans doute aussi celui du Zerafchan à partir de Boukhara et a dû alors créer la vallée occupée aujourd’hui par l’Akcha Darya27 en direction du N-NE, laissant le massif de Soultan Ouiz Dag sur sa rive gauche : Vichniakov et al., cités plus haut, indiquent ce tracé sur leur carte. Nous avons observé ses alluvions argilo-sableuses en partie grésifiées, sous le sable et les colluvions de pente du glacis est du massif de Sultan Dag. Mais l’essentiel de l’alluvionnement se fit cependant à l’ouest de ce massif ancien, comme en témoigne l’épaisseur maximale (près de 200 m) des dépôts quaternaires au niveau de Khiva.

23 L’histoire ancienne du Zerafchan, bien avant qu’il eût capté l’Amou Darya, était donc vraisemblablement liée à celle du paléo Syr Darya à environ 150 km à l’est de Noukous, sans doute dès le Pliocène supérieur.

24 Dans sa migration vers le NE, le système fluvial du paleo-Oxus a non seulement façonné les reliefs bordiers du sud de l’Oust Yourt28, mais aussi démantelé l’ancienne extension vers l’est de ce plateau de terrains sédimentaires anciens, crétacés et tertiaires (plus de 5 MA), qui s’étendaient ainsi en couronne au nord du massif de Sultan Ouiz Dag.

25 L’angle SE de l’Aral est marqué en effet au NE de Koungrad par un alignement est-ouest de coteaux, le Beltaou, formé de strates tertiaires (paléogène et néogène), en parfaite continuité stratigraphique avec les formations du plateau de l’Oust Yourt à l’ouest, par l’intermédiaire de petites buttes témoins d’une trentaine de mètres de hauteur qui parsèment la partie distale du delta de l’Amou Darya, Kouchkanataou, à 50 km au NO de Tchimbaï, Kyzyljar à 10 km à l’est de Koungrad, Borlitaou, Krontaï et Krontaou entre Noukous et ces localités [cf. Fig.l]. D’autres buttes de même origine se trouvent dans le territoire de Kounya Ourgench. On a peu épilogué sur l’origine de ces hauteurs. Le Beltaou détermine aujourd’hui la limite sud du Kyzylkoum septentrional : les dunes recouvrent sa crête, le sable s’écoulant sur les pentes sud. Une longue plaine alluviale, non ensablée, s’étend vers l’est depuis le delta de l’Amou Darya et la région de

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Takhtakoupir (au NE de Noukous) sur une centaine de kilomètres de long et une dizaine de kilomètres de large. Elle sépare le Beltaou du Kyzylkoum méridional, à l’est de Noukous, où reprennent les dunes. Cette aire est parsemée de chenaux anastomosés récents, certains réutilisés pour l’évacuation des eaux de drainage. Les dépôts sont des sables marneux à structure entrecroisée très complexe, et correspondent à la combinaison du delta mixte de l’Akcha Darya et du cours ancien du Syr Darya. La jonction entre ces paléo-Zerafchan et paléo-Iaxartes (Syr Darya) s’est perpétuée par la confluence, aujourd’hui inactive, du Yani Darya (bras latéral du Syr Darya moyen), avec l’Akcha Darya. Le Yani Darya a été fonctionnel aux époques historiques (sinon lors de coupures artificielles, du XVIe au XIX e siècle) mais il est difficile d’y trouver des sédiments fluviatiles, le lit étant, dans la partie que nous avons pu observer, entièrement couvert de solontchaks et de dunes récentes vers le sud. Mais on verra plus loin que le paléo-Iaxartes a dû suivre un autre trajet fossile, plus méridional, dans le sud du Kyzylkoum.

26 Revenant au Beltaou, il apparaît immédiatement que cette butte-témoin et ses satellites ont formé une structure géomorphologique continue avec le plateau de l’Oust Yourt [Fig. 7], ainsi qu’avec l’ensemble structural centré sur l’île de Vozrojdenie29, qui divise la cuvette de l’Aral du nord au sud30. L’origine plus lointaine des deux bassins de l’Aral sera évoquée plus loin.

27 Peu à peu les dépôts tertiaires du sud de l’Aral furent érodés, supprimant la barrière Beltaou-Oust Yourt, ce qui permit alors à la dépression occupée aujourd’hui par le lac, jusqu’alors dépression endoréique alimentée par des rivières issues du Nord (vallées du Tourgaï et du Tchou) d’être alors raccordée [Fig. 8C] au cours commun Akcha-Paléo- Iaxartes, et de là, à la dépression tectonique, entretenue par l’érosion éolienne, du Sary Kamych. Ces deux cours d’eau, pouvant alors eux-mêmes contribuer pour partie à l’alimentation de l’Aral, façonnèrent en même temps les tchinks31 du sud de l’Oust Yourt et les nombreuses buttes qui parsèment la contrée de Kounya Ourgench, tout en l’ennoyant d’alluvions qualifiées, faute de mieux, d’« anciennes »… Il est vraisemblable qu’à cette époque (fin du Pliocène – début du Quaternaire), la dépression aralienne, devenue exoréique vit alors se produire le façonnement du tchink de l’ouest de l’Aral, et des thalwegs encore ennoyés qui apparaissent nettement aujourd’hui sur les photos satellites, au pourtour de la presqu’île de Vozrojdénie.

28 À une époque plus rapprochée (vers -500 000 ans ? ?), la poursuite du relèvement oblique du Zaoungouz modifia encore le cours du nouveau Paléo-Oxus, le contraignant à déplacer encore son cours vers l’est, sur l’emplacement du bombement tectonique qu’occupe l’actuel barrage de Touyamoyoun (en amont de Noukous), et de traverser la série de terrains anciens, du Tertiaire et du Crétacé, créant l’actuel défilé et les rebords en falaises adoucies de la rive est de l’Amou Darya. Ce creusement n’est pas terminé, du fait de la nature friable des roches et de la force érosive du cours d’eau32 : celui-ci n’a pas encore régularisé son profil, comme en témoignaient les rapides aujourd’hui submergés par le lac-réservoir. Mais de cette époque date une modification du cours principal telle que l’essentiel de l’alluvionnement en aval se fit désormais à l’ouest du massif de Soultan Ouiz Dag, dans la plaine deltaïque d’Ourgench à Tourtkoul. La progression de ces dépôts deltaïques a peu à peu colmaté le « goulet » au SO du Beltaou, vallée correspondant à la fosse ouest actuelle de l’Aral, alors occupée par le Syr Darya issu du nord qui se reliait directement à la dépression du Sary Kamych, le barrant peu à peu par une fragile « digue » d’alluvions33 – prélude au delta actuel [cf. Fig. 5, états 2 et

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3]. Alimenté, comme on va le voir, par les rivières issues du nord, le lac formé derrière ce barrage réagissait et augmentait son niveau avec l’amplification de cette digue. Mais son niveau ne pouvait dépasser une certaine altitude, définie par le bilan entre apports et évaporation34.

29 Le réseau posthume de l’Amou Darya comporte encore un ancien affluent, le Kachka Darya, rivière de Karchi, qui se perd depuis longtemps au sud de cette ville. Jadis, il trouva son débouché au SE vers l’Amou Darya, selon un trajet réhabilité par un canal prélevant l’eau de l’Amou Darya pour l’irrigation de la steppe de Karchi ; mais, à une époque différente, encore indéterminée et en tous cas ancienne, la Kachka Darya fut un affluent du paléo-Zerafchan qu’il rejoignait près de Boukhara. Des traces morphologiques (buttes témoins) en subsistent, qui ont servi de guide pour le tracé de canaux de drainage, ici encore.

Le Syr Darya et l’Aral

30 Avec l’exhaussement continu des reliefs de l’Alaï, le comblement de la fosse du Ferghana se poursuivit sans interruption pendant toute la durée du Quaternaire. Ici aussi, les terrasses emboîtées sur les flancs des vallées qui y débouchent indiquent la succession des épisodes d’activité et de calme relatif de la tectonique. Des études paléomagnétiques des dépôts de lœss anciens permettent d’avoir une idée de la chronologie, même si leurs résultats sont souvent discutés35.

