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Cahiers Charlevoix Études franco-ontariennes

Fourrures, commerce et guerre : Verchères de Boucherville dans le Haut- (1803-1816) Gaétan Gervais

Volume 5, 2002 Article abstract Gaétan Gervais porte son regard sur un personnage issu d’une famille URI: https://id.erudit.org/iderudit/1039353ar appartenant à la noblesse canadienne. Il s’agit de Verchères Boucher de DOI: https://doi.org/10.7202/1039353ar Boucherville qui, durant la période 1803-1816, mena des activités commerciales dans le Haut-Canada et, particulièrement, dans les environs See table of contents d’Amherstburg, un fort britannique situé en aval de Détroit. Par l’étude du Journal qu’il laissa, notre collègue apprécie la place que tenait encore le commerce des fourrures et examine les rouages du commerce de détail, mais, Publisher(s) surtout, il peut montrer comment, pour maintenir son statut social, la noblesse canadienne devait s’appuyer sur des réseaux solides de connaissances et de Société Charlevoix relations et, dans le cas de Boucherville, comment ses relations avec un homme Presses de l’Université d’Ottawa d’affaires en vue, Quetton de Saint-Georges, et d’autres aristocrates et militaires que sa famille avait fréquentés, lui pavèrent la voie dans le monde ISSN du commerce de détail au temps de la Guerre de 1812. 1203-4371 (print) 2371-6878 (digital)

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Cite this article Gervais, G. (2002). Fourrures, commerce et guerre : Verchères de Boucherville dans le Haut-Canada (1803-1816). Cahiers Charlevoix, 5, 153–228. https://doi.org/10.7202/1039353ar

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Gaitan Gervais

Departement d'histoire ilntversite Laurentienne, Sudbury

Canters Charlevoix 5, 2002, pp. 153-228 SOMMAIRE

INTRODUCTION ••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 155 I - LE HAUT-CANADA AU DEBUTDU XIxe SIECLE 157 II - FMlILLE, RELATIONS ET COMMERCE DES FOURRURES 1803-1804 166 A. Lanoblessecanadienne 167 B. Lafamille de Boucherville 177 C.Vercheres de Boucherville dans Ie Nord-Ouest 181 III - BOUCHERVILLE ET LE COMMERCE DE DETAIL 1804-1812 188 A. Econornie et commerce de detail 188 B. Le commis de Quetton de Saint-Georges 196 C. Boucherville ason propre compte 203 IV - GUERRE ET COMMERCE 1812-1816 206 A. LaGuerrede 1812 209 B. Le commerce en temps de guerre 216 C.Vaines tentatives pour reprendre Ie commerce 222 CONCLUSION•••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• 225

154 FOURRURES, COMMERCE ET GUERRE: VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA (1803-1816)

INTRODUCTION Thomas-Rene Boucher de Boucherville (1784-1857), qui ajouta tardivement Ie prenom de Vercheres a son patro­ nyme, appartenait a une illustre famille de la noblesse canadienne'. Au debut du XIxesteele, cegroupenobiliaire jouissait encore d'un grand prestige social, certes, mais il ne possedait plus de statut juridiquedistinct, ce qui l'obli­ geait acompterbeaucoup sur ses relations pour tenir son rang.

1 Pourlabiographie deThomas-Rene-Vercheres de Boucherville, voirFrederick H.Armstrong, «Boucher de Boucherville, Thomas-Rene-Vercheres», dans Dic­ tionnaire biographique du Canada [desormats: DBC] Volume VIII de 1851 a 1860, [Quebec], Presses de l'Ilnlverslte Laval, [cI985], pp. 111-112; «Les Disparus», dans Bulletin des recherches historiques XXXIV, n° 10, octobre 1928, p. 622; Rene Dionne, Histoire de la litterature franco-ontarienne des originesanosjours. Tome 1. Les originesirancaises (1610-1760). Les origines franco-ontariennes (1760-1865), Sudbury, Prisede parole, 1997,pp. 211-216. Aucoursde cet essai, Iepersonnage principalest appele tantot Thomas-Rene Boucher de Boucherville, tantotThomasBoucher ou Thomasde Boucherville, tantot Vercheres de Boucherville, tantot, si Ie contextene prete pas aconfu­ sion, tout simplement Boucherville.

155 GAETAN GERVAIS Depuis les debuts de la colonie, cette elite locale avait assure sa survie economiquegrace au patronage de I'Etat, dispense sous forme de chargesretrlbuees, de pensions, de cadeaux ou de seigneuries. II s'agissait d'une cIasse so­ ciale qui avait aussi survecu grace al'exploitation de ses terres seigneuriales et asa participation au commerce des fourrures. Combien de nobles, en effet, avaient rente de s'enrichir dans ce trafic. Car, dans les colonies, la noblesse pouvait, sans deroger a son rang, s'engager ouvertement dans des actlvites economiques lucratives. Retrouver Thomas-Rene-Vercheres Boucher de Boucherville comme jeune commis travaillant dans Iecom­ mercedes fourruresou dans la vente au detail n'avait done riend'etonnant. Carcesactlvltes mercantiless'inscrivaient en parfaite contlnulte avec la pratique de ses ancetres et avec les habitudes de la noblesse canadienne. Ainsi, Boucherville, dans ses jeunes annees, chercha-t-il afaire fortune dans Ie commerce, avant de se marier, en 1819, et de suivre ensuite la carriere de seigneur, de jugede paix et de major de milice. Pendant la periode ou il frequenta Ie Haut-Canada, entre 1803 et 1816, Vercheres de Boucherville fut Ie te­ moin,avrai dire peu critique,des transformationsde l'eco­ nomie canadienne. II put d'abord observer certains changementsen cours dans Iedomaine des fourrures, lors de son bref sejour dans Ie Nord-Ouest au service d'une societeappartenant aun groupede marchandsrnontrealals dirlge par Ie celebre Alexander Mackenzie (1803-1804). D'autres mutations se produisaient alors dans Ie secteur commercial, al'epoque ou Boucherville etatt commis chez Ie marchand Laurent Quetton de Saint-Georges (1804­ 1808). Le jeune fils de famille, qut au debut ceuvradans Ie commerce de detail a titre de commis, travailla d'abord dans les environs de Toronto, alors appele York, puts, apres 1806, aAmherstburg. IIse constitua ensuite, sous Ie

156 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA parrainage de son ancien patron, marchand ason propre compte (1808-1812). La Guerre de 1812 lui apporta d'abord Iesuccesfinancier, mals,par la suite,des difficultes surgirent qui Ie rulnerent (1815-1816).

I- LE "AUT-CANADA AU DEBUT DU XIxe SIECLE Dans IeHaut-Canada,acette epoque, un regime econo­ miquese mourait,un autre naissait. Aune economie basee sur Ie commerce des fourrures, sur la frequentation indis­ pensable des Amerlndlens, sur l'importance des relations etroltesavecl'armeebritannique, succedait un regime fonde sur la colonisation, l'agriculture, la coupe du bois et Ie commerce, en attendant la creation des manufactures et des industries a la fin du XIxe steele. Dans la region du Saint-Laurent et des Grands Lacs, l'echange de pelleteries ou de produits agricoles contre des marchandises manu­ facturees representalt peu en valeur, mais constituait au debut du steele la principale activite commerciale de la colonie. Le trafic des fourrures vivait alors ses dernleres heures, btentot supplante par Ie commerce du bois, un secteur en pleine expansion grace au blocus continental decrete par Napoleon en 1806 et grace a une demande croissante de bois en Angleterre. Ainsi, dans la nou­ vellecoloniedu Haut-Canada, fondee en 1791, la part des echanges commerciaux dans I'economic generale restait modeste. Neanmoins, celle-ci representaitIeprolongement au cceurdu continent de la zone d'influence economique de Montreal. Ala fin du Xvlll' steele et au debut du XIxe, Ie monde occidentalsubissait une grande transformation, appelee la revolution atlantique par les historiens de la perlode, une rupture qui marquait Ie passage entre l'Ancien Regime et la societe moderne. Sous Ie nom de «revolution indus­ melle» (caractertsee par I'energie du charbon,lesmachines avapeur, Ie machinisme, les manufactures de textile, les

157 GAETAN GERVAIS nouveaux modes de transport, les technologies nouvelles), une mutation economique radicale bouleversa la societe, poussant a. l'avant-scene la bourgeoisie industrielle, avec ses ideesrevolunonnalres sur la hbertedu commerce, sur la suppression destarifsetsur la promotion des manufactures. Bencficlalre des monopoles si typiques du capitalisme mar­ chandet desdoctrines economiques du mercantilisme, l'an­ ciennebourgeoisie marchande, depuislongtemps allteeaux classes dominantes de l'Ancien Regime sur lesquelles re­ gnaitla noblesse, reculaitdevantla bourgeoisie industrielle montante. Enrichie dans la production des biens plutotque dans les echanges, cette nouvelle cIasse aspirait a. deloger non seulement les ordres prlvllegies d'hler, c'est-a-dire Ie clerge et la noblesse, maisaussi lescapitalistes marchands. Au pied de la nouvelle structuresociale se constituaitpeu a. peu un proletariat, a. mesure que se multipliaient, dans les agglomerations urbaines, des manufactures employant une nombreuse maln-d'ceuvre salarlee. Dans la sphere des idees, les forces dechainees par la Revolution amerlcalnc (1776-1783) et par la Revolution francaise (1789-1799) ont prepareladiffusion de nouveaux courants ideologtques (Ie Iiberallsme, Ie nationalisme, la democratie) dans Iemondeoccidental et au-dela. Cesidees corrosives sapaient partout lesbases des regimes politiques anciens et remettaient en cause les privileges qui avaient jusqu'alors clmente les liens unissant les classesdominan­ tes. Ainsi, les changements economiques et sociaux se re­ percuterent directement dans Iedomaine politique. Le Haut-Canada ne possedait alors qu'une faible popu­ lation. Ses , presque tous des ruraux, vivaient en autarcie relative sur leurs terres. II leur fallut du temps pour produire des surplus agricoles et pour accederainsi a. l'economic de marche. La region de I'Assomption (deve­ nue Sandwich, plus tard Windsor) recut ses premiers co­ lons, des Canadiens, en 1749, puis les loyalistes arrlvercnt

158 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA dans IeHaut-Canada par milliers dans les annees 1780. Le peuplement de la colonie s'etcndatt au debut du XIxe sle­ cleen longruban, sur une etroitcbande de terres se derou­ lant au nord du fIeuve Saint-Laurent et des lacs Ontario et Erie. La population, estlmec a environ 6000 en 1785, atteignaitpres de 40000 personnes vers 1800. Audebut de la guerre, en 1812, la population pouvait s'elcvera80000 ames, peut-etre moins. La province deQuebec, d'abord constitueeen 1763 par la Proclamation royale, agrandie en 1774 par l'Acte de Que­ bec, puis amenutsee en 1783 par Ie tralte de Versailles, fut scindee en 1791 par l'Acte constitutionnel pour former Ie Haut et Ie Bas-Canada. Le premier lieutenant-gouverneur du Haut-Canada, John Graves Simcoe, avait pour pro­ gramme d'etablir dans la colonie une aristocratie fonciere qui, comme en Angleterre, assurerait Ie maintien des va­ leurs britanniques contre les exemples nefastes de revolu­ tion, de republlcanlsme et de dernocratle, repandus depuis la France et les Etats-Unis. Pour constituer cette cIasse terrienne, Ie gouvernement colonial haut-canadien distri­ bua genereusement ses terres, ce qui entraina des abus certains. Car les beneficlalres de ces concessions specu­ laient plus qu'ils ne colonisaient. De plus en plus, les privileges accordesaux aristocrates et aux militairesvenus d'Europe furent denonces par leurs adversaires, les reior­ mistes, qui s'en prirent ace reseau d'alliances et de patro­ nage, appele Ie Family compact apartir des annees 1820. Par ce regime de favoritisme, Iegouvernement choisipar Ie lieutenant-gouverneur cherchait amonopoliser les places et la richesse en faveur de ses seuls amis. Dans Ie Bas­ Canada, ou regnalt la clique du chateau, la noblesse cana­ dienne s'allia souvent, par sa participation aux milices et par des alliances matrimoniales, aI'armee britannique et au reseau des familIes de quelques grands marchands, dans I'espoir de recevoir ensuite des places, des contrats de fourniture et divers honneurs.

159 GAETAN GERVAIS Les faveurs du regime, les relationsde la noblessecana­ dienne avecles militaires, la circulationd'Idees nouvelles, voila autant de facteurs qul ont fini par faire naitre, meme dans le Haut-Canada officiellement loyaliste, un courant reformiste que les autorites taxerent rapidement de sub­ version amerlcaine. Le contentieux de la Grande-Bretagne avec les Etats­ Unis etalt ancien et lourd. Apres la Guerre d'Indepen­ dance (1776-1783) et rnalgre Ie tralte de paix signe a Versailles, les Britanniques contlnuerent d'occuper les postesde l'Ouest(Oswegatchie, quideviendraOgdensburg, sur le Saint-Laurent superieur, Oswego et Niagara sur le lac Ontario, Presque Ile, aujourd'hui Erie, et Sandusky, sur le lac Erie, plus lesdeuximportantspostes de Detroitet de Michillimakinac), en attendant I'executlon de certaines clauses du tralte de 1783 (voir la CARTE I). La Grande­ Bretagne justifiases delals par des pretextes: au debut, le besoin de protegerles lnterets des marchands dans le com­ merce des fourrures, ensuite l'obligation morale de defen­ dre les Amerlndlens allies, enfin les reclamations non satisfaitesdes loyalistes demandant le remboursementdes dettes et la restitution des proprletes confisquees. Mais surtout, la cession de ces postes embarrassait la Grande­ Bretagne qui, en 1783, avait honteusement laisse pour compte sesalliesarnerindlens qui,vivantau suddesGrands Lacs, etatent desormals soumis aux volontes indepen­ dantes des divers Etats amerlcains. Ala suite du tralte de Jay (1794), les postes furent finalement abandonnes au 2 debut de 1796 • Les militaires britanniques de Michillimakinac, un fort situe a l'entree du lac Michigan, se replierent sur l'ile Saint-Joseph, au nord du lac Huron, et ceux de Detroit traverserent la riviere et s'etablircnt en

2 A.L. Burt, The United States, Great Britain and North America from the Revolution to the Establishment of Peace after the War of 1812, New Haven, Yale UniversityIToronto, Ryerson Press, 1940, xvi-448 p. Sur les postes de l'Ouest et Ietralte de Jayen 1794,voirsurtout leschapitres VI (<

160 CARTEl

...... 0\ ......

Realisation'L i.Lertviere (GeograpfJie. Universite Laurentienne) ,.... 0\ N VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA aval de la colonie de l'Assomption, aAmherstburg, ou ils erigerent Ie (voir la CARTE 11)3. Les conflits europeens, apres 1806 surtout, pousserent plusieurs fois la Grande-Bretagne et les Etats-Unls au bord de la guerre. En outre, les Britanniques, comme les Fran­ catsavant eux, avaient continue de cultiver, par un regime d'alliances et de remisesde cadeaux, des compllcltes avec les tribus amerlndlennes de la region des Grands Lacs. Les Amencains soupconnalent les Britanniques d'en profiter pour fomenter contre les Etats-Unis la revolte les Amerin­ diens. Ceux-ci se heurtaient souvent aux colons arnerl­ cains dont Ie peuplement ne cessait d'ernpieter sur leurs terres. Quand sonna l'heure de la guerre, en 1812, les Amerindiens, dlrlges par Iegrand chefpoteouatami connu sous Ie nom de Tecumseh, furent au rendez-vous, aux cotes des Britanniques. AI'epoque, la menacede guerrefut Iesouciconstant des autontes civiles et militaires du Haut-Canada. Parmi les dangers, il fallaitbien commencer par la population merne de la colonie, composee en grande partie de colonsarrives recernment des Etats-Unis (Ies late loyalists), tres nom­ breux, surtout dans Ie Sud-Ouest, et forcernent tcintcs par les idees republicalnes et democratlques repandues chez lesAmerlcalns. Les autorltes redoutaientbeaucoupIeman­ que de loyaute des colons haut-canadiens. Ces craintes etalent fondees, comme on put Ieconstater quand on vou­ lut lever les milices en 1812. Le debut du XIxe steele fut ainsi une periode de transi­ tion. Dans Ie Haut-Canada, on assistait au declin du com­ merce des fourrures, alors que I'agriculture, et tres tot les

3 Pour une brevehistoiredu fortMalden,appele fortAmherstburg avant 1815, voir Dennis Carter-Edwards, «Defending the Straits: The Military Base at Amherstburg», dans K.G. Pryke et L.L. Kullisek (s.d.), The Western District. Papers from theWestern District Conference, [Windsor], EssexCountyHistorical SocietyIWestern DistrictCouncil, «EssexCountyHistorical Society Occasional Papers» 2, 1983, pp. 33-41.

163 GAETAN GERVAIS exportations agricoles, comrnencaient d'augmenter. Mais I'enrichissement par Ie sol pouvait-il faire naitre une aris­ tocratie fonciere vivant «noblernent», c'est-a-dire de ses terres? Pour Simcoe, la noblesse canadienne, qui existait depuis Ie Regime francais, prefiguralt la classe terrienne qu'il revalt d'etablir dans Ie Haut-Canada. Pourtant, ni les seigneurs du Bas-Canada, ni les grands speculateurs fon­ ciersdu Haut-Canada,ne reusstrent a. rassemblerlesvastes domaines de terres qui auraient pu soutenir Ie style de vie aristocratique dont ils revalent. La necessite economlque avait contraint les uns et les autres, au fil des ans, d'aliener leurs terres. Au milieu du XIxe steele, les dernieres mani­ festations de ces ambitions s'effondrerent. Nidans IeHaut, ni dans Ie Bas-Canada,on n'avait reussi a. creer cette riche classe de propnetaires fonciers. La noblesse canadienne devait done trouver ailleurs les moyensde sa survie econo­ mique. En plus de chercher dans Iedomaine des fourrures, elle se tourna du cote de l'arrnee britannique. La noblesse canadienne avait souvent exerce, depuis l'epoque de la Nouvelle-France et encore au debut du XIxe steele, Ie me­ tier des armes, soit dans l'armee, soit dans la milice. Ces services importaient d'autant plus qu'a l'epoque, dans les colonies nord-amencaines, l'armee britannique, par ses depenses et ses investissements, restait Ieprincipal acteur de la vie economlque. Ainsi, cette economic coloniale, dans son ensemble, restait sous la dependance du gouver­ nement britannique, notamment de l'armee'. Sur certaines de ces questions, nous disposons d'un document interessant,IeJournaldeThomas-Rene-Vercheres Boucherde Bouchervtlle". II s'agit de «rnemoires», meme

4 Douglas McCalla, Planting the Province. The Economic History of Upper Canada 1784-1870, Toronto, Ontario Historical Studies Series/University of TorontoPress, [cI993], pp. 17-18. 5 «Journal de M[onsieur] ThomasVercheresde Boucherville dans ses voyages aux pays d'en haut, et durant la derniere guerre avec les Amerlcains, 1812­ [18]13» [desormals: JVB], dans Ie Canadian Antiquarian and Numismatic Journal, Trolslerne serte- volume III, nOS 1a4, [1900], ix-167p. Lejournal est

164 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA si Iedocumentest abusivementappele «journal». Le texte, date de 1847, raconte des evenements survenus quelques decennles plus tot, de 1803 a 1816. Le document circula dans la famille Boucher de Boucherville, maisne futpublle qu'en 1900, aMontreal. L'auteur, qui declare ecrire ses souvenirsal'intention de ses petits-enfants, indique que Ie Journal manque de details, «[sles notes ayant ete per­ dues» (JVB 64). Le travail porte en sous-titre: «dans ses voyages aux pays d'en haut, et durant la dernlere guerre avec les Amcricains 1812-[18] 13 ». Le Journal se diviseen deux parties: la premiere decrlt Ie voyage de Thomas­ Vercheres de Boucherville dans «Ies pays d'en haut», en fait au Nord-Ouest, dans Ie futur Manitoba (pp. 1-37), et ses activltes mercantiles de 1804 a 1811 (pp. 38-67); la seconde traite de la Guerre de 1812 (pp. 68-167). La dimension autobiographique du Journal comptera ici pour peu, alors que, dans la mesure ou Ie permet cette source, la presente etude suivra de pres les actlvltes eco­ nomiques de Boucherville, notamment dans les rapports qu'il cultive avec les elites politiques et militaires de la colonie pour aider son commerce. Un des aspects intercs­ sants que IeJournal permet d'examiner, c'est justement la pratique du commerce de detail selon l'experience qu'en fait un jeune marchand dans Ie contexte d'une economic coloniale comme celIe du Haut-Canada au debut du XIxe steele. Dans ce milieu, la vente au detail touche encore peu l'ensemble de la population, la plupart des colons ne publie en francaisdans ce periodiqueanglaisde Montreal.ReneDionne,dans sonAnthologie delaiitierature franco-ontarienne desorigines d nosiours. Tome 1: les origines irancaises (1610-1760). Les origines franco-ontariennes (1760­ 1865), Sudbury, Prise de parole, 1997, a publie trois extraits de ce Journal, pp. 427-438. line version anglaise a aussi ete publlee: A Merchant's Clerk in Upper Canada: theJournal oiverctieres deBoucherville, 1804-1811, traduction de W.S. Wallace,Toronto, 1935, puis anouveau en anglaisen 1940 aChicago parMiloMiltonQuaife: «TheChronicles ofThomasVercheres de Boucherville», dans War on the Detroit: 'the Chronicles of Thomas vercheres de Boucherville and the Capitulation, by an Ohio Volunteer, Chicago, Lakeside Press, 1940, pp. 1-178.

