Danielle Buschinger

Roland et Olivier dans la Chanson de et le Rolandslied: quelques jalons

Rollant est proz e est sage

C'est ainsi que dans la Chanson de Roland (O 1093, Ch 1465, V4 1038) est exprimée à la façon d'un programme l'opposition entre les deux compagnons Roland et Olivier, une opposition qui est soulignée tout au long de l'œuvre: d'abord dans la scène du conseil de Charles lors de l'ambassade de , où est nommé l'émissaire de l'empereur auprès de Marsilie; dans celle où Roland est désigné à l'arrière garde; puis lors des différentes phases de la bataille de Roncevaux, notamment dans les deux scènes du cor; enfin lors de la mort d'Olivier, où l'opposition est neutralisée à l'heure suprême.

Le Rolandslied du Curé Konrad est l'adaptation de la Chanson de Roland française d'après une version inconnue de nous, qui ne se recouvre pas entièrement avec la version d'Oxford, mais serait plutôt proche du texte du manuscrit de Châteauroux (Ch) et de celui du manuscrit Venise IV (V4). Nous désirons montrer en une série de remarques axée autour des scènes principales de la légende de Roncevaux comment Konrad procède face à son modèle français, en prenant comme exemple le compagnonnage de Roland. et d'Olivier. 1

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1 Les éditions et traductions utilisées sont: pour Konrad, Das Rolandslied des Pfaffen Konrad, éd. C, Wesle, rev. par P. Wapnewski, Tübingen, 1967; J. Graff, trad., Le texte de Conrad, dans Les textes de la Chanson de Roland, éd. R. Mortier, Paris, 1944, t. X; pour les textes français: ms. d'Oxford (O), La Chanson de Roland, éd. et trad. G. Moignet, Paris, 1969; ms. Venise IV (V4), La version de Venise IV, dans Les textes de la Chanson de Roland, éd. cit.,1941, t. II; ms. de Châteauroux (Ch), Le manuscrit de Châteauroux, ibid., 1943, t. IV. 130 / Vol. 11, No. 2 / Summer 1986

Notons pour commencer les différentes affirmations contradictoires de Konrad quant à l'appartenance de Roland et d'Olivier aux douze pairs: c'est ainsi qu'aux vers 109-110 les deux compagnons comptent parmi les pairs qui ne sont que neuf, alors qu'aux vers 1859 sqq. ni l'un ni l'autre n'en font partie; aux vers 3267-73 Roland n'est pas au nombre des pairs, qui sont treize et parmi lesquels on remarque la présence d'Olivier et de Turpin; enfin, aux vers 6731 sqq. Roland ensevelit les douze pairs, parmi lesquels Olivier se trouve, certes, mais non Turpin. Quoi qu'il en soit, Roland et Olivier sont dans le Rolandslied comme dans la Chanson de Roland les héros principaux de l'action, même si Konrad, plus que le poète français, met Roland au premier plan. Ceci est visible dès la première victoire remportée par les hommes de sur les païens dans le prologue de l'œuvre, ajouté selon notre hypothèse au modèle. En effet, Roland est l'initiateur de cette première victoire: c'est en soufflant au cor avec fureur qu'il inspire la terreur aux païens, dont beaucoup meurent de frayeur (319), et lors de cette victoire se produisent des prodiges (313-18) annonçant la mort du Christ. De la sorte, Konrad montre déjà sa prédilection pour Roland.

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LE CONSEIL DE CHARLEMAGNE. Le caractère de Roland est dessiné dans les deux œuvres dès la première scène lors de l'ambassade de Blancandrin. Roland prend la parole le premier: il met en garde Charles contre la ruse de Marsilie, mais ses arguments sont différents dans les deux œuvres.

