Annales historiques de la Révolution française

374 | octobre-décembre 2013 Varia

Édition électronique URL : https://journals.openedition.org/ahrf/12926 DOI : 10.4000/ahrf.12926 ISSN : 1952-403X

Éditeur : Armand Colin, Société des études robespierristes

Édition imprimée Date de publication : 1 décembre 2013 ISBN : 978290832789 ISSN : 0003-4436

Référence électronique Annales historiques de la Révolution française, 374 | octobre-décembre 2013 [En ligne], mis en ligne le 01 décembre 2016, consulté le 01 juillet 2021. URL : https://journals.openedition.org/ahrf/12926 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ahrf.12926

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NOTE DE LA RÉDACTION

Sauf mention contraire, les traductions ont été assurées par Stephen Clay.

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SOMMAIRE

Articles

Entre orthodoxie positiviste et histoire universitaire La controverse Aulard-Robinet autour de Danton Alric Mabire

Le comportement des députés de Vendée à la Convention (1792-1795) Mathias Berton

Le nain, le médecin et le divin marquis Folie et Politique à Charenton entre le Directoire et l’Empire Jean-Luc Chappey

Portrait du berger en figure républicaine ou comment faire entrer l’animal domestique en Révolution Malik Mellah

Innovations techniques dans une économie en transition Le cas Mathieu de Dombasle sous le Premier Empire Fabien Knittel

Hyperinflation et mouvements de la rente dans les campagnes d’Île-de-France Fortunes et infortunes d’une bourgeoise rurale Laurent Herment

Regards croisés

La Révolution française à l’heure du global turn Paul Cheney, Alan Forrest, Lynn Hunt, Matthias Middell et Karine Rance

Sources

Un témoignage sur les événements de Port-au-Prince en 1793 Michel Biard

Comptes rendus

Isabelle LABOULAIS, La Maison des mines. La genèse révolutionnaire d’un corps d’ingénieurs civils (1794-1814) Rennes, Presses Universitaires de Rennes, collection Carnot, 2012 Igor Moullier

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James HANRAHAN, Graham GARGETT, et al. (éd.), Œuvres complètes de Voltaire / Jean DAGEN, René DÉMORIS et al. (éd.), Œuvres complètes de Voltaire Tome 60c, Writings of 1766 (I), Oxford, éd. Voltaire Foundation, 2013, XXIII + 354 p. / Tome 76, Œuvres de 1774-1775, Oxford, éd. Voltaire Foundation, 2013, XXII + 628 p. Christian Albertan

LAVOISIER, OEuvres de Lavoisier. Correspondance, volume VII, 1792-1794 édition dirigée par Patrice BRET, Paris, Éd. Hermann, Institut de France—Académie des sciences, 2012 Isabelle Laboulais

Stephane ROY (éd.), Making The News in 18th-Century France Carleton University, 2012 Christian Albertan

Theresa LEVITT, The Shadow of Enlightenment. Optical and Political Transparency in France, 1789-1848 Oxford, Oxford University Press, 2009 Isabelle Laboulais

Ronan CHALMIN, Lumières et corruption Paris, H. Champion, 2010 Christian Albertan

Isabelle CHAVE, Hélène HAMON, et al., Regards inédits sur les Vosges. Les projets de statistique départementale (1800-1850) Épinal, Fédération des sociétés savantes des Vosges, Mémoires et documents sur l’histoire des Vosges, n° 2 Isabelle Laboulais

Alvaro CHAPARRO SAINZ, Educarse para servir al rey : el Real Seminario Patriótico de Vergara (1776-1804) Universidad del País Vasco, 2011 Jean-Philippe Luis

Janice BUCK, L’École centrale du Bas-Rhin, (1796-1803) Contribution à l’histoire de l’instruction publique Strasbourg, Société Académique du Bas-Rhin pour le progrès des Sciences, des Lettres, des Arts et de la Vie économique, Bulletin t. CXXXI-CXXXII, 2011-2012 Côme Simien

Anne CAROL, Physiologie de la Veuve. Une histoire médicale de la guillotine Seyssel, Champ Vallon, coll. La chose publique, 2012 Isabelle Laboulais

Jean-Clément MARTIN, Nouvelle histoire de la Révolution française Paris, Perrin, coll. Pour l’histoire, 2012 Paul Chopelin

Jean-Philippe REY, Administrer Lyon sous Napoléon Villefranche-sur-Saône, Éditions du Poutan, 2012 Côme Simien

Éric SAUNIER (dir.), Figures d’esclaves : présences, paroles, représentations Mont-Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2012 Jeremy D. Popkin

Daniel SCHÖNPFLUG et Martin SCHULZEWESSEL, Redefining the Sacred. Religion in the French and Russian Revolutions Francfort/Main, Peter Lang, 2012 Jean-Clément Martin

Philippe LEVILLAIN (dir.), « Rome, l’unique objet de mon ressentiment ». Regards critiques sur la papauté Rome, École française de Rome, Collection de l’École française de Rome (453), 2011 Paul Chopelin

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Alessandro GALANTE GARRONE, Franco VENTURI, Vivere eguali. Dialoghi inediti intorno a Filippo Buonarroti avec un essai de et édité par Manuela ALBERTONE, Reggio Emilia, Diabasis, 2009 Maria Pia Donato

Christine PEYRARD (dir.), Minorités politiques en Révolution (1789-1799) Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, coll. Le temps de l’Histoire, 2007 Maxime Kaci

André GOUDEAU, Le Département de l’Eure sous le Directoire Rouen, PURH, 2012 Christine Le Bozec

Jacques GRANDJONC, Communisme/Kommunismus/Communism. Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes 1785-1842 Paris, Éditions des Malassis, 2013 Jean-Numa Ducange

Annie CRÉPIN, Vers l’armée nationale. Les débuts de la conscription en Seine-et- Marne, 1798-1815 Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011 Philippe Catros

Gabriel GALICE et Christophe MIQUEU, Penser la République, la guerre et la paix, sur les traces de Jean-Jacques Rousseau Paris, Slatkine, 2012 Marc Belissa

NAPOLÉON, De la Guerre présenté et annoté par Bruno COLSON, Paris, Perrin, 2011 Annie Crépin

Vie de la société

Appel à candidatures pour le renouvellement triennal de la moitié des membres du conseil d’administration de la Société des études robespierristes Serge Aberdam

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Articles

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Entre orthodoxie positiviste et histoire universitaire La controverse Aulard-Robinet autour de Danton Between Positivist Orthodoxy and Academic History: the Controversy between Aulard and Robinet on the subject of Danton

Alric Mabire

1 La commémoration du Bicentenaire de la Révolution française a permis, dans les années 1980, de renouveler l’intérêt pour la Révolution française auprès d’un large public. Dans ce cadre, Danton, un personnage assez oublié depuis l’avant-guerre, a fait sa réapparition au travers d’un film (Wajda, 1982) et de plusieurs publications1 qui corrigèrent le regard parfois caricatural de Wajda. Ce fut l’occasion d’apprécier la vitalité de la légende dantonienne, actualisée par les données de la Guerre froide2. De leur côté, les universitaires, « considérant que Mathiez et ses disciples avaient clos le dossier, se sont désintéressés de Danton »3. Plus récemment, le centenaire de la Société des études Robespierristes4, ainsi que l’actualité des manuscrits de Robespierre ont renforcé la visibilité de celui-ci aux dépens de son adversaire. Le propos de cet article est de reprendre le dossier Danton où Albert Mathiez l’a laissé. Car dans la bataille que ce dernier a menée pour légitimer son entreprise historiographique, il lui a fallu déconstruire la position dantoniste, « officielle », qu’Alphonse Aulard incarnait alors5. En 1927, lors d’une conférence au Grand Orient de France, Mathiez l’exprimait très clairement : « Il s’agit de savoir si les politiques & les publicistes qui, en 1887 & en 1891, ont élevé une statue à Danton à Arcis-sur-Aube, son pays, d’abord, à Paris ensuite, si ces hommes, qui ont prétendu réhabiliter le grand corrompu, un siècle après son supplice, ont eu raison contre la Convention nationale unanime, contre le Tribunal révolutionnaire unanime, contre les contemporains unanimes, contre tous les Républicains de la première moitié du XIXe siècle unanimes »6.

2 Mathiez entendait « [renouer] la tradition »7 concernant la probité de Danton, contre ce groupe de « politiques & publicistes » composés d’Alphonse Aulard, de Jules Clarétie, d’Antonin Dubost et du docteur Robinet8. Derrière cette liste, ce qui était visé, c’était la

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Société de l’histoire de la Révolution et sa revue La Révolution française que tous avaient fréquentée ou fréquentaient encore.

3 Il est évident que pour les besoins de la querelle, Albert Mathiez a eu tendance à simplifier les positions des uns et des autres, notamment celles de son ancien maître, Aulard. Et c’est sur cette base que se sont fondées la SER et les AHRF. Or, en 1893, Danton avait déjà été le sujet d’une controverse, au sein même de la revue La Révolution française et de la Société de l’histoire de la Révolution 9. S’étaient alors affrontés le tenant d’une tradition positiviste orthodoxe, le docteur Robinet, et le titulaire de la récente chaire d’Histoire de la Révolution française, Alphonse Aulard. Deux interprétations qui, malgré leurs dantonismes respectifs, ne s’accordaient pas sur le sens historique à donner aux actions du révolutionnaire.

4 L’étude des controverses s’est beaucoup développée ces dernières années, notamment dans les Science Studies et en histoire intellectuelle, plus attentive aux réseaux et contextes, aux argumentaires et aux stratégies de légitimation des uns et des autres. Elle montre que les disciplines scientifiques sont toujours en formation et que la divergence d’opinion, loin de freiner la recherche, contribue au contraire à la développer et à renforcer sa fonction socialisatrice10. Cette polémique, qui préfigure celle qu’initiera Mathiez contre Aulard, témoigne avec force de la complexité épistémologique de cette fin du XIXe siècle, alors que se rationalise la méthode de l’histoire comme discipline scientifique11.

5 Deux angles d’approches sont ainsi envisagés. D’abord, cette controverse, l’une parmi tant d’autres du champ historiographique révolutionnaire12, pose la question de la manière dont elle se développe : la rupture entre Aulard et le docteur Robinet empêche ce dernier de répondre légitimement dans La Révolution française. Ce faisant, elle définit par l’exclusion une frontière entre le monde positiviste et militant et celui de l’université et des revues d’histoire et donne à voir la construction d’une histoire méthodique de la Révolution française telle que pratiquée par Alphonse Aulard13. Ensuite, parce que le conflit marque la coupure entre deux systèmes historiques, une attention particulière sera portée sur l’interprétation de la place de Danton en tant qu’acteur de l’histoire, et sur la notion de « dictature » qu’il aurait exercée.

Cadre et enjeux de la controverse

6 La revue La Révolution française a longtemps été associée, à juste titre, au nom d’Alphonse Aulard, qui la dirige de 1887 à sa mort en 1928. Sous sa direction, elle opéra un profond changement de ligne éditoriale, pour devenir une revue historique à part entière, affiliée à l’école méthodique en formation14. Cependant, lorsqu’elle est fondée en 1881 par Auguste Dide, un publiciste républicain, La Révolution française est une revue militante. Aux côtés de Dide se trouvent Jean-Claude Colfavru, ancien révolutionnaire de 1848, ainsi qu’Étienne Charavay, un archiviste-paléographe qui apporte une caution scientifique à l’entreprise éditoriale. Leur objectif est d’engager un mouvement unitaire autour de la célébration du Centenaire de la Révolution française15. Pour y répondre, la revue se fait l’écho d’initiatives locales et publie des articles historiques destinés à mieux faire connaître la période révolutionnaire et ses acteurs.

7 De fait, Danton, « plus calomnié que connu »16, est très tôt le sujet d’une série d’études, en particulier celles du docteur Robinet17. Celui-ci est un disciple convaincu d’Auguste

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Comte18, dont il a été l’un des treize exécuteurs testamentaires. Véritable institution, l’Exécution Testamentaire avait pour tâche « d’assurer la publication de [l’œuvre d’Auguste Comte], l’extension de la doctrine et la conservation de ses archives de la rue Monsieur le Prince »19. Robinet avait choisi de s’occuper de Danton. Ses interventions dans La Révolution française sont nombreuses : en 1881, il soutient le projet d’élévation d’une statue de Danton, qui n’aboutit que dix ans plus tard20 ; ensuite, c’est par une réédition sous forme d’articles de son Danton. Mémoire sur sa vie privée que le docteur apporte sa plus importante contribution21 ; en 1888 et 1889, La Révolution française publie in extenso des chapitres tirés de Danton. Homme d’État qui est publié à la fin 188922.

8 De son côté, Alphonse Aulard est lui aussi un contributeur précoce de la revue, dans laquelle il écrit dès 1881. Normalien, agrégé et auteur d’une thèse sur Léopardi en 1878, Aulard débute ses études révolutionnaires en s’intéressant à l’éloquence parlementaire pendant la Révolution23. Il consacre un article à Danton en 1882 et reconnaît sa sympathie pour les auteurs positivistes24. Par ailleurs, il signe, à partir de 1884, sous le pseudonyme Santhonax, une tribune intitulée « Les Lundis révolutionnaires » dans le journal de Clemenceau La Justice. L’omniprésence du tribun comme sujet d’études dans les premières années de La Révolution française coïncide avec l’ambition politique qui la porte. Lorsque Aulard écrit que « l’action était presque tout Danton »25, il fait écho au livre d’Antonin Dubost, Danton et la politique contemporaine26. Les premiers numéros de la revue sont consensuels à propos du tribun, considéré comme un homme politique d’exception.

9 Les années 1880 sont marquées par un profond changement universitaire qui, par l’introduction des cours fermés en 188327 et la segmentation des périodes historiques28, permet l’émergence de spécialistes aux dépens des généralistes. La nomination de Louis Liard comme directeur de l’Enseignement supérieur entre 1884 et 1902 engage un mouvement d’autonomisation administrative des universités qui se caractérise par l’accroissement des cours et des chaires d’histoire en Sorbonne29. C’est pourquoi l’approche du Centenaire pousse plusieurs municipalités de tendance radicale à ouvrir des enseignements sur la Révolution française30. Alphonse Aulard, du fait de ses amitiés politiques, est le candidat idéal pour le cours d’histoire de la Révolution française qui ouvre à la Sorbonne31. Dès sa leçon inaugurale, il se place en historien et annonce son programme : « Notre ambition sera moins de juger que de faire connaître. […] La légende a recouvert cette période de notre histoire d’incrustations dont la plupart sont encore intactes : nous tâcherons de les arracher et de vous mettre en présence de la réalité nette et nue »32.

10 L’importance prise par Aulard dans le champ des études révolutionnaires et son ambition scientifique expliquent sans doute le choix d’Auguste Dide de le nommer à la tête de La Révolution française qui se scinde en deux dès 188733. C’est sur cette base que le nouveau directeur-rédacteur en chef entend développer son projet, puisque désormais la revue « n’admettra que des études originales, composées d’après les sources »34. Ce mouvement se concrétise en 1888 dans la formation de la Société de l’histoire de la Révolution – dont Aulard est secrétaire-général avant même que les statuts soient arrêtés – qui prend la suite du Comité d’études pour la préparation historique du Centenaire de 1789. La revue devient l’organe officiel de cette société en 189035.

11 Parallèlement, avec le concours de l’État (commissions ministérielle et municipale), Aulard entreprend l’édition de nombreuses sources : Recueil des actes du Comité de salut public et Procès-verbaux de la Société des Jacobins à partir de 1889. Enfin, en 1892, le cours

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d’histoire de la Révolution française est transformé en chaire36. Le docteur Robinet n’est pas absent de ce mouvement puisqu’il est nommé vice-président de la Société de l’histoire de la Révolution française à partir de 189037.

12 Ouvrant l’année universitaire 1892-1893, Aulard annonce : « Messieurs, je me propose d’étudier cette année la vie et la politique de Danton »38. La leçon inaugurale qu’il donne alors est toute consacrée à Auguste Comte et sa conception de la philosophie de l’Histoire39. Il s’y montre très critique, parfois virulent, contre les « formules religieuses » des positivistes. Publiée dans La Révolution française et dans la Revue Bleue entre décembre 1892 et janvier 1893, cette leçon conduisit à la démission du docteur Robinet de la Société de l’histoire de la Révolution qui s’expliqua en ces termes : « Ne pouvant en aucune façon accepter et subir l’exécution que M. le professeur Aulard a bien voulu faire de ma personne et de mes modestes recherches historiques, en Sorbonne, dans son discours d’ouverture, j’ai pensé qu’il valait mieux me retirer de notre Société, que d’y risquer des contacts et des discussions pour le moins désagréables »40.

13 Bien sûr, Aulard s’est toujours défié d’avoir voulu « exécuter » qui que ce soit, mais sa prééminence au sein de la Société et de La Révolution française empêchait qu’une controverse raisonnable s’établisse par ces organes, quoique le comité qui reçut la demande de démission l’eût fortement encouragée. La controverse se déporta donc vers d’autres terrains, dans la Revue Occidentale41, organe des positivistes orthodoxes, où Émile Antoine défendit la « théorie positive » de la Révolution française, ainsi que dans des pamphlets anonymes42.

14 Pourtant, ces publications ne firent l’objet que d’une seule mention dans le numéro du 14 mai 1893 de La Révolution française. Le docteur Robinet, identifié comme l’auteur des écrits anonymes, fut déconsidéré parce que sa réponse « [n’était] pas polie » et que « son esprit [n’était] pas libre »43. En revanche, Aulard reconnut qu’Émile Antoine avait répliqué avec « beaucoup d’ingéniosité et de courtoisie »44 quoique cette courtoisie fût gênée par des attaques personnelles : « On me reproche d’être encombrant, d’écrire dans trop de Revues […]. C’est vrai : j’écris beaucoup trop. […] Mais que ces querelles personnelles ou anonymes sont fastidieuses ! Retournons au travail, à la science, à la vérité »45. La controverse, telle que la pratique Aulard à la Sorbonne et dans sa revue, est sensible à la temporalité. Alphonse Aulard se positionne en juge et critique a posteriori de la formulation des doctrines positivistes, et cela renforce son point de vue pour deux raisons : la première, c’est qu’il se montre en action, en train de faire de l’histoire – car il ne se contente pas de critiquer Comte et ses disciples, il reprend le dossier Danton, et en donne une nouvelle interprétation ; la seconde, c’est que ce dialogue diachronique légitime l’école méthodique comme école scientifique, dépolitisée, née sous la IIIe République, c’est-à-dire dans un environnement propice au développement des sciences46.

15 A l’inverse, le docteur Robinet, en répondant par des pamphlets anonymes à son contradicteur, est discrédité parce qu’il utilise des moyens désuets. Désormais, les controverses historiques doivent se faire dans les revues d’histoire, pas en dehors. Par ailleurs, elles doivent se faire dans la « courtoisie » et le respect de l’autre, élément que les contradicteurs d’Aulard ne respectent pas. C’est pourquoi la controverse Aulard / Robinet définit un champ cohérent de la recherche scientifique, seul capable d’accueillir les divergences d’opinion. Elle est le support de l’auto-légitimation du groupe en formation autour du maître de la Sorbonne, mouvement de

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professionnalisation de l’historien, avec ses revues, ses sociétés, et ses pratiques de la divergence scientifique.

16 En ce sens, ce qui est surtout reproché aux Positivistes orthodoxes, en particulier au docteur Robinet, c’est leur incapacité à mettre à distance travail théorique et prise de position politique. Les débats sur l’inauguration de la statue de Danton à Paris en 1891 en attestent. Dès 1881, La Révolution française avait soutenu le projet d’élévation d’une statue à la gloire du tribun. En 1888, la Société de l’Histoire de la Révolution française, à travers la figure du docteur Robinet47, assistait à l’inauguration de la statue de Danton d’Arcis-sur-Aube48. Or, en 1891, à Paris, elle n’est pas présente. Claudine Wolikow a avancé l’idée que cette absence se justifiait par « le refus d’Aulard de céder à l’utilitarisme philosophique ou politique qui « défigure » l’histoire »49. On trouve dans La Révolution française une autre explication : « Cette abstention n’avait certes rien de volontaire. Nous n’avions pas été invités à cette cérémonie et voilà pourquoi nul orateur n’a parlé en notre nom »50. Que l’absence soit volontaire ou non, elle confirme bien la mise à distance de la portée politique du travail historique51. Par ailleurs, Aulard avait vivement contesté l’introduction, au Sénat, d’une polémique à propos de Danton : « Ces paperasses d’Archives, si aimables dans la paisible salle de travail de la rue des Francs-Bourgeois, faisaient une figure bien indiscrètement désagréable à la tribune d’une assemblée politique »52. Il y a donc un temps, un lieu et des manières de pratiquer la controverse. Et c’est précisément tout le programme d’Aulard que de donner à l’histoire de la Révolution française les mêmes assises que celles de l’école méthodique pour les autres périodes53, en s’interdisant de polémiquer autrement que dans un champ scientifique reconnu comme tel54.

17 C’est autour « de la conception du caractère et du rôle »55 du tribun révolutionnaire que se développe l’argumentaire aulardien au profit d’une nouvelle manière de faire de l’histoire. Deux nœuds orientent la critique : la philosophie de l’histoire d’Auguste Comte d’une part et le concept de « dictature » d’autre part56.

Danton dans le mouvement de l’Histoire

18 Le docteur Robinet, nous l’avons dit, est un disciple orthodoxe du positivisme. Fidèle aux conceptions de son maître, il appréhende le passé comme un développement complexe mais linéaire, qui explique le présent et peut annoncer l’avenir. Chaque époque déterminée par le système comtien s’insère dans une continuité générale57. Chez Robinet, cette marche du progrès est clairement énoncée : « Elle nous montre l’élite de notre espèce guidant ses masses immenses, depuis l’origine des premières associations humaines, pour élever progressivement l’homme de l’isolement et de la bestialité primitifs, à l’état de perfectionnement qui doit caractériser un jour la sociabilité finale »58.

19 Dans ses cours, Auguste Comte a identifié trois états généraux de l’évolution de l’humanité : l’état « primitivement théologique », l’état « transitoirement métaphysique » qui culmine dans la Révolution française, et l’état « finalement positif » caractérisant la société finale, celle qu’appellent les Positivistes59. Le passage d’un état à l’autre est un processus lent et progressif, auquel le fondateur du positivisme est très attentif. Ainsi, chaque moment historique est toujours la matrice de « deux mouvements simultanés de décomposition politique [aussi appelé mouvement négatif]

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et de recomposition sociale [soit mouvement positif] »60, ces deux mouvements s’articulant entre eux pour permettre la marche du progrès.

20 Ainsi, deux éléments moteurs conduisent le mouvement de l’histoire chez les Positivistes : d’un côté le facteur humain, « l’élite [qui guide les] masses immenses » ; de l’autre les facteurs intellectuels (mouvement négatif / mouvement positif) qui entraînent l’ensemble de la société humaine61. Dans ce schéma, la Révolution française marque l’aboutissement de la « Révolution occidentale » qui commence au XIVe siècle, portée par un mouvement négatif contre l’état théologique, et occupe une place spécifique, moins par son exceptionnalité que par la réduction qu’elle opère sur des forces historiques anciennes.

21 Dans la thèse comtienne, trois moments et écoles philosophiques traversent la Révolution française, dont deux négatifs – les écoles de Voltaire et de Rousseau – et une positive – l’école de Diderot. Chacune d’elle aurait régné successivement sur la Révolution62. Comme pour les Positivistes, il est impossible de « concevoir une action politique indépendante d’une action philosophique »63, Danton est associé à l’école de Diderot, seule capable d’organiser la société64. La construction historiographique du docteur Robinet est de faire coïncider les actions politiques de Danton avec le système légué par le maître du positivisme. Trois moments fondamentaux sont distingués : 1. Danton contribue à mettre fin à la monarchie (mouvement négatif). 2. Danton organise le système républicain (mouvement positif). 3. Danton prépare la défense nationale (mouvement positif)65.

22 Ce programme, vaste et ambitieux, ne peut être envisagé qu’à la condition que soit prouvée la pleine conscience historique de l’acteur, qui le pousse à l’avant-garde de ses contemporains66. C’est la raison pour laquelle Robinet entend convaincre ses lecteurs du républicanisme précoce de son sujet, ce, afin de prouver que la philosophie de l’histoire de Comte fonctionne, et que Danton est le « principal fondateur de l’ordre républicain »67. Reste à savoir de quel « ordre républicain » il est question.

23 Dès son plus jeune âge, écrit Robinet, Danton aurait rencontré la « manne intellectuelle »68 du républicanisme antique, partagée par de nombreux penseurs du XVIIIe siècle, qu’il dépasse par une lecture assidue d’auteurs modernes. Ainsi, l’inventaire de sa bibliothèque révèle un « indice de cet instinct politique supérieur qui le portait à étudier surtout la civilisation contemporaine, et qui l’éloignait de toute imitation pédante du passé »69. Alphonse Aulard ne dit guère davantage lorsqu’il considère que la « nouveauté » de Danton réside avant tout dans sa rhétorique70. Mais cette nouveauté permet à Robinet d’associer le révolutionnaire au courant physiocratique et aux idées de Turgot dont le programme politique, relu par lui, ne serait au fond qu’une organisation politique centralisée par « un roi ou un président de la République »71 exerçant les fonctions exécutives et législatives. En conséquence, le républicanisme prêté à Danton est un républicanisme de circonstance, car la République dépend de l’homme d’État qui la gouverne : doit-il être un roi, alors elle sera monarchiste. Les Positivistes orthodoxes, à l’instar d’Auguste Comte, étaient très réticents à l’égard de la démocratie. Aulard le souligne fortement dans ses critiques. Mais la particularité de la période révolutionnaire, c’est que celui qui aurait dû engager la marche du progrès, à savoir Louis XVI, n’avait pas la conscience historique suffisante pour le faire, et il fallut lui trouver un substitut dans la personne de Danton, dictateur républicain72.

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24 Chez Robinet, la perspicacité de Danton et son opportunisme politique sont le signe d’une prescience de ce qui est en train de se jouer et du rôle qu’il doit y mener. Le tribun était « disponible quand se leva l’aurore de 1789. Matériellement et moralement, il était prêt ; prêt aussi intellectuellement »73. À l’inverse, toute l’opération historiographique d’Alphonse Aulard vise à déconstruire cette position d’avant-garde. Lorsqu’il reprend le dossier, et qu’il étudie les traces des actions du révolutionnaire, Aulard refuse, par manque de preuve, de conclure à son républicanisme74. Au mieux, écrit-il, « [ses biographes positivistes] ont pris pour une profession de foi républicaine les cris de colère qu’il poussa avec le peuple, à la nouvelle de la fuite du roi »75. Ce que relève l’étude, c’est avant tout le pragmatisme de l’homme politique, ses hésitations et la mise en perspective de son rôle au regard de celui des autres personnalités de la Révolution. C’est pourquoi, conclut Aulard, c’est une « erreur que de le présenter comme le fondateur du parti républicain en France, comme le premier qui ait voulu la République, qui l’ait demandée. […] Il hésite, il ne croit pas l’heure venue, […] il suit prudemment l’opinion »76.

25 Dans les deux biographies, l’analyse de Danton est très différente : elle est sous-tendue par des conceptions divergentes de l’action politique. Pour Robinet, le grand homme explique le mouvement révolutionnaire. Il surplombe et guide la masse d’un peuple comparé à des « agglomérations enfiévrées qui, susceptibles parfois d’une irrésistible et salutaire exaltation, ne sont soumis, par cela même, à aucune règle, à aucune discipline sérieuse, et ne peuvent en aucun cas, être pris pour des organes permanents et normaux de direction »77. Chez Aulard, de tendance radicale-socialiste, le travail historique se fait au contraire beaucoup plus minutieux, pour retrouver, dans l’histoire, le mouvement de l’opinion et de la multiplicité des acteurs historiques78.

26 C’est pourquoi le rôle historique – et historiographique – de Danton dépend étroitement des capacités d’agir que l’historien lui accorde et donc, en quelque sorte, de l’acceptation ou non de son statut de dictateur / homme d’État.

Danton dans les journées révolutionnaires

27 En 1873, le docteur Robinet publiait une courte notice pour répondre au journal de Gambetta, La République française, qui avait critiqué son ouvrage Danton. Mémoire sur sa vie privée. Le nœud de la controverse se situait autour de l’interprétation à donner au 10 août 1792. Pour Robinet, il était évident que Danton était l’ « âme du mouvement du 10 août »79, parce que cela correspondait d’une part au programme que les Positivistes lui avaient assigné80, d’autre part parce qu’il était impossible, dans la théorie de Comte, de penser la spontanéité d’un événement historique81. Pour traduire le 10 août, Robinet employait le concept de force : « L’on entend par force, en sociologie, le concours d’un nombre variable, mais toujours à peu près défini, ou au moins assignable, de personnes ou de groupes de personnes vers un même but intellectuel ou politique, résumé par un individu »82. Chez Robinet, ce concept est toujours employé pour justifier la primauté de Danton sur les journées révolutionnaires.

28 Voici comment est justifiée sa paternité sur le 10 août : Danton aurait préparé la journée depuis « que la possibilité de renverser le trône et de proclamer la République lui [a] été démontrée »83, en s’entendant d’abord avec les chefs des Fédérés venus à Paris en juin pour organiser une force militaire ; dans la soirée du 9 au 10 août, il aurait

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poussé toutes les sections à nommer les commissaires qui allaient former la Commune insurrectionnelle, et cela grâce à ses « intermédiaires » ; c’est encore lui qui pousserait la Commune de Paris, dans laquelle il a des « intelligences », à abdiquer au profit de la Commune insurrectionnelle ; enfin, il aurait arrêté Mandat, le chef de la Garde nationale, dicté son arrêt de mort et l’aurait remplacé par Santerre84. Par ailleurs, sa retraite d’Arcis-sur-Aube, du 6 au 9 août 1792 trahirait l’assurance de la réussite de son coup85. La démonstration implique du lecteur qu’il associe le club des Cordeliers et les « intermédiaires » à Danton lui-même86. Cette lecture des faits s’explique par un problème théorique à résoudre : comment parler de Danton en dictateur avant son entrée au gouvernement central ? Robinet n’emploie jamais directement le mot de « dictature » lorsqu’il parle des journées révolutionnaires, et c’est pourquoi il passe par les notions floues d’influence, d’intermédiaire et d’ascendance morale pour expliquer comment Danton résume seul l’ensemble du mouvement révolutionnaire.

29 Chez Aulard, le portrait de Danton est beaucoup plus mitigé. C’est avant tout un agitateur local qui ne possède aucune influence en dehors de son district, puis de sa section. Il joue un rôle obscur lors du 14 juillet 178987, est peu visible les 5 et 6 octobre88, n’est pas l’auteur de la pétition des Cordeliers du 17 juillet 179189. Son potentiel ne se mesure qu’à son art oratoire et sa capacité à toucher un public de plus en plus large90. Lorsqu’il agit, il n’est jamais seul. Ainsi, la retraite d’Arcis-sur-Aube est présentée comme le signe qu’il n’est pas l’unique organisateur de la journée du 10 août91, ce qui amène Alphonse Aulard à considérer que « sans lui, le trône n’en aurait pas moins été renversé à cette époque. Mais il est permis de croire que, si Danton n’avait pas mis son énergie et son esprit pratique au service de cette révolution, elle eût été plus violente, plus hasardeuse, plus sanglante »92.

30 Homme prépondérant ou acteur parmi d’autre, chaque analyse a sa propre version du rôle de Danton dans les surgissements des journées révolutionnaires. En fin de compte, la version d’Aulard vise à faire admettre qu’ « il n’y a que les coups d’État rétrogrades qui puissent être considérés comme l’œuvre d’un seul homme : les révolutions dans le sens du progrès sont plutôt anonymes, je veux dire nationales »93. Manière habile de reprendre les termes positivistes pour les décharger de leur sens universaliste au profit d’une histoire certes linéaire, mais surtout nationale94.

Danton dictateur ?

31 Nous avons vu quelles étaient les interprétations divergentes concernant le républicanisme de Danton et son implication dans les journées révolutionnaires. Il reste à déterminer ce que signifie la prise effective du pouvoir par Danton, c’est-à-dire interroger la notion de « dictature » dans les écrits du docteur Robinet.

32 La dictature est centrale et problématique dans la philosophie positiviste95. Cette notion qui vient du système romain et s’actualise par la Révolution française96 est reprise par Auguste Comte lorsqu’il commence à écrire sous la Restauration. Pour lui, la « crise » est une donnée fondamentale du contemporain97, et l’évocation de la figure du dictateur relève d’une double valeur performative : elle affirme une continuité entre le passé et le présent, tout en répondant au besoin d’organiser la société future. De ce fait, la sociologie comtienne n’est pas éloignée du contexte dans lequel elle est pensée98, ce qui signifie qu’elle doit s’adapter à l’époque dans laquelle elle se trouve.

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33 La notion de dictature, telle que l’a léguée le maître à ses disciples, est à la fois la force motrice envisagée par le mouvement historique, c’est-à-dire une phase transitoire où le pouvoir spirituel (les idées) et le pouvoir temporel (l’action politique, proprement dite) sont réunis dans les mains d’un seul99, et la perspective d’une pratique politique100. Il existe donc deux types de dictatures, les dictatures « progressives », dans le sens du mouvement historique, et les dictatures rétrogrades, qui vont contre lui101. Mais nous avons vu que le problème de la biographie de Danton, c’est qu’il est autant un militant politique qu’un homme d’État, déterminé par ses fonctions de pouvoir. En ce sens, même s’il est comparé aux grands dictateurs du positivisme, Louis XI, Henri IV ou Richelieu102, il reste une personnalité à part dans le système comtien.

34 Chez le docteur Robinet, Danton est appelé dictateur du moment où il devient ministre de la justice, fin août 1792103, jusqu’à son retrait du premier Comité de salut public, en juillet 1793, ce qui correspond, en gros, aux dix mois qu’Auguste Comte associe au règne de l’école de Diderot. Au cours de cette période riche en situations, deux faits se distinguent : l’organisation d’une défense militaire et l’instauration du gouvernement révolutionnaire. Sur ce premier point, Danton aurait été le seul à agir après le 10 août pour maintenir l’unité du gouvernement et repousser l’invasion104. Par ailleurs, sa nomination au Comité de salut public le 6 avril 1793 lui aurait permis d’appuyer la levée des 300 000 hommes, dont Robinet lui attribue la paternité105. Enfin, c’est en août qu’il demande la levée en masse106. Sur le second point, c’est d’abord par la lutte contre les girondins que s’inscrit la volonté d’établir un gouvernement révolutionnaire. Robinet écrit que « les girondins rêvaient de gouverner avec le régime anglais107 adapté à une forme politique plus ou moins républicaine »108 et c’est l’impossibilité d’établir un tel système dans les circonstances de 1793 qui pousse à leur éviction109. Enfin, rappelant une formule d’Auguste Comte selon laquelle « il n’y a pas de société sans gouvernement », Robinet conclut que Danton aurait obtenu que « le comité de Salut public fût érigé en gouvernement »110, ajoutant que l’« on est bien obligé de reconnaître [étant donné la situation d’alors] que la dictature du Comité de salut public fut aussi indispensable qu’inévitable, dut-elle verser dans le principal inconvénient de son institution : l’exagération de ses moyens et de sa durée »111.

35 Ces deux éléments insistent sur le fait que le révolutionnaire aurait seul sauvé la France en 1793, et que c’est pour cette raison qu’il mérite d’être appelé « Homme d’État ». L’œuvre politique dépasse en fait son créateur : ce qui sauve la France, c’est un gouvernement central et fort, capable d’imposer ses mesures aux provinces rebelles, par l’intermédiaire de ses commissaires, capable surtout d’organiser une défense nationale et la levée de troupes suffisamment nombreuses. Il paraît alors inconcevable que le dictateur Danton ait abandonné son poste, le 10 juillet, au profit de Robespierre, qui est élu le 27 juillet au Comité de salut public. D’après Robinet, il en fut contraint « pour fermer la bouche aux accusations d’ambition et d’aspiration à la dictature »112. Par la suite, « il conserva sans doute une influence consultative sur la Convention ; mais, placé hors du gouvernement qu’il avait créé, et auquel l’Assemblée se trouva elle- même bientôt étroitement subordonnée, il perdit rapidement, avec le pouvoir, tout ascendant moral »113.

36 Ainsi, la dictature, chez Robinet, est avant tout une fonction politique qui sied aux personnages exceptionnels, mais elle est beaucoup plus attentive au contexte que chez Auguste Comte. Elle se présente comme un « empirisme transcendant »114 qui surplombe certes le temps historique – comme nous l’avons vu pour l’avant-gardisme

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supposé de Danton – mais ne le brusque pas. Elle a besoin, pour fonctionner, d’un appareil d’État que seul Danton a su établir, c’est-à-dire le gouvernement révolutionnaire. Si Robinet dénonce la mainmise de Robespierre sur le Comité de salut public, c’est parce que le dictateur ne correspond pas à ses attentes. Mais la forme de gouvernement, elle-même, ne le gêne absolument pas, signe évident de l’ambiguïté et de l’inadaptation à la IIIe République du programme de cette « dictature républicaine » demandée par les Positivistes orthodoxes, comme le souligne Claude Nicolet115.

37 Alphonse Aulard n’aborde pas l’année 1793 dans les articles qu’il consacre à Danton, et il est difficile de comparer les deux analyses. Il parle cependant de la dictature lors de sa leçon d’ouverture, sans en questionner toute la portée épistémologique116. Sa lecture des événements est plus mesurée : Danton exercerait une « influence dominante au Conseil exécutif provisoire en août et en septembre 1792 », puis au premier Comité de salut public dont il est « le vrai chef, mais sans pouvoirs dictatoriaux, ne faisant qu’avec peine prévaloir ses avis », avant de se retirer de la politique car il est « dégoûté »117. Chez Aulard, il n’y a de dictature que par Robespierre et par Napoléon118. Cet angle mort de la polémique est assez étonnant, et montre assez bien comme l’ambiguïté du mot posait problème.

38 La controverse qui se joua lors de l’année 1893 entre l’interprétation positiviste et l’interprétation méthodique vit le triomphe de cette seconde aux dépens de la première. À la mort du docteur Robinet, en 1899, La Révolution française note qu’il « abonda trop dans son sens, il s’exagéra le rôle de Danton »119 et regrette qu’il ait quitté la Société de l’histoire de la Révolution. Mais elle insiste sur le fait qu’il contribua à « saper la légende contre-révolutionnaire qui présentait Danton comme un assassin et un vendu »120.

39 De fait, la vie privée de Danton ne fit l’objet d’aucune critique de la part d’Aulard, qui contribua même à renforcer la thèse de la probité du révolutionnaire121. Aulard ne déconstruisit pas entièrement le Danton des positivistes, et continua de promouvoir la mémoire de ce « bon Français avisé et agissant »122, parce que cela servait à la formation d’une mémoire nationale. Par ailleurs, la question religieuse, centrale dans le système comtien, ne fit jamais l’objet d’une remarque de la part d’Alphonse Aulard, alors même qu’il consacra une partie de ses travaux à l’étude des cultes révolutionnaires123. Cela s’explique en partie parce qu’Aulard comme Robinet s’accordaient à voir en Danton l’exemple d’un homme politique laïc quoique le premier nuançât son influence à cet égard124.

40 La polémique fut donc avant tout celle de deux conceptions différentes de la République. Elle fut également celle de deux générations : Robinet, qui était né en 1825, avait connu plusieurs régimes politiques et subi très tôt l’influence de la pensée d’Auguste Comte125. Aulard, de son côté, faisait partie de la génération des historiens qui construisirent l’école méthodique en l’associant étroitement à la République comme horizon indépassable126. Ainsi, Danton pose – selon lui – le problème de l’interprétation historique et des discours qui l’alimentent, rappelant – également selon lui – que l’histoire n’est jamais totalement libre, et que ce parti pris en fait sa richesse. L’historien dans la République reste un historien « en son temps », et Michel Vovelle a rappelé combien le poste d’Aulard à la Sorbonne pouvait être considéré comme un « poste de combat »127. La frontière qui sépare ces deux historiens dantonistes est celle de la méthode et du lieu d’où l’on parle : la rue Monsieur le Prince ou la Sorbonne. Elle valide le soutien « officiel » de la parole aulardienne.

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41 De même, la lecture de la controverse Aulard / Robinet peut se faire à l’aune de l’opposition entre sociologie et histoire qui marque la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle. La critique aulardienne des thèses comtienne est finalement très proche de la réponse donnée aux sociologues par Charles Seignobos dans La méthode historique appliquée aux sciences sociales : elle nuance l’interprétation des faits historiques par des systèmes généralisants et englobants, pour privilégier au sein de l’histoire la place de l’individu conscient128. Ainsi, même si la « sociologie » défendue par Robinet est très différente de celle des disciples de Durkheim, elle montre qu’aux deux extrémités du « moment méthodique », le dialogue entre histoire, philosophie et sociologie fut constant.

42 Cette manière d’utiliser la controverse pour construire son appareil scientifique préfigure la venue du jeune Mathiez qui, reprenant Danton à son compte, utilisera les preuves de sa corruption pour s’opposer à son maître129. Il semble toutefois que cette reprise tardive se soit trouvée en terrain conquis130. De là l’absence d’une vraie polémique de fond, dont on a souvent l’impression que Mathiez l’alimenta seul, lors même qu’il fut l’un des premiers historiens à s’intéresser aux thèses d’Émile Durkheim131. Face à l’élève hérétique, le maître ne fut guère expansif, se contentant de republier un élogieux article – paru quelques années auparavant132 - pour dissocier deux Mathiez : « M. A. Mathiez, écrivit-il, par une aventure étrange, a un sosie, ou plutôt un homonyme (même nom de famille, même prénom), qui écrit dans un nouveau périodique, les Annales révolutionnaires, et qui s’applique avec soin à prendre le contrepied des amitiés et de la méthode de notre excellent collaborateur et ami »133. On appréciera le procédé.

NOTES

1. Frédéric BLUCHE, Danton, Paris, Perrin, 1984 ; Daniel LACOTTE, Danton, le tribun de la Révolution, Paris, P. M. Favre, 1987 ; Jan BASZKIEWICZ, Danton, Warszawa, Instytut Wydawiczy, 1980 ; Norman HAMPSON, Danton, Oxford, Blackwell, 1988 ; Plus récemment, se reporter à Anne SIMONIN, « Qui a tué Georges Danton ? », dans Pascal MORVAN (dir.), Mélanges en l’honneur de Yves Guchet, Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 613-642. 2. Voir Michel VOVELLE, « Sur le " Danton" de Wajda : la Révolution n’est pas un "délire" », dans Combats pour la Révolution française, Paris, La Découverte, 2001, p. 341-347. 3. Frédéric BLUCHE, op. cit., p. 10. 4. Voir AHRF, n° 353, 2008. 5. Voir James FRIGUGLIETTI, Albert Mathiez, historien révolutionnaire (1874-1932), Paris, SER, 1974, notamment le chapitre 3 qui s’intéresse au robespierrisme d’Albert Mathiez. Plus récemment, James FRIGUGLIETTI, « La querelle Mathiez-Aulard et les origines de la Société des études robespierristes », AHRF, n° 353, 2008, p. 63-94. 6. Albert MATHIEZ, « Danton. L’histoire et la légende », dans Girondins et Montagnards, Paris, Éditions de la Passion, 1988, p. 260-261 (1e éd., Paris, Firmin Didot & Cie, 1930). 7. Id., Autour de Danton, Paris, Payot, 1926, p. 9.

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8. Id., « Danton. L’histoire et la légende », op. cit., p. 261. 9. Cette controverse est très succinctement mentionnée dans l’ouvrage de Claude NICOLET, L’idée républicaine en France (1789-1924), Gallimard, 1994 (1e éd. 1982), p. 241. 10. Voir Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n° 25, 2007/1, notamment Jean-Louis FABIANI, « Disputes, polémiques et controverses dans les mondes intellectuels. Vers une sociologie historique des formes de débat agonistique », p. 45-60. Voir également Raisons politiques, n° 47, 2012/3. 11. Christian DELACROIX, François DOSSE et Patrick GARCIA, Les courants historiques en France, Paris, A. Colin, 1999, p. 80-85. 12. Voir James FRIGUGLIETTI, « La querelle Mathiez-Aulard et les origines de la Société des études robespierristes », art. cit. et Julien LOUVRIER, « Penser la controverse : la réception du livre de François Furet et Denis Richet, La Révolution française », AHRF, n° 351, 2008/1, p. 151-176. 13. Sur l’ensemble théorique et pratique de cette légitimation, voir le programme ambitieux qu’Alphonse Aulard défend lors de sa leçon d’ouverture du cours à la Sorbonne (Alphonse AULARD, « Histoire de la Révolution française », La Révolution française (désormais indiquée RF), Tome X, 1886/1, p. 868-897, reprise dans Alphonse AULARD, Études et leçons sur la Révolution française, première série, Paris, F. Alcan, 1893, p. 3-40). Sur le contexte qui entoure la formation du cours, puis sa transformation en chaire d’histoire de la Révolution française, voir Claudine WOLIKOW, « Centenaire dans le Bicentenaire : 1891-1991. Aulard et la transformation du cours en chaire d’Histoire de la Révolution française à la Sorbonne », AHRF, n° 286, 1991, p. 431-458. 14. Voir Olivier LÉVY-DUMOULIN, « Revues historiques », dans Christian DELACROIX, François DOSSE, Patrick GARCIA et Nicolas OFFENSTADT (dir.), Historiographies, concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, p. 587-588. 15. Sur le rôle joué par Auguste Dide dans la préparation du Centenaire de la Révolution, voir Raymond HUARD, « Le Centenaire de 1789 et les origines du parti radical, la Fédération de 1889 », dans Le XIXe siècle et la Révolution française : journées d’études de Nanterre, octobre 1989 , Paris, Créaphis, 1992, p. 129-146. 16. Maurice SPRONCK, RF, Tome I, 1881, p. 442. 17. Jean-François Eugène Robinet, médecin puis conservateur-adjoint de la section du musée Carnavalet affectée à Paris, a déjà publié deux études consacrées à Danton lorsqu’il commence à écrire dans La Révolution française : Danton. Mémoire sur sa vie privée, Paris, Chamerot et Lauwereyns, 1865 et Le procès des Dantonistes, Paris, E. Leroux, 1879. 18. « Le docteur Robinet adhéra complètement, en effet, à la plupart des innovations religieuses préconisées par Auguste Comte, spécialement à la conception théorique et pratique des sacrements positivistes » (Émile CORRA, Lettres d’Auguste Comte au docteur Robinet, Paris, Société Positiviste Internationale, 1926, p. 8). 19. Alice GÉRARD, « Les disciples « complets » de Comte et la politique positive (1870-1914) », dans Annie PETIT (dir.), Auguste Comte. Trajectoires positivistes, 1789-1998, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 287. 20. Docteur ROBINET, « La statue de Danton », RF, Tome I, 1881, p. 478-483. 21. Ces articles seront la base d’une troisième édition de l’ouvrage chez Charavay (Docteur ROBINET, Danton. Mémoire sur sa vie privée, Paris, Charavay Frères, 1884). 22. Docteur ROBINET, Danton Homme d’État, Paris, Charavay Frères, 1889. 23. Claudine WOLIKOW, art. cit., p. 437. 24. Alphonse AULARD, « Études sur l’éloquence de Danton », RF, 1882/2, p. 118. Il écrit en 1884 une biographie qu’il renie quelques années plus tard, car trop inspirée par les Positivistes (Alphonse AULARD, Danton, Paris, Picard-Bernheim, 1884). 25. Alphonse AULARD, « Études sur l’éloquence de Danton », art. cit. , p. 115. 26. Antonin DUBOST, Danton et la politique contemporaine, Versailles, Cerf et fils, 1877. Dubost a participé à La Révolution française en donnant une série d’articles sur Danton et les massacres de

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septembre (voir Antonin DUBOST, « Danton et les massacres de septembre », RF, Tome VII, 1884/2, p. 166-170, 193-218, 352-359, 385-405, 511-533), et il a fait partie du comité directeur de la Société de l’histoire de la Révolution. Plus modéré que le docteur Robinet, il est proche de Littré (voir Claude NICOLET, L’idée républicaine en France…, op. cit., p. 239-241). 27. Ces cours sont destinés à un public homogène d’étudiants, considérés désormais comme tels et favorisant le développement d’un discours scientifique (voir Christian DELACROIX, François DOSSE et Patrick GARCIA, Les courants historiques en France, op. cit., p. 70) 28. Claudine WOLIKOW, art. cit., p. 436. 29. Christian DELACROIX, François DOSSE et Patrick GARCIA, Les courants historiques en France, op. cit., p. 73. 30. À Paris en 1886, à Lyon en 1887 et à Toulouse en 1889. 31. Claudine WOLIKOW, art. cit., p. 442. 32. Alphonse AULARD, « Leçon d’ouverture du cours sur la Révolution française », RF, Tome X, 1886/1, p. 879. 33. S’opère une distinction entre revue militante et revue historique. Auguste Dide dirige la revue militante, chargée d’organiser les comités du Centenaire. Le projet, transformé en Fédération 89, fut sans lendemain. (voir Raymond HUARD, art. cit.). 34. RF, Tome XII, 1887/1, p. 577. 35. Ibidem, Tome XIV, 1881/1, p. 852-854 et Tome XVIII, 1890/1, p. 481. 36. Claudine WOLIKOW, art. cit., p. 452-455. 37. RF, Tome XIX, 1890/2, p. 81. 38. Alphonse AULARD, « Auguste Comte et la Révolution française », RF, Tome XXIV, 1893/1, p. 5. 39. « C’est à Auguste Comte lui-même, et non à ses disciples, qu’il faut demander la théorie positiviste sur l’histoire de la Révolution » (Ibid., p. 10). 40. RF, 1893/1, p. 179. 41. Émile ANTOINE, « La théorie positive de la Révolution française », Revue Occidentale, 1893, p. 253-290. 42. Aulard rend compte de ces publications mais souligne que le docteur Robinet « n’admettrait jamais qu’Auguste Comte ait pu se tromper en rien, [et que] son esprit n’est pas libre » (RF, 1893/1, p. 475). 43. RF, Tome XXIV, 1893/1, p. 475. 44. Ibidem. 45. Ibid., Tome XXIV, 1893/1, p. 476. 46. Christian DELACROIX, François DOSSE et Patrick GARCIA, Les courants historiques en France, op. cit., p. 67. 47. Qui est aussi le représentant de la Société positiviste de Paris. 48. RF, Tome XV, 1888/2, p. 369-381. 49. Claudine WOLIKOW, art. cit., p. 456. 50. Alphonse AULARD, « L’inauguration de la statue de Danton », RF, Tome XXI, 1891/2, p. 97. 51. Christian DELACROIX, François DOSSE et Patrick GARCIA, Les courants historiques en France, op. cit., p. 95. 52. Alphonse AULARD, « L’inauguration de la statue de Danton », art. cit., p. 98. 53. Voir Patrick GARCIA, « Historiographie méthodique », dans Christian DELACROIX, François DOSSE, Patrick GARCIA et Nicolas OFFENSTADT, Historiographies, concepts et débats, op. cit., p. 443-452 et Claudine WOLIKOW, art. cit., p. 450. 54. Du moins pour ce qui concerne purement la discipline historique. Aulard n’hésite pas, en d’autres occasions, à s’investir dans la cité et à prendre position. Voir Alphonse AULARD, Polémique et Histoire, Paris, E. Cornély, 1904. 55. Alphonse AULARD, « Auguste Comte et la Révolution française », art. cit., p. 9.

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56. Aulard ne revient absolument pas sur la « vie privée » de Danton. Il est intimement convaincu de la probité du tribun (« Il n’y a plus moyen de dire aujourd’hui que Danton était vénal, sanguinaire, ignorant, fanatique. On le dit tout de même encore, mais on le dit comme pamphlétaire et non comme historien », Ibid.). 57. Bien qu’inspiré directement de Condorcet, Auguste Comte s’en démarque par un « esprit historique et relativiste : toutes les époques ont eu leur raison d’être et méritent un " intérêt sympathique" » (Alice GÉRARD, « La Révolution française d’Auguste Comte », dans Cristina CASSINA (dir.), Sociologica, politica e religione : la filosofia di Comte per il diciannovesimo secolo, Pise, Edizioni Plus, 2001, p. 69). 58. Docteur ROBINET, Notice sur l’œuvre et la vie d’Auguste Comte, Paris, Dunod, 1860, p. 11. 59. Auguste COMTE, Cours de philosophie positive. Tome IV, Paris, Bachelier, 1839, p. 653. 60. Id., Cours… Tome VI, Paris, Bachelier, 1842, p. 344. 61. Id., Cours… Tome IV, op. cit., p. 648. 62. L’école de Voltaire règne huit mois, celle de Diderot dix mois et celle de Rousseau quatre mois. Comme l’écrit Alice Gérard, « Le schéma de la Révolution française est aussi beaucoup plus clair en devenant ternaire : chacun des moments-clés (1789, 1793, 1794 avant Thermidor) correspond à une des trois écoles (Voltaire, Diderot, Rousseau), et chacune de celle-ci a l’ascendant relatif d’un des trois états (métaphysique, positif, théologique), dans un désordre révélateur de la marche difficile du progrès » (Alice GÉRARD, « La Révolution française d’Auguste Comte », art. cit., p. 84). 63. Ibid., p. 83. 64. Dans sa leçon d’ouverture, Aulard est très critique à l’égard de ce schéma. « Comme c’est systématique ! », s’exclame-t-il, avant de montrer qu’ « il est insoutenable de présenter comme de purs négateurs, comme de purs destructeurs [les philosophes qui ont édifié la base du droit nouveau] et c’est de la fantaisie de dire qu’au XVIIIe siècle, en dehors de Diderot, il n’y a eu que négativisme » (Alphonse AULARD, « Auguste Comte et la Révolution française », art. cit., p. 18-19). 65. Docteur ROBINET, « Danton, d’après les documents », RF, Tome III, 1882/2, p. 387. 66. Cette interprétation fait d’ailleurs écho au rôle que s’attribuent eux-mêmes les disciples orthodoxes de Comte, que leur petit nombre renforce dans la conviction « que ce sont les avant- gardes, organes du mouvement social, qui font l’histoire, et non pas les masses, inertes et faillibles » (Alice GÉRARD, « Les disciples "complets" d’Auguste Comte… », art. cit., p. 288). 67. Docteur ROBINET, Danton Homme d’État, op. cit., p. 9. 68. Id., « Les commencements de Danton », RF, Tome XV, 1888/2, p. 102. 69. Id., « Danton, d’après les documents », RF, Tome IV, 1883/1, p. 581-582. L’utilisation de l’expression « pédante » rappelle les critiques d’Auguste Comte à l’égard de la pédantocratie, c’est-à-dire du monde des savants. Ce terme lui avait été soufflé par John Stuart Mill. 70. « Danton rejetait les règles de la rhétorique traditionnelle. Ses harangues ne sont ni composées, ni écrites comme celle des anciens ou même de Mirabeau et de Robespierre » (Alphonse AULARD, « Études sur l’éloquence de Danton », art. cit., p. 194). Il semble que l’illusion sur les lectures « modernes » du tribun ait subsisté longtemps (voir Frédéric BLUCHE, Danton, op. cit., p. 26). 71. Souligné par nous. Docteur ROBINET, Danton Homme d’État, op. cit., p. 35. 72. Claude NICOLET, L’idée républicaine en France…, op. cit., p. 240. Sur la « dictature », voir infra. La problématique de la conscience historique est primordiale. Comte explique que, faute d’une théorie suffisante de la loi du progrès qu’il découvre en 1822, les hommes de la Révolution, en dehors de Condorcet et de Danton ne pouvaient « raisonner que de façon "anti-historique" » (Alice GÉRARD, « La Révolution française d’Auguste Comte », art. cit., p. 71). 73. Docteur ROBINET, « Les commencements de Danton », RF, Tome XV, 1888/2, p. 120.

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74. Alphonse AULARD, « Danton au district des Cordeliers et à la Commune », RF, Tome XXIV, 1893/1, p. 114-115. 75. Id., « Danton en 1791 et en 1792 », RF, Tome XXIV, 1893/1, p. 313. 76. Ibidem, p. 322. 77. Docteur ROBINET, Danton Homme d’État, op. cit., p. 53. 78. C’est tout le programme du livre d’Alphonse AULARD, Histoire politique de la Révolution française. Origines et développement de la démocratie et de la République (1789-1804), Paris, A. Colin, 1901. Sur cet ouvrage et son interprétation, voir Jacques GODECHOT, Un jury pour la Révolution, Paris, R. Laffont, 1974, p. 231-282 et sa discussion chez Claude NICOLET, L’idée républicaine en France, op. cit., p. 97-101. 79. Docteur ROBINET, « Danton d’après les documents », RF, Tome III, 1882/2, p. 389. 80. Voir supra. 81. Comme le souligne Alice Gérard, il n’y a aucune évocation, chez Comte, « des fameuses "journées", chères à Michelet » (Alice GÉRARD, « La Révolution française d’Auguste Comte », art. cit., p. 75). 82. Docteur ROBINET, Le Dix Août et la symbolique positiviste, Paris, E. Leroux, 1873, p. 6. 83. Id., Danton Homme d’État, op. cit., p. 96. Démonstration pour le moins bancale puisque les seuls indices qui permettent d’en juger sont la destitution des ministres girondins, le 14 juin, et la lettre virulente de La Fayette à l’Assemblée législative, dénonçant les clubs et les partis, le 16 juin. 84. Cette arrestation est considérée comme le fait décisif de la journée (Ibidem, p. 96). 85. Ibid., p. 94-98. Nous ne discuterons pas la véracité de ces affirmations. Pour une analyse récente et documentée du rôle de Danton lors du 10 août, voir Frédéric BLUCHE, Danton, op. cit., p. 173-178. 86. Robinet explique cependant que Danton était mieux placé, lors du 10 août, en tant que procureur de la Commune de Paris, pour diriger le mouvement révolutionnaire que s’il avait été député ou ministre, « car il faisait partie […] du gouvernement même de Paris » (Docteur ROBINET, Le Dix Août et la symbolique positiviste, op. cit., p. 9). 87. Alphonse AULARD, « Danton au district des Cordeliers et à la Commune », art. cit., p. 116. 88. Ibid., p. 118. 89. Chez Robinet, le 17 juillet 1791 est présenté comme la préfiguration ratée du 10 août 1792 (Docteur ROBINET, « Danton et le club des Cordeliers en 1791 », RF, Tome XVII, 1889/2, p. 145). Aulard démontre que Danton n’est jamais venu au Champ de Mars et qu’il n’est pas l’auteur de la pétition des Cordeliers (Alphonse AULARD, « Danton en 1791 et en 1792 », art. cit., p. 318). 90. « La tribune cordelière n’avait pour auditoire que Paris, c’était à la tribune des Jacobins que l’on parlait à toute la France. […] Ce n’était que là que Danton pouvait se faire connaître du pays, se transformer, d’agitateur parisien qu’il était, en conseiller de l’opinion française, et jouer le rôle d’un Mirabeau ou d’un Robespierre » (Alphonse AULARD, « Danton au club des Cordeliers et au département de Paris », RF, Tome XXIV, 1893/1, p. 240). 91. Id., « Danton et la Révolution du 10 août 1792 », RF, Tome XXIV, 1893/1, p. 391. 92. Ibidem, p. 397. 93. Ibid., p. 385. 94. « Pour Aulard le vrai moteur de la Révolution, ce ne sont pas les individus, mais l’ensemble des acteurs, depuis les plus larges masses jusqu’aux minorités actives, aux individus parfois indispensables, mais tirant leur force bien plus de leur groupe que d’eux-mêmes » (Claude NICOLET, L’idée républicaine en France…, op. cit., p. 99). Voir aussi Christian DELACROIX, François DOSSE et Patrick GARCIA, Les courants historiques en France, op. cit., p. 87. 95. Voir Claude NICOLET, L’idée républicaine en France…, op. cit., p. 101-105, plus récemment Claude NICOLET, La fabrique d’une nation. La France entre Rome et les Germains, Paris, Perrin, 2003 et Cristina CASSINA, « Comte devant la dictature », dans Michel BOURDEAU, Jean-François BRAUNSTEIN et Annie PETIT (dir.), Auguste Comte aujourd’hui, Paris, Kimé, 2003, p. 184-199.

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96. Claude NICOLET, La fabrique d’une nation…, op. cit., p. 191. 97. Regina POZZI, « Comte devant son siècle », dans Michel BOURDEAU, Jean-François BRAUNSTEIN et Annie PETIT (dir.), op. cit., p. 137. 98. Jean-François BRAUNSTEIN, « Comte "in context " : l’exemple de la sociologie », dans Michel BOURDEAU, Jean‑François BRAUNSTEIN et Annie PETIT (dir.), op. cit., p. 310. 99. Cristina CASSINA, art. cit., p. 195-196. 100. « La dictature n’est autre chose, au fond, que la concentration dans les mêmes mains, du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif » (Docteur ROBINET, Notice sur la vie et l’œuvre d’Auguste Comte, op. cit., p. 99). On retrouve ici dans des termes similaires le programme politique que Robinet prêtait à Turgot et, par extension, à Danton. 101. Claude NICOLET, La Fabrique d’une nation…, p. 151. Robespierre serait l’archétype du dictateur anarchique, plaçant la métaphysique au dessus de l’affectif et de l’actif, quand Bonaparte serait un dictateur rétrograde, revitalisant le système théologico-monarchique que la Révolution a définitivement condamné. Entre les deux, la frontière est mince. Seul Danton incarne le type de dictature progressive (Alice GÉRARD, « La Révolution française d’Auguste Comte », art. cit., p. 79-82). Par ailleurs, le docteur Robinet avait pensé pendant un temps faire de Hoche le successeur de Danton (Docteur ROBINET, Le procès des Dantonistes, Paris, E. Leroux, 1879, p. 101). 102. Docteur ROBINET, Danton Homme d’État, op. cit., p. 183. 103. Ibidem, p. 104. 104. Ibid., p. 105. 105. Ibid., p. 134-137. 106. Ibid., p. 194. 107. Il faut comprendre un régime décentralisé. 108. Ibid., p. 176. 109. Danton finit par se décider « enfin à profiter de son ascendant, alors général, et de sa présence au comité de Salut public, pour diriger et faire aboutir un mouvement [celui du 2 juin] qui, sans son acquiescement ou contre son gré, n’aurait pas réussi ou se serait égaré » (Ibid., p. 171). 110. Ibid., p. 182. Il l’aurait demandé le 1e août 1793. 111. Ibid. 112. Ibid., p. 191. 113. Ibid., p. 194. 114. Ibid., p. 182. 115. Claude NICOLET, L’idée républicaine en France…, op. cit., p. 240. Les Positivistes orthodoxes ont tout de même essayé d’actualiser le sens de cette expression. Robinet fait partie de ceux qui, avec Pierre Laffite, se sont le plus investis dans la politique, et qui s’opposent aux « maximalistes », plus autoritaires et anti-parlementaires comme le docteur Sémérie et Georges Audiffrant (voir Alice GÉRARD, « Les disciples « complets » d’Auguste Comte… », art. cit., p. 289). 116. « La dictature ! On sait que pour Auguste Comte, la dictature est la condition du progrès jusqu’à l’avènement de la religion positive » (Alphonse AULARD, « Auguste Comte et la Révolution française », art. cit. , p. 26). Aulard lui reproche ensuite de ne pas nommer « le seul homme qui ait véritablement exercé dans la Révolution une sorte de dictature, Robespierre » (Ibid., p. 27). 117. Ibid., p. 27-28. 118. La question du coup d’État et de la dictature napoléonienne dans la pensée d’Aulard a été traitée par Pierre Serna (Pierre SERNA, « La République et le coup d’État. Les crises de la IIIe République et la hantise du 18 Brumaire », Politix. Revue des sciences sociales du politique, vol. 10, n° 39, 1997, p. 131-154). 119. RF, Tome XXXVII, 1899/2, p. 472-473. 120. Ibidem, p. 472.

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121. Voir Alphonse AULARD, Études et leçons sur la Révolution française. Première série, Paris, F. Alcan, 1893, p. 137-183. 122. Id., « Auguste Comte et la Révolution française », art. cit., p. 31. 123. Id., Le culte de la Raison et le culte de l’être suprême, Paris, Felix Alcan, 1892 ; La Révolution française et les congrégations, Paris, E. Cornély, 1903 ; Le Christianisme et la Révolution française, Paris, Rieder, 1925. 124. Docteur ROBINET, Le mouvement religieux à Paris pendant la Révolution (1789-1801). Tome II – Préliminaires de la déchristianisation, 1898, p. 3 ; Alphonse AULARD, « Le culte de l’Être suprême. La réaction contre le culte de la Raison », RF, Tome XXI, 1891/2, p. 10-11 et « Le culte de la Raison. Les préliminaires », RF, Tome XX, 1891/1, p. 112. L’analyse des cultes de la Raison et de l’Être suprême par Aulard fait systématiquement appel aux philosophes, qu’ils fussent Diderot, Voltaire (pour les Hébertistes) ou Rousseau (pour les Robespierristes). Il semble que ce soit par l’étude de ces cultes qu’Alphonse Aulard ait trouvé les arguments suffisants pour déconstruire le système comtien lors de sa leçon de décembre 1892. 125. Selon Émile Corra, il aurait été attiré par le positivisme dès 1848 (Émile CORRA, op. cit., p. 7). 126. Voir Pim DEN BOER, History as a profession: the study of history in France, 1818-1914, Princeton, Princeton University Press, 1998 et Patrick GARCIA, « Historiographie méthodique », art. cit., p. 448. 127. Michel VOVELLE, « La galerie des ancêtres », dans Combats pour la Révolution française, op. cit., p. 14. 128. Christian DELACROIX, François DOSSE et Patrick GARCIA, Les courants historiques en France, op. cit., p. 108-109. 129. Voir James FRIGUGLIETTI, Albert Mathiez, historien révolutionnaire (1874-1932), op. cit. et « La querelle Mathiez-Aulard et les origines de la Société des études robespierristes », art. cit. 130. L’étude des tables de La Révolution française nous révèle que si le nombre d’articles consacrés à Danton est de douze pour la période 1890-1895 (Tomes XIX à XXVIII), il est de quatre pour 1895-1902 (Tomes XXIX à XLIII), de six pour 1903-1910 (Tomes XLIV à LIX) et de un pour 1911-1914 (Tomes LX à LXVII). Cette absence relative du révolutionnaire marque la tiédeur du « dantonisme » d’Aulard (voir Claude NICOLET, L’idée républicaine en France, op. cit., p. 97). 131. James Friguglietti a rappelé le débat houleux qui accompagna la soutenance de thèse du jeune Mathiez à propos des cultes révolutionnaires. Mathiez avait repris à Durkheim ses théories sur les phénomènes religieux comme déterminés par leurs formes (croyances et pratiques collectives), ce qui occasionna une dispute entre le jury et le thésard (James FRIGUGLIETTI, « La querelle Mathiez-Aulard et les origines de la Société des études robespierristes », art. cit.). 132. Albert MATHIEZ, « M. Aulard, historien et professeur », RF, Tome LV, 1908/2, p. 46-60. 133. RF, Tome LV, 1908/2, p. 81.

RÉSUMÉS

Alphonse Aulard est souvent présenté comme un dantoniste forcené face à Albert Mathiez, fondateur des AHRF. Cet article revient sur une polémique autour de Danton, opposant en 1893 Alphonse Aulard au docteur Robinet, un disciple d’Auguste Comte. La controverse permet d’analyser les actes politiques de Danton au prisme de la philosophie de l’Histoire positiviste et

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de la notion de « dictature », afin de questionner la République et la formation de l’histoire révolutionnaire comme histoire méthodique.

Alphonse Aulard is often represented as an ardent dantonist compared with Albert Mathiez, the founder of the AHRF. This article revisits the polemical subject of Danton that, in 1893, witnessed the confrontation of Alphonse Aulard and the Doctor Robinet, a disciple of Auguste Comte. This controversy makes it possible to analyze the political acts of Danton in light of the philosophy of positivist history, and the notion of « dictator » in order to pose questions about the Republic, and the formation of « revolutionary history » as a methodical history.

INDEX

Mots-clés : Danton, républicanisme, positivisme, école méthodique, historiographie, Alphonse Aulard, Auguste Comte, docteur Robinet

AUTEUR

ALRIC MABIRE Université de Rouen [email protected]

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Le comportement des députés de Vendée à la Convention (1792-1795) The Conduct of the Deputies of the Vendee in the Convention (1792-1795)

Mathias Berton

NOTE DE L’ÉDITEUR

Cet article est publié avec le soutien de l’ANR, dans le cadre du projet ACTAPOL

1 Le 24 août 1792, Philippe Goupilleau, député à la Législative et candidat à la Convention écrit à Mercier du Rocher, administrateur du département de la Vendée1 : « Les députés viennent de décréter la déportation de tous les prêtres insermentés. Ainsi vous allez être à votre aise, car je les regardais dans notre département, comme la principale cause des troubles qui l’agitaient. Surveillez donc maintenant tous les ci-devant nobles et assurez-vous de tous ceux qui causeront le moindre désordre, soit par leurs écrits, soit par leurs actions ». Et il termine sa lettre en demandant instamment des nouvelles de tout ce qui se passera à l’assemblée électorale2.

2 Le département de la Vendée et ses alentours connaissent, en effet, des troubles depuis la Constitution civile du clergé et ceux-ci sont encore accentués lors de la préparation des élections à la Convention. Dans sa réponse du 30 août, Mercier lui apprend que deux cent cinquante insurgés et vingt-cinq à trente patriotes ont été tués dans des combats près de Bressuire3. Malgré cette « terrible insurrection » Mercier a cependant bon espoir que les patriotes soient nombreux à l’assemblée électorale et il a fait distribuer cinq cents copies d’une lettre du ministre de l’Intérieur pour cela. Ainsi, l’élection des neuf députés4 par l’assemblée des électeurs du département réunis le 2 septembre 1792 dans l’église paroissiale de la Châtaigneraie, se déroule sans véritable heurt, mis à part l’expulsion d’un royaliste notoire de la Chapelle Hermier qui fut « déclaré indigne et chassé »5.

3 Très vite, le département est néanmoins marqué par l’insurrection de mars 1793, au point qu’existe, dès cette époque, une certaine confusion entre la Vendée

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administrative et la Vendée insurgée ou Vendée militaire qui correspond également à tout ou partie des départements de Loire-Inférieure, Maine-et-Loire et Deux-Sèvres. L’ampleur de l’insurrection et son hostilité à la Révolution occultent la conduite de ses représentants6. La Vendée avait pourtant aussi des députés à la Convention.

4 Pourquoi analyser en particulier la conduite des représentants de la Vendée ? L’ambition est d’appréhender le comportement et les contraintes d’action des députés, au niveau local et au niveau national, mais également d’une manière plus générale, de mettre en évidence les relations qu’ils sont amenés à tisser entre eux du fait des événements. Ces hommes ont eu, en effet, des difficultés à déterminer leur conduite individuelle, comme la plupart des députés, mais ils ont eu à affronter les conditions particulières de la représentation d’un département en partie insurgé. Ce qui permet de poser la question d’une éventuelle députation collective.

5 Les députés vendéens se sont retrouvés dans une situation particulièrement périlleuse. La détermination d’une conduite politique face aux événements était une prise de risque imposée et nécessaire qui devait être minutieusement réfléchie parce qu’elle engageait leur avenir politique et peut-être leur survie.

6 Cette difficulté était d’abord d’ordre individuel, et ces députés ont été tentés d’intervenir directement et parfois maladroitement dans la conduite de la guerre civile, mais ils se sont aussi trouvés menacés dans leurs intérêts matériels et ils ont été également suspectés par leurs collègues. Comment les neuf députés de la Vendée ont- ils tenté de concilier leurs idéaux révolutionnaires et leur ancrage dans un territoire en grande partie insurgé avec lequel ils ont toujours maintenu des liens, notamment par la correspondance avec leurs électeurs et le personnel politique de leur département d’origine ?

7 Cette difficulté est aussi d’ordre collectif : ces hommes formaient-ils une députation avant l’insurrection ? Il s’agira de percevoir les liens qui existaient entre eux à travers les correspondances et les actions menées en commun à propos de la Vendée. On se demandera enfin si les événements étaient de nature à modifier les rapports et les relations entre ces députés. L’insurrection donne peut-être une forme spécifique à la représentation vendéenne.

8 C’est ce que doit révéler une analyse7 de leur comportement individuel et éventuellement collectif durant les trois années de la Convention, tout en portant une attention particulière au moment de l’insurrection, à partir du croisement systématique des données biographiques et politiques par le dépouillement de toutes les interventions politiques conservées dans les Archives Parlementaires et le Moniteur. Il sera donc possible de définir les députés les plus engagés ainsi que les plus hésitants mais également de mesurer leurs relations particulières à travers leurs correspondances8. Il s’agit en outre, de prendre la mesure de leur activité dans les comités et le rôle d’intermédiaires par les missions dans les départements et aux armées autrement dit de mieux comprendre la Convention et son fonctionnement9.

9 Pour y répondre, il est possible de suivre les grandes étapes de la Convention, des débuts de l’Assemblée au procès du roi, puis de l’insurrection de mars 1793 à la chute de Robespierre et, enfin, au moment de la réaction thermidorienne.

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Des débuts de l’Assemblée au procès du roi

Les débuts de la Convention et le procès du roi sont l’occasion de brosser un portrait de groupe en partie inattendu. Les députés vendéens élus à la Convention constituent un groupe social aux contours assez divers qui comprend essentiellement des professionnels de la médecine ou du droit investissant dans la terre10.

L’origine sociale des députés vendéens à la Convention

Origine sociale Activité exercée avant 1789 (Profession du père)

Docteur en médecine des universités de Montpellier et d’Angers, médecin des Seigneur des Fournils, avocat du Girard de Villars hôpitaux royaux et militaires, agrégé au roi au présidial de La Rochelle (1732-1799) collège royal des médecins de La Rochelle et (1758), conseiller perpétuel de d’Angers. Professeur d"anatomie et de l’Université de Poitiers (1774). chirurgie.

Garos Conseiller du roi en l’élection de Fermier seigneurial. (1739-1808) Fontenay (1767).

Goupilleau Avocat au parlement de Paris Procureur fiscal et receveur des actes du de Montaigu (1772-1781), puis sénéchal de marquisat de Montaigu. (1749-1823) Rocheservière (1781).

Musset Curé de Falleron (1778), pourvu Chirurgien à Legé. (1749/1750-1831) d’un bénéfice en l’île de Bouin.

Sénéchal de la ville et du Morisson Docteur en médecine à Palluau. marquisat de Cholet (1779), puis (1751-1817) sénéchal des Essarts.

Goupilleau Dragon, puis hussard (1776-1779). Notaire et procureur fiscal de la baronnie de Fontenay Procureur et notaire à Montaigu d’Apremont. (1753-1823) (1779).

Officier dans une compagnie de garde-côtes pendant la guerre Gaudin Armateur, conseiller du roi, maire des d’indépendance américaine Sables (1770-1781). (1754-1818) (1779). Négociant et armateur aux Sables.

Fermier des terres du manoir de Maignen Avocat au parlement de Paris et au présidial la Bruyère au Tallud-Sainte- (1754-1797) d’Angoulême. Gemme, marchand de bestiaux et d’eaux-de-vie

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Fayau Chirurgien à Rocheservière. Avocat. (1766-1799)

10 On observe donc une certaine diversité, non seulement parmi les métiers, mais aussi parmi les niveaux d’exercice des professions et un prestige différent. Ainsi, les pères de Fayau, Morisson et Musset n’avaient pas le prestige d’un Girard de Villars qui était un chirurgien réputé11. Il en est de même pour les gens de loi.

11 Si tous sont propriétaires fonciers, leur aisance n’est pas de même nature car leur niveau de fortune est assez disparate, probablement entre 15 000 et 150 000 livres en 1789. Certains sont, en effet, déjà à ce moment, à la tête de solides fortunes acquises par héritages ou par de riches mariages mais aussi par des investissements dans la terre et dans des activités multiples fortement lucratives. Le plus aisé est sans conteste Garos qui a hérité de son père 69 010 livres12 et possède des métairies, des marais dans la région de Moricq, ainsi que la maison noble du Puy de Magné lui assurant environ 9 000 livres de rente en 178913. Il est, dès 1795, le douzième plus gros contribuable de Vendée14. Girard de Villars est lui aussi un important propriétaire puisqu’il possède la seigneurie des Fournils et de nombreuses métairies lui procurant plus de 6 000 livres de revenu avant 1789. À un niveau inférieur, Fayau dispose de 2 600 livres de rente15 à cette date. Les deux Goupilleau, plus modestes, ne doivent pas atteindre ce niveau16. Maignen, gros fermier, fait figure de parvenu avec les huit fermes et métairies qu’il fait valoir en 1789. L’ensemble lui assure 1 000 livres de revenu, mais son activité de marchand de bestiaux et son commerce des eaux-de-vie, sans doute grâce à ses relations familiales avec Voulgézac (sa paroisse d’origine) près d’Angoulême, font rapidement augmenter sa fortune. Ces hommes montrent enfin leur capacité à mobiliser des stratégies d’enrichissement par les investissements fonciers réalisés avant 1789 et également au moment de la vente des biens nationaux.

12 Ils participent à l’achat des biens nationaux en 1790 et 1791. Ainsi, Maignen acquiert le 12 septembre 1790, avec ses frères, les trois principales fermes du manoir de la Bruyère au Tallud Sainte-Gemme qu’il faisait valoir jusque-là. Elles avaient été estimées à 83 000 livres en 178417. En 1790 et 1791, il achète, par son « épargne et le succès de son commerce », encore quatre fermes ou métairies ainsi que soixante boisselées de terre dans le district de la Châtaigneraie18, ce qui fait grimper ses revenus à 7 000 livres. Girard de Villars a acheté en en 1790 un moulin à eau sur la commune de Pouzauges, puis des terres ayant appartenu à l’abbaye de Fontevrault pour 28 800 livres dès l’année suivante ; le tiers de la métairie de la Jarry près de Mouchamps pour 11 500 livres et enfin, des terres du Chapitre de Luçon pour 13 300 livres19. Garos réinvestit le produit de la vente de son office supprimé et remboursé par la nation (16 640 livres) dans l’achat de 35 000 livres de biens nationaux. Fayau est adjudicataire de biens dans le district de Montaigu pour 39 300 livres20 ; Gaudin achète l’ancien couvent des Capucins des Sables d’Olonne avec son épouse, dont la valeur est estimée à 17 000 francs en 181921. Goupilleau de Montaigu acquiert en mai 1791 des vignes qui appartenaient au doyenné de Montaigu22.

13 Ces hommes sont unis par des liens familiaux et amicaux23. Les deux Goupilleau sont cousins, au point qu’il faut les distinguer par leur lieu de résidence24. Ils entretiennent des liens de correspondance depuis leur adolescence25 et surtout, depuis le début de la Révolution26. Par exemple, le jour de l’élection à la Convention, Goupilleau de Fontenay

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écrit à son cousin « vous ne connaissez pas encore Garos sans doute, c’est un brave et honnête citoyen qui veut le bien de son pays »27 . Ils sont apparentés aux députés des assemblées précédentes28.

14 Ils partagent le même enthousiasme révolutionnaire : six députés sont des anciens élus des assemblées précédentes ; Goupilleau de Montaigu fut député du tiers en 1789, les autres étaient élus à la Législative. Seuls Garos, Girard de Villars et Fayau sont élus pour la première fois. Ils ont embrassé les idées de la Révolution dès 1789, Girard est le président du Département, fondateur de la société ambulante des amis de la Constitution qui est affiliée dès sa création, au club des Jacobins. Si leur âge moyen est de 42 ans, Fayau est l’un des plus jeunes députés ; à 26 ans il est à peine plus âgé que Saint-Just, le benjamin de l’Assemblée.

15 Cette représentation vendéenne est donc parfaitement conforme aux autres députations. Une singularité se dégage néanmoins, la députation vendéenne est largement dominée par les montagnards29.

