UNIVERSITÉ DE LYON

Institut d'Etudes Politiques de Lyon

La notion de glanage dans les documentaires d’Agnès Varda : entre analyse et intégration symbolique d’une pratique renouvelée

BONNAZ Valentine

Master 1 Communication Culture et Institutions, Séminaire Récits, fiction, médias : comprendre et analyser

2016/2017

Sous la direction de RAMPON Jean-Michel

Composition du jury : RAMPON Jean-Michel et SANIER Max, maitres conférenciers en sciences de l'information et de la communication à l’Institut d’Etudes Politiques de Lyon. 2 La notion de glanage dans les documentaires d’Agnès Varda : entre analyse et intégration symbolique d’une pratique renouvelée

3 Sommaire

Sommaire : p.4 Modalités de diffusion des travaux de recherche des étudiants de Science Po Lyon : p.6 Déclaration anti-plagiat : p.7 Remerciements : p.8

Introduction : p.9

I- Le glanage comme pratique qui interroge l’importance des figures de la marginalité dans le cinéma documentaire vardien : p.16 A- Entre glaneurs et vagabonds : faire exister l’Autre : p.16 1- La démarche modeste de l’objectif de Varda : Les Glaneurs et la Glaneuse et Deux ans après : _ p.16 2- Une réflexion étendue à l’ensemble de son cinéma documentaire : p.22 3- Sortir de l’anonymat : l’importance du processus d’individuation chez Varda : p.28 B- Un refus du conformisme à l’industrie cinématographique et à son fonctionnement : p.31 1- Varda « Grand-mère de la Nouvelle Vague » ? : p.31 2- Une externalité relative… : p.34 3- …Mais un besoin de pratiquer le cinéma librement : l’affranchissement des règles de production classiques : p.36 C- La (dé)marche documentaire vardienne : un cinéma de l’errance : p.41 1- Une cinéaste routarde : p.41 2- Déplacements symboliques dans le cinéma documentaire vardien : un cheminement au petit bonheur la chance : p.45

II- L’art du bricolage documentaire : un ciné-brocante d’apparence informelle : p.51 A- La richesse du hasard : p.51 1- En tant que sujet et structure des documentaires de Varda : p.51 2- Une mise en scène de l’imprévu : l’esthétique contrôlée de la débrouillardise : p.58 B- La mise en valeur du quotidien comme métaphore du glanage : p.63 1- « Y’a pas que la mer » : Varda et les patates :__ ___ p.63 2- La quête du prosaïque : p.67 3- Le refus des hiérarchies : p.71 C- Traductions filmiques de la volonté de réinjecter un sentiment collectif dans une pratique du glanage et du cinéma individualisées : p.75 1- Varda et la rencontre : l’intégration du spectateur : p.75 2- Un sentiment de proximité créé grâce à l’utilisation de moyens amateurs : une liberté de ton et de tournage : p.78 III- Le principe de fragmentation : glaner dans les couches du temps :__ p.82

4 A- Des documentaires kaléidoscopiques à l’art du collage p.82 1- La place de la peinture dans l’imaginaire vardien : p.82 2- Portraits en patchwork : p.86 3- L’autoportrait fragmenté :______p.89 B- L’implication de la glaneuse dans ses documentaires : p.92 1- Le documentaire subjectif et la matérialité du geste : p.92 2- Un cinéma littéraire : le ton engagé de Varda : p.95 3- Exhiber les moyens filmiques : la réflexion métadiscursive comme preuve de la présence de la cinéaste : p.98 C- Le temps vardien : entre peur de ne plus voir et germes de patates : p.100 1- Un cinéma d’essence photographique pour interroger le temps : p.100 2- La vieillesse comme réflexion organiquement imbriquée au cinéma de Varda : p.102 3- Le principe du recyclage: proposition d’une alternative ludique à la mort : _____ p.105

Conclusion : p.107

Bibliographie : p.111

Table des matières : p.120

Annexes : p.122

Résumé : p.153

5 Modalités de diffusion des travaux de recherche des étudiants de Sciences Po Lyon Je, soussignée: BONNAZ Valentine auteur et signataire du mémoire de : Séminaire Séminaire, option, type : Séminaire Récits, fiction, médias : comprendre et analyser Année : 2016/2017 Titre du mémoire : La notion de glanage dans les documentaires d’Agnès Varda : entre analyse et intégration symbolique d’une pratique renouvelée Sous la direction de : Jean-Michel Rampon Date de soutenance : 04/09/2017 ❑ certifie que mon mémoire ne comporte pas de documents non libres de droit (photos, dessins, entretiens...), ❑ autorise Sciences Po Lyon à diffuser le mémoire mentionné ci-dessus sur internet : avec les annexes ❑ sans les annexes ❑

Je pourrai à tout moment retirer l'autorisation de diffusion que j'ai donnée, par courriel à l'adresse suivante [email protected]

Je renonce à toute rémunération pour les diffusions et reproductions effectuées dans les conditions précisées ci-dessus. En cas de diffusion du mémoire mentionné ci-dessus selon les conditions pré-citées, Sciences Po Lyon s'engage à respecter le droit moral de l'auteur sur le mémoire.

J'indique une adresse pérenne (électronique et postale) à laquelle je pourrais être contacté.

[email protected]

À Lyon, le 22/08/2017

6 7 Déclaration anti-plagiat

1. Je déclare que ce travail ne peut être suspecté de plagiat. Il constitue l’aboutissement d’un travail personnel.

2. A ce titre, les citations sont identifiables (utilisation des guillemets lorsque la pensée d’un auteur autre que moi est reprise de manière littérale).

3. L’ensemble des sources (écrits, images) qui ont alimenté ma réflexion sont clairement référencées selon les règles bibliographiques préconisées.

NOM : Bonnaz PRENOM: Valentine DATE : 22/08/2017

8 Remerciements

Je tiens tout d’abord à remercier mon directeur de mémoire, Jean-Michel RAMPON pour avoir répondu à mes questions, pour avoir délimité à mes côtés un sujet qu’il m’a lui-même inspiré et pour m’avoir guidée durant mon travail. Merci également à Max SANIER d’avoir accepté de faire partie de mon jury.

Un grand merci à toutes les personnes qui, depuis le jour où j’ai décidé de traiter ce sujet, m’ont fait partager leurs moindres trouvailles sur les réseaux sociaux, dans les médias, etc. au sujet d’Agnès Varda. Merci à toutes celles et ceux qui se sont intéressés de près ou de loin à mon sujet et qui, à travers le dialogue, ont nourri ma réflexion et m’ont fait avancer dans mon travail. Merci alors à Clémentine Pougnet, qui m’a introduit auprès de Pauline LeDuc, assistante monteuse sur le documentaire Visages, Villages qui a elle-même su m’apporter des informations exclusives sur le travail d’Agnès Varda.

Je remercie ma famille qui a dû et su supporter mes humeurs dans mes moments de doute et d’inquiétude, et particulièrement ma mère et ma tante pour les relectures effectuées mais aussi et surtout pour leur continuel soutien depuis le début de mes études, pour leur patience et leur compréhension à mon égard.

J’adresse, enfin, mes remerciements sincères à Etienne Lecoffre, qui m’a continuellement soutenue dans ce travail et m’a particulièrement aidé à la dernière mise en page de ce travail.

9 Introduction

« Être cinéaste, c'est être le glaneur ou la glaneuse par excellence, celui ou celle qui ramasse tous ces morceaux de réel, toutes ces bribes de réalité et qui doit, après les avoir bricolés par la caméra et le montage, les restituer, ripolinés pour une nouvelle utilisation, leur donner un sens neuf. »1. André Roy, journaliste et critique de cinéma québécois, dans son article « Rétrospective Agnès Varda : L’art de glaner et de bricoler le réel » soutient que le geste du cinéaste est ontologiquement lié à celui du glaneur, de par la capacité de celui qui filme à capter et organiser des images non formatées du réel. Le geste du documentariste serait alors d’autant plus révélateur à cet égard, puisque sa captation du réel a pour vocation d’être restituée avec, a priori, plus de fidélité que dans le cinéma de fiction. C’est ce que Varda confirme en livrant à Julie Rigg lors d’une interview réalisée en 2005 que le glanage est « plus profond » dans le documentaire car il est celui des « faits »2. Néanmoins, si la pratique du glanage est donc consubstantielle au travail du cinéaste, et même plus généralement au travail de l’artiste, comme l’explique Agnès Varda elle-même en affirmant que « les artistes passent leur vie à lire des choses, écouter des histoires, se rendre dans des cafés, les artistes glanent »3, l’œuvre de Varda entretient des liens particulièrement étroits avec cette notion, qu’elle filme en 2000 dans son documentaire Les Glaneurs et la Glaneuse4. Il est donc nécessaire de se pencher sur ce qui fait la spécificité de cette notion associée au cinéma de Varda, née Arlette Varda en 1928 à Ixelles, en Belgique, cinéaste de films documentaires et de fictions. Elle ne cache pas, dès les premières minutes de cet essai à la

1 ROY, André. « Rétrospective Agnès Varda : L'art de glaner et de bricoler ». 24 images, Septembre 2005, n°123. p2.

2 KLINE, Jefferson. « Agnès Varda, interviews. Conversations with filmmakers series », University press of Mississippi, 2015, p183. « We look, “pick” and then use things, too. But as filmmakers we do it in a different way when we do a fiction film, but we still glean things here and there. Now this is really deeper gleaning, you know, facts. », [traduction personelle].

3 Ibid. p184. « All artists spend their lives […]reading something, listening to a story, going in a café, artists they glean. ». [traduction personnelle].

4 VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000, 82’. Le film pourra, au cours de la recherche, apparaître abrégé en Les Glaneurs ou Glaneurs et la Glaneuse précédé de l’article « des ». Il en va de même pour Les Plages d’Agnès, qui apparaitra parfois sous les titres Les Plages ou sous l’occurrence Plages d’Agnès, précédée là aussi de l’article « des ». Dans les deux cas, les titres seront signalés par l’utilisation de l’italique. 10 fois espiègle et sentencieux, que la mystérieuse « Glaneuse » présente dans le titre du film est bien elle (« L’autre glaneuse, celle du titre de ce documentaire, c’est moi »5), liant alors directement le geste qu’elle filme à son propre geste cinématographique. Cette autodéfinition créé une analogie claire dans ce long métrage qui a pour vocation d’observer glaneurs agricoles et urbains, c’est-à-dire ceux qui, par nécessité ou éthique, ramassent les restes abandonnés par leurs concitoyens, tant sous forme de nourriture que d’objets. La cinéaste donne au glanage une valeur à la fois sociale, politique et esthétique6. Alors qu’elle le filme à l’aube du XXIème siècle, elle cherche à observer l’évolution de ce geste ancestral, sur lequel on trouve des indications dans toutes les civilisations et toutes les époques, et qui est déjà évoqué dans La Bible : « Quand vous ferez la moisson dans votre pays, tu laisseras un coin de ton champ sans le moissonner, et tu ne ramasseras pas ce qui reste à glaner. […] Tu abandonneras cela au pauvre et à l’étranger. »7. Outre les textes religieux, la théorisation juridique de cette pratique en tant que droit d’usage sur la production agricole est également ancienne, puisque l’on en trouve des occurrences dans un édit royal de 561 réprimant le glanage frauduleux ou dans un texte de Novembre 1554 réservé aux « glenneurs et gleneresses.8». Plus tard, c’est dans le Code pénal de 1810 institué par Napoléon Bonaparte qu’il est prévu que soient punis par la loi ceux qui « auront cueilli ou mangé, sur le lieu même des fruits appartenant à autrui »9 ou qui « sans autre circonstance, auront glané, râtelé ou grappillé dans les champs non encore entièrement dépouillés et vidés de leurs récoltes, ou avant le moment du lever ou après celui du coucher du soleil »10. Varda réactualise le sens de ce mot tombé en désuétude en observant également le glanage urbain, plus récent mais

5 VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000. 4’27”.

6 CHAREYRON, Romain, « Haptic vision and the experience of difference » in Agnès Varda’s Les glaneurs et la glaneuse. Kansas University Press, 2013, p.85. « Varda’s filmic approach thus understands the act of gleaning as a social, political, and aesthetic gesture », [traduction personelle].

7 VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000, 20’2", bonus DVD. « Quand tu moissonneras ton champ, et tu auras oublié une gerbe dans un champ, tu ne retourneras point la prendre. Elle sera pour l’étranger, pour l’orphelin et pour la veuve. Quand tu secoueras tes oliviers, tu ne cueilleras point ensuite les fruits restés aux branches, ils seront pour l’étranger, pour l’orphelin et pour la veuve. Quand tu vendangeras ta vigne, tu ne cueilleras point ensuite les grappes qui y seront restées, elles seront pour l’étranger, pour l’orphelin et pour la veuve. ».

8 Informations juridiques sur le glanage qu’Agnès Varda a elle-même glanées dans la thèse de doctorat en sciences juridiques de Paul Degrully, parue en 1912.

9 Ancien code pénal des crimes et des délits. Livre IV Contraventions de police et peines décrété le 20 février 1810, promulgué le 2 mars Chapitre 1er « des peines », 9°. 11 tout autant voire plus pratiqué, qui trouve lui aussi sa traduction juridique via la théorisation des Res derelictae11, ces objets volontairement abandonnés par leurs propriétaires qui gagnent ainsi le statut de biens sans maîtres et deviennent la propriété légale de ceux qui les récupèrent. Grâce à la technologie d’une caméra numérique légère et transportable qu’elle utilise ici pour la première fois, Agnès Varda s’insère parmi les individus marginalisés qu’elle se plaît à observer, refusant néanmoins toute démarche intrusive. Le geste qu’elle filme trouve donc sa correspondance dans la praxis filmique de la cinéaste autant que dans son ethos, puisqu’elle donne à ce geste fondateur de son cinéma documentaire une valeur morale, en refusant de marginaliser davantage ceux qu’elle filme de même qu’en refusant de traiter de tels sujets de société sur un ton grave. En plus de chercher à préciser au spectateur la différence entre glanage (on glane ce qui est au sol, comme le grain), grappillage (on grappille ce qui pend, comme les raisins), râtelage (on râtèle les herbes délaissées par les faneurs) ou encore chaumage (on chaume les tiges de céréales restées attachées au sol après la fauchaison), son documentaire a pour vocation d’observer ceux qui pratiquent de telles activités et de comprendre leur rapport à ces usages. Ces glaneurs recueillent donc épis de blés, oignons ou pommes de terres (auxquelles Varda accorde une place privilégiée12) laissés dans les champs après la moisson par des agriculteurs qui, par volonté économique (coût d’un repassage dans le champ pour prendre ce qui a été oublié par la machine trop élevé) ou par nécessité commerciale (calibrage des légumes par les supermarchés) délaissent ces productions. Ils récupèrent parfois également la nourriture abandonnée à la fin des marchés ou jetée dans les poubelles des grandes surfaces. Varda, quant à elle, pratique le glanage parce qu’elle collecte ces morceaux de vie et recueille « par ci par là des éléments isolés pour les utiliser »13 non dans les champs mais bien dans le champ de sa caméra, c’est-à-dire dans l’espace contenu dans le cadre. En poétisant une réalité sociale difficile par l’utilisation qu’elle fait de la voix off ou par le rapprochement qu’elle opère entre les images, Varda montre le respect et l’intérêt qu’elle porte à l’Autre. Elle donne elle-même une définition du glanage artistique comme le fait de « cueillir des

10 Ancien code pénal des crimes et des délits. Livre IV Contraventions de police et peines décrété le 20 février 1810, promulgué le 2 mars Chapitre 1er « des peines », 10°.

11 Informations juridiques tirées du livret DVD Glaneurs et des propos de Maître Espié, avocate interrogée dans le film (60’8"), commentant le code pénal : « Les objets acquièrent cette propriété de manière originale, puisqu’ils ne l’acquièrent de personne. ».

12 Au point où les expose chez elle. Cf : Annexe 19.

13 Glaner, sens figuré, Grand Robert, 2ème édition, dirigée par Alain Rey, 1985. 12 idées, cueillir des images, cueillir les émotions des autres, et en faire un film »14. Cependant, cette recherche ne s’intéressera pas au glanage d’émotions. Nous nous attacherons à comprendre comment ce geste de glaner, qu’elle filme dans Les Glaneurs et la Glaneuse pour dresser le portrait de la société française de l’époque, revêt une dimension symbolique qui vient éclairer sa pratique documentaire jusqu’à acquérir le statut de ce que l’on pourrait appeler un leitmotiv filmique vardien. Le film Les Glaneurs et la Glaneuse sert donc de pivot à cette étude, puisqu’il vient théoriser une méthode déjà présente en puissance dans le cinéma de Varda avant sa réalisation, et confirmée au cours de ses œuvres post-2000, tant documentaires que plastiques. L’œuvre est ainsi à la fois centrale dans cette étude et dans le travail de Varda, qui l’a présentée dans plus de soixante-dix festivals à travers le monde. Varda, « vieille cinéaste et jeune plasticienne », définition qu’elle adopte d’elle-même en 2006 lorsqu’elle est invitée à la Fondation Cartier pour son exposition L’Île et Elle, poursuit depuis 2003 une carrière d’artiste contemporaine. Son travail de plasticienne sera analysé au cours de cette recherche en parallèle de ses documentaires car il vient souvent les enrichir. Si l’artiste intègre des vidéos à ses installations, son travail de création filmique débute réellement avec son premier film, , sorti en 1955, qui explore les déboires d’un couple en vacances dans un quartier de pêcheurs de Sète, et propulse Varda directement au statut de fondatrice du mouvement cinématographique de la Nouvelle Vague, qu’elle confirme sept ans plus tard avec Cléo de 5 à 715. Son œuvre de cinéaste démarre ainsi par une création fictionnelle, elle qui pourtant s’intéressait de près à la réalité dans sa première vie de photographe, accompagnant Jean Vilar lors des représentations du Théâtre national populaire au Festival d’Avignon dès 194916. Cette étude cherche à analyser avant tout son œuvre documentaire, riche de cette notion de glanage, bien que la cinéaste ait toujours refusé d’imposer une frontière étanche entre ce pendant de son œuvre et sa production documentaire, prouvant par-là combien elle conçoit le cinéma comme une matière non rigide dans laquelle l’informalité prime. La valeur documentaire de ses fictions tient

14 KLINE, Jefferson. « Agnès Varda, interviews. Conversations with filmmakers series », University press of Mississippi, 2015, p174. « I felt that although I’m not a gleaner – I’m not poor, I have enough to eat – there’s another kind of gleaning, which is artistic gleaning. You pick ideas, you pick images, you pick emotions from other people, and then you make it into a film. », [traduction personnelle].

15 VARDA Agnès, « Cléo de 5 à 7 », Ciné-Tamaris, 1962, 90’.

16VARDA Agnès, « Les trois vies d’Agnès. Varda photographe, Années 50 : portraits et compositions », Ciné- Tamaris, 2012, 240’. 13 ainsi au fait que « la répugnance de Varda à choisir entre documentaire et fiction est sans doute, de tous ses refus, le plus communément évoqué.»17. N’allant pas jusqu’à adopter la posture radicale de Christian Metz, sémiologue du cinéma, quant à la délimitation que nous pourrions imposer entre les deux genres (« Tout film est un film de fiction parce qu’il est représentation »18), les détours par le cinéma fictionnel de Varda au cours de cette recherche sont néanmoins indispensables. L’artiste ne s’est jamais non plus fixée sur un format, une durée ou un sujet spécifiques et n’a ainsi cessé de « renouveler les formes narratives et les codes visuels. »19. Ses courts et longs métrages sont donc aujourd’hui environ égaux en nombre et nous nous intéresserons aux deux types d’approches. En même temps que Varda observe l’évolution de la pratique du glanage au cours de l’histoire, qui d’une pratique collective principalement réservée aux femmes se transforme en une pratique de plus en plus individuelle et unisexe, nous observerons l’évolution de sa pratique cinématographique du glanage. Plus allusive dans le reste de ses documentaires que dans Les Glaneurs et la Glaneuse, elle les éclaire cependant tant rétrospectivement que prospectivement et vient donner une certaine cohérence à une œuvre d’apparence hétérogène. L’œuvre de Varda est effectivement foisonnante et semble ainsi difficilement théorisable dans son ensemble, faisant apparaître un paradoxe soulevé par les auteurs d’Agnès Varda, le cinéma et au-delà dans leur avant-propos collectif : « Si le travail de Varda est continuellement célébré et étudié à travers le monde depuis le début de sa carrière, bien rares en revanche sont les entreprises visant à en proposer une vision synoptique. »20 Le caractère protéiforme de la création vardienne nous permet alors de suivre une méthode d’étude empruntée à la cinéaste elle-même, c’est-à-dire que nous ne suivrons pas un chemin (au sens justement contenu dans le mot méthode, dérivé du grec hodos : le chemin) linéaire à travers ses œuvres, mais nous butinerons de ci-de là21 les éléments qui correspondent au geste du glanage cinématographique dans son cinéma documentaire. Il apparait donc complexe de contenir entre

17 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), « Agnès Varda : le cinéma et au-delà ». Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p97.

18 METZ, Christian. « Essais sur la signification au cinéma ». Klincksieck, 1968, p19.

19 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), « Agnès Varda : le cinéma et au-delà ». Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p49.

20 Ibid. p8.

21 VARDA Agnès, « Agnès de ci de là Varda », Arte France, Ciné-Tamaris, 2011, 74’. 14 des lignes la vie de celle qui en a mené trois (« Les chats ont 7 vies. Moi je n’en ai eu que 3 : photographe, cinéaste et artiste » 22) et d’emprunter un chemin tracé d’avance dans un cinéma en mouvement perpétuel qui ne cesse d’intégrer la surprise comme élément de construction. Il fait ainsi écho au parcours personnel d’une femme qui n’a eu cesse de se caractériser par sa marginalité vis-à-vis de l’industrie cinématographique. Au cœur de son œuvre ne seront pas traités les films consacrés au travail de Jacques Demy, rencontré par Agnès au Festival de Tours en 1958, père biologique de Mathieu Demy et adoptif de Rosalie Varda. Les Demoiselles ont eu 25 ans23 et L’univers de Jacques Demy24, dans lesquels elle ne cesse de pratiquer le glanage pour éclairer le travail de son défunt mari, grâce notamment à l’inclusion d’archives de ses œuvres, seront écartés. Quant aux Gender studies, principalement menées aux Etats-Unis, elles ne serviront que très occasionnellement notre propos lorsqu’elles s’intéressent uniquement à la spécificité de Varda en tant que femme dans le champ cinématographique, bien que la dimension féministe de l’œuvre d’une des signataires du Manifeste des 34325 soit importante. Nous chercherons ainsi d’abord à observer combien la curiosité (jamais synonyme de démarche intrusive chez celle qui se met au même niveau que ceux qu’elle filme par la conjonction de coordination « et » du titre de son documentaire) que Varda entretient envers les marginaux fait écho à la fois à sa position dans l’industrie cinématographique et à sa démarche en tant que cinéaste documentaire qui flâne à travers les pays pour faire des rencontres. Nous nous intéresserons également à examiner comment le glanage, pratique qui consiste à accueillir l’imprévu et l’aléatoire, est intégré par Varda dans la structure hasardeuse de ses documentaire. Le geste de glaner n’est pas sans lien avec l’histoire intime de la cinéaste, qui a glané dans les champs durant la Seconde guerre mondiale. La formule « Glaneuse » montre ainsi l’implication de Varda dans un cinéma documentaire qui cherche à faire apparaître un point de vue subjectif, nous permettant alors d’affirmer, reprenant les propos de Dominique Bluher dans son article « La miroitière : à propos de quelques films et installations d’Agnès Varda »26 que

22 VARDA Agnès. « Images et notes latérales ». Arte éditions : Tout(e) Varda, 2007, p3.

23 VARDA Agnès, « Les demoiselle ont eu 25 ans », Ciné-Tamaris, 1993, 19’.

24 VARDA Agnès, « L’univers de Jacques Demy », Ciné-Tamaris, 1995, 90’.

25 Pétition française en faveur de l’avortement parue le 5 avril 1971.

26 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), « Agnès Varda : le cinéma et au-delà ». Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p177. 15 « dire que les films et installations d’Agnès Varda sont personnels relève du pléonasme. ». Nous examinerons enfin combien la notion de glanage fait écho à celle de fragmentation et comment Varda pratique l’art du collage dans ses documentaires. Nous étudierons comment elle rapproche ces concepts d’une réflexion sur sa vieillesse et sur les autres arts, qui ne cessent d’inspirer la vie de celle qui se fait désormais appeler « dame patate» 27.

27 « Agnès Varda, Dame Patate », Youtube, décembre 2016.

16 I- Le glanage comme pratique qui interroge l’importance des figures de la marginalité dans le cinéma documentaire vardien

17 A- Entre glaneurs et vagabonds : faire exister l’Autre

1- La démarche modeste de l’objectif de Varda : Les Glaneurs et la Glaneuse et Deux ans après. L’intérêt que Varda porte aux marginaux est clairement exprimé dans Les Glaneurs et la Glaneuse, documentaire dans lequel elle observe ceux qui, par accident de la vie (chômage, alcoolisme, divorce…) sont poussés à manger les restes des autres. Mais les marginaux observés sont également ceux qui se positionnent volontairement comme extérieurs à une société de surconsommation en glanant par démarche éthique de récupération. C’est cette société que Varda dénonce elle-même au travers d’un commentaire engagé, dans lequel elle affirme notamment : « Si le glanage est d’un autre âge, le geste est inchangé dans notre société qui mange à satiété »28.Consciente de son extranéité par rapport à la situation de ceux qu’elle filme29, elle montre cependant un vif intérêt pour une « marginalité secrétée par une société qui met au rebut une partie d’elle-même »30. Elle cherche donc à montrer que les glaneurs représentés sur les tableaux de Jules Breton (Le Rappel des Glaneuses, 1859) ou de Jean-François Millet (Des Glaneuses, 1857) qu’elle filme existent encore, alors même que la notion de pauvreté est reconnue par le Parlement de Paris dès le XVIIIème siècle devant le constat d’un nombre de morts élevé parmi les populations paysannes non propriétaires. Malgré la création de certificats de pauvreté délivrés par curés et notables, de nombreux règlements visant à limiter le glanage voient le jour et la répression exercée envers ces « parasites de l’agriculture »31 est terrible. L’exemple tragique de trois glaneuses condamnées à être marquées au fer de la lettre « V » pour « voleuse » car soupçonnées de s’être introduit dans un champ avant la moisson le prouve. Bien

28 VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000, 2’27 ".

29 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009,p174. « I’m not a gleaner – I’m not poor, I have enough to eat ». Dans VARDA Agnès, « Les plages d’Agnès », Arte France, Ciné-Tamaris, 2008, elle explique néanmoins qu’elle a brièvement connu une situation de précarité, lors des premiers hivers qui suivirent son installation Rue Daguerre, à Paris, durant lesquels sa maison était si peu chauffée qu’elle devait vivre dedans en bonnet et gants tout l’hiver.

30 Ibid. p43.

31 Expression empruntée à Agnès Varda dans le bonus DVD de VARDA Agnès, « Deux ans après », Ciné-Tamaris, 2003 « Le droit de glaner : petite histoire du glanage. ». 18 que la Révolution française permette de faire évoluer positivement le droit du glanage, désormais considéré comme le patrimoine du pauvre, nos sociétés contemporaines continuent de pratiquer métaphoriquement ce marquage au fer de ceux qui ramassent les déchets de leurs concitoyens. Les glaneurs d’aujourd’hui sont malgré tout plus souvent ces anonymes que l’on refuse de regarder plutôt que ceux que l’on pointe du doigt. Ils sont ceux qui font leur marché à la fin des marchés, comme dans celui de Barbès que Varda a observé et filmé durant plusieurs mois32. Pour les besoins du film Les Glaneurs, elle a ainsi enregistré des scènes de fins de marchés sur une dizaine de jours séparés, durant deux à trois heures à chaque fois33. Avec l’arrivée des machines agricoles au XXème siècle, l’agriculture est totalement transformée et de moins en moins de grains sont négligés en faveur des glaneurs. L’industrialisation entraîne ainsi automatiquement une diminution du glanage, mais non des besoins en récolte de ceux qui le pratiquent. Et si l’on trouve les premières occurrences de la notion de glanage dans les textes bibliques, Varda semble « revisite[r] le mythe social du péché originel.» . Ceux qui sont filmés ont ainsi le droit, sous le regard de Varda, de se servir dans les champs sans être jugés par une instance supérieure qui condamnerait leur geste. Ils sont, au contraire, observés par une « filmeuse-glaneuse »34 au regard bienveillant. Faisant évoluer cette idée jusqu’à celle de féodalité qui entoure l’histoire de la pratique du glanage, elle filme François, glaneur urbain à Aix-en-Provence, qui vit « 100% récup’ » depuis plus de dix ans. En bon « seigneur de la ville », expression avec laquelle il se surnomme et que Varda adopte à son tour volontiers, il confie face caméra que la période de récolte la plus fructueuse pour lui se situe juste avant les grandes vacances d’été, lorsque les étudiants de la ville vident le contenu de leurs frigidaires dans les poubelles avant de partir pour plusieurs mois. Sa pratique n’est en aucun cas considérée comme dégradante par la cinéaste, qui nous rappelle que, d’une certaine manière, c’est davantage à ceux qui jettent qu’à ceux qui

32 Annexe numéro 1 : « Elle adore les marchés, il y a des tonnes de rushes d’elle qui parle aux gens dans les marchés ».

33 GAUTHIER, Guy, Un siècle de documentaire français. Des tourneurs de manivelle aux voltigeurs de multimédia. Paris, Armand Colin, 2004, p201.

LOMILLOS, Miguelle, Gleaning images from others and myself with a dv camera. Doc On-line, n. 10, agosto de 2011, p10. « Varda‘s view on modern gleaning, which is close to either the abandoned garden or the dumping ground, revises the social myth of original sin ».

