ŒUVRES COMPLÈTES

TOME XVII CORRESPONDANCE À DIVERS ★★★

LE PRÉSENT VOLUME A ÉTÉ ÉTABLI SOUS LA DIRECTION DE FRANÇOISE MÉLONIO PAR FRANÇOISE MÉLONIO ET ANNE VIBERT ET SOUMIS POUR CONTRÔLE ET APPROBATION À GUY BERGER, JEAN-CLAUDE CASANOVA ET BERNARD DEGOUT

GALLIMARD correspondance à d i v e r s

x v i i A A A œuvres, papiers et correspondances d’alexis de tocqueville

Cette édition est dirigée par la Commission nationale pour la publication des œuvres d’Alexis de Tocqueville.

Jean-Claude CASANOVA, président Seymour DRESCHER Ran HALÉVI Michael HERETH David LEE Françoise MÉLONIO, secrétaire scientifique Eduardo NOLLA James SCHLEIFER Stéphanie de TOCQUEVILLE Madame la Présidente de la Bibliothèque nationale de France Madame la Directrice des Archives de France Monsieur le Directeur des Archives diplomatiques Monsieur le Président du CNRS ALEXIS DE TOCQUEVILLE ŒUVRES COMPLÈTES

TOME XVII CORRESPONDANCE À DIVERS

A A A

le présent volume a été établi sous la direction de françoise mélonio

par françoise mélonio et anne vibert

et soumis pour contrôle et approbation à guy berger, jean-claude casanova et bernard degout

GALLIMARD © Éditions Gallimard, 2021. sigles et abréviations

AT Archives Tocqueville. DA Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, dans Œuvres, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1992. Édition Beaumont Œuvres complètes d’Alexis de Tocqueville, publiées par Madame de Tocqueville, éd. Gustave de Beaumont, 9 vol., , 1864‑1866. Édition « Quarto » Tocqueville, Lettres choisies. Souvenirs, Gallimard, « Quarto », 2003. OC Œuvres, Papiers et Correspondances d’Alexis de Tocqueville, Gallimard, 1951.

le renoncement à la vie publique et le retour à l’écriture : vers l’ancien régime et la révolution (janvier 1852 – juin 1856)

introduction

Au lendemain du coup d’État s’ouvre une période difficile pour Tocqueville. Il est très vite libéré, le 4 décembre, en même temps que la plupart des autres députés, également arrêtés pour s’être opposés au coup d’État (on trouvera ici sa lettre au préfet de police Maupas dans laquelle il refuse sa mise en liberté anticipée et demande à être traité comme ses collègues). Mais il se retrouve témoin impuissant des violences du nouveau pouvoir : arrestations, proscriptions, sur- veillance policière et restriction de toutes les libertés le plongent dans la tristesse, le découragement, voire la mélancolie. Dans les lettres qu’il envoie régulièrement à Lamoricière, désormais proscrit et exilé en Belgique, il commente la situation politique, il guette les fautes du président et les réactions de l’opinion publique, y cherchant la preuve qu’elle « n’est pas encore tout à fait morte » et espérant, sans vraiment y croire, que le régime ne durera pas. Mais il doit faire le constat amer que ni les décrets de proscription, ni la confiscation des biens de la maison d’Orléans, ni le décret sur l’obligation du serment de fidélité au chef de l’État ne font réagir l’opinion au-delà de Paris. Les provinces restent favorables à Louis-Napoléon Bonaparte. Pour Rémusat, également proscrit et en exil à Londres, il brosse en mars le tableau d’un pays où les paysans se satisfont du nouvel ordre des choses et où la bourgeoisie, quoique mécontente, reste inerte. Chez elle comme dans l’ancienne noblesse, la peur des socialistes l’em- porte sur celle du gouvernement. La France est lasse « de la liberté, de la publicité, des droits politiques » ; « rien ne remue plus ». Si Tocqueville se montre favorable à la réconciliation des Bourbons et des Orléans, c’est qu’il la croit utile au rétablissement, à terme, de la liberté constitutionnelle. Sa lucidité lui fait bien percevoir les faiblesses du nouveau régime et ses points de vulnérabilité : l’ab- sence de soutien dans les classes éclairées de la société, la nécessité de prendre appui sur l’armée, qui conduira le nouveau César « à la chute ou à la guerre », et surtout le maintien du suffrage universel 12 introduction pour l’élection du Corps législatif, « la portion la plus défectueuse du nouvel ordre de choses », car les députés sont, pour l’heure, tel « un prince du sang, auquel on fait nettoyer les pots de chambre » (à Lamoricière, 6 avril 1852). Mais pour le moment, « le système réussit », et, comme il l’écrit le 18 avril à Lanjuinais, parti en voyage en Italie, la seule marche à suivre « est de rester absolument étranger à la politique et de cher- cher ailleurs un aliment à l’activité de notre esprit ». Non seulement il n’est pas question pour lui de participer aux élections du Corps législatif, contrairement à son frère Édouard, mais il démissionne de la présidence du conseil général de la Manche, à laquelle il a été réélu le 25 mars, et ne se présentera pas aux élections cantonales des 31 juillet et 1er août. Face au dégoût que lui inspire le nouveau régime, il a très vite — quinze jours après le 2 Décembre — cherché dans un projet de livre sur l’Empire cet aliment intellectuel dont il a besoin et qui seul peut lui faire oublier la politique. Il cesse de lire les journaux, fuit même les salons et vit entre son domicile et la Bibliothèque nationale. En juin il quitte Paris pour Tocqueville afin de trouver la sérénité nécessaire au travail intellectuel. De juillet à septembre, il rédige deux chapitres sur la fin du Directoire et le coup d’État du 18 Brumaire, parties d’un futur livre dont le projet n’est pas encore très clairement dessiné dans son esprit. Mais l’écriture de l’histoire ne suffit pas à alléger le « poids des tristes pensées ». Il compte sur ses amis pour en partager le fardeau, et le sortir de l’isolement et du silence : « D’où peut venir main- tenant le son qui nous éveille ? » écrit-il à Freslon le 28 juin. Et il poursuit : « Je fais moi-même comme tout le monde, je sommeille. Je me permets seulement de rêver ; encore est-ce au temps passé plutôt qu’au présent. Dans le présent, je ne m’intéresse qu’à mes amis. » Revient plusieurs fois dans les lettres de cet été 1852 la comparaison avec les Juifs du Moyen Âge qui « se sentaient étrangers partout, quelque part qu’ils allassent, sectateurs obstinés d’une religion à laquelle on ne croyait plus et espérant encore dans un Messie que personne autour d’eux n’attendait » et que leur isolement « ren- dait plus chers les uns aux autres » (16 juin 1852). Ces amis qui lui sont chers, dont il demande des nouvelles et dont il attend les visites, ce sont ici, outre Beaumont et Corcelle, Lanjuinais, Rivet, Vivien, Dufaure et Freslon. Tous ont refusé de faire allégeance au nouveau régime et se retrouvent, de fait, éloignés de la politique. Lanjuinais voyage ; Dufaure et Freslon vont reprendre leur métier d’avocat ; Rivet, suspendu de son poste de conseiller d’État depuis le 2 Décembre, devient président du conseil d’administration de la Compagnie du chemin de fer de l’Ouest ; Vivien a démissionné du Conseil d’État et finit par toucher une indemnité qui lui permet de ne pas tomber dans la gêne. Quand il ne reçoit pas ses amis en le renoncement à la vie publique 13 

Normandie ou, à partir de juin 1853, à Saint-Cyr-lès-Tours, quand il ne les voit pas à Paris, Tocqueville converse avec eux par lettres et demande aux uns des nouvelles des autres quand elles tardent à lui parvenir. C’est qu’il a besoin de partager les pensées qui l’oppressent et que « leur amitié à tous est le meilleur bien qu’[il] ai[t] trouvé dans la vie publique » (13 janvier 1854).

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Le retour à Paris en octobre 1852 va permettre à Tocqueville de retrouver le cercle de ses amis. Mais il tombe d’abord grave- ment malade : atteint d’une pleurésie, il doit rester alité jusqu’en décembre et la convalescence est lente. Marie est également souf- frante et ce n’est qu’à partir de mars que Tocqueville évoque dans ses lettres le rétablissement de leur santé. Il se remet alors au travail, s’intéressant désormais à l’Ancien Régime, et fréquente assidûment les archives de l’Hôtel de Ville et la Bibliothèque nationale. C’est aussi en mars qu’il fait le projet d’aller passer l’été et l’hiver dans la vallée de la Loire pour améliorer sa santé et celle de sa femme. Il s’en ouvre à Beaumont qui part pour lui en quête d’une maison. Ce sera la villa Les Trésorières à Saint-Cyr-lès-Tours, où il s’installe le 1er juin 1853 et où il demeurera jusqu’en mai 1854, avant son départ pour l’Allemagne. S’ouvre alors pour lui une période qu’il qualifie lui-même à plusieurs reprises de « vie de bénédictin », « vie mono- tone, mais fort studieuse et très douce » (2 juillet 1853), qu’il partage entre les archives départementales de Tours, où il se rend chaque jour pour dépouiller les dossiers de l’ancienne généralité, assisté par l’archiviste Charles de Grandmaison, les lectures pour compléter ses recherches et l’étude de l’allemand, dans la perspective du voyage qu’il projette. Au fur et à mesure qu’il progresse dans sa connais- sance de l’organisation administrative de l’Ancien Régime et qu’il y découvre « que la Révolution a été bien loin de faire tout le bien et tout le mal qu’on dit et qu’elle a encore plus remué la société qu’elle ne l’a changée », son projet d’ouvrage s’élargit et se précise tout à la fois, prenant suffisamment corps pour que les attaques de la mélancolie se raréfient. Début novembre, alors qu’il annonce son intention de se mettre à l’écriture, c’est sur le livre que se portent alors ses inquiétudes, comme il le confie à Freslon, devenu un interlocuteur intellectuel privilégié pour ses connaissances historiques et ses conseils de lec- ture : « Que ferai-je si j’apercevais que j’ai pris des inspirations vagues pour des idées précises, des notions vraies mais communes pour des pensées originales et neuves ? J’ai tellement arrangé ma vie que si j’échouais dans cette tentative, je ne saurais que faire, car vivre pour vivre ne m’a jamais été possible. » Début décembre, il rédige deux chapitres, ébauches du premier livre de L’Ancien Régime et la Révolu‑ 14 introduction tion, et poursuit de janvier à mai 1854 le travail d’élaboration de la première partie, « celle qui définit et annonce la Révolution et ses causes », ce qui lui permet d’écrire à Ampère, le 20 mai, qu’il a « au moins un demi-volume presque fini », avec tous les chapitres « bâtis » et qu’il lui faudra encore au moins deux mois de travail « pour que l’ouvrage soit présentable et puisse être lu ». Dans sa retraite de Saint-Cyr-lès-Tours, Tocqueville se tient réso- lument éloigné de l’actualité politique, comme dans un « caveau muré ». Il a renoncé à lire les journaux français, muselés par la censure et réduits à se chamailler entre eux. Il s’informe en lisant le Times et la Kölnische Zeitung, à laquelle il s’est abonné conjointe- ment à Beaumont. Toutes les nouvelles qui concernent la remise en cause des libertés l’affectent douloureusement, tel l’arrêt de la Cour de cassation rendu le 21 novembre 1853, qui reconnaît au préfet de police le droit de saisir et ouvrir les lettres, ou encore la suspension le 5 mars 1854 de L’Assemblée nationale, journal dirigé par un comité d’anciens ministres de la monarchie de Juillet, dont Guizot. Mais le sujet qu’il suit plus particulièrement pendant toute cette période et pour lequel il manifeste un intérêt constant est ce qui s’appelle alors l’« affaire d’Orient » et deviendra la guerre de Cri- mée. L’affaire d’Orient naît de la volonté expansionniste du tsar Nicolas Ier aux dépens de l’Empire ottoman, laquelle s’était déjà manifestée dans un premier conflit en 1828‑1829, et que la France et l’Angleterre s’efforçaient de limiter. Le prétexte est cette fois le règlement de la querelle entre catholiques et orthodoxes à propos de la garde des lieux saints. Le 5 mai, l’envoyé du tsar à Constantinople, Menchikov, avait réclamé sous forme d’ultimatum à la Sublime Porte le protectorat des chrétiens orthodoxes de l’Empire ottoman ; le refus du sultan avait alors provoqué la rupture des relations diplo- matiques entre les deux pays. Le 31 mai, le tsar menaçait d’envahir les principautés danubiennes et le 2 juin, l’Angleterre et la France, qui avaient conclu une entente destinée à soutenir l’Empire otto- man, avaient décidé d’envoyer leurs escadres dans les Dardanelles. Le 3 juillet, les troupes russes pénétraient dans les provinces danu- biennes de Moldavie et Valachie. L’Angleterre, la France, l’Autriche et la Prusse mènent alors une politique d’apaisement. L’échec de la conférence de Vienne en juillet et celle de la médiation autri- chienne allaient conduire à la guerre entre la Russie et l’Empire ottoman en octobre, puis, après l’échec de nouveaux pourparlers de paix, à l’entrée en guerre de la France et de l’Angleterre en mars 1854. Jusqu’en novembre 1853, Tocqueville ne croit pas que Louis-Napoléon Bonaparte ira jusqu’à la guerre pour faire plier la Russie, non plus d’ailleurs que les autres nations européennes, tant l’opinion en France est attachée à la paix ; le 19 novembre, il juge encore improbable une guerre générale. Non seulement il estime que le neveu est incapable de « continuer l’oncle au-dehors » et que le renoncement à la vie publique 15  la France ne sortira « pas de là d’une manière napoléonienne », mais plus profondément, il pense que la France préfère le « repos sous un maître » au « goût de la gloire ». Lorsque, fin janvier 1854, l’engagement de la France dans le conflit devient certain, la question qui se pose alors pour lui et ses amis est celle de l’attitude à adopter. À Barrot, à Dufaure, il prône le silence et l’attente : ce n’est que si l’indépendance nationale était menacée qu’il faudrait soutenir sans doute l’effort de guerre, mais jusque-là il n’y a aucune raison de mettre de côté tout ce qui les oppose au gouvernement. La correspondance, ensuite, se fera l’écho du déroulement du conflit (bataille de l’Alma, le 19 septembre 1854, puis siège de Sébastopol), que le couple Tocqueville suit du côté français et anglais, à travers la lecture du Times, et à propos duquel Tocqueville échange également avec Senior après les pertes impor- tantes subies par l’armée anglaise (le 15 février 1855). Tocqueville rend compte également de la manière dont la guerre est perçue, en Touraine d’abord, où elle est très impopulaire notamment auprès des paysans qui ne perçoivent pas « le grand côté de la question » — ce d’autant que le gouvernement est incapable de le leur faire comprendre, faute d’« une presse libre et [d’]une tribune retentis- sante ». En 1855, lorsqu’il sera revenu à Tocqueville, et alors que la guerre « devient chaque jour plus sanglante et moins efficace », c’est encore l’absence de sentiments élevés qu’il blâme dans une population normande « qui se console si aisément de la perte de ses enfants en vendant cher ses bœufs ».

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Avec le voyage en Allemagne, projeté de longue date et préparé par l’étude de l’allemand, s’ouvre pour Tocqueville une nouvelle période de recherches. La mort de Vivien le 7 juin 1854, apprise au moment de son départ, puis la visite aux généraux Bedeau et Lamo- ricière exilés en Belgique lui causent un violent accès de spleen ; mais l’installation à Bonn à partir du 19 juin, où il mène avec sa femme une paisible vie provinciale, le plaisir de la découverte d’un pays nouveau et les études dans lesquelles il se plonge lui font vite trouver de l’agrément à ce séjour allemand. C’est encore à Freslon qu’il expose le projet intellectuel d’un inventaire des ressemblances et des différences entre l’Ancien Régime français et l’Ancien Régime germanique qui permettra de se faire une idée claire de chacun. Si l’étude du passé lui offre la satisfaction intellectuelle de voir ses hypothèses confirmées, le présent, en revanche, est source de consi- dérations mélancoliques. En Allemagne, des symptômes semblent annoncer une reviviscence prochaine de la cause libérale, mais il doute qu’elle puisse triompher durablement. Il retrouve outre-Rhin une copie de l’état politique et social de la France : « Une société 16 introduction qui a perdu toute habitude de se gouverner elle-même, le pouvoir central, fourré partout dans les détails de la vie individuelle, le besoin des places universelles, la vie publique sans puissance et sans organe. » Néanmoins, il a le sentiment d’avoir besoin de plus de temps pour comprendre véritablement l’état présent de l’Allemagne et c’est à regret qu’il doit renoncer à poursuivre le voyage prévu vers Berlin en raison de la santé de Marie qui souffre d’un rhumatisme au bras. Le couple séjourne un mois dans la station thermale de Wildbad, dans le nord de la Forêt-Noire, puis rentre en France fin septembre. « On n’a jamais revu son pays avec moins de joie », écrit alors Tocqueville à Beaumont (1er octobre 18541).

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Tocqueville séjourne d’abord chez son père à Clairoix, dans l’Oise, puis décide de louer une maison à Compiègne où il s’installe avec Marie à partir de début novembre et où il restera jusqu’au 3 avril, différant plusieurs fois son retour à Paris. C’est là qu’il va poursuivre et terminer la rédaction du livre I et rédiger ce qui formera les douze chapitres du livre II de L’Ancien Régime et la Révolution. De ce travail, on trouve peu d’échos dans la correspondance sinon indirectement par l’évocation de sa vie monotone, réglée comme celle d’un béné- dictin. Pour le reste, il continue à se sentir étranger à la politique et seules les questions internationales suscitent toujours son inté- rêt, qu’il s’agisse d’échanger avec Senior sur les conséquences de la guerre de Crimée pour l’Angleterre en général et son aristocratie en particulier, ou de réfléchir avec Freslon sur le devenir des rapports internationaux à l’heure où les libertés sont durablement atteintes. Un autre sujet le rattache cependant indirectement à la politique et le maintient dans un réseau de relations intellectuelles plus large que celui de son cercle amical : il s’agit des affaires académiques qui n’ont jamais cessé de le solliciter et se rappellent régulièrement à lui au cours de ces années. Les deux académies auxquelles il appar- tient, l’Académie des sciences morales et politiques et l’Académie française, sont devenues des lieux d’opposition, les seuls selon Toc- queville où l’on puisse encore entendre s’élever des voix libres. Cette opposition se manifeste par l’élection de personnalités hostiles au régime mais aussi lors des discours prononcés en séance publique. Si Tocqueville a toujours participé aux travaux de l’Académie des sciences morales et politiques, il avait été moins assidu à l’Acadé- mie française. Le rôle politique qu’elle est amenée à jouer sous l’Empire lui donne un intérêt nouveau et il tient à y exercer son droit électoral, « le seul droit sérieux de cette espèce qu’on puisse aujourd’hui exercer en France ». Il se déplace ainsi tout exprès le

1. OC, t. VIII, 3, p. 240. le renoncement à la vie publique 17 

18 mai 1854 depuis Saint-Cyr-lès-Tours pour contribuer à l’élection de Mgr Dupanloup, un des rares évêques qui ne se soit pas rallié à l’Empire. Le 10 février 1855, c’est pour l’élection d’Odilon Barrot à l’Académie des sciences morales et politiques qu’il quitte sa retraite de Compiègne. Chaque fois, le gouvernement essaie de faire obs- tacle aux choix des académies et de placer ses propres candidats. Ont aussi les faveurs de Tocqueville Silvestre de Sacy, élu à l’Aca- démie française le 18 mai 1854, ou Horace Say, battu à l’Académie des sciences morales et politiques en 1854 et 1855 mais élu en 1857, tandis que Falloux, auquel Tocqueville n’est guère favorable, sera finalement élu le 10 avril 1856 à l’Académie française. Tocqueville encourage également la candidature de Léonce de Lavergne, avec qui il entretient des relations amicales et dont il estime les travaux sur les rapports de l’agriculture avec l’état social et politique des peuples. Lavergne sera élu dans la section d’économie politique le 30 juin 1855. La correspondance se fait l’écho également de la réception des nouveaux académiciens, événements tout à la fois mondains et politiques : Tocqueville assiste le 9 novembre 1854 à celle de Mgr Dupanloup, le 22 février 1855 à celle de Berryer, le 3 avril 1856 à celle de Victor de Broglie, et félicite Silvestre de Sacy dont le discours lui est parvenu début juillet 1855. Il lit avec délecta- tion les discours de Villemain et de Mignet qui pratiquent l’art des allusions hostiles au régime de Louis-Napoléon Bonaparte.

