MIHAI DE BRANCOVAN

LA VIE MUSICALE

Lear, à l'Opéra de Paris. — Les Contes d'Hoffmann, à l'Opéra-Comique. — La Veuve joyeuse, au T.M.P. — L'Opéra de quatre notes, de Tom Johnson. — Orphée aux Enfers, à Radio-France. — Le Paradis et la Péri, de Schumann. — . — Szymanowski, par Sviatoslav Richter.

On n'a pas souvent l'occasion de voir, à trois mois d'inter• valle, deux productions différentes d'un même opéra contem• porain. Cette expérience intéressante, je viens pourtant de la faire avec le Lear d'Aribert Reimann, à l'occasion de sa création au Palais Garnier. Il faut dire aussi que, contrairement à la plupart des ouvrages lyriques écrits ces dernières années, celui-ci s'est imposé dès la première mondiale (qui eut lieu à Munich le 9 juillet 1978), et a remporté depuis, partout où il a été donné, le même succès. Cette règle n'a pas manqué de se vérifier à Paris, où le public a applaudi le compositeur avec une chaleur et un enthousiasme qui ont dû faire pâlir d'envie plus d'un de ses collègues.

Je ne m'attarderai guère sur la partition et le livret, dont j'ai parlé suffisamment en détail dans la livraison d'octobre de la Revue. Ma réaction après cette représentation est d'ailleurs sensiblement la même qu'alors : pour moi, Lear est, sans aucun doute, une œuvre forte, prenante, bien construite, en un mot, très réussie. Je ne ferai qu'une seule réserve, sur un point qui, je ne sais exactement pourquoi, m'a frappé beaucoup plus ici qu'à Munich : la violence inouïe et difficilement supportable qui règne presque sans interruption durant environ les trois premiers quarts d'heure de la première partie. Fatiguée par cette agression 208 LA VIE MUSICALE perpétuelle et souvent gratuite, comme par la monotonie qu'elle ne manque pas d'engendrer, l'attention du spectateur faiblit, se relâche, ce qui n'entrait sûrement pas dans les intentions de l'auteur. Heureusement, cela ne se poursuit pas indéfiniment, et l'orage (dont la violence est pleinement justifiée !), la folie feinte d'Edgar, les retrouvailles de Lear et de Cordelia, la mort du vieux roi sont des scènes impressionnantes, émouvantes, d'une justesse de ton parfaite.

La distribution, en grande majorité française, comprenait néanmoins deux chanteurs ayant pris part à la création muni- choise : la Suisse Colette Lorand — une Regan étonnante, le portrait même du vice et de la méchanceté — et l'Américain David Knutson, qui, avec cette voix étrange, oscillant sans cesse entre le registre de ténor et celui de contreténor, fait à nouveau merveille dans le rôle d'Edgar. Peter Gottlieb, à qui revenait la lourde tâche de succéder à Dietrich Fischer-Dieskau, s'en est admirablement acquitté : on n'en attendait pas moins de cet artiste intelligent et subtil, qui est aussi bon acteur que chanteur. Français d'adoption seulement, puisqu'il est né en Tchécoslova• quie et a fait ses études à Rio de Janeiro et à Florence, c'est pourtant lui qui avait, et de loin, la diction la plus belle et la plus claire : on ne perdait pour ainsi dire pas un mot de son texte. Antoinette Becker, qui a traduit, spécialement pour ces représentations, le livret allemand de Claus H. Henneberg, n'aura donc pas travaillé — comme cela arrive, hélas ! bien souvent — pour rien ! Sans pouvoir rivaliser avec Julia Varady, Hélène Garetti est une Cordelia douce et très touchante, tandis que Jean Dupouy apporte à Edmund, cet autre Iago, une voix puissante et une présence convaincante. Les cris stridents, les gigantesques chevrotements d'Hélia T'Hézan sont aussi détestables que le personnage de Goneril ; par bonheur, le suicide finit par la réduire au silence... mais si tard ! Friedemann Layer, un jeune Viennois qui fut l'assistant de et de Karl Bohm, a accompli un travail tout à fait remarquable à la tête de l'orchestre de l'Opéra.

