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Québec français

Laisser des traces Denys Lelièvre

Littérature amérindienne Number 162, Summer 2011

URI: https://id.erudit.org/iderudit/64307ac

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Publisher(s) Les Publications Québec français

ISSN 0316-2052 (print) 1923-5119 (digital)

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Cite this review Lelièvre, D. (2011). Review of [Laisser des traces]. Québec français, (162), 81–83.

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Besoin du Nord Dans mes os, dans ma chair Un troupeau solitaire Arrache à coups de nerfs Nourriture sous la glace Comme je cherche ma race Richard Séguin

Laisser des traces PAR DENYS LELIÈVRE*

Appalaches Après plus de quarante ans de présence Richard Séguin sur la scène de la chanson québécoise, Spectra Musique, 2011 Séguin semble habité par un devoir de Sur la pochette de l’album, un gros mémoire, par le désir de rendre hommage plan du visage de Richard Séguin. Sous les à des artistes, en particulier à des femmes. ment. Ces chansons reprennent les idées traits de ce visage, l’on peut voir des traces. Dans « Quand la mémoire scintille », de dépouillement et de sérénité évoquées Celles d’un homme qui a, depuis toujours, écrite en collaboration avec le parolier au début. Cette économie se retrouve aussi su s’indigner lorsqu’il le fallait, d’un Marc Chabot, Séguin salue les « chants et au plan musical. Séguin et Hugo Perreault homme qui a su exprimer sa révolte, d’un les écritures » de Pauline Julien, de Marie- mettent la guitare au service du texte. homme qui, loin de cesser les combats, Claire Blais, de Michèle Lalonde, d’Hélène Comme l’explique l’auteur-compositeur- a aussi acquis une certaine sérénité. La Pednault, mais aussi ceux de Marie-Claire interprète : « mon intention était de pour- marche, l’écriture, le chant, voici trois Séguin et de Marie-Michèle Desrosiers, suivre cette création dans la continuité de mots qui résument bien les étapes de créa- dans l’espoir de préserver une conti- mes dernières tournées acoustiques sur les tion de cet artiste. Voici les premiers mots nuité dans l’histoire de la chanson d’ici, routes du Québec ». d’une courte préface écrite à notre atten- d’en préserver le sens. Dans ce nouveau tion : « Les chansons de cet album ont été carnet de chansons, Séguin se sent plus L’existoire marchées dans les Appalaches avant d’être que jamais préoccupé par l’avenir des Richard Desjardins écrites. “ Il faut de la colère pour marcher ”, jeunes. Dans « Lettre au PM », un père Foukinic, FOUCD-8 disait Frédéric Gros. Face à l’individua- dont la fille part pour la guerre écrit au Depuis plus d’une douzaine d’an- lisme triomphant, à la plainte et au repli Premier ministre pour lui faire part de ses nées, Richard Desjardins partage son sur soi, à la dictature de la performance, inquiétudes : « Je n’aime pas les fusils º Les temps entre la chanson et le cinéma, en ces temps où on nous dicte le rythme morts et les prières º Les tombes que l’on entre la scène et le documentaire poli- à prendre, marcher devient un geste de suit º En chantant la patrie º Nous ne tique. Après L’Erreur boréale (1999) et résistance, une sorte de pied de nez à l’ac- sommes pas sur terre º Pour sauter sur Le peuple invisible (2007), il réalise cette célération. Marcher, c’est tourner le dos des mines º Ces engins de l’enfer º Que année un nouveau documentaire, Trou aux exigences d’un rendement qu’on nous fabriquent vos usines º Quand reviendra Story, qui dénonce la réalité des mines à impose ». Plusieurs chansons de l’album ma fille º Debout ou en civière º Faudra- ciel ouvert de l’Abitibi et du nord-est de telles que « Le trajet », « De colères et d’es- t-il qu’on maquille º Nos peurs et nos l’Ontario. Son dernier album, L’existoire, poir », illustrent bien le sens que Séguin colères ». À travers ce texte, c’est toute la sur un ton certes plus poétique, s’inscrit donne au mot marcher, mais aucune aussi démocratie qui est questionnée. dans l’œuvre d’un artiste engagé. Dans bien que « Besoin du Nord » : « Besoin du Dans les deux dernières chansons un pays où l’environnement est menacé, Nord º Dans mes os, dans ma chair º Un de l’album, « À quoi bon courir ? » et où des espèces sont en voie d’extinction, troupeau solitaire º Arrache à coups de « Voyager léger », Séguin rend hommage il faut que l’Homme prenne la parole s’il nerfs º Nourriture sous la glace º Comme à son grand-père et à la femme de sa vie, veut que la Vie demeure. Deux chansons, je cherche ma race ». Marthe et il leur exprime son attache- « Roger Guntacker » et « Développement

