© by éditions Clancier Guénaud, 1984 I.S.B.N. : 2-86215 -060-6 Bernard MARREY

UN CAPITALISME IDÉAL

Ouvrage publié avec le concours du Centre National des Lettres

Éditions Clancier-Guénaud 49, rue Saint-André-des-Arts - 75006 Paris DU MÊME AUTEUR

— Guide de l'art dans la rue à Paris et dans la région parisienne au XX siècle. Les éditions ouvrières - 1974. — Les grands magasins. Librairie Picard - 1979. — Architectures à Paris 1848-1914 (avec Paul Chemetov). Dunod - 1980, ré-édité 1984. — Rhône-Alpes (ouvrage collectif). L'Equerre - 1982. — La ville d'hiver d'Arcachon (participation). Institut français d'architecture - 1983. — La grande histoire des terres et des jardins d'hiver (avec Jean-Pierre Monnet). Graphite - 1984. — La vie et l'œuvre de Gustave Eiffel... Graphite - 1984. A Charlotte.

REMERCIEMENTS

Je suis très reconnaissant à Jean-Jacques Journet, ami et allié de la famille Menier, de m'avoir aidé de ses conseils, de ses souvenirs et de ses documents. Jean Sterlin, inlassable collectionneur de tout ce qui concerne la Seine-et-Marne, m'a ouvert avec générosité ses trésors. L'un et l'autre m'ont permis de remédier à l'absence de sources directes. La Société Rowntree-Mackintosh m'a autorisé à parcourir les archives dont elle disposait. Mmes Marie-Thérèse Baud, E.Bichot, MM.Albert Ehrmann, Georges Guerrier, Jean- Jacques Gillon, eux-mêmes témoins ou descendants de témoins de cette épopée, m'ont aidé de leurs souvenirs. Mmes Anne Dugat, conservatrice à la Commission du Vieux Paris, et Véronique Laisné, conservatrice à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, ont facilité mes recherches. M.Bernard Voisin, conservateur du château de Chenonceaux, Pauline et Jean-Louis Menier m'ont obligeamment commu- niqué ce qu'ils possédaient.

AVERTISSEMENT

L'âge d'or du capitalisme se situe en au milieu du XIX siècle ; c'est dire qu'il fut porté par la génération des enfants de la Révolution de 1789. Malgré son pragmatisme d'origine anglo-saxonne, il ne pouvait donc echapper tout à rait, en traversant la Manche, à l'Idée révolutionnaire, à son esprit théorique et volontiers abstrait, même si l'ensemble était animé par le souffle puissant de la liberté qu'avait créé le Siècle des lumières. Un philosophe de cette génération, Ernest Bersot, venu au journalisme à la suite d'interdits religieux et politiques qui l'avaient chassé de l'enseignement, écrivait dans Le journal des débats du 2 2 octobre 1864 : « L'idéal (...), c'est proprement une chose existante prise dans sa perfection ; sans doute cette perfection n'est pas actuellement réalisée, mais la réalité y tend, c'est sa des- tinée, sa règle, l'ordre le meilleur où elle puisse être, et où elle s'efforce de se placer ; c'est, dans la vie privée, la sainteté, dans la vie publique, la justice et la fraternité la plus complète, c'est-à-dire la perfection ; et il est également sûr que l'homme y tend et qu'il n'y arrivera jamais. On reconnaît ici quelle ligne délicate sépare l'idéal et l'utopie : il s'agit de décider à quel point de perfection il est permis d'atteindre, et de ne pas passer au-delà. » Emile Menier, second de la dynastie, a approché de très près ce point de perfection au cours des années 1870. Ses fils ont repris le flambeau, mais sans tendre vers l'Idée avec la même exigence. Puis les petits-fils et les arrière-petits-fils sont venus, et l'Idée est morte. Car le capitalisme, tel qu'il a existé à , est mort, et bien mort. La Maison Menier, comme on disait à l'époque, a été vendue en 1960 après avoir frôlé la faillite. Quant aux descendants, tenus à l'écart de la famille pendant leur enfance, ils sont domiciliés en Suisse, comme tous les princes sans couronne. On devine que la recherche historique n'en a pas été facilitée, et que de nombreux points restent mal éclaircis, sinon parfois, occultés. Chaque fois que l'histoire nous a paru avoir un caractère plus légendaire que vraisembla- ble, nous avons émis les réserves qui s'imposaient ; comme on peut s'y attendre d'ailleurs, ces incertitudes se situent surtout aux origines de l'entreprise, qui n'est pas l'essentiel. L'essentiel est à Noisiel, sur les bords de la Marne. Il suffit de s'y promener pour sentir, à la vue du moulin, de cet étrange bâtiment que les anciens appellent « la cathédrale », que des événements importants se sont déroulés là. En dépit du temps écoulé, une poésie intense émane de ces bâtiments. Ils sont les témoins d'une épopée toute proche - c'était il y a un siècle - ; mais vu des ensembles de Marne-la-Vallée, ils paraissent aussi anachroniques que la Sainte-Chapelle au milieu du Palais de justice de Paris. L'aventure qu'ils racontent dérange l'image habituelle que nous nous sommes faite des rapports du capital et du travail à cette époque. Après Simonde de Sismondi, « je suis persuadé qu on est tombé dans de graves erreurs, pour avoir toujours voulu généraliser tout ce qui se rapporte aux sciences sociales » (1). (1) Simonde de Sismondi : Etudes sur l'économie politique. Paris, 1837- 1838. Antoine-Brutus

La Jeunesse. Le 2 8 floréal an III de la République une et indivisible (soit le 17 mai 1795), en la maison commune de Germain-de Bourgueil, près de Chinon, était présenté un enfant, Jean-Antoine-Brutus Menier, fondateur de la maison et dynastie Menier. L'acte d'état civil indique que son père, Jean, était marchand, mais ne dit pas qu'il était aussi, très probablement, vigneron. Il dit aussi que le frère de son père, Antoine, qui fit la déclaration à la maison commune, était chirurgien. Dans la famille, on ajoute qu'il aurait exercé son art aux Armées du Roi... Des incertitudes subsistent en effet sur les membres plus anciens de la famille. Les caprices de la Loire auraient fait disparaître des archives à Bourgueil et à La Chapelle-sur-Loire, où il semble que les Menier aient eu également des propriétés. La famille Menier semble en tout cas avoir fait partie de la bourgeoisie provinciale convertie aux idées nouvelles : le choix du prénom usuel, le troisième, montre qu'elle n'était pas insensible à la mort du tyran. Peut-être sur la recommandation de l'oncle-chirurgien, elle envoie l'enfant, à neuf ans, faire ses études au Prytanée de La Flèche. Il avait toujours grande répu- tation, même s'il n'était plus dirigé par les jésuites qui l'avaient fondé en 1604 ; cette année-là, ils avaient eu la chance de recruter un élève exceptionnel, René Descartes. Mais, un siècle et demi plus tard, les temps avaient changé, les jésuites étaient à nouveau bannis, et le collège devenu militaire. Pendant la période révo- lutionnaire, il eut plusieurs statuts et destinations successives jusqu'à ce qu'il redevienne Prytanée militaire, par décision impériale, au printemps de 1808 ; Antoine-Brutus a treize ans. Il y poursuit ses études jusqu'en 1811, sans doute honorablement, puique le pharmacien du Prytanée le prend comme stagiaire. Après deux années, il va tenter sa chance à Paris. Sans doute bien recommandé, il entre à l'Hôpital du Val-de-Grâce le 1 octobre 1813, sous les ordres du pharmacien-chef Antoine. Mais la situation militaire se gâte. L'Armée impériale, défaite en Espagne, est vaincue ce même mois d'octobre à Leipzig. En janvier 1814, les troupes coalisées envahissent la France. Antoine-Brutus reçoit, le 3 février, l'ordre de rejoindre les officiers de santé de la 24 région militaire à Bruxelles. Aura-t-il le temps d'y aller ? Ou seulement celui d'errer, tel Fabrice un peu plus tard à Waterloo, à la recherche d'une vraie bataille ? L'empereur abdique le 6 avril à Fontainebleau. Antoine - Brutus est sans doute déjà revenu au Val-de-Grâce, où son chef Antoine a besoin de lui ; mais, par suite des événements politiques, il est licencié — on ne dit pas démobilisé alors — et renvoyé dans ses foyers le 21 août. Il a dix-neuf ans.

Après l'épopée, l'éclatement de la France aux dimensions de 1 et du monde, c'est, brutalement, le repli sur l'hexagone. Après les bulletins de victoire, c'est le retour d'une aristocratie et d'une église déphasées et anachroniques, le reniement du passé, les règlements de compte. Après l'exaltation, suit l'humiliation. Le romantisme français s'en nourrira. Antoine-Brutus a cinq ans de moins que Lamartine, trois de plus que Delacroix...