16 En se basant sur les votes et les appels nominaux (morts du roi, accusation contre Marat, sur la commission des Douze, le 28 mai 1793), Françoise Brunel a identifié 267 montagnards sur 749 membres30. Or la députation vendéenne en compte six sur neuf (contre trois sur onze en Maine-et-Loire ; deux sur huit en Loire-Inférieure ; un sur sept dans les Deux-Sèvres et la Mayenne). Seule une poignée de départements ont une proportion supérieure, c’est le cas de la Haute-Marne, (85 %), l’Ariège (83 %), la Marne (80 %), Paris (79 %), le Loir-et-Cher (71 %) et la Dordogne (70 %). Comment peut-on expliquer cette proportion dans un espace où l’hostilité à la Révolution sera majoritaire ? En effet si la domination montagnarde s’explique aisément pour Paris, les départements de l’Est menacés par l’invasion , les régions où la tradition anti-féodale est vivace, l’explication semble moins évidente pour la Vendée. Pour expliquer le ralliement à la Montagne, il est possible de chercher plusieurs explications. Tout d’abord, ces hommes se sont montrés sensibles à la crise économique et sociale31, ils se préoccupent de la question des subsistances. Garos est chargé en décembre 1790 du secours aux indigents par la municipalité de Fontenay32. Ce problème est également l’objet des premières interventions de Fayau à la tribune33. De plus, ces juristes imprégnés du sens de l’État sont profondément choqués par la fuite du roi34. Certaines particularités locales viennent ensuite se surajouter : ces hommes aisés, qui résident dans des petites villes localisées dans des régions très rurales, font partie d’une élite urbanisée qui est moins nombreuse que dans les autres provinces, ce qui facilite l’hégémonie des prêtres35. Formés aux Lumières dans une terre de contre-réforme36, ils sont hostiles au clergé réfractaire, voire anticléricaux comme Goupilleau de Montaigu37. Une telle thématique est largement véhiculée dans les clubs de la région38. Fayau est secrétaire de la Société ambulante des amis de la Constitution lors de sa fondation et l’auteur du premier arrêté contre les prêtres réfractaires le 5 mars 179239, Goupilleau de Montaigu est l’un des premiers adhérents, Goupilleau de Fontenay est nommé président de la Société en novembre 1791 au club des Herbiers. La Société supplée ainsi le manque de centres urbains et organise la propagation des idées révolutionnaires. Néanmoins, cette participation est insuffisante pour expliquer le choix de la Montagne car Girard est le président de la Société en Vendée et Gaudin aux Sables. C’est surtout l’impact des événements de la Vendée qui justifie leur positionnement politique. En effet, Jean-Clément. Martin a souligné le tournant capital de l’hiver 1791-1792 en Vendée où le clivage entre Révolution et Contre-Révolution est lié au salut de la nation,

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devenu « un impératif catégorique »40 . Cette dimension radicale qui s’effectue dans les campagnes de la Vendée explique en définitive le choix majoritaire de la Montagne par les députés, les prémices de la guerre civile auxquelles ils assistent en 1792-1793 ne faisant ensuite que conforter ce choix. Les trois derniers députés se rangent parmi la Plaîne, aucun n’est répertorié parmi les cent trente-sept girondins41, bien que Gaudin, armateur des Sables d’Olonne, soit proche de leur position et un temps suspect de fédéralisme42.

17 Leur activité politique à la Convention se mesure de deux manières. D’une part lors des interventions, quand les députés prennent la parole à la tribune, mais également par l’appartenance à la vingtaine de comités techniques ou décisionnels (Comité de salut public, Comité de sûreté générale). Elle est notable quand ils sont porte-parole des comités à l’occasion des rapports. Mais cette activité se mesure également dans les lettres envoyées en tant que représentants dans les départements et auprès des armées qui rendent compte à la Convention de leur mission43. Le dépouillement des Archives Parlementaires44 et du Moniteur pour la dernière année de la Convention permet d’établir un rapport d’activité des députés, de qualifier et de quantifier ce travail politique.

L’activité des députés de la Vendée à la Convention

Rapports au Lettres envoyées en Missions dans les Interventions à nom des mission et lues à la départements ou auprès la tribune comités tribune des armées

Goupilleau de 142 6 16 6 Fontenay

Goupilleau de 74 0 11 8 Montaigu

Fayau 67 6 4 2

Musset 20 3 16 4

Morisson 18 0 3 2

Gaudin 9 0 3 3

Garos 7 2 0 0

Maignen 7 0 0 0

Girard 5 0 0 0

Il est alors possible d’identifier trois types de députés.

18 Les plus actifs sont Fayau, Goupilleau de Montaigu et son cousin. Ils sont élus secrétaires à la Convention45, ils choisissent les comités où les portent leurs goûts politiques et militaires, interviennent régulièrement à la tribune et sont souvent envoyés en mission. Goupilleau de Fontenay, qui se targue de son passé de dragon dans le régiment de Lauzun, est au Comité de la guerre puis suppléant au Comité militaire avant d’être élu au Comité de sûreté générale après Thermidor. Son cousin y siègera

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également. Fayau, préoccupé par la question des subsistances, est ainsi membre des Comités des secours publics, d’aliénation, d’agriculture et du commerce.

19 Viennent ensuite ceux dont la participation est plus modeste mais qui sont envoyés en mission et donc tenus souvent éloignés de l’activité de la Convention. C’est le cas de Musset, Morisson et Gaudin46.

20 Et enfin les députés silencieux, qui sont quasiment muets et dont la participation se limite aux votes notamment lors du procès de Louis XVI. Ils ne totalisent aucune mission : c’est le cas de Garos, Maignen et Girard de Villars. Ces députés limitent leur activité aux comités les plus techniques. Garos est suppléant au Comité de l’examen des comptes le 13 octobre 1792, titulaire le 25 juin 1793, puis siègera au Comité de liquidation de l’examen des comptes le 2 brumaire an II (28 octobre 1793).

21 Une première conclusion s’impose donc : la distinction opérée entre les députés actifs et silencieux ne recoupe pas l’opposition entre la Montagne et la Plaîne. Les plus discrets (Garos, Maignen) s’affichent comme montagnards. Le silence ne peut donc pas toujours être interprété comme une forme de prudence ou une manière de traduire la difficulté du choix politique. La préparation du procès de Louis XVI et le procès lui- même sont les premières occasions de connaître les prises de position de la députation vendéenne à la Convention.

22 Lors de la préparation du procès, Fayau, Morisson et Gaudin justifient leur position dans des textes longs et argumentés, discours qui ne sont pas toujours prononcés à la tribune de la Convention mais qui sont imprimés et distribués47. Morisson expose longuement sa position dans trois Opinions publiées, il s’agit de longues dissertations juridiques, sur le modèle des déclamations latines, pour s’opposer à la mise en jugement de Louis XVI : il ne peut être jugé parce que la loi ne peut être rétroactive, mais également parce que cette mesure se retournerait contre la Révolution. Le 13 novembre 1792, il écrit « Citoyens si vous le condamniez à mort, vous serviriez aux dépens de la liberté et de l’égalité la cause des prétendants, des ambitieux, quel que soit leur genre, vous serviriez les aristocrates eux-mêmes ». Il s’abstient donc de se prononcer lors des quatre votes. Gaudin défend l’appel au peuple et le bannissement en s’appuyant sur un argument pratique : vivant, Louis XVI est un otage commode ; mort, un autre prétendant revendiquera la couronne. À l’opposé, Fayau leur répond par une argumentation serrée qui dénonce les hésitations de l’Assemblée et vise sans doute implicitement ses collègues vendéens. « Chaque fois que l’assemblée [s’] occupe [du procès du roi], il y a des divisions et des factions : il peut détruire la République ». Il dénonce les « subterfuges et les sophismes pour ne pas condamner Louis XVI à mort ». C’est une allusion à son collègue Morisson qui semble le destinataire de cette philippique. Pour cette raison, il repousse l’appel au peuple.

23 Le résultat des quatre scrutins montre que six députés sur neuf se prononcent pour la mort du roi, sans sursis, ni appel au peuple. Goupilleau de Fontenay vote la mort car le roi est un justiciable comme les autres. « Je ne vois dans cette affaire de Louis Capet, qu’un homme coupable, qu’un conspirateur ». Seuls Girard et Gaudin48 votent pour la détention pendant la guerre puis le bannissement à la paix. Gaudin est le seul à ratifier l’appel au peuple, car il affirme ne pas craindre la guerre civile49. L’absence de lien entre les députés qui se taisent et le vote montagnard évoqué plus haut est manifeste dans le cas de Garos. Il n’intervient presque pas durant toute la législature pourtant, ses votes à la tribune sont d’une sécheresse remarquable : la mort, sans sursis. On connaît par ses papiers personnels, ce qui motive son vote. Cet ancien conseiller du roi est

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l’auteur du procès-verbal des délibérations de la municipalité de Fontenay lors de la nuit de Varennes50, le texte écrit à chaud montre le profond sentiment de trahison éprouvé par le futur député.

24 Le procès du roi, s’il traduit quelques divergences au sein du groupe, montre une députation qui ne se distingue pas particulièrement au sein de l’assemblée, si ce n’est par un attachement à la République et aux montagnards. Les différentes prises de position ne traduisent pas de choix communs, la représentation vendéenne n’est pas tant une députation qu’une collection d’individus autonomes et indépendants. Et malgré les relations entretenues par ces députés, ils n’agissent pas en commun y compris lorsqu’ils sont sur des positions semblables. Les débuts de l’insurrection, en mars 1793 provoquent pourtant une profonde inquiétude et un malaise particulier chez ces neuf députés, ce qui est de nature à modifier leur fonctionnement.

De l’insurrection de mars 1793 à la chute de Robespierre

25 Lorsque la Convention décide la levée de 300 000 hommes en février 1793 pour faire face aux événements militaires, elle crée une situation nouvelle qui exacerbe des tensions existantes. La Convention parle alors de « la guerre de Vendée et des départements circumvoisins » abrégée en « guerre de Vendée » alors qu’il n’y a aucune unité entre les bandes armées, qui sont amalgamées dans la dénomination, et les foyers réduits à la seule Vendée, ce qui ne correspond pas à la réalité51. Les troubles qui éclatent ne peuvent laisser indifférente la députation vendéenne qui voit ses propres villes en proie aux troubles, c’est le cas autour de Montaigu, de Legé, et de Machecoul. Le district des Sables qui craignait l’insurrection a demandé des renforts dès le début mars52. En effet, chaque représentant demeure étroitement lié à ses réseaux de sociabilité locaux, à sa ville et son département. En temps ordinaire, les députés ont des liens multiples notamment par la correspondance avec les sociétés politiques et les autorités locales. Mais ils vont aussi, en temps extraordinaire, prendre des initiatives personnelles, diffuser localement les principes et les lois, particulièrement pendant la Terreur, où ils n’hésitent pas à « jouer un rôle d’arbitre voire d’intercesseur »53 . De ce point de vue, il est donc intéressant de s’interroger sur l’envoi des représentants vendéens dans leur département d’élection au moment du soulèvement.

26 Quelle est l’attitude initiale face à l’insurrection ? Les députés, inquiets de la tournure insurrectionnelle des événements, ont pris très vite la mesure du désastre qui menace. À cause de leur connaissance du pays et des hommes, ils prennent isolément des initiatives personnelles pour se porter en première ligne, parfois hâtivement.

27 Gaudin qui aurait essuyé un coup de feu dans l’enceinte de la Convention, lors de son vote au cours du procès du roi, avait demandé et obtenu un congé aux Sables en janvier 1793. Il s’y trouve lorsque l’insurrection éclate, les Sables abritent alors les républicains qui s’y réfugient. Il organise, de son propre chef, la défense de la ville en tant que commandant de la garde nationale, demande du secours de l’île de Ré et repousse l’attaque des insurgés. Il est alors nommé adjoint à la mission en Vendée pour la levée des 300 000 hommes et la défense des Côtes de La Rochelle le 13 avril 179354.

28 De leur côté, les députés les plus actifs n’ont de cesse d’être envoyés en mission dans leur département, arguant de leur connaissance du terrain et des habitants. C’est le cas

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de Goupilleau de Montaigu qui se trouve en mission dans les Vosges (Principauté de Salm) et demande à être envoyé en Vendée directement le 22 mars 1793, « là où il peut être utile à sa patrie ». Le rappel est décrété, il est adjoint aux commissaires envoyés en Vendée « afin de les aider par ses connaissances locales à détruire le parti des rebelles ». Il se trouve aux Côtes de La Rochelle en avril 1793, mais est de retour à Paris, en mai, après la prise de Fontenay, pour alerter la Convention. En juillet, il sollicite et obtient un congé pour retourner en Vendée55. C’est aussi le cas de Goupilleau de Fontenay qui alerte le Comité de salut public sur les événements de Vendée. Envoyé pour la levée des 300 000 hommes, il est, lui aussi, sur les côtes de La Rochelle. Il se heurte violemment aux généraux Rossignol et Westermann sur la conduite de la guerre, ce qui le pousse à suspendre le premier à qui il reproche les pillages et le manque de discipline56. Fayau est envoyé à son tour en août 1793 dans les Deux-Sèvres et en Vendée pour la levée en masse57.

29 Ces comportements illustrent la volonté des représentants de se battre pour servir leurs convictions républicaines, ce qui traduit, par une implication grandissante sur le terrain, une initiative personnelle corrélée à une certaine dose de courage. Ainsi, Gaudin prend la direction de la garde nationale des Sables, sa conduite lui vaut la mention honorable au Bulletin de la Convention. Les deux Goupilleau, lors de la prise de Fontenay le 25 mai 1793, n’échappent que de justesse à la capture après s’être battus avec intrépidité58. En septembre 1793, une lettre de Westermann rend compte de la conduite exemplaire de Fayau près de Saumur, qui a chargé à la tête de la cavalerie alors qu’il était blessé à la tête.

30 Leur ancrage dans le département laisse entrevoir aux députés l’ampleur de l’insurrection, Goupilleau de Fontenay dénonce un plan concerté contre la République. Néanmoins, cette inquiétude se double d’une incompréhension face à l’absence de mesures énergiques prises par l’Assemblée en ce printemps 1793. Goupilleau de Montaigu fait ainsi part de son malaise à son collègue Maignen après les premières défaites républicaines : « C’est la douleur dans l’âme et la honte au front que je t’écris. On a persisté, malgré toutes mes réclamations, à traiter cette guerre comme une simple révolte. Je te dis, moi, que c’est un volcan qui épouvantera la République toute entière, si l’on ne parvient à l’éteindre. Il y a de grands coupables ou de grands aveugles au sein de la Convention ; et, dans le moment de crise suprême où nous sommes, c’est être criminel que d’être aveugle, quand on a le pouvoir en main »59.

31 Cette inquiétude naît aussi de leur lien avec le territoire insurgé. C’est dans les rapports étroits que ces hommes entretiennent avec leur département d’élection qu’ils puisent leur analyse alarmante. Ils éprouvent aussi une inquiétude pour leurs familles et leurs biens. Cette volonté d’aller en Vendée s’explique donc par la situation militaire mais également par le danger encouru à la fois par leurs proches et leurs propriétés qui sont menacées par les bandes armées. Leurs correspondants les alertent sur l’ampleur des destructions. Une telle conduite allie donc l’intérêt politique et la défense des intérêts personnels, ce qui les mène à des erreurs d’appréciation aux lourdes conséquences. L’inquiétude est fondée, le frère de Musset réchappe de justesse au massacre de Machecoul et ne doit la vie sauve qu’à ses compétences de chirurgien60. Goupilleau de Montaigu justifie sa demande de congé pour aller au secours de sa famille et se battre car depuis quatre mois son épouse, ses fils et ses biens sont au pouvoir des insurgés. La Convention « ne me fera pas l’injustice de me refuser un congé pour aller au secours de ma famille et sauver les débris de ma fortune »61 écrit-il. Le père du député Fayau est

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massacré au début de l’an II62 dans la région de Nantes. Les biens sont attaqués en raison de l’engagement révolutionnaire de leur propriétaire : Girard de Villars voit sa maison de Fontenay mise à sac en mai 1793, ainsi qu’une riche bibliothèque héritée de son père de 5 000 ouvrages. Les métairies sont brûlées et les députés ne toucheront plus les fermages mettant ainsi ces hommes aisés dans une gêne financière inconnue jusqu’alors.

32 Par leur correspondance, ils font le lien entre leur département et la Convention ou le Comité de salut public. Goupilleau de Montaigu est en relation avec Dillon, le président du département, il annonce à son correspondant Mercier du Rocher les principales mesures décidées pour la Vendée. Garos, dont nous avons souligné la discrétion à l’Assemblée, entretient une intense correspondance qui témoigne de son activité politique. Le 19 mars 1793, il écrit au président de la société populaire de Niort qu’il est allé chez le ministre de la Guerre pour demander l’envoi de troupes en Vendée63. Ces rapports étroits dont témoignent ces différentes correspondances, sont bien loin d’une vision centralisée de la Convention, ils sont au contraire, le reflet d’un échange d’informations entre le département d’origine et les députés élus du département.

33 L’insurrection modifie également les relations des députés vendéens entre eux. L’analyse des correspondances montre que la singularité des événements pousse les députés à œuvrer en commun. Les représentants en mission Goupilleau se trouvent ensemble dans les combats de Fontenay en mai 1793. Goupilleau de Fontenay se replie sur le pays d’Olonne où séjourne Gaudin et l’informe des opérations militaires64 malgré le peu d’estime qu’il a pour lui65. Ils se font également les intermédiaires de leurs collègues. Goupilleau de Montaigu écrit ce qui se passe à Maignen, resté à Paris, et lui demande d’accélérer l’envoi de troupes66. Après la prise de Fontenay, Garos, Maignen, Musset, Fayau reçoivent les délégués de la ville avec sympathie et les assurent de leur soutien. Pour la première fois, il apparaît que ces hommes, poussés par la nécessité et par-delà leurs différences politiques, constituent une forme de députation aux actions communes.

34 Malgré cette intense activité, les députés se retrouvent dans une situation difficile. À cause de leur lien avec la Vendée, ils sont rapidement suspects aux yeux de leurs collègues qui réagissent vivement en les accusant de complicité et de double jeu.

35 Ces hommes, issus des familles aisées du département, possèdent en effet des attaches familiales, voire des liens amicaux, avec les insurgés. Goupilleau de Fontenay a un frère curé réfractaire qui meurt en prison, son beau-frère, René Gautier, notaire et procureur de Venansault, est un chef des insurgés en mars 1793. Le curé Noeau, tué en 1793, est un ami de Musset et beau-frère de son frère.

36 Une telle situation engendre une accusation de bienveillance voire de connivence à l’égard de l’insurrection et leur vaut d’être dénoncés. Avec la succession des défaites dans le camp républicain, leur position se dégrade rapidement à la fin de l’été 1793. Ainsi, le 12 août 1793, lors de la discussion sur les secours à attribuer au département de la Vendée, Morisson qui appuie le texte, est accusé pour les accointances supposées de sa femme avec les insurgés. Ceux-ci auraient assuré son épouse qu’ils ne toucheraient pas à ses propriétés. Morisson voit les secours refusés et l’affaire renvoyée au Comité de sûreté générale pour examen. Goupilleau de Montaigu est accusé, le 28 août 1793, pour son attitude durant son congé, lorsque sa femme et ses enfants étaient aux mains des insurgés67, il est rappelé. Le même jour, Goupilleau de Fontenay, qui se trouve en mission, est accusé à son tour par Bourbotte. Lors de sa mission dans

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l’, il a accusé le général Westermann de pillages inutiles et a destitué le général Rossignol. Bourbotte l’accuse « d’avoir sacrifié les intérêts de la République aux considérations de localité ». Rossignol est maintenu dans ses fonctions et Goupilleau de Fontenay rappelé. Malgré le soutien de Robespierre, il est renvoyé, sur proposition de Danton, devant le Comité de salut public où il n’aura pas la possibilité de se justifier68. Gaudin est, quant à lui, suspecté de fédéralisme le 12 septembre 1793. En mission aux Sables, il est rappelé sur proposition de Bourdon de l’Oise et de Goupilleau de Fontenay qui rappellent qu’il est parti en mission avant l’expulsion des trente-deux girondins le 2 juin 1793, qu’il a intrigué avec son frère, et « induit en erreur les habitants des Sables sur la révolution du 31 mai. Il est venu trouver Goupilleau [de Fontenay] et Bourdon pour leur dire que les trente-deux n’étaient pas coupables et qu’il ne voulait pas retourner à la Convention pour les juger ». S’il n’a pas été dénoncé plus tôt, c’est qu’il avait promis de donner sa démission. Il est de nouveau accusé le 14 ventôse an II (4 mars 1794), et dans la discussion sur les indemnités pour des habitants de la Vendée, Gaudin s’oppose à Carrier, et évoque sa conduite pour justifier l’existence de patriotes en Vendée. Il est interrompu par Bourdon de l’Oise qui lui reproche « d’avoir appuyé le côté droit dans sa marche contre-révolutionnaire » ; d’avoir, lors de sa mission en Vendée « parcouru les assemblées primaires pour faire rejeter la constitution au lieu de lutter contre le brigandage »69 . Le pourtant très discret Garos est lui-même soupçonné alors qu’il ne quitte pas Paris. Le 30 germinal an II, il est obligé de passer par des relations pour informer le Comité de salut public de ce qui se passe en Vendée car il est suspect aux yeux de ses membres70. Son analyse est très lucide sur les limites de son action et celle de ses collègues : « Aucun de nous, mon bon ami, n’ignorait toutes les horreurs, toutes les abominations qui se commettaient dans notre malheureux pays. Il n’est aucun de nous qui n’ait été s’en plaindre au Comité de Salut public, soit particulièrement, soit en corps, soit avec les commissaires envoyés par les sociétés populaires de Fontenay, Luçon et Niort. Mais sous prétexte que nous étions du pays, que nous étions propriétaires, le Comité pensait que nous ne cherchions qu’à ménager nos propriétés. Et par cette raison nous ne lui inspirions qu’une très faible confiance. Il n’était même guère possible que nous lui inspirassions de la confiance parce qu’il recevait d’ailleurs des instructions absolument opposées aux nôtres. De sorte qu’il flottait dans une sorte d’incertitude continuelle sur tous les événements affreux qui se passaient dans nos contrées ». Il félicite son correspondant pour les lettres qu’il lui fait parvenir et qu’il s’empresse de remettre au Comité pour qu’il change de politique en Vendée. Il pense, de cette manière, contourner la méfiance qui s’exerce à l’encontre de toute la députation vendéenne.

37 Pour la Convention et les Comités, le constat est clair : une erreur a été commise, il ne faut pas envoyer les représentants dans leur département. Les députés sont alors contraints d’adopter une nouvelle posture face à la situation. Celle-ci impose un changement dans l’attitude politique face à l’insurrection vendéenne.

38 Il s’agit tout d’abord de se défendre face aux attaques. Les députés mis en cause tentent, parfois en vain, de justifier leur action et leur conduite en Vendée. Lors d’une séance aux Jacobins au début de 1794, alors que Goupilleau de Fontenay cherche à se justifier, est évoquée l’erreur qui consiste à envoyer des députés « en qualité de commissaires dans des départements où sont leurs propriétés, leur famille et toutes leurs anciennes habitudes et connaissances ». Goupilleau se voit reprocher d’avoir craint de perdre ses

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propriétés si les mesures prises à l’encontre des insurgés étaient appliquées. « Ce sont des patriotes, mais des hommes inférieurs à leur tâche » conclut un membre71. L’insulte est sévère, mais elle ne remet pas en cause leur sentiment révolutionnaire et leur attachement à la République, ce qui leur permet d’échapper à l’échafaud. Gaudin se justifie auprès du Comité de sûreté générale et fait imprimer sa réponse, « il était le plus cruel ennemi des insurgés c’est pourquoi ses ennemis ont cherché à le perdre ». Fayau, pourtant peu suspect de sympathie à son égard ne l’accuse pas lorsqu’il épure l’administration municipale des Sables72.

39 Une certaine discrétion l’emporte alors pour toute la fin de la Convention montagnarde. Échaudés par la situation de l’été 1793, les députés cherchent à faire oublier les accusations portées contre eux. Ainsi, Gaudin reste-t-il silencieux et n’intervient plus qu’une seule fois à la tribune entre mai 1793 et l’été 1794. Nous avons vu qu’il est aussitôt accusé de connivence avec les insurgés et de ne pas défendre les intérêts du peuple. Les députés les plus actifs prennent soin de ne plus intervenir sur la Vendée pour ne pas rappeler les accusations. Lorsque Goupilleau de Montaigu accuse Pichard, l’ancien procureur général syndic du département qui vient d’être acquitté par la commission militaire de Fontenay-le-Peuple, il prend soin de s’appuyer sur Fayau dont la conduite n’est pas mise en cause par l’Assemblée ni par les Comités. Goupilleau de Montaigu, Fayau, Morisson, Maignen et Musset sont ensuite témoins à charge lors de son procès en germinal an II (avril 1794). Les quatre autres députés vendéens s’abstiennent, quant à eux, d’intervenir. Certains, en tant qu’anciens collègues de Pichard, ne veulent pas prendre le risque d’accroître les soupçons de collusion qui planent sur eux73. Néanmoins, l’action commune des députés montre une certaine spécificité de la députation vendéenne : malgré leurs divergences politiques, ils mènent une action commune dans les affaires en lien avec la Vendée. Il est probable qu’en plus de donner du poids à leur accusation, cette action commune limite les risques de mise en accusation et donc le péril qui les menace après l’échec de leurs initiatives personnelles.

40 Après la tourmente de l’été 1793, leur action se tourne par conséquent vers d’autres parties du territoire où ils ne seront pas suspectés, ils sont envoyés loin de leur département. Goupilleau de Fontenay est en mission auprès de l’armée du Nord, puis auprès de celle des Pyrénées-Orientales. Goupilleau de Montaigu est envoyé à plusieurs reprises dans le Midi. La leçon a été retenue, les missions effectuées les tiennent éloignés de la Vendée. Il est caractéristique que Musset, qui n’a pas été envoyé dans son département et n’a prudemment jamais évoqué le sujet à la tribune74, n’a été ni suspecté ni accusé à la Convention. Fayau constitue néanmoins une exception notable parce qu’il applique de manière implacable les principales mesures terroristes. Il continue sa mission à l’automne 1793 à la poursuite de Bonchamps et d’Elbée puis annonce à la Convention la fuite des insurgés vers la Loire. « Nous allons diriger notre marche vers le lieu de passage et nous les écraserons sur la rive ou nous les noierons dans le fleuve »75 , écrit-il en vendémiaire. De retour à l’Assemblée, il demande la poursuite des mesures terroristes « on n’a point incendié dans la Vendée ; la première mesure à prendre est d’y envoyer une armée incendiaire » dit-il, avant d’ajouter « il faut que pendant un an nul homme nul animal ne trouve de subsistance sur ce sol »76 .

41 L’épisode de la guerre civile provoque donc bien un malaise chez ces députés, ardents révolutionnaires qui se trouvent attaqués dans leurs biens en Vendée et accusés à la Convention malgré — ou à cause de — leur initiative personnelle. Finalement, ils n’ont

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pu faire valoir leur opinion, en dépit de leurs demandes répétées pour dissiper les soupçons qui pèsent sur eux, provoquant une amertume et des rancunes notamment contre les membres du Comité de salut public. Le moment de Thermidor correspond donc pleinement au souhait de la majorité de ces députés.

42 La difficulté à déterminer une position politique atteint sans doute son acmé dans les jours qui précèdent immédiatement l’arrestation de Robespierre. Thermidor correspond au retour de la décision de l’Assemblée quand le Comité de salut public avait peu à peu absorbé toute autorité. Ce retour partiel sur les mesures de la Terreur va remporter l’assentiment et le soutien de la plupart des députés vendéens qui épousent alors les divisions politiques de la Convention thermidorienne77. Ces hommes, comme de nombreux autres députés, étant à la fois les acteurs de la Terreur, les acteurs du 9 Thermidor et les refondateurs de la Constitution de l’an III78. Il est donc légitime de se demander quelle forme prend la députation vendéenne dans les alliances et les divisions de la Convention thermidorienne.

Après la chute de Robespierre

43 La prudence et la discrétion évoquées, qui traduisent la difficulté à déterminer une conduite politique, se concrétisent au moment de Thermidor. Des députés comme Gaudin ou Morisson se taisent. Musset est absent de la Convention dans les jours qui précèdent l’arrestation de Robespierre, il se marie et se défroque, dans la plus grande discrétion79. Son absence lui évite de faire des choix qu’on pourrait lui reprocher par la suite, notamment son application des mesures terroristes en Seine-et-Oise. Au contraire, les deux cousins Goupilleau, les députés les plus actifs de la représentation, participent activement aux événements. Goupilleau de Fontenay qui a été blâmé par le Comité de salut public est un homme important de Thermidor. Il anticipe la chute de Robespierre et dans les jours qui précèdent le 9, il intervient pour plaider des mesures de clémence et prône la réintégration de deux administrateurs de Valenciennes, injustement accusés puis l’élargissement d’un cultivateur emprisonné sans motif80. Son cousin fait arrêter, sous les applaudissements, Fleuriot-Lescaut, maire de Paris, et Louvet, du tribunal révolutionnaire, qui vient de l’insulter au Comité de salut public81. Finalement, tous les députés vendéens se rallient à Thermidor.

44 Débute alors une activité tous azimuts des députés vendéens qui participent à la dénonciation de la Terreur mais réclament également le maintien d’un gouvernement révolutionnaire d’exception.

45 Pour Goupilleau de Fontenay, cette dernière année correspond aux deux tiers de son activité à la tribune82. Il devient membre du Comité de sûreté générale (du 14 thermidor an II au 15 brumaire an III) qui exerce les fonctions de police de Paris et possède mandat sur tout le territoire au moment où diminuent les prérogatives du Comité de salut public. Son cousin intègre ce même Comité de frimaire à germinal an III.

46 Dans une volonté de revanche, ils dénoncent la Terreur, opportunément réduite au seul Robespierre, ce qui leur permet de régler des comptes. Goupilleau de Fontenay dénonce le peintre David à la tribune et aux Jacobins, il le remplace au Comité de sûreté générale. Il fait arrêter le général Westermann le 2 août, satisfaisant ainsi, manifestement, une revanche personnelle sur les événements d’août 1793. Goupilleau de Montaigu dénonce le représentant en mission Maignet qui a incendié Bédoin dans le Midi83. Musset dénonce Couthon et les Robespierristes dans le Cantal où il est en

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mission84. Même les plus hésitants et les moins politiques, partisans du juste milieu, républicains sincères mais prudents, ont une activité qui connaît son apogée à partir de ce moment : Maignen, dans l’une de ses seules interventions, le 8 vendémiaire an III (29 septembre 1794), accable Turreau soutenu par Carrier. Maignen rappelle qu’il a été appelé « protecteur des brigands » et attaque Robespierre, il obtient la mise en accusation de Turreau « qui au lieu de chercher Charette a tout égorgé ». Gaudin accuse également Turreau quelques jours plus tard d’avoir eu le projet de brûler la ville des Sables85. À nouveau dans le procès de Carrier86, qui devient le symbole de la répression vendéenne, les 3 et 4 frimaire an III (23 au 24 novembre 1794), Maignen fait observer : « je demande que la Convention nationale recherche scrupuleusement les complices de Carrier. Mes relations continuelles dans le malheureux pays de la Vendée me donnent lieu de croire qu’il en existe principalement parmi les généraux de l’armée de l’Ouest, qui ont commandé l’exécution des ordres les plus barbares et ont cherché à prolonger une guerre cruelle ». Il est soutenu par Morisson, Garos et Gaudin pour lesquels Carrier a ignoré volontairement qu’un quart du département était fidèle à la République87, mais également, de manière paradoxale, par Fayau. Ce sont donc à la fois les députés les plus modérés, les plus discrets et celui qui a appliqué avec zèle les mesures terroristes qui agissent ici de concert. Les actions communes et parfois de circonstance au moment de l’insurrection, ont une traduction concrète et politique au moment de Thermidor.

47 Ainsi, fort logiquement, des députés vendéens sont-ils à l’origine du projet d’amnistie des Vendéens insurgés88. Les trois membres de la Plaine, Gaudin, Girard de Villars et Morisson, présentent au Comité de salut public avec Delaunay, Menuau, Dandenac, Talot, Lofficial et Jard-Panvillier, le 12 frimaire an III (2 décembre 1794) un exposé de la situation et des mesures propres à terminer la guerre civile « due aux prêtres et aux nobles réunis »89 , ils y accusent également Robespierre d’avoir entretenu la guerre. Bien que sceptiques sur les chances de réussite, ils sont envoyés dans l’Ouest, à l’exception de Girard qui est trop âgé, pour négocier la paix de La Jaunaye et promouvoir l’amnistie90. Gaudin et Morisson mènent alors en Vendée une action concertée comme en témoigne leur correspondance avec Charette91 mais aussi une lettre envoyée au général Canclaux pour l’obtention des troupes nécessaires à la pacification du pays92. Maignen est en relation continue avec eux et les rencontre à chaque fois que les représentants se trouvent à Paris93. La députation vendéenne montre ici une alliance politique cohérente entre les députés les plus modérés du groupe.

48 Néanmoins, il serait réducteur de penser que les conventionnels vendéens défendent l’exact contraire de la politique qu’ils ont soutenue en 1793 ; les positions individuelles traduisent une complexité de l’évolution du parcours politique. Dans un long rapport, au nom des Comités de salut public et de sûreté générale réunis, Goupilleau de Fontenay se prononce pour le maintien du gouvernement révolutionnaire et l’application de la loi des suspects94. Quant à Goupilleau de Montaigu, qui avait fait libérer les suspects dans le Vaucluse, il décrit la Terreur Blanche qui s’abat contre les agents de l’ancien gouvernement révolutionnaire. Il dépeint, avec effroi, ce Midi où il a effectué quatre missions : « Naguère, on tonnait contre les satellites de Robespierre qui ont teint toute la France de sang, et ceux qui les dénonçaient à l’Europe entière comme des égorgeurs sont devenus plus égorgeurs encore »95 . Il ne reconnaît plus le pays qu’il avait parcouru lors de sa première mission : « Aujourd’hui est terroriste celui qui est attaché aux principes de la Révolution et moi, tu ne t’en douterais peut-être pas, je passe pour un des plus grands terroristes de la République. J’ai vu comme toi la Vendée

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commencer son insurrection. Cette guerre n’avait point de symptômes aussi effrayants que j’en ai remarqués dans la Lozère et le Vaucluse96 ». Il revendique son appartenance à la Montagne et critique ainsi, de façon à peine voilée, les nouvelles autorités en place qui laissent faire, de même que les représentants en mission97 qui sèment parfois la guerre civile dans le sens inverse de l’an II98.

49 Cependant, seul Fayau revendique publiquement son attachement à la Montagne, il est l’un des animateurs des « Derniers Montagnards » désignés de façon péjorative comme les « Crétois ». Après un certain flottement et l’illusion que l’élimination de l’ultime faction pouvait résoudre les problèmes, Fayau intervient surtout au Club des Jacobins, d’où il fait renvoyer Tallien, pour la défense des sociétés populaires. Sa dernière grande intervention à la tribune est un long discours sur l’égalité et la nécessité du partage dans les ventes de biens nationaux pour qu’elles bénéficient aux pauvres. Ces « Derniers Montagnards » ne se rassemblent pas avant le printemps de l’an III et seront actifs en germinal et prairial, au moment de l’offensive contre les sociétés populaires. Fayau est ainsi l’un des cinquante signataires de l’appel de Laurent Lecointre et au début de prairial, il est arrêté et emprisonné jusqu’à la fin de la législature. Il est compris dans l’amnistie votée le 4 brumaire an IV, à la fin de la Convention. Au même moment, son collègue Musset félicite l’assemblée lors des événements de Prairial alors qu’il avait épuré et réorganisé ces mêmes sociétés populaires sous la Terreur. Ces palinodies illustrent l’attitude de ceux que Pierre Serna définit comme les girouettes de l’assemblée99 et qui trouveront toutes les justifications pour conserver leur fonction politique.

50 La fin de la Convention rend nécessaire pour beaucoup de députés une justification des actions passées mais surtout des positions qui, en 1795, doivent servir à l’évaluation des conduites futures. En vendémiaire de l’an IV, une déclaration doit permettre de connaître le montant du patrimoine des députés, évalué avant et depuis l’élection à la Convention. Tous ne remplissent pas cette obligation, mais, pour la Vendée, quatre députés se livrent à cet exercice, avec des objectifs diamétralement opposés : il s’agit de Girard, Maignen, Garos et Fayau. À cette occasion, Garos100 déclare qu’il a beaucoup perdu à cause de la Révolution, notamment lors de la prise de Fontenay le 25 mai 1793, lorsque ses propriétés ont été vandalisées. Il a également été victime des troupes de Hoche qui ont incendié une de ses fermes alors que le métayer voiturait du grain pour les armées de la République. Girard de Villars affirme avoir perdu plus de 100 000 livres et se retrouve sans moyen de subsistance. Il est en partie dédommagé101. Maignen se plaint également de l’ampleur de ses pertes102 car il ne touche plus le revenu de ses terres. Fayau s’honore de n’avoir rien gagné et, au contraire, d’avoir beaucoup perdu lors de l’insurrection car les insurgés se partagent ses revenus depuis plusieurs années, « il lui reste l’espoir de voir triompher la République ». Cette dernière allusion, particulièrement ambiguë, peut évidemment se lire à plusieurs niveaux au moment où la Convention se sépare après avoir doté la République d’une nouvelle constitution. Il s’agit en fait, des quatre députés dont la conduite n’est pas claire aux yeux des Thermidoriens : Fayau qui est en état d’arrestation et attaché aux « Derniers Montagnards » mais également les trois autres qui sont restés bien silencieux durant toute la période précédente. Cette déclaration entend montrer qu’ils sont des victimes de l’insurrection parce qu’ils ont été spoliés mais également de la répression et donc de la Terreur. Il s’agit donc de se justifier mais aussi de se positionner pour l’obtention des fonctions ou des places à venir.

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51 Les députés de la Vendée se sont donc trouvés dans une situation très inconfortable, écartelés entre l’adhésion à la Révolution, l’attachement à la République et leur lien avec un territoire en partie insurgé. En dépit de cette posture inconfortable, ils sortent néanmoins sains et saufs de la période terroriste alors même qu’ils ont été fortement suspectés et accusés à cause des positions et des décisions qu’ils ont prises.

52 L’engagement politique sur le terrain de la Vendée était probablement une équation impossible à résoudre. Comment pouvaient-ils agir dans un département où se trouvaient leurs familles, leurs biens, leurs amis dans un processus de guerre civile sans apparaître comme compromis ? L’échec est patent comme le prouvent les critiques qu’ont suscitées leurs initiatives individuelles. Les plus actifs, qui ont échoué à jouer le rôle d’acteurs de terrain de premier plan, se sont donc détournés de la question vendéenne, soit parce qu’ils prétendaient jouer un rôle au plan national comme Goupilleau de Fontenay, soit parce qu’ils se sont investis dans d’autres missions comme le Midi pour Goupilleau de Montaigu.

53 Il est plus difficile de conclure sur la constitution d’une députation : si ces hommes se connaissaient, leurs actions dans les premiers mois de la Convention ne traduisent pas d’initiatives communes, mais sont le fait d’un ensemble d’individus aux positions parfois différentes. L’insurrection a pourtant rendu nécessaire une certaine union de leurs forces politiques (mobilisation de leurs réseaux, de leur connaissance du terrain, communication des informations essentielles, lien permanent avec leurs collègues restés à Paris) et ce, malgré leurs divergences politiques. C’est cette expérience inédite qui permet la constitution d’alliances politiques après Thermidor qui modifient les différentes postures par rapport aux débuts de la Convention. La Vendée ayant amalgamé leurs positions politiques, les montagnards les plus discrets soutiennent alors l’action des députés de la Plaîne dans le procès de Carrier et dans l’amnistie accordée aux insurgés. Il n’y a donc pas eu de députation de la Vendée au sens où les députés n’ont pas agi de concert pour suivre une voie politique mais néanmoins, ils se sont regroupés par affinités politiques pour peser sur les événements à la fin de la Convention.

54 Sortis indemnes de la tourmente, ils peuvent poursuivre leur carrière politique grâce au Décret des deux tiers, qui leur donne les moyens de perdurer dans des fonctions électives. Huit députés sur neuf sont dans ce cas, le dernier – Fayau – obtient une place dans l’administration. Convaincus qu’ils ont payé au prix fort leur attachement à la République, en sacrifiant leurs biens au moment où fleurissent les accusations d’enrichissement à l’encontre des députés thermidoriens, ils estiment juste de poursuivre leur carrière, entamée pour certains en 1789, au service de la nation. Conduite vertueuse que ces hommes pétris de culture antique vont puiser dans les exempla romains. C’est le cas de Goupilleau de Montaigu, qui se peint en moderne Cincinnatus dans une lettre à son ami Marin : « Mon ami, vous le savez, né républicain, je vois la République française inébranlable, j’ai tout perdu, mais j’ai tout gagné, parce que la République triomphe, après avoir bravé les poignards et les emprisonnements d’une Cour que j’ai aidé à anéantir. Riche de mes quatre fils que j’élève pour la République, je n’ai d’autre ambition, après avoir vu consolider le bonheur du peuple que d’aller reprendre le soc de ma charrue […] La mort viendra après, quand elle voudra. Je défie les méchants, […] d’effacer de dessus ma tombe que je fus l’un des juges du dernier tyran de la France, et l’un des fondateurs de la plus belle République du monde. Mes enfants y trouveront la règle de leur conduite. Ils seront humains et républicains comme moi, et cela me suffit »103.

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NOTES

1. Charles-Louis CHASSIN, La préparation de la Guerre de Vendée (1789-1793), t. 3, Paris, Dupont, 1892, p. 46-47. 2. Le rapport en est fidèlement effectué par son cousin Jean-François Goupilleau entre le 3 et le 6 septembre 1792, AD Vendée, E dépôt 92, 1 II 6, vues 281-282. 3. Des rumeurs circulent, au moment de la réunion des assemblées primaires, insinuant que la Législative continuerait de siéger en même temps que la Convention accomplirait son mandat spécial et que, par conséquent, il ne fallait pas réélire les députés sortants. Pour contrer cette manœuvre, les députés visés demandèrent l’envoi une lettre du ministère de l’Intérieur aux administrateurs du département et aux Amis de la constitution aux Sables d’Olonne. Charles- Louis CHASSIN, op. cit., p. 44. AD Vendée, E dépôt 92, 1 II 6, vues 280-281. 4. Par ordre d’élection : 1- Jean François Marie Goupilleau (de Fontenay) (1753-1823) ; 2- Philippe Charles Aimé Goupilleau (de Montaigu) (1749-1823) ; 3- Joseph Marie Jacques Gaudin (1754-1818) ; 4- François Maignen (1754-1797) ; 5- Joseph Pierre Marie Fayau (1766-1798) ; 6- Joseph Mathurin Musset (1749/1750-1831) ; 7- Charles François Gabriel Morisson (1751-1817) ; 8- Charles Jacques Étienne Girard de Villars (1732-1799) ; 9- Louis Julien Garos (1739-1808). Charles-Louis CHASSIN, op. cit., p. 27. Procès-verbal AN, C 181, n° 79. 5. André MERCIER DU ROCHER, Mémoires pour servir à l’histoire de la guerre de Vendée, présentés par Th. Rouchette, Loudéac, Y. Salmon éd., 1989, premier cahier à la date du 3 septembre. 6. « Les Bleus de Vendée », Revue de Recherches Vendéennes, vendéen de recherches historiques, 17, octobre, 2010, ne consacre par exemple qu’un seul article à un conventionnel : les missions de Goupilleau de Montaigu dans le Midi. 7. Dans le cadre du projet Actapol lancé en 2011 et dont la coordination est assurée par Michel Biard, Philippe Bourdin et Hervé Leuwers dans le but d’éditer un dictionnaire prosopographique des conventionnels (1792-1795). L’objectif est de remplacer l’ouvrage ancien d’Auguste KUSCINSKI, Dictionnaire des Conventionnels, Paris, Société d’histoire de la Révolution Française, 1916 ; reprint Brueil-en-Vexin, Éditions du Vexin Français, 1973, et de compléter la publication des dictionnaires de Edna H. LEMAY (dir.), Dictionnaire des Constituants (1789-1791), Paris, Universitas, 1991, 2 vol. ainsi que le Dictionnaire des Législateurs (1791-1792), Ferney-Voltaire, Centre international d’étude du XVIIIe siècle, 2007, 2 vol. 8. Notamment celle de Goupilleau de Montaigu d’une exceptionnelle densité mais qui n’est éditée que très partiellement pour la période. Cf. L’introduction de Mireille et Philippe BOSSIS, Goupilleau de Montaigu – Les apprentissages d’un révolutionnaire vendéen (1763-1781), Gestes Éditions, 2006. 9. Avec toutes les précautions méthodologiques qu’impose une recherche prosopographique sur un corpus restreint à quelques individus. 10. Jean-Pierre JESSENNE (dir.), Vers un ordre bourgeois ? Révolution française et changement social, Rennes, PUR, coll. « Histoire », 2007, p. 13. Le terme de « bourgeoisie rurale » est une catégorie informelle sujette à discussion : voir « Usages, équivoques et pertinence de la bourgeoisie rurale », p. 119. 11. Hervé LEUWERS, « La robe révolutionnée », dans Jean-Pierre JESSENNE, op. cit., p. 105-106. 12. Garos avait reçu l’héritage paternel en 1773 en plus de l’héritage de sa première épouse, Philippe RIDOUART, Louis Julien Garos (1739-1808), Vendéen régicide, Thèse de l’Université de Poitiers sous la direction de J. Tarrade, Poitiers, 1985, p. 30. 13. À sa mort en 1808, son livre de compte mentionne un revenu annuel de 12 470 francs. 14. Philippe RIDOUART, Louis Julien GAROS…op.cit., p. 183-184.

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15. AN, C 353, vue 1013.

16. Goupilleau de Montaigu laisse 2000 livres de rente à sa mort en 1823 (AD Vendée, 2Q 7077) et son cousin 2200 en 1823 (AD Vendée, 2Q 7078). 17. Philippe RIDOUART, op. cit., p. 110. 18. AN C 353 vue 1013. 19. Ibidem, vue 1005. 20. Ibid., vue 1013. 21. AD Vendée 20 février 1819, 2Q 11867, mais la valeur du bien est sous-évaluée par les héritiers qui doivent payer un impôt supplémentaire. 22. Bibliothèque municipale de Nantes, Collection Dugast-Matifeux, IIe série, n° 61n Domaines nationaux pendant la Révolution, liasse Vendée ; C. GANDRILLON, « Philippe Charles Aimé Goupilleau de Montaigu (1749-1823) représentant en mission dans le Midi », Recherches vendéennes, 17, 2010, p. 131. 23. Sur la question des réseaux et des espaces de sociabilité, Hervé LEUWERS, « Pratiques, réseaux et espaces de sociabilité au temps de la Révolution française », p. 41-55, dans Jean-Clément MARTIN (dir.), La Révolution à l’œuvre. Perspectives actuelles dans l’histoire de la Révolution française, PUR, Rennes, 2005. 24. Les sources confondent régulièrement les deux personnages. 25. Mireille et Philippe BOSSIS, op. cit., p. 202, supposent, sans véritable preuve, que les relations entre les deux hommes n’étaient pas toujours amicales. 26. BM Nantes, Collection Dugast-Matifeux, Liasse 98, vingt-et-une lettres manuscrites du député à son cousin (11 mai 1789- 4 décembre 1790). 27. BM Fontenay, 1, II, 8. 28. Garos est un proche parent de Jean-Gabriel Gallot, de François Thomas Biaille de Germon ainsi que de Mathurin Joseph Sévérin Pervinquière, tous trois députés du Poitou en 1789. Sa femme est la cousine germaine de Charles Cochon de Lapparent (1750-1825), député à la Convention. Maignen est également un parent du député Gallot. 29. Albert SOBOUL (dir.), Girondins et Montagnards (acte du colloque de Paris, Sorbonne, 1975), Paris, Société des études robespierristes, p. 7-8. La définition de la Montagne s’effectue par opposition à la Gironde dont l’antagonisme remonte au conflit entre Brissot et Robespierre sur la question de la guerre fin 1791-1792 mais qui n’est pas à proprement parler un parti. 30. Liste établie par Françoise Brunel dans Albert SOBOUL, op. cit., p. 343, avec des différences par rapport à Alison PATRICK, The Men of the First French Republic, Political Alignments in the National Convention of 1792, The Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1972, p. 26. Pour la Vendée, les mêmes députés sont identifiés en tant que montagnards par les deux auteurs. 31. Pour Roland CARRAZ, « Girondins et Montagnards, le cas Châlonnais », p. 177, dans Albert SOBOUL, op. cit., l’émergence du programme montagnard est inséparable de la crise économique et de la menace extérieure. 32. Philippe RIDOUART, op. cit., p. 63. 33. Archives Parlementaires tome LIII p. 65 en date du 30 octobre 1792 et tome, LIII, p. 659-661 le 29 novembre 1792. 34. Cf . infra n. 49. 35. Roger DUPUY, « La religion et les débuts de l’insurrection dans l’Ouest (mars-avril 1793) », dans Jean-Clément MARTIN (dir.), Religion et Révolution, Colloque de Saint-Florent-le-Vieil, 13, 14, 15 mai 1993, Anthropos, 1994, p. 76. 36. Girard de Villars et les deux Goupilleau sont d’ascendance protestante ; originaire de Charente, Maignen épouse la veuve d’un pasteur et abjure la veille du mariage. 37. Sentiment partagé dans la plaine au du département, Jean-Clément MARTIN, La Vendée et la France, Paris, Seuil, 1987, p. 66-67.

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38. Comme l’a montré Claudy VALIN, La Rochelle, La Vendée, 1793, Ed. Le Croît vif, 1997, p. 98-99 qui a recherché les relations entre les clubs de la Rochelle, des Sables et la Société ambulante des amis de la Constitution. 39. Charles-Louis CHASSIN, op. cit., t. 2, p. 236-237. 40. Jean-Clément MARTIN, op. cit., 1987, p. 105 et 124. Il propose de situer le commencement de la guerre de Vendée en janvier 1791 dans la commune de Saint-Christophe-du-Ligneron où l’on trouve les premiers morts du fait des oppositions à la Constitution civile du clergé et des interventions des gardes nationales, « La Révolution a coupé la France en deux », L’Histoire, 311, p. 36. 41. Jacqueline CHAUMIÉ, dans Albert SOBOUL, op. cit., p. 53. 42. Cf. infra les accusations portées contre lui. 43. Michel BIARD, Missionnaires de la République. Les représentants du peuple en mission (1793-1795), Paris, Éditions du CTHS, 2002 et pour les missions antérieures à l’institutionnalisation des représentants en mission cf. Henri LIBERMANN, Les commissaires de l’Assemblée législative et de la Convention depuis la révolution du 10 août 1792 jusqu’en avril 1793, Paris, Jouve, 1926. 44. Jusqu’au 30 brumaire an III (20 novembre 1794). 45. Fayau en août 1793, Goupilleau en pluviôse et ventôse an III. 46. L’armateur des Sables d’Olonne et ancien de la guerre d’indépendance des États-Unis est logiquement membre du Comité de la marine puis du comité des Colonies. 47. Les trois opinions de Morisson sont conservées aux Archives de la Vendée, elles ont été assez largement diffusées : BIB RES 117-2 ; 120-8 ; 120-9. 48. Morisson s’abstient aux quatre votes conformément à ce qu’il avait annoncé. 49. Pour les différents votes, se reporter aux AP, tome LVII. 50. BM Fontenay, Registre de délibérations ; Philippe RIDOUART, op. cit., p. 102. 51. Jean-Clément MARTIN, « Les massacres de Machecoul », AHRF, n° 291, 1993, p. 33-60 et La Vendée et la Révolution. Accepter le mémoire pour écrire l’histoire, Paris, Perrin, 2007, p. 171. 52. Pour l’entrée en guerre cf. Jean-Clément MARTIN, op. cit., 1987, p. 32-37 ; Claudy VALIN, op. cit., p. 184-187. 53. Michel BIARD, « Paris/provinces. Le fil conducteur des pouvoirs, rouages et dysfonctionnements », p. 71, dans Jean-Clément MARTIN (dir.), La Révolution à l’œuvre. Perspectives actuelles dans l’histoire de la Révolution française, PUR, Rennes, 2005. 54. Id., Missionnaires de la République, op. cit., p. 512. 55. Id., p. 518. 56. Id., p. 517. Sur l’arrestation de Rossignol, Service Historique de la Défense (Vincennes), B 5/6-42, lettre du 29 août 1793. 57. Id., p. 502. 58. Relation par Goupilleau de Montaigu, AD Vendée, E dépôt 92, 1 II 7, vues 89-90 et Roger VALLETTE, « Journal d’un Fontenaisien sous la Terreur », Revue du Bas-Poitou, 1899, 2, p. 252 ; Charles-Louis CHASSIN, La Vendée Patriote (1793-1800), 1, Paris, Dupont, 1891-1900, p. 401-402. 59. Charles-Louis CHASSIN, Ibidem, p. 401, lettre de la collection Fillon dans l’inventaire d’Étienne Chavaray, t. I, p. 158, mai 1793. 60. Lettre de Goupilleau de Montaigu, 4 mai 1793, Charles-Louis CHASSIN, op. cit., t. 3, 1892, p. 355. 61. Lettre datée du 7 juillet 1793, AP, tome LXVIII-371. 62. Comme il l’atteste lui-même en vendémiaire an IV, AN, C 353, vue 1004. 63. DS E/2 Supt. M3, lettre 149. 64. SHD, B 5/5-74 : dans une lettre du 1er juillet 1793, Goupilleau de Fontenay informe Gaudin que les généraux Boulard et Biron vont se porter au secours de Nantes. 65. Cf. infra l’accusation portée par Goupilleau de Fontenay contre Gaudin à son retour à Paris.

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66. Correspondance de Goupilleau de Montaigu avec Maignen (plus de dix lettres entre juin et juillet 1793 sont conservées) et Mercier du Rocher : BM Nantes, Collection Dugast-Matifeux, catalogue des manuscrits, tome 1, Nantes, 1901. 67. Jean-Clément MARTIN, op. cit., 1987, p. 98 évoque les identités douteuses des patriotes qui continuent de vivre au sein de la Vendée insurgée. 68. AP, tome LXXIII-224. 69. Moniteur, 15 ventôse an II (5 mars 1794). AP, tome LXXXVI-67. 70. Archives de la Vendée, 1NUM 24/1, lettre datée du 30 germinal an II. 71. Moniteur, 21 nivôse an II (10 janvier 1794). 72. Charles-Louis CHASSIN, La Vendée et la Chouannerie, op. cit., t. 4, p. 13 qui cite le compte rendu du 15 vendémiaire an II, AN, AD, 16, 79. 73. Garos était par exemple officier municipal de Fontenay en 1790 quand Pichard était maire. 74. Son état ecclésiastique et ses alliances familiales lui auraient valu une accusation de connivence certaine. 75. Correspondance du 27 vendémiaire an II (18 octobre 1793). 76. AP, tome LXXVIII-605 et 606 ; Moniteur, 20 brumaire an II (10 novembre 1793). 77. Sergio LUZZATTO, L’Automne de la Révolution. Luttes et cultures politiques dans la France thermidorienne, Paris, Champion, 2001. 78. Bronislaw BACZKO, Comment sortir de la Terreur ? Thermidor et la Révolution, Paris, Gallimard, 1989 propose une grille de lecture qu’il est intéressant d’apposer au comportement des députés vendéens. 79. Mais il épouse Marguerite Tellier, une parente de Laurent Lecointre. 80. AP, tome XCII-358; tome XCIII-178. 81. Ibidem, tome XCIII-589; Moniteur, 12 thermidor an II (30 juillet 1794) 82. Soit 83 interventions sur les 142 recensées pendant la législature. 83. Moniteur, 17 frimaire an III (7 décembre 1794). 84. AP, tome C-351 ; Moniteur, 15 brumaire an III (5 novembre 1794). 85. Ibidem, tome C-107. Sur l’enjeu que représente Turreau, voir Jean-Clément MARTIN « Le cas de Turreau et des colonnes infernales. Réflexion sur une historiographie », dans La plume et le sabre, Mélanges en hommage à Jean-Paul Bertaud, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 237-248. 86. Jean-Clément MARTIN, « Le procès Carrier, un procès politique ? », dans Emmanuel Paul LE ROY LADURIE (dir.)., Les grands procès politiques, Paris, Éd. du Rocher, 2002, p. 67-80 ; Corinne GOMEZ- LE CHEVANTON, « Le procès Carrier », AHRF, n° 343, janvier-mars 2006, p. 73-92. 87. Charles-Louis CHASSIN, op. cit, 4, p. 620-621. 88. Leurs signatures se trouvent sur le manuscrit de huit pages qui prépare le projet et qui est rédigée la veille, Charles-Louis CHASSIN, op. cit., p. 662. Tous les signataires sont des députés de l’Ouest et aucun n’était régicide. 89. Ibidem, 90. Claude-Pierre DORNIER, Une mission en Vendée militaire, Tallandier, 1994, p. 149, p. 168, p. 181. 91. Cf. correspondance de Gaudin, SHD, B 5/11-47 ; réponse de Charette en date du 31 mai 1795, AD Vendée, 1 J 1858. 92. SHD, B 5/16-48, Lettre à Canclaux du 19 floréal an III qui réclame 10 000 cavaliers. 93. Claude-Pierre DORNIER, op. cit., p. 193 et p. 375. 94. « Vous ne vous attendiez pas que les événements du 9 deviendraient pour les aristocrates une occasion de comprimer le mouvement révolutionnaire : ce sont les patriotes victimes d’erreurs qui seront relâchés ». AP, XCV-266-269 ; Moniteur, 2 fructidor an II (19 août 1794). 95. Lettre à Rovère, 14 prairial an III, de Montpellier, citée par Albert MATHIEZ, La réaction thermidorienne, Colin, 1929, p. 232. 96. Lettre à Rovère, 29 prairial an III, de Montpellier, citée par Mathiez, op. cit. , p. 232.

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97. Notamment son collègue Girod-Pouzol, lettre à Rovère du 25 floréal depuis Avignon. 98. Pierre SERNA, « Thermidor, un éternel retour », Sociétés Politiques Comparées, 33, octobre 2011, p. 17. 99. Id., La République des Girouettes, 1789-1815 et au-delà, une anomalie politique : la France de l’extrême- centre, Seyssel, Champ Vallon, 2005. 100. AN, C 353, vue 1010. 101. Auguste KUSCINSKI, op. cit., p. 295. 102. AN, C 353, vue 1013. 103. Michel JOUVE et Marcel GIRAUD-MANGIN (éd.), Lettres intimes du conventionnel Ph.-Ch.-Aimé Goupilleau (de Montaigu) en, mission dans le Midi après la Terreur (1794-1795), avec introduction et notes, Nîmes, Debroas, 1908, p. 44. Lettre du 21 octobre 1794 (30 vendémiaire an III).

RÉSUMÉS

À partir de la correspondance des neuf députés vendéens à la Convention, ainsi que de l’analyse de leurs interventions politiques à la tribune, il s’agit de comprendre la difficulté éprouvée par ces hommes pour déterminer leur conduite politique en tant que représentants d’un département marqué par l’insurrection de mars 1793. Cet article pose la question de la conduite collective et cherche à définir si les députés de la Vendée ont formé une députation notamment à partir de l’insurrection. Il s’agit enfin de montrer l’intervention directe des députés dans le département et le rôle d’intercesseur joué entre la Convention et la Vendée.

Using the correspondence of nine Vendean deputies to the Convention, as well as analyzing their political speeches at the tribune, this article seeks to understand the difficulty these men experienced in determining their political conduct as representatives of a department marked by insurrection in March 1793. This article addresses the question of collective conduct, and attempts to determine if the deputies of the Vendee had formed a deputation, notably at the beginning of the insurrection. The article also shows how these deputies intervened in the department, and the role they played as intermediaries between the Convention and the Vendee.

INDEX

Mots-clés : convention, députation, Goupilleau, détermination d’une conduite politique, insurrection, Vendée

AUTEUR

MATHIAS BERTON Lycée Pierre Mendès-France – La Roche sur Yon 19 Bis rue Monthulet 85000 La Roche sur Yon [email protected]

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Le nain, le médecin et le divin marquis Folie et Politique à Charenton entre le Directoire et l’Empire The Dwarf, the Doctor, and the Divine Marquis Madness and Politics in Charenton between the Directory and the Empire

Jean-Luc Chappey

NOTE DE L’AUTEUR

Cet article est largement issu d’un travail commun mené en complicité avec Judith Lyon-Caen (CRH-Ehess). Qu’elle soit remerciée pour tous ses conseils.

1 La réédition en 2007 de l’ouvrage de Marcel Gauchet et Gladys Swain, La pratique de l’esprit humain1, puis, plus récemment, l’écho favorable obtenu par le livre de Laure Murat, L’homme qui se prenait pour Napoléon2, invitent à replacer l’histoire de la folie au cœur des enjeux politiques de la Révolution française. Les travaux désormais classiques de Michel Foucault avaient clairement montré comment, depuis le XVIIe siècle, la folie s’était imposée comme une question relevant de logiques politiques et administratives, participant plus précisément au renforcement de l’encadrement de l’État monarchique sur les populations. Dans cette perspective, la période révolutionnaire et le geste mythique de la libération des fous accompli par Philippe Pinel (1745-1826) constituaient une rupture majeure dans l’Histoire de la folie3. La thèse du « Grand Renfermement » a pu être discutée, voire critiquée : Gauchet et Swain ont ainsi tenté de renverser ce mythe en montrant, au contraire, comment la Révolution française a pu être à l’origine d’une nouvelle conception de l’asile. Il n’en reste pas moins que la folie constitue, aux côtés du suicide4, une des questions majeures qui s’impose, à la croisée des débats scientifiques, juridiques ou moraux, au cœur des dynamiques politiques de la période5.

2 La folie et les débats qu’elle suscite constituent en effet un point d’achoppement qui révèle, aux yeux de l’historien, des mutations essentielles non seulement concernant la

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position des médecins dans l’espace politique, mais surtout dans l’ordre des principes dont se revendique le régime politique. Dans cette perspective, François-Simonet Coulmier (1741-1818) et la Maison de Charenton qu’il dirige entre 1794 et 1817, ne sont pas méconnus, loin s’en faut. Ils bénéficient même d’un intérêt privilégié, soit, comme chez Gauchet et Swain, parce qu’ils apparaissent comme des formes repoussoirs et archaïques face au nouveau de la médecine « moderne », soit, à l’inverse, chez Laure Murat, parce qu’ils sont les symboles d’une forme de subversion salvatrice face à la mise en ordre opérée par le « pouvoir » médical. De part et d’autre, Coulmier est institué en représentant d’un monde révolu. La réinscription dans les logiques politiques de la trajectoire de ce dernier et de son échec dans la lutte qu’il mène contre Antoine-Athanase Royer-Collard (1768-1825), le médecin-chef de Charenton à partir de 1806 (et frère du député Pierre-Paul), doit permettre, non de réhabiliter une figure qui souffre d’une indéniable mauvaise réputation, mais de mieux comprendre les enjeux d’une lutte dont les mécanismes sont trop souvent appréhendés de manière réductrice, soit parce qu’on se contente de reprendre les jugements négatifs construits à l’époque, soit parce qu’on cherche à plaquer sur Coulmier des questions trop actuelles. Dans l’un et l’autre cas, on manque assurément ce qui fait son originalité. Pourquoi Coulmier a-t- il donc aussi mauvaise réputation ? S’il est indéniable qu’il souffre de la concurrence de la personnalité emblématique de Philippe Pinel, puis d’Étienne Esquirol qui lui succède… cela ne peut fournir une réponse satisfaisante.

Soigner la folie à Paris sous le Directoire

3 Membre de la Société royale de médecine, partisan de Mesmer dans les années 1780, nommé en 1793 médecin chef de l’hôpital de Bicêtre, Philippe Pinel constitue une figure majeure de l’histoire de la médecine sous la Révolution française, et plus particulièrement encore sous le Directoire. Médecin-chef de l’hôpital de Bicêtre puis de la Salpêtrière à partir de 1795, auteur d’une Nosographie philosophique en 1798 puis d’un Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale en 18016, il s’impose dans l’espace médical et scientifique, un succès que couronne son élection à l’Académie des sciences en 18037. La réputation indéniable dont il est l’objet doit être précisément replacée dans le contexte particulier de la République directoriale, de l’invention de la Terreur et de la relation particulière (re) construite en l’an III entre les élites républicaines et le peuple.

La folie, une maladie politique

4 La légitimation de l’élimination suivie de l’exécution de Robespierre comme la construction progressive d’une interprétation visant à réduire la Terreur à un régime assimilé aux violences, aux dérèglements aboutissent à mettre la folie à l’ordre du jour. Les portraits de Robespierre qui suivent le 9 Thermidor insistent sur la « mélancolie » dont aurait souffert le désormais tyran. Dans un discours de circonstance prononcé dans les jours qui suivent la chute de Robespierre, le député Merlin de Thionville met au jour les ressorts psychologiques d’un tyran ravalé au statut de malade : « Le tempérament de Robespierre fut d’abord mélancolique, il finit par être atrabilaire. À l’Assemblée constituante, il avait le teint pâle ; à la Convention, il devint jaune et livide ; longtemps, il ne parla à l’Assemblée constituante qu’en gémissant ; à la Convention, il ne parlait qu’en écumant. […] À la suite, l’atrabile a

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fait du mouvement de ses idées, une tourmente ; de ses idées d’effroyables fantômes ; de son imagination, une furie »8.

5 Ces portraits, repris et diffusés dans la presse, sur les théâtres et dans les premiers mémoires politiques de l’an III9, fixent pour longtemps les fondements de la représentation de Robespierre et des quelques autres figures sur lesquelles se cristallisent alors l’abjection politique10. De ces quelques cas individuels, la folie se diffuse progressivement au peuple et se découvre particulièrement lors des révoltes parisiennes du printemps 1795. Cause explicative des comportements déviants, la maladie mentale constitue alors un moyen de stigmatiser le « mauvais » peuple et permet d’expliquer toutes les violences comme l’assassinat du représentant Ferraud. Le romancier et publiciste girondin Jean-Baptiste Louvet s’érige en porte-parole des élites thermidoriennes en mettant en scène de manière particulièrement frappante la folie du peuple : « À la tête de quelques braves, Ferraud se précipite ; et quel spectacle a frappé ses yeux ! C’est la déraison, l’imposture, la colère, l’impudeur, l’impudence ; ce sont les vengeances, les haines, les viles imprécations, les malédictions féroces, toutes les passions hideuses, toutes les fureurs, toutes les furies »11.

6 Le discours thermidorien ne retient de ces journées que le déchaînement de la violence et vide la révolte de toute signification politique : le soulèvement populaire apparaît dès lors comme le signe de la folie12. Dans ce contexte, il devient urgent de rétablir l’ordre de la Raison. La République ne saurait dès lors échapper aux hommes raisonnables, aux propriétaires et aux savants13. Si tous les hommes sont doués de raison, seuls ceux qui savent « bien » penser, selon les règles de l’analyse, de l’observation, rappelées avec force au sein même de la Convention nationale, méritent d’être aux commandes politiques. Condillac et ses théories sensualistes s’imposent alors comme une référence incontournable pour les élites thermidoriennes. C’est dans ce contexte particulier qu’il faut replacer la valorisation de Pinel et de ses travaux. Son traitement moral, qui consiste à rechercher les moyens de rétablir la raison que n’abolit jamais la folie considérée comme un état de dérèglement plus ou moins passager, répond donc à une volonté d’inclusion. Il constitue le symbole de la vaste entreprise de « républicanisation » des esprits, projet d’une thérapie politique dans laquelle les républicains du Directoire sont engagés pour mieux affirmer la rupture avec la « Terreur »14.

7 Dès 1796, Pinel est ainsi érigé en sauveur de la République. Ses travaux sur les dysfonctionnements de la Raison et sur les moyens d’en prévenir les « excès » prennent une importance nouvelle et justifient la valorisation de ce médecin comme figure majeure du « sacerdorce » médical. Selon les fondements épistémologiques des rapports du physique et du moral théorisés en 1796 par Pierre-Jean-Georges Cabanis, Pinel légitime l’intervention du savant sur le terrain du « moral » et de la morale. Les récits des différentes causes des maladies qu’il présente dans son Traité médico- philosophique peuvent être lus comme autant de contributions à une histoire immédiate de la Révolution : « Un citoyen estimable, ayant perdu sa fortune par des événements de la révolution, fut bientôt conduit dans un état de tristesse profonde à un état de manie bien caractérisé […]. Un jeune consterné du renversement du culte catholique en France, et dominé par des préjugés religieux devint maniaque. […]. Un fameux horloger de Paris perdit la raison par le double effet de la chimère du mouvement perpétuel qui avait égaré son imagination, et par les terreurs sans cesse renaissantes qu’excitaient les orages de la révolution. […]. Un ouvrier, réduit à l’état

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d’aliénation par suite des terreurs excitées à une des époques les plus orageuses de la révolution… »15.

8 Selon Antoine Destutt de Tracy, membre de la Classe des sciences morales et politiques de l’Institut national et porte-parole du courant des Idéologues, « en expliquant comment les fous déraisonnent, [Pinel] apprend aux sages comment ils pensent […]. Ce sont les physiologistes philosophes comme le citoyen Pinel qui avanceront l’Idéologie »16. Présentée alors comme la science dont la construction doit renforcer la stabilité de la République, l’Idéologie doit ainsi prévenir toute possibilité d’un retour à la « barbarie » en évitant les nouveaux risques de crises de folie politique. Dans ce contexte, l’importance de la mission assignée aux « médecins » et aux savants, incarnés en particulier par la figure de Pinel, se mesure à la violence des attaques dont ils sont l’objet de la part des publicistes catholiques et des adversaires de la République mise en place en l’an III. Alors que le débat sur la folie dépasse largement les limites du terrain médical ou administratif, les autorités politiques décident de rouvrir l’hospice de Charenton afin de dégorger les hôpitaux de la Cité, de la Salpêtrière et de Bicêtre.

Coulmier, directeur de Charenton

9 Située aux environs de Paris, la Maison de Charenton est ouverte en 1641 par une donation aux frères de la Charité17. Elle accueille au XVIIIe siècle des « marginaux », pauvres, aliénés, mais aussi des prisonniers par lettres de cachet, justifiant ainsi les nombreuses dénonciations dont elle devient l’objet18. Elle est fermée le 12 messidor an III (30 juin 1795) par le Comité des secours publics pour être utilisée comme prison pour les militaires du camp de Vincennes, militaires qui resteront présents dans la Maison nationale de Charenton qui recevra de nombreux officiers envoyés de l’hôtel des Invalides. Face aux difficultés d’accueil que rencontre l’hôpital de l’Hôtel-Dieu, le Directoire exécutif prend la décision, le 27 prairial an V(15 juin 1797), d’ouvrir la Maison nationale de Charenton. Sur les recommandations de Michel-Augustin Thouret (1748-1810), directeur de l’École de médecine de Paris, le ministre de l’Intérieur nomme François-Simonet Coulmier à la fonction de régisseur-général de l’hôpital de Charenton. Il entre en fonction le 1er vendémiaire an VI (22 septembre 1797), dans un contexte politique particulièrement agité19.

10 L’établissement est placé directement sous l’autorité du ministre de l’Intérieur (qui nomme son directeur et son personnel) et soumis au même statut que deux autres institutions importantes, l’Institut national des sourds et muets dirigé par l’abbé Sicard (1742-1822) et l’Établissement national des aveugles dirigé par Valentin Hauÿ (1845-1822)20. Charenton reste donc un « établissement de bienfaisance » soumis à un régime spécial caractérisé par les pouvoirs importants accordés au Directeur qui n’est pas soumis à la surveillance du corps des médecins. En 1798, il est prévu que les professeurs de l’École de médecine sont « chargés de l’inspection de la maison des insensés de Charenton pour tout ce qui intéresse le régime médical et le traitement des individus » et de « présenter au ministre de l’Intérieur les règlements propres à régulariser ce service »21. Le reste des charges relève des seules décisions du directeur. Comment justifier la nomination de Coulmier à la tête de cet établissement ?

11 Les difficultés financières auxquelles sont confrontées les autorités du Directoire et la nécessité de confier l’établissement à un gestionnaire compétent justifient sans doute la recommandation de Thouret dont le frère, Guillaume (1746-1794), avocat, député de

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la Constituante, côtoyait Coulmier au Comité de mendicité. Fils d’une famille anoblie au XVIIIe siècle par la charge de secrétaire du roi à la grande chancellerie de France22, ce dernier commence une carrière ecclésiastique. Il entre dans les ordres en 1764, chanoine à l’abbaye des Prémontrés de Chambrefontaine et prieur-curé de Congis. Visiblement réputé pour ses qualités d’administrateur, il devient, en 1783, abbé régulier de Notre-Dame d’Abbécourt, toujours rattaché à l’ordre des Prémontrés23. Il relève les finances d’une maison endettée, encadre lui-même un important programme de rénovation des bâtiments et développe les cultures vivrières et l’élevage. En 1789, il est élu député du clergé par les électeurs de Paris Hors-les-Murs. Il soutient alors la réunion du Clergé au Tiers24 et devient successivement membre de quatre comités de la Constituante entre 1789 et 179025. Il participe activement aux débats sur la Constitution civile du Clergé à laquelle il prête serment et intervient plus particulièrement dans les débats touchant aux questions économiques comme l’illustre son intervention en faveur de la défense de la culture du tabac en 179026. Il participe aux réunions de la Société nationale des Neuf Sœurs au sein de laquelle il prononce le 14 janvier 1791 un discours pour justifier son serment en faveur de la Constitution civile. Il se met en retrait des affaires publiques à partir de 1792, mais est inquiété en 1793 du fait de l’émigration de sa nièce. Il décide de quitter la France alors que son frère, Claude François, est exécuté en 1794 comme fermier-général. Il rentre au lendemain du 9 Thermidor et participe à la gestion d’une ancienne propriété appartenant aux Lazaristes achetée, près de Sevran, comme bien national. Les autorités voient en Coulmier sans doute plus un gestionnaire qu’un spécialiste en traitement de la folie. Nous verrons justement qu’il parvient à faire de Charenton un laboratoire du traitement moral entre 1797 et 1806.

Charenton, un laboratoire réputé dans le traitement moral

12 Dès 1797, la maison accueille plusieurs types de malades qui sont logés, installés et entretenus dans des conditions très différentes les uns des autres. Les différents registres font apparaître trois grandes catégories de malades, mêlant hommes et femmes, riches et pauvres : la plus nombreuse, nous l’avons déjà évoquée, est celle des militaires invalides, aliénés et souvent placés par leurs autorités ; les militaires qui ne sont pas invalides côtoient les pensionnaires civils qui sont à leur tour distribués, selon leurs revenus, en trois catégories. Des listes envoyées par la Commission des hospices et de l’Hôtel-Dieu de Paris permettent de mieux apprécier l’évolution du nombre de cette dernière catégorie de malades civils. S’il est difficile de mesurer exactement le nombre des pensionnaires, celui-ci semble avoir progressé régulièrement entre 1797 et 1805 : de 98 pensionnaires en 1802, le nombre des patients envoyés par les autorités administratives passe à 132 en 1803, à 177 en 1806 et à 60 en 180827. Ces variations peuvent, en partie, dépendre des envois, par la préfecture de Police de Paris et la Commission sénatoriale des libertés établie le 6 juin 1804, de certains prisonniers considérés comme « fous », susceptibles de sortir quelque temps après. Selon Michel Vovelle, c’est dans cette logique répressive que Théodore Desorgues est envoyé à Charenton en mai 1805, l’établissement jouant ainsi le rôle de « prison politique »28. La plupart de ces opposants présentés comme fous par les autorités prennent à leur charge les frais de leur séjour. Ces malades vivent dans un vaste établissement composé

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de plusieurs parties et offrant des services étendus, adaptés aux différents traitements nécessaires. En bon gestionnaire, Coulmier y développe des activités variées (cultures, jardinage, écuries) permettant à l’institution de se fournir en produits, certains malades travaillant pour l’économie de la maison, d’autres, plus aisés, pouvant bénéficier d’un certain confort. Les enjeux de ces aménagements ne se réduisent pas à l’économie. Selon les principes du « traitement moral » défendus par Coulmier, soigner la folie consiste à agir sur le milieu et l’environnement du malade : favoriser les promenades et les relations humaines, occuper et divertir les malades en améliorant ses conditions de vie doivent participer à l’œuvre thérapeutique offerte dans l’hôpital de Charenton.

13 Dès sa prise de fonction, Coulmier doit faire œuvre de tout bois pour maintenir à flot les finances de l’institution tout en veillant à l’accueil des malades. Il s’attèle ainsi à recouvrer les sommes dues par les institutions ou les familles qui ont placé des malades, à récupérer également des loyers versés sur les terres ou les habitations louées par l’hôpital. Il s’occupe encore de l’entretien des bâtiments et, comme à Abbécourt, il en fait également construire de nouveaux. Entre 1797 et 1814, face à l’afflux des malades, la surface bâtie triple de volume grâce à de nouvelles constructions ou à des annexions de bâtiments. Une lettre du 10 janvier 1798 au citoyen Molinot, chef de la 2e division du ministère de l’Intérieur le montre ainsi employé à des entreprises de récupération de terres : Coulmier informe son autorité de tutelle qu’il a demandé à son ancien collègue, le ministre des Finances, de récupérer quelques « dépouilles » venant des biens des princes de la maison de Bourbon. Il s’appuie sur une loi de septembre 1797 permettant aux institutions nationales de récupérer certains des biens vendus au titre de biens nationaux. En dépit de ses efforts, Coulmier doit souvent, comme le montre cette lettre du 30 décembre 1802 au ministre de l’Intérieur, solliciter le soutien financier des autorités. L’institution semble alors souffrir de son succès qui a pour effet l’augmentation du nombre de malades dont l’hétérogénéité sociale n’est pas sans poser problèmes, le directeur devant encore s’occuper des problèmes qui peuvent naître du voisinage entre riches et pauvres au sein de son institution.

14 Coulmier n’est évidemment pas le seul à administrer l’établissement. Le personnel soignant passe de dix-huit membres en 1798, à trente en 1802 pour atteindre soixante en 1810. Coulmier s’est entouré de proches comme le chirurgien Deguise, qui réside à côté de l’hospice ou le deuxième surveillant général, Dumoustier, ancien prieur d’Abbécourt. Jean-Baptiste Joseph Gastaldy (1741-1805), nommé médecin-chef en décembre 1797, occupe une place importante parmi le personnel. Docteur de la Faculté de Montpellier, centre important des réformes médicales au XVIIIe, particulièrement dans le domaine des nosologies et des recherches sur les rapports du physique et du moral, Gastaldy devient, en 1767, médecin chef de l’hôpital Sainte-Marthe d’Avignon. Participant à différentes campagnes menées contre diverses épidémies, il est correspondant de la Société royale de médecine et membre de la Loge de la Parfaite Union. En 1790, il quitte le Comtat pour s’établir à Paris puis décide de rejoindre l’Angleterre où il devient médecin particulier du duc de Cumberland, Henry Frederick (1745-1790), le jeune frère du roi George III. Rentré sous le Directoire, il se voit de nouveau confier une série de missions contre les épidémies puis entre à Charenton où il joue, en collaboration avec Coulmier, un rôle essentiel dans la mise en pratique du traitement moral de Pinel. Les visites que rendent les autorités administratives témoignent par ailleurs de la satisfaction de ces dernières. Présenté le 4 floréal an XII

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au ministre de l’Intérieur, Chaptal, le Mémoire sur la Maison nationale de Charenton, exclusivement destinée au traitement des aliénés rédigé par le médecin Charles-François- Simon Giraudy (1770-1848), autre médecin réputé29, collaborateur de Gastaldy, offre un tableau précis, indéniablement laudateur, de l’administration et des traitements offerts aux malades de Charenton : « La maison nationale de Charenton est la première en France qui ait été uniquement destinée au traitement des aliénés ; la première où la présence des incurables ne nuise point à ceux qui sont encore susceptibles de guérison ; où les malades ne soient pas considérés, dans tous les cas, comme totalement dépourvus de jugement ; où ils ne soient pas exposés à des brutalités, ni à des mauvaises plaisanteries, ni à tous les autres traitements inhumains »30.

15 Selon la nature de la maladie mentale, les traitements apportés aux patients mêlent en effet des formes contraignantes consistant à agir sur le « physique » (douches, bains, enfermement…) et des formes plus « douces » visant à rétablir la relation sociale avec le malade et à le réintégrer dans un espace de communication. De visite à Paris, le médecin allemand August-Friedrich Schweigger signale particulièrement le rôle joué par les représentations théâtrales dans les pratiques thérapeutiques31. Fondé sur les principes épistémologiques des rapports du physique et du moral, le traitement moral vise en effet à faire sortir l’aliéné de son isolement. Dès lors, il convient autant d’agir sur les corps (parfois de manière violente) que sur le moral en utilisant des méthodes qui doivent rendre possible ce « dialogue avec l’insensé », justifiant l’importance accordée aux différentes formes de parole, communication orale, mais aussi danse, musique ou théâtre, autant d’outils thérapeutiques utilisés par Pinel à Bicêtre mais aussi par l’abbé Sicard dans son établissement pour les sourds32. Sur ce point, il semble incontestable que Coulmier ait tenté de développer, en leur donnant plus de portée, certaines des expériences menées dans d’autres établissements. Si les archives ne permettent pas de préciser la nature des spectacles, il apparaît que, sur ce point, Charenton constitue un lieu d’expériences pour des pratiques souvent redécouvertes au XXe siècle33. Comme le rappelle cet extrait d’un « Avis » vantant les ressources offertes par l’hôpital, les malades disposent, selon leur richesse, de logements et de services différents : « Il y a des chambres communes, des chambres particulières à cheminées et des appartements composés de plusieurs pièces pour ceux à qui leur fortune permet la facilité d’avoir un domestique particulier. Des terrasses du grand jardin sont destinées à la promenade ; on conduit dans la campagne les malades dont l’état permet de sortir au-dehors. Il y a des salles d’assemblées, de billard et de jeux tels que les dames, les échecs, le trictrac, et une bibliothèque ; enfin, on y réunit tous les genres d’amusement et de distraction : car l’isolement est un moyen d’augmenter la folie, tandis que la société et la vie commune en est un de l’adoucir. La table y est bonne, cette jouissance étant souvent la seule qu’on puisse procurer dans cet état : la nourriture consiste en potages, viandes et volailles bouillies et rôties, poisson, pâtisseries, légumes et fruits. Le prix du pensionnat diffère à raison de l’aisance et des jouissances que la fortune de l’individu permet à sa famille de lui procurer : le minimum est de six cents francs par an. La famille fournira le coucher, quatre paires de draps, deux douzaines de serviettes, et se chargera de l’habillement : la maison pourra procurer ces objets moyennant une somme additionnelle dont on conviendra »34.