É TÉ 2011 | Québec français 162 81 durable », dénoncent avec ironie l’in- traditionnelle, « Tous les gens de plaisir », dans l’boute d’Oka º voir les couleurs, conscience, l’irresponsabilité et l’immo- beaucoup de chansons de L’existoire manger des pommes ? ». bilisme des gens qui pillent et gaspillent expriment le bonheur d’être en amour et Au plan musical, le métissage des musi- nos ressources sans même se demander ce le plaisir de chanter. L’une d’elles, « Sur ques, qu’il s’agisse de la chanson popu- qu’ils laisseront aux générations futures : son épaule », écrite par Mario Peluso, laire, de la musique traditionnelle, de « C’est pas dans mes talents º d’expliquer parle d’une femme à la recherche d’un la musique irlandaise ou de la musique l’existence º Un cerveau à deux temps º ça peu de tendresse : « Elle qui demande autochtone, sert le propos à merveille. pense pis ça dépense º Chu fier d’êt’igno- pas grand-chose º Quelqu’un de pas trop Les arrangements et la réalisation de l’en- rant º pis ça c’t’un droit acquis º Pas besoin rock’n’roll º Peut-être aussi de pas trop semble sont assurés par Claude Fradette, d’être savant º quand t’as un’carte de rose º Juste un petit tatou sur son épaule ». ce merveilleux guitariste qui était déjà au crédit ». Dans « Atlantique Nord », un petit Les deux chansons les plus émouvantes cœur du projet Kanasuta. « Migweth » caboteur, loin d’aspirer à la vie de banlieue, évoquent l’univers des Amérindiens. Dans illustre bien le mélange heureux des souhaite que la mer le pousse vers le Nord : « Migwetch », mot qui signifie Merci en cuivres, des percussions indiennes et des « La voile, monte la voile º Accroche-la aux algonquin, une vieille dame remercie la vie cordes. Deux pièces instrumentales, « Ils », étoiles º Je hisse mes draps d’amour º Je fly d’avoir été généreuse pour elle et semble qui évoque des « grégaires dispersés » et sur l’océan º Viking de faubourg º Empe- en contact avec la nature et, sans doute, le « La nuit avec Hortense », pièce écrite en reur du néant ». À la manière de la pièce monde des esprits : « Je n’ai de regret que 1988 pour le film de Jean Chabot portant celui de mon âge º et ce jeune cœur de moi le même titre, mettent à profit un quatuor est intact º Le mal qu’on m’a fait est écrit à cordes et, en particulier, le jeu divin de dans le sable º et le bien est gravé dans le Sheila Hannigan au violoncelle. roc ». Enfin, dans « Elsie », inspirée par la chanteuse Elisapie Isaac, une jeune femme — En concert parle à un Blanc de la douleur ressentie par les hommes de sa race. Elle voudrait Audiogram, 2011 connaître une vie meilleure : « Ils vien- Pierre Lapointe s’est imposé, par une nent au monde, c’est même banal, º avec œuvre étonnamment personnelle, originale une flèche plantée dans l’cou º et quand ils et audacieuse, comme la figure embléma- parlent ça leur fait mal […] y achètent de tique de la chanson québécoise des années la poudre à mensonge º et partent à’chasse 2000-2010. Une chanson plurielle, dyna- aux idées noires […] M’emmèneras-tu mique et effervescente comme jamais. L’in- fluence dominante exercée par le chanteur n’a peut-être d’égales que celles de Robert

Bien droit nous continuerons à marcher Une fois deux par deux rassemblés Nous partirons le poing levé Jamais la peur d’être blessés N’empêchera nos cœurs de crier