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Le 26 juin 1855, après avoir séjourné chez Beaumont et Cor- celle, Tocqueville regagne la Normandie qu’il avait quittée depuis octobre 1852 et où il va rester jusqu’au début du mois de février 1856. Marie et lui retrouvent avec joie leur domaine campagnard auquel tant de souvenirs les rattachent. Tocqueville s’y enfonce dans un bien-être délicieux dont il se dit « honteux quelquefois, car ce bonheur-là ressemble un peu à celui des végétaux ». La venue de la mauvaise saison n’altère pas cette heureuse disposition d’esprit : il se livre aux « passions du propriétaire », entreprend des travaux dans le château, coupe et plante des arbres, enfin se réjouit du climat beaucoup moins froid qu’à Paris. Fin janvier, ce n’est qu’à regret qu’il se décide à quitter Tocque- ville où il a joui d’une tranquillité d’esprit qu’il ne connaissait plus depuis longtemps. Certes ce bien-être l’a détourné de l’œuvre en cours d’écriture, car « le propriétaire donne de bien dangereuses dis- tractions à l’auteur ». Mais il a tout de même terminé en ­Normandie le premier volume, et s’il dit quitter sa retraite et revenir à Paris surtout pour y revoir ses amis, c’est aussi pour s’occuper de le faire éditer, quoiqu’il soit rempli de doutes sur l’opportunité de cette publication et sur la possibilité de trouver des lecteurs. 18 introduction

Dès son retour, il prend contact, par l’intermédiaire de Louis de Loménie, un ami d’Ampère, avec l’éditeur Michel Lévy, qui lui a été recommandé comme le « plus habile à pousser un livre » (à Beaumont, 17 février). Il négocie un contrat, qu’on trouvera ici, en date du 16 février, et qui prévoit un tirage de deux mille exemplaires qui lui est payé un franc par exemplaire. Tocqueville s’assure que ce prix est raisonnable et se montre satisfait des rapports avec Lévy. Il se ménage le soin de faire traduire lui-même son livre en Angle- terre (il avait déjà pris contact avec Reeve pour cette traduction). Il impose aussi à l’éditeur le choix de l’imprimeur, Didot, celui de l’Institut, en qui il a confiance. Le titre est alors provisoirement La Révolution française. Ce n’est que le 17 mars que Tocqueville se fixera sur L’Ancien Régime et la Révolution, sous lequel l’éditeur, qui penche pour ce titre, a annoncé la parution prochaine de l’ouvrage. De mars à mai, Tocqueville travaille sur les épreuves avec l’aide de Gustave de Beaumont et de sa femme Clémentine. En mai, sur la suggestion de Beaumont, il revoit le dernier chapitre et rédige un avant-propos destiné à mieux faire comprendre le but et les « idées mères » du livre. Le 2 juin, il donne le bon à tirer de l’ensemble du volume et le 4 juin celui de l’avant-propos. Il prend alors rendez-vous avec son éditeur pour prévoir les mesures de publicité qui restent à prendre. Alors qu’il est plongé dans ces préparatifs pour la publication de son livre, Tocqueville est appelé le 8 juin au chevet de son père à Compiègne. Hervé de Tocqueville meurt le 9 juin au matin, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. L’Ancien Régime et la Révolution, dont la publication a été retardée d’une semaine à la suite de ce deuil, est mis en vente le 16 juin. Très affecté par la mort de son père, Tocqueville vit mal cette coïncidence douloureuse et repart pour la Normandie le 19 juin. Le deuil familial prend ainsi temporaire- ment le pas sur la satisfaction qu’aurait dû lui apporter la parution de l’ouvrage ; il faudra le succès pour commencer à le rasséréner.

à victor lanjuinais

Jeudi matin [janvier 1852]

Je vous renvoie, mon cher ami, votre excellent rapport1. Je n’ai fait qu’une seule observation en marge. C’est véritablement une œuvre remarquable et qui vous fera grand honneur. Mille amitiés. a. de tocqueville

Lettre inédite. Fonds Lanjuinais.

1. Note d’une autre écriture : Rapport sur la boucherie. Par des résolutions des 13 et 21 janvier 1851, l’Assemblée nationale avait ordonné une enquête sur la production et la consommation de la viande bovine. Lanjuinais était président et rapporteur de la commission qui avait auditionné 87 témoins en France et deux bouchers à Londres. Le travail avait été interrompu par le coup d’État mais les procès-verbaux de l’enquête et le rapport de Lanjuinais avaient été imprimés (Enquête législative sur la production et la consommation de la viande de boucherie, ordonnée par les résolutions de l’Assemblée nationale des 13 et 21 janvier 1851, Paris, 1851). Les conclusions présentées par Lanjuinais prônaient un retour à la liberté totale du commerce de la boucherie à Paris, démontrant l’inefficacité de la Caisse de Poissy, organisme qui aidait les bouchers à financer leurs achats de bestiaux, et de leur système corporatiste. Voir Sylvain Leteux, Libéralisme et corporatisme chez les bouchers parisiens (1776‑1944), thèse de doctorat, Lille 3, 2005. 20 à léon juchault de lamoricière [1852]

à léon juchault de lamoricière

Paris ce 17 janvier 1852

Mon cher ami, je devais vous écrire hier par de la Guiche1. Par suite d’un malentendu, je n’ai pas été prévenu à temps, comme j’avais prié qu’on le fît. J’apprends qu’une autre occasion se pré- sente. Je me hâte d’en profiter, regrettant seulement de ne pouvoir le faire plus longuement. La situation n’est pas très notablement changée depuis que nous avons causé à Ham2. Les décrets de proscription3 ont été, en géné- ral, mal pris par l’opinion publique et l’ont inquiétée plus vivement que je ne l’espérais, assez vivement pour empêcher le Président de prendre d’autres mesures analogues, ce que j’aurais regretté pour les individus, mais non dans l’intérêt général. Il ne faut pas néanmoins se dissimuler que ces impressions de mécontentement se perdent dans l’immense satisfaction que le gros de la nation éprouve à n’avoir plus peur. Il ne faut les considérer que comme de légers symptômes de vie qui prouvent que l’opinion publique n’est pas encore tout à fait morte et qu’avec le temps elle pourra renaître. Je doute que le Président se précipite, autant que quelques gens le croient, dans ces voies de violent arbitraire qui hâteraient sa chute. Il a deux grands avantages, l’un de nature et l’autre de position. Le premier est de pouvoir apercevoir les fautes commises, et le second, d’être quant à présent du moins, dans une situation telle que les fautes soient répa- rables. Je suis donc porté à croire (sans en être sûr, car cet homme est bien inattendu) que jusqu’à ce qu’il rencontre de la résistance dans les classes moyennes ou supérieures il ne se portera pas à de nouvelles violences contre elles et se bornera à frapper à tort et à travers, au mépris de toutes les lois divines et humaines, sur la queue du parti républicain, ce que les honnêtes gens continueront à trou- ver très bien, très utile, et même assez moral. Car c’est là où nous en

1. Philibert-Bernard, marquis de la Guiche (1815‑1891), ancien officier de l’état- major d’Oran, était un ami dévoué de Lamoricière. La poste est surveillée et Tocque- ville recourt à des intermédiaires pour transmettre ses lettres. 2. Tocqueville et Beaumont s’étaient rendus le 26 janvier au fort de Ham, où Lamoricière avait été emprisonné. Proscrit le 9 janvier, il s’était fixé en Belgique après un bref séjour à Cologne. 3. Le 9 janvier 1852 étaient tombés trois décrets de proscription : le premier expul- sait du territoire français, de celui de l’Algérie et des colonies 66 représentants ayant appartenu à la gauche de l’Assemblée ; le deuxième en éloignait momentanément 18, appartenant en majorité à l’opposition orléaniste, parmi lesquels, outre Lamoricière, de nombreux amis de Tocqueville (Rémusat, Duvergier de Hauranne, Chambolle) ; le troisième condamnait à la déportation au bagne de Cayenne les députés Marc Dufraisse, Greppo, Mathé, Richardet et Miot (le seul à être finalement déporté en Algérie). [1852] à léon juchault de lamoricière 21 sommes. On dit toujours que les décrets qui doivent mettre sous le séquestre les biens des deux branches de la maison de Bourbon sont sur le bureau du Conseil et vivement discutés. J’ai peine à croire que le Président se décide à un pareil acte dont l’effet serait plus grand que tout ce qu’il pourrait faire contre les personnes1. Car un des caractères du moment, c’est que ce qui touche aux biens touche et alarme infiniment plus que ce qui atteint les hommes. Le séquestre mis sur les biens des insurgés dans certain département [sic] révolte bien davantage que la vue de ces troupeaux de prisonniers qu’on envoie mourir à la Guyane2. Vous avez lu la nouvelle Constitution3. Elle est à peu près ce qu’on disait. Le Sénat est constitué d’une manière assez solide et muni de droits assez forts pour qu’on pût croire qu’il deviendra embarrassant pour le maître, si celui-ci ne s’était réservé la faculté de le composer des plus grands pleutres que renferme le pays. On peut être convaincu qu’il prendra la crème de la pleutrerie française pour en remplir ce corps4. Le néant du Corps législatif apparaît aux yeux les moins clair- voyants. À peine conserve-t-il l’apparence d’une assemblée politique et il n’en tiendra en rien la place aux yeux du pays. Il finira pour- tant par être un germe de révolution nouvelle, si on le laisse. Car un Corps législatif qui émane du vote universel direct peut n’être rien tant que l’opinion publique sommeille, mais il redevient aisé- ment tout, dès qu’elle se réveille5. Au fond, toute la question de l’avenir est de savoir comment et quand cette opinion publique se réveillera. Jusque-là, non seulement il n’y a rien d’utile à faire, mais tout ce qu’on ferait serait nuisible à notre cause. Le résul- tat de la Constitution et de toutes les mesures qui l’accompagnent

1. Contrairement à ce que pense Tocqueville, les décrets seront promulgués le 23 janvier, interdisant aux Orléans la propriété de biens en France et nationalisant l’intégralité de la donation faite par Louis-Philippe à ses enfants le 7 août 1830, avant son accession au trône. 2. Dès le 8 décembre, un décret avait donné aux préfets le pouvoir de déporter sans jugement à Cayenne ou en Algérie les repris de justice en rupture de ban et les affiliés aux sociétés secrètes. 3. Promulguée le 14 janvier. 4. Comme sous le Premier Empire, le Sénat n’est pas une chambre législative mais une assemblée chargée de contrôler la constitutionnalité et la moralité des lois. Il peut cependant proposer au chef de l’État des amendements à la Constitution, sauf sur les principes fondamentaux, modifiables uniquement par voie de référendum ; il est aussi appelé à régler tout ce qui n’a pas été prévu par la Constitution et reçoit les pétitions adressées par les citoyens. Il se compose de membres de droit (cardinaux, maréchaux, amiraux et princes de la famille impériale) et de membres nommés à vie par le prince-président. La liste des 80 sénateurs paraît au Moniteur du 27 janvier. 5. Le Corps législatif, réduit à 261 députés mandatés pour six ans, était privé de l’initiative des lois et du droit d’interpellation ; ses décisions restaient soumises à l’ap- probation du Sénat et au veto du président. Il votait les lois et le budget, mais ses amendements devaient être approuvés par le Conseil d’État. Il restait cependant élu au suffrage universel. 22 à léon juchault de lamoricière [1852] va être un silence profond sur les affaires publiques succédant au bruit des 30 dernières années. La nation trouvera d’abord ce silence reposant mais j’imagine qu’elle apercevra bientôt qu’il est gênant et ennuyeux. Paris est déjà très froid ou, dans le style officiel, mauvais. Les impressions de Paris se répandent toujours de proche en proche et finissent par devenir le ton du pays. Jusqu’à présent aucun homme de quelque valeur ne s’est rallié, et les nouvelles institutions décré- tées n’en attireront point. Je crois que d’ici à très peu de temps la plupart des hommes qui jusqu’à présent ont créé le mouvement intellectuel du pays seront dans une opposition aussi active que le despotisme le permet ; et ce serait la première fois qu’on aurait pu fonder quelque chose sans avoir l’appui d’une partie du moins de ceux-là. Je ne crois pas que le gros des légitimistes arrive jamais au Président. Je compte enfin sur les fautes de celui-ci, sur ses violences qui croîtront en raison des résistances et du mauvais vouloir qu’il rencontrera, et des difficultés nombreuses et imprévues pour lui qui se présenteront dans la pratique, du moment où il ne sera plus poussé par les passions que la haine de la République et l’horreur du socialisme avaient mises à son service. Je compte enfin sur l’esprit du siècle que je tiens encore pour invincible. Mais tous ces germes de destruction du gouvernement actuel demandent pour se développer du temps, un temps plus ou moins long suivant les incidents ou les fautes commises, mais qui ne peut guère durer moins de quelques années. Je suis sûr que lui tombera violemment ou misérablement et peut-être violemment et misérablement à la fois. Je prendrais donc très facilement mon parti si j’avais 25 ans, mais j’approche de 50 et c’est là ce qui me gêne. Du reste, quelles que soient les prévisions de l’avenir, la conduite à suivre dans le présent est, du moins, parfaitement évidente. Il faut, ainsi que je le disais plus haut, s’effacer ; reprendre pied dans l’esprit public en ne l’inquiétant et ne le heurtant pas ; faire le vide autour du gouvernement, tout en se rapprochant autant que chacun peut le faire des populations et attendre que les faits contenus dans cette révolution se développent pour s’en aider contre elle. Je n’ai pas besoin d’ajouter que ces réflexions s’adressent àvous plus qu’à tout autre, puisque vous êtes plus en vue. Ne vous laissez pas pousser en Angleterre, si vous pouvez faire autrement. Car c’est là ce que le gou- vernement désire afin de créer une fiction de complot orléaniste qui rapproche de lui les légitimistes et l’autorise à mettre la main sur les biens de la maison d’Orléans. Je crois qu’un des principaux motifs de l’exil de Thiers, Duvergier, Rémusat, Chambolle est cela : envie de faire croire à un complot orléaniste et peut-être de le faire naître. Tenez-vous pour bien averti et ne donnez pas prise. Écrivez-nous, toutes les fois que des occasions sûres se présenteront. Nous ferons de même. Vous avez ici un noyau de bons amis qui regardent et regarderont toujours votre cause comme la leur et, en général, quant [1852] à léon juchault de lamoricière 23

à présent, tous les hommes de valeur qui ont paru sous le régime parlementaire forment une sorte de franc-maçonnerie où chacun est prêt à aider tous les autres et où tous sont disposés à faire une guerre énergique à ce détestable et honteux gouvernement que la réaction contre Février a produit. Je vous embrasse de tout mon cœur.

alexis de tocqueville

Archives nationales. Archives du Chillon. Fonds Lamoricière. Publication dans l’édition « Quarto », p. 1013‑1016.

à léon juchault de lamoricière

Paris ce 31 janvier 1852

Je ne veux pas laisser partir Madame de Lamoricière, mon cher ami, sans vous envoyer un mot d’amitié. De nouvelles, je n’en ai pas, je pense, que vous ne sachiez parfaitement. On les sait peut-être mieux à Bruxelles qu’à Paris, puisque là on écrit et l’on parle, ce qui ne se fait plus guère en France. La situation du nouveau gouverne- ment n’est pas devenue plus forte, depuis que je ne vous ai écrit. Elle s’est, au contraire, affaiblie dans une certaine mesure, ce qui ne veut pas dire qu’elle ne soit encore très forte. L’abominable spoliation des biens de la maison d’Orléans a été une grande faute, en même temps qu’un grand crime. Elle a eu deux effets très fâcheux pour le nouveau pouvoir : le premier est de l’isoler de plus en plus, et plus définitivement que cela n’avait encore été, de tous les hommes qui s’étaient fait un nom en France depuis trente ans1 ; le second a été de produire sur l’opinion publique une impression qu’il ne faut pas s’exagérer, mais qui cependant dépasse de beaucoup tout ce qui s’était vu en ce genre depuis le 2 Décembre. On peut dire que la réprobation a été générale. On n’a différé que par les nuances du blâme et, bien que la mesure ait flatté quelques-unes des mau- vaises passions des légitimistes, elle est repoussée vivement par eux, si ce n’est comme légitimistes du moins comme propriétaires. Elle a annoncé surtout à tout le monde qu’un homme capable de se porter à un pareil acte sans aucune utilité, était capable de toutes sortes de dangereux caprices. Elle a répandu le sentiment de l’instabilité et fait croire qu’on était encore en présence d’une aventure et non point

1. La nouvelle de la restitution à l’État des biens de la famille d’Orléans a aliéné au pouvoir les orléanistes ralliés au régime, provoqué la démission de quatre des ministres nommés au lendemain du coup d’État (Morny, Fould, Magne et Rouher) et inquiété les milieux d’affaires, qui craignent une « étatisation de l’économie ». 24 à léon juchault de lamoricière [1852] d’un gouvernement achevant de se fonder. Le résultat de ceci est que les affaires qui reprenaient languissent de nouveau et ne repren- dront pas ; surtout si, comme je le pense, le Président ne s’arrête pas dans son goût de faire du nouveau ou, du moins, de rapiécer le vieil habit de l’Empire pour le mettre à notre taille. L’opinion de Paris lui est certainement contraire et quoique celle des provinces que je connais continue à lui être favorable, il faudrait que nous eussions bien changé de tempérament en changeant de constitution, pour que l’inquiétude et le mécontentement du Parisien ne gagnent pas les provinciaux. Cela sera plus long assurément qu’avec la liberté de la presse, mais est inévitable, je crois. Jamais un pareil régime ne sera tolérable pour Paris et jamais ce que ne tolère pas Paris ne sera adopté définitivement par la France. Le Président fait, en ce moment, une faute. Le goût croissant qu’il a pour la dictature et le désir qu’il éprouve de prolonger celle qu’il tient le portent à reculer de jour en jour l’époque des élections. Tous les pouvoirs dictatoriaux tombent dans la même erreur. Ici, le temps n’est pas pour le nouveau gouvernement et il serait bien plus sûr aujourd’hui d’avoir des élections ultra-élyséennes que dans un mois. Ce n’est pas que je croie qu’il y ait de chance que la nouvelle Assemblée ne soit pas présidentielle ; la bonne volonté dans les pays non socialistes, la terreur qui règne encore dans ceux qui le sont, assurent au gouvernement de bons choix, mais la minorité peut être différente et certains symptômes d’opinion publique, sortis du secret du scrutin, peuvent donner l’éveil au reste du pays. Quelque restreints que soient les moyens de l’opposition dans la nouvelle assemblée, celle-ci pourra y gêner le pouvoir et le porter à des actes qui mettront le despotisme plus en vue et le rendront plus pesant. Partant de là, je désire qu’il y arrive un certain nombre d’hommes indépendants. Je n’ai pas, du reste, besoin de vous dire que je ne veux pas y être, en quoi je suis imité par presque tous ceux qui ont joué un rôle dans les anciennes assemblées. Nous serions là sans dignité et avec moins d’utilité que le premier venu. Car il faut bien reconnaître que le pays n’est pas guéri de la mauvaise humeur que lui ont donnée les dissentiments et les luttes stériles de la dernière assemblée et que, pour le moment, ce que les anciens hommes par- lementaires ont de mieux à faire dans l’intérêt du retour à la liberté parlementaire, c’est de ne se mêler ostensiblement de rien et d’at- tendre ce que produiront les fautes de cet homme ; car celui-ci en fera et beaucoup et de toutes espèces, n’en doutez pas. Je persiste plus que jamais à croire que votre intérêt, surtout à vous plus en vue que tout autre, est de vous tenir bien coi, dans un lieu où on ne trouve pas trop à qui parler, car on ne demande qu’à vous faire parler ; d’y vivre fort retiré et surtout de choisir une place qui ne soit pas le séjour d’autres exilés. Ce que je voudrais bien aussi vous persuader, c’est de ne pas voir l’avenir trop en noir [1852] à léon juchault de lamoricière 25 et de ne pas vous imaginer qu’il se fonde en ce moment quelque chose en France. Tout ceci aurait des chances de durée dans d’autres mains. Mais croyez que cet homme ne peut manquer d’abuser de sa fortune et qu’il ne restera à flot qu’aussi longtemps que dureront des passions publiques qui ne sont pas durables de leur nature. Sa folie particulière a rencontré une folie générale de la nation et s’y est mêlée ; de là son succès. Un pareil jeu de hasard ne peut se prolonger indéfiniment. Tâchez donc de prendre votre parti,sans trop d’impatience sur le présent, ni trop d’inquiétudes pour l’avenir. C’est ce que je tâche de faire, mais ce que je fais mal, je le confesse, tant l’indignation et le mépris viennent souvent me troubler au milieu de ma philosophie. Adieu, mon cher ami ; croyez à ma tendre amitié et donnez-moi de vos nouvelles toutes les fois que des occasions sûres se présenteront.

alexis de tocqueville

Ainsi que je vous le mandais l’autre jour, je ne crois pas à la conti- nuation des violences contre les personnes. Il y aura un temps d’ar- rêt, je crois, en ceci. Mais à la première opposition et surtout à la première inquiétude, on verra la violence reparaître.

