La Vie Musicale

La Vie Musicale

MIHAI DE BRANCOVAN LA VIE MUSICALE Lear, à l'Opéra de Paris. — Les Contes d'Hoffmann, à l'Opéra-Comique. — La Veuve joyeuse, au T.M.P. — L'Opéra de quatre notes, de Tom Johnson. — Orphée aux Enfers, à Radio-France. — Le Paradis et la Péri, de Schumann. — Giuseppe Sinopoli. — Szymanowski, par Sviatoslav Richter. On n'a pas souvent l'occasion de voir, à trois mois d'inter• valle, deux productions différentes d'un même opéra contem• porain. Cette expérience intéressante, je viens pourtant de la faire avec le Lear d'Aribert Reimann, à l'occasion de sa création au Palais Garnier. Il faut dire aussi que, contrairement à la plupart des ouvrages lyriques écrits ces dernières années, celui-ci s'est imposé dès la première mondiale (qui eut lieu à Munich le 9 juillet 1978), et a remporté depuis, partout où il a été donné, le même succès. Cette règle n'a pas manqué de se vérifier à Paris, où le public a applaudi le compositeur avec une chaleur et un enthousiasme qui ont dû faire pâlir d'envie plus d'un de ses collègues. Je ne m'attarderai guère sur la partition et le livret, dont j'ai parlé suffisamment en détail dans la livraison d'octobre de la Revue. Ma réaction après cette représentation est d'ailleurs sensiblement la même qu'alors : pour moi, Lear est, sans aucun doute, une œuvre forte, prenante, bien construite, en un mot, très réussie. Je ne ferai qu'une seule réserve, sur un point qui, je ne sais exactement pourquoi, m'a frappé beaucoup plus ici qu'à Munich : la violence inouïe et difficilement supportable qui règne presque sans interruption durant environ les trois premiers quarts d'heure de la première partie. Fatiguée par cette agression 208 LA VIE MUSICALE perpétuelle et souvent gratuite, comme par la monotonie qu'elle ne manque pas d'engendrer, l'attention du spectateur faiblit, se relâche, ce qui n'entrait sûrement pas dans les intentions de l'auteur. Heureusement, cela ne se poursuit pas indéfiniment, et l'orage (dont la violence est pleinement justifiée !), la folie feinte d'Edgar, les retrouvailles de Lear et de Cordelia, la mort du vieux roi sont des scènes impressionnantes, émouvantes, d'une justesse de ton parfaite. La distribution, en grande majorité française, comprenait néanmoins deux chanteurs ayant pris part à la création muni- choise : la Suisse Colette Lorand — une Regan étonnante, le portrait même du vice et de la méchanceté — et l'Américain David Knutson, qui, avec cette voix étrange, oscillant sans cesse entre le registre de ténor et celui de contreténor, fait à nouveau merveille dans le rôle d'Edgar. Peter Gottlieb, à qui revenait la lourde tâche de succéder à Dietrich Fischer-Dieskau, s'en est admirablement acquitté : on n'en attendait pas moins de cet artiste intelligent et subtil, qui est aussi bon acteur que chanteur. Français d'adoption seulement, puisqu'il est né en Tchécoslova• quie et a fait ses études à Rio de Janeiro et à Florence, c'est pourtant lui qui avait, et de loin, la diction la plus belle et la plus claire : on ne perdait pour ainsi dire pas un mot de son texte. Antoinette Becker, qui a traduit, spécialement pour ces représentations, le livret allemand de Claus H. Henneberg, n'aura donc pas travaillé — comme cela arrive, hélas ! bien souvent — pour rien ! Sans pouvoir rivaliser avec Julia Varady, Hélène Garetti est une Cordelia douce et très touchante, tandis que Jean Dupouy apporte à Edmund, cet autre Iago, une voix puissante et une présence convaincante. Les cris stridents, les gigantesques chevrotements d'Hélia T'Hézan sont aussi détestables que le personnage de Goneril ; par bonheur, le suicide finit par la réduire au silence... mais si tard ! Friedemann Layer, un jeune Viennois qui fut l'assistant de Herbert von Karajan et de Karl Bohm, a accompli un travail tout à fait remarquable à la tête de l'orchestre de l'Opéra. Très honorable musicalement, c'est sur le plan scénique surtout que ce spectacle souffre de la comparaison avec Munich. Si le décor de Yannis Kokkos — une éminence rocheuse de la forme régulière d'une calotte sphérique, et juste ce qu'il faut d'accessoires — est d'une neutralité parfaitement acceptable, ses costumes, en revanche, sont d'une laideur et d'une « actua- LA VIE MUSICALE 209 lité » également inutiles : les hommes, par exemple, portent pour la plupart des complets-veston fripés et tout tachés de blanc, au point qu'on se demande si le bon roi Lear n'a pas poussé l'originalité jusqu'à aller choisir parmi des peintres en bâtiment les cent chevaliers de sa suite. Il y a aussi, cliché oblige, les inévitables S.S. de service, dont le chef