31 Au débouché du Ferghana, le paléo-Syr Darya (paléo-Iaxartes), depuis le Pliocène, combla de même par un delta intérieur, la région au SO de Tachkent qui correspond à la Steppe de la Faim (Golodnaâ Step’) et la dépression qui la prolonge à l’ouest, très peu marquée morphologiquement par quelques chaînons montagneux, et occupée aujourd’hui par le grand lac artificiel d’Aidarkoul-Arnasaï. Cette dépression correspond au parcours ancien du fleuve qui ne déboucha jamais vers le Zerafchan moyen (au SO de Navoï), mais longea vraisemblablement la bordure est des petits massifs anciens du Kazaktaou, Nourataou, Mourountaou [cf. Fig. 1] où l’on trouve, parfaitement conservés près de la petite ville ferroviaire de Karakatta, des méandres anciens, occupés par des solontchaks. Il est peu probable que le paléo-Syr Darya soit passé ultérieurement entre les massifs de Boukentaou et de Tamdytaou, sur le 42e parallèle (région de Ouchkoudouk, cf. Fig. 1), par la dépression de Maynboulak, qui fut ultérieurement surcreusée par l’érosion éolienne. Plus au nord dans cette région du Kyzylkoum, des chapelets de lagunes non orientées selon les grands alignements des ergs, et parfois nommés par les anciens géographes « Chelif Darya » (cf. Fig. 4), justifient de penser que l’ancien Syr Darya, y trouva sa vallée. On trouve, à proximité de la frontière kazakh- ouzbek, de modestes buttes témoins des mêmes terrains que ceux du Beltaou (Jalpaktaou, Koukayaz), avec des solontchaks sur leur versant sud, mais dont il est impossible encore, faute d’étude détaillée, de préciser l’origine, éolienne ou fluviatile. Ce cours fossile du Syr Daya reste donc en grande partie hypothétique. Il devait en tous cas confluer avec l’Akcha Darya. La Yani Darya, qui laisse sur ses deux rives quelques buttes témoins de terrains préquaternaires, quelque cent kilomètres plus au nord, représente vraisemblablement une étape ultérieure de la migration du fleuve vers le NE.

32 Les puissants affluents de rive droite du Syr Darya, le Tchirtchik (rivière de Tachkent) et l’Angren, existaient depuis longtemps, et combinaient leur deltas avec celui du

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paléo-Iaxartes, s’épandant vers la plaine actuelle du Kyzylkoum au NO de Tachkent, leurs alluvions, connues par les forages hydrauliques s’étendant jusqu’aux massifs anciens du Kyzylkoum qui étaient déjà les seuls reliefs marquants de la terre émergée au cœur de l’ancienne mer post-sarmatienne.

33 Sans doute au Quaternaire moyen, à la même époque où l’Amou Darya se surimposa à l’anticlinal de Touyamoyoun, le Syr Darya déplaça son lit vers le NE, et l’installa en plein cœur de celui de Chardara36, de même structure et de nature lithologique que le précédent. Il capta alors les rivières issues de la chaîne du Karataou, alors en cours de surrection, l’Arys (rivière de Chimkent) et d’autres torrents de moindre importance avant de se joindre au complexe Tchou – Ili, qui alimentait depuis très longtemps la dépression de l’Aral.

Le Tchou et le Sary Sou

34 Ces deux cours d’eau s’épuisent dans des solontchaks, lagunes et marécages qui forment une bande continue jusqu’aux approches est de Kzyl Orda et de Kazalinsk. De la dissection très ancienne, par des vallées sèches, des plateaux qui bordent l’actuel Syr Darya à l’est de cette ville, il est clair que c’est à eux et à des cours d’eau secondaires issus du nord qu’est dû ce réseau aujourd’hui fossile. Le Syr Darya finalement capté s’installa dans cette topographie héritée, comme l’Amou Darya le faisait dans celle du Zerafchan, sans doute à la même époque. Le Sary Sou, rivière très ancienne du continent émergé coulant sur un territoire peu affecté par l’orogenèse, et qui se jetait dans la mer sarmatienne, mourut avec l’apparition de l’époque aride. Selon Abdul Ghazi, pourtant, ces deux rivières atteignaient encore le Syr Darya au XIIIe siècle. Le Tchou reçut les eaux du lac Issyk Koul jusqu’à une époque rapprochée, peut-être même jusqu’à l’époque historique.

35 Il n’y a pas eu de changement notable dans les parties supérieures du cours du Tchou depuis un million d’années car la surrection des massifs montagneux du SE (Kyrgyz Alaï, etc.) se fit parallèlement à une vallée qui datait sans doute de l’époque miocène, et, cette tectonique, beaucoup moins importante que dans le sud, n’eut comme conséquence que de raviver l’érosion. Comme pour le Syr et l’Amou, le Tchou fut vraisemblablement rejeté vers le NE, comme le prouvent les incursions de son lit récent sur les terrains anciens du SO du lac Balkhach (cf. Fig. 8 b, c, d). On retrouve au long de son lit en sondage les traces d’alluvions très anciennes, remontant au Pliocène, époque où ce cours d’eau se jetait encore directement dans les reliquats de la mer téthysienne agonisante.

L’Ili

36 Ce cours d’eau se jette actuellement dans le lac Balkhach. Sa haute vallée, en Chine, fut un bassin d’origine tectonique qui a subsisté lors de l’exhaussement des chaînes bordières de la frontière chinoise et, comme le haut Syr Darya () pour le Ferghana, vallée de même nature, l’Ili a comblé son bassin de centaines de mètres d’épaisseur de sédiments, encore non datés avec précision. Son cours inférieur se prolongeait jadis par celui du Tchou (cf. Fig. 8a) jusqu’au moment où la surrection de la chaîne du Zailiski Alataou, dans sa partie ouest, entre le Balkhach et Bichkek, l’en a séparé à une date non encore précisée (fin du Pliocène ?), le détournant vers le nord et

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le coupant du Tchou. Cela le mena alors à créer le vaste bassin sédimentaire de son delta et de l’actuel lac Balkhach, adossé au nord à des terrains anciens en léger relief et peu affectés par l’orogenèse. La genèse du lac Balkhach est donc complètement différente de celle de la mer d’Aral.

La place des actions éoliennes dans l’évolution du réseau hydrographique

37 Nous avons à l’occasion évoqué le rôle des actions éoliennes dans le façonnage des paysages touraniens, par érosion superficielle, transport et sédimentation des particules aboutissant au dépôt des sables et des lœss.

38 On sait aujourd’hui que les énormes masses sableuses et loessiques d’Asie centrale se sont formées depuis le début du Quaternaire (environ deux millions d’années), pour l’essentiel par l’action des vents anticycloniques issus de la calotte glaciaire (inlandsis) du Nord de la Sibérie ; les vents catabatiques provenant des massifs montagneux du SE et du S de la cuvette touranienne n’ayant qu’un rôle secondaire. L’apparition des grands ensembles sableux peut être datée, comme les lœss, d’environ 2 MA, c’est-à-dire approximativement du début du Quaternaire. À défaut de datation relative par des fossiles (pollens, mollusques continentaux) qui sont les mêmes sur toute la durée du Quaternaire, on peut, en étudiant le magnétisme rémanent des échantillons par rapport à celui de coupes types de roches datées par des méthodes telles que celle au potassium-argon, proposer des âges : près de Tachkent, onze niveaux de lœss se superposent par endroits, les plus anciens d’une série de 90 m d’épaisseur sont datés de 1 Ma, l’avant dernier de 110 000 ans, ce qui paraît satisfaisant bien que la méthode utilisée soit discutée par certains. La thermoluminescence permet de dater les constructions dunaires, et de voir quelle est leur évolution dans le cadre géodynamique que nous avons tenté de tracer ci-dessus.

39 Le rôle des vents a été essentiel pour le décapage des terrains émergés, pour l’enlèvement et le transport des particules vers le sud, surtout pendant les périodes d’extrême aridité des temps glaciaires. L’action du vent a été constamment facilitée par la pauvreté du couvert végétal, même aux époques humides où la steppe prédominait jusque dans le centre de la cuvette. Les alluvions fluviatiles, dans les deltas, subissaient largement cette activité, comme cela se voit dans le désert de Zaoungouz et le paléodelta du Zerafchan (Akatajima).

40 L’importance des dépôts sableux croît du nord au sud : au nord du 45e parallèle, on dénombre environ 70 amas de sable, peu ou pas organisés, de dimension kilométrique, qui représentent vraisemblablement les restes de dépôts plus étendus. Leur taille s’accroît plus au sud. Le plus connu est celui de Sam, au NO de l’Oust Yourt, terreur des caravaniers de jadis. Plus au sud, l’organisation apparaît avec l’augmentation des aires sableuses avec le Mouyounkoum au SO du Balkhach, le Grand et le Petit Barsouki à proximité immédiate de l’Aral nord, installés sur d’anciennes vallées NS, puis les très grands ergs du sud (Kyzylkoum et Karakoum), dont l’essentiel du matériel est issu du nord, comme le montre la granulornétrie des sables37.