Lettre inédite. Archives nationales. Archives du Chillon. Fonds Lamoricière.

à léon juchault de lamoricière

Paris, ce 13 février 1852

Mon cher ami, on m’a remis hier votre lettre. Il me faut porter aujourd’hui ma réponse chez Madame d’Auberville1 et j’ai trente-six choses à faire ce matin. Je serai donc très court, malgré mon grand désir de causer longuement avec vous. Quoique vous me disiez que votre tête est creuse, vous en avez tiré pourtant des idées fort grandes et très bien nourries en m’écrivant. Ce que vous dites de la politique extérieure et intérieure (car ces choses se tiennent) du nouveau gouvernement est très vigoureusement pensé. Quelque hardi que soit le plan que vous tracez et quelque téméraire même qu’on puisse le nommer, je vous avoue que si j’étais dans les conseils de L.N. je serais assez disposé à lui en conseiller l’adoption, tant je suis convaincu que l’esprit général de la liberté, les habitudes

1. Marie-Paule-Sophie de Montagu-Beaune (1805‑1880), épouse de Louis-Adolphe de Gaillard de Ferré d’Auberville, belle-mère de Lamoricière. 26 à léon juchault de lamoricière [1852] frondeuses et les goûts parlementaires de la classe moyenne fini- ront invinciblement par user son gouvernement, jusqu’à ce qu’il ne forme plus qu’une surface si mince que le moindre choc le mettra en pièces. Ceci n’est pour moi qu’une affaire de temps et, plutôt que d’attendre cette destinée, j’aimerais mieux tenter quelques-unes de ces choses grandes et nouvelles qui frappent les nations et les fixent pour un temps. La conquête de la Belgique est de ce nombre. Mais le saut est bien périlleux, plus à mon avis que vous n’avez l’air de le croire. Il est impossible que l’Angleterre et la Prusse le souffrent, si ce n’est pendant un temps court, dans un moment de surprise et de contrainte. Ce ne serait pas une raison de s’arrêter, si la Russie et l’Autriche étaient consentantes. Mais je vous avoue que je considère leur consentement comme plus que problématique. Il est incontestable que ces deux puissances ont vu, surtout la der- nière, avec des transports de joie le coup d’État et principalement les mesures qui l’ont suivi, l’écrasement des socialistes et la ruine du gouvernement représentatif. Ce dernier point, notamment, les transporte. C’est un sentiment qu’ils ressentent et expriment avec une grande vivacité. Mais qu’il les conduise jusqu’à laisser la France qui, tôt ou tard, redeviendra révolutionnaire, s’étendre sur la Bel- gique, reprendre les millions d’hommes qui habitent ce pays et les forteresses qui le couvrent, je ne les crois pas assez aveugles et assez fous pour cela. Ils honoreront L.N. de leur estime, le combleront de témoignages de leur sympathie, mais quant à lui laisser agrandir la France et reculer ses frontières, je ne le crois point. Or, exécuter un pareil plan malgré toute l’Europe serait d’une audace inouïe et qui mènerait à une ruine prochaine. Quoique convaincu que tout ceci aboutira tôt ou tard à la guerre, je vois cependant bien des chances pour que la guerre ne soit pas aussi prochaine que vous paraissez le croire. La guerre d’ailleurs, ne vous y trompez pas, si elle n’est pas courte et heureuse, sera une grande chance de renversement pour tout gouvernement qui, en France, voudra l’entreprendre. Vous dites vrai quand vous remarquez que chez nous les classes inférieures sont restées plus sensibles que toutes les autres à ces grandes émotions communes que donne la guerre, qu’elles sont restées conquérantes et guerrières par l’imagination, tandis que les autres devenaient pacifiques et parlementaires. Mais prenez bien garde qu’il y a un esprit nouveau qui est commun aux uns et aux autres, l’esprit commercial et le goût du bien-être matériel qui le produit et le suit. La guerre trouble cet esprit, gêne ce goût. Elle impose des privations inévitables, elle prend les enfants et l’argent. Tout cela aurait bientôt, je vous assure, rendu L.N. très impopulaire et le gouvernement qui nous aurait jeté dans cette aventure, à moins de triomphes faciles et grands, ne tarderait pas [à] avoir contre lui ces mêmes classes inférieures qui l’adoptent en souvenir des victoires et des noms de l’Empire. [1852] à léon juchault de lamoricière 27

Rien de nouveau qui mérite de vous être dit sur notre état inté- rieur. Aucun frémissement de l’opinion publique n’annonce encore l’approche d’une élection générale1 et je crois que les choses iront ainsi jusqu’au bout. La petitesse du rôle politique laissé au Corps législatif, la prépondérance connue de l’influence du gouvernement, l’absence de toute liberté pour poser sa candidature et l’étendre, sont, je crois, les raisons qui font qu’une si grande masse est prête à se mettre en mouvement avec si peu de bruit. À la longue, il est certain que la loi électorale actuelle, vote universel direct, man- dat gratuit, incompatibilité des fonctionnaires amènerait un Corps législatif indépendant et, par conséquent, factieux. Car des hommes indépendants ne peuvent occuper la position humiliante que la Constitution leur donne, sans vouloir sortir de celle-ci. Mais, pour cette première fois, il est peu à croire que le gouvernement n’ob- tienne pas sans peine une immense majorité ; tout ce qu’on peut espérer de mieux, c’est qu’une partie de ceux qui seront nommés comme élyséens échapperont à l’Élysée à la première occasion ; car, quant à trouver, avec les conditions de la loi électorale, 260 élyséens pur-sang et dévoués à la personne et au système, cela présente des difficultés plus grandes qu’on ne le suppose. Je n’ai pas besoin de vous dire que j’ai refusé toute candidature. Indépendamment de la médiocrité du rôle à jouer, vous savez que ma politique est de croiser les bras et d’attendre. Je dirais volontiers comme ce vieux sergent instructeur que le plus beau mouvement est l’immobilité2. En tous cas, je pratique la maxime. La lutte entre les deux branches de la maison de Bourbon conti- nue au grand avantage de ceci, qui, si cet état ne cesse pas, conti- nuera à jouir du seul bonheur dont ait joui la République, celui de n’avoir en face de soi que des ennemis qui craignent toujours quelque chose plus que la durée du statu quo. Adieu. Je vous embrasse de tout mon cœur. Écrivez-moi toutes les fois que vous le pouvez. alexis de tocqueville

Lettre inédite. Archives nationales. Archives du Chillon. Fonds Lamoricière.

1. Élection prévue le 29 février pour le Corps législatif. 2. Au début d’Une veuve de la Grande Armée, pièce en quatre actes mêlée de couplets, de Théaulon, Darois et Clairville aîné, représentée en 1841, un soldat instructeur, La Grenade, fait faire l’exercice aux conscrits et leur dit : « Silence dans les rangs… et souvenez-vous que l’immobilité est le plus beau mouvement de l’exercice » (La France dramatique au dix-neuvième siècle. Choix de pièces modernes, t. III, Paris, 1841). Ce bon mot, qui inspirera notamment des illustrateurs comme Caran d’Ache et Albert Guillaume, semble lui-même repris d’un mot attribué au commandant Kuhmann, adjoint du général Bellavène qui dirigeait l’École militaire de Fontainebleau, créée en 1803 par Napoléon (voir Elzéar Blaze, Vie militaire sous le Premier Empire ou mœurs de la garnison, du bivouac et de la caserne, Bruxelles, 1837, p. 20). 28 au rédacteur de l’écho de l’oise [1852]

au rédacteur de l’écho de l’oise

Paris, le 13 février 1852 Monsieur le Rédacteur, Je lis aujourd’hui dans votre journal d’hier, 12 février, une lettre relative aux élections et portant, par suite d’une erreur, la signature d’A. de Tocqueville1. Comme l’erreur commise sur le prénom pour- rait faire croire à quelques personnes que cette lettre est de moi, je tiens à déclarer que je n’en suis pas l’auteur et y suis complètement étranger2. Veuillez agréer, l’assurance de ma considération distinguée.

a. de tocqueville Ancien représentant, membre de l’Institut.

Brouillon. Archives Tocqueville. Lettre publiée dans L’Union du lundi 16 février 1852.

1. Édouard de Tocqueville avait adressé à l’Écho de l’Oise la circulaire suivante, avec une erreur de prénom, reproduite ensuite dans L’Union du samedi 14 février : « Paris, le 7 Février 1852. / Monsieur le rédacteur, / On me demande de divers points si j’accepterais les fonctions de membre du Corps législatif dans le cas où elles me seraient dévolues par la confiance des électeurs. / Voici ma réponse, que je n’hésite pas à livrer à la publicité : / Je n’ai pas posé ma candidature ; elle paraît l’être par l’opinion publique ; c’est ainsi seulement qu’elle pouvait être honorable et désirable à mes yeux. / Je ne suis point un homme nouveau dans le département de l’Oise, et il ne me paraît donc pas nécessaire de faire de longues professions de foi. / Il est un seul point sur lequel les électeurs peuvent conserver quelque incer- titude : c’est celui de savoir si j’ai l’intention de soutenir le gouvernement. Je dirai simplement, pour répondre à ce doute : Que j’ai formellement exprimé, l’année dernière, au conseil général, la nécessité, pour le pays, de réélire, en 1852, le prince Louis-Napoléon ; / En second lieu, que j’ai cru devoir, le 20 décembre dernier, déposer un vote affirmatif dans l’urne du scrutin. Voilà pour le passé. / En ce qui concerne l’avenir, je déclare être formellement résolu à prêter un loyal concours au gouvernement du président de la République qui, après avoir énergiquement réprimé le mal, voudra, j’en ai l’espoir, consacrer sa toute-puissance au bien. / Agréez, Monsieur le rédacteur, l’assurance de mes sentiments les plus distingués. / A. de Tocqueville Membre du Conseil Général de l’Oise. » La réponse d’Alexis fut reproduite dans plusieurs journaux. 2. Voir dans OC, t. XIV, p. 273‑280, l’échange de lettres entre Édouard (qui se justifie) et Alexis (exaspéré par les prises de position de son frère) sur la candidature d’Édouard aux élections du 29 février (auxquelles il ne sera pas élu), sa circulaire électorale et son adhésion au nouveau régime. [1852] à victor lanjuinais 29

à victor lanjuinais

Paris ce 15 février 1852

Je vous remercie, mon cher ami, de la lettre que vous m’avez écrite le 31 janvier de Nice et qui m’a fait grand plaisir. Vous ne me dites pas, dans cette lettre, où il faut y répondre. J’envoie donc ma réponse à Monsieur votre frère en le priant de vous la faire parvenir. Il ne s’est rien passé en France depuis votre départ qui mérite particulièrement de vous être rapporté ; du moins, que je sache et, à la vérité, je ne sais pas grand-chose. Le silence qui règne dans ce pays naguère si bruyant est quelque chose de surprenant. Dans les provinces on vit comme dans le fond d’une cave ; la lumière n’y pénètre pas plus que le bruit de la parole. À Paris même, à moins de courir du matin au soir, on n’apprend rien. Je me suis abonné à l’Indépendance belge pour savoir ce qui se dit et se fait à cent pas de moi. Ce dernier journal entre, moyennant qu’il s’est fait à moitié napoléonien. Mais tout napoléonien qu’il soit, sa seule lecture vaut encore mieux que celle de tous les journaux français réunis. Partout où vous pouvez vous le procurer, ne manquez pas de le lire. Malgré tous ces obstacles opposés aux appréciations et aux nouvelles, il perce que d’un bout à l’autre de la France les décrets sur les d’Orléans ont fait une impression plus vive et plus profonde qu’on n’aurait pu le croire. Vous comprenez que l’effet a été assez superficiel sur les hautes classes et nul sur les basses ; mais il s’est fait sentir avec une grande vivacité dans toutes les régions moyennes de la société et y a causé un très grand tort au gouvernement. Celui-ci le sent bien lui-même car, depuis ce temps-là, il modère son action, ajourne ses innovations, se relâche de sa sévérité, en un mot daigne agir comme s’il avait peur des élections qui vont avoir lieu le 29. Je crois ses craintes à cet égard très exagérées. Je crois que ses candidats triompheront presque partout. Mais, dans beaucoup d’endroits, je pense que ceux qui passeront comme ses candidats pourraient bien se montrer moins dociles qu’il ne l’espère. En somme, pourtant, j’imagine qu’il obtiendra un Corps législatif digne de la place que la Constitution a faite à ce corps. Jusqu’à présent, la liberté des can- didatures, quoique proclamée en droit, n’existe pas en fait même en apparence. On ne peut faire ni comité, ni circulaire, ni tournée électorale. C’est le gouvernement du peuple à la condition que le peuple sera conduit par la seule main de l’administration et dans les ténèbres. Ferré des Ferris1 que vous connaissez n’a pu obtenir de

1. Alphonse Guillaume Ambroise Ferré des Ferris (1805‑1888) était propriétaire dans la Manche, maire du Teilleul et conseiller général, quand il fut élu, le 13 mai 1849, 30 à charles de rémusat [1852] la censure d’introduire dans une circulaire où il refuse le mandat une phrase qui indiquait que son refus avait une cause politique. Nos voisins les Belges ont toujours une peur abominable de la guerre. Ils s’attendent à chaque instant à voir entrer les Français contre lesquels ils n’ont aucun moyen de défense. Je crois leur peur très prématurée, quelque convaincu que je sois que toute cette aventure-ci aboutira à la guerre. Je ne pense pas que l’occasion soit encore arrivée, que les grands cabinets laissent envahir la Belgique, et qu’on ose l’envahir malgré eux. Je suis sûr, du reste, que ces cabi- nets, du moins ceux de Saint-Pétersbourg et de Vienne, approuvent au plus haut degré ce qui se passe en France et feront tout ce qui leur sera possible pour faciliter l’établissement de ce nouveau gouver- nement. Tous nos amis se portent bien à l’exception de Lamoricière qui est toujours bien souffrant de la goutte à Bruxelles. Nous parlons souvent de vous. Quelquefois nous voudrions être à votre place. Nous nous disons, d’autres fois, que peut-être est-il encore plus triste d’être loin de son pays quand on laisse le pays si malade que d’y être resté et d’y souffrir avec lui de la même maladie. Donnez-moi quelquefois de vos nouvelles et croyez à mon tendre attachement. a. de t.

Lettre inédite. Fonds Lanjuinais.

à charles de rémusat

Ce 22 mars 1852

Madame de Rémusat m’a assuré, mon cher ami, que vous recevriez avec plaisir une lettre de moi1. Je vous aurais écrit depuis longtemps, si je n’avais craint de vous répéter ce qui vous est dit chaque jour sans doute de bien des côtés ; mais, puisque vous souhaitez savoir de moi-même comment j’apprécie l’état des choses, je vous le dirai volontiers, bien que je me sente toujours accablé de honte et de tristesse quand je suis amené à parler des affaires de notre pays. Il n’y a que deux moyens de se débarrasser de ce gouvernement fourbe et violent : un coup de main militaire ou un effort général représentant de la Manche à l’Assemblée législative, où il siégea dans la majorité conser- vatrice. Opposant au coup d’État, il ne fut pas élu au Corps législatif et resta conseiller général du canton du Teilleul jusqu’en 1874. 1. Rémusat faisait partie des 18 représentants exilés par décret le 9 janvier. Après avoir séjourné à Bruxelles, il se fixa en Angleterre au début du mois de mars. [1852] à charles de rémusat 31 de l’opinion publique. J’ignore absolument s’il existe des chances quelconques de pouvoir pratiquer [sic] un parti de l’armée. Je ne le crois pas. Mais comme je n’ai et ne puis avoir aucune lumière sur ce point je m’abstiens de juger. Il me semble, d’ailleurs, que même pour avoir la chance de faire réussir un coup de main militaire, il faudrait supposer un certain état de l’opinion publique qui réagirait sur l’armée et qui donnerait aux ennemis du gouvernement que peut renfermer celle-ci le courage d’agir. Ainsi, le point principal est donc toujours de savoir où en est l’opinion publique. Le champ d’observation est ici si vaste que le plus sûr est de s’en tenir à juger le lieu qu’on connaît le mieux. Je reviens de mon conseil général1. J’ai vu là des hommes partis de tous les points de mon département. Voici les idées que j’ai recueillies de leur conversation. Le paysan continue à être assez satisfait du nouvel ordre des choses. L’idée que ce gouvernement est l’ouvrage du peuple, créé par lui et pour lui demeure profondément enracinée dans l’esprit de cette multitude. Il me paraît incontestable que tout ce qui est placé au-dessus du peuple est mécontent et inquiet, mécontent de la marche suivie, inquiet de ce qu’elle peut produire. Le sentiment de la stabilité au lieu de s’accroître diminue, la réprobation et le mépris me semblent gagner peu à peu toute cette classe ; mais la passion ou même la volonté arrêtée qui fait agir, parler, se concerter, se pousser contre ce qu’on méprise et ce qu’on blâme n’existent pas encore. On est mécontent et soumis ; on murmure le chapeau à la main. Il y a désaf- fection, il n’y a pas encore opposition. L’état des âmes est tel que le terrain et l’air manquent à celle-ci. On a peur du gouvernement et en vérité quand on voit ce qui se passe dans les départements et à quels excès, inconnus jusqu’ici je pense au milieu des désordres de nos révolutions, la dictature et l’inquisition administratives s’y exercent, on comprend sans peine cette frayeur dont Paris est, en partie, exempt. Mais, cependant, il faut le dire, c’est encore moins la frayeur du gouvernement qui paralyse que la peur de commotions nouvelles, l’horreur des socialistes auxquels on craint de rouvrir la porte ; cette peur domine encore l’autre et c’est maintenant qu’on peut bien apercevoir les abîmes de poltronnerie que la révolution de Février avaient creusés dans toutes ces âmes molles de la bourgeoisie ou de l’ancienne noblesse. On voit bien maintenant que quelque effrayés qu’ils se montrassent, ils avaient encore bien plus peur qu’ils ne le disaient. Je crois qu’ils en étaient la plupart à ce raffinement de poltronnerie qui consiste à avoir peur de montrer sa peur. Ajoutez à cela la lassitude de la liberté, de la publicité, des droits politiques, l’idée toujours mal imprimée de la légalité et du droit qui, sous la