34 « Les Glaneurs et la glaneuse”, le ciné-brocante d’Agnès Varda », Les Inrocks, juillet 2000. 19 ramassent d’éprouver de la honte35. Les tableaux de Breton et de Millet qu’elle filme n’ont ainsi pas uniquement pour vocation de replacer le glanage dans son contexte historique, mais aussi d’ennoblir les personnes filmées36 en « les insérant dans un réseau de références culturelles, […] les contaminant de leur aura de culture noble et savante. »37. Le phénomène se voit renforcé par la musique de Joanna Bruzdowicz, composée pour le film et qui sert d’ « élément conjonctif et « dignifiant » de cet assemblage hétéroclite. »38. Malgré tout l’amour que la cinéaste porte à l’art, ce ne sont pas ces toiles classiques qui lui ont inspiré son travail, comme elle l’explique dans le livret Album d’Agnès V. Images et notes latérales39, mais la dure réalité qu’elle a observée en amont de la réalisation du documentaire et qu’elle approche au plus près durant le déroulement du film. La proximité qu’elle instaure avec ceux qu’elle filme nous permet, en tant que spectateurs, de rencontrer quelqu’un comme Claude, sans domicile fixe et de le suivre dans la caravane dans laquelle il vit. Il qui confie à la caméra glaneuse de Varda l’histoire de son déclassement social et nous explique les conditions dans lesquelles il doit vivre, ayant parfois dû résister à des températures allant jusqu’à -20° C. Sans curiosité malsaine ou « attirance morbide »40, Varda pénètre donc dans son intimité. Elle le suit également dans les séances de glanage qu’il pratique dans les bennes à ordures. S’il accepte de les montrer à la caméra, c’est parce qu’il souhaite faire part de son combat quotidien, qui consiste par exemple à ramasser un pâté dont la date de péremption est dépassée mais toujours mangeable, commentant son geste par « On n’a pas peur d’aller se salir les mains. Ça se lave, les mains. »41. Le glanage est ainsi filmé comme véritable économie parallèle, dans laquelle s’organisent à la fois ceux qui le pratiquent et ceux qui le permettent. La marginalité côtoie ainsi une « « normalité » qui l’englobe, incarnée par 35 KLINE, Jefferson. « Agnès Varda, interview ». Conversations with filmmakers series, University press of Mississippi, 2015, p.199. « In a way, they make us feel we have to be ashamed, not them ».

36 Annexe 3

37 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p.44.

38 Ibid.

39 VARDA Agnès. Images et notes latérales. Arte éditions : Tout(e) Varda, 2007

40 « Agnès Varda, une " glaneuse " résistante », L’Humanité, 7 juillet 2000, consulté le. « Je suis toujours fascinée, sans attirance morbide, par les gens qui vivent de rien, qui n'ont pas de toit ou pas assez à manger, qui se débrouillent. ».

41 VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000, 17’15 ". 20 ceux qui laissent […] glaner ou grappiller.42 ». Et parce qu’un groupe n’existe pas sans l’autre, leur « solidarité structurelle […] renforce la légitimité du premier43. ». Cependant, la solidarité que Varda observe entre les deux groupes n’est pas toujours vérifiée, et la cinéaste n’hésite pas à prendre position contre ceux qui « n’ont pas envie qu’on glane. »44. Filmée en train de grappiller des figues sur un arbre, elle affirme « qu’ils n’ont pas envie d’être gentils, c’est tout.»45. Elle refuse ainsi de trouver des excuses aux agriculteurs qui refusent de faire preuve de bonté, sans pour autant être complaisante envers les glaneurs. Elle dénonce notamment le fait que certains agriculteurs déchargent leurs cargaisons de légumes non calibrés aux normes des supermarchés dans des champs, sans informer quiconque de la localisation de ces trésors. C’est pourquoi Varda, qui a travaillé en collaboration avec des associations comme les Foyers Sanacotra pour son film, organise une expédition avec les Restos du cœur au cours de celui-ci, un jour où des pommes de terre doivent être rejetées dans un champ près de Paris. Les pommes de terre non calibrées (le légume doit faire entre 45 et 75 millimètres de diamètre pour être accepté par les grandes surfaces, comme l’expliquent Eric Genty et Nicolas Rousseau, agriculteurs interrogés par la cinéaste46), coupées par la machine ou abimées, permettent à la cinéaste d’exercer un parallèle avec la situation des glaneurs, qui ne répondent pas aux critères de la « société de formatage »47 qu’elle dénonce. Ce calibrage, tant des biens de consommations que des personnes, est donc considéré par Varda comme un « symbole de notre société »48 dans laquelle « tout ce qui n’est pas au format […] est poussé, est jeté. ». Les marginaux acquièrent alors le même statut que les pommes de terre qu’elle filme : celui de laissés-pour-compte. A l’intérieur du champ

42 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p43.

43 Ibid.

44 VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000, 27’43"

45 VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000, 27’45"

46 Les deux hommes précisent également que sur 4 500 tonnes de pommes de terre récoltées par an, ces pommes de terre rejetées représentent 25 tonnes.

47 « Agnès Varda, Dame Patate », Youtube, décembre 2016, consulté le. 51’30".

48 Ibid. 00’57". « Ce formatage des patates, et de la société, et des gens. C’était incroyable comme cette image là non seulement m’a plu, mais est devenu essentielle à ma compréhension de ce que je faisais. » 21 cinématographique également ces marginaux sont ceux que « la caméra rejette souvent »49. En effet, peu de films documentaires leurs sont consacrés, et il est d’ailleurs révélateur de constater que ce que les Français nomment « rejetons » en botanique trouve une traduction très cinématographique en langue anglaise : offshoots50. Au mot « pomme de terre », Varda préfère celui de « patate », qu’elle utilise de manière quasi exclusive dans le film, montrant par-là combien elle souhaite pratiquer un cinéma d’apparence informelle qui cherche la proximité avec ceux qu’elle filme comme ceux qui regardent. Elle se plait donc à filmer ces patates, légumes les plus modestes du monde, et à en faire progressivement l’éloge51. Ce film, d’ailleurs, elle le considère comme celui qui lui a permis de comprendre combien le documentaire est une école de modestie52. La cinéaste ne cherche pas à dissimuler ses opinions politiques, elle qui a toujours été proche du Parti Communiste Français et qui dans Deux ans après53 filme une manifestation contre le Front National et en profite pour remercier ses participants. Le documentaire Deux ans après constitue la suite que Varda a donnée aux Glaneurs et à la glaneuse, dans laquelle elle sillonne la France pour retrouver ceux qu’elle avait rencontrés ou bien ceux qui lui ont écrit suite au visionnage du premier film. C’est ainsi qu’elle retrouve François, désormais interné dans un hôpital psychiatrique suite aux plaintes répétées de ses voisins parce qu’il entassait ses trouvailles dans les parties communes de son immeuble. Son exemple prouve que « la sympathie ne suffit pas, il faut la norme aussi. »54. Cette sympathie, justement, c’est celle qui n’est pas toujours présente au sein de la communauté des glaneurs : alors que l’un des glaneurs du film Les Glaneurs, Salomon, pioche dans des cageots abandonnés à la fin d’un marché, on peut voir une

49 BENEZET, Délphine, The cinema of Agnes Varda, resistance and eclecticism. Columbia, Wallflower press, 2014, p82. « Etermined to capture images of those whom cinema often rejects ».

50 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p73.

51 LEBLANC, Claire, Agnès Varda, patates et compagnie, Bruxelles, collections musée d’Ixelles 2016, p27.

52 Livret du DVD pour VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000. Varda reprend cette réflexion également dans un Entretien Michèle Levieux pour l’humanité, 7 juillet 2000 « J’aime particulièrement réaliser des documentaires parce que je me mets à chaque fois en situation de modestie et de risques. Lorsque j’écoute les gens, je ne sais rien. Je découvre des choses que je n’imagine même pas et j’essaye alors d’en rendre compte sans aucun goût du sensationnel.», citée in. BELLANGER, Nadine, Des films de photographes : entre haine et amour de l’image ou comment la parole rend visible, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003

53 VARDA Agnès, « Deux ans après », Ciné-Tamaris, 2003, 20’

54 Ibid. 37’39 ". 22 femme lui hurler dessus lorsqu’elle remarque que, par sa proximité, il risque d’empiéter sur sa propre quête de restes. Cela nous permet de voir combien la lutte pour la survie peut tout autant créer des solidarités que des dissensions. Le morceau de rap intégré au documentaire, chanté par A.Bredel et R.Klugman, vient renforcer le caractère âpre de ce genre de vie, en même temps que l’idée d’ « aliénation sociale qui caractérise la pratique moderne du glanage »55. Ces vies, dans lesquelles les gens sont obligés « d’ramasser d’la nourriture même en train d’pourrir, courir dans les marchés pour manger c’que les gens guettent »56, Varda les met néanmoins à l’honneur via une éthique cinématographique qui privilégie les Autres sur le Moi57. La cinéaste suit cette logique non seulement au cœur de son documentaire mais également autour, puisqu’elle explique que dans les Festivals dans lesquels Les Glaneurs a est présenté, elle renvoie les applaudissements du public vers « les gens qu[‘elle] a filmés et dont le comportement et les propos vous passionnent. »58.

2- Une réflexion étendue à l’ensemble de son cinéma documentaire Si René Prédal, dans son article « Agnès Varda, une œuvre en marge du cinéma français »59 parle de la présence d’une « expérience systématique […] de la différence »60 dans le cinéma d’Agnès Varda, c’est parce que l’ensemble de ses documentaires laissent une forte place aux

55 CHAREYRON, Romain, Haptic vision and the experience of difference in Agnès Varda’s Les glaneurs et la glaneuse. Kansas University Press, 2013, p14. « The rap song that accompanies these shots reinforces the impressions of roughness and of social alienation that have come to qualify modern-day gleaning ».

56 Le morceau démarre à 2’56" : « se baisser mais heureusement pas s’abaisser, mais j’dois t’avouer que quand j’les vois s’pencher j’ai l’cœur blessé, ça m’fait mal, de les voir récupérer pour s’nourrir, obligés d’ramasser d’la nourriture même en train d’pourrir, courir dans les marchés pour manger c’que les gens guettent, ils guettent c’qui peut encore rester, même les restes. Ils récupèrent c’qui à nos yeux n’a plus d’valeur, et ramassent par terre avant les balayeurs. Pour nous, un rien, peut-être pour eux beaucoup. Ils font l’tour des quartiers pour assouvir leur faim parce qu’ils en ont besoin, hier comme aujourd’hui et encore pour demain les faits et gestes seront les mêmes, les restes seront leurs biens. »

57 BENEZET, Délphine, The cinema of Agnes Varda, resistance and eclecticism. Columbia, Wallflower press, 2014, p82, p86. « The director’s ethic […] involves a privileging of others over the self ».

58 VARDA Agnès. Images et notes latérales. Arte éditions : Tout(e) Varda, 2007, p82.

59 PREDAL, René, Agnès Varda, une œuvre en marge du cinéma français. Paris, L’Harmattan, 1997, p13.

60 Ibid. p13. 23 marginaux. Cette constante thématique se révèle également dans ses films de fiction, comme l’explique Delphine Bénézet en disant que « l’attention que Varda porte aux marges de la société est vraiment remarquable parce qu’elle se retrouve dans la plupart de ses films, fictions incluses. »61. C’est notamment le cas de Sans toit ni loi, primé par un Lion d’Or à Venise en 1985, qui nous permet de comprendre combien l’approche de la marginalité tient une place importante dans son œuvre. Dès les premières minutes, le film laisse apparaitre le corps mort d’une jeune femme gisant dans un fossé, que les policiers viennent « glaner »62 pour l’emmener à la morgue. Cette jeune femme, c’est Mona, une jeune routarde, que nous suivrons rétrospectivement via une construction par flashbacks à travers sa descente aux enfers. La dimension extrêmement documentaire de ce film tient en partie au fait que Varda part du constat d’une réalité pour basculer dans la fiction. Dix-huit ans après la sortie du film, elle explique ainsi qu’en plus du constat de la mort de nombreux sans abris à cause d’un hiver particulièrement froid – « J’ai été frappée par le froid qu'il faisait chez nous, l'an dernier. J'ai vu des gens dormir dehors à - 4°C, j'ai vu une fille dormir dehors dans des ruines à -4°C dans un méchant sac de couchage »63 – c’est une conversation avec un gendarme qui l’a poussée à faire ce film. Il lui a raconté avoir trouvé un jeune homme mort de froid sous un pommier. Varda « sans l’avoir jamais vu ni savoir qui il était »64 n’a jamais pu oublier ce jeune SDF. L’attention aux détails dont fait preuve la cinéaste donne également une valeur très documentaire au film. On peut y voir Mona se moucher dans ses mains ou la caméra approcher ses ongles noirs de saleté. Varda confie ainsi à Claude Racine que c’est « la texture de la vie quotidienne de la solitude »65 qu’elle a voulu montrer là. David Vasse, dans son article au titre parlant « Sans toi ni loi : un film trouvé dans le fossé », exprime l’idée selon laquelle Mona est une « figure condensant idéalement et physiquement quelques-unes des

61 BENEZET, Délphine, The cinema of Agnes Varda, resistance and eclecticism. Columbia, Wallflower press, 2014, p67.

62 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p39.

63 RACINE, Claude. « Agnès Varda ou la cinécriture ». 24 images numéro 27, Printemps, 1986, p21. « Cette image d’une jeune fille morte de froid, j’ai voulu qu’on la voit dès le début du film, comme ça pas d’espoir pour le personnage. Et pour moi cette image terrible répondait à des constatations qui me dérangeaient : oui, en cette fin de 20ème siècle si installés dans le progrès, on mourrait encore de froid, et c’est hélas encore vrai 20 ans plus tard ».

64 VARDA Agnès, « Sans toit ni loi », Ciné-Tamaris, 1985, 0’11".

65 RACINE, Claude. « Agnès Varda ou la cinécriture ». 24 images numéro 27, Printemps, 1986, p27. 24 propriétés du cinéma de Varda. »66. Comme dans Les glaneurs, certains des personnages que l’on rencontre dans Sans toit ni loi se sont marginalisés par volonté éthique. De même qu’Alain F., titulaire d’une maîtrise, qui glane à la fin des marchés et que l’on suit dans les cours d’alphabétisation qu’il dispense dans Les Glaneurs, on rencontre un berger dans Sans toit ni loi, qui, par volonté de « retour à la terre »67 n’a pas souhaité devenir professeur de philosophie, diplômé pourtant dans la matière à un niveau Bac+4. Pour ce personnage, Varda a fait appel à un homme qui joue ici son propre rôle. C’est cette technique documentaire qu’elle a utilisée pour la plupart des autres personnages également, agriculteurs, garagistes ou retraités, qui face caméra (brisant là encore l’un des codes cinématographiques de la fiction, qui consiste à éviter les regards caméra pour ne pas créer de rupture dans la diégèse68) racontent ce qu’ils savent de Mona. Ils sont censés avoir un jour croisé son chemin, tout en jouant leurs vrais rôles69. C’est ce même berger qui apprend à Mona à cultiver des patates70 mais qui devant l’ingratitude et l’insolence de la jeune femme, lui somme de quitter sa propriété. Varda ne cherche donc pas d’excuses à la vagabonde et a d’ailleurs présenté le personnage à Sandrine Bonnaire, qui l’incarne, comme « une fille qui pue […] et qui ne dit jamais merci. »71. Et si Mona est révoltée, « le film l’est aussi »72. Le langage utilisé par Varda pour parler de son œuvre est lui-même très libre : si la cinéaste ne donne pas les raisons exactes qui ont poussé Mona à faire la route, elle nous laisse comprendre qu’elle a eu « des petits chefs qui l’ont fait chier. »73. Malgré cette

66 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p36.

67 VARDA Agnès, « Sans toit ni loi », Ciné-Tamaris, 1985, 41’11".

68 NINEY, François, Le documentaire et ses faux-semblants. Paris, Klincksieck, 2009. Définie comme une « monde construit par le spectateur à partir de données signifiantes d’un texte, cette construction étant à la fois le résultat et la condition de la lecture ».

69 VARDA, Agnès. Varda par Agnès. Cahiers du cinéma, 1994, p158 « Sans toit ni loi est une fiction, une fiction méchamment réelle, où j’ai utilisé, de façon faussement documentaire, des gens du Gard. ».

70 VARDA Agnès, « Sans toit ni loi », Ciné-Tamaris, 1985, 41’3 " Mona : « Moi aussi c’est ce que je voudrais, avoir un petit bout de terre à moi, cultiver des patates ».

71 Ibid. 04’12 ".

72 Ibid.19’56".

73 RACINE, Claude. « Agnès Varda ou la cinécriture ». 24 images numéro 27, Printemps, 1986, p27 « On comprend vaguement qu'elle a été un petit peu secrétaire, qu'elle a eu des petits chefs qui l'ont fait chier et qu'elle a 25 proximité qu’elle entretient avec son personnage par le langage, la cinéaste refuse toute idéalisation de Mona. Elle a plutôt pour but d’interroger le spectateur. Lors de la promotion du film, des prospectus avec la question « La prendriez-vous en stop ? » ont été distribués aux passants dans la rue. Varda, qui en 2012 a réalisé à Nantes une exposition sur les squats74, cherche avant tout à montrer combien il est difficile d’être une femme sans abri. Outre les avances qui lui sont régulièrement faites par ceux qui l’accueillent, Mona rencontre un vagabond qui souhaite l’exploiter sexuellement et qui est présenté comme un « zonard-mac » dans le générique du film75. La vagabonde se fait même violer dans les bois, scène d’autant plus violente qu’elle est suggérée par un lent panoramique latéral nous fait progressivement quitter le plan. Varda a longtemps flâné la nuit dans les gares avant de réaliser son film, pour approcher au plus près des routards, qui se sont par la suite confiés à elle76. Elle explique ainsi que les agresseurs « c’est le risque de la route, toutes les filles me l’ont dit. »77. Elle a notamment hébergé chez elle une routarde et, lors de son enquête préliminaire, a rencontré une jeune kabyle, Setina, qui joue dans le film son propre rôle, c’est-à-dire celui d’une vagabonde. C’est notamment grâce à leurs discussions que Varda a compris que c’est « l’odeur des vagabonds – plus que leur pauvreté – [qui] les met à l’écart de la société qui valorise la propreté. »78. Cela permet à Varda de dénoncer une société dans laquelle nous sommes tous « aseptisés, pasteurisés »79. C’est cette imposition d’une norme de propreté qui conduit Jean-Pierre, ingénieur agronome joué par Stéphane Freiss dans le film, à dire de Mona « Elle me fait peur parce qu’elle me dégoute. »80. L’intérêt de Varda dit: plus jamais. ».

74 Au 2ème étage du bâtiment, Agnès Varda présente les éléments d’un squat reconstitué avec avis d’expulsion collé au mur, poêle à bois ou encore vieux charriots de supermarchés.

75 Christian Chessa.

76 VARDA Agnès, « Sans toit ni loi », Ciné-Tamaris, 1985, Bonus, souvenirs, entretiens et commentaires, 40’34" : Installer un abri, fermer les fenêtres des ruines où dorment les filles avec des bouts de tôle, ne pas laisser ses affaires à la vue de tous, etc.

77 VARDA Agnès, « Sans toit ni loi », Ciné-Tamaris, 1985, 22’39".

78 Livret DVD VARDA Agnès, « Sans toit ni loi », Ciné-Tamaris, 1985.

79 RACINE, Claude. « Agnès Varda ou la cinécriture ». 24 images numéro 27, Printemps, 1986, p28.

80 VARDA Agnès, « Sans toit ni loi », Ciné-Tamaris, 1985. 26 pour les minorités ne s’arrête pas à l’observation des vagabonds, bien que dans l’Opéra-Mouffe81 elle filmait déjà ceux de la Rue Mouffetard. Ce quartier « pauvre, sale, plein de clochards qui dorm[en]t dehors »82, elle s’en sert comme toile de fond pour révéler les contradictions internes d’une femme enceinte, en l’occurrence elle-même. Varda explique qu’à l’époque, elle alternait entre joie liée à sa propre situation et affliction liée à celle du reste du monde, voyant autour d’elle des « gens attendant des enfants qui étaient pauvres, malades et désespérés. »83. La cinéaste s’intéresse également aux populations souffrant d’autres discriminations, comme les « Chicanos » de Los Angeles, qu’elle filme dans Mur murs84, ou le groupe des Black Panthers85, dont elle a fait deux courts métrages rassemblés sous l’étiquette de « Courts contestataires »86. Filmés durant l’été 1968, époque à laquelle le mouvement inquiétait réellement le gouvernement américain par son extrémisme, Varda ne cache pas la sympathie qu’elle porte aux Blacks Panthers. Elle les a suivis, grâce à une caméra 16mm prêtée par des activistes de l’université de Berkeley87, durant leurs rallyes d’Oakland (Californie), jusqu’à interroger Huey P.Newton, figure emblématique et fondatrice du mouvement dans sa cellule de prison. On entend ainsi Varda dire que ceux qui sont effrayés par les Blanck panthers perdent de vue qu’ils sont « bien moins dangereux que les forces de la police, et bien moins fascistes. »88 Elle ne cherche pas à dissimuler son adhésion à leurs thèses d’inspiration maoïste, de même que dans Salut les Cubains89 elle ne souhaite pas cacher son admiration pour la politique menée sur l’île par Fidel Castro. Elle critique les forces de l’ordre pour d’autres raisons lorsque dans , elle explique qu’un mural de

81 VARDA Agnès, « L’opéra-Mouffe », Ciné-Tamaris, 1958, 16’.

82 Ibid.

83 BENEZET, Délphine, The cinema of Agnes Varda, resistance and eclecticism. Columbia, Wallflower press, 2014, p82. « I was pregnant at the time, told I should feel good, like a bird. But I looked around in the street where I filmed, and I saw people expecting babies who where poor, sick, and full of despair ».

84 VARDA Agnès, « Mur Murs », Ciné-Tamaris, 1982.

85 VARDA Agnès, « Black Panthers », Ciné-Tamaris, 1968.

86 VARDA Agnès, « Varda tous court », Ciné-Tamaris, 2004

87 Ibid.

88 Ibid. 21’05 ".

89 VARDA Agnès, « Salut les cubains », Ciné-Tamaris, 1963. 27 Venice beach a été à moitié rasé pour surveiller le trafic de drogues en nous faisant part, sur un ton ironique en voix-off, du fait que « l’Etat et ses policiers déguisés en vacanciers ont des raisons qu’ignore l’art collectif. »90. Le documentaire nous permet de voir avec quelle force la violence sociale s’exprime dans la ville américaine. Les fresques murales que Varda glane à mesure de ses déambulations nous permettent par exemple de rencontrer W.Herron, reconverti en peintre depuis la mort de son frère de seize ans, tué par un gang. Varda se plait à filmer les interactions entre les communautés, lorsque M.Wyatt, peintre de rue afro-américain, peint un mexicain et qu’un chicano chante « une musique de noir »91 à côté de lui. Le sujet initial de l’art sert alors à dévier vers des sujets de société. C’est ce qui pousse Varda à exposer les chiffres consternants du nombre de morts annuel liées à la violence des gangs dans le quartier de Hazard Grande, qui s’élève en moyenne à plus de 500. Les marginaux qu’elle approche ne sont pas uniquement les déclassés sociaux. Elle parle aussi dans le film de son amitié avec Jim Morrison, figure de la marginalité culturelle. Plus tôt, dans l’Amérique contestataire de la fin des années 1960, elle filmait son oncle grec Yanco92 à San Francisco, peintre immigré vivant sur une péniche, artiste « naïf et anti-conformiste »93, engagé dans les protestations contre la Guerre du Vietnam et proche du mouvement hippie. La démarche de Varda consiste généralement à donner la parole à ceux qui ne l’ont pas, comme dans Nausicaa94, où elle interroge des exilés politiques ayant fui la Grèce suite à la prise de pouvoir par les militaire le 21 avril 1967. Elle nous présente Iannis Angelopoulos, journaliste grec reconverti en emballeur de cadeaux ou Périclès Korovessis, écrivain victime de torture, qui s’adresse à la caméra en disant « tu m’as demandé de parler de mon cas, Agnès »95. Si Varda n’est pas directement présente à l’écran, elle ne cache pas sa présence dans le film. Les conditions de travail dont parle Dimitrios Tolis, ouvrier grec exilé, rappellent celles d’Assoun, joué par Yahiaoui Assouna, tailleur de vignes tunisien chez qui Mona se réfugie durant quelques semaines dans Sans toit ni loi. Varda explique à ce titre qu’en parallèle

90 VARDA Agnès, « Mur Murs », Ciné-Tamaris, 1982, 8’42.

91 Ibid. 16’07.

92 2ème chaine de l’ORTF le 14 janvier 1968.

93 Livret bonus du DVD VARDA Agnès, « Varda tous court », Ciné-Tamaris, 2004, p10.

94 Projet abandonné, scénario proposé à l’ORTF, accepté en 1969, produit en 1970 mais les éléments furent volés.

95 VARDA Agnès, « Nausicaa », Ciné-Tamaris, 1970, 1’29. 28 des sujets soulevés dans le film, elle souhaitait mener une recherche documentaire sur « la condition des ouvriers agricoles venant tous d’Afrique du Nord. »96. Ses documentaires qui n’ont pas pour sujet initial un sujet de société dévient donc souvent vers un aspect social à un moment ou un autre : dans l’Episode 5 de la série documentaire Agnès de ci de là Varda97, elle filme, caméra numérique à la main, le petit déjeuner très copieux de l’hôtel dans lequel elle loge et s’indigne de cette « abondance scandaleuse »98. En somme, Varda souhaite filmer ceux qu’elle appelle les « vrais gens »99 et refuse de succomber au système du vedettariat dans son cinéma, si ce n’est pour le parodier lorsque dans un film comme Les 101 nuits de Simon Cinéma100 elle fait appel à des acteurs aussi célèbres que J.P.Belmondo, A.Delon ou G.Depardieu pour prouver qu’elle a simplement usé du star system pour montrer qu’elle « pouvait inviter des célébrités dans ce film, mais juste comme des visiteurs. »101

96 VARDA Agnès, « Sans toit ni loi », Ciné-Tamaris, 1985, Secrets de tournages, 37’24.

97 VARDA Agnès, « Agnès de ci de là Varda », Arte France, Ciné-Tamaris, 2011.

98 Ibid. 20’23.

99 KLINE, Jefferson. “Agnès Varda, interviews”. Conversations with filmmakers series, University press of Mississippi, 2015.

100 VARDA Agnès, « Les Cent et Unes Nuits de Simon cinéma », Ciné-Tamaris, 1995

101 KLINE, Jefferson. “Agnès Varda, interviews”. Conversations with filmmakers series, University press of Mississippi, 2015, p180. « Using the star system, which I’ve been avoiding all my life, was a way of saying I can bring stars into this film, but just as visiting guests. ». 29 3- Sortir de l’anonymat : l’importance du processus d’individuation chez Varda

Si Varda n’idéalise pas ceux qu’elle filme, cela ne veut pas dire qu’elle ne cherche pas à fortement les singulariser. Cela s’explique par le fait qu’elle ne filme que des gens pour qui elle ressent un certain attrait102 et qu’elle considère les autres comme une source perpétuelle d’inspiration. Elle va jusqu’à user d’une métaphore organique lorsqu’elle dit qu’elle les considère comme sa « nourriture »103. Cette volonté de mettre en avant l’individu, au cœur d’un cinéma documentaire humaniste, se retrouve particulièrement dans les différents épisodes d’Agnès de ci de là Varda, qui tous à leur manière mettent en valeur les anonymes. Si Varda fait de nombreuses visites d’expositions, elle ne s’arrête pas à la présentation de l’artiste, mais donne également une place à ceux qui ont permis la mise en place de tels évènements. Lors de l’Episode 1 de la série, elle promène sa caméra à travers l’exposition du photographe cubain Wifredo Lam au Musée des Beaux-Arts de Nantes et n’oublie pas de préciser qu’elle est « due à Blandine Chavanne, directrice du musée. »104. Le photographe Lam est lui aussi mis en avant, parce qu’après nous avoir montré quelques uns de ses travaux, Varda incruste une photo de lui à l’écran et signale la beauté de son regard « plein de tendresse »105. Dans l’Episode 3, elle est à Saint Petersburg avec un ami critique de cinéma et le journal pour lequel il travaille a envoyé un photographe pour documenter leur rendez-vous. Varda retourne la situation en se mettant à le prendre en photo car elle dit apprécier ses yeux rêveurs. La cinéaste montre ici l’importance particulière qu’elle accorde aux visages de ceux qu’elle filme. Une œuvre aussi récente que le documentaire Visages, villages106, par son titre et son contenu, confirme ce penchant déjà présent dans ses œuvres antérieures. C’est le procédé inverse de celui utilisé dans Mur murs qui s’exerce dans ce film : plutôt que de partir à la recherche de ceux qui sont à l’origine des fresques murales qu’elle filme,

102 HENNEBELLE Guy, CinémAction : Le documentaire français. Paris, Cerf, 1987, p132 : « Je ne filme jamais des gens que je n’aime pas ».

103 « Les Glaneurs et la glaneuse”, le ciné-brocante d’Agnès Varda », Les Inrocks, juillet 2000 « Je sors dans la rue au lieu de me lamenter devant ma page blanche, et je regarde les gens. Les autres sont ma nourriture ».

104 VARDA Agnès, « Agnès de ci de là Varda », Arte France, Ciné-Tamaris, 2011, 18’22.

105 Ibid. 19’56

106 VARDA Agnès, « Visages Villages » Ciné-Tamaris, 2017. 30 elle parcourt la France pour rencontrer des personnes dont elle affiche le portrait en grand format sur des bâtiments, grâce à sa collaboration avec l’artiste JR. Les deux artistes font de l’Autre la matière première de leur travail. Chez lui, elle a apprécié sa volonté de mettre en avant les anonymes et explique combien ils sont tous les deux poussés dans leur travail par leur sympathie pour les autres, dont l’étymologie « syn pathos » (souffrir avec) exprime l’intensité que Varda place dans le mot107. C’est pourquoi, dans son cinéma documentaire, les individus qui composent une foule gardent peu souvent leur statut d’anonyme : en observant un marché à Mexico dans l’Episode 5 d’Agnès de ci de là Varda, elle commente en voix-off : « Il y a du mouvement, des couleurs. Et soudain, un visage. »108 La femme qu’elle filme à ce moment là regarde fixement la caméra109 durant quelques secondes, avant que Varda ne dévie brusquement sur un autre sujet par l’utilisation d’un cut, ne nous permettant pas d’en savoir davantage sur elle. Car si « chaque visage à une histoire »110, l’important n’est pas toujours de la raconter avec les mots. Mais lorsqu’ils parlent, les filmés, qui « pour la plus grande partie ne sont ni jeunes, ni beaux. »111, n’apparaissent jamais lissés par une caméra qui se voudrait particulièrement flatteuse. Les faire apparaitre dans leur singularité est essentiel, notamment en refusant de masquer leurs manières de parler, afin de laisser leurs voix « imposer leur matérialité propre »112. Les visages, filmés sans filtres, permettent à ceux habituellement anonymes de ne pas rester dans l’indistinction. Leur physionomie s’exprime alors dans toute sa « négativité, sa contradiction […], son asymétrie. »113 Ce dynamique de singularisation est présente dans Mur murs, où Varda, dans son commentaire, donne une définition de ces peintures qui rappelle l’existence de ceux qui les ont créées :

107 MOYAL, Stéphanie. « Le glaneur et la glaneuse », ELLE, n°3726, 19 mai 2017. Elle dit apprécier « qu’à travers son art il grandisse les personnes lambda. ».