Très honorable musicalement, c'est sur le plan scénique surtout que ce spectacle souffre de la comparaison avec Munich. Si le décor de Yannis Kokkos — une éminence rocheuse de la forme régulière d'une calotte sphérique, et juste ce qu'il faut d'accessoires — est d'une neutralité parfaitement acceptable, ses costumes, en revanche, sont d'une laideur et d'une « actua- LA VIE MUSICALE 209 lité » également inutiles : les hommes, par exemple, portent pour la plupart des complets-veston fripés et tout tachés de blanc, au point qu'on se demande si le bon roi Lear n'a pas poussé l'originalité jusqu'à aller choisir parmi des peintres en bâtiment les cent chevaliers de sa suite. Il y a aussi, cliché oblige, les inévitables S.S. de service, dont le chef pourrait, paradoxalement (c'est, après tout, l'un des personnages les moins noirs de la pièce !), bien être cet Albany qui — chapeau mou, lunettes, moustache, manteau beaucoup trop long pour sa taille minuscule — est un mélange à la fois ridicule et sinistre de Charlie Chaplin et de Goebbels. Tout cela donne déjà une idée assez précise de la mise en scène de Jacques Lassalle, auquel je reprocherai encore d'avoir fait de Lear non pas le vieillard que nous connais• sons tous, mais un homme qui — droit comme un arbre, à la démarche énergique et assurée, ne portant pas de barbe — est visiblement (malgré ses cheveux blancs) encore dans la force de l'âge, ce qui affaiblit considérablement le ressort dramatique de l'œuvre. Est-ce pour compenser cette verdeur insolente qu'on le fait descendre dans un trou pour parler à Regan ? Le symbole est un peu trop évident.

Je dois à l'honnêteté de préciser, après tant de critiques, que, Dieu merci, il y a aussi des choses réussies dans cette pro• duction : ne serait-ce que la tempête, suggérée de façon saisis• sante par des éclairs stroboscopiques et une toile flottant au gré du vent tel un nuage.

Pour la première fois depuis plus de dix ans, l'Opéra- Comique rouvre ses portes non plus pour quelques représenta• tions isolées, mais bel et bien pour une véritable saison, laquelle s'annonce, de plus, tout à fait intéressante, ce dont on doit savoir gré à Alain Lombard, qui l'a programmée.

Cette réouverture s'est faite avec une œuvre qui est assu• rément chez elle en ce lieu, puisqu'elle y fut donnée plus de mille fois (la «millième» remonte déjà à 1965!): les Contes d'Hoffmann. Mais, à vrai dire, ces Contes-ci ont assez peu à voir avec ceux qui les ont précédés sur ce même plateau, et, s'il y avait, comme c'est probable, parmi les spectateurs de vieux habi• tués de la salle Favart, ils ont dû s'étonner de voir la Muse sortir d'un tonneau («à la différence de la Vérité, qui sortait 210 LA VIE MUSICALE

d'un puits »), d'entendre, à la place du « J'ai des yeux, de vrais yeux » de Coppélius, un Trio des lunettes, de découvrir plusieurs airs jusqu'ici inconnus de Nicklausse, d'assister, impuissants, à la mort de la frêle Antonia avant que ne résonne la célèbre Bar- carolle : et cette liste est loin d'être exhaustive. C'est que ces Contes nous viennent droit de Salzbourg, dans une production dont j'ai déjà eu l'occasion, il n'y a pas plus de trois mois, de dire qu'elle tenait largement compte de la récente (elle a tout de même quatre ans !) édition de Fritz Oeser, laquelle n'atteint que maintenant Paris (devancé donc de peu par Lyon). Mieux vaut tard que jamais. Ce spectacle n'est cependant pas la réplique exacte de celui que l'on pouvait voir encore l'été dernier dans la ville de Mozart. Il y a à cela d'abord une raison physique, la scène du Grosses Festspielhaus étant sept fois (je n'exagère rien !) plus large que celle de l'Opéra-Comique, et dotée de moyens techniques incom• parablement plus puissants. Les décors ont donc été réduits à l'échelle (malgré cela, ils manquent un peu d'espace), les trans• formations à vue modifiées dans le sens, bien sûr, de la simplifi• cation, la collection impressionnante d'engrenages de Spalanzani ramenée à des proportions plus modestes. Plus d'une fois, les chanteurs, à l'étroit sur le plateau, vont se glisser (non sans peine) dans les loges d'avant-scène. Mais il y a aussi, entre Salz• bourg et Paris, des différences dues à l'imagination de Jean- Pierre Ponnelle, qui répugne à se répéter et profite de cette transplantation pour innover, en changeant ici une attitude, là un jeu de scène. C'est ainsi qu'Andrès se voit confier mainte• nant, en plus de ses tâches habituelles (qui ne vont pas bien loin...), celle, assez peu enviable, d'être une sorte de réincarna• tion de Kleinzach : il est présent pendant la chanson, et sa démarche, ses gestes, l'expression de son visage ressemblent tant à ceux de l'avorton de la légende, qu'on a l'impression que c'est son portrait qu'Hoffmann est en train de faire. Une idée origi• nale et amusante, typique de l'humour de Ponnelle.