1. Tocqueville a siégé les 18 et 19 mars et il a été réélu président. (Voir le rapport qu’il a rédigé et le discours prononcé à l’occasion de sa réélection dans OC, t. X, p. 719‑724.) 32 à charles de rémusat [1852] pression de toutes ces causes, s’est effacée entièrement, et vous aurez l’image de cette France où rien ne remue plus et où l’on se croirait renfermé dans un lieu bas et sourd sans pouvoir ni bouger ni se faire entendre. Je dis la France en admettant que les autres provinces ressemblent à la mienne, ce que j’entends dire et ce que je crois. Je vous avoue que ma conviction profonde est que tant que les choses seront en cet état, il n’y a rien d’actif à tenter. La matière première de la lutte manque. Je ne doute pas que ce qui n’est encore que le mécontentement presque général des classes éclairées, ne devienne, dans un certain temps, de l’opposition proprement dite, à mesure que la peur qu’avait inspirée 1852 s’éloignera et que la gêne et l’ennui du despotisme actuel seront plus présents. Ce sera alors le moment de parler, d’écrire, de réunir, d’animer, de conduire et de pousser à l’attaque du pouvoir. Vous ne pouvez pas vous faire une idée, vivant hors de France, à quel point tout cela est impossible en ce moment, moins à cause de la tyrannie du maître que de la prostration de l’esprit public. Celle-ci dépasse non seulement le pos- sible, mais l’imaginable. Le naturel français seul dans ses prodigieux soubresauts peut présenter un pareil spectacle. À mon avis, il n’y a rien à faire qu’à tenter indirectement de hâter le moment du réveil et de se préparer à en profiter. Un de ces moyens les plus efficaces me paraît être la réconciliation des deux branches. Le pensant, je ne sais pas pourquoi je reculerais devant la responsabilité de le dire1. Je crois la réconciliation des deux branches de la maison de B. utile et surtout urgente. J’ai toujours pensé qu’il était difficile de faire supporter à ce pays le régime de la liberté politique si l’on ne donnait au gouvernement un point d’appui sur les hautes classes et le clergé. L’unité de la maison de Bourbon me paraît donc utile en soi. Mais je confesse que mon principal motif pour souhaiter que cet événement se produise est moins tiré de la considération de ce qui se passerait si Lo[uis-]Nap était renversé, que du désir de préparer son renversement ou du moins de l’empêcher de s’établir plus solidement qu’il ne l’est déjà. Ce qui rend l’opposition si timide est, entre autres, ceci : on craint de détruire sans savoir qu’édifier à la place. Ce qui a maintenu la

1. Tocqueville avait rédigé, le 14 janvier précédent, au nom de ses amis politiques (Barrot, Vivien, Dufaure et Rivet), une note destinée au comte de Chambord, dans laquelle il lui conseillait de se prononcer officiellement en faveur des libertés consti- tutionnelles afin d’opposer au despotisme napoléonien l’alternative d’une monarchie libérale. Le ralliement des orléanistes au comte de Chambord ne pouvait s’opérer que si les légitimistes admettaient le caractère constitutionnel de la future monarchie, l’adoption du drapeau tricolore et la reconnaissance historique du règne de Louis- Philippe. Tocqueville souhaite ici convaincre Rémusat de plaider à Claremont, la résidence des Orléans en exil, en faveur de la réconciliation des branches. Mais Rému- sat était hostile à cette reconnaissance officieuse de la légitimité par les orléanistes, considérant qu’elle aliénait pour l’avenir la liberté d’agir des princes d’Orléans (voir Mémoires de ma vie, t. V, Plon, 1967, p. 21‑28). [1852] à charles de rémusat 33

République pendant longtemps, maintient le gouvernement actuel : on ne l’aime point, mais, hors de lui, on ne voit que de nouvelles chances de luttes et on n’ose le pousser par terre par crainte de ce qui peut s’élever de ses ruines. Dans le voyage que je viens de faire, j’ai vu très souvent ce sentiment chez des gens que je savais fort ennemis jadis de la branche aînée, des bourgeois de nos petites villes qui me disaient : tant que les Princes ne s’entendront pas entre eux, comment voulez-vous que nous fassions la guerre au gouvernement ? Croyez-vous que nous veuillions1 ouvrir le chemin aux socialistes qui, grâce à la décision du parti de l’ordre, ne manqueraient pas de devenir nos maîtres à tous ? Nous aimons mieux une restauration libérale que ceci, mais nous préférons cent fois la durée de ceci au socialisme. (J’oubliais de vous dire, et cependant cela est utile et curieux à savoir, que les violences sans précédent du régime actuel sont une des causes les plus puissantes qui portent à le soutenir les gens timides. Jugez, Monsieur, disent-ils, les horreurs qui suivraient de pareilles violences et de semblables injustices, s’il survenait main- tenant une réaction révolutionnaire ! Le gouvernement a justifié et facilité d’avance tout ce que la tyrannie populaire pourrait inventer ; ce ne serait plus Février que nous reverrions, ce serait la Terreur. Ainsi, les crimes du pouvoir le servent. Curieux chapitre à ajouter à tous ceux qui composent déjà l’histoire des révolutions ! Mais je reviens à mon sujet.) Je dis donc que la plus grande garantie de la durée du présent est la crainte de nouveaux déchirements dans l’avenir et que le meilleur moyen d’ébranler le présent c’est de pré- senter aux esprits quelque chose de fixe et de réglé dans l’avenir. Voilà ma première raison, voici l’autre : gouverner à l’aide des pay- sans et des soldats, tout le reste de la nation étant ou indifférent ou hostile, est une situation violente et contre nature qui ne peut durer longtemps. Le gouvernement le sent très bien et tout en continuant à prendre son principal point d’appui sur le peuple et sur l’armée, il fait d’immenses avances au clergé2 et des avances presque aussi marquées quoique moins visibles, parce qu’elles se font dans le détail administratif, aux grands propriétaires3. Quant au clergé, vous savez mieux que moi qu’il n’a plus d’opinion politique. Il n’appartient plus qu’à lui-même. Mais il fait encore volontiers de la politique personnelle. Or, je ne crois pas qu’il y ait aujourd’hui en France un

1. Au xixe siècle, les auteurs emploient encore volontiers les anciennes formes (que nous veuill(i)ons, que vous veuill(i)ez d’après les formes fortes veuille(s), veuille(nt), que Littré jugeait meilleures. 2. Entre autres, la restitution symbolique du Panthéon au culte dès le 6 décembre, les cardinaux membres de droit du Sénat, la participation de l’Église à toutes les céré- monies officielles ou l’augmentation du budget des cultes. 3. Par décret-loi du 28 février 1852, le gouvernement avait facilité l’établissement de sociétés de crédit foncier ayant pour but de fournir aux propriétaires d’immeubles souhaitant emprunter sur hypothèque la possibilité de se libérer au moyen d’annuités à long terme. Quelques semaines plus tard était créée la Banque foncière de Paris (décret du 28 mars 1852) qui devint le Crédit foncier de France en décembre. 34 à charles de rémusat [1852] seul prêtre dans la tête duquel on n’ait fourré que le clergé et la religion seraient en grand péril, si une protestante devenait jamais régente1. C’est encore là l’idée que je viens de retrouver jusqu’au fond des moindres presbytères de ma province et ce que j’entends tous les jours dans la conversation des dévotes. Le clergé qui a déjà un penchant vers le pouvoir par cela seul que c’est le pouvoir, est donc, de plus, énergiquement poussé vers lui, par la crainte d’une restauration orléaniste. Il est urgent de lui ôter cette raison d’être napoléonien. Il suffira bientôt ensuite du cours des choses pour créer de mauvais rapports entre les prêtres et le Président2 ; car, au fond, celui-ci entend bien, en les favorisant, qu’ils se feront ses serviteurs, ce qui ne peut manquer d’amener bientôt des querelles entre eux. Une partie du haut clergé, d’ailleurs, est fort noblement indignée de ce qui se passe, et cette partie-là ne peut être paralysée que par la peur de l’orléanisme. Pour les légitimistes, le spectacle qu’ils donnent montre plus que tout ce qu’on pourrait dire combien ils ont souffert de l’isolement dans lequel ils ont vécu pendant 18 ans et combien le temps a fait subir d’atteintes au principe vital de leur parti. Quoique murmurant et méprisant pour le gouvernement actuel, un très grand nombre d’entre eux, surtout en province, montre une tendance visible à s’en rapprocher et sinon à le soutenir, du moins à le subir volon- tiers. Comme les préfets les ménagent, leur laissent, en général, les mairies et cherchent plutôt à accroître leur importance locale, ils ne souffrent rien dans leur vie privée ; au contraire, ils y rencontrent certains agréments dont ils étaient privés depuis longtemps. Ils sont donc assez portés à désirer le retour de la légitimité comme certains dévots désirent le ciel, c’est-à-dire à la condition de rester le plus longtemps possible dans cette vallée de larmes. Ils ne se donnent point au nouveau pouvoir ; mais ils se prêteraient volontiers à lui pour un temps indéterminé. La raison pour beaucoup d’entre eux d’agir ainsi et le prétexte pour un plus grand nombre, c’est la crainte de l’orléanisme. Ils n’ont qu’un mot à la bouche : ceci est bien mau- vais, mais nous le préférons encore à l’orléanisme. Leur haine ne s’est pas attiédie comme leur foi. Il est urgent, croyez-le, de détruire cette raison et ce prétexte, car si le nouveau gouvernement pouvait arriver, comme il y vise, à se fonder sur le consentement du bas de la société et avec le concours du haut, il serait solide pour longtemps. Il est évident pour moi que le C[om]te de Chambord voit le danger aussi bien que nous ; qu’à son point de vue, il en est aussi préoc-

1. La duchesse d’Orléans, mère du jeune comte de Paris, héritier de la dynastie orléaniste, est protestante. 2. C’est la politique extérieure de Napoléon III qui, ultérieurement, va entraîner la rupture. Partisan de l’indépendance italienne, l’empereur s’aliène le parti catholique en favorisant, aux dépens du pape, la politique d’unité italienne menée par le royaume de Piémont à partir de 1856. [1852] à charles de rémusat 35 cupé que nous au nôtre et que tous ses efforts, souvent impuissants, tendent à empêcher ses amis de contracter des liens avec le pouvoir actuel. Je répète qu’il est nécessaire et urgent, suivant moi, de lui venir en aide en le plaçant seul en face de L[ouis]-Nap[oléon] et en mettant son parti dans l’obligation de choisir. La réconciliation des deux branches peut seule produire ce résultat. Seule elle peut exciter les défiances du gouvernement contre les légitimistes, les porter à leur faire sentir à leur tour la gêne de la tyrannie et les pousser de l’indifférence et du mépris où ils sont à son égard dans l’opposition. Voilà, du moins, ce que je pense. Je crois, surtout, que si cet événe- ment doit avoir lieu, il importe qu’il se produise le plus tôt possible ; car le mal auquel il est appelé à porter remède s’aggrave par l’attente et empirerait beaucoup par l’insuccès. Je désire donc que la réconci- liation ait lieu, après y avoir été longtemps peu favorable. Je la crois utile à ce que j’appelle ma cause, car je n’en ai qu’une comme vous savez : le rétablissement de la liberté constitutionnelle, en France. Tout le reste, pour moi, est secondaire ; cela seul est principal. Que le gouvernement actuel soit remplacé par l’une des branches ou par l’autre le résultat me paraît devoir être fatalement le même. Il n’y a qu’une dictature révolutionnaire ou napoléonienne qui puisse manier le despotisme en France. Tout gouvernement qui ne sera pas celui-là nous rendra la liberté ou nous la laissera prendre. Or, je crois que, les circonstances et l’état des esprits étant donnés, le moyen le plus efficace de renverser la dictature, c’est la réconciliation des deux branches et l’unité de la maison de Bourbon. Mais cela même ne peut produire son effet sur le champ. C’est ce qu’il faut bien se persuader. Je vous l’ai dit en commençant ma lettre, je le répète en la finissant. On ne peut naviguer sur un fleuve à sec et l’opinion publique ne peut encore nous porter. Il faut que les causes diverses et très nombreuses qui ajoutent chaque jour à la foule des mécontents du gouvernement actuel, le temps qui fait oublier la peur qu’a causée le dernier gouvernement, aient pré- paré les esprits à la résistance et à la lutte. D’ici là, ce que des gens comme vous auraient de plus utile à faire, s’ils le pouvaient, ce serait de rentrer en France, d’y surveiller et d’y hâter le mouvement des esprits. Je vous conjure, mon cher ami, de ne rien faire qui puisse motiver la prolongation de votre exil. Je ne dis pas seulement cela par l’extrême et bien naturel désir que j’ai de vous revoir, mais par la conviction que j’exprimais plus haut que vous pourriez être plus utile ici que partout ailleurs1. Soyez convaincu, en tous cas, qu’aucun de vos amis ici ne vous perd de vue. Tous nous associons dans notre esprit notre cause à la

1. Rémusat, Thiers et Chambolle seront autorisés à rentrer en France par le décret du 7 août 1852, paru le 8 au Moniteur. 36 à auguste vivien [1852] vôtre et vous regardons comme la partie la plus précieuse de cette grande famille libérale aujourd’hui affaiblie et dispersée, mais qui, tôt ou tard, j’en ai la conviction, dirigera de nouveau les affaires de ce pays. Rappelez-moi particulièrement au souvenir de M. Thiers1 et croyez à tous mes sentiments de tendre amitié, a. t.

Archives Rémusat. Publication dans l’édition « Quarto », p. 1030‑1036.

à un préfet2

Paris, le 30 mars 1852

Dans la demande d’abaissement d’impôt que je vous ai transmise […], j’ai omis de joindre la dernière quittance du percepteur. La voici. Je vous prie de vouloir bien la faire placer dans le dossier.

L.a.s. 1 page in 8. Copiée sur le site Bsf-commissaires-priseurs le 13 mars 2016.

à auguste vivien

Ce dimanche matin [fin mars 1852]

Je vous envoie, mon cher ami, une épreuve de mon discours aca- démique, lequel discours, comme vous savez, avait été composé et imprimé avant le coup d’État3. Faites vos observations en marge. Dites 1o les choses qui, à votre avis, ne peuvent être modifiées et doivent

1. Alors compagnon d’exil de Rémusat en Angleterre. 2. Lettre probablement adressée au préfet de la Manche qui était, depuis le 22 jan- vier 1852, Roland Paulze d’Ivoy de La Poype (1812‑1891). Il avait occupé différents postes de sous-préfet de 1841 à 1849, était devenu préfet de l’Orne en octobre 1849, puis de la Haute-Marne en décembre 1851. Il poursuivra sa carrière préfectorale jusqu’en 1870 avec une interruption entre 1854 et 1856. 3. Il s’agit du discours sur la science politique que Tocqueville a prononcé à la séance publique annuelle de l’Académie des sciences morales et politiques du 3 avril 1852. Élu vice-président le 5 janvier 1850, il était devenu président en janvier 1851 et avait quitté son fauteuil le 3 janvier 1852. S’il prononce un discours comme président après la fin de ses fonctions, c’est que la séance annuelle, fixée d’abord au 6 décembre 1851, avait dû être repoussée au 3 avril 1852, en raison des circonstances politiques. Ce discours [1852] à léon juchault de lamoricière 37 disparaître. 2o Les choses modifiables et la manière et le sens de la modification. Mille amitiés de cœur. a. de tocqueville

Lettre inédite. Collection particulière.

à léon juchault de lamoricière

Paris ce 1er avril 1852

Mon cher Lamoricière, un de mes plus anciens et meilleurs amis, M. Senior, que vous avez peut-être rencontré chez moi à Paris durant les courts séjours qu’il y a faits durant ces dernières années, désire vivement faire votre connaissance. Comme c’est un homme d’esprit et très au courant des affaires de son pays, j’ai pensé qu’il vous sera de votre côté très agréable de le connaître. Je vous l’adresse donc en vous priant de le recevoir en ami. Tout à vous de cœur.

a. de tocqueville

Lettre inédite. Archives nationales. Archives du Chillon. Fonds Lamoricière.

à léon juchault de lamoricière

Paris, ce 2 avril 1852

Pardonnez-moi, mon cher ami, de n’avoir pas encore répondu à la longue et intéressante lettre que vous m’avez écrite le 16. Mon silence, je n’ai pas besoin de vous le dire, ne vient ni de l’oubli, ni de l’indifférence, mais, ainsi que je vous l’ai écrit, je crois, déjà, de l’espèce d’engourdissement douloureux que cause une position pénible, qu’on ne peut ni oublier ni changer, et qui doit, qu’on s’en occupe ou non, rester quelque temps la même. La douleur que me cause le régime sous lequel nous vivons, loin de diminuer avec le temps, s’aggrave. Je cherche, en me donnant mille sujets d’études, en me renfermant presque toutes mes journées à la Bibliothèque royale, à l’oublier ; je n’ai pu même parvenir à l’amoindrir. Elle me a été publié dans les Séances et travaux de l’Académie des sciences morales (t. XXI) et dans une brochure parue en 1852. On le trouvera dans OC, t. XVI, p. 229‑242. 38 à léon juchault de lamoricière [1852] désintéresse de tout ce que je fais, me donne peu de goût pour tout ce qui ne se rapporte pas à elle et en même temps me rend presque insupportable toute conversation qui s’y rapporte. Car, que dire en présence d’un malheur toujours le même, et d’une maladie sur laquelle on sent qu’on ne peut rien, jusqu’à ce qu’elle soit arrivée à une certaine période, dont on est encore éloigné ? Tel est notre cas. Je ne sais quels sont vos différents correspondants ou interlocuteurs et d’où leur viennent les impressions contradictoires qu’ils vous com- muniquent et dont vous remarquez la contrariété. Quant à moi, je n’ai aucun doute que l’état général de la France ne se rapporte à peu près d’un bout à l’autre du pays à ceci : les paysans ou indifférents ou contents dans tous les pays où leur socialisme ne leur a pas attiré de trop mauvaises affaires ; au-dessus des paysans, toutes les autres classes, sauf celle des fonctionnaires, assez étonnées de la nouveauté de ce gouvernement, sans grande foi dans sa durée, sans respect pour son personnel, mécontentes d’un certain nombre de ses actes, inquiètes de [ce] qui pourrait [se] faire un de ces jours ; en un mot, mal satisfaites mais trop heureuses d’avoir échappé au mal bien pire que ces sots et furieux montagnards leur avaient fait craindre en 1852, pour passer du mécontentement à l’opposition déclarée. Il y a tous les germes de l’opposition : l’opposition même n’existe pas encore ; et quand on demande pourquoi on ne lutte pas contre ceci, pourquoi on ne parle pas ou on n’écrit pas contre cela, je réponds : cela est encore impossible, non à cause des rigueurs du gouvernement, auxquelles on pourrait échapper si l’opinion publique vous portait, mais à cause de l’absence de celle-ci. C’est comme si on voulait naviguer sur un fleuve à sec ; l’eau reviendra, mais il faut l’attendre et le temps paraît bien long. Je pense comme vous que le Président n’a pas fait dans ces derniers [temps] tout ce qu’on aurait pu assez raisonnablement attendre de lui, pour hâter ce moment. Quoiqu’il ait commis de grandes énormités dans sa dictature, il s’est toujours arrêté à la limite des fautes irrépa- rables et des actes qui ne pouvaient se supporter ; il vient encore de montrer un véritable esprit de conduite en se refusant à prendre le titre d’Empereur, qu’on lui eût jeté à la tête s’il avait fait un signe1. Prendre le titre d’Empereur, fonder une dynastie eût flatté sa vanité, sans rien ajouter à son pouvoir. Cette démarche aurait alarmé le dehors et préparé des embarras au dedans. C’eût été commettre une faute analogue à celle que font les deux branches de la maison de Bourbon, en ne se réconciliant pas. En agissant ainsi, il eût ôté aux

1. La Constitution du 14 janvier 1852 avait confié pour dix ans au « prince Louis- Napoléon Bonaparte, président actuel de la République […] le gouvernement de la République française ». Malgré cette présidence décennale, chacun s’attendait à un rétablissement de l’Empire, que Louis-Napoléon eut cependant l’habileté de ne pas réclamer. Dans son discours d’ouverture des chambres le 29 mars 1852, il n’avait admis le rétablissement de l’Empire que dans les cas où les partis l’empêcheraient de gouverner. [1852] à léon juchault de lamoricière 39 légitimistes et à la portion du clergé qui marche encore avec eux, le prétexte dont ils couvrent la tolérance qu’ils lui montrent, ou même, dans bien des cas, l’appui qu’ils lui donnent. Le titre de président qu’il garde et la crainte de l’orléanisme qu’on leur laisse, sont deux faits qui concourent puissamment à leur conduite actuelle et qui finiront par les engager si bien dans la voie de la soumission ou de l’adhésion, qu’il n’y aura plus moyen de retourner en arrière dans quelque temps. J’ai donné pour vous une lettre de recommandation à un Anglais, qui est de mes plus anciens et meilleurs amis, M. Senior. C’est un homme de beaucoup d’esprit, écrivain distingué dans les grandes revues, membre de la cour du Chancelier. Je vous prie de le recevoir en ami. Il ne faut pourtant lui dire que ce que vous ne craignez pas de laisser savoir ; car, quoique le plus galant homme du monde, il est quelquefois indiscret par goût de la conversation. C’est un aimable, mais enragé causeur. Dufaure va bientôt partir pour la campagne : je l’ai tourmenté et je crois avec succès, pour qu’il reprît à Paris la robe d’avocat. Il y aura bientôt une action politique à exercer de ce côté-là. Poussez-le aussi dans ce sens quand vous lui écrirez. Beaumont est enterré tout vif en Touraine1. Je vais moi-même m’enfermer à Tocqueville, où il me tarde d’être. La seule chose qui aide à supporter le poids presque insupportable du présent, c’est la tenue de tous les anciens hommes politiques, dont il n’y a aucun de quelque valeur qui ait encore fait mine de se rapprocher ; je ne parle pas de ce Billault : c’est un drôle, qui, depuis longtemps, ne comptait plus dans nos rangs2. Adieu. Mes hommages à ces dames et à vous mille amitiés du fond du cœur, d’autant plus tendres que vous êtes plus loin. Faites-moi l’amitié de demander à Bedeau s’il a reçu une lettre de moi que j’ai fait passer par Nantes. Embrassez-le pour moi à la même occasion.

