Souvenirs Épars Sur Guy Mollet
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PORTRAITS ET SOUVENIRS JULES MOCH Souvenirs épars sur Guy Mollet a mort soudaine de Guy Mollet est douloureusement ressentie non L seulement par ses amis politiques, mais aussi par nombre de Fran• çais non socialistes. Celui qui fut secrétaire général du parti socialiste pendant un quart de siècle (alors que son prédécesseur, Daniel Mayer, et son successeur, Alain Savary, n'occupèrent ce poste qu'une couple d'an• nées chacun) s'était imposé à l'estime de tous, amis et adversaires. Il possédait en effet au plus haut degré quelques-unes des qualités nécessaires à un grand leader politique ; ce n'est pas diminuer ses mérites que d'écrire : « quelques-unes », car, en un demi-siècle d'action militante, je n'ai connu, dans le monde politique, qu'un homme les possédant toutes, et au plus haut degré, Léon Blum. Ces qualités sont au nombre d'une demi-douzaine : conviction profonde de la justesse de sa doctrine ; volonté de la répandre en la servant, non de se servir d'elle pour s"élever ; cou• rage et persévérance ; intelligence ; pénétration d'analyse et puissance de synthèse ; enfin, et surtout, honnêteté intransigeante non seulement dans la vie publique, mais aussi dans la vie privée. « Marxiste » Guy Mollet était un « marxiste » convaincu. Régîonalement et poli• tiquement, il voisinait avec la puissante fédération socialiste du Nord, où J.-B. Lebas et Bracke étaient les derniers représentants du « parti ouvrier », le plus marxiste des divers rameaux socialistes dont l'union permit, en 1905, la création du parti socialiste S.F.I.O. Ces quatre lettres, disparues depuis la récente conquête du vieux parti par des formations socialistes de fraîche date, signifiaient : « Section française de l'Interna• tionale ouvrière ». L'élimination de ce sigle cinquantenaire, accompagnant l'ascension au firmament du parti d'étoiles nouvelles, parfois contestées, a incité des militants à deux évolutions opposées : les uns se rallieront, 82 parfois avec frénésie, aux hommes nouveaux ; les autres, sans rompre avec le parti, cesseront d'y militer activement ou s'en éloigneront pro• gressivement. Guy Mollet est parmi ces derniers : il s'efface en 1969 des organismes de direction où il est entré à la Libération. Il comptait, l'an prochain, abandonner cette mairie d'Arras à laquelle il était viscéralement attaché depuis 1945 et ne plus se représenter à l'Assemblée nationale, où il sié• geait depuis 1946. Mes relations avec lui remontent à cette année 1946, où il commence sa carrière parisienne et où, récidiviste, j'entame une longue station au gouvernement. Nous nous retrouvons à la Commission administrative permanente, à la C.A.P., aujourd'hui Comité directeur du parti, où il est élu en 1946, douze ans après moi. Influence de Léon Blum Nos relations, toujours marquées d'une totale sincérité, comportent plusieurs périodes. De 1946 jusqu'à la mort de Léon Blum, en 1950, nous vivons tous deux sous l'influence directe du « maître à penser» du socialisme fran• çais, qui m'honore de sa confiance et de son amitié depuis le jour de 1926 où nous avons fait connaissance. Guy Mollet subit, lui aussi, son influence, et rien, durant cette période, ne nous sépare : nos réactions restent toujours synchrones, dans l'axe de la pensée de Léon Blum. Réarmement allemand Une deuxième période s'étend de 1951 à 1959; au cours de ces huit années, nous défendons souvent, au sein du parti, des conceptions diffé• rentes. Le réarmement allemand provoque notre première divergence de vues. Le secrétaire a"Etat américain Acheson, assez mollement appuyé par le général Marshall, secrétaire à la Défense, veut imposer à l'Eu• rope le réarmement de l'Allemagne de VOuest. Ministre de la Défense, je m'y oppose au nom du gouvernement de René Pleven, unanime, et présente un projet d'armée européenne intégrée, comportant de petites unités nationales (jusqu'au bataillon et, à la rigueur, au régiment), sous commandement supérieur intégré. Projet encore peu au point, surtout destiné, dans notre esprit, à faire obstacle à la renaissance d'une armée allemande. Guy Mollet, alors ministre d'Etat chargé du Conseil de l'Eu• rope, est en plein accord avec nous. Henri Queuille remplace René Pleven en mars 1951. Nous conser• vons nos portefeuilles, Guy Mollet et moi. Il reste alors aussi opposé que moi à la. renaissance d'une armée allemande autonome, dans laquelle nous voyons un danger pour la jeune démocratie allemande et un risque ^ac• célération de la guerre froide du côté soviétique. Les élections générales de 1951 font rentrer les socialistes dans l'op- 83 position. Les négociations sur le