16 Même si aucune source ne permet d’en connaître la nature, l’organisation de spectacles mettant en scène des malades constitue un moyen susceptible de favoriser leur guérison et entre dans une stratégie publicitaire indéniable. Pour le directeur, toujours

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soucieux de trouver des ressources, l’organisation de ces spectacles sert aussi à attirer un public de curieux, venus pour des raisons plus ou moins avouables, qui paie pour assister à ces représentations. Même si les archives à disposition ne permettent pas d’en mesurer la place exacte, il semble que Charenton se soit ainsi imposé dans la géographie des théâtres parisiens, particulièrement à partir de l’entrée comme « pensionnaire » du fameux marquis Donatien de Sade (1740-1814), le 7 floréal an XI (27 avril 1803)35. Ce dernier a sans doute bénéficié d’une initiative lancée avant lui et l’on peut croire que, sous sa direction, les spectacles proposés ont bénéficié d’une portée plus grande.

17 De manière générale, il semble que le personnel de Charenton soit parvenu à imposer la réputation de l’établissement comme espace thérapeutique où les conditions de vie des patients ne sont pas négligées. En 1804, le médecin adjoint, Charles-François Giraudy, qui vise indéniablement à valoriser l’établissement, signale que la nourriture est « saine et abondante […] Elle est la même pour l’indigent et pour le riche ; et là l’observateur voit avec plaisir que le mot Égalité n’est pas un mot vide de sens. Un potage, un bouilli, une entrée et un dessert forment le dîner ; un rôti, un entremets compose le souper ; et l’on donne à chaque repas une quantité de vin proportionné à l’état de chaque malade »36. Soucieux encore de promouvoir les efforts du personnel pour améliorer les conditions de vie des malades, il décrit encore dans le Journal général de médecine, une « gangue de force » qui devait remplacer la camisole de force afin de diminuer les souffrances liées aux entraves37. Durant son administration, Coulmier se montre d’ailleurs curieux des possibles découvertes thérapeutiques dans le domaine du traitement de la folie. En 1807, il écrit par exemple à un de ses confrères, Pierre- Antoine Prost (1770-1832), directeur depuis 1805 d’une Maison de santé située à Montmartre (au n° 4 de la rue Trainée, actuelle rue Norvins), qui, dans son ouvrage Coup d’œil physiologique sur la folie38, propose de nouvelles hypothèses sur les causes des malades mentales39. Plusieurs témoignages postérieurs rappellent en outre que l’établissement était largement ouvert sur la ville de Charenton, les patients, du moins ceux qui en avaient la possibilité, étant libres de se promener hors des limites de l’hospice, pouvant même se rendre à Paris40. Sous l’administration de Coulmier, l’hôpital semble bénéficier d’une aussi bonne réputation que les établissements parisiens, les autorités administratives et les particuliers n’hésitant pas à y envoyer les patients souffrant, à des degrés divers, d’une folie réelle ou supposée. L’établissement accueille ainsi le marquis de Sade, le chansonnier Théodore Desorgues ou le conventionnel, député d’Indre-et-Loire, Jacob Louis Dupont (1755-1813) à partir de 1798. La bonne réputation de son établissement entre sans doute en compte dans l’élection de Coulmier autant au Corps législatif en 1799 que dans diverses institutions locales : il est président du conseil électoral de Sceaux puis du canton de Charenton. Il inspire même quelques auteurs de pièces de théâtre, tel Joseph Berchoux, auteur du Philosophe de Charenton en 180341. Or, les choses vont se dégrader assez rapidement. En 1805, Gastaldy décède. Son remplacement va être à l’origine d’un conflit particulièrement violent aboutissant à la perte de Coulmier.

Charenton, théâtre de la cruauté ?

18 À la suite du décès de Gastaldy, plusieurs réseaux d’influences et de solidarités se mobilisent pour peser sur le choix du successeur auprès du ministre de l’Intérieur,

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Champagny. Coulmier transmet à ce dernier une « fiche de poste » qui détaille les contraintes de la fonction42. Il en profite pour proposer une liste de quelques noms : « Je crois qu’il est d’une nécessité pour ainsi dire indispensable que la personne que vous aurez la bonté de choisir réside à Charenton. […] Ce qui me détermine à proposer pour un des candidats M. Deguise, nommé en l’an 4, chirurgien de l’hôpital de Charenton, qui depuis cette époque et conformément aux nouveaux règlements, a été nommé docteur en médecine […] M. Sédillot, médecin très estimable, sollicite la place. Il est protégé par M. le sénateur Lacepède, grand chancelier de la Légion d’Honneur, par M. [Baviere], sénateur, recommandations respectables et infiniment honorables pour M. Sédillot. Mais il est très occupé sur la place de Paris. Secrétaire de la Société de médecine, je craindrais que ces grandes occupations ne lui permissent pas de donner aux malades tous les soins qu’exige leur pénible situation »43.

19 D’autres personnalités cherchent alors à placer leur protégé, Pinel faisant alors campagne en faveur de son élève Jean-Étienne Esquirol (1772-1840). Or la décision est prise le 23 janvier 1806, en partie par les membres d’une commission composée de Joseph-Marie de Gérando, Mathieu de Montmorency et Barbier-Neuville qui décident de nommer Antoine-Athanase Royer-Collard. Ce dernier est « protégé et lié avec M. Portalis, secrétaire général du ministère du Culte ; et quelque temps avant la disgrâce de ce dernier, il était sur le point d’être nommé par lui, inspecteur général de la librairie ». Il est aussi frère du député Pierre Paul Royer Collard, professeur d’humanités, dans la congrégation libre de l’Oratoire, il est employé pendant quelque temps à l’administration des vivres des Alpes, emploi qu’il abandonne en 179744. Après avoir soutenu une thèse de doctorat en 180245, il devient rédacteur de la Bibliothèque médicale en 1803 46 et participe à la légitimation de la loi du 19 ventôse an XI de réorganisation de la profession médicale. Il n’a pas forcément une très bonne réputation au sein du monde médical. Dès sa prise de fonction à Charenton, Royer- Collard est sollicité comme « expert » par les tribunaux de la Seine dans plusieurs affaires familiales pour mesurer la maladie d’individus placés en tutelle par leur famille. Mis en cause dans l’une d’entre elles, Royer-Collard doit se défendre en publiant en décembre 1806 des Observations47 où il s’en prend particulièrement à Jean- Baptiste Pussin (1745-1811), le fameux auxiliaire de Pinel.

20 Entre 1806 et 1814, Coulmier et Royer-Collard vont s’affronter de manière de plus en plus violente, chacun n’hésitant pas à user de tous les moyens pour s’attaquer à la réputation de son adversaire48. Dans une lettre envoyée le 29 janvier 180649, Royer- Collard informe Coulmier de sa nomination à la place de médecin chef et s’enquiert auprès du médecin Deguise de l’état des malades. Le nouveau médecin souhaite recevoir les registres d’entrée et de sortie des malades, registres tenus par Coulmier et relevant de prérogatives administratives. Deguise l’informe par ailleurs de la difficulté à obtenir certains renseignements sur l’état des malades et la cause de leur maladie : « M. de Coulmier à qui j’ai fait part du désir que vous aviez de composer la liste des malades actuellement en traitement à Charenton m’a dit qu’il s’occuperait de ce travail aussitôt que, conformément à la volonté du ministre de l’Intérieur, il aurait évacué les malades de l’hôtel-dieu et de la police qui ont plus de six mois de résidence […] Vous demandez ensuite, Monsieur, des détails qui ne sont jamais parvenus à la maison vu la différente classe des malades qui y viennent de la police de l’Hôtel-dieu, des Invalides. Messieurs Coulmier et Gastaldy, malgré le zèle qui les animait, n’ont jamais pu parvenir à avoir des renseignements que pour quelques pensionnaires. Très peu de malades sont dans le cas de les donner. Vous

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reconnaîtrez par l’habitude de la maladie que l’on est obligé d’aller longtemps en tâtonnant »50.

21 L’étude du corpus de sources conservé dans les Archives départementales du Val de Marne51 permet de revisiter en partie ce conflit et plus généralement de découvrir les activités du directeur de l’hôpital de Charenton52. Le conflit entre Coulmier et Royer- Collard est loin d’être anecdotique car il touche aux principes et aux pratiques du « traitement moral » ainsi qu’aux rapports de pouvoir au sein d’un établissement de santé dans un contexte de transformation théorique et sociale de l’espace médical53. La Légion d’Honneur, que Coulmier reçoit sous l’Empire semble témoigner de la satisfaction des autorités… et pourtant.

La question des registres et du contrôle des noms

22 Dès les premiers jours de 1806, les demandes réitérées de Royer-Collard d’accéder aux registres des malades deviennent un objet de conflit. Ce dernier ne cesse en effet de justifier ses demandes par la volonté de mieux connaître ses malades et de pouvoir ainsi mieux les soigner : « Je sais parfaitement, Monsieur, que ce n’est point à force de médicaments qu’on guérit l’aliénation et en vous demandant quelques détails sur les méthodes de traitement employés jusqu’ici dans l’hospice, j’étais loin de supposer que ces méthodes eussent dû consister dans une suite de moyens actifs. Mais il importe à votre humeur et au mien [sic] que l’hospice de Charenton ne soit pas tenu, quant à la partie médicale, avec moins d’exactitude et de régularité que celui de la Salpêtrière et de Bicêtre ; et je sais de manière la plus positive qu’à la Salpêtrière, en particulier, on tient un état fort détaillé de tous les aliénés qu’on y reçoit […]. Voilà ce que je désire faire à Charenton »54.

23 Face aux refus successifs de Coulmier, Royer-Collard décide de créer ses propres registres, une initiative qui lui vaut la plus grande hostilité du directeur. Il ne cesse de justifier la nécessité thérapeutique d’enquêter sur les malades : « Lorsque j’entrai en fonction, mon premier soin fut de vous prier de me faire donner un état exact de tous les malades qui existaient alors dans la maison avec l’indication de leur nom, de leur âge, de leur profession, de l’espèce de maladie dont ils étaient atteints, des causes auxquelles on en attribuait le développement et du traitement qu’ils avaient subi. Cet état me paraissait nécessaire pour agir avec connaissance de cause et rien en effet ne pouvait le suppléer. Vous eûtes la bonté de me le promettre à diverses reprises, mais soit défaut de temps soit défaut de zèle de la part de ceux que vous en aviez chargés, l’année s’est passée sans qu’il n’ait été fourni au moins complètement [À défaut d’obtenir ce registre] toutes les fois qu’un nouveau malade a été admis dans la maison, je l’ai interrogé sur son âge, sur sa profession, sur les diverses circonstances qui avaient précédé, accompagné et suivi l’invasion de la maladie. […] Je me suis servi de toutes ces notes réunies pour tracer une histoire abrégée de chaque malade ; j’y ai suivi les maladies dans toutes leurs phases et depuis leur commencement jusqu’à leur terminaison. [Selon un membre de la maison] vous désireriez qu’il n’y eut point d’autre registre des malades que celui que vous faites tenir par l’administration de la maison ; vous voudriez qu’on ne me remit aucun état indicatif de leur entrée, de leur sortie, non plus que de leurs noms ; vous irez même jusqu’à exiger que je ne prisse aucune note sur leur personne ni aucun renseignement sur leur position, c’est-à-dire que je serai obligé de traiter des malades sans les connaître […] qu’il me serait défendu de suivre leur histoire et de la rédiger, que je ne pourrais dans aucun temps revenir sur le passé et me rendre compte à moi-même de mes opérations »55.

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En janvier 1807, Coulmier semble rechercher encore le compromis mais reste inflexible concernant son refus de communiquer au médecin les noms des malades : « C’est précisément ce travail abrégé de chaque malade qui m’a effrayé si les noms s’y trouvaient et m’a fait prendre la ferme résolution de ne pas vous les communiquer. Ce tableau serait sans contredit instructif pour le traitement de la maladie, mais pourquoi dans un travail de ce genre mettre les noms des malades intéressants par eux et par les familles auxquelles ils appartiennent. Ne sont-ils assez malheureux par leur situation sans les exposer à voir leurs noms consignés dans un registre in-folio qui serait destiné à tracer le tableau des misères humaines. Il a, vous le savez, un cruel préjugé contre la maladie que l’on traite à Charenton, tout injuste qu’il soit, il n’en existe pas moins »56. On peut interpréter les refus de Coulmier comme la marque d’un caractère « tyrannique » soucieux de conserver ses prérogatives administratives contre les empiètements du pouvoir médical. Derrière cette lutte autour des registres se dévoile une autre question, celle de l’identification des malades et de la préservation de leur vie privée. Le registre établi avant l’arrivée de Royer-Collard comprend 18 colonnes dont « 1. La lettre initiale du nom du malade [en note : j’évite par ce moyen d’attacher publiquement le nom des familles à une maladie qui porte encore l’empreinte des faux préjugés] ; 2. le sexe ; 3. l’âge ; 4. Le tempérament ; 5. la profession ; 6. L’invasion de la maladie ; 7. L’entrée dans la maison […] »57.

24 Selon Coulmier, il s’agit en effet de protéger le « secret » des familles et des malades, non pas aux yeux d’un médecin, mais plus généralement aux yeux d’un public contre lequel le malade doit être protégé.

25 Si les registres existent, ils doivent ainsi être gardés « en sûreté dans un greffe » et n’être consultés que « quand la nécessité l’exige ». Le risque, en autorisant Royer- Collard à enquêter et à tenir les registres, est de voir circuler le nom des malades et de mettre en cause le secret qui doit être garanti. S’il refuse de communiquer le nom des malades, Coulmier s’engage, pour aider le médecin, à communiquer le prénom, l’âge, la profession et le département d’origine du malade car « c’est les malades que vous devez traiter, non les noms. Ils vous sont inutiles et ce serait préjudiciable aux intérêts de la maison qui nécessairement perdrait la confiance de l’opinion publique »58. Selon Jan Goldstein, l’attitude de Coulmier serait à replacer dans la continuité du respect ecclésiastique pour le secret de la confession59. On peut également rappeler que sous l’Empire, le refus des pratiques susceptibles de devenir les matériaux administratifs d’un renforcement d’un contrôle policier ne doit pas être négligé. En 1813, Coulmier justifie encore son refus d’imposer de nouvelles normes d’identification des malades : « Je n’ai refusé à M. Royer-Collard qu’un nouveau registre qu’il demandait et désirait avoir chez lui en dépôt qui contiendrait les noms des malades, les prénoms, l’âge, le lieu de naissance, l’état de sa fortune, l’état de ses parents, le nom de sa femme, le nombre de ses enfants, questions dont la plupart ne pouvaient intéresser l’art de la médecine. Ce registre est un dépôt sacré […] et ne doit pas sortir des archives de l’administration. Ce refus est fondé sur l’intérêt de la société et sur la demande de la plupart des parents qui redoutent le préjugé fâcheux que l’on a contre la folie que l’on pense héréditaire ce qui est un obstacle à beaucoup d’alliance dans un degré même éloigné ».

26 S’il est traditionnel de considérer les hospices et autres asiles comme des institutions d’État susceptibles de participer à l’enfermement des ennemis politiques, il convient aussi de constater que, sous la Révolution, certains de ces établissements ont servi de refuge à ceux qui, dans différents contextes, ont pu être inquiétés et poursuivis. Dirigé par l’abbé Sicard, l’Institut national des sourds et muets a ainsi accueilli des prêtres ou religieux réfractaires qui ont rejoint le personnel d’encadrement. Sous l’Empire, on

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peut penser que Coulmier cherche à éviter que les registres lui échappent afin de protéger certains malades, en particulier ceux qu’il désigne dans une des ses lettres comme les « prisonniers d’État », susceptibles d’être déplacés par les autorités dans des prisons sans doute beaucoup plus contraignantes. Il convient sans doute de considérer que la Maison de Charenton a pu être, sous l’administration de Coulmier, un refuge pour certains prisonniers, enfermés pour des raisons administratives et politiques, qui ont pu bénéficier de certaines libertés dont ils auraient été privés ailleurs. Il semble que c’est justement ce régime de liberté et la présence de ces prisonniers dans l’établissement que dénonce, au nom de la science médicale, Royer-Collard60. C’est d’ailleurs dans cette perspective que ce dernier déplace ses attaques contre Coulmier pour s’en prendre violemment à la présence du marquis de Sade au sein de l’hospice. À partir de 1808, les attaques du médecin se cristallisent en effet contre Sade. Royer- Collard instrumentalise les fantasmes dont ce dernier est déjà l’objet pour stigmatiser l’administration de Coulmier et dénoncer les aberrations thérapeutiques dont l’hôpital serait le théâtre.

Sade à Charenton : un mythe ?

27 En 1808, la présence de Sade devient un moyen de fragiliser la position de Coulmier. Dans une lettre envoyée au ministère, Royer-Collard affirme qu’« il existe à Charenton un homme que son audacieuse immoralité a malheureusement rendu trop célèbre, et dont la présence dans cet hospice entraîne les inconvénients les plus graves. […]. Cet homme n’est pas un aliéné. Son délire est celui du vice, et ce n’est point dans une maison consacrée au traitement médical de l’aliénation que cette espèce de délire peut être réprimée. […] On a eu l’impudence de former un théâtre dans cette maison, sous prétexte de faire jouer la comédie par les aliénés, et sans réfléchir aux funestes effets qu’un appareil aussi tumultueux devait nécessairement produire sur leur imagination ». Ainsi, « il regarde comme un scandale public que cet homme immoral [Sade] dirige le petit théâtre que le directeur de l’hospice, Mr. de Coulmier, a cru devoir autoriser dans l’intérieur pour l’amusement et la distraction des malades »61. Un fonctionnaire du ministère de l’Intérieur reprend les arguments du médecin-chef de Charenton, dénonçant l’entière liberté dont bénéficie Sade et les dangers qu’il communique avec des détenus des deux sexes. À la fin de son rapport, ce médecin demande à faire déplacer Sade pour que les autres malades ne soient pas corrompus62. En septembre 1808, le préfet Dubois présente un rapport au ministre dans lequel il note qu’il « est vrai aussi qu’il est le maître de déclamation des acteurs et actrices qui jouent la Comédie sur le Théâtre que le Directeur de l’hospice de Charenton a fait élever. Ce directeur que j’ai fait appeler à ma préfecture, convient du fait, et dit même à cet égard qu’il a beaucoup d’obligation à de Sade parce que regardant la comédie comme un moyen curatif de l’aliénation d’esprit, il se trouve heureux d’avoir dans son hospice un homme capable de former à la scène des aliénés qu’il veut guérir par ce genre de remède. Ce n’est point à moi, mais aux médecins à décider si ce moyen curatif produit les résultats avantageux dont se félicite le Directeur de l’Établissement ». Dubois estime que, si la présence de Sade à Charenton constitue un scandale, il faut le transférer au château de Ham où il serait entretenu aux frais de sa famille63.

28 En juin 1810, alors que sa situation s’est affaiblie du fait du décès de son protecteur Thouret, Coulmier doit solliciter une entrevue avec le ministre de l’Intérieur qui semble avoir témoigné de son mécontentement lors d’une visite (« j’ai été atterré lorsque je

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n’ai trouvé dans votre abord que l’expression du mécontentement après l’examen le plus sévère, n’ayant pas eu l’honneur d’être connu de vous, je n’ai pu attribuer cette défaveur qu’à quelque ennemi secret qui aurait tenté par de noires calomnies de me desservir auprès de vous »64). Coulmier rappelle l’attention portée à l’amélioration des conditions de vie des patients et insiste sur l’approche philanthropique dans laquelle devait s’inscrire la pratique thérapeutique. Il réitère ses reproches contre Royer- Collard qui a toujours refusé d’adapter ses heures de visite aux rythmes de vie des malades : « M. le docteur, trouvant qu’il était pénible pour lui de faire les visites pendant les mois de novembre, décembre, janvier et février à 6 heures du matin, conformément au règlement, a désiré ne les faire qu’à 9 heures, heure qui n’est pas avantageux [sic] aux malades parce qu’alors l’heure pour distribuer les médecines et autres médicaments étant expirée, il fallait absolument remettre la distribution des remèdes au lendemain »65.

29 Nommé inspecteur général des écoles de Médecine en 1809, Royer-Collard renforce à l’inverse, sa position au sein de la communauté médicale. Le 14 août, la Société médicale qu’il préside rejoint, sous l’impulsion du ministre de l’Intérieur, la Société académique de médecine présidée par Antoine Portal (1842-1832). À cette occasion, Royer-Collard prononce un discours particulièrement offensif contre la situation d’anarchie dans laquelle se trouve, selon lui, la médecine en France66. En 1812, des dénonciations de plus en plus nombreuses contre la gestion de Coulmier justifient l’intervention du Conseil d’État. Dès le mois de janvier, le ministre de l’Intérieur demande à un auditeur du Conseil d’État de se rendre à Charenton. Il faut attendre une année pour que Pepin de Belle-Isle, auditeur au Service extraordinaire du Conseil, commence son inspection. Coulmier intervient directement auprès des autorités pour tenter de répondre aux attaques de Royer-Collard. En mai 1812, il écrit à Barbier Neuville, chef de la 3e division du ministère de l’Intérieur, un des protecteurs de Royer- Collard : « J’ai cru que le temps pouvait affaiblir ce vif intérêt que vous portiez à M. Royer- Collard qui ne pouvait être fondé que sur les liaisons ou l’amitié que l’on conserve naturellement pour des compatriotes et ses alliés sans analyser ni les talents ni le zèle avec lequel on doit s’occuper des infortunés qui doivent trouver des secours dans l’art de la médecine. [Coulmier rappelle ses préventions lors de la nomination de Royer-Collard et le système mis au point pour organiser les visites] M. le médecin a eu la dissimulation de concentrer son mécontentement qui s’est accru par mon opposition à beaucoup d’innovations qu’il voulait faire, par mes représentations sur la manière dont les visites se faisaient, sur le temps qu’il employait à consulter plutôt les pensionnaires sur leurs noms, sur leurs pays, l’état et la fortune de leurs parents, questions curieuses qui ne pouvaient pas intéressées l’art de la médecine, sur des réflexions qu’il se permettait, souvent injurieuses et toujours pénibles à être entendues par des malades qui n’étaient pas dans un état de demence absolue. [Coulmier critique l’attitude de Barbier Neuville qui ne l’a jamais informé des accusations de Royer-Collard] votre air glacial et vos promesses évasives m’affligeaient au point que j’ai été forcé de prendre le parti de ne plus vous voir ni vous consulter »67.

30 C’est dans ce contexte qu’est publiée la Notice sur l’hôpital de Charenton, une véritable charge particulièrement scandaleuse contre Coulmier rédigée par Hipollyte de Collins68. Ancien officier de cavalerie, Collins insiste particulièrement sur le lien entre Coulmier et Sade (« La première chose qui s’offre à mes regards est sa liaison intime avec un monstre voué à l’exécration publique »69). Collins dénonce surtout les effets du théâtre (avec gradins, loges et fosse d’orchestre qui se situait sous la salle des femmes aliénées)

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où seraient jouées les pièces de Sade : « Quelle confiance peut inspirer un Directeur auprès duquel on a souvent accès et faveur par un être auquel je ne puis donner le nom d’homme ; un Directeur qui consent à prendre un tel panégyriste ; qui fait jouer publiquement sur son théâtre une pièce faite par lui et à sa louange, dans laquelle on trouve les flatteries les plus basses et où on le compare aux dieux mêmes […] J’ai vu tout un public frémir d’horreur à ce spectacle, tandis que le Directeur général rougissait de colère de n’entendre aucun applaudissement dans la salle »70. Ces accusations, sans doute à l’origine d’un véritable mythe construit autour du théâtre de Sade à Chrenton, fragilisent d’autant plus Coulmier que ce dernier semble résister à certaines sollicitations des autorités administratives qui cherchent à renforcer la surveillance sur les patients, signe évident du rôle d’espace-refuge que pouvait jouer sous l’Empire la Maison de Charenton. Coulmier semble en effet refuser de répondre favorablement à certaines demandes émanant du ministère comme celle de rédiger un rapport sur un individu rattaché à l’administration de l’hôpital71. Coulmier prétend ne pas connaître l’individu en question, mais profite de l’opportunité pour dénoncer Royer-Collard et rédiger une lettre de délation contre lui : « la grande inquiétude que j’éprouve d’après votre lettre provient du silence que j’ai gardé par délicatesse sur une personne dont les principes sont absolument opposés aux vues du gouvernement et surtout par la crainte que j’avais que l’on impute ma déclaration à un projet de vengeance contre un ennemi qui, depuis quatre ans, ne cesse de me calomnier et de me causer les plus cruels chagrins. [..] Je parle de M. Royer-Collard, docteur en médecine, homme d’un esprit très délié, adroit et insinuant, que les rapports que j’ai eu par ma place avec lui m’ont mis dans le cas d’apprécier et de pouvoir juger de ses principes politiques, qui a des relations très intimes dans vos bureaux, qui est un des inspecteurs de l’Université, place qui lui donne de l’influence sur les maîtres et les élèves. […] Le vendredi 30 [octobre], […] , Monsieur Royer-Collard, en parlant de la conspiration [de Malet] et de ses auteurs s’est permis de dire que l’événement qui venait de se passer, était la preuve la plus complète qu’il n’y avait en France ni gouvernement ni dynastie et que le tout reposait sur la pointe d’une aiguille. Son opinion sur le gouvernement pourra être répétée et confirmée par des personnes dignes de foi qui en ont été aussi indignées que moi »72. Dans cette lutte, Royer-Collard va s’appuyer sur l’affirmation de son autorité médicale pour écarter Coulmier.

L’affirmation du pouvoir médical : la révolution terminée ?

31 Dans une lettre du 9 juillet 1813 de Royer-Collard, ce dernier reproche à Coulmier d’empiéter sur ses fonctions thérapeutiques. Pour Royer-Collard, il doit y avoir un partage des tâches, revendication qui s’appuie sur une décision ministérielle : « vous n’ignorez pas que le dernier arrêté de son excellence, le ministre de l’Intérieur, relatif à la maison de Charenton, porte expressément que le médecin en chef est exclusivement chargé de prescrire le régime que doivent suivre les malades et le traitement qui doit leur être administré ». Le médecin cherche à intervenir sur le placement des malades dans les différents quartiers : « le régime ne comprend-t-il pas nécessairement, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le rappeler dans ma lettre du 12 mai dernier, la détermination des lieux où doivent être placés les malades, le choix des personnes et des objets avec lesquels on peut les mettre en communication, et la mesure de liberté qu’il convient de leur accorder ? ». À ces conflits de compétence s’ajoutent des enjeux

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concernant l’administration même de l’hôpital et, plus précisément, les « libertés » concédées aux malades : « Il est encore un abus que vous entretenez, et qui doit cesser. Plusieurs malades ont la liberté, non seulement d’errer à leur gré dans l’intérieur de la maison, mais même de se promener seuls au dehors, au risque de s’y livrer à des extravagances et des troubles d’ordre public par des scènes désagréables. Je vous répète que c’est à moi à déterminer la mesure de liberté dont chaque malade peut jouir, et que vous ne devez par conséquent laisser sortir de la maison que ceux que j’en aurai jugés capables ».

32 À l’idéal de régénération issu de l’entreprise révolutionnaire auquel le traitement moral de Pinel donne corps succède un nouveau régime de savoirs qui transforme radicalement le regard sur l’aliéné qu’il s’agit désormais autant de contrôler que de soigner. Même si Esquirol continue le traitement moral lors de sa direction, la rupture avec le projet de Coulmier est bien nette. De plus en plus rapportée à des causes physiques ou physiologiques, la maladie est désormais interprétée en termes de dysfonctionnements singuliers. S’il s’agit toujours de s’inscrire dans le paradigme du physique et du moral, l’approche thérapeutique consiste ainsi à rétablir l’équilibre dans l’individu, le rôle du milieu ou de l’environnement passant dès lors au second plan. La promotion du rôle de la sociabilité ou des distractions dans le « traitement moral », telle que pouvait la défendre Coulmier, est désormais mise en cause en faveur d’une prise en charge médicale beaucoup plus individualisée, au risque naturellement de responsabiliser le malade sur le succès ou l’échec de la thérapie. De manière plus générale, la pratique thérapeutique n’est plus considérée comme participant à une logique d’inclusion politique, les possibilités de soigner et de transformer le fou en citoyen étant désormais présentées comme plus réduites. Dès lors, on s’interroge plus sur les conditions physiologiques ou anatomiques de la folie et sur la responsabilité judiciaire de l’aliéné que sur la possibilité de le perfectionner. Face à cette offensive, Coulmier rédige, en septembre 1812, une longue justification de son administration, véritable plaidoyer en faveur du traitement moral incarné par le médecin Gastaldy. Il rappelle certaines des activités thérapeutiques qu’ils proposaient aux malades : « Nous cherchions à les dissiper par des jeux innocents, les concerts, la danse, des comédies dont les rôles étaient remplis par des malades, ce qui excitait entre eux une véritable émulation […] Ces occupations les tenaient en activité, éloignaient les idées mélancoliques, source trop commune du délire. […] Ce traitement moral approuvé par les personnes les plus respectables, par des étrangers qui sollicitaient avec empressement des billets d’entrées pour être témoins de l’influence des arts sur le moral comme sur le physique, était parvenu à établir une réputation à la maison de Charenton […] ».

33 Coulmier mentionne encore le fait qu’il a accepté d’augmenter le traitement de Royer- Collard (1 000 francs), mais qu’en échange, ce dernier n’a pas fait plus de visites. Derrière les arguments scientifiques, une campagne de délation est menée contre le directeur comme en témoignent différentes lettres réunies aux Archives nationales73. Alors que les descriptions physiques de Coulmier servent alors à le stigmatiser (effet pervers des usages des rapports du physique et du moral)74, il semble que Royer-Collard suscite de faux témoignages pour perdre Coulmier : accusation de pédophilie, de tentative de viol, d’alcoolisme. Ainsi, un militaire, accusé de voler les autres détenus, accuse ce dernier des pires maux et finit sa lettre d’aveux adressée au ministre de la Police par cet appel au secours : « La seule grâce que je vous demande, Monseigneur, est de me faire transférer à Bicêtre, à Brest, à Rochefort, aux Isles Marguerite, à Missicipi

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[sic], au bout du monde, chez les anthropophages même, voulant absolument sortir de ce gouffre où triomphe le vice »75. Les accusations de pédophilie et de viol, toujours justifiées par sa proximité avec Sade, ne font que salir davantage sa réputation. Coulmier tente de faire appel au public qui assistait à ces traitements (« J’invoque le témoignage éclairé de tous les amis de l’humanité qui ont été témoins de la décence, de l’ordre établi dans la réunion des infortunés dont les chagrins étaient suspendus […] par ce traitement moral ; celui des respectables mères de famille qui assistaient aux plaisirs innocents des pensionnaires et qui y conduisaient leurs enfants »). Le 30 mai 1814, Coulmier est démis de ses fonctions et est remplacé par l’administrateur Roulhac Dumaupas qui rédige, avec Royer-Collard, un nouveau règlement intérieur promulgué par le ministre de l’Intérieur en octobre 1814, quelques semaines avant la mort de Sade. Coulmier semble retrouver sa fonction lors des Cent Jours mais est définitivement renvoyé en 1815.

Pour une histoire politique de la folie à Charenton

34 Si « l’enfer de Théodore Désorgues s’appelle l’oubli »76, celui de Coulmier s’appelle au contraire la mémoire construite au lendemain de sa défaite qui fixe pour longtemps sa mauvaise réputation. Les différentes notices biographiques, récits ou histoires rédigées dans les années 1820-1830 « par les vainqueurs » vont en effet canoniser de manière négative la figure de Coulmier. Entré en fonction comme directeur en 1826, Esquirol va fixer la légende noire de ce dernier en construisant une « image d’Épinal de son asile »77 dans son Mémoire historique et statistique sur la maison royale de Charenton78. Ces critiques se diffusent largement comme peut l’illustrer la notice publiée en 1836 dans la Biographie universelle ancienne et moderne des frères Michaud : « De nombreuses plaintes s’élevèrent contre son administration, où il avait introduit un système très bizarre pour l’amusement, et même, disait-il, pour la guérison des aliénés. II leur procurait des spectacles de différents genres, réunissait souvent les deux sexes et laissait entrer dans la maison un grand nombre d’étrangers, ce qui avait donné lieu à d’incroyables abus. Coulmier lui-même, quoique d’un âge avancé, d’une constitution faible et d’une taille contrefaite, était fort relâché dans ses mœurs. Il s’était lié étroitement avec l’infâme de Sade, et cet homme odieux lui avait communiqué tous ses vices. Cet état de désordre dut cesser en 1814 à l’époque de la restauration et le directeur Coulmier perdit alors sa place. Se prétendant persécuté par les Bourbons, il y rentra en 1815, après leur départ ; mais il la perdit de nouveau après le second retour de Louis XVIII, et mourut dans l’obscurité le 4 juin 1818 »79.

35 Ces récits vont servir de matériaux aux historiens de la folie du XXe siècle. Les jugements négatifs portés sur Coulmier sont alors repris dans les travaux des étudiants de médecine80. Ils alimentent encore les imaginaires sur la folie dont la pièce de théâtre de Marat/Sade de Peter Weiss n’est qu’un exemple 81. À leur tour, Gauchet et Swain érigent Coulmier et son administration en symboles des archaïsmes médicaux et des erreurs politiques de la Révolution française. L’opposant systématiquement à Esquirol, incarnation à leurs yeux de la médecine « moderne » sur laquelle ils s’appuient82, ils ne cessent de critiquer l’expérience de Coulmier. Ils reprennent à leur compte, et sans aucune distance critique, les attaques les plus grossières adressées à ce dernier dans le contexte de luttes rappelées précédemment. Dès lors, Coulmier et son administration sont ravalés au rang d’un archaïsme teinté plus ou moins de charlatanisme83. Nos deux auteurs en viennent ainsi à réduire l’administration de Coulmier à une expérience

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extra-médicale. Ainsi, indifférents aux enjeux de la lutte entre l’administrateur et le médecin-chef, ils concluent qu’à « beaucoup d’égards, Coulmier semble avoir fondé le succès commercial de son entreprise sur l’exploitation des attitudes les plus traditionnelles en matière de folie (à commencer par l’intérêt pour le spectacle des fous) »84. Charenton et Coulmier vont encore occuper une place de choix dans l’ouvrage de Laure Murat qui consacre à son tour un long développement au séjour de Sade à Charenton. S’écartant de l’interprétation de Gauchet et de Swain, elle insiste particulièrement sur les relations privilégiées entre le « divin marquis » et l’ancien député à la Constituante en mettant en avant une proximité générationnelle, sociale et culturelle entre les deux acteurs, proximité qui devrait rendre compte de l’hostilité dont ils ont été tous les deux les cibles. L’appartenance à une certaine « culture » du XVIIIe siècle, largement idéalisée par l’auteur, devrait ainsi rendre compte du caractère subversif des deux hommes confrontés à la mise en ordre morale de l’Empire : « La grande originalité qui singularise Charenton, c’est bien le théâtre, auquel le nom de Sade donne des proportions sataniques. Je serais tentée de croire que le véritable scandale du théâtre de Charenton ne touchait pas tant aux questions thérapeutiques […] l’intolérable, pour les fonctionnaires de l’Empire et leurs successeurs, c’était l’ouverture, dans le monde forclos de l’asile, que représentait cette "autre scène", libre de tout contrôle idéologique, où Sade réhabilitait ce que la fête révolutionnaire et la propagande impériale, dans la raideur abstraite de leurs poses néoclassiques, avaient concouru à écraser : la matérialisation des corps et la circulation du désir »85.

36 Cette approche permet à l’auteur de réhabiliter deux figures qui apparaissent ainsi plutôt sympathiques, mais éclaire-t-elle vraiment sur les raisons de l’éviction de Coulmier et sur les enjeux politiques qui entourent l’histoire de Charenton entre le Directoire et l’Empire ? Faute de sources, il est impossible de confirmer le rôle joué par Sade et le théâtre à Charenton… Faut-il voir dans le théâtre de Sade à Charenton un « mythe » construit pour salir la réputation de Coulmier ? Sous couvert d’écrire une histoire politique de la folie, Laure Murat, faute d’être réellement attentive au contexte et aux logiques politiques qui s’affrontent dans cette affaire, prêtant à l’inverse trop d’importance à des éléments qui participent plus de l’écriture romanesque (pensons à l’importance qu’elle accorde aux descriptions physiques des personnages !), en vient au contraire à proposer une lecture esthétisante et donc dépolitisée et désidéologisée de la folie. Alors que, derrière les condamnations lancées contre les pièces de Sade et la lutte qui oppose Coulmier au médecin Royer-Collard, il est possible de voir un épisode majeur de la mise en ordre impériale qui tourne le dos aux idéaux révolutionnaires et républicains, Murat invite le lecteur à lire cet épisode comme l’illustration de la transition entre un XVIIIe siècle aristocratique et libertin à un XIXe bureaucratique et bourgeois : « ces deux hommes du XVIIIe siècle, marqués par les privilèges de la naissance, conservent de l’ancien monde une vision cosmique, interne, nourrie de fantaisie, dans le sens fort du mot, à l’intérieur de deux notions que la Révolution a congédiées : le plaisir et la volupté. Issus de l’âge du libertinage, ils partagent l’insoumission aux conventions, le goût, surtout, du théâtre »86.

37 Si Coulmier a été finalement victime des attaques particulièrement violentes de Royer- Collard, ce n’est pas parce qu’il représentait la culture aristocratique et mondaine du XVIIIe siècle mais parce qu’il incarnait des principes et des valeurs issus des transformations politiques de la Révolution française dont il conviendrait de mieux mesurer l’empreinte dans cette histoire politique de la folie. Michel Foucault, en dépit

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des critiques dont il peut encore être l’objet, avait bien mesuré le rôle joué par cet événement dans l’histoire de la folie. À trop vouloir l’occulter, le risque est grand de donner l’illusion d’écrire une histoire politique de la folie en proposant finalement un simple catalogue des différents imaginaires politiques construits sur la folie. Si cette approche doit avoir sa place, elle ne saurait prétendre au rang d’histoire politique de la folie pour la simple et seule raison qu’elle serait fondée sur un travail d’archives et s’achèverait par une prise de position politique de l’auteur face aux dysfonctionnements du traitement de l’aliénation aujourd’hui. Sur ce terrain comme sur d’autres, il convient de s’efforcer de mieux connaître l’histoire politique et sociale de la Révolution française qui peut ainsi offrir un vrai laboratoire de réflexion et de questionnement pour l’historien de la folie et, plus largement, pour tous ceux qui s’interrogent sur les modalités et les effets politiques des opérations de qualification et de disqualification du social.

NOTES

1. Marcel GAUCHET et Gladys SWAIN, La pratique de l’esprit humain [1980], Paris, Gallimard, TEL, 2007. 2. Laure MURAT, L’Homme qui se prenait pour Napoléon. Pour une histoire de la folie, Paris, Gallimard, 2011. 3. Michel FOUCAULT Histoire de la folie à l’âge classique [1961 puis 1972], Paris, Gallimard, TEL, 1984 ; Robert CASTEL, L’Ordre psychiatrique. L’âge d’or de l’aliénisme, Paris, Éditions de Minuit, 1976 ; Jacques POSTEL et Claude QUÉTEL (dir.), Nouvelle histoire de la psychiatrie, Toulouse, Privat, 1983. 4. Voir le travail récent de Dominique GODINEAU, S’abréger les jours. Le suicide au XVIIIe siècle, Paris, Armand Colin, 2012. 5. Sur les rapports entre folie et justice, Nathalie ROBATEL (dir.), Le citoyen fou, Paris, PUF, 1991 ; Marc RÉNEVILLE, Crime et folie. Deux siècles d’enquêtes médicales et judiciaires, Paris, Fayard, 2003 ; Laurence GUIGNARD, Juger la folie. La folie criminelle devant les Assises au XIXe siècle, Paris PUF, coll. « Droit et Justice », 2010. 6. Philippe PINEL, Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie, Paris, chez Richard, an IX. 7. Sur Philippe Pinel, la bibliographie est importante. Signalons : Jacques POSTEL, Genèse de la psychiatrie, Le Sycomore, 1981 ; Jean GARRABÉ (dir.), Philippe Pinel, Paris, Les Empêcheurs de tourner en rond, 1994 ; Jan GOLDSTEIN, Consoler et classifier. L’essor de la psychiatrie française, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1997 ; Dora W. WEINER, Comprendre et soigner. Philippe Pinel (1745-1826). La médecine de l’esprit, Paris, Fayard, 1999 ; Jackie PIGEAUD, Aux portes de la psychiatrie. Pinel, l’ancien et le moderne, Paris, Aubier, 2001. 8. Merlin de Thionville, représentant du peuple à ses collègues, portrait de Robespierre, Paris, 1794, p. 1-2. 9. Par exemple, Dominique GARAT, Mémoires sur la Révolution ou exposé de ma conduite dans les affaires et dans les fonctions publiques, Paris, an III/1795, p. 24. 10. Antoine de BAECQUE, La gloire et l’effroi. Sept mort sous la Terreur, Grasset, 1997 ; Guillaume MAZEAU, Le bain de l’histoire, Seyssel, Champ Vallon, 2009. 11. « Éloge de Ferraud par Louvet à la Convention nationale », Moniteur universel, séance du 14 prairial an III, vol. 24, p. 608.

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12. Raymonde MONNIER, « Le tournant de Brumaire : dépopulariser la révolution parisienne », dans Michel VOVELLE (dir.), Le tournant de l’an III. Réaction et Terreur blanche dans la France révolutionnaire, Paris, Éditions du CTHS, 1997, p. 187-199. 13. Jean-Luc CHAPPEY, « Raison et citoyenneté : les fondements culturels d’une distinction sociale et politique sous le Directoire », dans Raymonde MONNIER (dir.), Citoyen et citoyenneté sous la Révolution française, Actes du Colloque de Vizille du 24-25 septembre 2005, Paris, Société des études robespierristes, 2006, p. 279-288. 14. Cette réflexion doit beaucoup aux discussions menées avec Anne Simonin, Pierre Serna, Clyde Plumauzille et Virginie Martin. 15. Jacques-Louis MOREAU DE LA SARTHE, « Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale par Ph. Pinel », Décade philosophique, section Art de guérir, 29e vol. , (mars-mai 1801), 3 e trim., p. 458-467. 16. Cit. dans François PICAVET, Les idéologues. Essai sur l’histoire des idées et des théories scientifiques, philosophiques, religieuses en France depuis 1789, Paris, F. Alcan, 1891, p. 174. 17. Marie-Geneviève RICHARD, L’histoire oubliée de Charenton-Saint-Maurice, Saint-Maurice, chez l’auteur, 1972 ; Pierre PINON, L’hospice de Charenton, Liège, Mardaga, 1989. 18. Gabriel VAUTHIER, « La maison de Charenton en 1790 », AHRF, 1926, tome III, p. 264-274 ; Jacques POSTEL, « Une visite des Commissaires de la Mairie de Paris à la Maison de Charenton en décembre 1790 », L’Évolution Psychiatrique, 49, 1, 1984, p. 257-262. 19. Sa nomination suit de près le coup d’État républicain du 18 fructidor an V(5 septembre 1797) contre les « royalistes ». 20. Jean-Luc CHAPPEY, La Société des Observateurs de l’homme. Des anthropologues sous Bonaparte, Paris, Société des études robespierristes, 2002 ; François BUTON, L’administration des faveurs. L’État, les sourds et les aveugles (1789-1885), Rennes, PUR, 2009. 21. AN, AJ16 6226, Fol. 313-314. 22. Son père, Jacques, écuyer seigneur d’Escolmiers, est Trésorier général de France à Dijon (1732-1757), puis secrétaire du roi à la grande chancellerie (1732-1757). Sa mère, Anne Rougeot, est la fille d’un Receveur général des domaines et bois en Bourgogne et Bresse, sœur de fermier général. Sa tante, Anne Simonnet, épouse en 1709 François Morel, négociant banquier à Lyon puis à Paris, secrétaire du roi à la grande chancellerie et conseiller à la monnaie de Lyon. Edna H. LEMAY, Dictionnaire des Constituants 1789-1791, Paris, Universitas, 1991, p. 240 23. Cette position lui rapporte une rente de 6 000 livres. Cf. Pierre-Yves LOUIS, « Monsieur de Coulmier : François-Simonet des Coulmier (1741-1818), dernier abbé régulier de l’assemblée nationale constituante et premier directeur de la maison nationale de Charenton », Actes officiels du 15e colloque du centre d’études et de recherches prémontrés, Mont-Saint-Odile, 1989, p. 40-51. 24. Il publie par exemple une Motion sur l’urgence de la réunion des trois états, Paris, 1789. Il plaide en novembre 1789 pour que la mise à disposition de la nation des biens du clergé ne soit pas réalisée de manière humiliante. En décembre, il prend position en faveur d’une augmentation du niveau de vie des curés. En novembre 1790, il intervient sur la retraite du clergé régulier et sur le statut des nouveaux évêques. 25. Il appartient successivement au comité de Vérification (22 juin 1789), de Subsistances (25 juin 1789), de Mendicité (21 janvier 1790) et d’Aliénation des Domaines nationaux (17 mars 1790). 26. Opinion sur le serment, Paris, janvier 1791 par M. l’abbé d’Abbécourt (De Coulmier), député à l’Assemblée nationale, Paris, de l’imprimerie de la Société nationale des Neuf-Sœurs, [1791]. 27. Anne-Marie BERNARD et Jacques HOUDAILLE, « Les internés de Charenton, 1800-1864 », Population, 1994, vol. 49, n° 2, p. 500-515. 28. Michel VOVELLE, Théodore Desorgues ou la désorganisation. Aix-Paris, 1763-1808, Paris, Seuil, 1985, p. 198 et sq. L’auteur présente plusieurs cas d’incarcération « par mesure de sûreté ». 29. Il est directeur du Journal de médecine pratique (1806-1819).

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30. Charles-François-Simon GIRAUDY, Mémoire sur la Maison nationale de Charenton, exclusivement destinée au traitement des aliénés, Paris, impr. de la Société de médecine, an XII/1804, Avis. 31. « Une visite des établissements d’aliénés parisiens en 1808 », par August-Friedrich SCHWEIGGER, traduit de l’allemand par Michel Caire et mis en ligne http://psychiatrie.histoire.free.fr/ index.htm 32. Gladys SWAIN, Dialogue avec l’insensé, Paris, Gallimard, 1993; Laurence BROCKLISS, Colin JONES, The Medical World of the Early Modern France, Oxford, Clarendon Press, 1997. 33. Cf. le film de 1996 de Nicolas PHILIBERT, La moindre des choses : http://www.youtube.com/ watch?v=Ox9nWVSYvTU 34. « Avis », Paris, de l’imprimerie de la République, nivôse an VI. 35. Il existe une littérature très abondante concernant la présence de Sade à Charenton. Signalons, Isabelle Tatiana REDALIE, L’internement de Sade à Charenton. Considérations sur les deux internements de Sade à l’hospice de Charenton, leur signification historique et médico-légale, Thèse de doctorat en médecine, Paris, 1969. 36. Charles-François GIRAUDY, Mémoire sur la Maison nationale de Charenton, Imprimerie de la Société de médecine, 1804, p. 13. 37. « Sur un nouveau moyen de contenir les aliénés furieux, employé à l’hospice national de Charenton ; avec quelques réflexions sur ceux des moyens connus qui ont obtenu la préférence jusqu’à ce jour, par M. Giraudy, médecin », Journal général de médecine, de chirurgie et de pharmacie, t. 19, an XII/1803, p. 148-152. 38. Pierre-Antoine PROST, Coup d’œil physiologique sur la Folie ou Réflexions et recherches analytiques sur les causes qui disposent à cette maladie, et sur celles qui lui donnent lieu et qui l’entretiennent ; suivies des diverses méthodes qu’il faut employer dans son traitement en raison de ces causes. ce sujet est traité sous des points de vue nouveaux : c’est une exposition succincte de faits déjà connus, et de faits découverts depuis peu sur les cadavres, particulièrement dans les viscères du ventre où l’on trouve les causes essentielles de cette maladie, Paris, Chez Demonville et chez l’Auteur, s.d. [1806]. 39. La thèse de Prost est que les vers intestinaux sont la cause la plus fréquente de l’aliénation mentale. L’existence de manies vermineuses est défendue également par le jeune Esquirol. Cette thèse est attaquée par Royer-Collard dans la Bibliothèque médicale Bibliographie médicale ou Recueil périodique d’extraits des meilleurs ouvrages de médecine et de chirurgie par une société de médecins, Paris, Vinçard, 1807, t. XV, p. 133-136. Prost répond, dans son Troisième coup d’œil physiologique sur la folie 40. Jean-Étienne ESQUIROL, Mémoire historique et statistique sur la maison royale de Charenton, Paris, Paul Renouard, 1835. 41. Cf. Le philosophe de Charenton, Paris, Giguet et Michaud, an XI/1803. 42. « 1- La visite du médecin se fera tous les jours en été à six heures du matin, et à huit heures en hiver. Le médecin sera toujours accompagné d’un surveillant, d’un des élèves en chirurgie et du garçon de pharmacie qui tiendra le registre des ordonnances. Cet article est d’autant plus intéressant que les malades resteront dans leurs chambres jusqu’après la visite. C’est le seul moyen pour que le médecin puisse juger dans le calme de l’effet des remèdes qu’il a ordonné. La visite étant faite à cette heure, les malades pourront jouir de la liberté de la promenade avant le moment de la grande chaleur, mesures que l’usage et l’expérience me font regarder comme indispensables. 2- Le médecin sera présent aux douches qu’il aura ordonnées au moins une fois par semaine afin de pouvoir juger de leur effet. 3- Le médecin fera tous les ans, conjointement avec le directeur général, un rapport à votre excellence sur le nombre des malades, des traitements pendant l’année, des cures qui se seront faites, avec des observations sur les causes présumées de la maladie » [AD Val-de-Marne, AJ2 100] 43. A D Val-de-Marne, 2 Mi 56, « Rapport au ministre de l’Intérieur sur la nomination d’un médecin » [1804].

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44. Il collabore à la rédaction du Surveillant, par une société de patriotes, Lyon, 1791. 45. Essai sur l’aménorrhée ou suppression du flux menstruel, Paris, 26 thermidor an 10. 46. Bibliothèque médicale ou Recueil périodique d’extraits des meilleurs ouvrages de médecine et chirurgie par une société de médecins..., Paris, Gabon & Méquignon-Marvis, 1803-1822, 78 vol. 47. Observations sur un récit ayant pour titre « Mémoire pour Mme de Chabon, appelante du jugement qui nomme M. Fréteau administrateur provisoire de la personne de d’Abbouville ; contre M. Dupaty et M. et Mme de la Chatagnerai, intimés » par M. Royer-Collard, docteur en médecine, membre de la Société de l’École de médecine de Paris, médecin en chef de l’hospice de Charenton et l’un des médecins chargés par le tribunal de première instance du département de la Seine, du traitement de Mlle d’Abbouville, Paris, de l’imprimerie de Vinçard, décembre 1806. 48. Un dossier conservé aux Archives nationales [AJ2 100] porte pour titre « Démêlés entre M. de Coulmier et le S. Royer-Collard, 1806-1813 ». Il comporte douze pièces et a déjà fait l’objet de plusieurs études et donné lieu à des interprétations. Cf. Jan GOLDSTEIN, Console and Classify : The French Psychiatric Profession in the Nineteenth Century, University of Chicago Press, 2002. 49. « Lettre de Royer-Collard », 29 janvier 1806 [AN, AJ2 100/ AD Val-de-Marne, 2 Mi 56]. 50. « Lettre de Deguise », février 1806 [AN, AJ2 100/ AD Val-de-Marne, 2 Mi 56]. 51. En 1989, l’ensemble du fonds de la maison nationale de Charenton, conservé aux Archives nationales sous la cote AJ2 1-103, a été transféré aux Archives départementales du Val-de-Marne. 52. Thierry HAUSTGEN, « Les débuts difficiles du Dr Royer-Collard à Charenton. État sommaire de la maison de Charenton sous le rapport du service médical et aperçu des réformes qui y sont nécessaires (1811), Antoine-Athanase Royer-Collard », Synapse, n° 58, novembre 1989, p. 57-66 ; Idem, « La Maison de Charenton vers 1810, lieu de conflits institutionnels. Une lettre et un rapport confidentiel au ministre de l’Intérieur », L’Évolution Psychiatrique, 50, 1, 1985, p. 217-223. 53. Il conviendrait ainsi de souligner que le « traitement moral n’est plus du tout du côté de la médecine clinique qui se constitue par ailleurs, à la fin de ce XVIIIe siècle mais du côté d’une pratique de "direction morale" dont le médecin va s’emparer, sans y avoir été pourtant spécialement préparé » : dans Jacques POSTEL et Claude QUETEL (dir.), Nouvelle histoire de la psychiatrie, Paris, Dunod, 1994, p. 160. 54. AN, AJ2 100/ AD Val de Marne, 2 Mi 56, « Lettre de Royer-Collard à Coulmier » (Paris, 4 février 1806). 55. Ibidem, « Lettre de Royer-Collard à Coulmier » (Paris, 27 janvier 1807). 56. Ibid., « Réponse de Coulmier à Royer-Collard » (31 janvier 1807). 57. Ibid. 58. Ibid. 59. Cf. Jan GOLDSTEIN, « Foucault among the Sociologists: The "Disciplines" and the History of the Professions », History and Theory, vol. 23, no. 2 (May, 1984), p. 170-192. Selon l’auteur, la médecine moderne serait, à l’inverse, à la recherche d’une totale transparence de l’individu. 60. L’arrivée de Royer-Collard correspond d’ailleurs à ce que Michel Vovelle appelle la « grande lessive des détenus politiques » qui sont, au printemps 1807, soit relâchés, soit transférés dans les forteresses d’Ham ou d’If. Cf. Michel VOVELLE, Théodore Desorgues, op. cit., p. 201. 61. Cf. Détention du marquis de Sade [Lettre de Donatien-Alphonse-François, Mis de Sade. Rapports du Cte Louis-Nicolas-Pierre-Joseph Dubois et du Dr Antoine-Athanase Royer-Collard.] (Slnd). 62. Michel GOUREVITCH, « Qui soignera le divin marquis ? Documents inédits sur les conflits de pouvoirs entre directeur et médecin à Charenton en 1812 », Perspectives psychiatriques, 1984, 22, n° 96, p. 85-91. 63. AN, F/7/6294, « Dossier Sade ». 64. Ibidem, AJ2 100, « Minutes de lettre au ministre de l’Intérieur le 20 juin 1810 relativement à la visite qu’il a faite à Charenton ».

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65. Ibid., AJ2 100 [61-75], COULMIER, « Précis sur la maison de santé du gouvernement à Charenton », 1er septembre 1812. 66. Bibliothèque médicale, Paris, 1810, t. XXX, p. 124-129. 67. AN, AJ2 100 : « Lettre de Coulmier à Barbier-Neuville, le 10 mai 1812 relative à Royer- Collard ». 68. Cette source a servi de vivier aux nombreux récits concernant la place occupée par Sade à Charenton. Cette notice a en effet été publiée pour la première fois en appendice au Journal inédit de Sade (Paris, 1970). 69. Hippolyte de COLLINS, « Notice sur l’établissement consacré au traitement de l’aliénation mentale, établie à Charenton, près Paris, 1812 », Journal inédit de Sade, Paris Gallimard, Folio, 1994, p. 116. 70. Ibidem. 71. AN, AJ2 100 : « Lettre de Montalivet à Coulmier », Paris, le 18 novembre 1812 : « J’aurais besoin, monsieur, de quelques renseignements sur la personne de M. David Delille, receveur de la maison de Charenton ; je vous prie de me faire connaître les relations sociales, l’influence qu’il exerce dans la société, son caractère, surtout son opinion politique et le degré de confiance qu’il vous inspire. Veuillez me donner le plus promptement possible ces renseignements qui seront pour moi seul et qui ne sortiront jamais de mon cabinet ». 72. Ibid., « Lettre de Coulmier à son excellence monseigneur, le comte de Montalivet, ministre de l’Intérieur » (1812). 73. Ibid., F15/2608 et 2609 (b). 74. Le fait que Coulmier soit bossu et de petite taille suffit pour ses adversaires à assimiler ces « difformités » physiques aux « perversités » morales. 75. Cité par Laure MURAT, L’homme qui se prenait pour Napoléon. op. cit., p. 156. 76. Michel VOVELLE, Théodore Désorgues, op. cit., p. 206. 77. Jeanne MESMIN D’ESTIENNE, « La folie selon Esquirol. Observations médicales et conceptions de l’aliénisme à Charenton entre 1825 et 1840 », Revue d’histoire du XIXe siècle, 2010/1, n° 40, p. 109. 78. Jean-Étienne ESQUIROL, Mémoire historique et statistique sur la maison royale de Charenton, Paris, Renouard, 1835. Au paragraphe « Autorité », Esquirol dénonce ainsi Coulmier : « Le ministre de l’intérieur, en rétablissant la maison de Charenton, fit une faute grave en se contentant de nommer les principaux chefs de l’établissement tels que le régisseur, le receveur, le médecin et le chirurgien, sans donner de règlement ni de mode de comptabilité, sans déterminer les attributions des divers fonctionnaires […]. Il résulta de là que m. de Coulmier fut administrateur absolu sous le nom, d’abord de régisseur, et puis sous celui de directeur. Le directeur percevait les revenus de la maison, sans rendre compte ; il administrait, disait-il, paternellement, nommant ou présentant à toutes les places, démolissant et bâtissant sans principes, ordonnant tout, se faisant obéir par tout le monde, depuis le dernier infirmier jusqu’au médecin en chef. […] ». 79. « Coulmier », Biographie universelle ancienne et moderne, Paris, L.G. Michaud, 1836, t. LXI, p. 463. 80. Voir par exemple Adeline FRIDE, Charenton, ou la chronique de la vie d’un asile de la naissance de la psychiatrie à la sectorisation, Thèse pour le Doctorat de Troisième cycle en psychologie, G. LANTERI LAURA (dir.), 1983. 81. La pièce de théâtre Marat/Sade : La Persécution et l’Assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade [ Die Verfolgung und Ermordung Jean Paul Marats dargestellt durch die Schauspielgruppe des Hospizes zu Charenton unter Anleitung des Herrn de Sade] retrace le passage à Charenton du marquis de Sade. Elle a été écrite entre 1961 et 1963 (représentée pour la première fois au Schillertheater de Berlin en 1964) et traduite en français par Jean Baudrillard aux éditions du Seuil en 1965 (théâtre Sarah Bernard en 1966). Coulmier y apparaît comme le représentant de

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l’autorité et de la raison (l’envers de Sade). Cette pièce a été portée à l’écran en 1966 par Peter Brook (neuf ans avant le Vol au-dessus d’un nid de coucou de Milos Forman). 82. Les deux auteurs mettent particulièrement en valeur les pratiques thérapeutiques mises en œuvre par Esquirol dans la maison de santé pour les aliénés qu’il fonde en 1802 rue de Buffon. 83. Marcel GAUCHET et Gladys SWAIN, La pratique de l’esprit humain [2007], op. cit., p. 63 et p. 67 84. Ibidem, p. 67, note 34. 85. Ibid., p. 159. 86. Ibid., p. 139.

RÉSUMÉS

L’histoire de la folie sous la Révolution française a suscité l’intérêt sans forcément trouver sa place dans les débats historiographiques. Trop souvent considéré comme le produit de travaux menés par les historiens des sciences ou de la médecine, ce terrain reste encore ignoré par les spécialistes de l’histoire politique et sociale de la période, en dépit du succès de quelques productions récentes. Les évolutions des théories et des pratiques thérapeutiques, les transformations sociales et institutionnelles qui caractérisent le milieu des aliénistes ne relèvent pas seulement d’une histoire de la médecine mais touchent ainsi de près aux respirations politiques. Si une histoire politique de la folie n’est possible qu’en prenant précisément en compte les changements et les ruptures politiques, elle doit, en retour, permettre d’en préciser la nature et la portée. C’est dans cette perspective que notre attention a été captée par la Maison de Charenton et son directeur entre 1797 et 1814, François-Simonet Coulmier (1741-1818). En tentant de questionner à nouveaux frais l’histoire mouvementée de cette institution où séjourneront un temps le marquis de Sade et le chansonnier Théodore Desorgue, il convient de mettre au jour les batailles politiques qui se jouent autour de la folie et d’en mesurer les enjeux sur l’héritage politique de l’idéal révolutionnaire dans les premières décennies du XIXe siècle.

The history of madness under the French Revolution has aroused a certain interest without necessarily finding a secure place in historiographic debates. Too often regarded as a body of research produced by historians of science or medicine, this field still remains ignored by specialists of the political and social history of the period, despite the success of some recent productions. The evolution of theories and therapeutic practices as well as the social and institutional transformations that characterize the milieu of alienists not only belong to the history of medicine, but are also part of the political developments of the era. If a political history of madness is possible only by taking into account political changes and ruptures, such an investigation must in turn illuminate the nature and scope of politics. If is from this perspective that the author’s attention was attracted by the Institution of Charenton and its director Francois-Simonet Coulmier (1741-1818), between 1797 and 1814. Examining, once again, the tumultuous history of this institution where the marquis de Sade and the song writer Theodore Desorgue were interned, the author discusses the political battles surrounding the subject of madness and considers their impact on the political heritage of the revolutionary ideal in the first decades of the nineteenth century.

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INDEX

Mots-clés : folie, Charenton, Directoire, Coulmier, Royer-Collard, Sade

AUTEUR

JEAN-LUC CHAPPEY Université de Paris I Panthéon-Sorbonne Ea 127 Institut d’histoire de la Révolution française/Ums 622 [email protected]

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Portrait du berger en figure républicaine ou comment faire entrer l’animal domestique en Révolution The Portrait of a Shepard as a Republican Figure or how to introduce the Domestic Animal into the Revolution

Malik Mellah

1 À partir de 1789 et plus encore de l’an III, une nécessité s’impose, celle de cimenter la nation en s’ouvrant sur l’avenir et en formulant un projet de société. Pour en apprécier les fondements et la portée, des travaux récents proposent d’interroger non plus le cœur du fonctionnement de la République, dans ses aspects historiques et théoriques, mais les confins du cercle de la citoyenneté républicaine. De ces marges, les animaux peuvent former une entrée. Ceux des ménageries et des essais savants ont déjà eu leur place dans ces réflexions, interrogeant le sauvage et l’urbain, la nature et la société1. Il faut maintenant ouvrir le champ de l’élevage, porter notre regard sur les bêtes à laine et formuler l’hypothèse que la place dévolue à ces animaux « utiles » induit des formes de représentation et de classement qui, au-delà de participer à l’organisation du champ des savoirs et des institutions scientifiques, construisent, en idéal et en actes, un système social, économique et politique pouvant nous aider à percevoir le changement dans l’ordre du monde entre la fin du XVIIIe siècle et le début du XIXe siècle.

2 Dans son œuvre sur la culture équestre de l’Occident, Daniel Roche, en consacrant le premier livre au « cheval moteur », invitait à comprendre comment, dans le cadre d’une civilisation agricole dominante et dans les limites du développement préindustriel, les chevaux étaient partout, et comment reposait sur ces animaux une culture technique originale2. Pourrait-on considérer qu’il exista un « mouton moteur » ? Il n’en va pas seulement du calembour. Dès 1819, Jean-Antoine Chaptal avait, semble-t-il, bien conscience de l’effet d’entraînement que constituait spécifiquement l’élevage des bêtes à laine.

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« Non seulement l’importation des mérinos a enrichi notre agriculture et notre industrie de la laine la plus fine qui fut connue en Europe ; mais encore, par le croisement des races, elle a amélioré les laines communes sur tous les points de la France. Cet avantage paraîtra inappréciable si l’on considère qu’en améliorant nos laines, on en élève la valeur, et on augmente le poids des toisons de près de moitié. Mais ce serait mal connaître le prix que nous devons attacher à l’introduction des mérinos que de le borner à l’amélioration de nos laines : son influence sur l’agriculture est peut-être plus importante encore : les riches propriétaires se sont d’abord emparés de cette branche de l’industrie agricole ; ils ont fait, à l’envi, de grands sacrifices pour soigner ces animaux : partout on a construit des bergeries bien aérées où l’on a maintenu la plus grande propreté ; partout on a formé de bons bergers, et on les a instruits de tout ce qui peut intéresser la conduite, la santé et les maladies des bêtes à laine ; partout on a multiplié les prairies artificielles pour leur assurer une nourriture saine et abondante. Ainsi cette acquisition a remué tous les intérêts de l’agriculture, et a contribué à en perfectionner toutes les branches »3.

3 Le mouton, animal paisible et sans défense, devait également devenir une arme dans la guerre économique que la France livrait à l’Angleterre. À la fin de l’Ancien Régime comme sous l’Empire, une double conviction était partagée qu’il fallait que cesse l’exportation de numéraire engendrée par les importations d’Angleterre et qu’il était nécessaire que les productions françaises, par leur qualité et par leurs prix, puissent concurrencer celles du puissant voisin. Chez Jean-Marie Roland de la Platière comme chez Jean-Antoine Chaptal ou l’aumônier de l’Empereur, l’abbé de Pradt, on trouvait la conscience d’une avance de l’Angleterre dans le domaine des arts mécaniques. Dans cette dynamique et dans cette guerre « industrielle », l’animal était central, car à la fois machine et main-d’œuvre, énergie et matière première4.

4 Autour de ces considérations, une autre lecture de la place de l’animal, plus ample, peut être construite. Il s’agit alors de construire une perspective quelque peu originale dans laquelle se croisent les histoires économiques, scientifiques, sociales, politiques ou culturelles et qui visent à montrer comment dans le changement profond de l’ordre du monde de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle, l’animal put être tout à la fois ou successivement un moteur des transformations, une fin ou un des éléments d’un projet de stabilisation de la société. L’École vétérinaire d’Alfort semble constituer un point d’observation intéressant. Elle fut, en effet, le centre matriciel principal de l’enseignement scientifique vétérinaire, permit la constitution d’un ensemble de techniques et d’un groupe de savants et de praticiens qui contribuèrent à construire et diffuser une conscience d’abord sanitaire et médicale puis économique et sociale autour de l’animal. Parmi ces vétérinaires, professeurs ou vétérinaires, la figure du berger se détache. Ce travail à partir de l’École vétérinaire amène à interroger des scansions et des ruptures plus ou moins classiques en utilisant certains angles du point de vue animal5. Dans un premier temps nous montrerons que, dans les dernières années de l’Ancien Régime, les professionnels d’Alfort contribuèrent à une redéfinition de la place des bêtes utiles dans les savoirs naturalistes et dans l’élaboration de nouvelles approches politiques. Au tournant de l’an III et plus encore à mesure que l’on avance dans le Directoire, nous mettrons en évidence l’émergence d’une figure de « berger républicain » au terme d’une réorganisation de l’espace savant, faisant du vétérinaire une fonction sociale et le porteur d’un projet de stabilisation. Les évocations du développement d’une nouvelle dynamique, essentiellement industrielle, autour des bêtes à laine et des bergers ainsi que des transformations des cadres scientifiques après le coup d’État du 18 Brumaire nous serviront à éclairer l’originalité de la configuration

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qui nous porte à considérer certains vétérinaires formés ou ayant œuvré à Alfort, les bergers, comme de véritables personnalités républicaines.

Une bergerie d’utopie

5 Au moment de la création des écoles vétérinaires, d’abord à Lyon en 1762 puis à Alfort en 1766, les bêtes à laine ne constituaient ni une préoccupation majeure pour les premiers vétérinaires ni un domaine d’excellence6. Si l’on se réfère aux volumes de l’Encyclopédie méthodique traitant de cette matière, on constate d’abord un volume relativement important des pages qui leur sont consacrées et un éclatement entre quatre pôles, « histoire naturelle des animaux », « agriculture », « manufactures, arts et métiers » et « médecine »7. Si on met de côté les développements de l’article « médecine vétérinaire » contenu dans un des volumes de la section médecine, aucune référence substantielle ne s’appuyait sur l’œuvre des vétérinaires d’Alfort. Les références étaient alors constituées par l’œuvre économique anglaise ou par les écrits de différents agronomes échappant au champ vétérinaire. Les bêtes à laine furent pourtant introduites à l’école vétérinaire dès les jeunes années de l’institution. Sous Henri- Léonard Bertin une première ménagerie fut constituée à partir d’animaux de diverses espèces. Si on avait rassemblé un éventail assez large d’individus, l’effort principal portait sur les bêtes à laine. On espérait un gain par l’acclimatation des espèces étrangères telles que les moutons d’Espagne, les chèvres et les boucs « d’Angora », les vigognes et les lamas. La tentative fut un échec. Les animaux soignés par les élèves souffrirent rapidement et des individus moururent dès les premiers temps de l’expérience8. Ces bêtes semblent avoir été considérées comme secondaires au sein de l’institution. Le savoir propre à rendre possible une telle entreprise n’avait pas encore été établi. Aucun travail scientifique conséquent, aucun traité ne paraît avoir été consacré à ces « troupeaux ». L’assiette du projet de ménagerie n’avait pas été clairement fixée entre l’expérimentation, le soin, l’observation et l’ostentation. Plus sûrement, c’est l’absence d’un « berger » qui condamna le projet. Claude Bourgelat, hippiatre, ainsi que ses plus proches collaborateurs, ne purent jouer ce rôle. Ils étaient trop occupés à construire connaissances et réputation autour du cheval. Des considérations financières achevèrent de vider la ménagerie de ses animaux.

6 Un premier tournant eut lieu en 1783. Il appartient d’abord à l’histoire de la constitution de la médecine vétérinaire. Il se rattache ensuite à une histoire culturelle et politique plus large donnant son sens à un projet vétérinaire scientifique. Une seconde ménagerie fut en effet instituée sous Bertier de Sauvigny9. Un élevage « modèle » de bêtes à laine fut constitué à partir de quatre béliers et de neuf brebis. Cette recréation peut être lue de deux manières. D’abord dans ce qu’on a pu caractériser comme le moment « académique » de l’École vétérinaire d’Alfort. Des chaires d’« économie rurale », d’« anatomie comparée » et de « chimie » furent confiées respectivement à Louis-Jean-Marie Daubenton (assisté de Pierre- Marie-Auguste Broussonet), de Félix Vicq d’Azyr et d’Antoine-François Fourcroy10. La seconde lecture la replace dans le cadre d’une maturation du projet de développement économique porté par les milieux agronomiques. Ces deux mouvements puisant à quelques sources communes se rassemblaient dans la figure du berger.

7 De nombreux travaux l’ont bien montré, la médecine comme l’histoire naturelle ou l’agriculture jouèrent un rôle central dans l’élaboration d’un nouveau langage politique

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et d’une approche des possibilités offertes à l’action humaine11. Il s’agissait d’agir sur le milieu pour transformer et améliorer les conditions de vie des populations. Daubenton voulut fonder son enseignement à Alfort sur la conviction que « les animaux domestiques sont d’une très grande importance pour le maintien de la société et […] pour le bonheur des hommes ». Ce processus de changement n’était pas qu’une métaphore : il renvoyait dans les parcs de l’école vétérinaire à un ensemble concret d’expérimentations et d’observations des rapports complexes entre la nature et l’animal, entre le sauvage et le domestique, entre la société et le milieu. Le vieux berger distinguait alors deux parties dans l’art vétérinaire : le gouvernement en santé des animaux et le traitement des maladies. C’est dans la première partie qu’il comptait fonder « l’économie vétérinaire ». Cette « science » devait « exposer les moyens de maintenir les animaux domestiques dans les bonnes qualités qu’ils ont acquises par nos soins et […] faire des tentatives pour rendre ces animaux encore plus utiles qu’ils ne l’ont été jusqu’à présent ». Le moment académique fut aussi un moment naturaliste du champ vétérinaire par le biais de ce projet centré autour des catégories de régénération et de civilisation. Élèves et professeurs d’Alfort y furent associés et on eut dès la fin des années 1780 la formation de trois figures de « berger ». D’abord Louis-Jean-Marie Daubenton qui œuvra à « soumettre à l’état de domesticité des espèces d’animaux sauvages dont nous puissions tirer du service et de l’utilité ». Il considérait alors de nombreux animaux exotiques ou sauvages et visait à offrir à la société des bêtes plus « sociables » et moins pétulantes, de la graisse, de la chair et du lait12. Pierre Flandrin (1752-1796) ensuite, neveu du directeur de l’école, un des premiers élèves de l’école lyonnaise, plus anatomiste et hippiatre que spécialiste des brebis et autres moutons, participa à ce projet. Dès 1785, il fut envoyé par le gouvernement en Angleterre puis en Espagne pour observer, étudier et décrire l’éducation des bêtes à laine. De ces voyages, il rapporta un certain nombre d’animaux plus ou moins exotiques, un goût affirmé pour l’économie rurale et la riche matière d’un traité souvent réimprimé. Ces connaissances lui permirent de s’affirmer au sein de la Société Royale d’Agriculture dont il fut correspondant. À partir de ses observations, il appelait à une entreprise plus large, à une « histoire actuelle de l’agriculture du globe » qui composerait en même temps « un cours complet sur cette science »13. Le troisième berger fut François-Hilaire Gilbert, élève tout à la fois d’Alfort et de Daubenton, esprit fin et travailleur infatigable, lecteur avisé des philosophes et vétérinaire admiré, et qui fut l’auteur célébré de traités sur les prairies artificielles. D’autres bergers œuvraient ailleurs. Au premier rang de ceux – ci on trouvait Jean- Marie Roland de la Platière, qui consacra aux bêtes à laine de nombreux développements dans ses volumes sur les « arts et manufactures » de l’Encyclopédie méthodique14. Si les références aux travaux d’Alfort furent bien rares, ceux-ci n’en étant qu’à leurs débuts, les bergers vétérinaires ne lui étaient pas inconnus15. Dans les écrits de ces bergers les animaux devenaient un des moteurs des transformations profondes qu’ils appelaient de leurs vœux.

8 Cette figure du berger permet de relativiser un certain nombre de coupures trop souvent opérées dans l’historiographie, en premier lieu entre le domaine vétérinaire, souvent renvoyé dans le monde des arts, et les sciences naturalistes, entre une école issue de la maréchalerie et des académiciens plus ou moins bien acceptés. Les bergers construisaient alors en discours mais également en actes, par leur activité et leurs troupeaux, un système qui n’était pas seulement scientifique ou technique mais qui fondait une véritable représentation de la société. Le « berger » Gilbert notamment proposait dès les dernières années de la monarchie absolue un autre mode de

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légitimation de la science fondée sur l’utilité, non seulement de l’animal mais encore plus largement du domaine vétérinaire, dissociant franchement cette utilité de la noblesse. La noblesse s’appliquant d’abord au seul cheval et par extension à son cavalier voire à celui qui le soignait, l’utilité la débordait, incorporait les bêtes à laine comme celles à cornes et séparait définitivement le champ vétérinaire de l’hippiatrie ou de la maréchalerie, son art auxiliaire. « L’avantage le plus précieux dont puisse jouir une profession celui qui est le plus capable de toucher, de séduire, de captiver une âme délicate et sensible c’est sans contredit, Mrs, celui qui résulte de son utilité. Le sentiment secret des services qu’il rend à l’homme sera toujours pour l’homme même la source du plus pur de ses plaisirs, le seul moyen qu’il ait d’arriver au bonheur auquel il ne cesse d’aspirer. […] On me dira peut être que la noblesse d’un état dépend surtout de celle des objets sur lesquels il s’exerce. Je n’examinerai point ici la force de cette objection, il ne me sera pas difficile de prouver que par la noblesse des objets qui l’occupent ; la médecine vétérinaire ne le cède à aucune autre profession. […] Mais pourquoi chercher à prouver la noblesse des animaux, n’est ce donc pas l’homme lui-même qui est l’objet des travaux de l’artiste vétérinaire, n’est ce pas de la conservation de l’espèce humaine qu’il s’occupe en travaillant à celle de l’espèce animale »16 ?

9 Dans ce glissement dans l’ordre du monde, le scientifique, le vétérinaire, ne travaillait plus seulement sur le possible – la naturalisation ou l’acclimatation, « l’économie vétérinaire » pour reprendre le lexique de Daubenton – mais surtout sur le réel, le déjà présent, c’est-à-dire qu’il consacrait sa vie à chercher dans l’étude de ces animaux les moyens de les conserver, de les multiplier, de prévenir leurs maladies et de les guérir, de faire disparaître les difformités dont le temps avait vicié les aspects, et d’augmenter leurs forces et par conséquent leurs services pour la société toute entière. Bien avant de prétendre à une dimension éthique comme on le voudrait aujourd’hui, l’élevage comportait une dimension morale. Celle-ci ne naissait pas de la nature même des animaux, ceux-ci ne devenant les serviteurs des hommes que par l’« effet de la contrainte qui leur a été imposée par la nature ». Elle n’existait que par ces nombreuses « obligations » de soin ou d’attention que ne pouvaient négliger que des hommes « ingrats » et « bornés »17.

Le berger, au cœur d’un projet républicain

10 Il semble ainsi possible de considérer qu’autour des « bergers » un projet avait vu le jour, prolongeant en direction de l’animal d’élevage un foisonnement intellectuel né dans les jardins et dans les ménageries. Ce projet devint « politique » en ce sens qu’à mesure que l’on avançait dans le siècle, les dynamiques politiques se chargeaient d’enjeux politiques et sociaux. La nature « politique » de l’œuvre du berger se lit particulièrement lors de deux séquences importantes formant comme des tournants dans le cours de la Révolution, de l’an II à l’an IV puis dans les mois qui suivirent le coup d’État du 18 Brumaire an VIII. C’est qu’à partir de 1789, le projet et la figure du « berger » s’enrichirent tout à la fois de la reconfiguration du champ des savoirs et des institutions scientifiques, de la promotion du savant en tant que remplissant une fonction sociale, des urgences et des nécessités des questions agraires et enfin de l’intégration de l’animal au cœur d’une dynamique industrielle.

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La reconfiguration du champ des savoirs

11 Le plus célèbre des bergers d’Alfort, Daubenton, quitta l’école dès 1788 et ce départ marqua une rupture qu’il convient de ne pas négliger et qu’il ne faut pas lire à la seule lumière de l’histoire vétérinaire. Les animaux de la ménagerie le suivirent et l’école vétérinaire perdit ses dernières bêtes à laine. Si la fin de la présence du savant à Alfort fut d’abord associée à la question des économies et subsidiairement à la question de la délimitation du champ vétérinaire18, on peut y lire également comme la cristallisation ou l’accélération d’un processus marquant une mise à distance – réelle et critique – d’une figure du savant et d’un certain encyclopédisme, caractéristique des Lumières et l’achèvement d’une époque classique19. Les années 1789-1794 virent en effet une double dynamique, interne (au champ des bêtes à laine), et externe, tendant à la spécialisation. Interne si on considère la trajectoire des trois bergers que nous retrouvons désormais dans trois institutions animalières différentes ; Daubenton au Muséum d’Histoire naturelle, Gilbert au sein des domaines ruraux de Sceaux et de Rambouillet où des troupeaux consacrés aux expériences sur les bêtes à laine avaient été institués, l’un autour des moutons de race espagnole, l’autre autour des métissages ; Pierre Flandrin demeurait seul, déployant toute son activité au service de l’école d’Alfort. Une dynamique externe ensuite, si on considère la multiplication des lettres, mémoires et autres observations concernant les écoles vétérinaires. Une bonne vingtaine, tous pouvant être perçus comme une volonté de reconfigurer à des échelles et des degrés divers le champ vétérinaire alors en construction. Globalement absente des cahiers de doléances de 1789, la question de l’enseignement et des institutions vétérinaires n’en agitait pas moins différents cercles. Nous y retrouvons, outre la nécessité tellement déterminante de réformer les finances, la question de l’autonomie de l’art vétérinaire par rapport à l’hippiatrie, celle de l’intérêt d’inclure la formation et la pratique vétérinaires dans le cadre plus large de l’histoire naturelle ou encore la question de l’autonomie de champ par rapport à la médecine. Il était donc question d’une manière de bornage du champ vétérinaire. Les interrogations portaient alors sur une « géographie » des sciences et des savoirs, y compris dans ses caractères les plus fondamentalement spatiaux au travers de projets de déménagement total ou partiel de l’École, à Paris ou à Versailles. Poser la question de la localisation, du site et de la situation, revenait en effet à envisager l’insertion ou l’absorption dans d’autres institutions ou dans certains corps de métiers20.