6 avril

P. S — J’avais écrit cette lettre, il y a quatre jours, croyant qu’elle pourrait partir ce jour-là. Comme j’ai vu qu’il y allait avoir un retard

1. Après le coup d’État, Beaumont s’est retiré dans son domaine de Beaumont-la- Chartre (Sarthe). 2. Rallié à la politique de L.-N. Bonaparte, Billault était devenu un des familiers de l’Élysée. Il avait failli recevoir, à la retraite de Léon Faucher, la mission de former un ministère ; mais la combinaison échoua. Il devint du moins candidat officiel : la 2e circonscription de l’Ariège l’envoya au Corps législatif le 29 février 1852. Louis- Napoléon le nomma président du Corps législatif. Dans son discours d’installation, il s’exprima ainsi : « Nous n’aurons plus autour de l’urne législative les évolutions des partis tenant sans cesse le ministère en échec, le forçant de s’absorber en un soin unique, celui de sa défense, et n’aboutissant trop souvent qu’à énerver le pouvoir. » Cette oraison funèbre du régime parlementaire ne fut pas prononcée par lui sans un certain embarras, selon les auteurs du Dictionnaire des parlementaires. Il deviendra ministre de l’Intérieur le 23 juin 1854. 40 à léon juchault de lamoricière [1852] dans son envoi, j’ai transmis par la poste ce qui concernait Senior, dont il était bon que vous fussiez instruit sur-le-champ, et j’ajoute maintenant quelques mots. M. d’A. C.1 m’a assuré que vous avez été repris de douleurs au genou ; cela achève de me faire désirer de vous voir bientôt quitter la Belgique et vous rendre aux eaux. Je le désire d’autant plus que je crains toujours que votre présence sur cette frontière ne suggère aux autres sur vous et à vous-même peut-être des idées prématu- rées et dangereuses. Je ne puis croire qu’il y ait quelque chose à faire en ce moment ou d’ici à quelque temps : avec le peuple, j’en suis sûr ; avec l’armée, je le pense, quoique à vrai dire sur ce der- nier point je sois sans aucune lumière. Mais dans l’obscurité des faits particuliers, les notions générales guident et l’expérience m’a montré qu’en ces matières elles guidaient plus sûrement que tous les petits rapports. Ma notion générale est qu’en France on ne fait rien de considérable avec l’armée, même quand on la commande, quand l’opinion publique est contre vous et qu’il n’y a aucune espé- rance de la tourner contre ceux qui sont à sa tête, quand l’opinion publique n’est pas violemment prononcée contre ceux-ci. 1830, 1848 et même le 2 Décembre sont là pour prouver la vérité de la maxime. Car si nous avions été populaires au 2 Décembre, on n’aurait rien pu contre nous, et ces mêmes soldats qui nous ont chassés et qui nous chasseraient encore à coups de baïonnette nous auraient défendus. À ces grands exemples, joignez le souvenir de toutes les conspirations militaires qui ont avorté pendant la Restauration et le gouvernement de Juillet et vous aurez une démonstration qui me paraît complète. Si on pouvait rire en ces tristes temps, on rirait de la piteuse situation de ces malheureux députés, qui, non seulement n’ont pas d’affaires publiques à traiter, mais qui ne peuvent même s’occuper utilement des affaires privées, tant on les mène de haut. Comme presque tous les ministres sont d’anciens martyrs des assemblées, des hommes sifflés ou méprisés par elles, ils se vengent en faisant, à leur tour, sentir le poids de leur grandeur aux infortunés représentants et modestes héritiers du pouvoir parlementaire. Il faut entendre Lou- vet2, par exemple, se lamenter de l’impuissance où il se trouve de procurer à ses amis des bureaux de tabac et de la hauteur intolérable

1. Le personnage désigné par ces initiales n’a pu être identifié. 2. Charles Louvet (1806‑1882), originaire de Saumur où il s’établit comme ban- quier, conseiller général de Maine-et-Loire en 1837 et, en 1845, maire de sa ville natale, élu représentant du Maine-et-Loire à l’Assemblée constituante et à l’Assemblée législative, où il siège dans la majorité monarchiste. Il applaudit au coup d’État du 2 décembre 1851 et, candidat officiel, le 29 février 1852, dans la 3e circonscription du Maine-et-Loire, est élu député au Corps législatif. Il siégera jusqu’à la fin du règne de Napoléon III dans la majorité dynastique. En juillet 1869, il prendra part à la formation du nouveau Tiers Parti libéral. Il sera ministre de l’Agriculture et du Commerce dans le ministère Ollivier du 2 janvier 1870. [1852] à léon juchault de lamoricière 41 des ministres qu’on ne peut plus voir sans demander d’audience. Cette funeste situation attriste profondément ces hommes politiques, mais ne les pousse pas plus loin que les doléances. Toutefois ils sont honteux et humiliés et si l’opinion publique y prêtait, ils finiraient peut-être par se regimber quelque peu. En somme, la constitution du Corps législatif est la portion la plus défectueuse du nouvel ordre de choses et, s’il dure, il faudra bien qu’on donne au Corps légis- latif une origine moins illustre ou de plus grandes attributions : aujourd’hui, c’est un prince du sang, auquel on fait nettoyer les pots de chambre. Adieu, cette fois pour tout de bon, je vous embrasse. a. t.

Je crois savoir avec certitude que l’empereur de Russie parle et fait parler avec beaucoup de hauteur de la prétention sup- posée qu’aurait le Président de se faire empereur et déclare que cet événement­ n’aura pas lieu. Il est également certain que le grand-duc, son fils, a traité à Venise le comte de Chambord en roi et d’une manière si apparente que l’intention de le faire savoir était évidente. Je crois que cela voulait dire : peu de considération pour ceci et haine aux d’Orléans. En tout cas vous devez bien ­reconnaître là les façons hautaines et sans gêne du Czar, le seul prince du monde qui reste comme un échantillon de l’ancienne fabrique.

Lettre inédite. Archives nationales. Archives du Chillon. Fonds Lamoricière.

à léon juchault de lamoricière

Ce 3 avril [1852]

Mon cher ami, je vous écrirai assez au long dans quelques jours par une occasion. Mon seul but aujourd’hui est de vous donner quelques renseignements sur un de mes amis, M. Senior, qui m’a demandé et auquel j’ai donné une lettre de recommandation pour vous. C’est un Anglais de beaucoup d’esprit, auteur de différents écrits très remarqués sur la politique et l’économie politique. Je le connais depuis vingt ans et l’aime beaucoup. Personne n’est plus galant homme que lui, mais en même temps il aime beaucoup à parler et est enragé causeur. Ne lui dites donc que les choses que vous ne voyez pas d’inconvénient à faire connaître. J’ai cru bon de vous donner cet [avis]. Je n’ajoute rien de plus, comptant, ainsi que je vous l’ai dit, vous 42 à françois mignet [1852]

écrire sous très peu de jours par une occasion1. Je vous embrasse de tout mon cœur. a. de tocqueville Pour le général.

Lettre inédite. Archives nationales. Archives du Chillon. Fonds Lamoricière.

à alphonse grün

Ce dimanche matin [4 avril 18522] Monsieur, Tout en vous remerciant du compte rendu très bienveillant que vous avez donné ce matin dans Le Moniteur de la séance d’hier, en ce qui me concerne, permettez-moi de m’étonner de ce que, contrairement à l’usage, Le Moniteur n’a reproduit que l’un des deux discours pro- noncés, de vous demander si vous savez la cause de cette innovation et si mon discours ne doit pas paraître dans le numéro de demain3. Veuillez agréer l’assurance de ma considération très distinguée.

a. de tocqueville

Lettre inédite. Collection de M. John Lukacs.

à françois mignet

Paris ce 7 avril [18524 ?]

Cher confrère, le débat de l’Académie m’a fait oublier de m’ac- quitter hier près de vous d’une ambassade que je ne puis cependant

1. Voir la lettre précédente commencée le 2 avril mais poursuivie et envoyée le 6 avril, p. 37. 2. La séance évoquée par la lettre a eu lieu un samedi, jour des séances de l’Aca- démie des sciences morales et politiques. Le discours de Tocqueville du samedi 25 octobre 1851 ayant été publié au Moniteur du 26 octobre, seul reste possible le discours du samedi 3 avril 1852 qui n’est pas publié au Moniteur universel du dimanche. Lors de la même séance, Mignet avait lu une notice sur Droz. 3. Sur ce discours du 3 avril 1852, voir ci-dessus la lettre à Vivien de fin mars 1852, p. 36. 4. Tocqueville ne devient un familier des Childe qu’à partir de 1852 quoique Mme Childe ait ouvert son salon dès 1845 ; voir la correspondance de Tocqueville [1852] à françois mignet 43 négliger sans m’attirer une querelle. Cette dame américaine dont je vous ai parlé il y a huit jours, Mme Childe1, qui me paraît avoir la tête fort montée pour votre seigneurie, m’avait chargé de vous prier de venir dîner chez elle lundi prochain. J’y dîne moi-même ainsi que Mérimée et probablement une ou deux autres personnes de notre connaissance. Faites-moi savoir si vous êtes libre ce jour-là et si vous acceptez afin que je l’écrive à Mme Childe qui, sans cela, croirait que je ne me suis pas acquitté de ma commission et ne me pardonnerait jamais. C’est, du reste, une femme d’esprit et qui voit beaucoup de gens d’esprit2. Mais vous devez l’avoir rencontrée chez M. de Circourt3 et M. de Lagrené4. Elle demeure rue de la ville l’Évêque 16. Mille amitiés de cœur. a. de tocqueville

Lettre inédite. Collection particulière.

avec les Childe rassemblée dans OC, t. VII, p. 154. En outre, Tocqueville ne fréquente le salon des Circourt, comme Mignet, qu’après le coup d’État. La lettre est écrite le lendemain d’une séance à l’Académie qui a eu lieu un 6 avril. Cette date du 6 avril ne correspond pas à des séances de l’Académie des sciences morales de 1852 ou posté- rieures à 1852. En revanche, Tocqueville est présent à la séance du mardi 6 avril 1852 de l’Académie française. La date du 7 avril 1852 est donc la plus probable pour cette lettre. 1. Catharine Mildred Lee (1811‑1856), jeune sœur de Robert E. Lee, qui sera com- mandant de l’armée confédérée pendant la guerre de Sécession, avait épousé en 1831 Edward Vernon Childe (1804‑1861), fils d’un négociant de Boston et diplômé d’Har- vard (1823), qui écrivit de 1845 à 1856 des Lettres de Paris pour le Times et le Courier and Enquirer de New York sous le pseudonyme A Statesman. Le salon franco-américain des Childe réunissait le jeudi des écrivains, des publicistes et des gens du monde (Cuvier, Vigny, Salvandy, Mérimée, les Circourt). 2. Voir le portrait de Mme Childe rédigé par Tocqueville, OC, t. VII, p. 249‑251. Mme Childe recevait beaucoup d’académiciens. Une lettre de Mérimée du 29 juin 1856 signale qu’à la mort de Mme Childe Mignet, Villemain, Salvandy, Brifaut et Vigny pleuraient à l’Académie (Quelques correspondants de Mr et Mrs Childe et de Edward Lee Childe, 1844‑1879, 1912, p. 102). 3. Le comte Adolphe de Circourt (1801‑1879) est issu d’une famille de la noblesse lorraine. Après des études de droit à Paris, il commença une carrière dans l’administra- tion qui le conduisit du ministère de l’Intérieur à celui des Affaires étrangères. Après la révolution de 1830, il démissionna et rentra dans la vie privée. Il épousa une Russe, Anastasie de Klustine, et voyagea avec elle en Italie, en Allemagne et en Russie. De retour à Paris en 1837, Mme de Circourt ouvrit un salon qui jouit d’un grand succès jusqu’en 1848, puis de nouveau de 1850 à sa mort en 1863. En 1848, Circourt sortit brièvement de la vie privée, à la demande de Lamartine, pour une mission auprès du roi de Prusse. , qui le trouvait trop conservateur, fit obstacle à sa nomina- tion comme ambassadeur de France aux États-Unis. Circourt se consacra alors surtout à ses travaux d’érudition. La correspondance qu’a entretenue Tocqueville avec lui et sa femme a été publiée dans OC, t. XVIII. 4. Marie Melchior Joseph Théodore de Lagrené (1800‑1862), diplomate, pair en 1846, élu à la Législative en 1849, où il votait à droite. Il avait quitté la politique au coup d’État. En 1834, il avait épousé Mlle Doubensky, demoiselle d’honneur de l’im- pératrice de Russie. 44 à victor lanjuinais [1852]

à victor lanjuinais

Paris ce 18 avril 1852

Vous avez fait preuve d’une grande paresse à mon égard, mon cher ami ; car vous ne m’avez écrit que deux fois depuis votre départ. Heureusement, j’ai eu de vos nouvelles par madame votre sœur et m[adame] votre belle-sœur que j’ai été voir l’une après l’autre. J’ai su que vous vous portiez bien et que vous parveniez à oublier, parmi les chefs-d’œuvre et les ruines de l’Italie, nos affaires de France. Vous ne pouviez mieux faire et je vous envie d’y avoir réussi. Quant à moi, j’y ai travaillé de mon mieux sans obtenir un succès aussi complet. Je me suis si bien mis à l’écart de la politique que j’ai fini par ne plus lire à peine les journaux ; j’ai même été très peu dans le monde des salons. J’ai beaucoup vécu chez moi ou à la Bibliothèque nationale. J’ai commencé de grands travaux que je poursuis assez mollement. En outre, je me suis bien porté. Voilà mon bulletin depuis quatre mois. Mon intention est de quitter Paris à la fin de mai pour me rendre chez moi à la campagne. Là, j’espère [que] je pourrai conso- lider la pacification de mon esprit et achever de le mettre dans un état où il puisse produire. Une satisfaction que nous laissent les circonstances actuelles, satisfaction qui ne se rencontre pas toujours, même dans des temps plus heureux, est la complète certitude qu’on a de n’avoir rien de mieux à faire que ce que nous faisons, vous en voyageant, moi en lisant et écrivant. Quels que soient le sort et les devoirs qui nous attendent, il est bien certain que dans ce moment nous n’avons qu’une marche à suivre : c’est de rester absolument étrangers à la politique et de chercher ailleurs un aliment à l’activité de notre esprit. La France est dans un de ces moments où elle ne veut rien que la tranquillité et où il faut se garder de chercher à la réveiller, si l’on ne désire être mal vu d’elle. En vérité, quand la nation est prise d’un de ces états-là, et il s’en est rencontré plus d’un dans son histoire, on doit savoir gré à ceux qui la gouvernent de tout le mal qu’ils ne font pas ; car ils pourraient tout faire absolument, sans que personne y prît garde. Je vais donc retourner chez moi dès que l’été sera venu et j’y res- terai jusqu’à l’hiver. Rappelez-vous que vous nous avez à peu près promis de venir nous y voir, et que nous y comptons. Gustave vit à la campagne depuis le commencement de l’année. Corcelle va de son côté partir. Dufaure quitte Paris à la fin du mois pour la Saintonge ; j’espère avec l’aide de quelques autres de ses amis l’avoir déterminé à reprendre, à Paris, sa robe d’avocat à la rentrée prochaine. Cela me semble utile à tous les points de vue. Vivien qui, comme vous le savez, est très pauvre et supporte très [1852] à léon juchault de lamoricière 45 noblement la pauvreté, s’est retiré dans une petite maison à Saint- Germain. Rivet est plongé dans l’industrie, la Compagnie du chemin de fer de l’Ouest a voulu l’avoir pour président et directeur. J’au- rais, comme vous pouvez croire, mille autres nouvelles, petites ou grandes, générales ou particulières, à vous donner. Mais ne sachant si ma lettre sera ouverte ni par qui, je n’ose vous parler de France, encore moins d’Italie. Je me borne donc à vous remercier de tout ce que vous me dites d’intéressant dans votre lettre du 2, à me rappeler à votre souvenir, et à vous assurer que ce sera un vrai plaisir pour moi de vous revoir et de causer comme toujours à cœur ouvert avec vous. Tout à vous d’amitié. a. de t.

Arrangez-vous, je vous prie, pour venir cet été chez nous.

Fonds Lanjuinais. Publication dans Édition Beaumont, t. VII, p. 280‑282, avec de légères variantes.