réarmement allemand se prolongent trois ans et déforment Varmée européenne initiale : les contingents natio• naux seront de l'ordre de la division, et même du corps d'armée, et non plus du bataillon ou du régiment; des états-majors nationaux coexiste• ront. Bref, une véritable armée allemande renaîtra, intégrée dans une organisation européenne plus vaste. Drame de la Communauté européenne de défense Rentré pour cinq ans dans l'opposition, Guy Mollet accepte cette nouvelle Communauté, cette C.E.D., et la fait admettre par une faible majorité du congrès national de notre parti. Or cette renaissance pose, pour moi, un cas de conscience, comme le fut à Vichy le vote du 10 juil• let 1940 contre Pétain. Je m'insurge donc contre la décision du congrès socialiste, et suis élu par la commission des Affaires étrangères de l'Assemblée rapporteur du projet de loi ratifiant le traité sur la C.E.D., avec mission de conclure à son rejet. Guy Mollet a le droit de m'en vouloir et de proposer des sanctions contre moi au sein du parti, contre la loi duquel je m'insurge ainsi. Il le fait avec tact et discrétion. Je maintiens ma position et, après de très longs débats, de 1951 à 1954, la commission des Affaires étran• gères approuve mon projet de rapport, à deux voix de majorité. L'As• semblée nationale me suit, après un long débat public au cours duquel je dois m'opposer à Guy Mollet et à la majorité de mon parti. Il se trouve que, dans le scrutin décisif, sur cent cinq députés socialistes alors en fonctions, cinquante-trois votent mon texte ; cinquante et un, dont Guy Mollet, votent contre et un s'abstient. La majorité du groupe parlemen• taire — à une voix près ! — s'insurge ainsi contre la loi du parti ! Elle est menacée de sanctions qui, finalement, ne sont pas prises, pour éviter une cassure en deux du groupe parlementaire. Pendant ce drame de conscience, les rapports personnels restent cor• diaux entre le secrétaire général du parti et le rapporteur du projet de loi sur la C.E.D. Ils sont d'ailleurs rares : je ne suis en effet à Paris que chaque mercredi, pour les séances de la commission des Affaires étrangères, qui discute mon texte pendant des mois à cadence ralentie, et je consacre le reste de la semaine à mes fonctions de délégué permanent de la France au désarmement, qui me passionnent depuis 1953 et qui, pendant huit ans, me retiennent à Londres, siège du « Sous-Comité des Cinq Puissances », à New York et à Genève pour les réunions plénières de l'Assemblée des Nations unies ou celles de la Commission plénière du désarmement. Ministère Guy Mollet 1956 marque une avance électorale notable des socialistes et de la gauche. L'opinion publique attend généralement un ministère Mendès 84 France pour succéder à la série de cabinets modérés présidés successi• vement, depuis 1951, par René Pleven, Edgar Faure, Antoine Pinay, René Mayer, Joseph I^aniel, puis par Mendès, tentant une ouverture à gauche, ensuite à nouveau par Edgar Faure, qui n'est plus radical. Ce n'est pas Mendès qu'appelle le président René Coty, mais Guy Mollet. Durant la crise, qui dure du 24 janvier au 1" février 1956, Guy Mollet entre téléphoniquement en contact avec moi : il songe à me confier un « ministère du désarmement ». Je décline cette offre, préférant laisser hors politique un poste qui me passionne et que j'occupe depuis plus de trois ans : politisé, il risquerait de changer de titulaire à chaque crise, c'est-à-dire au bout de peu de mois. Guy Mollet, je le sens, est soulagé par ma réponse. Car il ne m'a pas encore pardonné mon insurrection et sa défaite dans l'affaire de la C.E.D., et je ne puis, dès cette époque, lui donner tort ! J'ai d'autres raisons de m'abstenir : je ne suis pas d'accord avec Guy Mollet sur la politique à mener en Algérie. Il n'y a, à Paris, que deux membres du parti connaissant ce problème difficile et douloureux : Cha- taigneau, qui a été gouverneur général de l'Algérie, avant d'être muté ambassadeur en U.R.S.S., et le ministre de l'Intérieur, qui en a eu l'en• tière responsabilité de 1947 à 1950. Guy Mollet ne nous a consultés ni l'un ni Vautre avant de créer le poste de « ministre résidant à Alger » et surtout de le confier au général Catroux, que les « pieds-noirs » ont en haine et tiennent pour un ennemi. Ce système n'est pas viable. Par ailleurs, mes collègues, et les Français en général, n'ont pas prêté une attention suffisante à la conférence de Bandoeng des peuples du tiers- monde, qui vient de se réunir en 1955 et qui a donné, à mon avis, le signal des émancipations nationales et de la décolonisation mondiale. Guy Mollet lui-même m'a demandé ce qu'était cette conférence et ce qu'elle signifiait à mes yeux.