Neil Shicoff, qui excelle dans le répertoire français, apporte à Hoffmann un timbre superbe, un style irréprochable, une présence agréable ; mais ce rôle très lourd est un peu éprouvant pour sa voix, qu'il pousse parfois à la limite de ses possibilités. La Roumaine Nelly Miricioiu est moins faite pour Olympia — qu'elle chante correctement, mais sans l'étincelante virtuosité d'une Catherine Malfitano — que pour Antonia et Giulietta, où elle a donné sa vraie mesure. J'ai beaucoup aimé cette voix LA VIE MUSICALE 21L puissante, riche et sûre, où passe par moments comme un sou• venir de la Callas. Jean-Philippe Lafont est visiblement heureux d'avoir à se glisser dans la peau de quatre personnages diabo• liques plutôt que d'un seul : il s'en donne à cœur joie ! Mais sa diction est laide (il déforme constamment les voyelles), et l'on souhaiterait à plus d'une reprise davantage de musicalité, de subtilité : où était donc José Van Dam ? La jeune Claire Powell s'est taillé, à juste titre, un beau succès dans le double rôle de la Muse et de Nicklausse, dans lequel je l'avais déjà remarquée à Covent Garden, il y a près de deux ans. Michel Hamel est parfait dans ses emplois de valet bourru, sourd ou difforme : il sait être comique sans exagération. Alain Lombard dirige avec sa vigueur coutumière, et une préférence marquée pour les tempi rapides.

Des Contes qui, sans égaler ceux de Salzbourg, sont néan• moins une belle réussite. *

Cela faisait presque vingt ans que Paris n'avait plus vu la Veuve joyeuse. On comprend donc sans peine que Jean-Albert Cartier ait choisi d'ouvrir la saison lyrique du T.M.P. avec la célèbre opérette de Lehar, laquelle prend ainsi la succession de la Vie parisienne montée il y a deux ans. Malheureusement, ce spectacle, qui tiendra sans interruption l'affiche du Châtelet jus• qu'au 6 février prochain, ne correspond ni musicalement ni scéni- quement à ce qu'on était en droit d'espérer.

Le début est pourtant fort prometteur, puisqu'il nous permet d'assister, dans le lourd silence précédant les premières mesures, et parmi les monuments funéraires d'un cimetière plongé dans une nuit et un brouillard également profonds, à l'enterrement du vieux Palmieri, qui, homme de tact, s'est dépêché de laisser à Missia sa liberté et... cinquante millions. Les choses se passent encore assez bien pendant le premier acte, pour lequel Fabio Palamidese a dessiné un décor massif, dominé par un escalier impressionnant, et pouvant se transformer en moins d'un instant grâce à un jeu de panneaux peints qui descendent des cintres ; seule fausse note jusqu'ici : plusieurs des invitées de l'ambassa• deur de Marsovie semblent sortir directement d'une représenta• tion des Dames de la Halle où elles auraient tenu les rôles épo- nymes. Les motifs d'insatisfaction augmentent cependant aux deuxième et troisième actes, où la mise en scène d'Alfredo Arias 212 LA VIE MUSICALE