41 Mais l’organisation des grands ergs a sans doute joué un rôle dans le tracé fluvial, barrant peu à peu les lits anciens en conjonction avec les phénomènes tectoniques. Les barrières sableuses ont contribué à épuiser le Tchou et le Sary Sou dans leurs efforts

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vers le paléo-Aral, et cela, même a une époque récente ; il en est de même pour le Tedjen et le Mourgab dans le Karakoum (cf. Fig. 5).

42 Les ergs en mouvement vers le sud n’ont pas interrompu le parcours des cours d’eau les plus puissants, mais ont contribué à les dévier : l’ancien cours du Syr Darya vers le sud de l’Aral est, comme on l’a vu, recouvert de puissants alignements de dunes longitudinales n’ayant laissé subsister que des chapelets de solontchaks. On retrouve aussi, sur la rive gauche de l’Amou Darya, à l’aval de Chardzou les alignements longitudinaux de dunes sur le sol alluvial prédunaire, en continuité avec les alignements du Kyzylkoum occidental, mais que l’Amou Darya, suffisamment puissant, a été constamment capable d’interrompre.

43 On peut donc conclure que le rôle des formations sableuses dans l’évolution du système hydrographique touranien a été réel, mais n’a oblitéré que des cours d’eau relativement secondaires…

Conclusion

44 Compte tenu des données récentes sur la vitesse des mouvements verticaux du sol, on doit rajeunir les dates, encore hypothétiques de l’évolution possible, sinon probable, du réseau fluviatile de la Touranie proposées dans un article récent38. On peut donc résumer les grandes lignes du scénario comme suit (cf. Fig. 8) :

45 Étape 1 - Dès l’émersion, après le retrait de la mer sarmatienne, démarre le creusement des cupules éoliennes qui donnèrent les cuvettes peu profondes de l’Aral, du Sary Kamych, de Barsakelmes dans l’Oust Yourt etc., érosion accentuée lors des épisodes glaciaires successifs du Quaternaire. Au début de cette époque, l’Amou Darya se jette dans la Caspienne par des cours aujourd’hui ensevelis sous le Karakoum ; le Zerafchan suit le parcours de l’Akcha vers le nord, se joint au paléo-Iaxartes (ex-Yani Darya, peut- être le Kelif Darya des vieilles cartes ?), et coule entre le massif du Sultan Ouiz Dag et la barrière du Beltaou. Les deux fosses de l’Aral constituent alors un ensemble endoréique, peu alimenté (seulement par le Tchou et les rivières issues du Tourgaï) qui a laissé ses sédiments en quelques points de la rive nord de l’Aral).

46 Étape 2 - Progressivement le Tchou perd l’Ili qui va former le lac Balkhach ; la Yani Darya et l’Akcha-Zerafchan se dirigent vers le Sary Kamych et de là vers la Caspienne. La destruction de la barrière du Beltaou se poursuit puis s’achève et la fosse ouest de l’Aral peut s’ouvrir vers le Sary Kamych, devenant alors exoréique. Le haut Amou Darya, le Tedjen et le Mourgab continuent le travail d’approfondissement et de remblaiement de leurs vallées, assistés par la surrection du Khopet Dag.

47 Étape 3 - Le haut Amou Darya migre vers le NE, est capturé par le Zerafchan un peu en dessous de Chardzou ; la percée de l’anticlinal de Touyamoyoun commence. Le débit du nouvel Amou Darya est bien plus considérable que celui du paléo-Zerafchan seul, et ses alluvions se superposent à celles du complexe alluvial précédent de l’Akcha Darta – Yani Darya (et peut-être du Paléo-Iaxartes, si celui-ci n’est pas encore dévié vers Chardara).

48 Étape 4 - Le Syr Darya, rejeté vers l’est, est capturé par le Tchou. Le barrage des alluvions du néo-delta de l’Amou Darya fait exhausser le niveau du lac Aral jusqu’à 58 m. Jusqu’à ce stade, l’Aral a la possibilité de s’écouler vers le SO, avant que le delta

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moderne soit constitué, le lac Aibouguir, récemment asséché, représentant la « trace » du chenal ultime de l’Aral vers le SO.

49 Les étapes suivantes, qui prolongent celles de notre investigation, sont mieux connues et ont fait l’objet de diverses publications, parfois légèrement contradictoires39.

50 Pendant la dernière glaciation (100 KA à 10 KA environ, maximum vers 15 KA), le lac n’est pas alimenté directement à partir de la calotte glaciaire sibérienne, ce qui vient d’être prouvé récemment par la mise en évidence de lits de tourbe d’âge glaciaire final (Würm) au nord de la dépression de Tourgaï40. L’Aral, lac de climat peut-être encore plus aride qu’aujourd’hui, avait vraisemblablement un niveau très bas (traces de dunes englouties dans le bassin est du lac), n’étant alimenté que par la fonte des neiges hivernales locales. En effet, les précipitations alimentant les glaciers des montagnes de la couronne périphérique de la Touranie entretenaient essentiellement les calottes glaciaires du Pamir et du Tian Chan41. De plus, la cryoclastie42 et l’érosion très intense par les vents issus de la calotte glaciaire de Sibérie éliminaient les sédiments plus anciens des terres émergées.

51 À l’Holocène (moins de 17 000 ans), l’Akcha Darya et la Yani Darya devinrent des cours d’eau intermittents. Les glaciers du Pamir et du Tian Chan ont subsisté pendant plusieurs millénaires après le retrait de la calotte glaciaire sibérienne43, et il est vraisemblable, comme le suggèrent des auteurs comme Kühle (1994) et Grosswald et al. (1997), que leur fonte s’accompagna d’énormes débâcles, charriant d’énormes épaisseurs de sédiments vers la vallée, ainsi qu’il en existe dans la vallée du Tchou en amont de Bichkek, et qui ont par les barrages ainsi formés modifié à leur tour le cours de certaines rivières. Des apports d’eau massifs détruisirent la digue alluvionnaire du delta, faisant pour un temps de l’Ouzboy un fleuve puissant, avant que les alluvions post-glaciaires de l’Amou Darya ne colmatent à nouveau l’écoulement de l’Aral vers la Caspienne.

52 Ces réflexions, basées sur les documents des géologues russes puis soviétiques, les recherches sur la tectonique récente et nos propres observations, se sont trouvées corroborées par les travaux déjà cités de Thomas et al., d’une part, de Grosswald et al. d’autre part. Les conclusions des travaux des géodynamiciens et des glaciologues vont dans le même sens que ceux des géomorphologues. On peut conclure que les variations de cours des rivières en Asie centrale sont liées essentiellement aux phénomènes tectoniques, beaucoup plus qu’aux fluctuations climatiques ou actions anthropiques.

53 La Touranie se révèle donc comme un des lieux où la géologie profonde qui modifie la surface du globe et donc l’hydrographie, apparaît comme un des facteurs essentiels, souvent méconnu, qui, modifiant constamment le cours et la pente des rivières, des canaux, des foggaras (khanats) et aussi la distribution des eaux souterraines, ont régi en Asie centrale l’évolution des civilisations successives, plus peut-être que les fluctuations climatiques ou les agressions humaines.

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Fig. 1 : Carte générale du relief de l’Asie centrale avec, par ordre alphabétique

Akcha Darya [32] ; Amassai, dépression [10] ; Arys, rivière [21] ; Ayakajitma, dépression [31] ; Barsakelmes, dépression [18] ; Barsouki (Petit), erg [28] ; Barsouki (Grand), erg [29] ; Beltaou, chaînon [2] ; Boukentaou, chaînon [9] ; Chardara, lac [11] ; Grand Balkhan, chaîne [26] ; Irdir, chaînon [8] ; Kachka Darya, rivière [29] ; Karataou, chaîne [12] ; Kyzyl Adjar [3] ; Kouchkanataou, chaînon [4] ; Kouldjouktou, chaînon [5] ; Mourgab, rivière [24] ; Oungouz, dépression [14] ; Ouzboy, vallée [16] ; Sangroundtaou, chaînon [7] ; Sary Kamych, dépression [17] ; Sary-Sou, rivière [30] ; Soultan Ouiz Dag, chaîne [26] ; Tamdytaou, chaînon [6] ; Tchirchik, rivière [22] ; Tedjen, rivière [23] ; Tourgaï, dépression [27] ; Touyamoyoun, massif [13] ; Tchou, vallée [20] ; Yani Darya, rivière [25] ; Zaoungouz, plateau [15] ; Zerafchan, vallée [19].

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Fig. 2 : Variations du niveau du sol par rapport au site de Turkmenbashi (Krasnovodsk)

[a] - transects utilisés ; [b] - variations négatives (jusqu’à 5 mm par an) ; [c] - variations de 0 à 5 mm par an ; [d] - variations de 5 à 7,5 mm par an ; [e] - au dessus de 7,5 mm (max. 13). Thomas et al. 1999.