Dans le poème français (O 179 sqq., Ch 215 sqq., V4 129 sqq.) Roland rappelle à son oncle les victoires qu'il a remportées et les conquêtes qu'il a faites (O 198-200, Ch 240 sqq.). Il est épris de gloire, vaniteux et quelque peu vantard; il rappelle également à Charles une trahison que Marsilie a commise dans le passé, quand il fit décapiter deux émissaires de l'empereur, et il conseille de poursuivre la guerre, d'assiéger Saragosse et de venger les deux comtes que le coquin a fait tuer (O 210-13, Ch 252 sqq., V4 147 Buschinger / Roland et Olivier 131

sqq.). Son désir de régler le différend uniquement par la guerre est essentiellement motivé par sa soif de gloire et son caractère un peu hautain: il se laisse porter par sa folle passion du combat.

Chez Konrad, qui développe la scène et scinde en deux le discours du héros, Roland donne des arguments bien fondés et raisonnes (911 sqq. et 1140 sqq.); il a percé à jour la ruse et les plans de Marsilie. Dès que les Francs auront quitté le pays, les païens rétabliront Mahomet et reprendront le pays et les villes; c'en sera fini de la chrétienté (920-24). Le mot décisif est tombé: ce qui importe pour Roland, c'est uniquement le christianisme, la chrétienté. Au contraire du héros de la Chanson, il ne montre aucun intérêt pour les conquêtes terrestres — qu'il signale néanmoins (926-27), mais dans le contexte de la chrétienté qu'il convient de défendre. Il s'agit ici uniquement de répandre le christianisme et d'étendre l'empire chrétien. L'idée de croisade l'emporte; des buts politiques ne jouent aucun rôle.

Ainsi, ce n'est pas le désir de gloire terrestre et une vaine ardeur au combat qui dans le poème allemand poussent Roland à continuer la lutte et à rejeter l'offre de Marsilie, mais plutôt le désir de préserver l'acquis et la volonté de souffrir le martyre. En effet, pour finir, il exprime son idéal, qui apparaîtra tel un leit-motiv dans tous ses discours: quand il est parti avec Charles, il était prêt à sacrifier sa vie (931); maintenant il veut mourir au service de Dieu, pour sauver son âme (934-36). Il ne s'agit pas d'une victoire militaire — il n'a que mépris pour le salaire terrestre (914-16) — mais seulement de mourir pour Dieu afin d'acquérir le salut éternel: seul importe pour lui le salaire celeste.

Ce n'est que dans son second discours, situé après les interventions — ajoutées par Konrad à la trame du modèle — d'Olivier, de Turpin et d'un personnage que ne signale pas la Chanson, l'évêque St. Jean,2 et celles — reprises du modèle — de et Naimes, que le Roland de Konrad parle comme dans le

2 A propos de ce personage voir notamment Dieter Kartschoke, Die Datierung des Rolandsliedes, Stuttgart, 1965, pp. 128 sqq. 132 Olifant / Vol. 11, No. 2 / Summer 1986 poème français des quinze émissaires de Marsilie et des deux représentants de Charles que le roi païen a fait mettre à mort. Roland ouvre et ferme la discussion; de plus, on observe une gradation entre les deux discours: la première fois il redoutait une trahison de la part des païens, maintenant il donne pour argument la précédente trahison de Marsilie. Alors que dans la Chanson c'est Ganelon qui répond tout de suite à Roland, l'accusant de présomption, chez Konrad c'est Olivier qui après le premier discours de Roland prend la parole pour donner à son tour ses conseils à l'empereur. L'adaptateur allemand, qui a vu dans le binôme Roland-Olivier un des piliers de la Chanson, a sans doute voulu faire intervenir le compagnon du héros le plus tôt possible. Certes Olivier se montre plus réfléchi que Roland: alors que celui-ci bondit (K 911: "vf spranc der helt Rvolant;" cf. aussi K1298), Olivier se place calmement devant Charles (937-38: "Oliuir der helt guot / uuor den keiser gestuont") et lui parle avec respect. Certes Olivier est plus pragmatique que son compagnon et moins poussé par l'enthousiasme: il voit la situation avec les yeux de la raison et est préoccupé du prestige de Charles et des chrétiens (959-61). Néanmoins lui aussi souligne l'élément religieux, lui aussi est un miles Dei qui ne considère que les intérêts des chrétiens et de la chrétienté: il conseille à Charles d'accomplir son œuvre (945) et d'envoyer son armée jusqu'à la mer.3 Il s'agit de convertir les païens pour qu'ils détruisent leurs temples et leurs idoles (952-53 et 956-57) et reconnaissent le vrai Dieu (951). Cependant, nulle part Olivier n'exprime la volonté de mourir pour la chrétienté, ni le désir de souffrir le martyre pour le salut de son âme. Contrairement à Roland (et à Turpin, dont c'est cependant le métier, puisqu'il est archevêque, 969 sqq.), il ne pense pas ici au salaire céleste et n'oppose pas salaire terrestre et salaire céleste. Ce qui prime pour lui, ce sont les raisons politiques de prestige, qui s'ajoutent aux raisons religieuses.