165 GAETAN GERVAIS produisant pas de surplus, ayant peu recours aux liquidi­ tes de monnaie et n'achetant que les indispensables ob­ jets manufactures ou les produits importes qu'ils ne pouvaient produire eux-mernes. C'est une economic de dependance, non monetaire, agricole, ou Ie transport des marchandises est peu developpe, en somme une econo­ mied'Ancien Regime. Dans l'economle haut-canadienne, lesactivltes d'echangerelevaientdu capitalismemarchand et faisaient bon menage avec les lnterets des classes diri­ geantes traditionnelles. Ce Journal peut done servir de guide a l'etude des actlvltes de Boucherville dans Ie Haut-Canada a trois points de vue: la noblesse canadienne dans Ie commerce des fourrures; l'exploitation d'une entreprise de vente au detail dans les regions frontalleres et les rapports que ce marchand laisse entrevoir entre les classes dirigeantes canadiennes et l'armee britannique dans les regionsfron­ talieres: Ie lien entre les actlvites commerciales et les affairesmilitaires.Cefils de la petite noblesse canadienne et son Journal peuvent ainsi servir aillustrer la manlere dont un cadet de famille noble, au debut du XIxe steele, cherchait as'etablir financlerement".

II - FAMILLE, RELATIONS ET COMMERCE DES fOURRURES 1803-1804 Au debut de l'edltion du Journal, parue en 1900, les responsables de la publication ont placeune longue histoire non signee de la famille de Boucherville. Quoique peste­ rieurau Journal, cecomplement genealoglque s'averctouta fait conforme al'esprit de ces memolres, etant donne l'im­ portance que Thomas-Vercheres de Boucherville accorda toujours asa famille et au reseau de relations sociales et

6 IIfaut se rappelerque cette protestationde loyauteet de sacrifices, ecriteen 1847 sans recourir ades notes, arrive quelques decennies apres les evene­ ments,dans Iecadre de requetesou Boucherville fait valoirses droits aupres des autorites britanniques.

166 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA d'alliances politiques dans lequelelle evoluait. L'auteur ne neglige aucune occasion de mentionner les personnes qu'il a rencontrees, truffant son Journal du nom de gens en vue. Au cceur de la haute societe coloniaIe canadienne, for­ mant une sorte de pacte aristocratique, se retrouvaient la composante loyaliste de la noblesse locale, des aristocrates britanniques etablls plus ou moins durablement dans les colonies, maisaussi des militaires gradesde l'armeebritan­ nique issus de lagentry anglaise. Avec Ietempss'ajouterent certains richesbourgeois. Le groupe comprenait merne des aristocrates francais venus sur Ie tard, comme Ie comte Joseph de Pulsayequi, au tournant du XIxe steele, tenta de s'etablir dans Ie Haut-Canada ala tete d'un contingent de royalistes francais'. Leur passagedans la colonie fut bref, a quelquesexceptions pres,par exemple Ie marchandLaurent Quettonde Saint-Georges",

A. LA NOBLESSE CANADIENNE Thomas-Rcne-Verchercs de Boucherville etant issu de la noblesse canadienne, il convient de situer ses activltes ontariennes, non seulement dans Ie contexte de l'econo­ mie haut-canadienne, mais aussi dans celui de son heri­ tage nobiliaire. On constate, en comparant plusieurs biographies de nobles canadiens, que Ie parcours de ce cadet de famille noble a suivi des sentiers bien battus par ses devanclers".

7 N[arcisse]-E[utrope] Dionne, Les Ecclesiastiques et les royalistes irancais refugies au Canada d l'epoque de larevolution -1791-1802, Quebec,s.e., 1905, xiv-447 p. Voir notamment les chapitres XI («L'emigration royaliste dans Ie Haut-Canada -1798», pp. 127-140) etXII (e l.es colonies de Windham et de Niagara et l'exode des royalistes», pp. 141-165). 8 DouglasMcCalla,«Quetton St George,Laurent (baptise Laurent Quet merne si la famille s'appelait aussi Quetton [..])>>, dans DBC Volume VI de 1821 d 1835, [Quebec], Presses de l'Ilnlversite Laval, [cI987], pp. 687-690. Dans ce travail, nous destgnerons ce personnage sous Ie nom de Laurent Quetton de Saint-Georges,rnerne s'il signait parfois Georgeau lieu de Georgeset mernesi la particule «de» etait parfois absente. 9 Pour etudler les actlvites economiques de la «noblesse canadienne», Ie

167 GAETAN GERVAIS Comme l'a si succinctement ecrit Chateaubriand, dans ses Memoires d'outre-tombe: «L'aristocratte a trois ages successifs: l'age des superiorites, l'age des privileges, l'age des vanltes: sortie du premier, elle degenere dans Ie se­ cond et s'eteint dans Ie dernier.» En France, la noblesse s'etalt constttuec aI'epoque du haut Moyen Age, d'abord comme classe guerriere. Cette fonction militaire justifia longtemps ses privileges sociauxet economiques. Mais les effectifs du «deuxierne ordre», jusqu'alors rcnouveles par filiation, se gonflerent au temps de la Renaissance avec I'arrtvee de la noblesse de robe. Car desormais, on pouvait aussi accederala noblesse par l'achat - et la conservation pendant un certain nombre de generations - de terres nobles ou de charges anoblissantes. D'autre part, certains candidats al'anoblissement prenaient des raccourcisen se dotant de genealogies fictives. En 1666-1668, Louis XIV (1643-1715) ordonna la verification des titres de toutes les familIes nobles du royaume. De nombreuses usurpations furent exposees. De plus en plus, la noblesse de France se transformait en caste, jalouse de ses privileges. Elle se referma encore plus au XVIIIe steele, dans un mouvement de «reaction noblllalre» qui se serait acccntue ala veille de la Revolution francaise". Plusieurs grands aristocrates francais sont venus en Nouvelle-Francepour y occuper, plus ou moinslongtemps, des postes de gouverneur (comme Louis de Buade, comte de Frontenac et de Palluau ou comme d'autres gouver-

Dictionnatre biographioue du Canada fournit de bonnes pistes. Ses quatre premierstomes couvrent la periode avant 1800,alignant de nombreuxcas qul peuvent illustrer les comportementsde ce groupe social: DBC Volume premier del'an1000 d 1700, [Quebec],Presses de I'Llniverslte Laval, [cI966], xxv-774 p.; DBC Volume II de 1701 d 1740, [Quebec], Presses de l'Ilnlverslte Laval, [cI969], xli-791 p.; DBC Volume III de 1741 d 1770, [Quebec], Presses de I'Universite Laval, [cI974], xlv-842 p.; DBC Volume IV de 1771 d 1800, [Quebec], Presses de l'Llnlverslte Laval, [cI980], Ixiii-980 p. 10 I.M., «Noblesse», dans Encyclopcedia Universalis(edition de 1980),volume 11, pp. 831-833. Pour Ie Canada, voir Charles E. Lart, «The Noblesse of Canada», dans Canadian Historical Review III, 1922, pp. 222-232.

168 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA neurs generaux), pour y commander des armees ou des troupes (comme Louis-joseph de Montcalm, marquis de Montcalm), pour y remplir des missions particulieres. Les gouverneurs de la Nouvelle-France, qui representaient les valeurs monarchiques et aristocratiques, furent tous des nobles, de memeque tous lesintendants (ceuxqui n'etalent pas noblesIedevinrentpar la suite),de merne que la plupart des officiers militaires, de meme que tous les evequeset les dirigeants des cornrnunautes religieuses. Mais cette haute noblesse passa rapidementdans la colonie et ne se melapas ala noblesse locale. La noblessecanadienne se recrutasurtout parmila petite noblesse rurale francaise, dont les fils servaient dans les troupes regulieres envoyees en Amerique par la rnetropole. Par exemple, plusieurs officiers du regiment de Carignan­ Salleres, appartenant ala noblesse, vinrent au Canada en 1665 et s'y fixerent, comme Jacques Baby de Ranville, Ie grand-perc de Jacques Duperont Baby et done I'arriere­ grand-pere de Jacques (James) Baby, membre du Conseil executlf du Haut-Canadaen 1792 et personnage en vue des environsde Detroitet de Sandwich au debut du XIxe steele. En 1667, l'intendant Jean Talon rapporta que la colonie ne comptaitque quatre anciens nobles (lechevalier Jacques Le Neuf, sieurde la Poterie; Le Gardeurde Tilly; Le Gardeurde Repentigny; Charles-Joseph d'Ailleboust, seigneur des Muceaux)". Dans la societe de la Nouvelle-France, la noblesse et Ie clerge occupaient Ie plus haut rang, une position privlle­ giee que des fonctionnaires et des marchands ambitieux aspiraient apartager. En fait, les anoblissements de rotu­ riers ont beaucoup contrlbue agrossir les effectifs de la noblesse locale. Cethonneurcouronnaitparfois des exploits militaires, maisilreconnaissait aussilareusslte economique. Ainsi, l'acquisitionde seigneuries ou l'enrichissementdans

11 Lart, op. cit., pp. 227-228.

169 GAETAN GERVAIS la peche ou la traite des fourrures preparaient parfois la voie aI'ascension sociale. Des 1628, Ie roi avait stgne des lettres patentes anoblissant six familIes reltees ala Com­ pagnie de Caen, comprenant une douzaine de personnes. Quelques cas celebres d'anoblissement peuvent illustrer ce cheminement, comme celui de Pierre Boucher, sieur de Grosbois (1622-1717), anobli en 1661, ceux de Jean Godefroy de Llntot (1607/8-1681) et de Charles Le Moyne de Longueuil et de Chateauguay (1626-1685), anoblis en 1668, celuide CharlesAubertde la Chesnay (1632-1702), anobli en 1693, ou celui de Ioseph-Francols Hertel de 12 la Fresnlere (1642-1722), anobli en 1717 • Chez Pierre Boucher, c'est Ie succes commercial qui a prepare son anoblissement; chez Aubert de la Chesnaye, ce sont ses grandes proprietes foncieres: chez Charles Le Moyne, sa promotion s'explique par ses activltes militaires et ses acquisitions de terres seigneuriales. Plusieursanoblis ont fonde de grandes familIes et laisse une descendance nombreuse. Par exemple, Pierre Boucher estI'ancetredeplusieurslignees, lesfamilIes deMontarville, de Montbrun, de Grosbois, de Montizambert, de la Bruere, de Niverville, de la Perriere.Charles Le Moyne de Longueuil et sa femme Catherine Thierry eurent deux filles et douze fils, presque tous celebres: Charles (baron de Longueuil), Jacques (sieur de Sainte-Helene), Pierre (sieur d'Iberville), Paul (sieur de Maricourt), Francois (sieur de Bienville), Joseph (sieur de Serignv), Francois-Marte Le Moyne, Catherine Jeanne (elle epousa Pierre Payan de Noyon), Louis (sieur de Chateauguay), Marie-Anne (elle epousa Ie

12 VoirJean-Jacques Lefebvre, «Le Moyne de Longueuil et de Chateauguay, Charles»,dans IeDBCVolume premierde l'an 1000 d 1700, pp. 474-476; Yves F. Zoltvany, «Aubertde la Chesnaye,Charles»,dans DBC Volume IIde 1701 d 1740, pp. 26-36; RaymondDouville, «Boucher, Pierre», dans DBC Volume II de 1701 d 1740, pp. 86-91; Raymond Douville, «Hertel de la Presniere, Ioseph-Francols», dans DBC Volume II de 1701 d 1740, pp. 292-294; Andre Vachon, «Godefroy de Llntot, Jean», dans IeDBCVolume premierde l'an 1000 d 1700, p. 350.

170 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA sieur de La Chassaigne), Jean-Baptiste (sieur de Bienville), Gabriel (sieurd'Assigny) etAntoine (sieurdeChateauguay). La Nouvelle-France, selon les intentions des autorites metropolitalnes, devait reproduire en Amerique l'ldeal metropolltaln d'une societe monarchique, hlerarchlque et aristocratique reposant sur le regime seigneurial, c'est­ a-dire sur la possessionde la terre, comme en France. Mais les noblesdevaientaussi gagnerleurvieet ilsparticiperent a la course aux offices, demandant des postes dans l'ar­ mee, dans l'administration ou dans Ie systerne judiciaire. Enfin, ils recouraient souvent aux activltes commerciales. Les membres de la noblesse, selon leur age, exercerent differentes activltes. La plupart ont touche plusieurs sec­ teurs au cours de leur vie active. Engros, la noblesse a ete active principalement dans les quatre secteurs de la pro­ priete fonciere (par l'acquisition de fiefs et de seigneuries), de I'armee (par leur participation aux affaires militaires, dans les troupes de la marine, arrneeet milice), de l'admi­ nistration (par I'exercice de certaines fonctions ou comme juges) et du commerce (dans les secteurs de la peche, de la vente et de la traite des fourrures). Mais, au depart, la noblesse canadienne fut terrienne et mllltatre". Le lien entre la noblesse et la terre etait primordial. La Nouvelle-France etant une societed'Ancien Regime basee sur l'agriculture, l'accesa la proprletefonciere, tant pour le noble que pour Ie marchand, etalt a la fois une source de revenus et un outil de prestige et de promotionsociale. La possession de terres comptait puisque les rentes foncieres

13 Sur cet interet des nobles pour la terre et leur presence dans Ie systeme seigneurial, voir Fernand Ouellet, «Propriete seigneuriale et groupes sociaux dans la vallee du Saint-Laurent (1663-1840)>>, dans Melanges d'histotre du Canada [nmcats offerts au professeur Marcel Trudel, Ottawa, Editions de l'Llni­ versite d'Ottawa, 1978, pp.183-213 (aussi publie dans la Revue de i'Universtte d'Oltawa, 1977, pp. 183-213); sur l'aspect militaire, voir Fernand Ouellet, «Officiers de milice et structure sociale au Quebec (1660-1815)>>, dans His­ toire sociale/Social History XII (numero 23), mai 1979, pp. 37-63. Les prochai­ nes pages doivent beaucoup aces deux articles.

171 GAETAN GERVAIS donnaient des assises economiques a la noblesse, a me­ sure que Ie nombre de censitaires croissait. Ainsi, Ie gou­ vernementcolonial distribua gratuitement aux deux ordres prlvilegles de la societe, Ie clerge et la noblesse, de nom­ breux fiefs et seigneuries. Au gre de leurs intercts et du patronage officiel, les nobles et les marchands acqueraient des terres qu'ils exploitaient. Les nobles beneficlaientdes gratifications royales, des charges militaires et civiles, du patronage dans la traite des fourrures, mais c'est par la concession de seigneuries surtout qu'on entendait les y fixer, une attache qui assurerait leur interet adefendre la colonie. La Nouvelle-France fut une societe militariste ou tous les hommesde 16 a60 ans faisaient partie de la milice. De plus, l'armee francalse accueillitdans ses rangs beaucoup de fils de familIes nobles canadiennes. Lalonguetradition guerrierede l'aristocratie francalse resta done bien vivante et la vocation militaire se maintint comme caracteristique fondamentale de la noblesse canadienne. La colonie etalt constamment en guerre, contre les Amerindtens ou contre les Anglais, creant une msecunte qui favorisa cette classe militaire. Elle fut recompensee par la distribution de sei­ gneuries et par des permissionsde participer au commerce des fourrures. Dans la colonie, ces memes familIes obte­ naient une grande partie des chargesmilitaires, comme les fonctions de gouverneur general ou gouverneurs locaux, de lieutenants du roi et autres. La plupart des nobles, sauf les membres du clerge, ont fait une periode de service militaire, dans la marine ou dans les armecs de terre. Un troislerne domained'intervention de la noblessecon­ cernait leur participation a diverses charges civiles, des fonctions tres convoitees, autant par les militaires que par les nobles de robe. Cette actlvtte ouvrait Ievolet politique et permettait ala noblesse d'agir dans Iedomaine du pou­ voir civil. Ils s'agit de places acombler comme celles du Conseil souverain, ou sont nommes des conseillers et des

172 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA officiers, ou des fonctions judiciaires,dans la justiceroyale ou seigneuriale. Le quatrlerne grand role de la noblesse canadienne fut commercial. En France, la noblesse ne pouvait pas, en principe, faire le commerce (excepte le commerce interna­ tional) sans deroger, car elle devait vivre noblement. En Francecomme en Nouvelle-France, les anoblissements se faisaient en premier lieu apartir de la bourgeoisie. Dans les colonies, les nobles participaient sans decheance au commerce. Plusieurs obtenaientdesconges detraite,comme lesfamilIes Damourset Gaultierde La Verendrve. Certains anoblis, qui avaient reussi en affairesavant leur accession ala noblesse, contlnuerent de s'occuper de leurs lnterets economiques, des pratiques seculalres qui eclalrcnt les comportements et la carrierede Vercheres de Boucherville au debut du XIxe steele. Fernand Ouelletnuance toutefois l'importancede cette activltc economique: «11 n'y a pas de doute que la grande majorite des nobles est impltquee dans lesactlvites commerciales, en particulierdans la traite et les pecheries. Mais tout cela ne permet pas d'affirmer sans beaucoup de nuances le caractere commercial de la noblesse!'.» Deux exemples illustreront la participation de la no­ blesse canadienne au commerce: les La Verendrve et les Baby. ReneGaultierde Varennes (v. 1635-1689), officier dans le regiment de Carignan-Salleres, recut en 1681, en fief anoblissant, la seigneurie de La Verendrve. Ce gendre de Pierre Boucher de Boucherville fut gouverneur de Trois­ Rlvieres, poste qu'il utilisa pour faire la traite. Son fils, Pierre Gaultier de Varennes et de La Verendrye (1685­ 1749) fut aussi officier, mais il fut surtout trafiquant de fourrures et explorateur a l'ouest du lac Superieur ou il erigea une chaine de forts jusqu'aux Rocheuses (dont le