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Fig. 3 : Importance des surrections au Quaternaire

Dodonov, 1980.

Fig. 4 : Carte des rivières anciennes

E. Reclus, Nouvelle géographie universelle : Asie russe, 1881.

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Fig. 5 : La formation des chaînes du sud touranien, par dérive de l’Arabie vers le bloc eurasiatique.

Fig. 6 : Paléochenaux préquaternaires du Karakoum

Raevsky et al, 1976.

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Fig. 7 : Évolution des cours d’eau et formation de l’Aral : rapports successifs de l’Amou Darya et du Syr Darya avec le lac Aral.

Fig. 8 : Cartons donnant une idée d’ensemble de l’évolution de la région

[A] -Pliocène supérieur (vers 2.5 MA) ; [B] - Fin du Pliocène (vers 2 MA) ; [C] - Quaternaire inférieur (vers 1 MA) ; [D] – Quaternaire “moyen” (vers 0.5 MA). Mêmes figurés pour les quatre époques : [1] - terrains pliocènes marins ; [2] - terrain pré-pliocènes, souvent plissés ; [3] -bassins d’épanchement fluviatiles ; [4] - ergs sableux.

Tableau 1 : Échelle stratigraphique synthétique (MA et KA : millions et milliers d’années)

Événements Échelle en millénaires Climat Sédiments fluviatiles lacustres

Époques : Miocène : de 23.3 MA à 5.33 MA ; Pliocène :

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Pliocène de 5.33 à 1.64 ou

1.8 dont : (étages locaux)

PL sup. Akchaguilien Aride, avec des 3000-2000 KA épisodes plus Transgression marine humides

Début de l’époque non encore Régression, fin du Terrasses très anciennes de glaciaire, vers moins précisément datés Pliocène la ceinture montagneuse 1 800 KA par la palynologie,

l’étude des restes Apcheronien 1500-1000 de rongeurs KA (Transgression) fossiles etc.

Étage de Bakou Q144 (Aitmien, Bakinien) Aral et Caspienne

(Transgression) vers 700 réunis KA ?

Aral endoréique Épisode alluvial de Karakol Kazarien Q2 base vers alimenté par le ; sédiments. Périglaciaires Aride 350 KA ? (Transgression) Tchou et les rivières sous sables de Petit du nord Barsouki

inf 170·±50 KA Niveau de la Humide (Transgression) Caspienne 0 m ?

Aride (avant Khvalinien moyen dernière glaciation = Riss)

Niveau de la Khvalinien sup Q3 Caspienne : -16 ou Humide Alluvions de l’Akcha Darya 30 KA -17 à-10.5 m

Niveau de la Dernier max. Régression du Caspienne : -48 m ou Ferghana, steppes de la glaciaire : Würm Manghislakien 25 KA -50 m voire Faim, de Karchi (LGM) -130 m (15 KA)

Niveau de la Max. de l’intervalle Néocaspien Q4 Caspienne : atlantique ; steppe Transgression -21 ou -22 m arborée

Holocène (-12 KA) dont Niveau de la Aride Layvlyakien (-7 à -3KA) Caspienne -24 m

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Plus humide Alluvions de Kniazboulaksk

N.B. Les étages « stratigraphiques » sont fondés sur les fossiles, lacustres ou marins, et ne correspondent pas nécessairement aux épisodes climatiques continentaux ni aux divisions de la stratigraphie océanique actuelle.

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NOTES

1. Létolle 2000. 2. Le loess est une formation meuble, dépôt de poussières calcaires et argiles (moins de 10 micromètres), friable et perméable, très fertile, d’origine septentrionale depuis les régions de climat arctique et subarctique et qui atteint plusieurs dizaines de mètres d’épaisseur dans la région de Tachkent. Le dépôt actuel atteint encore 10 kg par mètre carré et par an. 3. Benito et al. 1995 ; Gregory et al. 1998. 4. Dodonov 1980. 5. Wu et al. 2001. 6. Davis 1907 ; Schumm 1986 ; Keller et Pinter 2001. 7. Mainguet et al. 2002a et 2002b. 8. Mainguet et Létolle 1994 ; Létolle et Mainguet 1993, 1996, 1997 ; Létolle 2000. 9. Kes 1995 ; Létolle et Mainguet 1997 ; Boomer et al. 2000 ; Létolle 2000 ; Mainguet et al. 2002. 10. Raevski et al. 1974. 11. Dépôt détritique fin. 12. Le lit occidental du paleo-Oxus forme une fosse profonde de 500 m à Kerki, de -1200 m à Kzyl Arwat ; le fond remonte à – 350 m entre le Petit et le Grand Balkhan (preuve d’un énorme gauchissement) ; les dépôts du fond sont pliocène supérieur, reposant sur des terrains crétacés. Le remplissage présente des terrasses englouties, avec plusieurs cycles de sédimentation, séparés par des couches rubéfiées témoignant d’époques arides. 13. Yanshin 1953. 14. L’étage « sarmatien » n’a qu’une valeur locale et correspond au « Miocène moyen » (com. de G. S. Odin). 15. Se dit des mouvements lents et verticaux du sol. 16. Dodonov 1980. 17. Cf. Thomas et al.1998. 18. Kes 1969,1995 ; cf. aussi Létolle, op. cit., pour une synthèse récente. 19. Fonds de lacs salés desséchés, appelés sebkhras en pays arabes. 20. Ces dépressions, qui reçoivent aujourd’hui des eaux de drainage de la région de Chardzou et de Mary, font l’objet d’un projet grandiose d’établissement d’un grand lac artificiel. 21. Raevski et al. 1976. 22. Soit à peine en 100 000 ans, avec la vitesse présente d’exhaussement du sol. 23. Il est communément admis que les grands cours d’eau de l’Himalaya, du Karakorum et de l’Hindou Kouch sont eux-mêmes très anciens et se sont adaptés constamment aux déformations du sol liées à une tectonique intense, cf. Yongqui et al, op. cit. ; Brookfield 1992. 24. Moukhammedjanov 1991. 25. Cf. carte dans Vichniakov et al. 1978. 26. Des traces du versant de son ancienne rive gauche, entre Gazli et Chardzou – qui correspondent à une légère surrection tectonique signalée par Thomas et al. – paraissent subsister entre ces deux localités, et l’Amou Darya vient présentement buter sur leur face ouest. 27. Le lit majeur de l’ancien Akcha Darya subsiste dans les sables du Kyzylkoum sous forme d’une étroite bande de moins de 1 km de large, couverte de tougaï et bordée de talus alluvionnaires de quelques mètres de hauteur recouverts de dunes. Ce chenal est récent, et ne représente qu’une

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partie des lits de l’époque quaternaire. Pas totalement ensablé, l’Akcha Darya actuel est artificiel, et régulièrement dragué sur plus de 150 km dans le désert pour l’évacuation des drainages issus de la région de Tourtkoul. 28. Cf. Létolle 2000. 29. Mainguet et Létolle 1997. 30. Tous ces éléments sont depuis avril 2001 réunis en une seule presqu’île du fait de l’abaissement du niveau de l’Aral 31. Nom local des escarpements. 32. La capacité érosive d’un cours d’eau est liée d’une part au produit du débit par le carré de la vitesse, et aussi à la charge solide, considérable pour les cours d’eau d’Asie centrale (plus de 1 g/ 1). Un exemple local le prouve : le capitaine Butakoff fut arrêté en 1851 dans son exploration par une barre rocheuse sur le bras est du delta de l’Amou Darya ; l’année suivante, il constata que la barre avait disparu, lui permettant d’atteindre ce qui était alors le hameau de Noukous. 33. Dénommées « Quaternaire moyen Q3 » par la carte géologique. L’existence de niveaux rubéfiés et gypsifiés dans la série alluviale détritique Q3 indique l’existence d’épisodes de climat plus aride que l’actuel, qui n’ont pas encore fait l’objet d’études détaillées. La vitesse moyenne d’alluvionnement dans le delta était (avant 1960) de l’ordre de 1 cm par an : les 40 à 50 m d’alluvions quaternaires dans le delta de l’Amou Darya ont donc pu se déposer en quelques millénaires seulement, et sont donc pour la plus grande partie postérieures à l’histoire que nous décrivons. 34. Dans les conditions topographiques actuelles, le niveau actuel maximal de l’Aral ne peut dépasser 58 m, qui représente la position d’équilibre entre évaporation et apports (considérés comme identiques à ce qu’ils étaient avant les prélèvements de ces dernières années). Les fragments de terrasses de 75 m et 63 m, très dégradés sur les tchinks ouest et nord de l’Aral, et dont les altitudes varient avec la latitude, selon Yanshin (1953), représentent très vraisemblablement des restes de dépôts littoraux anciens, sans rapport avec l’Aral post-glaciaire. Par rapport à l’altitude de 58 m, terrasse holocène, cela représente un exhaussement de 17 m, très modeste dans la région, à l’échelle même de 100 000 ans. Il ne peut donc être question, comme cela a été souvent tenté, de définir une continuité longitudinale des terrasses supérieures de l’Aral. 35. Les dates obtenues feraient débuter le quaternaire vers 2,5 MA, ce qui paraît trop ancien ; par ailleurs, la corrélation à distance de dépôts de loess et d’alluvions fluviatiles est loin d’être évidente, les faunes et flores fossiles étant panchroniques. 36. Le célèbre barrage, digue de terre de 6 km de long, fut construit dans les années 1960 sur un cœur de calcaires et marnes crétacés, de faible résistance mécanique qui fait que la digue pose aujourd’hui des problèmes de stabilité. 37. Mainguet et al. 2002. 38. Mainguet et al. 2002. 39. Kes 1969, 1995 ; Létolle et Mainguet 1997 ; Boomer et al. 2000. 40. Ce qui s’est produit lors de glaciations plus anciennes (traces de lacs morainiques au sud du « col » de Tourgaï à 124 m d’altitude). 41. Kühle 1994. 42. Destruction des roches par le gel. 43. Gillespie et al. 2001. 44. Stades alluvionnaires, au nombre de quatre, indiqués par Q1 à Q4.