108 VARDA Agnès, « Agnès de ci de là Varda », Arte France, Ciné-Tamaris, 2011. 18m46

109 DELEUZE, Gilles. Cinéma 1. L’image-Mouvement. Les éditions de Minuit, 1983. Visagéification : les visages fixes, qui marquent peu d’expression, au cinéma, contrairement à la « visagéité » dans laquelle un visage marque un mouvement, de peur, de surprise..

110 Voix off de Varda dans VARDA Agnès, « Visages Villages » Ciné-Tamaris, 2017.

111 BEZENET, Délphine, The cinema of Agnes Varda, resistance and eclecticism. Columbia, Wallflower press, 2014, p86 « The people filmed by Varda are for the major part neither young, nor beautiful ».

112 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p46.

113 Ibid. p43. 31 « Mural, ça veut dire « j’existe », et je laisse un signe qui me désigne »114. Dans le synopsis de promotion du film, on peut ainsi remarquer l’utilisation des pronoms personnels qui mettent en valeur l’individu : « ILS, ELLES résistent. Ils crient, ils peignent, ils créent un musée-sans- murs. »115. On voit la cinéaste, dans le même documentaire, s’indigner du fait que les noms des deux artistes (Arno Jordan et Les Grimes) ayant peint durant plus de douze ans la fresque gigantesque qui sert de façade promotionnelle de l’abattoir Farmer John de Los Angeles n’apparaissent pas dans le catalogue de promotion de l’entreprise. Son commentaire est, encore une fois, des plus cinglants : « mœurs de patrons, mœurs de cochons »116. JR souligne ainsi la curiosité perpétuelle de Varda face à autrui, qui, si vous lui expliquez que vous êtes chauffeur de bus, « Ne vous répondra jamais « Ah, O.K. » » mais « vous demandera quels trajets vous faites, combien de personnes vous transportez, où vous rangez les bagages… »117.

114 VARDA Agnès, « Mur Murs », Ciné-Tamaris, 1982, 21’20.

115 Sur synopsis de promotion de VARDA Agnès, « Mur Murs », Ciné-Tamaris, 1982.

116 VARDA Agnès, « Mur Murs », Ciné-Tamaris, 1982, 63’04.

117 MOYAL, Stéphanie. « Le glaneur et la glaneuse », ELLE, n°3726, 19 mai 2017. 32 B- Un refus du conformisme à l’industrie cinématographique et à son fonctionnement

1- Varda « Grand-mère de la Nouvelle Vague »118 ? Ainsi, Varda ne cesse de mettre en avant ceux que l’on ne voit pas ou que l’on refuse d’entendre, au cœur d’un cinéma humaniste et humanisant. Cette attention portée à autrui et tout particulièrement aux individus stigmatisés nous pousse à analyser le rapport qu’elle-même entretient au cinéma, car elle apparait comme une marginale de l’industrie cinématographique. Lorsqu’en 1955 sort son premier film, La pointe courte, tourné sans autorisation du CNC et en décors naturels, il décontenance le public par l’innovation formelle qu’il met en œuvre en son sein. Celle qui au moment où elle le tourne n’avait, de sa vie, pas visionné plus d’une vingtaine de films, ne puise pas son inspiration dans une culture cinématographique préexistante, mais invente un cinéma d’avant-garde parce qu’ « elle croyait que c’était comme ça qu’on faisait du cinéma. »119. C’est sa culture artistique au sens large, en tant qu’ancienne élève des Beaux-Arts et photographe, qui lui sert de référence. Son inexpérience du cinéma lui permet de faire une entrée fracassante dans cette industrie en empruntant un chemin qui n’est pas du tout le chemin classique de l’époque. Effectivement, elle aborde le cinéma par le long métrage avant de passer au court. Alors qu’à la même époque Truffaut, Godard ou Rivette cherchent à bousculer le « cinéma de papa »120 en écrivant des articles incendiaires contre le cinéma d’Autant-Laura, de Delannoy ou de René Clément121 dans la toute jeune revue des Cahiers du cinéma122, ils entreront dans la réalisation cinématographique, quelques temps plus tard, par la voix canonique de

118 RACINE, Claude. « Agnès Varda ou la cinécriture ». 24 images numéro 27, Printemps, 1986, p26–29. « Si on dit que je suis la grand-mère de la Nouvelle Vague, c'est qu'en 54, j'ai fait un film tout à fait libre, écrit selon la théorie des auteurs, tourné avec peu d'argent dans une pure écriture de cinéma qui n'avait rien à voir avec le roman du XIXe siècle, le théâtre de boulevard, les scénaristes à la mode et la soi-disant demande des distributeurs ». Malgré tout garde ce statut : « mother of the New Wave » in KLINE, Jefferson. “Agnès Varda, interviews”. Conversations with filmmakers series, University press of Mississippi, 2015, p180.

119 BILLARD, Pierre, L’âge classique du cinéma français, du cinéma parlant à la Nouvelle Vague. Paris, Flammarion, 1999, p624-625.

120 Affaires sensibles : La Nouvelle vague. Une jeunesse cinématographique. 6 avril 2016, 1’02. 33 l’époque, c’est-à-dire par les « apprentissages obligés que constituaient alors l’assistanat ou le court métrage »123. Tout comme son auteur, La pointe courte ne répond pas aux règles habituelles de l’industrie, qui impose cinq normes juridiques très précises à la production cinématographique. Le film doit, entre autres, clairement être défini comme professionnel ou amateur, comme court ou long métrage, ou encore comme documentaire ou fiction124. Pour Varda, « un film ne se définit pas autrement que comme film, simplement, et elle bouscule tous ces choix qu’on prétendrait lui imposer […] en mêlant inextricablement les options. »125. Se frotter à ce que Jean Douchet appelle les « tabous […] inviolables de la profession»126 la confronte à de nombreux obstacles : on lui refuse de concourir pour la Loi d’aide et elle est très rapidement obligée de se remettre à tourner afin d’obtenir une Prime à la qualité lui permettant de rembourser les frais engagés pour son film. Pourtant, si elle est acclamée par les « Jeunes turcs » des Cahiers comme fondatrice du mouvement cinématographique de la Nouvelle Vague127, elle garde une certaine distance avec ce statut, son besoin de liberté étant tel qu’elle n’a jamais souhaité appartenir à un mouvement, si novateur soit-il. La distance qu’elle marque avec la Nouvelle Vague se conçoit également sous un angle géographique, car les lieux parisiens fréquentés par Varda à l’époque (Le palais de Chaillot, Montparnasse…) ne sont pas ceux fréquentés par les cinéastes du mouvement (Champs Elysées, Quartier latin…). Elle participe donc de loin à ce réseau artistique, ignorant très longtemps que se trouve à Paris une Cinémathèque à laquelle elle peut avoir librement accès. Si elle a donc « montré comment une « étrangère » [au cinéma] pouvait réaliser un film malgré les barrières industrielles, contournant

121 Affaires sensibles : La Nouvelle vague. Une jeunesse cinématographique. 6 avril 2016. Truffaut dénonce leurs pratiques de l’adaptation littéraire d’« imposteurs ».

122 Fondée en avril 1951 par André Bazin, Jacques Doniol-Valcroze, Joseph-Marie Lo Duca et Léonide Keigel.

123 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009.

124 Ibid.

125 Ibid. p92

126 « Varda par Agnès-Editions » Les cahiers du cinéma, n°726, 10 juin 1959 p.233.

127 L’expression apparaît dans enquête de société sur les générations, lancée par une série d’articles de Françoise Giroud publié dans l’hebdomadaire l’Express du 3 octobre 1957. 34 les règles de production ou les chemins de distribution »128 habituels, l’indépendance à su rester son mot d’ordre. Le caractère avant-gardiste de ses films est souvent souligné. L’Opéra-Mouffe a par exemple reçu le prix du Film d’Avant-garde en 1958, une classification sur laquelle Varda ironise en citant une phrase des Enfants du Paradis129 de Marcel Carné : « c’est vieux comme le monde, la nouveauté. »130. Pourtant, un film comme Du côté de la Côte, lorsqu’il sort en 1958, a tout d’avant-gardiste : s’il est à la base une commande de l’Office du tourisme français pour promouvoir des villes comme Nice, Cannes ou Menton, Varda le détourne complètement de son but initial en nous présentant la Côte comme un paradis de mauvais goût, un « Eden-toc »131. Le court-métrage s’ouvre sur un panoramique vertical extrêmement rapide et l’on entend les voix d’Anne Olivier et de Roger Coggio se superposer pour répéter trois fois le mot « Azur » en même temps que le plan se répète trois fois d’affilée. Ce rythme et cette ironie rappellent un film comme A propos de Nice, de Jean Vigo, lui-même avant-gardiste à l’époque de sa sortie, en 1930. La marginalité de Varda par rapport à l’industrie cinématographique s’observe également à un autre niveau : elle est l’une des rares femmes cinéastes de l’époque. « J’étais là comme par anomalie, me sentant petite, ignorante, et seule fille parmi les garçons des Cahiers »132 Celle qui travaille depuis les années 2000 en lien étroit avec les pommes de terre semble ainsi s’être sentie comme l’un des germes qu’elle observe sortir de ces légumes et qui représentent un corps étranger, une difformité, tout en leur appartenant. Filant la métaphore organique, il est possible d’affirmer qu’elle n’a pas été reconnue comme l’un des membres à part entière de l’industrie cinématographique jusqu’à Cléo de 5 à 7133, film de fiction sur une jeune femme que l’on suit, en temps réel, lors d’une journée à la fin de laquelle elle attend des résultats médicaux pour savoir si elle est atteinte d’un cancer. A sa sortie, en 1962, le film est propulsé en sélection officielle au Festival de Cannes et l’œuvre vardienne connaît un réel succès public. Malgré l’acquisition d’une renommée internationale, Varda continue, lorsqu’elle publie son livre autobiographique Varda

128 NEUPERT, Richard, A History of the French New Wave Cinema. University of Wisconsin Press, 2002, p56.

129 CARNE Marcel, « Les enfants du paradis », Pathé Cinéma, 1945.

130 RACINE, Claude. « Agnès Varda ou la cinécriture ». 24 images numéro 27, Printemps, 1986

131 VARDA Agnès, « Du côté de la côte », Ciné-Tamaris, Argos Films 1958, 1’06.

132 NEUPERT, Richard, A History of the French New Wave Cinema. University of Wisconsin Press, 2002, p56.

133 VARDA Agnès, « Cléo de 5 à 7 », Ciné-Tamaris, 1962. 35 par Agnès en 1994 à analyser son entrée dans le cinéma comme une « combinaison incompréhensible de hasards et de désirs larvaires. »134.

2- Une externalité relative… Malgré le fait que Varda cherche à montrer son indépendance par rapport à tout mouvement artistique, il convient de relativiser cette idée en rappelant que, malgré tout, la cinéaste n’est pas totalement étrangère à l’industrie cinématographique. Elle appartient au « Groupe des Trente », formé de cinéastes comme Georges Franju, Alain Resnais, Pierre Kast, Jean Mitry ou Chris Marker, qui se forme dans les années 1950135 pour défendre la qualité du court métrage français, « son style », « sa tenue » et « l’ambition de ses sujets »136. Elle s’affilie donc à ce cinéma « Rive Gauche »137 qui se distingue par la qualité de ses textes, d’inspiration littéraire. Si ces auteurs ne signent jamais d’œuvre sous un nom de groupe, ils collaborent cependant et en 1967 et accouchent du film collectif Loin du Vietnam. Les collaborations artistiques de Varda avec ces artistes sont antérieures à cette production, puisque dès 1956 elle est présentée comme fournisseuse de « conseil[s]sinologique[s] » dans le générique du film Dimanche à Pékin de Chris Marker. C’est d’ailleurs Resnais qui monte son film La Pointe Courte, lui qui est entré à l’Institut Des Hautes Etudes Cinématographiques en 1943 et dont elle suit les conseils lorsqu’il lui dit qu’il serait important pour sa carrière de créer quelques courts métrages avant d’en tourner à nouveau un long. Elle réalise alors certains documentaires que nous avons précédemment évoqués, qui sont pour la plupart des films de commande : Ô saisons, ô châteaux ; Du côté de la côte138 ou encore Les Dites cariatides139. Pour autant, « la contrainte n’est pas ennemie du style »140 et celui de Varda est particulièrement apprécié par le milieu intellectuel des années 1960. C’est Resnais lui-même qui avait demandé à A.Bazin ou P.Branberger, producteur influent

134 NEUPERT, Richard, A History of the French New Wave Cinema. University of Wisconsin Press, 2002, p56.

135 BLUHER, Dominique, Le court métrage français de 1945 à 1968 : de l’âge d’or aux contrebandiers. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005.

136 ODIN, Roger, L’âge d’or du documentaire. Paris, L’Harmattan, 1997

137 GAUTHIER, Guy, Un siècle de documentaire français. Des tourneurs de manivelle aux voltigeurs de multimédia. Paris, Armand Colin, 2004, p.111.

138 Les deux films sont une commande de l’Office du Tourisme Français.

139 Commande pour un magazine de TF1 36 de l’époque, de visionner La pointe courte. C’est également lui qui aura un rôle de passeur en signalant à Varda l’existence de cinéastes comme Renoir, Visconti, Mankiewicz ou Antonioni141. Très vite, Varda collabore avec la télévision, qui devient au début des années 1960 le plus gros commanditaire de courts métrages. Elle participe alors au magazine télévisé Dim Dam Dom créé en 1965 et tourne même quelques publicités moins d’une décennie plus tard, pour les Collants Minuit et la marque Tupperware142, bien qu’elle se défende toujours d’avoir « réalis[é] des pubs, alors qu’on m’aurait surpayée pour cela. »143. Son œuvre ne s’inscrit pas totalement en marge des circuits institutionnels et notamment éducatifs, puisque le court-métrage documentaire Ulysse144 a été au programme du Baccalauréat en option cinéma en 2001, 2002 et 2003. De plus, bien que dans des films documentaires comme Les Glaneurs ou Mur murs elle essaie de montrer l’existence d’artistes alternatifs, comme VR99, artiste « biffin », elle reste proche d’un milieu artistique plus conventionnel, qu’elle filme notamment dans Elsa la rose (Aragon et sa femme Elsa Triolet) ou dans les épisodes d’Agnès de ci de là Varda (Kikie Crêvecoeur, Pierre Soulages, Annette Messager, Christian Boltanski…). Elle rend visite à Manoel de Oliveira dans le premier épisode de la série ou encore à Jean-Luc Godard dans Visages, villages. Enfin, bien qu’elle marque une certaine distance avec les prix qu’elle reçoit (« maintenant que je suis vieille, on a tendance à me donner partout des prix, à me décerner des trophées. »145), leur préférant les lettres et cadeaux que lui envoient les spectateurs et qu’elle déballe devant la caméra dans Deux ans après, elle reste la seule femme cinéaste en ce jour à avoir reçu une Palme d’Honneur récompensant l’ensemble de sa carrière cinématographique146. 3- …Mais un besoin de pratiquer le cinéma librement : l’affranchissement des

140 BAUDON Guy, BAUDRY Anne, CAILLAT François, DIEUTRE Vincent, ESCRIVA Amalia, sous la direction de GOLDBRONN Frédéric, Le Style dans le cinéma documentaire, Paris, L’Harmattan, Addoc, collection « Cinéma documentaire », 2007.

141 Comme elle l’explique dans VARDA Agnès. Images et notes latérales. Arte éditions : Tout(e) Varda, 2007, p47

142 Inédits et inattendus : Publicités de 1971.

143 MOYAL, Stéphanie. « Le glaneur et la glaneuse », ELLE, n°3726, 19 mai 2017, p94.

144 VARDA Agnès, « Ulysse », Ciné-Tamaris, 1982, 21’.

145 VARDA Agnès, « Agnès de ci de là Varda », Arte France, Ciné-Tamaris, 2011, 21’29.

146 Lors du Festival de Cannes 2015. 37 règles de production classiques Cette brève remise en perspective de la marginalité de Varda vis-à-vis de l’industrie cinématographique et de ses fonctionnements nous permet d’interroger la notion de liberté qu’elle met au cœur de son cinéma documentaire. Si Varda explique que « la mise en scène n’est pas plus difficile pour une femme que pour un homme. Ce qui est difficile c’est de faire du cinéma libre. »147, elle s’est donné les moyens de jouir d’une certaine marge de manœuvre grâce à la mise en place d’un système d’autoproduction. Sa société de production et de distribution, Ciné- Tamaris, est créée dès 1954 sous le nom de Tamaris Film pour produire La pointe courte, dont elle fournit 35% du budget. Cette capacité de « débrouillardise » nous rappelle celle des glaneurs qu’elle filme et qui organisent seuls les moyens de leur survie. Une telle organisation semble naturelle dans le parcours d’une cinéaste qui confie avoir toujours été très indépendante, au cinéma comme dans la vie : «Je n’ai pas fait d’études. Enfin, j’ai fait des études moi-même, en allant à des cours formidables. Je voulais apprendre mais […] je ne voulais pas avoir d’examens. »148. La proximité qu’elle entretient avec les spectateurs dans ses films se retrouve dans sa manière de présenter son entreprise, dont la mascotte est sa chatte Zgougou, à laquelle elle dédie un bonus dans le DVD des Glaneurs149. Cette proximité, elle l’entretient également avec son équipe, de laquelle elle obtient même de jouer une scène dans l’auto-documentaire Les plages d’Agnès150. Les locaux de sa société sont reconstitués dans la rue, et les pavés parisiens sont recouverts de sable. Chacun joue son rôle dans cette situation absurde, continuant de répondre au téléphone ou de taper sur le clavier de l’ordinateur. S’ils jouent ici leurs propres rôles dans une scène qui reproduit un bord de mer, il aurait peut-être été plus juste de le faire au dessus du vide, parce que Varda et son équipe marchent constamment « sur un fil en dessous duquel il n'y a pas de filet.» La plupart des films de Varda sont donc autoproduits, et Visages, villages,

147 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p18.

148 « Dans les yeux d’Agnès Varda » Radio Nova, émission du 30 juin 2017.

149 Bonus DVD de VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000.

150 VARDA Agnès, « Les plages d’Agnès », Arte France, Ciné-Tamaris, 2008

RACINE, Claude. « Agnès Varda ou la cinécriture ». 24 images numéro 27, Printemps, 1986, p29 : « Moi et mon équipe, nous marchons sur un fil en dessous duquel il n'y a pas de filet ».

38 alors même qu’il a été présenté au Festival de Cannes 2017151, a été financé en partie par 646 donateurs via la plateforme de financement collaboratif Kiss Kiss Bank. Varda, qui s’attache donc à filmer l’économie informelle des glaneurs, semble elle-même appliquer ses principes à son cinéma. Cette indépendance financière lui permet de ne pas avoir à répondre des exigences de quelqu’un d’autre qu’elle-même. C’est pourquoi, lorsqu’elle réalise 7 P., cuis., s. de b.152 en 1984, elle filme cet essai poétique « sans très bien savoir, sans y voir très clair »153. Cette indépendance lui permet de créer des films comme celui-ci, c’est à dire « complètement libre[s], fait[s] d’association d’idées, d’impressions »154 ou de trouver très rapidement ses équipes lorsque l’inspiration surgit, ou que les circonstances le demandent. Ce fut le cas lorsque J.Demy est tombé malade et qu’elle a très vite dû tourner pour qu’ils y racontent ensemble son enfance. Nurith Aviv, chef opérateur du documentaire Daguerréotypes raconte dans l’un des suppléments du DVD avoir reçu un appel de Varda lui demandant si elle était prête à tourner le surlendemain parce qu’elle avait « envie de faire un film. »155. La méthode vardienne est donc absolument incompatible avec une production planifiée : c’est durant le tournage du documentaire Jane B. par Agnès V.156 que Jane Birkin a proposé à Varda un scénario de fiction qu’elle avait depuis longtemps en tête. Varda, suivant l’actrice dans les pérégrinations de son inspiration, a accepté de mettre en pause le tournage de son documentaire pour filmer ce qui deviendra Kung Fu Master157. Cette manière de procéder, « à contre-courant de l’idée de produit »158 prouve que, comme les vagabonds qu’elle filme, Varda cherche à être libre. Elle œuvre alors dans ce studio en « pagaille »159, accolé à sa maison Rue Daguerre à Paris, pour y parvenir. Elle reste aujourd’hui une figure du cinéma « reconnue pour son indépendance

151 Hors compétition

152 VARDA Agnès, « 7 p., cuis., s. de b.,... à saisir », Ciné-Tamaris, 1984.

153 Ibid. 0’32.

154 Ibid.

155 Bonus DVD de VARDA Agnès, « Daguerréotypes », Ciné-Tamaris, Paramount, 1975, 7’6.

156 VARDA Agnès, « Jane B. par Agnès V. » Ciné-Tamaris, 1988.

157 VARDA Agnès, « Kung Fu Master », Ciné-Tamaris, 1988

158 Agnès Varda : Revue belge du cinéma, n°20, Eté indien 1987.

159 VARDA Agnès, « Les plages d’Agnès », Arte France, Ciné-Tamaris, 2008. 39 esthétique et financière »160. C’est ce qui lui permet d’exercer d’incessants allers-retours entre documentaire et fiction ou court et long métrage et d’adapter ainsi sa production à son inspiration. La durée de ses films adopte alors la forme des « patates » qu’elle préfère : ils ne sont pas calibrés et leur exploitation commerciale est rendue complexe par ce non-formatage temporel161. Alors qu’elle s’est longtemps battue avec l’industrie hollywoodienne pour obtenir son droit de coupe finale (final cut) habituellement laissé aux producteurs américains, lors de réalisation de films comme Lions love162, elle a connu de nombreuses difficultés au cœur de l’industrie française également. Varda elle-même ne va cependant pas jusqu’à se définir comme une « persona non grata »163 du secteur culturel, mais simplement comme une marginale du cinéma. Elle s’est de nombreuses fois vu refuser des avances sur recettes et bon nombre de ses projets ont été abandonnés par les producteurs lorsqu’elle travaillait encore avec eux. C’est le cas de Christmas Carole164, qui devait raconter l’histoire de trois amis décorant des vitrines de magasins au moment de Noël, essai non abouti dont elle montre malgré tout volontiers les restes dans le DVD Inédits et inattendus. C’est également le cas de La Mélangite (1960), dont le producteur Pierre Braunberger avait pourtant accepté le scénario, jusqu’à signature du contrat. Georges de Beauregard reprend alors l’affaire et propose à Varda de tourner un nouveau film, rapidement et à moindre coût, qui se trouve être Cléo de 5 à 7. Mais la réussite de ce nouveau projet ne suffit pas à consoler Varda qui, pour les besoins de La Mélangite, s’était déjà rendue à Venise pour des repérages photographiques. A force de déceptions, mais parce qu’elle continue malgré tout à avoir besoin de financements (du Centre National du Cinéma et de l’Image Animée ou du Ministère de la Culture), elle a décidé depuis la fin des années 1980 de n’écrire que des scénarios sur deux ou trois pages165. Elle ne disposait ainsi que de deux pages dactylographiées

160 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p63.

161 Ibid.

162 VARDA Agnès, « Lions love », Ciné-Tamaris, 1970

163 KLINE, Jefferson. “Agnès Varda, interviews”. Conversations with filmmakers series, University press of Mississippi, 2015, p148 “It’s not as though I’m a persona non grata cultural. I’m just a marginal figure that upsets them..

164 Inédits et inattendus : deux projets abandonnés, Christmas Carole, 1966.

165 KLINE, Jefferson. “Agnès Varda, interviews”. Conversations with filmmakers series, University press of Mississippi, 2015,p145 “I seemed t o have spent my life getting turned down by everyone. When I reached the 40 pour convaincre les financiers de Sans toit ni loi, et est à peine arrivée à une vingtaine de feuillets à la veille du tournage166. Pour Les Glaneurs, elle explique qu’elle s’est rendue dans le bureau d’Alain De Greef, ancien Directeur des programmes de Canal +, et lui a tendu une pomme de terre en forme de cœur en lui disant « Cette patate et moi, on voudrait faire un film. »167. La genèse du film s’adapte donc à un résultat final lui aussi d’apparence informelle. Certains de ces projets abandonnés en cours de route par les producteurs ont cependant vu le jour grâce à la volonté de Varda, comme Le lion volatil168. Elle y filme la statue du Lion de Belfort place Denfert-Rochereau à Paris, au moment où il était justement enlevé pour travaux. Cela explique le titre du film. Pourtant, ce sont bien les producteurs qui, au cours de la réalisation du film, ont disparu. C’est ainsi qu’elle les interpelle sur le mode du film Salut les cubains en leur assenant un « Salut les traitres. »169. Varda a donc cherché à s’en sortir seule, et lorsqu’Alain Bergala, critique de cinéma, lui demande dans l’interview filmée Du coq à l’âne170 par quel « bricolage »171 elle a toujours réussi à produire ses créations, elle répond qu’ « il y a beaucoup de choses que l’on peut faire avec quatre sous. »172. Varda affiche un rapport distancé à l’argent (« On parle de cinéma même si on doit aussi parler de fric… »173) et lorsqu’elle est rattrapée par la réalité pécuniaire, n’hésite pas à en parler d’un ton allègre. C’est le cas lorsqu’elle dit à Birkin dans le documentaire qu’elle lui consacre174 que « Pour raconter ton histoire il me faut du temps, et le temps c’est de l’argent, aussi. Même en passant du coq à l’âne, je n’ai pas un âne qui me chie des pièces d’or milestone of thirty years of filmmaking last year, I decided that I was completely free to do what I wanted. I no longer want to pretend I’m writing scenarios for submission to others. From now on its: I’ll make it or I won’t. From now on I’m going to make films on my own terms.”.

166 PREDAL, René, Agnès Varda, une œuvre en marge du cinéma français. Paris, L’Harmattan, 1997, p31. « cinécriture : manière d’écrire en images sans passer par l’établissement d’un scénario littéraire ».

167 VARDA Agnès. Images et notes latérales. Arte éditions : Tout(e) Varda, 2007.

168 Ibid. 11’.

169 Ibid. 35’.

170 Ibid. 37’.

171 Ibid. 0’30. Il est intéressant de voir que « bricolage » est traduit en anglais dans les sous titres par l’abréviation « DIY », pour « Do it Yourself », qui vient renforcer cette idée de débrouillardise propre au cinéma vardien.

172 Ibid., 3’55.

173 Agnès Varda : Revue belge du cinéma, n°20, Eté indien, 1987. Agnès Varda, entretien réalisé par Claudine Delvaux : p3-7 : Le film à venir, les détours de l’inspiration p4 = tentative d’entretenir rapports agréables 41 tous les matins ! »175. Le ton familier qu’elle emploie s’adapte à la trivialité de ces questions financières, chez celle qui a toujours accepté de prendre « le risque de faire des films qui ne marchent pas. »176

174 VARDA Agnès, « Jane B. par Agnès V. » Ciné-Tamaris, 1988.

175 Ibid. 74’12.

176 RACINE, Claude. « Agnès Varda ou la cinécriture ». 24 images numéro 27, Printemps, 1986. p29 « Je prends le risque de faire des films qui ne marchent pas. 42 C- La (dé)marche documentaire vardienne : un cinéma de l’errance

1- Une cinéaste routarde Il est révélateur de constater que celle qui n’a de cesse d’exprimer un « refus du droit chemin »177 dans sa production artistique prend souvent la route, accompagnée de sa caméra, pour glaner des rencontres. Comme ceux que son objectif privilégie, elle marche, tant à travers le France dans des films comme Les Glaneurs et la Glaneuse ou Visages, villages, qu’à travers le monde. Dans un film comme dans l’autre, elle emporte sa mini-caméra portative, caractérisée par sa légèreté. La série Agnès de ci-de là Varda est révélatrice de cette nécessité pour la cinéaste de prendre la route. Stockholm, Venise, Boston, Bruxelles ou Berlin sont tout autant de villes dans lesquelles elle se rend au cours des épisodes, faisant de ce documentaire fragmenté une compilation des kilomètres qu’elle a parcourus à travers le monde. Lorsqu’elle annonce, dans le prologue de l’Episode 5, les voyages qu’elle compte faire et compiler en 45 minutes (Los Angeles, Mexique, Avignon-sur-Rhône et Paris), elle invite d’un ton amical le spectateur à la suivre : « En route, ça c’est du voyage ! »178. Il n’y a que dans l’Episode 4 qu’elle limite ses déplacements à la France (Sète et Lyon). Dans tous les épisodes, et plus généralement dans ses films documentaires, on remarque l’importance qu’elle accorde aux moyens de transports qu’elle emprunte pour voyager. Elle se filme ainsi dans la voiture qui la mène à Cologne ou le train qui la mène à Bâle dans l’Episode 3, avant de filmer depuis le hublot de son avion179, et profite d’un embouteillage pour filmer les routes mexicaines lors de l’Episode 5. Dans Les Glaneurs, elle passe presque une minute180 à commenter le jeu de dépassement que sa voiture effectue avec les camions sur l’autoroute. Ce qui pourrait facilement être coupé au montage est pourtant intégré à l’œuvre finale, parce qu’elle accorde de l’importance à cette dimension de son travail. Cela donne un aspect plus réel aux films, qui nous permet de comprendre comment Varda nous mène d’un

177 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p11 : Varda explore un « refus du droit chemin ».