à léon juchault de lamoricière

Ce 12 mai 1852

Mon cher ami, je profite du retour de M. Arrivabene1 pour répondre quelques mots à votre lettre du 27 avril. Je ne sais rien, du reste, de particulier et qui ne peut se mander par la poste. Je n’ai jamais pensé que l’empire pût sortir des revues du 10 mai et je ne suis donc pas surpris qu’il n’en soit pas sorti2. Il me paraissait insensé de la part du Président de se faire proclamer irrégulière- ment, quand il peut mettre pour lui aux yeux de l’Europe l’appa- rence de la forme légale. Non seulement il n’a pas voulu se faire

1. Le comte Giovanni Arrivabene (1787‑1881). Il avait pris part aux mouvements de 1848 en Lombardie et, après la répression, avait dû s’exiler en Belgique, où il avait acquis la nationalité belge. Élu conseiller provincial du Brabant (1850), il noue en 1852 de nombreux contacts avec les exilés français. Il rentrera en Italie en 1859 et, après sa nomination de sénateur du royaume d’Italie (1860), il partagera son activité politique entre l’Italie et la Belgique. Arrivabene n’a pas rencontré Tocqueville lors de son passage à Paris en mai 1852, comme le montre le billet que lui écrit Tocque- ville pour lui confier la lettre à Lamoricière (OC, t. VII, p. 327). Malgré des relations communes comme Senior, Stuart Mill ou Van de Weyer, Tocqueville et Arrivabene semblent s’être peu connus. Arrivabene ne mentionne dans ses Mémoires de rencontre avec Tocqueville qu’en 1854, lorsque ce dernier rend visite à Lamoricière à Bruxelles. 2. Le 10 mai, au Champ-de-Mars, a eu lieu la distribution des aigles (rétablies sur les drapeaux français et sur la croix de la Légion d’honneur par décret du 31 décembre 1851) à l’armée par Louis-Napoléon. La cérémonie s’inspirait de celle du 5 décembre 1804 et le bruit avait couru que l’Empire serait proclamé à cette occasion. 46 à léon juchault de lamoricière [1852] empereur dans cette circonstance, mais il n’a même pas voulu que l’armée l’en pressât. Vous savez mieux que moi qu’on fait crier à une armée ce que l’on veut un jour de revue et comme elle a peu et irrégulièrement crié, j’en conclus qu’il n’y avait pas de consigne donnée. Je n’ai point été à la revue, une tristesse insurmontable ayant dominé la curiosité, mais d’après tout ce que j’en ai appris, il est certain pour moi que le populaire, prodigieusement nombreux, était absolument vide d’idées et de passion politique quelconque. Il venait là comme à Franconi1 et il n’a, en effet, applaudi lePrésident que quand celui-ci qui montait un très beau cheval lui a fait faire le tour de force de changer trois ou quatre fois de pied au grand galop. Dans cette défaillance complète, dans cette mort momen- tanée de l’esprit politique, les événements amènent paisiblement et sans obstacle leurs conséquences naturelles. C’est ainsi que le caractère militaire de la révolution du 2 Décembre se produit de plus en plus. C’est évidemment l’armée qui hérite plus encore que le Président des dépouilles du système représentatif ; c’est elle qui devient la véritable aristocratie du pays, au moins pour un temps, et tient partout le haut du pavé, comme elle ne l’avait pas eu depuis 32 ans ou peut-être même comme elle ne l’avait jamais eu. Car l’Empereur dominait l’armée sans dépendre d’elle et il était assez grand législateur et assez grand politique pour ne pas craindre d’éta- blir au milieu de six cent mille baïonnettes un gouvernement civil. Tandis que celui-ci craint et hait toutes les supériorités civiles et sait qu’il ne peut vivre que par le soldat. Aussi gorge-t-on l’armée de grades, de décorations et d’argent comme cela ne s’était jamais vu, je crois, depuis l’Empire romain. Aussi le nouveau César finira-t-il par la même aventure que les anciens, et arrivera-t-il tôt ou tard à faire naître plus d’appétits qu’il n’en pourra satisfaire, ce qui le conduira à la chute ou à la guerre. Ce résultat me paraît inévitable. Mais pour le moment actuel le système réussit, et malgré qu’il y ait dans l’armée un grand nombre de mécontentements individuels, et quelques murmures sourds naissant déjà du favoritisme et de la violation des règles de l’avancement, le gros est satisfait du nouveau régime et doit l’être. Car ceci n’est autre chose que le gouvernement exploité par l’armée. L’armée est la classe prépondérante de cette phase de notre longue révolution, comme la vieille noblesse était la classe prépondérante de la Restauration, la bourgeoisie, la classe prépondérante du gouvernement de Juillet et les ouvriers la classe prépondérante sous la République. En attendant le Parlementaire, sous sa forme exiguë et modeste, est de plus en plus vexé. On passe le temps à donner toutes sortes

1. Les Franconi étaient une célèbre famille d’écuyers. Victor Franconi était alors directeur des Cirques d’été et d’hiver, et responsable du dressage des chevaux de Louis-Napoléon. [1852] à léon juchault de lamoricière 47 de désagréments aux députés, ce qui leur cause une rage intérieure très amusante à voir. La plupart d’entre eux cachent encore avec grand soin à leurs électeurs leur impuissance ; quelques-uns comme Monier de la Sizeranne1 l’ont publiée dans une circulaire à leurs commettants. Il est vrai qu’on pousse l’outrage fort loin, car un ordre envoyé au chef de service de certaines administrations, des Postes notamment, enjoint, à égalité de droits et de présentation, de choisir le candidat qui ne s’est pas fait recommander. Vous com- prenez bien que pour cela la corruption et le favoritisme ne sont pas morts ; au contraire ils fleurissent plus que jamais ; mais ils ont changé de forme. Ainsi, par exemple, j’apprenais hier qu’un sous- lieutenant de housard de ma connaissance était nommé receveur d’arrondissement, parce que la fille d’un général s’était amoura- chée de lui et que mon gaillard, qui est amoureux à la façon de Normandie, a déclaré qu’il ne se laisserait faire que moyennant finances. Ainsi, de suite, en général, tous les rouages civils de ce gouvernement depuis la Chambre des députés jusqu’à l’administra- tion des départements marchent si mal qu’on ne peut imaginer que les choses durent longtemps en cet état. Elles dureront pourtant. Car toutes ces maladies sont secondaires ; elles ne tuent que très lentement le malade ; en ce moment, elles ne l’empêchent même pas de dormir et le sommeil est son premier besoin et sa principale passion. Je compte quitter Paris vers la fin de ce mois, me renfermer chez moi à la campagne et y rester jusqu’à l’hiver. Donnez-moi, je vous prie, de vos nouvelles de temps en temps et indiquez-moi des manières de vous écrire par la poste, car je n’aurai guère d’oc- casion particulière. Il me semble que comme on ne peut ouvrir toutes les lettres qui vont en Belgique, en vous écrivant sous un autre nom, on doit arriver jusqu’à vous sans trop de chance d’être lu. Nous avons été enchantés de voir Mme d’A[uberville]2 durant son court séjour à Paris ; nous l’avons trouvée aussi ferme d’esprit que bien portante. Si vous pouvez communiquer avec Bedeau3 dont je viens de recevoir une lettre, faites-lui dire, je vous prie, que si je ne lui réponds pas immédiatement, c’est que je veux le

1. Le comte Paul Ange Henri Monier de La Sizeranne (1797‑1878) était issu d’une ancienne famille de la Drôme anoblie en 1827. Élu conseiller général de Tain- l’Hermitage en 1836 puis à la Chambre des députés en 1837, où il avait siégé au centre gauche, il ne s’était pas présenté aux élections en 1848. Candidat officiel le 29 février 1852 au nouveau Corps législatif, il avait été élu député de la 2e circons- cription de la Drôme. Il sera réélu en 1857, puis nommé sénateur en 1863. Après le 4 septembre 1870, il refusera toute candidature, tant au conseil général de la Drôme qu’au Sénat. 2. Belle-mère du général. 3. Bedeau était également en exil en Belgique. Il ne reviendra en France qu’en 1859, à l’occasion de l’amnistie générale, et consacrera la fin de sa vie, à Nantes, aux pratiques de la religion et aux œuvres d’assistance et de charité, avant de mourir en 1863 à l’âge de cinquante-neuf ans. 48 à léon juchault de lamoricière [1852] faire de manière à lui donner les dernières nouvelles avant de quitter Paris. Adieu, mon cher ami, mille amitiés du fond du cœur.

a. de tocqueville

Lettre inédite. Archives nationales. Archives du Chillon. Fonds Lamoricière.

à léon juchault de lamoricière

Paris, ce 29 mai 1852

Je ne veux pas quitter Paris, non cher ami, sans vous donner une dernière fois de mes nouvelles. Une fois hors d’ici, je ne saurai com- ment vous écrire, si ce n’est par la poste, et par la poste on ne peut se rien dire. Tous vos amis ont été charmés de votre lettre1 et tous vos ennemis en ont été et en sont encore fort embarrassés. Vous y avez très noblement parlé de vous, très habilement des intérêts de l’armée compromis en votre personne. L’effet a été très grand. On m’assure que rien n’avait créé autant d’émotion parmi les officiers et que le contrecoup s’en fait assez sentir à l’Élysée pour qu’on hésite à rayer les quatre généraux protestant de l’armée2. On m’a même dit, mais je n’ose l’affirmer, que leur maintien avait été décidé positivement et que même on avait fait connaître ou on allait faire connaître cette décision au général Le Flo3, lequel, dit-on toujours, aurait envoyé son refus de serment sous forme dubitative : si votre décret s’applique à nous autres généraux exilés, je refuse le ser- ment mais j’ignore s’il s’applique à nous. À quoi on prétend qu’on aurait répondu que jamais on n’avait prétendu appliquer le décret aux généraux exilés et qu’on n’avait eu en vue que le général X ambassadeur à Madrid. Je vous donne ce bruit comme il m’est venu,

1. Dans une lettre publiée dans la presse, Lamoricière avait refusé en termes très vifs le serment réclamé par le nouveau gouvernement aux officiers qui voulaient rester en activité. 2. Avaient également refusé le serment les généraux Changarnier et Bedeau, et le colonel Charras. 3. Adolphe Charles Emmanuel Le Flo (1804‑1887), entré à Saint-Cyr en 1823, avait fait toute sa carrière militaire en Algérie de 1835 à 1848, année où il avait été promu général de brigade. Élu député du Finistère en 1848 et réélu en mai 1849, il siégeait à droite mais s’opposa à la politique de Louis-Napoléon Bonaparte ainsi qu’au coup d’État. Arrêté le 2 décembre, incarcéré à Vincennes, puis à Ham, il avait été expulsé de France le 9 janvier 1852. Exilé en Belgique, puis en Angleterre, il sera autorisé à rentrer en 1857. Nommé ministre de la Guerre après le 4 septembre 1870, réintégré dans l’armée comme général de division et membre de l’Assemblée nationale, il sera nommé ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg en 1871. [1852] à léon juchault de lamoricière 49 c’est-à-dire sans certitude. Je suis porté, toutefois, à y croire. C’est l’intérêt du gouvernement d’agir ainsi ; car, comme je vous le disais, vos lettres, surtout la vôtre, ont produit un détestable effet gouver‑ nemental dans la population et dans l’armée ; elles ont fait tressaillir le mort, je n’ose dire qu’elles lui ont rendu la vie. Il n’y a que le temps qui le puisse. En somme, le décret sur les biens de la maison d’Orléans, et le décret du serment1 sont les deux plus grandes fautes qui aient encore été commises par ce gouvernement. Mais combien faut-il qu’il en commette pour se renverser ? Dieu seul le sait. Si l’ap- pui ou l’adhésion même des classes éclairées lui était nécessaire pour vivre, assurément il n’en aurait pas pour longtemps ; car ces classes, au lieu de se rapprocher de lui avec la durée de son pouvoir, s’en écarteront de plus en plus ; à mesure que leur terreur du socialisme s’éloigne, le dégoût de ce régime les saisit. Mais ce ne sont pas les classes éclairées qui forment la base du triste édifice dans lequel nous vivons et en se retirant elles ne le font pas tomber, du moins sur-le-champ, car à la longue dans notre siècle et dans notre pays on ne peut gouverner au milieu du mépris de tous ceux qui pensent, parlent, écrivent et lisent. Le plus grand obstacle à la fondation du nouveau pouvoir sera l’ennui de la France. Sur le théâtre immense qu’occupe notre gouvernement dans le monde, il ne se trouve plus qu’un seul acteur haut d’une coudée, chargé seul de composer et de jouer toute la pièce et d’occuper le public que ne distrait plus aucun autre bruit que celui de la voix de cet unique personnage. C’est une rude tâche et je crois qu’il sentira lui-même qu’il n’y peut suffire et qu’il faut qu’il détourne l’attention sur quelque autre objet que sa personne. Nous ne sommes plus assez jeunes pour nous amuser longtemps des carrousels ; il n’y a que la guerre ou l’industrie qui puissent nous désennuyer de notre gouvernement. La guerre, c’est la ruine. Et quant à l’industrie, qui à mon avis est sa seule planche de salut, il n’est pas sûr qu’il soit dans les facultés d’un gouvernement comme le nôtre d’en redonner la fièvre à la nation, ainsi qu’avait fait Louis-Philippe, de rejeter les Français dans cette course furieuse après le gain et les jouissances qu’il amène dont nous avons été les témoins d’abord et puis les victimes. Car si Juillet a vécu de cela, il en est mort aussi. Malgré tous les efforts que l’on fait pour réveiller et surexciter la spéculation, elle reste molle et craintive ; les gens d’affaires ont un certain faible pour ce gouvernement, mais cela ne les empêche pas d’en avoir peur ; ils le regardent comme un camarade aussi joueur qu’eux, aussi fripon, aussi disposé à faire des

1. La Constitution du 14 janvier 1852 prévoyait dans son titre III, article 14 : « Les ministres, les membres du Sénat, du Corps législatif et du Conseil d’État, les officiers de terre et de mer, les magistrats et les fonctionnaires publics prêtent le serment ainsi conçu : “Je jure obéissance à la Constitution et fidélité au président”. » Le 5 avril, Louis- Napoléon Bonaparte avait donné l’ordre à tous les hauts fonctionnaires de la magis- trature, de l’administration et de l’armée de se rendre à l’Élysée pour prêter serment. 50 à victor lanjuinais [1852] coups qu’eux-mêmes, et pourvu d’une force qu’ils envient pour faire ces coups plus impunément. Cela les arrête dans tout ce qui n’est pas l’affaire du moment à réaliser tout à l’heure. Un gouvernement secret, dont l’honnêteté est mise en doute, despote, et par consé- quent capricieux, n’a jamais été une bonne condition pour la grande reprise des affaires. Nous allons voir si celui-ci fera exception à la règle. En tous cas, je persiste à dire que cette chance de durée est la seule que je lui connaisse. Si la nation continue à vivoter comme elle le fait aujourd’hui, au bout de quelque temps, l’ennui, l’impatience, la prendront sans aucun doute et la vue de ces symptômes poussera le Président à toutes sortes de folies, car il a cette espèce de grandeur aventurière qui lui fera toujours préférer d’éclater comme un pétard que de finir tristement comme une fusée. Adieu, mon bon ami, donnez-moi de nouvelles. Je m’afflige de m’éloigner des lieux où je puis aisément les recevoir. Mais Freslon1 qui reste ici s’arrangera pour qu’au besoin vos lettres m’arrivent. Mes hommages à votre aimable et courageuse femme. Je vous embrasse de tout mon cœur. a. de t.

Lettre inédite. Archives nationales. Archives du Chillon. Fonds Lamoricière.

à victor lanjuinais

Tocqueville ce 11 juin 1852 Mon cher ami, J’ai vu chez Corcelle où je viens de passer un jour une lettre de vous annonçant votre arrivée à Paris pour le 10 juin. Je pense donc que vous êtes maintenant dans cette ville et je vous y écris pour vous exprimer le regret que j’éprouve de n’avoir pu vous y attendre. J’étais, je vous l’avoue, très pressé d’en sortir. La vie s’y dépense en conversations éternelles, presque toutes semblables ; ou du moins roulant sur le même sujet et, qui pis est, n’aboutis- sant et ne pouvant aboutir qu’à des mots. Car, pour une action quelconque, il faudrait être bien aveugle pour ne pas voir qu’il n’y en a aucune de possible en ce moment et que nous sommes comme ces voyageurs qui, parcourant un pays nouveau, sont obli-

1. Hostile au Second Empire, Freslon avait repris sa profession d’avocat après le 2 Décembre et exerçait à Paris. Il prendra une place importante parmi les amitiés de Tocqueville et deviendra, grâce à sa vaste culture historique, un interlocuteur privilégié lors de la genèse de L’Ancien Régime et la Révolution. Il sera également son conseiller juridique. [1852] à victor lanjuinais 51 gés de s’arrêter sur le bord d’un fleuve en attendant que les eaux baissent, mais sans savoir quand elles baisseront. En ce moment, la France a en horreur toute politique et tout homme qui voudrait la forcer à en faire serait considéré par elle comme un ennemi. Vous trouverez, je crois, comme moi que le tableau général du pays est celui-ci : les classes inférieures acceptent le gouvernement sans enthousiasme mais avec plaisir ; les autres le supportent avec crainte et avec dégoût ; personne n’a la moindre idée d’un changement prochain, quoique personne ne croie encore à un établissement définitif. Tout ce qui a montré quelque valeur morale ou intellec- tuelle sous les derniers gouvernements est dans l’opposition ou dans la retraite. Ceci est à peu près ou même tout à fait sans exception ; à moins que vous n’en trouviez une dans notre ami Billault. Le seul bon côté de cette situation si humiliante et si triste, c’est l’absence du doute dans ce qu’il y a à faire. Il ne reste, évidemment, jusqu’à ce que des événements nouveaux ou des impressions nouvelles se produisent, qu’à vivre sur soi-même ou dans la compagnie de ses amis particuliers. Cela est surtout nécessaire pour des gens comme nous qui, conservant des idées et des goûts qui sont devenus de plus en plus nous-mêmes, mais que le reste de la nation a, pour le moment au moins, abandonnés, sont comme les Juifs du Moyen Âge qui avaient besoin de vivre entre eux pour retrouver une patrie. Tout ceci, mon cher Lanjuinais, aboutit naturellement à vous prier de nouveau de ne pas laisser passer l’été sans venir nous voir. Nous voici ici jusqu’au 1er octobre au moins. Vous nous avez promis de venir et nous comptons sur votre parole. Quant au moment, nous ne voulons pas vous gêner. De tous nos amis, je crois que vous ne trouverez à Paris que Rivet. Je lui envie le plaisir de causer avec vous et d’apprendre de votre bouche si vos impressions et vos jugements sont semblables aux nôtres. Nous sommes blasés sur le spectacle que présente la France et n’avons plus la finesse de perception que cause la nouveauté du tableau. Adieu, mon cher ami, écrivez-moi pour nous donner des nouvelles de votre arrivée et croyez à ma sincère affection.

a. de tocqueville

Lettre inédite. Fonds Lanjuinais. 52 à pierre freslon [1852]

à un correspondant inconnu1

16 juin 1852

J’imagine que la situation d’esprit dans laquelle se trouvent des gens comme nous doit assez ressembler à ce qui arrivait aux Juifs du Moyen Âge, lorsqu’ils se sentaient étrangers partout, quelque part qu’ils allassent, sectateurs obstinés d’une religion à laquelle on ne croyait plus et espérant encore dans un Messie que personne autour d’eux n’attendait. Si nous leur ressemblons en ce point, il faut leur ressembler en un autre ; leur isolement sur la terre les rendait plus chers les uns aux autres ; ils se cherchaient d’un bout à l’autre du monde et se faisaient une sorte de patrie mobile qu’ils transportaient partout où ils se trouvaient plusieurs ensemble.

Original perdu. Fragment de lettre publié par A. Gigot, « M. de Tocqueville », Le Corres‑ pondant, 25 décembre 1860, p. 716.