14 Ouellet, «Propriete seigneuriale..», p. 188.

173 GAETAN GERVAIS fort Saint-Pierre au lac La Pluie en 1731 et Ie fort Saint­ Charles au lacdes Bois en 1732). La Verendrye effectua ces actlvltes entre 1731 et 1749 avec l'aide de ses quatre fils. IIy a aussi Iecas lnteressant des Baby. Le premierde la famille au Canada, Jacques Baby de Ranville, arrive en 1665 avec Ieregiment de Carignan-Salleres, avait ete mar­ chand de campagne, mais son fils Raymond participa au commerce des fourrures dans l'Ouest, de rneme que son petit-fils Jacques Duperont Baby (1731-1789) qui conti­ nua «Ia tradition familiale, si revelatrice de la mcntallte des seigneursde l'epoque, de se reclamerde la noblesse et de participer activement ala traite des fourrures, tout en residant aMontreal'?». Jacques Duperont Baby se rendit dans 1'0uest au debut des annees 1750, ou il devint un important marchand de fourrures. II partit apres la Con­ quete, maisrevintviteau Canada ou ils'associa ason frere Francois, aMontreal, puis retourna dans l'Ouest en 1762. IIfut nomme agent du departernentdes Affaires indiennes. II s'installa avec sa femme aDetroitou il prospera, acheta beaucoup de terres, fit la traite des fourrures, acheta des terres a bois, devint juge de paix en 1784 et laissa une grosse fortune. Deux de ses fils, Francois (1768-1852) et Jacques (1763-1833), firent aussi de belles carrieres dans la region du Detroit, mais leur famille etait tres nombreuse (Jacques Duperont Baby et son epouse Suzanne Reaume eurent vingt-deux enfants, dont onze parvinrent a l'age adulte). On est en presence d'un groupe social qui, en 1663 (selon les chiffres de Marcel Trudel), possedait plus de 60% du sol, jouait un role militaire predominant et parti­ cipait de multiples facons au commerce des pelleteries. Pourtant, cet historien de la Nouvelle-France n'a vu dans la noblesse canadienne qu'un «groupe disparate d'indi­ vidus qui sont nobles», ne formant pas une cIasse sociale

15 DaleMiquelon,«Baby, dit Duperont [..J,Jacques», dans DBCIV de 1771 d 1800, p. 42.

174 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA homogene, encore moins un ordre privllegle". IIn'a exlstc dans la colonie ni charge anoblissante, ni achat de lettre de noblesse. Ici comme en France, on devenait Ie plus souvent noble par la naissance ou par I'octroi de lettres de noblesse. Quant ala proprlete d'une seigneurie, elle ne conferait pas la noblesse, encore qu'elle donnat du prestige. Modeste, Ie noble canadien se confondait avec Ie roturier «par sa mentalite, par ses preoccupations, par sa participation au commerce des fourrures, par son train de vie». Pauvre, cette noblesse canadienne etait «essen­ tiellement besogneuse», son seul privilege etant Ie droit de porter l'epee et Ie titre d'ecuyer, Les nouveaux nobles enjolivaient souvent leur nom d'un deuxleme patronyme et de la particule de placee devant leur nouveau nom (Boucher de Boucherville). La noblesse canadienne ne comprenait qu'une vingtaine de familIes au Xvll" steele". Le role militaire de la noblesse canadienne fut jusqu'a un certain point compromis par la Conquete de 176018. Comment survivre sans Ie patronage de I'Etat? Un inven­ taire de la noblesse compile en 1767 par Guy Carleton enumera 228 nobles (126 residant au pays, 102 ayant quitte apres 1760)19. Dans un premier temps, les autontes britanniques voulurent detrulrc I'ordre ancien. En 1763, elles decldercnt d'appliquer les lois anglaises et d'abolir la Coutumede Paris, d'imposer Ie serment du test pour ban­ nir les catholiques de toute fonction civile ou militaire, de

16 Pour ce debar, voir Marcel Trudel, La Population du Canada en 1663, Montreal, Fides, «Fleur de Iys». [c1973], xl-368 p., et Ie compte rendu de Fernand Ouellet sur trois ouvrages de Trudel (La Population du Canada en 1663, Le Terrier du Saint-Laurent en 1663 et LesDebuts du regime seigneurial), dans Histoire sociale/Social History VIII (numerol o), novembre 1975, pp.371-372. 17 Marcel Trudel, Initiation d la Nouvelle-France, Montreal, Editions HRW, [c1968], pp. 152-153. 18 Voir, ace sujet, Fernand Ouellet, «Officlers de milice..», pp. 37-63. 19 Cet inventaire est reproduit par Fernand Ouellet, «La "noblesse cana­ dienne" en 1767: un Inventaire», dans Histoire sociale/Social History I, avril 1968, pp. 129-137.

175 GAETAN GERVAIS fermer l'Ouest au commerce des fourrures, d'abolir Ie re­ gime seigneurial et de supprimer la dime. Les nobles restes au pays traverserent, de 1763 a1774, une grande perlode d'incertitude: «Redultedans ses effec­ tifs, coupeedu commerce des pelleteries, exclue des cadres de l'armee britannique, la noblesse francophone devient une noblesse terrienne conservant neanrnoins I'espoir de recouvrer son ancien statut tant dans I'armee que dans la traite et l'admlnlstratlon".» Les militaires rentrant en Francevendaient leurs seigneuriesaux aristocrates et aux marchands anglais. Mais les mesures de 1763 furent mal ou peu misesen ceuvre: la traite reprit, on permitla conse­ cration d'un eveque catholique, on chercha atemporiser, avant de deciderde conserverla societeseigneuriale cana­ dienne. L'Acte de Quebec (1774) sauva la noblesse en res­ taurant Iedroitcivil francais, ycompris Ieregime seigneurial et la dime, et en reconnaissant aux catholiques Ie droit de pratiquer leur religion. C'etait une grande victoire pour la noblesse et Ie clerge. Cette mesure de reconciliation les ralliaala cause britannique. Lors de l'invasion amerlcalne en 1775, les nobles se trouverent nombreux a la tete de milices canadiennes (officiellement retablics en 1777)21. Desormais, la noblesse s'Interessa beaucoup aux milices, ce qut signifiait l'lntegratlon des nobles canadiens dans l'armee regullerc britannique. Sous Ie Regime britannique, les gouverneurset les mili­ taires qui lesentouraient sortaient des rangsde la noblesse britannique ou de la gentry. Plusieurs acquirent dans la colonie des seigneuries. Les males seuls pouvaient trans­ mettre la noblesse, mais certains negociants britanniques tenterent d'y acceder par Ie mariage ades femmes issues de families nobles. De telles tentatives montrent au moins la persistancedesvaleurs monarchiqueset aristocratiques.

20 Ouellet, «Propriete seigneuriale..», p. 184. 21 Benjamin Suite, Histoire de la milice canadienne-trancaise, 1760-1897, Montreal, Desbarats, 1897, 147 p.

176 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA De leur cote, les nobles canadiens entrerent dans les con­ seils, on crea pour eux un regiment, ils se mirent bien en vue lors de la Guerre de 1812. Les habitudes commerciales de la noblesse canadienne avaientdonepreparelesactlvites economiques de Thomas­ Rene-Vercheres de Boucherville dans Ie Haut-Canada.

B. LA FAMILLE DE BOUCHERVILLE Les Boucher de Boucherville descendaient du patriarche Pierre Boucher (1622-1717), arrive au Canada al'age de 22 treize ans en 1635 • Eventuellernent, il devint seigneurde Boucherville et fonda une famille nombreuse. Personnage en vue de la colonie, il occupa diverses fonctions. Inter­ prete et soldat, mais remplissant aussi des fonctions judi­ ciaireset politiques, ilfutanoblien 1661, avecde nouvelles lettres en 1707. Son fils Pierre Boucher (1653-1740) mitla seigneurie familiale en valeur, favorisant la colonisation, sans negliger de guerroyer contre l'Iroquois. On trouve, a la trolsterne generation, Francois-Plerre de Boucherville (1689-1767), un militaire qui fut capitaine d'infanterie et chevalier de Saint-Louis". II est Interessant de souligner que ce grand-perc de Thomas-Vcrchercs Boucher de Boucherville fut commandant au fort Niagara de 1736 a 1740. Sonfils Rene-Amable Boucher de Boucherville (1735­ 1812), Ie pere de Thomas-Verchercs, etait merne nc dans les Pays d'en haut, ayant vu Ie jour au fort Frontenac (aujourd'hui Kingston), sur lesbordsdu lacOntarlo". Plus tard, il suivit son perc dans la carriere des armes, servit avec les troupes francatses de la marine et fut blesse ala

22 Raymond Douville, «Boucher, Pierre», dans DBC Volume II de 1701 a1740, [Quebec], Presses de I'Ilnlverslte Laval, [c1969], pp. 86-91. 23 Encollaboration, «Boucher de Boucherville, Pierre(baptiseFrancois-Plerre)», dans DBC Volume III de 1741a1770, [Quebec], Presses de I'Universite Laval, [c1974],pp. 85-86. 24 Celine Cyr, «Boucher de Boucherville, Rene-Amable», dans DBC Volume V de 1801 a1820, [Quebec], Pressesde l'Ilniverslte Laval, [c1983], pp. 105-106.

177 GAETAN GERVAIS bataille des Plaines d'Abraham en 1759. Capture, il rentra en France apres la defalte de 1760, mais revint au Canada en 1763. Quatre ans plus tard, Rene-Amable Boucher he­ rita du quart de la seigneurie de son perc. Apres l'Acte de Quebec, comme plusieurs de ses semblables dans la no­ blesse canadienne, il se rallia ala Couronne britannique et combattit en 1775-1776, lors de l'invasion americalne, aux cotes des soldats britanniques. En recompense de son loyalisme, il fut nomme grand voyerdu districtde Montreal en 1785, fonctionqu'il n'abandonna qu'en 1806, au profit de son gendre. Apres 1790, il detint Ie rang de colonel de milice. II entra en 1807 au Consell leglslattf, charge qu'il conserva [usqu'a sa mort en 1812. Cettequatrlerne generation,representeepar Pierre-Rene­ Amable Boucher et son epouseMadeleine Raimbault, comp­ tait onze enfants, mais plusieurs moururent en bas age. L'ainee, Charlotte,epousa Louis-Rene Chaussegrosde Lery (1762-1832), celui qui succeda en 1806 ason beau-perc comme grand voyer du district de Montreal. Lui aussi fut militaire,fonctionnaire, jugede paix, enfinmembre,apar­ tir de 1818, du Consell Iegislatlf". Pierre-Amable epousa Marguerite-Emilie Sabrevoisde Bleury, tandis que Charles­ Marie devint religieux. Surtout, Ie dlxlerne des onze en­ fants, appele Thomas-Rene Boucher (1784-1857), est l'auteur du Journal. Cela faisait beaucoup de monde aetabllr pour un sei­ gneuraux ressourcesIimltees. Maisla famille pouvaitcomp­ ter sur ses nombreuses relations. C'est ainsi que Rene-Amable Boucher de Boucherville aborda Ie sujet de l'avenir de son jeune fils, Thomas, avec l'illustre et riche marchand de fourrure AlexanderMackenzie, explorateur, en 1789, du fleuve qut porte son nom et decouvreur, en 1793, d'une route atravers les Rocheuses jusqu'a l'ocean

2S RochLegault, «Chaussegrosde Lery, Louis-Rene», dans DBCVolumeVIde 1821 d 1835, pp. 145-146.

178 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA Pacifique>. Cet influent marchand, recemment devenu Ie principal bourgeois de la Nouvelle Compagnie du Nord­ Ouest, embaucha Ie jeune Thomas Boucher comme com­ mis en 1803. Thomas-Rene Boucher naquit aBouchervllle, province 27 de Quebec, Ie 21 deccmbre 1784 • Apres des etudes au college sulpicienSaint-Raphael de Montreal,entre 1792 et 1799, il passa quatre annees aBouchervllle, dans ce qu'il appela plus tard, sans en dire la nature, de «folles equi- pees». En 1803, al'age de dix-huit ans, il entrait done au service de la Nouvelle Compagnie du Nord-Ouest. Apres une annee difficile dans IeNord-Ouest, Thomas-Vercheres de Boucherville rentra chez lui, mais fit subsequemment plusieurs longs sejours dans Ie Haut-Canada, notamment aYork (Toronto) et aAmherstburg. Apres un echec com­ mercial en 1816, il renonca definltlvement au commerce de detail. IIepousa en 1819 Clotilde-Iosephlne Proulx, fille d'un bourgeois en vue de Montreal, Louis-Basile Proulx. Ils eurent cinq enfants. En 1829, Thomas-Verchercs de Boucherville devint par heritage coseigneur de Vercheres et de Boucherville. II fut aussi nomme major de milice et juge de paix. II mourut a Boucherville Ie 13 decernbre 1857, une deccnnic apres avoir redige son Journal. Les Boucherville solgnerenttoujoursleurs relationsavec lesautorites britanniques. Aux plans socialet politique,ils firent partie du groupe des prtvilegles hostiles aux reformes annoncees par l'Acte constitutionnei de 1791 et opposes aux revendications politiques de la nouvelle bourgeoisie professionnelle appuyant Ieparti reformlste, connuau Bas­ Canada sous la designation de parti canadien, plus tard patriote. La noblesse canadienne formait alors un element essentiel de la structure socialede la colonie. Toutefois, et rnalgre son fort sentiment de constituer une classe sociale

26 W.Kaye Lamb. «Mackenzie, sir Alexander», dans DBC Volume V de 1801 d 1820, pp. 591-598. 27 Rene Dionne, op. cti., pp.427-429; Frederick H.Armstrong, op. cit., pp. 111-112.

179 GAETAN GERVAIS et merne l'ellte de la societe, ce groupe etait neanmoins en perte de pouvoir. Les Interets de la noblesse, opposee aux reformes liberales, rejoignaient souvent ceux des militaires britanniques et des grands marchands, auxquels ilsetalent lies par des alliances matrimoniales et par des interets economlques. Pourtant, au debut du XIxe steele, la no­ blesse canadienne etalt une classe en declin". II se developpa done une solldarlte entre les groupes sociauxdominants et unis dans une cause communeratta­ cheeal'empirebritannique.Danssonetudedes marchands­ negoclants de Quebec, qui font partie de la grande bourgeoisie du Bas-Canada, George Bervin a montre a quel point l'ellte marchande, surtout l'anglo-ecossatse, se sentait solidaire de l'empire brltannique". line conclusion dans Ie rneme sens se trouve chez Fernand Ouellet: «L'ap­ partenance al'empire n'est pas un vain mot. Elle signifie d'abord une insertion dans un ensemble de structures qui influent directement sur l'actlvlte colonialc".» Les opi­ nions probritanniquesdeVercheres de Boucherville avaient leur raison d'etre et s'affichaient au grand jour. Dans Ie Haut-Canada, les grands marchands, allies aux bureau­ crates britanniques, formaient aussi une elite sociale et economique. Cette participation des elites aux affaires militaires pro­ curait aux marchands-negociants, qui occupaientI'echelon superieur de la ciasse bourgeoise, un acces prtvilegle tant a l'administrationcivile (certainsetalent merne inscritssur la

28 Sur la noblesse canadienne: Lorraine Gadoury, La Noblesse de Nouvelle­ France. Families et alliances, [Montreal, «Cahiers du Quebec - Histoire», c1992], [16]-208 p. Pour l'etude de quelques familles nobles du voisinage (Sorel, Saint-Ours), voir Allan Greer, Habitants, marchands et seigneurs. La societe rurale du bas Riciielieu 1740-1840, traduit de l'anglais par Jude Des Chenes, [Quebec], Septentrion, [c2000, original anglais 1985], 357 p. 29 George Bervin, Quebec au x/xc steele. l'activite economique des grands marchands, [Quebec], Septentrion, [c1991], p. 18. 30 Fernand Ouellet, Histoire economioue etsociale du Quebec 1760-1850. Struc­ tures et conjoncture, Montreal, Fides, [c1966], p. 27.

180 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA liste civile du Bas-Canada) que militaire. Souvent, ils rem­ plissaient meme de hautes fonctions dans l'appareil mili­ taire colonial et pouvaient done faire mieux valoir leurs preoccupations aupres des autorites. II devint alors plus facile pour eux de profiter de certainesacttvltes remunera­ trices, comme Ie ravitaillement de l'armee. Ils furent «Ies premiers beneficialres des importants contrats militaires pour l'approvisionnement'!». C'est au monde des seigneurs que Vercheres de Boucherville retourna lneluctablernent en 1816, apres une jeunesse passee a brasser, tantot avec succes, tantot vainement, des affaires commerciales rnenees entre 1803 et 1816. IIrevenait a la terre et a des roles qui avaient ete la cause de sa noblesse. Cesactivites commerciales repre­ sentent une parenthese marchandedans lavied'un homme appartenant au monde seigneurial.

c. VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE NORD-OUEST Depuis Ie debut du XVIIc steele, en Nouvelle-France, Ie mode de vie auquel aspirait cette noblesse canadienne l'avait conduitevers l'activlte economique la plus lucrative de la colonie, c'est-a-dire Ie commerce des pelleteries. Les seigneurset les militairesavaient souvent cherche a faire, ou a refaire, leur fortune personnelle dans ce trafic qui pouvait rapporter gros, plus que l'exploitation des terres. Mais l'agriculture et Ie commerce des fourrures ne furent pas forcemcnt des activites incompatibles, loin de la, leur complementarlte semanifestant desl'epoque de laNouvelle­ France. FernandOuelletparle ace sujetde «dualite econo­ mique?». En fait, la noblesse continua longtemps de s'appuyer sur Ie commerce des fourrures pour supporter ses ambitionsterriennes (comme commandantsdes postes

31 George Bervin, op. cit., p. 46. 32 Voir Fernand Ouellet, «Duallte economique et changement technologique au Quebec (1760-1790)>>, dans Histoire sociale / Social History IX (nurnero 18), novembre-decernbre 1976, pp. 256-296.