178 VARDA Agnès, « Agnès de ci de là Varda », Arte France, Ciné-Tamaris, 2011, 2’08.

179 Annexe 5

180 VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000, 20’10. 43 point A à un point B, bien que nous ayons, en tant que spectateur, parfois beaucoup de mal à la suivre. Les sauts qu’elle fait entre les villes sont parfois tout aussi importants que ceux qu’elle effectue entre les sujets. « D’une barque à un avion, d’une frange d’écume de mer à un tapis de nuages, du ciel à la terre, et du train à la voiture pour aller voir de la peinture », c’est ainsi que Varda nous mène jusqu’aux tableaux de Van der Weyden et de Robert Campin exposés à Francfort, dans l’Episode 5 d’Agnès de ci de là Varda. Ces déplacements concrets font ainsi écho à son œuvre, dans laquelle elle accorde une place privilégiée à la surprise, butinant les images au gré de ses déplacements. Comme Mona, la jeune routarde de Sans toit ni loi, Varda s’aventure dans des zones inconnues et ne passe jamais trop de temps au même endroit. L’artiste partage avec son personnage une attirance pour la liberté, puisque Varda confie dans Les plages d’Agnès avoir fugué dans sa jeunesse, acte qui à l’époque lui « paraissait indispensable. »181. Les deux femmes sont « ignorantes de ce qu[‘elles] trouver[ont] au bout du chemin »182, et si l’expérience de la route s’avère tragique pour Mona, c’est dans celle-ci que Varda tire son inépuisable inspiration. Afin de diriger Sandrine Bonnaire avec le plus de justesse possible, Varda a beaucoup marché, « pour sentir sous [s]es pieds la route d’une fille qui marche seule et qui inspire méfiance ou rejet. »183 Elle accorde une place privilégiée à la flânerie et cherche à « saisir ce qui captive le regard au fil de ses propres errances. »184 Elle avoue d’ailleurs, dans le livret du DVD consacré au film Sans toit ni loi, que l’errance la fascine et a été une source d’inspiration continue pour son œuvre. Si elle change parfois de lieu de manière extrêmement rapide (moins d’une minute après nous avoir posé sa à Boston dans le premier épisode d’Agnès de ci de là Varda, elle est déjà de retour à Paris), Varda aime prendre son temps pour observer ceux qu’elle croise. Le rythme de ses voyages reste assez contemplatif, et les camions qu’elle filme ont en ce sens vocation de métaphore, parce qu’ils apparaissent en tant que « possibilité refusée d'un film, film de la vitesse, de la violence. La glaneuse préfère se pencher, s'attarder, se perdre enfin. »185.

181 Ibid. 36’.

182 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p11.

183 VARDA Agnès, « Sans toit ni loi », Ciné-Tamaris, 1985, 2’51.

184 LITTMAN Lynnie, « Portrait of a Vagabond: An Appreciation of Agnès Varda », documentary.org, décembre 2002, consulté le

185 Les véhicules métaphoriques de la création : les camions, le labyrinthe, le glanage. 44 En tant qu’ « as de l’attrape-tout »186, elle grappille autant des moments de vie joyeux au Brésil, lorsqu’elle mange sur la plage avec des pêcheurs locaux187, que des instants révélant la difficulté de certaines situations sociales. C’est principalement ce genre de séquences que l’on observe dans Les Glaneurs et la Glaneuse. F.Niney, dans Le documentaire et ses faux semblants188, décrit le film comme comme un « road movie [qui] naît du croisement entre sa propre aventure et les situations qu’il rencontre ou provoque. »189, statut que Varda confirme en le qualifiant à son tour de « road documentary »190. Suite à son succès, ce film a lui-même voyagé dans plus de soixante- dix festivals. Elle n’imaginait probablement pas qu’il suive une telle trajectoire au moment où elle l’a tourné. La route, dans ce documentaire, lui permet de faire des découvertes utiles à la progression narrative du film. Alors que l’un des glaneurs lui explique que la rencontre avec les objets qu’il amasse se fait dans la rue, Varda ajoute que « la rencontre se fait aussi parfois sur la route. »191. C’est ainsi qu’elle croise un dépôt-vente, s’y arrête et y trouve un tableau représentant une scène de glanage. Devant le doute qui pourrait s’installer dans l’esprit d’un spectateur déconcerté par un hasard si heureux, la cinéaste jure : « Promis juré, ce n’est pas du cinéma truqué, on a vraiment trouvaillé ces glaneuses par le plus pur des hasards »192. Globetrotteuse, la cinéaste a séjourné à Los Angeles de 1968 à 1970, période durant laquelle elle y tourne sa fiction Lions love (…and lies), et retourne tourner dans la ville entre 1979 et 1981 pour les besoins des longs-métrages Mur murs et Documenteur. Dans « Mur murs », elle use de néologismes pour nous faire part du mouvement qu’elle a entamé durant plusieurs semaines à travers la ville : « de visages en palmiers et de palmiers en murals, j’ai roulé 60km de l’Est, où est Los Angel’est, à l’océan, où est Los Angel’Ouest. »193. Son amour pour le voyage n’a pas diminué avec l’âge, 186 LITTMAN Lynnie, « Portrait of a Vagabond: An Appreciation of Agnès Varda », documentary.org, décembre 2002, consulté le

187 VARDA Agnès, « Agnès de ci de là Varda », Arte France, Ciné-Tamaris, 2011.

188 NINEY, François. Le documentaire et ses faux-semblants. Klincksieck, 2009.

189 Livret bonus de VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000, p43-44.

190 KLINE, Jefferson. “Agnès Varda, interviews”. Conversations with filmmakers series, University press of Mississippi, 2015.

191 VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000, 36’22.

192 Ibid. 37’06.

193 VARDA Agnès, « Sans toit ni loi », Ciné-Tamaris, 1985, 2’51. 45 puisque dans son dernier film Visages, villages, elle sillonne la France à bord du camion de JR, dans lequel ils impriment les photographies qu’ils prennent de ceux qu’ils rencontrent, sans itinéraire prévu mais « par ci par là », comme le dit JR en voix off dans le documentaire. Lui aussi qualifié de « road-movie documentaire »194, le film s’ouvre sur un plan de Varda et de JR marchant et faisant de l’autostop. Le glaneur et la glaneuse entrainent le spectateur dans « périple poétique »195, dont eux-mêmes ne semblaient pas maitriser l’itinéraire lors du tournage. Pauline Le Duc, assistante monteuse sur le documentaire, nous explique en parlant du film : « on ne savait pas où il allait, nous, en tant que monteurs ! »196. Dans le film, elle reprend le procédé qu’elle avait utilisé dans Les Glaneurs en filmant les camions sur la route et commentant leur nombre et leur forme (« Il y en a un très gros qui nous dépasse, il porte des voitures. »197), leur donnant presque une dimension de personnages. Dans Les glaneurs elle filme le déballage de sa valise lorsqu’elle rentre du Japon, montrant à la caméra les souvenirs qu’elle y a glanés. C’est d’ailleurs au Japon qu’elle remarque, dans Deux ans après, que le titre de son film Les Glaneurs et la Glaneuse est traduit dans ce pays comme « Agnès se promène avec sa caméra ». Pour les besoins du film, elle a filmé 27 jours (par séries de quatre jours à une semaine), de septembre 1999 à avril 2000, dans le Nord, le Jura, la Beauce, les Pyrénées orientales, la Provence ou encore la banlieue parisienne198. Ce « mode d’enquête baladeuse », pour reprendre l’expression que Jacques Kermabon emploie dans son article « Agnès Varda, le temps des vagabondages »199, elle le tire d’une volonté de ne pas oublier. Effectivement, si elle filme autant ses voyages, c’est parce qu’elle dit avoir peu de mémoire et que, par conséquent, « quand on revient de voyage, c’est ce qu’on a glané qui résume tout le voyage. »200. Pour Deux ans après, Varda reprend la route à la 194 MOYAL, Stéphanie. « Le glaneur et la glaneuse », ELLE, n°3726, 19 mai 2017, p94.

195 RASPIENGEAS Jean-Claude, « Visages, villages » : la vieille dame et « le moquassier », La Croix, juin 2017, consulté le

196 Annexe 1

197 VARDA Agnès, « Visages Villages » Ciné-Tamaris, 2017, 20’33.

198 GAUTHIER, Guy, Un siècle de documentaire français. Des tourneurs de manivelle aux voltigeurs de multimédia. Paris, Armand Colin, 2004

199 KERMABON, Jacques, Portraits et autoportraits ludiques / Les glaneurs et la glaneuse. Agnès Varda. 24 images, numéro 103-104, 2000, p22. Le « mode d’enquête baladeuse » s’impose comme son principal modus operandi.

200 VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000, 30’36. 46 recherche de ceux qu’elle a croisés dans Les glaneurs, avec toutes les difficultés que les retrouver comporte, justement parce que la plupart d’entre eux sont nomades. Varda la vagabonde reçoit une lettre d’un jeune homme, Rémy, qui lui envoie la photo d’une carotte en forme de cœur. Le commentaire de Varda nous fait comprendre son caractère de dénicheuse : « Il dit que c’est sa mère qui a trouvé la carotte, il me faut aller trouver sa mère »201. Cette pratique permanente du saut qualitatif, qui se transforme immédiatement en saut géographique, nous permet de plus largement théoriser son cinéma documentaire vagabond, « fait de rêveries et d’impermanences, de morceaux de réalité et d’expériences raccordées à l’inspiration déambulatoire, sans attaches ni conventions »202.

2- Déplacements symboliques dans le cinéma documentaire vardien : un cheminement au petit bonheur la chance Varda entraîne ainsi le spectateur avec elle dans ses nombreux déplacements à travers la France et le monde. Mais plus que de l’inviter au voyage physique, c’est dans ses voyages mentaux permanents qu’elle lui demande de la suivre. Si l’on a ainsi du mal, à la fin du visionnage de l’un des épisodes de la série Agnès de ci de là de la Varda, à se remémorer tous les lieux dans lesquels elle nous a amenés avec elle en moins d’une heure, c’est parce qu’en plus de parcourir le monde, elle ne cesse de créer des distances incroyables entre le sujet de départ du documentaire et le sujet d’arrivée. Le voyage est donc tout aussi mental que physique au cœur d’un cinéma documentaire de forme libre, créé par une cinéaste qui admet voyager « de bulle en bulle, de ci de là ».203 La discontinuité narrative observée dans ses documentaires nous permet d’envisager l’admiration que lui ont, dès son entrée dans le cinéma, porté les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague. Dans Sans toit ni loi, les témoignages de ceux qui ont croisé Mona avant sa mort sont entrecoupés de flashback dans lesquels on la voit sur la route, marcher sans cesse afin de trouver un endroit où passer la nuit. Chaque jour est un nouveau défi pour essayer de trouver à manger, pour remplacer le pain sec et les sardines à l’huile qu’on la voit manger avec les doigts, comme pour essayer de trouver où dormir. Mona est ainsi décrite par Varda comme un

201 Ibid. 51’13.

202 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p11.

203 VARDA Agnès, « Agnès de ci de là Varda », Arte France, Ciné-Tamaris, 2011 47 « personnage qui marche et elle marche encore. Elle est morte de froid et je la vois encore qui marche. »204. Les ruptures narratives s’observent donc entre la fluidité des moments où Mona marche, séquences rendues cohérentes par l’utilisation systématique de travellings, et les scènes de témoignages, séquences rendues volontairement incohérentes par les récits contradictoires de chacun. Les déplacements de Mona prennent une ampleur si importante dans le film que, lorsque Varda a collaboré avec Joanna Bruzdowicz pour la musique, elle lui a fait part de la longueur exacte des déambulations de Mona pour qu’elle compose son thème, et lui a demandé de reformuler son premier arrangement, qui n’exprimait pas assez la « volonté de marcher »205 de Mona. David Vasse nous dit que Varda, dans ce film, créé un personnage qui « excède largement le contemporain en tissant pour lui des liens secrets, grâce à une action (marcher) et une activité (le vagabondage), avec une origine beaucoup plus lointaine et élémentaire du cinéma »206. Cette observation de la marche semble effectivement être en lien avec une certaine fascination de Varda pour les travaux de Marey, inventeur de la chronophotographie, ancêtre du cinéma. Dans Les glaneurs, alors qu’elle filme le domaine d’un vigneron qu’elle rencontre, elle s’intéresse davantage à son ascendance avec Marey qu’à sa production agricole. Elle nous fait entrer avec elle dans la cabane dans laquelle Marey décomposait le vol des oiseaux avec son fusil chronophotographique. Cet intérêt dans la décomposition du mouvement se retrouve dans le travail plastique de Varda : au musée d’Ixelles, pour son exposition Patates & compagnie, elle a ainsi cherché à interroger la durée au cinéma, nous rappelant que les plans sont composés de 24 images par seconde. Elle a décomposé la scène où Mona, dans un village, se retrouve au milieu de la fête des paillasses. Des personnes déguisées poursuivent ceux qu’ils croisent pour les tâcher avec de la lie de vin et d’autres substances salissantes, voire répugnantes207. Ce rituel crée une scène assez violente, et Varda affiche ainsi 12 photogrammes dans l’exposition, représentant donc une-demi seconde de cette séquence, qui permettent de figer cette scène et de créer 204 RACINE, Claude. « Agnès Varda ou la cinécriture ». 24 images numéro 27, Printemps, 1986

205 Agnès Varda : Revue belge du cinéma, n°20, Eté indien 1987.

206 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p38-39.

207 Varda, qui s’est elle aussi faite attaquer par ces habitants durant le tournage, parle de chiffons mélangés à de l’urine. Effectivement, la scène n’a pas été jouée par des acteurs, les paillasses jouant vraiment leur rôle et refusant d’épargner l’équipe de la cinéaste. 48 de « véritables tableaux abstraits 208 proches de ce que Breton appelait la « beauté convulsive. »209 Cette fascination pour le mouvement semble prégnante dans l’œuvre de Varda, et pas uniquement dans Sans toit ni loi où elle « décompose[r] et recompose[r] partiellement » son personnage principal à mesure des témoignages que l’on entend sur elle210. Ici, le film qui était censé nous emmener dans un trajet linéaire jusqu’à la mort de Mona dans le fossé, nous pousse finalement à suivre un parcours « foisonnant et centripète »211. La marche est ainsi un phénomène intrinsèquement cinématographique, « ou, si l’on veut, le cinéma a aussi un rapport avec la marche parce qu’il s’agit de faire du continu avec du discontinu. Le processus qui transforme la mécanique discontinue des pas et de la démarche en glissement continu dans l’espace trouve un écho dans la répétition discontinue des actions qui entraînent le film dans son couloir, image fixe par image fixe, et créé une impression de glissement »212, comme l’explique Michel Chion, célèbre théoricien du cinéma. A l’époque de sa sortie, le film a largement été acclamé, justement parce qu’il se situait « ailleurs, dehors, non pas dans la rue mais sur la route, loin des modes, loin du devoir d’être à l’heure juste de son temps. »213. Varda n’a donc jamais cessé de nous emmener dans ses pérégrinations mentales, tant dans son cinéma de fiction que dans son cinéma documentaire. La marche, qui tient toujours une place concrète dans son œuvre (dans Cléo de 5 à 7, on suit la longue déambulation de Cléo dans Paris qui attend la sentence médicale), tient également une très grande place symbolique. Les déplacements mentaux vardiens sont dus au fait qu’elle a toujours fait preuve d’une certaine liberté dans son imaginaire, voyant deux versants à la vie : « Le monde de la réalité des gens observés et le monde mental où l’esprit vagabonde, invente des structures et des formes. »214. Elle adapte la forme de ses documentaires au mode de 208 LEBLANC, Claire, Agnès Varda, patates et compagnie, Bruxelles, collections musée d’Ixelles 2016, p81

209 Ibid.

210 VANCHERI Luc, Cinémas contemporains : du film à l’installation, Lyon, Aléas, 2009, p36.

211 - PREDAL, René, Agnès Varda, une œuvre en marge du cinéma français. Paris, L’Harmattan, 1997, p32

212 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p37.

213 Ibid. p35.

214 BELLANGER, Nadine, Des films de photographes : entre haine et amour de l’image ou comment la parole rend visible, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003 49 vie qu’elle filme souvent dans son cinéma documentaire, c’est-à-dire celui de personnes qui errent. Le montage final de ses documentaires devient volontairement une errance à part entière. A propos des Glaneurs et de la Glaneuse, elle s’interroge : « Pourquoi raconter le tournage puisque ce documentaire là est déjà le récit des errances, hasards, rencontres et trouvailles du tournage ? »215. Elle créé un cinéma en mouvement qui suit celui de ceux qu’elle filme. François, le glaneur d’Aix-en-Provence qu’elle suit dans Les glaneurs n’est pas interviewé face caméra dans un plan fixe. Au contraire, Varda le suit dans la rue, jusqu’aux poubelles, alors qu’il nous raconte son histoire. L’entretien se fait en marchant, car Varda souhaite « capturer le mouvement de sa marche dans les rues, très énergique, furieuse. »216 Elle applique plus généralement ce principe au documentaire, expliquant qu’observer la manière dont une personne se déplace est essentielle et doit être immédiatement capturée par la caméra217. Elle donne donc une structure lâche à ses documentaires, qui ne progressent pas selon une logique infaillible. Roselyne Quéméner, dans son article « Murs murs et Documenteur : impressions recto verso signées Varda »218 dit ainsi que « Les films de Varda, à l’instar des personnages qui les arpentent, se déplacent, glissent et font un trajet pendant le temps de leur projection »219. Les glissements ne sont pas toujours brusques. Mur murs et Documenteur ont été présentés en salle en double programme, avec pour simple transition entre les deux longs métrages un écran noir fugace. La vision de ces deux films, l’un à la suite de l’autre, crée donc une continuité. La trajectoire n’est pas toujours saccadée au sein des films également. Sans aller jusqu’à partager le point de vue de R.Quéméner lorsqu’elle dit que « Mur murs est un film dans lequel « l’avancée n’est pas déclinée sur le mode du vagabondage. Ni zigzags, ni errance, mais plutôt une trajectoire très claire, définie

215 Livret du DVD pour VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000

216 KLINE, Jefferson. “Agnès Varda, interviews”. Conversations with filmmakers series, University press of Mississippi, 2015, p178-179: “With François, I knew I had to walk with him, capturing the movement of his very energetic, very angry way of strolling in the streets ».

217 Ibid. p176 « I felt that we should do the interview walking. This is something you have to grab right away: what the movement of the person is, how the person reacts, how the person will best express him or herself. François was in a walking mode, don’t you think?”

218 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009.

219 Ibid. p114 50 au préalable, millimétrée. »220, il est effectivement possible de voir que grâce aux repérages photographiques qu’elle a menés avant le tournage, Varda semble davantage savoir où ce documentaire l’emmène que d’autres. Les vagabondages filmiques de la cinéaste nécessitent donc, comme nous l’avons préalablement observé, une liberté de production : « La moitié de mes commentaires sont écrits pendant le montage, et il m’arrive parfois, sur une idée de commentaire, de partir tourner à nouveau un bout de film, de structurer à moitié, et de repartir trois jours pour tourner, pour que chacune des étapes entraîne l’autre, du repérage au tournage, au montage et au commentaire, et à nouveau au tournage pour quelques images de plus qui permettront plus de cohérence, ou qui feront mieux passer l’idée, pour revenir au montage qui peaufine le commentaire. »221. Ces soubresauts opérés par Varda créent donc des documentaires aux formes libres. C’est aux producteurs de s’adapter à sa démarche, auxquels elle accepte de fournir un « scénario pré-écrit, mais pas figé. »222 Ainsi, les tournages chez Varda ne sont pas conçus comme une feuille de route à suivre obligatoirement, mais, pour reprendre les mots de sa directrice artistique Julia Fabry, « une marche permanente pour concrétiser ses idées, les mettre en images, les mettre à jour »223 La plupart des documentaires d’Agnès Varda ont ainsi été acclamés par la critique pour leur forme souple, Jean-Luc Godard allant jusqu’à dire qu’ils « sont au cinéma ce que le dessin est à la peinture et le carnet de route au roman. »224. L’importance de la route chez Varda fait écho à l’œuvre de Chris Marker, cinéaste auquel elle porte une grande amitié, et notamment aux dernières paroles du Joli Mai225 : « La vérité n’est peut-être pas le but, elle est peut-être la route ». Loin de chercher à délivrer une vérité au spectateur, Varda souhaite surtout l’interroger sur les pratiques qu’il voit à l’écran, et lui demande de ne pas juger les chemins de vie, souvent irréguliers, qu’il observe. Les déplacements métaphoriques qu’elle demande au

220 Ibid. p114

221 PREDAL, René, Agnès Varda, une œuvre en marge du cinéma français. Paris, L’Harmattan, 1997, p135, « La cinécriture d’Agnès Varda : « je ne filme jamais des gens que je n’aime pas » par Colette Milon

222 RACINE, Claude. « Agnès Varda ou la cinécriture ». 24 images numéro 27, Printemps, 1986, p27.

223 « Agnès Varda vue par Julia Fabry », BSC News, décembre 2012, consulté le

224 VARDA Agnès. Images et notes latérales. Arte éditions : Tout(e) Varda, 2007, p223.

225 MARKER Chris, « Le Joli Mai », Lhomme Pierre, Marker Chris, 1963. 51 spectateur d’opérer sont parfois concrets, lorsque par exemple, dans l’installation Les Veuves de Noirmoutier226, elle lui demande de se déplacer de chaise en chaise. L’exposition se présente comme un parcours, dans lequel le spectateur doit chercher sa place au sens propre. De multiples écrans installés devant des chaises sont reliés à des casques audio. Les veuves parlent, et le spectateur doit se placer et zigzaguer entre les autres visiteurs pour s’assoir et les écouter 227. Que ce soit dans ce type d’installations vidéo ou dans ses documentaires, Varda a donc bien montré qu’elle a su faire de la marche, si longtemps observée chez les vagabonds qu’elle filme, un élément constitutif de sa démarche filmique. Nécessaire pour glaner, le déplacement, qu’il soit géographique ou allégorique, est essentiel au cinéma de Varda. Si essentiel que la marche devient « bien plus qu’un sujet ou même une action : un acte cinématographique. »228

226 VARDA Agnès, « Quelques veuves de Noirmoutier », Ciné-Tamaris, 2005

227 Annexe 6

228 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009. p38-39.

52 II- L’art du bricolage documentaire : un ciné- brocante229 d’apparence informelle

A- La richesse du hasard

1- En tant que sujet et structure des documentaires de Varda Ayant « placé sa vie et son œuvre sous le signe […] d’une humeur vagabonde »230, Varda intègre ses déplacements comme élément constitutif de son œuvre documentaire. Elle fait confiance au hasard et à la fluidité de son inspiration231. Par la marche, elle entretient un rapport très physique à ses documentaires, notamment lorsqu’elle filme l’activité elle-même extrêmement physique du glanage. Glaner, c’est se pencher, se relever, porter des sacs de légumes ou des meubles abandonnés et les utiliser de nouveau. L’acte filmique demande la même énergie. A un niveau physique, parce pour glaner des images, il faut porter des caméras, se déplacer de lieux de tournage en lieux de tournage et monter les séquences en studio pendant de longues heures. Mais sans parler de condition physique, « filmer, en particulier un documentaire, c’est glaner. Parce que tu cueilles ce que tu trouves ; tu te courbes ; tu flânes ; tu es curieux ; tu essaies de trouver où sont les choses. »232 Le glanage est une activité dans laquelle le hasard prime, parce que l’on n’est jamais sûr de ce que l’on va trouver et récolter. Varda, quand elle part en tournage documentaire, n’est-elle non plus par certaine de ce qu’elle va trouver. Elle « créé de l’art depuis les images et matériaux qu’elle collecte. »233 L’accueil de l’imprévu et de l’aléatoire est constitutif de l’activité du glaneur. Le cinéma documentaire de Varda intègre donc ces notions, pour se les approprier

229 Expression tirée de l’article « “Visages villages”: Agnès Varda et JR racontent leur incroyable tour de France », Les Inrocks, 27 juin 2017

230 LEBLANC, Claire, Agnès Varda, patates et compagnie, Bruxelles, collections musée d’Ixelles 2016, p30.

231 KLINE, Jefferson. “Agnès Varda, interviews”. Conversations with filmmakers series, University press of Mississippi, 2015, p51 « si on est dans un état de fluidité de l’inspiration, le hasard vient à vous. » [traduction personnelle].

232 Ibid. p200.

233 Ibid. p198. 53 afin de créer des œuvres qui avancent au fil de ses associations d’idées. Sa démarche est caractérisée par son « esprit d’invention »234 et son ouverture à ce qu’offre la réalité. Le hasard, donc, qu’il soit envisagé comme contenu ou cadre de ses documentaires, est toujours présent. Il frappe par exemple les veuves qu’elle interroge dans Les Veuves de Noirmoutier : l’une d’entre elles raconte être devenue veuve à trente ans, avec de le redevenir exactement trente ans plus tard avec le décès de son second mari, à soixante ans, tandis qu’une autre explique que son mari est mort le jour exact où ils devaient fêter leurs noces de papier. Mais le hasard est surtout considéré chez Varda comme élément de progression du récit. Ses films sont faits d’imbrications et certains éléments étrangers viennent se greffer au récit. Dans Cléo de 5 à 7, c’est la petite fiction « résolument hétérogène »235 Les fiancés du pont Mac Donald qui entrecoupe la marche de Cléo dans Paris. En effet, elle se retrouve dans la cabine de projection du cinéma Delambre et y visionne ce court métrage de fiction d’inspiration burlesque, pour lequel Varda a fait appel à J.L.Godard et A.Karina et qu’elle éditera en tant que court métrage autonome vingt-cinq ans plus tard. Comme les pommes de terre qu’elle filme, les films de Varda semblent eux-aussi faire croître des germes, éléments à la fois hétérogènes à la structure du film mais endogènes à la force créatrice de Varda. Cela donne à son cinéma une dimension accidentelle et elle intègre d’ailleurs ses accidents de tournage au montage final de ses films. Dans Les glaneurs alors qu’elle filme des grappilleurs de vignes, elle oublie d’arrêter la caméra. Elle ne coupe pas cette séquence où son appareil est pointé vers le sol, et profite même de ce raté pour créer une séquence humoristique. Elle nous présente donc la « danse d’un bouchon d’objectif »236 durant quasiment une minute trente237. Si elle cherche à se laisser surprendre par ce et ceux qu’elle croise sur son chemin durant ses tournages, d’autant plus qu’elle investit des lieux délaissés par les medias, intègre également le hasard à son montage final. Nadine Bellanger, dans son travail de fin d’études Des films de photographes : entre haine et amour de l’image ou comment la parole rend visible238 souligne

234 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p71.