pourrait, paradoxalement (c'est, après tout, l'un des personnages les moins noirs de la pièce !), bien être cet Albany qui — chapeau mou, lunettes, moustache, manteau beaucoup trop long pour sa taille minuscule — est un mélange à la fois ridicule et sinistre de Charlie Chaplin et de Goebbels. Tout cela donne déjà une idée assez précise de la mise en scène de Jacques Lassalle, auquel je reprocherai encore d'avoir fait de Lear non pas le vieillard que nous connais• sons tous, mais un homme qui — droit comme un arbre, à la démarche énergique et assurée, ne portant pas de barbe — est visiblement (malgré ses cheveux blancs) encore dans la force de l'âge, ce qui affaiblit considérablement le ressort dramatique de l'œuvre. Est-ce pour compenser cette verdeur insolente qu'on le fait descendre dans un trou pour parler à Regan ? Le symbole est un peu trop évident. Je dois à l'honnêteté de préciser, après tant de critiques, que, Dieu merci, il y a aussi des choses réussies dans cette pro• duction : ne serait-ce que la tempête, suggérée de façon saisis• sante par des éclairs stroboscopiques et une toile flottant au gré du vent tel un nuage. Pour la première fois depuis plus de dix ans, l'Opéra- Comique rouvre ses portes non plus pour quelques représenta• tions isolées, mais bel et bien pour une véritable saison, laquelle s'annonce, de plus, tout à fait intéressante, ce dont on doit savoir gré à Alain Lombard, qui l'a programmée. Cette réouverture s'est faite avec une œuvre qui est assu• rément chez elle en ce lieu, puisqu'elle y fut donnée plus de mille fois (la «millième» remonte déjà à 1965!): les Contes d'Hoffmann. Mais, à vrai dire, ces Contes-ci ont assez peu à voir avec ceux qui les ont précédés sur ce même plateau, et, s'il y avait, comme c'est probable, parmi les spectateurs de vieux habi• tués de la salle Favart, ils ont dû s'étonner de voir la Muse sortir d'un tonneau («à la différence de la Vérité, qui sortait 210 LA VIE MUSICALE d'un puits »), d'entendre, à la place du « J'ai des yeux, de vrais yeux » de Coppélius, un Trio des lunettes, de découvrir plusieurs airs jusqu'ici inconnus de Nicklausse, d'assister, impuissants, à la mort de la frêle Antonia avant que ne résonne la célèbre Bar- carolle : et cette liste est loin d'être exhaustive. C'est que ces Contes nous viennent droit de Salzbourg, dans une production dont j'ai déjà eu l'occasion, il n'y a pas plus de trois mois, de dire qu'elle tenait largement compte de la récente (elle a tout de même quatre ans !) édition de Fritz Oeser, laquelle n'atteint que maintenant Paris (devancé donc de peu par Lyon). Mieux vaut tard que jamais. Ce spectacle n'est cependant pas la réplique exacte de celui que l'on pouvait voir encore l'été dernier dans la ville de Mozart. Il y a à cela d'abord une raison physique, la scène du Grosses Festspielhaus étant sept fois (je n'exagère rien !) plus large que celle de l'Opéra-Comique, et dotée de moyens techniques incom• parablement plus puissants. Les décors ont donc été réduits à l'échelle (malgré cela, ils manquent un peu d'espace), les trans• formations à vue modifiées dans le sens, bien sûr, de la simplifi• cation, la collection impressionnante d'engrenages de Spalanzani ramenée à des proportions plus modestes. Plus d'une fois, les chanteurs, à l'étroit sur le plateau, vont se glisser (non sans peine) dans les loges d'avant-scène. Mais il y a aussi, entre Salz• bourg et Paris, des différences dues à l'imagination de Jean- Pierre Ponnelle, qui répugne à se répéter et profite de cette transplantation pour innover, en changeant ici une attitude, là un jeu de scène. C'est ainsi qu'Andrès se voit confier mainte• nant, en plus de ses tâches habituelles (qui ne vont pas bien loin...), celle, assez peu enviable, d'être une sorte de réincarna• tion de Kleinzach : il est présent pendant la chanson, et sa démarche, ses gestes, l'expression de son visage ressemblent tant à ceux de l'avorton de la légende, qu'on a l'impression que c'est son portrait qu'Hoffmann est en train de faire. Une idée origi• nale et amusante, typique de l'humour de Ponnelle. Neil Shicoff, qui excelle dans le répertoire français, apporte à Hoffmann un timbre superbe, un style irréprochable, une présence agréable ; mais ce rôle très lourd est un peu éprouvant pour sa voix, qu'il pousse parfois à la limite de ses possibilités. La Roumaine Nelly Miricioiu est moins faite pour Olympia — qu'elle chante correctement, mais sans l'étincelante virtuosité d'une Catherine Malfitano — que pour Antonia et Giulietta, où elle a donné sa vraie mesure.

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