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INDEX

Keywords : geology, hydrography, physical geography, rivers, stratigraphy Mots-clés : cours d’eau, géographie physique, géologie, hydrographie, stratigraphie

AUTEURS

RENÉ LÉTOLLE Département de géologie appliquée, Université P. M. Curie, Paris, [email protected]

MONIQUE MAINGUET Département de géographie zonale, Université de Reims, [email protected]

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Comptes rendus

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Oleg Akimuškin (Ed.), Târîkh-i Kâshghar : Anonimnaâ tûrkskaâ hronika vladetelej Vostočnogo Turkestana po konec XVII veka Saint Pétersbourg : Institut Vostokovedeniâ Rossijskoj Akademii Nauk, Sankt-Peterburgskij filial, 2001 ; 294 p.

Alexandre Papas

RÉFÉRENCE

Oleg Akimuškin (Ed.), Târîkh-i Kâshghar : anonimnaâ tûrkskaâ hronika vladetelej Vostočnogo Turkestana po konec XVII veka. Saint Pétersbourg : Institut Vostokovedeniâ Rossijskoj Akademii Nauk, Sankt-Peterburgskij filial, 2001 ; 294 p.

1 Dans la suite de ses travaux entamés il y a plus de 25 ans sur l’histoire médiévale et moderne du Turkestan oriental, le professeur Akimuškin présente ici l’édition en fac- similé d’un manuscrit anonyme rédigé en turk chaghatay, conservé à la bibliothèque de l’Institut d’Orientalisme de St. Pétersbourg. Fidèle à la rigueur de la tradition érudite russe, l’ouvrage comporte trois sections : 1) une analyse textuelle et historiographique minutieuse de la source ; 2) pas moins de quatre index (noms propres, ethnonymes, noms de lieux, titres d’oeuvres mentionnées, références coraniques) ainsi qu’un sommaire détaillé du texte ; 3) le fac-similé en 105 folios du Târîkh-i Kâshghar (Mss coté C 576) dont on notera la grande lisibilité.

2 L’auteur distingue deux parties dans le TK. La première (lb-58b) est une compilation de plusieurs sources historiques connues, dont certaines ne furent pas repérées par Bartol’d lors de son étude du manuscrit en 1902 – références que l’auteur rétablit dans cette édition, enrichie des travaux des orientalistes russes (pp. 14-15). Elle débute avec la formation de l’ulus chaghatayide (années 20 du XIIIe siècle) et s’achève sur l’année

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1514, date de la campagne victorieuse de Sultan Sa’îd Khân à Yangi Hisar et à Kachgar. La seconde (58b-105a) représente la contribution la plus originale de l’auteur anonyme du TK. Couvrant une période allant du règne de Sultân Sa’îd Khân à la chute de Muhammad Mû’min (Aqbâsh) Khân en 1695, cette partie souligne le rôle puissant des clans soufis naqshbandîs (Khwâjas Aqtâghlîq et Qarâtâghlîq) dans les luttes politiques qui agitent la cour de Yarkand, centre du pouvoir au Turkestan oriental durant le XVIIe siècle.

3 À partir des premières hypothèses de Bartol’d puis de Yudin sur la date de rédaction du TK, et au moyen d’une confrontation avec deux autres textes assez peu étudiés (le Anîs al-Tâlibîn de Shâh Mahmûd Churâs et le Hidâyat Nâma de Mir Khâl al-Dîn al-Yârkandî) – tous les trois évoquant le même événement – O. Akimuškin détermine le printemps-été de l’année 1696 comme date d’achèvement de l’œuvre. Enfin cette présentation est couronnée d’une solution séduisante concernant l’identité même de l’auteur (pp. 17-18) : outre qu’il fut un témoin contemporain et un acteur des événements décrits dans le TK, Shâh Mahmûd Churâs a composé une chronique historique de la même période que celle de notre texte (éditée et traduite en russe par Akimuškin lui- même en 1976), et selon une inflexion, une écriture voire une idéologie analogues à celles qui se déploient dans le TK. D’autres arguments convaincants viennent étayer cette thèse selon laquelle l’auteur du TK ne serait autre que Churâs lui-même.

4 Mais plus que l’identité de l’auteur c’est sa compétence d’historien qui retient l’attention. En réalité, c’est à plusieurs reprises que le professeur Akimuškin fait allusion au travail d’historien accompli dans le TK. Un aspect intéressant (p. 14) tient dans l’usage d’informations orales recueillies par l’historien de Kachgar. La plupart du temps ce dernier n’indique pas le nom de ses informateurs – dont certains participèrent aux événements qu’ils décrivent – excepté pour deux d’entre eux : un certain Hajjî ‘Abd Allâh qui donne quelques détails sur le complot tramé contre Shâh Shujâ’ al-Dîn, assassiné en 1617 ; et un âkhûnd nommé Mullâ Sharîf qui narre la mission diplomatique de ‘Abd Allâh Khân et de son maître spirituel Khwâja Shâdî en 1638 à Tourfan, fief de Abûl Muhammad Khân. Autre soucis de l’historien, la chronologie (p. 11) : le TK suit scrupuleusement l’ordre temporel des événements à la différence, ajouterons-nous, d’hagiographies comme le Hidâyat Nâma mentionné plus haut, dont l’exigence historique pourtant avérée ne cherche pas une logique temporelle des faits. On remarquera enfin ces fragments du TK (pp. 13-14 : 99b-105a ; p. 17 : fol. 102a-105a) qui révèlent les opinions et les hésitations d’un chroniqueur du temps présent face aux drames qui agitent la Kachgarie du XVIIe siècle. C’est dès lors la figure d’un authentique historien qui se dégage des indices relevés par son éditeur.

5 Il serait à cet égard stimulant de comparer ces quelques caractéristiques, au fil desquelles le travail de l’historien s’exprime, avec les indications historiographiques des autres oeuvres connues de Shâh Mahmûd Churâs. Ceci non seulement afin de confirmer l’identité de l’auteur du TK, mais pour poursuivre dans une visée plus spéculative l’analyse de son écriture de l’histoire.

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Brendemoen B., The Turkish Dialects of Trabzon : Their Phonology and Historical Development Wiesbaden : Harassowitz, 2002 ; 2 vol. (346 + 280 pp.)

Rémy Dor

RÉFÉRENCE

Brendemoen B., The Turkish Dialects of Trabzon : Their Phonology and Historical Development. Wiesbaden : Harassowitz, 2002 ; 2 vol. (346 + 280 pp.)

1 Je me contente de signaler ici la sortie de cet ouvrage, renvoyant au compte rendu plus détaillé que j’en ai fait pour la revue Turcica (2003). Par contre je me sens plus libre d’insister sur l’extrême bien que je pense de cet ouvrage qui vient combler un grand vide : celui de l’absence d’Atlas dialectologique des parlers turcs. Je sais bien que, dans les débuts de la République turque, l’instauration d’une langue et d’une culture neuves, jointe à un centralisme sans doute nécessaire, a produit le Söz Derleme Dergisi. Ouvrage indispensable certes. Mais qui fortifie la langue standard plus qu’il n’exalte le dialecte. Ou, plus précisément peut-être, qui préventivement circonvient et récupère la variété dialectale au profit de l’établissement d’une nouvelle norme.

