Document generated on 09/27/2021 1:51 a.m.

L'Inconvénient

Pharez Whitted : affaires de famille Stanley Péan

Le fantasme de la survie Number 69, Summer 2017

URI: https://id.erudit.org/iderudit/85863ac

See table of contents

Publisher(s) L'Inconvénient

ISSN 1492-1197 (print) 2369-2359 (digital)

Explore this journal

Cite this review Péan, S. (2017). Review of [Pharez Whitted : affaires de famille]. L'Inconvénient, (69), 73–75.

Tous droits réservés © L’inconvénient, 2017 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/

This article is disseminated and preserved by Érudit. Érudit is a non-profit inter-university consortium of the Université de Montréal, Université Laval, and the Université du Québec à Montréal. Its mission is to promote and disseminate research. https://www.erudit.org/en/

PHAREZ WHITTED AFFAIRES DE FAMILLE

Stanley Péan

n réaction à un reportage gars. Cette fois-ci, au contraire des deux bop manière Blue Note, d’improvisation sensationnaliste sur la criminalité autres, mon pèlerinage est jalonné de modale et d’apports multiples : un Edans les faubourgs noirs du South rendez-vous précis. En prévision de ce soupçon de rythme bossa nova ou Side de Chicago, diffusé au début de retour dans la ville qui, après la fermeture reggae par-ci, une touche de , de février à l’émission de Bill O’Reilly, sur des boîtes de nuit et des bordels du Red soul ou de gospel par-là. Fox, le président Trump s’était empressé Light de New Orleans, fut la deuxième D’une humilité remarquable, de twitter qu’il envisageait l’envoi de capitale historique du jazz, ville où un Pharez Whitted ne sent aucunement troupes fédérales pour pacifier ces siècle plus tôt Louis Armstrong fit le besoin de cacher l’identité des idoles quartiers « chauds ». Évidemment, il ses premiers enregistrements à la tête de sa jeunesse, dans le sillage desquelles n’en a rien fait. Du vent pour la ville des des fameux Hot Fives, j’ai sollicité il s’est engagé. « J’ai d’abord aimé vents. De passage dans la métropole de une rencontre avec Pharez Whitted, Louis Armstrong, Dizzy Gillespie, et l’Illinois à la veille de la Saint-Valentin, qui tient ce week-end-là l’affiche au Miles bien sûr. Et puis Freddie, Lee par déformation littéraire, je me laisse sympathique club Andy’s, sur la rue Morgan. » À la question de savoir ce aller à paraphraser l’incipit de Prochain East Hubbard. que ces modèles lui ont apporté, il épisode : « Chicago coule en flammes Pour tout dire, je n’avais alors répond en rigolant : « Chacun de ces au milieu du lac Michigan pendant entendu qu’un seul album de Whitted, musiciens avait son individualité. Ce que j’entreprends, nostalgique, une ce solide trompettiste né en 1960 à que je veux, ce que je recherche, ce à remontée du cours du temps. » Une , chez qui j’avais décelé quoi j’aspire, c’est de développer ma semaine après la sortie du Real Donald, l’influence de hard blowers tels que Lee voix propre, influencée par tous ces aucun carnage, pas même un assassinat Morgan ou , lesquels gens mais tout de même mienne. C’est ne défraie la manchette. Par contre, sur s’illustraient déjà alors que lui n’était quelque chose qui a à voir avec le soul, les berges de la rivière, une poignée de qu’un bambin. Pour peu qu’ils aient une chose parfois considérée comme manifestants brandissent pancartes et leurs habitudes dans l’une ou l’autre négative dans certains cercles, disons, scandent slogans contre les politiques des boîtes de nuit chicagoaines (le Jazz sérieux. On ne vous juge pas comme controversées du nouvel occupant de la Standard, le Green Mill), les mélomanes un musicien aguerri quand on vous dit : Maison-Blanche. de cette ville le connaissent comme une ‘‘Oh, vous, vous jouez de manière très J’adore Chicago, où j’ai séjourné force vive du milieu jazzistique local. Ce émotionnelle.’’ C’est une façon de vous à deux reprises ces dernières années : samedi-là, sur la scène du club, entouré déprécier, de vous faire sentir que votre d’abord en quasi-lune de miel avec des membres de son combo pour le set approche n’est pas assez intellectuelle. » une flamme désormais éteinte ; puis en de fin de soirée, le virtuose propose à Depuis ses débuts, Whitted s’est compagnie de mon fils de dix ans pour son public un jazz enthousiasmant et produit aux côtés du regretté Lou une semaine de vacances estivales entre communicatif, habile mélange de post- Rawls, l’une des voix les plus illustres