Napoléon prisonnier à Sainte-Hélène, l'avenir n'est plus aux armées. Plus perspicace que Fabrice, ce n'est pas l'état ecclésiastique qu il va embrasser, mais le commerce. Peut-être a-t-il lu Benjamin Constant, qui vient de publier De l'esprit de conquête, et a-t-il médité ce qui en fait la substance :

« La guerre et le commerce ne sont que deux moyens différents d'arriver au même but, celui de posséder ce qu'on désire. Le commerce n'est autre chose qu'un hommage rendu à la force du possesseur par l'aspirant à la possession. C'est une tentative pour obtenir de gré à gré ce qu'on n'espère plus conquérir par la violence. »(1) Tout naturellement il se tourne vers celui des drogues, et aussi naturellement, c'est le moment où il épouse, le 24 février 1816, Marie-Virginie Pichon. Le fait a son importance « commerciale », car c'est probablement grâce à la dot de sa femme et à l'aide de ses beaux- parents, qu'il s'intalle 37, rue du Puits (aujourd'hui rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie), dans le Marais, à Paris. Le magasin ne doit pas être bien grand, car, au départ, il ne dispose que d'une meule à bras pour préparer ses poudres. Les débuts sont sûrement d'autant moins faciles que les réflexes corporatifs sont encore vifs, et que la préparation et le commerce des poudres médicamenteuses sont un empiétement sur la corporation de la pharmacie, toujours existante. Ils auraient été sans doute quasi impossibles dans une période moins troublée, et sans le secours des commandes du Val-de-Grâce. Mais

(1) On n'a évidemment pas de preuve qu'Antoine-Brutus Menier ait lu Benjamin Constant. Mais son fils Emile, dans sa Théorie et application de l'impôt sur le capital, Paris, Plon, 1876, le cite p. 598: «Le premier publiciste qui ait déterminé d'une manière précise le caractère de la civilisation actuelle est Benjamin Constant : "Le but des nations modernes, dit-il, c'est l'industrie." » (De l'esprit de conquête et d'usurpation, chap. II). « la perfection qu'il apporta dans les procédés de la pulvérisation, la beauté et la pureté des produits qu'il fabriquait, la bonne foi qu'il mettait dans ses relations commerciales, lui permirent de vaincre toutes les résistances » (1). C'est du moins son biographe officiel qui le dit. Sa clientèle s'étendit rapidement, y compris parmi les pharmaciens. D'une certaine façon, sa position en marge de la profession le poussait à faire preuve d'invention.

La marque de fabrique.

A tort ou à raison, la tradition, là encore, lui attribue l'invention de la marque de fabrique, idée simple et géniale qui consiste à garantir la qualité du produit vendu par la signature du fabricant. Mais est-elle bien de lui ? Dans Le Mercure de France d'avril 1776, on peut lire l'avis suivant : « Le sieur Roussel, marchand-épicier dans l'abbaye de Saint-Germain des prés, cour des religieux en entrant par la rue Sainte-Marguerite, attenant à la fontaine, considérant que l'usage du chocolat devient ordinaire, tant pour la santé publique que pour l'agrément, assuré d'ailleurs de la bonté de sa fabrique par les témoignages et les applaudissements de plusieurs personnes de distinction et de goût, qui lui ont conseillé de le faire connaître, il donne en avis qu'en qualité ce citoyen qui veut être utile à ses compatriotes, et pour éviter toute surprise, il fait mettre sur chaque pain de chocolat sortant de sa fabrique l'empreinte de son nom et sa demeure. »

L'idée de la marque serait donc antérieure d'une quarantaine d'années à Menier. Mais, si l 'on en croit la rédaction même de l'avis, la clientèle touchée devait être

(1) A. Chevalier : Notice nécrologique sur Jean-Antoine-Brutus Menier. Extrait du Nécrologe universel du XIX siècle, Paris, 1854. réduite. Menier — et ce sera là son génie — eut l'idée de l'appliquer à ce qui n'était pas encore des produits de masse, mais tout au moins à des produits qu'il avait l'ambition de fabriquer industriellement. Il faut rappeler qu'à cette époque tous les produits, et pas seulement les produits pharmaceutiques, se vendaient en vrac. Personne ne garantissait quoi que ce soit : le producteur fabriquait ce qu'il pouvait comme il pouvait ; le transporteur — c'était une tolérance admise — vivait sur son chargement en le maquillant plus ou moins, et si le commerçant conservait ses stocks le moins longtemps possible, personne n'était là pour vérifier les dates... Il en résultait des variations dans la qualité des produits qui posaient des problèmes délicats aux médecins pour l'ordonnance des doses à prescrire. Encore sous l'Empire, le baron Larrey se plaignait de la difficulté d'établir des ordonnances avec des produits de qualités variables. Il n'est donc pas étonnant que le besoin de la garantie ait été plus vivement ressenti dans le commerce des drogues.

Menier a-t-il inspiré Balzac ? César Birotteau, lançant son Eau Carminative et la Pâte des Sultanes, indiquait : « M. César Birotteau, pour éviter toutes les contrefaçons, prévient le public que la Pâte est enveloppée d'un papier portant sa signature et que les bouteilles ont un cachet incrusté dans le verre » (1).

L'achat d'un moulin.

Il est de fait que la Maison Menier s'accroît. Sans abandonner la rue du Puits, elle s'installe également rue des Lombards. Depuis le XVII siècle, elle est la rue des droguistes et des confiseurs. L'emplacement est donc

(1) Honoré de Balzac : César Birotteau. Paris, 1837. bon. De la meule à bras d'origine, on est passé au moulin actionné par un cheval, puis à deux, trois, quatre moulins. En 1825, « il avait vingt chevaux employés à faire mouvoir ses machines rue du Puits » (1) lorsque une relation de travail, M. Antic, ou Antiq, mécanicien-constructeur spécialisé dans les moulins et domicilié à Paris, lui apprit la mise en vente d'un moulin sur la Marne, à Noisiel. Il s'associe alors avec un certain Adrien, sans doute pour faire face aux frais d'achat, 30 000 livres, et d'installation. L'origine du moulin etait très ancienne, puisque, selon la tradition, elle serait très antérieure à l'année 1137 ou 1157, gravée sur l'une des piles (2). Au début du XII siècle, il appartenait au Domaine de la Couronne : une charte de Louis VII, qui régna de 1137 à 1180, en ferait mention, en 115 7 selon certains historiens. Selon d'autres, il aurait été donné vers la même époque à l'Abbaye de Gournay par l'évêque de Meaux. De toutes façons, à partir du XII siècle, quelle qu'en soit la date exacte, la terre de Noisiel et le moulin appartiennent à l'Abbaye de Gournay, qui en restera propriétaire jusqu'en 1599. Ils sont achetés cette année-là par « Jean du Tremblay, secrétaire du roi, moyennant 4 000 écus... Henri IV confirmant cette vente par lettres données à Blois au mois d'août 1599 » (3). Vers le milieu du XVII siècle, c'est un autre secrétaire d'un autre roi, Yves Mallet, qui en est propriétaire. Il est même également propriétaire de la ferme du Buisson-Saint-Antoine, et, prétendant qu'elle était plus voisine de l'église de Noisiel que de celle de Lognes, il obtint qu'elle lui soit rattachée.