181 GAETAN GERVAIS et comme deposltalres de conges de traite qu'ils exploi­ taient eux-memes ou qu'ils faisaientexploiter par d'autres). Plusieurs membres de la noblesse canadienne s'adon­ nerent acette double actlvlte, sans jamais perdre de vue que leur objectif restait, finalement, de s'etablir sur des terres et de vivre «noblement» en aristocrates richement dotes au point de vue foncier. Vercheres de Boucherville peut justementillustrerce cheminement, pulsque, nc dans la noblesse, il ne devint plus tard seigneur qu'apres avoir ete marchand. La noblesse fut en quelque sorte arnenee a pratiquer Ie commerce des fourrures, en complementarite a l'agriculture, pour soutenir Ie style de vie auquel elle aspirait: Cet attrait pour le genre de vie noble a deux consequences importantes. D'abord il contribue, meme si la terre n'a pas une importanceeconomiqueconsiderable,avaloriserau maximum la propriete fonciere [..]. Pour etonnant que cela paraisse, elle [l'attirance pour le train de vie noble] aboutit a mettre en valeur le role indispensable du commerce des fourrures, dont on deplore les mefaits, mais dont on accepte finalement toutes les servitudes. II est evident que l'emprise des «Pays d'En­ Haut» ne tient pas seulement aces considerations. Le gout de I'aventure, un fortbesoin de liberation al'egard des contraintes du milieu expliquent autant que l'appat du gaincet incessantva­ et-vient entre les basses terresdu fleuve et l'[Oluest.IIn'en reste pas moinsque ledesirde promotion sociale, Iebesoinde prestige et la necesslte de maintenirson rangimpliquaient une reconcilia­ tion entre la societe nobiliaire et le monde des fourrures". Ainsi, Ie departdujeuneThomas-Vercheres deBoucherville vers I'Ouest, en 1803, n'avait rien de surprenant. Au debut du XIxe steele, Ie trafic des fourrures, centre sur Montreal, brulait de l'eclat de ses derniers feux. En 1770, encore, la fourrure representait 76% des exporta­ tions aQuebec, puts 51,4% en 1788 et seulement 9,2% en 34 1810 • Le commerce des pelleteries decllnalt. La region

33 Fernand Ouellet, Histoire economique et sociale..., p. 56!. 34 Ibid., p. 37.

182 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA au-dela du lac Superieur faisait encore partie de l'aire commerciale centree sur Iebassin des Grands Lacs et con­ troleepar les marchands de Montreal, certes, mais ilfallait parcourir des distances de plus en plus grandes et concur­ rencerla Compagnie de la baie d'Hudson qui, elle,pouvait s'approvisionner plus directementen passant par Ie nord. Alexander Mackenzie envisageaitdeja la fusiondes entre­ prisesde Montreal avecla Compagnie de la baie d'Hudson, une idee qui lui fit des ennemis, mais une consolidation qui se realisa effectivement en 1821. Enattendant, Iecom­ merce des fourrures continuait de survivre. Toutefois, pour Ie jeune Thomas Boucher, Ie choc du voyage dans l'Ouest fut rude. Apeine parti, il regretta sa decision de s'engager pour une duree de sept ans. Souf­ frant de froid, d'ennui et de maladie, Ie commis s'apitoya vite sur son triste sort. L'inconfort etalt physique, mais aussi social: «Mol, jeune homme de dix-huit ans, n'ayant jamaislalsse la maisonpaternellepour aucun longvoyage, ne connaissant aucunement Iejargonpresque barbare des , leurs coutumes, leurs manieres de vivre [. .]» (JVB 2). Ainsi, des Ie depart, Thomas Boucher se dernar­ quait socialement des simples voyageurs qui faisaient de toute evidencepartie d'une autre classe sociale.Ni Iepas­ sagedu temps,ni Ietravailne guerlrentl'angoissedu jeune commis dont les craintes grandissaient. Bien que redlge plusieurs decennies apres les evenements rapportes, Ie Journal rappelle les pensees troubles du jeune homme qui comrnencait «a reflechir sur la folie qul [lui] etait venue de partir pour un tel voyage l- .] sans espoir de venir secher les larmes de [s]a pauvre mere que [s]on depart inconsi­ dere avait fait couler» (JVB 2). Le reclt du Journal est Intercssant pour ce qu'il nous apprend de la vie quotidienne d'un commis travaillant dans l'Ouest". Quittant Montreal, illui fallut d'abord se

35 Pour une description de la vie des voyageurs, voir Grace Lee Nute, The Voyageur, Saint-Paul (Minnesota), Minnesota Historical Society, [cI931],x-289p.

183 GAETAN GERVAIS rendre a Grand-Portage, a l'cxtremlte occidentale du lac Superieur. Le jeune aventurier, n'emportant pour tout ba­ gage que sa cassette et ses deux couvertures de lit (JVB 7), partit de Lachine en compagnie d'un groupe de commis, dont il consigna les noms: Vienne, Curotte, McMullin, Gordon et Cameron. Le convoi de canots emprunta la route des voyageurs, remontant l'Outaouais, traversant Ie lac Nipissing et descendant la rtviere des Francais, pour atteindre ensuite Sault-Sainte-Marie, a l'entree du lac Superieur. Apres sept jours d'attente, I'equipe monta a bord du schooner Perceveranca, mais la goelette fut se­ couee sur Ie lac Superieur par une grosse ternpete qui fit craindre Ie naufrage. Les hommes furent sauves, mais on vit perir «deux superbes vaches que nous avions sur Ie pont, une perte des plus irreparables pour nous» (JVB 6­ 7). On atteignit enfin Ie mythique Grand-Portage dont Boucherville avait «sl souvent entendu parler dans [s]on enfance par les voyageurs de [s]on village» (JVB 7). Thomas Boucher donne de ce poste de traite la descrip- tion suivante: CeFortetait magnifiquement situe sur une bellecote,d'ou l'on y [sic] jouissaitd'un pointde vuesuperbe.IIavaitete construitpar la societedu Nord-Ouest, et consistaiten piquets de cedreassez eleves et de bastions aux quatre coins. Dans I'enceinte, il se trouvaitplusieursbellesbatisses pourI'usagedes membres de la societe seulement, surmontees d'un grand mat sur lequel, les dimanches et les jours d'arrlvee des principaux Bourgeois, on hissait un beau et grand pavilIon (JVB 8). Ce beau site, cependant, etait sur Ie point d'etre aban­ donneau profit du fort William (Thunder-Bay aujourd'hul), au nord-est, emplacement plus sur parce que plus eloigne de la frontierc amerlcalne. A Grand-Portage, Thomas Boucher futrecu «avecgrandepolitesse»par un denornme Nolin «qui deja avait entendu parler de [lui] par son fils parti I'annee precedentelui aussi pour les pays d'en haut» (JVB 4). Entre-temps, Ie commis logeait sous la tente et

184 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA avait la responsabllite de surveillerun hangar «ou etalent deposees les boissons» (JVB 8). 1'ennui du jeune homme persista, meme «[alpres avoir reflecht un peu sur [s]on triste sort et avoir verse ala derobele], une larme au sujet de [s]on eloignernent de [s]es chers parents» (JVB 7). Puis arriva l'heure du depart pour Ie fort Dauphin (voir la CARTE I). On monta dans des canots du Nord, plus legers. 1'embarcation de Boucher avait pour guide un de­ nomme Ducharme, alors qu'un certain Laporte tenait Ie role de gouvernail. En route, un accident se produisit. Un baril tomba sur la main du nouveau commis qut perdit une partie de son index. II soigna sa blessure comme il put, ayant heureusement apporte une ~ole de baume de rigiu, dont il appliqua quelques gouttes, «ce qul [l]e guerit en peu de [ours» (JVB 9). Au lacala Pluie, Boucher rencontra «avecplaisir [un] nornrne Lacombe qui y etait commis, un cousindesfamilIes Lacombe de [s]aparoisse natale» (JVB 9). On attendit huit jours les directives des superieurs. Quand elles arriverent, les employes remplirent les canots «de provisions, suif, ble-d'lnde, etc.» et partirent (JVB 9). En quelques jours, on parvint ala «rtviere Outnlpegue». Le Journal nous apprend alors que Thomas Boucher avait apparemment amene son chien Osmar (JVB 14). Toujours soucieux de ses relations, l'auteur dit qu'il a rencontre alors un groupe dlrige par un denomme Jacob: «I'appris qu'il demeurait au Bas-Canada et qu'il avait une sceur de martee aBoucherville» (JVB 11). L' equipe traversa Ie «lac Ouinipegue», puis Ielac Manitoba en accelerantla vitesse des canots par Iedeplolernent de voiles. Enquelques[ours, on atteignit la rlviere ou se trouvait Ie fort Dauphin. Boucherville y rencontra Thomas McMurray, responsable du poste, et il eut aussi Ie plaisir de renouer connaissance avec «Ie jeune Nolin». Le Journal contient ensuite un reclt des dlfficultes a surmonter: l'isolement, les rudes conditionsde vie, un mal de jambecontinu.Verchercs de Boucherville se familiarisa

185 GAETAN GERVAIS avec les lieux, achetant des fourrures, rencontrant les autochtones qui y vivaient. IIsouffraitsouvent de la fievre et de «cevilain mal de jambe qui [Il'avait fait tant souffrir» (JVB 17). L'ennui aussi Ie rongeait: «En outre, l'idee de la maison paternelle, "home", se mit ame hanter d'une ma­ nlere peu propre ame rejouir et rlelconfortcr» (JVB 18). Des Ie mois de decembrc 1803, Ie jeune homme desespe­ rait et «souffrai[t] Iemartyre, quoi done» (JVB 18). L'hiver 1803-1804 lui parut bien long. L' ennui Ie tourmentait. II passa un mois seul avec les Amerindlens, negocla I'achat de fourrures et tendit pres du fort quelques pieges en com­ pagnie d'un denornme Lafleur. En fevrier 1804, son superieur McMurray envoya Vercheres de Boucherville et cinq hommes (l'interprete Clermont, Boisvert, Goulet, Lauzon et Allaire) passer Ie reste de I'hiverala montagne aux Canards, au nord-ouest. II partit avec des chiens et un toboggan (JVB 23) et passa fevrier et une partie de mars 1804 aupresdes Amermdlens. IIfut deroute par la langue des autochtones, qu'il ne com­ prenait pas, et par leurs pratiques religieuses, notamment la cabane de jonglerie (chldeuse ceremonie», ecrlt-il). S'etant rnoque de ces pratiques superstitieuses, Boucher dut partir par crainte de represailles de la part des Amerln­ diens et revenir au fort Dauphin. En route, il faillit se noyer. II souffrait d'une forte fievre, de maux de jambe et de son «detestable etat de sante». Revenu de son expedi­ tion,il informa McMurray de son intentionde rentrerau Bas­ Canada (<

186 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA dangereuse pour rna sante, l'emporterent et je rn'arrete definltlvernent a rna premiere determination» (JVB, 32­ 33). McMurray mit a la disposition de Vercheres de Boucherville «six bons hornmes», des volontaires non identifies dont le contrat prenait fin et qui se rendaient a Grand-Portagepour y rencontrer les hyvernants. Enquatre [ours, le groupe atteignit le «lac Oulnipegue», mais il etatt deja a court de provisions. En route, il rencontra un des bourgeois de la Compagnie, Pierre Rastel de Rocheblave: «De suite, ecrit l'auteur du Journal, j'allai le saluer. Cet excellent monsieur me recut avec politesse en apprenant mon nom, car il connaissait fort bien mon pere.» IIdonna un peu de nourriture a ces voyageurspresque demunis. Ils arriverent a Grand-Portage fin juin 1804, puis attendirent quelques jours la goelette qui permit de traverser le lac Superieur, en compagnie du bourgeois Thomas Thain, neveu de l'important homme d'affaires montrealais John Richardson (v. 1754-1831), et d'une douzaine de voya­ geurs". Le trajet prit douze jours. Boucherville accepta l'invitation de Thain de l'accompagnera Michillimakinac: «Ie connaissais plusieurs des familIes qui l'habitaient, et j'eus le plaisir d'apprendre que mon frere Pierre de Boucherville, y etait arrive depuis peu, se dirigeant du cote des Illinois» (JVB 36). Enfin, en aout, Thain et sa suite partirent pour Montreal ou ils arriverent douze jours plus tard. Thain remit a Boucherville un peu d'argent pour lui permettre de se «presenter decemmcntdans [s]a famille, a Bouchervllle» (JVB 36). Le jeune hommerefit sa toilette, acheta un costume(cune paire de pantalons de corderoi couleur olive, une veste rouge et un giletde meme etoffe que lepantalon; monargent y avait passe»). Sesdeux parents eurent des reactionsdiffe­ rentes en le voyant de retour: «Ma mere me fit grande [ole, mais mon pere me semblaittres grave.» Par-dessustout, le

36 Gratien Allaire, «Thain, Thomas», dans, DBC Volume VIde 1821 d 1835, pp. 843-845.

187 GAETAN GERVAIS jeune commis semblait craindre la reaction de son pere: «Ie n'aurais jamais ose me presenter devant mon digne pere sans un tel certificat, car il ne badinait nullementavec ce qu'il nommait Ie devoir» (IVB 31). L'ancien commis montra alors Ie certificat qui «produisit un effet mer­ veilleux». La lettre de McMurray a Rene-Amable de Boucherville, reproduite au longdans IeJournal, est datee du 24 mai 1804, au fort Dauphin. Le responsable du fort exoneralt Ie jeune homme «de toute calomnie» et preci­ sait: «Ie puis vous assurer que ce n'est que la maladiequ'il a dans les jambes et de quoi il se plaint toujours dans les grandes marches, et non par aucune mauvaiseconduiteou de mal comportement envers ou contre les interets de la Compagnie qu'il nous a quitte]s]». Apres avoir montre Ie documentason pere, ecntBoucherville, «jefusalors tralte par Ie chefdefamille avec toutesa bonteordinalrc» (]VB 38). Ainsi prenait fin Iesejourde Thomas-Vcrchercs Boucher de Boucherville dans Ie Nord-Ouest ontarien et l'Ouest (Manitoba). Mais ce qu'il avait appris sur Ie trafic des fourrures lui servirait encore dans la deccnnlc suivante, dans Ie sud-ouest du Haut-Canada.

III - BOUCHERVILLE ET LE COMMERCE DE DETAIL 1804-1812 Enoctobre 1804, Thomas-Vercheres de Boucherville fit la connaissance de celui qui allait affecter profondernent la prochainedeccnnle de sa vie. Le jeunecommis, reccmmcnt revenu du Nord-Ouest, fit alors la rencontre de Laurent Quettonde Saint-Georges (1771-1821), un aristocrate fran­ cats engage dans Ie commerce aYork (Toronto), dans Ie Haut-Canada, peut-etre Ie marchand Ie plus considerable de cetteville.

A. ECONOMIE ET COMMERCE DE DETAIL Acette epoque, I'economle laurentienne, centree sur la valleedu fleuve Saint-Laurent, englobaitIeBaset IeHaut-

188 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA Canada dans des frontleres poreuses, les deux participant en fait aune econornte nord-americaine ouverte ala circu­ lation des personnes et des biens. Cette econornie colonialeentretenait des relations com­ merciales complexes avec la metropole britannique. En echangede matleres premierestelles le ble, la potasse et Ie bois, la colonie recevait divers produits manufactures ou exotiques (Ie the, le sucre, les tissus et divers objets de mercerie et de quincaillerie, aussi certaines denrees ali­ mentaires). L'economie ontarienne se composait done de deux elements: la production pour les marches locaux, comprenant une grande gamme de produits de consomma­ tion, et la production pour I'exportation". Au debut du XIxe steele, comme I'a rnontre l'historien Douglas McCalla, I'economie du Haut-Canada se transformait". Le mouve­ mentgeneralde l'economic connut les fluctuations suivan­ tes: hausse (1793-1800), baisse (1800-1808) et hausse (1808-1816)39. Les actlvites commerciales de Vercheres de Boucherville auraient done profite d'une conjoncturecycli­ que favorable apartir de 1808. Pour le gouvernement colonial, les revenus restaient faibles et les rentrees fiscales rapportaient peu, meme dans le domaine des douanes, percues par les fonctionnaires du Bas-Canada, une servitude qui engendrabien des plaintes. Heureusementpour les colonies, les Britanniques firent de grosversements, aplusieurs titres: les compensations pour les pertes subies par les loyalistes durant la Revolution, de grandessommes verseesentre 1785 et 1795; lessoldes et les demi-soldes payeesauxofficiers, au nombrede 110 en 1807; la subvention annuelle que Londres versait aux fins de l'ad­ ministration de la province; lessalaires du departernent des

37 McCalla, op. cit., p. 6. 38 McCalla, op. cit. (voir notamment les chapitres 2, «The Loyalist Economy, 1784-1805», pp. 13-29, et 3, «The War Economy and After, 1806-1822», pp.30-42). 39 Ouellet, Histoire economtque et sociale..., pp. 41-42.

189 GAETAN GERVAIS Affaires indiennes. Acote des depenses civiles d'environ 10000 £ sterlingpar annee, ily avait surtout la plus grosse depense, celIe de l'armee qui devait se nourrir, en plus d'entretenir ses gamisons", Avant 1803, les depenses mi­ litaires britanniques depassalent en valeur les exporta­ tions. Ces debourses eurent un effet considerable sur les importations et sur Ie commerce de detail, puisque les officiers a pleine soldeet les officiers retraltes recevantune demi-solde achetaient divers objets en provenance de la Grande-Bretagne. D'ailleurs, ils se plaignaient beaucoup des prix cleves qui avaient cours dans Ie Haut-Canada. Deja, a cette epoque, l'agriculture commencait a s'impo­ ser comme la premiere activlte economique de la colonie, alorsque lacoupedu bois,apres 1805, sedeveloppa rapide­ ment. Mais au debut du XIxesteele, la fourrure n'avait pas encore disparu. La region du Detroit en produisait encore beaucoup. rant les Amerindlens que les trappeurs echan­ geaientdes pelleteries contredes produitsimportes. Le sys­ terne des transportsdevenaitdoneun elementcritique dans les echanges et affectait Ie prixdes marchandises transpor­ tees sur de longs parcours. AI'epoque, Ie transport des marchandises se faisait surtout par voie d'eau". Plusieurs des grands marchands de I'epoque, tels Robert Hamilton, Richard Cartwright et Quetton de Saint-Georges, avaient commence leur carriere de grands marchands dans I'equl­ pagede navireset dans Ietransportdesfourrures en caner". Ce regime de transport avait aussi des consequences sur Ie ravitaillement militaire. Poursoutenircereseaude distribu­ tion, divers bateaux furent mis en service entre les ports lnterleurs. Les routesde terreetalent rareset souventimpra­ ticables par temps pluvieux.

40 McCalla, op. cit., p. 19. 41 Pour une descriptiondes aleas de ces deplacements,voir Iedocument edite par M.M. Quaife, «From DetroittoMontrealin 1810», dans Canadian Historical Review XIV, n- 3, 1933, pp. 293-296, apropos d'un voyageeffectue vraisern­ blablement par Jacques Lacelle, de Detroit. 42 McCalla, op. cit., p. 23.

190 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA Quant au commerce de detail, la lenteur de sa progres­ sion s'expliquait par Ie faible nombre d'habitants dans la colonie,par Ieniveau de vie modestede sa population, par Ie manque de numeraire ou de sources de financement, enfin par la difficulte de faire circuler les biens. McCalla, quia etudleIecommerce et sesinstitutions dans sonouvrage d'histoire economique de la perlode, dernontre, pour cer­ tains marchands en vue, l'importancedes reseauxde trans­ ports et de credit". IInote aussi leur «pluriactivite»,car les marchands sont importateurs, exportateurs, grossistes, speculateurs fonciers, lntermedlalresfinanciers, n'hesttant memepas apratiquer, au besoin,Ietroc. Cesgensd'affaires furent actifs dans Ie commerce et en politique, s'efforcant de maintenir de bonnes relations avec ceux qui centro­ laient les reseaux d'echangeset de creditbases aMontreal, aQuebecet aLondres. La specialisationdes marchands ne se produisit que lentement, et seulement dans les grands centres; dans les endroits moins peuples, on trouvait sou­ vent des marchands generaux, vendant de tout (mercerie, quincaillerieet epicerle), aides de plus en plus par Iedeve­ loppement des transports et par Ie systerne provincial de credits et de palernents". Avec Ietemps, chaque village eut son marchand general. Au debut du XIxe steele, il n'existait pas encore de dis­ tinction tres nette entre Iecommerce degros et Iecommerce de detail. Car la croissance des ventes au detail, avec ce qu'elle impliquait-J'economie monetalre, la disponibilite des produits de consommation, la presence de nombreux salaries -, etait un nouveau phenomene commercial. En fait, la dlfferenclatlon progressive entre les deux fonctions de gros et de detail devint un signe certain marquant Ie passage vers une economlc monetaire qui, justement, per­ mettait tout ala fois d'accroitre les echanges, de mettre en

43 McCalla, op. cit., surtout Ie chapitre 9, «The Provincial BusinessSystem: Tradeand FinancialInstitutions, 1821-51 », pp. 141-161. 44 Ibid., p. 142.