235 Ibid. p95.

236 VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000, 46’38.

237 Ibid. de 46’36 à 48’00.

238 BELLANGER, Nadine, Des films de photographes : entre haine et amour de l’image ou comment la parole rend visible, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003, p64. 54 l’humilité contenue dans un tel geste cinématographique. Ces prétextes à la digression ludique, Diana Holmes, professeure anglaise en cinéma français, les appelle les « plans « à côté » ». Ce sont ces plans qui ne cadrent ni le protagoniste ni l’objet, mais le hasard239. Ce « refus de la maîtrise absolue »240se remarque également lorsque Varda se rend au musée de Villefranche-sur- Saône et qu’elle demande à filmer le tableau d’E.Hédouin, Glaneuses fuyant l’orage241. Les employées du musée le sortent de la réserve et l’amènent jusqu’à la cour pour le mettre à la lumière. Le vent fait des vagues sur la toile empêchant de voir le tableau avec un aspect net, et pourtant Varda filme quand même. Dans Deux ans après, elle retourne au musée pour assister au déballage du tableau après restauration. A l’occasion de ce vernissage, elle revient sur la séquence de la cour en expliquant que cette brise lui a beaucoup plu parce qu’elle était totalement imprévue : « et ça c’est extraordinaire, car il n’y a pas de cinéaste qui peut le commander et l’obtenir »242. Les accidents, les trouvailles et les hasards sont centraux dans ces deux films et « se reflète[nt] au niveau formel dans la structure apparemment aléatoire d[es] film[s] […] et dans le mouvement spontanément explorateur de la caméra. »243 Ainsi, la contingence est thématiquement centrale dans ces deux films. Alors qu’elle repart à la recherche de Claude, l’homme vivant dans une caravane, dans Deux ans après, elle apprend qu’il a déménagé et repris la route. Mais, six mois plus tard, « par hasard »244, elle le recroise au Secours catholique. Ces retrouvailles nous font ainsi basculer dans la séquence, signalée par un intertitre, intitulée « Re- Claude M. ». Mur murs, lui aussi, est un documentaire qui fait « l’école buissonnière »245. Alors que nous observons un mural, un défilé de la cavalerie de la marine et de l’armée passe devant. Les « fonfons d’une fanfare locale » comme les appelle Varda en commentaire off n’étaient pas

239 BARD, Christine, Les féministes de la deuxième vague. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p211.

240 Ibid. p214.

241 VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000.

242 VARDA Agnès, « Deux ans après », Ciné-Tamaris, 2003, 47’59.

243 BARD, Christine, Les féministes de la deuxième vague. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p214.

244 VARDA Agnès, « Deux ans après », Ciné-Tamaris, 2003, 35’17. « Six mois plus tard, par hasard, en cherchant quelqu’un que je croyais trouver à la cantine du Secours catholique, surprise, je trouve Claude. »

245 VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000. « Mais en chemin je me suis permise de filmer ce qui me plaisait et ce documentaire social a fait l’école buissonnière. ». 55 prévus246, et malgré la surprise que la cinéaste marque, ils sont intégrés à la structure finale du long métrage. Jane B. par Agnès V. a été tourné avec une grande liberté, Varda la cinéaste et Birkin la comédienne ayant travaillé ensemble sur le projet. Ce projet s’est fait au jour le jour, parce que Varda explique avoir procédé avec une technique souple : « l’idée était : à mesure que je tourne, je monte, je réfléchis, je réimagine, je lui repose des questions, et nous partons sur d’autres pistes. »247. Alors que le film se présente comme un long métrage biographique sur « Jane B. », il intègre des séquences fictionnelles dans lesquelles elle se déguise et s’amuse, avec d’autres acteurs comme Farid Chopel, Laura Betti ou encore Jean-Pierre Léaud. C’est avec Philippe Léotard qu’elle tourne une scène de poursuite dans un grand hangar, où les deux acteurs jouent le rôle d’amants faussaires d’art. Varda, pour tourner cette séquence, avait envoyé ses assistants à la recherche d’un dépôt de cartons. En passant devant un haut bâtiment en briques, ils ont tenté d’en trouver les propriétaires pour leur demander la permission de le visiter, et ont découvert qu’il s’agissait de l’ancien dépôt des éditions Nathan. Quand Varda s’y rend, elle remarque que ce sont principalement des livres d’art qui sont amassés. Elle commente ce heureux hasard en disant : « Je m’accroche au réel et le réel s’accroche à moi, il me saute à la tête. Non seulement c’était le dépôt de rêve, mais il y avait dedans des livres qui racontaient mon film. »248. Ce « coup de main du hasard et du réel »249, comme elle l’appelle, lui a également servi lors du mini sketch Maurel et Lardy intégré au documentaire. J.Birkin et L.Betty y parodient Laurel et Hardy et la séquence se termine dans une bataille généralisée de tartes à la crème. Varda a eu l’idée de cette séquence en remarquant la proximité de la voix de J.Birkin avec la voix de doublage de Laurel. Elle souhaitait tourner cette séquence en noir et blanc et, deux jours après y avoir pensé, il s’est mis à neiger. La neige donne une luminosité intéressante à la séquence, que Varda aurait sinon cherché à obtenir artificiellement. Mais bien heureusement pour elle, « tout le tournage s’est passé comme ça, avec des hasards heureux. […]Il fallait croire au réel, donc croire à l’imaginaire, ne pas croire au scénario. »250 La construction aléatoire du docu-fiction est

246 VARDA Agnès, « Mur Murs », Ciné-Tamaris, 1982, 11’25.

247 DEVARRIEUX Claire et NAVACELLE Marie-Christine, Cinéma du réel. Paris, Autement, 1998, p51.

248 Ibid.

249 Ibid. p46.

250 Ibid. p51-52. 56 également due au fait que Varda a contacté J.Birkin à un moment où elle était très occupée. Entre le tournage d’une publicité au Japon, un voyage en Egypte avec ses enfants et des répétitions pour son show, J.Birkin n’a pas laissé à Varda d’autre choix que de profiter des temps morts de son emploi du temps pour tourner par bribes. Là où d’autres cinéastes auraient vu une informalité dérangeante, Varda y a vu une « chance inespérée. »251 qui allait lui permettre de faire « obligée par elle, un film en plusieurs étapes espacées. »252. La cinéaste emploie la métaphore du jeu du colin-maillard pour expliquer sa manière de procéder dans ses films. Les deux mains en avant, elle avance à l’aveuglette, dans un « état de perpétuelle disponibilité face à l’inspiration et aux circonstances. »253, refusant de créer des scénarios que seraient de véritables tables de loi auxquelles elle devrait « obéissance et soumission. »254. Le propre des documentaires est que l’on ne peut y diriger les personnes qui apparaissent dedans comme on pourrait le faire dans une fiction. La chance tient donc une place prédominante dans le tournage de ce type de films, et parfois de la manière la plus « surréaliste possible »255. C’est le cas dans un film comme Daguerréotypes256, long-métrage dans lequel Varda filme les petits commerçants de sa rue. Lors d’une représentation de quartier du magicien Mystag que Varda filme, il demande à l’un des spectateurs de venir sur scène, et c’est le barbier du secteur qui a accepté d’être mis en transe, le tout exactement dans la même position que celle dans laquelle il installe ses clients pour les raser. Si Mystag dispose d’une collaboratrice pour mener à bien ses numéros, Varda n’a jamais cessé de traiter le hasard comme « le meilleur de [s]es assistants. », comme elle le dit dans Visages, villages. Fidèle à l’esprit « marabout-bout de ficelle »257 qui recoupe l’ensemble de sa production filmique, Varda a tourné au fil des jours sans prévoir de trop. Pauline Le Duc résume les

251 Agnès Varda : Revue belge du cinéma, n°20, Eté indien 1987, Agnès Varda, entretien réalisé par Claudine Delvaux, p3-7.

252 Ibid.

253 - RACINE, Claude. « Agnès Varda ou la cinécriture ». 24 images numéro 27, Printemps, 1986, p26.

254 Ibid.

255 KLINE, Jefferson. “Agnès Varda, interviews”. Conversations with filmmakers series, University press of Mississippi, 2015, p68 « Sometimes chance intervened in an almost surreal way ».

256 VARDA Agnès, « Daguerréotypes », Ciné-Tamaris, Paramount, 1975.

257 GUICHARD Louis, « Cannes 2017 - “Visages, villages”, Agnès Varda et JR dans un camion », Télérama, mais 2017. 57 conditions de tournage en disant : « On ne savait pas où il allait, personne ne savait où il allait. On ne comprenait pas ce qu’elle voulait faire, on ne savait pas ce qu’était le sujet du film. ». Le pronom « on » englobe donc autant les techniciens que Varda et JR eux-mêmes. Malgré tout, il ne faut pas se laisser aller à une vision abusive de l’utilisation du hasard chez Varda. Jean-Pierre Berthomé, critique qui écrit beaucoup sur Varda, a été interrogé par elle pour les besoins de son film L’Univers de Jacques Demy. Alors qu’elle lui a fait répéter son entretien une dizaine de fois et qu’elle a fait trois prises de celui-ci, il explique que l’ « on n’est plus devant sa caméra que ce qu’elle a choisi de voir en vous, réduit à accepter de se mettre soi-même en scène pour être fidèle non à ce qu’on croit être, mais à l’image qu’elle a décidé de donner de vous. »258. Il y a donc cette tension qui existe avec le fait qu’elle ne laisse pas toujours le flux des évènements guider son film259 . Dans Visages, villages, des femmes de dockers, en plus d’être interrogées, sont placées en haut d’un mur de containers du Havre sur lequel leur portrait a été affiché en grand. Pauline explique qu’une fois placées en haut, « on les a montées toutes les trois, et du coup fallait faire un dialogue avec elles et Agnès était là « dites ça, dites ça » »260. De plus, si la rencontre avec les femmes des dockers s’est faite assez naturellement, elles ont néanmoins pu être contactées parce que JR connaissant l’un des dockers, qui avait déjà tourné dans l’un de ses films. Contrairement à la rencontre qu’ils font avec l’artiste marginal Pony, qui elle, était « vraiment une rencontre spontanée. »261 La musique que Varda intègre dans Mur Murs est celle improvisée durant leurs meetings par les jeunes noirs américains qu’elle filme, élément révélateur pour une cinéaste qui compare l’évolution d’un film à un concert de jazz. Les musiciens choisissent un thème et « le jouent ensemble comme un refrain. Puis la trompette commence avec un thème et donne un nombre. Ensuite, à la fin de son solo, le thème revient, et ils retournent au refrain. Et puis le piano reprend le thème. L’autre devient fou, vous voyez, puis ils reviennent au thème et au refrain.

258 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009.

259 RACINE, Claude. « Agnès Varda ou la cinécriture ». 24 images numéro 27, Printemps, 1986, p27. « Moi quand j'utilise un garagiste, il fait quelquefois 19 prises jusqu'à ce qu'il dise bien ce que je lui ai demandé ».

260 Cf: Annexe 1

261 Ibid. 58 J’avais l’impression que mes digressions étaient comme cela. »262. Elle envisage alors le cinéma comme un espace ludique. Pour cela, elle crée par exemple des boni263 pour ses DVD, qui n’ont pas toujours de rapport avec l’objet du film et qui parfois se transforment en long-métrage à part entière. Deux ans après avait été ainsi conçu, à l’origine, comme un bonus. Mais « de lieu en lieu, de cassette mini DV en DV Cam, le bonus est devenu un deuxième film de 64 minutes. »264 Elle offre même une pochette surprise avec son coffret DVD « tout(e) Varda ». C’est ce même terme qu’emploie Raymond Bellour pour parler du film Les plages d’Agnès, qui « se déplie comme une « pochette surprise » »265. Varda, la cinéaste glaneuse, butine et grappille ainsi dans le flux du réel, si discontinu soit-il, pour créer des documentaires originaux. Quitte à créer une « continuité cahotante »266, expression qu’elle emploie pour parler de Salut les cubains, elle prend le risque d’intégrer le hasard à ses documentaires, ce qui lui vaut d’être rangée par François Niney parmi les « cinéastes du cadre ouvert »267 aux côtés de Rouch ou de Rossellini, c’est-à-dire parmi les cinéastes qui jouent des interactions entre prévu et surprise.

2- Une mise en scène de l’imprévu : l’esthétique contrôlée de la débrouillardise Le cinéma documentaire de Varda prend donc une apparence très informelle. En parlant de son

262 KLINE, Jefferson. “Agnès Varda, interviews”. Conversations with filmmakers series, University press of Mississippi, 2015, p201 “It’s like a jazz concert. They take a theme, a famous theme. They play it all together as a chorus. And then the trumpet starts with a theme and does a number. And then, at the end of his solo, the theme comes back, and they go back to the chorus. And then the piano takes the theme again. The other one goes crazy, you know, then it comes back to the theme and back to the chorus. I had the feeling my digressions were like this – a little fantasy; a little freedom of playing the music of thing I feel, things I love. And come back to the theme: people live off of our leftovers”.

263 Mot qu’elle préfère au pluriel francisé bonus, qui oublie l’origine latine de l’expression

264 Livret du DVD VARDA Agnès, « Deux ans après », Ciné-Tamaris, 2003.

265 GOURSAT, Juliette, Mises en « Je » : autobiographie et film documentaire. Presses Universitaires de Provence, 2016, p16.

266 VARDA Agnès, Varda par Agnès, Paris, Les Cahiers du Cinéma, 1994, p133 « On n’a pu reconstituer qu’une continuité cahotante. ».

267 NINEY, François. Le documentaire et ses faux-semblants. Klincksieck, 2009, p53 : distingue schématiquement 2 sortes de cinéastes : ceux du « cadre fermé », « conservant leur film comme un microcosme entièrement prévu » (Murnau, Eisenstein, Hitchcock) et « cinéastes du cadre ouvert » : dans lesquels place Rouch, Rossellini, Varda sont ceux « jouant des interférences entre tournage et monde autour, prévu et hasard. ». 59 film Ulysse, filmé en 1982, elle explique avoir été elle-même « surprise en faisant ce film, car c’est en filmant que ce film se fait. »268 Son travail documentaire apparait donc comme un « work in progress »269 dans lequel elle parait intégrer les « brouillons » de ses tournages. C’est le cas dans l’Episode 5 d’Agnès de ci de là Varda, lorsqu’elle interroge une dame qui, depuis sa voiture, nous parle de son mari tué par balle. Cette incursion sur la violence des gangs aux Etats-Unis, qui rappelle un thème privilégié de Mur murs, dure moins de deux minutes270, plus de trente secondes sont réservées aux au revoir entre Varda et la dame. On les voit longuement se remercier ou se souhaiter de bonnes vacances d’hiver, pendant qu’elle arrête et redémarre la voiture par à-coups pour redire au revoir à l’équipe. De la même manière, dans Mur murs, une femme dont la silhouette a été reproduite sur le mur d’un restaurant est brièvement questionnée sur la genèse de cette œuvre, avant d’être remerciée. Surprise par la courte durée de l’interview, elle demande, face caméra : « Vous ne me voulez plus ? Puis-je avoir ma veste ? Mes lunettes ? »271. Ces dessous de l’interview, auxquels les spectateurs n’ont d’habitude jamais accès, sont ici volontairement exhibés par Varda. Ce phénomène créé une certaine tension au cœur du cinéma documentaire de Varda, car elle contraste avec les enchaînements très fluides entre les séquences qu’elle crée. Déjà évoqués pour analyser les déplacements mentaux effectués par Varda, nous avons analysé quelques un des ces sauts qualitatifs surprenants d’inventivité. Les liaisons entre les séquences se font par « une formule, une assonance verbale où le hasard joue de concert avec une sorte d’arbitraire assumé. »272 Dans Deux ans après, elle nous transporte de sujets en sujets par d’ambitieux stratagèmes. Alors qu’elle se rend chez Delphine et Philippe, près de Nantes, chez qui elle a mangé pour les rencontrer après avoir lu une lettre qu’ils lui avaient envoyée, Varda filme la façade qui se trouve devant leur maison. Il est possible d’y voir le logo de la marque de biscuits Lu. Varda nous rappelle ainsi que la ville de Nantes est le berceau de cette

268 VARDA Agnès, « Ulysse », Ciné-Tamaris, 1982.

269 BEZENET, Délphine, The cinema of Agnes Varda, resistance and eclecticism. Columbia, Wallflower press, 2014, p76.

270 VARDA Agnès, « Mur Murs », Ciné-Tamaris, 1982, 10’10.

271 Ibid. 65’49.

272 KERMABON, Jacques, Portraits et autoportraits ludiques / Les glaneurs et la glaneuse. Agnès Varda. 24 images, numéro 103-104, 2000.

60 marque et enchaîne grâce à un cut sur un plan de l’entrée de sa maison parisienne remplie de lettres postales. Elle décide alors de jouer sur le verbe « lire » et dit « Lu, lu, des lettres à lire, j’en ai trouvé en rentrant. »273 La cinéaste parvient donc à « assembler des éléments hétérogènes en empruntant des connexions diverses »274, reliant un plan à un autre par une concordance de forme, d’idée ou de mouvement. Ces raccords cinématographiques, elle les commente, comme dans l’Episode 5 d’Agnès de ci de là Varda, dans lequel une statue de Piéta observée dans une rue en Provence la mène au plan suivant à la Piéta d’Avignon située au Musée du Louvre, avant de se rendre à l’Opéra-théâtre d’Avignon, au plan suivant. Elle y filme quelques instants du spectacle Le chanteur de Mexico, pour lequel sa fille Rosalie Varda a été costumière, puis, grâce à un simple cut à l’écran, traverse la planète jusqu’au Mexique. D’une voix (off) amusée, Varda commente : « Raccord direct, je suis à Mexico City. »275 Alors que ces enchainements donnent l’impression que ses documentaires progressent « au petit bonheur la chance », leur fluidité montre bien qu’ils sont au contraire extrêmement travaillés. Ils donnent donc une déroutante impression d’immédiateté, dont Varda joue volontiers. Il convient, de même que nous avions relativisé l’extranéité de Varda par rapport à l’industrie cinématographique, de relativiser la place qu’elle laisse au hasard dans son cinéma documentaire. Même si elle dit aimer « l’idée que [faire du cinéma] c’est aussi simple que de parler. »276 L’organisation de ses tournages est certes assez lâche, mais elle pratique le montage de manière très organisée. Lorsque la cinéaste, qui a récemment ouvert un compte sur le réseau social Instagram, est interrogée sur son rapport à internet, c’est JR qui répond à sa place en disant que cette immédiateté va quelque peu à l’encontre de ses principes parce que pour elle « une œuvre, ça s’écrit, ça se mature, ça se travaille en salle de montage et puis, deux ans plus tard, ça se dévoile enfin au public. »277 Si elle pratique donc une approche initiative du tournage, elle ne se laisse uniquement « porter par ses sympathies »278 jusque dans son studio de montage. Varda filme énormément au tournage :

273 VARDA Agnès, « Deux ans après », Ciné-Tamaris, 2003, 8’08.

274 GOURSAT, Juliette, Mises en « Je » : autobiographie et film documentaire. Presses Universitaires de Provence, 2016, p143.

275 VARDA Agnès, « Agnès de ci de là Varda », Arte France, Ciné-Tamaris, 2011, 18m14

276 DVD 2 Bonus « Du coq à l’âne », 28’06.

277 MOYAL, Stéphanie. « Le glaneur et la glaneuse », ELLE, n°3726, 19 mai 2017.

278 PREDAL, René, Agnès Varda, une œuvre en marge du cinéma français. Paris, L’Harmattan, 1997, p15. 61 Pauline Le Duc raconte ainsi que pour Visages, villages, la cinéaste avait fait « au moins vingt tournages […] de trois jours à une semaine »279. Elle qualifie le nombre d’heures de rushes accumulés pour ce documentaire d’ « incroyables. »280 Mais cette matière, d’autant plus disparate qu’elle est directement prélevée dans le réel, est ensuite agencée avec beaucoup de précision, au point que « les lignes mélodiques ayant servi aux tournages des documentaires sont presque toujours brisées ensuite au montage »281 Pauline décrit le travail des monteurs sur les documentaires de Varda comme extrêmement exigeant parce que Varda « sait exactement ce qu’elle veut. »282 La liberté dont elle fait preuve d’habitude laisse alors place à une certaine rigueur, et il est difficile de lui soumettre des propositions, parce qu’il y a « peu de marge de liberté »283 pour ses équipes à ce moment-là de la réalisation. Pauline va jusqu’à décrire le mouvement exercé par Varda dans sa réalisation comme contraire à l’ordre chronologique d’élaboration d’un film. Varda a ainsi tendance à laisser ses films « d’abord passer au montage et ensuite au tournage. »284, car elle a déjà à l’esprit la structure de son film avant même d’en faire les premiers plans. Comme un peintre qui choisit le format de sa toile avant de donner le premier coup de pinceau, Colette Milon va jusqu’à écrire que Varda connaît la durée de ses documentaires « toujours à peu près à l’avance. Avant même, souvent, d’avoir écrit une ligne. »285 La recette de ses documentaires tient alors d’un ingénieux mélange entre spontanéité et structuration. Concernant le montage des Glaneurs, Varda explique qu’elle a rencontré beaucoup de gens « qui disent « Il y a du gâchis, il y a du gâchis ». Mais si vous mettez ça quarante-cinq fois dans un film, c’est la barbe, alors il y a forcément montage pour que ça prenne une forme de film. »286 Toujours soucieuse de pratiquer un cinéma documentaire ludique, Varda n’hésite pas à pratiquer,

279 Annexe 1.

280 Ibid.

281 PREDAL, René, Agnès Varda, une œuvre en marge du cinéma français. Paris, L’Harmattan, 1997, p28

282 Annexe 1.

283 Annexe 1.

284 Annexe 1.

285 HENNEBELLE Guy, CinémAction : Le documentaire français. Paris, Cerf, 1987, p132.

286 BELLANGER, Nadine, Des films de photographes : entre haine et amour de l’image ou comment la parole rend visible, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003. 62 au moment du montage, le « gâchis » qu’elle dénonce dans ses films engagés contre une société de surconsommation, en coupant une grande partie de son tournage. En parlant des Plages d’Agnès, Juliette Goursat explique dans l’ouvrage Mises en « Je » 287 que l’autodocumentaire de Varda n’a rien d’un « grand fatras »288, mais qu’il se développe au contraire « selon des agencements précis et rigoureux, et exprime une cohérence que n’est pas tant narrative que formelle. »289 Elle explique, dans un entretien à MK2 en 2008290, avoir dépassé pour ce film son temps record de montage, grâce à l’aide de deux monteurs, J.B.Morin et B.Filloux, qui ont travaillé à assembler les fragments épars du film durant plus d’un an. Liberté, chez Varda, ne rime donc pas avec désinvolture. Et c’est justement devant tant de liberté qu’elle se retrouve parfois devant des situations si complexes. Une certaine panique mêlée d’excitation se sent dans ses mots lorsqu’elle dit que pour ce film « la liberté était tellement grande que ça en était impressionnant. Dans tous mes films, une vingtaine de films, on pouvait piquer ça ou autre chose. Je pouvais parler de moi ou d’autres choses. »291 C’est de nouveau à J.B. Morin qu’elle a fait appel pour le montage de la série Agnès de ci-de là Varda diffusée en 2011. La glaneuse fait ainsi savoir en voix off dans le prologue à la série, diffusé durant les premières minutes de chaque épisode, qu’elle a fait avec lui « le montage des images et des sons récoltés. » On sent d’ailleurs dans la série l’ « importance décisive du montage dans cet assemblage de plans glanés sur plusieurs mois et deux continent. »292

287 GOURSAT, Juliette, Mises en « Je » : autobiographie et film documentaire. Presses Universitaires de Provence, 2016

288 Ibid, p137.

289 Ibid.

290 Ibid.

291 Annexe 1.

292 KERMABON, Jacques, Portraits et autoportraits ludiques / Les glaneurs et la glaneuse. Agnès Varda. 24 images, numéro 103-104, 2000.

63 B- La mise en valeur du quotidien comme métaphore du glanage

1- « Y’a pas que la mer »293 : Varda et les patates L’importance que Varda accorde aux montages de ses documentaires n’empêche pas au hasard d’y trouver sa place. Mais c’est aussi et surtout, semble-t-il, au quotidien, qu’elle donne un rôle privilégié. La pratique du glanage se caractérise certes par le fait qu’elle est hasardeuse, les plus chanceux remportant parfois un butin d’exception. Mais elle est également caractérisée par le fait qu’elle impose de renouveler notre rapport aux choses quotidiennes, en nous obligeant à porter notre regard sur ce que nous ne regardons habituellement pas. Nous sommes tous glaneurs urbains occasionnels lorsque nous récupérons une chaise ou une table posée près d’une poubelle dans la rue. C’est Varda qui se charge quant à elle de jouer les glaneuses agricoles lorsque dans le film elle se penche dans les champs pour, mini-caméra DV à la main, ramasser les pommes de terre en forme de cœur qu’elle trouve. C’est ce rapport affectif que Varda entretient avec ce modeste tubercule qu’il convient d’interroger. Plus largement, c’est le rapport que celle qui ouvre son autodocumentaire Les plages d’Agnès en disant « Si on ouvrait les gens, on trouverait des paysages. Moi si on m’ouvrait, on trouverait des plages. »294 que nous souhaitons ici analyser. Elle montre effectivement dans ce documentaire combien elle est intimement attachée aux plages belges de son enfance, passée à Ixelles. Enumérées par Dominique Blüher dans son article « Vive la patate ! » écrit pour le catalogue de l’exposition de Varda Patates et compagnie295, les noms de Knokke-le-Zoute, Blankenberg, Ostende, Mariakerke, Middelkerke, La Panne ou encore Zeebruges font écho à l’enfance de Varda. Les plages font ainsi partie des thématiques récurrentes qui forment son univers intime. Son premier film, La pointe courte, lui permet de filmer le travail des pêcheurs de son quartier favori de Sète, ville dans laquelle elle a emménagé durant la guerre, en 1940. Réfugiée avec sa mère et ses quatre frères et sœurs dans une péniche du port de la ville, elle y a passé une enfance insouciante qu’elle reconstitue dans Les plages. Si

293 Exposition tenue du 3 décembre 2011 au 22 avril 2012/ Y’a pas que la mer, Musée Paul Valery, Sète – Editions Au fil du temps / Expo du 3 décembre 2011 au 22 avril 2012.

294 VARDA Agnès, « Les plages d’Agnès », Arte France, Ciné-Tamaris, 2008, 0’34.

295 BLUHER, Dominique, Le court métrage français de 1945 à 1968 : de l’âge d’or aux contrebandiers. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005. 64 elle a été nommée marraine des joutes 2017296, et préfère se faire appeler « invitée d’amitié » plutôt qu’ « invitée d’honneur »297, c’est parce qu’elle connait bien ces jeux aquatiques. Elle les filme une première fois dans La pointe courte puis de nouveau dans Les plages. Pourtant, ce ne sont pas les vainqueurs des joutes qui sont les vrais héros de son film La pointe courte, mais l’étang de Thau, dont l’eau vaseuse rappelle symboliquement la destruction du couple imaginé par Varda298. En 2011, Varda plasticienne investit le Musée Paul Valéry de Sète pour l’exposition Y’a pas que la mer, et entre autres installations, crée une cabane de pêcheur qu’elle déstructure totalement, « façon dépôt temporaire »299 . En une seule installation, elle rappelle trois des thèmes qui lui sont chers : les cabanes300, la mer, et le « bric à brac ». Elle exprime d’ailleurs la beauté qu’elle trouve dans ces objets quotidiens en rendant visite à des créateurs de filets pour bateaux dans l’Episode 4 d’Agnès de Ci de là Varda. Elle filme les bidons, les seaux et les cordages posées sur le bord du port en commentant qu’ils sont si joliment entassés qu’ils ont de quoi « faire rougir de jalousie certains artistes qui font des installations. »301 Dans l’Episode 5 d’Agnès de ci de là Varda elle explique qu’elle a souhaité retourné à Los Angeles avant tout pour revoir Venice beach, et dans Nausicaa, elle exprime combien la lecture de l’Odyssée, épopée dans laquelle l’imaginaire maritime est très présent, l’a influencée. C’est aux côtés d’un autre Sétois, Jean Vilar, qu’elle mène ses premières expériences photographiques, puisque c’est lui qui plus tard lui demandera de la suivre dans ses représentations théâtrales. Ce rapport très personnel à la mer, elle l’entretient aussi parce qu’elle a occasionnellement vécu à Noirmoutier, avec Jacques Demy, dans le moulin qu’ils avaient achetés comme habitation secondaire et que l’on peut

296 France TV info, Région Occitanie 18/08/2016.

297 Ibid.

298 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009 « Moi, si on m’ouvre, on trouvera des plages » - Céline Gailleurd, qui voit dans l’étang le symbole des sentiments amoureux menacés.

299 Varda, la passion art : Philippe Piguet Agnès Varda Y’a pas que la mer, Musée Paul Valery, Sète – Editions Au fil du temps / Expo du / Directrice du musée Paul Valery et conservateur en chef du patrimoine : en effet, elle entasse simplement les matériaux qui serviraient à son montage : piquets, bâches, filets, tissus afin de rappeler le type d’amoncellement que l’on observe souvent dans les ports de pêche.

300 Le tombeau de Zgougou, Ma cabane de l’échec : installations. Le tombeau de Zgougou, au musée Paul Valéry, est d’ailleurs situé au niveau du cimetière marin, proche du musée.

301 VARDA Agnès, « Agnès de ci de là Varda », Arte France, Ciné-Tamaris, 2011, 42’57. 65 brièvement apercevoir dans Les Plages302. Dans le deuxième épisode d’Agnès de Ci de là Varda, elle filme des chaises sur le sable et commente en voix off « Ah, ces deux mots qui tintent : couple, plage. »303 Cela lui permet alors de diffuser des images des vidéos qu’elle a réalisées à l’occasion de son installation Les Veuves de Noirmoutier, créée en 2005 pour la galerie Martine Aboucaya à Paris304. L’exposition, que nous avons déjà évoquée, se présente sous forme de polyptique. Les multiples écrans nous permettent d’accéder au récit de chaque veuve. Sur le dernier se trouve Varda, qui, lorsque l’on porte le casque audio à nos oreilles pour l’écouter, reste silencieuse. Doucement, sa voix s’élève pour chanter le poème « Sables mouvants » de Prévert305, qu’elle récitait déjà dans le dernier plan du film Jacquot de Nantes, dédié à Demy alors atteint du Sida : « Démons et merveilles / Vents et marées / Au loin déjà la mer s’est retirée/ Et toi / Comme une algue doucement caressée par le vent / Dans les sables du lit tu remues en rêvant / Démons et merveilles / Vents et marées / Au loin déjà la mer s’est retirée / Mais dans tes yeux entrouverts / Deux petits vagues sont restées / Démons et merveilles / Vents et marées / Deux petites vagues pour me noyer. » En 2006, elle expose à la Fondation Cartier de Paris son travail plastique autour de l’île de Noirmoutier. L’Île et Elle306 agence huit installations, dont Le passage du Gois, qui vise à reproduire une marée haute, grâce à une barrière synchronisée avec des images vidéos qui empêche momentanément les visiteurs de passer sur cette route submersible. Pour Céline Gailleurd dans l’article « Moi, si on m’ouvre, on trouvera des plages »307, « toute l’originalité de

302 Via des archives filmées avec une caméra 9,5mm, prêtées par un voisin. Elle ajoute, dans le documentaire : « On cherchait une maisonnette de pêcheurs, on a trouvé un moulin abandonné », montrant par là qu’elle avance « au petit bonheur la chance » jusque dans sa vie.

303 VARDA Agnès, « Les plages d’Agnès », Arte France, Ciné-Tamaris, 2008, 13’01.

304 Veuves Noirmoutier : installation créée en 2005 pour galerie Martine Aboucaya à Paris où elle a été présentée avec Le triptyque de Noirmoutier et Patatutopia lors de l’exposition 3+3+15, écran central est projeté en boucle film de 35mm d’une dizaine de minutes.

305 Extrait de Paroles, Paris, Gallimard, 1949, p157.

306 2006 Fondation Cartier Paris expo l’Île et Elle agencement de 8 installations : Ping-pong, tong et camping ; La cabane aux portraits ; Ma cabane de l’échec ; Le passage du Gois ; Le tombeau de Zgougou ; La Grande Carte postale ou Souvenir de Noirmoutier ; le triptyque de Noirmoutier, les veuves de Noirmoutier » = titres selon l’ordre de la « liste » figurant à la fin d’Agnès Varda, l’Île et Elle, catalogue de l’exposition, Paris/Arles, Fondation Cartier pour l’art contemporain/Actes Sud, 2006. Signalé par AV le cinéma et au-delà, ss la dir de Anthony Fiant, Roxane Hamery et Eric Thouvenel CH5 : Varda plasticienne Maxime Scheinfeigel : Par-delà le cinéma, installer des images

307 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009. 66 cette exposition tient dans cette capacité à montrer les flux et les reflux de la mémoire à partir du motif de l’île, un espace encerclé d’eau »308. Pourtant, dans son œuvre, documentaire particulièrement, Varda n’a cessé de montrer un intérêt pour la terre. Pour Julia Fabry, sa directrice artistique, « son parti pris a toujours été d’associer, de questionner, de rapprocher ces deux notions [terre et mer] et de donner sa vision du monde selon ce paradigme, tantôt photographique, tantôt filmique. »309. « Soyons plus terre à terre, parlons pommes de terre »310 et analysons donc les rapports entretenus par Varda avec le légume et les champs dans lesquels il pousse. En 1953, elle s’y intéressait déjà : à la quarante-huitième minute des plages, elle rappelle qu’elle a tenu à l’époque une exposition photographique dans son jardin, dans laquelle elle faisait déjà des portraits de « patates ». Si elle dit que certains paysages « chatouillent »311 son inspiration, c’est le cas de ceux de l’Hérault et du Gard, qui servent de toile de fond à la trame de Sans toit ni loi. Elle a d’ailleurs fait son entrée dans le monde de l’art contemporain avec son installation Patatutopia312. Invitée par Hans-Ulrich Obrist à exposer dans le cadre de la cinquantième Biennale d’Art contemporain de Venise, elle y expose le triptyque, dans lequel elle fait « respirer » des pommes de terre313. Agnès Varda était présente physiquement durant l’exposition, dans un costume de pomme de terre à haut parleur intégré, duquel sortait sa voix énumérant, comme une litanie, les variétés de pommes de terres existantes. Ces noms, elle les a « glané[s] dans des ouvrages savants du XIXème siècle, comme le Catalogue méthodique et synonymique des principales variétés de pommes de terre de l’évêque de Vilmorin. »314 Plus tard, avec l’exposition Y’a pas que la mer, elle montre sa volonté d’exprimer son intérêt pour la terre et la « relation fétiche qu’elle entretient avec les patates »315. « A force de filmer les bords de mer 308 Ibid. p206.

