Un Capitalisme Idéal

Un Capitalisme Idéal

© by éditions Clancier Guénaud, Paris 1984 I.S.B.N. : 2-86215 -060-6 Bernard MARREY UN CAPITALISME IDÉAL Ouvrage publié avec le concours du Centre National des Lettres Éditions Clancier-Guénaud 49, rue Saint-André-des-Arts - 75006 Paris DU MÊME AUTEUR — Guide de l'art dans la rue à Paris et dans la région parisienne au XX siècle. Les éditions ouvrières - 1974. — Les grands magasins. Librairie Picard - 1979. — Architectures à Paris 1848-1914 (avec Paul Chemetov). Dunod - 1980, ré-édité 1984. — Rhône-Alpes (ouvrage collectif). L'Equerre - 1982. — La ville d'hiver d'Arcachon (participation). Institut français d'architecture - 1983. — La grande histoire des terres et des jardins d'hiver (avec Jean-Pierre Monnet). Graphite - 1984. — La vie et l'œuvre de Gustave Eiffel... Graphite - 1984. A Charlotte. REMERCIEMENTS Je suis très reconnaissant à Jean-Jacques Journet, ami et allié de la famille Menier, de m'avoir aidé de ses conseils, de ses souvenirs et de ses documents. Jean Sterlin, inlassable collectionneur de tout ce qui concerne la Seine-et-Marne, m'a ouvert avec générosité ses trésors. L'un et l'autre m'ont permis de remédier à l'absence de sources directes. La Société Rowntree-Mackintosh m'a autorisé à parcourir les archives dont elle disposait. Mmes Marie-Thérèse Baud, E.Bichot, MM.Albert Ehrmann, Georges Guerrier, Jean- Jacques Gillon, eux-mêmes témoins ou descendants de témoins de cette épopée, m'ont aidé de leurs souvenirs. Mmes Anne Dugat, conservatrice à la Commission du Vieux Paris, et Véronique Laisné, conservatrice à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, ont facilité mes recherches. M.Bernard Voisin, conservateur du château de Chenonceaux, Pauline et Jean-Louis Menier m'ont obligeamment commu- niqué ce qu'ils possédaient. AVERTISSEMENT L'âge d'or du capitalisme se situe en France au milieu du XIX siècle ; c'est dire qu'il fut porté par la génération des enfants de la Révolution de 1789. Malgré son pragmatisme d'origine anglo-saxonne, il ne pouvait donc echapper tout à rait, en traversant la Manche, à l'Idée révolutionnaire, à son esprit théorique et volontiers abstrait, même si l'ensemble était animé par le souffle puissant de la liberté qu'avait créé le Siècle des lumières. Un philosophe de cette génération, Ernest Bersot, venu au journalisme à la suite d'interdits religieux et politiques qui l'avaient chassé de l'enseignement, écrivait dans Le journal des débats du 2 2 octobre 1864 : « L'idéal (...), c'est proprement une chose existante prise dans sa perfection ; sans doute cette perfection n'est pas actuellement réalisée, mais la réalité y tend, c'est sa des- tinée, sa règle, l'ordre le meilleur où elle puisse être, et où elle s'efforce de se placer ; c'est, dans la vie privée, la sainteté, dans la vie publique, la justice et la fraternité la plus complète, c'est-à-dire la perfection ; et il est également sûr que l'homme y tend et qu'il n'y arrivera jamais. On reconnaît ici quelle ligne délicate sépare l'idéal et l'utopie : il s'agit de décider à quel point de perfection il est permis d'atteindre, et de ne pas passer au-delà. » Emile Menier, second de la dynastie, a approché de très près ce point de perfection au cours des années 1870. Ses fils ont repris le flambeau, mais sans tendre vers l'Idée avec la même exigence. Puis les petits-fils et les arrière-petits-fils sont venus, et l'Idée est morte. Car le capitalisme, tel qu'il a existé à Noisiel, est mort, et bien mort. La Maison Menier, comme on disait à l'époque, a été vendue en 1960 après avoir frôlé la faillite. Quant aux descendants, tenus à l'écart de la famille pendant leur enfance, ils sont domiciliés en Suisse, comme tous les princes sans couronne. On devine que la recherche historique n'en a pas été facilitée, et que de nombreux points restent mal éclaircis, sinon parfois, occultés. Chaque fois que l'histoire nous a paru avoir un caractère plus légendaire que vraisembla- ble, nous avons émis les réserves qui s'imposaient ; comme on peut s'y attendre d'ailleurs, ces incertitudes se situent surtout aux origines de l'entreprise, qui n'est pas l'essentiel. L'essentiel est à Noisiel, sur les bords de la Marne. Il suffit de s'y promener pour sentir, à la vue du moulin, de cet étrange bâtiment que les anciens appellent « la cathédrale », que des événements importants se sont déroulés là. En dépit du temps écoulé, une poésie intense émane de ces bâtiments. Ils sont les témoins d'une épopée toute proche - c'était il y a un siècle - ; mais vu des ensembles de Marne-la-Vallée, ils paraissent aussi anachroniques que la Sainte-Chapelle au milieu du Palais de justice de Paris. L'aventure