12 Toutefois la dynamique qui avait conduit Daubenton au Muséum d’Histoire naturelle et Gilbert à Sceaux, pouvant paraître affaiblir l’École d’Alfort, fut la même que celle qui permit de repousser les projets de rassemblement de différentes institutions médicales, naturalistes et vétérinaires en une seule entité parisienne et « encyclopédique ». De tels projets avaient notamment été présentés par Jacques-Henri-Bernardin de Saint-Pierre et surtout Broussonet qui fut, à Alfort, l’assistant de Daubenton. Le déclenchement de la Révolution et l’effervescence qui s’ensuivit participèrent ainsi d’une spécialisation accélérée des savoirs scientifiques. Ce mouvement de fond n’allait toutefois pas sans son balancement naturel, à savoir la recherche des moyens de reconstituer l’espace savant de la « république » naturaliste et de se raccrocher aux reliefs des logiques de patronage. Pierre Flandrin nous en fournit l’exemple. Jusqu’à la disparition des sociétés savantes, on le voit investissant ces cadres anciens comme moyen d’affirmer son inscription dans le monde savant. Membre correspondant de la Société d’Agriculture, il y présenta encore en 1793 un mémoire sur la rage. En ventôse an II, il était admis au

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sein de la Société d’histoire naturelle après lecture de deux mémoires d’anatomie21. C’est que, comme pour l’ensemble des savants naturalistes, l’enthousiasme avait fait place aux incertitudes et les vétérinaires d’Alfort, maréchaux ou bergers, souvent en position de défense, devaient maintenir des positions et des certitudes fraîchement acquises dans l’organisation des savoirs et des sciences. Ils s’efforçaient de trouver les moyens de poursuivre leur projet savant.

13 À partir de l’an III, cette dynamique d’atomisation devint l’une des dimensions d’une nouvelle configuration permettant de satisfaire les besoins professionnels de la communauté scientifique, besoins envisagés dans toute leur profondeur. Ce mouvement se caractérisait en effet par un renforcement institutionnel des lieux où les arts et les savoirs se définissaient et se précisaient et par l’apparition de lieux et de cercles offrant aux champs des savoirs une forme d’unité. Nos bergers se retrouvaient, échangeaient à l’intérieur des sociétés savantes qui se reconstituèrent sous le Directoire. Au printemps de l’an VI eut lieu la (re) fondation de la Société d’Agriculture du département de la Seine pour concourir aux progrès de toutes les branches de l’économie rurale22. Ce mouvement aboutit également à l’organisation de l’Institut national par la loi du 5 fructidor an III (22 août 1795). On retrouvait dans les cénacles de sa Première classe : Louis-Jean-Marie Daubenton, membre résidant, pour l’anatomie et la zoologie ; Pierre Flandrin, nommé mais qui mourut dans l’année, et François-Hilaire Gilbert. Là, les bergers côtoyaient d’autres savants naturalistes, botanistes ou vétérinaires tels qu’André Thouin, Henri Alexandre Tessier, Jacques Henri Cels, Antoine Augustin Parmentier ou Jean Baptiste Huzard23. L’entrée dans l’Institut ne couronnait pas seulement un savoir et un prestige, elle relevait également de l’incarnation et de la construction d’un projet non seulement scientifique mais avant tout politique, « le scientifique caractérisait l’image préférée de la société post-thermidorienne »24.

14 Dans le domaine vétérinaire, le berger devenait celui qui incarnait le mieux et le plus la volonté d’explorer les processus de conservation et d’amélioration d’abord physique, ensuite morale et enfin politique. Rien d’étonnant donc à ce que Tessier, Gilbert, Daubenton et Flandrin, des savants dont l’œuvre semblait attachée aux bêtes à laine, se soient trouvés distingués par la République. Le projet qui fut celui des naturalistes sous l’Ancien Régime25 se diffractait au sein de l’Institut et d’une multiplication des lieux de « recherches » et de « développement » où la science « dure » se faisait et irriguait les lieux d’enseignement26. La disparition du troupeau d’expérience à Alfort, le primat du cheval dans les bâtiments et dans les cours et le refus de l’organisation des enseignements autour des différents animaux domestiques ne signifiaient alors nullement un recul de la figure du berger. Ce dernier œuvrait dans de multiples cercles, dont certains étaient incorporés à l’État.

Une fonction sociale au sein du nouvel espace politique

15 L’histoire de la construction de l’art vétérinaire et de sa transformation en une véritable discipline scientifique ainsi que la valorisation de la figure du berger s’inscrivaient en un rapport très étroit avec la construction de services administratifs aux compétences bien délimitées et bien définies et par une relative stabilité des personnels. En effet, par-delà les vicissitudes des réorganisations ministérielles, un double mouvement de définition de domaines de compétences et de technicisation de l’administration s’opérait27. Les bureaux du Comité d’agriculture, sous la Convention, puis du ministère de l’Intérieur s’étoffèrent et se spécialisèrent. Après la suppression

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du Conseil exécutif provisoire et des six ministres le composant, les écoles vétérinaires dépendirent d’abord de la Commission d’agriculture et des arts définie par décret des 12-13 germinal an II (1er et 2 avril 1794)28. Cette commission composée de deux membres et d’un adjoint avait de larges attributions parmi lesquelles on pouvait relever l’économie rurale, l’éducation des animaux domestiques et les écoles vétérinaires. Le 21 nivôse an II, les services furent réorganisés dans le sens d’un renforcement de la spécialisation. La commission fut scindée en cinq divisions qui prenaient désormais pour base les objets traités et non plus la nature du travail à effectuer. Sous le Directoire, les écoles vétérinaires étaient du ressort du ministère de l’Intérieur. Elles dépendaient de la quatrième division en charge de l’exécution des lois en rapport avec l’économie nationale dans les domaines de l’agriculture, du commerce, des manufactures. Cette division comprenait trois sections spécialisées composées à chaque fois d’un bureau consultatif et d’un bureau d’exécution. Une de ces divisions avait pour attribution l’agriculture. L’administration de l’agriculture se trouva aussi confortée par une relative stabilité de la direction des divisions et des bureaux. Ces derniers devenaient des organes permanents assurant une continuité dans l’encadrement non seulement des écoles vétérinaires mais d’un champ très vaste.

16 Le mouvement de spécialisation n’était pas le fait unique des services de l’État. Cette première dynamique des Comités ou du ministère vers les institutions agricoles ou animalières se doublait d’un mouvement en retour des écoles et des bergers vers le ministère par l’intégration dans la sphère administrative d’un échelon scientifique et technique. Les comités, et par eux, plus largement et profondément la République, avaient en effet besoin d’experts pour traiter de nombreuses questions ayant à voir tant avec les urgences et les contingences les plus immédiates et les plus prosaïques qu’avec des projets engageant la prospérité nationale.

17 Trois des vétérinaires de l’École d’Alfort intégrèrent ces échelons dont deux de nos bergers : Pierre Flandrin et François-Hilaire Gilbert. S’y ajoutait Jean-Baptiste Huzard, un de leur plus prestigieux collègues. Pierre Flandrin intégra le Conseil d’Agriculture29 lorsque le second fut appelé par le pouvoir à siéger en 1794 en tant qu’agent de la troisième division (ou division de l’économie animale) de la Commission d’agriculture et des arts. Les Archives départementales du Val de Marne détiennent des fonds nous permettant d’envisager l’ampleur des travaux des bergers au sein des commissions du ministère. Nous y trouvons quelques mémoires ou correspondances soumis au regard de l’agent : des propositions de services de remèdes ou d’inventions couvrant une multitude de domaines, comme celle d’un procédé devant permettre de transformer les excréments humains en engrais sous forme de poudres inodores et faciles à transporter ; l’examen des moyens de lutter contre des menaces en rapport avec les animaux, bref, différents dossiers ayant à voir avec l’agriculture, pour l’essentiel, et le commerce. Si les domaines sont pléthoriques, on constate tout de même une spécialisation et la naissance d’une expertise : Gilbert s’attachait principalement aux diverses questions tenant à l’élevage et en particulier à celui des bêtes à laine : la médecine des ovins, l’introduction du mérinos, l’amélioration des laines en France ou la gestion des troupeaux de Rambouillet lui fournirent matière à réflexion.

18 La seule question de la lutte et de la prévention des délits ruraux révèle combien l’expertise de nos bergers était nécessaire à la République. Les « méfaits agricoles » avaient connu une hausse tendancielle depuis les années 1780 et singulièrement depuis que le complexe seigneurial avait été entamé puis aboli. Les élevages, et en particulier

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celui des bêtes à laine, se trouvaient être la cause de nombreux délits. Les animaux lâchés sans conduite ni surveillance entraient dans les champs, condamnant l’ensemencement, entamant les récoltes et piétinant les jeunes pousses. Les bêtes errantes ou les troupeaux divagants réveillaient sans cesse la crainte ou la réalité des épizooties30. La question des troupeaux et de leur garde fut donc largement étudiée dans le cadre légal du Code rural comme dans celui des efforts agronomiques. Elle n’était pas seulement un débat économique ou « policier ». Il en allait en effet des principes de liberté et de propriété, d’une manière d’envisager les rapports sociaux et économiques, certains diraient qu’il en allait des rapports de production. Le troupeau séparé ou commun, enclos ou transhumant, devenait question politique, d’autant plus que dans ces aspects les plus immédiats, il fallait apaiser les tensions sociales et permettre à la masse des paysans de sortir de la pénurie. Les questions étaient complexes : la bête domestique était potentiellement une menace mais, même devenue nuisible, demeurait une nécessité. Ainsi la chèvre pouvait devenir calamité ou « vache »31.

Le berger et les « problèmes paysans de la révolution française »

19 Si la propriété foncière était une question agronomique avant 1789, elle était assurément devenue un enjeu politique après cette date, et quel enjeu ! Ce qui était un problème fondamental des sociétés d’Ancien Régime, l’était plus encore pour un peuple en révolution32. Le berger offre alors une expertise pouvant constituer un pont entre les « agriculteurs de cabinet » et les « économistes », entre une masse de propriétaires et les savants parisiens, entre les problématiques agronomiques et les enjeux agraires. Autour de la question de la propriété, il devenait la figure non seulement de la modération, de la protection des domaines mais encore d’une possibilité de conjuguer les aspirations productives et les réalités sociales. Par son action, comme par ses écrits, il pouvait alors devenir porteur d’un projet, celui d’une République apaisée, confiante dans l’œuvre de ses savants pour agir sur la société.

20 La première dimension, celle de l’œuvre personnelle et directe, fut reprise par la postérité la plus immédiate, on en trouve trace par exemple dans les éloges posthumes. Le berger avait combattu pour le respect des exploitations et des troupeaux, pour la propriété, particulière comme nationale, pour la sienne comme pour celle d’autres savants. Ces actes ne pouvaient rester sans écho dans un pays où les propriétaires en appelaient régulièrement aux autorités pour faire respecter leurs droits. En effet, « Le vertige de la destruction qui signala l’ignorance parvenue à un pouvoir éphémère au moment du cataclysme de notre ordre social avait débordé tout ce que la raison humaine était capable de lui opposer. La hache de la démolition menaçait tous [les] monuments, [les] châteaux, [les] palais », Gilbert et son collègue Huzard usèrent de leur influence, de leur autorité et de leur entregent afin de préserver les établissements ruraux, au nombre desquels les domaines de Versailles, Sceaux et Rambouillet, riches de leurs bêtes à laine. Les mêmes vétérinaires furent également contraints de devenir les bergers d’un troupeau de Croissy près de Chatou. Un de leurs collègues de la commission d’agriculture ayant été contraint de fuir précipitamment laissant son troupeau menacé, les « bergers » prirent toutes les mesures afin d’assurer la conservation et la prospérité d’un précieux ensemble de bêtes métisses33. Par cette action de protection des biens, par ce refus de sacrifier le progrès aux tumultes et aux émotions, ces savants participaient à une lutte politique si fondamentale que l’animal n’en pouvait être absent. Le député de la Charente-Inférieure, Giraud, ne négligeant pas

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d’évoquer Gilbert dans ses citations, insistait en effet en l’an II pour que la République gardât quelques troupeaux de bêtes à laine entre ses mains. C’est que les animaux qui les composaient devenaient précieux et il ne fallait pas les laisser dégénérer : « Autrement nous retomberions, pour cette branche, dans la barbarie dont nous faisons de si grands efforts pour nous tirer ». Désormais, il « [pouvait] paraître piquant aux yeux du philosophe de voir les républicains français, qui pour jamais [avaient] anéanti la noblesse désastreuse qui existait parmi les hommes, si rigides observateurs de l’utile noblesse des moutons »34.

21 Les bergers avaient déjà pris la plume autour de la question des bêtes à laine pour nourrir la pensée agronomique. Il fallait désormais l’utiliser pour assurer la prospérité des campagnes et le bonheur de leurs laborieux habitants, en tenant compte de toutes les transformations que la Révolution avait engendrées. Flandrin retiré puis décédé (1796), Daubenton tout à ses travaux au Muséum d’Histoire naturelle et à ses cours à l’École normale, c’est Gilbert qui s’en préoccupa le plus immédiatement. « Rien en agriculture ne doit être forcé pas même le bien, écrivait-il dans une adresse aux propriétaires de petites exploitations. Mais c’est un mal plus grand encore que de renverser une institution utile, par la seule raison qu’elle était née sous le règne de la tyrannie. » Il proposait un biais pour concilier ce qui était souvent présenté comme inconciliable, pour sortir de l’opposition entre l’agronome cultivateur savant et le paysan routinier et misérable. La France ne nourrissait qu’une partie des animaux nécessaires à ses travaux agricoles, à ses relations commerciales, à sa consommation, les épizooties ôtaient régulièrement et abruptement le quart, le tiers ou la moitié des troupeaux. Tout cela, Gilbert ne l’ignorait pas. Comme il n’était pas sans savoir que des propriétaires regardaient comme dangereuse la multiplication des troupeaux depuis 1789 et appelaient une action coercitive pour défendre les haies et les récoltes, ou bien encore qu’il était communément admis que seules les exploitations les plus grandes permettaient d’entretenir des troupeaux assez nombreux pour payer les frais d’un berger et qu’à l’inverse, dans les pays de petite culture, les bêtes étaient mal gardées, mal nourries et souvent attaquées par les mortalités. Loin d’ignorer ces constats, il s’en nourrissait. Mais il n’appelait pas pour autant à la réunion d’exploitations trop divisées, pas plus qu’aux mesures répressives promptes à réveiller des « passions haineuses ». Le problème, ce n’était pour lui, en l’an IV, ni le non-respect des lois, ni le partage des communaux pas plus d’ailleurs que leur défrichement ; le problème c’était surtout le mauvais usage qui était fait des portions défrichées. On s’était empressé de les cultiver en blé. Le berger appelait non pas à un retour en arrière, nécessairement brusqué, mais à une accélération, celle de la diffusion des progrès agronomiques, en particulier de la diffusion des prairies artificielles35. De la contribution fondamentale du savant justifiant la liberté économique, de l’application des nouvelles techniques et des découvertes agronomiques devaient ainsi venir ces progrès essentiels qui stabiliseraient la société et permettraient la prospérité. Ces convictions, Gilbert les partageait alors largement avec les rédacteurs de la Décade philosophique qui lui ouvrirent dès lors régulièrement leur publication36.

22 Chez François-Hilaire Gilbert, alors le plus actif de nos bergers sur la glèbe et dans les bergeries, le républicanisme était donc né de l’articulation de la prise en compte de l’expérience révolutionnaire, y compris en ce qu’elle échappait aux savants – les questions agraires, en premier lieu, l’explosion de la violence – d’un programme social visant et engageant la formation d’un peuple éclairé et la promotion de principes humanitaires. C’est à partir de ces trois dimensions du républicanisme du berger qu’il

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faut opérer une réintégration de l’animal dans les questions sociales et politiques37. Dès lors, l’engagement des « bergers » dans la lutte pour le maintien puis le développement des projets sociaux et économiques de la République pouvait les amener à apparaître comme des gestionnaires et des médecins compétents non seulement pour les questions agraires mais encore pour encadrer la société. C’est que ces savants participaient de la diffusion de la conviction exprimée dès les débats de l’an III par un des proches de François-Hilaire Gilbert que « […] le premier remède à nos maux, le premier principe de toutes les améliorations dont nous soyons susceptibles, consiste à tout faire pour l’Agriculture, parce que l’Agriculture peut seule vivifier toutes les branches de l’industrie nationale, parce que seule elle peut nous rendre les richesses que notre situation nous promet, la force qui en est le résultat, et les mœurs qui sont la sauve-garde des Républiques »38. Rien d’étonnant alors à ce que François-Hilaire Gilbert pût accéder au Corps législatif en 1799, achevant de construire une figure d’homme complet.

23 Cet engagement politique explique l’inquiétude, d’abord, les formes de résistance, ensuite, qui agitèrent le milieu des bergers d’Alfort après le 18 Brumaire. S’il fallait en profondeur « révolutionner l’agriculture », la nécessité était désormais à la consolidation de tout ce qui avait été entrepris. Le coup d’État se conjuguait alors à la lutte et aux intrigues qu’avait fait naître le remplacement à l’Institut national de Daubenton, décédé le 21 décembre 1799. Déjà tourmenté par les difficultés du voyage qu’il effectuait en Espagne au nom du gouvernement pour extraire des bêtes à laine, accablé notamment par la faiblesse et l’irrégularité des subsides que la République lui expédiait, Gilbert reçut régulièrement des nouvelles constituant des menaces pour ce que ses amis et lui-même s’étaient efforcés de construire. C’est qu’avant même le 18 Brumaire, rien n’était fondamentalement acquis. Les domaines ruraux étaient fragilisés par les vues du ministre des Finances concernant Rambouillet et Versailles. Il fallait préserver les troupeaux des « vilains loups ». Après le coup d’État, les craintes semblèrent se réaliser. Il fallait désormais lutter « contre la fiscalité, contre [le] ministre lui-même et contre la faiblesse ». Les ralliements à Bonaparte devaient trouver des contreparties et les domaines en faisaient partie. Dès janvier 1800, la situation s’aggrava pour les établissements ruraux. Des éleveurs et des manufacturiers moins préoccupés de la pureté des races espagnoles que de profits rapides paraissaient avoir gagné l’oreille du ministre. Il fallait convaincre l’autorité de l’utilité de la dépense que les troupeaux représentaient pour l’État. Les amis de Gilbert s’efforcèrent de multiplier les arguments en faveur de leur œuvre. Ils jouèrent la carte alimentaire. L’intérêt de la viande de mouton mérinos fut mis en avant. Ils offrirent d’abord une bête de la race espagnole engraissée à Rambouillet au ministre qui la partagea avec les Consuls. Ils organisèrent ensuite un pique-nique chez un restaurateur en vue de convaincre les bouchers parisiens et les autorités. Des quarante « amis » espérés, seuls vingt-huit vinrent déguster la viande, parmi lesquels Cuvier, Hallé, Parmentier, Dubois, Vilmorin, Rougier de la Bergerie, Silvestre, Coquebert. Malgré les défections, le dîner fut présenté comme une réussite, au moins sur le plan « gastronomique ». Plus généralement, Gilbert et ses amis jouèrent de la profondeur de leurs réseaux, en usant de tous les registres et de toutes les sociabilités, de l’Institut à la Société d’agriculture, du Moniteur à la Décade philosophique39. Hélas, le 6 mai 1800, Gilbert apprenait que les bergers n’avaient plus l’oreille du ministre, que le ministère avait été réorganisé et que désormais on allait au Conseil d’Agriculture comme on allait au café, désemparé et sans ouvrage. À l’été 1800, le troupeau de bêtes métisses fut transféré dans l’école

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vétérinaire d’Alfort, le domaine de Versailles venant récompenser le sénateur Sieyès de ses engagements. Le 8 septembre 1800, François Hilaire Gilbert disparaissait en Espagne, mort de « besoin et de fatigue dans un village ignoré de Castille »40.

Vieux professeur, jeunes sociétés et nouveaux enjeux

24 1799 et 1800 avaient vu les décès de Daubenton et de Gilbert ainsi que la disparition du domaine de Versailles. Pour autant, si cette période marque un tournant important dans l’organisation de l’espace savant vétérinaire, en particulier en l’orientant vers la création d’une organisation impériale des savoirs, la rupture de la dynamique qui faisait des bêtes à laine un moteur des transformations économiques et sociales ne fut que momentanée. Dès la fin de 1800, même en l’absence des « bergers » historiques d’Alfort, il y eut une reformulation dans une perspective quelque peu nouvelle, désormais industrielle.

25 Le vieux directeur de l’École vétérinaire, Philibert Chabert, eut conscience parmi les premiers de ce réinvestissement. Il avait senti la centralité de la question des bêtes à laine dans la réorganisation du champ vétérinaire et de l’économie rurale. En frimaire an IX, il sut opportunément profiter des changements à la tête du ministère de l’Intérieur. Jean-Antoine Chaptal ayant succédé à Lucien Bonaparte, les vétérinaires d’Alfort pensèrent retrouver écoute et possibilité d’influence. Dans une longue lettre, le directeur, homme de la maréchalerie, appelait à développer l’école vétérinaire d’Alfort autour des bêtes à laine. Tout à son objet, il débutait par un large et étonnant éloge du mouton : « De tous les animaux domestiques sans même excepter le cheval, c’est le mouton qui est le plus utile comme aussi le plus multiplié. Il nous revêt de sa toison, il éternise sur sa peau nos conventions, il nous nourrit de sa chair, il adoucit nos mœurs par l’exemple des siennes, et ses intéressantes peuplades couvrent nos champs qu’elles sarclent et qu’elles engraissent. »

26 Philibert Chabert qui avait survécu depuis 1780 aux changements de régime et aux transformations institutionnelles avait su repérer le sens du courant et, hippiatre devenant berger, il offrait son autorité pour assurer à un groupe décapité la continuité de l’œuvre et de l’enseignement de son confrère, désormais martyr, Gilbert.41 Cette initiative lui permit d’abord de réaffirmer la position centrale de l’École qu’il dirigeait dans le champ des institutions animalières et agricoles, ensuite et accessoirement, d’obtenir le transfert du troupeau de Versailles à Alfort. Une partie de l’œuvre de Gilbert, ses bêtes métisses, put ainsi être conservée. En quelques mois, les équilibres avaient été modifiés. Un retour sur un épisode antérieur l’éclaire. En brumaire an IX, Philibert Chabert avait déjà essayé de proposer une réforme de l’organisation de l’école d’Alfort. Ses arguments furent alors avant tout financiers. Ce fut un échec : même teintés de pédagogie, ils ne pouvaient justifier des transformations de l’enseignement vétérinaire que seules désormais la laine et les bêtes qui la portent vinrent permettre42. La même année, Augustin François Silvestre, proche de Chaptal et secrétaire de la Société d’Agriculture du département de la Seine, obtenait davantage d’écho puisque son Essai sur les moyens de perfectionner les arts économiques en France était notamment célébré par le Magazin encyclopédique de Aubin-Louis Millin de Grandmaison comme « une production vraiment patriotique ». Mettant en avant la nécessité de combattre les préjugés et les routines des cultivateurs français, il regardait « l’instruction publique comme le moyen le plus rapide et le plus assuré de faire faire des progrès aux

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arts économiques ; cette instruction doit agir sous plusieurs formes, être essentiellement théorique dans les écoles centrales, et pratique dans les fermes expérimentales et dans les écoles spéciales ». Parmi les six écoles qu’il prévoyait, une devait être consacrée à l’art vétérinaire, une autre à l’éducation des bêtes à laine et à leur préparation43. Une reprise des réflexions et des propositions autour du champ vétérinaire avait lieu à partir d’un projet industriel, auquel l’économie vétérinaire et l’économie rurale étaient désormais largement subordonnées.

27 Les Sociétés d’Agriculture puis, à partir de 1801, la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale, devinrent d’importants relais pour la diffusion des idées tendant à construire une approche spécifique de l’agriculture tournée vers le développement des arts économiques au service de l’industrie. Elles se renforcèrent et agirent comme des relais de l’État44. Le domaine des bêtes à laine fut largement investi au point que, voulant encourager les recherches et la valorisation des expériences, celles-ci multiplièrent les notices et les mémoires dans leurs bulletins, les concours et les distinctions. Les trois premières années d’édition des Bulletins de la Société d’Encouragement pour l’industrie nationale, on comptait treize articles traitant des ovins d’une manière large à propos d’expériences d’introduction ou de multiplication de nouvelles races ou de domaines plus précis comme du dessuintage des laines.

28 Aux côtés et parfois au-dessus de l’École d’Alfort, ces cercles s’arrogeaient progressivement le monopole de la « science utile » et contribuèrent à une mise en ordre des institutions scientifiques et agronomiques. Leurs membres siégeaient en surplomb de l’institution vétérinaire au sein d’une sorte de conseil tricéphale de surveillance des établissements d’agriculture, d’économie rurale et des pépinières et se retrouvaient également à l’intérieur du jury d’instruction des élèves d’Alfort. La laine était cause nationale et l’École d’Alfort participait de cet effort en travaillant dans quatre directions complémentaires formant un système cohérent de construction d’un véritable animal de rente, bien avant le milieu du siècle45. En premier lieu, le troupeau transféré à l’été 1800 depuis Versailles fut destiné à approfondir la maîtrise du choix des races et des opérations de métissage en vue de fournir à l’industrie nationale une matière première abondante, stable et variée. Ensuite, elle contribua à rendre possible l’accumulation du « capital sur pattes » en cherchant les moyens de permettre le rassemblement de troupeaux importants constitués de bêtes dont la valeur avait augmenté, en particulier par toutes les formes de recherches des moyens préventifs et curatifs des épizooties par la vaccination et l’hygiène. Alfort devait également être un « laboratoire » et un centre de formation où les savoirs et les techniques tenant à la nourriture de ces troupeaux seraient affirmés et affinés. Un cours d’économie rurale destiné aux agriculteurs fut créé. Enfin, à défaut de pouvoir former les propriétaires, une école des bergers vit le jour en l’an IX.

L’attention revient sur les bergers

29 À partir de 1800, l’attention était revenue sur les bêtes à laine. Les conditions agraires jugées les plus propices au progrès des élevages n’ayant pu être généralisées, il devint nécessaire de s’intéresser à ceux que l’absence d’enclosure rendait plus nécessaires : les bergers. Davantage qu’à la recherche des moyens de limiter les « délits ruraux » et la divagation du bétail, la création d’une École des bergers à l’intérieur de l’école vétérinaire répondit à un objectif de soin, de protection et de prospérité de troupeaux,

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de plus en plus précieux, dans des cadres ruraux qui n’avaient pu être profondément modifiés. En ces domaines, la question agraire dominait les aspects agronomiques. De prairies artificielles et de pâturages enclos, il ne pouvait pas encore être question. Si l’Anglais Ellis prétendait qu’« un berger boiteux et un chien paresseux [étaient] les plus propres à la garde d’un troupeau », le transfert d’une telle maxime demeurait impensable en France. Le modèle se dérobait et les savants et les praticiens durent se replonger dans l’œuvre de leurs devanciers. La formation des bergers était en effet une préoccupation ancienne et avait déjà une histoire en dehors des écoles vétérinaires. Dans les dernières années de l’Ancien Régime, l’abbé Tessier, Roland de la Platière et surtout Daubenton s’étaient efforcés de convaincre leurs contemporains de s’y consacrer46.

30 Au moins dans les discours, les vues de Daubenton dominaient et Jean-Baptiste Huzard s’empressait d’associer son nom à une nouvelle édition de l’Instruction du « berger de Montbard », publiée par ordre du Gouvernement47. « Il faut [écrivait Daubenton] savoir plus de choses pour le métier de berger que pour la plupart des autres emplois de la campagne. Un bon Berger doit connaître la meilleure manière de loger son troupeau, de le nourrir, de l’abreuver, de le faire pâturer, de le traiter dans ses maladies, de l’améliorer, et de faire le lavage, et la tonte de la laine. Il doit savoir conduire son troupeau et le faire parquer, élever ses chiens, les gouverner et écarter les loups »48.

31 Dans les campagnes pourtant, la formation des bergers, et plus inquiétant encore, l’attention qui leur était portée demeurèrent en dessous des enjeux économiques et sociaux. Un peu partout, on regrettait leur impéritie, leur inexpérience et leur inefficacité. Ici, le berger était figure de la superstition, là de la faiblesse face au loup. Encore en l’an III, dans les vues sur l’amélioration de l’agriculture en France qu’il présenta à la Commission d’agriculture et des arts, Jean-Baptiste Dubois de Jancigny rappelait que cette « classe d’hommes qui n’a jamais été mise à sa place parmi nous, est, en général, dépourvue de lumières et de moralité ». La « régénérer » était un des premiers pas à effectuer en vue d’obtenir une véritable amélioration des bêtes à laine. Il préconisait alors l’institution de « pépinières » dans les départements49. Certains, comme François- Hilaire Gilbert, avaient milité pour la constitution de grands troupeaux, seul moyen permettant d’offrir une rémunération intéressante et donc de permettre l’emploi de techniciens capables et instruits. Une Instruction pour les bergers, fut-elle rédigée par Daubenton, ne pouvait donc suffire. Au sein de la Société d’Agriculture de la Seine puis de la Société d’Encouragement pour l’Industrie nationale, les réflexions furent reprises. Philibert Chabert en profita pour réclamer la création d’une école spécialisée. Par commodité, conviction ou opportunisme il la voulait incluse dans son école. Ainsi se trouverait renforcée l’emprise de l’institution qu’il dirigeait sur le champ vétérinaire. Son argumentaire formait comme une synthèse des vues des milieux agronomiques. Il fallait former les « bons bergers » pouvant seconder efficacement des propriétaires souvent « accablés d’affaires » et en conséquence obligés de se reposer sur des individus spécialisés. Était-il possible d’acquérir ce talent ailleurs qu’à l’école d’Alfort ? Chabert le niait : Les vétérinaires dans les campagnes, trop peu nombreux, ne pouvaient ni ne voulaient offrir cette instruction et cet exemple par peur d’être dépossédés d’un savoir qu’ils voulaient être leur monopole et parce qu’ils n’étaient pas professeurs. Il écartait également les livres. C’est que d’abord il n’en existait pas de suffisamment bons à son idée et que les bergers, cela était bien connu, ne savaient pas lire. Quant à la transmission traditionnelle, se faisant à l’ombre de la bergerie par des

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parents, elle était à proscrire puisqu’elle n’ouvrait que sur la perpétuation des routines et des erreurs50.

32 Le ministre de l’Intérieur, Jean-Antoine Chaptal, ainsi qu’il le précisa dans un discours qu’il prononça lors de l’Assemblée générale de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale qu’il présidait, reprit les vues de Silvestre et les encouragements de Philibert Chabert. « [Croyant] que l’art de soigner les bêtes à laine étoit plus négligé parmi nous que celui qui a pour objet l’éducation, le traitement ou le régime de plusieurs autres animaux domestiques ; [il avait] pensé qu’un des premiers moyens d’améliorer cette partie de l’économie rurale, consistoit à confier la conduite des troupeaux à des hommes plus instruits que ceux qui en ont été chargés jusqu’ici : en conséquence, [il avait] appelé de divers points de la France et [avait] réuni à Alfort des bergers qui avoient conduits les troupeaux pendant plusieurs années ; [il avait] demandé aux préfets des hommes jeunes encore, et par conséquent susceptibles d’instruction »51.

33 La première année, les cours ne durèrent que six mois. Cette formation accélérée aurait donné d’excellents résultats selon le ministre. Les années suivantes la formation dura une année pleine, conformément aux vues exprimées par le directeur de l’École vétérinaire. Une durée plus importante était inutile. Ce laps de temps suffisait à voir et apprendre tout ce qu’il fallait et présentait l’avantage de pourvoir à une multiplication rapide des « bons bergers ». Le programme de cette année ressemblait en ramassé aux grandes articulations des études vétérinaires mais appliquées à un seul animal. La formation était divisée en trois parties. Lors des quatre premiers mois, les élèves devaient étudier l’anatomie élémentaire du mouton, les principes de physiologie et de physique. La période suivante voyait l’étude de l’hygiène, de l’histoire naturelle du mouton, des moyens d’améliorer les races, de la manière dont les troupeaux devaient être logés, nourris, parqués et soignés. Enfin, on donnait aux élèves-bergers des bases concernant le traitement des maladies, les opérations chirurgicales et la préparation des médicaments52. Une fois la formation achevée à Alfort, la plupart seraient allés suivre un perfectionnement à Rambouillet53.

34 Si les « excellents résultats » furent rapidement vantés, cette école ne subsista que quelques années. Une lettre que l’inspecteur des écoles vétérinaires, Jean Baptiste Huzard, adressa en l’an XIV (décembre 1805) au ministre de l’Intérieur nous éclaire sur cette disparition. « Cette institution qui pouvoit être très utile, qui [avait] produit quelques bons élèves et qu’un assez grand nombre de propriétaires [réclamaient] encore, étoit établie sur une base vicieuse dans la forme et dans le fond, elle n’a pu se soutenir, et il [avait] fallu y renoncer. Les élèves bergers payés plus chers que les élèves vétérinaires n’[avaient] pas tardé à se croire supérieurs à ceux-ci et ne [s’étaient] plus regardés comme des hommes destinés à devenir des bergers, mais bien à être des artistes bergers, propres à diriger des troupeaux et ceux qui les [conduisaient] en se promenant la badine sous le bras. Ils [étaient] devenus raisonneurs, libertins, je fus même obligé dans le temps, d’expulser de Rambouillet ceux de ces messieurs qui ne vouloient rien faire, et de placer à l’hospice des vénériens à Paris, ceux que le libertinage avoient rendus malades ; d’un autre côté, les élèves d’Alfort, voyant des bergers, dont l’instruction était payée plus chèrement que la leur, se décourageaient et il en résultait une comparaison cause de désagrément dans un établissement public »54.

35 Dans maints domaines, en particulier politiques, les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets. C’est là une vérité assez commune dont il faut nous saisir afin de mettre en perspective et en question l’apparente permanence d’une dynamique

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autour des bêtes à laine. Le motif par lequel Jean Baptiste Dubois de Jancigny avait appelé, en l’an III, à instituer des écoles pour régénérer la « classe » des bergers, c’est-à- dire son absence de moralité, avait servi en l’an XIV à Jean Baptiste Huzard pour justifier la fermeture d’une de ces institutions. C’est qu’au-delà du maintien des stéréotypes peut se lire la transformation d’un projet nourri dans les jardins et les ménageries d’Alfort et de Paris, visant à une régénération de la société autour de l’histoire naturelle et, pour nous, des moutons en une dynamique industrielle de création d’un animal et, pourrait-on dire, d’un esprit de rente. À un discours appelant à intégrer un groupe social afin qu’il trouve « sa place » répondrait alors une forme de stigmatisation qui se trouve justifiée en réalité par des problèmes plus profonds tenant à l’économie et à la société, à la structure de la propriété comme à des limites médicales. Ce n’est pas sans raison que dans l’Histoire de la France rurale, la première des trois séquences d’un long XIXe siècle vient s’achever en 185255 : si l’effet d’entraînement de l’« industrie agricole » existait, il était lent et se heurtait encore durant l’Empire à de nombreux murs.

36 La dynamique autour des bêtes à laine et des bergers pose également, pour nous, la question de la définition de la marge. Les animaux formaient alors une marge paradoxale. Ces animaux, on les retrouvait en effet partout, critères et reflets des distinctions et des hiérarchies sociales, agents de l’organisation de l’espace des sociétés. Dans le champ des savoirs, ils pouvaient également légitimer des positions et des découpages entre les différents domaines. Il n’est pas anodin de relever que le premier des huit points développés par Jean-Baptiste Huzard dans le document préparatoire qu’il transmit à Georges Cuvier pour ses fameux rapports à l’empereur était consacré aux seules bêtes à laine. « Vous connaissez [écrivait-il] tout ce qui est relatif à l’introduction du mérinos en France, et à l’amélioration de nos laines. Cette révolution, dont l’origine est due à Trudaine et à Daubenton, a été effectuée complettement par cette commission d’agriculture qui a tant construit à une époque où on détruisait tout, et qui n’a fait que du bien, va empêcher le mal, au milieu des dévastations de tous genres […] »56.

37 Leur centralité était bien perçue, au début du XIXe siècle, à l’intérieur comme au-delà du champ vétérinaire, tant par un fils de maréchal-ferrant, Jean Baptiste Huzard, que par Jean-Antoine Chaptal. Elle le fut sans doute moins chez les historiens57.

NOTES

1. Éric BARATAY, « La promotion de l’animal sensible, une révolution dans la Révolution », Revue historique, 1/2012 (n° 661), p. 131-153 ; Jean-Luc GUICHET (éd.), Usages politiques de l’animalité ; Paris, l’Harmattan, 2008. Surtout Pierre SERNA, « Droits d’humanité, droits d’animalité à la fin du 18e siècle, ou la matrice du "racisme social" en controverse », Dix- Huitième siècle, n° 42 2010, p. 247-263 ; Id., « The Rights of Man and the Rights of Animality at the End of the Eighteenth Century » dans Joan LANDES, Paula YOUNG LEE and Paul YOUNGQUIST (dir.), Gorgeous beast, Animal bodies in Historical perspective, Penn State Press, p 89-104, notes p 191-196.

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2. Daniel ROCHE, La Culture équestre de l’Occident XVIe- XIXe siècle. L’ombre du cheval. Tome Premier le cheval moteur, Paris, Fayard, 2008 ; Id., « Les chevaux au 18e siècle », Dix-Huitième siècle, 1/2010 (n° 42), p. 232-246. 3. M. le Comte de CHAPTAL, De l’industrie française, Tome Premier, chez Antoine- Augustin Renouard, 1819. 4. Ibidem, Encyclopédie méthodique ou par ordre de matières par une société de gens de lettres, de savants et d’artistes. Manufactures, arts et métiers par M. ROLAND DE LA PLATIÈRE, Tome premier, Paris, Panckoucke Liège, Plomteux, 1785 ; Dominique DUFOUR DEPRADT, De l’état de la culture en France et des améliorations dont elle est susceptible, Tome premier, Paris, imprimerie de Guilleminet, An X, 1802. 5. Éric BARATAY, Le point de vue animal, une autre version de l’histoire, Paris, éditions du Seuil, 2012. 6. Sur l’histoire des écoles vétérinaires, en particulier sur les débuts Alcide RAILLET et Léon MOULET, Histoire de l’école d’Alfort, Paris, Asselin et Houzeau, 1908 ; Henri HOURS, La lutte contre les épizooties et l’école vétérinaire de Lyon au XVIIIe siècle, PUF, 1957. 7. Encyclopédie méthodique, op.cit., Histoire naturelle des animaux, tome premier, A Paris, chez Panckoucke, à Madrid, chez Jacques Thevin, 1782 ; Agriculture, Tome second par l’abbé Tessier, Paris, Panckoucke,1791. 8. Philibert C HABERT, Pierre FLANDRIN, Jean-Baptiste HUZARD, Instructions et observations sur les maladies des animaux domestiques, 1791, nouvelle édition, Paris , imprimerie et librairie vétérinaire de J.B. Huzard, an III, p. 26. 9. Sur le cadre de ces efforts agronomiques : André-Jean BOURDE. Agronomes et agronomies au XVIIIe siècle, Paris, S.E.V.P.E.N., 1967. 10. Les trois titulaires des chaires étaient tous membres de l’Académie royale des Sciences. 11. Emma SPARY, Le jardin d’Utopie. L’histoire naturelle en France de l’Ancien Régime à la Révolution, Paris, Publications scientifiques du Muséum d’histoire naturelle, 2005. 12. AN, F 10 1194, « Mémoire sur l’économie rurale vétérinaire et rurale par M. Daubenton » manuscrit de 16 pages. 13. Pierre FLANDRIN , « Observations sur les moutons d’Angleterre », Mémoires d’agriculture, d’économie rurale et domestique publiés par la Société royale d’agriculture de Paris, Année 1789, trimestre d’été, Paris, Bureau de la Feuille du Cultivateur, 1789. 14. Encyclopédie méthodique…op. cit. 15. La correspondance de Madame Roland révèle qu’elle connaissait les travaux de Daubenton et de Broussonet, Lettres de madame Roland, Tome premier, 1780 -1787, Paris, Imprimerie nationale, 1900, p. 371. 16. AD Val de Marne, 1ETP 2206, manuscrit de François-Hilaire Gilbert 17. Les expressions sont employées par Gilbert dans son manuscrit. 18. Pour justifier la réduction du nombre des chaires à Alfort, condition d’une contraction des dépenses de personnel, il fut décidé que désormais les professeurs ne pourraient être élus qu’au concours et parmi les élèves. 19. Patrice BRET et Jean-Luc CHAPPEY, « Spécialisation vs encyclopédisme ? », La Révolution française [En ligne], 2 | 2012, mis en ligne le 15 septembre 2012, consulté le 19 septembre 2012. URL : http://lrf.revues.org/515 p. 3 et 4. 20. Par exemple Philippe Étienne LAFOSSE, Mémoire sur l’Ecole royale vétérinaire d’Alfort, Paris, Imprimerie L. Potier, 1789 ; Pierre Marie Auguste BROUSSONET, Réflexions sur les avantages qui résulteroient de la réunion de la Société royale d’agriculture, de l’Ecole vétérinaire et de trois chaires du Collège royal au Jardin du Roi. Paris, Imprimerie du Journal Gratuit, 1790. 21. Jean- Luc CHAPPEY, Des naturalistes en Révolution, Paris, CTHS sciences, 2009, p. 234 22. Dominique MARGAIRAZ, François de Neufchâteau. Biographie intellectuelle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005, p. 435.

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23. Institut national de la République française, Paris, Imprimerie de la République, Prairial an IV (1796). 24. Roger HAHN, L’anatomie d’une institution scientifique. L’Académie des Sciences de Paris, 1666- 1803, Paris, Édition des archives contemporaines, 1993, p. 430. 25. Emma SPARY, Le Jardin d’Utopie…op. cit. 26. Gilbert par exemple maintint toujours un lien étroit avec l’École d’Alfort. 27. Catherine KAWA, Les employés du ministère de l’Intérieur pendant la première République (1792-1800) approche prosopographique de la bureaucratie révolutionnaire, Thèse de doctorat de l’Université Paris 1, juin 1993 p. 68 - 70. 28. Recueil des lois, décrets, ordonnances, Volume 5 annoté par M. Lepec, Paris, Administration du journal des notaires et des avocats, 1839, p. 226 - 227. 29. Les siècles littéraires de la France ou nouveau dictionnaire historique, critique et biographique de tous les écrivains, morts et vivants, jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, Tome 3e, Paris, Desessarts, an VIII, 1800, p. 61-62. 30. Octave FESTY, Les délits ruraux et leur répression sous la Révolution et le Consulat. Étude d’histoire économique, Paris, Librairie Marcel Rivière et Cie, 1956. 31. On la désignait souvent comme la vache du pauvre. Animal destructeur dont les propriétaires bénéficiaient pourtant d’une large tolérance. 32. Geneviève GAVIGNAUD - FONTAINE, Propriété et société rurale en Europe. Les doctrines à l’épreuve de l’histoire sociale française (1780 - 1920), Nantes, Éditions du temps, 2005 ; Albert SOBOUL, les Problèmes paysans de la Révolution 1789 - 1848, Paris, Maspero, 1976. 33. M.L. BOUCHARD, Notice historique sur J. B. Huzard, extrait des annales de l’agriculture française (janvier 1839), Paris, Imprimerie de Mme Veuve Huzard, 1839 ; Georges CUVIER, Notice historique sur Hilaire-François Gilbert lue à la séance publique de l’Institut national le 15 vendémiaire an 10, Paris, Baudoin, Fructidor an X. 34. « Réflexions sur la nécessité et la possibilité d’améliorer les laines en France, par MA.A. Giraud, député de la Charente inférieure à la Convention » compte-rendu dans La décade philosophique littéraire et politique par une société de républicains, Tome second, Paris, an II, p. 401. 35. La décade philosophique, 1795, tome 7 (vendémiaire - frimaire an IV), Paris, Bureau de la Décade an IV, p. 462 – 470. 36. Joanna KITCHIN, La Décade (1794-1807) un journal philosophique, MJ Minard, Lettres modernes, 1965 p. 145. 37. Pierre SERNA, « Droits d’humanité, droits d’animalité à la fin du 18e siècle, ou la matrice du "racisme social" en controverse », Dix- Huitième siècle, n° 42, 2010 ; Id., « The Rights of Man and the Rights of Animality, op. cit. 38. Jean-Baptiste DUBOIS DE JANCIGNY , Vues générales sur l’amélioration de l’agriculture en France présentées à la Commission d’agriculture et des arts, Paris, Imprimerie de la Feuille du Cultivateur, an III, p. 17 - 18. 39. AD Val de Marne, 1 ETP 2206, correspondance de François-Hilaire Gilbert. 40. Biographie universelle (Michaud), Tome 16, Nouvelle édition, Paris, chez madame Desplaces, 1854, p. 448. 41. AN, F 10 1292, lettre de Philibert Chabert au ministre de l’Intérieur du 24 frimaire an IX (13 décembre 1800). 42. AN, F 10 1279, « Tableau comparatif de la dépense des élèves de l’école vétérinaire d’Alfort en 1789 et en l’an VIII de la République avec celle proposée au ministère de l’Intérieur par le C. Chabert directeur de cette école » et lettre de Philibert Chabert au Ministre de l’Intérieur du 11 brumaire an IX (2 novembre 1800). 43. Augustin François SILVESTRE, Essai sur les moyens de perfectionner les arts économiques en France ; Imprimerie de Madame Huzard, an IX.

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44. Jean-Pierre CHALINE, Sociabilité et érudition. Les sociétés savantes en France, Éditions du comité des travaux historiques et scientifiques, 1995 ; Jean-Luc CHAPPEY, « Héritages républicains et résistances à "l’organisation impériale des savoirs" », AHRF, n° 346, p. 97 - 120 ; Id., La Société des observateurs de l’homme (1799-1804), Paris, Société des études robespierristes, 2002 ; Dominique MARGAIRAZ, François de Neufchâteau, op. cit. 45. Nathalie JAS, « Déqualifier le paysan, introniser l’agronome, France 1840 - 1914 » Écologie et politique, Presses de Sciences Po, 2005/2, n° 31, p. 45- 55. 46. Encyclopédie méthodique… op. cit., et « article berger », Agriculture par l’abbé Tessier, et M. Thouin, Tome second, Paris, Panckoucke, 1791. 47. Instruction pour les bergers et pour les propriétaires de troupeaux avec d’autres ouvrages sur les moutons et sur les laines par Daubenton, troisième édition, publiée par ordre du gouvernement, Paris, Imprimerie de la République, an X. 48. Louis Jean Marie DAUBENTON Instruction pour les bergers et pour les propriétaires de troupeaux, Paris, imprimerie de Ph. D. Pierres, 1782, p. 3. 49. Jean Baptiste DUBOIS DE JANCIGNY , Vues générales sur l’amélioration de l’agriculture en France présentées à la Commission d’agriculture et des arts, Paris, imprimerie de la Feuille du Cultivateur an III, p. 17 - 18. 50. AN, F 10 1292, lettre de Philibert Chabert au Ministre de l’Intérieur du 24 frimaire an IX. 51. Bulletin de la Société d’Encouragement pour l’Industrie nationale, Troisième année n° 1, Messidor an XII, Paris, Huzard Fuchs, an XII, p. 4. 52. Charles DE LASTEYRIE, Histoire de l’Introduction des moutons à laine fine d’Espagne dans les divers Etats d’Europe et au Cap de Bonne Espérance, Paris, Levrault, an XI - 1802 p. 85 - 86. 53. AN, F 10 1293, lettre de Jean Baptiste Huzard au Ministre de l’Intérieur du 9 nivôse an XIV. 54. Ibidem. 55. Georges DUBY et Henri WALLON (dir), Histoire de la France rurale, Tome 3 Apogée et crise de la civilisation paysanne de 1789 à nos jours, Paris, éditions du Seuil, 1976. 56. Bibliothèque de l’Institut, MS 3139, Fonds Cuvier, rapport de Jean Baptiste Huzard à Georges Cuvier (18 mars 1808). 57. Jean Marc MORICEAU, Histoire et géographie de l’élevage français Paris, Fayard, 2000. L’auteur notait une certaine occultation de l’élevage dans les ouvrages sur la « révolution agricole ».

RÉSUMÉS

Entre la fin de l’Ancien Régime et l’Empire, l’école vétérinaire d’Alfort, ouverte en 1766, fut un des centres les plus importants d’un long travail d’amélioration des bêtes à laine en France. Si la création de l’institution répondit d’abord à une volonté de lutter contre les épizooties et à un effort en vue de fournir de bons chevaux, les moutons devinrent rapidement l’objet d’une attention particulière. Quelques vétérinaires d’Alfort se saisirent de ces préoccupations pour s’insérer dans les cadres scientifiques et nourrir l’image d’un berger savant. Dans les dernières années de la monarchie, ces bergers participèrent, aux côtés des naturalistes parisiens, d’un discours de régénération de la société. Au tournant de l’an III, leur œuvre fut mise au service d’un projet républicain de stabilisation du pays. À partir du Consulat, l’École d’Alfort fut prise dans une dynamique nouvelle, industrielle, de création d’un animal de rente.

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Between the end of the Old Regime and the Empire, the veterinary school of Alfort, opened in 1766, was one of the most foremost centers of a lengthy program for the improvement of wool- producing animals in France. Although the creation of this institution reflects a desire to combat epizootics and an effort to supply good horses, sheep rapidly became the subject of particular attention. Some veterinarians of Alfort seized upon these preoccupations to become members of the scientific cadres and to nourish the image of a « berger savant. » In the final years of the monarchy, these shepards participated together with Parisian naturalists in a discourse about the regeneration of society. At the turn of the year III, their work was mobilized in the service of a republican project for the stabilization of the country. Beginning with the Consulat, the Ecole d’Alfort was caught up in a dynamic, new and industrial, of the creation of production animals.

INDEX

Mots-clés : animal, agriculture, Science, Instruction

AUTEUR

MALIK MELLAH Doctorant Institut d’Histoire de la Révolution française — EA 127 — CRHM — Université Paris 1 Panthéon Sorbonne 17 rue de la Sorbonne 75005 Paris [email protected]

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Innovations techniques dans une économie en transition Le cas Mathieu de Dombasle sous le Premier Empire Technical innovations in an Economy in transition. The case of Mathieu de Dombasle under the First Empire

Fabien Knittel

1 La séquence temporelle représentée par le Premier Empire est une période sans doute trop courte du point de vue de l’histoire économique, d’autant plus que, souvent, l’analyse de l’économie de l’Empire est rattachée à une comparaison avec la décennie révolutionnaire précédente, ce qui introduit un biais dans l’analyse1. Les grandes scansions de l’histoire économique et sociale sur les temps longs à l’échelle européenne revues magistralement, par exemple, dans un ouvrage récent par Guy Lemarchand2, ne disqualifient cependant pas une approche plus locale des phénomènes. L’histoire économique de l’Empire possède certaines spécificités parmi lesquelles prime l’idée d’une économie de transition3. Malgré une économie rurale en partie en crise4 durant la décennie révolutionnaire mais en phase de récupération à partir du Consulat, avec l’augmentation du produit agricole global entre 1803 et 18125, se développent rapidement de nouveaux secteurs fondés sur l’innovation scientifique et technique, dont la chimie, abordée ici même, est l’un des meilleurs exemples.

2 Dans cette configuration, Mathieu de Dombasle (1777-1843)6 débute sa « carrière scientifique » comme chimiste à partir de 1809, travaillant à l’analyse chimique de l’eau puis à la transformation du jus de betterave en sucre7. Peu à peu, durant le Blocus continental (1810-1814), il développe une entreprise sucrière à Monplaisir (en Lorraine, près de Nancy), maîtrisant l’ensemble du processus de fabrication, de la culture de la chénopodiacée à la commercialisation du sucre. Il fait faillite en 1814, lors de l’effondrement de l’Empire qui s’accompagne du retour des sucres coloniaux, provoquant une forte baisse des prix du sucre.

3 À travers l’étude de cas de Mathieu de Dombasle, l’objectif de cet article est d’analyser les rapports complexes entre Blocus continental, fabrication de sucre de betterave et science agronomique naissante. Il s’agit de montrer quels types de réponses

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économiques et techniques un agronome est susceptible de proposer dans le contexte politique et économique troublé de l’Empire.

4 À partir de 1809 et jusqu’à la fin de l’Empire, Mathieu de Dombasle est un chimiste qui s’intéresse à la production de sucre de betterave mais il est aussi très critique au sujet de la chimie de son époque lorsqu’elle est appliquée à l’agriculture. Ensuite, et contrairement à Benjamin Delessert (1773-1847) qui ne s’occupe que de raffiner du sucre de betterave dans sa fabrique de Passy, grâce aux machines qu’il a élaborées, Mathieu de Dombasle est amené à se préoccuper de la culture proprement dite de la betterave et, surtout, à réfléchir à l’amélioration des techniques de travail du sol. Enfin, dans un contexte difficile marqué par la faillite de sa sucrerie à la fin de l’Empire, Mathieu de Dombasle, à la suite de François de Neufchâteau, travaille à l’amélioration du matériel aratoire, ce qui aboutit à la réalisation de la charrue « Dombasle » au début des années 18208.

Un jeune chimiste sous l’Empire

5 Après ses études de chimie à l’École centrale de Nancy, Mathieu de Dombasle s’intéresse à la chimie de l’eau puis, très vite, poussé par la conjoncture économique liée au Blocus continental, à la chimie des sucres. En même temps qu’il applique à l’industrie des sucres ses savoirs de chimiste, il lit et commente les travaux des autres chimistes européens comme ceux du célèbre Humphry Davy (1778-1829)9, dont il fait une critique acerbe au début de l’année 1820. La période 1790-1830 est une période de bouleversements scientifiques intenses surtout en chimie. On parle même parfois de « révolution chimique » et l’on pense bien sûr aux travaux d’Antoine-Laurent Lavoisier (1743-1794)10. Mais il n’est pas le seul à renouveler la pensée chimique en Europe à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, Gay-Lussac, Davy ou encore Faraday participent à cette émergence de nouvelles théories et de nouvelles pratiques11. C’est dans ce contexte de bouleversements scientifiques que Mathieu de Dombasle apporte et sa pratique empirique d’une chimie des sucres encore embryonnaire et ses réflexions critiques, de portée plus générale, sur la chimie et la chimie agricole.

Chimie des sucres

6 Le contexte économique et scientifique autour de la « question des sucres », pour reprendre une expression très utilisée à l’époque, amène donc Mathieu de Dombasle à délaisser la chimie de l’eau pour la chimie des sucres. Après une année d’expérimentations et de réflexion théorique, Mathieu de Dombasle est prêt, en 1810, « à former un établissement où [il peut] soumettre à l’épreuve de la pratique des ateliers, les procédés que [lui ont] indiqués les expériences de laboratoire »12. Cette production de sucre de betterave est une anticipation de la demande officielle mais bientôt relayée et soutenue par l’administration napoléonienne, dans la situation de crise économique des années 1810-181113.

7 Mathieu de Dombasle prétend s’éloigner des préceptes et méthodes de cristallisation du sucre mis au point outre-Rhin : « Dès mes premiers essais, il me parut qu’il fallait prendre une route toute différente de celle qui avait été suivie par Margraff et M. Achard, et se rapprocher autant que possible des procédés de la fabrication du sucre de canne : je pris donc

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pour boussole les procédés suivis dans nos colonies, tels qu’ils sont décrits par MM. Dutrone, de Caseaux, etc. »14.

8 Cependant, on remarque une contradiction dans ce propos puisque l’idée que le procédé d’extraction du sucre de betterave est identique à celui de canne est directement inspirée des travaux des chimistes prussiens15. Mathieu de Dombasle ne s’éloigne donc pas autant des pratiques des deux chimistes germaniques que sa critique le laisse penser.

9 Les travaux de Mathieu de Dombasle se déroulent dans les environs de Nancy sans que l’on ait connaissance du lieu exact de son activité durant l’année 1809-1810. Il transpose donc en Lorraine, comme il l’annonce, les méthodes d’extraction et de transformation de la matière sucrée élaborées dans les colonies pour la fabrication du sucre de canne. Au-delà des analogies avec le sucre de canne, la préoccupation essentielle de Mathieu de Dombasle est d’augmenter la richesse en sucre du jus extrait de la betterave. Il mène « un grand nombre d’expériences comparatives pour rechercher si les betteraves produites par un sol d’une nature donnée, [sont] plus riches en sucre que d’autres… »16 et il réussit à prouver que la teneur en sucre ne dépend pas du sol (pour une betterave de même variété). Ces multiples observations lui permettent aussi de constater que la profondeur d’enfouissement de la graine, la dose de fumure ou l’arrosage jouent un rôle primordial sur cette teneur en sucre. Toutefois, Mathieu de Dombasle se heurte aux limites de la chimie de son temps et ne peut pousser plus loin l’analyse des sols : « Lorsque j’ai commencé à me livrer à la culture de la betterave, j’ai voulu m’aider de l’analyse chimique dans le choix des terres ; mais j’ai bientôt reconnu combien il reste à faire pour appliquer utilement à la pratique de cette branche de la chimie… »17.

10 Rapidement, Mathieu de Dombasle fait face à un manque de matière première car les paysans des environs de Nancy cultivent peu la betterave. Le cas de la betterave illustre, en partie, les reconfigurations des rapports qui s’opèrent entre le marché urbain et le secteur agricole durant la décennie révolutionnaire, le Consulat et l’Empire18. Mathieu de Dombasle n’est pas seul dans cette situation, d’autres industriels, comme M. de Kersalaun, directeur de la sucrerie de La Madeleine, sont pénalisés par cette carence : « Les fabriques de sucre réclament vos soins, Monsieur le Préfet, les matières premières leur manquent, et leur rareté porte à un taux exorbitant le peu de betteraves qu’ils trouvent à achetter [sic.]… »19. La rubrique « culture de la betterave » n’apparaît d’ailleurs pas dans les statistiques agricoles de la Meurthe jusque dans les années 183020. Cette faible production incite donc Mathieu de Dombasle à produire lui- même la matière première dont il a besoin. C’est à cette fin qu’il agrandit son domaine par des achats de terres qu’il « réunit »21 à celles « qu’il possédait à Villers »22, ainsi que des bâtiments et le jardin de l’exploitation. Dans le même temps, l’agronome lorrain se fait de plus en plus critique de la chimie appliquée à l’agriculture.

Mathieu de Dombasle critique de la chimie de son temps

11 Le chimiste anglais Davy est l’auteur, en 1813, d’un ouvrage important : Elements of Agricultural Chemistry23. Après lecture de cet ouvrage et de sa traduction française, Mathieu de Dombasle rédige un « examen critique des éléments de chimie agricole de M. H. Davy »24, à un moment, au début de l’année 1820, où il n’a pas encore de notoriété scientifique établie. Il connaît, en revanche, celle de Davy, qu’il qualifie au début de son texte d’« un des premiers chimistes du siècle »25. Plus loin, il ajoute que « l’annonce de

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la traduction [de l’ouvrage de Davy] avait produit une véritable sensation parmi les agronomes français »26. Voilà qui n’a rien d’étonnant dans le contexte d’anglomanie qui caractérise le milieu des agronomes français du premier XIXe siècle.

12 Cependant, très vite, dès la seconde page, Mathieu de Dombasle dénigre l’ouvrage qui, avec « quelques observations fondées sur des faits positifs », avait suscité chez lui un réel « espoir »27. Espoir déçu puisque l’agronome lorrain fait part rapidement des « doutes que [l’ouvrage] a fait naître dans [son] esprit », où les « résultats sont vagues et peu satisfaisans »28. Pour Mathieu de Dombasle, la chimie est encore une discipline scientifique dans l’enfance, inaboutie et aux résultats trop partiels pour prétendre à une application concluante à des fins agricoles : Davy « a abordé une branche de la chimie dans laquelle tout est encore obscurité »29. Il pense aussi, de manière plus nuancée, que la « chimie répandra sans doute un jour sur l’agriculture [ses bienfaits] »30.

13 Mathieu de Dombasle se considère davantage agronome et non plus chimiste : « je n’ai eu d’autres intentions que d’examiner ici l’application des principes de la chimie aux procédés de l’art agricole »31. Il se présente comme un praticien de l’agriculture et surtout pas comme un savant, encore moins un chimiste, alors que telle est sa formation initiale. Il insiste d’ailleurs en affirmant que « la plupart des phénomènes de la vie organique, dans leurs rapports avec la chimie, sont encore trop peu éclaircis »32. Il faut effectivement attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour que ces questions soient précisées avec, par exemple, les travaux de Liebig (1803-1873)33, qui conteste la théorie de l’humus et propose la loi du minimum, et Chevreul (1786-1889)34, dont les recherches fondamentales sur les corps gras débutent dès les années 1810. Si la chimie agricole est une science encore à construire35, Mathieu de Dombasle considère la publication de l’ouvrage de Davy comme prématurée et juge que l’on « pourrait bien se passer de celui-ci »36. Il annonce une analyse avec « toute la sévérité de la critique », ce qui n’empêche pas le ton polémique et la virulence des propos puisque l’ouvrage de Davy est qualifié de « médiocre, peu utile, dangereux »37. Mathieu de Dombasle oppose science et art : l’agriculture est un art au même titre que la médecine. Arts qu’il oppose à la chimie, science qu’il faut « renvoyer à l’étude »38. Pour lui la théorie (scientifique) doit être validée par la pratique (de l’art) sans quoi elle n’est que conjecture. Il met en avant le primat de la pratique et de l’observation en plein champ.

14 L’agronome lorrain, habituel critique de la routine paysanne sclérosante, se fait ici, paradoxalement, le défenseur de cette routine, présentée comme un empirisme de bon sens, opposé à la théorie scientifique et à l’expérimentation de laboratoire39. Toutefois, Mathieu de Dombasle admet que dans certaines circonstances la chimie agricole peut se révéler utile mais seulement dans le cadre d’un dispositif croisant expérience de laboratoire et observation au champ : « son laboratoire devrait être établi dans la maison d’exploitation d’une ferme dont il dirigerait la culture, afin de faire marcher de front les observations agronomiques avec les recherches scientifiques auxquelles elle donnera lieu… »40.

15 C’est une opposition radicale, construite par Mathieu de Dombasle afin de discréditer systématiquement les résultats expérimentaux obtenus au laboratoire par Davy. Il leur oppose le « coup d’œil [du] paysan »41. Il oppose le savoir du chimiste aux connaissances empiriques des paysans, c’est-à-dire ceux du pays, ceux qui connaissent grâce à l’expérience vécue au quotidien : la théorie est dénigrée42. Aussi, affirme-t-il « qu’on s’est singulièrement exagéré les services que la chimie peut rendre aujourd’hui à la

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pratique de l’art agricole »43. Le recours à l’italique montre la volonté de Mathieu de Dombasle de bien circonscrire sa critique à son époque et qu’il ne préjuge pas d’éventuels progrès dans la chimie qui rendraient caduc son propos pour une époque ultérieure.

16 Mathieu de Dombasle s’autorise cette virulence dans le propos car il affirme faire partie d’« un très-petit nombre d’hommes aussi instruits en chimie qu’en agriculture »44. Il ne cesse alors de traquer « impuissances », « erreurs » et « lacunes » dans le texte de Davy45. Pour lui les conséquences des erreurs de Davy sont « funestes » car « elles s’appliquent à l’art qui nourrit les hommes »46. La chimie se doit d’être utile pour Mathieu de Dombasle, ici nourrir les hommes, ou alors elle ne sert à rien, exprimant ainsi l’avis de nombreux savants du premier XIXe siècle47. Mathieu de Dombasle conteste la validité des résultats d’expériences effectuées par Davy dans le but d’identifier dans un certain nombre de végétaux les « matières alimentaires »48. Travaux de chimie agricole qui sont très proches de ceux de Parmentier, Chaptal ou encore Chevreul, voire Liebig. Mathieu de Dombasle conteste une branche de la chimie qui se développe de manière spectaculaire quelque trente ans plus tard, moment – les années 1840 – où la chimie conquiert l’agronomie49. Pour Mathieu de Dombasle, qui se réfère à l’agronome prussien Albrecht Thaër (1752-1828), les résultats expérimentaux n’ont de valeur que s’ils sont corroborés par la pratique quotidienne du praticien. Si l’art confirme la science alors Mathieu de Dombasle en déduit la validité de l’une et l’autre : « M. Thaër, praticien expérimenté, a contrôlé les résultats de l’analyse par ceux de l’expérience [i.e. la pratique] »50. Mathieu de Dombasle oppose Thaër, le praticien (tenant de l’art) à Davy, le scientifique/l’expérimentateur51. Dans le réseau agronomique européen qui est le sien52, Mathieu de Dombasle cite Thaër et Fellemberg, agronomes prussien et suisse, et oppose leurs œuvres à celle de Davy, l’Anglo-Saxon : approche clivée de l’Europe agronomique de l’époque. Par la suite, notamment avec la traduction de sir J. Sinclair en 1825, Mathieu de Dombasle rééquilibre cette dichotomie53. S’il admet certains résultats de laboratoire, difficilement réfutables sans mauvaise foi, Mathieu de Dombasle récuse en revanche la prétention de Davy à les généraliser. Généralisation qu’il juge abusive et, surtout, prématurée. Mathieu de Dombasle apparaît ici, nonobstant son ton polémique, comme un observateur assez avisé de la réalité de l’état du savoir chimique de son temps. Toutefois, il n’abandonne pas totalement ses travaux de chimie et persévère dans la branche de la chimie des sucres parallèlement à une réflexion sur la culture de la betterave même.

Cultiver la betterave sucrière

17 Au-delà de la critique livresque de la chimie de Davy, et après ses premiers pas de chimiste avec l’analyse des eaux de Nancy54, Mathieu de Dombasle se consacre à la pratique de la chimie en travaillant à la transformation du sucre de betterave. Mais la conjoncture agricole de l’Empire, marquée par un manque de matière première pour son industrie sucrière, l’oblige à devenir lui-même exploitant agricole et à cultiver des betteraves.

18 Mathieu de Dombasle devient alors un industriel averti qui cultive la betterave sucrière à Monplaisir (ou Montplaisir), propriété proche de Nancy, achetée le 4 décembre 1810. Il investit environ 300 000 F (toute sa fortune familiale, léguée par son père) dans la fondation de cette manufacture, investissement important, rentable à long terme :

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« lorsqu’on sème les betteraves, c’est-à-dire lorsqu’on commence à faire les frais d’une année de fabrication, on commence seulement à raffiner le sucre de l’année précédente, qui ne sera vendu que dans le cours de l’été suivant »55. La première année de culture est donc franche de tout bénéfice. Il cultive une centaine d’hectares de betterave qu’il transforme ensuite dans la sucrerie construite sur sa nouvelle propriété. Peu à peu Mathieu de Dombasle ne se consacre plus exclusivement à la chimie et aux expériences de laboratoire, il devient aussi agronome, élaborant une succession culturale complexe qu’il appelle « assolement alterne »56, de type quadriennal excluant la jachère morte57. Le Blocus continental influence donc les choix techniques de Mathieu de Dombasle et provoque une sorte de réorientation de sa carrière scientifique puisqu’il limite désormais ses travaux chimiques au profit de l’agronomie.

19 Œuvre pionnière, son action est bientôt relayée par les autorités impériales qui favorisent la recherche d’un substitut au sucre de canne. Blocus et contre blocus perturbent fortement l’approvisionnement de l’Empire58. Il est de bon ton alors pour le pouvoir de promouvoir l’autarcie et de favoriser les recherches de substituts aux produits coloniaux ; ces derniers atteignent des prix prohibitifs du fait des faibles quantités commercialisables59. C’est ainsi que l’administration napoléonienne propose de remplacer le sucre de canne par le sucre de betterave. Avant le Blocus, les techniques de fabrication du sucre sont peu efficaces : des tentatives de fabrication de sucre à partir du raisin ont été menées mais le résultat est décevant, le sucre obtenu étant trop acide60. Les actions menées entre 1809 et 1814 ont permis de faire progresser les techniques sucrières. Mathieu de Dombasle décrit de manière très précise la fabrication du sucre brut à partir du jus de betterave61. Les pratiques de Benjamin Delessert à Passy ne lui sont pas étrangères mais il s’y réfère peu62.

20 La fabrication du sucre, issu de la betterave ou de la canne, se déroule dans le cadre d’une campagne. En ce qui concerne la betterave, la campagne de fabrication du sucre débute dès l’arrachage, c’est-à-dire vers mi-octobre et s’étend jusqu’en février de l’année suivante63. Plus la transformation est rapide, plus le sucre est abondant et de qualité.

21 La propagande impériale favorise la culture de la betterave sucrière et les préfets sont sollicités afin d’y sensibiliser les agriculteurs64. Des primes et exemptions sont ainsi proposées. Le sous-préfet de l’arrondissement de Nancy écrit alors au maire de la ville pour l’informer que l’autorité impériale demande que 300 hectares de betteraves soient plantés dans le département de la Meurthe et que l’arrondissement doit y participer à hauteur de 80 hectares65. Le sous-préfet de Nancy demande aussi, dans son arrêté du 14 avril 1811, la création de « deux manufactures de sucre » dans l’arrondissement de Nancy66. Mathieu de Dombasle a devancé cette demande puisqu’il a fondé sa manufacture en 1810 : « le véritable développement de cette industrie a été impulsé par des hommes solitaires que motivaient, avant tout, des enjeux scientifiques et techniques »67. Mathieu de Dombasle se conforme parfaitement à cette définition en participant à cette « épopée […] d’entrepreneurs avides de connaissances et de progrès »68.

22 En 1812, le sous-préfet demande d’ensemencer 3 000 hectares de betteraves sucrières dans le département de la Meurthe dont 1 100 hectares pour l’arrondissement de Nancy (dont 15 hectares dans la ville même). Les autorités désirent sensibiliser en priorité « ceux surtout connus pour leur connaissance en agriculture et pour les essais qu’ils font… »69, c’est-à-dire des agriculteurs/agronomes comme Mathieu de Dombasle. Mais

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ceux qui se décident à cultiver de la betterave à sucre n’attendent pas tous les sollicitations administratives… Malgré les réticences de certains agriculteurs qui refusent de bouleverser leurs pratiques, nombreux sont ceux qui répondent favorablement et les 15 hectares demandés pour la ville de Nancy sont plantés70. Toutefois ils ne sont pas encore assez nombreux pour satisfaire la demande des manufacturiers. Mathieu de Dombasle se distingue donc puisqu’il cultive la betterave en se chargeant aussi de la transformer en sucre dans sa propre manufacture. Grâce à sa pugnacité l’industrie agricole du sucre s’est développée en Lorraine. Cependant le contexte favorable, lié au Blocus, disparaît en 1814-1815 et fragilise cette industrie naissante. L’entreprise sucrière de Monplaisir n’est plus d’ailleurs, à cette date, économiquement viable71.

23 Par la suite, Mathieu de Dombasle poursuit son travail de chimiste et apporte une importante innovation dans les procédés de fabrication du sucre de betterave : le procédé dit de macération qu’il met au point au début des années 183072. Gêné par le retournement de conjoncture de la fin de l’Empire, Mathieu de Dombasle délaisse provisoirement la chimie pour se concentrer sur l’amélioration du matériel de labour, principalement la charrue. Ses préoccupations rejoignent celles d’autres agronomes comme François de Neufchâteau.

Amélioration de la charrue, des techniques de travail du sol et culture de la betterave à sucre

24 La fin de l’Empire et ses conséquences économiques graves, notamment pour les producteurs de sucre de betterave, correspondent au moment où Mathieu de Dombasle choisit de réfléchir aux moyens d’améliorer le travail du sol, recoupant des réflexions déjà anciennes d’agronomes comme François de Neufchâteau, qui s’y intéressent alors depuis près d’une dizaine d’années.

Un contexte favorable : le concours pour le perfectionnement de la charrue initié par François de Neufchâteau

25 Ministre de l’Intérieur, François de Neufchâteau a réorganisé la Société centrale d’agriculture ou Académie d’agriculture du département de la Seine73. Il en devient président peu après et porte ce titre ou celui de vice-président pendant quinze ans. C’est à la tribune de cette société qu’il présente ses principales réflexions sur l’agriculture, notamment sa proposition de concours pour le perfectionnement de la charrue74, pour lequel une commission, composée de Chaptal, Lasteyrie et François de Neufchâteau, est créée pour « connaître les meilleures charrues existantes, et [pour] perfectionner généralement la construction et l’usage de ce premier des instrumens agricoles »75. Lorsqu’il lit son rapport, lors de la séance du 14 messidor an IX, François de Neufchâteau expose une sorte d’utopie qui consisterait à concevoir la charrue universelle76, instrument aratoire adapté à tout type de sol et d’un usage systématique, une sorte de panacée qui résoudrait les difficultés techniques de l’agriculture traditionnelle : « je vais parler de la charrue, c’est-à-dire, de celle de toutes les machines qui a le plus contribué au bonheur de l’espèce humaine, et qui peut devenir encore plus utile au monde »77. Ensuite, en bon rhéteur, il se réfère à Caton : « quel est le premier principe de la bonne culture ? C’est de bien labourer. Quel est le second ?

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C’est de labourer encore. Quel est le troisième ? C’est de fumer »78. Il note encore qu’« il n’y a presque pas un département où l’on n’ait essayé d’améliorer les charrues en usage »79. D’où la nécessité d’un concours visant à l’amélioration de l’engin de labour. Le prix proposé s’élève à 6 000 F après une offre du ministre Chaptal80. Toutefois, le concours ne rencontre pas de succès. En 1807 seulement, Guillaume, « sous-officier du Génie, qui voue sa retraite aux progrès de l’agriculture »81 est lauréat du concours, avec sa charrue à avant-train (et bisocs dans sa seconde version)82. Il remporte un prix, moindre que l’offre de Chaptal, de 3 000 F83. Seuls quatre candidats ont participé aux concours. Parmi eux « M. Salme, professeur au lycée de Nancy [qui] a présenté […] une charrue toute en fer… »84, est récompensé par une médaille d’or de la Société d’Agriculture de la Seine85. Face au peu d’intérêt suscité par ce concours, celui-ci est suspendu le 15 juillet 1810. Conscient des limites du principe même du concours, François de Neufchâteau insiste sur l’éducation des plus jeunes puisqu’il a « exigé des professeurs […] dans les recommandations [qu’il a] faites pour l’instruction publique, comme ministre de l’Intérieur […] qu’ils [fassent] décrire, dessiner et même essayer [la charrue] par les jeunes élèves »86. Bien évidemment, ces recommandations ont un effet des plus limités, quasi nul, sur les masses paysannes qui n’ont accès qu’à un enseignement primaire rudimentaire et bien peu technique.

26 Dans son rapport de 1801 (an IX), François de Neufchâteau n’échappe pas à l’anglomanie des agronomes de son époque et cite l’exemple anglais où se pratiquent, depuis la fin du XVIIIe siècle, des concours de charrues. Non pas des concours académiques comme celui que propose François de Neufchâteau mais des rencontres ponctuelles sur de grandes exploitations, comme dans le Suffolk le 21 novembre 1797, où les valets de charrue rivalisent d’habileté afin de réaliser les meilleurs labours. Ce jour-là, c’est la charrue d’A. Young, que « Thomas Baylet […] conduisait seul avec deux bœufs », qui est victorieuse87. François de Neufchâteau, malgré l’échec de son concours de perfectionnement de charrues, œuvre à la mise en place d’un contexte favorable à la réflexion sur les techniques de travail du sol auxquelles Mathieu de Dombasle choisit de se consacrer lorsqu’il entreprend de cultiver la betterave sucrière.

Techniques de travail du sol et culture de la betterave à sucre : les choix de Mathieu de Dombasle

27 Jusqu’en 1814, la culture des betteraves fait l’objet de recherches et d’observations méticuleuses de la part de Mathieu de Dombasle. Sur quelques hectares, sorte de jardin situé près de l’unité de fabrication du sucre, Mathieu de Dombasle met en œuvre des protocoles expérimentaux de cultures, et c’est en fonction des résultats obtenus dans ce champ d’essais qu’il met en pratique, à grande échelle, les procédés de cultures testés. Il développe donc une approche de type expérimental à laquelle il a été initié durant sa formation de chimiste à l’École centrale de Nancy88.

28 Pour l’agronome lorrain, avant d’être une matière première pour l’industrie sucrière, la betterave est un élément essentiel dans l’organisation des cultures : « Les propriétaires cultivateurs doivent se livrer avec d’autant d’ardeur à ce genre de culture qu’elle est favorable aux autres cultures, en ce que la betterave prépare la terre à produire les céréales… ? »89. C’est un argument destiné à convaincre les exploitants puisqu’il met en avant la primauté du blé. Mathieu de Dombasle intègre la betterave dans une succession culturale complexe qui a pour finalité la culture du froment90. C’est un assolement

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quadriennal où se succèdent la betterave, puis l’orge ou l’avoine avec du trèfle, puis du trèfle et, enfin, du blé (froment). La betterave est utilisée comme tête d’assolement c’est- à-dire comme « le pivot sur lequel on fera rouler les assolemens [sic.] alternes… »91. Pour cultiver la betterave le travail du sol est fondamental et Mathieu de Dombasle est amené à s’interroger sur l’efficacité du matériel utilisé. Cette liaison entre culture de la betterave et importance du travail du sol, il ne l’évoque pas tellement explicitement, durant la première moitié du XIXe siècle, elle apparaît comme une évidence sur le plan agronomique. La betterave réclame une terre fine et sans motte : le labour doit être profond et l’opération répétée plusieurs fois pour nettoyer et ameublir le sol mais aussi pour éliminer les adventices. Le travail du sol par le labour est donc l’opération technique fondamentale, préalable aux semailles, surtout dans les terres argileuses de Lorraine, très fertiles, mais difficiles à labourer92. Ces labours sont pratiqués durant la période dite d’interculture93 entre la récolte du blé en juillet-août et les semailles de la betterave en mars-avril (ou son repiquage mi-juin) de l’année suivante94. Par la suite, la betterave a besoin d’un travail du sol régulier avec des binages et désherbages nombreux.

29 Mathieu de Dombasle surestime cependant l’importance de la plante et affirme que la betterave s’adapte à tous les types de sols. Cette certitude n’est pas avérée et la betterave loin d’être une panacée. D’ailleurs il faut, pour que la succession soit efficace, l’associer à une légumineuse fourragère comme le trèfle. Le contexte économique du Blocus, les incitations administratives des autorités impériales et la faiblesse de la production de betteraves induisent pour Mathieu de Dombasle la nécessité d’une production sur le domaine de Monplaisir. Il ne peut se contenter de transformer la betterave en sucre, il est obligé de la cultiver. Et pour mener à bien cette culture il doit passer par l’analyse des sols et la physique des sols qu’il cultive. On peut dire alors que la configuration née de la Révolution et de l’Empire favorise sa « conversion » à l’agronomie.

30 L’entreprise sucrière de Mathieu de Dombasle, directement liée au contexte économico-politique de l’épisode napoléonien, ainsi que les contraintes purement techniques de la culture de la betterave orientent le jeune chimiste lorrain vers la physique des sols puis la mécanique, aboutissant à la mise au point d’une charrue sans avant-train innovante, clé de sa notoriété durant les années 1820 et 1830. Si les techniques d’extraction du sucre de betterave n’ont pas été directement améliorées à Monplaisir, il n’en reste pas moins que l’obligation faite à Mathieu de Dombasle de cultiver lui-même la betterave à sucre, alors qu’il souhaitait à l’origine se contenter d’en extraire le sucre, lui a permis de comprendre l’importance du travail du sol et la nécessité d’améliorer le matériel de labour, première étape vers la mise au point d’une innovation agronomique majeure : la charrue sans avant-train dite « Dombasle ». Dans le même temps, s’il délaisse la chimie au profit de la physique des sols et de la mécanique, Mathieu de Dombasle n’en devient pas moins un critique éclairé de la science chimique émergente. Sa sévérité envers Humphry Davy n’a d’égale, finalement, que l’importance que la chimie agricole prendra quelques décennies plus tard95.

31 Au final, le cas Mathieu de Dombasle montre toute l’importance de la configuration politique et économique engendrée par la Révolution et l’Empire sur les choix techniques et les innovations agronomiques, comme l’impulsion inespérée donnée au commerce du sucre de betteraves grâce au Blocus puis le retournement de conjoncture qui provoque la faillite de l’agronome lorrain. Cette trajectoire de vie illustre bien le

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rapport étroit qui existe entre les choix individuels, quasi intimes, des acteurs et le poids du contexte et des grandes scansions collectives de l’histoire tant du point de vue de l’histoire économique que de celui de l’histoire des sciences et des techniques.