2 Alors bravo à Brent Brendemoen pour ces deux volumes (I. Analyses, II. Textes) méthodiques, méticuleux, riches. Je conseille sans hésiter à tout jeune linguiste désireux de décrire quelque dialecte centre-asiatique que ce soit de prendre ce livre comme modèle. Et surtout de s’inspirer de la modestie, du sérieux et de la compétence de l’auteur.

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Rahilä Davut, Uyġur mazarliġi Urumči : Šinjiang xälq näšriyati, 2001 ; 264 p.

Alexandre Papas

RÉFÉRENCE

Rahilä Davut, Uyġur mazarliġi. Urumči : Šinjiang xälq näšriyati, 2001 ; 264 p.

1 Ce livre constitue la version abrégée d’une thèse soutenue récemment à l’Université pédagogique de Pékin sous le titre La culture des mazars chez les Ouïghours. L’auteur, désormais chercheuse à l’Institut de philologie de l’Université du Xinjiang, s’est concentré sur les parties méridionales et orientales de la Région autonome ouïghoure. A partir d’une distinction générique entre mazars liés à l’islam et mazars non-liés à l’islam, sont repérés respectivement 5 et 6 types de sites funéraires (pp. 5-10 de l’introduction) :

2 – Soit dédiés aux 1) xaqan (khân), 2) šehit (shâhid), 3) tarqatquči (prosélytes), 4) xuja et supi (khwâja et sûfî), 5) imams et saints shî’ites ;

3 – Soit abritant 1 ) dangliq uyġur alim (savants ouïghours célèbres), 2) dangliq qähriman (héros célèbres), 3) mälum käsip pir (maîtres artisans réputés), 4) personnages féminins, 5) lieux saints bouddhistes modifiés, 6) animaux et êtres vivants, à usage chamanique.

4 L’ouvrage présente 86 mazars pourvus d’autant d’illustrations, dont certaines présentent un grand intérêt ethnographique (pp. 45, 54, 135, 155, 158, 161, 191, 225), malheureusement souvent dépourvues de légendes et qui ne correspondent pas nécessairement au site décrit. A chaque entrée l’auteur réserve, dans la mesure du possible, un traitement systématique qui passe en revue la localisation, la biographie du ou des défunts, les dates de construction, de destruction et de restauration, ainsi que l’évolution matérielle du site. Parmi les mazars étudiés, on peut retenir par exemple le cas très intéressant du mazar de Šäydan (pp. 104-105) situé dans la commune de Ayköl dans la région de Puskam, qui contient le tombeau de deux martyrs et où aurait demeuré Ishâq Khwâja (m. 1598-99), célèbre maître naqshandî originaire de Samarcande parvenu au Turkestan oriental en 1580. Ishâq y aurait développé le culte

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par l’installation d’étendards (tuġ) et y aurait transmis son enseignement en dirigeant une mosquée-couvent (mäsčit-xaniqa) attirant de nombreux disciples. Aujourd’hui encore le site contient un grand nombre d’étendards, signe d’une persistance de l’activité cultuelle. Cette vitalité religieuse concerne d’ailleurs la plupart des sites mentionnés et témoigne de l’extrême importance du culte des tombeaux au Turkestan oriental. C’est ce que confirme – pour prendre un autre exemple – l’examen du mazar prétendu de Imâm Ja’far Sâdiq (m. 765 à Médine) (pp. 158-160), à 70 km au nord de Niya, qui attire chaque année à partir du mois de sha’bân des pèlerins venus du Xinjiang, du Gansu, du Ningxia et du Qinghai.

5 Par malheur cette édition ouïghoure ne contient pas la très utile carte des mazars qui figure dans la thèse publiée en chinois. Il est également regrettable que l’auteur ne consacre que quelques pages assez générales à l’histoire religieuse de ces mazars (pp. 11-20), réduite à l’origine chamanique et bouddhiste du culte des tombeaux. Cette négligence est d’autant plus regrettable que l’ouvrage suscite par lui-même l’hypothèse d’un périodisation originale.

6 On peut en effet distinguer à travers l’évolution des mazars trois périodes de l’histoire religieuse moderne du Turkestan chinois : 1) les XVIe et XVIIe siècles, qui correspondent aux khanats Sa’îdiyya et Khwâja, sont marqués par un accroissement de l’édification des ensembles funéraires (mausolée-mosquée-couvent-école coranique) qui s’imposent comme des pôles religieux dans le paysage turkestanais, à partir desquels les missionnaires soufis prêchent l’islam dans toute la région. Le mausolée d’Afâq Khwâja (pp. 22-29) non loin de Kachgar en représente le meilleur exemple ; 2) le XIXe siècle est l’époque au cours de laquelle les principaux mazars s’étendent, notamment par la reconstruction d’écoles coraniques et de mosquées, sur l’initiative des potentats locaux soucieux de populariser leur pouvoir. On peut mentionner ici l’exemple de Ya’qûb Bey (p. 186) qui, entre 1867 et 1871, fait agrandir le mazar de Mawlânâ Irshâd al-Dîn Khwâja (m. 1437), celui qui convertit Tûghlûq Tîmûr (pp. 185-187) ; Enfin 3) les deux dernières décennies du XXe siècle marquent la tentative de la part des autorités chinoises d’une sécularisation des mazars par l’attribution à un grand nombre d’entre eux du titre de « monument culturel et historique ». On assiste ainsi à la muséification tardive de certains tombeaux : le mazar de Altunluq (pp. 72-76), situé entre l’ancienne et la nouvelle ville de Yarkand et qui abrite les tombes de khâns Sa’îdiyya et de leurs maîtres spirituels, a vu apparaître en 1992 à son seuil une nouvelle tombe, contenant le corps de Amanisakhan (1523-1557) – à laquelle est attribuée la formation moderne des muqam et leur structure en douze cycles – doté d’un grand mausolée dont l’entrée est payante.

7 Typologie, données historiques, périodisation… C’est dire l’intérêt de cet ouvrage et de toute « mazarologie » pour l’histoire de ces fidèles du Turkestan, chez qui la visite des morts rythme le quotidien spirituel des vivants.

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Feuillebois-Pierunek E., Faxr al-Din ‘Erâqi : poésie mystique et expression poétique en Perse médiévale Téhéran : Institut Français de Recherche en Iran, 2002 ; 347 p.

Rémy Dor

RÉFÉRENCE

Feuillebois-Pierunek E., Faxr al-Din ‘Erâqi : poésie mystique et expression poétique en Perse médiévale. Téhéran : Institut Français de Recherche en Iran, 2002 ; 347 p.

1 Écrivons-le sans ambages : j’avais autrefois entendu mademoiselle Pierunek sans être convaincu, j’ai lu madame Feuillebois avec un intérêt soutenu et me voilà persuadé. Persuadé de la qualité de son travail, que je me garderai bien toutefois d’évaluer. Par manque, à bien des égards, de compétence. Car l’auteur s’attaque dans la première partie « Métaphysique : de l’Amour » (pp. 1-75) à des notions à propos desquelles je ne saurai, epokhè oblige, que suspendre mon jugement, ayant plutôt la fibre pyrrhonienne. Mais, de toute façon, non à la traduction de rububiyya par « Seigneurerie » (p. 88), sauf si on accepte de rendre ‘uhudiyya par « Servevitude ». À méditer.

2 La deuxième partie (« Typologie des personnages », pp. 79-157) et la 3e (« Le cheminement dans la voie », pp. 161-232), témoignent d’une parfaite maîtrise et compréhension d’auteurs difficiles, à commencer par ‘Erâqi lui-même bien sûr, dont les replis, méandres, allusions, évocations, implications sont révélés au lecteur qui, comme moi, se laisse guider dans l’abord d’une œuvre dense et abstruse. Il faudra cependant qu’un jour, Divân pour Divân, un jeune orientaliste courageux fasse contraster ‘Erâqi et Emre. Ou comment, après le mascaret mongol, Iraniens et Turcs aspirent la goulée d’air que, miséricordieusement, leur délivrent des auteurs dont, comme de juste, la vie reste opaque parce que salvatrice. Je l’ai, ailleurs, expliqué pour Emre. Il y a obligation, au

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terme d’une aporie existentielle, de se défaire, maille à maille, de ce que l’on a été. L’incognito se fabrique.