(1) Bulletin de la Société d'encouragement à l'industrie nationale juin 1832, (2) Cette historique est basée sur des notes manuscrites de Louis Logre, architecte de l'usine entre 1880 et 1930, sur l'Histoire générale illustrée du département de Seine-et-Marne, de Maurice Pignard-Peguet, 1911, et Pierre Ballet, the royal architect, d'Eric Langenskiôld, Stockolm, 1959. (3) Louis Michelin : Essais historiques, statistiques... du département de Seine-et-Marne. Ed. Michelin, 1829. Mais, en 1711, Paul Bourvalais, fermier général qui se faisait appeler aussi Poisson de Bourvalais, avait terminé la construction du château de Champs. Il avait aussi acheté peu à peu à sa femme, originaire du pays, la plupart des domaines du pays, Gournay, Lognes, Luzard, Villiers... Ayant présenté requête au cardinal de Noailles pour prouver le faux du sieur Mallet, il récupéra également la ferme du Buisson par décret du 19 juin. Louis XIV mort en 1715, Bourvalais, qui avait trop bien su profiter des trous que la guerre de Succession d'Espagne avait occasionnés dans les finances du royaume, fut embastillé, et ses biens confisqués. Le sieur Mallet dut saisir l'occasion, et ramener la ferme du Buisson à Noisiel, où elle demeura. Après divers avatars, les châteaux de Champs et de Noisiel et les terres qui en dépendaient passent aux mains de Gabriel Michel, trésorier de l'Artillerie royale et l'un des directeurs de la Compagnie des Indes, en 1763. Il meurt l'année suivante, et laisse le château de Champs à sa fille Gabrielle, épouse du marquis de Marbeuf (1712- 1788). Maréchal de camp, le marquis pacifia la Corse, et, à cette occasion, protégea la famille Bonaparte ; entre autres services, il fit admettre le jeune Napoléon à l'Ecole de Brienne malgré son origine étrangère... Le château de Noisiel échut à la seconde fille, Gabrielle-Augustine, épouse de François, duc de Levis-Ventadour (1720- 1787). Les deux soeurs perdirent leur mari peu avant la Révolution. Accusées d'intelligence avec les armées étrangères, elles furent guillotinées en 1794 et leurs domaines décrétés bien nationaux. Mais le fils de la seconde, Charles de Lé vis, qui avait été considéré comme émigré et inscrit comme tel sur les listes au début de 1794, le 19 nivôse an II, fut rétabli dans tous ses droits trois ans plus tard, le 5 prairial an V. Faut-il voir dans cette rapide réhabilitation l'influence du général Bonaparte, reconnaissant aux héritiers du duc de Marbeuf ? Ce n'est pas impossible, bien qu'à cette époque il soit principalement occupé à couper la route des Indes aux Anglais, à Malte et en Egypte. En 1801, à la licitation des biens de la marquise de Marbeuf, la terre de Champs fut également adjugée aux Lévis pour 200 000 livres. C'est alors Marc de Lévis (1764-1830), frère de Charles, qui est propriétaire des deux domaines, et le restera sous la Restauration. Bien que ministre d'Etat, chevalier de l'Ordre royal et militaire de Saint-Louis, chevalier d'honneur de la duchesse de Berry, il devait avoir des difficultés à gérer sa fortune, si l'on en croit Emilie de Pellaprat (1), fille du receveur des finances Pellaprat, locataire du château de Noisiel : « Ce spirituel vieillard, noble comme le Roy et mis comme un chiffonnier, était le type du vieux voltigeur de Louis XV ; que de fois il est venu déjeuner chez nous, avec des bas troués et un appétit d'émigré. » C'est à lui qu'Antoine-Brutus acheta le moulin. Exemplaires de l'irrésistible ascension de la bourgeoisie au XIX siècle, les Menier acquerront progressivement le moulin, les terres et les fermes, puis, en 1879, le château, se rendant ainsi entièrement maîtres du terrain. Mais, en 1825, il ne s'agit que du moulin; sa force motrice, assez modeste, est un progrès considérable sur les manèges à chevaux, et elle a l'avantage d'être disponible nuit et jour. On y moud les poudres pharmaceutiques, mais aussi toujours les céréales. La Société d'encouragement pour l'industrie nationale, réunie le 27 juin 1832, remarque notamment « de la gomme adragant, de la gomme arabique, de la réglisse, des roses de Provins, de la rhubarbe de Chine, des feuilles d'oranger, de quinquina jaune, de la salse pareille, de l'aloès succotrin et de la limaille de fer, le tout réduit en poudre impalpable par des moyens aussi simples qu'ingénieux. D'autres bocaux contenant de l'orge

(1) Emilie de Pellaprat (1808-1871), deux fois veuve à dix-sept ans, épousa en troisième noces le prince de Chimay, dont la mère, épouse du député Tallien (de 1794 à 1802), avait été surnommée Notre-Dame de Thermidor. mondé, de l'orge perlé et de l'avoine mondée, dite gruau de Bretagne, sont préparés avec beaucoup de soin » (1). La même année, toujours grâce à M. Antic sem- ble-t-il, Antoine Brutus Menier achète un fonds de cho- colaterie dans les environs de Noisiel.

Le chocolat et son histoire.

Comme tous les produits coloniaux, le chocolat était alors un produit de luxe. On sait qu'il consiste en un mélange de sucre, de cacao et d'aromates. On sait moins que la culture du cacao fut le fait des Mayas. Ses origines sont donc obscures, car l'histoire de ce peuple est restée pleine d'énigmes, tous ses documents ayant été détruits lors de la conquête espagnole. Si l'apogée de sa civilisation se situe entre le VI et le IX siècle, il subsistait encore un petit empire Maya au début du XVI siècle, dans la péninsule du Yucatan, et l'on sait qu'en 1462 l'empereur prélevait encore un tribut en cacao. Denrée précieuse, le cacao servait à la fois de nourriture et de monnaie. Il en sera de même chez les Aztèques, lorsqu'ils créeront leur empire au début du XIV siècle. Dans sa deuxième lettre à Charles Quint, datée du 30 octobre 1520, Hernan Cortès (1485-1547), le conquistador du Mexique, rapporte que l'empereur Moctezuma lui fit aménager une propriété si prompte- ment que, deux mois après qu'il eut donné ses ordres, « il y avait déjà 70 fanègues de blé, 10 fanègues de fèves blanches de semées, et deux mille pieds de cacao de plantés ; ils faisaient tant de cas de cette dernière production qu'en place d'argent, elle servait à échanger et à acheter dans tous les marchés possibles » (2). Il semble ( 1) Bulletin de la Société d'encouragement à l'industrie nationale, juin 1832. (2) Hernan Cortès : Deuxième lettre, Séville, 1522. Rééditée en français avec les autres lettres sous le titre La Conquête du Mexique, par F. Maspero, Paris, 1979. d'ailleurs qu'il faille prendre cette phrase au sens littéral, et que le cacao ait surtout servi aux échanges de valeur limitée, dans les marchés et les foires villageoises ; ce qui faisait écrire à Petrus Martyr d'Anghiera, au pape Clément VII : « elle n'est pas seulement une boisson utile et délicieuse ; elle ne permet pas l'avarice car elle ne peut se conserver longtemps ». Aussi à la cour de Moctezuma où l'or, l'argent et les pierres précieuses abondaient, le cacao était-il une boisson habituelle, comme en témoigne le fidèle second de Cortès, Bernal Diaz del Castillo : « Après le repas du monarque (Moctezuma) commençait celui des soldats de sa garde et des autres gens à son service. C'était une affaire d'environ mille couverts... On y employait plus de deux mille pots de cacao avec son écume, comme on a l'habitude de le faire entre Mexicains. » (1) Commencée en février 1519, la conquête du Mexique fut achevée par la destruction de Mexico, le 15 août 15 21. De 2 5 millions d'habitants avant la conquête, la population tomba à 6 millions au milieu du XVI siècle et à 1 million au début du XVII La guerre, les maladies apportées par les Espagnols et les mauvais traitements en furent la cause. Reste que malgré sa brutalité, l'absence de racisme du peuple espagnol laissa survivre l'ancienne civilisation, ce qui ne fut pas le cas des civilisations nord- américaines ; mais ceci est une autre histoire. C'est donc à la faveur de la conquête du Mexique que l'on doit l'introduction du chocolat en Europe. L'Espagne en fut naturellement la première bénéficiaire. En France, le premier buveur de chocolat serait Alphonse-Louis du Plessis, archevêque de Lyon, plus connu par son frère cadet, le cardinal de Richelieu. Des moines espagnols lui auraient apporté le nouveau breuvage « pour modifier les vapeurs de sa rate ». Vraie ou fausse, l'anecdote est amusante, car elle montre

(1) Bernal Diaz del Castillo : Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle Espagne. Rémon, Madrid, 1632. Réédition française par F. Maspero, Paris, 1980. combien, dès l'origine, le chocolat est prisé pour des vertus médicinales, à moins que, décidément plus hypocrites encore que nous le pensons, nos ancêtres du XVII siècle aient voulu dissimuler leur gourmandise derrière des principes hygiéniques. Mais les grandes propagatrices du chocolat en France seront Anne d'Autriche, fille aînée de Philippe III d'Espagne, après qu'elle eut épousé Louis XIII en 1615, et surtout sa nièce Marie-Thérèse d'Autriche, après son mariage avec Louis XIV en 1661 ; à en croire la rumeur, ses deux seules passions étaient le roi et le chocolat. La mode du nouveau breuvage subit néanmoins des fluctuations, dont on peut suivre le cours dans la correspondance de la marquise de Sévigné(1). Corres- pondaient-elles aux difficultés d'approvisionnement ? On peut se poser la question, car les relations maritimes n'étaient pas toujours très sûres, particulièrement au large des Antilles, où aux dangers habituels de la mer, s'ajoutaient les corsaires et les Hollandais. En 1679, une escadre composée de huit vaisseaux de guerre, sous le commandement du vice-amiral Jean d'Estrées, reçut de Colbert la mission d'y assurer le commerce français. Le vaisseau-amiral s'appelait le Triomphant. Selon la tradition, ce serait le premier vaisseau français qui aurait chargé du cacao ; et, chez les Menier, aux grandes fêtes de famille, le repas se concluait par l'apparition d'un « Triomphant » en chocolat. Jusqu'au XVIII siècle, les graines de cacao, après avoir été torréfiées et écossées, étaient broyées au moyen de rouleaux très lourds manœuvrés comme nos rouleaux à pâtisserie. Sans qu'on sache bien pourquoi, le travail se