NOTES

1. Patrick VERLEY, « Quelques remarques sur l’économie française à l’époque impériale », dans Nathalie PETITEAU (dir.), Voies nouvelles pour l’histoire du Premier Empire, Paris, La Boutique de l’histoire, 2003, p. 139-140. Voir aussi Gérard BÉAUR, Histoire agraire de la France au XVIIIe siècle. Inerties et changements dans les campagnes françaises entre 1715 et 1815, Paris, SEDES, 2000. 2. Guy LEMARCHAND, Paysans et seigneurs en Europe. Une histoire comparée (XVIe-XIXe siècles), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011. 3. Claude MAZAURIC, « Le temps de la Révolution : transitions de phase, phase de transition », AHRF, 2004-4, n° 388, p. 137-154 et Gérard BÉAUR, « Révolution et redistribution des richesses dans les campagnes : mythe ou réalité ? », AHRF, 2008-2, n° 352, p. 209-239. 4. Tim J.A. LE GOFF, Donald M. G. SUTHERLAND, « La Révolution française et l’économie rurale », Histoire & Mesure, 1999, 14/1-2, p. 79-120. Dans cet article important, ces deux auteurs présentent un tableau économique de la Révolution et de l’Empire moins optimiste que celui donné par l’historiographie classique. Ils évoquent « la conjoncture instable, heurtée, des années 1789-1820 » (p. 108) et un « contexte d’incertitude permanente » (p. 113). Pour une approche plus optimiste cf. Peter M. JONES, The peasantry in the French Revolution, Cambridge, Cambridge Université Press, 1988. On peut aussi se référer aux travaux plus récents de Peter Jones : Peter M. JONES, Liberty and Locality in Revolutionary France. Six village Compared, 1760-1820, Cambridge, CUP, 2003, ainsi qu’à « The Challenge of Land Reform in 18th-and-19th-Century France », Past and Present, n° 216, august 2012, p. 107-142. Enfin, on peut se reporter à Gérard BÉAUR, « L’histoire économique de la Révolution n’est pas terminée », Martine LAPIED, Christine PEYRARD (dir.), La Révolution française au carrefour des recherches, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 2003, p. 21-44. 5. Mais les disparités régionales sont fortes ainsi que les disparités entre les productions. Par exemple, la production de blé stagne alors que la production de pommes de terre augmente. Gilles POSTEL-VINAY, « À la recherche de la révolution économique dans les campagnes (1789-1815) », Revue économique, vol. 40, n° 6, 1989, p. 1020 et p. 1022. Cf. Tim J.A. LE GOFF, Donald M. G. SUTHERLAND, « La Révolution française et l’économie rurale », op. cit., p. 86-91. 6. Le présent article est la reprise d’une partie d’une communication effectuée lors du 131 e congrès du CTHS à Grenoble en 2006 dans le cadre du colloque consacré à la Révolution française (session présidée par Claude MAZAURIC). Certains points ont été développés dans l’ouvrage issu de notre thèse : Fabien KNITTEL, Agronomie et innovation. Le cas Mathieu de Dombasle (1777-1843), Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2009. 7. Sur l’analyse chimique de l’eau nous renvoyons le lecteur à notre article : Fabien KNITTEL, « L’analyse chimique de l’eau en Lorraine avant Pasteur. Mathieu de Dombasle et Louis Grandeau », Le Pays lorrain, vol. 87, 2006-1, p. 63-66.

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8. L’histoire de la conception de la charrue sans avant-train dite « Dombasle » ne sera pas développée ici : nous renvoyons le lecteur à nos précédents travaux dont Fabien KNITTEL, Agronomie et innovation…, op. cit., p. 97-136. 9. David M. KNIGHT, Humphry Davy. Science and Power, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, reprint 1998. 10. Cf. Trevor H. LEVERE, « Balance and Gasometer in Lavoisier’s Chemical Revolution » dans Lavoisier et la revolution chimique, Paris, SABIX/École polytechnique éd., 1992, p. 313-332. 11. Sur certains points on peut se reporter à Bernadette BENSAUDE-VINCENT, Christine BLONDEL (dir.), Science and Spectacle in the European Enlightenment, Aldershot, Ashgate éd., 2008. 12. Christophe Joseph Alexandre MATHIEU DE DOMBASLE, « Faits et observations sur la fabrication du sucre de betterave », Annales de l’agriculture française, deuxième série, t. VIII, 1820, p. 43. 13. Patrick VERLEY, « Quelques remarques sur l’économie française à l’époque impériale », op. cit., p. 153. 14. Christophe Joseph Alexandre MATHIEU DE DOMBASLE, « Faits et observations… », op. cit. , 2e éd., 1823, p. XV-XVI et p. 43. 15. René TREILLON, Jean GUÉRIN, « La guerre des sucres », Culture technique, n° 16, juillet 1986, p. 235, note 2. Cf. aussi Jean MEYER, Histoire du sucre, Paris, 1989, p. 194. 16. Christophe Joseph Alexandre MATHIEU DE DOMBASLE, « Faits et observations… », op. cit. , p. 49. 17. Ibidem, p. 43. 18. Gilles POSTEL-VINAY, « À la recherche de la révolution économique dans les campagnes… », art.cit., p. 1024 et p. 1034-1035. 19. AD Meurthe-et-Moselle, 9 M 28, lettre de M. de Kersalaun au préfet du département de la Meurthe, 4 décembre 1811. 20. Ibidem, 7 M 117. 21. Opération qui n’a pas eu de grande ampleur et qui ne peut en aucun cas être considérée comme un remembrement. 22. Commune limitrophe de Nancy. Cf. BM Nancy, Manuscrits non cotés, lettre de Mathieu de Dombasle du 7 juillet 1810. 23. Londres, 1813. Sur le contexte scientifique et l’histoire de la chimie voir David M. KNIGHT, The making of the chemist : the social history of chemistry 1789-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, et, du même auteur : The Making of Modern Science : Science, Technology, Medicine and Modernity 1789-1914, Cambridge, Polity Press, 2009. 24. Texte publié pour la première fois en 1820, puis réédité en 1828. Nous utilisons ici la réédition (sans modification) du texte, par Mathieu de Dombasle lui-même, dans Annales Agricoles de Roville, vol. 5, 1828, p. 134-197. Nous renvoyons aussi le lecteur à notre article plus approfondi sur ce point : Fabien KNITTEL, « Mathieu de Dombasle : un agronome critique de la chimie dans le premier tiers du XIXe siècle », Andréa BREARD et al. (dir.), La chimie au lendemain des révolutions, Gay- Lussac et l’après-Lavoisier (Actes du colloque des 29-30 septembre 2011, École Polytechnique), Bulletin de la SABIX, n° 50, 2012, p. 95-100. 25. C. J. A. MATHIEU DE DOMBASLE, Annales Agricoles de Roville (plus loin AAR), 1828, p. 135. 26. AAR, 1828, p. 134 et p. 194. 27. Ibidem, 1828, p. 135. 28. Ibid., 1828, p. 156 et aussi p. 158 ou encore p. 170. 29. Ibid., 1828, p. 136. 30. Ibid., 1828, p. 138. 31. Ibid., 1828, p. 140. 32. Ibid. 33. Marika BLONDEL-MEGRELIS, Paul ROBIN, « 1800-1840, Physiologie végétale chimique et chimie agricole. Liebig, une fondation à questionner », dans Alain BELMONT (dir.), Autour d’Olivier de Serres.

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Pratiques agricoles et pensée agronomique du Néolithique aux enjeux actuels, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 275-296. 34. Paul MAZLIAK, Parmentier, Chaptal, Chevreul. Trois grands pionniers de la chimie alimentaire, Paris, Vuibert, 2011, p. 119-171. 35. Isabelle STENGERS, Bernadette BENSAUDE-VINCENT, Histoire de la Chimie, Paris, La Découverte, 1995, p. 222. 36. AAR, 1828, p. 135. 37. Ibidem. 38. Ibid., 1828, p. 136. 39. Ibid.,1828, p. 174-175. 40. Ibid.,1828, p. 169. 41. Ibid.,1828, p. 164. 42. Ibid.,1828, p. 168. 43. Ibid.,1828, p. 139. 44. Ibid.,1828, p. 137, cf. aussi p. 166. 45. Ibid.,1828, p. 138. 46. Ibid. 47. Isabelle STENGERS, Bernadette BENSAUDE-VINCENT, Histoire de la Chimie… op.cit. 48. AAR, 1828, p. 141. 49. Cf. Nathalie JAS, Au carrefour de la chimie et de l’agriculture, les sciences agronomiques en France et en Allemagne, 1840-1914, Paris, EAC, 2001. 50. AAR, 1828, p. 147. Sur Thaër : Martin FRIELINGHAUS, Claus DALCHOW, « Thaër, 200 years at Möglin (Germany) », dans Paul ROBIN, Jean-Paul AESCHLIMANN, Christian FELLER (dir.), Histoire et agronomie : entre rupture et durée, Paris, Institut de Recherches pour le Développement éditions, 2007, p. 259-267. 51. AAR, 1828, p. 146-147 et p. 177. 52. Fabien KNITTEL, « L’Europe agronomique de C. J. A. Mathieu de Dombasle », Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 57-1, janvier-mars 2010, p. 119-138. 53. John SINCLAIR, L’agriculture pratique et raisonnée (Code of Agriculture), trad. par Mathieu de Dombasle, Paris, Mme Huzard , 1825, 2 vol. 54. Christophe Joseph Alexandre MATHIEU DE DOMBASLE, Essais sur l’analyse des eaux naturelles par les réactifs, T. R. Vigneulle, Nancy, 1810. 55. Id., « faits et observations... », art. cit., 1er éd., 1820, p. 8. 56. Le terme assolement est souvent utilisé par les agronomes des XVIIIe et XIXe siècles dans le sens de rotation ou succession culturale. Voir Marc BENOÎT, Christine LEFRANC, Pierre-Yves BERNARD, Jean-Pierre HUSSON, « De l’assolement observé à l’assolage à expliquer : agronomes et géographes à la croisée des préoccupations environnementales et paysagères. Rendu d’expériences transfrontalières », dans Philippe PRÉVOST (dir.), Agronomes et territoires, 2e édition des entretiens du Pradel, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 229-242. 57. Sur la jachère : François SIGAUT, Pierre MORLON, La troublante histoire de la jachère. Pratiques des cultivateurs, concepts de lettrés et enjeux sociaux, Paris/Dijon, Quae/Educagri, 2008. 58. Roger DUFRAISSE, « Régime douanier, Blocus et système continental », Revue d’histoire économique et sociale, 1966 et Revue de l’Institut Napoléon, 1966, n° 99, p. 65-78 ; François GAMBINI, « Les douanes françaises sous le Consulat et l’Empire (1800-1815) », Revue de l’Institut Napoléon, 1993-1, n° 160, p. 45-60. 59. La contrebande s’est rapidement développée : cf. Jean BORDAS, « La contrebande sous Napoléon », Revue de l’Institut Napoléon, 1993-2, n° 161, p. 21-32. 60. AM Nancy, (4) F3-1-(1800-1835) ; Paul MAZLIAK, Parmentier, Chaptal, Chevreul. Trois grands pionniers de la chimie alimentaire, Paris, Vuibert, 2011, p. 63-70.

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61. Pour des descriptions techniques plus précises nous renvoyons à notre ouvrage : Fabien KNITTEL, Agronomie et innovation.., op. cit., p. 60-62. 62. « Quelques points de repère sur l’histoire de la sucrerie française de betteraves et son environnement européen et mondial », Sucrerie française, n° 97, août-septembre 1985. 63. Christophe Joseph Alexandre MATHIEU DE DOMBASLE, « Faits et observations… », op. cit., 2e éd., p. 94. 64. AM Nancy, (4) F3-1-(1800-1835), cultures et manufactures diverses (betteraves, tabacs). 65. Ibidem, (4) F3-1, lettre du 14 avril 1811. 66. Ibid., (4) F 3-1- (1800-1835). 67. René TREILLON, Jean GUÉRIN, « la guerre des sucres », Culture technique, n° 16, juillet 1986, p. 224. 68. Ibid., p. 226. Voir aussi note 12, p. 235. 69. AM Nancy, (4) F3-1-(1800-1835). 70. Ibid. 71. Sur les conditions de la faillite voir Marc BENOÎT, Fabien KNITTEL, « Mathieu de Dombasle à Monplaisir, ou comment devenir agronome en produisant du sucre de betterave en Lorraine au début du XIXe siècle », dans Alain BELMONT (dir.), Autour d’Olivier de Serres.., op. cit., p. 255-274, en particulier p. 260-262. 72. Ibidem, p. 268-271. 73. Sur François de Neufchâteau cf. l’ouvrage de référence : Dominique MARGAIRAZ, François de Neufchâteau. Biographie intellectuelle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2005. 74. Nicolas FRANÇOIS DE NEUFCHÂTEAU, Rapport fait à la société d’agriculture du département de la Seine sur le concours pour le perfectionnement de la charrue, Mme Huzard, 1810. 75. Ibidem, p. 8. 76. Dominique MARGAIRAZ, François de Neufchâteau…, op. cit., p. 463-464. 77. Nicolas FRANÇOIS DE NEUFCHÂTEAU, Rapport sur le perfectionnement des charrues…, op. cit., p. 5 (première phrase du rapport). 78. Cité dans Ibidem, p. 6. « La mobilisation des auteurs de l’Antiquité […] remplit une fonction ornementale » revendiquée et assumée par François de Neufchâteau. Dominique MARGAIRAZ, François de Neufchâteau…, op. cit., p. 487. 79. Nicolas FRANÇOIS DE NEUFCHÂTEAU, Rapport (…) sur le concours pour le perfectionnement de la charrue, op. cit., p. 26. 80. Dominique MARGAIRAZ, François de Neufchâteau…, op. cit., p. 461. 81. Ibid., p. 466. 82. Nicolas FRANÇOIS DE NEUFCHÂTEAU, Rapport (…) sur le concours pour le perfectionnement de la charrue, op. cit., p. 12-14. 83. Rapport Yvart sur la « charrue Guillaume » du 17 mars 1819, cité par MATHIEU DE DOMBASLE, « Mémoire sur la charrue considérée principalement sous le rapport de la présence ou de l’absence de l’avant-train », extrait des Mémoires de la Société Royale et Centrale d’agriculture, Paris, Mme Huzard, 1821, p. 113. 84. Ibidem, p. 7-8. 85. Dominique MARGAIRAZ, François de Neufchâteau…op.cit., p. 467. 86. Nicolas FRANÇOIS DE NEUFCHÂTEAU, Rapport (…) sur le concours pour le perfectionnement de la charrue, op. cit., p. 66. 87. Ibidem, p. 47. 88. Fabien KNITTEL, Mathieu de Dombasle…, op. cit., p. 69-76. 89. AM Nancy, (4) F3-1- (1800-1835). 90. Entre autres: Tim J.A. LE GOFF, Donald M. G. SUTHERLAND, « The Revolution and the Rural Economy », dans Peter M. JONES et al. (dir.), Reshaping France. Town, Country and Region During the French Revolution, Manchester-New York, Manchester University Press, 1991, p. 52-85 et un article

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désormais classique, ancien mais qui n’a pas été encore remplacé : Jacques MULLIEZ, « Du blé mal nécessaire. Réflexion sur les progrès de l’agriculture de 1750 à 1850 », Revue d’Histoire moderne et contemporaine, XXVI-1, 1979, p. 3-47. 91. Christophe Joseph Alexandre MATHIEU DE DOMBASLE, Annales Agricoles de Roville, t. VII, 1831, p. 204. 92. Ibidem, t. I, 1824, p. 93 et sq. Pour davantage de précisions techniques, nous renvoyons à notre article : Fabien KNITTEL, « La charrue "Dombasle" (c. 1814-c. 1821) : histoire d’une innovation en matière de travail du sol », Étude et Gestion des Sols, vol. 12-2, 2005, p. 187-198. 93. Stéphane HÉNIN, Raymond GRAS, Georges MONNIER, Le profil cultural. L’état physique du sol et ses conséquences agronomiques, Paris, Masson, 2e éd, 1969, p. 309. 94. Christophe Joseph Alexandre MATHIEU DE DOMBASLE, Annales Agricoles de Roville, t. VII, op. cit., p. 219. 95. Nathalie JAS, Au carrefour de la chimie et de l’agriculture…, op. cit.

RÉSUMÉS

La jeunesse « révolutionnaire » de Mathieu de Dombasle (1777-1843), jeune noble lorrain, est marquée par son passage à l’École centrale de Nancy entre 1795 et 1797. C’est en chimiste que, dès 1809, il cherche à transformer le jus de betterave en sucre. Durant le Blocus continental, il développe son entreprise à Monplaisir (près de Nancy), maîtrisant l’ensemble du processus de fabrication. En difficulté par suite de faillite en 1814 lors de l’effondrement de l’Empire, Mathieu de Dombasle se consacre désormais, à la suite de François de Neufchâteau, à l’amélioration de la charrue dont il a observé les dysfonctionnements lors des labours des parcelles destinées à la culture de la betterave. Le contexte de la Révolution et de l’Empire est donc l’un des facteurs explicatifs des choix initiaux effectués par celui qui devient l’un des agronomes les plus importants de la première moitié du XIXe siècle, concepteur d’une charrue sans avant-train, innovation essentielle au début du XIXe siècle. Il est aussi le fondateur de l’enseignement agricole en France. En quoi ces bouleversements sont-ils des éléments favorisant des choix techniques innovants ?

The « revolutionary » youth of Mathieu de Dombasle (1777-1843), a young noble from Lorraine, is marked by his attendance at the Ecole Centrale of Nancy between 1795 and 1797. He was a chemist who from 1809 onwards attempted to transform beet juice into sugar. During the Continental Blockade, he developed his enterprise at Monplaisir, near Nancy, controlling the whole process of fabrication. Halted by bankruptcy in 1814 at the time of the collapse of the Empire, Mathieu de Dombasle, following François de Neufchâteau, devoted himself henceforth to the improvement of plowing whose malfunctionning he had observed while working on land intended for the cultivation of beets. The context of the Revolution and the Empire constitutes, therefore, one of the explanatory factors in the initial vocational choice of a man who was to become one of the leading agronomists in the first half of the nineteenth century, the inventor of an improved plow, an essential innovation at the beginning of the nineteenth century. He was also the founder of the formal agricultural education in France. Is it, then, legitimate to ask to what extent these upheavals favored technical innovation?

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INDEX

Mots-clés : Mathieu de Dombasle, François de Neufchâteau, agronomie, agriculture, chimie, sucre de betterave, innovation

AUTEUR

FABIEN KNITTEL Université de Franche-Comté 57, avenue de Montjoux, BP 41665, 25042 Besançon Cedex Laboratoire des sciences historiques, EA 2273 et Archives Poincaré, UMR 25042 [email protected]

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Hyperinflation et mouvements de la rente dans les campagnes d’Île-de- France Fortunes et infortunes d’une bourgeoise rurale1 Hyperinflation and movements in rent in the countryside of the Ile-de-France. Fortunes and misfortunes of a rural Bourgeoisie

Laurent Herment

1 Ce n’est que depuis une vingtaine d’années, depuis les célébrations du Bicentenaire de la Révolution, qu’en matière économique, l’historiographie du monde rural de la période révolutionnaire s’est renouvelée2. En ce qui concerne le phénomène de désendettement dans les campagnes durant la Révolution, il existe très peu d’études antérieures aux travaux de Gilles Postel-Vinay3. De ce point de vue, aujourd’hui encore, les paysans du Bassin parisien sont les parents pauvres de l’historiographie. Longtemps, leur situation économique durant la période révolutionnaire a été examinée au prisme des événements politiques parisiens. Nous songeons tout particulièrement aux travaux de Richard Cobb4 mais aussi à ceux de Serge Bianchi5 ou de Jacques Dupâquier6. L’effet de l’inflation révolutionnaire, phénomène éminemment politique comme l’ont montré Philip T. Hoffman, Gilles Postel-Vinay et Jean-Laurent Rosenthal7, a plus préoccupé les économistes mais il n’existe pas, à notre connaissance, de travaux portant spécifiquement sur le mouvement de désendettement rural en région parisienne. Même en dehors de l’orbite parisienne, les historiens qui se sont intéressés au mouvement de remboursement des rentes ont privilégié les relations villes-campagnes. Ce tropisme urbain est compréhensible puisque les études notariales sont souvent situées dans les villes et que, jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, les villes dominent les campagnes. C’est le cas à Milly-la-Forêt comme dans les autres régions. Pourtant, la lecture des registres des actes civils publics, dressés par l’administration durant l’an III dans le bureau de Milly-la-Forêt, permet de prendre conscience que l’étude de la relation villes- campagnes n’épuise pas la question du remboursement des rentes durant la période d’hyperinflation. Par ailleurs, la source ne mentionne pas uniquement des

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remboursements de rentes mais aussi de nombreux actes internes au monde rural, qui sont révélateurs à la fois de la diversité des relations de crédit et des attitudes de la paysannerie face à l’hyperinflation de l’an III. C’est en partant d’une étude centrée sur la personne d’Anne Élisabeth Lambert, propriétaire à Milly-la-Forêt, que nous envisagerons ces problèmes.

2 Milly-la-Forêt est une petite ville située dans le département de Seine-et-Oise à 50 kilomètres au sud-est de Paris (carte en annexe I). En l’an III, le bureau comprend treize communes. Trois communes sont situées dans les marges de la Beauce d’Étampes. Les autres communes sont situées dans le Gâtinais français. Les économies des deux régions sont assez différentes. En Beauce, où la grande propriété et la grande culture occupent une place prédominante, les terroirs sont presque entièrement dédiés à la culture des céréales. Dans le Gâtinais, les petites et moyennes exploitations sont très nombreuses. L’économie de cette région est plus diversifiée. Si la culture des céréales n’est pas négligée, la vigne, l’élevage et le jardinage constituent des activités essentielles pour de nombreux exploitants. Les phénomènes évoqués dans le cadre de cette communication concernent plus particulièrement la partie gâtinaise du bureau dans laquelle les propriétés bourgeoises et paysannes sont très importantes.

3 Les registres des actes civils publics tenus par l’administration de l’enregistrement pendant l’an III au bureau de Milly-la-Forêt constitueront la source quasi-exclusive de ce travail8. Deux types d’actes sont consignés dans les registres de l’administration fiscale : les actes dressés par les notaires (baux de terre, ventes, obligations, constitutions de rente, créations de rente foncière, quittances, compromis, transactions, contrats de mariages, inventaires, etc.) et les actes sous seing privé que les parties désiraient faire enregistrer afin de disposer d’une preuve de leur existence. En ce qui concerne les notaires, ils étaient tenus de procéder à l’enregistrement des actes qui étaient passés devant eux dans un délai de quinze jours9. Les délais d’enregistrement des actes sous seing privé sont nettement plus aléatoires.

4 Durant l’an III, de très nombreuses quittances sont enregistrées. Ce n’est pas le rythme des remboursements qui focalisera l’attention dans le cadre de ce travail. Il est le même qu’ailleurs (graphique annexe II). Après une première poussée de fièvre au début de l’hiver 1794-1795, les remboursements se multiplient au printemps 1795. En thermidor, le nombre et le volume des remboursements s’effondrent brutalement pour deux raisons : la source et la loi. Il manque plusieurs folios dans le registre 3 Q 10/4 des archives départementales de l’Essonne. Ils correspondent aux 15 derniers jours de thermidor et au mois de fructidor. Mais en thermidor an III, la cause est entendue puisque la loi n° 966 du 25 messidor an III prévoit, en son article 2, que « les remboursements de toutes les rentes créées avant le premier janvier 1792, quelle que soit leur nature et la cause dont elles procèdent, sont provisoirement suspendus »10.

5 Le registre contient pour la période considérée 1165 quittances de rentes foncières ou constituées pour un montant de près de 350 000 livres. 652 enregistrements mentionnent les dates de création des rentes ou, le cas échéant, les dates de renouvellement ou de transport des titres. Ainsi, il est possible de jeter un regard rétrospectif sur le mouvement de création des rentes durant le XVIIIe siècle. Par ailleurs, en principe, les enregistrements nomment, domicilient et qualifient les parties aux actes. Il est donc possible de mesurer les pertes des bourgeoisies urbaines et les gains des communautés rurales essentiellement composées de manouvriers, de vignerons, de cultivateurs, de journaliers, etc. La source offre un autre parti. Durant

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cette période, en raison de l’inflation galopante, de nombreux individus prirent la précaution d’enregistrer diverses opérations économiques qui en d’autres circonstances n’auraient pas laissé de trace. Il est donc possible de saisir au plus près certaines des logiques qui structurent le tissu économique, à la fois dans ce qu’il a de déformé, compte tenu de l’inflation, mais aussi, et peut-être surtout, dans ce qu’il a de quotidien. Ainsi, la source formule un discours qui se conjugue au passé et un autre discours qui se conjugue au présent. Elle permet, en outre, de saisir une partie des choix en matière de crédit et une partie des comportements économiques des différentes classes de la société rurale : bourgeois (ou rentiers), nobles, cultivateurs et laboureurs, plèbe rurale (journalier, manouvrier, vigneron), etc.

6 Dans la première partie, à partir de l’examen de la situation d’Anne Élisabeth Lambert, nous tenterons de montrer qu’il existe plusieurs réseaux de création de rentes. La seconde partie de ce travail sera l’occasion de s’interroger sur la sédimentation progressive au cours du XVIIIe siècle d’un volume de rentes de diverses natures d’une part, et, d’autre part, sur le mouvement du crédit durant l’an III. Dans la troisième partie, on s’intéressera aux autres opérations mentionnées par la source. Il s’agira d’examiner les attitudes de la population rurale face aux occasions et aux dangers que présentait la dévalorisation accélérée de l’assignat, ce qui nous permettra de saisir, en creux, les multiples relations de crédit interne au monde rural.

Taxinomie de la gente rentière

Une espèce sociale à Milly-la-Forêt : le rentier d’Ancien Régime

7 Nous ne savons pas grand-chose des débuts dans la vie d’Anne Élisabeth Lambert, fille d’Adrien Lambert et d’Anne Élisabeth Marchand, si ce n’est qu’elle est née à Versailles, vers 1734, et qu’à une date indéterminée elle s’est mariée avec Louis Ambroise Chauvin. Nous ignorons aussi à quelle date elle s’installe à Milly-la-Forêt où elle décède le 2 février 1803 (13 pluviôse an XI), à l’âge de 69 ans, veuve d’Ambroise Chauvin11. Nous savons, par contre, que la famille Lambert possède environ 100 hectares dans dix communes lors de l’établissement du cadastre des communes du canton de Milly-la- Forêt en 1811-1817. Il s’agit donc d’une famille bourgeoise implantée à Versailles, Paris et Milly-la-Forêt, qui fait jeu égal avec la petite noblesse du Gâtinais.

8 Au cours du XVIIIe siècle, la famille Lambert ne se contente pas d’accumuler des terres. À l’orée de la Révolution, Anne Élisabeth dispose de très nombreuses rentes foncières ou constituées qui grèvent les patrimoines de la paysannerie locale depuis parfois plus d’un siècle. Cette stratégie de longue haleine, qui ne se réduit pas à une stratégie de conquête du sol, se heurte durant la Révolution à une vague inouïe de remboursements. En moins d’un an, durant l’an III, Anne Élisabeth reçoit plus de 70 remboursements de rentes pour un montant supérieur à 20 000 livres, soit la valeur de 40 hectares de terre environ12.

9 Il convient de rappeler ici la différence entre les deux types de rentes. Comme l’indique Geneviève Massa-Gille la rente foncière (ou de bail d’héritage) « était une redevance fixe en argent ou en denrée, créée et réservée sur un immeuble, fonds de terre, maison, propriété urbaine ou rurale, lors de son aliénation. Elle transférait au preneur [le débirentier] une portion de la propriété du fonds »13. La rente constituée, quant à elle, correspondait à un prêt d’argent par le crédirentier au débirentier contre une rente

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annuelle. La rente foncière était, en principe, perpétuelle (non rachetable). Il s’agissait, ni plus ni moins, d’un acte par lequel la propriété d’un fond était transférée au débirentier à charge pour lui de payer annuellement une rente. La rente constituée, qui n’avait pas du tout le même caractère, puisqu’il s’agissait d’un prêt d’argent14, était en principe rachetable à la volonté du débiteur. Mais, le temps aidant, ces rentes constituées se transformaient en rente perpétuelle. Ce n’est qu’en période d’inflation que le débirentier avait intérêt à rembourser le capital de la rente15.

10 La déclaration de succession d’Anne Élisabeth nous apprend peu de chose sur sa biographie. On devine qu’elle et sa fille sont pieuses. C’est Étienne Coissard, pensionnaire ecclésiastique, domicilié chez la défunte, qui procède à l’enregistrement de la fortune fiscale de la défunte. Sur le plan financier, la succession mobilière d’Anne Élisabeth s’élève à 20 000 francs. En l’absence d’inventaire, nous n’en saurons pas plus. La succession immobilière fait mention d’un patrimoine de 21 885 francs16. Donc, à l’issue de la Révolution, loin d’être totalement ruinée, Anne Élisabeth dispose encore d’un beau patrimoine foncier et immobilier. Elle habite au 185 rue des pelletiers, dans une maison estimée 5 000 francs. Elle loue à la veuve Salar une autre maison sise dans la même rue, moyennant 150 francs par an. Elle loue environ 19 hectares de terre et courtil et divers bâtiments à Milly-la-Forêt et Boigneville pour un montant annuel de 510 365 francs. Enfin, elle possède 9 hectares de bois à Milly-la-Forêt17. Bref, si l’inflation révolutionnaire a écorné cette petite fortune, elle n’a pas privé Anne Élisabeth et sa fille de toutes leurs ressources. Afin de mieux situer Anne Élisabeth, il convient de répondre à deux questions. Constitue-t-elle un cas d’espèce ou un cas parmi d’autres ? Qui sont les débiteurs qui se pressent en foule pour lui rembourser à très bon compte le capital des rentes que sa famille a accumulées ?

11 Anne Élisabeth n’est pas la seule victime de l’hyperinflation de l’an III. Pierre de Villerval (le citoyen Villerval), propriétaire à Milly-la-Forêt, est délesté de 15 000 livres. Gillet dit de la Rennomière, domicilié à Noisy, commune de Seine-et-Marne, limitrophe de Milly-la-Forêt, perd 3 600 livres dans l’affaire. La famille Pasquet de Leyde abandonne plusieurs milliers de livres, etc. D’autres crédirentiers parisiens ne sont pas mieux lotis. Mauduisson et sa femme Le Camus perdent 900 livres. On rembourse presque 7 000 livres à Alexandre Barreau-Dugué, etc. Plusieurs indices démontrent que ces victimes ne sont pas totalement ruinées. Pierre Villerval décède le 4 ventôse an XI. Il laisse à sa veuve une fortune meuble de 9 000 francs composée du préciput auquel elle a droit et de l’usufruit du mobilier du défunt. Les collatéraux reçoivent 10 970 francs de meubles. L’usufruit des immeubles qu’il laisse à sa veuve représente une valeur de 13 994 francs. Les collatéraux de Pierre de Villerval reçoivent donc en nue-propriété des immeubles d’une valeur fiscale de 27 988 francs18. Comme Anne Élisabeth et Pierre de Villerval, les autres rentiers, dont l’existence est partagée entre Paris, Versailles ou Orléans et Milly-la-Forêt, parviennent à sauver l’essentiel de leur patrimoine.

12 La spécificité de cette catégorie de rentiers bourgeois (ou de petite noblesse) permet de préciser le rôle de trois autres catégories de crédirentiers. La première est constituée par deux familles nobles, l’une d’épée (Bizemont) et l’autre de robe (Nicolaÿ). La famille de Bizemont possède plus de mille hectares dans la région de Milly-la-Forêt. La famille Nicolaÿ possède 570 hectares à Courances et Dannemois. Les pertes de ces deux familles sont minimes. Huit rentes pour un montant de 5 723 livres, arrérages compris, sont remboursées à la famille Bizemont, trois rentes, d’un montant de 1 140 francs, sont

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remboursées à Philippine Léontine Potier de Novion, veuve Nicolaÿ. Si, par ailleurs, une rente est remboursée à Dupré de Saint-Maur, et deux autres à Daniel Victor de Trimond, aucune n’est remboursée aux familles d’Averton, Bellavenne, de Sainte-Croix, Du Lau d’Allemans, etc.

13 La petite bourgeoisie locale laisse aussi des plumes dans l’affaire. On se doute que, dans ces cas, la ponction est lourde. Ainsi, Anne Tousson ou Detousson, domiciliée à Milly-la- Forêt, veuve de Jean-Baptiste Dupré, laisse 1 391 livres, arrérages compris, dans le remboursement de quatre rentes. Les paysans les plus riches sont aussi les victimes de la vague de remboursement. Jean Baptiste Chevalier, cultivateur, domicilié à Tousson, perd 2 561 livres, dans le remboursement de dix rentes (arrérages compris)19. On citera, enfin, Jean-Jacques Delafosse, ancien notaire, domicilié à Maisse. Une foule de petits créanciers lui remboursent environ 10 000 livres. Mais, comme les autres rentiers professionnels, il sauve l’essentiel de sa fortune foncière et immobilière20.

Les rentes paysannes

14 La petite paysannerie constitue la dernière catégorie de crédirentiers. Pour comprendre la spécificité de ce type de rente il faut citer la source. Le 18 germinal de l’an III, il est fait mention d’une : « Quittance par Nicolas Hochard vigneron demeurant à Dannemois, Alexandre Thévenot demeurant aud lieu à cause de sa femme & Jean Hochard demeurant à Cély [Seine-et-Marne]. À Alexandre Lépicier cultivateur demeurant à Videlles [Seine-et-Oise] & Marie Jeanne Canet sa femme. De la somme de trois cent cinq livres. Savoir trois cents livres pour le remboursement de quinze livres de rente foncière et de bail d’héritage passé devant Audenet notaire à Dannemois le 20 février 1782 et cinq livres pour cinq mois d’arrérages d’icelle »21.

15 Cette quittance permet de mettre en exergue la particularité des créances internes au monde rural. Elle concerne trois crédirentiers. Il est clair, même si cela n’est pas explicitement précisé, que cette situation résulte d’un phénomène de transmission patrimoniale au sein de la famille Hochard. Elle nous met sur la voie d’un autre phénomène particulièrement important. Nicolas Hochard est apparu une première fois, le 4 germinal, en tant que débirentier cette fois : « Une quittance par Jean Baptiste Bouvard vigneron à Dannemois, Barthélémy Bouchet, Louis Carré, Jacques Gaillard, Louis Poupinet et autres. À Nicolas Hochard vigneron demeurant à Dannemois. De deux cent cinquante-trois livres huit sols six deniers. Savoir deux cent cinquante livres pour le remboursement de douze livres dix sous de rente restante de dix-sept livres foncière et de bail d’héritage passé devant Charlot notaire à Dannemois le 29 7bre 1718 et trois livres huit sous six deniers pour arrérages d’icelle »

16 Ici, au moins cinq crédirentiers différents sont spoliés par Nicolas Hochard22. On peut montrer que ces remboursements constituent souvent un jeu à somme nulle. Les victimes de Nicolas Hochard vont à leur tour faire subir le même traitement à un ou plusieurs de leurs créanciers.

17 Il existe donc deux circuits d’endettement. Le premier met aux prises les bourgeois, petits et gros, avec les cultivateurs, les vignerons, les manouvriers du Gâtinais. Le second est interne à la paysannerie. Dans ce second circuit, les rentes dont se délestent les paysans constituent parfois le reliquat d’un partage, parfois la conséquence

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d’arrangements familiaux, souvent elles sont les fruits des mécanismes de circulation de la terre.

18 Dans une région de partage égalitaire, le remboursement en assignats des rentes foncières peut rompre l’égalité entre héritiers. Si l’on peut supposer que l’effacement d’une rente vieille d’un siècle, de cinquante ans, voire de vingt ans, ne laisse pas trop de regrets au crédirentier, il faut se souvenir que plus la rente est récente plus la perte est lourde. Pour les imprudents, qui continuent à pratiquer ce type d’exercice durant l’an II ou l’an III, quelques mois, voire quelques jours dans le pire des cas, peuvent séparer l’arrangement intrafamilial ou la vente d’un bien à un voisin et le versement du capital en monnaie de singe.

19 Il convient de se demander qui, des bourgeois ou des paysans, a enregistré les plus grosses pertes. Globalement ce sont les bourgeois de Milly-la-Forêt, de Paris, d’Étampes, de Versailles, de Fontainebleau et des autres villes qui ont fait les frais de la vague de remboursements. Les pertes nettes des individus domiciliés à Milly-la-Forêt, s’élèvent à plus de 65 000 livres. Avant la Révolution les bourgeois de Milly-la-Forêt sont situés au sommet de la chaîne d’endettement, il est donc logique, qu’en dernière analyse, ils soient les principales victimes de l’hyperinflation.

20 Les débiteurs d’Anne Élisabeth, comme ceux des autres bourgeois, sont, pour l’essentiel, des petits propriétaires, souvent qualifiés de cultivateurs, de manouvriers ou de vignerons23. Ils sont domiciliés dans les communes proches de Milly-la-Forêt. À une exception près, Courances, ces communautés rurales parviennent à se défaire de dettes qu’elles traînent parfois depuis plusieurs générations. Les habitants de Moigny remboursent près de 8 468 livres aux individus domiciliés à Milly-la-Forêt, ceux de Maisse 6 682 livres, ceux de Noisy [Seine-et-Marne] 5 054 livres, etc. Outre Anne Élisabeth Lambert, Pierre de Villerval se fait étriller en compagnie d’Edme Verdier, de Françoise Lépinette, des membres des familles Charlot, Blondel et Pasquet, etc.

21 Gérard Béaur note qu’à « partir du moment où les campagnes étaient nettement débitrices des villes, il est clair que les ruraux sont les grands bénéficiaires de ce formidable transport, au moins dans un premier temps »24. Les résultats que nous obtenons permettent de confirmer ce diagnostic. Mais il faut souligner qu’à Milly-la- Forêt la situation est particulièrement propice à ce type de constat. Il n’est pas certain que l’on retrouve le même phénomène dans une région où la rente n’est pas la forme dominante de placement bourgeois ou dans des régions dans lesquelles l’aristocratie et le clergé possèdent avant la Révolution une part très importante du sol, ce qui n’est pas le cas dans le Gâtinais, en dépit de l’importance des possessions de quelques familles nobles25.

L’historique du stock de rente.

Montée de la rente au XVIIIe siècle dans le Gâtinais

22 Il convient maintenant d’examiner la sédimentation de ce volume de rentes. Pierre Massé rappelle que dans le Châtelleraudais, au XVIIIe siècle, « le flux de la rente, tant foncière que seigneuriale, coule à plein bord »26. En ce qui concerne la rente foncière, c’est aussi le cas à Milly-la-Forêt27. Mais, d’une part, la rente foncière n’est pas le seul type de rente et, d’autre part, il faut tenir compte de l’existence éventuelle d’autres instruments de crédit (les obligations, les billets et les promesses de remboursements).

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On sait qu’à Paris, après l’épisode de Law, le stock d’obligations a augmenté et qu’à la fin du XVIIIe siècle le flux de rentes constituées s’est tari28. Qu’en est-il à Milly-la-Forêt ?

23 Avant de répondre à cette question il est indispensable d’effectuer quelques mises au point méthodologiques29. En premier lieu, puisqu’on prétend retracer la montée de l’endettement, il convient de raisonner en termes de flux. Nous ne prétendons pas reconstituer le stock de dette au début de l’an III, même si l’on devine qu’il est très important. En second lieu, il faut connaître la date de création des rentes. Trois phénomènes polluent les données de ce point de vue. Le premier renvoie à la pratique des scribes qui se contentent de signaler l’existence de titres sans les mentionner explicitement. Ce sont plus de 100 quittances qui disparaissent de la base d’informations. Le second est lié à l’imprécision des déclarations. Il entraîne des pertes plus considérables encore. Le 21 nivôse, le scribe note : « une quittance par Jean Baptiste Chevalier cultivateur demeurant commune de Tousson. À François Deflandres, Jacques André, André Laure, Pierre Venet et autres ; pour le remboursement de vingt- trois livres dix sous de rente foncière. Sans énonciation de titres »30.

24 Les titres nouvels et les transports de rente constituent le troisième problème31. La date de création d’un titre nouvel, par exemple, ne nous renseigne en rien sur la date de création de l’acte originel. Il ne faut pas pour autant négliger ces quittances. Leur répartition dans le temps permet de s’assurer que la série dont on dispose fait sens. En effet, plus la rente est ancienne, plus la probabilité de disposer d’un titre nouvel ou d’un acte de transport est importante. La proportion de titre nouvel ou de transport devrait donc croître avec le temps. C’est effectivement ce qui se produit comme l’indique le graphique 1.

Part des titres nouvels ou de transports dans les quittances.

25 Ce graphique fournit une autre information. La montée de l’endettement semble indéniable. Nos résultats ne confirment pas l’observation de Labrousse selon lequel « le flux de rente […] tiédit le soir de l’Ancien Régime »32. Cette montée est particulièrement

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nette à partir de 172033. On pourra objecter qu’une partie des rentes les plus anciennes a été remboursée. Cette remarque ne vaut pas pour les rentes foncières qui sont en principe non rachetables. Or, si l’on isole cette catégorie de rentes, l’impression de croissance de l’endettement reste la même.

26 Si l’on s’intéresse exclusivement aux actes pour lesquels on connaît la date de création originelle, on constate deux phénomènes. Le premier ne nous apprend pas grand- chose : le nombre de créations croît au fur et à mesure du siècle. Contrairement à ce qui se passe à Paris, le mouvement de créations ne se tarit pas durant la décennie 1780, même s’il est peut-être moins important que durant les décennies 1730-1750. Le second phénomène est beaucoup plus intéressant. Il concerne le mouvement de création des rentes constituées. On s’attend à ce qu’une période se dégage de cette série : la période Law. C’est effectivement le cas comme l’indique le graphique 2. À Milly-la-Forêt, comme à Paris, les années 1719-1720 correspondent à un très fort mouvement de création de rente constituée, ce qui n’a rien d’étonnant compte tenu de la position géographique de Milly-la-Forêt34.

Année de création des rentes remboursées au cours de l’an III.

Le mouvement de création d’obligations et de rentes durant l’an III

27 Si à la fin du XVIIIe siècle les obligations constituent l’instrument de crédit privilégié à Paris, dans le Gâtinais elles représentent un instrument de crédit assez récent. Par ailleurs, les obligations sont des instruments de crédit à court ou moyen terme. En principe, elles sont remboursées dans un délai de quelques années. De ce point de vue, la vague de remboursements de l’an III ne conserve pas la mémoire des flux passés. Il est donc très difficile de mener une analyse rétrospective. Quant aux billets ou aux promesses ils se comptent sur les doigts d’une main. C’est le passage du passé au présent de la source qui révèle le phénomène le plus intéressant : il réside dans le mouvement de création d’obligations et de rentes constituées durant l’an III.

28 Si à Paris le mouvement de création de rentes constituées s’éteint à la fin de l’Ancien Régime, il n’en est rien à Milly-la-Forêt. En fait, loin d’abandonner cette pratique, les

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habitants de Milly-la-Forêt vont s’y livrer avec frénésie durant l’an III. Pour comprendre ce phénomène il faut évoquer les problèmes auxquels font face les emprunteurs et les prêteurs.

29 En période d’hyperinflation, la rente foncière représente le pire des placements. Reste aux prêteurs à choisir entre les obligations, les rentes constituées et les rentes viagères. Le travail de Philip T. Hoffman, Gilles Postel-Vinay et Jean-Laurent Rosenthal peut nous servir de guide. On sait que les obligations représentent pour les prêteurs un gage de relative sécurité puisqu’ils maîtrisent la date de remboursement. Les prêts de ce type se multiplient durant l’an III (voir graphique 3). Chaque enregistrement précise l’échéance : un an, dix-huit mois, deux ans, etc. Les plus audacieux jouent le court terme, les plus prudents tablent sur un retour à la normale dans un horizon plus lointain. Cette micro-série démontre que certains prêteurs adaptent très vite leurs pratiques aux circonstances. Pourtant, en dépit des risques que présentent les placements en rentes constituées, de nombreux prêteurs restent fidèles à ce type de placement.

30 Sur 60 rentes créées durant l’an III, 8 sont foncières, 48 sont constituées et 2 sont viagères35. Comment expliquer que les prêteurs acceptent de prendre le risque de prêter sous cette forme ? Réglons tout de suite le sort des foncières. Sur les 8 rentes créées durant l’an III, six le sont entre septembre 1794 et janvier 1795. Après cela le mouvement de création s’épuise (graphique 3).

31 Comment expliquer l’abondance de rentes constituées ? On peut voir dans ce phénomène la myopie des agents. Mais il faut alors renoncer à expliquer la croissance du nombre d’obligations par leur faculté d’adaptation. On est d’autant moins enclin à avancer cette explication que les prêteurs ne sont pas des oisons.

Nombre de créations de rentes ou d’obligations entre vendémiaire et messidor an III.

32 La composition du groupe permet partiellement de comprendre le phénomène. Il s’agit de petits bourgeois d’envergure locale qui sont susceptibles d’avoir reçu en paiement ou en remboursement des assignats par poignées. À l’occasion, ils prêtent sous forme d’obligations. Il s’agit donc en principe de prêteurs avertis.

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33 La petite bourgeoisie locale est en quelque sorte prisonnière de la situation. Que faire de la masse d’assignats que l’on détient ? La tactique qui consiste à diversifier ses placements n’est pas la pire. D’autant que si l’on dispose d’assignats on ne prend guère de risque. Dans tous les cas, le prêteur ne risque que son capital qui, de toutes façons, ne vaut pas grand-chose. Qu’a-t-il à perdre ? Il est certain que l’obligation présente plus de garantie, mais il est possible de prendre quelques précautions lors de la création d’une rente constituée. Ainsi, Louis Blondel exige que son débiteur le prévienne six mois à l’avance d’un éventuel remboursement36.

34 Si l’on admet que la plupart des prêts accordés durant l’an III sont libellés en assignats, ce qui est probable, on peut se demander ce qui détermine les emprunteurs à recevoir des assignats. On peut avancer au moins deux explications qui sont probablement complémentaires. La première renvoie à l’évolution des taux d’intérêt. On sait qu’en période d’argent facile le taux d’intérêt baisse. C’est le cas durant l’an III. Les rentes constituées sont en principe créées au denier 20 avant la Révolution (soit un taux d’intérêt de 5 %). Durant l’an III, les premières mentions inférieures à 5 % apparaissent à la fin du mois de frimaire (décembre-janvier). Au-delà de cette date, environ 30 à 40 % des rentes constituées sont créées à un denier supérieur à 20. Mais, le fait que le taux d’intérêt baisse ne saurait expliquer de manière satisfaisante l’existence d’un volume de prêts aussi important (63 712 livres). Les paysans, puisque pour l’essentiel ces sommes sont prêtées à des ruraux qualifiés de manouvrier, de garçons meuniers, de cultivateurs, etc., n’empruntent pas pour le plaisir de contempler des assignats, il faut qu’ils en aient l’utilité.

35 Dans certains cas les choses sont parfaitement claires. Le 7 nivôse l’employé note dans le registre : « Une constitution par Marguerite Morin Ve Jacques Lépicier tutrice de ses enfants demeurant à Milly. Au profit de Louis Blondel marchand demeurant à Milly. De vingt cinq livres de rente annuelle & perpétuelle franche des impositions païable le 21 brumaire, affectée sur une maison située à Milly ; batiments cour et jardin & sur 75 perches d’héritage. Lad rente stipulée rachetable en un seul paiement de la somme de sept cent cinquante huit livres. Moyennant ladite somme de sept cent cinquante huit livres qui sera employé au remboursement de trente sept livres dix huit sol de rente foncière »

36 Un autre exemple illustre l’une des motivations possibles des débiteurs. Il concerne un très gros poisson. Le 5 frimaire, Nicolas Dupré Saint-Maur, constitue au profit de Pierre de Villerval une rente de 200 livres (au denier 25). Le scribe précise : « Laquelle somme a servi à l’emploi et paiement des domaines nationaux ». De telles précisions sont rares. Bien souvent, on ne peut que conjecturer37.

37 La fuite devant la monnaie emprunte parfois d’étranges détours. Un débiteur peut créer une rente constituée pour en rembourser le capital quelques semaines plus tard. On peut supposer qu’entre-temps il s’est déchargé d’une dette mais qu’il a presque simultanément subi un remboursement intempestif (sauf à considérer que c’est par amour du papier qu’il a emprunté des assignats). En définitive, on a le sentiment que chacun essaie de passer la patate chaude à son voisin.

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L’endettement rural. Un endettement protéiforme

Esquisse d’une typologie des opérations de crédit

38 Si la rente, (sous forme foncière ou constituée), représentait un élément essentiel du système de crédit dans le monde rural que nous examinons, elle n’en constituait que l’un des éléments. Les formes et les modalités du crédit étaient infiniment variées et les actes de crédit étaient très nombreux. Pourtant, faute de source, en particulier si les parties faisaient l’économie du passage chez le notaire, il est souvent difficile, si ce n’est impossible, de les connaître. La période d’hyperinflation constitue de ce point de vue un observatoire privilégié, puisque les individus qui s’affranchissaient de dettes parfois très anciennes avaient tout intérêt à procéder à l’enregistrement des quittances que leur adressaient leurs créanciers. Ainsi, en l’an III, les sources laissent transparaître des relations de crédit interne au monde rural qui nous auraient sans doute échappé en l’absence d’inflation. L’analyse de ces relations nous permettra par ailleurs de mettre en exergue la spécificité de la vague de remboursement des rentes. En effet, si de nombreuses dettes ont été remboursées durant cette période, tous les types de dettes n’ont pas été concernés au même degré.

39 Nous avons longuement délaissé Anne Élisabeth Lambert. On sait que divers débiteurs lui ont remboursé plus de 20 000 livres. Qu’a-t-elle fait de cette somme ? A-t-elle essayé de recycler ses assignats comme les petits bourgeois de Milly et de Maisse ? Nous n’avons relevé qu’une occurrence de ce type. Le 27 brumaire, il est fait mention d’une constitution de rente à son profit, d’un capital de 380 livres (au denier 20), par André Courtois cultivateur à Courdimanche38. C’est tout. Mais la surface sociale d’Anne Élisabeth dépasse largement le ressort du bureau. Nous savons, grâce à un enregistrement du 23 pluviôse, qu’elle a donné procuration à Nicolas Pierre Martineau de Paris « A l’effet de recevoir de qui il apartiendra la moitié des arrérages de rentes qui lui sont dus par le ci devant hôtel de ville de Paris, [et de] donner quittance »39. Nous avons enfin relevé une dernière mention, datée du 23 ventôse, qui permet de mesurer l’étendue de sa fortune : « Une vente et adjudication au plus offrant et dernier enchérisseur par Anne Élisabeth Lambert veuve de Louis Ambroise Chauvin demeurante à Milly. De la coupe à faire cette année sur deux pièces de bois situées à Milly. Adjugé au cit Louis Etienne Dupré demeurant à Milly moïennant la somme de 740 £. Devant Maricot notaire à Milly »40

40 Ainsi, Anne Élisabeth et les bourgeois de Milly, si présents dans la première partie de ce travail, doivent maintenant céder la place à une foule de petits personnages qui, eux, ont cru bon de laisser des traces de leurs activités. Il convient tout d’abord de lister les actes qui vont nous occuper maintenant. Il s’agit : • des quittances pour règlement d’arrérages de rente, • des quittances pour règlement de loyer, • des quittances pour règlement de dot, • des règlements de succession.

41 On peut considérer que ces actes constituent des actes de gestion normaux. Certains d’entre eux (les règlements de dots ou les règlements de succession) ont un caractère exceptionnel mais ces diverses modalités de transmission du patrimoine n’ont rien

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d’anormal contrairement à la vague de remboursement de rentes dont l’inflation constitue le moteur exclusif. La présence d’autres actes est plus surprenante : • des quittances pour le règlement d’ouvrages de maçonnerie. • des quittances pour règlement de ventes, • les transactions sur vente d’immeubles, • les annulations de vente d’immeubles, • les retraits conventionnels et l’exercice de la faculté de rachat41.

42 Dans ces cas on peut soupçonner que les débiteurs ont cherché à profiter de l’inflation pour se défaire de leur dette. Ces deux listes sont loin d’épuiser la variété des actes qui font explicitement ou implicitement référence à des relations de crédit interne au monde rural. Elles ont toutefois un double mérite. D’une part, elles démontrent que, loin de se résumer à une domination de la plèbe par la bourgeoisie par le truchement de la rente, le crédit est une composante essentielle de l’économie paysanne. D’autre part, elles permettent de rendre compte de la spécificité du mouvement de remboursement des rentes.

Des actes (trop) ordinaires ?

43 Le caractère « normal » des règlements de loyer ou des règlements d’arrérages de rente n’a pas besoin d’être démontré. Il est par contre anormal, de trouver dans les registres fiscaux autant de quittances ou de transactions concernant les loyers (74) ou de quittances de règlement d’arrérages de rente (44). Cette profusion est évidemment l’effet de l’hyperinflation. Les locataires et les débiteurs veulent disposer d’une preuve du paiement.

44 Deux questions doivent retenir l’attention dans un premier temps. Les loyers sont-ils payés en temps et en heure ? Les arrérages de rente représentent-ils plus d’une année ? Sur 74 mentions de règlement de loyer, 10 font mention de retard, soit moins de 15 %42. C’est très peu. La proportion des retards dans les paiements des arrérages est beaucoup plus élevée, elle s’élève à 40 %. Il faut croire que les attitudes devant ces deux types de dettes sont très différentes.

45 On a vu plus haut que les débirentiers s’étaient délestés en masse de leurs dettes. Il semble qu’à leurs yeux, les rentes qui grevaient leur patrimoine n’avaient pas ou peu de légitimité. A contrario, la plupart des locataires règlent leur loyer sans retard. Il se peut que l’hyperinflation invite à payer ponctuellement mais les résultats obtenus incitent à penser qu’en la matière la ponctualité est la règle et non l’exception. 15 % de locataires sont en retard. C’est à la fois peu et beaucoup. Cela dénote qu’en cas de difficultés, ils disposent d’une marge de manœuvre et que les dettes pour loyers impayés sont une des composantes de l’économie rurale sans en être l’un des traits saillants.

46 La série de quittances pour loyer présente un autre intérêt. On sait que la loi de suppression des dîmes prévoyait leur rétrocession aux propriétaires. Or de telles mentions sont très rares. Durant l’an III, dans une région où le stock de baux est composé de plusieurs centaines de baux en cours, très peu de transactions indiquent que la dîme a été rétrocédée aux propriétaires. Huit enregistrements concernent ce type d’opérations. Quant aux enregistrements de baux que nous avons dépouillés ils ne mentionnent pas la dîme. On peut supposer que les propriétaires ont augmenté le prix

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des locations au fur et à mesure des renouvellements de baux mais, sauf exception, la suppression de la dîme ne semble pas être le déterminant de la hausse des loyers43.

47 Venons-en maintenant aux opérations de gestion « normales » mais « exceptionnelles ». Examinons tout d’abord les « arrangements » familiaux. Dans un pays de partage égalitaire, l’hyperinflation est susceptible de brouiller le temps et les familles. Elle peut en effet remettre en cause le fragile équilibre des transferts intergénérationnels selon plusieurs voies. On examinera deux cas de figure : les quittances pour dot et les remboursements de rente intrafamiliaux.

48 Durant l’an III, l’administration enregistre huit quittances pour versement de dot. Rapporté au nombre de mariages célébrés durant une année c’est assez peu. D’une part, rien n’indique que les dots sont payées avec retard. D’autre part, rien ne permet d’affirmer que les parents (ou les beaux-parents) ont profité de l’hyperinflation pour se délester massivement de ce type de dettes.

49 Il semble que les familles ont été très attentives aux problèmes que soulevait la prolifération d’assignats. Dans cette région les contrats de mariage sont très fréquents. De vendémiaire à thermidor an III, 67 contrats de mariage sont enregistrés au bureau de Milly-la-Forêt44. Les scribes, à la suite des notaires, et sans doute à la demande des parties, semblent noter scrupuleusement la présence des assignats dans les apports des futurs.

Présence d’assignats dans les apports des futurs.

50 Au cours de l’an III, une proportion à peu près constante des apports au mariage comporte des assignats45. Tout indique que les familles anticipent ainsi les problèmes que l’existence de l’assignat pourrait poser dans un avenir plus ou moins proche. C’est d’autant plus probable que le montant moyen des apports est beaucoup plus élevé lorsqu’il est fait mention d’assignats : 2 829 livres, contre 1 406 livres lorsque le contrat ne mentionne pas d’assignats46.

51 En ce qui concerne les règlements de succession nous disposons de deux sources d’informations : les quittances de rente et les règlements de succession. Les quittances de rente précisent parfois l’origine des obligations du débirentier. 26 quittances

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concernent des rentes créées à l’occasion des partages. La plupart des partages sont anciens. Ils ont fréquemment plus de 20 ans47.

52 On compte par ailleurs 28 règlements de succession enregistrés durant l’an III. Le montant moyen de ces opérations s’élève à 298 livres. Leur nombre diminue régulièrement durant l’année (11 en automne, 7 en hiver, 6 au printemps et 4 en été). Il est difficile de voir dans ces chiffres une volonté de se débarrasser à très bon compte de dettes intrafamiliales. Il convient toutefois de souligner que le montant moyen des règlements croît au cours de l’année. Il passe de 162 livres durant les six premiers mois de l’année (18 occurrences) à 543 livres durant les cinq derniers mois (10 occurrences). L’analyse des actes permet d’affirmer qu’il s’agit rarement pour un frère ou une sœur d’étrangler sa mère ou l’un des membres de sa fratrie. Parfois l’acte concerne la succession d’un oncle ; parfois il s’agit de régler les comptes avec un beau-frère ou une belle-sœur trop encombrants ; parfois c’est l’huissier qui a saisi les biens d’un défunt qui se défausse auprès des héritiers, etc.

53 On le voit, il faut non seulement s’interroger sur les contours de la famille mais aussi mettre en cause le type et, accessoirement, la date des actes. Il semble que dans cette région, la règle de partage égalitaire a mis un frein aux spoliations intrafamiliales contrairement à ce qui a pu se passer dans les régions de partage inégalitaire.

Les actes de gestion exceptionnels.

54 La section précédente présente une vision presque idyllique des relations au sein des communautés rurales. Les actes qui retiendront ici l’attention permettront de nuancer cette impression puisqu’il s’agit d’actes qui lèsent manifestement les créanciers.

55 Durant l’an III, on dénombre 15 quittances pour règlement d’ouvrages de maçonnerie48. 11 quittances sont passées au cours du premier semestre ; 4 sont passées durant le second semestre, lorsque l’hyperinflation devient franchement insupportable. Il n’est pas certain que les règlements aient lieu en assignats mais c’est assez probable49. Le nombre de quittances est à la fois très élevé, si l’on considère l’étroitesse de ce marché, et trop peu élevé si l’on considère le nombre de ménages qui étaient soumis à la tentation de payer en assignats. Mais il faut tenir compte de la spécificité des métiers du bâtiment. D’une part, les maçons disposaient d’un moyen de pression évident sur tous les débiteurs dont les chantiers étaient en cours. D’autre part, payer un maçon en monnaie de singe pouvait provoquer une réaction de la corporation. Si cette corporation est partiellement étrangère aux communautés rurales, elle est relativement cohérente. Durant la première moitié du XIXe on retrouve les mêmes familles de maçons : Aucordier (ou Cordier), Salar (ou Salard ou Salars), Couderc (ou Coudair), Fort (ou Faure). Elles sont souvent originaires du Limousin.

56 Les dernières opérations qui retiendront l’attention concernent les ventes d’immeubles. On distinguera trois types d’opérations : l’exercice de la faculté de réméré et les retraits, les règlements de ventes d’immeubles50, les transactions sur ventes d’immeubles et les annulations de vente.

57 L’exercice de la faculté de réméré n’est pas une pratique très fréquente durant l’an III. On compte 16 opérations de ce type51. Le montant moyen de ces opérations s’élève à 327 livres. Ces transactions mettent aux prises des laboureurs, des manouvriers, des vignerons, des cultivateurs ou leurs ayants droit (leur veuve et leurs enfants). La bourgeoisie est totalement absente à l’exception du citoyen Fautray, officier de santé,

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domicilié à Milly. Le faible nombre d’opérations indique que la vente avec faculté de réméré est une pratique peu répandue dans cette région. Mais dans ces cas, la volonté de profiter de la dévalorisation de l’assignat est évidente. Les débiteurs exercent leur faculté de réméré tardivement. Neuf actes sur treize sont postérieurs au premier floréal, à un moment où l’assignat ne vaut presque plus rien. Les créanciers perdent jusqu’à 95 % du montant de la vente.

58 Les règlements de vente d’immeubles et les reliquats de dettes sur ventes d’immeubles constituent le second type d’opérations. Il s’agit là encore d’opérations essentiellement internes au monde rural. Parfois, elles impliquent quelques bourgeois comme Jacques Pichard, libraire, domicilié Quai Voltaire à Paris, époux de Jeanne Margueritte Pélagie Fortemps. Les montants en cause sont très importants : plus de 1 900 livres en moyenne. L’échelonnement dans le temps des treize actes souligne la volonté de la part des débiteurs de profiter pleinement de la dégringolade de l’assignat à partir de germinal (Tableau 1).

Règlements de vente d’immeubles et reliquats de dette sur ventes d’immeubles52.

Date de Remboursement Nombre d’opérations Montant moyen (en Livres)

Brumaire 1 60

Pluviôse 1 184

Germinal 4 2 734

Floréal 3 967

Messidor 4 2 885

59 Dans certains cas, ces opérations concernent les membres d’une même famille. Ce constat contredit la vision presque idéale des rapports familiaux qui a été évoquée plus haut. Mais, même en supposant que toutes les quittances pour règlement de ventes d’immeubles constituent des quittances intrafamiliales, ce qui est loin d’être le cas, ces comportements restent très minoritaires. Or, répétons-le, dans la plupart des cas il ne s’agit pas de créances intrafamiliales.

60 Si les comportements évoqués précédemment sont marginaux, la tentation devenait trop forte pour un nombre croissant de débiteurs. Pour se protéger les créanciers devaient gagner du temps ou, du moins, parvenir à faire croire qu’ils étaient en mesure d’en gagner. C’est ainsi qu’à partir du 20 germinal un nouveau type d’actes apparaît dans le registre : les transactions (ou les accords) sur vente d’immeubles. L’enregistrement du 24 germinal est particulièrement clair : « Un accord entre Louis Charles Charlot perruquier demeurant à Milly et Julienne Nardon sa femme. Et Claude Nardon demeurant à Milly. Par lequel ledit Charlot renonce à demander aucune chose relativement à la vente qu’il a faite aud Nardon en l’année 1785, d’un jardin sis à Milly moïennant soixante quinze livres. Moïennant que ledit Nardon a païé en sus du prix la somme de vingt cinq livres. Par acte sous seing privé à Milly le jourdhuy [24 germinal an III] »

61 On peut imaginer que, devant le mauvais vouloir du créancier, le débiteur s’est résolu à payer un supplément de prix. Mais que gagne le créancier s’il est payé en assignats ?

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Rien ou presque. Il faut imaginer que les débiteurs ont payé le supplément en bons deniers métalliques ou que les débiteurs offrent une compensation ou un dédommagement en nature à leur créancier, ce qu’indiquent certains actes.

62 Au total, on ne compte que 16 opérations de ce type. Soit ce type de créances était très rare parce que les débiteurs se libéraient très vite de leurs dettes comme le suggère Gérard Béaur53, soit les débiteurs n’ont pas voulu (ou n’ont pas osé) profiter de la dévalorisation de l’assignat. Ces deux hypothèses ne sont pas exclusives l’une de l’autre.

63 Le comportement variable des débiteurs permet de mieux comprendre la déconfiture d’Anne Élisabeth Lambert. Reprenons pour conclure le dossier Lambert. Comme nous l’avons vu, Anne Élisabeth est représentative de la classe des rentiers bourgeois dont l’assise sociale se limite parfois à une microrégion ou, au contraire, en dépasse les frontières. Cette classe sociale est la première victime du mouvement de remboursements. Mais, comme ses pairs, Anne Élisabeth ne subit pas d’autres dommages trop importants. La position de ces rentiers permet d’avancer deux conclusions. La première concerne l’existence d’un double circuit de la rente : un premier circuit, que contrôlent les rentiers, et un second circuit, qui est interne à la société rurale et qui est le produit de la règle de partage égalitaire et des mécanismes de circulation de la terre. Ces deux circuits s’effondrent simultanément. La seconde conclusion renvoie au système de crédit interne à la société rurale qui ne se limite pas à la rente ou aux autres types de crédits formels. Il concerne pratiquement toutes les formes de l’activité économique (nous n’avons envisagé ici que quelques-unes des modalités). Il n’émerge que partiellement à la faveur de l’hyperinflation. Mais il permet de mieux apprécier l’importance de la vague de remboursement des rentes.

64 La paysannerie semble avoir établi une distinction claire entre ce qui lui paraissait légitime et ce qui constituait à ses yeux une anomalie. L’existence des rentes heurtait sans aucun doute la volonté de la paysannerie de se libérer d’un mode de domination qui n’avait plus de justification à ses yeux. La rente foncière et les rentes constituées auraient eu en quelque sorte un destin semblable à celui des droits féodaux et des dîmes. Rafe Baufarb note que « bien loin de constituer le concept fondateur et rationnel que les révolutionnaires désiraient, la propriété généra une lutte interne entre propriétaires rivaux »54. De ce point de vue, dans leur lutte contre la bourgeoisie, les paysans de la région de Milly-la-Forêt sortent grands vainqueurs.

65 Les autres types de dettes étaient beaucoup moins exposés, sans doute parce que leur existence était justifiée aux yeux des populations rurales. Les retards de paiement dans les loyers sont rares. Il est remarquable de constater que les rentiers du sol qui possèdent un patrimoine locatif important ne sont pas touchés. Ils disposent de surcroît d’une arme de dissuasion redoutable : le non-renouvellement du bail. Quant aux règlements de dettes liées à l’acquisition des terres ils sont exceptionnels.

66 Enfin, l’hyperinflation n’a pas constitué un ferment de désagrégation des relations familiales. Dans les régions de partage égalitaire il faut y regarder à deux fois avant de léser son frère ou sa sœur en profitant de la dévalorisation des assignats. Cela entraîne presque automatiquement la remise en cause du partage savamment concocté par les parents. De ce point de vue il semble que le système de partage ait constitué un garde- fou à défaut d’être une assurance tous risques.

67 En l’état, cet ensemble de conclusions n’est toutefois pas totalement satisfaisant pour deux raisons. En premier lieu, les familles, comme nous l’avons vu, n’ont pas été

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épargnées. L’explication de ce phénomène est en soi assez simple. Une fois le mouvement de remboursement enclenché, l’effet domino semble avoir joué à plein : un remboursement entraînant une cascade de remboursements, y compris au sein des familles. La rente foncière qui constituait un mécanisme commode de fluidification des transferts intergénérationnels a dès lors perdu une grande partie de son rôle d’autant que les familles disposaient de moyens alternatifs pour assurer l’égalité entre héritiers. Une étude sur les modalités de partage au sein des fratries durant la première moitié du XIXe siècle permettrait sans doute de répondre avec précision aux interrogations que soulève cette remarque55. En second lieu, si l’on admet que la rente foncière avait perdu une grande partie de sa légitimité, il faut bien admettre que, jusqu’à la veille de la Révolution, elle conserve ses attraits comme moyen d’accès à la terre ou comme moyen de circulation de la terre. Faut-il voir dans sa liquidation un dommage collatéral de Révolution ? Cette remise en cause ne constituerait en définitive que l’un des aspects de la Révolution économique dans les campagnes. La vague de remboursements, en purifiant la domination bourgeoise de ses formes désuètes et en la réduisant à un rapport de propriétaire à locataire, aurait alors agi à la fois comme une catharsis et comme un cordial.

ANNEXES

Annexe I

Annexe II

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Mouvement de remboursements de rentes à Milly-la-Forêt.

NOTES

1. Cet article est issu d’une communication présentée dans le cadre du workshop organisé à Gérone les 27-29 septembre 2012 par l’université de Gérone et le GDRI CRICEC : Becoming richer or poorer through debt. Private credit and social change in the countryside. 2. Voir à ce sujet La Révolution française et le monde rural, Paris, Éditions du CTHS, 1989. Voir aussi Gilles POSTEL-VINAY, « À la recherche de la révolution économique dans les campagnes », Revue économique, vol. XL, 1989, p. 1015-1045. 3. Gilles POSTEL-VINAY, La terre et l’argent. L’agriculture et le crédit en France du XVIIIe siècle au début du XXe siècle, Paris, Albin-Michel, 1998, p. 136 et sq. Pour des travaux antérieurs voir Pierre MASSÉ, « À travers un dépôt de minutes notariales », AHRF, 25e année, octobre-décembre 1953, p. 297-315 et Michel VOVELLE, Ville et campagne au 18e siècle (Chartres et la Beauce), Paris, Éditions sociales, 1980, p. 136-166. 4. Richard COBB, « L’armée révolutionnaire dans le District de Pontoise (brumaire-germinal an 2) », AHRF, Tome vingt-deuxième, 1950, p. 194-220 ; « Les disettes de l’an II et de l’an III dans le district de Mantes et la vallée de la basse Seine », Paris et Île-de-France, Tome III, 1951, p. 227-251 et « Le complot militaire de ventôse an II. Note sur les rapports entre Versailles et Paris au temps de la terreur (mars-avril 1794) », Paris et Île-de-France, Tome VII, 1955, p., 221-250. 5. Serge BIANCHI, « Les femmes dans les troubles religieux et de subsistances dans le sud de l’Île- de-France », dans Les femmes et la Révolution française. Modes d’action et d’expression. Nouveaux droits – Nouveaux devoirs, Actes du colloque international 12-13-14 avril 1989, Université de Toulouse-Le Mirail, Marie-France BRIVE (éd.), Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1989 ; « Les journées de la faim de l’an III en milieu rural dans le sud de l’Île-de-France », Paris et Île-de-France, 1990, p. 237-242 et La Révolution et la première République au village, Paris, Éditions du CTHS, Paris, 2003. 6. Jacques DUPÂQUIER, « La résistance des paysans du Vexin Français à la Révolution (1793-1794) », Paris et Île-de-France, Paris, 1990, p. 305-317. 7. Philip T. HOFFMAN, Gilles POSTEL-VINAY et Jean-Laurent ROSENTHAL, Des marchés sans prix. Une économie politique du crédit à Paris 1660-1870, Paris, Éditions EHESS, 2001. 8. AD Essonne, cotes 3 Q10 / 3 et 3 Q10 / 4. Pour une présentation succincte de cette source et de la bibliographie qui y est consacrée voir Gérard BÉAUR, « Révolution et transmission de la

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propriété : le marché foncier ordinaire (Lizy-sur-Ourcq et Bar-sur-Seine entre 1780 et 1810), La Révolution française et le monde rural, op. cit., p. 271-286. 9. L’enregistrement avait lieu au bureau dans le ressort duquel était située leur étude. 10. Sur la protection des créanciers durant la période de dégringolade de l’assignat voir François CROUZET, La grande Inflation. La monnaie en France de Louis XIV à Napoléon, Paris, Fayard, 1993, p. 392 et sq. 11. Louis Ambroise Chauvin est qualifié dans l’acte de mariage de sa fille de procureur au parlement. Il décède à Paris à une date indéterminée, État civil de Versailles, AD Yvelines, Mariage de Marie Élisabeth Chauvin et de Paul Hyacinthe Sainglant, Registre des mariages 1812, page 41. 12. Dans le canton de Milly-la-Forêt (limite de l’an III), l’hyperinflation a sans doute entraîné, au profit de la petite paysannerie, un transfert de richesse plus important que la vente des biens nationaux. Voir à ce sujet Gilles POSTEL-VINAY, La terre et l’argent..., op. cit., p. 144. 13. Geneviève MASSA-GILLE, « Les rentes foncières sous le Consulat et l’Empire », Bibliothèque de l’école des chartes, 1975, tome 133, livraison 1, p. 59-91, p. 59. 14. D’un point de vue formel, la rente constituée différait du prêt à intérêt en ce que le débirentier n’était débiteur que de la rente (de l’annuité) et non du principal. 15. Il faut souligner qu’un bien ou la totalité du patrimoine du débirentier servait de garantie au paiement de ce type de rente. 16. AD Essonne, cote 3Q10/266 (Table des successions) et 3Q/10/267 (Registre des mutations). L’enregistrement a lieu le 11 ventôse an XI. 17. Il est possible qu’Anne Élisabeth possède des immeubles dans d’autres cantons du département ou à Paris. La structure de la source ne permet pas de le savoir. 18. AD Essonne, cote 3Q10/266. 19. Par exception il est domicilié à Milly-la-Forêt une fois. Il est fait mention d’un autre Jean Baptiste Chevalier domicilié à Nemours. Nous ne savons pas s’il s’agit du même individu. 20. On retrouve à travers ces personnages les profils des rentiers mis au jour à Chartres par Michel VOVELLE, Ville et campagnes…, p. 135-166. 21. Par souci de lisibilité et en vue d’un traitement informatique nous n’avons pas retenu la graphie originale. En ce qui concerne cette quittance, le registre indique : « Une qce par Nicolas Hochard vigneron demt à Dannemois, Alexandre Thévenot demt aud. lieu acause de sa fe & Jean Hochard demt à Cély. A Alexandre Lépicier cultivateur demt à Videlles & Marie Jeanne Canet sa fe. De la somme de trois cent cinq livres. Savoir trois cents livres pour le remboursement de quinze livres de rente foncière et de bail d’héritage passé devant Audenet nore à Dannemois le 20 février 1782 ; Et cinq livres pour cinq mois d’arrérages d’icelle » 22. L’éclatement des rentes sous l’effet des ventes et des partages successoraux concerne les débiteurs et les créanciers. Seuls les portefeuilles bourgeois échappent, en principe, à cette règle. 23. En ce qui concerne les débirentiers qui remboursent Anne Élisabeth, sur 44 qualifications, celle de cultivateur revient 16 fois, celle de vigneron 10 fois, celle de manouvrier 5 fois. On trouve par ailleurs parmi les débiteurs d’Anne Elisabeth, trois laboureurs, un berger, un notaire, un maçon, un marchand de chevaux, un marchand, un marchand boulanger, un tonnelier et un libraire domicilié à Paris. 24. Gérard BÉAUR, « Révolution et redistribution des richesses dans les campagnes : mythes ou réalité ? », AHRF, n° 352, avril-juin 2008, p. 209-239. 25. Pour une analyse de la répartition de la propriété au début du XIXe siècle dans la région de Milly-la-Forêt, voir Laurent HERMENT, Les fruits du partage. Petits paysans du Bassin Parisien au XIXe siècle, PUR, Rennes, 2012, p. 33 et sq. 26. Pierre MASSÉ, op. cit., p. 305. 27. En l’an III, il n’est évidemment plus question de rente seigneuriale.

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28. Philip T. H OFFMAN, Gilles POSTEL-VINAY et Jean-Laurent R OSENTHAL, Des marchés sans prix…, op. cit., graphique p. 68. 29. Nous avons éliminé de ces calculs les 50 quittances qui concernent les remboursements de rentes dues aux institutions publiques. 30. Les formules varient. Les scribes notent parfois : « sans autre désignation » ou, faisant allusion à une rente, ils inscrivent simplement « de la nature qu’elle est due… ». 31. Un titre nouvel est un acte par lequel un débirentier reconnaît l’existence de la rente et s’oblige à continuer à la servir. Le transport consistait pour le crédirentier à transférer la rente au profit d’un tiers. 32. Cité par Pierre MASSÉ, « À travers un dépôt… », op. cit., p. 395. 33. Sauf à considérer que les renouvellements de rente des années 1750-1795 concernent exclusivement des rentes dont la création est antérieure à 1720, ce qui est assez peu probable sans être impossible, il faut admettre que la création de rente ne tiédit pas à la fin de l’Ancien Régime. 34. Voir Gilles POSTEL-VINAY, La terre et l’argent…, op. cit., p. 132. 35. Dans deux cas les mentions sont trop imprécises. 36. Acte passé devant Havard, notaire à Milly-la-Forêt, le 30 nivôse an III. 37. Il faut préciser que les biens nationaux en question sont situés dans le district de Melun. Notons à ce propos que, compte tenu de l’exigüité des biens mis en vente dans la région de Milly, si ce n’est à Oncy et Soisy, le recyclage des assignats, dans le règlement des acquisitions de biens nationaux ne pouvait servir d’exutoire aux détenteurs de monnaie-papier. Laurent HERMENT, Survivant ou conquérant. : Reproduction sociale et accumulation patrimoniale chez les petits exploitants agricoles de Seine-et-Oise durant le premier XIXe siècle (1789-1860), thèse sous la direction de Gérard Béaur, soutenue le 4 décembre 2009, p. 791 et sq. Voir aussi Jean-Pierre DURAND, « Utopie agraire ou force des choses ? Le cas du district d’Étampes », 89 en Essonne. Terre, propriété, et forêt, vol. 10, Comité du bicentenaire de la Révolution française dans l’Essonne, p. 40-47. 38. Acte passé devant Maricot, notaire à Milly-la-Forêt, le 19 brumaire an III. 39. Acte du 23 pluviôse devant Maricot, notaire à Milly-la-Forêt. 40. Acte du 20 ventôse devant Maricot, notaire à Milly-la-Forêt. 41. La liste est beaucoup plus longue. Nous avons recensé plus de 90 types d’actes différents. Le souci de synthèse doit ici sur primer le souci d’exhaustivité. 42. Ce résultat est conforté par le calendrier des règlements. 46 règlements sont enregistrés en frimaire ou en nivôse (21 novembre 1794-19 janvier 1795). La plupart des baux sont exigibles le 11 novembre (le jour de martin). 43. Sur l’évolution de la rente dans la région de Milly-la-Forêt, voir Laurent HERMENT, Les fruits du partage…, op. cit., p. 91 et sq. 44. Dans les 13 communes qui relèvent du ressort du bureau, 522 mariages ont été célébrés entre 1792 et l’an 10, soit 52 mariages par an en moyenne. 45. Entre 28 et 46 % des apports comportent des assignats. Il n’existe aucune différence statistiquement significative entre les différentes périodes. 46. Afin de réaliser ce calcul nous avons éliminé un contrat dont les apports s’élevaient à 175 000 livres. 47. Nous connaissons la date de 14 partages sur 26. 11 sont antérieurs à 1780. 48. Ces quinze contrats concernent treize créanciers. Dans deux cas il s’agit de travaux de couverture exécutés sans doute par des couvreurs en chaume. 49. Les marchés en cause sont rarement datés. Lorsque c’est le cas, ils ont été formés entre 1792 et 1794. Ce délai de un à trois ans est cohérent avec ce que l’on sait de ce type d’activité. 50. Il peut s’agir de reliquat sur vente d’immeubles.

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51. Les scribes intitulent ces opérations « retrait conventionnels » ou « réméré ». Il y a aussi une opération de « transaction sur réméré ». Le réméré, parfois nommé « pacte de rachat », est un acte par lequel le vendeur se réserve le droit de reprendre la chose vendue en contrepartie de la restitution du prix. 52. Il s’agit de montants indicatifs. Certaines créances sont plus importantes et ont été partiellement remboursées auparavant. 53. Gérard BÉAUR, « Des sols contre de l’argent. L’argent dans les transactions foncières au XVIIIe siècle », dans Philippe MINARD et Denis WORONOFF (dir.) L’argent des campagnes. Échanges, monnaie, crédit dans la France rurale d’Ancien Régime, Journée d’étude tenue à Bercy (2000), Paris, publication du CHEFF, 2003, p. 171-183. 54. Rafe BLAUFARB, « Propriété, politique et délimitation des groupes sociaux : le débat sur les rentes foncières, 1789-1811 », AHRF, n° 359, janvier-mars 2010, p. 119-140, p. 120-121. 55. Sur la structure de l’endettement de la paysannerie et son évolution au cours de la première moitié du XIXe siècle dans la région de Milly-la-Forêt, voir Laurent HERMENT, Les fruits du partage…, op. cit., p. 309-317.

RÉSUMÉS

Il n’existe que très peu d’études qui concernent spécifiquement la vague de remboursements de créances au sein du monde rural durant la période d’hyperinflation de l’an III. Ce phénomène est souvent analysé au prisme de la relation de domination que les villes exercent sur les campagnes à la fin de l’Ancien Régime. Pourtant, au-delà de ce rapport de domination, la masse de créances remboursées durant l’an III laisse transparaître, comme à Milly-la-Forêt, chef-lieu de canton de Seine-et-Oise, une multitude de relations de crédit internes au monde rural. Ce travail, qui retrace la déconfiture des rentiers bourgeois de la région de Milly, permet aussi d’illustrer et de caractériser la multiplicité des relations de crédit internes au monde rural et les comportements différentiels des paysans face à l’inflation.