Dans la scène suivante, où il s'agit de proposer un émissaire à envoyer auprès de Marsilie, Konrad atténue, voire supprime le

3 Trait que Konrad partage avec la Chronique de Turpin; Graff, Le texte de Konrad. op. cit., 19, note 1, Buschinger / Roland et Olivier 133

contraste existant dans son modèle français entre les deux compagnons. D'une part, alors que dans la Chanson française c'est Olivier qui craint la violence et le mauvais caractère de Roland et a peur qu'il ne se batte (O 256-57, Ch 299-300, V4 184-85), Konrad reporte sur Charles ce qui dans le poème français est dit par Olivier, et l'empereur reproche aux deux compagnons pareillement leur impulsivité, craignant aussi bien le langage emporté d'Olivier que les accès de colère de Roland qui pourraient nuire à sa réputation (K 1326 sqq.). D'autre part, Konrad supprime l'éclat de rire que pousse Roland au moment où Ganelon, qu'il vient de proposer pour la mission auprès de Marsilie, le menace de se venger, et par lequel le preux montre qu'il ne craint nullement les menaces de son parâtre (O 302, Ch 426, V4 248). Konrad, qui n'accepte pas que Roland raille Ganelon, omet ce trait défavorable pour l'image du héros, supprimant un autre instant où Roland pourrait s'opposer à Olivier, plus réfléchi. Roland n'est plus le preux impertinent et sans frein qu'il est dans la Chanson française, et Olivier ne lui adresse aucun reproche.

Lors du conseil au cours duquel Ganelon, dans le poème français, propose de façon abrupte Roland pour l'arrière-garde,4 Roland, qui se doute que son parâtre agit par volonté de vengeance, accepte la nomination avec défi: il lui adresse son mépris et le couvre d'injures;5 puis, par fierté, il assure qu'il rapportera tous les bagages en sûreté (O 755, Ch 1086, V4 691). Roland refuse la moitié de l'armée que lui propose Charles pour son salut (O 783-87; en V4 712 sqq., toute son armée), car il se montrerait indigne de son lignage s'il acceptait (O 788); aussi longtemps qu'il vit, les Francs n'auront rien à craindre (O 791, V4 720). Dans la Chanson donc, Roland porte une part de la responsabilité du désastre de Roncevaux, qui dérive pour moitié de l'orgueil de Roland, pour

4 O 740-43: "Seignurs barons, dist li emperere Carles, / Veez les porz e les destreiz passages; / Kar me jugez ki ert en la rereguarde." / Guenes respunt: "Rollant, cist miens fillastre;" Ch 1070 sqq.; V4 674 sqq.

5 O 761 sqq.; ni en Ch ni en V4 cependant dans ces deux textes il est dit qu'il est fort en colère: Ch 1117 et V4 706. 134 Olifant / Vol. 11, No. 2 / Summer 1986

moitié de la haine de Ganelon, c'est-à-dire de passions humaines. Roland restera fidèle à lui-même et se précipitera dans la mort que Ganelon lui prépare.