(1) Ainsi le 11 février 1671 à sa fille : « ... vous ne vous portez point bien, vous n'avez point dormi ? Le chocolat vous remettra. » Mais le 15 avril de la même année : « Le chocolat n'est plus avec moi comme il était : la mode m'a entraînée, comme elle fait toujours. Tous ceux qui m'en disaient du bien, m'en disent du mal ; on le maudit, on l'accuse de tous les maux qu'on a ; il est la source des vapeurs et des palpitations ; il vous flatte pour un temps, et puis vous allume tout d'un coup une fièvre continue, qui vous conduit à la mort » (sic). faisait à genoux par terre « à la manière espagnole », jusqu'en 1732, où un certain Buisson « préconisa l'emploi de tables sur lesquelles les ouvriers purent travailler debout » (1). Le travail restait toutefois pénible en raison du poids du rouleau, qui devait être suffisamment lourd pour broyer les graines (voir fig. 5 hors texte). « Une amélioration sensible fut obtenue en suspendant au plafond deux bras supportant le rouleau que l'ouvrier n'eut plus qu'à mouvoir sans peine » (1). Vers 1776, un sieur Doret inventa une machine hydraulique qui broyait le cacao et le réduisait en pâte. Son procédé fut approuvé par la Faculté de médecine, et Doret obtint le droit de donner à sa fabrique le titre de « manufacture royale » (2). En 1820, deux perfectionnements sont apportés à la fabrication. M. Legrand, marchand-épicier, rue Neuve- Saint-Roch, n° 32, reprenant le dispositif du rouleau suspendu, le perfectionne de façon que « sa machine, moins dispendieuse, est susceptible d'être mise à la portée d'un plus grand nombre de fabricans » (3). Il imagine en outre, par un système de biellettes, de commander « le mouvement de va-et-vient du cylindre avec les pieds » (3). De son côté, M. Doret, mécanicien, reçoit une médaille d'or pour ses machines à vapeur. « Jusqu'ici, on n'avait employé en France les machines à vapeur que pour développer des puissances considérables, telles que celles de 5 à 40 chevaux... Ce mécanicien a exécuté chez M. Pelletier, épicier, rue de Richelieu, au coin de la rue Neuve-des-Petits-Champs, une machine à feu qui est employée depuis plus de six mois, à fabriquer du chocolat. L'expérience prouve qu'elle suffit à broyer chaque jour 200 livres de cette substance, travail (1) Raoul Lecoq : « Histoire de l'industrie chocolatière », dans La Nature, 1926. (2) Alfred Franklin : Le café, le thé et le chocolat, dans la série La vie privée d'autrefois. Plon, Paris, 1893. (3) Rapport fait par M. Humblot-Conté, au nom du Comité des arts mécaniques, dans le Bulletin de la Société d'encouragement pour l'industrie nationale, août 1820. nommait le Sphinx, et était destiné à la navigation fluviale. Henri et Gaston passèrent leur brevet de pilote en 1878 ; mais c'est Henri qui se lancera le premier dans le « yautigne » en mer, en achetant, six mois après la mort de son père, le Surirella. C'était un « yaute » à vapeur à hélice en fer, construit en 1877 à Glasgow, jaugeant 174 T.j.t. (1) et mesurant 40 mètres de long. Il en remania complètement l'armement et les aménagements, avant d'entreprendre, en 1884, un voyage à Constanti- nople, d'où il fit le périple de la mer Noire, visitant successivement Trébizonde, Poti, la Crimée et le Danube. L'année suivante, c'est-à-dire pendant l'été de 1885, il se rendit au Spitzberg, et monta jusqu'au 79 degré de latitude nord. Mais dès 1884, désirant un bateau plus grand, il avait acheté la Velléda, trois-mâts à vapeur construit en 1883 à Newcastle. Jaugeant 575 T.j.t., elle mesurait près de 60 mètres de long sur 8 m 5 2 de large et 5 m 5 0 de creux. Construite en tôle d'acier, sa machine faisait 450 chevaux. Il la dota de tous les perfectionnements modernes : lumière électrique, sirène de brume, appareil à gouverner, etc., et même « toute une installation de photographie, qui est le dernier mot de cet art spécial» (2). Pour dissuader les pirates éventuels, il y avait huit canons rayés en acier de 70 millimètres de diamètre, munis de freins hydrauliques. Henri Menier refit une croisière au Spitzberg « où il eut la bonne fortune de tuer un ours blanc », et d'où il ramena des photos qui furent exposées à la section photographique de l'Exposition universelle de 1889. Son « yaute » de rivière, le Sphinx, paraissant du coup bien petit, il se fit construire en 1888 par les Ateliers et

(1) T.j.t., tonneau en jauge de la Tamise, mesure adoptée par le Royal Thames Club en 1854, correspondant à un peu moins de la moitié de « notre » tonneau. (2) Philippe Daryl : Le yacht, histoire de la navigation de plaisance. Quantin, Paris, 1890. Chantiers d'Argenteuil un vapeur de 100 tonneaux pour la rivière. Quoi de plus agréable, en effet, que de voir du pays en restant chez soi, « sans être cahoté par les routes ni secoué par la mer... L'Almée constitue l'idéal de l'hôtel flottant, vaste, commode, bien emménagé et tenu comme un navire de guerre » (sic) (1). La même année 1888, Albert, sur son troisième « yaute », la Némésis, jaugeant 571 T.j.t. et mesurant 60 mètres de long, sera le premier « yauteman » français à montrer le pavillon tricolore dans les mers de Chine et du Japon. Gaston, plus modeste, chargé de famille, acheta un « yaute » de 100 tonneaux seulement, qu'il appela la Julie, du prénom de sa femme. Construit en 1883 à Erith, à l'est de Londres sur la Tamise, il avait été équipé d'une machinerie de torpilleur de 750 chevaux, capable de lui donner une vitesse de 15 noeuds. Il le fit équiper d'un groupe électrogène et d'un projecteur de 40 centi- mètres de diamètre, muni d'un miroir Mangin. « Le 14 juillet 1883, le bâtiment entrait à Ostende, à 9 heures du soir, par une nuit sombre ; l'entrée du port se fit sans la moindre difficulté, bien que personne à bord ne l'ait jamais pratiquée. » (2) C'était une première ; à l'époque, il n'était pas possible d'entrer dans un port une fois la nuit tombée.

Gaston poursuivit ses essais de navigation nocturne dans les canaux hollandais, et, fort des résultats obtenus, suggéra que des essais soient entrepris sur le canal de Suez. Dès la fin de 1885, les navires postaux et les navires de commerce, munis de projecteurs agréés par la Compagnie du Canal, furent autorisés à transiter de nuit entre Port-Saïd et le kilomètre 54, soit environ sur le tiers du canal. Puis l'autorisation fut étendue à tous les bâtiments et à la totalité du parcours. « En 1886,

(1) Philippe Daryl : Le yacht, op. cit., p. 189. (2) Le Temps, 27 août 1933. 150 unités seulement naviguèrent de nuit ; en 1886, 1610, et en 1891, 3711. » (1) En facilitant l'écoulement du trafic, la navigation de nuit permit de faire de grandes économies ; le canal de Suez était en effet proche du seuil d'engorgement, et une partie de l'opinion, surtout en Grande-Bretagne, demandait son doublement, que la navigation nocturne permit d'éviter. Devenu veuf en 1892, Gaston voulut aussi faire des voyages plus lointains. Il vendit la Julie pour acheter l'Ariane, navire de 630 T.j.t. En juin 1902, il organisa une croisière sur les côtes de Norvège avec le président Waldeck-Rousseau et sa femme. Le président du Conseil venait justement de démissionner le 3 juin, après trois années mouvementées : fin de l'affaire Dreyfus, fonda- tion du Parti radical et radical-socialiste, formation du Parti socialiste, etc. C'est au cours de ce voyage qu'ils eurent une entrevue avec l'empereur d'Allemagne, Guillaume II au large des côtes de Norvège, près de Bergen. Gaston avait maintenu en effet la tradition politique de la famille en se faisant élire conseiller général du canton de Lagny en janvier 1891, puis, « cédant à de nombreuses instances », député de la première circons- cription de l'arrondissement de Meaux en 1898. Henri avait bien sûr pris la succession de son père à la mairie de Noisiel, Gaston étant, lui, maire de Lognes. Mais après avoir acheté le château de Rentilly, situé sur la commune de Bussy-Saint-Martin, il fut élu maire de cette commune, laissant son fils Georges à la tête de la mairie de Lognes. A la différence de son père Emile, il pe semble pas avoir joué un rôle politique très détermi- nant (2). Il siégea avec la gauche démocratique, proche du Parti radical, apportant sa voix à cette majorité dreyfusarde qui consolida la République tout en assurant

(1) Le Temps, 27 août 1933. (2) Il rencontra à nouveau Guillaume II lors d'un second voyage en Norvège en 1906, puis à Kiel et à Berlin ; mais rien ne permet de supposer que ces rencontres aient eu un caractère politique. un progrès social modéré (voir fig. 47 et 48). En 1909, il deviendra sénateur, et le restera jusqu'à sa mort en 1934. De son côté, Henri revendit la Velléda en 1899 pour acheter un « yaute » dessiné par W. Storey, la Bacchante, trois-mâts à vapeur de 973 T.j.t. (voir fig. 56). Il n'y avait pas moins de soixante hommes d'équipage. Thyra Seillière, la compagne de ses dernières années, rappelle qu' « il avait minutieusement réglé les moindres détails de la construction de son lit : grâce à un ingénieux système de contrepoids imaginé par lui, cette couchette modèle défiait le roulis le plus violent. Même sur une mer déchaîné, celui qui s'y trouvait et demeurait immuablement horizontal. » (1) Typique de l'aspect bricoleur de son caractère, il refusa de le vendre à Guillaume II qui, séduit, voulait l'acquérir.