There are very few studies that deal specifically with the wave of reimbursement of financial claims in the rural world during the period of hyperinflation of the Year III. This phenomenon is often analyzed in light of the domination that towns exercised over the countryside at the end of the Old Regime. But beyond this relationship of domination, the mass of credit reimbursed during the Year III reveals, as in Milly-la-Forêt, chef lieu of a canton in the department of the Seine-et-Oise, a multitude of internal credit relations in the rural world. This study, which retraces the foreclosure of bourgeois rentiers in the region of Milly, demonstrates the multiplicity of internal credit relations in the rural world and the different reactions of peasants to inflation.

INDEX

Mots-clés : économie, Révolution française, inflation, campagnes, Île-de-France

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AUTEUR

LAURENT HERMENT CNRS-CHR, Paris, UMR 8558 10 boulevard de Stalingrad, 92320 Châtillon. [email protected]

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Regards croisés

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La Révolution française à l’heure du global turn

Paul Cheney, Alan Forrest, Lynn Hunt, Matthias Middell et Karine Rance Traduction : Karine Rance

NOTE DE L’ÉDITEUR

Traduit de l’allemand et de l’anglais par Karine Rance

1 Donner la parole à quatre historiens étrangers, Lynn Hunt (UCLA), Paul Cheney (Université de Chicago), Alan Forrest (Université de York), et Matthias Middell (Université de Leipzig) pour débattre des potentialités de l’histoire globale pour l’étude de la Révolution française traduit une volonté de décentrement autant qu’une situation éditoriale : Paul Cheney a publié en 2010 Revolutionary Commerce. Globalization and the French Monarchy (Harvard University Press, compte rendu dans le n° 369, 2012 des AHRF) ; Matthias Middell vient de publier avec Luis Roura Transnational Challenges to National History Writing (Palgrave Macmillan, 2013) et prépare avec Alan Forrest un ouvrage sur l’histoire globale de la Révolution française (Routledge, 2014) ; Lynn Hunt a publié également cette année avec Suzanne Desan et William Max Nelson, The French Revolution in Global Perspective (Cornell Univ. Press, 2013).

2 Dans la même veine se trouvent les travaux de David Armitage sur une histoire globale de la Révolution1, ceux de David Geggus qui situe la révolution haïtienne au cœur du processus révolutionnaire, et bien d’autres qui, au-delà de nos frontières, s’enthousiasment pour une perspective (globale, connectée, entangled, croisée, transnationale, etc.) qui est loin de faire l’unanimité en France.

3 Pourquoi un tel engouement ailleurs ? Est-ce juste un effet de mode, ou est-ce que s’affranchir du cadre national permet réellement de poser des questions pertinentes ? Peut-on travailler sur la Révolution française et échapper au tropisme national, ou même européen ? La question est donc de savoir ce que le global turn peut apporter de nouveau sur la Révolution française.

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4 Karine Rance Le débat sur la Révolution atlantique, ouvert dans le contexte de la guerre froide par Robert Palmer et Jacques Godechot, a été relancé notamment en France à nouveaux frais dans les années 20002. À l’étranger aussi l’histoire atlantique retrouvait un nouveau souffle. Y a-t-il une filiation entre l’histoire atlantique de Robert Palmer et Jacques Godechot et l’histoire connectée ou globale actuelle ?

5 Paul Cheney L’histoire extra-hexagonale de la Révolution française a précédé les innovations historiographiques de l’histoire « connectée » ou « globale ». Robert R. Palmer a écrit la première histoire globale de la Révolution française, l’Age des Révolutions démocratiques. Il étend son étude à des espaces très vastes allant de l’Afrique du Sud néerlandaise et de l’Inde Britannique à Java. Même si pour lui la Révolution française a suscité une « agitation universelle », son objet principal est la « civilisation occidentale » qu’il concevait comme un phénomène atlantique3. Étant donné que c’est Palmer et Godechot qui ont initialement défini l’histoire atlantique et déterminé ses bases4, on peut difficilement reprocher à l’Age des Révolutions démocratiques d’être une histoire globale ratée.

6 Palmer a présenté la Révolution démocratique – et la Révolution française, qui en a été la manifestation principale et celle qui a provoqué la plus grande rupture – comme une histoire principalement politique et intellectuelle. Franco Venturi5 a une approche similaire, sur le plan méthodologique et géographique. L’ensemble de son œuvre est certainement plus kaléidoscopique, et peut-être intellectuellement plus subtile que celle de Palmer car il n’est pas orienté (ou alourdi ?) par un grand récit. Et parce qu’il porte attention au jeu entre le centre et la périphérie, ainsi qu’aux petits états, Venturi se rapproche davantage d’une sorte d’histoire connectée, qu’on associe généralement à Sanjay Subrahmanyam6. Mais alors que ce dernier examine le jeu des influences mutuelles et du métissage culturel à travers l’espace impérial, Venturi concentre son attention sur l’interaction entre les petits et les grands États européens, et sur le rôle des intellectuels cosmopolites – parfois des élites administratives – dans la formation d’ un mouvement de réforme pan-européen antérieur à la Révolution française. Il y a donc des antécédents à l’histoire connectée ou globale des Lumières et de la Révolution française que nous discutons ici, et Venturi offre peut-être aux historiens un modèle plus viable que Palmer.

7 Lynn Hunt Histoire connectée, transnationale, globale, impériale, atlantique ou world history ont fait l’objet d’un nombre croissant d’articles, de conférences et de livres aussi bien en français qu’en anglais. La Révolution française occupe souvent une place particulière dans ces discussions. Contrairement aux années 1950, quand la Révolution française était au cœur des débats sur l’histoire atlantique (grâce aux écrits de Robert R. Palmer et de Jacques Godechot), les discussions récentes ne sont pas issues des débats portant sur l’interprétation de la Révolution française. Et pourtant, même si les débats actuels ont d’autres origines – questionnement post-colonial sur l’immigration, les diasporas et l’identité, redécouverte de l’importance des conflits entre empires, curiosité ou défiance à l’égard de la globalisation, effort pour incorporer l’histoire de l’esclavage dans des récits sur l’émergence des États-nations modernes – ces débats sont loin d’être sans rapport avec la Révolution française. Personne ne nie, par exemple, que la lutte coloniale avec la Grande Bretagne et les effets des emprunts faits pendant la guerre

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d’Indépendance américaine entre 1778 et 1783 sont des causes majeures de la révolution de 1789. Pourtant les historiens de la Révolution ont souvent été lents à s’emparer de questions générales dont les spécialistes en histoire américaine ou britannique s’étaient déjà emparés avec un certain enthousiasme.

8 Alan Forrest Il n’y a pas de continuité directe, à mon avis, entre la réflexion des années 1950-1960 sur les fondements de la démocratie atlantique – un monde de valeurs et d’économies libérales qui tirait en partie sa force idéologique du contexte de la Guerre froide – et l’histoire globale ou atlantique telles qu’elles sont pratiquées aujourd’hui. Alors que l’approche de Palmer et de Godechot visait à expliquer les révolutions politiques et l’émergence de la démocratie en les plaçant au centre d’une histoire internationale, l’intérêt actuel pour l’histoire transnationale et globale a des origines tout à fait différentes. Il est issu, comme cela vient d’être souligné, de l’histoire coloniale et impériale. Le point commun des deux perspectives, toutefois, c’est le désir de ne pas rester confiné dans l’histoire nationale et dans les cadres narratifs que celle-ci a engendrés.

9 Matthias Middell Le nouvel intérêt à l’égard de l’histoire transnationale ou globale a d’autres origines encore : je pense aux travaux d’un groupe d’historiens des années 1950 et 1960 sur les « jacobins extra muros ». Un débat sur l’éphémère république de Mayence a commencé dans le contexte de la Guerre froide mais l’attention s’est vite portée sur l’ensemble des jacobins qu’on découvrait de Hambourg à Vienne ou Budapest, et aux conséquences extra-européennes de la Révolution – comme les mouvements indépendantistes d’Amérique latine. Ceci est lié à deux événements contemporains. D’une part la décolonisation en Afrique et en Asie à partir de la fin des années 1950. Celle-ci ne s’intégrait pas à la théorie trop simple de la modernisation, ni à celle du passage mondial imminent au socialisme ou au communisme. Car si les révolutions peuvent s’exporter, combien de partisans d’une transformation radicale faut-il pour que le bacille puisse se développer ? Et comment fonctionne la communication entre des révolutions qui se déclenchent au même moment en différents lieux ? La Révolution était encore considérée comme un réservoir d’exemples pour trouver par analogie des réponses aux questions contemporaines.

10 D’autre part, dans le bloc de l’Est, les partis communistes ont présenté les sociétés qu’ils dominaient comme le résultat d’une rupture révolutionnaire. En fait cette rupture n’a pas été la conséquence d’une révolution mais a eu lieu sous la pression des baïonnettes de l’armée rouge. Est-ce que les jacobins hors de France n’avaient pas été dans une telle situation : trop faibles pour bouleverser leur propre société et pour prendre le pouvoir, et pour cette raison obligés de compter sur la protection militaire des révolutionnaires français ?

11 Ceci a donné lieu à une très riche littérature qui impressionne souvent par l’ampleur des sources mobilisées. Pour réfléchir à cette question d’une histoire mondiale des révolutions, la perspective n’était pas simplement transatlantique : on cherchait explicitement à dépasser l’eurocentrisme traditionnel7. Pourtant, malgré les nombreuses coopérations et sympathies à gauche, cette pratique n’a exercé qu’une influence marginale sur l’historiographie française (et anglo-américaine).

12 On peut dire la même chose des origines de l’histoire connectée. Il est vrai que pendant longtemps le paradigme comparatiste, souvent lié à des concepts diffusionnistes, a

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dominé l’historiographie. Mais il faut rappeler que Marc Bloch, déjà en 1928, mettait en garde contre un usage naïf de la comparaison et soulevait le problème de la mutabilité des éléments à comparer. Ceci a été pris en compte dans les études sur les transferts culturels que Michel Espagne et Michael Werner ont promues. Donc on ne peut pas dire que l’idée d’histoire connectée n’a pas touché la France, bien au contraire.

13 Karine Rance Êtes-vous prêts à suivre David Armitage lorsqu’il écrit en plaisantant : « We are all Atlanticists now »8 ? Est-ce que l’histoire atlantique, telle qu’elle se pratique aujourd’hui en Grande Bretagne ou aux États-Unis a encore à voir avec celle de Robert Palmer et Jacques Godechot ? Certains regrettent que cette histoire soit d’abord celle d’une Atlantique américaine, au mieux celle d’une Atlantique britannique, et finalement assez peu le lieu d’une pratique scientifique à vocation transnationale.

14 Lynn Hunt Le modèle atlantique actuel n’est pas celui de Palmer et de Godechot car l’accent est mis sur l’esclavage et sur les connexions entre la France, l’Afrique et les Caraïbes, plutôt que sur la démocratie et sur les connexions entre les patriotes français, américains et britanniques, les nationalistes irlandais, ou les Belges, Néerlandais, Allemands, italiens et Polonais qui ont combattu pour des constitutions et la participation populaire.

15 Le modèle atlantique attire l’attention sur le rôle de la France dans le commerce des esclaves et dans les circuits monétaires, d’esclaves et de biens reliant (plutôt lâchement) les différentes côtes atlantiques. S’il est indubitable que la question de l’esclavage est mêlée à la Révolution française, on est encore loin de savoir comment l’esclavage a pesé sur le déroulement des événements révolutionnaires au sein de la France métropolitaine, et même s’il a pesé d’une manière déterminante (malgré les efforts de Popkin, Dubois et Régent pour affirmer que cela a été le cas). De plus, on ne peut pas se limiter au monde atlantique car la traite des esclaves dépendait d’une manière non négligeable des textiles d’Asie du sud et des cauris. De ce fait, ce trafic était intimement lié aussi aux échanges de l’Océan indien. La traite des esclaves était un phénomène global au XVIIIe siècle, pas simplement atlantique. Il reste donc beaucoup à savoir sur l’impact de l’esclavage sur la France, à la fois avant et pendant la Révolution française, et plus généralement sur le rôle de l’esclavage dans l’économie française globale.

16 Matthias Middell Dans le courant relativement neuf de l’histoire globale, des historiens continuent à se concentrer sur l’histoire atlantique. Mais pour différentes raisons, la prise en compte de la relation avec l’Asie est de plus en plus souvent considérée comme indispensable.

17 En Allemagne, la tendance est à l’ouverture de l’histoire nationale à l’histoire européenne en faisant souvent appel au paradigme de l’histoire transnationale. Les atlantistes qui travaillent sur les liens entre l’Europe et l’Amérique en revanche n’y sont pas très nombreux.

18 Paul Cheney Un certain nombre de tendances qui étaient occultées par le révisionnisme, l’anti- révisionnisme et le post-révisionnisme sont apparues clairement après que l’orage soit calmé, à la fin des années 1990 (une tempête dans un verre d’eau !). D’abord, l’arrivée au pouvoir en 1981 de François Mitterrand et de Ronald Reagan a séparé les chemins politiques de la France et des États-Unis. Cela a porté atteinte à la prétendue solidarité politique entre les deux pays qui avait nourri la théorie palmériste des révolutions

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atlantiques franco-centrées. L’incident diplomatique à propos de la guerre en Iraq n’a fait que renforcer cette impression de rupture. Les Américains de gauche peuvent certes échapper temporairement à l’hégémonie néo-libérale en partant en exil en France pour des séjours de recherche, ou apprécier le confort froid d’un exil intérieur dans leur environnement universitaire mais la connexion entre les traditions politiques française et américaine, connexion qui assurait un lectorat et des étudiants aux spécialistes de la Révolution française, n’est plus évidente. De nouvelles connexions entre des traductions devaient être établies.

19 Alors que la solidarité franco-américaine devenait moins évidente, l’atlantisme politique des ères Thatcher/Reagan et Blair/Clinton-Bush faisait fructifier l’histoire atlantique sous une forme spécifiquement anglo-américaine. Le séminaire d’histoire atlantique de Bernard Bailyn (1996-2010) a porté largement sur les empires espagnol et français, et Bailyn lui-même a consacré une large place au cadre impérial dans son essai (qui a fait date) sur l’histoire atlantique (2005). Cependant le programme de ces séminaires – un indicateur presque parfait de la production de monographies sur l’histoire atlantique – était dominé par l’expérience anglo-américaine. Je ne veux pas dire que la polarisation de l’attention sur le monde atlantique anglo-américain indique une sympathie des universitaires à l’égard du néo-libéralisme ou de la « Troisième Voie » clintonienne/blairiste, mais il me semble évident que la fortune de l’atlantisme à l’Université est liée d’une certaine manière à l’atlantisme politique contemporain.

20 À la même époque, la nouvelle histoire impériale britannique a participé au renouvellement de l’histoire moderne britannique – et lui a donné une perspective plus globale. Enfin, c’est à cette époque aussi que les Subaltern Studies, concentrées sur l’histoire de l’Asie du Sud et sur les problèmes spécifiques du colonialisme et du post- colonialisme britannique, ont commencé à s’imposer, proposant une autre forme d’histoire connectée à l’intérieur de l’Empire britannique et au-delà9.

21 Alan Forrest L’histoire atlantique, telle qu’elle se développe actuellement, est en effet très différente de ce qui s’est fait dans les années 1960 : elle ne se concentre plus sur les seuls liens entre l’Europe et l’Amérique du Nord mais s’étend à d’autres cultures pour intégrer le monde non-européen. La traite des esclaves était l’une des connexions majeures qui se sont développées à l’époque moderne entre l’Europe et l’Afrique, ce qui en fait un objet d’étude particulièrement intéressant de ce point de vue. Cette évolution a aussi coïncidé avec un changement dans la manière dont la traite des esclaves a été étudiée, avec plus d’importance donnée à l’expérience des esclaves en Afrique et pendant le passage aux Amériques, à leur politisation sur les plantations, et à ses conséquences. Le poids du « présentisme » est clair ici. L’esclavage est un domaine qui se rattache aux questions politiques clés de notre temps, du genre et de l’ethnicité aux migrations, qui, dans les trente dernières années, ont été particulièrement débattues. Il est d’ailleurs impossible d’enseigner dans une université hors de France sans être conscient de l’étendue de ces changements. Les nouveaux postes sont souvent rattachés à l’histoire impériale ou globale (et pas seulement atlantique : l’Inde et plus largement l’Asie sont l’objet d’un intérêt de plus en plus marqué). Cela signifie que la Révolution française, dans son contexte européen, risque de perdre sa position privilégiée comme moment clé dans la formation du monde moderne.

22 Karine Rance Le maintien du cadre national dans l’étude de la Révolution française ne tient-il pas à la

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difficulté qu’il y a à articuler cette histoire – souvent politique – à une échelle supra- nationale ?10

23 Alan Forrest Je pense que la situation est en train de changer. Il est vrai que certains historiens de l’école classique (ou marxiste) ont insisté sur le fait que la Révolution était un mouvement spécifique à la France, sa culture, et sa tradition républicaine. L’identification de la Révolution avec la République y a contribué. Cela explique l’insistance avec laquelle en France on regarde à travers le prisme de l’histoire nationale et les difficultés qu’ont eues les spécialistes de la Révolution française à inscrire leur sujet dans la longue durée. Il est significatif de voir que certaines des tentatives les plus radicales faites par des universitaires étrangers pour relativiser la Révolution française viennent des sciences sociales plus que des facultés d’histoire : soit des théoriciens politiques du XIXe siècle comme Marx et Max Weber, soit des sociologues du XXe siècle comme Barrington Moore et Theda Skocpol, dont les travaux ont été adaptés pour proposer des théories de la révolution ou pour rechercher les modalités du passage dans la modernité. Déjà dans les années 1960, Moore regardait au- delà de l’Europe (et des comparaisons habituelles entre les révolutions anglaises, française, américaine et russe) pour inclure les puissances asiatiques comme la Chine et l’Inde.

24 Matthias Middell En fait de nombreuses études n’ont pas pour cadre l’espace national mais portent sur une région particulière. Elles suivent souvent le modèle de la « nation en petit », pour montrer que tous les événements significatifs qui se déroulaient à Paris avaient aussi lieu dans les provinces les plus éloignées, ou au moins y trouvaient un écho. La question théorique qui se pose pourtant – et elle est passionnante – est de savoir s’il n’y a pas eu en France différentes voies de transformations socio-économiques et socio-culturelles. Je rappellerai la tentative d’Anatoli Ado pour arriver à une synthèse des rythmes, des contextes et des revendications des mouvements paysans entre 1789 et 1794, à partir des nombreuses monographies régionales disponibles11. L’Atlas de la Révolution française relève de la même démarche, tout comme l’ouvrage de Michel Vovelle qui pose la question d’une géopolitique spécifique de la Révolution12. On voit une France qui se consolide comme État territorial et une autre France des réseaux commerciaux qui a des ramifications sur de longues distances – pensons à Nantes, Bordeaux ou Marseille. On ne s’étonne guère que dans ces lieux se trouve une « mémoire de l’étranger »13. La Révolution française perd peut-être ainsi son statut d’exception et de domaine d’enseignement sui generis, et se dilue dans une histoire à plus grande échelle. Dans un pays comme l’Allemagne où, dans le passé, il était impossible de faire une carrière universitaire en ne travaillant que sur la Révolution française, on aura moins le sentiment d’avoir perdu quelque chose que dans des pays où elle reste un domaine d’enseignement à part entière.

25 Paul Cheney Comme je l’ai dit ailleurs14, le marxisme et la théorie de la modernisation libérale se sont tous deux concentrés sur le processus de modernisation politique et économique au sein de l’État-nation, ce qui rejoint l’idée dominante au XXe siècle du lien entre développement économique et formes de gouvernement à l’époque de la politique de masse. Loin de relativiser cette approche orientée sur l’État-nation, les comparatistes qui observent l’expérience révolutionnaire pour expliquer le développement de la

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démocratie libérale ou de l’autoritarisme fasciste et communiste tendent à le renforcer15.

26 Le révisionnisme, après les années 1970, a gardé pratiquement intacte la structure nationale/comparatiste de l’histoire de la Révolution française pour plusieurs raisons. Parmi les révisionnistes comme François Furet et Ran Halevi, le libéralisme anglo- américain, adopté par les révolutions relativement modérées de 1689 et 1776, était érigé en norme à partir de laquelle les excès de la Terreur pouvaient être expliqués et jugés. Le modèle de culture politique développé par Keith Baker n’était pas dénué de référence implicite à une relation plus saine entre l’État et la société civile en Grande Bretagne. Mais dans l’ensemble les travaux entrepris par les figures dominantes dans ce domaine étaient plutôt orientés sur l’histoire nationale. Ceci était en partie lié au prestige de l’historiographie française des années 1950, jusqu’au début des années 1990. Mais comme Bill Sewell l’a affirmé16, le tournant culturel et linguistique fut aussi le produit d’une tendance prospère et complaisante, pendant les années Reagan/Bush1/ Clinton à récuser l’importance, soulignée avant par les marxistes, des évolutions matérielles ; les historiens qui ont pris le tournant culturel et linguistique ont repoussé à l’arrière-plan les transformations sociales et économiques qui intéressent de nombreux spécialistes de l’histoire globale ou impériale. Les écrits récents sur la France globale donnent souvent l’impression de vouloir rattraper le temps perdu.

27 Karine Rance Lorsque des études sur la Révolution française dépassent le cadre national, elles se placent souvent dans une logique diffusionniste : on observe la propagation, à partir du foyer français, des idées et modèles politiques en Europe – et depuis quelques années dans les colonies. Peut-on dépasser cette perspective en tenant compte, comme Bailey Stone le proposait, des influences extérieures (contexte international économique, commercial, financier et diplomatique) dans le processus de radicalisation révolutionnaire17 ? Il est vrai qu’on a reproché à sa démonstration d’aboutir paradoxalement à renforcer l’homogénéité d’une nation française présupposée et le poids de l’État…

28 Matthias Middell Un des problèmes de la perspective diffusionniste est que souvent on s’arrête au constat de l’existence ou de l’écho d’un phénomène dans un lieu éloigné de son origine supposée. L’étude de Rolf Reichardt et Hans-Jürgen Lüsebrink sur les transferts culturels entre la France et les territoires allemands entre 1770 et 1820 a apporté de tout autres résultats18. Ils ont considéré l’ensemble des traductions de textes français qui circulaient dans les États allemands et cherché quel en était le sujet. Étonnamment, la politique se situe loin derrière les questions de société et les « connaissances utiles ». La Révolution a donc certes déclenché une vague d’intérêt à l’égard de la France, mais cet intérêt concernait tout autre chose que ce que des générations d’historiens du politique avaient supposé. Alors si on retourne la question pour se demander ce qui est véritablement significatif dans l’intégration d’un phénomène dans une culture ou une société, on obtient des réponses très différentes.

29 Ceci pourrait d’ailleurs mener à une autre piste de recherche qui est évoquée dans le volume de Armitage et Subrahmanyam (2010) : on a longtemps vu la Révolution française comme le début d’une nouvelle époque, ce qui conduit automatiquement à chercher ce que les générations suivantes ont fait de cette expérience révolutionnaire dans d’autres pays (une question qui, pour des raisons similaires, a intéressé autant les

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libéraux que les conservateurs, ou Marx et ses partisans). Mais on peut renverser la perspective et voir les révolutions en Amérique du Nord, en France, puis dans les Caraïbes et en Amérique du Sud comme la fin d’une longue chaîne de tentatives avortées pour se soustraire à l’emprise des empires ou pour les moderniser. Il faudrait dans ce cas se demander quelles leçons les acteurs de la Révolution française ont apprises en regardant vers l’Est et vers le Sud.

30 Lynn Hunt Si un domaine n’a jamais été négligé c’est bien celui de l’influence de la Révolution française. Les contemporains des événements ont été immédiatement stupéfaits par les bouleversements provoqués par les idées et les pratiques révolutionnaires (Burke, Paine, Wollstonecraft) et ont ensuite été les témoins de l’impact considérable des guerres révolutionnaires et napoléoniennes en Europe, en Afrique du Nord, et dans les nouveaux États-Unis (achat de la Louisiane), et finalement dans toute l’Amérique latine (elle a obtenu son indépendance grâce à Napoléon qui avait sapé l’autorité des dirigeants espagnols et portugais). Il n’est donc guère surprenant que les historiens aient toujours été attentifs à la dimension globale de la Révolution française. Pourtant ils ne se sont tournés que récemment vers les effets de l’empire global et de la compétition impériale globale sur la Révolution elle-même.

31 Le modèle impérial global n’est pas totalement mis en œuvre car les historiens tendent à se concentrer sur un empire, en excluant les autres sauf s’ils entrent en conflit, et orientant presque toute leur attention sur l’histoire diplomatique et militaire. Il est regrettable que le modèle impérial reste aussi peu développé en France et il y a beaucoup à gagner à considérer la Révolution française comme un épisode de l’histoire de France en tant qu’Empire. Bailey Stone (2002), par exemple, ne propose pratiquement aucune analyse de la France comme empire colonial. Quand le terme apparaît, il renvoie à l’histoire du Saint-Empire, de l’Empire Ottoman ou de l’Empire napoléonien. Une raison majeure de cette négligence est suggérée par Paul Cheney (2010), qui affirme que l’empire était rarement un sujet de discussion en France avant 1789.

32 Paul Cheney Cécile Vidal a évoqué de manière très convaincante et documentée la « réticence des historiens français à l’égard de l’histoire atlantique »19 mais cette réticence a été largement surmontée entre-temps. Le changement me semble assez soudain même s’il y avait des précédents évidents avec les travaux notamment de Marcel Dorigny, Yves Bénot et Bernard Gainot.

33 Alan Forrest L’historiographie française change actuellement rapidement dans ce domaine, mais les travaux sur l’Empire portent essentiellement sur l’Empire britannique et sur le monde anglo-saxon, où la Révolution française a joué un rôle plus périphérique. On s’est surtout intéressé à la diplomatie, au commerce et à la guerre, plus qu’à la circulation des idées ; ceci révèle clairement un monde interdépendant, même si généralement Londres en reste le cœur, en tant que centre politique et commercial de l’Empire.

34 La dimension globale de la Révolution française a depuis longtemps été un thème d’analyse historique, mais d’une manière qui s’accorde difficilement avec un aspect majeur de l’histoire globale actuelle. Celle-ci insiste en effet sur la réciprocité, la circulation des gens, des biens et des idées entre les cultures, depuis les régions marginales de l’Empire vers la capitale, autant que dans le sens inverse. La Révolution

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française est traditionnellement vue comme un mouvement des idées à sens unique (du moins hors d’Europe), voire explicitement comme un don de liberté fait par la France aux peuples du monde, arrivant dans les Caraïbes via les décrets de la Convention ou les lettres des agents de Bordeaux ou de Nantes. C’est aussi de cette manière que les artistes contemporains l’ont représentée.

35 Karine Rance La « réticence française » à l’égard du global turn est aussi liée à la « focalisation franco- française » croissante de la recherche historique en France qui a été dénoncée par Caroline Douki et Philippe Minard20. Celle-ci a été expliquée par des raisons institutionnelles (liées à la fonction civique de l’enseignement de l’histoire en France) autant que politiques : refoulement du passé colonial et articulation spécifique de la nation à la République. S’ajoute pour la période révolutionnaire la question de l’exception française.

36 Lynn Hunt regrettait ailleurs21que la France n’ait pas encore produit d’ouvrage équivalent à The ideological origins of the British Empire de David Armitage : un ouvrage qui tiendrait compte du contexte global et de l’impact des colonies (depuis l’influence de lobbies défendant des intérêts privés dans les différentes assemblées jusqu’aux événements qui s’y déroulent). Est-ce que ce serait véritablement imaginable dans la mesure où, comme Paul Cheney l’écrit, la notion d’Empire n’a pas du tout le même sens en France et outre-Manche ? Cela paraît d’autant plus difficile que, depuis le XIXe siècle, le récit national français est républicain avant d’être impérial, comme en attestent Les Lieux de mémoire de Pierre Nora (avec une seule entrée sur le fait colonial) 22. Qu’est-ce que la notion d’Empire peut apporter à notre compréhension de la Révolution française ?

37 Paul Cheney La notion d’empire n’a pris vraiment d’importance en France qu’une fois qu’elle n’était plus l’un des nombreux concepts vagues pour désigner les éléments d’une monarchie composite. L’empire n’était pas « idéologique » (au sens où l’entend Armitage) en France jusqu’à ce qu’il devienne, dans les années 1780, un objet de comparaison dans une perspective critique et de réforme. Il y a un récit important à construire à propos de ce processus, mais ce serait une erreur, je pense, d’exagérer l’importance de l’empire dans l’identité nationale française.

38 L’histoire connectée pratiquée par Sanjay Subrahmanyam explore les phénomènes du métissage culturel, des formes impériales de gouvernance et de commerce s’influençant mutuellement, souvent par l’étude de la circulation des textes et des individus à travers l’espace impérial. Un objectif majeur de ce type d’histoire est d’explorer les distinctions centre-périphérie qui structurent l’histoire globale et impériale, souvent sous l’influence de la théorie du système monde de Wallerstein.

39 L’histoire connectée ouvre de nouvelles perspectives sur l’histoire impériale et océanique, mais je partage les réserves de chercheurs comme Trevor Burnard23 et Jean- Paul Zuniga24 : les empires modernes étaient organisés autour d’un centre métropolitain, même si le centre ne contrôlait pas la périphérie autant que les administrateurs et les marchands l’auraient voulu. La notion de connexion implique un réseau et, dans tout réseau les connexions sont plus ou moins denses en certains lieux, renforçant le pouvoir des individus et des institutions qui les organisent. Une vision excessivement post-moderniste, foucaldienne de l’Empire fait courir aux historiens le risque de perdre le sens de la réalité du pouvoir.

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40 Lynn Hunt Pour Paul Cheney (2010) l’empire est en réalité nécessaire pour entrer dans la compétition du commerce global du XVIIIe siècle, ce n’est pas un facteur autonome. Cheney concentre plus son analyse sur l’Ancien Régime que sur la Révolution et évoque une « globalisation archaïque » qui couvre le XVIIIe siècle. Mais au moins il met la question de la globalisation au premier plan, en affirmant qu’une monarchie constitutionnelle réformiste ne pouvait pas émerger car les gouvernants restaient divisés sur le rôle du commerce et incapables pour cela de répondre aux défis posés par la rivalité du commerce britannique. Il est surprenant, de ce point de vue, que le travail de Guillaume Daudin (Commerce et prospérité, 2005) qui analyse le rôle du commerce extra-européen au sein de l’économie française du XVIIIe siècle reste aussi peu commenté par les historiens de la Révolution française, y compris Paul Cheney25. C’est un point de départ essentiel pour toute recherche sur la globalisation au XVIIIe siècle.

41 Paul Cheney Les historiens de la Révolution française interrogent maintenant la manière dont l’évolution du monde capitaliste a été modifiée à l’époque de la Révolution, et osent même revoir – d’une manière que le révisionnisme anti-marxiste avait rendue taboue – comment l’évolution du capitalisme moderne pourrait avoir provoqué la Révolution26. L’histoire du capitalisme a toujours entretenu une relation complexe avec l’histoire des événements politiques comme la Révolution française, même si on étire la Révolution de 1789 à 1815. En effet, l’une des critiques les plus fortes de François Furet à l’égard de ce qu’il appelait la tradition jacobino-marxiste, était que ses partisans croyaient que de profonds changements sociaux pouvaient avoir lieu en l’espace d’une ou deux décennies. Ce reproche pourrait être plus valide dans le contexte métropolitain que dans le contexte colonial. L’histoire globale du capitalisme et de la Révolution française – conçue dans sa dimension atlantique, impériale – peut aider les historiens à repenser les temporalités de la transformation de l’économie capitaliste. Dans des lieux comme La Havane, Saint-Domingue, la Jamaïque, la Guadeloupe, la Martinique, le Brésil et Rio de la Plata, des bouleversements dans l’économie de plantation ont provoqué des transformations sociales, économiques et environnementales rapides. Des lieux plus institués, moins exposés (ou moins dynamiques) comme la France rurale ont changé plus lentement. Une discussion comparative de ces changements aide à mesurer l’importance, dans le processus de développement capitaliste, des structures légales, politiques et sociales préexistantes. Une comparaison des révoltes rurales dans les campagnes françaises avec celles des colonies esclavagistes – et la réaction des élites – ouvre de nouvelles possibilités de comparaisons entre les provinces de l’intérieur et de l’extérieur.

42 Alan Forrest La force du lobbying au cours des premiers mois de la Révolution, à la fois par les chambres de commerce et par les planteurs dans les îles elles-mêmes, témoigne du poids des intérêts coloniaux. La voix des planteurs s’exprimait à Paris au début de la Révolution à travers le club Massiac et différents groupes d’intérêt. Cela dit, la place de l’Empire dans la conscience nationale était certainement plus forte en Grande Bretagne qu’en France, ce qui explique en partie que les historiens britanniques du XVIIIe siècle soient plus conscients du rôle déterminant joué par le commerce atlantique. La Grande Bretagne a toujours davantage dépendu de la mer pour sa richesse, et à la fin du XVIIIe siècle, l’Empire était devenu si central pour son identité, offrant un pôle d’unité aux

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nations qui constituent les Îles britanniques. Les banques et les assurances maritimes étaient bien plus développées en Grande Bretagne aussi, et Londres avait une présence financière bien plus forte que Paris. Cela signifie que les colonies et l’économie étaient très étroitement imbriquées, plus, je pense, qu’en France. À partir de la guerre de Sept Ans – une guerre qui commence dans les Amériques – les conflits entre les deux pays ont une dimension coloniale décisive. Et ces rivalités coloniales signifiaient que la Grande Bretagne serait toujours l’adversaire de la France dans l’espace extra-européen. Le commerce colonial et la capacité militaire étaient inextricablement liés.

43 Matthias Middell Le cadre de l’État-nation reste tout à fait important mais il n’est plus le seul et il n’est probablement pas non plus l’instrument le plus efficace pour appréhender le défi global. Ceci a donné lieu à un large débat sur les nouvelles formes de la territorialisation et de la mise en réseau, autour de concepts comme le « new regionalism » et les « transnational value chains ». À partir de ce débat sur le début et la fin d’une époque de la territorialité27 se pose la question de savoir quel régime de territorialisation existait avant l’État-nation et quelles formes de contrôle des courants globaux sont liées au concept d’Empire. La Révolution française, de ce point de vue, peut être interprétée comme une tentative pour libérer la société de ces structures impériales afin de réagir plus efficacement à la globalisation. D’ailleurs le traité de Vienne n’établit pas un monde d’États-nations : il ouvre en Europe une longue période de transition marquée par la coexistence entre États-nations et Empires.

44 Karine Rance Les recherches se sont multipliées – et on ne peut que s’en féliciter – sur les espaces coloniaux et sur des interactions révolutionnaires parfois très éloignées de l’hexagone28. Comment expliquer, après un si long silence, l’engouement actuel à l’égard de la question coloniale ?

45 Lynn Hunt Depuis que Michel-Rolph Trouillot a affirmé il y a une vingtaine d’années que la révolution haïtienne avait été systématiquement supprimée de l’historiographie occidentale29, cette révolution réprimée s’est vengée en devenant le sujet de nombreuses études de premier ordre. L’intérêt pour la révolution des esclaves s’est d’abord imposé dans les Caraïbes30, puis aux États-Unis (avec John Garrigus, Laurent Dubois et Jeremy Popkin entre autres) avant de revenir assez lentement en France. Le travail de Trouillot est devenu le sujet d’une discussion soutenue en France vers 2010 et n’a jamais été cité dans les AHRF31. Toutefois, grâce aux travaux pionniers de Marcel Dorigny, Florence Gauthier, Bernard Gainot et Frédéric Régent, l’histoire de la traite française et de la colonisation dans les Caraïbes fait maintenant en France aussi pleinement partie de l’histoire de la Révolution française.

46 Paul Cheney La raison de ce regain d’intérêt, du moins dans le contexte Nord-Américain où la production scientifique sur la révolution haïtienne est considérable, n’est pas terriblement compliquée : les historiens américains, comme la société américaine dans son ensemble, sont préoccupés par les questions de race et d’identité. Une histoire de la Révolution française réorganisée autour de l’esclavage, de son abolition et de l’exclusion du projet révolutionnaire des minorités raciales, ethniques ou religieuses coïncide parfaitement avec ces préoccupations. Les universitaires français se sont plus intéressés au passé colonial de la France quand les problèmes d’immigration, de race,

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de citoyenneté et d’assimilation ont occupé une place plus centrale dans le débat politique. Une Révolution française globalisée – mais dans ce cas atlantique – a pris davantage sens en France comme aux États-Unis.

47 Alan Forrest Haïti était important, non seulement comme preuve des contradictions internes de l’idéologie révolutionnaire (est-ce que les esclaves et les libres de couleur peuvent bénéficier également des droits de l’homme ? Est-ce que le droit de propriété des possesseurs d’esclaves peut être légitimement bafoué ?), mais aussi comme balise d’espoir et modèle pour d’autres nations et d’autres peuples colonisés, particulièrement en Amérique. En fusionnant les idées des droits de l’homme et de l’anti-colonialisme, Haïti a forgé une idéologie qui était spécifique aux besoins et aux aspirations de la plupart du Tiers-monde. Les historiens ont débattu vigoureusement sur l’ampleur de la dette envers la France. Mais est-ce que la responsabilité des rébellions des esclaves qui ont secoué l’île revient véritablement aux hommes politiques à Paris ? Ou est-ce que l’agency doit être donnée aux esclaves eux-mêmes, le soulèvement étant le produit de leur expérience dans les champs de canne ? Cette théorie a été défendue il y a déjà bien longtemps, dans les années 1930, par Cyril Lionel Robert James qui affirmait que le travail dans les plantations de sucre donnait aux esclaves un sens de classe qui était même plus important que la race dans la formation de leur identité.

48 Matthias Middell Les excellentes études sur la Révolution haïtienne ont sans aucun doute transformé profondément le paysage historiographique. Ceci est lié aux débats sur les questions de race et d’esclavage aux États-Unis et au regard français sur la diversité des situations coloniales. Du côté allemand, Michael Zeuske a contribué aux recherches sur les transformations de l’économie de plantation de Haïti à Cuba entre 1795 et 1880 et sur les conséquences socio-culturelles de ces transformations dans les centres de l’ancien marché mondial du sucre. Haïti n’est pas seulement importante pour comprendre le processus de radicalisation en France mais aussi pour savoir à qui revient l’initiative de l’abolition de l’esclavage et quelles en ont été les conséquences sur les structures des colonies de monoculture. Il apparaît ainsi que l’élargissement du focus géographique de l’historiographie révolutionnaire permet de relier la Révolution française avec des processus de longue durée, notamment avec l’histoire du sous-développement post- colonial.

49 Karine Rance Pensez-vous qu’il faille placer les colonies au cœur du processus révolutionnaire français ?

50 Paul Cheney Oui mais dans certaines limites. Une histoire globale ou connectée de la Révolution française doit relativiser quelque peu l’importance de la race et de l’esclavage pour la Révolution dans son ensemble, et aussi prendre explicitement en compte l’évolution du système capitaliste dans ce que Christopher A. Bayly a nommé la phase finale de la globalisation archaïque. Ces phénomènes sont évidemment intimement connectés, donc ce qui est en question ici c’est de découvrir quelles sont ces connexions.

51 Indiscutablement, les soulèvements des esclaves et l’agitation politique des libres de couleur ont été décisifs et ont intensifié l’impact de la Révolution française dans toutes les colonies françaises esclavagistes. Comme David Geggus l’a montré32, l’esclavage, les

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soulèvements d’esclaves et la menace de l’émancipation sont entrés dans les calculs stratégiques des grandes puissances dans le monde atlantique. Les travaux de John Thornton33et Malick Ghachem34 ont fourni d’excellents exemples d’histoire connectée de la Révolution française, ancrée dans le problème de la race et de l’esclavage, montrant par exemple l’influence de la pensée politique africaine sur le royaume pendant le soulèvement des esclaves de Saint-Domingue, ou les usages étonnamment radicaux que les esclaves et partisans de l’abolition ont fait de la politique absolutiste (le Code Noir). Ce qu’il faut éviter, à mon avis, ce sont les positions excessives de chercheurs comme Laurent Dubois, qui affirme que les révoltes des esclaves ont eu un effet fondamental et déterminant sur l’idéologie révolutionnaire à l’intérieur de la France35. Jeremy Popkin va trop loin dans la direction inverse quand il affirme que l’émancipation des esclaves à Saint-Domingue, qui a mené au décret de février 1794, n’avait rien à voir avec le soulèvement des esclaves qui a commencé à Saint-Domingue en 179136.

52 Alan Forrest « Au cœur » est peut-être exagéré. Alors qu’il est clair que l’esclavage est apparu à certains comme un défi posé à l’idéologie révolutionnaire, il ne faut pas exagérer son importance pour les contemporains ou le degré de consensus qu’il a suscité. La plupart des nombreux pamphlets qui circulaient en France à la veille de la Révolution et durant les révoltes des esclaves exprimaient une position défensive, soucieuse de maintenir les possessions coloniales de la France, inquiète d’un affaiblissement du commerce français ou soucieuse de ne pas accorder un avantage commercial à la Grande Bretagne. La violence ouverte des soulèvements et le massacre des familles de planteurs ont fait plus scandale que la violence sous-jacente de l’économie esclavagiste elle-même. Et quand Napoléon a rétabli l’esclavage en Martinique et en Guadeloupe, cela n’a pas provoqué une vague d’indignation en France, quels que soient les dégâts que cela a pu faire par la suite à sa réputation. L’esclavage n’a été à aucun moment la question dominante de la Révolution. Pourtant cela a affecté la perception que les étrangers ont eue de la Révolution et le sens qu’ils donnaient à la Révolution, à l’époque et de nos jours encore. La question de l’esclavage permet de nuancer notre appréhension de la place de la Révolution française dans le monde et de replacer la France dans un contexte géographique plus large. Mais on est là loin de l’idée que l’esclavage est une question centrale pour la Révolution dans la France métropolitaine.

53 Matthias Middell Étant donné le nombre de noirs qui vivaient en France à la fin du XVIIIe siècle37, il est sûr que le lien des Français avec les colonies ne devait pas leur sauter aux yeux. Seules certaines parties de l’économie française étaient liées aux plantations et l’interrogation des planteurs sur les profits à tirer de l’esclavage a longtemps été maintenue à la marge de l’attention générale, mais pas définitivement. L’histoire de l’esclavage se laisse difficilement réduire à cette relation bilatérale entre la France et les Caraïbes. Nous en savons encore trop peu sur les conséquences globales des freins imposés à la traite et de l’interdiction officielle de l’esclavage. Et nous savons particulièrement peu de chose sur les participants et les termes du débat. Il serait intéressant de savoir dans quelle mesure les contemporains ont été conscients de la dimension globale du complexe plantation-esclavage.

54 Karine Rance L’importance du fait militaire non seulement dans le processus révolutionnaire mais

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aussi dans les causes de la Révolution française (poids du coût de la guerre de Sept Ans et de la guerre d’Indépendance américaine) est connu. Lynn Hunt invite à revenir sur la rivalité franco-anglaise et sur le sens à donner à l’extension du conflit aux marges des empires coloniaux pour se demander si les colonies sont la cause du conflit ou si les guerres dans les colonies sont une conséquence du conflit européen.

55 Alan Forrest Les guerres françaises du XVIIIe siècle ont généralement été expliquées en termes d’ambitions diplomatiques et dynastiques en Europe, mais toutes avaient une dimension coloniale. L’Espagne, le Portugal, les Provinces-Unies étaient toutes des puissances coloniales importantes. Leur richesse dépendait profondément de leur empire. Ils considéraient leurs intérêts financiers et commerciaux comme déterminants pour leur richesse et pour leur poids en Europe. Et la Grande Bretagne, bien qu’étant tenue par des traités sur le continent et par la connexion hanovrienne, voyait ses colonies comme des possessions qui étaient aussi importantes pour la mère- patrie que n’importe quelle conquête en Europe. La guerre de Sept Ans commence dans les colonies et les guerres révolutionnaires, particulièrement quand elles sont vues de Londres, sont largement la continuation de la longue lutte franco-anglaise, autant pour les colonies que pour la maîtrise idéologique et territoriale du continent européen. Napoléon a sans doute considéré la base de sa puissance comme étant essentiellement européenne, mais il a gardé une attitude pour le moins ambivalente à l’égard des intérêts français en Amérique du Nord, comme la vente de la Louisiane le montre. Mais les autres puissances – l’Angleterre en tête – n’avaient aucune raison de suivre son exemple.

56 Matthias Middell Les dynamiques à partir desquelles la Révolution s’est développée et celles que la Révolution a elle-même initiées sont d’une énorme complexité et ont une dimension globale. Est-ce que tout le monde, en France et ailleurs, a pris conscience de cette complexité immédiatement ? Je ne le crois pas car cela a peu de sens de parler d’une « France » unifiée. Bien au contraire, les intérêts des différents groupes sociaux et ceux que les sensibilités régionales divergentes ont exprimés, ont déclenché un conflit politique durable. On a essayé, il y a quelques années, de présenter la Révolution comme une transformation culturelle et comme un immense processus de communication. Grâce à cela, nous en savons aujourd’hui beaucoup plus sur la recherche d’une classification du savoir disponible pour mener des stratégies et sur les nouvelles catégories permettant l’expression de ces stratégies et leur légitimation. On pourrait lire la question coloniale à travers le prisme de la concurrence avec l’Angleterre, mais on pourrait tout aussi bien attribuer à l’abolition (ou au contraire au maintien) de l’esclavage une priorité sur tout autre événement. La Révolution est apparue à beaucoup de participants comme une table rase après la disparition de l’Ancien Régime, justement parce qu’elle était en rupture avec les anciennes priorités – de même du côté de la Contre-Révolution, on ne se contentait pas de reprendre les anciennes solutions. Les Parlements, les sociétés populaires, les journaux et les revues, les théâtres et bien sûr la « rue » sont devenus le lieu d’une agitation qui s’est étendue car nombreux sont ceux qui partageaient le sentiment que plus rien n’était comme avant.

57 Karine Rance Pour Christopher Bayly, la période révolutionnaire est la matrice des mondes modernes

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marquée par le passage d’une mondialisation archaïque fondée sur des échanges entre des empires aux limites imprécises à un système d’État-nations avec des sociétés de plus en plus uniformisées malgré des frontières mieux définies38. Adhérez-vous à cette vision globale de la période ?

58 Lynn Hunt Christopher A. Bayly considère la Révolution française comme un simple exemple de la crise mondiale entre les années 1720 et 1820 qui inclut les Safavides en Perse et la fragmentation de l’autorité moghole en Asie du Sud, mais il lui donne quand même une forte prééminence : la Révolution française a mobilisé de nouvelles énergies politiques et militaires et de ce creuset ont émergé des États plus forts, en France puis en conséquence parmi ses adversaires. Ces États européens renforcés, particulièrement l’État britannique, ont entrepris de déséquilibrer l’Asie avec une nouvelle combativité39. En d’autres termes, la spécificité de l’impérialisme européen du XIXe siècle trouve ses origines dans les guerres révolutionnaires.

59 Paul Cheney Si une approche chronologique réduite peut apporter des perspectives, une chronologie plus large comme celle de Bayly peut aider les historiens à comprendre la signification globale à long terme de la Révolution. Jeremy Adelman a désigné la période d’indépendance en Amérique latine comme la fin d’une crise de souveraineté impériale qui a commencé au cours de la guerre de Sept Ans40. John H. Elliott voit une crise similaire dans l’Empire britannique, même s’il met en arrière-plan le problème du capitalisme, des élites marchandes et de la place centrale d’une économie de plantation. Mais le fil conducteur de ces récits est le montant croissant des coûts de protection dans les empires britannique et espagnol et le besoin de repenser les structures de la monarchie composite – la distribution des droits, le profit et l’autonomie qu’Adelman résume avec le terme « souveraineté », à une époque charnière du capitalisme mondial. Ceci fait écho aux travaux de Bayly, particulièrement avec l’idée que la globalisation archaïque a atteint son terme pendant cette période.

60 Alan Forrest L’approche globale de Christopher Bayly et le cadre chronologique qu’il propose pour l’ère des Révolutions, soulève une question intéressante (et qui a été reprise dans d’autres domaines : on pense par exemple à l’ère des guerres révolutionnaires de Stig Førster). La Révolution française a d’abord combattu par la politique et par les idées ; elle utilisait le langage de l’individualisme et des droits politiques et cela est resté au cœur de sa dynamique, même si elle s’est aussi intéressée à la question du libéralisme économique. En adoptant l’idée de souveraineté nationale, elle a aidé à créer dans l’Europe du XIXe siècle des États-nations qui ont affaibli les empires multinationaux du vieux continent, en Autriche et en Turquie. En retour cela a conduit à un nouveau type d’empire extra-européen, de dimension mondiale, au XIXe siècle, à commencer par la Grande Bretagne et la France elle-même bien sûr. Le risque est d’attribuer trop de choses à la Révolution française. Il paraît bien plus facile de lier les événements français à un monde atlantique plus large quand on cherche à définir les causes de 1789 ou à évoquer l’impact de la Révolution dans le monde post-révolutionnaire, que d’expliquer dans cette optique l’évolution spécifique de la Révolution en France. Il est tout à fait défendable d’affirmer que dans les choix faits (les attaques faites envers la religion, l’insistance sur la poursuite du centralisme jacobin, le rejet du modèle anglo- saxon de la séparation des pouvoirs) la Révolution plonge ses racines dans la société

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française et la monarchie des Bourbon. L’histoire globale ajoute une dimension importante à l’histoire de la Révolution française mais elle ne peut pas totalement supplanter les autres approches.

61 Karine Rance L’un des problèmes de la perspective globale est la périodisation. L’« ère des révolutions », avec l’idée de plusieurs foyers révolutionnaires concomitants, connectés les uns aux autres, débute pour David Armitage avec la Guerre de Sept Ans (1756-63) et se termine à la guerre sino-britannique de l’Opium (1839-42). Est-ce qu’un tel découpage spatio-temporel n’aboutit pas à une catégorie « révolution » très flexible et à une périodisation qui ne se justifie par forcément en Europe occidentale puisque la Révolution de 1848 s’en trouve exclue ?

62 Alan Forrest Je suppose que les dates pour une ère des révolutions vont toujours être subjectives. David Armitage insiste sur la nécessité de la faire commencer avec la guerre de Sept Ans, puisque c’était une guerre qui a commencé dans les colonies et où les batailles dans les Amériques ont eu autant d’importance que le conflit en Europe. Du point de vue du conflit franco-anglais, il y eut une continuité claire entre d’une part 1756 et la guerre d’indépendance américaine, et d’autre part les guerres de la Révolution et de l’Empire. Mais il faut être conscient que c’est encore une manière très euro-centrique de regarder le monde. La date finale est beaucoup plus ouverte au débat car différents événements peuvent sembler également valables selon le point de vue. L’esclavage ne peut pas vraiment être déterminant, puisque pour les États-Unis cela irait jusqu’en 1865 et pour l’Amérique du Sud jusqu’en 1884, ce qui rend la période si élastique qu’elle perd presque tout sens. Les guerres de l’Opium ont le mérite de déplacer le conflit vers un autre hémisphère et vers le clash entre la Chine et l’empire britannique en Orient. Mais, sauf si on cherche volontairement à exclure l’Europe de ce contexte global, je ne vois pas de raison de s’arrêter avant 1848 : une date clé pour l’Europe, bien sûr, mais aussi le moment de la seconde abolition de l’esclavage dans les colonies françaises – mais pas la fin de l’esclavage atlantique, nous sommes d’accord. Je crains qu’il n’y ait pas de réponse qui puisse faire autorité car une périodisation de ce type ne peut être qu’une question de préférence individuelle.

63 Matthias Middell Pour ce qui est de la périodisation, plusieurs critères s’entremêlent dans les discussions récentes sur l’histoire globale des XVIIIe, XIXe et XX e siècles. Si on considère la Révolution française comme faisant partie d’un processus réussi de passage à une nouvelle organisation des sociétés en réaction aux dynamiques de ce qu’on appelle la globalisation archaïque (c’est-à-dire une globalisation qui a encore devant soi l’énorme accélération des communications et des transports qui a lieu à partir du milieu du XIXe siècle), alors le début de cette crise remonte certainement simplement à la guerre de Sept Ans. Mais la mondialisation des conflits et des discussions sur la possibilité d’une modernisation des empires prend une nouvelle couleur après 1756. Michael Geyer et Charles Bright ont montré, dans un article ayant reçu un large écho, que les révolutions, les guerres et les guerres civiles entre 1840 et 1880 reconstruisent un complexe, qui montre l’intensité de la recherche d’une solution à la crise caractérisée par l’émergence de l’industrie et du marché mondial des capitaux et des produits. On peut ainsi distinguer la période qui va de 1700 à 1760 environ (avec des réponses encore assez isolées à la crise provoquée de l’Inde à l’Europe par la globalisation archaïque) de

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la période qui va de 1760 aux années 1830 (marquée par une interdépendance croissante de la recherche des solutions à la crise pour lesquelles les empires, avec leur système de privilèges multiples, ne paraissent plus adaptés). À cela s’ajoute la période 1840-1880 comme rupture avec ce qu’on appelle la condition globale, dans laquelle le modèle de la globalisation moderne est de plus en plus visible. De cette manière on peut essayer de relier les résultats de l’histoire économique et financière avec l’histoire des relations internationales et l’histoire sociale qui se concentre sur les transformations (révolutionnaires et réformatrices) des sociétés. Ceci n’est toutefois qu’une hypothèse, car il reste encore beaucoup de régions du monde sur lesquelles on en sait trop peu.

64 Karine Rance Quelles perspectives voyez-vous se dessiner ?

65 Lynn Hunt Cheney approche la globalisation par une étude de la pensée économique, ce qui est certainement un bon point de départ. Ce qu’il faut maintenant c’est une analyse à la fois théorique et empirique de la globalisation du XVIIIe siècle et de son impact sur la Révolution française. Dans un volume récent41, un groupe d’universitaires (surtout Américains mais comprenant aussi Pierre Serna et l’Australien Ian Coller) ont essayé de pousser la perspective globale dans de nouvelles directions, en se concentrant sur les causes et conséquences politiques et économiques plus que sur la pensée économique. Michael Kwass par exemple montre que l’opposition politique à la monarchie émerge d’une part en réaction à la dure répression de la contrebande de calicots de coton indien interdits et du tabac contrôlé par le gouvernement. Dans le même livre, je montre dans mon article sur les origines financières globales de 1789 que l’effondrement financier de 1789 ne peut pas être compris sans prendre en compte dans l’ensemble des facteurs l’essor de fortunes issues du commerce des esclaves et du commerce de l’Océan Indien dans les années 1780. La monarchie n’était pas affaiblie par le montant de ses dettes ou même par la prime de risque qu’elle était obligée de payer pour emprunter ; la forte croissance commerciale après la paix de 1783 a encouragé la monarchie à continuer à emprunter jusqu’à ce qu’elle se trouve au bord du gouffre et qu’elle y fasse une chute, laquelle avait été préparée par les banquiers qui avaient afflué à Paris pour y gagner de l’argent sur les emprunts souverains. D’autres articles du même ouvrage attirent l’attention sur les sources coloniales, transeuropéennes et atlantique de l’universalisme et du cosmopolitisme révolutionnaire, et sur l’influence d’événements ayant eu lieu ailleurs comme en Égypte, sur le développement des politiques et pratiques françaises.

66 Mettre la Révolution française dans le contexte de la globalisation du commerce, des idées et des pratiques peut aider à expliquer ses origines et sa dimension globale, ce qui est un objectif louable en soi. Cela pourrait aussi être l’occasion de mettre la Révolution française sur la table pour une discussion sur les approches globales, impériale et atlantique de l’histoire. Mais comme David Bell l’a affirmé récemment (« Questioning the Global Turn : The Case of the French Revolution »), ces nouvelles approches ne parviennent pas à expliquer certains développements importants de la Révolution : notamment les conflits sur la réorganisation de l’Église catholique, l’intensité de la radicalisation, et la Terreur. La perspective atlantiste de Palmer et Godechot a attiré l’attention sur la commune volonté de renverser l’aristocratie et d’établir des formes de participation démocratique – aspirations trop souvent absentes des analyses globales récentes – mais l’une des critiques majeures qui leur a été adressée tient toujours :

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malgré tous les points communs entre les révolutions belges, néerlandaise et française par exemple, personne ne considère les soulèvements belge ou néerlandais comme paradigmatiques de la politique moderne. La Révolution française occupe encore une place particulière et les comparaisons entre les empires britannique, espagnol, safavide ou mongol qui n’insistent que sur les points communs vont inévitablement faire oublier ce qui rend la Révolution française encore intéressante et utile aujourd’hui : l’ambition de créer quelque chose de radicalement neuf dans l’histoire.

67 Paul Cheney Si les historiens veulent rester attentifs aux sources et aux formes du pouvoir, ils doivent continuer à penser les histoires supra-nationales (qu’elles soient globales, impériales ou océaniques), en termes de réseaux constitutifs : même quand les historiens sont intéressés par des phénomènes culturels connectés qu’ils voudraient placer dans un contexte largement non-économique, ils doivent souvent cheminer le long des routes commerciales des empires historiques. Le travail de Subrahmanyam sur les processus de métissage culturel et de circulation des élites dans l’empire portugais le montre très clairement. L’histoire supra-nationale de la Révolution française devrait être connectée, à condition de ne pas oublier que la plupart des connexions dont il est question étaient d’abord issues de l’empire commercial français, dont la partie la plus lucrative (et la plus sujette aux conflits) était située dans le monde atlantique.

68 Alan Forrest Mettre la Révolution française dans un cadre atlantique et colonial et en rapport avec des dynamiques issues d’autres parties du globe enrichit notre compréhension des circonstances dont elle a émergé et des choix auxquels les révolutionnaires ont été confrontés. Cela joue aussi un rôle majeur dans l’explication des causes et des buts de guerre de cette période. La guerre en arrive à dominer les priorités de la Révolution. Cela a déplacé des millions de soldats à travers le continent et au-delà, les mettant en contact avec de larges parties du monde et les exposant à des expériences qui les ont marqués pour le reste de leur vie. Cela a aussi déplacé des populations civiles, détruit des moyens d’existence et poussé des communautés entières à une migration forcée. Certains n’ont jamais pu accepter un retour dans le monde qu’ils avaient laissé derrière, comme ces soldats de Napoléon qui se sont jetés au service des mouvements anti-colonialistes du Mexique, au Pérou et au Chili à partir des années 1810. La guerre, autant que la Révolution, a été une expérience globalisante.

69 Matthias Middell Depuis la fin du XVIIIe siècle, chaque époque s’est intéressée à la Révolution française sous un angle spécifique. Dans un premier temps, la Révolution semblait bien loin de la question de l’adaptation des sociétés à la globalisation. Ceci a changé récemment. L’explication de la Révolution met en rapport plusieurs facteurs dont les origines sont manifestement extra-hexagonales. On ne se représente plus la société comme un container dans lequel les transformations sociales ont des origines exclusivement — ou en tout cas essentiellement — internes. Ce principe fondamental de l’histoire globale nous oblige à répondre de manière beaucoup plus précise à la question de savoir ce qu’on entend par globalisation (archaïque ou moderne). Mais il n’y a pour l’instant que des réponses partielles.

70 L’histoire globale s’intéresse beaucoup à l’espace comme référence centrale de l’organisation des communautés sociales. C’est d’autant plus difficile à étudier que les références spatiales s’entrecroisent et que les acteurs font preuve d’une aptitude plus

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ou moins grande au jeu d’échelle. De mon point de vue, la question centrale de l’histoire globale pour les prochaines années est de savoir comment, en réponse aux différents « espaces » que les individus et les groupes considéraient comme significatifs pour eux, un régime de territorialisation a été conçu, qui a paru adapté à une certaine période pour contrôler les anciens et nouveaux courants de capitaux, d’individus, de biens et d’idées. La Révolution française ouvre pour cela un fantastique champ d’expérimentation car les débats y ont été aussi explicites que polémiques. Observer la déconstruction des « espaces » significatifs pour la France comme réponse à une globalisation qui a mené à la banqueroute de l’État offre la possibilité de jeter une nouvelle lumière sur une histoire apparemment connue et suffisamment étudiée.

NOTES

1. David ARMITAGE, Sanjay SUBRAHMANYAM (dir.), The Age of Revolutions in Global Context, c. 1760-1840, Palgrave Macmillan, 2010. Compte rendu de Annie Jourdan dans le numéro 373 (2013-3) des AHRF. 2. Claude MAZAURIC, « Aperçu des tendances et des enjeux historiographiques : le nécessaire débat », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique. Numéro spécial coordonné par Michel BIARD, Des révoltes de l’Europe à l’Amérique au temps de la Révolution française 1773 à 1802, p. 19-25. Voir aussi les Annales HSS 2012/2 sur l’histoire atlantique. 3. Robert R. PALMER, The Age of Democratic Revolution: a Political History of Europe and America, 1760-1800, Princeton, Princeton University Press, 1959, vol. 1, p. 5-7. 4. Bernard BAILYN, Atlantic History, Concepts and Contours, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2005. 5. Franco VENTURI, Settecento Riformatore, 1969. 6. Sanjay SUBRAHMANYAM, Explorations in Connected History. Oxford, Oxford University Press, 2005. 7. Voir Manfred KOSSOK, In Tyrannos. Revolutionen der Weltgeschichte, Leipzig, 1989. 8. David ARMITAGE, « Three concepts of Atlantic History », dans David ARMITAGE, Michael J. BRADDICK (dir.), The British Atlantic World 1500-1800, New York, Palgrave Macmillan, 2002, p. 11-27, ici p. 11. 9. Dipesh CHAKRABARTY, Provincializing Europe: Postcolonial Thought and Historical Difference, Princeton, Princeton University Press, 2000. 10. Bernhard STRUCK, Kate FERRIS, Jacques REVEL, « Introduction: space and scale in transnational history », The International History Review, 33, 4, 2011, p. 573-584. 11. Anatoli V. ADO, Paysans en Révolution : terre, pouvoir et jacquerie, 1789-1794, Paris, 1996 (Moscou 1971, 1986). 12. Michel VOVELLE, La découverte de la Politique. Géopolitique de la Révolution française, Paris, 1993. 13. Michel ESPAGNE, Bordeaux Baltique. La présence culturelle allemande à Bordeaux aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, 1991. 14. Paul CHENEY, op. cit., p. 14-20. 15. Barrington MOORE JR, Social Origins of Dictatorship and Democracy. Lord and Peasant in the Making of the Modern World, Boston, Beacon Press, 1967; Jack GOLDSTONE, Revolution and rebellion in the Early Modern World, Berkely, University of California Press, 1991; Thecla SKOCPOL, States and Social Revolutions: A comparative Analysis of France, Russia and China, Cambridge University Press, 1979.

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16. Bill SEWELL, « The Political Unconscious of Social and Cultural History, or Confessions of a Former Quantitative Historian », in Logics of History: Social Theory and Social Transformation, Chicago, University of Chicago Press, 2005, p. 22-80. 17. Bailey STONE, Reinterpreting the French Revolution: A Global-Historical Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2002. 18. Hans-Jürgen LÜSEBRINK, Rolf REICHARDT (dir.), Kulturtransfer im Epochenbruch. Frankreich- Deutschland 1770 bis 1815, 2 vols, Leipzig, 1997. 19. Cécile VIDAL, « The Reluctance of French Historians to Address Atlantic History », Southern Quarterly, 2006, 43 (4), p. 189. 20. Caroline DOUKI et Philippe MINARD, « Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique ? », RHMC, 2007/ 5, p. 7-21. 21. Lynn HUNT, « The French Revolution in Global Context », dans Armitage SUBRAHMANYAM, op. cit. 22. Jean-Frédéric SCHAUB, « La catégorie "études coloniales" est-elle indispensable ? », Annales HSS, mai-juin 2008, n° 3, p. 625-646. 23. Trevor BURNARD, « Empire Matters? The Historiography of Imperialism in Early America, 1492-1830 », History of European Ideas, 2007, 33, p. 87–107. 24. Jean-Paul ZUNIGA, « L’Histoire impériale à l’heure de l’"histoire globale" », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007, n° 54-4bis (5) (December), p. 54–68. 25. Paul CHENEY, par exemple, cite Daudin (quatre fois) mais s’en sert très peu. 26. Ibidem, introduction. 27. Charles MAIER, « Consigning the Twentieth Century to History: Alternative Narratives for the Modern Era », The American Historical Review 105 (2000), n° 3, p. 807-831. 28. Rachel Hope CLEVES, « "La terreur des esclavagistes" : la Révolution française et les origines de l’abolitionnisme en Amérique », AHRF n° 363, 2011, p. 85-107, numéro spécial : L’Amérique du Nord à l’époque de la Révolution française, coordonné par Carla Hesse et Timothy Tackett. 29. Michel-Rolph TROUILLOT, Silencing the Past: Power and the Production of History, 1995. 30. Cyril Lionel Roberet JAMES, The Black Jacobins, 1938. 31. Je dis ceci sur la base d’une recherche menée sur CAIRN. Deux discussions antérieures en français (Frederick Cooper en 2001 et Ada Ferrer en 2003) sont le fait de deux historiens américains. 32. David Patrick GEGGUS, « Slavery, War and Revolution in the Greater Caribbean, 1789-1815 », dans A Turbulent Time: The French Revolution and the Greater Caribbean, Bloomington, Indiana University Press, 1997, p. 1 - 50; Haitian Revolutionary Studies, Bloomington, Indiana, Indiana University Press, 2002. 33. John K. THORNTON, « “I Am the Subject of the King of Congo”: African Political Ideology and the , » Journal of World History 4 (2), 1993 (October 1), p. 181–214. 34. Malick W. GHACHEM, The Old Regime and the Haitian Revolution, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2012. 35. Laurent DUBOIS, Avengers of the New World, The Story of the Haitian Revolution, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2004; Id., A Colony of Citizens: Revolution & Slave Emancipation in the French Caribbean, 1787-1804, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2004. 36. Jeremy POPKIN, You Are All Free: The Haitian Revolution and the Abolition of Slavery, Cambridge, Cambridge University Press, 2010. 37. Erick NOEL, Être noir en France au XVIIIe siècle, Paris, Tallandier, 2006. 38. Christopher A. BAYLY, The Birth of Modern World, 1780-1914: Global Connections and Comparisons, Oxford, 2004 [trad. La naissance du monde moderne (1780-1914), Paris, les éditions de l’Atelier, 2007]. 39. Voir Christopher BAYLY, op.cit., particulièrement p. 96-100.

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40. Jeremy ADELMAN, Sovereignty and Revolution in the Iberian Atlantic, Princeton, Princeton University Press, 2006. 41. Suzanne DESAN, Lynn HUNT, and William Max NELSON, op. cit.

AUTEURS

PAUL CHENEY University of Chicago [email protected]

ALAN FORREST University of York [email protected]

LYNN HUNT UCLA [email protected]

MATTHIAS MIDDELL Universität Leipzig [email protected]

KARINE RANCE Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand [email protected]

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Sources

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Un témoignage sur les événements de Port-au-Prince en 1793

Michel Biard

1 La Collection Michel Bernstein conservée à l’Université Senshu de Tokyo, présentée dans les AHRF1 en 2011, comprend plusieurs documents manuscrits rassemblés dans un volume consacré aux événements de Saint-Domingue2. Il est difficile de déterminer si Michel Bernstein a acquis ces manuscrits en plusieurs achats avant de se décider à les relier ou s’il a acheté le volume tel quel. Reconstituer la naissance et le développement de cette immense collection est aujourd’hui l’un des enjeux forts de recherches menées en collaboration entre l’Université Senshu et l’Université de Rouen. Toujours est-il que les documents présentent un évident intérêt pour l’histoire de cette colonie française, offrant notamment des témoignages rédigés par des citoyens qui furent contraints de regagner la France en raison des troubles. Parmi eux se trouve un homme que j’avais eu l’occasion de découvrir au cours d’un récent travail sur la Société des Amis de la Constitution de Honfleur3, Jacques Rebut, surnommé « Américain » par ses concitoyens de la petite cité normande.

2 Ce « réfugié » tout juste débarqué de Saint-Domingue demande à devenir membre de la Société populaire de Honfleur, par une lettre lue lors d’une réunion de celle-ci le 13 thermidor an II (31 juillet 1794)4. Dans son courrier, il affirme être arrivé dans ce port du Calvados le 28 messidor (16 juillet), moins de deux semaines après son retour en France. Il y précise qu’il résidait à Saint-Domingue depuis vingt-huit ans, soit une installation dans cette île en 1766, à l’âge d’environ 22 ans. Son admission est alors renvoyée au Comité de présentation de la Société afin que ce dernier puisse prendre des renseignements et présenter un rapport sur son cas, en application du règlement interne. Le 6 fructidor (23 août), le Comité rend compte de l’examen auquel il a soumis cinq citoyens désireux de rejoindre la Société, dont Jacques Rebut qui est alors déclaré « ajourné »5. Cela ne l’empêche nullement d’insister et, dans l’attente de son admission, de prendre part aux réunions de la Société en tant que simple spectateur. En effet, le 3 vendémiaire an III (24 septembre), il intervient pour proposer un menu service à la Société et le secrétaire le qualifie ainsi dans son procès-verbal : « Le cn Rebut, Amériquin, membre des tribunes […] »6. Le 27 du même mois (18 octobre), le conseil

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général de la commune lui accorde un certificat de civisme7. Aussi, deux jours plus tard, la Société se prononce-t-elle aussi favorablement sur son civisme8. Puis, le 3 brumaire (24 octobre), deux jours après la rédaction de sa déclaration au Bureau d’instruction pour les colonies (le document conservé dans la Collection Michel Bernstein et transcrit ci-dessous), le Comité de présentation demande son admission au sein de la Société9, ce qui est entériné le 610. Aussitôt, la Société le choisit avec un autre de ses membres (d’Albiac) en qualité d’adjoints à l’archiviste, chargés de la correspondance et de tous les documents conservés dans ses archives. En fructidor an III (août 1795), Rebut et d’Albiac confient à la municipalité de Honfleur les archives de la Société, laquelle ne se réunissait plus depuis déjà plusieurs mois (l’ultime réunion date du 19 pluviôse [7 février])11. Que devient alors Jacques Rebut ? Nulle autre trace de lui n’a pu être retrouvée à Honfleur, ni dans les documents liés à la municipalité, ni dans les listes de notables établies en l’an IX. En revanche, l’une de ses filles, Louise Reine, se marie à Honfleur le 14 brumaire an XIII (5 novembre 1804) avec un jeune enseigne de vaisseau né, comme elle, à Saint-Domingue12. Or, à cette date, Jacques Rebut est mentionné comme « demeurant à Honfleur et maintenant13 dans la colonie », tandis que son épouse réside toujours dans la ville14. Autrement dit, Jacques Rebut est reparti pour une « colonie » qui, depuis le 1er janvier 1804, est devenue un État indépendant sous le nom de République d’Haïti… Fait-il partie des colons qui ont une nouvelle fois quitté l’île, pour se réfugier à la Jamaïque, à Cuba, à Porto-Rico ou aux États-Unis ? Ou bien doit-il être compté parmi les victimes des mises à mort ordonnées par en janvier 1804 ? Nulle trace de son décès n’a pu, à ce jour, être retrouvée.

3 De même, nous ignorons encore tout de son installation à Saint-Domingue en 1766 et de son statut social en 1793, même si le document ci-dessous permet de l’envisager comme un propriétaire aisé ayant fait fortune dans le commerce de la canne à sucre et de ses produits dérivés. Somme toute, l’essentiel n’est de toute façon pas là, puisqu’il ne s’agit point de rédiger une notice biographique, même si j’ai pu découvrir des renseignements sur sa famille grâce aux registres paroissiaux. La présente publication entend simplement apporter le témoignage d’un colon blanc sur les événements de Port-au-Prince puis ses pérégrinations de Saint-Domingue jusqu’à Honfleur. Son récit est, sans surprise, aussi partial que partiel, dès lors qu’il n’a pu avoir une vision globale des événements en 1793 et surtout car il associe sa voix en 1794 au concert de plaintes des réfugiés de Saint-Domingue. Pour saisir le contexte des troubles de 1793, il convient tout d’abord de rappeler que la commune de Port-au-Prince était alors dominée par une faction radicale de la population blanche, hostile aux hommes de couleur, quels que soient leur degré de métissage et plus encore leur statut (libres de couleur ou esclaves). Cette faction, dirigée par Borel, commandant de la Garde nationale de Port- au-Prince en 1793, n’avait cessé d’annoncer que la Révolution allait tôt ou tard provoquer l’affranchissement des esclaves et donc une catastrophe pour les colons blancs. Dès 1789, Borel aurait proposé des mesures pour prendre les devants et, parmi elles, on trouve « celle de rompre avec la métropole, à la dernière extrémité, de s’emparer du gouvernement, et d’armer les noirs et les mulâtres contre les lois de la France »15… le tout non sans contradictions, dès lors qu’il s’agissait aussi et avant tout de refuser l’égalité aux mulâtres et de maintenir les esclaves dans une étroite subordination. Lorsque Polverel et Ailhaud, deux des commissaires civils envoyés à Saint-Domingue par la Convention nationale (le troisième étant Sonthonax), se présentent à Port-au-Prince à l’automne 1792, Borel parvient pourtant à les convaincre de son attachement à la défense de la Révolution. Plusieurs lettres de Polverel en

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témoignent, qui attestent le « patriotisme » de Borel et de ses amis. Pourtant, en dépit de ce bon accueil initial destiné à circonvenir les deux commissaires civils, les troubles éclatent vite dans la ville, déjà divisée depuis de longs mois, notamment sous l’influence du club local dominé par les partisans de Borel. En décembre 1792, plusieurs mulâtres subissent des agressions, sans que la municipalité en poursuive les auteurs. Borel met alors au point un projet de confédération pour rassembler les quatorze paroisses de l’Ouest (l’une des trois provinces de la colonie), projet aussitôt dénoncé par Polverel, tandis que Borel refuse désormais ouvertement de reconnaître l’égalité des mulâtres décrétée par l’Assemblée législative au printemps 1792. Lorsque Picquenard, l’un des secrétaires de Sonthonax, est arrêté sitôt arrivé à Port-au-Prince, l’affaire s’envenime. Au début de mars 1793, Sonthonax quitte la ville du Cap et gagne celle de Saint-Marc où il est rejoint par Delasalle, gouverneur provisoire de la colonie16, puis par Polverel. Le 21 mars, la ville de Port-au-Prince est déclarée en état de rébellion contre la République, tandis que Borel en chasse les mulâtres et lève une armée composée d’anciens militaires blancs et d’esclaves noirs, avec laquelle il ravage la plaine du Cul- de-sac, près de Port-au-Prince. Le blocus de la ville commence le 5 avril suivant. Le 12, après un intense bombardement dirigé depuis le vaisseau L’America, à bord duquel se trouve Sonthonax, les négociants contraignent Borel et ses partisans à abandonner la ville et à se réfugier à la Jamaïque, sous protection britannique. Le 13, la municipalité de Port-au-Prince annonce sa soumission ; le lendemain, Sonthonax et Polverel font leur entrée dans la ville vaincue. Celle-ci est frappée d’une contribution de 450 000 livres, de nombreux habitants sont déportés17, d’autres demandent des passeports pour les États-Unis, tandis que la garde nationale est réorganisée autour des mulâtres. Jacques Rebut, propriétaire d’une plantation à La Croix-des-Bouquets (au nord-est de Port-au-Prince) et ayant servi en tant que fusilier lors du bref siège de la ville, ne peut qu’être dénoncé comme un « affidé » de Borel. Répondait-il à cette description de Garran-Coulon : « […] un grand nombre d’habitants du Port-au-Prince n’avaient eu d’autre tort dans cette malheureuse affaire que de ne pas oser résister à la faction de Borel, ou d’avoir balancé entre leurs devoirs et les sophismes dont les factieux les environnaient »18 ? Quoi qu’il en soit, ses ennuis ne font alors que commencer, de même bien sûr que sa volonté de participer aux dénonciations contre Polverel et Sonthonax en 1794, ainsi qu’on va le lire… « Copie de la déclaration faitte au Burau d’instruction pour les colonies du 1er Brumaire l’an 3e Républicainne19.

4 Déclaration que fait le citoyen Jacques Rebut âgé de 50 ans natif de Benoist20 district du Pont Chalier21 département du Calvados, Résident rüe Nationnal22 à Honfleur, habitant de St-Domingue depuis l’année 1766, marié en 177623, Père de 4 enfants24, de retour en France depuis le 17 messidor 2e Républicainne.

5 En vertu de l’avy inséré dans le journal de Perlet25 du 24 vendémiaire qui invite tous les citoyens à donner les renseignemens nécessaires sur les malheureux événemens qui ont affligé les colonnies ; – Je me borne dans mon récy à ne parlé que de Sontonax, Polverel, Cres nationnaux civils 26, La Salle faisant fonction de général27, Montbrun28 & Beauvais homme de couleur29, des faits par eux exercés contre les infortunés citoyens du Pt au Pce30 ; – Arrivée de Polverel et Alliaud au Pt au Pce31, l’assemblée de paroisse fut convoquée, Polverel (& son colègue qui ne dit pas un mot) monta à la tribune, reconut deux classes d’hommes, les libres de toutes couleurs32 et les esclaves, a anoncé la guerre avec les Englais33, a fait un discours sur la conduitte & la mort de Louïs Capet, a donné

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lecture d’un mémoire fort étendu, en a fait accepter les conditions, il a fait naître34 les besoins de la républic pour les besoins de la guerre. La paroisse a voté un million de don patriotique.

6 De retour au Pt au Pce, ils ont trouvé la municipalité et les corps constitués, organisée le décret du 4 avril35 promulgué dans toute sa forme & teneur. Le citoyen Alliau party sur une frégate pour France36. – Voyant que ce dernier avait quitté son poste, le citoyen Polverel a party pour Les Cailles37, sitôt son arrivée il écrivy à la municipalité qu’il n’avait reconnut dans les vray principe de la révolution faise que les habs du Pt au Pce. La dte lettre fut imprimée et publique ; il apris aussy que son collègue Sontonnax avait pris le quart des revenus38 en daurez au Cap39, Polverel fit déffense aux corps constitués du Pt au Pce de n’accepter aucunne proclamation de son colègue quel ne fut revêtue de sa signature ; Sontonax party au Cap vers le 1er jour de mars 93 V.S.40 se rendy à St Marc41 où il fit une proclamation par laquel il invitoit les parroisse de la partie de l’ouest de lui envoyé toutes les forces armées pour marcher contre (dit-il) les brigand du Pt au Pce dizant qu’ils s’étoient couvers de crimes & qu’ils en préméditais de plus gds encor. La commune du Pt au Pce fut assemblée délibéra d’écrire au citoyen Polverel pour l’inviter à se rendre au Pt au P ce à l’effet d’arrester l’exécution de la proclamation de son collègue ; elle marqua également son étonnement aux paroisses de la partie de l’ouest. Quel fut la surprise des malheureux habts du Pt au Pce, l’arrivée de Polverel à St Marc qui de suitte aprouva la proclamation de Sontonnax, ils firent des levée de troupe composée de quelque Blanc sans aveu, homme de couleur et esclave à qui il promire le pillage. – Le citoyen La Salle, résidant au Pt au Pce et en fonction, parraissant également surpris de se stratagême, dit à plin assemblée : permettez frère & amis que j’aille à St Marc avec deux députés pris dans votre sin pour disculper les commissaires des projets qu’ils ont envers vous & ne consentiray jamais à ce qu’il vienne vous opprimé42.

7 L’arrivée du citoyen La Salle fut bien différente qu’il s’étoit anoncé, il fu requis par les commissaires de marché contre le Pt au Pce et pris le commandement d’une armée qui cernoit la partie nord du Pt au P ce. Les députés étoient allés près de la commune & Daubagne officier municipal qui ont resté fort tranquil jusqu’à mon départ. – Le citoyen Beauvais qui avoit party incognitau du Pt au Pce, homme de couleur & captne dans la gie natlle43, se rendy également pour servir les projets de Sontonax et Polverel, repassa à Léogane44 fit une levée de ses antiens satellittes. Une gde partie de ceux du Pt au Prince ont refusé de s’y rendre, je veux dire des homme de couleur, il forma une seconde armée & cernoit les partis sud du Pt au Pce45, ce Beauvais étoit cy devant colonnel des homme de couleur révoltés46.