accumule inutilement les vulgarités et les lourdeurs : on ne rit même plus, on est consterné. Cette Veuve étant donnée douze semaines d'affilée, il va de soi que plusieurs distributions alternent ; ainsi, les personnages principaux ont jusqu'à cinq interprètes différents. La distribution que j'ai eue ne brillait certainement pas par son homogénéité : d'un côté, une artiste hors de pair, de l'autre, un entourage de qualité variable, et souvent médiocre. Felicity Lott a de l'élé• gance, du chic, du charme, et une distinction naturelle qui tranche avec l'ensemble de cette production. Elle n'a pas du tout d'accent lorsqq'elle chante (précisons que c'est la version fran• çaise de Fiers et Caillavet qui a été retenue), et en a à peine (il est d'ailleurs ravissant) quand elle parle : après tout, Missia est née américaine ! Musicalement, elle se situe dans la lignée d'Eli• sabeth Schwarzkopf, dont elle a sans doute étudié à fond les enregistrements : ses notes filées dans l'aigu sont irrésistibles, et tout ce qu'elle fait est d'un goût parfait. Le contraste était grand avec le Danilo grisonnant et à la voix usée d'Emile Belcourt. Tibère Raffalli (Camille) est, comme toujours, excellent. Danièle Chlostawa a indéniablement de l'entrain, mais sa Nadia, ondu• lante à souhait, est beaucoup plus grisette qu'ambassadrice, et cette voix sèche et pointue peut devenir assez agaçante. Jean- Marc Thibault est un baron Popoff modérément amusant : sou• vent ses répliques tombent à plat. Christian Asse, par contre, brûle les planches dans le rôle du perpétuellement aviné Figg. Gerhard Deckert dirige sans subtilité ni légèreté excessives un Orchestre Colonne très réduit en nombre et plutôt approximatif.

Je ne sais si c'est l'acoustique du Châtelet qui est fautive, mais on entend généralement assez mal les voix : on les souhai• terait moins lointaines, plus présentes. *

Le Festival d'automne a eu cent fois raison de reprendre, dans la grande salle du Centre Pompidou, l'Opéra de quatre notes de Tom Johnson, qui avait déjà remporté un très vif succès en mars dernier, à l'American Center. Cet ouvrage d'une heure, pour cinq chanteurs et un pianiste, est, en effet, un vrai petit chef-d'œuvre d'originalité, de drôlerie, de finesse d'observation, de virtuosité d'écriture. Le titre ne ment pas, puisque l'entière partition n'est construite qu'à l'aide des seules notes la, si, ré et mi, ce qui en fait un peu l'équivalent musical des Exercices de LA VIE MUSICALE 213 style de Queneau. Avec un matériau aussi pauvre (le tiers des sons habituellement utilisés !), Tom Johnson a réussi l'exploit d'inventer une musique qui, tout en ayant un caractère répétitif qu'on ne saurait nier, ne sombre jamais dans la monotonie et l'ennui. Sans doute en irait-il tout autrement si elle devait se suffire à elle-même, être écoutée religieusement comme de la musique pure, abstraite, désincarnée. Mais elle est justement le contraire de cela, et rien ne serait plus absurde que de tenter de l'isoler d'un tout en dehors duquel elle n'aurait plus de raison d'être. Comment, par exemple, la concevoir séparée de ce texte dans lequel le compositeur, qui a été son propre libret• tiste, fait preuve d'au moins autant d'humour et d'imagination que dans sa musique ? Car il consiste tout simplement en les commentaires que leurs parties respectives inspirent aux diffé• rents interprètes, commentaires qui ne doivent pas être très éloignés de ceux qui traversent leur esprit lorsqu'ils chantent des opéras plus sérieux que celui-ci ; seulement, au lieu de les garder pour eux-mêmes, ils nous permettent, pour une fois, de les lire comme dans un livre ouvert. C'est ainsi qu'on les entend expliquer ce qu'ils sont en train de faire, annoncer ce qui va venir, compter les mesures, protester contre les positions incon• fortables qu'ils sont obligés de garder tout au long de l'inénar• rable scène finale, ou reprocher sans cesse au compositeur de ne les avoir jamais consultés. Le ténor (Jean-Pierre Chevalier) se plaint de n'avoir qu'un seul air. alors que la plupart de ses collè• gues en ont deux, voire trois : le public quittera donc la salle en ne l'ayant presque pas entendu, et, pis, sans même avoir pu admirer son sublime contre-»/ (et pour cause : cette note ne fait pas partie des quatre heureuses élues !), ce qui est un véritable scandale ! Le baryton (Mark Rudkin) attend stoïquement que son air — pendant lequel il ne se passe rien, mais qui, étant le plus long de tout l'opéra (152 mesures!), lui procure tout de même une certaine satisfaction — veuille bien s'achever. La basse (Henri Bougerolle) ne fait qu'une très brève apparition, mais se console à l'idée que, sans lui, la représentation ne pour• rait avoir lieu. La soprano (Eliane Lublin, laquelle, soit dit en passant, incapable de se soustraire à l'irrésistible force d'attrac• tion de l'arpège de la majeur, introduit par deux fois un do dièse qui porte à cinq le nombre des notes réellement entendues au cours de cette soirée : mais le compositeur n'est évidemment pour rien dans cette petite tricherie), la soprano, donc, joue les divas capricieuses, mettant un point d'honneur à se faire atten• dre, et ne trouvant rien à son goût. Mais c'est la mezzo-soprano 214 LA VIE MUSICALE