L'île d'Anticosti. Sans doute Henri Menier avait-il été entraîné à l'acquisition d'un tel navire par un autre achat, qui, à l'époque, fit courir les rédactions des journaux : le 16 décembre 1895 on apprenait en effet qu'il achetait une île presque aussi grande que la Corse, l'île d'Anticosti (8 160 km contre 8 722). Aussi peu connue alors qu'aujourd'hui, on découvrait qu'elle était située dans le golfe du Saint-Laurent, protégé au nord par les côtes du Labrador, au sud par celles du Nouveau- Brunswick, et à l'est par l'île de Terre-Neuve. Grand amateur de pêche et de chasse, Henri Menier rêvait depuis plusieurs années, avec son compagnon de croisière Georges Martin-Zédé, de découvrir un coin désert mais giboyeux. L'occasion se présentant au printemps 1895, Henri dépêcha son ami sur place pour repérer les lieux.

(1) Thyra Seillière : Oui, j'ai aimé (souvenirs). Le Livre de Paris, Paris, 1943.

Bien qu'enthousiasmé, Martin-Zédé se rendit compte que l'île était trop grande pour être réservée à une seule résidence d'été, même avec terrain de chasse et de pêche ; une mise en exploitation était nécessaire, et donc des investissements, forcément importants au départ, puisqu'il n'y avait rien ou presque. Henri Menier accepta l'aventure pourvu que son ami en prenne la direction. Gaston Martin-Zédé était alors âgé de trente-deux ans, dix de moins qu'Henri. Fils de propriétaire terrien, neveu d'un général, il avait fait des études de droit mais vivait du revenu de ses terres ; c'était pour lui une occasion « de faire ses preuves » : il se montrera d'ailleurs excellent administrateur, mais dans l'esprit colonial, sinon féodal, qui était celui de son milieu d'origine. L'achat fut conclu pour une somme très modique vu l'étendue : 125 000 $. Lîle d'Anticosti, dont le nom dériverait de l'indien Natiscousti, terrain de chasse de l'ours, n'était habitée que par deux cent trente-cinq personnes, dont la moitié ne s'était établie là que depuis une douzaine d'années. Ils vivaient assez pauvrement de la pêche et, bien sûr sans que l'on en ait de preuves, des naufrages. L'île est en effet entourée de bas-fonds : quatre à cinq mètres en moyenne, ce qui rend ses parages d'autant plus dangereux que les vents y sont très violents. Pendant la seule décennie 1870-1880, on n'avait pas dénombré moins de cent six navires échoués sur ses côtes. Bien qu'ayant avec lui le constable et le juge de paix, Martin-Zédé aura d'ailleurs maille à partir avec la douzaine de familles qui habitait Baie-du-Renard, à l'est de l'île. L'affaire se compliqua du fait qu'ils étaient anglophones et méthodistes ; mais, finalement, force resta à la loi : ils furent expulsés en juin 1900. Le reste de la population avait accepté de devenir les employés et les locataires d'Henri Menier qui, dès le 1 mai 1896, avait édicté un règlement sévère en vingt-huit articles, dont le premier stipulait : « Il est défendu de débarquer dans l'île, d'y séjourner, résider, exercer un commerce, une industrie ou une profession quelconque sans avoir obtenu une autorisation spéciale et nominative signée de l' Administration. » (1) Il semble toutefois que cette organisation, d'une rigidité toute militaire dans les textes, ait connu certains assouplissements dans la réalité. C'est ainsi que si l'article cinq interdisait « l'usage de l'alcool, des spiritueux et boissons fermentées », il ressort des témoignages recueillis par Bernard Genest en 1974, qu'Henri Menier « importait de la bière de Québec et du vin de France... et qu'il encourageait les hommes à "prendre un coup" en fin de semaine »(2). Son premier soin fut de créer un port, d'abord au nord-ouest, dans la baie qu'il appela Sainte-Claire, du prénom de sa mère ; puis, Martin-Zédé ayant reconnu un site plus favorable une douzaine de kilomètres au sud dans la baie Ellis, il fit aménager Port-Menier, construi- sant une digue-jetée longue d'un kilomètre pour permettre aux navires câlant 3 m 50 d'accoster. L'exploi- tation de la forêt laissant espérer un amortissement partiel des frais, il fit construire une voie ferrée de soixante kilomètres de longueur pour évacuer les bois. Bientôt les natifs ne suffirent plus ; il fallut faire venir de la main-d'oeuvre, et donc construire des logements pour abriter cette main-d'œuvre. Aux maisons éparpil- lées sans ordre, bariolées de diverses couleurs, caractérisées par une diversité de volumes et une multitude d'appentis, succédèrent des maisons réparties et alignées de façon géométrique, entourées de jardinets délimités par des clôtures. « Toutes ces maisons étaient peintes en rouge avec une ornementation blanche autour des fenêtres et des portes. Le toit était fait de bardeaux de cèdre laissé au naturel » (3), comme il était d'usage au

( 1) Henri Menier : Règlement. Ile d'Anticosti (propriété privée). (2) Bernard Genest : Les objets-témoins de l'île d'Anticosti. Pré-inventaire ethnographique réalisé par le Service de l'Inventaire des biens culturels de la Direction générale du Patrimoine du ministère des Affaires culturelles du Québec, 1974. (3) Pierre Bureau : Les Immeubles anciens de l'île d'Anticosti, inventaire et analyse réalisé par le Service de l'Inventaire des biens culturels de la Direction générale du Patrimoine du ministère des Affaires culturelles du Québec, 1974. , et comme on le redécouvrira soixante-dix ans plus tard à Avoriaz. Dès le début, il est probable qu'Henri Menier s'attache le service de Stephen Sauvestre, qui avait construit, on l'a vu page 195, le pavillon du Nicaragua à l'Exposition universelle de 1889. En 1899, il lui confie les plans de sa propre villa, dont la construction sera achevée en 1904, probablement aussi ceux des autres immeubles Menier. Un lien de parenté direct existe en effet entre cette villa, aujourd'hui détruite, et celles qui ont survécu. Toutes, de la villa à la plus humble maisonnette, relèvent d'un style de construction unique au Canada, dont les caractéristiques peuvent se résumer ainsi : « Cheminée de brique avec mitron à ressauts. Toit à pignon parfois doté d'un épi décoratif. Larges saillies du toit et de la couverture des lucarnes à la façon des habitations de montagne. Murs construits de colombages à claire-voie. Revêtement extérieur des murs en planches embouvetées, disposées selon divers motifs décoratifs. Appentis à l'arrière. Fondations de pierres de car- rière. » (1) Ce type de construction, d'apparence montagnarde, ne convient pas particulièrement au climat de l'île. Les grandes couvertures pentues sont inutiles, car les chutes de neige sont relativement peu abondantes. Les revêtements extérieurs à motif décoratif protègent mal les intérieurs, notamment de la « poudrerie », cette tempête de neige très fine, fréquente dans l'hiver canadien. Aussi, les habitants apporteront-ils souvent des modifications : murs de bardeau à l'est et au sud, et portes-tambours aux entrées. Sauvestre était en effet un habitué des beaux quartiers parisiens et un styliste. Il avait sa clientèle parmi cette bourgeoisie nouvelle, plus soucieuse d'exprimer une position sociale que de se conformer à l'art de bâtir et à ses contraintes à l'égard du matériau et du climat. C'est