8 Les comissaire Sontonax s’embarquèrent sur le vaisseau L’America, avoient à leurs suitte trois frégatte47, firent une proclamation qu’ils vouloient entré avec leur armée de terre et de mer48. La commune assemblée fit réponse qu’ils pouvoient entré avec les blanc et homme de couleur de la ville, ce qu’ils refusèrent. Ils ordonnes aux captne des navir marchand de sortir de la rade, ce qu’il a effectuer de suitte et d’après refuser d’entendre les réclamations des citoyens ht de cette malheureuse ville.

9 La cannonade commença le 12 avril v.s. à huit heure du matin, le pavillon nationnal flotait sur les forts et à la municipalité, une grêle de boulets furent poussée avec la plus gde impétuosité49, les cris des vieillars femmes et enfans se faisoient entendre. Plusieurs furent frapée et victime de cette événement inatendu, affin vers les 5 heures d’après midy le feu cessa et se disposent à faire leur entrée.

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10 J’étais sur le fort appellé fort Léogane où il ne fut pas brûlé une amorce, commandé par le citoyen Bois Martin, antien capitaine au régiment du Pt au Pce50. J’y étais en qualité de fusille. Il arriva sur les 7 heures du soir une lettre du citoyen Salle qui invitoit les bons citoyens de garder les forts affin de les lui remettre lors de son entrée. Et que nous eussions à donner nos signature, ce qui fut fait.

11 Le 13 au matin entre les armées de La Salle & de Bauvais, nous leur remime les forts & chacun se retira chez lui – Le 14 à 9 heur de matin, quel fut ma surprise de voir arrivé chez moy cinq homme de couleur libre & esclave dont un avoit été condamné par arrest du ci devant Conseil à être rompû. Il vomissoit des horreurs, me demandant mes armes, dizant qu’ils alloient tout pillé, que c’étoit leurs ordre. Je demandai à les voir & à m’exibé celle qu’il avoit de m’arreté, ce qu’il refusa en me dizant qu’il n’en avoit pas besoin.

12 Je fus conduit à la municipalité où j’ai trouvé plus de cinquante habs déjà arrestés ; ils se plaignoient qu’on leur avoit vollé montre & bijous.

13 Nous fûmes transferrée l’après midy en prison où chacun feroit sa pétition au C ens Comssaires. Il ne répondirent à aucune, ils envoyèrent un célérat nommé Dufournau qui faisoit mettre au cachot plusieurs citoyens et aussi des famme. Ce monstre ne paroit ne respirer que le sang, il nous traitoit de brigand & scélérats. Je fis en mon particulier plusieurs pétitions où je demandais la cause de mon arrestation ; ne m’étant meslée d’aucune chose, j’ignorais absolument mon crime ; je leur fesais connoitre que je suis père de famille chargé d’intérest à autruis, ces pétitions n’eurent aucun succèds.

14 Ce fut allors une contribution de quatre cents cinquante mille livres à payer dans trois jours51, je fus imposé à 660 l. pour ma cotte part qui fut aquitée de suitte chez le citoyen Loreil, entien popon blanc52 receveur de cette contribution.

15 Pour prouver les honnestes gens qu’ils avoient à leur suitte, un secrétaire de la municipalité de St Marc fit prendre chez moy un cheval sellé & bridé avec un jeune nègre de 12 à 13 ans, fit toutes ses courses pendant viron quinze jours au Pt au Pce et enleva à St Marc mon nègre & cheval ; j’écrivis à mon beau frère de réclamer ces objets vû que j’étais en prison, il me marqua que cette homme dit que les Comssaires les lui avoient donné pour sa récompense.

16 Un nègre de St Marc faisant sa garde à la gaule 53, Duffournau le trouva endormy le menaça – le nègre a répondu qu’il partiroit pour chez son maître, qu’il dormiroit à son aise, preuve que leur armée étoit composée d’esclave.

17 Nous fûmes embarquée le premier mai 93 v. s. sur le nre le St Honoré a viron 3 du soir54. Ce fut allors que le gaulier nous apporta à 5 ou 6 un permy de Sontonax & Polverel d’aller à la Nlle Engleterre55, avec deffense de ne reparoître dans les colonnies qu’après la guerre intérieure et extérieure, et nous permettant de nous embarqués sur tel nres que nous jugerions à propos nous laissant la liberté de nous y disposer, j’ai enfain prolongé jusqu’au per juillet dans un nre américain nommé Le Tetis de Baltimore, capitne Poor. Je laissai sur ma guildive56 un jeune homme chargé de mes affaires qui tira au sort pour marché57 contre les habitant de Jeremis58, je fus obligé de payer 600 l. pour acheter un homme de couleur à sa place, quelque jours après il me dit qu’il falloit payé par ordre de Montbrun le dont patriotique qui fut de 1 320 l. pour ma cotte part, affin je suis hors d’état de rien emporté avec moy pour pourvoir à ma subsistance – Le 1er juillet 93 v. s. il party en notre présence viron 500 homme de toutes couleurs libre & esclave avec une proclamation qui ordonnoit aux habts de Jeremis de se rendre au général Rigos

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homme de couleur59, faute de ce qu’ils leur metteroit toutes les force armée qui seroit à son pouvoir, citoit Sontonnax & qui fit cette expédition sur le nre Lascassas et une goelette après son retour du Cap. Je ne m’étendray sur cette événement encore plus malheureux que le Pt au Pce n’ayant que des ouï dire à citer.

18 Je party le mesme jour pour Baltimore. Nous fûmes pris le lendemain par 5 à 6 corsaires de l’île englaise La Providence60 où nous fusmes dépouillez de nos papiers mémoires des principaux événemens de St Domingue et y fûmes conduits prisonniers pendant 22 jours et une partie des mdises du nre fut confisquée. Nous fumes embarquez sur une autre goëlette, Lowless, captne Hendy, pr Baltimore et avons arrivé le 13 aoust suivant. Je fus chez le citoyen Consul de Baltimore lui demander quelque secours qu’il me refusa. Sitôt l’arrivée du citoyen Vent-Stabele61, le citoyen Moisonnier62 fit publyé que tous les français qui désiroient repasser en France eussent à faire leur déclaration au Consulat, je fis la mienne & obtint un passeport pour passer sur le nre La Jeune Henriette, captne Jean Mazau de Marseille 63. Arrivé à Brest, les membres du Commité révolutionnaire firent la visitte de nos papiers et m’ont gardé l’ordre de déportation de Sontonax & Polverel en datte du 1er may 93 v. s. et la déclaration que j’ai fait au Consulat de Baltimore. J’ai écrit et n’ai pû l’avoir, ses pièces vous seroient nécessaires, il y a quantité de personne qui ont fait des déclarations où il charge les Sontonnax & Polverel64 que ce mesme Commité de Brest a également gardé, savoir cy eut dans la vüe de tous les transmaittre ce que j’ygnor.

19 Voicy citoyens ce que j’atteste sincèr et véritable autant que la mémoire a pû me rappeller. A honfleur ce 1er Brumaire 3e annez republicaine. Salut et Fraternité ». Sur la quatrième page sont recopiés deux extraits du Journal de Perlet : « N° 751 : Journal de perlet du 24 Vendémiaire an 3e R

20 La Commission des Colonnies établie par décret du 9 vendémiaire voulant s’entourer de toutes les lumièr dont elle a besoin invite les citoyens à lui fournir tous les Renseignemens qu’ils peuvent avoir sur les causes des troubles qui ont agité les colonnies.

21 Les Membre de la Commission déclare en mesme temps qu’ils ne recevront individuellement chez eux aucun éclaircissemens ou pièce, ceux qui voudront en apporter sont priés de ne les apporté qu’à la Commission assemblée rüe Nicaise maison Coigny. N° 755 : Journal de perlet du 28 Vendémiaire

22 Sur le rapport du Comité des secours publics, la Convention nationnal décrette que les Citoyens réfugiers des départemens envahis par les brigand ou autres ennemis de la République, les Réfugiez des iles du vent, sous le vent et des établissemens français dans l’inde ainsy que les Corses réfugiés déportés ont droit à des secours, ceux âgés de moingt de 60 ans auront 75 l. par mois ; les femmes et les enfans au dessous de 12 ans auront les deux tiers de cette somme ; les enfans au dessous de cette âge n’auront que le tiers ; ceux qui auront plus de 60 ans recevront 3 l. par jour, les femmes 2 l., les fonds nécessaires pour fournir à cette dépense seront pris sur les 20 millions mis à la disposition de la Commission des Secours Publics. »

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NOTES

1. Michel BIARD et Yoshiaki ÔMI, « La collection Michel Bernstein (Université Senshu, Tokyo) », AHRF, 2011, n° 2, p. 193-210. 2. Sous la cote fol. 11. 3. Michel BIARD, Procès-verbaux de la Société populaire de Honfleur (Calvados) (janvier 1791-février 1795), Paris, Éditions du CTHS, 2011 4. Ibidem, p. 604. 5. Ibid., p. 619. 6. Ibid., p. 637. 7. AM de Honfleur, D*6. 8. Michel BIARD, Procès-verbaux (…), op. cit., p. 652. 9. Ibidem, p. 655. 10. Ibid., p. 656. 11. Ibid., p. 685-686. 12. Une autre de ses filles, Marie Joseph, s’est également mariée à Honfleur le 1 er frimaire an X (22 novembre 1801), avec un « navigateur » nommé Henry Benjamin Leroy. Dans l’acte de mariage, Jacques Rebut est qualifié de « colon déporté » (AM de Honfleur, E 5). 13. Souligné par moi. 14. « Du quatorzième jour du mois de brumaire an treize Jean-Baptiste Grégoire Restout âgé de 20 ans né au môle Saint Nicolas île de Saint Domingue le 7 septembre 1784 profession d’enseigne de vaisseau demeurant à Honfleur, fils mineur de feu Jean-Baptiste Restout en son vivant demeurant au môle Saint Nicolas et de feue Catherine Ecreverenn muni du consentement en forme de sa famille et Louise Reine Rebut âgée de 21 ans née à Sainte Croix des Bouquets Ile de Saint Domingue en 1783 fille majeure de Jacques Rebut demeurant à Honfleur et maintenant dans la colonie et de feue Elisabeth Beaucamp, ayant épousé en secondes noces Jeanne Françoise Guitau demeurant audit Honfleur » (Ibidem, E 18). 15. Jean-Philippe GARRAN-COULON, Rapport sur les troubles de Saint-Domingue, fait au nom de la Commission des Colonies, des Comités de Salut Public, de Législation et de Marine réunis […] imprimé par ordre de la Convention nationale, Paris, Imprimerie nationale, an VII, p. 284. 16. Delasalle a été lui aussi confronté à Borel, qui a poussé l’audace jusqu’à le soumettre à la garde de sentinelles, ce qui ne l’a pas empêché de s’évader et de rejoindre les commissaires civils à Saint-Marc. 17. Une adresse des déportés, destinée à la municipalité du Cap-Français, évoque le nombre d’environ 250 citoyens frappés par cette mesure (Jean-Philippe GARRAN-COULON, Rapport […], op. cit., p. 356). 18. Ibidem, p. 340. 19. Document manuscrit de quatre pages, conservé dans les fonds de l’Université Senshu de Tokyo (Collection Michel Bernstein, fol. 11 pièce 65-66). L’orthographe d’origine a été conservée dans cette transcription, en revanche la ponctuation a été en partie corrigée de manière à faciliter la lecture. De même, les majuscules manquantes ont été rétablies pour les noms propres. Je tiens à remercier ici le professeur Yoshiaki Ômi, de l’Université Senshu, pour m’avoir autorisé à publier ce document, ainsi que Bernard Gainot pour ses conseils toujours précieux dès lors qu’il s’agit d’étudier une question touchant aux colonies. Mes remerciements s’adressent aussi à Pierre Jan, conservateur des Archives municipales de Honfleur, et à Jacques de Cauna qui a bien voulu m’éclairer de ses connaissances sur Saint-Domingue.

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20. Saint-Benoît-d’Hébertot, commune du Calvados, est située au sud de Honfleur. Fils de Jacques Rebut et de Françoise Élisabeth Quetel, il est né le 6 mai 1744 (AD Calvados, Registres paroissiaux de Saint-Benoît-d’Hébertot, B.M.S. 1668-1792). 21. Nouveau nom alors donné à la commune de Pont-L’Évêque (depuis la mise en place des nouvelles subdivisions administratives en 1790, la commune de Honfleur est rattachée au district de Pont-L’Évêque). 22. Cette rue correspond à l’actuelle rue Haute, artère qui part vers l’ouest à partir de la lieutenance, bâtiment situé tout près du vieux bassin. La rue Nationale est au XVIIIe siècle un lieu de résidence des armateurs honfleurais et de tout un petit monde qui vit du commerce maritime, ce qui peut contribuer à expliquer le choix de Jacques Rebut. 23. Jacques Rebut, âgé de 32 ans, épouse à Port-au-Prince, le 23 septembre 1776, Élisabeth Beaucamp. Il réside alors dans le quartier de Bellevue, sa compagne, âgée de 26 ans, dans celui de Grand-Fond (État-civil en ligne de Saint-Domingue, registres de Port-au-Prince). Élisabeth Beaucamp meurt dans la paroisse de La Croix-des-Bouquets, le 19 décembre 1789 (deux semaines après la naissance de son dernier enfant). Dans l’acte de décès rédigé le lendemain, Jacques Rebut est qualifié d’« habitant » et le registre précise qu’elle est morte « sur son habitation, située au fond parisien, quartier de cette paroisse ». Jacques Rebut se remarie à La Croix-des-Bouquets, le 4 juin 1790, avec Jeanne-Françoise Guitau du Fougeray, « habitante au quartier des grands bois en cette paroisse », née en Bretagne, veuve de Prosper Ambroise Rajot lui aussi habitant. À cette date, Jacques Rebut réside « sur son habitation en cette paroisse » (État-civil en ligne de Saint- Domingue, registres de La Croix-des-Bouquets). 24. Élisabeth Antoinette Gabriel, née le 5 octobre 1778 (acte de baptême daté du 15 décembre de cette même année), et Marie Joseph, née le 14 octobre 1779 (acte de baptême daté du 10 avril 1780), toutes deux à Port-au-Prince ; Louise Reinette, née le 7 septembre 1782 (acte de baptême daté du 10 février 1783), et Laurence Antoinette, née le 3 décembre 1789 (acte de baptême daté du 25 août 1791), toutes deux à La Croix-des-Bouquets. Une cinquième fille, Jeanne Louise Pauline, née à Port-au-Prince le 11 novembre 1780 (acte de baptême daté du 22 avril 1781), décède à La Croix-des-Bouquets le 20 janvier 1783 (État-civil en ligne de Saint-Domingue, registres de Port-au-Prince et de La Croix-des-Bouquets). Le couple quitte donc Port-au-Prince pour s’installer dans une plantation (une « habitation ») à La Croix-des-Bouquets entre la fin de 1780 et l’automne 1782. 25. Publié sous plusieurs titres successifs, ce quotidien existe depuis le 1 er août 1789 et survit jusqu’au 21 décembre 1795. 26. Partis de France à la fin de juillet 1792, les trois commissaires nationaux civils (Sonthonax, Polverel et Ailhaud) ont débarqué au Cap Français le 19 septembre suivant. Leur mission est de veiller à l’application de la loi du 4 avril 1792 qui reconnaît l’égalité des droits pour les « libres de couleur ». Sous cette appellation sont regroupés les libres de naissance souvent mulâtres (les enfants nés d’un père blanc et d’une mère noire ou métisse) et les affranchis noirs ou sang-mêlé. Ce groupe est en pleine ascension sociale dans les colonies françaises, notamment à Saint- Domingue, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. En dépit des dispositions du Code noir, mis en place en 1685 et qui ne reconnaissait que deux catégories de population, les maîtres et les esclaves, diverses ordonnances royales et autres textes réglementaires ont peu à peu réduit les « libres de couleur » à un statut inférieur à celui des Blancs et les a exclus des assemblées coloniales. La Révolution permet aux « libres de couleur » de revendiquer hautement l’égalité des droits, ce que l’Assemblée constituante leur refuse tout d’abord. Dès l’automne 1790, une insurrection des « libres de couleur » éclate à Saint-Domingue, vite écrasée par les Blancs (les deux principaux meneurs, Ogé et Chavannes, sont exécutés au Cap le 26 février 1791). Le 24 mars 1792, l’égalité politique leur est enfin accordée par l’Assemblée législative. 27. Delasalle, officier qui exerça les fonctions de gouverneur à Saint-Domingue pendant quelques mois de la fin 1792 à la mi-1793.

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28. Le colonel Brisset de Montbrun, mulâtre, aide de camp de Rochambeau, ensuite nommé adjoint au gouverneur de la province de l’Ouest. 29. Bauvais, un des chefs des mulâtres du Sud, commande une partie des troupes amenées pour bloquer Port-au-Prince (sur Bauvais, Rigaud [cf. ci-dessous la note 58] et les autres personnages importants de la Révolution de Saint-Domingue mentionnés par Jacques Rebut, on pourra se reporter à Laurent DUBOIS, Les vengeurs du nouveau monde. Histoire de la Révolution haïtienne, Rennes, Les Perséides, 2005). 30. Port-au-Prince. 31. Les trois commissaires ont décidé de se séparer, Sonthonax restant dans la province du Nord, ses deux collègues passant dans celle de l’Ouest, charge à l’un d’eux de se rendre ensuite dans celle du Sud. Polverel et Ailhaud s’embarquent sur une frégate pour rejoindre l’Ouest le 29 octobre 1792. Ils atteignent Saint-Marc le 2 novembre, puis de là gagnent Port-au-Prince. 32. Cette séparation en deux « classes » implique une égalité entre les Blancs et les « libres de couleur », qu’ils soient noirs ou sang-mêlé, donc un retour au Code noir qui ne distinguait que les hommes libres et les esclaves. 33. La République française a déclaré la guerre à l’Angleterre et à la Hollande le 1er février 1793. 34. Connaître. 35. Ce décret est en réalité celui du 24 mars 1792, établissant l’égalité politique des « libres de couleur », décret transformé en loi par la sanction du roi accordée le 4 avril suivant. 36. Ailhaud, alors qu’il devait se rendre dans la province du Sud, quitte l’île à la mi-novembre 1792 sans prévenir ses deux collègues de son départ. 37. Environ un mois après le départ d’Ailhaud, constatant que celui-ci ne s’est pas rendu vers sa destination et ne sachant où il se trouve alors, Polverel part pour le Sud et gagne . 38. Le quart des revenus des citoyens, pris « à titre d’emprunt » sous le nom de « subvention » (PAMPHILE DE LACROIX, Mémoires pour servir à l’histoire de la révolution de Saint-Domingue, Paris, Pillet aîné, 1819, tome 1, p. 238 ; François BLANCPAIN, Étienne de Polverel, libérateur des esclaves de Saint- Domingue, Bécherel, Les Perséides, 2010, p. 154-155). Cette question du quart des revenus renvoie au régime agraire institué par les commissaires après l’abolition de l’esclavage ; une part des revenus de la plantation revenait au propriétaire, une part aux cultivateurs, une part versée à la République sous forme d’impôt, une part pour l’investissement et l’entretien du matériel. 39. Le Cap-Français, dans la partie septentrionale de la colonie. 40. Vieux style, formule qui renvoie au calendrier grégorien car le calendrier républicain est en vigueur depuis l’automne 1793. 41. Saint-Marc, dans la partie occidentale de la colonie. 42. En réalité, contrairement à ce qu’écrit ici Jacques Rebut, Delasalle s’est donc évadé de Port- au-Prince pour rejoindre Polverel et Sonthonax. 43. Capitaine dans la Gendarmerie nationale. 44. Léogane se trouve au sud-ouest de Port-au-Prince. 45. Delasalle bloquait la ville par le nord avec 800 hommes et Beauvais par le sud avec 4 à 500 hommes, si l’on se fie aux chiffres avancés par Pamphile de Lacroix (Mémoires pour servir […], op. cit., p. 238). 46. Au cours de l’insurrection des « libres de couleur » en 1791. 47. En réalité, un vaisseau de ligne (L’América), deux frégates (La Fine et L’Astrée) et une gabarre (La Normande). 48. La proclamation de Sonthonax et Polverel contre la municipalité de Port-au-Prince date du 21 mars 1793. 49. 4 à 5 000 coups de canon auraient été tirés (4 500 selon Thomas MADIOU, Histoire d’Haïti, Port- au-Prince, Deschamps, 1989 [1ere éd. 1847-1848], tome I [1492-1799], p. 171). Ce bombardement fait partie des onze chefs d’accusation rédigés par les colons contre Sonthonax et Polverel au

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moment où ceux-ci furent arrêtés sur ordre de la Convention nationale (François BLANCPAIN, Étienne de Polverel […], op. cit., p. 73 et 179). 50. Le régiment du Port-au-Prince était un des six régiments de troupes coloniales réglées, licenciés en 1791 à la suite des nombreux troubles dans lesquels les soldats étaient impliqués. 51. Dans son rapport sur Saint-Domingue, Garran-Coulon observe que cette contribution devait rembourser les frais de l’expédition menée contre Port-au-Prince, dès lors traitée comme un pays conquis. Il ajoute qu’un tiers de la somme exigée fut réellement payée (Jean-Philippe GARRAN- COULON, Rapport […], op. cit., p. 355). 52. Après les velléités séparatistes affichées en mai 1790 par les Blancs réunis en une assemblée coloniale dans la ville de Saint-Marc, l’opinion publique blanche s’est scindée en deux factions : les « Pompons blancs » et les « Pompons rouges » (dits aussi « Léopardins »), les premiers plus modérés et surtout loyalistes, les seconds plus radicaux et sécessionnistes. Selon le témoignage de Rebut, ce Loreil aurait donc appartenu au camp des « Pompons blancs ». 53. La geôle. 54. L’« Adresse des citoyens du Port-au-Prince, prisonniers à bord du Saint-Honoré, à la municipalité du Cap » (cf. supra note 15) estime que le Saint-Honoré aurait eu à son bord 100 captifs (Jean-Philippe GARRAN-COULON, Rapport […], op. cit., p. 433-434). 55. Les États-Unis d’Amérique. 56. Le Dictionnaire de l’Académie (édition de 1798) définit ainsi ce mot : « Eau-de-vie, esprit tiré du sucre. C’est le Tafia. Ce dernier mot est plus usité ». Le tafia étant de son côté compris par le dictionnaire comme une « eau-de-vie de sucre », donc un alcool élaboré à partir des mélasses (puis du jus) de canne à sucre, par extension une guildive désigne ici une distillerie (une guildiverie). 57. À l’exemple de ce qui se pratique alors en France pour la levée de 300 000 « volontaires » destinés aux armées, mais aussi des usages du recrutement pour la Milice sous l’Ancien Régime, le tirage au sort permet de désigner ceux qui, parmi les jeunes gens, sont requis pour le service des armes. 58. Jérémie, située à l’extrémité occidentale de la partie sud de Saint-Domingue. 59. Rigaud, « libre de couleur », a participé à la guerre d’indépendance américaine et dirigé avec Pinchinat le soulèvement des « libres de couleur » dans le sud de Saint-Domingue en 1791. 60. L’île de la Providence, occupée par depuis le XVII e siècle, est située au large de l’actuel Nicaragua, c’est-à-dire très loin de la route que devait suivre un navire entre Saint- Domingue et Baltimore, preuve que ses corsaires agissaient dans toute l’étendue de la mer des Caraïbes et même au-delà. 61. Le contre-amiral Van Stabel était alors chargé par le Comité de salut public de rassembler des subsistances (grains, farines, etc.) et des matières premières dans la baie de Chesapeake (au fond de laquelle se trouve Baltimore), puis d’escorter avec la division placée sous ses ordres un convoi de navires marchands. Celui-ci, qui aurait dû quitter les États-Unis dès l’automne 1793, fut renforcé par plusieurs navires d’un autre convoi justement venu de Saint-Domingue et finit par rassembler 117 navires marchands, escortés par deux vaisseaux de ligne et plusieurs frégates. C’est ce convoi qui fut traqué puis finalement attaqué par la flotte anglaise les 9-13 prairial an II (28 mai-1er juin 1794) au large d’Ouessant, mais qui put rejoindre Brest grâce au sacrifice de plusieurs navires de l’escadre de Brest sortie à sa rencontre (dont le célèbre Vengeur du Peuple). 62. Moissonnier, consul de la République française à Baltimore. 63. Ce navire faisait-il partie du convoi ? En tout état de cause, Rebut affirme être rentré en France le 17 messidor an II (5 juillet 1794), soit un mois après le combat et alors que le représentant du peuple en mission Jeanbon Saint-André a annoncé l’arrivée du convoi à Brest le 25 prairial (13 juin).

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64. Toute une campagne de dénonciations a visé Sonthonax et Polverel, active notamment dans le milieu des colons réfugiés aux États-Unis et ensuite développée en France même sitôt certains de ceux-ci parvenus à Brest en 1794 (cf. François BLANCPAIN, Étienne de Polverel […], op. cit., p. 169).

AUTEUR

MICHEL BIARD GRHis-Normandie-Université 61 rue Lord Kitchener 76600 – Le Havre [email protected]

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Comptes rendus

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Isabelle LABOULAIS, La Maison des mines. La genèse révolutionnaire d’un corps d’ingénieurs civils (1794-1814) Rennes, Presses Universitaires de Rennes, collection Carnot, 2012

Igor Moullier

RÉFÉRENCE

Isabelle LABOULAIS, La Maison des mines. La genèse révolutionnaire d’un corps d’ingénieurs civils (1794-1814), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, collection Carnot, 2012, 375 p., ISBN 978-2-7535-2116-2, 20 €.

1 L’ouvrage d’Isabelle Laboulais se situe au croisement de l’histoire des sciences et de l’histoire de l’administration. À partir d’un exemple spécifique, la Maison des mines, créée en l’an II, elle montre bien comment la période révolutionnaire fut le creuset de transformations à la fois culturelles et professionnelles pour le corps des ingénieurs des mines, en les arrimant à l’État. Dans le contexte de l’organisation de la production de guerre est créée le 13 messidor an II une Agence des Mines, rattachée à la commission des armes et poudres. Onze jours plus tard lui sont attribués deux bâtiments situés aux numéros 291 et 293 de la rue de l’Université, l’un pour y loger les services administratifs, l’autre pour accueillir les bibliothèques, collections minéralogiques, salles de cours et de conférences qui forment la Maison des mines. Cette topographie singulière, qui unit savoir et administration, donne à l’histoire du corps des Mines sa spécificité durant la période révolutionnaire. Se présentant d’abord comme les représentants d’une « science des mines » en plein essor européen à la fin de l’Ancien Régime, les ingénieurs des Mines vont être confrontés, en s’intégrant à l’administration, à la nécessité de repenser leur culture savante et professionnelle. C’est ainsi à la triple étude des transformations d’un corps de métier, d’une culture professionnelle et d’une catégorie de l’action publique que nous convie Isabelle

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Laboulais, d’une plume toujours claire, et qui sait relier son étude aux récents apports de l’histoire des sciences et de l’histoire de l’État.

2 La première partie de l’ouvrage s’intéresse à l’évolution institutionnelle du corps des mines. La création de l’Agence et de la Maison des mines témoigne d’une utopie en action, propre aux années révolutionnaires, la volonté d’unir savoir, action et instruction. Tout à la fois vitrine du corps, lieu de formation et de vulgarisation, la Maison des mines va servir concrètement à reconfigurer l’identité collective du corps où se retrouvent de nombreux ingénieurs formés sous l’Ancien Régime. L’attachement aux pratiques collégiales, symbolisé par la tenue des conférences des mines, est un moyen de défendre l’autonomie d’un corps, fondée sur la maîtrise d’un savoir collectif. Le dispositif de l’an II connaît une succession de réorganisations qui fragilisent cette affirmation. Dès le Directoire, l’Agence des mines perd son statut d’agence exécutive. L’an X voit simultanément la délocalisation de l’école des Mines à Pesey et l’installation permanente des ingénieurs dans l’arrondissement, là où auparavant ils passaient les quatre mois d’hiver à Paris et participaient à la Conférence des mines, assemblée qui joue un grand rôle dans la fabrique d’un consensus et d’une identité commune durant la décennie précédente. Signe de la perte d’autonomie, la correspondance adressée au Conseil des Mines doit d’abord passer par les bureaux du ministère de l’Intérieur qui la redistribue. En 1810 ensuite, avec la création d’une Direction générale des Mines, sur le modèle des Ponts et Chaussées, rattachée au ministère de l’Intérieur, le corps des Mines perd de sa superbe : il devient un simple organe consultatif chargé d’éclairer l’administration. La structuration des grades renforce la subordination des ingénieurs. Leurs compétences techniques restent indispensables et leur permettent de garder une influence sur la prise de décision, mais leur posture doit changer : ils ne peuvent plus se revendiquer comme des experts détenteurs d’un savoir-faire indéniable, mais doivent se plier à de nouvelles procédures administratives. Il est ainsi reproché aux ingénieurs des Mines d’être trop proches des exploitants, ce qui est un moyen de les forcer à adopter un nouveau langage et de nouveaux critères. Produire un savoir minéralogique à la fois savant et vulgarisable devient moins important que de préparer les décisions de l’administration, en matière d’attribution de concessions notamment.

3 L’évolution de la situation institutionnelle des Mines affecte ainsi directement le type de savoir produit par les ingénieurs, ce qu’étudie la deuxième partie de l’ouvrage. La Maison des mines se veut en effet un « lieu de savoir » rassemblant le savoir existant et tentant de produire de nouvelles connaissances utiles à la nation. L’étude des notes de terrain des ingénieurs révèle un certain nombre de tensions qui affectent leur savoir professionnel. Parmi celles que souligne l’étude d’Isabelle Laboulais, on peut en retenir deux. Entre description et décision d’une part. La formation des ingénieurs les prédispose à la topographie minière, d’abord descriptive, mais l’évolution administrative, décrite plus haut, impose aux écrits des ingénieurs des finalités plus concrètes : estimer les débouchés, préparer les décisions. Une seconde tension, plus épistémologique, fait osciller le savoir des mines entre le répertoire et le tableau. Si l’une des richesses fondamentales de la Maison des mines est sa collection de cartes, la production d’un tableau global des richesses du territoire reste contrariée par la prédominance du cadre administratif départemental, qui fragmente les notes et rapports produits.

4 La position de la science des mines comme savoir de gouvernement est ainsi à plusieurs égards fragilisée. Elle ne suffit pas en tout cas à fonder une légitimité et une autonomie.

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L’identité professionnelle que les ingénieurs des Mines tentent de bâtir durant la période révolutionnaire repose sur une autre facette : l’instruction et la diffusion des savoirs. La localisation parisienne permet d’assurer une visibilité forte dans l’espace savant comme dans l’espace politique. De la bibliothèque, qui s’impose comme un centre d’achat de la littérature étrangère, allemande notamment, et de traduction, au Journal des mines, en passant par les salles de cours et les laboratoires, tous les organes de la Maison des mines entrent en synergie pour construire un réseau et assurer à la « science des mines » la plus grande publicité possible. L’instruction est affichée comme un idéal du corps des Mines et est renforcé par des dispositifs de publicité, celui des examens par exemple. Jusqu’à l’an X, la maison des Mines accueille les élèves de l’école des Mines, mais l’instruction ne s’arrête pas à ce premier public. La notion de « perfectionnement » est au cœur de l’activité de la Maison des mines. À la différence des ingénieurs des Ponts et Chaussées, qui font exécuter directement les travaux, les ingénieurs des Mines ont en effet d’abord un rôle d’intermédiaire, ils doivent diffuser les bonnes pratiques auprès des exploitants. La contextualisation de la production des savoirs permet ainsi de donner toute son importance aux sources mobilisées par Isabelle Laboulais dans les deuxième et troisième parties, des archives conservées dans la série F 14 au Journal des Mines.

5 L’étude d’Isabelle Laboulais montre admirablement comment le lien fait entre administration et instruction est une caractéristique forte de la réorganisation de l’administration durant la période révolutionnaire. La loi de 1810 marque une rupture définitive avec cet esprit pour le corps des Mines : l’administration est réorganisée, le corps des ingénieurs refondu. Le corps savant devient un corps d’État. Le lieu spécifique qu’était la Maison des mines s’efface, mais elle aura servi de catalyseur à une transformation profonde d’un des grands corps de l’État dont la spécificité historique est ainsi reconstituée.

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James HANRAHAN, Graham GARGETT, et al. (éd.), Œuvres complètes de Voltaire / Jean DAGEN, René DÉMORIS et al. (éd.), Œuvres complètes de Voltaire Tome 60c, Writings of 1766 (I), Oxford, éd. Voltaire Foundation, 2013, XXIII + 354 p. / Tome 76, Œuvres de 1774-1775, Oxford, éd. Voltaire Foundation, 2013, XXII + 628 p.

Christian Albertan

RÉFÉRENCE

James HANRAHAN, Graham GARGETT, et al. (éd.), Œuvres complètes de Voltaire, tome 60c, Writings of 1766 (I), Oxford, éd. Voltaire Foundation, 2013, XXIII + 354 p., ISBN 978-0-7294-1072-4, 111 €. Jean DAGEN, René DEMORIS et al. (éd.), Œuvres complètes de Voltaire, Tome 76, Œuvres de 1774-1775, Oxford, éd. Voltaire Foundation, 2013, XXII + 628 p., ISBN 978-0-7294-1019-9, 2013, 155 €.

1 Avec ces deux nouveaux volumes, la Voltaire Foundation poursuit son impressionnant travail d’édition scientifique des œuvres de Voltaire. Ils rassemblent des écrits assez peu connus que le Patriarche de Ferney compose au soir de sa longue exitence. On trouvera dans le tome 60c (354 p.) des productions datant de l’année 1766. Il s’agit essentiellement de textes de combat dans lesquels Voltaire en découd, souvent sur le mode ironique ou burlesque, avec ses adversaires du moment (Chatillard de Montillet, archevêque d’Auch, l’académicien Jean-Jacques Lefranc de Pompignan, l’historien Richard de Bury, l’écrivain Antoine Léonard Thomas…), auxquels s’ajoutent des vers

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adressés à différentes personnes. Le ton est souvent amusant, mais l’heure est grave : ces œuvres s’inscrivent dans le contexte des affaires Sirven et du chevalier de la Barre et témoignent des sombres préoccupations qui habitent alors Voltaire.

2 Le tome 76, plus imposant encore par ses dimensions (628 p.), est consacré aux écrits des années 1774-1775. Il renferme lui aussi des œuvres qui soulignent la diversité des centres d’intérêt de Voltaire. Plusieurs écrits de ces deux années sont en prise directe avec l’actualité : textes portant sur la mort de Louis XV, sur les problèmes économiques du moment (finances, régie des blés) ou encore sur la possibilité d’un rappel des jésuites. Le court texte sur la libéralisation du commerce des grains est une belle illustration du soutien que le camp philosophique, et Voltaire en particulier, apporte aux réformes de Turgot. Le conte intitulé Finances dénonce avec férocité, quant à lui, la politique financière de l’abbé Terray, qui avait directement touché Voltaire en gelant 200 000 livres de son bien (5 % de la fortune estimée de l’auteur !). Ces textes de réflexion politique voisinent avec des textes plus littéraires et philosophiques. On relèvera dans cette dernière catégorie des productions majeures nous éclairant sur la position de Voltaire à l’égard de l’épineuse question de l’athéisme (Histoire de Jenni, De l’âme). On découvre ou l’on redécouvrira au passage l’âpreté des luttes opposant au sein du camp des philosophes les défenseurs du déisme et ceux de l’athéisme à partir de 1765 : le phénomène des Lumières s’avère fort complexe dès qu’on l’examine de près.

3 Ces deux volumes au contenu si riche intéresseront bien entendu en priorité les spécialistes de Voltaire et les littéraires en général mais les historiens des idées et du XVIIIe siècle pourront également y faire une ample moisson d’informations. Les textes, établis de manière scrupuleuse, sont, suivant les principes de cette édition exigeante, remarquablement présentés, accompagnés de variantes, de notes abondantes et pour finir d’un index des personnes et des titres. Introductions et notes de bas de page, tantôt en français, tantôt en anglais, sont dues aux meilleurs spécialistes de la production voltairienne et de l’histoire des Lumières. Dans ce vaste ensemble érudit, quelques formules pourront arrêter le spécialiste sourcilleux (ex., t. 60c, p. 104, « le parlement favorable à l’idéologie janséniste… »). Ce dernier peut également trouver à redire au fait qu’il soit dit que l’écrivain janséniste Abraham Chaumeix a été — impossibilité historique — « exilé » (t. 60c, p. 122) en Russie. En fait, cet auteur part de lui-même à Moscou pour, dit-on, fuir les tracasseries que lui suscitent les philosophes, tracasseries bien réelles attestées par les papiers des commissaires du Châtelet de Paris. On pourra également juger partisan le commentaire sur les écrits de ce même Chaumeix, dans lesquels serait répandu du « vinaigre » (t. 60c, p. 123n). Il n’est pas sûr, par ailleurs, que le sens d’une remarque de Voltaire sur Needham ait été bien saisi dans le t. 76 (p. 74n). Mais il s’agit là de broutilles, peu nombreuses, surtout quand on les rapporte à la masse des informations prodiguées dans cette somme d’érudition. Elles n’altèrent en rien l’intérêt et la solidité de ces deux volumes. Avec eux, on s’approche de la fin de l’édition des œuvres de Voltaire. C’est pour tous les utilisateurs de l’œuvre de Voltaire un grand motif de satisfaction.

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LAVOISIER, OEuvres de Lavoisier. Correspondance, volume VII, 1792-1794 édition dirigée par Patrice BRET, Paris, Éd. Hermann, Institut de France— Académie des sciences, 2012

Isabelle Laboulais

RÉFÉRENCE

LAVOISIER, OEuvres de Lavoisier. Correspondance, volume VII, 1792-1794, édition dirigée par Patrice BRET, Paris, Éd. Hermann, Institut de France—Académie des sciences, 2012, 587 p., ISBN 978-2-7056-8288-0, 70 €.

1 Initialement, la correspondance de Lavoisier aurait dû constituer le septième volume de ses œuvres publiées mais, après la Deuxième guerre mondiale, l’implication de l’Union internationale d’histoire et de philosophie des sciences et de l’Académie des sciences dans cette entreprise érudite lui a donné une dimension nouvelle. Trois volumes couvrant les années 1762-1783 ont été publiés sous la direction de René Fric ; puis, au cours des années 1980, René Taton a insufflé une dimension heuristique plus marquée à la publication de la correspondance de Lavoisier, organisant au sein de l’Académie des sciences un comité Lavoisier qui, depuis, s’est chargé collectivement du travail d’édition critique. Une fois mené à son terme, cet ensemble éditorial comprendra finalement huit volumes. Le septième, paru à l’automne 2012, s’ouvre par une lettre datée du 3 janvier 1792 et se termine par l’acte de décès de Lavoisier du 8 mai 1794 ; il clôt la série chronologique de la correspondance. L’ensemble sera prochainement complété par un huitième volume de suppléments qui mettra un terme à cette entreprise éditoriale et scientifique commencée au XIXe siècle sous l’autorité de Jean-Baptiste Dumas. Au total, la correspondance éditée de Lavoisier rassemblera plus de deux mille lettres finement contextualisées et annotées, ainsi que des contributions marquantes pour l’histoire des sciences des années 1760 aux années 1790.

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2 Le volume VII dirigé par Patrice Bret se montre parfaitement fidèle au cadre de travail fixé par René Taton à la mémoire de qui cet opus est dédié. Il rassemble cinq cent soixante-quinze documents dont plus de quatre cents lettres et une quarantaine de pièces jointes aux envois (mémoires, décrets, projets de décrets, etc.) ; on y trouve également des reçus liés aux fonctions de trésorier de l’Académie et du Bureau des consultations assumées par Lavoisier. Près des trois quarts des textes publiés ont été rédigés par Lavoisier, les autres lui ont été adressés. Tous ces documents ont été transcrits en suivant les normes établies pour les deux précédents volumes, dans un souci de fidélité au texte original. La table chronologique des lettres ainsi que la table alphabétique des personnes citées fait de ce volume un instrument de travail très commode pour quiconque travaille sur l’histoire sociale des sciences pendant la Révolution française.

3 À l’échelle du parcours de Lavoisier, les années 1792-1794 sont celles au cours desquelles la production scientifique du chimiste est la moins présente. L’environnement du travail scientifique y occupe au contraire une place notable, tant sous l’angle du fonctionnement de l’Académie des sciences dont Lavoisier est trésorier à partir de la fin de l’année 1791 que de celui du Bureau de consultation des arts et métiers dont il est membre dès la création. Les relations entre le monde des savants et le pouvoir politique, souvent évoquées par les historiens des sciences de la période révolutionnaire mais difficiles à documenter, sont mises au jour ici grâce aux échanges épistolaires qu’a Lavoisier avec les membres du pouvoir exécutif, avec l’assemblée Législative puis la Convention, avec les comités d’instruction publique ou des finances. Au-delà du cas de Lavoisier, c’est un panorama de la France savante qui se déploie dans ce volume, révélant les positions de quelques personnages dont l’histoire des sciences n’a jusqu’alors guère retenu le nom mais dont le parcours d’une institution à l’autre s’avère très éclairant pour saisir la diversité des positions matérielles et symboliques des hommes de science à cette période où se construit leur identité sociale. La place accordée dans ce volume aux documents de la pratique – notamment aux documents comptables – éclaire une facette essentielle de l’histoire sociale des savants que les travaux d’Antoine Lilti et Jean-Luc Chappey sur les demandes de secours et de pensions ont également mise en lumière (RHMC, 2010). Ces pièces comptables soulignent bien sûr le rôle essentiel tenu par l’État dans la construction des positions.

4 L’édition critique de la correspondance s’accompagne de contributions présentées en annexe, ces textes permettent de contextualiser une partie des lettres publiées et soulignent leur portée en insistant sur les aspects les plus souvent évoqués par Lavoisier et ses correspondants entre 1792 et sa mort en 1794. Après la très utile chronologie établie par Patrice Bret et Corinne Gomez-Le Chevanton, celui-là propose une transcription commentée de cinq documents inédits qui aident à comprendre le statut des pièces de comptabilité publiées dans ce volume de correspondance et permettent de saisir la diversité des archives du trésorier de l’Académie des sciences entre 1791 et 1793. Une contribution de Bruno Belhoste revient ensuite sur la suppression de l’Académie des sciences. Plutôt que de proposer une synthèse sur la question, l’auteur s’arrête sur les divergences historiographiques suscitées par cet épisode et sur les pistes de recherche qu’offre cette partie de la correspondance de Lavoisier. Il suggère ainsi de ne plus regarder l’Académie des sciences comme un isolat mais de la situer dans les dynamiques sociales et savantes qui concourent à la création de nouvelles instances et propose de s’attacher à la place du patronage économique et

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culturel qui caractérise aussi l’activité de l’Académie, à son rôle sur le marché de la création intellectuelle et culturelle. Yves Noël et René Taton livrent une mise au point utile sur la manière dont la réforme des poids et mesures a été conduite entre 1792 et la mort de Lavoisier. Philippe Savoie poursuit l’éclairage donné dans le volume VII de la correspondance sur une facette plutôt méconnue de Lavoisier en exposant ses pratiques foncières et en détaillant les acquisitions de biens nationaux effectuées par ce grand propriétaire terrien. Enfin, Patrice Bret retrace les fonctions de Lavoisier comme trésorier du Bureau de consultation des arts et métiers et montre combien cette tâche constitue un observatoire idoine pour saisir le fonctionnement d’une institution.

5 Le septième volume de la correspondance de Lavoisier apporte un éclairage essentiel sur les dernières années de l’existence du savant. Non seulement il permet de rectifier les approximations colportées longtemps par une historiographie contre- révolutionnaire qui a tenté de faire du chimiste un symbole de l’hostilité manifestée par les politiques de la Terreur à l’égard des savants, mais il éclaire aussi la vie d’un grand bourgeois sous la Convention et bien sûr l’ampleur de son assise sociale. Cette partie de la correspondance donne également à voir le retrait progressif de Lavoisier de la vie publique et la manière dont il concentre peu à peu son activité sur la défense de l’Académie. La connaissance minutieuse qu’a Patrice Bret de cette période et sa contribution déterminante à la compréhension des enjeux sociaux et politiques de la science pendant la Révolution française concourent de façon essentielle à faire de ce volume une référence bibliographique majeure.

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Stephane ROY (éd.), Making The News in 18th-Century France Carleton University, 2012

Christian Albertan

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Stephane ROY (éd.), Making The News in 18th-Century France, Carleton University, 2012, 91 p., ISBN 978-0770905545, 39,87 €.

1 L’Université canadienne de Carleton (Ontario) a la chance de posséder une galerie d’art, formée à partir de dons effectués par le professeur W. McAllister Johnston, un de ses anciens enseignants en histoire de l’art. Ce fonds initial, enrichi, dans la pure tradition anglo-saxonne, par d’autres dons, rassemble aujourd’hui un ensemble important d’œuvres picturales des XVIIIe et du XIXe siècles. Ces œuvres servent de support à des enseignements mais également à des expositions sur des thèmes très variés.

2 L’exposition consacrée en 2012 à l’élaboration et à la circulation des nouvelles dans la France du XVIIIe siècle portait essentiellement sur la fin de cette période. Quarante œuvres (peintures, dessins, aquarelles, estampes, gravures), dont de nombreuses œuvres prêtées à l’exposition, sont présentées dans le catalogue soigné de cette exposition. Elles sont relatives à des faits marquants de la vie politique et militaire de la France de la seconde moitié du XVIIIe siècle : portraits d’acteurs majeurs de la Révolution, scènes de guerre (mort de grands chefs militaires), assemblées révolutionnaires mais aussi scènes de la vie courante (financier en action, étal de marchands de lithographies au lendemain de la Révolution) contribuent à la diffusion des nouvelles et des idées. Les caricatures virulentes (réception d’un marquis aux Enfers, dessin visant J.-S. Maury…) se mêlent à des œuvres à visée clairement pédagogique ou idéologique. Les reproductions en noir et blanc ou en couleur de ces œuvres, souvent peu connues, sont de qualité et accompagnées de substantielles notices qui puisent aux meilleures sources (Antoine de Baecque, journal des achats

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inédit de Louis-Simon Vallée…). Elles sont également mises en résonance avec les mémoires célèbres de la période. On appréciera en particulier la comparaison de plusieurs œuvres représentant une même scène. Les notices sont l’occasion de précieuses et précises notices, qui restituent des morceaux entiers du XVIIIe siècle et éclairent efficacement le contexte. L’universitaire français ne peut refermer cet intéressant catalogue sans envier ses collègues d’outre-Atlantique pour les richesses que possèdent les universités nord-américaines.

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Theresa LEVITT, The Shadow of Enlightenment. Optical and Political Transparency in France, 1789-1848 Oxford, Oxford University Press, 2009

Isabelle Laboulais

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Theresa LEVITT, The Shadow of Enlightenment. Optical and Political Transparency in France, 1789-1848, Oxford, Oxford University Press, 2009, 192 p., ISBN 978-019-954470-7, 60,87 €.

1 Le livre de Theresa Levitt se situe au croisement de l’histoire des sciences et de l’histoire culturelle de la France post-révolutionnaire ; il explore avec une grande intelligence les synergies qui résultent de la rencontre entre les dynamiques propres à chacun de ces champs à la fin du XVIIIe et au cours du premier XIX e siècle. C’est en focalisant son essai sur les parcours de François Arago (1786-1853) et Jean-Baptiste Biot (1774-1862) que l’historienne aborde ce moment de l’histoire de la physique. Les deux hommes ont en effet bâti leur réputation sur leur capacité à décrire le monde avec des instruments d’optique capables de déplacer la frontière entre le visible et l’invisible (polarimètres, photomètres, microscopes, téléscopes). Theresa Levitt examine le déroulement et les enjeux des multiples controverses qui les ont opposés sur des sujets très variés allant de questions scientifiques à d’autres plus ancrées dans les transformations que connaît la société post-révolutionnaire. Elle montre de manière très stimulante que les questions de visibilité constituent l’enjeu majeur de ces controverses, si diverses soient-elles. L’histoire de l’optique se trouve profondément revisitée par ce livre dans lequel certains tenants d’une histoire internaliste ont identifié quelques lacunes mais dont nous préférons souligner la force démonstrative et les enjeux méthodologiques, deux atouts qui font de lui une référence pour l’histoire sociale des sciences.

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2 Theresa Levitt déploie son analyse en six chapitres thématiques. Les deux premiers exposent les raisons qui ont fondé les divergences scientifiques d’Arago et de Biot, en particulier la nature de la lumière. En partant de leur expérience commune scellée lors d’une expédition géodésique en Espagne à partir de 1805, elle s’attache aux travaux menés par les deux savants sur la réfraction de la lumière par l’air atmosphérique et évoque l’élaboration d’un instrument ad hoc : le polarimètre. Theresa Levitt montre qu’au-delà des arguments mathématiques et des résultats de leurs expériences, une différence philosophique les sépare : Biot est convaincu que l’œil humain est incapable de distinguer par lui-même les couleurs et par conséquent que les observateurs ne savent pas ce qu’ils observent. Arago, quant à lui, considère que l’œil est capable d’établir une distinction entre différentes combinaisons de couleurs et, de fait, que l’homme a la possibilité de voir le monde tel qu’il est. Le chapitre 3 s’arrête sur les travaux astronomiques accomplis par les deux hommes – Biot a été professeur d’astronomie à la faculté des sciences de Paris à partir de 1808 ; Arago a été directeur de l’Observatoire de Paris entre 1813 et 1846 où il a enseigné l’astronomie – et sur les débats qui les ont opposés : Arago s’est employé à détruire toutes les superstitions relatives à l’influence céleste. À l’aide de nombreux instruments, il a étudié les radiations des comètes et de la lune pour montrer qu’elles n’avaient aucune influence sur la terre. Biot, à la même période, s’est au contraire plongé dans l’étude de l’astronomie chinoise et égyptienne en s’attachant particulièrement à la place que tenaient les zodiaques dans ces deux cultures. Le chapitre 4 aborde la question de la lumière sous l’angle des phénomènes électromagnétiques et met au jour un clivage semblable à celui déjà souligné dans le chapitre précédent en lui donnant des prolongements sous l’angle du côté des controverses liées au matérialisme. Dans le chapitre 5, la lumière est abordée comme un élément du processus de fabrication des images puisque qu’avec Humboldt, Biot et Arago ont rédigé pour l’Académie des sciences un rapport sur le travail de Daguerre. Sur cette question encore, les deux savants se sont nettement opposés. Arago a soutenu Daguerre et ses plaques photographiques alors que Biot a défendu les travaux de Talbot et son usage du papier photographique. Au-delà de ces différentes techniques, les deux hommes accordaient un rôle ontologique très distinct à la photographie : le premier lui attribuait une fonction de représentation fondée sur la ressemblance entre l’image et le monde ; le second y voyait un moyen d’enregistrer des phénomènes invisibles à l’œil humain. Le sixième et dernier chapitre aborde une controverse d’une toute autre nature qui a cependant contribué à opposer les deux savants : la question du commerce colonial et de l’esclavage. Biot a en effet mis au point un procédé optique devenu déterminant dans l’industrie du sucre pour déterminer la qualité du produit. Or, Arago était un opposant farouche du dispositif induit par le système de plantation. En tant que ministre, puis président la Commission exécutive en mai-juin 1848, il a soutenu la loi qui abolit l’esclavage dans les colonies françaises. Au terme de son livre, Theresa Levitt considère que l’attachement d’Arago à une République gouvernée par la Raison tient de façon très essentielle à la place qu’il accorde à la transparence. De façon symétrique, Biot se montre résolument attaché à un régime politique fort, fondé sur l’autorité, convaincu que la compréhension du monde n’est pas accessible à chacun. La culture scientifique des deux savants est donc mobilisée comme une clé de compréhension de leurs parcours sans jamais pourtant qu’un schéma se trouve artificiellement plaqué sur les situations décrites. Theresa Levitt emporte la conviction de son lecteur lorsqu’elle montre que les conflits qui ont opposé les deux hommes autour de déclinaisons

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multiples de la transparence et de l’opacité ont contribué à modeler leurs carrières, à afficher leurs identités respectives.

3 Si le premier XIXe siècle constitue, plus que le moment révolutionnaire, le cœur du livre de Theresa Levitt, la lecture de celui-ci éclairera les historiens des sciences et plus largement ceux de la Révolution par l’ambition du propos et la maîtrise avec laquelle l’auteur met en lumière les synergies entre science et politique. Comme elle le souligne dans sa conclusion « Transparency connected the political and optical, not as mere metaphor, but ultimately as mechanism » (p. 186).

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Ronan CHALMIN, Lumières et corruption Paris, H. Champion, 2010

Christian Albertan

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Ronan CHALMIN, Lumières et corruption, Paris, H. Champion, 2010, 388 p., ISBN 978-2-7453-2030-8, 88 €.

1 Le XVIIIe siècle est usuellement associé à l’idée d’optimisme, de progrès, de bonheur. Les Lumières ouvriraient les perspectives exaltantes d’un avancement indéfini de l’humanité progressivement débarrassée des obscurités du fanatisme et de la routine. C’est oublier que les notions de progrès et de bonheur ne résument pas cette période singulièrement riche et complexe, peut-être même contradictoire dans ses goûts et ses centres d’intérêt : le siècle des Lumières a assurément aussi ses obscurités, ses versants sombres. C’est ce qu’entreprend de démontrer Ronan Chalmin dans cette étude stimulante sur les liens entre la notion de corruption et la pensée du XVIIIe siècle français.

2 En s’appuyant sur l’œuvre de six auteurs importants du siècle des Lumières ayant écrit sur des sujets et dans des genres fort différents (Crébillon, Diderot, Montesquieu, Rousseau, Robespierre et Sade), l’auteur fait ressortir la place singulièrement importante occupée par l’idée de corruption dans la pensée du XVIIIe siècle. Selon lui, « toute instance critique à l’âge des Lumières a pour fondement » la mise en accusation du monde convaincu de corruption. Cette dernière participe du développement du monde et annonce en même temps la fin de celui-ci. Pour les auteurs du siècle des Lumières, il n’y aurait pas en définitive de civilisation sans corruption et vice versa.

3 L’auteur invoque naturellement en premier lieu Montesquieu dont trois œuvres majeures au moins font une large place à l’idée de corruption. Les Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, l’Esprit des Lois et certains passages

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des Lettres persanes contiennent de fait une réflexion poussée sur la corruption en politique et dans le domaine social. Avec lui, la corruption deviendrait même une sorte de loi historique à l’œuvre à toutes les époques et dans toutes les sociétés : il serait dans l’ordre des choses que les constructions politiques et sociales se corrompent et aillent, en évoluant dans le temps, vers leur fin. L’auteur trouve d’autres arguments en faveur de sa thèse dans l’œuvre de Jean-Jacques Rousseau, dans laquelle la corruption joue effectivement un rôle important. L’homme en société n’est pour Rousseau que le produit d’une corruption qui dès le départ l’a éloigné, pour son malheur, de l’état de nature, la civilisation et la culture n’étant qu’un long procès de corruption. Cette dernière est aussi un des fondements de la pensée politique de Robespierre, l’« Incorruptible », qui se réclame clairement de Jean-Jacques.

4 Mais la pensée de la corruption ne caractérise pas que le début et la fin du siècle : l’auteur met en exergue l’importance accordée à l’idée de corruption dans l’œuvre de deux écrivains du milieu du siècle, Crébillon fils et Diderot. Le premier, comme nombre d’auteurs de romans libertins, fait coexister dans ses romans l’idéal de pureté et les mœurs corrompues, le second entreprend de mettre le savoir à l’abri de la corruption en se lançant dans la grande entreprise encyclopédique. À y regarder de plus près, la notion de corruption joue également un rôle central chez Sade. Mais ici, la notion cesse d’être négative : chez le divin marquis, toujours selon l’auteur, la corruption n’est pas la source des maux, le signe d’une décadence, la manifestation d’un mal à combattre. Elle conditionne l’accès au plaisir et à la vérité. C’est en définitive un autre XVIIIe siècle que nous invite à lire l’auteur, un siècle des Lumières travaillé par un certain pessimisme.

5 Avec cet ouvrage, Ronan Chalmin nous livre un essai stimulant, plaisant à lire et reposant sur une information étendue (références nombreuses à la pensée de saint Augustin, mais aussi à des philosophes et critiques de notre temps comme Blanchot, Valéry, Serres, Morin, Derrida). Les littéraires, en faisant abstraction de quelques néologismes (ex. le « masquage » pour le fait de masquer), tics et approximations de langue (qu’est-ce que la « grammaire libertine » ?), goûteront sans doute plusieurs passages et certaines analyses stylistiques. Les historiens des idées seront sans doute plus réservés à l’égard de ce travail, certes original et piquant, mais aventureux sur plus d’un point. L’auteur, entraîné par son hypothèse, lit souvent, en effet, de manière fort personnelle et intéressée les auteurs qu’il étudie.

6 C’est arbitrairement et sans rien véritablement démontrer qu’il situe en 1750 un « changement radical » dans la conception du savoir (op. cit., p. 119). Y a-t-il autour de cette date, et non pas précisément cette année-là, basculement ou début d’une série de faits conduisant à un changement dans l’ordre du savoir ? Autrement dit, y a-t-il rupture ou glissement, évolution de la conception de ce qu’est le savoir ? Est-ce encore parce qu’il serait un « penseur bourgeois » que Diderot se ferait encyclopédiste en transformant le grand dictionnaire en « coffre-fort » du savoir (op. cit., p. 129) ? L’auteur se donne également des facilités lorsqu’il aborde certains faits et se montre même à l’occasion fort négligent. Qu’est-ce précisément que ce « discours » que le (jeune) Turgot prononce en Sorbonne en1750 (op. cit., p. 120) ? S’agit-il de sa thèse ? Et en quoi ce « discours » est-il révélateur de ce qui se pense alors dans Paris ? L’auteur a manifestement une connaissance superficielle du fonctionnement de la Sorbonne et des débats d’idées des années cinquante… D’autres questions se posent. Peut-on, par exemple, mettre sur le même plan toutes les formes de corruption ? Observons encore que l’économie générale de l’essai de Ronan Chalmin est déconcertante : un quart de

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l’ouvrage est consacré… à Robespierre, qui n’est pas à proprement parler un représentant des Lumières. Si on ajoute à cette interminable partie consacrée à Robespierre celle qui porte sur Sade, on arrive à la moitié de l’ouvrage. C’est beaucoup pour l’extrême fin du siècle et cela ouvre des béances dans le reste de la période. À l’évidence, Ronan Chalmin nous entretient dans ce livre de ses passions et de ses hypothèses, souvent très personnelles. Il soulève au passage des questions intéressantes et dérangeantes, mais son essai ne nous fera pas oublier les travaux fondateurs et auxquels on ne cesse de revenir de Robert Mauzi, de Jean Ehrard et de Jean Deprun sur l’idée de bonheur, de nature ou encore sur l’idée d’inquiétude au siècle des Lumières.

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Isabelle CHAVE, Hélène HAMON, et al., Regards inédits sur les Vosges. Les projets de statistique départementale (1800-1850) Épinal, Fédération des sociétés savantes des Vosges, Mémoires et documents sur l’histoire des Vosges, n° 2

Isabelle Laboulais

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Isabelle CHAVE, Hélène HAMON, et al., Regards inédits sur les Vosges. Les projets de statistique départementale (1800-1850), Épinal, Fédération des sociétés savantes des Vosges, Mémoires et documents sur l’histoire des Vosges, n° 2, 432 p., ISBN non ind., 30 €.

1 Cet ouvrage est le deuxième volume d’une collection créée en 2009 par la Fédération des sociétés savantes des Vosges pour faire connaître des textes consacrés au département. Après avoir dédié sa première parution à la description de François de Neufchâteau – Les Vosges –, le second opus de la collection s’attache aux projets de statistique départementale initiés au cours de la première moitié du XIXe siècle. Il propose un choix de textes inédits tirés des fonds des archives départementales ainsi que des contributions qui tentent de contextualiser la production de ces outils descriptifs conçus par les administrateurs locaux avec l’appui des sociétés savantes, en particulier, dans le cas présent, avec celui de la Société d’émulation du département.

2 Le livre s’ouvre par une contribution d’Isabelle Chave qui relate les conditions de l’introduction de la statistique dans le département des Vosges et propose une biographie de Siméon qui fut préfet des Vosges à partir de 1830 et qui, à ce titre, contribua activement à la production statistique. Christian Euriat retrace ensuite les remaniements successifs des projets, leurs conditions de mise en œuvre ; il publie en

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annexe de sa contribution les plans de plusieurs statistiques et la liste des personnes mobilisées dans ces entreprises de collecte de données. Sans que le lien soit même esquissé entre la statistique et la géologie, Christian Euriat consacre la troisième contribution à ce domaine de savoir. En concentrant son attention sur la correspondance échangée entre 1829 et 1837 par plusieurs membres de la Société d’émulation, il relate la genèse ou du moins les conditions de production de la Carte géognostique de la partie méridionale de la chaîne des Vosges signée par Rozet et publiée en 1835. Un fac-similé de celle-ci est d’ailleurs inséré à la fin du volume, tout comme le fac-similé de la Carte géognostique du département des Vosges de Henri Hogard publiée en 1827. Le chapitre suivant rédigé par Pierre Heili est intitulé « Les Vosgiens vus par eux- mêmes : us et coutumes des habitants des Vosges dans la première moitié du XIXe siècle », il rassemble des fragments de rapports rédigés pour la plupart en l’an X, puis entre 1809 et 1844, ces textes, tous extraits de la même série des archives départementales, évoquent les mœurs des Vosgiens. Selon le même procédé – la publication d’un choix de textes inédits –, le chapitre 5 composé par Jean-Pierre Husson et le chapitre 6 signé par Éric Tisserand abordent respectivement, l’agriculture et l’agronomie d’une part, la naissance et la promotion des industries vosgiennes de l’autre. L’ouvrage reprend donc les grandes rubriques qui structuraient l’enquête encyclopédique initiée par Chaptal. D’après sa circulaire du 19 germinal an IX, les statistiques devaient s’attacher à la géographie descriptive et chiffrée (rivière, relief, altitude, végétation, climat, constitutions médicales), à la population (analyse de la natalité, des probabilités de la vie aux divers âges), à l’état des citoyens (leurs ressources, l’assistance, la mendicité, les prisons), à l’agriculture (la nature des produits, les prix, les coûts), à l’industrie (matières premières, techniques de fabrication, produits).

3 Le caractère inédit des descriptions rassemblées dans les statistiques est mis en lumière dans le titre de l’ouvrage. Malheureusement, celui-ci reste trop centré sur la dimension anecdotique des témoignages, sans que jamais le contexte de leur production soit explicité et historicisé. Or la statistique est un genre de discours mais aussi une discipline qui connaît de profondes évolutions entre l’an X et le milieu du XIXe siècle. Ni les travaux de Jean-Claude Perrot, ni ceux de Marie-Noëlle Bourguet ou de Dominique Margairaz ne sont évoqués dans ce volume. Ils ont pourtant montré avec beaucoup de force à quel point les statistiques sont des textes codés qui répondent à des attentes administratives propres à une époque où bien connaître un territoire apparaît comme un préalable nécessaire pour bien l’administrer. La statistique descriptive donne à voir l’image que la France s’est construite d’elle-même. Cette dimension réflexive est totalement absente des analyses proposées dans ce volume.

4 À l’évidence, les textes publiés dans cet ouvrage collectif attestent d’une ample richesse documentaire et sont en mesure de nourrir les travaux d’histoire de la statistique. Cependant, l’entreprise soutenue par la Fédération des sociétés savantes des Vosges pâtit d’un excès de modestie en restant focalisée sur la connaissance ponctuelle et anecdotique du département, en occultant totalement la portée des savoirs d’État qui sous-tendent toujours de telles entreprises et en passant trop vite sur l’histoire de la construction de ce savoir territorial.

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Alvaro CHAPARRO SAINZ, Educarse para servir al rey : el Real Seminario Patriótico de Vergara (1776-1804) Universidad del País Vasco, 2011

Jean-Philippe Luis

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Alvaro CHAPARRO SAINZ, Educarse para servir al rey : el Real Seminario Patriótico de Vergara (1776-1804), Universidad del País Vasco, 2011, ISBN et prix non ind.

1 Ce livre, tiré de la thèse de l’auteur, est bien plus qu’une monographie portant sur l’une des institutions éducatives caractéristiques de la fin de l’Ancien Régime espagnol, à savoir le Séminaire Royal de Vergara, au Pays Basque. Il s’agit d’une étude sociale qui dévoile les logiques de l’émergence et du renouvellement d’une élite nouvelle, celle issue du nord ouest de la péninsule Ibérique qui s’est hissée au sommet de la société au XVIIIe siècle à la faveur du service du roi, s’appuyant sur l’élan réformateur impulsé par les Bourbons qui prit en Espagne les couleurs des Lumières (la Ilustración). Le travail d’Alvaro Chapparo Sainz est un jalon important dans la connaissance de ces familles navarraises ou basques qui, issues d’austères vallées pyrénéennes, ont connu une destinée à l’échelle de l’Empire, les conduisant à la Cour, dans le grand commerce andalou et jusqu’en Amérique. Ces nouvelles élites qui ont joué un rôle majeur auprès du roi et dans l’appareil d’État ont été mises en lumière dès les années 1960 par Julio Caro Baroja dans son ouvrage devenu un classique, La hora navarra del siglo XVIII puis, pour les Basques, par les nombreux travaux de José María Imizcoz. Dans un texte très clair, Alvaro Chaparro s’est intéressé aux 542 élèves issus d’un peu plus de 400 familles basques qui ont envoyé leurs enfants au séminaire de Vergara entre 1776 et 1804. La création de ce séminaire est, comme toutes les institutions éducatives créées au siècle des Lumières en Espagne (académies militaires, Real Seminario de Nobles de Madrid…), à la rencontre entre une demande sociale forte, issue des groupes sociaux en ascension,

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et une politique volontariste de la monarchie pour dégager une nouvelle élite à son service, ce que ne permettaient plus une université et des collèges majeurs sclérosés. L’originalité du séminaire de Vergara vient de l’origine de sa création : il est une émanation de la Real Sociedad Bascongada de Amigos del País, c’est-à-dire la première de ces sociétés économiques des Amis du Pays, qui symbolisent le mouvement des Lumières en Espagne. L’auteur montre bien comment cette création est liée à la position forte à la Cour de quelques familles basques, en particulier les Munibe, qui à force d’obstination parviennent à arracher l’autorisation et le patronage du roi pour l’ouverture du séminaire dans la petite ville de Bergara. Le noyau dur de l’étude s’appuie sur les sources traditionnelles de la prosopographie (sources administratives centrales, sources locales, en particulier les livres de matricule des élèves), mais intègre aussi une très riche correspondance entre quelques-uns des acteurs majeurs de l’institution ainsi qu’entre les responsables de cette dernière et les parents des élèves. L’usage de la base de données Fichoz sur les élites espagnoles du XVIIe au XIXe siècle, permet une analyse statistique très fine de l’ensemble des données, ainsi que la reconstitution de nombreuses parentèles (plusieurs beaux portraits de familles au chapitre 4). Là réside l’intérêt principal de ce livre : l’auteur ne se limite pas à présenter une sociologie superficielle des élèves, il insère ces derniers dans leur tissu social d’une manière particulièrement approfondie, reconstituant ainsi toute la densité et la logique de fonctionnement de groupes sociaux aux ramifications s’étendant à l’échelle de l’Empire. Tout en soulignant le poids du père mais aussi de la mère dans l’encadrement des enfants et des adolescents, l’auteur met en lumière le poids de la parentèle collatérale, avec en particulier le rôle des oncles célibataires ou ecclésiastiques. Il insiste sur le rôle majeur des intermédiaires (tuteurs, correspondants…) entre l’administration du séminaire et les parents, des hommes qui informent dans le détail les familles sur les activités scolaires et extrascolaires de leurs rejetons (de belles pages sur les dépenses réalisées par les jeunes) et appliquent les instructions qui leurs sont données. La reconstitution de groupes familiaux larges permet de comprendre comment, au travers d’une origine basque commune, les élèves sont vite recrutés très majoritairement (75 %) hors de cette région : un élève sur cinq est issu d’Amérique (avec un groupe fourni de cubains), autant viennent de Madrid ou d’Andalousie.

2 L’auteur ne s’est volontairement pas étendu sur les règlements administratifs et pédagogiques du séminaire. Toutefois, il insiste sur la part importante accordée aux matières scientifiques (en particulier les mathématiques, mais aussi des disciplines plus pointues telles que la métallurgie ou la minéralogie) et s’est penché de manière très opportune sur le concret de l’enseignement reçu qui était largement à la carte pour des élèves d’âge très divers (de 5 à 18 ans). Cette démarche permet de révéler l’objectif des familles : donner une éducation à fort contenu scientifique pour doter leurs enfants de la formation la mieux adaptée pour prétendre à une entrée au service du roi, en particulier dans l’armée ou la marine. L’auteur propose alors un éclairage original sur l’éducation à l’époque des Lumières : le contenu pédagogique serait moins le reflet d’une volonté réformatrice, d’un esprit modernisateur des Lumières, qu’un choix pragmatique de groupes sociaux qui ont compris quelles étaient les compétences recherchées par une monarchie soucieuse de s’entourer de serviteurs fidèles. Le discours modernisateur sur la compétence, sur le mérite, qui est tenu par ces nouvelles élites, n’est donc pas à l’origine du changement social qui fait remettre en cause les valeurs traditionnelles de la naissance. C’est une politique menée par la monarchie qui

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créé un appel d’air pour des couches sociales enrichies par le commerce ou l’agriculture qui justifient ainsi a posteriori leur promotion par de nouvelles valeurs sociales.

3 Le séminaire de Vergara est donc bien une institution créée par un groupe social et local précis qui a cherché à pérenniser son accession dans le monde des élites de la monarchie au travers de la formation de ses enfants et à hisser des familles de leurs parentèles dans ce monde. Le séminaire remplit ainsi une fonction de tremplin social et permettait d’obtenir une reconnaissance de noblesse en faveur des élèves qui en étaient dépourvus. Globalement, le résultat a été à la hauteur des ambitions, comme le prouvent les exemples d’ascensions sociales familiales et individuelles développées par l’auteur. Là se trouve la clé du succès de l’institution. Une majorité devint officier, avec une part importante dans la marine (un pourcentage nettement supérieur à celui des militaires parmi les parents des élèves), comme l’indique la liste complète des élèves du séminaire fournie en annexe, avec les fonctions qu’ils ont acquises à l’âge adulte. À cet égard, l’ouvrage est aussi instrument de travail grâce à cette précieuse liste de plus de 500 noms, même si l’on regrette l’absence d’un index des noms propres qui aurait permis d’exploiter davantage la quantité impressionnante de données recueillies par l’auteur. Le poids des militaires reflète une réalité de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, à savoir le poids croissant de l’armée dans la société espagnole. La carrière militaire est celle qui assurait sécurité par le salaire perçu, prestige social croissant et pouvoir au travers des nombreuses fonctions administratives remplies par les militaires.

4 Deux domaines sont peu défrichés par l’auteur et appelleraient à un approfondissement. Le premier est celui du lien entre l’activité de l’institution et le jeu politique à la Cour, en particulier à partir du règne de Charles IV. Le poids des guerres de la Révolution et de l’Empire, l’avènement de Godoy, de son clan et l’opposition des clans divers qu’ils suscitent sont autant d’éléments qui déséquilibrent la monarchie. Cette réalité apparaît certes avec la fermeture du séminaire lors de la Guerre des Pyrénées, mais le caractère provisoire du rétablissement qui suit n’est-il pas la conséquence d’une rupture des équilibres entre groupes qui se partageaient le pouvoir à la Cour ? L’autre point suscitant interrogation se situe dans la place des commerçants parmi ces familles. Or on sait que l’argent, et donc très souvent le commerce, se trouvait à la base de l’ascension sociale, l’entrée dans l’armée ou l’administration étant le reflet d’une réussite familiale. De plus, plusieurs familles continuent à avoir certains de leurs membres dans le grand commerce international. Cette articulation, encore mal connue mériterait d’être interrogée. Ces remarques soulignent la grande richesse de l’ouvrage d’Alvaro Chaparro Sainz, un ouvrage d’une rigueur méthodologique qui tord le cou à une certaine vision « romantique » de l’esprit des Lumières et qui, à partir d’un demi millier d’élèves d’une petite ville du Pays Basque, permet d’embrasser l’ensemble de l’Empire et de dévoiler des facettes décisives des modalités du fonctionnement du pouvoir central dans la monarchie espagnole. Ce livre réussi a toutes les chances de devenir par l’ampleur des questions soulevées et la méthode employée une référence dans l’étude des institutions éducatives du siècle des Lumières.

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Janice BUCK, L’École centrale du Bas- Rhin, (1796-1803) Contribution à l’histoire de l’instruction publique Strasbourg, Société Académique du Bas-Rhin pour le progrès des Sciences, des Lettres, des Arts et de la Vie économique, Bulletin t. CXXXI- CXXXII, 2011-2012

Côme Simien

RÉFÉRENCE

Janice BUCK, L’École centrale du Bas-Rhin, (1796-1803) Contribution à l’histoire de l’instruction publique, Strasbourg, Société Académique du Bas-Rhin pour le progrès des Sciences, des Lettres, des Arts et de la Vie économique, Bulletin t. CXXXICXXXII, 2011-2012, 182 p., ISBN 2-9534733-0-8,prix non ind.

1 Entre collèges d’Ancien Régime et lycées napoléoniens, les Écoles centrales de la République directoriale ont bien sûr eu leurs historiens. Leurs travaux, souvent polémiques, datent cependant pour l’essentiel de la charnière des XIXe et XXe siècles. Au demeurant, l’École centrale strasbourgeoise, pourtant l’une des plus importantes du temps, n’avait toujours pas trouvé chercheur pour la présenter. Il manquait donc tout à la fois une monographie approfondie sur l’École du Bas-Rhin et, plus largement, une étude qui prolonge, par l’exploration fine et méthodique de l’échelle locale, les éléments d’interprétation globaux et les problématiques nouvelles avancés à partir des pièces d’archives conservées à Paris, dans les années 1960-1980, à propos de ces établissements secondaires. Au gré d’une centaine de pages très denses, cette publication, issue d’un travail de Master 2, parvient à relever ces différents défis.

2 L’introduction permet à l’auteur de replacer les Écoles centrales, l’une des principales réalisations de la Révolution en matière scolaire, dans leur contexte législatif. Dès ces premières lignes, qui dressent également de manière convaincante le paysage

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historiographique de la question, Janice Buck s’inscrit dans la perspective méthodologique suggérée par Dominique Julia à la fin des années 1970 : examiner le rapport entre les textes programmatiques relatifs aux Écoles centrales (lois du 7 ventôse an III puis surtout du 3 brumaire an IV) et leurs réalisations effectives, en repartant pour cela des études locales. Cela passe ici par une description méthodique de l’École, de la présentation des bâtiments et des équipements pédagogiques (1re partie) aux enseignements dispensés (4e partie rendue malheureusement trop brève par le silence des sources), en passant par son organisation et son fonctionnement (2e partie) puis par l’examen attentif de ses acteurs (3e partie sur les enseignants et les écoliers). C’est par ce biais que l’auteur entend mettre au jour la singularité d’un « modèle strasbourgeois » d’École centrale.

3 Alors que ces établissements rencontrent, à l’échelle nationale, un succès pour le moins mitigé, l’École du Bas-Rhin offre l’image d’une école matériellement précaire (bâtiments délabrés, salaires impayés, l’État n’ayant pas, ici comme ailleurs, les moyens de ses ambitions scolaires) et pourtant florissante durant les sept années de son existence (de l’an IV à l’an XI). Ce « succès contrarié » rappelle ainsi à propos que l’impasse financière des expériences scolaires révolutionnaires ne signifie pas mécaniquement leur échec pédagogique. En effet l’École centrale de Strasbourg, parmi les premières ouvertes, voit ses effectifs d’élèves augmenter tout au long de son existence. Si ceux-ci viennent pour l’essentiel du Bas-Rhin (73 %) et surtout de Strasbourg (65 %), Janice Buck montre, tableaux et cartes à l’appui, que l’École parvient également à attirer, davantage que d’autres, des enfants originaires de départements limitrophes ou plus lointains (Bretagne, Vendée).

4 Dans ce contexte matériel délicat, la réussite strasbourgeoise est rendue possible par le substrat culturel de longue durée dont hérite l’École centrale : au XVIIIe siècle, la capitale alsacienne est un foyer intellectuel et savant de première importance. Mais cette explication seule ne saurait suffire. Pour Janice Buck, si l’École centrale du Bas- Rhin prospère ainsi, c’est d’abord par son échec à mettre en œuvre le modèle idéal des Écoles centrales. Il ne faut pas comprendre par là que l’École strasbourgeoise échoue à délivrer le nouvel enseignement voulu par la loi. Les Idéologues, qui ont inspiré cette dernière, voulaient des écoles pour former les élites de la République, à travers un enseignement de haut niveau, d’abord fondé sur l’observation et l’expérience des choses sensibles. Rare École centrale à compter en son sein un cabinet de physique- chimie (dont l’inventaire est reproduit en annexe), un cabinet d’histoire naturelle, une bibliothèque de près de 40 000 volumes et à permettre à ses élèves de fréquenter un jardin botanique (celui de l’École de Santé), l’École centrale du Bas-Rhin satisfait pleinement le vœu de la loi en ce domaine. Républicaine, elle l’est également sans aucun doute. Il ressort en effet de l’analyse des trajectoires individuelles conduite par l’auteur que le corps professoral est composé de révolutionnaires modérés ayant occupé des fonctions publiques lors des premières années de la Révolution, avant de connaître quelques revers de fortune en l’an II. De retour sur la scène publique au temps du Directoire, ils assistent avec leurs élèves aux fêtes civiques et aux exercices publics, respectent le repos décadaire… Ce personnel enseignant, composé de figures de renom inscrites dans les réseaux de sociabilité nationaux et/ou européens des Lumières (ne citons qu’Oberlin, Arbogast ou Jean Hermann), va pourtant profiter de la grande liberté offerte aux enseignants pour remanier l’organisation de l’École du Bas-Rhin et l’éloigner en bien des points du modèle théorique échafaudé par le législateur. On retiendra par exemple leurs efforts pour combler l’écart jugé trop important entre les

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enseignements dispensés dans les écoles primaires et ceux délivrés au sein des écoles centrales. Afin de remédier à cette carence générale du système d’Instruction publique, certains enseignants proposent des cours élémentaires non prévus ni financés par la loi, notamment pour la maîtrise du français ; Oberlin fait quant à lui de son Gymnase un degré intermédiaire entre les petites écoles et l’Écoles du Bas-Rhin dont il est le bibliothécaire… On retiendra encore leurs efforts pour s’adapter aux attentes d’une partie de leurs écoliers, désireux d’apprendre des savoirs qui leur semblent directement utiles pour leur activité future (le dessin, par ses applications artisanales, et les sciences sont ainsi beaucoup plus fréquentes que les humanités, conçues comme l’achèvement tardif des études), alors que les Idéologues auraient souhaité retirer aux Écoles centrales toute vocation professionnalisante.

5 Si les Écoles centrales ont été imaginées comme l’antithèse des collèges d’Ancien Régime, les raisons du succès du modèle strasbourgeois seraient donc à trouver, au contraire, dans sa capacité à détourner la règle, et plus particulièrement à entremêler, sur le terrain de l’enseignement secondaire, l’ancien et le nouveau. La quasi-totalité des professeurs a d’ailleurs une longue pratique de l’enseignement, forgée au sein des institutions d’Ancien Régime, qu’il s’agisse des collèges du royaume ou des universités strasbourgeoises. Cette part d’héritage, que l’on retrouve dans la discipline stricte que les professeurs essaient de rétablir lorsqu’ils rédigent le règlement de l’École en l’an VII, est même d’ordre monumental : les locaux de l’École centrale, au voisinage du temple décadaire (la cathédrale) et de la municipalité, en font certes le lieu symbolique central de l’Instruction publique républicaine dans le département, mais avant d’être les siens, ces murs ont été ceux du Collège royal.

6 Par-delà quelques menues scories (5e ligne de l’introduction : le plan de Condorcet est présenté les 20 et 21 avril 1792 et non 1791), l’ampleur des dépouillements d’archives effectués ainsi que le souci de ne rien laisser de côté confèrent à ce volume un caractère d’exhaustivité. Là n’est sans doute pas sa seule richesse : la bibliographie, elle aussi complète et maîtrisée, ouvre d’enrichissants horizons comparatifs qui permettent d’apprécier constamment ce qui fait ou non l’originalité de l’expérience strasbourgeoise au regard des situations observées dans d’autres Écoles centrales. La rigoureuse perspective monographique est encore enrichie par les annexes qui, en dressant l’itinéraire biographique de chacun des enseignants, ainsi qu’en reproduisant les lois et les réponses du Bas-Rhin aux enquêtes sur les Écoles centrales commandées par le ministère de l’Intérieur au temps de François de Neufchâteau ou en nous offrant la lecture de l’emploi du temps et du règlement de l’École, viennent enrichir fort à propos l’ouvrage et en faire un utile instrument de travail.