309 LEBLANC, Claire, Agnès Varda, patates et compagnie, Bruxelles, collections musée d’Ixelles 2016, p49.

310 VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000, 50’31.

311 VARDA Agnès, « Sans toit ni loi », Ciné-Tamaris, 1985, 00’15.

312 Annexe 4

313 Caméra à l’écran bouge d’avant en arrière, comme un thorax qui se gonfle et son : bruits d’inspiration/expiration.

314 LEBLANC, Claire, Agnès Varda, patates et compagnie, Bruxelles, collections musée d’Ixelles 2016, p66.

315 Agnès Varda. Y’a pas que la mer, Musée Paul Valery, Sète – Editions Au fil du temps, p26. / Exposition du 3 décembre 2011 au 22 avril 2012 / Directrice du musée Paul Valery et conservateur en chef du patrimoine : Maïthé 67 et les plages, on pourrait me voir comme une spécialiste. Mais non, j’aime vraiment les arbres et les mousses et les feuilles de figuier et les vaches blanches, et les patates, surtout celles en forme de cœur. »316 La mer, chez Varda, est symbole d’introspection. Elle lui sert à évoquer ses souvenirs intimes. Cette approche baudelairienne de ce motif (« La mer est ton miroir, tu contemples ton âme317), elle sert à contempler l’âme. Les pommes de terre, elles, servent à observer l’âme des autres318.

2- La quête du prosaïque

Ainsi, si un documentariste comme Raymond Depardon est considéré comme cinéaste des institutions, nous nous permettrons de dire que Varda est cinéaste de ce qui n’a justement pas lieu dans le cadre des institutions. Elle est une cinéaste du quotidien, qui révèle, que ce soit les cariatides des Dites cariatides ou les fresques murales des habitations, ces choses qui nous entourent et auxquelles nous ne prêtons pas d’attention. Dans Mur murs, elle pourrait se pencher sur la présence des surfeurs et des célébrités dans la ville, mais Varda, comme elle le dit en voix off dans l’un des premiers plans du film a « surtout vu des murs. »319, sur lesquels elle observe des « image[s] pas maquillée[s], mal placée[s], pas souriante[s]. »320 Si elle le fait pour les objets, elle pratique la même démarche avec les personnes, en glanant des histoires d’anonymes, qu’elle restitue dans le cadre de ses films. Daguerréotypes est particulièrement frappant à cet égard, car elle y filme les petits commerçants de sa rue, avec une démarche qui se rapproche de celle d’Alain Cavalier dans 24 portraits d’Alain Cavalier, série documentaire sortie entre 1987 et 1991, qui filme des femmes qui travaillent, faisant des métiers voués à disparaitre. La proximité

Vallès-Bled.

316 Agnès Varda. Y’a pas que la mer, Musée Paul Valery, Sète – Editions Au fil du temps / Exposition du 3 décembre 2011 au 22 avril 2012 / Directrice du musée Paul Valery et conservateur en chef du patrimoine : Maïthé Vallès-Bled : Y’a pas que la mer.

317 BAUDELAIRE, Charles, « L’homme et la mer » 1867.

318 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009 : « Moi, si on m’ouvre, on trouvera des plages » - Céline Gailleurd.

319 VARDA Agnès, « Mur Murs », Ciné-Tamaris, 1982, 1’29.

320 Ibid. 2’24. 68 géographique de Varda avec ses sujets s’explique par le fait que pour alimenter son matériel filmique en électricité, elle a tiré un câble depuis la boîte aux lettres de sa maison du 14 ème arrondissement de Paris, qui ne pouvait pas se déployer à plus de 90 mètres de distance. Elle filme alors les boutiques désuètes du voisinage, comme celle du « Chardon bleu », quincaillerie- pharmacie dans laquelle sont exposés « des objets qui n’ont pas bougé depuis vingt-cinq ans que [Varda] habite ce quartier. »321 Elle cherche alors à interroger la « majorité silencieuse »322, c’est- à-dire ces gens qui n’ont pas d’intérêt dans la politique ou les sujets de société, parce qu’ils sont trop occupés à gérer leurs problèmes quotidiens. Elle cherche donc à analyser leurs gestes, “parce que, vous savez, il y existe un langage gestuel particulier dans les petites enseignes, et beaucoup de choses me fascinent à ce propos. »323. C’est pourquoi, accompagnée de Nurith Aviv, sa chef opérateur, elle a attendu des heures durant, dans l’encadrement de la porte de ces magasins, pour y enregistrer la vie suivant son cours324. Plus que de s’intéresser aux gestes, elle se penche également sur les paroles échangées entre les commerçants et les clients. Elle apprécie de déconstruire les rituels sociaux qu’elle observe, remarquant que si l’on a tendance à penser que le client est roi à partir du moment où il entre dans une échoppe, c’est en fait le marchand qui tient les rênes de sa boutique, puisqu’il continue de mener la danse325. Comme une sémiologue, elle s’intéresse donc au « dialogue-non-dialogue »326 que l’on observe dans ce type de situations. Comme une sociologue, elle constate à quel point ces personnes sont aliénées par leurs conditions de travail, en les interrogeant, comme une psychanalyste, sur ce à quoi ils rêvent. Néanmoins, l’approche de Varda n’est jamais psychologisante, puisqu’elle ne se permet pas de tirer de conclusions des paroles prononcées par ses voisins. Au contraire, elle nous laisse écouter « Monsieur Boulanger » nous expliquer qu’il rêve de la misère de son métier de manière générale, et parfois plus concrètement des « ennuis de la pâte, la pâte qui se travaille mal. » « Monsieur Boucher », lui, cauchemarde du fait de se retrouver devant un client qui lui demande

321 Ibid. 02’21.

322 KLINE, Jefferson. “Agnès Varda, interviews”. Conversations with filmmakers series, University press of Mississippi, 2015, p65.

323 Ibid. p66.

324 Annexe 7

325 Ibid.

326 VARDA Agnès. Images et notes latérales. Arte éditions : Tout(e) Varda, 2007 69 une pièce de bœuf qu’il ne possède pas. Les gens sont d’ailleurs désignés par leur corps de métier, ce qui nous parait étonnant après avoir montré combien Varda cherche à individualiser les anonymes. Mais ici la démarche prend tout son sens, puisqu’elle souhaite montrer que cette aliénation ne les touche pas individuellement, eux, ses voisins, mais touche collectivement boulangers et bouchers de France. La femme du boucher, d’un ton ironique, règle la question en la reprenant de manière rhétorique : « Rêver ? On n’a pas le temps. »327. Si la plupart de ces commerçants, filmés en 1976, sont maintenant décédés, le déterminisme social qu’ils subissaient s’exerce toujours aujourd’hui. Ainsi, dans Visages, villages, l’un des employés de l’usine dans laquelle Varda et JR vont coller des photographies géantes, est interrogé sur ce qu’il a prévu pour la retraite, à laquelle il est censé partir le lendemain de l’entretien. Angoissé, il répond qu’il a peur du temps libre dont il va disposer. Le constat social, quand il ne passe pas par la parole, se regarde. Dans l’Opera-Mouffe, elle filme, en montage cut assez rapide, les passants se moucher et se gratter. La trivialité à l’écran prend valeur d’observation ethnologique. Le travail de Varda flirte ainsi parfois avec le travail des cinéastes du cinéma direct, mouvement ouvert en France au début des années 1960 par J.Rouch et E.Morin avec Chronique d’un été328, qui inaugurent l’utilisation des caméras légères329 et la démarche du micro-trottoir. Dans Chronique d’un film, journal de tournage reconverti en ouvrage, qu’E.Morin, sortira à l’occasion du succès de l’œuvre, présente Chronique d’un été comme une mise en application de la méthode du cinéaste- ethnologue qu’est J.Rouch, cette fois appliquée à sa propre tribu, les Parisiens : « Ce film est une recherche. Le milieu de cette recherche est Paris. Ce n’est pas un film romanesque. Cette recherche concerne la vie réelle. […] C’est un film ethnologique au sens fort du terme : il cherche l’homme. » Varda, elle, présente son film comme un document sur « un petit morceau de la rue Daguerre, entre le n°70 et le n°90, […] un album de quartier»330. Outre les laveurs de carreaux qu’elle observe dans cette recherche sur un microcosme, elle profite dans Ô saisons, ô châteaux de faire un documentaire sur les Châteaux de la Loire pour filmer les gestes répétés des jardiniers qui œuvrent dans les propriétés avoisinantes. Ce refus du sensationnel, appliqué au cinéma, cherche à nous apprendre à voir notre environnement avec des yeux neufs. L’approche de

327 Ibid. 69’30.

328 ROUCHE Jean, « Chroniques d’un été », Rouche Jean, 1961.

329 La caméra prototype KMT de chez Coutant, née en 1959 et appartenant au service de l’ORTF.

330 Livret qui accompagne le DVD ROUCHE Jean, « Chroniques d’un été », Rouche Jean, 1961. 70 Varda, si daguerréotypée soit-elle lorsqu’elle observe son quotidien, n’est pas stéréotypée. La preuve en est qu’elle-même ne saurait décrire la forme qu’elle donne à ses films, et que les paroles finales qu’elle prononce dans Daguerréotypes s’appliquent à l’ensemble de son œuvre documentaire. Sur un mode rhétorique, elle opère un retour réflexif sur son cinéma : « Tout cela est-il un reportage, un hommage, un essai, un regret, un reproche, une approche ? En tout cas c’est un film que je signe en voisine, Agnès la daguerréotypesse. »331 Nous avons précédemment observé que le cinéma de Varda comporte un penchant humaniste. Ici, il ne s’exprime pas dans une volonté de valoriser à tout prix ses protagonistes au moyen d’une grammaire cinématographique gratifiante. La caméra est souvent fixe, en vision frontale. Les commerçants n’ont pas besoin d’être grandis par des contre-plongées, car le « geste auguste du boucher entaillant ses côtelettes » se suffit à lui-même. C’est au contraire à travers ce refus d’un langage cinématographique excessif qu’elle prouve tout le respect qu’elle porte à ces spectacles quotidiens. Elle s’approche donc doucement, en termes physiques comme en « termes moraux » de ceux qu’elle filme332. Les portraits qu’elle fait de ceux qui l’entourent ne sont jamais superficiels, parce Varda refuse de donner l’impression qu’elle collectionne les témoignages comme des « papillons dans un joli cadre. »333 Au contraire, ils sont clairement approfondis. La concierge qui se présente à la caméra a donc le temps de rentrer dans les détails de son métier, et de nous préciser qu’elle s’occupe de « quatre escaliers », dans un immeuble qui rassemble « quarante-huit locataires », et qu’elle préfère le mot « gardienne » à celui de « concierge »334. Les gestes quotidiens, comme celui de la boulangère qui choisit le pain, le glisse dans un sachet et compte la monnaie avant de la rendre, sont restitués en temps réel et non coupés par un montage qui chercherait à les accélérer. Le cinéma vardien prend le temps de reconstituer la texture de la vie réelle. Chez l’épicier, nous patientons comme des clients qui feraient la queue, pendant qu’une dame hésite entre lait écrémé et pasteurisé, fait répéter au marchand le prix

331 Ibid. 74’30.

VARDA Agnès, Varda par Agnès, Paris, Les Cahiers du Cinéma, 1994, p251.

332 KLINE, Jefferson. “Agnès Varda, interviews”. Conversations with filmmakers series, University press of Mississippi, 2015, p68 « The thing is, thatif you’re going to approach someone, you must do it gently. Slowly in physical terms and slowly in moral terms as well.”.

333 Ibid. p82.

334 VARDA Agnès, « Daguerréotypes », Ciné-Tamaris, Paramount, 1975, 62’4. 71 qu’elle a mal entendu, et abandonne enfin son panier parce qu’elle souhaite finalement du lait non écrémé. Facteurs, ouvriers ou quincaillers, trouvent tous leur place dans le cinéma documentaire de Varda. L’édition 2009 de la Biennale de Lyon à laquelle elle se rend dans l’Episode 4 d’Agnès de ci de là Varda est d’ailleurs nommée « Le spectacle du quotidien. » Le commissaire d’exposition, communique sur les installations présentées en disant qu’elles servent à « montrer que, peut-être, c’est le moment de regarder les choses que l’on ne regardait pas. »335 La remarque, sans même en avoir l’air, théorise avec justesse la démarche documentaire vardienne.

3- Le refus des hiérarchies

Cette attention portée au quotidien dans le cinéma documentaire d’Agnès Varda nous rappelle ainsi son attachement à filmer des pommes de terre, formes élémentaires de tubercules. Elle les admire pour leur beauté difforme. Nous pouvons considérer cette prise de position esthétique comme une constante du cinéma documentaire de Varda, qui, tant dans le domaine social que dans le domaine artistique, refuse les hiérarchies. Bien qu’elle ait côtoyé des artistes aussi renommés que Soulages, à qui elle rend visite dans l’Episode 4 d’Agnès de ci de là Varda, elle rend hommage aux artistes récupérateurs d’objets dans un film comme Les glaneurs. Elle se rend ainsi au Palais idéal de Bodan Litnanski, maçon russe à la retraite. Construit à partir d’objets glanés, l’édifice assemble des éléments aussi hétéroclites que des vieilles poupées, des chaises ou encore des raquettes de tennis. Elle s’intéresse également au travail de Louis Pons, qui utilise ce que les gens considèrent comme « un tas de saloperies »336, selon les mots de l’artiste, dans lequel il a plutôt tendance à voir un « tas de possibles. » Cet amour qu’elle porte à l’art naïf créé par les anonymes rappelle ainsi son admiration pour « les pourritures, les restes, les débris »337. Suivant là encore une démarche Baudelairienne, elle extrait la beauté de la laideur338 lorsqu’elle filme, par

335 Ibid. 2’41.

336 Ibid. 38’54.

337 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p43.

338 Ibid. 72 exemple, les moisissures du plafond de sa maison. Les infiltrations d’eau sur la peinture du mur blanc lui rappellent les toiles d’un Tapies, d’un Guo-Qiang339 ou encore d’un Borderie. Dans le premier épisode d’Agnès de ci de là Varda, elle nous emmène dans l’atelier de Chris Marker. Le chaos y est absolu, entre écrans de montage, collection de journaux et DVD étalés sur les tables. Varda, en voix off, nous dit pourtant que « le désordre de son atelier est magnifique. »340 Un tel refus de gradation entre ce qui devrait être considéré comme beau et ce qui ne devrait pas l’être est significatif du « regard ennoblissant »341 qu’elle porte sur les choses et les gens qui l’entourent. Cette distance qu’elle marque avec l’esthétique conventionnelle lui permet de s’approcher au plus près des glaneurs-créateurs qu’elle rencontre. Et en retour, de s’insérer dans leur communauté. Le titre du film lui-même, Les glaneurs et la glaneuse, vise à l’associer à une « à une pratique ancestrale et digne, elle-même ennoblie par des siècles d’esthétisation picturale »342. L’intérêt de Varda pour l’art non institutionnel ressortait déjà dans Mur murs, où elle filmait l’art par essence informel des fresques murales qui se développait alors à Los Angeles en parallèle du système des galeries. Il ne s’agit pas ici de faire une liste exhaustive des artistes non reconnus par le grand public que Varda montre à l’écran, car elle serait bien trop longue. Mais il est tout de même important de signaler que dans son court métrage Ô saisons, ô châteaux, elle observe longuement un peintre du dimanche réaliser son travail amateur, c’est-à-dire peindre un château différent chaque semaine. Elle filme également le travail pictural de son oncle Yanco343, ancien mosaïste qui fait des collages sur des toiles en employant des matières plastiques. C’est cette même matière plastique qu’elle célèbre dans son installation Ping pong tongs et camping, en célébrant ces objets pour la couleur qu’ils apportent à notre civilisation moderne. L’art boudé par l’establishment qu’elle célèbre renvoie à son amour des « choses abandonnées, […] des choses oubliées. »344 Cela nous rappelle son crédo moral, avec son refus de

339 Annexe 10.

340 VARDA Agnès, « Agnès de ci de là Varda », Arte France, Ciné-Tamaris, 2011, 6’30.

341 P45 Claude Murcia : Soi et l’autre (Les glaneurs et la Glaneuse) : p43 / AV le cinéma et au-delà, ss la dir de Anthony Fiant, Roxane Hamery et Eric Thouvenel/ Ch1 : capter l’air du temps

342 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p45.

343 Dans Oncle Yanco

344 « Agnès Varda, Dame Patate », 4’01, Youtube, décembre 2016 73 faire un art cinématographique commercial, bien qu’il reste grand public, justement parce qu’elle refuse de le rendre trop intellectualisant. A Sète, dans l’Episode 4 d’Agnès de ci de là Varda, elle se rend au Musée International d’Art Modeste. Elle y croise l’artiste H.Dirosa, dont la démarche rappelle clairement celle des glaneurs. Il réutilise effectivement des objets consommés, et explique que c’est quand « l’objet n’amuse plus les enfants et qu’il se retrouve à la poubelle et aux puces [qu’] il prend une dimension poétique. »345 Les matières chaotiques (graisse, cuir, miel…) utilisées par Beuys dans son travail de sculpteur sont, quant à elles, célébrées dès le premier épisode de la série documentaire. Le concept d’artiste chez Varda est élargi aux artisans de toutes sortes, puisque c’est par ce nom qu’elle désigne une vendeuse de riz au lait dans un marché de Mexico au cours de l’Episode 5. Chacun, alors, peut devenir artiste. Parmi les productions cinématographiques de Varda, on trouve l’émission documentaire Une minute pour une image346, dans laquelle elle demandait à des invités à chaque fois différents de commenter une photographie selon ce qu’elle lui évoquait. Et si elle a réussi à convaincre Marguerite Duras autant que Marie Piednoir, la boulangère de Daguerréotypes de le faire, c’est parce qu’elle souhaitait que « chaque commentateur, qu’il soit écrivain ou boulangère, botaniste, ingénieur ou peinture, ramène la photographie à sa propre expérience, à son univers, à ses désirs, à ses phantasmes. »347. Selon les mots de la cinéaste, « tout peut être art »348, c’est pourquoi elle considère le prix Heimat, constitué de terre amassée dans différents pays d’Europe et qu’elle a reçu pour le film Les glaneurs comme le plus juste pour son film. Varda, qui n’a jamais cherché à faire reposer son cinéma documentaire sur un système de hiérarchies (entre la télévision et le grand écran, entre les méthodes institutionnelles et artisanales de production, ou encore entre ceux qu’elle filme), parvient à « trouver la beauté là où elle n’est pas. »349 Et si elle filme des matières et des objets parfois répugnants, elle s’attache davantage à chercher un sublime qui

345 Ibid. 22m22

346 Ibid.

347 VARDA Agnès, Varda par Agnès, Paris, Les Cahiers du Cinéma, 1994, p134.

348 KLINE, Jefferson. “Agnès Varda, interviews”. Conversations with filmmakers series, University press of Mississippi, 2015, p202. : “, anything could be art.”

349 Ibid. 74 tiendrait de la conception de R.Barthes, c’est-à-dire du punctum, « ce qui vient nous toucher, nous traverser. »350

350 ROY, André « Agnès Varda ». 24 images numéro 163, 2013, p51. 75 C- Traductions filmiques de la volonté de réinjecter un sentiment collectif dans une pratique du glanage et du cinéma individualisées

1- Varda et la rencontre : l’intégration du spectateur La pratique du glanage, comme nous l’avons mentionné plus tôt, s’est largement modifiée au cours des siècles. Auparavant collective, elle est devenue de plus en plus individuelle dans l’ère moderne de consommation. S’accordant avec un mouvement plus général d’individualisation des activités, le glanage est aujourd’hui pratiqué par des personnes isolées. Les groupes se brisent d’autant plus qu’elle n’est plus considérée aujourd’hui comme une pratique normale, c’est-à-dire socialement acceptée. Les glaneurs se cachent et constituent, pour la plupart, des individus isolés difficiles à approcher. Il est amusant de remarquer que c’est la seule cinéaste ayant (de près ou de loin, mais principalement de loin) appartenu au mouvement de la Nouvelle Vague qui filme une pratique autrefois quasiment exclusivement féminine, devenue aujourd’hui tant pratiquée par les populations féminines que masculine. C’est cette dimension collective que Varda tente d’injecter dans ses documentaires, refusant d’accepter la pratique cinématographique comme éclatée. Sur le mode de la coordination elle s’associe aux glaneurs qu’elle filme (« et » la glaneuse) et ne cesse de mettre l’Autre à l’honneur dans son cinéma. Elle cherche le spectateur et souhaite faire du visionnage de ses films une expérience non individuelle. Sa démarche « relève d’un geste qui s’ouvre à l’altérité »351. Dans son installation Les veuves de Noirmoutier, elle propose aux visiteurs, comme nous l’avons déjà évoqué, de se munir d’un casque audio et de s’asseoir sur une chaise pour écouter le récit des veuves. Mais si l’écoute est individuelle, la pratique est collective. On se faufile au milieu des chaises et des visiteurs pour trouver sa place, étant nécessairement dans l’interaction avec ceux qui viennent voir l’installation. Varda nous fait ici « réfléchir à l’acte de regarder et de juger les autres »352. Pour Kelley Conway dans son article « L’île et elle : lieu, temps, écran, récit »353, il existe certes « une communauté des gens sur les écrans, mais il y a 351 - FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p11

352 Ibid. p216.

353 Ibid. 76 aussi une communauté des spectateurs dans la salle. »354. Si nous sommes libres de choisir notre itinéraire parmi les récits documentaires racontés à l’écran, nous devons aussi « prendre en compte les désirs des autres. »355. Varda confie également dans le bonus DVD Du coq à l’âne356 qu’elle trouve la signification des câbles des caques audio qui s’entremêlent entre eux d’une extrême beauté, parce qu’elle y voit une création de liens. Cette idée est révélatrice de l’approche que Varda se fait du cinéma, comme lieu de rencontre où le désir de la réalisatrice ne chapote pas le film comme celui d’un créateur tout puissant et dans lequel il existe du « collectif et du particulier en même temps »357. La réflexion sur l’altérité est également contenue dans les propos des veuves, qui parlant de leurs maris décédés, interrogent les liens qui l’unissaient à lui. L’une d’entre elle, après avoir pourtant passé près de la moitié de sa vie aux côtés de son mari, nous dit que « l’Autre est toujours l’Autre ». Cette réflexion sur l’impénétrabilité du mystère de l’Autre, Varda la partage. Dans le troisième épisode d’Agnès de ci-de là Varda, elle lève les yeux et la caméra vers les bâtiments qui l’entourent et dit : « comme partout, quand je regarde les immeubles et les fenêtres d’appartements, je sais qu’il y a des centaines et des milliers de gens dont je ne sais rien, et que chacun a sa vie. »358 Mais s’il est effectivement difficile d’approcher l’altérité, Varda place cette tentative au cœur de son cinéma, tant dans ce qu’elle filme que dans sa manière de l’enseigner. Pauline Le Duc nous explique donc qu’elle « fait beaucoup de masterclasses, de rencontres. Elle en fait tout le temps, elle a toujours des conférences à droite à gauche. »359 Varda souhaite transmettre sa manière différente de regarder le monde, et c’est finalement peut-être finalement parce qu’elle réussit que l’utopie poursuivie dans Patatutopia se réalise. Elle s’insère régulièrement, dans les discours qu’elle tient, dans un « nous » globalisant, qui vise à interroger ses pratiques en même temps que les nôtres. Pour Les glaneurs, elle explique donc que « les gens mangent ce que nous jetons. Et je dis « nous » parce que c’est vous, c’est moi

354 Ibid.

355 Ibid. p217.

356 DVD 2 Bonus de « Du coq à l’âne », 20’.

357 - FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p73.

358 VARDA Agnès, « Agnès de ci de là Varda », Arte France, Ciné-Tamaris, 2011, 16’15.

359 Annexe 1. 77 – c’est tout le monde. »360 L’expérience cinématographique nécessite pour elle d’être interrogée collectivement. Elle a ainsi proposé un visionnage collectif de Daguerréotypes à ses voisins à la suite de la sortie du film, souhaitant observer comment ils réagiraient devant leur image à la caméra. Elle considère alors le cinéma comme une manière d’ « aller vers le spectateur, mais l’obliger, aussi, à venir. »361 Les expressions familières et le ton rieur que Varda adopte dans ses documentaires provoquent naturellement ce rapprochement. Elle pratique l’interpellation362 langagière du spectateur assez régulièrement, et de même qu’elle partage la souffrance des marginaux avec qui elle tourne, elle demande à ceux qui visionnent ses films : « «lisez, regardez, voyez, comprenez et partagez, riez, pleurez avec moi. »363 Elle ne cesse d’ailleurs d’anticiper sur la réception de ses films en disant avoir pour « terreur que les spectateurs s’ennuient, quelque soit le sujet. »364 Dans Mur murs, Josine Lanco Starrels, directrice de la galerie municipale de Los Angeles, explique qu’elle considère l’art comme une « avenue de communication entre les gens »365. Sa remarque réactive alors la réflexion que nous avons déjà menée sur l’importance du thème de la marche chez Varda, qui parvient à créer un art documentaire dans lequel le spectateur doit à la fois (se) faire son propre mouvement et son propre jugement.

2- Un sentiment de proximité créé grâce à l’utilisation de moyens amateurs : une liberté de ton et de tournage Cette rencontre avec le spectateur, nécessaire pour réinjecter du collectif au sein d’une pratique vouée à devenir totalement solitaire, est largement facilitée par les moyens techniques

360 KLINE, Jefferson. “Agnès Varda, interviews”. Conversations with filmmakers series, University press of Mississippi, 2015, p201.

361 - HENNEBELLE Guy, CinémAction : Le documentaire français. Paris, Cerf, 1987, p132 : « La cinécriture d’Agnès Varda : « je ne filme jamais des gens que je n’aime pas » par Colette Milon.

362 Elle donne aux images et aux mots ce qu’en cinéma l’on décrit communément comme une « fonction phatique »

363 DVD 2 / Bonus Du coq à l’âne (des mains et des objets), 19’45.

364 DVD 2 / Bonus Du coq à l’âne (des mains et des objets), 13’53.

365 VARDA Agnès, « Mur Murs », Ciné-Tamaris, 1982, 38’48. 78 utilisés par Varda dans ses documentaires. Grâce à l’utilisation de la mini caméra DV dans Les glaneurs par exemple, elle ne fait que raccourcir cette distance jusqu’au spectateur. Faisant « l’expérience d’une proximité sans précédent »366, le spectateur prend conscience que, s’il le souhaite, il peut lui aussi se munir du même type de matériel pour aller à son tour glaner des images. Elle mêle ainsi les images « médiocrement définies »367 d’une caméra bon marché avec les images professionnelles d’une caméra haute définition. Ces moyens amateurs, elle les a intégrés dès le commencement de son cinéma. La pointe courte est effectivement tourné extérieur368, avec la participation d’acteurs locaux non professionnels. L’aspect néoréaliste que l’emploi de tels moyens donne à son film tourné en 35mm, en dehors des circuits financiers classiques de l’époque, et, réalisé sans équipe minimum autorisée ni agrément préalable du CNC, est évident. Mais cette pratique du cinéma amateur n’a pas uniquement constitué une étape obligatoire dans le cinéma de Varda. Elle n’a jamais cherché à professionnaliser à outrance les moyens techniques qu’elle emploie et à faire de ce cinéma amateur un symbole de ses débuts dans la profession. Ce film, elle l’a donc réalisé avec « l'improvisation comme règle d'or et la liberté comme champ de manœuvre. »369 Cela permet à David Vasse370 de rapprocher son film de Rayon Vert371, d’Eric Rohmer, lui aussi caractérisé par un tournage à l’air libre et une « confiance absolue accordée aux aléas »372, mais qui intègre ces moyens amateurs au cinéma plus de trente ans après le film de Varda. La cinéaste n’a jamais cherché à cacher son « mépris des usages de la

366 - CHAREYRON, Romain, Haptic vision and the experience of difference in Agnès Varda’s Les glaneurs et la glaneuse. Kansas University Press, 2013, p14 : “Freed from the constraints of the traditional cinematic apparatus, the filmmaker could experience an unprecedented closeness to his or her subject “

367 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p94.

368 Cela nous permet de comprendre encore davantage l’intérêt que les futurs cinéastes de la Nouvelle Vague portent à ce film, puisqu’ils s’opposent de manière extrêmement virulente aux reconstitutions de lieux en studios.

369 ROY, André. « Rétrospective Agnès Varda : L'art de glaner et de bricoler ». 24 images, Septembre 2005, n°123, p5.

370 Ibid. p35.

371 1986.