Konrad, tout en assurant un parallélisme entre cette scène et celle où Roland proposait Ganelon, supprime le coup de théâtre que constitue dans la Chanson la proposition de Roland par Ganelon: en effet, ce n'est qu'après que les barons ont proposé plusieurs noms que Ganelon désigne Roland. De la sorte, Konrad affadit le tragique de la Chanson: en outre, Roland ne répond pas de suite: le poète allemand supprime la réponse provocante et insolente du héros. Il est vrai que celui-ci bondit comme à son habitude de son siège (K 3112) et s'avance avec fougue (K 3114: "uil uaste er dare fur dranc"), mais le ton de ses paroles n'est plus le même que dans la Chanson. Il n'accepte pas la proposition de Ganelon avec bravade et provocation; ce n'est plus la démesure ("superbia"), la présomption et l'outrecuidance qui le décident à agir, mais une fois de plus la joie du martyre, la volonté de mourir pour assurer le salut de son âme.

Certes, le caractère de Roland ne fut pas transformé fondamentalement: la pensée de la guerre sainte est déjà présente en Ch et V4, mais pas aussi nettement.6 Konrad est parti de son modèle, dont il a traité avec une insistance parfois lassante un élément seulement évoqué par le poète français; il place les accents différemment. En effet, Roland tient chez Konrad un discours dans l'esprit de Bernard de Clairvaux: les peines de la vie terrestre apparaissent comme le service qu'il rend à Dieu, et Dieu le récompensera en le considérant comme un juste (K 3113 sqq.) Au contraire du Charles de la Chanson, Karl n'offre pas à son neveu la moitié de son armée, c'est Roland qui demande à ses compagnons de ne pas l'abandonner en terre étrangère (3174-75): si les païens refusent de tenir leur promesse, il aura besoin des Carolingiens et fera donc appel à eux (3155 sqq.). Au contraire du Roland français, il n'est absolument pas certain de sa supériorité ni de la bonne foi

6 cf. notre article des Cahiers de civilisation médiévale, "Le curé Konrad, adaptateur de la Chanson de Roland," 26(1983), 95-115. Buschinger / Roland et Olivier 135

des païens, il n'est ni ambitieux ni présomptueux, mais avec humilité il regarde la réalité en face. Et il invite à le suivre tous ceux qui veulent rester avec lui en Espagne; les douze et 20.000 chevaliers répondent à son appel, prêts à braver avec lui tous les dangers jusqu'à la mort.7

L'idée dominante chez Konrad est donc l'enthousiasme religieux des combattants de Dieu et leur joie du martyre: ils méprisent la vie d'ici-bas, ne désirant pas de salaire en ce monde; ils veulent seulement servir Dieu, mourir pour lui, pour la sainte foi, subir le martyre: leur salaire sera la grâce que Dieu leur accordera (K 3242 sqq.).

PREMIERE SCENE DU COR. Dans la Chanson française (O 1017, Ch 1391 sqq., V4 952 sqq.), c'est Olivier qui le premier aperçoit les païens après être monté sur une hauteur et qui le dit à Roland, le conjurant de sonner du cor (O 1051 sqq., Ch 1424 sqq., V4 986 sqq.). De plus, c'est avant que les païens aient été découverts que Roland a fait occuper "les deserz e les tertres" (O 803 sqq., Ch 1170 sqq., V4 743 sqq.).

Le texte allemand est plus rigoureux et plus vraisemblable.8 Konrad, qui met Olivier un peu à l'écart, donne le premier rôle à Roland (3360 sqq.); c'est lui qui aperçoit les païens le premier 9 et, donnant aux siens l'ordre d'occuper les hauteurs, lui seul prépare la bataille en élaborant une stratégie. Après avoir présenté en deux tableaux antithétiques les chrétiens, qui se préparent au martyre pour sauver leur âme, et les païens, Konrad revient à Olivier et à Roland.