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Anne CAROL, Physiologie de la Veuve. Une histoire médicale de la guillotine Seyssel, Champ Vallon, coll. La chose publique, 2012

Isabelle Laboulais

RÉFÉRENCE

Anne CAROL, Physiologie de la Veuve. Une histoire médicale de la guillotine, Seyssel, Champ Vallon, coll. La chose publique, 2012, 309 p., ISBN 978-2876735828,27 €.

1 Dans ce dernier opus, Anne Carol poursuit ses questionnements sur le mouvement d’investissement de la mort par la médecine (cf. Les médecins et la mort XIXe-XXe siècle, Aubier, 2004). Par le biais de l’histoire sociale des sciences, elle aborde la guillotine et en fait, au sens plein du terme, un objet d’histoire. La machine conçue par Guillotin et Louis comme une invention supposée rendre la mort du condamné prompte et douce n’est pas confrontée à l’histoire politique de la Révolution, ce sont ici les liens entre la guillotine et la médecine qui constituent le cœur de l’enquête. La Veuve est examinée dans une chronologie ample qui s’ouvre en 1789 avec la présentation de l’invention par Guillotin et se clôt en 1914, au moment où le rapport à la souffrance se trouve bouleversé par la Grande Guerre. Anne Carol ne place pas la Révolution au cœur de son propos, mais son livre invite les historiens de la période à décentrer leur regard sur la guillotine et enrichit considérablement la compréhension du moment révolutionnaire.

2 L’enquête d’Anne Carol se déploie en quatre temps. Le premier est bref, il s’attache aux années 1789-1792 au cours desquelles un médecin et un chirurgien conçoivent un instrument capable de donner la mort en respectant les nouvelles sensibilités et les nouveaux principes politiques. Puis, Anne Carol montre que des années 1790 aux années 1820, des doutes s’expriment quant à la réussite du dispositif, c’est-dire à la mort immédiate du guillotiné. Elle s’arrête sur les débats qui, dès 1795-1796, retiennent l’attention des médecins. Ceux-ci s’interrogent alors sur la survie du guillotiné, sur sa souffrance et débattent de l’humanité du supplice. Anne Carol montre comment

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l’hypothèse de la survie du supplicié ressurgit ponctuellement lors d’expériences de réanimation – galvanisation. À partir des années 1820, elle souligne que les controverses dépassent les cercles de médecins et que la question de la mort immédiate du décapité s’impose dans l’espace public. À cette période, les médecins développent l’idée d’une mort conçue comme un arrêt progressif des fonctions vitales, et non plus comme un événement instantané. La presse et la littérature contribuent à faire entrer la Veuve dans l’imaginaire des contemporains. Au cours d’un siècle où la physiologie conduit des expériences censées isoler des fonctions ou des organes pour tenter d’y découvrir les secrets de la vie et de la mort, la question de la survie des tronçons du guillotiné s’immisce dans des débats de société. Le discours et l’expertise des médecins se trouvent alors convoqués pour nourrir les débats sur la peine de mort. Anne Carol identifie une dernière inflexion autour des années 1870-1880. Alors que les usages nouveaux des restes des guillotinés suscitent des inquiétudes au sein de la population, les médecins sont de nouveau mobilisés pour tenter, cette fois, de rassurer l’opinion et proposer des alternatives à la guillotine.

3 Dans un dernier chapitre qui embrasse dans un même mouvement un long XIXe siècle (1800-1914), Anne Carol revient sur le statut et les usages du guillotiné ; elle questionne par ce biais le statut du criminel dans la société et la contribution du monde médical à ce débat. Elle restitue l’acquisition des corps humains à des fins expérimentales dans un contexte où s’exprime, de manière générale, un manque de respect pour le sort des cadavres. Elle montre aussi que l’intérêt scientifique constitue une sorte de prétexte et que la réappropriation des corps agit plutôt comme une sorte de prolongement de la peine. Comme dans d’autres ouvrages publiés dans la collection « La chose publique » — notamment ceux de Jean-Luc Chappey, de Michel Biard, de Pierre Serna -, celui d’Anne Carol se clôt par un épilogue qui décline les perspectives ouvertes par l’enquête sur les liens entre guillotine et médecine au XXe siècle.

4 Le corpus rassemblé par Anne Carol pour conduire cette étude mêle des archives judiciaires relatives à la peine de mort, des comptes rendus de débats sur la législation pénale intervenus au cours des premières années de la Révolution, des comptes rendus d’exécutions capitales publiés au XIXe siècle, des dictionnaires et de nombreux traités médicaux, des mémoires, des sources littéraires. Ce corpus riche lui permet de mettre en lumière la part que prend le champ de la médecine dans la création de cette invention, sans l’euphémiser comme ont pu le faire des travaux d’histoire interne de la discipline, sans regarder non plus la guillotine comme une « coproduction médico- pénale destinée à fabriquer du matériau expérimental » (p. 7).

5 Le livre d’Anne Carol propose une contextualisation attentive ainsi qu’une réévaluation méticuleuse de l’implication médicale dans l’invention et les usages de la guillotine. Son enquête se concentre sur la manière dont la mort est scrutée, définie et normée par la médecine. Les historiens de la Révolution française trouveront dans les analyses particulièrement stimulantes d’Anne Carol des pistes qui, parallèlement à celles suggérées par Daniel Arasse en 1987 (La guillotine ou l’imaginaire de la Terreur), permettent de rendre intelligible l’objet trop vite érigé par le discours contre- révolutionnaire en symbole de la Terreur.

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Jean-Clément MARTIN, Nouvelle histoire de la Révolution française Paris, Perrin, coll. Pour l’histoire, 2012

Paul Chopelin

RÉFÉRENCE

Jean-Clément MARTIN, Nouvelle histoire de la Révolution française, Paris, Perrin, coll. Pour l’histoire, 2012, 636 p. ISBN 978-2-262-02596-0, 27 €.

1 Après le tome 9 de l’histoire de France Belin (2009), voici paraître une nouvelle grande synthèse sur l’histoire de la Révolution française. En quoi se distingue cette Nouvelle histoire de la Révolution française ? Tout d’abord, par la grâce de son éditeur, Jean- Clément Martin a pu disposer d’un volume de pages conséquent pour développer son récit, en abordant notamment les déclinaisons régionales de la période révolutionnaire, une grande attention étant d’ailleurs accordée aux colonies. La taille du volume – plus de six cents pages – ne doit cependant pas effrayer : le texte est écrit dans une langue alerte – le présent est privilégié –, claire et précise, sans jargon inutile. Tout en contribuant à nourrir la réflexion des historiens universitaires, l’ouvrage pourra servir aussi bien à l’amateur curieux qu’à l’étudiant motivé. Il n’est en effet nul besoin de maîtriser au préalable une historiographie complexe, car l’auteur présente avec beaucoup de pédagogie, au fil des chapitres, tous les débats historiques auxquels la Révolution a donné lieu depuis le XIXe siècle jusqu’aux travaux les plus récents. Une bibliographie – essentiellement française, anglo-saxonne et italienne – en fin de chaque chapitre et une bibliographie générale en fin d’ouvrage indiquent les sources auxquelles l’auteur a puisé.

2 Obéissant à un découpage chronologique, l’ouvrage est structuré en quatre parties, correspondant aux « quatre révolutions » qu’aurait connues la France entre 1770 et 1800. La première partie (« La Révolution par le haut ») couvre la période 1770-1789. La situation française est tout d’abord replacée dans la perspective des révoltes et

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révolutions de la seconde moitié du XVIIIe siècle en Europe et dans les Amériques. Si Jean-Clément Martin récuse l’idée d’une « contamination » révolutionnaire de pays en pays, il évoque un climat politique et culturel d’ensemble, lié à la circulation de plus en plus intense des hommes et des idées au siècle des Lumières, permettant la remise en cause de certaines souverainetés au nom du bien commun. En France, tout se joue en 1770-1771 au moment de la « révolution Maupeou » dont l’échec témoigne non seulement de l’incapacité de l’État à se réformer, mais surtout à endiguer la contestation parlementaire de l’autoritarisme royal. La révolution par le haut s’avère rapidement impossible, les ministres de Louis XVI ne pouvant venir à bout ni de l’archaïsme du système fiscal, ni des tensions conjoncturelles au sein d’une société d’ordres à l’agonie.

3 La deuxième partie est intitulée « La dernière révolution » (1789-1792), allusion à la chronologie des révolutions atlantiques : non seulement la révolution française est la dernière en date, mais elle constitue une indéniable réussite, dans la mesure où les députés des États généraux parviennent en quelques mois à remplacer le système politique de la monarchie absolue par un régime constitutionnel. Tout en évoquant de façon nécessairement linéaire le déroulement des événements politiques de l’été 1789, Jean-Clément Martin nous invite à faire la part des héritages d’Ancien Régime et du nouvel imaginaire politique d’une nation en voie de « régénération ». La « dénivellation » de 1789 (François Furet) est ainsi interrogée, en soulignant la grande disparité de perception des événements, selon les individus, que ce soit à l’échelle provinciale, nationale ou internationale. L’année 1790 apparaît ainsi comme l’année des malentendus : la recherche parfois maladroite du compromis politique provoque aigreur et suspicion. L’auteur consacre d’ailleurs avec raison un chapitre entier au rôle fondamental des questions religieuses dans cette montée des antagonismes. La crise de l’été 1791, autour de la fuite du roi, conduit à « l’éclatement » de la nation.

4 Dans la partie suivante, vient le récit de « la deuxième révolution » de 1792-1794 – la troisième en réalité si l’on suit le plan général de l’ouvrage –, dont le sous-titre, « Révolution sociale, utopie communautaire ou État guerrier », dévoile la problématique. Le 10 août est présenté comme ce qu’il est, un coup de force de groupes militants, ce qui amène ensuite l’auteur à inscrire les massacres de septembre dans le cadre d’un jeu politique à double niveau, loin de certaines simplifications idéologiques souvent avancées dans l’historiographie « conservatrice » ou « progressiste ». Au moment où se mettent en place de nouvelles instances, à Paris comme en province, les rapports de force deviennent dès lors extrêmement mouvants. Ce qui explique certains décalages politiques, comme la concomitance de l’élimination des jacobins à Lyon avec celle des girondins à Paris. D’ailleurs, tout en expliquant la formation polémique des catégories politiques de « girondins », de « Vendéens » et de « fédéralistes », Jean- Clément Martin tient à rendre toute sa complexité à la guerre civile de 1793-1794, où l’appartenance politique n’est pas toujours facile à définir. La mise en œuvre du régime d’exception de l’an II fait l’objet d’une approche institutionnelle circonstancielle, insistant sur les hésitations et les adaptations locales. Le récit du moment Thermidor, dont les prodromes sont minutieusement étudiés au cours des chapitres précédents, pose bien les enjeux de la construction du mythe du « tyran Robespierre » par les adversaires de l’Incorruptible.

5 La dernière révolution, « la révolution confisquée », entre « révolutions de palais et coups d’État » (1794-1800), est évoquée dans une quatrième partie beaucoup plus

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classique dans sa structure et son déroulement que les précédentes. La sortie de « la Terreur » et son cycle haine-vengeance font néanmoins l’objet de pages particulièrement stimulantes, permettant ensuite de saisir de façon très claire les ressorts des oppositions royaliste et jacobine au Directoire. En retour, les successions de mesures répressives et de coups de force électoraux empêchent toute stabilisation politique du pays. Comme dans les parties précédentes, l’attention portée à l’échelle régionale met en valeur les nouvelles formes de politisation, mais également la permanence de l’influence de certaines notabilités locales à travers le temps.

6 En dépit de son caractère éminemment sérieux, cette Nouvelle histoire de la Révolution française se lit comme un roman : non pas comme une fresque épique à la Max Gallo où lecteur et protagonistes sont guidés par la plume de l’auteur vers une destination assurée mais plutôt comme une enquête policière pleine de potentialités, laissant finalement le lecteur choisir entre plusieurs solutions. Les « emplois du temps » des acteurs ne coïncident pas toujours entre eux, conservant pour beaucoup leur part de mystère, tandis que chaque lieu visité et chaque témoignage recueilli offrent leur propre point de vue sur les déchirements d’une société révolutionnée. Une grande partie de l’intérêt pris à la lecture de cet ouvrage repose en effet sur la multiplicité des portraits d’hommes et de femmes de toutes conditions, dont les trajectoires fluctuantes permettent de souligner les incertitudes d’une époque, où aucun engagement n’est tracé à l’avance. Outre les différents jeux d’échelles proposés, l’une des autres originalités de l’ouvrage repose sur la mise en perspective de phénomènes souvent négligés, voire occultés par ailleurs, comme la question de la nature profonde des résistances religieuses à la Révolution ou le rôle des solidarités antérieures à 1789 dans la transgression de clivages partisans moins figés qu’ils n’y paraissent. Sans oublier, dans le sillage des précédents travaux de l’auteur, les surgissements sporadiques de formes de violence archaïques, qui témoignent de la radicalisation des affrontements politiques mais aussi militaires. Une violence mise volontairement ici sous une lumière crue, ce qui gênera forcément certains lecteurs, mais dont l’énoncé et l’analyse s’avèrent nécessaires pour réfuter le principe d’une intrinsèque brutalité révolutionnaire. Enfin, le dernier mérite de cet ouvrage, et non des moindres, est de rappeler l’importance des chronologies parallèles, renouant ainsi avec la réflexion d’Alphonse Aulard sur les temporalités dans sa trop injustement oubliée Histoire politique de la Révolution française (1901). Jean-Clément Martin montre bien que le temps politique du militant sans-culotte parisien n’est pas celui de la religieuse réfractaire ni celui du soldat du général Bonaparte. Chaque groupe possède ses propres lignes de fracture et son propre régime d’historicité du moment révolutionnaire.

7 « L’intention de ce livre n’est pas de livrer une lecture désespérante de l’histoire, prônant une démobilisation des esprits ou des actes, mais bien de contribuer à un déplacement des points de vue » explique Jean-Clément Martin dans son introduction. Il faut reconnaître que l’objectif de cette revigorante synthèse est parfaitement atteint : cette « nouvelle histoire » sera peut-être dépassée dans dix ans mais les cartes sont ici bel et bien rebattues, pour le plus grand profit de tous les historiens de la Révolution.

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Jean-Philippe REY, Administrer Lyon sous Napoléon Villefranche-sur-Saône, Éditions du Poutan, 2012

Côme Simien

RÉFÉRENCE

Jean-Philippe REY, Administrer Lyon sous Napoléon, Villefranche-sur-Saône, Éditions du Poutan, 2012, 347 p., ISBN 978-2-918607-25-0, 25 €.

1 Issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2010, cet ouvrage se propose d’analyser à l’échelle de la ville de Lyon le fonctionnement du système municipal napoléonien, dans son insertion au sein de la hiérarchie des pouvoirs et ses jeux d’acteurs, dans sa composition sociale et ses attributions, dans ses réussites comme dans ses limites. La question n’est pas sans importance. Entre septembre 1805 et l’été 1815, Lyon retrouve sa mairie unique (perdue depuis l’an III) et fait la première expérience d’une forme municipale qui aura la vie longue. Par ailleurs, Lyon étant rapidement devenue l’un des décors privilégiés de la mise en scène du régime napoléonien, le relèvement de la seconde ville de l’Empire, sortie affaiblie de la décennie révolutionnaire, s’avère être un enjeu politique de taille.

2 Replaçant, en ouverture, son objet d’étude dans la longue durée, Jean-Philippe Rey nous rappelle qu’à Lyon, l’érosion de l’autonomie municipale est presque ininterrompue depuis les lendemains de la Ligue. Cette tendance séculaire éloigne progressivement les représentants de la municipalité du corps social lyonnais. C’est sur cet héritage qu’intervient la réorganisation napoléonienne, dont l’évidente ambition centralisatrice tente à sa manière de renouer un pacte local défait. Certes, le système napoléonien fait de la municipalité un rouage au sein d’une chaîne exécutive entièrement dépendante du pouvoir central mais ses membres, au premier chef desquels le maire, sont aussi localement les représentants les plus incarnés du régime impérial. La légitimité et l’efficacité de la municipalité sont donc de nature à favoriser l’acceptation, par la

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population, de l’Empire et de son chef. Puisqu’il revient au pouvoir central de nommer le maire, ses six adjoints et le conseil municipal, le choix de ces hommes ne pouvait être aléatoire. Dans une féconde première partie consacrée à l’analyse prosopographique de ce groupe socio-politique, Jean-Philippe Rey parvient à mettre en lumière les lignes de force du recrutement municipal napoléonien. Principalement originaires de Lyon et de sa région, ces hommes sont solidement implantés localement. Si le groupe compte près d’un tiers de ci-devant, la majeure partie de l’élite municipale est davantage roturière qu’aristocrate (plus des deux tiers des quatre-vingt dix édiles nommés sur la période vivent de leur activité professionnelle et sont au cœur du monde lyonnais des affaires). L’engagement dans l’économie lyonnaise les rend tout particulièrement soucieux de la prospérité de la ville et de la pérennité d’un ordre socio-politique impérial stable dont ils profitent directement. Leur notoriété est consacrée par leur forte insertion dans les réseaux de sociabilité locaux (cercles, académie, société des amis du commerce et des arts…), restitués avec soin par l’auteur. Ces édiles comptent donc parmi les élites les plus influentes de la ville. Enfin, politiquement, le choix des hommes opéré par Napoléon semble entrer en résonance avec une opinion lyonnaise durablement marquée par le traumatisme du siège de 1793. Le régime prend soin de distinguer des individus dont les engagements ont été caractérisés par leur modérantisme, qu’ils aient été patriotes ou monarchistes, en excluant de facto les partis pris excessifs, révolutionnaires ou royalistes. La distinction de ces hommes par l’empereur tend donc à faire de la municipalité lyonnaise le creuset de la politique de fusion des élites anciennes et nouvelles à laquelle Napoléon aspire afin de favoriser l’essor d’un groupe de « notables » appelé à devenir la « masse de granit » sur laquelle pourra se stabiliser l’ordre social et politique impérial.

3 L’historien rappelle toutefois que le ralliement des édiles au régime ne manque pas d’être opportuniste. Si l’accession à des fonctions administratives permet de consolider les situations sociales émergentes, la notabilité dépend encore davantage de la réussite économique et de l’insertion au sein de la société civile que des honneurs dispensés par le prince. Étape dans le cursus honorum des élites locales, l’entrée à la municipalité ne saurait en constituer l’achèvement. Le patriciat urbain, fragilisé par la Révolution, demeure réservé à l’égard d’un régime qui en est issu. Il le tolère et accepte de le servir dans la mesure où il ne contrevient pas à son processus d’ascension sociale et sert les intérêts propres de ceux qui s’y rallient. Dès lors, l’adhésion des élites est étroitement liée à la conjoncture. Lorsque Napoléon n’apparaît plus comme le meilleur garant de leur prospérité, les notables s’en détournent, et le font d’autant plus aisément qu’ayant reçu du régime un surcroît de légitimité à administrer ensemble la chose publique, ils sont désormais en mesure de lui survivre. En revanche, tant que Napoléon dispose de la légitimité matérielle suffisante et qu’il incarne modérantisme et ordre social, l’empereur bénéficie en la municipalité d’un relais loyal à l’égard de sa politique.

4 Le second temps de l’ouvrage nous rappelle cependant qu’au sein d’un appareil d’État napoléonien très fortement centralisé, la marge de manœuvre de la municipalité reste ténue. Certes, les édiles n’ont de cesse de vouloir accroître leur autonomie et leur champ de compétences au nom de leur connaissance supposée plus fine des besoins de la ville (quoiqu’ils défendent surtout avec constance les intérêts des élites dont ils sont), mais cette ambition demeure largement empêchée par le pouvoir central. Les différents volets de l’action municipale (chapitres 6 à 8), permettent de s’en convaincre. Le plan pluri-annuel d’investissements que sollicite le maire lui est refusé et, chaque année, le budget élaboré par les édiles est revu à la baisse par le préfet puis par

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l’empereur. Les questions d’urbanisme, qui font l’objet d’une attention particulière des édiles, à la mesure des enjeux économiques, sociaux et symboliques que recouvre la question, sont toutes aussi emblématiques de cette tendance. Pour les élites locales, il s’agit en effet d’effacer les traces de la déchéance de Lyon (démolitions liées au siège), de rétablir la ville à sa juste place dans la hiérarchie urbaine (en l’équipant de bâtiments de prestige, tel un palais impérial) mais aussi de la rendre plus commode (notamment pour les échanges) et plus salubre, par le biais d’une amélioration de la voierie, des fontaines, des cimetières… En la matière, si le rôle d’impulsion de la municipalité est évident, elle se heurte soit au refus, soit à l’inertie impériale. Rapidement, la connaissance et la maîtrise de l’essentiel des projets échappent aux édiles, qui se résignent alors à ne prendre connaissance que des questions auxquelles le préfet veut bien les associer, même s’il est vrai que le maire parvient à exploiter certaines circonstances pour élargir ses prérogatives (approvisionnements en grains, sécurité, etc.). Napoléon bride délibérément l’ambition des édiles de mener, et donc d’incarner, une politique municipale propre, qui ferait d’eux des acteurs centraux du développement de Lyon. Voulant lier consubstantiellement le sort de Lyon à celui de l’Empire, le pouvoir central fait de la municipalité lyonnaise le maillon élémentaire de sa chaîne administrative, structurellement dépendante de Paris. Les efforts de la municipalité doivent alors, d’abord et avant tout, être orientés vers la réussite du système impérial, afin de renforcer l’attachement de la ville à l’ordre napoléonien. Mais, en cherchant à assimiler à ce point le sort de Lyon à celui de l’Empire, le régime napoléonien courait le risque d’encourager les édiles à le trahir, dès lors qu’il n’était plus garant de la prospérité de la ville.

5 Au sein des travaux menés ces trois dernières décennies sur les notables de l’Empire (l’auteur a par ailleurs dirigé le t. 30 des Grands notables du Premier Empire), l’ouvrage de Jean-Philippe Rey apporte un éclairage dynamique sur cette classe naissante, les modalités de sa genèse, ses aspirations et ses stratégies. En cela, il est plus qu’une simple monographie locale. Du point de vue de l’historiographie lyonnaise, il s’avère d’autant plus précieux qu’il comble un vide illustré par la nécessité pour l’auteur de convoquer ici ou là des ouvrages généraux et/ou anciens sur l’histoire de la ville. Proposant une démonstration particulièrement circonstanciée, appuyée sur un important travail d’archives (délibérations, correspondance des autorités, dossiers personnels, archives privées…) et une démarche prosopographique qui alterne adroitement approche chiffrée et exemples incarnés qui rendent le propos vivant, ce travail est convaincant sur le fond. Si l’on pourra regretter qu’ici ou là des statistiques aient été mobilisées pour des groupes édilitaires peu fournis, au risque que ces chiffres perdent un peu de leur sens, les notices biographiques proposées dans des encarts pour chacun des édiles recensés, enrichissent incontestablement l’apport de cet ouvrage. On appréciera la forme d’un livre, enfin, dont les nombreuses illustrations, tableaux et cartes nous donnent à voir de façon sensible le monde et les visages de ces notables lyonnais. Gageons que ce travail rigoureux, comme avant lui celui de Yann Lignereux, en appellera d’autres, consacrés peut-être au personnel municipal lyonnais de la décennie 1790, dont l’étude, jusqu’ici ponctuelle, pourrait s’avérer fructueuse et complémentaire de celle du moment impérial.

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Éric SAUNIER (dir.), Figures d’esclaves : présences, paroles, représentations Mont-Saint-Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2012

Jeremy D. Popkin

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Éric SAUNIER (dir.), Figures d’esclaves : présences, paroles, représentations, Mont-Saint- Aignan, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2012, 308 p., ISBN 978-2-87775-552-8, 34 €.

1 Les volumes des actes de colloques présentent souvent des contenus assez disparates, et celui-ci, produit d’une rencontre scientifique en 2010, n’est pas une exception à la règle. Autour du thème de la représentation de l’esclavage — dans les archives, dans les textes publiés et dans plusieurs genres de matériaux visuels — on a des contributions très denses et d’autres qui ne font qu’effleurer leur sujet. Chronologiquement, les sujets traités vont de la fin du XVIIe au XXe siècle. En termes de géographie, on commence sur les archives de la côte ouest de la France, pour finir au cinéma au Brésil après des passages par la Guadeloupe, les États-Unis, et l’Afrique. Les quatorze contributions ne prétendent pas donner une vue d’ensemble du sujet, ni même des champs plus restreints qu’ils traitent. Bien qu’on ne puisse qu’applaudir aux ambitions des participants de contribuer à la connaissance du sujet, et bien qu’il s’agisse d’un beau livre avec des illustrations en couleur, le résultat manque de cohérence.

2 Les cinq premiers chapitres sont consacrés à la présence de l’esclavage en France. Il s’agit de deux études statistiques de la présence des noirs dans des villes portuaires au XVIIIe siècle (cas de Nantes et du Havre), une sur l’imbrication d’une maison de banque rouennaise dans la traite, une esquisse biographique de l’un des militaires noirs de Saint-Domingue élu à la législature française sous le Directoire et une analyse de l’enseignement de l’histoire de l’esclavage dans les écoles réunionnaises aujourd’hui. Le

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titre « présence de l’esclavage » soulève des questions, car les contributions de Thomas Raffin sur Nantes et de Sylvie Barot sur Le Havre montrent que les noirs qui se trouvent en France à cette époque n’étaient pas forcément des esclaves ; tous les deux évoquent la présence de plusieurs « princes africains », jeunes gens envoyés d’Afrique pour apprendre le français afin de rentrer dans leurs pays pour y servir d’intermédiaires avec les négriers, et la présence des noirs qui travaillent dans divers métiers urbains pour leur propre compte (dans le troisième volet du livre, Brigitte Kowalski montre l’effort fait par l’artiste contemporaine Julien Sinzogan pour célébrer la culture africaine et montrer les souffrances des esclaves déportés tout en prenant en compte ce rôle des élites africaines dans la vente des autres noirs). L’article de Bernard Gainot n’est pas non plus une étude de l’esclavage mais plutôt l’histoire d’un homme qui a gagné sa liberté avant la Révolution et qui est venu en France, non seulement comme libre, mais comme citoyen et député. L’étude d’Erick Noel, dans le troisième volet du livre, sur les « mascarons » ou visages sculptés des noirs qui servaient d’ornements sur les bâtiments au XVIIIe siècle va dans la même direction, puisque Éric Saunier suggère que ces images faisaient souvent partie d’une série représentant les quatre continents et n’avaient peut-être pas beaucoup à faire avec la traite.

3 L’étude de Philippe Vitale sur l’enseignement scolaire actuel dans une région où l’esclavage a joué un rôle central pose des questions cruciales qui ne sont pas, malheureusement, poursuivies ailleurs dans cet ouvrage. Philippe Vitale observe que les enseignants à la Réunion renâclent souvent à suivre les consignes, ne voyant pas dans l’histoire de l’esclavage un sujet qui aidera leurs élèves à réussir dans leurs carrières, et que des élèves venant des milieux sociaux différents retiennent des leçons très diverses sur la question. Peut-être l’étude statistique de Prospere Eve sur « le corps des esclaves de Bourbon », dans la troisième partie du volume, qui montre, entre autres choses, les effets systématiques de la malnutrition, aidera à faire comprendre les effets tangibles du système sur la vie de ses victimes. Le vaillant effort de Frédéric Régent pour déterrer quelques traces du vécu des esclaves de Guadeloupe, à partir des archives judiciaires, est suggestif mais, fait à partir de trois incidents seulement et dépendant des témoignages souvent contradictoires et visiblement influencés par des pressions émanant des blancs, il souligne aussi la difficulté de « faire parler » les esclaves des colonies françaises. Jacques de Cauna, qui a édité une nouvelle édition du texte en 2009, évoque brièvement le mémoire justificatif deToussaint Louverture en 1802, qui est actuellement au centre de plusieurs controverses ; pour les comprendre, les lecteurs seraient obligés de chercher les publications plus récentes de Daniel Désormeaux (Mémoires du général Toussaint Louverture, Paris, Classiques Garnier, 2011) et Philippe Girard (« Quelle langue parlait Toussaint Louverture ? Le mémoire du fort de Joux et les origines du kreyòl haïtien », Annales Histoire Sciences Sociales 68 (2013), p. 109-132).

4 Alors que le mémoire de Toussaint Louverture constitue le seul exemple connu en français d’un récit autobiographique fait par un ci-devant esclave, ce genre de littérature est beaucoup plus commun dans le monde anglophone. Les deux contributions d’Anne Wicke et de Marie-Jeanne Rossignol et Claire Parfait évoquent rapidement ces publications, qui ont été beaucoup étudiées aux États-Unis depuis les années 1960. Autour du cas de William Wells Brown, Marie-Jeanne Rossignol et Claire Parfait offrent aux lecteurs une bibliographie assez fouillée de ces études, tandis qu’Anne Wicke ne dit rien du débat, vieux de vingt ans maintenant, sur l’authenticité des pages d’Olaudah Equiano, auteur du premier grand récit autobiographique de ce type, sur son enfance en Afrique (voir Vincent Carretta, Equiano the African : Biography of

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a Self-Made Man, Athens, GA, University of Georgia Press, 2005). La question de la représentation de l’esclavage dans le cinéma mondial est évidemment beaucoup trop vaste pour être traitée de façon satisfaisante en dix pages, comme le fait Harry-Pascal Bannais. Tandis que les autres contributeurs au volume montrent la complexité du sujet, Nick Nesbitt, le seul participant américain, adopte un point de vue « tiers- mondiste » dont la valeur scientifique est peut-être indiquée par le fait qu’il se trompe, dans la première page de son article, sur la date de l’insurrection des esclaves à Saint- Domingue.

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Daniel SCHÖNPFLUG et Martin SCHULZEWESSEL, Redefining the Sacred. Religion in the French and Russian Revolutions Francfort/Main, Peter Lang, 2012

Jean-Clément Martin

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Daniel SCHÖNPFLUG et Martin SCHULZEWESSEL, Redefining the Sacred. Religion in the French and Russian Revolutions, Francfort/Main, Peter Lang, 2012, 226 p., ISBN 978-3631572184, 39,80 €.

1 Ce petit volume rassemble les huit communications de participants à un colloque organisé à Berlin sur ce thème il y a quelques années. Ordonnées en quatre thèmes : repenser la sécularisation, dissidences religieuse et politique, l’Église révolutionnée, les cultes révolutionnaires, les communications sont regroupées deux par deux, l’une écrite autour de la Révolution française, l’autre, la Révolution russe. Ainsi Daniel Schönpflug et Gregory Freeze interviennent dans la première section autour de la sécularisation annonciatrice ou non de la Révolution, davantage pour la Française que pour la Russe, préparée en quelque sorte par la montée de scandales et de débats plus que par une érosion. Dale Van Kley, que Daniel Schönpflug a ainsi discuté, intervient ainsi qu’Alexandre Etkind dans la deuxième section, insistant, le premier, sur l’héritage des dissidents jansénistes dans le milieu patriote, le second sur les sectes religieuses qui avaient imaginé des communautés utopiques. Pour autant la différence est fondamentale puisque le mouvement français de contestation part bien des dissidents, quand, en Russie, il est inspiré par l’exemple sectaire. Dans la troisième section Bernard Plongeron traite des relations entre Rome et la République autour de la Constitution civile du clergé, et Michail Shkarovskiy en fait autant pour l’État russe et l’Église

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soviétique. Les deux histoires sont largement dissemblables, à commencer par leurs origines opposées, l’Église constitutionnelle française étant fondée initialement sur une partie majoritaire des clercs favorables à la Révolution, la russe dépendant de la volonté du pouvoir, maître de sa vie et de sa mort. Enfin, Jean-Claude Bonnet évoque Marat, comme un saint politique tandis que Frithjof Benjamin Schenk présente les cultes de la personnalité dans la Russie soviétique. La comparaison est limitée à la coïncidence avec les cultes des martyrs dans les deux révolutions mais les évolutions sont radicalement distinctes, les cultes russes étant rigoureusement organisés et de grande ampleur.

2 Dans une longue introduction qui rappelle les étapes historiographiques scandant l’étude liée de la religion et des révolutions, les deux maîtres d’œuvre insistent finalement sur les rapprochements qui naîtraient de ces comparaisons.

3 Sans doute ont-ils raison en soulignant les conditions essentielles qui ont influencé les histoires de ces deux révolutions nées en profitant des rivalités et des transformations religieuses, suscitant de nouvelles églises et de nouveaux cultes, échouant l’une et l’autre sur des résistances irrémédiables. Cependant le lecteur demeure sur sa faim. Les articles sont enracinés dans deux cultures historiques sans aucun lien l’une avec l’autre et ne se font jamais écho. La tentative d’histoire croisée n’existe que dans l’introduction mais elle ne remet pas en question les notions de révolution ou de religion, les catégories fixées traditionnellement ne sortent pas renouvelées de leur examen. Il n’existe pas vraiment d’exemples réussis dans ce champ historique. Les deux directeurs citent l’essai bien connu d’Arno Mayer, Furies, qui avait juxtaposé plutôt que discuté les exemples de ces deux révolutions. La difficulté de mener des analyses comparatives, menées il y a une cinquantaine et une vingtaine d’années surtout à partir de points de vue économiques, sociaux et politiques, sont importantes et il ne faut pas négliger que ces difficultés sont aggravées par le médiocre intérêt porté à la question des relations entre religion et révolution en général, compliquées par les incertitudes méthodologiques pour parler de la contre-révolution. Il est certain que dans une historiographie peu fournie sur ces sujets, malgré les efforts louables des auteurs et des intervenants, le livre contribue au débat même s’il n’en renouvelle pas assez les connaissances et les problématiques. Que les intervenants soient remerciés pour avoir attiré l’attention de notre communauté sur ce champ d’expérimentation et pour avoir réalisé la publication en langue anglaise.

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Philippe LEVILLAIN (dir.), « Rome, l’unique objet de mon ressentiment ». Regards critiques sur la papauté Rome, École française de Rome, Collection de l’École française de Rome (453), 2011

Paul Chopelin

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Philippe LEVILLAIN (dir.), « Rome, l’unique objet de mon ressentiment ». Regards critiques sur la papauté, Rome, École française de Rome, Collection de l’École française de Rome (453), 2011, 394 p., ISBN : 978-2-7283-0917-7, 45 €.

1 Il s’agit de la publication des actes d’un colloque tenu à Paris en octobre 2008. Philippe Levillain, le maître d’œuvre, a souhaité offrir ici un point de vue complémentaire à son Dictionnaire historique de la papauté, paru chez Fayard en 1994. Il a donc décidé de réunir un certain nombre de rédacteurs de notices du dictionnaire pour travailler cette fois sur les différentes manifestations d’hostilité à l’égard de Rome, de la gifle d’Agnani de 1303 à la controverse de Ratisbonne de 2006. De l’ensemble des riches contributions couvrant, on l’aura compris, un large spectre chronologique, nous nous permettrons d’en retenir deux qui concernent directement la période révolutionnaire et impériale.

2 La première, sous la plume de Philippe Boutry, traite de « la tentative française de destruction du Saint-Siège (1789-1814) ». Le « processus de liquidation ecclésiologique de la papauté » commence par un silence, « qui signifie à la fois un évitement, une occultation et un rejet ». En effet, la Cour de Rome n’est pas consultée par les Constituants qui entreprennent de réformer unilatéralement l’Église de France en 1789-1790. La condamnation de la Constitution civile du clergé au printemps 1791 fait entrer le pape dans la catégorie des ennemis de la Révolution, au sein de la coalition des rois et des aristocrates. L’invasion militaire des États pontificaux par les troupes du

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général Berthier en février 1798 n’obéit ainsi à aucune logique militaire propre mais répond à une préoccupation purement politique : « briser le trône de la sottise », pour reprendre l’expression de Carnot, et restaurer l’antique République romaine. Alors que les troupes françaises refluent de la péninsule italienne, en avril 1799, le Directoire décide de transférer Pie VI en France. Le Souverain Pontife meurt d’épuisement à Valence le 29 août suivant et devient aussitôt un martyr aux yeux des catholiques européens. Après une courte accalmie dans les années qui suivent le concordat de 1801, le conflit avec la papauté reprend, de façon larvée à partir de 1805, puis de manière ouverte en 1808 avec la seconde occupation de Rome par les troupes françaises. L’année suivante, les États pontificaux sont annexés à l’Empire et au royaume d’Italie, tandis que les archives pontificales sont transférées à Paris, subissant d’irrémédiables dommages au cours du voyage. Le pape Pie VII est mis au secret à Savone, sur la côte ligure, de 1809 à 1812, avant d’être conduit en France et placé en résidence surveillée à Fontainebleau. Il ne regagne la péninsule italienne qu’en 1814. Finalement, la papauté sort vainqueur de l’affrontement : l’image des souverains pontifes « martyrs » en est grandie, tandis que les institutions ecclésiastiques romaines ont su se perpétuer et s’adapter en dépit des deux sécularisations imposées en 1798 et en 1809. Appelée à devenir une référence précieuse sur le sujet, cette remarquable synthèse s’appuie sur un riche appareil de notes, qui fait un point quasi exhaustif sur la bibliographie de la question.

3 Dans « Le pape et l’antéchrist selon quelques visionnaires français du XVIIIe siècle », Jean-Marc Ticchi étudie une sélection de quatre textes prophétiques jansénistes, associant le pape à l’antéchrist. Il s’agit pour leurs auteurs de dévoiler le véritable sens des « erreurs » doctrinales commises par Rome depuis la fulmination de la bulle Unigenitus (1713) jusqu’à la signature du concordat « inique » de 1801. Ces documents restent néanmoins difficiles à interpréter, car l’historien ne dispose que de très peu de sources d’information concernant l’élaboration et la circulation de ces prophéties, même si l’on sait que la plupart d’entre elles ont été compilées et diffusées par le Lyonnais Claude Desfours de la Genetière (et non Jeneutière), le principal intermédiaire des groupes convulsionnaires français sous la Révolution et l’Empire. Elles permettent néanmoins de mieux comprendre le cadre mental apocalyptique des prêtres et des laïcs qui ont donné naissance à l’Église anticoncordataire dans les premières années du XIXe siècle.

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Alessandro GALANTE GARRONE, Franco VENTURI, Vivere eguali. Dialoghi inediti intorno a Filippo Buonarroti avec un essai de et édité par Manuela ALBERTONE, Reggio Emilia, Diabasis, 2009

Maria Pia Donato

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Alessandro GALANTE GARRONE, Franco VENTURI, Vivere eguali. Dialoghi inediti intorno a Filippo Buonarroti, avec un essai de et édité par Manuela ALBERTONE, Reggio Emilia, Diabasis, 2009, 351 p., ISBN 978-8881036639, prix non ind.

1 Une journée d’études organisée par Manuela Albertone en 2004 à Turin pour commémorer deux éminents historiens italiens du XXe siècle, Franco Venturi (1914-1994) et Alessandro Galante Garrone (1909-2003), est à l’origine de ce volume. Pour honorer à la fois leur œuvre d’historien et leur amitié, Manuela Albertone a choisi le thème des études sur Filippo Buonarroti que les deux historiens ont partagé pendant toute une vie et qui était aussi apte à illustrer les liens et les correspondances entre recherche historique et lutte politique en Italie dans la période qui va des années trente aux années soixante, et au-delà.

2 Dès la fin des années trente, en effet, sous le régime fasciste, la Révolution française constitua un terrain où s’exprimèrent des questions historiographiques et politiques nouvelles ; autour de la Révolution, les historiens italiens, qu’ils fussent d’observance fasciste ou d’inspiration libérale, nouèrent le dialogue avec la culture marxiste internationale. Comme l’écrit des années plus tard une des premières spécialistes de Buonarroti, Pia Onnis, « la Révolution française offrait la possibilité de cultiver un champ non défendu aux esprits libéraux – malgré la dérision officielle pour ses immortels principes ». Dans ce contexte, Buonarroti représentait une question ouverte

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dans l’interprétation du Risorgimento italien et faisait également fonction de symbole et de point d’ancrage pour les débats et les espoirs en vue d’une réaction antifasciste. Pendant toute la période dramatique et agitée qui va de la dissolution du fascisme à l’après-guerre, se confrontèrent avec la singulière figure de Buonarroti, révolutionnaire égalitaire et communiste, des historiens et des intellectuels de formation et d’inspiration très différentes, tels, entre autres, Cantimori, Manacorda, Saitta, et, plus proche de Venturi et Galante Garrone, Leo Valiani.

3 La rencontre de Venturi et de Galante Garrone avec Buonarroti se fit très tôt dans leur vie d’historiens. Venturi s’en occupe avant 1937, pendant l’exil de sa famille à Paris. En 1937 (année du centenaire de la mort de Buonarroti), il publie dans « Giustizia e libertà » deux articles, dans lesquels il esquisse le problème qui l’occupera pendant toute sa vie : le rapport entre les idéaux communautariste et égalitaire des Lumières et la Révolution qui les lègue, transformés, au socialisme du XIXe siècle. À cette même époque, Venturi entame une biographie de Buonarroti, insistant notamment sur la période de sa formation à Pise et ses liens avec la Corse. De son côté, Galante Garrone entreprend ses études sur Buonarroti dès 1931, dans le cadre d’un mémoire de maîtrise en Histoire du droit sur les révolutions de 1830-31 qu’il présente à l’Université de Turin avant d’entreprendre la carrière de magistrat (la seule pour laquelle le serment de fidélité au régime fasciste n’était pas requis) ; son optique est, et restera, la relation entre la Révolution et les différentes cultures politiques du Risorgimento italien. Comme l’écrit Albertone dans son introduction (p. 30-31), dans ces premières études comme dans les travaux ultérieurs, Venturi et Galante Garrone placent tous les deux Buonarroti entre les mêmes coordonnées – l’Italie et l’Europe, l’égalité et la liberté – mais leurs approches restent différentes. Venturi se focalise sur l’idée communiste au XVIIIe siècle et pendant la Révolution ; pour lui, le babouvisme incorpore toutes les aspirations communistes du siècle précédent et comprend le hiatus entre idéal et réalisation, qu’il laisse en héritage aux mouvements communistes successifs. Pour Galante Garrone, la Révolution française marque un saut qualitatif dans l’idée communiste et elle en représente non seulement un moment de rupture mais également le contexte de gestation du communisme moderne.

4 Une chose unira cependant toujours les deux historiens de Turin : le refus d’une interprétation marxiste de Buonarroti (et du communisme du premier XIXe siècle) dans les termes d’une tradition nationale d’avant-garde révolutionnaire comme elle se déclinera dès la guerre et tout de suite après, dans l’œuvre des historiens adhérant au Parti communiste. Cette ligne de pensée, dans laquelle se reflètent les principes du socialisme démocratique du Partito d’Azione, s’accentue en fait après la guerre et se mue en contraposition, face à l’appropriation définitive de Buonarroti par l’historiographie marxiste, principalement grâce aux travaux de Cantimori, Manacorda et Saitta. Le livre de Galante Garrone Filippo Buonarroti e i rivoluzionari dell’Ottocento (1828-1937) (1951) et l’essai de Venturi Jean Jaurès e altri storici della Rivoluzione France (Società, 1950, p. 734-747) marquent un point de crispation des positions, puis le colloque d’histoire du Risorgimento de 1953 – au cours duquel Venturi présenta sa célèbre communication sur La circolazione delle idee et Galante Garrone, de concert, une intervention sur L’emigrazione politica italiana durante il Risorgimento – la rupture et le début d’un âpre débat autour de la question du jacobinisme italien qui se développa dans les années 1950 et 1960, et qu’Albertone retrace avec finesse dans son introduction du point de vue de Turin.

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5 Des écrits inédits sont publiés dans le volume, et ils documentent principalement la manière dont les axes majeurs de l’interprétation de Buonarroti par Venturi et Galante Garrone se fixèrent précocement. Le lecteur y trouve notamment les deux premiers chapitres de la biographie de Buonarroti commencée par Venturi à Paris en 1937 et jamais terminée, et que Venturi confia ensuite à l’ami Alessandro ; on y remarque surtout l’attention portée par Venturi au jansénisme dans la Toscane de la fin du XVIIIe siècle et au mythe de la Corse, sur lequel il retournera à plusieurs reprises. On peut également lire la traduction de morceaux choisis de la Conspiration pour l’égalité dite de Babeuf (1828) que Galante Garrone prépara en 1942-1943 pour le Nuove Edizioni Ivrea mais que la guerre retarda et qui fut ensuite rendue caduque par la publication, en 1946, de la traduction par Manacorda chez Einaudi. La correspondance entre les deux amis de 1947 à 1985 constitue sans doute la partie la plus intéressante du recueil : elle témoigne de l’amitié et du travail commun des deux historiens, de leur échange fécond, de leur effort pour concerter une ligne d’action dans le débat historiographique comme dans la vie politique.

6 Les dernières lettres concernent la découverte, en 1985, d’une rare publication La riforma de l’Alcorano e le profezie dell’aggiornante, dell’illuminato e del vigilante profeta seich Mansur (1786), que Venturi attribua au jeune Buonarroti et qui réveilla la passion de deux historiens pour le révolutionnaire de Pise. En 1992, exactement cinquante ans après leur première rencontre à Turin pendant la guerre, Venturi et Galante Garrone publiaient ainsi leur premier ouvrage à quatre mains, La riforma dell’Alcorano, une édition avec introduction et commentaires de l’opuscule de Filippo Buonarroti.

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Christine PEYRARD (dir.), Minorités politiques en Révolution (1789-1799) Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, coll. Le temps de l’Histoire, 2007

Maxime Kaci

RÉFÉRENCE

Christine PEYRARD (dir.), Minorités politiques en Révolution (1789-1799), Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, coll. Le temps de l’Histoire, 2007, 208 p., ISBN 978-2-85399-675-4, 22 €.

1 Les onze contributions réunies dans cet ouvrage collectif se caractérisent, comme le souligne Christine Peyrard dès l’avant-propos, par une approche neuve, fondée sur une définition dynamique et proprement historique des minorités qui ne sauraient être envisagées comme des catégories intangibles ancrées dans une identité ethnique ou religieuse. L’objectif affiché est d’interroger la manière dont ont été perçues, vécues et analysées des minorités qui fluctuent au gré des contextes locaux, provinciaux ou parlementaires. Au cours de la décennie révolutionnaire caractérisée par des concurrences intenses et des affrontements politiques parfois violents, cette interrogation a pour intérêt majeur d’ouvrir une discussion large sur les représentations politiques et l’apprentissage de la démocratie. Les minorités sont alors définies quantitativement, mais également politiquement comme des groupes subalternes.

2 Dans cette perspective, le passage de la minorité à la majorité par l’accès au pouvoir constitue l’un des enjeux saillants de l’ouvrage. Ainsi, dans une analyse détaillée et particulièrement révélatrice des élections municipales à Aubagne en 1791 et 1792, Cyril Belmonte montre que si la procédure électorale ne pose pas de problème, le refus des résultats enclenche une dynamique de violence et de radicalisation politique. À ce titre, le changement de majorité constitue un moment fondateur. Nathalie Alzas, à partir de

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l’exemple des initiatives royalistes en l’an V dans l’Hérault, insiste sur les conséquences ambivalentes du recours à la violence qui vise, pour une minorité agissante, à s’affirmer comme majoritaire mais qui finalement s’avère contre-productive car il effraie la population. Cette ambivalence se retrouve à Lyon où la lutte acharnée entre groupes militants Blancs et Rouges en vue d’accéder et de conserver le pouvoir structure, selon Bruno Benoît, la vie politique locale durant une décennie. Cet affrontement suscite le rejet d’une majorité modérée d’habitants qui finit par soutenir Bonaparte.

3 Un deuxième apport de cet ouvrage relève de ce que l’on pourrait appeler l’imputation de minorité, c’est-à-dire, les efforts menés par des groupes restreints pour disqualifier, en paroles mais aussi en images (Michel Vovelle), leurs adversaires assimilés à des factieux ou encore à des anarchistes (Marc Deleplace). La pratique complémentaire consiste pour des minorités politiques agissantes à accroître leur légitimité en tentant d’incarner la volonté du plus grand nombre et la défense du Salut public. Des tentatives perceptibles tant dans le discours d’Hébert du 21 juillet 1793, reconstitué et analysé par Jacques Guilhaumou, que dans les débats parlementaires de l’an III comme le soulignent Françoise Brunel et Yannick Bosc.

4 À ces contributions sur les enjeux révolutionnaires français, Annie Jourdan offre un contrepoint suggestif à partir des législateurs atypiques de la Révolution batave en montrant combien l’étude des minorités est féconde et permet de comprendre l’émergence d’alternatives politiques originales. Toutefois si des groupes militants ou des ensembles plus larges, exclus de la citoyenneté active tels que les femmes (Martine Lapied), sont l’objet d’études détaillées qui en restituent la composition hétérogène et les modes d’action variés, des difficultés subsistent parfois à se départir des analyses binaires où la majorité rapidement évoquée tend à être assimilée à un bloc. Cet ouvrage n’en demeure pas moins précieux pour comprendre les dynamiques d’affrontements politiques et les stratégies d’acteurs minoritaires divers, il offre une contribution importante à la remise en cause des conclusions péremptoires et souvent désincarnées sur l’incapacité des révolutionnaires à penser le pluralisme.

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André GOUDEAU, Le Département de l’Eure sous le Directoire Rouen, PURH, 2012

Christine Le Bozec

RÉFÉRENCE

André GOUDEAU, Le Département de l’Eure sous le Directoire, Rouen, PURH, 2012, 366 p., ISBN 978-2-87775-538-2, 27 €.

1 Cet ouvrage est tiré de la thèse de doctorat qu’André Goudeau a soutenue en septembre 2009 à la faculté des Lettres de l’université de Rouen. L’auteur suit les évolutions, dresse le bilan des années 1795-1799 dans l’Eure tout en mettant en lumière les particularités du département au cours de cette période républicaine directoriale. Les archives ont été consultées de manière précise, méticuleuse et minutieuse. Il s’agit là d’une plongée magnifiquement documentée dans la vie directoriale euroise.

2 André Goudeau présente la situation de ce département très proche de Paris au lendemain du 9 Thermidor, divisé en un premier temps en six districts et en soixante- deux cantons. Très marqué par le fédéralisme de certaines autorités locales, considérées comme une macule, ce furent les sociétés populaires – dont la densité était une des plus fortes de France : le département en compta jusqu’à cent-huit en 1793/1794 – qui participèrent activement au rétablissement de l’ordre et parvinrent à faire triompher l’indivisibilité de la République. Les districts de Bernay et des Andelys s’illustrèrent tout particulièrement dans cette défense. Puis, après Thermidor, le représentant Bernier fut à l’origine d’une sévère épuration anti jacobine.

3 L’auteur précise à quel point la chouannerie a marqué ce département, que ce soit par des infiltrations discrètes ou par le poids d’une présence lourde. Il rappelle que ce phénomène glissa souvent rapidement vers une forme de brigandage qui niait son caractère de droit commun et revendiquait une spécificité politique pour des actes extrêmement violents. Il fallait donc maintenir l’ordre dans un département très

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marqué à droite et dont l’autorité centrale soupçonnait le royalisme masqué de nombre de responsables locaux ; elle dénonçait aussi leur bienveillance envers les éléments les plus réactionnaires. Dans ce cadre, André Goudeau souligne l’importance du rôle et celle de l’influence des deux « héros » eurois de la Révolution sur la vie départementale, il s’agit de celle des frères Lindet, Robert et Thomas.

4 L’Eure fut-elle en synchronie avec la vie nationale ? Ou bien révéla-t-elle des spécificités départementales ? Pour répondre à ces questions, l’auteur balaie l’ensemble des champs : politique, culturel, éducatif, économique – agricole, manufacturier et commercial –, administratif, judiciaire, religieux. Une étude très précise permet de mettre en lumière et des similitudes et des spécificités. Dans le domaine des analogies, concernant les nouvelles institutions, au début elles furent acceptées tant bien que mal. Il faut attendre le courant de l’an V pour que la situation rentre progressivement dans l’ordre et que la Constitution de l’an III semble admise ; défendue qu’elle était par le Bulletin de l’Eure publié par Touquet.

5 L’Eure a rencontré des difficultés semblables aux autres départements comme celle de pourvoir les postes administratifs et juridiques. Elle fut aussi très sollicitée pour participer au ravitaillement de Paris au cours des hivers de l’an III et de l’an IV. Nombre d’émeutes frumentaires éclatèrent et bien des convois furent empêchés ou pillés avant de pouvoir rejoindre la capitale. Dans le domaine éducatif et culturel, elle mit en place avec succès son École centrale à Evreux et tenta de « régénérer » le citoyen en encourageant la Théophilanthropie, en instaurant le culte décadaire et les fêtes civiques. Le département eut à faire face au renouveau catholique — après la démission de Thomas Lindet, l’Eure demeura sans évêque pendant cinq ans : Gratien de Rouen en faisait office. Comme partout sur le territoire de la République, la population fut rétive à l’organisation des municipalités de canton. Enfin, elle accepta d’emblée Brumaire, se rallia aisément au Consulat à l’exception de l’opposition des milieux néo jacobins qui, symbolisés, amplifiés et surreprésentés par l’action des deux frères Lindet, étaient peu nombreux – une quinzaine de cercles s’étaient constitués – et guère représentatifs. À l’instar de la France, le personnel politique, administratif et juridique constitua le vivier des futurs notables départementaux, voire pour certains nationaux.

6 André Goudeau a aussi relevé une série de spécificités, de caractéristiques propres au département. La proximité de l’Eure avec Paris a conduit les autorités à régulièrement exiger des efforts plus importants pour contribuer au ravitaillement de la capitale. Et contrairement au score national qui atteignait 96 %, seuls 78 % des électeurs eurois adoptèrent la Constitution de l’an III et 56,4 % rejetèrent les décrets alors qu’ils avaient été acceptés globalement par 65,22 % des suffrages ; ces deux résultats étant la conséquence d’une opposition d’origine royaliste touchant plus vivement le sud du département. Un très net décalage avec les chiffres nationaux fut enregistré lors du scrutin de l’an VII : contrairement au reste de la France, les électeurs de l’Eure, choisirent majoritairement des candidats gouvernementaux.

7 André Goudeau rappelle qu’en l’an IV, l’Eure fut classée parmi les 21 départements les plus à droite, que l’on annula les élections de l’an V après Fructidor et qu’en l’an VI les frères Lindet furent « floréalisés ». Puis l’auteur insiste sur le fait qu’il ne faut pas minimiser le poids des guerres chouannes qui ont beaucoup perturbé le fonctionnement du département. Enfin, dernière particularité, ce département figure sur la liste de ceux qui ont le plus changé de commissaires centraux puisque quatre

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d’entre eux – Crochon, Savary, Rever et Thomas Lindet – s’y succédèrent en moins de cinq ans.

8 Pour autant, qu’il s’agisse de traits communs ou de particularités, l’ouvrage d’André Goudeau montre à quel point, ici aussi dans l’Eure, le Directoire fut novateur et inventif, se révélant être un important laboratoire d’expériences dont le Consulat s’inspira largement dans tous les domaines. Mais que la Légende Noire qu’il diffusa abondamment dénigra tant ces quelques années qu’elle parvint à en minimiser, jusqu’à en effacer dans les mémoires la fécondité et la créativité.

9 (Une parenthèse rectificative pour corriger le tableau p. 52 : le décret du 16 mai 1791 interdisait à Merlin de Douai, comme à tous les Constituants, de siéger à la Législative)

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Jacques GRANDJONC, Communisme/ Kommunismus/Communism. Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo- babouvistes 1785-1842 Paris, Éditions des Malassis, 2013

Jean-Numa Ducange

RÉFÉRENCE

Jacques GRANDJONC, Communisme/Kommunismus/Communism. Origine et développement international de la terminologie communautaire prémarxiste des utopistes aux néo-babouvistes 1785-1842, Paris, Éditions des Malassis, 2013, 654 p., ISBN 978-2-84990-238-7, 32 €.

1 Il faut saluer l’initiative des Éditions des Malassis d’avoir réédité un ouvrage devenu presque introuvable, pourtant souvent cité et référencé. Il s’agit de Communisme/ Kommunismus/Communism de Jacques Grandjonc (1933-2000), publié à l’origine en 1989 par la Karl-Marx Haus de Trêves, lui-même tiré d’une thèse de doctorat soutenue en 1977. L’auteur était un grand germaniste, professeur à l’université d’Aix-en-Provence, un des meilleurs connaisseurs du milieu des émigrés allemands à Paris dans les années 1840 (« Vorwärts ! » Marx et les communistes allemands à Paris, Paris, Maspero 1974) et plus généralement de ceux qui fuirent la France et l’Allemagne pour des raisons politiques (Émigrés français en Allemagne – Émigrés allemands en France, 1685-1945, Paris, Goethe Institut, 1983). L’ouvrage réédité ici constitue son ouvrage le plus important ; il étudie, avec une érudition qui force l’admiration, les origines de la « terminologie communautaire prémarxiste », c’est-à-dire toutes les occurrences du mot

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« communisme », depuis ses premières apparitions ponctuelles à l’époque moderne (recouvrant des sens divers comme celui… d’habitant d’une commune !) jusqu’à sa systématisation et son sens politique contemporain au début des années 1840, quelques années avant le célèbre Manifeste du Parti communiste. Sont étudiés ici, parmi bien d’autres, les textes de Restif de la Bretonne – dont l’emploi du mot communisme fut décisif pour son sens contemporain – de Babeuf (qui ne l’évoque pas mais parle de « communauté des biens »), Pierre Leroux, Étienne Cabet, Victor Considérant… L’étude des occurrences du terme « communisme » – ou son absence chez certains auteurs – est d’autant plus intéressante que la fameuse division entre « socialisme » et « communisme », qui fait sens dans les années 1830-1840, va ensuite connaître une éclipse progressive, avant sa réapparition spectaculaire en 1919-1920 dans le contexte des lendemains de la Révolution russe.

2 Grandjonc mobilise une importante bibliographie en anglais, allemand et français sur le sujet, soulignant les croisements et emprunts entre ces trois langues pour ce qui concerne le vocabulaire du mouvement ouvrier naissant. À noter que la présente édition regroupe en un seul volume – support ainsi bien plus maniable – le texte de Grandjonc, les précieuses « pièces justificatives » en langue originale qui constituaient à l’origine un deuxième volume (sources souvent méconnues sur lesquelles l’historien appuie son propos) et enfin une abondante bibliographie, qui n’avait pas été publiée en 1989 puisqu’elle devait paraître dans un troisième volume demeuré inédit. Les éditeurs ont pu retrouver ce précieux instrument de travail, sans lequel il était très difficile de se référer dans le présent ouvrage. Il n’a malheureusement pas été possible de retrouver le lexique, qui devait aussi paraître initialement…

3 L’ouvrage est fort bien écrit, attachant par ailleurs grâce à ses allusions marquant l’époque de rédaction de la thèse (l’auteur évoque son enfance rurale et les restes d’esprit communautaire comme la critique du bureaucratisme stalinien, antinomique avec la définition originelle de communisme…). Il peut se lire d’une traite, comme servir de véritable dictionnaire, en raison d’un ensemble de chapitres et sous-chapitres distincts et clairement annoncés. À ce titre il demeure une référence, un travail exceptionnel n’ayant guère d’équivalent pour le thème considéré même si, depuis lors, nombre de travaux sur les socialismes et communismes de la première moitié du XIXe siècle permettraient d’affiner tel ou tel point.

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Annie CRÉPIN, Vers l’armée nationale. Les débuts de la conscription en Seine- et-Marne, 1798-1815 Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011

Philippe Catros

RÉFÉRENCE

Annie CRÉPIN, Vers l’armée nationale. Les débuts de la conscription en Seine-et-Marne, 1798-1815, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011, 427 p., ISBN 978-2-7535-1396-9, 22 €.

1 Les lecteurs d’Annie Crépin connaissent son attachement à la Seine-et-Marne, département sur lequel elle avait fait sa thèse de doctorat (Annie CRÉPIN, Levées d’hommes et esprit public en Seine-et-Marne de la Révolution à la fin de l’Empire, doctorat d’histoire sous la direction de Michel Vovelle soutenu à l’université de Paris-I Panthéon-Sorbonne, 1990) et sur lequel elle aime revenir. Dans Révolution et armée nouvelle en Seine-et-Marne (Annie CRÉPIN, Révolution et armée nouvelle en Seine-et-Marne (1791-1797), Paris, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 2008, 463 p.), elle nous avait montré comment les premières levées révolutionnaires s’y étaient déroulées. Dans son dernier ouvrage, elle poursuit cette monographie départementale en analysant comment la Seine-et-Marne a réagi à l’instauration de la conscription militaire à la fin du Directoire, puis à son développement durant l’époque napoléonienne.

2 L’ouvrage se divise en quatre parties chronologiques, elles-mêmes subdivisées en sous- parties chronologiques. La première traite de la mise en place de la loi Jourdan-Delbrel et des diverses levées d’hommes que le Directoire demande en 1798 et 1799. La deuxième partie englobe la période consulaire, caractérisée par des levées modiques mais aussi par la mise en place d’un système de recrutement de plus en plus

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perfectionné. Annie Crépin nomme la « belle époque » de la conscription en Seine-et- Marne la troisième partie qui va de 1806 à 1812, temps où la conscription impériale tourne à plein régime. « La conscription des années sombre », du retour de la campagne de Russie aux Cent-Jours, constituant l’ultime partie. Loi après loi, levée après levée, Annie Crépin étudie minutieusement, en exploitant notamment les abondantes sources archivistiques départementales, l’évolution du recrutement militaire et les réactions qu’il suscite en Seine-et-Marne.

3 Du recensement des conscrits à la mise en marche de ceux qui sont appelés sous les drapeaux, en passant par leur désignation et leur examen médical, force est de constater que la conscription imposa un gigantesque travail administratif. La loi de 1798 avait imaginé un système de mise en marche des conscrits qui pouvait être séduisant en théorie mais qui s’avéra impraticable : les conscrits de chaque classe devaient être incorporés en fonction de leur âge, les plus jeunes partant les premiers, indépendamment de leur lieu de domicile. Dès 1799, le Directoire dut recourir à des pratiques anciennes comme le tirage au sort. Les levées consulaires furent l’occasion d’instaurer, après moult tâtonnements, une procédure de recrutement efficace.

4 En analysant minutieusement, année après année, les lois et décrets qui ordonnent et organisent chaque levée, mais également la correspondance entre le ministère de la Guerre et la préfecture de Seine-et-Marne, et celle qu’entretiennent le préfet, les sous- préfets et les maires des communes de ce département, Annie Crépin montre comment une lourde et complexe machine administrative se met progressivement en place au début du XIXe siècle. Ce système, dans lequel le préfet est la cheville ouvrière, illustre à merveille le rôle crucial joué par la centralisation et l’étatisation du recrutement militaire dans le succès des levées impériales, du moins jusqu’à ce que la machine conscriptionnelle s’emballe au lendemain de la campagne de Russie.

5 Dans le cas du département de la Seine-et-Marne, cette machine est d’autant plus efficace que son fonctionnement est facilité par le bon « esprit public » de la population – pour plagier le vocabulaire administratif de l’époque. La Seine-et-Marne est en effet un département dans lequel la conscription est bien acceptée, comme l’avaient été les levées révolutionnaires en leur temps d’ailleurs. C’est un département modéré – plus que patriote – dans lequel les conscrits ne partent pas la fleur au fusil, mais où la résistance aux levées est sporadique. L’insoumission et la désertion relèvent davantage de choix individuels que d’une stratégie de résistance des communautés locales comme ce fut le cas dans d’autres départements – que l’on pense à ceux de l’Ouest ou à ceux du Massif Central par exemple.

6 Tous les conscrits de Seine-et-Marne n’acceptent pas pour autant leur sort, comme le montre l’ampleur du remplacement. Dans la plupart des cas, cette faculté ne doit pas seulement être perçue comme la volonté d’individus d’échapper au service militaire, mais plutôt comme une stratégie des familles – à condition qu’elles en aient les moyens bien entendu, mais certaines familles sont prêtes à s’endetter pour cela – afin de garder auprès d’elles des jeunes hommes qui leur sont indispensables par leur travail. Ajoutons de plus qu’en offrant la possibilité aux conscrits les plus réfractaires d’échapper au service militaire, le remplacement a sans doute permis de dégonfler toute tentative d’opposition collective, puisqu’on peut légitimement supposer que ces derniers auraient été les premiers à se soulever contre les levées d’hommes.

7 Mais l’acceptation de la conscription dans le département de la Seine-et-Marne s’explique surtout par la proximité de Paris et par le régime de grande exploitation

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agricole du Bassin parisien. Non seulement il n’existe pas de tradition de résistance au pouvoir parisien comme dans beaucoup de régions périphériques mais, dans cette région de grande culture céréalière qui emploie une main-d’œuvre salariée, les conscrits sont de fait moins indispensables au maintien de l’activité agricole que dans une région de petites exploitations familiales comme dans le bocage de l’Ouest ou les régions de montagne.

8 La quasi-totalité des monographies relatives à la conscription portent sur des départements ou des régions hostiles à ce mode de recrutement militaire, voire à toute forme de recrutement militaire. C’est justement dans le fait d’avoir étudié le déroulement de la conscription dans un département qui l’a acceptée que réside l’intérêt de l’ouvrage d’Annie Crépin. Car, à trop insister sur les résistances et les oppositions que la conscription napoléonienne a soulevées, on en oublierait qu’elle a permis à l’empereur de lever plus de deux millions d’hommes, et ce, grâce à un système de recrutement innovant et très perfectionné pour l’époque. Le fait que celui-ci demeure en vigueur durant tout le XIXe siècle n’est-il pas la meilleure preuve de sa réussite ?

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Gabriel GALICE et Christophe MIQUEU, Penser la République, la guerre et la paix, sur les traces de Jean-Jacques Rousseau Paris, Slatkine, 2012

Marc Belissa

RÉFÉRENCE

Gabriel GALICE et Christophe MIQUEU, Penser la République, la guerre et la paix, sur les traces de Jean-Jacques Rousseau, Paris, Slatkine, 2012, ISBN 978-2-05-102155-5, 26,50 €.

1 Conçu dans le cadre de l’année Rousseau, ce petit ouvrage (143 pages sans les annexes), signé d’un économiste et politologue (Gabriel Galice) et d’un spécialiste de la philosophie de l’époque moderne (Christophe Miqueu), est davantage destiné aux « rousseauphiles » qu’aux « rousseaulogues » (pour reprendre les expressions des deux auteurs), aux citoyens en général qu’aux seuls universitaires et spécialistes. Il s’intéresse aux liens entre les conceptions de la République, de la guerre et de la paix chez le citoyen de Genève. C’est donc le Rousseau « pacifiste républicain » qui en est l’objet. Le livre s’appuie notamment sur les principaux textes de Rousseau sur la guerre et la paix tels qu’ils ont été récemment revus et réédités par Blaise Bachofen et Céline Spector (voir mon compte rendu dans les AHRF, 2009/4, n° 358, p. 190-191). L’approche des deux auteurs est volontairement axée sur l’actualité politique des réflexions et des « paradoxes » de Rousseau appliqués au monde actuel. Il ne s’agit donc pas d’un ouvrage « d’histoire des idées » cherchant à contextualiser finement les écrits de Rousseau mais bien d’une série de réflexions « à hauteur d’homme et de citoyen » comme l’écrivent les auteurs — sur la présence de sa pensée dans les débats actuels au sujet du sens de la République et de l’état social comme état de guerre. Les deux auteurs réfléchissent à la prégnance des remèdes civiques proposés par le citoyen de Genève

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face à la crise économique et politique actuelle. La structure du livre n’est donc pas chronologique. Chaque chapitre est conçu comme un « chemin » que l’on pourra lire dans l’ordre que l’on choisira. Les grands thèmes ou « chemins » sont ceux de la lutte contre les inégalités et la domination économique et politique, de la guerre, des liens civiques républicains, de la société civile des nations et des emplois politiques actuels de Rousseau. Le texte proprement dit est suivi d’une quarantaine de pages d’annexes qui forme une sorte de lexique des principales occurrences des termes et concepts attachés à la guerre, la paix, à la nation et à la patrie chez le philosophe. La lecture de l’ouvrage est agréable et les allers et retour entre le temps de Rousseau et le nôtre sont féconds en réflexion et interprétations, sans qu’à aucun moment les deux auteurs ne se perdent dans l’anachronisme ni dans les pièges de la transposition mécanique d’une période à une autre. En conclusion, on recommandera vivement cette lecture à tous ceux qui veulent approfondir les implications contemporaines de la pensée de Rousseau et qui se veulent autant hommes pensants que citoyens.

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NAPOLÉON, De la Guerre présenté et annoté par Bruno COLSON, Paris, Perrin, 2011

Annie Crépin

RÉFÉRENCE

NAPOLÉON, De la Guerre, présenté et annoté par Bruno COLSON, Paris, Perrin, 2011, 539 p., ISBN 978-2-262-03630-0, 26 €.

1 Contrairement à d’autres grands hommes de guerre, Napoléon n’a jamais écrit d’ouvrage suivi sur l’art de la guerre, bien qu’il en ait eu le dessein, ni tiré de son expérience un livre global de réflexions. Pourtant, au fil de sa correspondance, de ses proclamations, de ses décrets, de ses ultimes écrits de Sainte-Hélène, il livre sa pensée de façon plus ou moins approfondie à travers quantité de remarques et d’aphorismes. Au cours du XIXe siècle certains auteurs ont voulu en tirer des maximes. Ils ont publié des recueils de valeur inégale, d’autant plus qu’ils ajoutent quelquefois des pensées de leur cru aux réflexions de Napoléon ! Aussi le présent ouvrage dû aux soins de Bruno Colson est-il particulièrement précieux et bienvenu car l’historien a repris cette entreprise de façon systématique et critique au sens historiographique du terme.

2 C’est un florilège presque exhaustif qu’il offre dans ce livre de plus de 500 pages. La grande difficulté était de structurer cette masse de paroles, de notations, de remarques selon une présentation logique, la rendre intelligible et donner des repères aux historiens pour stimuler leurs nouvelles recherches, sans dissimuler la complexité de la pensée de Napoléon ni ses contradictions. Aussi Bruno Colson a-t-il délibérément choisi de classer les citations de Napoléon suivant l’ordre des livres et des chapitres de Vom Kriege (De la Guerre), le traité de Clausewitz. Il calque les grandes divisions de son ouvrage sur celles de Clausewitz et reprend les titres de ses livres et de ses chapitres. Il place à l’intérieur de ceux-ci les citations de Napoléon, en les confrontant à ce que dit le théoricien prussien sur le même sujet. Il prend également en compte le traité de tactique qui devait représenter la suite de Vom Kriege et qui n’existe qu’à l’état d’ébauche.

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3 Dans l’introduction il justifie longuement ce parti pris : d’abord, la réflexion de Clausewitz est née des guerres napoléoniennes (on pourrait d’ailleurs dire que c’est l’histoire militaire en général qui est née avec l’étude de ces guerres). Clausewitz a participé en personne à quatre des campagnes de l’empereur. En second lieu, la pensée de Napoléon ne porte pas seulement sur l’art de la guerre ni sur la stratégie mais aussi sur la nature du phénomène guerrier, c’est également le cas de celle de Clausewitz qui ne rédige pas un « livre de recettes pour succès militaires » mais, en pédagogue, veut provoquer le désir de comprendre. « Il nous donne des lignes directrices pour conduire notre propre analyse critique » (p. 14). En effet, Bruno Colson ne souhaite pas réduire la pensée de Napoléon à un catalogue, encore moins à un système dogmatique que l’empereur n’aurait fait qu’appliquer lors de ses campagnes, ce serait tomber dans le mythe, comme certains auteurs des recueils précités. Aussi souhaite-t-il se concentrer sur les considérations théoriques ou générales sur la guerre et éviter, sauf exception, de narrer les campagnes napoléoniennes. Certes, l’historien montre aussi les limites de son entreprise, certains sujets ont peu intéressé Clausewitz mais bien davantage Napoléon : Bruno Colson a donc ajouté des catégories mais toujours en les intégrant au plan général du livre de Clausewitz.

4 Même avec le souci d’être exhaustif, il fallait nécessairement procéder à un choix. Cela pose le problème des sources dans lesquelles a puisé l’auteur. L’historien se livre donc dans l’introduction à une critique approfondie et méthodique de ces sources qui n’ont pas toujours été publiées avec la rigueur nécessaire.

5 L’ouvrage comporte huit livres dont les quatre premiers sont consacrés au fait guerrier sous toutes ses facettes, les quatre suivants étant plus techniques sans que la distinction soit toujours aussi tranchée, notamment dans le dernier livre. Dans le premier, intitulé « La nature de la guerre », Bruno Colson insiste sur les similitudes entre Napoléon et Clausewitz quand ils disent ce qu’est pour eux la guerre. Elle est une affaire de vie et de mort, bien qu’il y ait des degrés dans la violence qu’elle met en jeu, et bien que l’empereur se montre soucieux — davantage que le théoricien — des rapports entre la guerre et le droit ; Bruno Colson rappelle avec pertinence qu’il est issu d’une lignée d’avocats toscans et corses, fils de juriste, et qu’il est imprégné de culture latine. Toutefois, on se montrera davantage dubitatif que lui à propos de la sensibilité de Napoléon, même si l’auteur note qu’on doit à l’empereur parmi les plus belles lettres de condoléances jamais écrites et nous en offre de très larges extraits. On pourrait cependant opposer d’autres citations allant dans le sens contraire et, d’ailleurs, l’auteur le fait ultérieurement. Enfin Bruno Colson intervient dans une controverse très actuelle en insistant sur le fait que les guerres napoléoniennes ne furent pas des guerres totales, même si elles les annoncent, en s’appuyant sur les remarques de Napoléon lui-même, encore marqué par la guerre réglée du temps des Lumières. Tout un chapitre du livre I est consacré au génie guerrier. Il y a de très beaux passages sur l’intrusion du hasard dans la guerre et des commentaires non moins remarquables de Bruno Colson à ce propos. Le propre du génie guerrier est de savoir en tenir compte ; génie qui n’est pas simple improvisation mais « intuition de l’expert, une sorte de sixième sens basé non sur des rêves visionnaires mais sur l’étude du passé et des connaissances solides » (p. 56).

6 La souplesse de la pensée napoléonienne, l’auteur la démontre dans le livre II « La théorie de la guerre ». Il note que, tout en ayant quelques principes de base sur lesquels il faisait reposer sa méthode d’action, l’empereur était parfaitement conscient qu’il

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n’existe pas de lien mécanique entre les lois que l’on peut dégager de l’étude des batailles, de ce qu’ont dit et écrit les grands hommes de guerre qu’il lisait dès sa jeunesse, et leur réussite sur le terrain. À la guerre tout est relatif. Au passage, Bruno Colson minimise l’influence qu’aurait eu Guibert sur Napoléon précisément parce que celui-ci aurait trouvé le premier trop théoricien. De même, s’il appréciait Jomini, c’était en tant qu’historien et non en tant que théoricien. Tout comme lui, Clausewitz rejetait les doctrines prescriptives, bien qu’il rigidifie parfois les idées de son « modèle ». Autre intérêt de ce livre II, l’historien insiste sur le fait que l’apport essentiel de Napoléon est à la fois de distinguer des niveaux stratégiques, opératiques, tactiques (même s’il n’emploie pas ces termes ou alors tardivement dans le cas du mot stratégie) et de montrer leur enchaînement inéluctable.

7 Le livre III « De la stratégie en général » est consacré aux forces combattantes, plus précisément aux motivations qui les animent et à l’entretien de ces motivations par le chef qui les commande. « Tout est opinion à la guerre » dit un jour Napoléon et il sut utiliser de main de maître et en la pliant à ses desseins personnels l’armée de conscription issue de la Révolution et par conséquent puissamment motivée par l’égalité. Bien mieux, en réintroduisant le sentiment traditionnel de l’honneur dans une armée de patriotes, il est à l’origine de l’armée nationale contemporaine, selon Bruno Colson qui reprend ici Clausewitz. On pourrait dire cependant qu’il n’a fait que continuer un courant déjà largement amorcé sous la Révolution qui a démocratisé l’honneur. De même les armées de la Révolution ne l’ont pas emporté seulement par leur supériorité numérique, elles apprirent à manœuvrer bien avant les armées napoléoniennes, quoi qu’on ait dit Napoléon dont il aurait fallu se démarquer davantage sur ce point, encore que dans le livre suivant l’auteur reconnaît que l’infanterie française a, bien davantage que ses adversaires, la capacité de passer de l’ordre profond à l’ordre mince et vice-versa, et qu’elle doit cette souplesse à la synthèse qu’elle a faite très tôt des réflexions de l’Ancien Régime et des expériences de la Révolution.

8 Le livre IV « Le combat » concerne en fait la tactique et c’est ici que Bruno Colson opère le plus de rapprochements avec le traité de tactique de Clausewitz, juste ébauché puisqu’un seul chapitre est entièrement rédigé. L’historien insiste avec justesse sur le fait qu’avant Napoléon il existait une stricte distinction entre le niveau stratégique et le niveau tactique alors que l’apport de l’empereur est d’avoir créé un continuum entre les deux, et, bien plus, d’être parvenu à dégager une zone intermédiaire qui est celle du niveau opératif (ou opérationnel). « En termes plus simples, il livrait bataille en ne cessant d’envisager l’ensemble de la campagne. » (p. 244).

9 Les livres suivants, « Les forces militaires », « La défense » et « L’attaque » entrent davantage dans le détail. Sans jamais cesser cependant de s’ouvrir à des considérations plus vastes et à de plus larges horizons : ainsi, à propos de l’armement du peuple et des levées en masse envers lesquelles il se montre fort critique tout en ne les confondant pas avec l’armée nationale de conscription. De même il est à l’origine d’une « école française » de la contre-insurrection. Le dernier livre, « Le plan de guerre », revient sur la guerre dans son ensemble et par conséquent reprend certaines idées du livre I.

10 L’ouvrage s’achève par une conclusion pénétrante dans laquelle Bruno Colson se livre à une « critique de la critique » notamment celle de John Lynn qui estime que Napoléon n’aurait rien à nous apprendre sur le plan militaire. Bruno Colson juge qu’il réduit trop Napoléon à l’état de bénéficiaire des acquis de la Révolution. Mais, en précisant que,

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selon lui, Lynn confond le niveau stratégique et le niveau opérationnel, il reconnaît que le « dieu de la guerre » (dixit Clausewitz) est un des plus grands dans l’art opératif, beaucoup moins sur le plan stratégique dans la mesure où celui-ci est la traduction de la politique extérieure, et que les conquêtes de Napoléon n’ont pas été durables contrairement à celles de Louis XIV. Au fond cette personnalité exceptionnelle est plutôt le « dieu des batailles ».

11 Bruno Colson tient la gageure d’offrir au lecteur quasiment toutes les facettes de la pensée de Napoléon sans se départir de la distance critique envers celle-ci et en évitant ainsi que les pépites qu’il met en lumière soient transformées en sentences, voire en dogmes. En même temps, il donne une relecture critique de Clausewitz trop souvent réduit lui aussi à des formules toutes faites.

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Vie de la société

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Appel à candidatures pour le renouvellement triennal de la moitié des membres du conseil d’administration de la Société des études robespierristes

Serge Aberdam

En application des statuts de notre Société (Titre II, article 5), ses membres auront, en mars 2014, à élire la moitié des membres du Conseil d’administration pour remplacer ceux qui arrivent au bout de leur mandat de six ans. Ces membres renouvelables sont : Marc Belissa, Michel Biard, Annie Crépin, Pascal Dupuy, Bernard Gainot, Anne Jollet, Matthias Middell, Jean-Paul Rothiot, Pierre Serna, Cyril Triolaire, mais aussi Gaid Andro et Paul Chopelin qui ont respectivement remplacé Martine Lapied et Julien Louvrier, démissionnaires en cours de mandat. Il conviendra également d’élire les remplaçants de Jean-Luc Chappey et de Jean-Pierre Jessenne qui viennent de renoncer à terminer leur mandat. Ce seront donc quatorze membres qui seront à élire en mars. Tous les membres de la Société à jour de leurs cotisations sont éligibles. Les sociétaires qui désirent se porter candidat doivent impérativement le faire auprès du secrétaire général de la SER, par mail ([email protected]) ou par courrier, SER, 17 rue de la Sorbonne, 75231 Paris cedex 05, avant le 15 janvier 2014, le cachet de la poste faisant foi. Le Conseil d’administration du samedi 18 janvier clôturera la liste des candidats et nommera une commission électorale. Chacun des candidats est invité à faire passer avant le 30 janvier une notice de présentation, sous une forme brève de 1000 signes maximum. L’envoi de cette notice est impérativement nécessaire. Le matériel de vote parviendra par courrier à tous les membres courant février. Le vote pourra avoir lieu par correspondance, ou bien directement lors de l’Assemblée générale annuelle qui se tiendra dans l’après-midi du samedi 15 mars 2014. Les candidatures sont reçues jusqu’au 10 janvier 2014, le cachet de la poste faisant foi.

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Le secrétaire, votre égal en droit, Serge Aberdam

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