L’INCONVÉNIENT • no 69, été 2017 73 éponyme trouve des échos dans un plus. « Slide avait des frères extrêmement thème aux accents latins intitulé « Keep talentueux et disait toujours qu’il était the Faith », ainsi que dans l’intense le maillon faible de cette chaîne. Mes « The Unbroken Promise » et dans autres oncles lui étaient vraiment « Hope Springs Eternal », qui évoque supérieurs, mais ils sont entrés à l’Église l’incandescence de Lee Morgan, et enfin et ont abandonné leur carrière. Ils étaient dans cette « Freedom Song » imprégnée puissants. D’ailleurs, quand j’étudiais à de mysticisme coltranien. Enfin, le titre l’école de musique Jacobs de l’Université de son plus récent album, The Tree of Life d’Indiana, j’ai eu un professeur, David (2014), est un programme esthétique en Baker, qui utilisait dans ses cours des lui-même. enregistrements de mes oncles comme Quand on lui demande ce qui exemples de musiciens exceptionnels l’inspire, il répond candidement que le qui n’avaient jamais été découverts. » monde a soif de beauté et d’espoir, que Même en grandissant dans un sa musique s’adresse à la communauté, terreau aussi fertile, le jeune Pharez du jazz, du blues et de la soul issues de qu’il veut répandre de belles pensées Whitted ne s’est jamais senti obligé de sa ville d’adoption, et aussi au sein de et une vibration harmonieuse à travers s’engager sur ce sentier. « Mes parents l’orchestre Jazz at the Lincoln Center l’univers. Selon l’une de ses formules, ne m’ont jamais poussé dans le dos, mais animé par le trompettiste Wynton maintes fois reprise dans la presse, « la je tournais en orbite autour d’eux et la Marsalis, de même qu’avec son frère musique a pour fonction d’élever les musique était le corps qui exerçait sur saxophoniste , les gens, de leur donner l’envie de poser des moi la force gravitationnelle la plus pianistes et claviéristes Ramsey Lewis gestes positifs, qu’il s’agisse d’enlacer grande. J’avais huit, neuf ans quand j’ai et , son ex-condisciple le leurs enfants, de céder un espace de trouvé dans un placard une trompette contrebassiste Robert Hurst et même stationnement à un parfait inconnu ou qui traînait là, que j’ai portée à mes en compagnie de son illustre oncle simplement d’accueillir le soleil avec un lèvres par simple curiosité. Elle avait . Dans le domaine de sourire ». probablement appartenu à Leo, l’un de la musique soul, on a également pu mes frères aînés, qui m’a appris à jouer la l’entendre avec les formations The • gamme de do concert, les rudiments, et Temptations et The O’Jays. « Je ne me m’a lancé sur cette voie. » Un autre frère, suis jamais soucié de cette notion de La voie était sans doute tracée Tommy, à qui il a vraisemblablement genres musicaux ; en tout cas pas avant d’avance pour Pharez Whitted : neveu dédié la pièce « Brother Thomas » (sur d’arriver à l’université, où un tas de gens du tromboniste Slide Hampton, il Transient Journey), était tromboniste et autour de moi ne pouvaient s’empêcher a eu pour parents la chanteuse et a passé plus de temps avec lui. « Il m’a de catégoriser et de hiérarchiser. Moi, bassiste Virtue Hampton Whitted (de enseigné des mélodies, m’a inculqué j’ai toujours aimé, j’aime toujours jouer, la formation The Hampton Sisters, le plaisir de jouer. Ce n’était pas un tout simplement. » intronisée au temple de la renommée du grand improvisateur, mais il jouait Une décennie et demie de silence jazz de l’Indiana en 1999) et le batteur superbement dans l’ensemble de son phonographique s’est écoulée entre la Thomas Whitted Sr., qui fut autrefois école secondaire. » parution sous étiquette de ses le compagnon d’armes du guitariste À l’instar de ses oncles, Tommy a premiers disques (un album éponyme et… du trompettiste renoncé à des études collégiales et à la en 1994, Mysterious Cargo en 1996) et Freddie Hubbard, lequel considérait musique au profit de l’Église. « Vous le retour sur disque relativement récent le père de Pharez comme « le plus comprenez, je viens d’une famille de Pharez Whitted. Entretemps, ses redoutable batteur de bebop de tout très religieuse, chez qui l’Église avait compositions originales ont pris le pas Indianapolis ». « Indianapolis, c’était préséance sur tout. Pour nous, les services sur les standards et les relectures de vraiment le territoire de Freddie et de avaient lieu le samedi, le même jour chansons pop contemporaines. Leurs Wes. Mon père a joué avec eux, avec tout que les auditions, les compétitions, les titres témoignent de préoccupations le monde en ville, à vrai dire. » Comment concerts et tout ça. Notre mère ne nous sociales et spirituelles. Sur Transient expliquer qu’un accompagnateur aussi accordait aucun passe-droit. » Pourtant, Journey (2010), le morceau « Yes, We apprécié par ses pairs n’ait jamais connu les règlements familiaux étaient appelés Can », par exemple, rappelle un autre qu’une gloire locale ? « Comme de à changer avec le temps, ce qui a permis Chicagoain d’adoption, qui en 2008 a nombreux musiciens, mon père buvait à Pharez Whitted de rompre avec la mené une campagne électorale sur le beaucoup », d’expliquer le trompettiste, religion institutionnalisée et, surtout, thème de l’espoir, et qui est d’ailleurs la gorge un peu serrée. « Ce qui l’a plus d’épouser la vocation de son choix. Ou identifié nommément sur une autre ou moins empêché de tourner avec eux, faudrait-il plutôt parler des vocations plage du même CD, « Our Man qui l’aimaient pourtant vraiment. » de son choix, compte tenu de son Barack ». Sur l’album For the People Du côté maternel de la famille, le travail admirable dans le domaine de (2012), la très emblématique plage talent musical ne faisait pas défaut non l’éducation musicale ?