à pierre freslon

Tocqueville, 28 juin 1852

Mon cher ami, j’aurais voulu vous écrire plus tôt. Je suis puni de ma négligence par l’absence de toute nouvelle, dont je souffre beaucoup en ce moment. Maintenant qu’on se défie de la poste (je crois à tort, du moins dans les cas ordinaires), on traite les absents comme les morts, et le prétendu danger qu’il y a à leur communi- quer ses pensées endort la conscience relativement à la mauvaise action qu’on commet très certainement en ne leur écrivant pas. Du reste, cette tirade ne s’adresse pas à vous (à votre égard je suis dans mon tort) mais à Rivet, auquel je m’étais adressé il y a déjà long- temps pour avoir des nouvelles et qui ne m’a pas répondu. Il n’y a plus maintenant à Paris que vous et lui, qui puissiez m’apprendre un peu ce qui se passe, en admettant qu’il se passe quelque chose. Quand vous êtes muets l’un et l’autre, je suis séparé du monde. Ne me laissez pas, je vous prie, trop longtemps au fond de mon puits, sans m’instruire de ce qui est arrivé à la surface de la terre. Je vous

1. D’après A. Gigot, qui la publie, cette lettre est adressée par Tocqueville « à l’un de ses amis resté comme lui fidèle aux convictions de sa jeunesse » (« M. de Tocqueville », Le Correspondant, 25 décembre 1860, p. 715). Peut-être s’agit-il d’un fragment d’une lettre aujourd’hui perdue à Corcelle, qui avait prêté sa correspondance à A. Gigot. [1852] à pierre freslon 53 demande, entre autres, des détails sur ce qui s’est passé au Conseil d’État à l’occasion des biens confisqués à la maison d’Orléans1. Il y a certainement eu une scène intérieure qui a dû percer bientôt dans le public. On doit savoir aujourd’hui, sans erreur, le nom de ceux qui ont voté dans un sens et le nom de ceux qui ont voté en sens contraire2. Cet événement étant décisif dans la vie des uns et des autres, et beaucoup d’entre eux m’étant connus, j’ai hâte de savoir à quoi m’en tenir sur leur conduite dans cette circonstance capitale. Je suis arrivé ici depuis trois semaines ; j’ai vu assez de monde, et ne puis pourtant vous rendre aucun compte du pays. On ne dit rien et, en vérité, je crois qu’on ne pense guère. Le trait saillant me semble une espèce d’hébétement général à l’endroit de la politique, et je dirais volontiers de toutes choses, si ce n’est des petits intérêts journaliers. Cet immense silence qui règne amène peut-être en d’autres pays le malaise de l’esprit. Il me semble qu’ici il facilite son sommeil. Quand la passion politique existe, l’absence de nouvelles et de polé- mique la contrarie et l’exalte ; il en est de celle-là comme de toutes les autres qui s’augmentent dans la solitude et le silence. Mais pour des gens qui n’ont pas d’autres désirs que celui du repos, quoi de plus commode que la cessation de tout bruit ? Leur assoupissement en devient plus profond. Je sais bien que nous ne sommes pas une nation de dormeurs ; mais d’où peut venir maintenant le son qui nous éveille ? Je fais moi-même comme tout le monde, je sommeille. Je me permets seulement de rêver ; encore est-ce au temps passé plu- tôt qu’au présent. Dans le présent, je ne m’intéresse qu’à mes amis. Les derniers événements ont achevé de me guérir du faible que je

1. À la suite du décret du 22 janvier confisquant les biens de la famille d’Orléans, une consultation avait été rédigée, à la demande des princes d’Orléans, par Berryer, Paillet, Dufaure, Odilon Barrot et Vatimesnil, et l’affaire avait été portée devant le tribunal civil de la Seine le 23 avril. Paillet et Berryer étaient chargés de porter la parole au nom des Orléans. Le tribunal établit la compétence de la juridiction civile, retint la cause et condamna le préfet de la Seine, représentant le gouvernement, aux dépens de l’incident. Mais celui-ci prit un arrêté de conflit et l’affaire fut portée devant le Conseil d’État jugeant comme tribunal des conflits. 2. L’audience publique du Conseil d’État s’était tenue le 15 juin et l’arrêt favorable au pouvoir avait été publié le 18 juin. Émile Reverchon, maître des requêtes, désigné comme commissaire du gouvernement, avait été convoqué, à quelques jours de l’au- dience, par le vice-président du Conseil d’État, Jules Baroche, à qui il aurait confié sa volonté de conclure à l’annulation de l’arrêté de conflit, ce qui signifiait le renvoi de l’affaire devant le juge civil. Sommé de conclure dans le sens du pouvoir ou bien de transmettre le dossier à un autre commissaire, il avait refusé et avait été dessaisi au profit du commissaire du gouvernement, Edmond Maigne, qui conclut que le décret du 22 janvier ne pouvait qu’être requalifié d’acte de gouvernement. L’arrêt retenant l’acte de gouvernement fut rendu à une courte majorité de neuf voix, dont celle du vice-président Baroche. Face à ce désaveu implicite, les sanctions vont tomber : le rapporteur Léon Cornudet et Reverchon sont révoqués le 30 juillet ; le président de la section Charles Maillard est invité à démissionner. Les circonstances de ce jugement sont connues par le récit qu’en fera Reverchon lui-même dans un opuscule publié en 1871, Les Décrets du 22 janvier 1852. Voir H. de Gaudemar, D. Mangoin, Les Grandes Conclusions de la jurisprudence administrative, t. I, 1831‑1840, LGDJ, 2015. 54 à odilon barrot [1852] conservais encore pour le demeurant de l’humanité. C’est comme un second âge mûr qui s’est ajouté à celui que j’avais déjà : une misanthropie instantanée qui est venue par-dessus la misanthropie graduelle qu’amènent naturellement les années. Il faut cependant bien vivre avec ce genre humain, puisqu’il n’y a rien de mieux que lui sur la terre, et qu’au fond il arrive souvent que celui qui en médit ne vaut pas mieux que lui. Je demandais aussi à Rivet des nouvelles de nos amis d’au-delà de la frontière ; en avez-vous et quelles sont-elles ? Enfin je lui disais de nouveau qu’il me remplirait de joie s’il venait nous voir à un moment quelconque de cet été. Je vous dis la même chose, mon cher ami ; vous trouverez ici des hôtes qui seront heureux de vous recevoir dans une paisible solitude où l’on regarde les indifférents comme des ennemis naturels, mais où les gens qu’on estime et qu’on aime sont doublement bien accueillis ; où l’on fait ce que l’on veut sans gêner personne ni être gêné par personne ; où l’on trouve enfin la liberté qu’on exile du reste de la France. Venez donc quand vous voudrez, et soyez sûr de nous faire plaisir. Ma femme veut que je la rappelle à votre souvenir, et moi je vous prie de croire à tous mes sentiments de vive et sincère affection.

Original perdu. Publication dans Édition Beaumont, t. VII, p. 284‑286.

à odilon barrot

Tocqueville, 3 juillet 1852

J’ai bien regretté, mon cher ami, de quitter Paris sans pouvoir aller vous serrer la main et prendre congé de madame Barrot. J’ai essayé en vain de vous trouver rue de la Ferme, et le temps m’a manqué pour pousser jusqu’à Bougival. Je sentais cependant très vivement le besoin de vous dire adieu, de même que j’éprouve aujourd’hui celui de rester en communication avec vous. Avec nos opinions et nos goûts, qu’avons-nous de mieux à faire que de vivre entre nous ? Ne sommes-nous pas des étrangers en France, et, pour retrouver quelques-uns des charmes de la patrie, avons-nous d’autres ressources que de nous communiquer souvent nos sentiments et nos pensées ? Nous ne pourrons nous passer les uns des autres que quand notre pays nous sera rendu : cela arrivera un jour, mais quand ? Je l’ignore. Indépendamment de cette raison générale, et qui n’est que trop durable, qui me porte à vous écrire, j’ai de plus, en ce moment, un motif particulier de vouloir le faire. Voilà, contre toute attente, les conseils généraux électifs, et l’élection cantonale par le vote univer- [1852] à jules dufaure 55 sel conservée1. C’est à vrai dire la seule liberté réelle qui reste ; car, d’une part, l’administration ne pourra jamais dominer une élection de cette espèce comme l’élection politique, et, de l’autre, des corps ainsi élus auront toujours la haute main sur les autorités locales. Que devons-nous faire en présence d’une telle situation si on nous offre une candidature ? Quant à la masse des hommes indépendants, je n’hésite pas à dire que je les verrais avec peine abandonner des fonc- tions de cette espèce. Mais ne sommes-nous pas dans une situation trop particulière pour faire nous-même ce que nous désirons voir faire à d’autres ? Je suis porté à le croire. Toutefois, je n’ai voulu prendre aucun parti sans vous écrire et sans vous demander ce que vous pensez et ce que vous comptez faire. Je vous prierais de ne pas trop tarder à me répondre, car d’un moment à l’autre le gouverne- ment peut faire procéder aux élections dont je parle. J’ai vu très peu de monde depuis mon arrivée dans ce pays. Ce qui me frappe le plus, comme le trait le plus saillant du moment, c’est moins l’approbation de la politique actuelle que l’absence de toute idée et de toute impression politique quelconque. C’est une suspen- sion à peu près complète de la vie collective et nationale. Chacun est retiré et comme enfoui dans ses affaires privées, n’en sort point de lui-même, et trouve mauvais qu’on veuille l’en faire sortir. Ce serait un spectacle triste à mourir, si l’on ne pouvait se faire au-dedans de soi-même un asile qui permît de laisser rarement échapper sa pensée au-dehors. Je tâche d’agir ainsi, et j’y réussis assez bien jusqu’ici, mais non pas assez cependant pour n’être pas saisi de temps à autre par une grande mélancolie. Adieu.

Original perdu. Publication dans Édition Beaumont, t. VII, p. 286‑288.

à jules dufaure

Tocqueville par St-Pierre-Église (Manche) Ce 4 juillet 1852

Il me semble, mon cher ami, que nous sommes morts tous les deux, tant nous sommes muets. Votre silence vient, je pense, de ce que du fond d’une province où vous ne voyez presque personne et

1. Les élections cantonales devaient avoir lieu les 31 juillet et 1er août. Le 29 avril précédent, Tocqueville avait démissionné du conseil général. Dans une lettre du 30 avril à un correspondant local, il écrivait : « Il m’a paru inutile de garder plus longtemps des fonctions que la loi va faire cesser. Si contre mon attente, les conseils restaient électifs et que le canton de Montebourg pensât encore à moi pour le représenter, je n’ai pas besoin de vous dire que j’accepterais de nouveau avec reconnaissance » (OC, t. X, p. 564). 56 à jules dufaure [1852] n’entendez aucun bruit du monde extérieur, vous ne vous trouvez rien à dire. Je suis dans une situation toute semblable. Cependant, je veux vous écrire, ne fût-ce que pour vous dire que je pense toujours à vous avec une tendre amitié et que je m’honorerai toujours des choses que nous avons fait[es] ensemble dans la vie politique. Vous savez cela. Mais ce sont des choses qui, pour être connues, ne sont pas désagréables à entendre. Je suis arrivé ici il y a déjà près d’un mois et quoique j’y aie vu le même monde qu’à l’ordinaire, je ne sais guère plus que vous, qui êtes à deux cents lieues, ce qui se passe au fond des cœurs. Je com- mence à croire qu’il ne s’y passe rien du tout, et que la vie politique et même toute vie intellectuelle y est pour le moment suspendue. Ce sont des esprits qui me paraissent se reposer dans le néant et qui s’y trouvent assez bien. Quant aux paysans, non seulement ils ne souffrent pas de la honte du gouvernement actuel, mais ils ne me semblent la sentir nullement. Ils ont l’illusion que ce sont eux qui ont fait ce gouvernement et qu’il ne marche qu’avec leur libre concours. On ne saurait imaginer de baudets portant plus fièrement la selle et le mors. Ceux d’entre nous qui ne savent pas vivre seuls et tirer bon parti d’eux-mêmes sont bien à plaindre. Car, pour des outlaws comme nous, chercher la distraction et surtout son plaisir hors de chez soi est bien inutile. Je n’ai pas heureusement cette tentation et grâce au grand travail dont je vous ai confié le dessein et auquel je me suis mis avec une grande ardeur1, je passe, au milieu de ma solitude, des jours très heureux. Je n’aurais presque rien à y désirer si, de temps à autre, j’y étais visité par des amis avec qui je pusse parler à cœur ouvert et me décharger en le partageant du poids des tristes pensées qui arrivent souvent, quoi que je fasse. Rivet, Vivien, Lanjuinais, Freslon, Beaumont et Corcelle m’ont promis de venir avant la fin de l’automne. Ils espèrent pouvoir le faire en septembre prochain. Combien vous me feriez plaisir, mon cher ami, si vous vouliez les imiter ! Quels bons jours nous passerions ici ensemble ! Comme nous nous retremperions dans ce commerce d’amitié ! Est-ce que le cœur ne vous en dit pas ? Écrivez-moi que vous acceptez, je vous prie, et, en tout cas, écrivez-moi pour me donner de vos nouvelles, de celles de Madame Dufaure et de celles de vos enfants. Ma femme veut que je la rappelle particulièrement au souvenir de votre ménage, et moi je vous prie de compter toujours sur mes sentiments de vive amitié.

a. de tocqueville

Archives Dufaure. Publication partielle dans Édition Beaumont, t. VI, p. 189‑190.

1. Le projet de livre sur le Premier Empire. [1852] à auguste vivien 57

à auguste vivien

Tocqueville par St-Pierre-Église (Manche) [été 1852 ?]

Mon cher ami, celle-ci est pour vous rappeler, au cas où vous l’auriez oublié, que vous nous avez fait espérer de venir nous voir ici cet été ; Rivet et Freslon m’ont donné la même espérance et je les prie l’un et l’autre de la réaliser. Nous vivons dans un temps où ceux qui pensent comme nous pensons ne sont pas si nombreux qu’ils doivent négliger les occasions qui se rencontrent de se réunir. Qu’est-ce qui pourrait nous consoler de ce qui se passe, si ce n’est le commerce des amis qui le voient du même œil que nous ? Nous vous attendons donc à une époque quelconque, pourvu que ce ne soit pas plus tard qu’octobre ; je dis le 1er octobre. Nous quitterons nous-mêmes ce lieu-ci vers ce temps-là. Pour venir ici il y a deux voies très faciles : celle de mer. Tous les dimanches il part du Havre un bateau à vapeur qui en 7 ou 8 heures se rend à Cherbourg. De Cherbourg il y a des diligences ou des cabriolets qui en deux heures vous mettent à ma porte. Si vous descendez à Cherbourg à l’hôtel de l’Europe, vous trouverez-là pour hôteliers de braves gens qui sont nos amis et qui vous fourniront avec empressement et renseignements et voiture. Vous connaissez les moyens de trans- port par terre. La diligence et la malle-poste partent tous les soirs de Paris et le lendemain vers deux heures arrivent à Valognes où je vous conseillerais de vous arrêter hôtel du Louvre. Vous trouve- riez encore là de nos amis qui vous fourniraient une petite voiture pour venir, le même jour, dîner chez nous. Vous voilà renseigné. Il ne s’agit plus que de mettre à profit ces lumières. Vous le ferez, j’espère, et en agissant ainsi vous causerez à ma femme et à moi un grand plaisir. J’ai éprouvé une véritable joie en apprenant que les longs et éminents services que vous avez rendus pendant plus de 20 ans au public ne demeuraient pas absolument stériles pour votre aisance. Vous auriez fait la fortune que vous auriez voulue dans le barreau, c’est bien le moins qu’après avoir sacrifié cette fortune à l’État vous touchiez de lui une petite indemnité1. Jamais argent ne fut mieux et plus honorablement gagné. Je ne vous écris rien sur la politique. Qu’en dirais-je ? J’aime mieux, d’ailleurs, en causer qu’en écrire ; car on assure que les tra-

1. Vivien avait démissionné du Conseil d’État après le 2 décembre 1851. Il y avait été nommé pour la première fois en 1831. 58 à napoléon daru [1852] ditions impériales se suivent principalement en matière de police. Il n’y a qu’en fait de gloire qu’on s’en écarte. Adieu. Nos souvenirs à Madame Vivien et à vous mille amitiés

a. de tocqueville

Lettre inédite. Collection particulière.

à napoléon daru

Tocqueville ce 26 juillet 1852

J’ai reçu avec grand plaisir votre lettre, cher voisin1. Croyez que nous avons très bien fait l’un et l’autre2. L’abstention n’engage pas l’avenir. Le serment prêté si près du 2 Décembre et quand tant d’hommes respectables de toutes les opinions qui sont tombés comme nous ce jour-là le refusent ou s’arrangent du moins pour n’avoir pas à le prêter, nous eût diminués sans avantage de nature à contrebalancer un si grand mal. Je n’ai, pour mon compte, aucun doute sur ce qu’il y a, tout à la fois, d’honorable et en même temps de sage dans notre manière d’agir. Le sous-préfet devait, du reste, déjà connaître ma résolution quand vous l’avez vu. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’à ma joie d’avoir bien fait se joint celle d’avoir fait comme vous. Rien ne me paraîtra jamais plus désirable que notre union dans une conduite commune. Indépendamment de l’intérêt que nous y avons, j’en sens le goût, car j’ai autant d’estime pour vos talents qui sont hors ligne que pour votre caractère et votre manière d’agir [qui] depuis le coup d’État est un modèle de fermeté et de modération. Elle vous a singulièrement honoré auprès de tous ceux qui étaient capables de la comprendre et de l’apprécier. Pardonnez-moi de ne pas aller vous rendre immédiatement votre visite. Vous avez vu comme ma maison était pleine d’ouvriers.

1. Daru habitait le château de Chiffrevast à Tamerville, canton de Valognes. 2. Tocqueville avait renoncé à se porter candidat pour les élections cantonales. Dans une lettre du 19 juillet à Zacharie Gallemand, un de ses correspondants à Valognes, il s’en explique : « Je rentre dans la vie privée par un sentiment de respect pour moi- même qu’il me semble que tous les hommes délicats doivent comprendre. Je crois que quand un homme a joué un rôle dans un système de gouvernement, qu’il a préconisé hautement certaines institutions, il lui sied mal de rester aux affaires ou d’y rentrer immédiatement quand le système de gouvernement est différent et les institutions entièrement changées. Ce qu’il a de mieux à faire alors, c’est de se mettre au moins quelque temps à l’écart, et de vivre non dans l’opposition, mais dans la retraite. C’est ce que j’ai fait. Je respecte la volonté de la France, je l’ai servie activement et autant que mes facultés me l’ont permis pendant 13 ans. Je crois que j’ai acquis le droit de vivre un peu pour moi-même » (OC, t. X, p. 565). [1852] à charles stöffels 59

Faites-moi dire, je vous prie, quand vous serez à Tamerville, afin que j’aille présenter mes hommages à Madame Daru1 et vous serrer de nouveau la main. J’ai reçu de Paris les mêmes nouvelles que vous. Elles me paraissent vraies. Croyez, je vous prie, à tous mes sentiments de haute considération et d’amitié. a. de tocqueville

Lettre inédite. Archives nationales. Fonds Daru.

à charles stöffels

Tocqueville, par St-Pierre-Église, ce 30 juillet 1852]

Une lettre de votre neveu, mon cher Charles, m’avait déjà appris avant la vôtre, la mort de mon cher Eugène. Quoique je fusse bien préparé et depuis longtemps à cet événement, il n’a pas moins produit sur moi et sur ma femme une impression très doulou- reuse. Je perds en lui un des meilleurs amis, peut-être le plus sûr, que j’eusse dans ce monde et, à l’âge où j’arrive, ces pertes ne se réparent plus. Votre frère était, de plus, à mes yeux, un homme très rare. Notre longue intimité m’avait fait découvrir en lui une délicatesse de sentiments et une véritable grandeur d’âme que je n’ai guère retrouvées ailleurs au même degré. Ce sont là de grandes qualités que la raison n’enseigne pas et que la religion elle-même ne donne pas toujours. Je me demande avec inquiétude ce que vont devenir ses enfants2 ? Les deux garçons sont à l’époque la plus critique de la vie, où l’édu- cation se complète. Je ne puis croire que la ville de Metz, que leur père a servie pendant 28 ans3, ne se croie pas obligée à donner un secours, et, en tous cas, je suis sûr que les parents de ces jeunes gens feraient ce qui serait nécessaire, au besoin, pour arriver au complé- ment de leurs études et à leur entrée dans une carrière4.