7 Ici Konrad a peut-être eu pour modèle un texte voisin de V4 742: "Cum lui s'en va .xx.m. çivaler," car au contraire de O 802 où les pairs choisissent les chevaliers qui doivent les accompagner, en V4 ceux-ci semblent suivre Roland de leur propre volonté.

8CCM, 104.

9En Ch 1569 sqq. et 1582 sqq., il est dit que Roland lui aussi est monté sur un tertre et voit les païens. 136 Olifant / Vol. 11, No. 2 / Summer 1986

Quand dans la Chanson Olivier demande à Roland de sonner du cor, celui-ci refuse, car ce serait agir en fou: il perdrait sa réputation, tout son lignage serait blâmé à cause de lui, et la douce France tomberait dans le mépris. Le poète de la Chanson varie ces idées dans trois laisses parallèles (O 1053 sqq., Ch 1874 sqq., V4 986 sqq.). Roland, qui veut protéger son lignage et la renommée de ce lignage, aime mieux mourir qu'encourir la honte (O 1091, V4 1025). Olivier a beau lui dire qu'il n'y a aucune honte à appeler Charles à leur secours, Roland dans son fol orgueil ne voit pas les dangers qu'entraîné son refus de sonner du cor; il ne voit que son propre intérêt, celui de son lignage, et celui de la France. De plus, dans son égocentrisme il se réjouit de se lancer dans la bataille: il n'entend pas la voix de la raison; il se laisse entraîner par son ardeur belliqueuse.10 Le désir vassalique, le sentiment d'appartenir à un clan, le désir de gloire, et la présomption poussent Roland à ne pas écouter le conseil d'Olivier: il ne se préoccupe pas du malheur qui à cause de lui s'abattra sur ses compagnons de combat. Une seconde fois il se rend coupable et par là porte une grande part de responsabilité dans la catastrophe qui va s'abattre sur les Francs. Il est un homme comme tous les autres: il peut se tromper et se rendre coupable. C'est là que réside tout le tragique de son personnage. Puis le poète montrera son évolution intérieure. A l'opposé de Roland, Olivier représente le courage allié à la réflexion: il est aussi courageux que son compagnon, mais lui est supérieur en ce qui concerne la prudence et la mesure.

Dans le texte allemand, Olivier tient un discours où retentit le thème de la croisade (K 3845 sqq.). Konrad semble être parti de son modèle: en effet K 3846-47 ("Wir haben an der hant / ain uil starchez uolcwic") sont parallèles à O 1007 ("De sarrazins purum bataille aveir;" cf. Ch 1382, V4 944). Cependant Olivier rend gloire à Dieu qui a permis qu'ils en arrivassent là et il invite les chrétiens à se jeter d'une âme unanime dans le combat: Dieu les aidera alors à vaincre les païens. Il est certain de la victoire, au contraire du héros

10 O 1077-79: "Quant jo serai en la bataille grant / E jo ferrai e mil colps e .vii. cenz, / De verrez l'acer sanglant;" Ch 1901 sqq., V4 1003 sqq. Buschinger / Roland et Olivier 137

français (O 1049-50, Ch 1422-23, V4 984-85), et il ne craint pas la supériorité numérique des païens, qui tous mourront grâce à l'aide de Dieu (3852 sqq.). Ce n'est qu'à la fin de son discours qu'Olivier demande à Roland de sonner du cor, en le conjurant par le nom de sa bien-aimée :11 si Roland sonne du cor, il sauvera la vie des siens, qui pourront quitter ces lieux joyeusement (3867 et 3869). Comme il n'y a pas de danger à son avis, Charles ne servira qu'à épargner des vies humaines et à conforter leur victoire.