(1) Pierre Bureau: Les Immeubles... op. cit., p. 195. ainsi que pour l'hôtel d'Albert Menier, par exemple, réalisé à Neuilly en 1884, il avait traité « le salon et la salle à manger en style Louis XIII... la chambre à coucher en style flamand... et le cabinet de travail attenant en style du XV siècle à voûte ogivale (1). Sauvestre, comme sa clientèle du reste, ne connaissait comme type de maison des pays froids que les chalets suisses ou les maisons norvégiennes. Mais, pour être froid, le climat canadien n'en était pas moins différent. Pour une population qui, rapidement, doubla, Henri Menier fit venir sur l'île un prêtre d'origine française, un médecin d'origine française également et deux infirmiè- res, un juge et un chef de police, tous deux québecois. Toutes les personnes qui remplirent une fonction sociale importante furent choisies à l'extérieur de l'île, « probablement parce qu'aucun insulaire n'avait la formation requise pour occuper une de ces fonc- tions » (2). Par contre, de nombreux artisans, forgerons, charrons cordonniers... travaillaient dans l'île, où Menier sut maintenir, sinon créer, peut-être un peu artificiellement, une société capable de se suffire à elle-même. C'est ainsi que si les tissus étaient évidemment importés, ils étaient taillés et cousus sur place par les femmes, qui tricotaient également les bas, fabriquaient les bottes « esquimau- des », etc. Un hôpital fut construit un peu en retrait du village ; les soins médicaux y étaient gratuits, et garantis par une assurance-santé que Menier avait rendue obligatoire en retenant directement une somme minime sur les salaires. Dans le même esprit, vers les années 1900, il institua l'enseignement gratuit et obligatoire, et fit construire une école, disparue depuis. « Plus tard, les Soeurs de la Charité du Québec s'installèrent dans un pensionnat, spécialement construit pour elles. »(3) ( 1) La Construction moderne, 20 novembre 1886. (2) Bernard Genest : Les Objets témoins... op. cit., p. 195. (3) Bernard Genest : Les objets témoins... op. cit., p. 195. Les investissements considérables qu'y fit Henri Menier — son frère donne le chiffre de vingt millions dans ses Souvenirs — ne furent que très partiellement amortis par la vente du bois, des fourrures (castors, renards...) et des produits de la pêche (saumons, homards...). Il n'avait d'ailleurs pas acheté l'île dans le but de faire une affaire, mais essentiellement pour pêcher le saumon. Le Jupiter, la plus longue rivière de l'île, traversait notamment plusieurs bassins peu profonds dans lequel le saumon abondait. Martin-Zédé aurait battu le record en en prenant cinquante-deux en une seule journée. Grand seigneur, Henri Menier, qui ne semble pas être allé à Anticosti une dizaine de fois en toute sa vie, voulut faire partager ces plaisirs à des invités. Il fit aménager à l'embouchure de plusieurs rivières des pavillons de bois dont l'aspect rudimentaire pouvait les apparenter à des huttes, mais dont certaines disposaient d'un appartement de trois pièces avec salle de bains, dortoir, cuisine, chambre pour les domestiques et une « neigière » où l'on disposait de la glace l'hiver pour conserver le poisson pendant l'été (1). La faible profondeur des rivières permettait à des chevaux de hâler des « bateaux à la Cléopâtre », grandes barques à fond plat couvert de matelas épais et de coussins, et protégées de la pluie par un dais en toile, éventuellement par des rideaux enroulés que l'on pouvait baisser sur les côtés. Le gouverneur général Lord Grey fut un des premiers invités ; le président Taft fut également reçu, ainsi que de « hauts personnages américains et canadiens », qui tous, manifestèrent « l'admiration sincère que leur inspirait l'organisation merveilleuse de son petit royaume »(2). Il s'agissait bien en effet d'un royaume. Gaston ayant hérité d'Anticosti à la mort d'Henri décrit dans ses

(1) Pour plus de détails, voir Donald Mac Kay : Le paradis retrouvé : Anticosti. Montréal, Les éditions de la presse, 1979. (2) L. Fortolis : Anticosti, l'éden des sportsmen et le paradis des animaux. Manuscrit. Souvenirs, « un territoire neuf, dont j'étais le souverain ». Cette aventure un peu folle et merveilleuse par certains aspects, laisse quand même perplexe. Tout se passe comme si Henri avait voulu refaire ailleurs qu'à Noisiel une cité idéale, on serait tenté d'ajouter, qui ne dut rien à son père. Il est en effet curieux, la prospérité de Noisiel ne faisant que s'accentuer, qu'il se soit laisser entraîner dans la création d'une nouvelle organisation sociale. A moins qu'il ne se soit pris au jeu et que, n'ayant plus grand chose à ajouter à celle de Noisiel, il ait voulu, par une sorte de prescience de la fameuse « civilisation des loisirs », préfigurer le Club Méditerranée. Après plu- sieurs tentatives plus ou moins heureuses de mise en exploitation de la forêt par des sociétés nord-américaines de pâtes à papier, l'île a d'ailleurs été rachetée en 1974 par le ministère du Tourisme, de la Chasse et de la Pêche du Québec. Il reste que l'organisation mise en place à Anticosti, bien que postérieure d'un quart de siècle de celle de Noisiel, était de type quasi féodal.

La cité de Champs.

La production de chocolat Menier en tout cas continuait sa croissance. Une nouvelle usine avait été installée à New York en 1891. A Noisiel même, les ateliers s'agrandissaient, et de même la cité. La mairie construite par Jules Saulnier en 1861 (1) était remplacée par une mairie plus grande dont l'architecture prend des allures d'hôtel de ville avec son entrée à colonnes. Les travaux commencèrent en 1893, sous la direction de Louis Logre, et le conseil municipal s'y réunit pour la première fois le 16 septembre 1895 (2). Cette même année 1895, la fanfare de Noisiel faisait place à une harmonie de soixante-quinze exécutants. (1) Elle fut démolie en 1899. (2) Située sur la place Gaston-Menier, elle fut à son tour remplacée par la mairie actuelle, place Emile-Menier. Par tranches successives, la cité avait grandi : à la veille de la guerre de 1914, elle atteindra trois cent cinquante logements. Mais les premiers locataires avaient vieilli, et le problème du logement des retraités commençait à se poser. Le maintien dans les habitations de la cité de locataires inactifs empêchait les nouvelles générations productives de s'y loger. Les Menier résolurent ce problème délicat en réalisant, les premiers en France, une cité de maisons de retraite à l'entrée du village de Champs ; cinquante-trois logements y furent construits en 1897-1898, selon un plan très simple de maisons mitoyennes sans étage, alignées de part et d'autre de l'axe central formé par la rue de Malnoue. « Pour une location de 0 fr 10 par jour, les retraités ont un logis aimable, bien éclairé, doté d'un parfait confort, aux murs ripolinés. Ainsi, vivent-ils tout près de leurs enfants, qui habitent Noisiel, trouvent-ils près des leurs la continuité de la vie familiale, tout en libérant la cité ouvrière proprement dite des logements qu'ils y occupaient et qui profitent à des ouvriers en pleine activité. » (1) Bien que la distance qui sépare cette cité de celle de Noisiel n'est pas très grande en effet, 1 km 300 environ, peut-être fut-elle ressentie par certains comme une aggravation de la cassure que constitue souvent la mise à la retraite.

La fête du 18 octobre 189 8:

Aussi le 8 octobre 1898, une grande fête eut lieu à Noisiel pour inaugurer le monument élevé à la mémoire d'Emile Menier sur la place des Ecoles et pour poser la première pierre de la maison de retraite Claire Menier, fondée en mémoire de la mère des fils Menier, décédée le 11 février 189 5. « La cérémonie a débuté par la pose de la première pierre de la maison de retraite. Deux cent

(1) Supplément illustré du Temps, 29 juillet 1914. cinquante ouvriers, ouvrières et des enfants des écoles de l'usine, accompagnés par l'Harmonie, ont chanté une ode à Mme Menier. »(1)

« 0 vous dont la bonté fut toujours souveraine Que votre souvenir de nouveau soit béni D'une oeuvre de piété, vous êtes la marraine Aux vieillards affaiblis, vous construisez un nid.

Ils ont voulu vos fils, en créant cet asile, Qu'un monument restât de votre charité Les travailleurs auront la vieillesse tranquille En face de l'usine où leurs bras ont lutté.