191 GAETAN GERVAIS place un meilleurreseau d'approvisionnement et de favo­ riser la specialisation des commerces. En attendant cette specialisation des marchands et la distinction entre Ie de­ tail et Iegros,Iememe marchand jouait des rolesdifferents selon les circonstances". Par exemple, a York, certains marchands, comme J.S. Baldwin, Jules-Maurice Ouesnel" ou Quetton de Saint-Georges, firent ala fois lc commerce de detail et Iecommerce de gros. Car l'approvisionnement regulier de leurs magasins,eventuellcmcntleur specialisa­ tion, n'etait possible que dans les centres les plus peuples. Peu apeu s'organisa la structuredes echanges. Au debut du XIxe steele, l'organisation du commerce de detail au Canada pouvaitse presentersous la forme d'une pyramide. Cetorganigramme ressemblait en tout point au regime mis en placepour assurer la coupedu boiset son exportationen Grande-Bretagne, avecsesgrandessocietes anglaisesache­ tant Ie bois, avec les exportateurs etablls dans Ie port de Quebec, aveclesentrepreneursdetenantdesdroitsde coupe et avec les sous-traitants qul recrutaient les bucherons et organisaientles chantiers forestters". Dans Ie domaine de la vente des marchandises, on trouvait aussi, au plus haut niveau, les grandes societes britanniques, desireuses d'ecouler leurs produits vers les colonies. Elles ne traitaient qu'avec un petit nombre de negociants lmplantes dans les villes portuaires outre-mer. C'est ledeuxlerne niveau, celuides marcnands-negoctants. Ceux-ci faisaient le commercede gros et se specialisalent dans l'import-export. Ils couraient Ie risque des grands

45 Ce phenornene a ete etudle pour York dans les annees 1820: T.W.Acheson, «The Nature and Structure of York Commerce in the 1820s», dans Canadian Historical Review 50(4), decernbre 1969, pp. 406-428. 46 Peter Deslauriers, «Quesnel, Jules-Maurice (baptise Iulien-Maurlce)»,dans DBC Volume VII de 1836 d 1850, [Quebec], Presses de l'Llnlverslte Laval, [cI988], pp. 775-777. 47 Sur Ie commerce du bois, voir Arthur Lower, Great Britain's Woodyard. British America and the Timber Trade, 1763-1867, Montreal, McGill-Queen's University Press, [cI973], xiv-271 p.

192 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA entrepreneurs, investissaient dans les institutions finan­ cteres et recoltaient parfois de gros profits. Ils etaicnt les seuls a pouvoir commandera I'exterleurde la colonie et a disposer des fonds necessaires aces grandes operations commerciales. Leur role dans la ville de Quebec, Ie seul port de mer transatlantique dans les Canadas capable a l'epoque de recevoir des centaines de navires, a ete bien etudie par George Bervln". Ces morchands-negociants entretenaient des rapports avec les marchands moyens qut formaient Ie trolsleme ni­ veau de la pyramide. Ces cornmercants, occupant un rang subalterne, devaient se rendre dans les grands centres comme Quebecou Montreal, pour s'approvisionneraupres des negoctants, pour se procurer une varlete de marchan­ dises, souvent a l'encan, er, a l'occasion, pour obtenir Ie credit necessaire. Autrement, il aurait fallu aller acheter dans lesvillesportuaires amerlcalnescomme NewYork, ce qut posait d'autres dlfficultes. Les marchands moyens de­ pendaient des marchands-negociants pour leur approvi­ sionnement en marchandises, y compris Ie choix des produits importes. Ils ecoulalent ensuite ces biens un peu partout dans lesvillesdu Baset du Haut-Canada.Au fil des annees, les marchands moyens luttercnt pour accroitre leur part de marche, mais la plupart ne possedaient qu'un seul magasin". Enfin, au bas de la pyramidese trouvaient les petits marchands locaux et les marchands ambulants. Vercheres de Boucherville, malgre toutes ses relations so­ ciales, n'occupa rien d'autre que les plus bas echelons. Une vue semblabledes choses est proposee par l'histo­ rien Claude Pronovost". Au sommet de la pyramide, il place les manufacturiers, generalement etablis dans les

48 GeorgeBervin, op. cii., passim. 49 Bervin, op. cii., pp. 66-72. 50 Voir Claude Pronovost, La Bourgeoisie marchande en milieu rural (1720­ 1840), Sainte-Foy, Presses de l'Ilnlverslte Laval, «Geographie hlstoriquc», 1998, x-230 p.

193 GAETAN GERVAIS grandes villes d'Europe ou d'Amerique. Ils fournissent un eventailde produits aux negociants ou grossistes installes dans les centres plus importants comme Montreal et, de plus en plus, York. Sous ce deuxterne niveau, se trouvent les marchands etablis non seulementdans les villes et les villages, mais dans les milieux ruraux. Les activltcs de Vercheres de Boucherville dans IeHaut­ Canada illustrenta la fois la precaritedes transports, avec leurs delais ou leur manque de regularite, et l'importance, au debut du XIxesteele, du credit. C'est l'huile qui permet aces rouages de fonctionner, tant Ie credit que Ie mar­ chand recolt de ses fournisseurs que celui qu'il accorde a ses clients. Dans les zones perlpherlques comme Amherstburg, Ie troc se pratiquait encore frequernment dans lesechanges. L'endettement etait tresgeneralise et les marchands supportaient toujours d'enormes charges fi­ nancieres, touten devenanteux-memes des preteurs.Pour­ tant, certains observaient a cet egard de grands progres, commeJames Strachan,qutvisita Ie Haut-Canadaen 1819 et nota que «Theinhabitants have been roused into action and enterprizebythe certaintyofgoodsand readymarkets for their produce, and the vast accession ofcapitaldiffused through the provinces by the late war"». L'armee etalt lagrandeconsommatrice dans la colonie et elle achetait beaucoup de marchandises de toutes sortes. Mais elle ne distribuait pas ses contrats d'approvision­ nementa toutvenant. Carlesgrandsbeneficlaires, presque lesseuls,desgroscontratsde fournitures et d'alimentation etatentsurtoutlesmarchands-negociants". Les marchands moyens ne recevaient que les miettes de peu de valeur. Neanmoins, meme un petit cornmercant pouvait profiter

51 JamesStrachan, A Visit to the Province ofUpper Canada in 1819, Aberdeen, 1820, (S.R. Publishers Limited, Johnson Reprint Corporation, 1968), p. 31. 52 Bervin, op. cit., p. 67. Voirnotamment Ie chapitre IV: «Lesliens d'affaires entre Ies grands marchands et I'administration militaire du Bas-Canada», pp. 163-203.

194 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA de la presence de l'armee. Pour s'approcher des contrats de fourniture ou pour vendre aux militaires, il fallait fre­ quenter ces derniers. La region du sud-ouestdu Haut-Canada etait encore, au debut du XIxe steele, une zone marginale ou Ie commerce des fourrures, les relations avecles tribus amerlndlcnnes et les conflits aveclesAmencains restaientdes questionspre­ occupantes pourlesautoritescoloniales. Les terresyavaient eteacquisesdes Mtssissagues en 1790, maislacolonisation commencalt a peine.La presence militaire britanniqueexer­ cait une influence determlnante qul se manifestait surtout, dans cetteregion entre les lacs Huronet Erie, par les activi­ tesdegarnisondu fort Malden, a Amherstburg. C'estla,pres du fort britannique, que Boucher de Boucherville alIa eta­ blirson commerce, dans Ievoisinage de l'arrnee, plutotqu'a Sandwich (I'Assomption), en face de Detroit. D'autres com­ mercants, comme la famille Baby, vivaienta Sandwich. En 1815, Joseph Bouchette publiait a Londres sa Des­ cription topographique de ia provincedu Bas[-]Canada avec des remarques sur ie Haut[-]Canada, contenant la descrip­ tion d'Amherstburg et de Sandwich: cette ville [Amherstburg] est sttuee sur la rive orientale de la Riviere Detroit en la remontant environ trois milles, et contient environ cent cinquante maisons, une egltse, une cour de justice, une prison, &c. C'etait une place frontiere, et un depot naval, mais les ouvrages militaires, Ie chantier et les magasins furent detruits en 1813 par les Anglais, qui furent contraints par une force superleure d'evacuer la place: il y a un havre sur et com­ mode, et un bon ancrage avec trois brasses et demie d'eau. Quatorzemillesau-dela d'Amherstburg, en suivant Iecours de la rlviere,on trouve la villede Sandwich,qui contient environcent maisons, une egllse, distlnguee par Ie nom de l'eglise des Hu­ rons, une cour de justice,et une prison: ilya des quais Ielongde la rivlere,oil les navires peuvent etre en surete pendant l'hiver'".

53 JosephBouchette, Descriptiontopographique dela provincedu Bas[-jCanada avec des remarques sur IeHaut[-jCanada, etsur les relationsdes deuxprovinces avec les Etats[-jUnis de l'Amerique, Londres, 1815, pp. 637-638. (Reedltlon

195 GAETAN GERVAIS C'est dans cette region decrtte par Bouchette que se retrouva bientot Thomas-Vercheres de Boucherville. Durant la periode de 1806 a 1816, Vercheres de Boucherville fit cinq sejours aAmherstburg (1806-1811, 1811-1813, 1813, 1815, 1816), entrecoupes par des ab­ sences plus ou moinsprolongees. Durant les annees 1806­ 1811, ilvint exploiterun petit commerce de detail, d'abord en sa qualite de commis travaillant pour Ie compte de Quetton de Saint-Georges (1806-1808), puis ason propre compteapres 1808. En 1811, il s'absenta plusieurs moiset revint plus tard dans l'annee. En janvier 1813, il quitta Amherstburg une deuxlerne fois, mais revint la meme an­ nee, charge de marchandises. Ala fin de 1813, Vercheres de Boucherville quitta la region en meme temps que les troupes britanniques en deroute devant l'invasion amerl­ caine. En 1815, il revint a Amherstburg pour son qua­ trlerne sejour, maisne reussitpas ay retablirsoncommerce. Enfin, il songea de nouveau as'etablir aAmherstburg en [ulllet 1816, mais dut abandonner son projet. II renonca alors au commerce et revint aBoucherville, comme dit Ie poete, «Vivre entresesparentsIe restedesonage!»(Joachim du Bellay).

B. LE COMMIS DE QUETTON DE SAINT-GEORGES Apres son retouraBoucherville en 1804, Iejeune homme de dix-neuf ans revenu hativemcnt du Nord-Ouest se re­ trouvait sans moyen de gagner sa vie. Thomas-Vercheres de Boucherville pensait cependant a se lancer dans Ie commerce, alors que son pere se faisait des soucis pour un fils qui restait «sans aucune occupationserleusc». Comme l'explique l'auteur du Journal, «[c ne connaissais a qui m'adresser pour cela, car je ne connaissais personne. Ie n'osais demander amoncher perc de s'lnteresser pour moi par JohnHare: Montreal,EditionsElysee, 1978.) Labrasse mesurecinq pieds, soit environ 1,6 metre.

196 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA aupres de quelques marchands de reputation aMontreal, l'ayant si souvent trompe par mes incartades avant mon depart pour les pays d'en haut». C'est sa mere qui inter­ ceda aupres du pere: «rna mere fut forcee de le solliciter beaucoup et longtemps avant de pouvoirle faire flechlr sur mon compte. Enfin, elle y parvint» (JVB 39). Le hasard fit que Quetton de Saint-Georges passa par Boucherville pour voir Louis-Rene Chaussegros de Lery, le bcau-frere de Vercheres de Boucherville. Au cours d'un diner, «la conversations'engagea sur les affaires commer­ ciales, incidemment; [et il] dit qu'il aliait perdre un excel­ lent commis, qui Ie quittait des son retour aYork, et qu'll deslralt beaucoup avoir un jeune [C]anadienpour le rem­ placer; son nom etalt Vigneau et il venait de Boucherville merne» (JVB 40).Aussitot, la mere«salsit la balleau bond» et demanda le poste pour son fils. Le jeune Boucherville declara ne craindre «nt la mlserc ni le travail» (JVB 41). Les arrangementsfurentviteconcluset le nouveaucommis partit trois jours plus tard. On etalt en octobre 1804. Ainsi commencait une grande amitle. Dans son Journal, Boucherville laissa de son ancien patron un portrait reve­ rencieux, ledecrlvantcomme «un Monsieur, d'origine fran­ caise, venu au pays, depuis peu d'annees, avec un groupe d'amls, (des royalistes) parmi lesquels etait Ie comte de Puisaye avec l'intention de se fixer dans Ie Canada» (JVB 39-40). Les tentatives de colonisation des emigres royalistes furent un echecet le comtede Puisaye rentra en Angleterre 54 en 1801 , mais sa maisonde Niagara-sur-le-Lac (Newark) fut convertie par Quettonde Saint-Georges et Ambroise de Farcy, un officier royaliste, en magasin vendant diverses marchandises. Quetton de Saint-Georges tenait aYork un commerce dedetail, souslaraisonsociale Quetton St George andCompany, uneentreprise dontil futl'uniqueproprietaire

54 N.-E. Dionne, op. cit., p. 151.

197 GAETAN GERVAIS jusqu'en 1815. II s'approvisionnait aMontreal et aNew York. Comme les marchands de l'epoque dans Ie Haut­ Canada, Quetton de Saint-Georges ne selimita pas avendre des marchandises d'importation et des produits locaux, il joua aussi un rolede creancier, II dut etablir son reseau de communication, ecrlre beaucoup, choisir des commis et deleguer des responsabilltes. Quetton de Saint-Georges menait ses commis avec fermete, apres les avoir recrutes parmi les «[eunesgentlemen», aqul il faisait confiance. II cultivade bons rapports avec le gouvernement colonial et avecI'arrnee. Comme Alexander Woodet William Allan, il etalt aYork unefigure dominante dans Ic monde desaffaires. Mais l'elite yorkaise ne l'accepta jamais completement, peut-etre parce que certains membres de ce corps social avaient de grosses dettes a lui rembourser. Son meilleur ami etatt Ie docteur William Warren Baldwin, chef de file reformiste. Quand il entra en 1804 au service de Quetton de Saint­ Georges, le jeune commis de Boucherville fut aussltot en­ vove a Lachine porter une lettre destinee a un certain Grant, qui etatt l'agent du marchand de York. II fallait appareillerle bateau afinde partir Ielendemain. On attei­ gnit Kingston sans problerne. Dans cette ville, Quetton de Saint-Georges conduisit son jeune employe «chez un de ses amis, emigre francais comme lui, du nom de Bolton» (}VB 41). A Kingston, Boucherville rencontra aussi un monsieurForetier [Fortier? Forestier?], residantdans cette ville, «un ancien amide M.de Lery, [s]onbeau-frere, aussi bien que de [s]on frere, tous s'etant fort bien connus lors­ qu'Ils etalent au Royal Canada» (}VB 41-42). Ceregiment avait ete mis sur pied en 1796 par le gouverneur lord Dorchester (Guy Carleton), avant son depart, pour rem­ placer les troupes anglaises. II s'agissait d'un bataillon canadien-francais. Comme dans le Nord-Ouest, Boucherville continuait de nouer de nouvelles relations sociales et militaires. Puison navigua [usqu'aYork, al'autre

198 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA bout du lac Ontario. Peu apres son arrivee, Boucherville passa quelquesjourschezRene-Auguste, comte de Chalus, et Ie vicomte son frere, des amis de Quetton de Saint­ Georges, vivant aquatre ou cinq lieues de York". Au comptoirIeplus important,aYork, travaillaienttrois cornmis: un teneur de livre, John Dettor, un premier pre­ pose au detail, John McDonald, et un second, Edouard Vigneau, que Ie jeune Verchercs de Boucherville venait remplacer. Selon la regie en vigueur dans la maison, les travaux les plus perubles du magasin etalent confies aux derniers arrives: «aussl en eusses-je [sic] rna grande part durant une annee» (JVB 42-43). Le jeune commis arrivait atemps, puisque I'automne etait I'epoque de la reception des marchandises. En 1806, Quettonde Saint-Georges exploitaune succur­ sale aKingston, tenue de 1806 a1810 par Augustin Boiton de Fougeres, un officier royaliste, une autre a Niagara, dirlgee par Charles Fortierjusqu'en 1808, et une encore a Amherstburg sousla raisonsociale Boucherville etMcDonell, enfin une dernlerc au lac Ontario, situee a Dundas et dtrtgee par H.S. McKay56. Danstouslescas (York, Kingston, Niagara, Amherstburg), aI'exception de Dundas, il s'agit d'«agglomerations promises aun bel avenir commercial, mais aussi des centres qui accueillaient la petite garnison britannique de la province». Au debut, Quetton de Saint­ Georges correspondait en francais avec tous ses magasins (sauf celui de Dundas). Les pelleteries perdaient rapide­ ment de leur importance et il fit de plus en plus Ie com­ merce de la farine et de la potasse. ADundas, McKay exploitait aussi une distillerie et une fabrique de potasse. Comme on trouvait encore des fourrures aacheter aupres

55 SelonN-EDionne,op.cit., Chalusetait major-general. IIavait recudes terres dans Ie canton de Markham (p. 137), soit 350 acres (p. 148), mais s'etait apparemment fixe aNiagara et aWindham (p. 150). 56 Douglas McCalla, «QuettonSt George, Laurent[..]», dans DBCVolume VI de 1821 d 1835, p. 688.

199 GAETAN GERVAIS des Amerindiens de la region, Boucherville eut I'occasion de visiter plusieurs villages rnississagues des environs". C'est en juillet 1805 que se produisit l'episode rocambo­ lesque qui affermit la confiance du marchand envers son jeune commis. Un debtteur de Quetton de Saint-Georges, traite de «fripon»dans IeJournal, s'etait enfui sans acquit­ tersesdettes.Verchercs de Boucherville partita sestrousses deux jours plus tard, en canot, accompagne d'un Amerin­ dien et d'un ami nomrne Cameron. lIse rendit a Niagaraou monsieur de Farcy Ie conduisit «chez Ie C[om]te de Pui­ save» et luidonna «un bon etvigoureuxcheval».Vercheres de Boucherville trouva finalement la piste de son homme dans une hotellerlca Chippewaet Ie fit arreter a Fort-Erie. Le prisonnier fut ramcne a York par les autorites et mis en prison. Au retour, Boucherville s'arreta a «I'etablissernent du Comte de Puisayc» (nom mentlonne une deuxleme fols, sans dire que Iecomteetait depuis longtemps parti !), puis a Niagara ou il avait Iatsse Cameron. II reprit Ie schooner Toronto qui Ie ramena a York et a son patron reconnalssant: «La nouvelle de l'arrestation de son mal­ honnete deblteur lui causa un vifplaisir, et des ce moment, il placa toute sa confiance en mol» (lVB 44-45). Al'hiver de 1806, Boucherville fut envoye acheter des pelleteries chez les Mtssissagues, ce qui augmenta encore plus son credit, nous apprend Ie Journal. II put mettre a profit les connaissances de la traite acquises plus tot dans Ie Nord-Ouest. Le jeune commis apprenait Ie metier de marchand. IIpassait toutes ses soirees a faire des factures ou ales consigner dans des registres. II traitait avecd'autres marchands en Angleterre, aux Etats-Unis et a Montreal. Pour Ie reste, les transactions avec les habitants occu­ paient les commis de cinq heures du matin [usqu'a dix ou onze heures du soir (lVB 46). Heureusement, les affaires

57 lbid., p. 689; F.H. Armstrong, «Boucher de Boucherville, Thomas-Rene­ Vercheres», dans DBC Volume VIII de 1851 d 1860, p. 112.