372 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p35. 79 profession »373, en refusant d’adhérer aux principes de l’industrie cinématographique, mais aussi en refusant de peu à peu professionnaliser son cinéma documentaire. Cet aspect amateur, elle le recherche et en fait sa signature. La cinéaste continue donc de mener un cinéma amateur par les moyens employés qui « correspond[ent] le mieux à ses besoins »374 parce qu’une organisation si souple (équipe réduite et matériel transportable) lui permet de se « redéployer instantanément dans une direction nouvelle. »375. Varda pratique une certaine « répugnance à faire appel à des personnalités connues, pour les comédiens comme pour les techniciens »376. Il est intéressant de constater à ce propos que les deux plus gros « flops » de sa carrière, elle le doit aux films (fictionnels) dans lesquels elle a fait appel aux plus grandes célébrités : Michel Piccoli et pour Les créatures et un nombre incalculable d’entre eux pour les Cent une nuits. Elle revient sur l’échec commercial des Créatures en disant que son film était « peut-être mauvais, mais ce ne sont pas les vedettes qui l’on sauvé. Il y a de grands acteurs de cinéma que j’aime, avec qui j’ai envie de travailler, mais je ne sais pas s’ils se plieraient à ma façon de faire qui est rude, artisanale. »377 Elle fait notamment référence aux conditions du tournage de Sans toit ni loi, film tourné durant un hiver particulièrement froid, auquel s’associait un mistral à parfois près de 95 km/h, et dans lequel les techniciens et la réalisatrice ont tous partagé douches et nourriture, n’ayant pas de caravanes de confort dans lesquelles se loger en cas de nécessité de repli. Tout comme Mona, ils sont devenus vagabonds le temps d’un tournage. Ce risque pris par les équipes donne ainsi un « poids de réalité supplémentaire aux choses de la vie, aux petits riens glanés ici et là. »378 Sans aller jusqu’à adopter le point de vue de Mary P.Wood 379qui voit dans cette promotion des moyens amateurs pratiquée par Varda une prise de position contre « le statut

373 Ibid. p92.

374 Ibid. p94.

375 Ibid.

376 Ibid.

377 RACINE, Claude. « Agnès Varda ou la cinécriture ». 24 images numéro 27, Printemps, 1986, p27.

378 ROY, André. « Rétrospective Agnès Varda : L'art de glaner et de bricoler ». 24 images, Septembre 2005, n°123, p5.

80 traditionnel de l’auteur en tant que mâle éduqué. », une telle volonté de démystification de la technique cinématographique est utilisée par Varda parce que ses films, et en particulier ses documentaires, prennent tout leur sens parce qu’ils sont écrits et montés dans « une économie de filmage qui [tient] tout autant du hasard que de la survie »380.

379 BEZENET, Délphine, The cinema of Agnes Varda, resistance and eclecticism. Columbia, Wallflower press, 2014, « traditionally educated and articulate male authorial status ».

380 ROY, André. « Rétrospective Agnès Varda : L'art de glaner et de bricoler ». 24 images, Septembre 2005, n°123, p5.

81 III- Le principe de fragmentation : glaner dans les couches du temps

A- Des documentaires kaléidoscopiques à l’art du collage

1- La place de la peinture dans l’imaginaire vardien

La traduction esthétique de ce cinéma documentaire composé de glanage divers tient, comme nous l’avons précédemment évoqué, du « ciné-brocante »381. Effectivement, Varda compose volontiers avec le hasard, puisque comme nous l’avons vu le glanage est une méthode aléatoire par excellence. Mais les méthodes qu’elle emprunte, qui visent à réinjecter du collectif dans nos pratiques cinématographiques comme à voir d’un œil neuf notre quotidien, débouchent sur un cinéma à l’apparence fragmentaire. La cinéaste, dans son travail, emprunte énormément aux autres arts. Elle glane notamment dans la peinture, en tant qu’ancienne élève de l’école du Louvre, dont elle a suivi les cours du soir dans l’idée de devenir conservatrice. A l’époque, l’importance que tient l’art dans sa vie est déjà primordiale : « Je ne savais rien de la politique. L’art était mon seul problème, mon seul but. »382 Elle explique dans le livre autobiographique qui revient sur son travail, Varda par Agnès, qu’à l’époque « la révolution cubiste [lui] semblait bien plus importante que la Russe. »383. Son approche de l’industrie cinématographique, dont elle ignore tout, est déjà très picturale : elle imagine qu’un film est « comme une peinture, vu par quelques-uns et circulant de galerie en galerie »384, elle découvre vite l’économie de cet art, entre visas, dossiers d’agréments et commission de censure. Elle glane donc des références dans cet art en permanence, et c’est d’ailleurs lorsqu’elle se met à mimer le geste de la glaneuse du tableau de

381 « “Visages villages”: Agnès Varda et JR racontent leur incroyable tour de France », Les Inrocks, 27 juin 2017

382 VARDA Agnès, « Nausicaa », Ciné-Tamaris, 1970, 84’02.

383 VARDA Agnès, Varda par Agnès, Paris, Les Cahiers du Cinéma, 1994, p.38

384 Ibid. p47 82 Breton qu’elle se pose officiellement en tant que « glaneuse » du film. Face caméra et imitant le geste pictural385, elle dit « je laisse volontiers tomber les épis de blé pour prendre la caméra. »386 On la voit ainsi échanger la gerbe de blé qu’elle porte « attribut des glaneuses traditionnelles »387 contre sa caméra « emblème de sa profession. »388 Le film s’ouvre d’ailleurs sur un plan du dictionnaire Larousse ouvert sur la définition du mot « Glanage ». Le terme est illustré par le tableau Des glaneuses, de J.F.Millet. C’est cette illustration qui pousse Varda à se rendre au musée d’Orsay pour le voir « en vrai » dans la séquence suivante. L’un des bonus DVD qu’elle propose pour accompagner ce documentaire est d’ailleurs révélateur de cet amour de la peinture chez Varda. Elle propose un Petit musée des glaneuses : le spectateur sélectionne l’un des tableaux représentant une scène de glanage qui est proposé à l’écran et Varda, en voix off, propose une petite leçon d’Histoire de l’art à son sujet. « Dans ce Petit musée on peut regarder les œuvres, ou pas, en picorant, en glanant et en jouant. » l’entend-on dire en commentaire. La peinture tient donc une place de choix dans le cœur et l’œuvre documentaire de Varda, et cette « récupération par mimes des gestes représentés »389 sur un tableau, elle la pratique déjà lorsqu’elle demande à J.Birkin, dans Jane B. par Agnès V., de poser comme la Maja vestida390 ou la Maja desnuda391 de Goya ou encore comme la Vénus d’Urbino du Titien392. En laissant les arts communiquer entre eux, Varda montre qu’elle conçoit le cinéma comme un espace de liberté dans lequel il est possible de glaner son inspiration ça et là. Ce n’est pas l’unique moment du documentaire où Varda fait appel à une référence artistique, puisqu’à un certain moment du film elle place en clin d’œil taquin une « Nana » de Nikky de St Phalle, aux courbes généreuses, derrière J.Birkin qui avoue avoir toujours complexé sur sa petite poitrine. Varda insère J.Birkin

385 Annexe 9

386 VARDA Agnès, « Nausicaa », Ciné-Tamaris, 1970, 4’38.

387 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p63.

388 Ibid.

389 Ibid.

390 1797-1799

391 1800

392 Annexe 8 83 dans réseau de références complexe, et le résultat final donne un portrait totalement éclaté de la comédienne. A force de « multiplier, dans Jane B. par Agnès V., les portraits partiels de Birkin pour n’en dessiner qu’un, fait de tous ces reflets. »393, Varda suit vraiment la démarche d’un peintre qui, par touches successives, ajoute de la couleur à un tableau déjà bigarré. Elle crée donc ce qu’elle nomme « un portrait comme autrefois, en prenant son temps. »394 Dès la première minute du film elle lance en en commentaire off que ce documentaire, « c’est le thème du peintre et de son modèle. »395 Ce sont ces appels constants à la peinture qui permettent à Varda de créer une « héroïne polymorphe »396. Jean-Luc Douin, dans le catalogue d’exposition de Patates et compagnie, explique ainsi que « l’Art d’Agnès Varda est celui du collage et du montage, une certaine façon d’interroger les rapports de ses films avec la photographie, la peinture, la musique. »397 Tour à tour héroïne de cinéma (lorsqu’elle recréé Stan Laurel dans le mini-sketch burlesque joué avec L.Betti), héroïne romanesque (femme pauvre d’inspiration dickensienne qui reçoit la visite d’un huissier) et modèle de peintre, J.Birkin est montrée comme un personnage répondant au besoin de Varda de faire appel au glanage d’autres arts. Sa mère, qui souhaitait avoir une enfant artiste, a d’ailleurs passé l’ensemble de sa grossesse à lire des biographies de peintres398. « La culture iconique de V est et restera essentiellement plastique »399 nous dit Bernard Bastide dans « Agnès Varda, une auteure au féminin singulier (1954-1962) ». La scénographie de ses installations reprend également souvent la forme picturale classique du triptyque ou du polyptique. Il est aisé de voir là dedans une référence directe à l’amour que Varda porte à la peinture religieuse du XII et XIIème siècles, comme les annonciations de Fra Angelico. A ce titre, la forme donnée à l’installation vidéo Quelques veuves de Noirmoutier, c’est-à-dire celle d’un panneau multi-écrans, est parfois analysée comme un moyen de sacraliser le destin de

393 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p98.

394 Agnès Varda : Revue belge du cinéma, n°20, Eté indien 1987, p4.

395 VARDA Agnès, « Jane B. par Agnès V. » Ciné-Tamaris, 19881m48

396 BASTIDE, Bernard. « La cinéphotographie d’Agnès Varda ». Actes du colloque, 2004, p81.

397 LEBLANC, Claire, Agnès Varda, patates et compagnie, Bruxelles, collections musée d’Ixelles 2016, p31.

398 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p21.

399 Ibid. 84 ces veuves, qui se rejoint par la souffrance qu’elles partagent400. Varda, comme nous l’avons observé précédemment, refuse de hiérarchiser entre elles les pratiques de ceux qu’elle filme. De même, elle ne hiérarchise pas son approche de la peinture, puisqu’elle aime autant les œuvres classiques de Roger van der Weyden (« celui dont l’œuvre me touche infiniment »401 ) que les toiles de son oncle Yanco, qui a toujours tenu pour elle la place d’un « père-artiste, […] ce père dont je rêvais, qui aimait les couleurs, […] qui aimait rire, qui aimait peindre. »402 Cet amour pour les couleurs, Varda le partage. Dans sa fiction Le bonheur, elle explique avoir essayé de « faire de l’impressionnisme »403 parce qu’elle a cherché à y mélanger le rose, le jaune, le verte, le rouge ou le orange pour faire sortir à l’écran les sentiments contrariés de ses personnages. Dans Cléo de 5 à 7, ce sont les peintures d’Hans Baldung Grien qui ont inspirées Varda. Notamment, La jeune fille et la mort, qui souligne la tension entre les thèmes de l’Eros et du Thanatos404. Ces peintures « belles et effrayantes, sont très vite pour [elle] devenues un sujet de film : la beauté et la mort. »405 Mais s’il est aisé d’incorporer des références picturales à la fiction, Varda le fait largement dans son œuvre documentaire, parce qu’elle taille sa toile dans le réel à sa guise et devient ainsi une « peintre de l'éphémère »406 La liberté qu’elle cherche dans ses documentaires fait selon elle écho avec « la liberté du peintre », c’est-à-dire celle de « mettre des couleurs, en enlever, ajouter un personnage, une tâche… »407 Elle se réclame d’ailleurs aujourd’hui « artiste cinéaste » comme d’autres se revendiquent « artiste peintre. »408 Plus que de mobiliser les références picturales dans ses films comme simple clin d’œil à cet art qu’elle apprécie, Varda se sert de cet art pour prendre indirectement position artistiquement. Effectivement, elle ne cache

400 C’est par exemple le cas de Maxime Scheinfeigel dans « Par-delà le cinéma ».

401 VARDA Agnès, « Agnès de ci de là Varda », Arte France, Ciné-Tamaris, 2011.

402 Oncle Yanco, 0’30.

403 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p113.

404 1517.

405 VARDA Agnès. Images et notes latérales. Arte éditions : Tout(e) Varda, 2007

406 McGUIRE, Shana, Cinécriture et cinépeinture chez Agnès Varda. Dalhousie University Press, 1998, p7.

407 VULBEAU, Alain. « Contrepoint - Glaner pour vivre ». Informations sociales, 2014, n°182

408 Signalé par Philippe Piguet. 85 pas l’admiration qu’elle voue au travail des surréalistes (« Les surréalistes m’affolaient. J’étais éblouie par leur culot, leur contestation, leur humour, leur invention »409, l’entend-on dire en voix off dans Nausicaa). Celle qui n’a pas de diplôme mis à part son « bachot » examine sa légitimité artistique dans un entretien auprès de Louis Guichard410 en disant avoir apprit « en désordre, avec la grille de regard des surréalistes, des abstraits, des risque-tout comme Picasso, Magritte ou Prévert. » Dans Jane B. par Agnès V., elle caricature les paroles du comte de Lautréamont, « beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie »411, en disant à J.Birkin qu’elle est aussi belle que « la rencontre fortuite sur une table de montage d’un androgyne tonique et d’une Eve en pâte à modeler. »412 Varda n’a donc pas peur de créer un cinéma documentaire nourri de références picturales qui, en plus d’avancer au petit bonheur la chance, prend parfois la forme d’un cadavre exquis.

2- Portraits en patchwork Coller les fragments disparates permet à la cinéaste-peintre de tourner des portraits kaléidoscopiques. L’inspiration qu’elle glane dans la peinture pour créer un portrait de J.Birkin lui permet de qualifier le film413 de « portrait collage en cinéma ». Varda grappille par-ci par là des éléments épars de la biographie de J.Birkin, pour créer un film dont les multiples séquences « ne semblent en aucun cas reliées les unes aux autres. »414 et théoriser le non-portrait. Elle montre là qu’elle trouve dans le bricolage, qu’elle admire tant lorsqu’elle filme des glaneurs- artistes en train de composer des œuvres faites de déchets, une activité galvanisante. Elle accumule et juxtapose les fragments épars qu’elle a récoltés de la vie de J.Birkin, et montre par là que tout film est en création perpétuelle, « susceptible d’être encore remodelé[e] sous le

409 VARDA Agnès, « Nausicaa », Ciné-Tamaris, 1970, 82’43.

410 PISCOPO Sandro, « Agnès Varda s'amuse pour Marseille-Provence 2013 », Télérama, décembre 2012.

411 Les chants de Maldoror, 1869, Isidore Ducasse dit Comte de Lautréamont.

412 VARDA Agnès, « Jane B. par Agnès V. » Ciné-Tamaris, 1988, 4’57.

413 Qu’elle appelle aussi « non-film ».

414 BEZENET, Délphine, The cinema of Agnes Varda, resistance and eclecticism. Columbia, Wallflower press, 2014, p82 « the film various sections do not all seem to be related to one another ». 86 regard. »415 Elle colle ensemble des éléments hétérogènes dans un film qui se construit comme un patchwork, faits de plans « plus ou moins grossièrement cousus entre eux et qui pourraient aussi bien connaître des diffusions séparées. »416 Le récit biographique est d’autant plus fragmentaire qu’il est entrecoupé de toutes sortes de saynètes que nous avons déjà évoquées. Dans l’une d’entre elles, nous sommes invités à suivre J.Birkin dans un labyrinthe de fête foraine, déguisée en Ariane et se faisant poursuivre par la caméra comme par Thésée par le Minotaure. Varda théorise là l’esthétique du fragment qu’elle place au cœur d’un cinéma documentaire inspiré de la technique du glanage et de la récupération. En voix-in, elle explique que ce portrait qu’elle a voulu faire, c’est « comme quand on fait un puzzle, on pose des petits morceaux, par ci par là, et puis ça se dessine doucement, et puis il y a encore un trou au milieu, un vide. »417 Varda, en assemblant des plans hétéroclites, pratique un art biffin tout comme les personnes qu’elle filme dans Les glaneurs. Mais il n’y a pas que l’image qui réponde à cette forme de puzzle, il y a parfois aussi les sons dont elle se sert. Dans Mur murs, elle mélange des musiques qu’elle a achetées « au mètre »418, pour rendre compte du mélange cosmopolite des peintures et des cultures du Los Angeles des années 1980. Le film est d’ailleurs rangé sous l’étiquette de « kaléidoscope touristique »419 par Roselyne Quéméner dans l’ouvrage collectif Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Cette pratique de la fragmentation, propre au cinéma documentaire de Varda, tire peut-être ses origines de son éducation qui fut elle-même caractérisée par la fragmentation. A l’exposition Patates & compagnie du Musée d’Ixelles, elle épingle sur un paravent des morceaux d’articles de journaux découpés ou encore des vignettes provenant de barres de chocolats, par lesquelles elle dit avoir fait son éducation. Sa mère, d’ailleurs, collectionnait non les livres d’art mais les cartes postales d’art, ce qui a, là encor, demandé à Varda de se créer une culture générale par le biais de fragments. De même, dans Les plages d’Agnès, elle dit avoir appris à placer les départements français sur une carte grâce à des puzzles éducatifs que l’on ne trouve plus que dans 415 Etudes cinématographiques, A.Varda, ouvrage collection, édition 179/186 « Mythologies vous me faîtes rêver ! » ou mythes cachés, mythes dévoilés dans l’œuvre d’Agnès Varda – Bernard Bastide, p82.

416 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p95.

417 VARDA Agnès, « Jane B. par Agnès V. » Ciné-Tamaris, 1988, 65’20.

418 Agnès Varda : Revue belge du cinéma, n°20, Eté indien, 1987.

419 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p117. 87 les brocantes. Elle nous amène alors avec elle dans un marché aux puces et commente : « J’aime bien traîner aux puces, chiner ou parler, flâner ou filmer, et trouver des trucs. »420. Son imaginaire marche alors comme un magasin de trouvailles, Jean-Luc Douin, dans son article « Varda la tryptiquesse »421, compare ce fonctionnement à celui de quand nous allons « fouiller le grenier, chiner aux Puces, fouilles les bric à brac et y glaner des moments privilégiés. »422 Les labyrinthes que Varda fait emprunter à J.Birkin, elle les emprunte aussi dans son cinéma, puisque dans ses films, elle aime « ne connaître le parcours qu’à la fin, à la sortie… »423. Varda invente Jane comme les personnes ayant croisé la route de Mona réinventent la routarde. La conclusion de Varda quant à cette difficulté à recréer une personne est cinglante : « tout portrait, dont celui de Mona, est impossible à faire »424. Elle raconte dans Varda par Agnès qu’elle a de nombreuses fois complété des puzzles dans sa vie. Mais en cherchant à aller jusqu’au bout d’un puzzle de 3000 pièces représentant une galerie de peinture du XVIIème siècle dont il lui manquait en fait une pièce, elle a préféré abandonner son projet. Le soulagement ressenti lorsqu’elle a accepté de « ne pas souffrir davantage, d’accepter le puzzle comme impossible à compléter »425 lui a alors probablement inspiré cette réflexion théorique sur le cinéma. Pourtant, lorsqu’elle tourne Ulysse en 1982, documentaire sur une photographie qu’elle a prise plusieurs années auparavant et dont elle part retrouver les protagonistes, elle cherche bien à « reconstituer le puzzle des éléments » qui lui ont fait prendre ce cliché426. Dans L’épreuve du réel à l’écran427, François Niney questionne la place de l’image-fragment dans le cinéma. Elle exprime pour lui « à la fois la puissance poétique du langage et l’impossibilité d’exprimer quelque chose d’entièrement

420 VARDA Agnès, « Les plages d’Agnès », Arte France, Ciné-Tamaris, 2008, 60’07.

421 LEBLANC, Claire, Agnès Varda, patates et compagnie, Bruxelles, collections musée d’Ixelles, 2016.

422 Ibid. p28.

423 Etudes cinématographiques, A.Varda, ouvrage collection, édition 179/186 « Mythologies vous me faîtes rêver ! » ou mythes cachés, mythes dévoilés dans l’œuvre d’Agnès Varda – Bernard Bastide, p81.

424 VARDA Agnès, Varda par Agnès, Paris, Les Cahiers du Cinéma, 1994, p159.

425 Ibid.

426 Ibid. p135.

427 NINEY, François, L’épreuve du réel à l’écran : essaie sur le principe de réalité documentaire. Paris, De Boeck, 2002 88 déterminé »428. Et effectivement, Varda refuse de faire un cinéma documentaire dogmatique. Elle préfère interroger et se refuse à « penser une réalité contenue dans un récit unique»429. Elle pense alors le cinéma documentaire plus comme un lieu de questionnement de l’image et pratique une approche qui fait écho à celle du « ciné-ma » vérité de Chris Marker, expression qu’il emploie pour montrer l’absurdité contenue dans la volonté de faire du « cinéma vérité ». L’œuvre- mosaïque de Varda s’épanouit ainsi en ramifications diverses, qui viennent former un réseau reproduisant le processus d’association de la pensée.

3- L’autoportrait fragmenté S’il est impossible de raconter l’Autre, le Moi est tout aussi fragmenté dans le cinéma documentaire de Varda. A l’occasion de son documentaire Les plages, elle revient sur les moments marquants de sa vie et de son œuvre en glanant des archives dans ses films antérieurs. Elle collecte alors les moments de sa propre vie, qu’elle rassemble là encore sous forme de fragments épars. Elle retrace l’histoire de son film La pointe courte, évoque ses souvenirs de guerre et sa vie aux côtés de Jacques Demy. Si nous avons vu que Varda analyse en profondeur la place de l’altérité dans ses documentaires, c’est ici sur sa personne qu’elle s’interroge. Pour présenter le film Jane B. par Agnès V., elle nous montre ainsi, non sans une certaine ironie, la séquence dans laquelle Jane chante aux côtés de Gainsbourg leur fameuse chanson « Le moi et le Je ». Elle commente, un peu plus tard dans le film, « un peu de Je, un peu de moi, je déballe tout en vrac et après je range un peu ». Le thème de l’informalité et du désordre est alors une fois de plus décliné, cette fois sur le mode autobiographique. Passé et présent s’entremêlent et la cinéaste trouve ainsi le moyen de coudre « bord à bord les fragments d’un tissu mémoriel »430 pour que les deux extrémités temporelles puissent se rejoindre et communiquer dans le long métrage. Elle se donne une dimension de personnage en ouvrant le documentaire sur ces paroles : « Je joue le rôle d’une petite vieille, rondouillarde et bavarde, qui raconte sa vie. » Le pacte autobiographique431 qu’elle scelle avec le spectateur apparait alors tout de suite ambigu. Réalisatrice, narratrice et 428 Ibid. p245

429 BELLANGER, Nadine, Des films de photographes : entre haine et amour de l’image ou comment la parole rend visible, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003, p69.

430 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p197. 89 personnage à la fois, elle use de plans métaphoriques comme celui d’ouverture du film, dans lequel elle tend des miroirs vers les techniciens et la caméra, pour montrer combien elle est encline à se « décompose[r] en une multitude de « Je », qu’elle regarde et qui la regardent. »432 Pour autant, et selon les paroles de Maurice Blanchot, l’utilisation du fragment n’est pas « un retrait sceptique, le renoncement fatigué à une saisie complète »433. Il a simplement toujours fait partie de l’esthétique vardienne. En 1949, à à peine vingt ans, elle prenait ainsi une photographie d’elle, qu’elle imprimait en grand tirage, découpait et replaçait sur un carton en en espaçant les morceaux, afin de lui donner un aspect de mosaïque antique434. Elle crée également, en 2009, une série photographique, Portraits brisés435. Elle photographie des gens se regardant dans des miroirs morcelés et en profite pour se plier au jeu elle aussi. Philippe Piguet, dans « Varda, la passion art »436, interprète ces jeux de surfaces comme un moyen de « briser la glace »437 pour entrer dans la communication avec le visiteur. Le travail qu’effectue Varda dans Les plages, c’est un travail sur la mémoire, sa mémoire. Elle fouille dans les méandres de son esprit et de sa filmographie pour rappeler au présent les instants passés, comme lorsque dans Ulysse elle nous rappelle les gros titres des actualités de l’année 1954 en précisant « ce que j’en dis ce n’est pas de mémoire, j’ai dû fouiller le sable de la plage, et les actualités filmées, et les journaux. »438. Par voie de conséquence, le procédé de la mosaïque n’est plus uniquement à considérer comme la simple association de fragments en vue de créer un motif, mais il faut y étudier, au sens figuré, la libre association comme reproduction de la structure de la mémoire de Varda.

431 LEJEUNE Philippe, le pacte autobiographique.

432 GOURSAT, Juliette, Mises en « Je » : autobiographie et film documentaire. Presses Universitaires de Provence, 2016, p97.

433 « Les Plages d’Agnès, une esthétique du fragment et du collage », Imago Memoria, décembre 2008

434 Photographie exposée à l’occasion de Y’a pas que la mer, Musée Paul Valery, Sète du 3dec 2011 au 22 avril 2012

435 Annexe 11.

436 PIGUET Philipe, « Varda, la passion art », Editions Au fil du temps, 2012.

437 Ibid. p26

438 VARDA Agnès, « Ulysse », Ciné-Tamaris, 1982, 15’04.

90 91 B- L’implication de la glaneuse dans ses documentaires

1- Le documentaire subjectif et la matérialité du geste

Lorsque Varda parle de la pratique des glaneurs, elle s’inclut dans la communauté en tant que « glaneuse ». Elle n’adopte donc pas un point de vue neutre dans ses documentaires, dans lesquels elle s’implique volontiers moralement et physiquement. L’Opéra Mouffe, qui a pour sous-titres « Carnets de notes d’une femme enceinte » montre l’intégration de Varda dans son court métrage, puisque c’est bien elle qui est enceinte lorsqu’elle le tourne. C’est à partir de ce documentaire qu’elle théorise la notion de « documentaire subjectif » pour la première fois en 1964, lors d’un entretien avec André S.Labarthe et R.Valey439. Pourtant, c’est l’un de ses rares documentaires où elle n’apparaît pas physiquement dans le champ. Il nous est possible de constater que progressivement dans sa filmographie, elle a de plus en plus tenté de s’inclure dans le cadre. L’inscription de sa subjectivité à l’écran a été facilitée par la technologie numérique : nous avons déjà évoqué l’utilisation que Varda fait de la caméra légère DV, grâce à laquelle elle peut filmer les glaneurs au plus près. Cette caméra, Varda l’utilise pour filmer des plans dans lesquels elle ramasse des pommes de terre en forme de cœur dans les champs. S’impliquer dans ses plans permet à Varda d’injecter dans « l’irréalité de l’image la réalité du mouvement »440, pour reprendre une réflexion que Christian Metz, sémiologue du cinéma, applique plus généralement à l’art cinématographique. Comme ceux qu’elle filme, elle se courbe pour fouiller la terre. L’analogie de son geste avec celui qu’elle filme chez les glaneurs lui permet de faire un cinéma documentaire dans lequel elle s’engage directement. Plutôt que de demeurer extérieure à « la communauté qu’elle construit »441, elle s’y intègre dans « un geste solidaire et généreux, sans

439 L’émission Cinéastes de notre temps, « La Nouvelle vague par elle-même », réalisé par André S. Labarthe et Robert Valey en 1964.

440 METZ, Christian. Essais sur la signification au cinéma. Klincksieck, 1968. « Le « secret » du cinéma, c’est aussi cela : injecter dans l’irréalité de l’image la réalité du mouvement, et réaliser ainsi l’imaginaire jusqu’à un point jamais encore atteint. »

441 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p43. 92 pour autant tomber dans l’exaltation servile ou le geste complaisant. »442 Au sein de ce cinéma subjectif, elle porte donc une attention toute particulière aux gestes. La réflexion que Germain Lacasse mène dans son article «La postmodernité: fragmentation des corps et synthèse des images»443 est révélatrice de la nouvelle appréhension du corps, et donc plus largement du geste, que permettent les nouvelles technologies. Il fait un parallélisme entre un mouvement général de réduction de la taille des appareillages technologiques, c’est-à-dire des caméras numériques comme des échographes, et un changement de paradigme dans la manière dont les individus abordent leur identité. C’est donc le corps de Varda qui apparaît énormément dans Les Glaneurs, plus de quinze minutes en tout sur les quatre-vingt deux du film444. Dans Deux ans après, à l’occasion d’une discussion avec le glaneur Alain F., elle réalise l’impact de ce type de scènes sur le public. Car lorsqu’elle lui demande ce par quoi il a été le moins intéressé dans le documentaire, il répond « votre présence notamment. Vous faites votre autoportrait, je trouve que ce n’est pas réussi. Ca c’est mon point de vue. »445. Mais elle défend sa prise de position esthétique en répondant « mais moi aussi je glane, je glane aussi des images pour faire mon film. »446 Au moment-même où elle le dit, elle apparait d’ailleurs à l’écran avec sa caméra à la main, en train de filmer Alain. Ce pied de nez amical qu’elle fait au glaneur lui sert à prouver la nécessité de sa présence à l’écran. Il lui semble effectivement éthiquement inconcevable de ne pas entrer physiquement dans le champ d’un film pour lequel elle a tant demandé aux gens, à ces glaneurs qui « parlent avec autant d’honnêteté. »447. La réflexion qu’elle mène sur son propre geste créatif est bien présente. Nous pourrions analyser le glanage sous l’angle d’un « geste relique » selon la

442 Ibid.

443 La postmodernité : fragmentation des corps et synthèse des images.

444 GAUTHIER, Guy, Un siècle de documentaire français. Des tourneurs de manivelle aux voltigeurs de multimédia. Paris, Armand Colin, 2004, p201.

445 VARDA Agnès, « Deux ans après », Ciné-Tamaris, 2003, 9’54.

446 Ibid. 10’11.

447 KLINE, Jefferson. “Agnès Varda, interviews”. Conversations with filmmakers series, University press of Mississippi, 2015, p184.