3 La 4e partie («Modes d’expression», pp. 255-302) nous guide vers la contemplation des beaux jeunes gens, après un passage par l’ivresse et le libertinage. Je suis gêné par ce dernier terme. Rendre l’adjectif qalandari par «libertin» n’est pas, en soi, tout à fait condamnable. Cependant ces vocables, libertin, libertinage, sont trop irrésistiblement évocateurs des Salons parisiens du XVIIIe, des petits messieurs à perruque poudrée, à moustache frisottée, tournant galamment un madrigal que, distraitement, reçoit, de derrière son éventail, une marquise fardée en robe de brocart. Rien à faire, je ne peux pas associer le mot «libertin» à l’image du rude malang, du fou d’Allah hirsute et débraillé. Il faudra trouver autre chose…

4 Cet ouvrage, pour finir, vademecum de celui qui s’engage sur la voie aride de l’étude du sentier mystique et de ses détours littéraires, guidera avec certitude et précision vers la nécessaire compréhension des textes.

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Svetlana Gorshenina, Explorateurs en Asie centrale : voyageurs et aventuriers de Marco Polo à Ella Maillart Genève : Olizane, 2003 ; 533 p.

Sébastien Peyrouse

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Svetlana Gorshenina, Explorateurs en Asie centrale : voyageurs et aventuriers de Marco Polo à Ella Maillart. Genève : Olizane, 2003 ; 533 p.

1 Après La route de Samarcande : l’Asie centrale dans l’objectif des voyageurs d’autrefois (préface de Pierre Chuvin, Genève, Olizane, 2000), le nouvel ouvrage de Svetlana Gorshenina constitue un document important sur une page particulièrement intéressante de l’histoire de l’Asie centrale : son exploration et sa découverte par l’Occident, alors que la région est longtemps restée une zone d’ombre pour les Européens. L’ouvrage ne présente pas les voyageurs russes, restriction cependant tout à fait justifiée compte tenu de l’immense corpus qu’ils représentent et qui ne pourrait s’insérer dans le cadre d’un seul volume ; ce thème a été par ailleurs bien davantage traité dans la littérature russe et soviétique comme le précise l’auteur dans son introduction. S. Gorshenina a donc préféré à juste titre se concentrer sur un aspect aujourd’hui beaucoup moins connu de cette découverte qui est celle des voyageurs exclusivement occidentaux.

2 La première partie offre une présentation générale de l’histoire de l’exploration européenne de l’Asie centrale, depuis les voyageurs médiévaux inspirés de légendes comme celle du célèbre prêtre Jean, jusqu’aux explorateurs et voyageurs des XIXe et XXe siècles. La seconde partie de l’ouvrage constitue une imposante bio-bibliographie des voyageurs qui ont circulé dans l’Asie centrale colonisée par la Russie mais également de ceux qui ont parcouru la région au-delà de ces frontières délimitées par l’histoire, à savoir dans le cadre plus large qu’est la Haute Asie. Les voyageurs sont

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classés chronologiquement et thématiquement, en fonction de l’approche et des intérêts qui ont conduit chacun d’eux dans la région. La bibliographie, qui complète chaque biographie, mentionne les ouvrages écrits par le voyageur lui-même, ceux écrits sur l’auteur et, pour un certain nombre d’entre eux, les fonds d’archives les concernant.

3 Le livre est enfin complété d’une orientation bibliograhique et d’un index de tous les explorateurs cités. L’ouvrage intéressera donc non seulement le grand public en quête d’une meilleure connaissance de cette zone, mais par sa bio-bibliographie, il se révélera également extrêmement précieux pour les chercheurs spécialistes de l’histoire de l’Asie centrale.

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Ališer Il’hamov, Etničeskij atlas Uzbekistana [Atlas ethnique de l’Ouzbékistan] Tachkent : Open Society Institute Assistance Foundation Uzbekistan, 2002 ; 452 p.

Marlène Laruelle

RÉFÉRENCE

Ališer Il’hamov, Etničeskij atlas Uzbekistana [Atlas ethnique de l’Ouzbékistan]. Tachkent : Open Society Institute Assistance Foundation Uzbekistan, 2002 ; 452 p.

1 Ce livre se propose de faire le point sur la question nationale en Ouzbékistan sur un mode descriptif. Il est divisé en deux parties. La première est une classification, par ordre alphabétique, des peuples vivant en Ouzbékistan. Elle comprend environ 70 entrées, certains peuples comme les Juifs, les Tatars ou les Tsiganes bénéficiant de plusieurs entrées. Les auteurs ont eu comme parti pris de présenter non seulement les peuples « traditionnels » du pays (ceux, autochtones, comme les Dounganes, Juifs de Boukhara, Karakalpaks, Kazakhs ou Ouïghours, ceux du monde soviétique comme les Russes, Polonais, Allemands ou Arméniens) mais également les Occidentaux (savants du XIXe siècle ayant voyagé dans la région, représentants contemporains des ONG, etc.). Toutes les entrées ne présentent donc pas le même intérêt pour une meilleure connaissance de l’Ouzbékistan.

2 Chaque entrée propose un résumé historique de la présence de chaque minorité sur le territoire ouzbek et dispose d’une petite bibliographie ainsi que des chiffres officiels tirés des divers recensements soviétiques. Bien que le pays n’ait effectué aucun recensement depuis son indépendance, les auteurs ont tenté de présenter des données réactualisées pour le début de la décennie 2000. Certaines semblent discutables : il est par exemple peu probable qu’il reste encore 1,2 million de Russes dans le pays (ce qui supposerait que seulement 400 000 d’entre eux aient quitté la république depuis 1989)

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et les Tadjiks sont très nettement sous-représentés avec seulement 1,2 millions de personnes. Cette partie est complétée par un article sur les centres culturels des minorités reconnus par l’Etat et sur les cimetières dits « ethniques ».

3 La deuxième partie, d’environ 150 pages, est consacrée aux seuls Ouzbeks et propose plusieurs articles sur des thématiques plus ou moins classiques : leur « ethnogenèse », selon la terminologie soviétique (divisée selon l’auteur en trois phases, les Kiptchaks, les Tchagatays et les Sartes), la constitution de la nationalité ouzbèke contemporaine à l’époque soviétique (formation de la république et d’une langue littéraire unifiée), la dialectologie de la langue ouzbèke, les principaux clans ou dénominations collectives en vigueur parmi les Ouzbeks. L’ouvrage se conclut sur une série de cartes ethniques par nationalité effectuées selon les résultats du recensement de 1989.

4 Un tel sujet n’aurait probablement pas vu le jour sans le soutien de la fondation Sörös : en phase de « construction nationale », l’État ouzbek ne prend pas vraiment en compte ses minorités et ne cherche pas à les mettre en valeur. Le peu de publications scientifiques dans l’ensemble du pays n’encourage pas non plus à s’intéresser à des sujets difficiles et politiquement courageux comme celui-ci. On regrettera toutefois que le livre ne tente pas de réfléchir aux différentes formes de collectivité nationale qu’il recense, qu’il s’agisse des « minorités », de la « majorité » ou bien des « clans » composant cette dernière. Bien qu’écrit sur un mode plus descriptif qu’analytique, cet ouvrage, outre sa valeur quasi politique, permet de faire le point sur les groupes nationaux présents en Ouzbékistan et peut ouvrir plusieurs pistes de recherches par la bibliographie et les données collectées.

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N. E. Masanov, Z. B. Abylhožin, I. V. Erofeeva, A. N. Alekseenko, G. S. Baratova, Istoriâ Kazahstana, narody i kul’tury [Histoire du Kazakhstan, peuples et cultures] Almaty : Dajk-press, 2001 ; 599 p.

Marlène Laruelle

RÉFÉRENCE

N. E. Masanov, Z. B. Abylhožin, I. V. Erofeeva, A. N. Alekseenko, G. S. Baratova, Istoriâ Kazahstana, narody i kul’tury [Histoire du Kazakhstan, peuples et cultures]. Almaty : Dajk- press, 2001 ; 599 p.

1 Comme son nom l’indique, ce livre retrace une histoire du Kazakhstan centrée sur les différents peuples qui composent le pays. Il a été très violemment critiqué dans la presse nationaliste kazakhe, les auteurs appartenant à un courant informel qu’on pourrait définir comme « non conformiste ». En effet, ils ne participent pas ou peu à l’écriture de l’histoire officielle en vigueur dans le pays, très « kazakhocentrée », et portent au contraire toute leur attention sur la diversité nationale du Kazakhstan. Ils sont également intéressés par l’histoire sociale, un autre thème peu traité dans l’historiographie qui s’est développée après l’indépendance de 1991.