200 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA allaicnt bien puisqu'on apprit, une fois I'inventaire ter­ mine, que I'entreprise avait accumule un profit de vingt mille louis. Cecommentaire demontre en merne temps que cetimportantmarchandne tenait pas des registres de comp­ tabllite a doubles entrees, ce qui lui aurait .regulterement donne un bilan comptable montrant l'etat financier de son commerce. Au printempsde 1806,Quettonde Saint-Georges se ren­ dit aNewYork pour acheter les nouvelles marchandises de l'ete. II fut absent deux mois. C'est alors que lc marchand decidad'envoyer son jeune commis aAmherstburg «poury ouvrirune succursale de son etablissernent, prevoyant qu'il y ferait d'excellentes affaires, vu [sic] Ie luxe qui regnait parmi une certaine classe de ses habitants» (JVB 47). Boucherville, quiregrettait d'avoiraquitterQuetton deSaint­ Georges, partit avec «un assortiment de marchandises, de la valeurd'a peu pres de £ 2500-0-0 stg, aveclequelje m'en allai» (JVB 47). II passa par Niagara, Queenston et Fort­ Erie. II attendit douze jours avant de pouvoir s'embarquer sur une goelette amencainc qui, en trois jours, l'amena a Detroit. II regia ses affaires avec les douanes amerlcaines, loua une chaloupeet se fit conduiresur la cotecanadienne. Boucherville s'empressade retrouver des connaissances, comme ce denomme Maisonville «un de [s]es anciens camarades de college, dont le pere etait l'ami du [sjien». II rencontra aussi Frederic Rolette, commis, qui avait com­ battu et ete blesse aux batailles d'Aboukir et de Trafalgar, et qut jouerait plus tard un role important dans certains episodes maritimes de la Guerre de 1812. Quant aux marchandises apportees par Boucherville, elles furent transportees dans un coffre-fort, «propnete de M.W. Duff, marchand de la place, en attendant I'ouverture de [s]a propre boutique» (JVB 49). Le commis chercha un local approprie au commerce. II se renseigna aussi sur les affaires, prenant «des renseignements sur les apparences

201 GAETAN GERVAIS generales des affaires commerciales et des esperances qu'elles pouvaient faireconcevoir. Celles-ci n'etalent point de ces meilleures [sic]; I'argent ctait rare, et les transac­ tions ne se fesaient [sic] que pour du ble d'inde (rnais), de la farine, etc.» (JVB 49). Cette moroslte des affaires in­ quieta Boucherville quts'alarma un peu. IIloua une grande chambre ou il put ala fois se loger et exposer «Ie mieux [..] possible, [s]on assortiment bien choisi et fort conve­ nable de marchandises» (JVB 50). Des Iepremierjour,il fit des ventes de 200 piastres, puis continua son commerce tout l'ete (JVB 51). Le Journal decrit ainsi son succes: «Mesaffairescontlnuerent de bien aller, je suis heureux de Ie dire, et mes remises a M. de St. Georges se faisaient regulierement ases mandataires desquels je recevais des lettres de change sur la maison Englis, Ellice & Co., a Londres, et Ie Commlssairc-General Robinson aQuebec» (JVB 52). Entre-temps, Boucherville continuait acultiver son re­ seau de frequentations. IIse fit un ami de FredericRolette: «I'apprls qu'il etalt de Quebec, et un peu allie al'ancienne et respectablefamille Bouchettc» (JVB 50). Le jeune Rolette avait Ie meme age que Boucherville et etait commis du marchand Robert Reynold, lequel avait epouse une Bouchette, membre de la famille de l'arpenteur general Joseph Bouchette. lIs se llerent d'une amittequi dura toute leur vie. Boucherville frequenta aussi I'honorable Jacques Baby: «Le premier dimanche de mon sejour, j'allai faire visite chez M. Jacques Baby qul [ne] m'etalt pas inconnu, l'ayant vu chez mon pere, et aussi aMessire Marchand Ie cure residant a Sandwich, a environ six lieues d'Amherstburg. J'arrivai durant lagrande rnesse» (JVB 51). Le cure Marchand se souvenait d'avoir vu Boucherville au College de Montreal, alors qu'il en etalt Ie directeur. Le jeune commis frequenta aussi Maisonville: «I'allai aussi me presenter chez M. Maisonville perc» (JVB 52).

202 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA Boucherville dresse un portrait agreable de la region, avec son bon climat, ses riches terres, ses eaux poisson­ neuseset ses beauxbatiments, surtoutdu cotebritannique. Le Journal montre que son auteur s'est bien plu dans la region d'Amherstburg, dont il garda toujours de beaux souvenirsde jeunesse. c. BOUCHERVILLE A SON PROPRE COMPTE Le Journal ne fait pas etat des activltes commerciales de 1807, mais rapporte qu'au printempsde 1808, Quettonde Saint-Georges proposa aBoucherville d'ouvrir son propre commerce, un geste poseen reconnaissance de sesservices. Le marchand de York se porterait garant des achats de Boucherville chez les fournisseurs de Montrealet de New York pour toutes les marchandisesdont ilaurait besoin. Le commis de vingt- trois ans etalt tres satisfaitde la proposi­ tion: «Inutile de dire que j'acceptai avec reconnaissance ses gracieuses offres. De suite, je fis l'inventaire des effets qui me restaient et Ie lui communiquai. Sans entrer dans plus de detail, je dois dire que mon petit commerce fut toujours tres florissant.» Le Journal est avare de commen­ taires sur les activltes commerciales de Boucherville dans lesannees suivantes,maisilnous apprend au moinsqu'en 1810, Ie jeune marchand avait accumule des profits de deux mille louis (JVB 53). C'est tout ce que nous savons sur les activitesde la periode allant de 1808 a1811. Mais nous pouvonsau moinsentrevoir Ie role du credit et l'importance des garanties donnees par des hommes solvables jouissant d'une bonne reputation et de ressour­ ces suffisantes. Le Journallaisse aussi voir Ie mecanisme d'approvisionnement des marchands eloignes aupres des grossistes aMontreal et aNew York. Cedocumentmontre encore que les petits marchands preferaient l'argent son­ nant et trebuchant, mais que les circonstances les pous­ saient souvent apratiquer Ie troc. Les marchands de gros,

203 GAETAN GERVAIS dans les grandes villes, devaient a leur tour acheter des produits, localementou aI'cxtertcur du continent. C'etait Iecas de Quetton de Saint-Georges. Ainsi, Boucherville se rendit aYork en 1811 et se deplaca ensuite en compagnie de Quetton de Saint-Georges [usqu'a Montreal pour «y faire des achats». Apparemment, pour la periode 1808­ 1811, ce serait Quetton de Saint-Georges qut aurait ache­ mineversAmherstburg lesmarchandisesdont Boucherville avait besoin, ou encoredes marchands ayant recudu riche homme d'affaires de York des garanties de paiement. Quelles etalcnt les activltcs de Boucherville? II vendait des marchandises dans son magasin. Nous savons aussi qu'il faisait la traite des fourrures: «Ie connaissais parfai­ tement ce lieu [Pointe-Pelee], sltue aune quarantaine de lieues d'Amherstburg, car j'y tenais pour mon compte des sauvages que j'employais achasser l'ours et Ie chat sau­ vage qul s'y trouvaient en grande quantite» (JVB 56). Aux Amerindlens, qut l'appelaient Moniconini, il achetait four­ rures et sucre d'erablc (ccassonade du pays»). II leur re­ mettait aussi des cadeaux, par exemple «une vingtaine de brasses de tabac et [..] un baril de rhum de dixgallons,ce qut mit Ie comble aleur joie» (JVB 66). Elolgne d'Amherstburg pendant une partie de 1811, Boucherville craignait pour ses affaires. II ecrit dans son Journal: «l'inquietude me gagnait au sujet de rna maison, l'ayant lalssee aux mains de commis peu verses dans les affaires mercantiles, et que mon commerce pouvait reel­ lementsouffrir de cette absence prolongee» (JVB 56). Mais ce sont surtout les affaires de Quetton de Saint-Georges qui semblaient compromises. L'un et l'autre risquaient de tout perdre.Quettonde Saint-Georges approvisionnaitplu­ sieurs marchands disperses: Iecomptoirde York, tenu par J.S. Baldwin et Jules-Maurice Quesnel, celui de Niagara, tenu par Despard, celui de la Tete-du-Lac (Burlington), tenu par J.McKay. Agissant en grossiste, Quetton de Saint­ Georges avait, en 1811, commandedes marchandises aux

204 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA Etats-Unis, aNewYork et aSchenectady, pour une valeur de 58 000 dollars. Messieurs Walton & C" devaient ache­ miner Ie tout aYork. Mais les Etats-Unis, au bord de la guerre contre la Grande-Bretagne, venaient d'adopter en 1809 IeNon-Intercourse Act, une loi interdisant la circula- tion des marchandisesvers lescoloniesbritanniques. Ainsi, la douane amertcainc aLewiston, sur la rivlere du Niagara, dans l'Etat de New York, confisqua les marchandises des­ tlnees aQuetton de Saint-Georges (JVB 55). Al'insu de son ancien patron, BouchervilIe, qui etait alors de passage aYork, forma Ie projet de reprendre «les effets tllegltimement confisques et detenus aLewiston par les Americalns» (JVB 56). II rejoignit Despard, commisde Quetton de Saint-Georges a Niagara, pour executer son projet de saisir les marchandises, gardees dans un hangar pres du rivage, du cote amerlcain. II rencontra aussi Ie marchand Joseph Chinic, officier du Royal Canadien, et l'mreressa au projet d'aller de nuit reprendre les marchan­ dises, puisque Quetton de Saint-Georgesetalt «un de [s]es meilleurs amis»et qu'illui avaitrendude nombreux services. Les trois complicess'organiserent: «Nous dccldames d'en­ gager un nombre de [C]anadiens sobres et discrets avec plusieurs bateaux dans l'un desqueis on placerait une echelle destlnee anous aider amonter au second etage du hangar, la demeure du douanier» (JVB 59). L'affaire fut executec avec grand succes, en secret, par une quaran­ taine d'hommes. En pleine nuit, Ie douanier amerlcaln fut surpris, les marchandises furent chargees dans les bateaux et I'expedltion revint aQueenston (voir la CARTE II). Les Amerlcains offrirentune recompensede 1000 piastres pour ramener mort ou vifI'un des responsables (JVB 62). Boucherville se rendit aYork pour rendre compte ason ancien patron du succesde l'operation aLewiston. Quetton de Saint-Georges Ie presenta au lieutenant-gouverneur Francis Gore qui, seion IeJournal, rassura Boucherville: Ie gouvernement ne IeIivreraitpas aux Americalns pour cette

205 GAETAN GERVAIS affaire de contrebande. L'operatlon sauvaQuettonde Saint­ Georges qui fit de bellesaffaires quand eclata la Guerrede 1812. II put alors se faire «une fortune d'une centaine de mille louis» (lVB 64). Apres avoir passe quelques jours avec son ami de York, Boucherville rentra 3 Amherstburg oil il decouvritque «[s]es affaires n'avaient point souffert de [s]a longue absence.» (lVB 64). L' episode de Lewiston, en 1811, montre Ie lien entre Ie commerce et les affaires militaires. Pour Boucherville, ce fut aussi une aventure: «Cefut 13 la plus belleprouesse de rna vie, ainsi que l'acquittement envers mon protecteur d'une veritable dette de gratitude que je lui devais, je ne saurais Ie repeter trop souvent» (lVB 64). La vie de mar­ chand general reusslssait bien 3 Boucherville. Mais la region d'Amherstburg, commeles autres parties de l'Empire britannique en Amerique du Nord, etait sur Ie point de s'embraser. Les bruits de guerre grondaient de­ puis des annees. Elle eclata en juin 1812.

IV - GUERRE ET COMMERCE 1812-1816 La plus grande partie du Journal de Vercheres de Boucherville est consacree 3 la Guerre de 1812, ce qui montre bien l'importance que son auteur accordait 3 ces evenements, plus partlculierement aux souvenirs qu'il en avait conserves. En fait, la participation du marchand d'Amherstburg se limita 3 quelquesepisodessurvenusdans Ie Sud-Ouest, 3 savoir la prise d'un bateau amerlcaln, la bataille de Brownstown au Michigan, quelques actions de petite guerre, enfin l'evacuatlon de la region et la bataillede Moraviantown. Le document fait Ie reclt des souvenirs de Boucherville, maisne proposeni analyseni reflexion sur les cvencments militaires ou politiques auxquelsil a partlcipe. Le conflit de 1812 se preparait depuis une decennte. En 1803, lesAmerlcains avaientaide financlerement Napoleon en achetant la Louisiane 3 la France. En Europe, Francais

206 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA et Britanniques tenterent d'interdire tout commerce avec leurs adversaires reclproques. Une grande partie de la flotte commerciale battait acette epoque pavilIon amen­ cain. En mai 1806, la Grande-Bretagne declara qu'elle imposerait un blocus commercial contre la France, c'est­ a-dire l'Europe continentale. En janvier 1807, les Britan­ niques adopterent un nouveau reglement, interdisant aux bateaux neutres de commercer entre deux ports sous con­ trole francais, amoins d'arreter dans un port britannique. Un trolsleme arrete, en novembre 1807, interdisaitde com­ merce tout port dont les navires britanniques seraient ex­ clus. Dans Ie Deere! de Milan, Napoleon riposta en autorisant la confiscation de tout bateau neutre qut se plierait aux pretentions britanniques. Les Britanniques Intercepterent des navires amerlcalns pour les ernpecher de contourner l'embargo frappant Ie commerce francais. En 1807, un navire britannique lacha une bordee contre un batiment, IeChesapeake. Cet incident donna lieu ades «regrets» de la part des attaquants, mais l'indignation etalt grande aux Etats-Unis et certains criaient vengeance. Pourquoi ne pas s'emparer des colonies britanniques au nord? Les rumeurs de guerre coururent. La riposte amencaine avaitcommence des 1806 parl'adop­ tiond'une loi, diteNon-Importation Act, qui interdisaitl'im­ portation d'une liste de produits britanniques. Apres six mois, cette loi fut remplacee par l'Embargo Act, qui fermait lesportsamerlcalns atoutcommerce etranger, cequi provo­ qua une recession. La contrebande entre les Etats-Unis et les colonies britanniques se developpa. Enfin, en 1809, les Americalns adopterent Ie Non-Intercourse Act, qui bannis­ sait tout commerce avec la Grande-Bretagne ou la France, ou avecleurs colonies. Le 18 juin 1812, les Etats-Unis declarerentla guerreala Grande-Bretagne, precipitant un conflit qui alIait durer jusqu'aux derniers jours de 1814. La frontiere canado­ amerlcaine et la cote atlantique s'cnflammerent. Les

207 GAETAN GERVAIS affrontements terrestres, en Amerique du Nord, se derou­ lerent le longde la frontiere, aMichillimakinac (entree du lac Michigan), a Detroit-Amherstburg (passage entre les lacs Huron et Erie), a Niagara (zone entre les lacs Erie et Ontario), sur le haut Saint-Laurent (entre Montreal et Kingston), sur le lac Champlain. Les operations navales se deroulerent en haute mer et sur les Grands Lacs. Le Sud­ Ouest ne representait done qu'une partie du grand conflit nord-amerlcaln. Plusieurstentativesamerlcaines d'invasion furentorga­ ntsees (Detroit, Niagara, Montreal), meme sl, aux pre­ miers [ours, les Britanniques agirent de vitesse et s'ernparerent sans trop de mal des forts americalns a Michillimakinac et aDetroit. Or, au debut, il n'y avait que 2 000 soldats britanniques dans tout lc Haut-Canada, en plus des miliciens, des Amertndlens allies et de quelques voyageurs. C'etalt bien peu pour defendre un aussi grand territoire et une frontlerc de 1 900 kilometres. Beaucoup de loyalistes etalentd'anciens militaires et tous leshommes entre 16 et 60 ans devaient s'engagerdans la milice sous peine d'amendes. Les miliciens se regroupaient en regi­ ments dlvises en compagnies comprenant entre 20 et 50 hommes, celles-ci correspondant souvent aux townships d'origine des miliciens. Dans la suite des evenemcnts mili­ taires, la milice fut appelee ajouer un grand role, tant du cote britannique qu'arnerlcain. Mais l'encadrement et la levee des milices s'avera une tache ardue". Au Bas-Canada, l'aristocratie canadiennefournit lequart environ des officiers francophones de la milice durant les annees 1812-1815 (27% provenaient des rangs de l'aris-

58 George Sheppard a decritlesdifficultes de leverles milices du Haut-Canada lors de la Guerre de 1812. II a analyse la resistance des colons recalcitrants, obliges de participer contre leur gre au service de la milice. Voir George Sheppard, Plunder, Profit, and Paroles. ASocial History of theWar of 1812 in UpperCanada, Montreal/Kingston, McGill-Queen's UniversityPress, [c1994], x-334p.Voirnotammentleschapitres3 (<< "Cool Calculators": Brock's Militia», pp.40-67)et 4 (<<"A ParcelofQuakers": Militia Service, 1812-1815», pp.68-99).

208 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA tocratie, 25 % avaient ete recrutes chez les professions llberales et 41 % chez les marchands). Les chiffres corres­ pondants, du cote des officiers anglophones du Bas­ Canada, sont: 65% de marchands, 16% de membres des professionsltberaleset 11% d'arlstocrates". Boucherville, issu de la petite noblesse canadienne,hcritattd'une longue tradition militaire. C'est done naturellement qu'il rejoi­ gnit la milice locale.

A. LA GUERRE DE 1812 Quand la guerre eclata, plusieurs defis surgirent lmme­ diatement. D'abord, l'Assemblee legislative du Haut­ Canada se montrait peu encline a prendre des mesures fermes et la population de la colonie se composait large­ ment d'etrangers, notamment d'Americalns. Aussi, la mi­ lice rccrutec dans Ie Sud-Ouest s'averait peu combative, alorsque lesalliesamerlndiens, eux,restaientpeu fiables'". Bref, la situation militaire lnquletalt beaucoup". Certains marchands, cependant, ne manquerent pas de mesurerles avantagesqu'ils pourraient tirer de la conjonc­ ture militaire. Certains penserent meme y trouver leur compte: They dit not even wait for a declaration of war to offer their services. [..] The merchant groups were even ready with war plans for the authorities. They suggested as a first step the cap-

59 Fernand Ouellet, «Officlers de milice et structure sociale au Quebec (1660­ 1815», dans Histoire sociale/Social History XII (numero 23), mai 1979, pp.37-65. 60 Fred Landon, Western Ontario and the American Frontier, [Introduction de Chester Martin], Toronto, Ryerson Press, [«The Relations of Canada and the United States»], 1941, p. 29. 61 Sur la Guerre de 1812: George EG. Stanley, TheWarof1812. LandOperations, [Ottawa], Macmillan/National Museums of Man - National Museums of Canada, «Canadian War Museum Historical Publication» 18, [cI983], xx­ 489 p.; Pierre Berton, TheInvasionofCanada 1812-1813, [Toronto], McClelland and Stewart, [c1980], 362 p., et Pierre Berton, Flames AcrosstheBorder 1813­ 1814 , [Toronto], McClelland and Stewart, [c1981], 492 p. L'ouvrage de Stanley, en particulier, a ete tres utile.