Olivier demande certes à Roland de sonner du cor, mais pas avec la même passion que dans la Chanson française. De plus, Konrad ne présente pas, comme à son habitude, les laisses parallèles qui donnent au récit français une force extraordinaire d'émotion et de tragique. L'avertissement d'Olivier est ainsi moins important pour l'action elle-même que dans la Chanson française. Cependant, Konrad lui donne une autre fonction: Olivier témoigne d'une sollicitude très humaine pour le salut matériel des guerriers.

Comme dans l'œuvre française, Roland refuse de sonner du cor, mais pas pour les mêmes raisons; et surtout il fait preuve d'une plus grande détermination: son discours est construit de façon rigoureuse et est dépourvu de tout lyrisme. Roland assure solennellement qu'il ne sonnera pas du cor pour quatre raisons (3872 sqq.): 1) Nous sommes dans la main de Dieu. 2) Les païens ne sont pas assez nombreux pour qu'aujourd'hui ne soit pas leur dernier jour; au reste, ils sont damnés par Dieu. 3) Les chrétiens sortiront purifiés du bain de sang qui sera pour eux un second baptême. 4) Les païens, qu'avec mépris il nomme charognes et lâches, pourraient croire que les chrétiens ont peur ou qu'ils ont besoin d'aide.

Bref, le destin des chrétiens est entre les mains de Dieu: si telle est la volonté de Dieu, Roland souffrira avec plaisir le martyre.

11 ibid., pp. 99-100. Konrad sacrifie ici à l'esprit courtois. 138 Olifant / Vol. 11, No. 2 / Summer 1986

Pourtant, notre héros montre une confiance absolue en Dieu et en son épée Durendart.12

En fait, Konrad a supprimé en ce passage l'opposition entre Olivier le sage et Roland le preux. Omettant le thème de la honte qui tomberait sur la parentèle de Roland et sur la douce France, il a souligné l'élément religieux dans les deux discours mais sans éliminer totalement la superbe de Roland, qui trouve son fondement ici dans la confiance que le héros a en Dieu. D'autre part, même si Olivier lui aussi est certain que Dieu aidera les chrétiens, il se préoccupe de la vie ici-bas de ses hommes: il veut en quelque sorte limiter les pertes — inévitables, il le sait — en vies humaines. Ceci nous amène à nous demander si à l'opposition entre Roland preux et Olivier sage, entre fortitudo et sapientia, Konrad n'aurait pas substitué l'opposition entre Roland le surhomme et Olivier, un homme comme les autres.

DEUXIEME SCENE DU COR. Après avoir accompli des prouesses au cours des différentes batailles13 et s'être montré aussi bien comme le chef militaire incontesté des chrétiens que comme leur chef spirituel, 14 Roland qui chez Konrad pleure de chagrin en voyant la grande détresse des chrétiens 15 veut dans les deux textes

12 3897-98; on doit rapprocher K 3898 de O 1055, 1065 et 1079; Ch 1428, 1449 et 1441; V4 992 et 1003.

13 Konrad conserve le thème de l'extraordinaire vaillance de Roland, de sa fureur guerrière, de son ardeur belliqueuse grâce à laquelle la première vague de païens est totalement anéantie: cf. par exemple, 4139 sqq. Mais il développe également à outrance l'élément religieux de la guerre sainte et du soldat de Dieu. Voir notre article des CCM, 110 sqq.

14 cf. par exemple, K 4167 sqq.

15 K 5981-83. Dans la Chanson il n'est question ici que du "grand massacre des chrétiens": O 1691, V4 1790. Cependant Konrad est peut-être parti d'un texte voisin de Ch 2964-65: "Li cons .R. voit des suens tel damage / Tel duel en ot par un petit n'enrage" (cf. O 1691), ou bien d'un vers situé plus loin, O 1853: "E il les pluret cum chevaler gentill" (cf. Ch 3219, V4 1966). Buschinger / Roland et Olivier 139