1. Charlotte Camille Lebrun de Plaisance (1820‑1895), fille d’Auguste Charles Lebrun, baron de Plaisance et petite-fille du consul Lebrun, qui avait acheté le châ- teau de Chiffrevast. 2. De son mariage avec Uranie-Rosalie Demeaux (1808‑1893), Eugène avait eu trois enfants : Gabrielle, née en 1830, Paul, né en 1833, et Alexis, né en 1836, dont Tocqueville était le parrain. 3. Eugène Stöffels était receveur municipal. 4. Eugène Stöffels était mort sans avoir acquis de droits à la retraite et laissait peu de fortune (voir lettre de Tocqueville à Kergorlay du 22 juillet 1852, OC, t. XIII, 2, p. 243). 60 à charles stöffels [1852]

Vous me demandez ce que je deviens, mon cher Charles ; j’ai repris toute la manière de vivre que j’avais, il y a treize ans, avant d’entrer dans la vie publique, sauf que l’objet de mon étude est différent et mon esprit bien plus calme qu’alors. Qui me verrait aujourd’hui aurait peine à croire que je suis le même homme qui a été mêlé à tant de luttes et secoué par tant d’orages. J’ai eu le bonheur de prévoir de très loin que les folies de 1848 nous amène- raient un gouvernement que les principes de toute ma vie ne me permettraient pas de servir. J’ai eu le temps de préparer mon esprit à comprendre cet événement et mon âme à le soutenir. Je savais donc parfaitement à l’avance que je rentrerais dans une condition privée et j’avais réuni les matériaux de l’ouvrage que j’avais destiné à m’en occuper [sic]. Quinze jours après le 2 Décembre je me suis mis à l’œuvre et, sauf les moments où je m’attriste en voyant le spectacle ridicule que nous donnons au monde, je suis sûr que je n’ai jamais été aussi heureux. Ma santé jusqu’à présent se trouve bien de cette solitude occupée. À la fin d’octobre, nous reviendrons nous établir à Paris, le climat de ce pays étant un peu trop humide après cette époque. C’est là que j’espère vous voir si, comme vous le dites, vous venez passer un certain temps de l’hiver à Paris. Je n’ai pas besoin de vous dire que ce sera un véritable plaisir pour moi de vous serrer la main. Nous serons charmés également de faire connaissance avec Madame Charles1 dont votre pauvre frère nous a fait si souvent l’éloge. Veuillez le lui dire de notre part et croire à ma bien sincère amitié. a. tocqueville

P.S. Mon père demeure à Clairoix, près Compiègne. Mon frère Édouard à Baugy, également près Compiègne (Oise) Hippolyte à Nacqueville, par Beaumont-Hague (Manche).

Monsieur Charles Stöffels à Varsberg Boulay (Moselle)

Lettre inédite. Communiquée par Simone d’Hautefort.

1. Après la mort de sa première femme, Marie Émilie de Carrey d’Asnières (1818‑1836), qu’il avait épousée en 1835, Charles s’était remarié avec Catherine (Kathinka) Weckbecker de Heddesdorf, née à Munstermaifeld (Prusse). [1852] à abel-françois villemain 61

à abel-françois villemain

Tocqueville par St-Pierre-Église (Manche) 31 août 1852

Je n’ai reçu que hier, très cher confrère, un exemplaire du dis- cours que vous avez prononcé à la séance publique de l’Académie1. L’unique journal auquel je permette de venir troubler la tranquil- lité de ma solitude était resté presque muet dans la seule circons- tance où il m’eût été agréable de l’entendre. Il m’a fallu écrire à M. Pingard pour avoir communication de la séance. Le compte- rendu nous est arrivé hier seulement, comme je vous l’ai dit ; nous vous avons lu tout haut dans le salon dès le soir et si vous ne m’aviez ôté le droit de vous louer, je vous dirais que vous avez charmé l’auditoire, et que pour ne vous comparer qu’à vous-même, ce qui est, en ces matières, le seul point de comparaison qu’on puisse prendre, on a trouvé que même dans ce genre où vous donnez des modèles, vous ne vous étiez jamais montré plus ingénieux, plus maître de la langue, plus spirituel et plus fin. Nous avons admiré le morceau où vous faites intervenir Ducis, et, comme nous sommes de mauvais citoyens, nous avons été de l’avis de celui-ci et du vôtre2. Mais j’oublie que je ne dois point vous louer, même à bon droit, et que le seul but de cette lettre est de vous remercier et de vous dire combien j’ai été touché du souvenir que votre amitié m’a consacré dans ce beau discours. Une appréciation solennelle faite par vous d’un livre est un décret qu’on ne rapporte point et qui classe un auteur dans la République des lettres. Je suis très fier du

1. Il s’agit du rapport annuel sur les concours de l’Académie française pour l’année 1852, prononcé par Villemain le 19 août. 2. Le sujet du prix d’éloquence de 1852 était l’éloge de Bernardin de Saint-Pierre. Villemain rappelle à cette occasion un souvenir de novembre 1807 : évoquant d’abord Bernardin de Saint-Pierre, chargé du discours de réception de trois nouveaux aca- démiciens, qui retrace dans un mouvement d’éloquence « les derniers prodiges du conquérant », Villemain poursuit : « Seulement, auprès de sa belle physionomie, qui paraissait toute radieuse de l’ardeur et de l’effet de ses paroles, on pouvait contempler, en s’instruisant, une autre physionomie de vieillard, bien plus majestueux, éclatante comme celle d’un grand poète, sévère comme celle d’un juge incorruptible, dont un triste et incrédule sourire effleurait les lèvres, au moment où l’orateur proclamait le monarque tant de fois victorieux un héros philosophique, organisé pour l’empire. Ce témoin, c’était Ducis ; son regard, son immuable aspect, c’était, je le crois, le jugement de l’his- toire et de l’avenir » (Choix d’études sur la littérature contemporaine ; précédé des Rapports annuels sur les concours de l’Académie française, 1846‑1856, 1858, p. 120‑121). Jean-François Ducis (1733‑1816), poète, auteur tragique, surtout connu pour avoir adapté Shakespeare en France sans connaître l’anglais, avait été nommé au fauteuil de Voltaire en 1778. Habitué du salon Necker, il était favorable aux idées de la Révolution. Il avait refusé en 1803 un poste de sénateur et était resté à l’écart des honneurs. C’est sans doute cette attitude qu’évoque Villemain. Ce propos, dans la bouche d’un libéral, n’est pas innocent et c’est bien ainsi que l’entend Tocqueville. 62 à abel-françois villemain [1852] rang que vous m’y donnez, et crois que je le mérite puisque c’est vous qui le dites. Mais, cher confrère, quelle lourde obligation vous m’imposez en disant tant de bien de moi ! Comment justifierpar de nouveaux titres vos éloges1 ? Je m’y appliquerai, pourtant, de mon mieux et ai déjà commencé à le faire depuis trois mois que j’habite au sein de cette profonde retraite. Nous menons ici une vie que vous approu- veriez. Ampère s’occupe de son côté, moi du mien. Nous travaillons beaucoup ; nous nous promenons beaucoup. La soirée se passe à causer et à lire en commun. De temps en temps, nous nous com- muniquons ce que nous venons d’écrire. Mme de Tocq[ueville] est toute l’assemblée, auditoire restreint mais de bon goût et de bon conseil. Nous tâchons d’oublier que nous sommes en France : nous nous calfeutrons contre la politique ; mais parfois elle pénètre mal- gré nous, comme ces mauvaises odeurs que le vent apporte de loin. Nous parlons volontiers des hommes dont on peut, tout à la fois, admirer le talent et honorer le caractère, et, comme ceux-là ne sont pas fort nombreux, leur nom revient souvent dans notre mémoire et dans nos entretiens. Vous seriez, je vous assure, satisfait si vous entendiez ce qu’on dit de vous dans ce petit coin reculé du monde où chacun a quelque raison particulière de vous apprécier, jusqu’à Mme de T[ocqueville], qui n’a pas oublié vos démarches du mois de décembre et me charge de vous le dire2. Enfin cher confrère, rien ne gâte cette bonne vie, sinon l’approche de l’hiver, et l’idée qu’elle va finir. Agréez de nouveau mes remerciements et croyez à tous mes sen- timents de sincère affection. alexis de tocqueville

Lettre inédite. Bibliothèque Beinecke. Université Yale.

1. Dans la partie de son rapport consacrée aux lauréats du prix Montyon, Villemain rapproche le livre de M. de Bonnechose, Les Quatre Conquêtes de l’Angleterre, de celui de Tocqueville : « Ainsi comprise, l’histoire […] tient le milieu entre le sens moral et la science politique, entre ce qu’il y a de plus nécessaire à l’homme et ce qui fait la vie et la grandeur des États. […] c’est à un ouvrage de cet ordre que s’est appliqué le Prix le plus éclatant qu’ait jamais décerné l’Académie […] elle a consacré solennellement et signalé à l’attention de l’Europe, il y a six ans, un des livres les plus éminents et les plus durables de notre siècle, l’Histoire de la démocratie américaine, par M. Alexis de Tocqueville, ouvrage que les Américains nous envient, et dont les maximes élevées et les sages prévoyances ont paru chaque jour plus instructives et mieux vérifiées » (ibid., p. 101‑102). 2. Informé de l’arrestation de plusieurs académiciens membres de l’Assemblée législative à la suite du coup d’État, Villemain, secrétaire perpétuel de l’Académie, en l’absence du bureau et comme délégué ordinaire de l’Académie, s’était présenté chez eux pour porter à leurs familles « l’expression des vœux et de la sympathie de leurs confrères ». Il était ainsi allé chez Rémusat, Thiers, Molé, Dupin, et avait été reçu par Mme de Tocqueville et Mme Vitet. Cette démarche de Villemain avait été ensuite approuvée par les académiciens lors de la séance du 4 décembre 1851. [1852] à pierre freslon 63

à pierre freslon

Tocqueville, 7 septembre 1852

Mon cher ami, j’ai reçu vos deux lettres. Je ne saurais trop vous remercier de l’exactitude que vous mettez dans votre correspon- dance. Vos lettres m’auraient pleinement satisfait, si elles ne pas- saient l’une et l’autre sous le silence le sujet qui m’intéresse le plus : vous nous parlez de tout, excepté de nous venir voir ; vous nous aviez fait espérer, pourtant, ainsi que Rivet, que septembre ne se passerait pas sans qu’on vous voie tous deux. Avez-vous renoncé à ce bon projet ? Répondez à cela, je vous prie, en m’assurant du contraire ; et faites de ma part la même interrogation à Rivet. Sachez l’un et l’autre que Beaumont et Corcelle se sont annoncés pour le 15. Jugez quelle occasion de se réunir vous laisseriez échapper si vous ne veniez point ! Et que la perspective de longues promenades et de plus longs entretiens vous attire ! Vous êtes bien bon, mon cher ami, de me dire que mes questions vous ont ouvert des vues lumineuses ; quant à moi, elles m’ont jeté dans un labyrinthe obscur de petits faits difficiles à établir. Elles m’ont fait faire un long voyage dans une contrée semblable à l’enfer de Virgile où l’on entrevoit les choses sans pouvoir les toucher et où l’on peut dire comme Scarron dans sa parodie de l’Énéide : Là, je vis l’ombre d’un cocher Qui tenant l’ombre d’une brosse En frottait l’ombre d’un carrosse1. Toutes ces ombres réunies ne valent pas un seul être bien tangible. J’ai cependant découvert, quant à l’objet de la première question (celle de savoir quelle était la division du sol et l’état de la propriété foncière en 1789) un document excellent. On le trouve dans les états de section que l’Assemblée constituante ordonna de faire, en 1790 (loi du 1er décembre) afin de servir de base à l’impôt foncier qu’elle créait2. Ces états ont dû être et ont été faits dans toutes les communes du royaume. Beaucoup sont perdus par suite de l’incurie des maires de campagne ; mais plusieurs se retrouvent et je m’en suis déjà fait remettre plusieurs. Rien n’est plus curieux. On trouve là tout le sous-sol du champ que nous labourons depuis 60 ans. Car

1. L’origine de la citation n’est pas dans Virgile travesti mais dans Murs de Troyes (Paris, 1653), parodie burlesque de l’Énéide par Beaurin, Charles et Claude Perrault. 2. La contribution foncière, frappant le revenu de la terre, fut instituée par le décret du 23 novembre-1er décembre 1790. En l’absence d’un cadastre national, les autorités locales devaient fixer l’assiette de la contribution en dressant la liste par sections des biens imposables. Les registres devaient présenter une matrice où figuraient les noms de chaque propriétaire avec un récapitulatif de leurs propriétés et leur évaluation fiscale (loi des 16‑23 septembre 1791). 64 à pierre freslon [1852] rien encore ou presque rien n’est changé. Quelques biens d’églises sont déjà vendus1 ; mais ceux de l’émigration existent presque tous encore, bien qu’un grand nombre soit déjà sous le séquestre. Ce que je vois me permet de reconstruire en quelque sorte les paroisses ; mais pour qu’un pareil travail signifie quelque chose, il faut qu’il se fasse sur un grand nombre de points différents du pays et c’est ce que je parviendrai, j’espère, à exécuter. Quant aux charges qui pesaient à cette époque sur la propriété foncière, elles sont de deux natures : les unes dérivaient de ce qui restait du régime féodal ; les autres, des dettes. Pour celles-ci, je tiens, quant à présent, la ques- tion pour insoluble. Ce que vous me dites des dettes des émigrés présente un très grand intérêt ; mais c’est un intérêt d’une autre nature que celui qui me préoccupe. Ce que je veux connaître, ce ne sont pas les dettes de la classe vaincue, mais celles de la classe victorieuse, de la bourgeoisie des campagnes, du paysan, de la petite propriété foncière, ce que nous révélerait aujourd’hui le bureau des hypothèques d’un canton rural. J’ai beau me creuser la tête, je ne trouve aucune source où je pusse puiser des renseignements de quelque valeur sur ce point-là. Pour ce qui regarde les charges que la féodalité faisait peser sur les Français et en particulier sur la classe agricole en 1789, j’arriverai, je pense, avec beaucoup de perte de temps et une indigestion intellec- tuelle de documents très pesants et peu substantiels à me faire une idée fort claire et assez exacte de la nature de ces charges et de leur poids, là où on les supportait encore. Mais quant à savoir où elles étaient supportées et par conséquent à acquérir une notion vraie sur l’effet général qu’elles pouvaient produire, il faut y renoncer. Car elles varient plus encore suivant les lieux qu’elles ne varient entre elles. Vous ririez si vous voyiez un homme qui a tant écrit sur la démocratie, entouré de feudistes et plié sur de vieux terriers ou autres registres poudreux, qui contiennent l’énumération de tous les droits de certaines seigneuries et la note de ce qu’ils produisaient encore d’argent dans la seconde moitié du 18e siècle. L’ennui que cette étude me cause, se joignant à toutes les raisons que j’avais déjà de ne pas aimer l’Ancien Régime, achève de faire de moi un véri- table révolutionnaire ; quoique ma manière d’être révolutionnaire n’ait pas été précisément celle qu’ont mise en usage ceux qui ont détruit la grande masure de notre ancienne société. Dans notre conseil général où la majorité a voté je ne sais quoi qui peut s’interpréter pour le vœu de l’Empire, l’émission formelle de ce vœu, proposée par M. Le Verrier2 a été cependant repoussée

1. Les biens du clergé furent mis à disposition de la nation par l’Assemblée consti- tuante le 2 novembre 1790. 2. Urbain Jean Joseph Le Verrier (1811‑1877), polytechnicien, s’était spécialisé en astronomie. Membre de l’Académie des sciences en 1846, il était devenu célèbre pour la découverte de la planète Neptune. Une chaire de mécanique céleste est [1852] à napoléon daru 65 et un amendement favorable au maintien d’un pouvoir temporaire et électif a eu 15 voix. Voilà la seule nouvelle que j’ai à vous donner de ce pays-ci. Je ne sais plus les nouvelles générales de la France qu’en lisant vos lettres, ou par ouï-dire ; car j’ai cessé absolument de lire les journaux. J’avais remarqué que cette lecture me donnait toujours une petite maladie mentale dont il fallait me guérir avant de pouvoir me mettre au travail. C’était comme une promenade dans les marais après laquelle on rentre chez soi avec un accès de fièvre. J’ai trouvé que le plaisir de la promenade ne valait pas l’ennui du mal qui suivait. J’ai supprimé l’un et l’autre. Malheureusement il est plus facile de se priver de la lecture des journaux que d’oublier entièrement ce dont ils parlent et moins encore ce dont ils n’osent pas parler.

Lettre inédite. Copie de Gustave de Beaumont. Archives Tocqueville.

à napoléon daru

Ce 17 septembre 1852

Mille remerciements, cher voisin, de votre intéressante et instruc- tive lettre. Il n’y manque qu’une chose, c’est l’annonce de la gué- rison de votre pied. Nous sommes très intéressés ici à savoir à quoi nous en tenir sur ce point, car nous désirons vivement que vous puis- siez venir, avec Madame Daru, déjeuner chez nous mercredi prochain 22. M. de Beaumont est avec nous. Nous attendons M. de Corcelle. Voilà deux hommes qui seraient heureux de vous rencontrer et qui vous sauraient très bon gré de leur en fournir l’occasion. J’espère que vous pourrez, et que Madame Daru de son côté, n’aura point d’empêchements. Vous nous ferez, l’un et l’autre, grand plaisir en acceptant cette invitation. J’aurais été vous la faire de vive voix et vous voir si ces messieurs devaient rester plus longtemps chez nous et si nous n’étions nous-mêmes sur le point de retourner dans les environs de Paris. À bientôt, j’espère, et en attendant, mille amitiés.

a. de tocqueville créée pour lui en 1846 à la faculté des sciences de Paris. En 1854, il sera nommé directeur de l’Observatoire de Paris. Élu député de la Manche en 1849, il se rallie au prince-président, qui le fait sénateur et inspecteur général de l’enseignement supérieur pour les sciences à partir de janvier 1852. La même année, il est élu conseiller général du canton de Saint-Malo-de-la-Lande. Il restera élu de ce canton jusqu’en 1870. ALEXIS DE TOCQUEVILLE ŒUVRES COMPLÈTES TOME XVII Correspondance à divers ★★★

Ces trois volumes de correspondance achèvent l’entre- prise monumentale de l’édition des Œuvres complètes de Tocqueville. Outre les idées, les jugements, les émotions qu’ils donnent à lire, on découvre au fil des pages un témoignage inappréciable sur l’élaboration d’une œuvre qui se cherche et dont Tocqueville ne cesse de partager les intuitions et les perplexités avec ses interlocuteurs. Cette correspondance rassemble plus de mille lettres qui proviennent de plusieurs centaines de bibliothèques, archives ou collections particulières. Elle ajoute des éclai- rages inédits sur la pensée de Tocqueville et son interro- gation de la démocratie comme régime politique et comme régime humain. Elle révèle l’intérêt durable qu’il porte à l’éducation, la profondeur de sa réflexion sur l’abolition de l’esclavage, les raisons de son soutien à la colonisation de l’Algérie. On trouvera ici une grande diversité de correspondants : écrivains et politiciens célèbres comme Chateaubriand, Victor Cousin, Guizot, Lamartine, Lamennais, Michelet, Thiers ; destinataires inattendus comme certains saint- simoniens ; ou des lettres à des amis, des éditeurs, des femmes du monde, des solliciteurs. Se dessine dans ces échanges la figure d’un grand notable de la politique et des lettres, un passeur entre les académies, l’Assemblée, la presse, entre Paris et la Normandie, entre légitimistes, orléanistes et républicains. Un Tocqueville à la fois méconnu et familier. ALEXIS DE TOCQUEVILLE ŒUVRES COMPLÈTES

TOME XVII CORRESPONDANCE À DIVERS ★★★

LE PRÉSENT VOLUME A ÉTÉ ÉTABLI SOUS LA DIRECTION DE FRANÇOISE MÉLONIO PAR FRANÇOISE MÉLONIO ET ANNE VIBERT ET SOUMIS POUR CONTRÔLE ET APPROBATION À GUY BERGER, JEAN-CLAUDE CASANOVA ET BERNARD DEGOUT

GALLIMARD Correspondance à divers - Tome XVII Alexis de Tocqueville

Cette édition électronique du livre Correspondance à divers - Tome XVII d’Alexis de Tocqueville a été réalisée le 12 mai 2021 par les Éditions Gallimard. Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782072926471 - Numéro d’édition : 374704). Code Sodis : U36102 - ISBN : 9782072926501. Numéro d’édition : 374707.