Même après une vie au devoir consacrée Faire encore des heureux, il est rien de plus beau Salut, ô noble femme, à jamais vénérée Qui veillez sur nous tous par-delà le tombeau. »

Gaston Menier prit la parole au nom des trois frères dont l'un, Albert, était absent pour raison de santé : « Nous avons tenu en même temps à ce que cette maison fût placée ici même, c'est-à-dire, au sommet de la cité, afin de permettre aux anciens travailleurs, à ceux que l'âge éloigne du travail journalier, de vivre ici au milieu des leurs et d'avoir eux-mêmes l'illusion de l'activité, d'entendre la cloche de l'usine, le sifflet du chemin de fer, et de se dire : mais nous sommes toujours là, nous collaborons tout de même à l'oeuvre que nous avons commencée et que nos enfants continuent. » Auparavant, il avait remercié les anciens : « Merci encore, mes chers amis, au nom de tous, de votre sympathique cordialité et merci de ce que j'appellerai de ce mot qui résume les sentiments de notre fête et qui est inscrit sur notre belle devise républicaine, de notre fraternité. » Un des vétérans, Mme Lévêque, lui répondait : « ... Merci Monsieur Henri, merci Monsieur Gaston,

(1) Le Petit Journal, 9 octobre 1898. merci Monsieur Albert, merci de votre généreuse attention pour vos vieux travailleurs qui trouveront en cet endroit charmant, en face d'où ils ont travaillé et élevé de nouveaux travailleurs, le repos, le bien-être et la sécurité jusqu'à la fin de leurs jours. Merci encore une fois, Messieurs Menier, et soyez assurés de notre profonde reconnaissance... Nous vous estimons, Mes- sieurs, parce que vous travaillez avec nous et pour nous ; merci, merci de ce que vous faites pour vos vieux serviteurs. » Le ton, on le voit, a changé. L'histoire n'a pas gardé trace des discours qui furent prononcés en 1874 lors de la pose de la première pierre de la cité. Mais les textes que l'on connaît d'Emile ont une autre allure. Rétrospectivement, la cérémonie religieuse de l'enterre- ment d'Emile prend figure de symbole, et la phrase du Mot d'ordre sur cette famille « qui veut forcer les portes de l'aristocratie, obstinément closes », bien qu'injuste dans sa dureté, paraît prémonitoire. Insensiblement, on est passé d'une entreprise originale, capitaliste et hiérarchisée certes, mais tendant vers un idéal démocratique, à une entreprise paternaliste classique. Et cette pesanteur ira naturellement en s'accentuant. De source privée mais sûre, on sait que si Jules Logre, qui dirigea l'usine après la mort d'Hippolyte Desboeuf, prit sa retraite à soixante-dix ans en 1908, ce n'est pas tellement à cause des fatigues de l'âge, raison qu'il invoqua officiellement, qu'à cause de cet état d'esprit nouveau qu'il désapprouvait, lui qui avait davantage travaillé avec Emile que ses propres fils. L'excuse d'Henri, si excuse il y a, tient sans doute qu'à une époque où le progrès se mesurait surtout en termes quantitatifs, la marge qui sépare un progrès social laissant sa place au dynamisme individuel et celui qui l'étouffe peut paraître étroite. Elle paraissait sans doute même à peine perceptible vue de ses châteaux et de ses « yautes », dont le premier, on l'a noté, fut acheté six mois après la mort de son père. Mais elle est en même temps immense, car c'est tout ce qui sépare un adulte responsable d'un enfant pris en charge. Les travaux de la maison de retraite dureront quatre ans. Ils seront conduits par un architecte de Lagny, Emile Hottot, toujours avec l'aide de Jules Logre. A la fois hospice et hôpital, elle devait recueillir les ouvriers de l'usine que l'âge ou les infirmités mettaient dans l'impossibilité de suffire à leurs besoins, et les ouvriers blessés ou malades qui ne pouvaient être soignés à domicile. Le rez-de-chaussé était destiné aux premiers, l'étage aux seconds. Des pavillons séparés étaient prévus pour les ménages. Le parc, dans lequel la maison de retraite est élevée, domine de plus de trente mètres la vallée de la Marne. MM. Menier ont désiré que l'aspect des constructions écarte toute idée d'hospice ou d'hôpital. »(1) Mais après la pose de la première pierre, qui avait eu lieu le matin de ce 8 octobre 1898, on inaugura à 3 heures le monument de M. Emile Menier, devant lequel défila tout le personnel de l'usine. Henri, cette fois, prit la parole : « Le souvenir de M. Menier plane sur ce pays, tel un bon génie qui semble veiller sur nous tous comme l'inspirateur de nos pensées et de nos actes. Ici, chaque chose, je pourrais dire, chaque pierre, porte l'empreinte de sa pensée. Tous ceux qui, comme vous, ont vécu et travaillé à côté de lui, ont gardé un souvenir impérissable de sa mémoire. Le temps qui détruit tout n'a pu entamer l'amour qu'il a su inspirer... Malgré un souvenir aussi vivace, nous avons voulu perpétuer par le bronze et le marbre ce sentiment si profond gravé dans nos cœurs... Pour réaliser un tel vœu, nous avons pensé que nous ne pouvions pas mieux faire que de reproduire ici, en l'agrandissant, le buste de marbre que vous lui aviez offert lorsque le Gouvernement lui avait décerné la croix d'officier de la Légion d'honneur. C'est l'œuvre que vous aviez conçue, que vous aviez fait exécuter par

(1) Louis-Charles Boileau, dans L'Architecture, 25 octobre 1902. des artistes de si grand talent comme Carrier-Belleuse et Chéret... (1) C'est cette œuvre qui se dévoile devant vous. » Au buste coulé dans le bronze, avaient été ajoutées sur chaque face du socle, quatre plaques en bronze représentant Emile Menier dans son bureau, la plantation du Valle Menier au Nicaragua, le moulin originel de 1825 et l'usine en 1878. Au discours d'Henri, répondit l'hymne de M. Gondoin :

"Maître, salut à toi, car tu fus notre père, Ton souvenir fleurit au fond de notre cœur, Tu fus le créateur, et ton œuvre prospère Prouve que le travail est fécond et créateur. Dans notre vallée assoupie Une ville a surgi soudain. Tout semble renaître à la vie, Tout sourit dans le clair matin, Et c'est toi, comme un bon génie Qui fit ce miracle divin. Merci. Car ce pays te doit son existence, Et tu fus démocrate en créant la cité. Merci, car de nous, tu fus la providence, Toi qui sus appliquer la solidarité. Aussi tu n'avais qu'à paraître Pour gagner aussitôt les cœurs. Ton esprit savait reconnaître Tous les besoins des travailleurs. Des enfants, tu fus le bon maître, Et la bonté nous rend si meilleur. Il suffisait de suivre ainsi ton bon exemple Pour rester honnête homme et pour vouloir le bien.

(1) Il s'agit probablement de Joseph Chéret (1838-1894), moins connu que son frère Jules. Sculpteur, il fut l'élève de Carrier-Belleuse, avant de devenir son gendre. Tu fus de ceux que l'âme en un rêve contemple, Et qui de ces malheureux sont le meilleur soutien. Tu savais qu'il est autre chose De plus fort que la charité, Que l'homme se métamophose Par le travail, la liberté, Et qu'à la souffrance, on oppose De l'amour et de la bonté. Or, nous te saluons, toi qui sus le comprendre. Menier, le bienfaiteur que nous pleurons toujours, Dors en paix dans l'azur : tes fils ont su reprendre L'œuvre d'humanité, de travail et d'amour. » « Le soir, à 6 heures, a eu lieu un grand banquet qui réunissait deux mille trois cents invités. Pour ce repas monstre, 2 5 000 kilos de matériel avaient été transportés de Paris ; tous les mets et les vins provenaient des commerçants de la circonscription électorale de M. Gaston Menier, député de Meaux. « Quatre petits trains, attelés à des tracteurs électriques (on retrouve là une nouvelle application de l' "invention" de Gaston) partant simultanément des quatre cuisines installées aux extrémités d'une tente de 120 mètres de long sous laquelle les tables étaient dressées, transpor- taient les plats jusqu'à chaque convive, en servant ainsi quarante-quatre par voyage. « A la table d'honneur, qui se composait de quarante personnes, MM. Henri, Gaston Menier et ses deux fils avaient à leurs côtés Mmes Paulme, Tetard, Ninot, Fauque, les quatre plus anciennes ouvrières de l'usine, MM. Paulme, Hudry, Rullier et Trevain, doyens des ouvriers ; puis venaient MM. Prevet, sénateur de Seine- et-Marne, ami de la famille ; Logre, ingénieur en chef de l'usine ; Desbœuf, directeur de l'usine, et les présidents des comités des quatre cantons formant la circonscription politique de M. Gaston Menier. « Tous les ouvriers et ouvrières de l'usine avaient été invités, ainsi qu'un délégué ouvrier désigné par les invités, ainsi qu'un délégué ouvrier désigné par les conseils municipaux des quatre-vingt-dix-sept commu- nes de la circonscription, des ouvriers délégués de l'usine de Londres, de la vermicellerie de Chelles et de la sucrerie de Roye. »(1) Il y eut à nouveau des discours. Puis « MM. Menier sont montés sur un des petits trains électriques, et, la coupe de champagne en main, sont allés à la ronde choquer leur verre avec chacun des convives. « La fête s'est terminée par un feu d'artifice fort beau et un bal qui s'est prolongé très avant dans la nuit. » (1) Une autre fête mémorable aura lieu le 13 décembre 1903 à la ferme du Buisson, à l'occasion du mariage de M. Georges Menier, fils aîné de Gaston, avec Mlle Simone Legrand (voir fig. 55). Dans les instruc- tions données aux commissaires de la fête, on peut lire : « Le banquet aura lieu dans le local situé au premier étage du bâtiment central de la ferme du Buisson. Le rez-de- chaussée, décoré de plantes et de feuillages, servira de salle d'attente et de réunion. Ces salles seront ouvertes à partir de 11 heures 30 du matin. Les escaliers communiquant au premier étage déboucheront directe- ment dans ces salles. Ils auront des pancartes de couleurs correspondant aux couleurs des cartons d'invitation. A chaque escalier, une porte de secours communiquera directement avec le dehors. Les portes du rez-de-chaussée communiquant avec l'extérieur seront ouvertes d'un seul côté seulement, soit à l'est, soit à l'ouest, suivant la direction du vent, pour éviter les courants d'air. « Dans une des salles du rez-de-chaussée sera placé, sur un piédestal, le bronze que le personnel offre aux mariés, afin de permettre à tout le monde de l'examiner quelques instants. Avant le défilé du cortège, cet objet d'art sera transporté en haut des gradins de la salle du banquet, placé sur son socle et couvert d'un voile.