82 Québec français 162 | É TÉ 2011 Charlebois et de Michel Rivard au moment apparaît très rimbaldienne. « Le magné- dont le plus récent, Au-delà des murs où ils sont apparus sur la scène. Après des tisme des amants » et, surtout, « Deux par (2009), Catherine Lara décide de rendre albums-concepts et des spectacles sollici- deux rassemblés », illustrent parfaitement hommage à l’artiste en concoctant une fort tant la participation de plusieurs musiciens cette conviction profonde du pouvoir de belle rencontre musicale entre leurs deux et faisant intervenir plusieurs formes d’art, l’Amour de changer les choses : « Bien univers. Elle associe la musique du monde, Pierre Lapointe revient à la scène comme il droit nous continuerons à marcher º Une en particulier la musique espagnole et le le faisait à ses tout débuts, seul et au piano, fois deux par deux rassemblés º Nous parti- flamenco à la musique de Ferré. Déjà, un présent à nous dans toute sa fragilité. rons le poing levé º Jamais la peur d’être disque remarquable d’Amancio Prada, L’enregistrement en concert nous permet blessés º N’empêchera nos cœurs de crier ». Vida de artista — Canciones / Chan- de redécouvrir ses chansons dans le plus Par ailleurs, de nombreuses chansons sons de Léo Ferré, nous faisait découvrir grand dépouillement, réduites à l’essentiel. de Lapointe expriment avec une grande que la musique espagnole, passionnelle, et le piano apparaissent comme le tristesse les blessures de l’amour entre les sanguine, sert magnifiquement l’œuvre prolongement l’un de l’autre. amants. « Tous les visages », « Les lignes de Ferré, habitée par la douleur, le blues, Les textes de Lapointe expriment l’am- de ma main », « Les sentiments humains », l’incantation. bivalence de nos perceptions, l’ambiguïté « Au bar des suicidés » chantent la désil- L’album est réalisé par Lara et par de nos actions. Les seize pièces retenues lusion, la douleur d’être trahi. Il est éton- Pierre Jacquot, un ingénieur du son pour Seul au piano illustrent cela parfaite- nant que le public se reconnaisse dans émérite. Ils ont fait appel, entre autres, à ment. Des chansons telles que « Maman » de semblables aveux. « De glace » laisse Juan Carmona, l’un des plus grands guita- et « 27, rue des Partances » nous touchent entendre les mots suivants : « Et puis cette ristes de flamenco, un gitan français versé rapidement et par le propos et par la musique º Que j’entends sans arrêt º Je dans la musique andalouse, à Jean-Claude musique, à la fois tendre et ludique. Ce sais qu’elle sera tienne º Je sais qu’elle sera Wecker, choriste d’une rare polyvalence, sont de petits moments de fraîcheur mienne ». Il faut croire qu’au cœur même et à Minino Garay, l’un des percussion- comme savaient en créer Maxime Lefo- de la musique des solitudes se rencontrent nistes les plus en vue sur les scènes du restier, Michel Rivard, William Sheller et et se rejoignent. À elle seule « Moi, Elsie », jazz et des musiques du monde. Lara surtout Alain Souchon. Écrite pourtant qui est la même chanson que nous retrou- respecte les chansons de Ferré ; sa voix, dans les années de gestation, la chanson vons sur L’existoire de Richard Desjardins plus rauque avec les ans, possède ce petit « Maman » exprime mieux que toute et dont Lapointe a écrit la musique, vaut le côté granuleux du cante flamenco, mais autre les émotions contradictoires ressen- détour. Elsie serait accueillie chaleureuse- son interprétation des textes n’est pas ties par Lapointe au tournant des vingt ment dans La Forêt des mal-aimés. Jamais théâtrale, elle est avant tout musicale. Les ans, à la fois la fascination et l’aversion a-t-on aussi bien exprimé le paradoxe cordes (la guitare, le violon), les percus- devant l’âge adulte, la nostalgie de l’en- déchirant que représente le Grand Nord : sions et les voix forment une enveloppe fance : « Maman, dis-moi pourquoi º Tout espace longtemps objet de tous les désirs, sonore pleine d’une énergie nouvelle. Les ce qui bouge autour de moi º Me donne espace maintenant menacé de disparaître. mots du fameux manifeste Préface décri- juste envie de pleurer º Comme le jour vent bien le projet : « La poésie est une où je suis sorti de toi º Si c’est ça avoir Une voix pour Ferré clameur, º Elle doit être entendue comme 20 ans º J’aime mieux être un enfant º Si Catherine Lara la musique, º …Elle ne prend son sexe c’est ça avoir 20 ans º J’aime mieux mourir Universal, 2011 qu’avec la corde vocale, º tout comme le maintenant […] Si t’arrives pu à me L’œuvre immense de Léo Ferré n’a violon prend le sien º avec l’archet qui le consoler º C’est qu’les oiseaux au fond pas encore trouvé autant d’interprètes touche ». Lara excelle peut-être davantage de mon cœur º Sont trop pressés de s’en- qu’elle le mériterait. Après quarante ans dans les chansons plus anciennes telles voler ». d’une carrière sous le signe de l’explora- que « Jolie môme », « La vie d’artiste » et Dans les albums La Fôret des mal-aimés tion, après plus d’une vingtaine d’albums, « Vingt ans », auxquelles elle confère un et Sentiments humains, sans faire aucune aspect plus féminin. « Est-ce ainsi que les allusion politique précise, Lapointe chante hommes vivent ? » est portée par le rythme les gens qui, pour diverses raisons, vivent du tango. Un chœur d’inspiration africaine en marge de la société, exclus par elle : des donne un côté bluesy à « C’est extra ». exilés du cœur. L’artiste, séduit dès l’adoles- Toutefois, c’est dans « La mémoire et la cence par Tristan Tzara et par le dadaïsme, mer » que la musique de Léo et celle du s’inspire par la suite des arts visuels. flamenco s’épousent le mieux. Comme chez Charlélie Couture, les textes proposent, de manière plus frag- * Journaliste culturel et animateur de l’émission mentée, des images très fortes qui, visible- Syracuse-Jazz, chanson et rythmes du monde, et de l’émission Univers francophones, ment, prennent leur sens le plus puissant consacrée à la chanson francophone et à des dans l’ensemble qu’est le spectacle sur entrevues en théâtre et en littérature, à CKRL, scène. La vision du monde de Lapointe radio communautaire de Québec..

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