sonner du cor. En trois laisses parallèles (O 1702 sqq., Ch 2977 sqq., V4 1800 sqq.), Olivier estime que ce serait un grand déshonneur pour tous ses parents et non de la bravoure (en fait, ici Olivier utilise l'argument avancé par Roland dans la première scène du cor). Et, fort en colère, il adresse à son compagnon de sévères reproches (O 1724 sqq., Ch 3005 sqq., V4 1821 sqq.), l'accusant notamment de «folie» (O 1724, V4 1822), d'«estultie» (O 1725, Ch 3006, V4 1823) opposée à la mesure, et de «legerie», cause de la mort de tous les Français (O 1726, Ch 3307, V4 1824), allant jusqu'à maudire la prouesse de Roland, quand celui-ci dit avoir frappé de bien beaux coups. 16

Konrad supprime toute la querelle entre les deux amis.17 Chez lui, Olivier ne montre aucune colère envers Roland; il lui reproche seulement de ne pas avoir sonné du cor à temps (K 6009: "hestestuz inzit getan"), ce qui aurait sauvé la vie de nombreux combattants; maintenant il n'y a plus de secours possible, et puisqu'on ne peut plus vaincre il faut mourir: "wer scolte nu gerne leben?"(K 6015).

Dans le poème français, Roland est en partie responsable de la catastrophe, car avec un manque condamnable d'égards pour les autres, une fierté exagérée, un sentiment de l'honneur déplacé et par appétit de gloire terrestre, il a sacrifié les hommes de Charles. Il est un homme comme tous les hommes, qui peuvent se tromper puis prendre conscience de leur erreur. Dans le Rolandslied, par contre, Roland renonce à tout égoisme et fait acte d'humilité: son geste implique qu'il se rend compte qu'il a eu tort de ne pas sonner du cor quand il était encore temps, même s'il ne se déjuge pas et n'exprime pas le fond de sa pensée.

16O 1731: "Vostre proesce, Rollant, mar la veïmes!" Cf. Ch 1826, V4 3012.

17 On relève une trace du modèle d'une part dans cette parole d'Olivier, K 6025: "daz hastu allez aine getan" (cf. O 1723, "Vos le feïstes," V4 1821), de l'autre dans cette remarque de Turpin, K 6034-35: "nu tuot ir iz durch minin trechtin, / zurnet nicht mere" (cf. O 1741, "Pur Deu vos pri, ne vos cuntraliez," Ch 3020-21, V4 1839). 140 Olifant / Vol. 11, No. 2 / Summer 1986

Dans le Rolandslied le héros n'a commis aucune faute, il n'a donc rien à regretter. Konrad substitue à l'évolution de Roland, renonçant dans la Chanson française à toute superbe et à toute démesure, une autre évolution. Lors de la première scène du cor Roland montrait un tel mépris pour la vie terrestre, une telle joie du martyre que, par opposition à Olivier, attentif au salut temporel des héros francs, il devenait un surhomme qui ne pouvait toucher ni émouvoir; maintenant, pleurant ses compagnons morts, il est devenu accessible à des sentiments humains. On comprend très bien pourquoi Olivier ne peut montrer de colère envers lui: en pleurant de chagrin, Roland renonce à toute démesure inhumaine et devient tout simplement humain.

MORT D'OLIVIER. Roland, sûr désormais qu'ils recevront le martyre sur le champ de Roncevaux,18 encourage les survivants à se jeter sur les païens et à combattre vaillamment. Lui-même et Olivier accomplissent des exploits jusqu'à ce qu'Olivier soit blessé à mort; celui-ci, aveuglé par le sang, ne reconnaît pas son compagnon et le frappe avec violence. Dans la Chanson, Roland se fait reconnaître et lui montre toute son affection (O 2001: "Ja est ço Rollant, ki tant vos soelt amer," et Ch 3375, V4 2119). Olivier lui demande pardon (O 2005, Ch 3378, V4 2124), ce que Roland lui accorde volontiers (O 2007, Ch 3380, V4 2125), sur quoi Olivier meurt, et Roland d'exhaler sa plainte (O 2030: "Quant tu es mort, dulur que jo vif," et Ch 3404, V4 2146).