que l'on remarquait le plus, à la fois à cause de l'importance de ce rôle, et parce qu'il était tenu par Anna Marie Holroyd, une jeune et merveilleuse cantatrice anglaise, dont la voix profonde et satinée est d'une beauté saisissante, et qui a encore moins d'accent en français que sa compatriote Felicity Lott, dont je parlais tout à l'heure. Retenez bien son nom, et si vous le voyez sur une affiche, précipitez-vous : vous ne le regretterez pas. Jay Gottlieb joue le rôle (car c'en est un !) du pianiste avec un talent d'acteur comparable à ses dons de virtuose, qui m'étaient, eux, déjà connus. La mise en scène de Henry Pills- bury est pleine de surprises amusantes. Une soirée d'une gaieté saine et rafraîchissante. *

Je pourrais en dire autant de celle que la saison lyrique de Radio-France nous a permis de passer en compagnie d'Orphée aux Enfers. Offenbach sait soigner à l'extrême son écriture ins• trumentale, comme il le fait dans cet opéra-féerie (tel est, en effet, le qualificatif de la seconde version d'Orphée), tout en ne per• dant pas un atome de son prodigieux sens de l'humour. Quant à F « hénaurme » parodie mythologique de Crémieux et Halévy (pour une fois, Meilhac n'est pas de la fête !), elle n'a pas pris une seule ride : les calembours font toujours mouche, et la cari• cature de la vie familiale, politique, professionnelle reste d'une actualité étonnante. Rien n'est épargné, tout le monde en prend pour son grade : un vrai régal !

Cette excellente exécution en concert a été l'occasion de faire un certain nombre de découvertes. Tout d'abord celle d'un chef remarquable, né au Chili il y a trente-trois ans : Maximiano Valdés. Energique, précis et sympathique, il a fait sans peine la conquête du public, des choristes, des membres du Nouvel Orchestre philharmonique, bref, de tous les présents. Mais ce n'est pas tout, puisqu'il y avait au moins deux solistes de premier ordre que je ne connaissais pas encore : Thierry Dran, un ténor musical, à la voix mozartienne (Pluton), et Jean Brun, qui incarne Jupiter — pardon, Jupin ! — avec un abattage formi• dable. II faut l'entendre tonner, tempêter, fulminer contre ces dieux qui ont le toupet de contester son autorité, ou, métamor• phosé en mouche, susurrer des bourdonnements d'amour aux oreilles de la douce Eurydice ! Celle-ci le lui rendait d'ailleurs fort bien, puisque Pierrette Delange a, entre autres talents (dont LA VIE MUSICALE 215

l'esprit n'est pas le moindre), celui de bourdonner à ravir, même sur les phrases musicales les plus périlleuses ; ce mode d'expres• sion peu courant a, qui plus est, l'avantage de masquer le fait que sa diction est moins que parfaite. Orphée, cet infortuné professeur de violon, avait la voix agréable et franche de Tibère Raffalli, qui s'affirme de plus en plus comme l'un des meilleurs ténors français de la jeune génération : il a une bonne technique, du style, une prononciation belle et claire. Anna Marie Holroyd était la plus séduisante des Vénus, Meral Jaclin un bon Cupidon. Jane Berbié une Opinion publique qu'on aurait souhaitée plus véhémente, plus sonore. Quant à Jean-Christophe Benoit, son John Styx à l'accent plus anglais que nature nous a fait littéra• lement pleurer de rire ! *