74 L’INCONVÉNIENT • no 69, été 2017 À ce chapitre, 2016 s’est avérée dans les quartiers noirs du South Side de mentorat Ravinia Jazz. Pas étonnant une année charnière pour Whitted, contribue à perpétuer l’image d’une qu’il ait été désigné en 2016 parmi les qui a abandonné au printemps dernier communauté incapable de fonctionner « Chicagoans of the Year », titre attribué sa fonction de directeur de la faculté dans une Amérique « civilisée ». « Tout le par la rédaction du Chicago Tribune aux de jazz de la Chicago State University. monde sait pourtant que les armes à feu, citoyens qui font une réelle différence « Je suis parti à cause des compressions la drogue qui circulent chez nos jeunes dans leurs domaines respectifs. budgétaires. Chicago State dépend ne viennent pas de la communauté. » En somme, il faut voir cet davantage du financement public que Depuis très longtemps aux États-Unis, engagement, ce sens du don, cette la plupart des institutions de l’État. estime-t-il, un certain pouvoir blanc générosité dont fait preuve Pharez Pourquoi ? Parce que l’université est située et raciste donne aux jeunes Noirs la Whitted, sur scène ou dans un local dans le South Side et que ses diplômés corde avec laquelle se pendre. En cela, de répétition avec ses protégés, comme n’ont hélas jamais suivi la tradition qui le point de vue de Whitted rejoint celui de parfaites illustrations de son propos consiste à soutenir leur alma mater. Le qu’exprime l’essayiste Ta-Nehisi Coates dans « The Unbroken Promise ». « Ce gouverneur a sabré sauvagement dans dans un brillant essai sur la question morceau, je l’ai dédié à tous les parents les budgets : on a fermé des facultés, raciale aux États-Unis, Between the qui font cette promesse à leurs enfants, bousillé l’administration, licencié du World and Me1 (2015). explique le trompettiste, la gorge nouée personnel, ce qui a forcément entraîné Depuis sa démission de l’université, par l’émotion. C’est une promesse une diminution des inscriptions. Et Whitted multiplie les initiatives de tout que bien des parents n’arrivent plus à puis, l’université a nommé un recteur acabit visant surtout l’éveil musical tenir, à cause de l’état du monde. Mais, médiocre et incompétent. Vous savez des jeunes, avec la volonté de leur ensemble, nous allons y remédier. » quoi, je ne me gênerai pas pour le dire, donner les moyens de rêver d’un avenir Yes, we can. g c’est exactement comme avec Trump. différent de ce que leur réservent les Les gens qui siègent au conseil de gangs de rue. Recruté par le Chicago 1. En français, Une colère noire. Lettre à l’université ne sont pas stupides, ce Youth Symphony Orchestra, il s’est mon fils, Autrement, 2016. sont des entrepreneurs, des hommes notamment vu confier la tâche de fonder d’affaires : ils savent qu’on ne confie et de diriger le CYSO Jazz Orchestra, pas la direction d’une école à quelqu’un formation qui réunit une vingtaine d’aussi bête. C’est comme s’ils voulaient d’élèves issus des écoles secondaires de voir échouer Chicago State. » la cité. Parallèlement, le trompettiste Aux dires de Pharez Whitted, toute poursuit sa mission d’éducateur et de l’attention médiatique sur la violence communicateur grâce au programme

L’INCONVÉNIENT • no 69, été 2017 75