Konrad, qui traduit mot à mot certains vers de son modèle (ainsi K 6476 = O 2000, Ch 3474, V4 2118), souligne davantage que le poète français le compagnonnage des deux hommes. Tout d'abord Roland vient au secours d'Olivier et le met en sûreté (6428), lui témoignant son amitié, son affection, sa tendresse. Roland prend congé de son meilleur ami, sans penser aux autres (K 6435-36 et 6442 sqq.); il demande: "ze wem scol ich nu trost haven?" (6439)

18 Idée que dans le poème français il exprime seulement après la seconde scène du cor (O 1922, Ch 3304, V4 2046), alors qu'elle motivait dans l'œuvre allemande tous ses actes depuis le début. Buschinger / Roland et Olivier 141

Dans le poème français la France perd en Olivier un guerrier incomparable (O 1983 sqq., Ch 3358 sqq., V4 2102 sqq.); en K Roland perd aussi un ami. Konrad souligne l'affection qui les lie l'un à l'autre: en O 1989 Roland tombe évanoui sur son cheval (Ch 3363, V4 2108), en K 6442 sqq. son cœur se brise de douleur. Et quand par méprise Olivier a frappé Roland sans le reconnaître, Roland n'a pas besoin de se faire connaître: Olivier reconnaît son compagnon à la voix. (K 6483). Konrad insiste encore une fois sur l'amitié entre les deux hommes (K 6483-84: "ich hore dine stimme, / anders ich niemen erchenne").

Alors que dans le poème français la scène sert essentiellement à réconcilier définitivement les deux compagnons, dans l'œuvre allemande, où la dispute entre Olivier et Roland avait été fort atténuée, la scène perd certes un peu de son pathétique, mais elle contribue davantage à mettre en évidence l'amitié exceptionnelle entre les deux hommes 19 et à montrer la profonde humanité à laquelle Roland s'est hissé.

Dans les deux œuvres Roland, qui vient de connaître une mutation totale de son être, peut, après la mort de son compagnon, accomplir son destin de martyre, de vainqueur dans la mort, et se révéler être le vassal de Dieu, voire même chez Konrad une figure de Christ.20

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En conclusion, nous croyons pouvoir constater que Konrad atténue considérablement l'opposition entre les deux compagnons, essentiellement en supprimant tous les traits qui pourraient se révéler défavorables à l'image de Roland, donc en modifiant considérablement le caractère du héros, mais aussi en infléchissant celui d'Olivier. Roland et Olivier — milites Dei — sont tous deux représentants de l'idéal de la vita activa — orientée vers un but

19 6485-86: "... der aller liebiste geselle, / den ich ie ze dirre werlt gewan," dit Roland à Olivier.

20 Cf. notre article des CCM, 113-14. 142 Olifant / Vol. 11, No. 2 / Summer 1986

religieux — qui complète à partir du douzième siècle l'idéal de la vita contemplativa.21 Ce qui les sépare est leur attitude face au danger: si Olivier se montre soucieux d'épargner des vies humaines, donc soucieux de la vie terrestre de ses compagnons, Roland témoigne d'une telle joie du martyre qu'il en devient surhumain, inhumain. Le poète allemand a en fait substitué à l'opposition fortitudo / sapientia une autre opposition: homme hors du commun / homme commun; surhomme / homme; et alors que dans la Chanson de Roland Roland abjure son orgueil et parvient à la sainteté, le héros de Konrad devient simplement un homme.

Danielle Buschinger Université de Picardie

2l Cf. Wolfgang Spiewok, "Funktion und Gestalt der Heroik in der deutschen Literatur um 1200," Wissenschaftliche Zeitschrift der Ernst-Moritz- Arndt Universität Greifswald, 12 (1963), 364-65.