Wolfgang Sawallisch est un chef que l'on connaît mal en France, où il est très peu venu ces dernières années. Radio- France a eu raison de remédier à cela en l'invitant pour deux semaines à la tête de l'Orchestre national, avec lequel il n'a pas donné moins de cinq concerts. C'est au premier de ceux-ci que je me suis rendu, attiré par la rareté de l'œuvre qui y était jouée : on n'entend en effet jamais le Paradis et la Péri. Je me demande bien pourquoi, car ce premier oratorio de Schumann est, de bout en bout, de la plus haute qualité. Le sujet, tiré du poème oriental Lalla Rookh de Thomas Moore, lui a inspiré une musique très variée, qui illustre fidèlement les pérégrinations de l'héroïne en quête du don capable de lui procurer le pardon céleste : de grands chœurs héroïques alternent avec des scènes intimes ou des pages purement descriptives, avant que n'explose, irrésistible, le chant de jubilation de la Péri enfin accueillie au Paradis.

Le très bel ensemble de solistes réunis pour cette occasion comprenait, à côté de chanteurs aussi connus que Helen Donath. Julia Hamari et , deux noms que je rencontrais pour la première fois : ceux de l'excellente soprano Lucy Peacock et de la basse Jan Hendrik Rootering, qui pourrait être un nouveau Kurt Moll (auquel il ressemble d'ailleurs physiquement). Une superbe interprétation, qui a valu un véritable triomphe à , l'orchestre et les chœurs joignant leurs applaudissements à ceux du public. Assez curieusement, ce concert était donné dans la basilique de Saint-Denis, en coproduction, nous précise-t-on, avec le fes- 216 LA VIE MUSICALE

tival du même nom, lequel a habituellement lieu au mois de juin. Le décor était certes magnifique, mais il fallait beaucoup d'ima• gination pour compenser les effets de cette acoustique sèche et froide, dans laquelle pas un instrument à cordes ne peut sonner convenablement. Comme si cela n'était pas assez, il a fallu encore supporter pendant toute la soirée un détestable bruit de fond, venant sans doute de quelque appareil électrique. Décidément, rien ne remplacera jamais une bonne salle de concert !

Giuseppe Sinopoli est un homme aux talents multiples : médecin (il est l'auteur d'une thèse en anthropologie criminelle et psychiatrie), compositeur et chef d'orchestre. Ce Vénitien de trente-six ans, qui vit maintenant à Vienne (une ville où il a également étudié), était connu à Paris surtout comme interprète de la musique contemporaine, mais on savait que, depuis plu• sieurs années déjà, il consacrait de plus en plus de temps à l'opéra italien et aux grandes œuvres symphoniques du xix"' siècle. S'il nous faut encore patienter jusqu'à la fin mai pour découvrir, grâce à la nouvelle production de Luisa Miller au Palais Garnier, le chef lyrique, les débuts qu'il vient de faire à la tête de l'Orchestre de Paris nous permettent d'avoir déjà une idée de ses affinités avec le répertoire romantique. Idée à vrai dire encore assez vague, puisque formée à partir de deux interprétations plutôt contradictoires : d'une part, une très belle Ouverture tra• gique de Brahms, qui, puissante et large, vous empoignait dès le début, et laissait clairement deviner une nature, un tempéra• ment ; de l'autre, une 2' Symphonie de Schumann plus que déconcertante. Je sais bien que l'auteur du Carnaval aimait faire suivre l'indication presto possibile d'un più presto où l'on est libre de voir, si l'on veut, un signe avant-coureur de sa folie. Mais en quoi cela autorise-t-il un chef à diriger le Scherzo — qui est marqué, lui, seulement Allegro vivace — non pas prestis• simo, mais littéralement à tombeau ouvert ? A cette vitesse-là, la musique n'a plus aucun sens : elle se résume à une course effrénée de notes que l'on ne réussit même plus à distinguer entre elles. J'admire les musiciens de l'Orchestre de Paris d'avoir gardé, même à cette allure démentielle, un ensemble sans faille. Sans aller jusqu'aux mêmes excès, le premier mouvement était, lui aussi, pris trop rapidement. Seul le sublime Adagio se rap• prochait de la vérité. LA VIE MUSICALE 217