(1 ) Le Petit Journal, 9 octobre 1898. « Le rez-de-chaussée et la salle du banquet seront chauffés à la vapeur. », etc. Là non plus, rien n'était laissé au hasard. Les tables des deux mille six cents couverts des invités étaient dominées à une extrémité de la grange, par la table des jeunes mariés entourés de la famille. « Immédiatement au-dessous, la table des douze demoiselles d'honneur, choisies parmi les ouvrières de l'usine, qui, pendant toute la fête, habillées de blanc et portant un lys à la main, firent cortège à la mariée. »(1) A la fin du banquet, « une longue cantate commença où les voix d'hommes chantaient en sourdine : "Vive Menier ! Vive Menier !" Les contraltos reprenaient : "Hyménée ! Hyménée !", tandis que le soprano des fillettes disait : "Ah ! la charmante mariée ! »(1)

La retraite à soixante ans.

Le 1 janvier 1905, avec une avance notable sur la législation (2), une caisse de retraite « assura à soixante ans d'âge des pensions de retraite à tout le personnel ouvrier des deux sexes (industriel et agricole) et, le cas échéant, des pensions d'invalidité, indépendamment de pensions aux orphelins et aux veuves ; ces retraites avaient été constituées par les seuls versements de MM. Menier, sans aucune retenue sur les salaires. Tenant à ce que, dès sa création, cette caisse fonctionnât comme si elle eut toujours existé, MM. Menier avait versé à une compagnie d'assurances le capital nécessaire ; les ouvriers de Noisiel ont donc bénéficié, dès 1905, des mêmes avantages qu'ils auraient eus si, depuis leur entrée dans l'usine, leurs patrons avaient fait pour chacun d'eux tous les versements prévus par le règlement de la caisse. A ce jour (juillet 1914), la caisse de retraite de Noisiel

(1) Fémina, 1 janvier 1904. (2) La retraite à soixante ans est effective depuis le 1 janvier 1983. sert à cent cinquante-six ouvriers et quatre-vingt-dix ouvrières retraités des rentes annuelles atteignant jusqu'à 800 francs environ pour les hommes et 530 francs environ pour les femmes. » (1)

La maison des dames des P.T.T.

Gaston Menier étendra sa sollicitude à de nombreuses oeuvres sociales qu'il serait trop long d'énumérer. Il souscrivit entre autres un nombre de parts important pour la construction de la Maison des dames des P.T.T., au 41, rue de Lille, en 1905, et devint le secrétaire général de la société dont Jules Siegfried était le président. A cette époque, le téléphone n'était pas direct, et, pour joindre un abonné, il fallait sonner le central, qui établissait la relation. Ce système nécessitait une main- d'œuvre abondante à majorité féminine, et provenant souvent de provinces éloignées ; d'où l'idée de construire un immeuble de cent onze chambres chauffées avec trois bains-douches par étage. Les repas étaient servis dans une salle à manger ouvrant sur un jardin d'hiver. Les prix étaient ceux des logements sociaux. Le règlement intérieur était strict, mais l'esprit social ne se drapait pas dans une architecture austère, comme en témoignent encore la façade et ses décorations, notamment dans les ferronneries. Bien que la pierre seule soit apparente, l'architecte, Eugène Bliault, avait construit l'immeuble sur une ossature en béton armé étudiée par l'ingénieur Victor Loup selon le système breveté par Armand Considère la même année 1905. Considère (1841- 1914) avait fait toute sa carrière aux Ponts et Chaussée, contribuant par son action et par ses études théoriques au développement de l'utilisation du métal dans la construction. En 1900, il avait été

(1) Le Temps, supplément illustré du 29 juillet 1914. nommé membre, puis rapporteur de la Commission sur l'emploi du ciment armé, qui définit les règles d'utilisation du nouveau matériau. Ayant pris sa retraite en 1905, il fonda une société pour mettre en oeuvre les procédés qu'il avait imaginés, et notamment les pieux frettés qui furent utilisés dans le terrain facilement inondable de la rue de Lille.

La « cathédrale » et le pont.

Un bienfait n'étant jamais perdu, Victor Loup fut également sollicité pour entreprendre à Noisiel les nouveaux agrandissements de l'usine, notamment sur l'île. A l'origine, il y avait d'ailleurs deux îles séparées par un bras d'eau légèrement en aval du moulin. L'île aval, dépendant du château, avait été acquise avec celui-ci par Emile Menier en 1879. Le bras d'eau fut ensuite comblé, et sur ces terrains, mi-remblais, mi- alluvions, fut construit un grand bâtiment pour la préparation et le mélange des sucres, ainsi que pour le stockage des matières premières. Pour l'asseoir, il fallait aller chercher le terrain dur, que l'on trouva à 15 mètres de profondeur. La technique utilisée rue de Lille était aussi bonne à Noisiel. Les pieux frettés étaient des pieux octogonaux, ici de 32 centimètres de diamètre. Ils étaient armés longitudinalement de huit barres de 1 5 millimètres, et transversalement, de spires ayant un pas de 30 à 5 5 centimètres. A leur extrémité inférieure, un sabot en fer était placé dans le moule, dans lequel on coulait le pieu. Son enfoncement était effectué par le choc direct d'un mouton de 2 tonnes. Le bâtiment construit sur ces pieux fut dessiné par Stephen Sauvestre. Si le moulin exprime sa fonction en utilisant sa structure même comme parure, cet atelier de malaxage a des allures de Trianon. Le style Louis XV faisait alors fureur. Boni de Castellane, le dandy à la mode, que son mariage avec la fille du « roi des chemins de fer » américain, Anna Gould, avait « mis à flot », s'était fait construire dix ans plus tôt, avenue du Bois (1), le Palais Rose, directement inspiré du Trianon, par Paul-Ernest Sanson. Le pouvoir monarchique n'était plus à craindre ; la République était consolidée : le cc Louis XV » devenait un style. S'il était devenu sans danger, il n'était pas pour autant sans signification. Après les générations de révolution- naires et de réformistes, les dynasties bourgeoises étaient à l'affût d'une légitimité. En surnommant ce bâtiment, la « cathédrale », les habitants de Noisiel sentaient plus ou moins obscurément que l'image du bâtiment était plus forte que sa destination. Plus moderne de ligne — mais habillé d'une balustrade naïvement « rétro » –, le pont fut conçu par Considère. Il est construit selon le principe du pont suspendu, un tablier rigide suspendu à un câble parabolique, mais en renversant le sens des efforts. Les arcs ainsi calculés supportent le tablier au moyen de montants verticaux articulés à chaque extrémité. Ils enjambent la Marne d'une seule volée de 44 mètres 50 d'ouverture.

La mort d'Henri.

Quelques années plus tôt Henri Menier avait acheté le château de Vauréal pour une de ses amies, Mathilde Heintz. Situé en bordure de l'Oise, près de Pontoise, il était constitué par les communs et les écuries de l'ancien château détruit au début du XIX siècle. Outre ces bâtiments, aménagés vers le milieu du siècle en résidence bourgeoise, la propriété comprenait un parc et des jardins d'environ trente hectares, qu'une allée bordée de platanes, dont beaucoup très anciens, reliait aux bords

(1) Devenue avenue Foch en 1929. de l'Oise. L'Almée y était mouillée, permettant à Henri de rejoindre rapidement la Bacchante au Havre pour ses voyages à Anticosti. Peu après le décès de Mathilde Heintz, Henri épousa Thyra Seillières, de quelque quarante ans sa cadette, à laquelle il acheta un hôtel rue Copernic, lui-même gardant son hôtel de la rue Alfred-de-Vigny. Le 5 avril 1913, il se portait acquéreur du château de Chenonceaux. Mis en vente à la Chambre des criées par les héritiers de M. Téry, son dernier propriétaire, il eut comme compétiteur M. Clément, le fabricant de bicyclettes, et l'antiquaire Francis Guérault. Mis à prix 1 300 00 francs, le château lui fut finalement adjugé pour 1 770 000 francs. Il n'aura guère le temps d'en profiter. Déjà diabétique, il s'était empoisonné quelques semaines plus tôt avec un mets avarié. A peine rétabli, il attrapa, selon sa compagne, un refroidissement qui dégénéra en phtisie. Après un mieux au mois de juin, qui lui permit d'aller se reposer dans son château de Vauréal, il devait y décéder le 7 septembre 1913.