209 GAETAN GERVAIS ture of the American post at Michil[l]imackinac and removal of the garrisonfrom St.JosephIsland to the fallsat St.Mary's. They themselves wereprepared to take the offensive on Lake Superior [..] The zeal of «bigbusiness» interests in Canada forwar with the UnitedStateshas itscounterpartin the attitudes ofproducers and merchants in the western states [..]62. En fait, la guerre perturba fortement la vie commerciale et provoqua une flambee des prix. George Sheppard a pu dernontrer lc profit qu'un marchand habile pouvait tirer de la situation militalre'". De nombreux profiteurs firent de bonnes affaires et obtinrent de grands succesfinanciers en vendant leurs marchandisestres cher. AYork, les trois plus grands marchands (Ouetton de Saint-Georges, William Allan etAlexander Wood) devinrentdegrandspourvoyeurs de l'armee, vendant durant les annees 1812-1815, respec­ tivement 26731£, 13004£ et 5955£ de fournitures. Ces marchands obtenaient dans ces contrats une marge de profit estimee a 100% sur le cout des marchandlses'". I'economie du Haut-Canada manquaittoujours d'especes et diverses sortes de monnaie circulaient. Au debut de la guerre, le lieutenant-gouverneur Francis Gore avait bien essaye de mettre en circulationune sorte de monnaie pro­ vinciale, mais le projetavait echoue. Dans le Bas-Canada, le gouverneurgeneral Prevostavait eu plus de succesavec un projet semblable. Comme le numeraire manquait, l'ar­ mee couvrit ses depenses en distribuant des «billets de l'armee» (army bills), une sorte de papier-monnaie creee dans lcBas-Canada, maiscirculantlibrementdans le Haut­ Canada. Ces billets apporterent aux echanges commer­ ciaux de necessaires et avantageuses liquldites. Ils etalcnt preferables au troc.L'automne de 1812 futtranquille,dit le Journal, «rnals les vivres etaient tres cheres [sic] et les

62 F. Landon,op. cit., p. 28. 63 George Sheppard, op. cit., surtout les chapitres 6, «uEnemies at Home": Treacherous Thieves»,pp. 134-170, et 7, «

210 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA marchandises rares». En fait, au cours de 1813, une grave crised'approvisionnementse produisit,alors que plusieurs denrees disparurent, comme les cereales et diversproduits (JVB 99). Prix forts, grands profits. Dans Ie Sud-Ouest, qut seul concerne la carriere de Vercheres de Boucherville dans Ie Haut-Canada, la guerre commenca quand les Britanniquess'ernparerent du navire amerlcain Cuyahoga, Ie 2 juillet 1812. Le heros de cette capture fut Ielieutenant Frederic Rolette, que Boucherville appelle «rnon ami Rolette». L'auteur du Journal precise que «[c] ette prise fut la premierede la guerre et operee par un jeune [Clanadten-Il'[rancats» (JVB 70). Boucherville lui-rneme participa ala prise qui permitde saisir des mate­ riaux et de faireprlsonniere la fanfarequi accompagnaitIe general William Hull aDetroit. On obligea les musiciens americalns ajouer Ie God Save the King. Des Ie 17 juillet 1812, plus au nord, les Britanniques, cornmandes par Charles Roberts, s'ernparerent du fort amerlcain de Mackinac (autrefois Michillimackinac) dont Ie commandant, surpris, n'avait pas encore recu l'avis de la declaration de guerre. Les soldats du 10th Royal Veterans monterent abord de la goelette Caledonia, propriete de la Compagnie du Nord-Ouest. Suivait une flottille de canots transportant 400 Amerlndiens, cornmandes par Ie chef Tecumseh, et un groupe de voyageurs. Le fort tomba sans resistance. Les Americalns etabllrent leurs quartiers generaux de guerre aAlbany, dans I'Etat de NewYork, sous les ordres du major-general HenryDearborn. Lagrande route d'inva­ sion passait par Ie lac Champlain, mais on comptait aussi envahir IeCanada sur des points tels Detroit,pour redutre la menaceamerindlenne, aNiagaraet dans les environsde Kingston (SacketsHarbor). Dans l'Ouest, les troupes et les miliciens americalns etatent comrnandes par Ie general William Hull, qui s'avanca a pied de la rivlerc Miami

211 GAETAN GERVAIS jusqu'a Detroit, ou il arrivaavecses quelque2 000 hommes, Ie5 juillet,quelques jours apres la prise du Cuyahoga. Hull manquait de denrees et se mefiait des Amertndicns. II recut instruction de prendre IefortMalden, aAmherstburg, des qu'il en aurait les moyens. Mais cela prendrait du temps avant d'obtenir des renforts. Hull lanca un appel aux habitants du Haut-Canada et, Ie 12 juillet,des troupes amerlcaines vinrent prendre position pres de Sandwich, en territoire britannique. Aucuneresistance ne l'arreta. On fit construire des boulevards, pour resister aux attaques qui pourraient venir du fort Malden. AAmherstburg, les troupes britanniques provenaient du 41 e Regiment d'infanterie (41 st Regiment of foot), arrive au Canada en 1799, sous Ie commandement du lieutenant­ colonelThomasStGeorge et du colonelAdamMuir. Autour du fortMalden, ily avait des troupes regulieres, mais aussi environ 400 Amerindlens et les milices locales, plus la petite marine provinciale.On laissa tomber Sandwichet la rlvlere La Tranche, pour concentrer les ressources a Amherstburg, afin de proteger l'acces au lac Erie. Hull attendait avec anxiete les vivres et autres denrees qui etalent en route. Quant aux Britanniques, ils sur­ veillaient les routes pour intercepter Ie passage de ces marchandises. Les responsables du convoi amertcaln de­ manderent a Hull de leur amener des renforts pour les proteger; on leur envoya des cavaliers et 150 miliciensIe4 aout 1812. Le nouveau commandant du fort Malden, Ie colonel Henry Procter, suivait ces deplacements grace aux informations recueillies par les Amerindlens. II ordonna au colonel Muir d'aller avec 150 hommes et un groupe d'Amerindlens, cornmandespar Tecumseh, barrer la route au convoi de marchandises. Ils preparerent une embus­ cade aBrownstown, situe en face d'Amherstburg, du cote americain. La bataille eut lieu Ie 5 aout 1812. Dans cette bataille, il y eut aux cotes des regullers britanniques, au nombre de 200, aussi 200 Arnertndlens et une quinzaine

212 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA de volontairescanadiens contre les quelque 2 500 Amerl­ cains qui marchaientvers Detroit. Suitea l'appellancea touslesloyaux sujets, Boucherville accepta de se joindrea la milice, de bon cceur semble-t-il, comme d'autres qu'il nomme dans son Journal: Alexis Maisonville, Jean-Baptiste Barthe, James Eberts, les deux freres Cadot [Cadotte?], Alexis Bouthillier et Jean-Baptiste Baby. Vercheres de Boucherville participa done a la ba­ taille de Brownstown, accrochage decrtt dans toute sa cruaute et sa violence (prisesde scalpes, ferocttes amerin­ diennes, meurtres): «I'ai encorevraiment peur et me sens frissonner quand jem'en rappelle [sic]. La sevoyaienttous les cadavres, deja en putrefaction. Des cavaliers que les sauvagesavaient perces avec des piquets pour les y plan­ ter» (JVB 84). II Yeut dix-sept mortsamericalns, dont deux prisonniers tues par les Amertndlens. Grace a la corres­ pondance saisie, les Britanniques connurent Ie mauvais etat de la situation au . Boucherville fut blesse au cours de l'engagement de Brownstown et il dut rentrer a Amherstburg en traversant lariviere du Detroit surun radeaudefortune. Les volontaires canadiens blesses etalent Joseph Berthe, Jean-Baptiste Cadotte, Alexis Bouthillier, un soldat non tdenttfie et Boucherville (JVB 93). Celui-ci explique ainsi ses sacrifices: «D'abord, je m'ctais joint par amour du devoir, a l'armee de Sa Majeste monRoi, comme volontaire, ety avaisagien bon soldat, et verse mon sang comme loyal canadien que j'etats» (JVB 91). La guerison dura dix jours, puis il alIa saluer Ie commandant Procter, mais aussi les Baby, les Reynold, les Maisonville et autres, «sans oublier Rolette que j'aimais a l'egal d'un frere» (JVB. 92). Les marchands faisaient leur part dans I'effort de guerre. line autre petite bataille eut lieu aMaguaga, en face de la rivlere aux Canards, Ie 9 aout 1812, mais Boucherville n'y fut aucunement impllque. II pansait ses blessures.

213 GAETAN GERVAIS Dans la region, les marchands haut-canadiens transfor­ rnerent plusieurs bateaux en canonnieres, toujours appe­ leesgun-boats. Sir Isaac Brock arriva vers Ie 13 aout 1812 avec des troupes regulleres (300), des miliciens (400) et des Amerindlcns (600), toujours comrnandes par Ie chef Tecumseh, pour aller prendre Detroit. Les trois quarts de la garnison d'Amherstburg Ie suivirent, de rneme que quatre compagnies de milice, dont une dtrigee par Boucherville. Ce contingent arrne fit son bivouac en face de Detroit, en attendant l'arrtvee de l'artillerie et de 300 Amenndlens. Brock et ses troupes avancerent vers Ienord et traverserent la rivleredu Detroitcinq kilometresen aval du fort Detroit. C'etait Ie 16 aout 1812. Faute de provisions, bloquees ala rivlere aux Raisins, Hull pensait n'avoir aucun choix et il demanda une treve. Apprenant en outre la perte de Michillimackinac et l'arrlvee prochaine de renforts britan­ niques, il decida d'abandonner Detroit aux Britanniques. Malgre ses 3 000 soldats et ses canons, il decida de se rendre (JVB 96). Boucherville n'a pas partlclpe a cette reddition. Les prisonniersfurentenvoyesaMontreal, maison rapa­ tria les miliciens de I'Ohio chez eux. Leur evacuation se fit vers Cleveland, sur la rive sud du lac Erie. Les troupes britanniques s'lnstallerent dans IefortDetroit, les miliciens rentrerentaAmherstburg et Brock revintaNiagaraavecses milices d'elite. Les canons pris aux Americams, autrefois enleves aBurgoyne durant la Guerre d'Independance des Etats-Unis, furent envoyes a Quebec. Le commandant Procter, aAmherstburg, proposa aBoucherville de diriger une compagnie qui rameneralt les miliciens americains a Cleveland, maisce dernier declinala proposition:«jeprefe­ rais de beaucoup etre lalsse, quelques jours encore, amon commerce constderablementaffecte par mesabsences rette­ rees depuis Ie commencement de la campagne» (JVB 99). Entre-temps, les Americalns mirent en chantier la cons­ tructionde leur flotte sur Ielac Erie. Elle allait avecIetemps

214 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA assurer leur revanche. Ils preparaient aussi une ripostege­ nerale qut deborderait dans tout Ie sud de l'Ontario. Non seulement reprirent-ils Mackinac et Detroit l'annee suivante, mais ils envahirent Ie sud-ouest du Haut-Canada. Les hos­ tllltes se poursuivirent tout au cours de 1813. Les Amen­ cains rnenacaient toujoursIefort Erie, ala suite de la perte du fort George (Niagara-sur-Ie-Lac) en mai 1813. Les Bri­ tanniques redoutaient beaucoup l'imminente suprernatie des Amencains sur les Grands Lacs. Ainsi, Ienouveau com­ mandant du Haut-Canada, Ie major general Francis de Rottenberg, se refusait aenvoyer des troupes dans Ie Sud­ Ouest, car tout y manquait. Les Britanniques organlserent un corps de patrouille et d'observation qui «se composait pour bonne partie des marchandsde I'cndroit»(]VB 68). Le generalHullrevinten 1813 ala tete d'une armeeaRlviere-aux-Ralslns (Monroe), a un lieu appele Frenchtown. Les Britanniques n'avaient que quelquescompagnies et de raresautochtones(onatten­ dait IechefTecumseh et les Poteouatarnts qui Iesuivaient). Onfortifia en vain Iefort Detroitet l'on installades batteries en face de Sandwich. Hulltraversala rlvlerc du Detroitavec dix compagnies et s'installa en amont de Sandwich, sur Ie terrain de Jean-Baptiste Baby, frere de JacquesBaby. Celui­ ci assemblales miliciens et se rendit aAmherstburg ou il se refugia quelques jours chez Boucherville, une visite «tres agreable» (JVB 72). Plusieurs escarmouches se produisirent en juillet 1813, surtout dans la region entre Sandwich et Amherstburg, au pont de la rivlereaux Canards. Boucherville y accompagna un groupe d'Amerlndlens (<

215 GAETAN GERVAIS pas!», IVB 74). Ceque Boucherville observait luirepugnait: «Ie me sentis plein d'horreur pour la guerre» (IVB 74). Ailleurs, ilvoitaussi la beaute du spectacle: «C'etatt reelle­ ment un beau spectacle que de voir autant de bateaux et pres de trois cents canots sauvages reunls tous ensemble» (JVB 76). Boucherville gardadecetteguerre lessouvenirs de carnage et de cruaute entre combattants.

B. LE COMMERCE EN TEMPS DE GUERRE routes ces actlvitcs militaires nuisaient aux affaires. Non seulementIecommerce de Boucherville avait-il souf­ fert de tous ces conflits, mais une crise d'approvisionne­ ment se produisit des Ie debut des hostilltes: «Dans Ie moment [decembre 1812], mes magasins etalent entlere­ ment vides, et je n'avais absolument rien afaire. Le com­ merce etalt totalementsuspendu, car apeine aurait-on pu trouver un echeveau de til pour raccommoder nos effets, tant aAmherstburg qu'aSandwich et aDetroit» (IVB 101). II fallait done reconstituerIefonds de commerce. Les trou­ pes amencatnes approchaient de Detroit et Ie marchand avait aussi d'autres soucis, notamment celui de proteger ses biens. II voulut cacher sa fortune: «j'allai placer en terre au coinde rnamaisonal'insu de tout le monde, deux pleinsgallonsde doublons, de guineeset de piastres, hors de la connaissance de personne, acte indiscret s'il en fut, au cas d'accident mortel pour mol» (IVB 76)65.

65 Cettedlvcrsite des monnaiesen circulation dans les environsd'Amherstburg est une preuvede l'absence de numeraire. Apres 1760, les Britanniques firent peu pour assurer l'approvisionnement de la colonie en monnaie. lIs introduisi­ rent en 1763 la livre sterling (une livre vaut 20 shillings, un shilling vaut 12 deniers). La livre britannique s'echangeait contre quatre piastres espagnoles (une piastre valait done cinq shillings). Mais les pieces britanniques n'ont jamais prevaluet de nombreuses monnaiesetrangeres en or ou en argentont circule. Les piecesd'or sont les gulneesanglaises, les souverains, les «aigles» americains, leslouisfrancais, lesdoublonsespagnols et des piecesportugaises; lespiecesd'argentsont espagnoles et frappees au Mexique, d'anciennespieces francaises, puis amerlcalnes apres 1815; enfin, les piecesde cuivreen circula­ tion sont des demi-pennies anglaiset irlandais. Voir les articles«Monnaie» et

216 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA Le marchanden rupturede stockvenaitaussi d'apprendre lc deces de son pere, disparu en septembre 1812. IIdecida done de partir, tant pour vaquer aux affaires de son com­ merce que pour revoirsa mere. AAmherstburg, Boucherville confia ses affaires ason ami Woolsey qut surveillerait la maison. Boucherville partit lc 5 janvier 1813, en compa­ gnie de FrancoisAlain. IIarriva cinq jours plus tard aYork ou il se presenta chez Quetton de Saint-Georges. Puis il se rendit aMontreal et aBoucherville. IIpassa quelque temps avec sa mere qui l'incita ase rendre aQuebec, ce qu'il fit. Un de ses freres etait cure aCharlesbourg, l'autre, aide­ de-camp du gouverneur general George Prevost. II rendit aussi visite a«des familIes auxquelles [ils etaient] allies» (JVB 102). Auprintemps de 1813, Boucherville recut de Quetton de Saint-Georges une lettre qui le «pressalt fortement de re­ venir acause de [s]es affaires mercantiles» (JVB 103). Les deux partenaires se donnerent rendez-vous a Montreal. «Durant ce temps, je fis l'acquisition des diverses mar­ chandises les plus necessaires pour mon commerce, com­ pletant mon assortiment chez MM. Gillespie & Cie au montant de trois mille deux cents louis» (JVB 103). Certes, il y avait danger de transporter tant de marchandises en temps de guerre, «[mlais, il n'y avait plus atirer de l'ar­ rtere» (JVB 103). ARepentigny, il acheta quatre grands canots, chacun pouvant porter six hommes (Iegouvernail, le bout et quatre rameurs), des marchandises et quelques passagers, y compris un domestique, appele Lapointe, qui appelait Boucherville «bourgeois» (JVB 106). Les voya­ geursgagnaient 50 piastres chacun, et ilstravaillaient sous la direction d'un meneur, nomrne Parisien, qui recevait un salaire de 100 piastres. Par l'intermedialre de son frere a Quebec, Boucherville offrit d'apporterdesmunitions aAmherstburg. Le gouverneur «Monnale legale» dans l'Encyclopedie du Canada, Montreal, Stanke, [cI987], pp. 1258-1261.

217 GAETAN GERVAIS general Prevost lui confia quatre barils de poudre (IVB 105). Face aux dangers militaires, Quetton de Saint-Georges incita Boucherville a s'installer a la tete du lac Ontario (Burlington), mais ce dernier voulait se rendre a Amherstburg, ou ildisposaitd'un «comptolr, quoiquevide comme touslesautres, d'ailleurs. Iesavais quej'ytrouverais rna clientelle [stc]» (IVB 108). On traversa Ie lac Ontario, puislesballots etl'equipement furent transbordes surdouze voiturestlreeschacunepar quatre chevauxafinde franchir la peninsuledu Niagara. Puis on remitles marchandisesa bord des canots pour traverserIelac Erie. On craignaitles canonnieresamericalnes, qui furentevlteesde justesse. Le marchand debarqua finalement a Amherstburg avec des produits d'une valeur de 1348 £. Les marchandises apportees de Montreal trouverent vite desclients assoiffes. Boucherville vendit rapidement «toutes rnes boissons dont mottle de rhum de jamaique et l'autrede vin, araison de 10 piastres Ie gallon. Ienegardai qu'une bien petite quantite de la derruere pour mon usage personnel. Ie merendis amonetablissement oujetrouvai Ie vieux Meloche qui fut extrernement surpris de me revoir» (JVB 118). On n'avaitpas vu un marchand de Montreal depuislongtemps, personne n'ayant ose venir. Ce qui permit aBoucherville de brasserde bonnesaffaires: Le lendemain [demonarrivee], jefustresoccupe dans monmaga­ sin et n'eus pas meme Ie temps d'examiner mes factures et [de] mettre mesmarchandises surlesrayons. Les chalands etalentaussi nombreux aux dehorsqu'en dedans; c'etalt aqui aurait son tour. On manquait[,] voyez-vous[,] de tout dans Ie moment, et chacun voulait ne pas manquerI'occasion qut si heureusement se presen­ tait.La presse devint tellement grande quejefusoblige d'employer, outremesdeuxcommis, quatredemesvoyageurs dontl'experience etl'honnetete m'etalentparfaitement connues. Monsucces futgrand, je ne puis Iecacher, et ren etais fier. Le premier jour, Iedetail me donnaau delade sixcentslouis, lajoumeesuivante, deuxcents, la trolslerne, quatrecentset quelques louis.