Mais il est temps de parler du moment le plus intéressant de la soirée, qui a été sans aucun doute la première audition en France d'un extrait de Lou Salomé, opéra que Sinopoli composa pour le Staatsoper de Munich, où il fut créé le 10 mai 1981. A en juger d'après cette scène d'adieu entre Paul Rée (Sven Olof Eliasson, ténor wagnérien au timbre barytonal) et Lou (Karin Ott, soprano dont la voix était, hélas ! un peu étouffée par l'orchestre), il s'agit d'un ouvrage très réussi, que l'on souhaiterait pouvoir entendre prochainement en entier à Paris. Ce que j'aime dans cette musique, c'est que, tout en étant bien de son temps, elle se relie à une tradition qui remonte à Berg (on songe plus d'une fois à Lulu), voire à Wagner. Il y a chez Sinopoli, à côté de moments d'une violence extrême, un lyrisme contemplatif qui séduit d'emblée. Jamais maltraitées, les voix ne sont pas condamnées aux lignes en dents de scie chères aux disciples de l'école de Vienne : elles procèdent, au contraire, sans grands sauts, de façon régulière, par valeurs longues et égales, et suivant une courbe presque mélodique. L'écriture orchestrale est très raffinée, avec de belles trouvailles d'instru• mentation. L'opéra contemporain serait-il en train de revenir au romantisme ?

A l'occasion du centenaire de Karol Szymanowski, Sviatos- lav Richter — dont le professeur, l'illustre Heinrich Neuhaus, était, il est intéressant de le noter, cousin germain du grand compositeur polonais — a donné, salle Gaveau, un concert qui aurait dû attirer davantage de monde. Entièrement d'inspiration orientale, la première partie comprenait deux Masques pour piano seul —• Shéhérazade, page d'un orientalisme discret et plein de charme, et Tantrus le Bouffon, morceau fantasque, contrasté, animé — suivis des Six Chants du muezzin passionné (sur des poèmes de Jaroslaw Iwasskiewicz), qui avaient pour soliste une jeune soprano à la voix fraîche et pure : Galina Pissarenko. D'un caractère très différent, la seconde moitié du programme nous permit d'entendre tout d'abord les Sept Chants opus 54 sur des poèmes de James Joyce, mélodies tour à tour méditatives et gaies, nostalgiques et lumineuses, après quoi, de nouveau seul, Sviatoslav Richter conclut la soirée de magnifique façon, avec sept Mazurkas qui, à l'instar de celles de Chopin, sont de véri• tables joyaux. 218 LES DISQUES

Remercions le grand pianiste russe d'avoir tenté de faire mieux connaître en France Szymanowski, dont la plus grande partie de l'œuvre reste encore à découvrir, et déplorons une fois de plus le manque de curiosité du public parisien.

LES DISQUES

Turandot, par Herbert von Karajan. — Les Scènes de Faust, de Schumann. — Mahler, par Otto Klemperer. — Le Te Deum de Berlioz. — Stravinski, par . — Brahms, par Anne-Sophie Mutter. — « Réfé• rences ». — Noëls.

L'extrême abondance discographique de cette fin d'année m'oblige à un maximum de concision.

Commençons par un somptueux nouvel enregistrement de Turandot (1). Dès les premières mesures, on a le souffle coupé. Les tempi lents, majestueux de Herbert von Karajan mettent admirablement en valeur aussi bien la prodigieuse orchestration de Puccini que la splendeur sonore, la rutilance des Wiener Phil• harmoniker. La prise de son donne au magnifique chœur de l'Opéra de Vienne une présence si réelle que l'on a la sensation, à vrai dire peu rassurante, de se trouver pris au milieu de cette foule déchaînée, qui exige avec des cris sauvages toujours plus de sang. Avec sa voix pleine de soleil et de séduction, Placido Domingo est un Calaf de rêve, à la fois vaillant et musical, tandis que Barbara Hendricks incarne une Liù frêle et aimante, merveilleusement féminine, et Ruggero Raimondi un Timur noble et émouvant. On ne pouvait trouver de meilleurs interprètes pour les trois ministres que Gottfried Hornik, Heinz Zednik et Fran• cisco Araiza, lesquels, en excellents mozartiens qu'ils sont, appor• tent à ces personnages issus directement de la commedia dell'arte un humour aussi efficace que discret. La seule déception vient

(1) DG 2741 013, un coffret de trois disques.