2 La première partie de l’ouvrage est dédiée aux Kazakhs eux-mêmes : histoire des peuples turciques anciens, arrivée sur le territoire contemporain des populations se définissant comme « kazakhes », état de leur culture matérielle et sociale, histoire du khanat kazakh formé au XVe siècle. Un chapitre spécifique est dédié à la fonction de khan et ses évolutions juridiques et politiques. La seconde partie se concentre sur la

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formation d’une société dite « multiculturelle et pluriethnique » à partir du XIXe siècle : colonisation paysanne (russe, mais aussi ukrainienne, polonaise et allemande) et historique de l’installation des diverses diasporas (doungane, ouïghour, tatare) dans le pays. Plusieurs chapitres sont dévolus à l’évolution démographique et migratoire que connaît le Kazakhstan à la période soviétique et depuis la chute de l’URSS : la catastrophe démographique des années 1920-1930 due à la sédentarisation et à la collectivisation, l’arrivée de populations européennes répondant à la gestion volontariste de l’URSS, en particulier lors de la campagne des terres vierges puis, depuis plus d’une décennie, le départ massif de ces mêmes populations européennes.

3 Tous ces événements ont en effet profondément modifié la carte démographique du pays et influé sur son histoire. Cette analyse remet donc en valeur non seulement les évolutions démographiques violentes qu’a connues le pays mais également l’histoire sociale, deux domaines intrinsèquement liés qui offrent des éléments clefs pour comprendre l’histoire contemporaine du Kazakhstan. En plus de la bibliographie constituée à la fin de chaque chapitre, le livre propose une dernière partie faisant l’état des lieux de chaque peuple présent dans le pays. On ne pourra que se féliciter de la sortie de ce livre, qui se veut de référence et qui tente de répondre de manière pertinente et originale aux interrogations des chercheurs sur l’histoire du pays.

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Martha Brill Olcott, Kazakhstan: unfulfilled promise Washington, D.C.: Carnegie Endowment for International Peace, 2002; 321 p.

Sébastien Peyrouse

RÉFÉRENCE

Martha Brill Olcott, Kazakhstan: unfulfilled promise. Washington, D.C.: Carnegie Endowment for International Peace, 2002; 321 p.

1 Cet ouvrage propose une synthèse pertinente de la vie politique, économique et sociale du Kazakhstan depuis ces dix dernières années, aucun travail d’une telle ampleur sur l’histoire de cette république depuis son indépendance en 1991 n’ayant été publié à ce jour. Rédigé par un chercheur confirmé qui s’est consacré depuis de longues années à l’étude du Kazakhstan, l’ouvrage est précis et contient de nombreuses données nouvelles. Divisé en sept chapitres, complétés de notes, d’une carte, de tableaux, d’une bibliographie et d’un index, le livre de M. B. Olcott aborde les grands thèmes qui constituent les enjeux du Kazakhstan post-soviétique : la construction nationale, les réformes économiques, la transition vers l’économie de marché, la remise en cause de la pluralité politique et de la liberté d’expression.

2 Le second chapitre, qui suit un chapitre introductif de présentation générale, retrace les premiers pas du Kazakhstan après l’indépendance, les interrogations et les doutes quant à cette dernière et les tentatives du pouvoir de maintenir une union sur une base plus égalitaire avec la Russie. L’auteur ne ménage pas ses critiques en montrant l’évolution d’un président autrefois convaincu du maintien de l’Union (contredisant ainsi largement l’historiographie officielle contemporaine selon laquelle le Kazakhstan se serait battu pour obtenir son indépendance) mais qui, depuis plusieurs années, participe très largement à la kazakhisation du pays. Comme le précise l’auteur p. 47, ce n’est que lorsque sa crainte de la Russie s’est amenuisée et après avoir compris que

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l’intégration était désormais impossible que N. Nazarbaev a envisagé une politique indépendante plus prononcée pour le Kazakhstan.

3 Le troisième chapitre se penche sur la construction nationale et la kazakhisation progressive des instances administratives et politiques – souvent aux dépens des Russes qui occupaient jusque-là nombre de postes à responsabilité – ainsi que sur l’auto- proclamation par Nazarbaev de son rôle de responsable de la «concorde sociale et politique». Cette approche permet au numéro un kazakh de justifier sa politique de restriction de la liberté d’expression. Le chapitre suivant est d’ailleurs consacré à la confiscation de la démocratie organisée par le président et son entourage au fil de diverses réformes constitutionnelles et législatives : sont abordés le contrôle de plus en plus strict des médias, l’évolution du pouvoir législatif vers une fonction strictement symbolique, le pouvoir exécutif très largement concentré entre les mains du président et la création de partis politiques d’opposition factices afin de donner une vitrine démocratique au Kazakhstan.

4 Le cinquième chapitre traite de l’évolution économique, tout particulièrement de l’épineuse question de la privatisation, tant décriée par une grande part de la population, qui s’estime appauvrie et victime des multiples réformes. Les problèmes liés à l’investissement étranger sont eux aussi pris en compte, alors que l’opacité de la législation et des textes administratifs freine les investisseurs étrangers tentés par l’aventure du pétrole et du gaz kazakhstanais. Ce chapitre est étayé de nombreux chiffres faisant de l’ouvrage un document essentiel. Le chapitre 6 brosse un tableau des problèmes sociaux, démographiques, scolaires et linguistiques tandis que le dernier chapitre tente une synthèse du devenir du pays et de la politique américaine à mener à son égard.

5 Outre l’importance de la documentation citée et la pertinence de la synthèse, l’ouvrage dénonce sans ambages la corruption présente à l’échelle de la république, en particulier au sein de la famille présidentielle – l’une des plus grandes fortunes mondiales – qui s’est accaparée une grande part des ressources de l’État. Le titre Kazakhstan : promesses non tenues est d’ailleurs dénué de toute ambiguïté quant à la teneur de l’analyse. L’ouvrage a ainsi le mérite de faire écho à un certain nombre d’opposants kazakhstanais trop peu connus en Occident et qui ont aujourd’hui de plus en plus de difficultés à faire entendre leur voix. Les critiques n’accablent cependant pas le pays en lui-même, l’auteur mentionnant également toutes les difficultés auxquelles la jeune république indépendante, comme ses voisines, est inévitablement confrontée.

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Faruk Sümer, Türk devletleri tarihinde şahıs adları [Anthroponymes dans l’histoire des Empires turcs] Istanbul : Türk Dünyası araştırmaları vakfı, 1999, 2 vol.

Rémy Dor

RÉFÉRENCE

Faruk Sümer, Türk devletleri tarihinde şahıs adları [Anthroponymes dans l’histoire des Empires turcs]. Istanbul : Türk Dünyası araştırmaları vakfı, 1999, 2 vol.

1 Par un très grand historien turc du XXe siècle qui avait accoutumé de creuser le puits de la science avec l’aiguille de la minutie, un fantastique dictionnaire des noms de personnes, de toutes les personnes qui ont un jour compté dans les États et Royaumes turcs. Comme le veut la coutume Oghouz : « On ne dénomme point un mâle qu’il n’ait d’abord coupé une tête et versé le sang ». Les filles sont nommées plus vite qui n’ont nul besoin de rapporter pareil trophée ; au reste les Döndü (= (ölümden) döndü « elle a réchappé (à la mort) » et les Satılmış. (« Vendue ») le sont à la naissance.

2 Un coup d’œil à la table des matières : Volume 1 – Coutumes turques relatives au nom (p. 15) ; Noms de personnes chez les Turks Célestes (p. 23) ; Noms et Titres chez les Ouïghours (p.63) ; Noms dans les beylicats du Iénisséi (p. 93) ; Noms turks chez les Karakhanides (p. 105) ; Noms chez les Oghouz (p. 135) ; Noms turks dans les royaumes des Xwarezmşah (p. 191) ; Noms turks chez les Séfévides (p.233) ; Noms turks chez les Akkoyunlu et les Qaraqoyunlu (p. 257) ; Noms de personnes chez les Afşar et les Kaçar (p. 277) ; Noms turks chez les Ilhanides (p. 299) ; Noms turks chez les "Timourides (p. 339) ; Noms turks chez les Mamelouks (p. 371). Volume 2 – Noms turks dans les cours abbassides (p. 455) ; Chefs militaires portant des noms turks dans les armées fatimides (p. 529) ; Noms turks chez les Samanides et les Ghaznévides (p. 535) ; Noms de personnes chez les Seldjoukides (p. 575) ; Noms turks à l’époque des beylicats (p. 751).

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3 Je profite de ce que je suis dans l’anthroponymie pour signaler au lecteur l’excellent dictionnaire de E. A. Begmatov : Ozbek ismlari [Les Noms ouzbeks]. Tachkent : Davlat Ilmiy Našriyoti, 1998, 604 p.

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