218 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA

Cejour-la, je payai tous mesvoyageurs, et aussltot ils reparti­ rentdans l'un de mesgrandscanotsdont jeleuravais faitcadeau en ternolgnage de mon estime envers eux (JVB 118-119). L'entreprise commerciale fut en 1813 un grand succes, grace a la hausse des prix causee par l'inflation. Celle-ci augmentait amesure que la situationmilitaire se degradalt. ToutIemondepossedait des «billetsde l'armee». Meme lesAmerlndlens en avaientdegrandesquantltes.Cepapier­ monnaie favorisait Ie commerce, mais contribuait a I'inflation. Partout, on preferalt done les marchandises au papier-monnaie. Les prixgrimpaientpour tout, indiennes, draps, tabac, surtout Ie sel qui se vendait 30 piastres Ie minot(cc'etatt l'objetIeplus cher», JVB 120). Boucherville en avait achete du cote amerlcaln et il en possedait une cargaison aCayuga, Etat de New York, dont il lui restait «une bonne trentaine de quarts. On peut juger du reste d'apres les prix que [e viens de rnentlonner» (JVB 120). Entre-temps, les Amencainsse ressaisissaient. Apres la bataille de Queenston-Heights, ou Iegeneral Brock trouva la mort (13 octobre 1812), les envahisseurs prirent et in­ cendlerentYork, Ie 27 avril1813. Plustard,lesBritanniques inccndlercntla capitale amerlcaine, Washington. Au cours de 1813, plusieurs batailles navales tournerent al'avan­ tagedes Americains sur Ielac Erie, notammentleurgrande victoire du 10 septembre 1813, qut les rendit maitres des Grands Lacs en amont de Niagara (bataille de Sandusky). Enconsequence,les Britanniquesdurent evacuernon seu­ lementDetroit, maisleursproprespositionsaAmherstburg et dans IeSud-Ouest. La deroute futtotale, surtout apres la defalte de la rtvlere Thames Ie 5 octobre 1813 (bataille de Moraviantown). AAmherstburg, on attendit cinqjoursdes nouvelles de la bataille maritime. Apprenant leur defaite, les Britanniques evacuerent Ie fort Maldenet Ie village d'Amherstburg et se repllerent sur Sandwich. Avant de partir, ils brulerent tout (hangars, casernes). Boucherville sauva ce qu'il put: «je tis

219 GAETAN GERVAIS partir, aussltot que possible, autant de marchandises de chez moi que je Ie pouvais. Ie les fis mettre chez des habi­ tants de confiance qui ne pouvaient pas suivre l'armee» (JVB 122). PourIereste, ajoute-t-il, «[j]eremis meslivres et tousmespapiersdeconsequence al'un demesamis, homme respectable s'il en fut, placai sur moi, dans un mouchoir en guisede ceinture, tous les "Army Bills" que je possedais, au montantde sixmille piastres,dis adieu amesdeuxcommis, Meloche pere et fils, et sautai sur moncheval que je misau grand galop. I'etais Ie dernier apartir de tous ceux qui Ie pouvaient» (JVB 123). Notre marchand en fuitearreta brlevernent chez Iecapi­ taine Bondy, puis chezJacquesBaby ou ilpassa «plusieurs [ours». On attendait l'arrivee des forces amencaines atout moment, abord d'une flotte. On attendit en vain. Jacques Baby donna alors un grand diner pour honorer ses invites de marque, Ie general Procter, Ie major Muir, plusieurs autres officiers, Ie chef Tecumseh, les freres Jean-Baptiste et Francois Baby, etc. Le banquet futcependant interrompu par I'annonce que la flotte amerlcalne remontait la rivlere du Detroit. Tecumseh voulait resister tout de suite, mais les Britan­ niques avaient decide de se replier sur la Tranche (deve­ nue la rivierc Thames). lIs ordonnerent d'evacuer Ie fort Detroit et de I'incendier en partant (on etait Ie 3 octobre 1813). A Amherstburg, I'Amcrlcain William Henry Harrisson fit emettre un mandat contre ceux qui avaient suivi les troupes anglaises: «On fit la recherche des effets appartenant aceux-ci, et les miensfurenttrouvesen partie chez les personnes ou je les avais caches, et apportes ala ville par un Major Zutoff» (JVB 124). C'etait la deroute complete, la fuite vers l'lnterlcur du Haut-Canada. Boucherville se mit en route en compagnie de Woolsey, de Voyer et d'un denomme Bergeron, tous a chevaL Les Amertcalns les poursuivaient de pres; les

220 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA Britanniques se retrancherent au village des Moraves (Moraviantown). Les «Kentuckeys», comme les appelle Boucherville, arrtverent rapidement et la bataille s'enga­ gea. Les Britanniques furent rapidement et cornpletement defalts, laissant plusieurs prisonniers.Tecumseh fut tue et son corps hache en morceaux. Boucherville et ses compagnons se firent voler leurs chevaux: «volespar les Pottawatamis [Poteouatarnls] pro­ bablement,aussi grandsvoleursde chevauxque Iesont les Bleldolns du desert» (JVB 127). Puis l'on continua la route atravers les bois [usqu'a Oxford (London) dans un canot loue appartenant aun Larocque ou Lacroix. Apartir d'Oxford, on poursuivit la routeapiedjusqu'a York. Durant la marche, Boucherville perdit une chaussure, ce qui lui causa de graves ennuis. En route, il rencontra William Claus, un ami de son pere, qut venait secourir sa fille et son bebe. Les fuyards coucherent un soir dans un village appartenant aux Six Nations: «nous nous trouvions au milieu des notres, des sujets anglais» (JVB 138). Vercheres de Boucherville ar­ riva enfinaBurlington-Heights ou il se rendit chez McKay, commis de Quettonde Saint-Georges, puis aYork, ou il fut recu chez son protecteur. IIy resta trois jours ase reposer. II en profita pour rendre visite amadame Claus. Ensuite, il acheta des chevaux et partit pour Montreal. Boucherville s'inquletait du sort de Quetton de Saint­ Georges: «Car je craignais les resultats de la guerre pour son negoce» (JVB 140). AKingston, il obtint un passeport pour continuer sa route. Chemin faisant, il rencontra lc capitaine Jacques Viger (JVB 142) «un camarade de col­ lege», puis, a Prescott, il retrouva «un autre ami, Ie lieut[enant] Norbert Vignau» (JVB 142-143). Enfin il ar­ rivaaMontreal Ie24 octobre 1813: «Nous etionsen loques, quoi done» (JVB 143). IIse rendit voir Iegouverneurgene­ ral George Prevost pour lui faire rapport et il rentra dans son village de Boucherville.

221 GAETAN GERVAIS Devantsa meresurprise, ilcomptala valeur des «billets de I'armee» et des lettres de change en sa possession. Son entouragefutsurpris par les sommes: «Celaleur paraissait incroyable surtout apres une absence de si courte duree» (JVB 141). QuantalavaleurdecequirestaitaAmherstburg, Boucherville reclamera plus tard des dedommagernents pour des pertes de 1 271 £, mais il attendra longtemps avant que Iegouvernement fasse droit aces reclamations. Peu apres son retour, l'alarme sonna l'arrlvee de l'inva­ sionamericalne par IelacChamplain. Boucherville rejoignit alors son bataillon de milice, lnstalle aChateauguay, ou il avaitIerangde colonel et servaitcomme aide-major. Maisil ne participapas ala celebre bataillede Chateauguay, Ie 26 octobre 1813. Son bataillonetait commande par son beau­ frere Chaussegros de Lery, Le jeunemarchandrestaal'ecart des grands evenernents. Ala fin de 1813, la milice se retira dans ses quartiers d'hiver et Boucherville put se reposer. Rentre chezlui, ilfit une pleuresle et futmaladetout l'hiver. Au printemps, il se renditaQuebec, ou Ierejoignit Quetton de Saint-Georges: «et nous eumes beaucoup de plaisir en­ semble dans les respectables familIes que nous vlsltions» (JVB 149). La guerre cessa en decernbre 1814, mais Vercheres de Boucherville ne jugea pas cet important evenernent digne de mention dans son Journal. c. VAINES TENTATIVES POUR REPRENDRE LE COMMERCE En janvier 1815, Boucherville se rendit aKamouraska, ou il passa deux jours chez Ie seigneur Tache. II songea d'abord areprendre aAmherstburg ses anciennes activttes lucratives: «Mon intention etait de m'en retourner a Amherstburg evacuepar les [Almerlcalns des la guerre ter­ minee, afin de m'assurer de ce qu'etaient advenu [sic] des marchandises, livres, billets, obligations et autres objets que j'y avait [sic] lalsses. J'achetai quelques marchandises

222 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA pour defrayer monvoyage et me fis venir de Repentigny un canot d'ecorce [..]» (JVB 151). II partit au debut de juin, dans un canot montepar sixhommes, la plupartoriginaires de Boucherville: IeboutetaitPaulSaint-Germain qui «chan­ tait du matin au soir avec une verve reellement etonnante, ayant toujours des chansons nouvelles, mais toujours con­ venablesanousdonner. II etalt un modele de voyageur sous cerapport etbeaucoup d'autresaussi.Sonchantetaitcadense [sic] sur Iemouvement de l'aviron, aussi allions[-]nous avec une vitesseextraordinaire» (JVB 152). Endixjours, on etalt rendu aYork: «En ligne droite, je me rendis chez M. De St. Georges». AAmherstburg, les conditions etalent peu reluisantes: on voyaitpartout les ravagesde la guerre,car tout avait ete lncendle et les champs avaient ete devastes. Bouchervllle fut par contre bien accueilli par des amis et par «un grand nornbre de mes sauvages de 1812-13» (JVB 153). Les Amerlndlens souhaitaient qu'il reprit son commerce. Lui, ilen avait l'intention, «rnals ilfallait[s]'assurer avant tout, si Ie pays apres avoir subi Ie fleau d'une guerre desas­ treuse, pouvait Ie supporter, I'allmcnter» (JVB 153). En arrivant, Boucherville entreposa ses effets dans Ie hangar de W. Duffet logea chez Maisonville, car son an­ cienne maison etait en piteux etat et malpropre. II alIa passer quelques semaines aSandwich, mais n'osa traver­ ser a Detroit, par crainte d'etre arrete pour l'affaire de Lewiston en 1811 (JVB 155). II fit des reclamations pour pertes aupres d'un certain colonel James. Dans Ie Haut­ Canada, en 1815-1816, les autorites avaient recu 2884 requetes (d'une valeur de 390 152 f); les commissaires responsables del'examen decesreclamations enaccepterent pour 256815 £. Certaines compensations ne furentversees qu'apres de longs delais qui causerent la ruine de plu­ sieurs demandeurs. Mais Ie temps des reclamations etait ecoule quand Bouchervllle voulut recevoir la valeur des

223 GAETAN GERVAIS marchandises perdues et pillees par les Amertcains. II en parla a Jacques Babyet ecrivlta William Claus. Ses recla­ mations etalent fondees et son commis Meloche l'aine avait connaissance de la nature des marchandises et de leur sort. Toutcelavalait 2 000 louis, une perte qui produit Ie commentaire amer suivant: «Voila ce que cette guerre m'a rapporte» (JVB 156). Enpassant par York, lors de son retour, ilarreta naturel­ lementpour revoirQuetton de Saint-Georges qui I'accom­ pagnaau Bas-Canada, a Boucherville, ou Iejeunemarchand resta quelques jours en attendant des marchandises com­ mandees en Angleterre. Pour les acquerir, Boucherville s'etalt misen societeavecQuettonde Saint-Georges. L'en­ treprise ne reusstt pas bien: «Lapaix ayant ete proclamee, Ie prix des marchandises tomba de beaucoup, meme [us­ qu'a vingt-cinq pour cent du prix coutant. Ie lui [c'est­ a-dire a Quetton de Saint-Georges] avais donne tout l'ar­ gent que je possedais.Ie n'en etals pas fache, mais cela me faisaitvoir leschosesbien en noir, assurement» (JVB 158). Le voila done rutne. C'est un sort que subirent plusieurs marchands. Quant a Saint-Georges, il «fit transporter ses marchandises a York et remitses affaires entre les mainsde MM. J. Quesnel et Baldwin, ayant forme Ieprojetde repas­ ser en France pour y aller embrasserson perc» (JVB 158). Plus tard en 1815, Boucherville tenta aussi d'etablir un commerce dans son village natal. IIacheta une proprieteet ouvrit une boutique (JVB 159). Mais les affaires allaient mal et il decida de retourner a Amherstburg en 1816: «Ie me transportai done avec rna marchandise en cette ville encore une fols» (JVB 159). Boucherville tenta done une demlere fois sa chance. A Niagara, il rencontra Mgr J.-O. Plessis, Ie prelat etant en route vers Sandwich «avec toute sa suite». line dernlere fois, Boucherville traversa Ie lac Erie en bateau [usqu'a Amherstburg. II ne put que mesurer la taille des obstacles

224 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA dresses devant lui. II decida de se retirer des affaires et de confier lesmarchandises quirestaienta Meloche pere. Apres avoir pris son salaire, celui-ci devait remettre Ie profit a Boucherville. Cedernierquitta doneAmherstburg «au beau milieu de juillet, mais non sans regret, car [il y avait] de sinceres amis.» A propos des Amerlndlens, Boucherville ecrit: «Les sauvages metemolgnerent touteleurpeinede me voir ainsi partir [. .]. Je leur fis un petit cadeau de dix piastres.Apres mon depart, ils durent s'enivrer royalement la dessus!» (JVB 156). Plus loin, IeJournal dit que c'est a Maisonville qu'il confia ses biens: «Tout ce dont je ne pus medefalre de ce que j'avaisapporteavecrnoi, futlalsseaux mains de Maisonville. Ie passai deux mois a Amherstburg et, cette fols, m'en elolgnai pour toujours» (JVB 159). Enseptembre 1816, Boucherville etait de retourdans son village. Le Journal rapporte: «[je] continuai moncommerce lei, mais cela ne m'allait pas et je l'abandonnai en me delaissant de rnamarchandise [sic] a Montreal» (JVB 160). Apres avoir rapidement rapporte ces faits, IeJournal s'ar­ rete brusquement. La carriere marchande de Boucherville avait pris fin. Quant a Quetton de Saint-Georges, il conti­ nua en affaires, associe a John Spread Baldwin et a Jules­ Maurice Quesnel. Boucherville, lul, redevint un membre en vue de la petite noblesse canadienne.

CONCLUSION Thomas-Rene-Vercheres de Boucherville, dans sonJour­ nal, livre une page de l'histoire de l'Ontario au debut du XIxe steele, ecrtte par Ie fils d'une famille canadienne ap­ partenant a la petite noblesse. II montre que la traite des fourrures avait a cette epoque, tant dans Ie Nord-Ouest que dans Ie Sud-Ouest, encore une place. Par la traite des fourrures, Boucherville continuait la longueassociationde sa famille avec la region des Grands Lacs.

225 GAETAN GERVAIS Les activltes de Vercheres de Boucherville nous rcvelent aussi certains aspects de la pratique du commerce de de­ tail, avecses structuresde transport, d'approvisionnement et de financement. Le temoignage de ce marchand permet d'entrevoir Ie rouage d'une partie du commerce de detail dans Ie Haut-Canada au debut du XIxesteele. Dans Iecas de Boucherville, l'approvisionnement de son comptoir etait occasionnel, acause des distances. AAmherstburg, aen jugerpar IeJournal, tout semble se payer comptant. Mais Iecredit jouait un role important quand Quetton de Saint­ Georges garantit les achats de son protege. On peut ainsi faire de grands coups d'argent, comme on peut tout perdre par un jeu de circonstances. Les donnees contenues dans Ie Journal ne permettent pas de mesurerl'ampleur de la richessede ces marchands. line partie de la fortune constituee par de Boucherville et par Quettonde Saint-Georges provenaitde compensations pourpertesdurant la Guerrede 1812. L'un et l'autre avaient accumule de grands profits en 1812 et 1813 quand la hausse des prix les avait grandement avantages. Mais Boucherville avait apparemment tout perdu en 1815 avec l'affaissementdes prix.Desormais, ilchercha des compen­ sations en demandant au gouvernement soit de l'argent, soit des terres. Le Journal reproduit des lettres d'appui de M.C. Muir (1820) et de William Claus (1823) en faveur de Boucherville. Jacques Baby lui ecrtvlt en 1824 une lettre disant que les commissaires vont lui accorder 500 louis. line autre lettre, au caissier (paymaster) de l'armee, James Gordon, en juillet 1827, repond que Ie gouvernement ne peut acceder ala requete de Boucherville qui a dernande des terres au Bas-Canada pour ses services de milice. En­ fin, une nouvelle requete fut soumise ala Reine en 1851, par l'entremise de lord Elgin, avec des lettres d'appui de l'honorable JamesGordonet de lean-Baptiste-Rene Hertel de Rouville pour faire reconnaitre les services du reque-

226 VERCHERES DE BOUCHERVILLE DANS LE HAUT-CANADA rant. Pour ses efforts, Boucherville recut une medaillc des mains du colonel Melchior-Alphonse de Salaberry, fils de Charles-Michel d'lrumberry de Salaberry. Au debut du XIxe steele, Ie declin de la noblesse cana­ dienne continuait. Pour maintenir son statut et trouverdes places a ses enfants, ce groupe social s'allia a d'autres familIes appartenant ala noblesse,al'armeeou ala grande bourgeoisie marchande. On peut voir cette strategic a l'ceuvre dans Iecomportement deVercheres de Boucherville. Partout ou ille peut, il rencontre, salue ou rend visite aux personnes en vue du monde gouvernemental, militaire, economtque. Lors de son sejourdans la region de Sandwich et d'Amherstburg, ce cadet de la noblesse canadienne s'insera dans la bonne societe, rencontrant Ie lieutenant­ general Gore, ou des bourgeois importants du commerce des fourrures, ou la famille influente des Baby. Mieux, on trouvedans la region de Sandwich-Amherstburg un noyau de Canadiens qui semblent jouer un role important. Ils s'occupent du commerce des fourrures et du commerce de detail, font dela speculation fonciere ou remplissent diverses fonctions gouvernementales. Ils font partie de I'ellte lo­ cale. Le Journallaisse entrevoir l'existence de cegroupe. Le Journalnomme lesBaby (Jacques, Francois, Jean-Baptiste), Frederic Rolette, Alexis Maisonville, J.-B. Barthe, Jean­ Baptiste Cadotteet son frere, Alexis Bouthillier. Cegroupe de Canadiens est important et influent. II comprend plusieurs jeunes, comme Verchercs de Boucherville, qut cherchent ase faire accepter comme ils Ie feraient dans Ie Bas-Canada. Leur nombre et leur role restent peu connus. Selon Ie Journal, Boucherville aurait tout perdu les sommes obtenues dans son commerce lucratif d'Amherstburg. Quetton de Saint-Georges semblait aussi rulne, mais tel n'etait pas Ie cas pulsqu'Il se retira en France, apres quelques annees, avec une cagnotte de 20 000 £ (cours d'Halifax), une somme qui lui permit de s'etablir.

227 GAETAN GERVAIS En se mariant en 1819, Vercheres de Boucherville re­ noncaltdefinittvcmcnt a. ses actlvltes commerciales. IInota dans son Journal: «En changeant d'etat, [e restais cepen­ dant citoyen-proprletalre dans rnaparoisse natale, maisne pouvais rn'empecher de regretter tout-a-fait [sic]la partie ouest du Haut-Canada ou s'etalcnt coulees des annees si mouvemcntecs pour mol» (JVB 160). Boucherville mourut Ie 13 decembre 1857, apres avoir mene, non une carriere de marchand dans Ie Haut­ Canada, mais une vie de seigneur dans Ie Bas-Canada.

* L'auteur tient aremercier ses collegues de la Societe Charlevoix, et au premier chef Fernand Ouellet, de meme que ses confreres de l'Unlverslte Laurentienne, les professeurs Gratien Allaire et GuyGaudreau. lis ont lu une premiereversion de ce texte et fait d'utiles suggestions pour I'amellorer,

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