qu'ils racontent dérange l'image habituelle que nous nous sommes faite des rapports du capital et du travail à cette époque. Après Simonde de Sismondi, « je suis persuadé qu on est tombé dans de graves erreurs, pour avoir toujours voulu généraliser tout ce qui se rapporte aux sciences sociales » (1). (1) Simonde de Sismondi : Etudes sur l'économie politique. Paris, 1837- 1838. Antoine-Brutus La Jeunesse. Le 2 8 floréal an III de la République une et indivisible (soit le 17 mai 1795), en la maison commune de Germain-de Bourgueil, près de Chinon, était présenté un enfant, Jean-Antoine-Brutus Menier, fondateur de la maison et dynastie Menier. L'acte d'état civil indique que son père, Jean, était marchand, mais ne dit pas qu'il était aussi, très probablement, vigneron. Il dit aussi que le frère de son père, Antoine, qui fit la déclaration à la maison commune, était chirurgien. Dans la famille, on ajoute qu'il aurait exercé son art aux Armées du Roi... Des incertitudes subsistent en effet sur les membres plus anciens de la famille. Les caprices de la Loire auraient fait disparaître des archives à Bourgueil et à La Chapelle-sur-Loire, où il semble que les Menier aient eu également des propriétés. La famille Menier semble en tout cas avoir fait partie de la bourgeoisie provinciale convertie aux idées nouvelles : le choix du prénom usuel, le troisième, montre qu'elle n'était pas insensible à la mort du tyran. Peut-être sur la recommandation de l'oncle-chirurgien, elle envoie l'enfant, à neuf ans, faire ses études au Prytanée de La Flèche. Il avait toujours grande répu- tation, même s'il n'était plus dirigé par les jésuites qui l'avaient fondé en 1604 ; cette année-là, ils avaient eu la chance de recruter un élève exceptionnel, René Descartes. Mais, un siècle et demi plus tard, les temps avaient changé, les jésuites étaient à nouveau bannis, et le collège devenu militaire. Pendant la période révo- lutionnaire, il eut plusieurs statuts et destinations successives jusqu'à ce qu'il redevienne Prytanée militaire, par décision impériale, au printemps de 1808 ; Antoine-Brutus a treize ans. Il y poursuit ses études jusqu'en 1811, sans doute honorablement, puique le pharmacien du Prytanée le prend comme stagiaire. Après deux années, il va tenter sa chance à Paris. Sans doute bien recommandé, il entre à l'Hôpital du Val-de-Grâce le 1 octobre 1813, sous les ordres du pharmacien-chef Antoine. Mais la situation militaire se gâte. L'Armée impériale, défaite en Espagne, est vaincue ce même mois d'octobre à Leipzig. En janvier 1814, les troupes coalisées envahissent la France. Antoine-Brutus reçoit, le 3 février, l'ordre de rejoindre les officiers de santé de la 24 région militaire à Bruxelles. Aura-t-il le temps d'y aller ? Ou seulement celui d'errer, tel Fabrice un peu plus tard à Waterloo, à la recherche d'une vraie bataille ? L'empereur abdique le 6 avril à Fontainebleau. Antoine - Brutus est sans doute déjà revenu au Val-de-Grâce, où son chef Antoine a besoin de lui ; mais, par suite des événements politiques, il est licencié — on ne dit pas démobilisé alors — et renvoyé dans ses foyers le 21 août. Il a dix-neuf ans. Après l'épopée, l'éclatement de la France aux dimensions de 1 Europe et du monde, c'est, brutalement, le repli sur l'hexagone. Après les bulletins de victoire, c'est le retour d'une aristocratie et d'une église déphasées et anachroniques, le reniement du passé, les règlements de compte. Après l'exaltation, suit l'humiliation. Le romantisme français s'en nourrira. Antoine-Brutus a cinq ans de moins que Lamartine, trois de plus que Delacroix... Napoléon prisonnier à Sainte-Hélène, l'avenir n'est plus aux armées. Plus perspicace que Fabrice, ce n'est pas l'état ecclésiastique qu il va embrasser, mais le commerce. Peut-être a-t-il lu Benjamin Constant, qui vient de publier De l'esprit de conquête, et a-t-il médité ce qui en fait la substance : « La guerre et le commerce ne sont que deux moyens différents d'arriver au même but, celui de posséder ce qu'on désire. Le commerce n'est autre chose qu'un hommage rendu à la force du possesseur par l'aspirant à la possession. C'est une tentative pour obtenir de gré à gré ce qu'on n'espère plus conquérir par la violence. »(1) Tout naturellement il se tourne vers celui des drogues, et aussi naturellement, c'est le moment où il épouse, le 24 février 1816, Marie-Virginie Pichon. Le fait a son importance « commerciale », car c'est probablement grâce à la dot de sa femme et à l'aide de ses beaux- parents, qu'il s'intalle 37, rue du Puits (aujourd'hui rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie), dans le Marais, à Paris.

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