93 terminologie de Desmond Moris dans La clé des gestes448, c’est-à-dire en tant que geste qui a survécu à son époque d’origine. La survivance historique de cette pratique permet à Varda d’observer son évolution, et de penser à la concordance entre les gestes. Dans Ydessa, les ours et etc…449, documentaire dans lequel elle filme le travail de l’artiste Ydessa Hedeles, qui a exposé des photographies d’ours en peluche du sol au plafond, elle souligne le fait qu’aucun des visiteurs ne se penche vers les photos les plus proches du sol, passant alors à côté des plus beaux de ces clichés. Pour J.Aumont dans l’Esthétique du film450, « reproduire l’apparence du mouvement, c’est en fait reproduire sa réalité. ». Donc en reproduisant le mouvement du glaneur en se penchant avec sa caméra, Varda reproduit la réalité d’un geste ancestral, qu’elle délivre jusqu’à nos écrans. Les sens, essentiels au glanage (il faut s’en servir pour savoir si ce que l’on souhaite ramasser est périmé ou non), sont donc mis en éveil dans le cinéma de Varda. Romain Chareyron, avec son article « Haptic vision and the experience of the difference in Agnès Varda’s Les Glaneurs et la Glaneuse »451 insiste ainsi sur la dimension tactile du cinéma de Varda. Elle cherche, via l’objectif, à restituer la texture irrégulière des pommes de terre qu’elle filme, qu’elle rend très palpable au spectateur de par la proximité physique qu’elle entretient avec le légume. Le pouvoir de cette « vision tactile demande au spectateur de s’investir émotionnellement dans la représentation grâce aux souvenirs emmagasinés dans nos propres sensations. »452. L’écran qui sépare Varda des spectateurs peut alors être considéré comme une membrane relativement fine. Finesse grâce à laquelle elle parvient à entretenir une relation organique avec ce et ceux qu’elle filme. Le geste du glanage, qu’elle imite volontiers, tient alors place de geste performatif, car elle tend la main jusqu’au spectateur pour l’accompagner dans cette expérience sensible.

2- Un cinéma littéraire : le ton engagé de Varda François Niney, dans L’Epreuve du réel à l’écran, écrit que « la fragmentation est

448 MORIS Desmond, La clef des gestes.

449 Ydessa, les ours, 2004, 43’.

450 « Les Plages d’Agnès, une esthétique du fragment et du collage », Imago Memoria, décembre 2008.

451 CHAREYRON, Romain, Haptic vision and the experience of difference in Agnès Varda’s Les glaneurs et la glaneuse. Kansas University Press, 2013, p14.

452 Ibid. “The evocative power of haptic vision asks us to emotionally invest the representation with the memories stored in our own sensations.” 94 indispensable si on veut ne pas tomber dans la représentation. »453 Il entend la notion de représentation au sens fort du terme, c’est-à-dire compris grâce au suffixe « re » comme une restitution neutre du réel à l’écran. Varda, donc, répond à cette exigence de ne pas faire de la représentation, malgré le fait que le cinéma documentaire taille sa matière dans le réel. Ses films ne veulent pas engager un « nobody’s point of view »454 mais bien la voix affirmée d’une auteure. Si Varda a du mal à recoller les morceaux de sa mosaïque personnelle, elle affirme pourtant clairement la présence d’un « Je » dans ses documentaires. C’est là encore son amour pour les arts qui s’exprime, et en l’occurrence pour la littérature. Elle adopte donc sa démarche, que nous considérons désormais comme essentielle à son cinéma, d’aller glaner dans les autres arts des inspirations et une méthode. Il est donc extrêmement révélateur à ce propos de voir qu’elle théorise sa démarche cinématographique comme une « cinécriture ». Elle théorise ce néologisme dans Varda par Agnès455, dans la rubrique « C comme cinécriture ». Elle y explique que le tournage de ses films, leur montage et les plans qu’elle y insère on été « sentis et pensés comme les choix d’un écrivain. »456. Elle intègre donc à ses films des éléments de style qui trouvent leur source dans la littérature, parce qu’elle pense aux « phrases denses ou pas, types de mots, fréquence des adverbes, alinéas, parenthèses, chapitres continuant le sens du récit ou le contrariant, etc. »457 L’exploration du thème de la décomposition dans son cinéma nous avait permis d’évoquer son amour pour le mouvement pictural des surréalistes, dont elle se réclame également à un niveau littéraire. Elle explique alors que, dès son premier film, elle a su faire confiance au « hasard puissant »458 dont elle avait pu entrevoir la force dans un livre comme Nadja d’A.Breton459. Les titres de ses films sont également pour beaucoup inspirés des références

453 NINEY, François, L’épreuve du réel à l’écran : essaie sur le principe de réalité documentaire. Paris, De Boeck, 2002.

454 NINEY, François. Le documentaire et ses faux-semblants. Klincksieck, 2009, p120. Il distingue les reportages des documentaires en insistant sur cette expression, employée autrefois à la télévision américaine pour désigner le point de vue désincarné qu’étaient censés adopter les speakers.

455 VARDA Agnès, Varda par Agnès, Paris, Les Cahiers du Cinéma, 1994, p14.

456 Ibid.

457 Ibid.

458 Ibid. p38.

459 1928 95 littéraires qu’elle a grappillées au cours des années. C’est le cas de Ô saisons, ô châteaux, qui est directement inspiré du titre éponyme d’un poème de Rimbaud460. Dans Les dites cariatides, elle fait référence au poème « La beauté »461 de Baudelaire, en le citant en même temps qu’elle filme ces sculptures murales : « Je suis belle, ô mortels ! Comme un rêve de pierre. »462 Elle dédie son film Sans toit ni loi à Nathalie Sarraute, qui s’est, à la manière de Varda avec la Nouvelle Vague, imposée dans le paysage littéraire français « avant que se dessine le groupe du Nouveau Roman dont elle était la seule femme. »463 Mais c’est surtout pour l’importance que donne N.Sarraute au thème de la fragmentation dans son œuvre que Varda énonce une proximité intellectuelle avec son travail. C’est essentiellement l’inspiration littéraire du commentaire vardien qu’il nous importe ici d’analyser. Dans Jane B. par Agnès V., elle demande à J.Birkin « tu nous a raconté ta vie, mais est-ce que tu es prête à vider ton sac ? »464, et sa muse répand alors le contenu de son sac à main au sol. Elle utilise énormément la figure de style de l’antanaclase, c’est à dire le jeu sur l’homonymie et deux mots qui ne sont pas synonymes. Dans Mur murs, elle regarde donc Arthur Mortimer, artiste peintre « passe[r] un savon à sa femme »465 car il lave le mural sur lequel il a représenté le visage de sa bien aimée. Mur murs est d’ailleurs un film oxymorique par excellence parce que Varda y cherche « la poésie d’un territoire qui se craquelle »466. Le commentaire vardien est construit par « logique associative, formelle »467 Varda a pour cela beaucoup recours à l’anadiplose, c’est-à-dire à la reprise du dernier mot d’une phrase à la phrase suivante. Elle utilise beaucoup le chiasme également, dont use justement Claudine Delvaux pour décrire la littérarité du cinéma vardien, « comme si la cinéaste faisait ses images comme on écrit une page de poésie.

460 1872

461 1857

462 VARDA Agnès, « Les Dites Cariatides », Ciné-Tamaris, 1984, 6’36.

463 VARDA Agnès, Varda par Agnès, Paris, Les Cahiers du Cinéma, 1994, p31.

464 VARDA Agnès, « Jane B. par Agnès V. » Ciné-Tamaris, 1988, 14’56.

465 Ibid. 33’56.

466 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p116.

467 BELLANGER, Nadine, Des films de photographes : entre haine et amour de l’image ou comment la parole rend visible, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2003, p62. 96 Comme si la cinéaste écrivait ses textes comme on compose une image.»468 Elle explore donc le potentiel poétique de la grammaire filmique au moyen de « jeux de mots visuels »469 en donnant par exemple l’impression, dans Du côté de la côte, qu’un visage d’enfant sort du corps d’une adulte via un jeu de perspective470. Dans Daguerréotypes, le montage expressif, qui rappelle les techniques cinématographiques d’un J.Vigo ou d’un S.Eisenstein, lui sert à mettre en parallèle un numéro du magicien Mystag dans lequel le visage de son assistante disparait derrière des couteaux avec, au plan suivant, le moniteur de l’auto-école du quartier qui explique à ses élèves qu’il est nécessaire de garder la tête froide au volant. Poétiser le réel permet à Varda de parler de réalités sociales dures sur un ton ludique, avec un « débit Nouvelle Vague qu’elle n’a jamais perdu. »471 En somme, elle cherche toujours à privilégier « la saveur et la légèreté des mots »472, et cela même lorsqu’elle aborde des sujets comme la misère. Elle refuse de se laisser aller à un didactisme ennuyeux lorsqu’elle nous donne la définition du glanage. Dans Les Glaneurs, elle demande à un avocat avignonnais, Maître Dessaud, d’expliquer les tenants et les aboutissants juridiques de la pratique du glanage dans un champ. Au milieu des cardons, Code Pénal à la main, celui-ci termine sa présentation sur un ton léger : « maintenant, je vais me promener dans les choux, si vous le voulez bien. »473

3- Exhiber les moyens filmiques : la réflexion métadiscursive comme preuve de la présence de la cinéaste L’implication de Varda dans ses documentaires, qu’elle passe par le corps ou la voix, fait de son cinéma un cinéma incarné. Sa réflexion autour du glanage outrepasse alors le cadre

468 Agnès Varda : Revue belge du cinéma, n°20, Eté indien 1987, p25.

469 DVD 2 / Bonus Du coq à l’âne, 12’57.

470 Annexe 2.

471 « “Visages villages”: Agnès Varda et JR racontent leur incroyable tour de France », Les Inrocks, 27 juin 2017

472 Livret du DVD Ydessa, les ours, 2004.

473 VARDA Agnès, « Daguerréotypes », Ciné-Tamaris, Paramount, 1975, 30’30. 97 seulement politique, pour toucher au médium cinématographique. Puisque la cinéaste est dans le cadre, elle accepte de révéler au spectateur les dessous de sa création. La glaneuse est alors présente dans le cadre en termes physiques, dévoilant avec elle l’appareillage qu’elle utilise. Cette mise en abyme de la technique cinématographique nous permet de remarquer l’implication personnelle forte qu’elle met dans ses documentaires. Lorsqu’elle filme les camions sur l’autoroute qu’elle emprunte dans Les Glaneurs et la Glaneuse, elle se montre dans son rétroviseur, caméra à la main474. Le processus filmique est en train de se réaliser en même temps qu’elle filme et elle le montre avec son apparition concrète à l’écran lorsqu’un glaneur des Glaneurs et la glaneuse trouve une pomme de terre en forme de cœur dans un champ et que l’on voit la main de Varda apparaitre à l’écran et se tendre vers la pomme de terre475. Elle casse alors le code narratif selon lequel le cinéaste est censé rester derrière sa caméra. Même si cela constitue une règle moins canonique dans le cinéma documentaire que dans le cinéma de fiction, rare sont les documentaristes qui ne limitent pas leur implication à un commentaire en son hors champ. C’est-à-dire, selon la terminologie du musicien et théoricien Michel Chion, à un son qui fait partie de l’univers filmique mais dont on ne voit pas la source à l’écran. Le son vardien, en ce sens, est un son in, car la source dont il émane est présente dans le champ. Lorsque la cinéaste prend la pomme de terre en cœur dans les mains de l’homme qu’elle accompagne pour glaner, elle commente son geste « J’ai entrepris cet exercice périlleux : filmer d’une main mon autre main qui filmait des patates en forme de cœur. »476. Périlleux, cet exercice l’est, parce que l’entrain qu’elle met dans son mouvement pour récupérer la pomme de terre lui fait presque perdre l’équilibre, mais aussi parce que cette intrusion physique dans le champ filmique est déstabilisante pour le public. Lorsqu’elle filme Jane Birkin pour Jane B. par Agnès V., la nervosité de la comédienne est palpable malgré le fait qu’elle soit habituée à l’attention médiatique. Varda la rassure en lui expliquant, à elle et aux spectateurs en même temps « Tu ne seras pas toujours toute seule dans le miroir : il y aura la caméra, qui est un petit peu moi, et tant pis si j’apparais parfois, dans le miroir ou dans le champ. »477 Elle demande alors à Jane de lancer des regards à la caméra, parce qu’elle sent qu’elle détourne les yeux de l’objectif. Elle la somme

474 Annexe 12.

475 Annexe 17.

476 Ibid. 10’05.

477 VARDA Agnès, « Jane B. par Agnès V. » Ciné-Tamaris, 1988, 3’53. 98 ainsi de lever les yeux, en lui disant, toujours en commentaire in : « il faut que tu regardes là- dedans, sinon tu ne me regardes pas. »478 La caméra apparait alors comme le prolongement de son œil479. Dans le même film, Jane B. se déguise en danseuse espagnole, entame quelques pas de Flamenco et explique se sentir extrêmement mal à l’aise dans ce personnage. La scène, qui pourrait être considérée comme un raté filmique, est intégrée, selon une technique récurrente du cinéma documentaire vardien que nous avons déjà observée. Mais plus que ça, elle permet à J.Birkin de demander à Varda de la filmer comme elle est, naturelle, avec les pantalons en jean et les pulls larges qui la caractérisent. En même temps qu’elle entame avec Varda un dialogue lui expliquant combien elle se trouve paradoxale, rêvant d’être une anonyme célèbre, la caméra de Varda s’éloigne de son visage pour aller filmer l’arrière d’une autre caméra qui est en train de la filmer aussi. Plus tard dans le film, c’est Varda qui trouve que c’est le « bon moment pour parler de l’envers du décor. » Elle filme alors les techniciens du film et révèle la mise en scène de ce documentaire biographique original480. La réflexion métadiscursive que Varda la glaneuse opère sur son cinéma nous entraine ainsi avec elle « du gros plan jusqu’à l’arrière plan, jusqu’au fond de l’image », pour reprendre les paroles qu’elle prononce dans son film en s’adressant à Birkin481.

478 Ibid. 4’22.

479 Annexe 13.

480 Annexe 14.

481 Ibid. 58’36 « On ne sait pas à quel moment on a glissé, du gros plan jusqu’à l’arrière-plan, jusqu’au fond de l’image ».

99 C- Le temps vardien : entre peur de ne plus voir et germes de patates

1- Un cinéma d’essence photographique pour interroger le temps Nous avons donc analysé que pour être « la glaneuse » dont elle parle, Varda s’implique fortement dans ses documentaires, que ce soit de manière morale, physique ou intellectuelle. Elle nous fait remarquer sa présence par un commentaire enjoué glanant ses inspirations dans la littérature et ne cesse de nous rappeler sa présence via une réflexion métadiscursive constante sur sa pratique. Quand Varda interroge des glaneurs sur leur activité, elle les pousse à réfléchir sur leur geste. Elle fait de même en réfléchissant sur son geste cinématographique. Les pommes de terre en forme de cœur qu’elle récolte, elle les observe vieillir et se ratatiner. Elle mène, depuis ce motif de la transformation de la pomme de terre, une réflexion sur le temps qu’elle place au cœur de son œuvre documentaire. Jusque là, nous avons observé le glanage que la cinéaste opère dans les autres arts, peinture et littérature, pour aller y chercher une forme renouvelée de langage cinématographique. Pourtant, il reste un art essentiel à la pratique vardienne que nous n’avons pas interrogée, et qui ne saurait être oublié car il est pleinement intégré à la « multi-pratique »482 cinématographique de la cinéaste. Cet art, c’est la photographie, qui lui sert de point de départ à sa réflexion sur le temps. Nous avons déjà évoqué son passé de photographe au TNP de Jean Vilar, entre 1948 et 1960. C’est à ses côtés, donc, qu’elle pratiquera son « apprentissage du regard »483, qui lui permettra plus tard de réaliser un film uniquement composé de photographies mises les unes à la suite des autres : Salut les cubains. Tous les souvenirs qu’elle a récoltés, elle les évoque au travers de ces images photographiques qu’elle nous présente à l’écran. Mais elle mène avant tout dans ce film une réflexion sur le mouvement, plus que sur le temps. C’est dans Ulysse qu’elle pose frontalement la question du temps qui passe en cherchant à réactiver le passé depuis le visionnage d’une archive présente. Effectivement, en retrouvant cette composition dans ses albums de photographies et en essayant de retrouver les protagonistes de l’image, elle mène une enquête sur les années qui passent. Elle parvient donc à retrouver Fouli Elia, protagoniste 482 BRESCHAND, Jean, Le documentaire, l’autre face du cinéma. Cahiers du cinéma, 22 décembre 2002, p45.

483 BASTIDE, Bernard. « La cinéphotographie d’Agnès Varda ». Actes du colloque, 2004, p7.

100 présent sur la photographie, désormais directeur artistique au journal Elle. Pour réactiver le souvenir, Varda lui amène des galets glanés sur la plage. Elle rentre également en contact avec Ulysse, enfants assis sur la plage dans la photographie et qui a donné son nom au film. Il est désormais libraire à Paris, ville qu’il a toujours habitée car il était voisin de Varda lorsqu’elle a emménagé rue Daguerre. Depuis l’image inanimée, Varda observe un mouvement jusqu’à ses souvenirs les plus lointains. Varda n’a jamais caché son admiration pour Henri Cartier-Bresson : elle lui rendait déjà hommage en 2011 lorsque dans l’Episode 1 d’Agnès de ci de là Varda elle pratiquait un arrêt sur image d’une jeune femme sautant au dessus d’une flaque qui lui rappelait son concept de « l’instant décisif », et elle réaffirme l’engouement qu’elle éprouve pour son travail en se rendant sur sa tombe aux côtés de JR dans Visages, villages. Mais ce n’est pas le présent de cet instant décisif qui l’intéresse, c’est davantage l’« avoir-été-là » dont parle Roland Barthes dans La chambre claire484. Elle questionne « l’irréalité réelle »485 des photographies depuis ses propres souvenirs. « La conjonction illogique de l’ici et l’autrefois »486 qui se produit dans la photographie questionne Varda. Sa réflexion sur la durée dans l’image inanimée, elle l’étend au cinéma qui, dit-elle, lui rappelle à tout moment « qu’il filme pour rien le mouvement puisque toute image devient souvenir et que tout souvenir se fixe et se fige.»487. Elle remet alors en perspective les réflexions de C.Metz, qui voyait dans le cinéma, au contraire de la photographie, un « être-là vivant. »488 C’est dans les « incessants allers-retours »489 qu’elle opère entre photographie et cinéma que se pose pleinement la question du temps chez Varda. Ainsi, si Ulysse a été diffusé en 1983 dans la sélection « Un certain regard » du Festival de Cannes, c’est bien parce que Varda porte un certain regard sur les rapports qu’entretiennent les deux arts entre eux. Elle ne cesse de les confronter et de les interroger, et nous rappelle qu’elle le fait bien depuis son rôle de glaneuse lorsqu’elle dit qu’elle, adoptant une métaphore en lien avec le thème de

484 La chambre claire, 1980.

485 Ibid.

486 Ibid.

487 « Cinévardaphoto » dit-elle »

488 METZ, Christian. Essais sur la signification au cinéma. Klincksieck, 1968.

489 Agnès Varda : Revue belge du cinéma, n°20, Eté indien 1987, p25/31. 101 l’agriculture, a envie « d’associer Photographie et Cinématographie comme Labourage et Pâturage »490.

2- La vieillesse comme réflexion organiquement imbriquée au cinéma de Varda Ainsi, le cinéma vardien est, par les rapports qu’il entretient avec la photographie, envisagé comme une machine à « re-monter »491 le temps. Varda, qui fêtera bientôt ses quatre-vingt dix ans, mène depuis longtemps une réflexion sur sa condition de femme âgée. Toujours extrêmement active et prête à continuer à se courber pour ramasser les tubercules qu’elle apprécie tant, elle montre pourtant dans son cinéma documentaire une certaine angoisse à propos de son avancement dans l’âge. Si elle s’interroge tant sur la question du temps, c’est qu’au fil des années elle a vu sa vue diminuer, et que le troisième âge s’accompagne chez elle d’une angoisse de ne plus voir, comble pour une ancienne photographe reconvertie en cinéaste. Elle reçoit effectivement des piqures dans les yeux une fois par mois, pour soigner la maladie qui l’aveugle progressivement. Dans Visages, villages, elle s’amuse de cette condition avec JR, qui recrée sa vision à la caméra par le biais de l’utilisation d’une focale floue. Cette perte progressive du sens s’accompagne d’une mémoire qui peu à peu se fragmente. L’approche de la cinéaste vis-à-vis de cet état interpelle, lorsqu’elle confie à JR et aux spectateurs par la même occasion qu’elle pense souvent à la mort « parce que ce sera fini. » Il est d’ailleurs intéressant de constater qu’elle travaille avec un artiste qui a lui-même déjà pensé sur ces thèmes. Le livre Wrinkles of the city492 compile ainsi les travaux de collages qu’il a réalisés sur la thématique des rides. Une séquence des Glaneurs révèle cette volonté de Varda de s’interroger sur le temps et sur son âge : dans la rue, elle chine une pendule sans aiguilles qu’elle ramène chez elle. Elle aime le principe de cette horloge grâce à laquelle « on ne voit pas le temps qui passe. »493 Elle apparait alors à l’écran, le visage glissant de gauche à droite, pour créer un parallèle avec le fait que si le temps est figé, elle,

490 VARDA Agnès, Varda par Agnès, Paris, Les Cahiers du Cinéma, 1994, p132.

491 NINEY, François. Le documentaire et ses faux-semblants. Klincksieck, 2009, p51.

492 Wrinkles of the city, JR, 2012.

493 VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000, 70’33. 102 cependant, continue de vieillir494. Consciente que ses documentaires ne peuvent pas suffire à repriser le tissu du temps495, elle préfère observer les pommes de terre pourrir et germer et en faire une métaphore de son état. Fascinée par les états de décomposition (« un bouquet, quand il commence à mollir, à perdre un pétale, puis deux, c’est fascinant. »)496 Dans Les Glaneurs, elle filme beaucoup ses mains, comme nous l’avons déjà évoqué. Ces plans qu’elle fait avec sa caméra DV sur les tâches qui les parsèment, nous les avons analysés comme moyen de nous faire sentir la texture de ces aspérités497. Ici, nous reprenons cette idée en observant le rapport qu’elle entretient avec le thème de la mort. Elle filme ses mains comme un motif annonciateur du décès dans Les glaneurs (« mes mains, qui me disent que c’est bientôt la fin »498). Filmer ses mains la fait « rentrer dans l’horreur. »499. Dans Les Glaneurs, elle dit ainsi « J’ai l’impression que je suis une bête que je ne connais pas. »500 Agnès Varda a plus de soixante-dix ans lorsqu’elle filme ce documentaire, et elle s’observe de la même manière que les pommes de terre en forme de cœur, elle « surveille leur vieillissement »501. Fascinée par leur difformité, elle les trouve sublimes dans la manière qu’elles ont de se transformer. Celles qu’elle a ramassées, elle les a regardées « vieillir, se ratatiner et cependant faire des radicelles et des germes. Je les ai photographiées comme les plus belles du monde. »502 Cette question de la beauté extraite de la laideur, nous l’avons elle aussi déjà évoquée en analysant son refus des hiérarchies comme son amour pour le mouvement surréaliste. Quand elle se pose cette question, en lien avec le thème de la vieillesse, elle la met en perspective avec la manière dont nous appréhendons l’âge dans notre société. Elle

494 Annexe 15.

495 Expression initialement utilisée par NINEY, François, L’épreuve du réel à l’écran : essaie sur le principe de réalité documentaire. Paris, De Boeck, 2002.

496 MOYAL, Stéphanie. « Le glaneur et la glaneuse », ELLE, n°3726, 19 mai 2017, p94.

497 Annexe 16

498 VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000, 5’30.

499 Ibid. 32’56.

500 Ibid.

501 Ibid. 50’57.

502 VARDA Agnès. Images et notes latérales. Arte éditions : Tout(e) Varda, 2007, p84.

103 voit dans le fait de vieillir un mouvement naturel de la vie – tout aussi naturel que les pousses qui sortent des tubercules qu’elle observe – trop souvent traité comme un tabou. Elle refuse donc de s’adapter aux normes d’un monde où il faut « être beau, être jeune, être vu, être ceci, être cela, être riche, et consommer. »503 Pour Diana Holmes dans « Le « je » féministe et le temps qui passe »504, c’est plus particulièrement la pression qui s’exerce sur le corps des femmes face à l’âge que Varda interroge. Le glanage, lorsqu’il est traité picturalement au XIXè siècle, est principalement évoqué pour elle comme manière de mettre en avant le corps des femmes qui s’adonnent à cette activité. Le glanage et la vieillesse sont ainsi tous deux, dans nos sociétés, « liés par leur échappement aux règles normatives qui déterminent ce qui est inclus et exclu dans les catégories de l’utile et de l’esthétique. »505 Dans deux ans après, elle glisse la photo d’une jeune pomme de terre à côté d’une « patate » extrêmement germée, le tout sans commentaire. L’image parle d’elle-même. Pourtant, c’est bien à travers ses propres rides et les pommes de terre germées que Varda apprend à repenser le thème du temps qui s’écoule sous un nouveau jour, avec « une délectation extraordinaire »506. Le glanage, chez Varda, est alors envisagé comme une manière de « restituer au corps immobilisé par le regard esthétique la dimension de la temporalité »507. Certains théoriciens vont jusqu’à voir dans le vieillissement un second stade du miroir lacanien508, durant lequel il est alors nécessaire de s’observer longuement pour accéder à une meilleure compréhension de son identité. Varda pratique donc cette observation, sur son corps ou sur les corps étrangers que sont les légumes, et cherche à apprivoiser l’idée de la mort. Elle souhaiterait ainsi que nos sociétés occidentales trouvent, comme les mexicains qu’elle observe dans l’Episode 5 d’Agnès de ci-de là Varda « des trucs et des blagues »509 pour le faire. La 503 KLINE, Jefferson. “Agnès Varda, interviews”. Conversations with filmmakers series, University press of Mississippi, 2015, p186 “ageing is just a part of life. We have been so much in this civilization of being beautiful, being young, being seen, being this, being that, being rich, and consuming.”

504 BARD, Christine, Les féministes de la deuxième vague. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012.

505 Ibid. p212-215.

506 « Les Glaneurs et la glaneuse”, le ciné-brocante d’Agnès Varda », Les Inrocks, juillet 2000.

507 BARD, Christine, Les féministes de la deuxième vague. Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012. p214.

508 C’est le cas de à Katherine Woorward avec « The mirror stage of the old age », dans Woodward k. et Swhwartz M. M. [dir.], Memory and desire : aging – literature – psychoanalysis, Bloomington, Indiana University Press, 1986, p97-113.

509 VARDA Agnès, « Agnès de ci de là Varda », Arte France, Ciné-Tamaris, 2011, 40’06. 104 régénération des pommes de terre est une « constatation réconfortante et amusante pour une artiste âgée »510, comme elle le dit elle-même. Cette « vieillesse amie »511, Varda l’expose sans problèmes lorsque, par exemple, elle nous montre volontairement, à l’aide d’un peigne, les racines blanches de ses cheveux cachées sous sa teinture. L’important, comme dans les expositions qu’elle crée où elle s’amuse à faire respirer des pommes de terre, est bien de « rester vivant. »512

3- Le principe du recyclage : proposition d’une alternative ludique à la mort

Les pommes de terre qui germent observent un double mouvement contradictoire : de leur chair qui se décompose naissent de nouveaux rejetons. C’est cette beauté du mouvement de la nature que la cinéaste fête quand sous son installation Patatutopia, elle place sous l’écran près de 700 kilogrammes de pommes de terre. Celles de l’installation vidéo, même si elle les anthropomorphise en donnant l’impression qu’elles respirent, apparaissent comme figées par la technique cinématographique qui les capture dans l’état d’un moment donné de leur croissance. Les tubercules amoncelés au sol, statiques, « continuent de vivre : [ils]se transforment, se plissent, germent. »513. La vie continue pour ces patates514, qui nous permettent de comprendre combien le thème de la renaissance est présent dans l’esthétique vardienne. Elle pratique effectivement, comme les glaneurs qu’elle filme, le recyclage d’objets en de nouvelles formes artistiques. Elle grappille un nombre important d’archives de ses anciens films, support pour créer de nouvelles séquences. En ce sens, l’esthétique des Plages d’Agnès est révélatrice, puisqu’elle assemble les fragments de ses précédentes réalisations, comme nous l’avons vu plus tôt. Dans l’Episode 5 d’Agnès de ci-de là Varda, elle réutilise des plans tournés dans Mur murs. Alors qu’elle parle de la violence des gangs aux Etats-Unis dans le quartier de Watts, elle réintègre des

510 Agnès Varda Y’a pas que la mer, Musée Paul Valery, Sète – Editions Au fil du temps / Expo du 3dec 2011 au 22 avril 2012 / Directrice du musée Paul Valery et conservateur en chef du patrimoine : Maïthé Vallès-Bled : Y’a pas que la mer – AV p19.

511 VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000, 5’08.

512 LEBLANC, Claire, Agnès Varda, patates et compagnie, Bruxelles, collections musée d’Ixelles 2016, p27-34.

513 Agnès Varda Y’a pas que la mer, Musée Paul Valery, Sète – Editions Au fil du temps / Expo du 3dec 2011 au 22 avril 2012 / Directrice du musée Paul Valery et conservateur en chef du patrimoine : Maïthé Vallès-Bled

514 Annexe 18. 105 plans de fresques d’hommage aux morts du barrio d’Hazard Grande filmées dans la même ville trente ans plus tôt. Pauline Le Duc nous confirme cette manière systématique de Varda de réutiliser ses plans : « je l’ai vu quand je travaillais en montage avec elle, elle réutilise énormément ce qu’elle a fait, ce qu’elle a tourné. C’est-à-dire elle va te dire d’un coup « ah, attends là, dans ce passage du film ce serait génial d’ajouter des plans de tel court métrage fait en 52 »515. Elle réintègre donc à ses nouvelles œuvres des morceaux de sa filmographie ancienne, dans un processus d’ « auto-recyclage »516. Mais si la cinéaste le fait depuis des œuvres exploitées commercialement, elle pousse ce concept jusqu’à intégrer parfois dans ses œuvres des rushes de films qu’elle n’a jamais utilisés jusque-là. Le mot même de rush est parlant à cet égard, car il est par définition le reste du tournage, que l’on décide d’intégrer au montage ou bien de jeter. Mais Varda, elle, réinvente sans cesse des formes nouvelles avec l’ancien. C’est exactement ce qu’elle fait dans les boni de ses films. Grâce à eux, « chaque film ancien a vocation à être revisité par elle sous la forme de films satellites qui réclament d’être vus comme des œuvres nouvelles »517 qui apparaissent comme des repousses de ses œuvres précédentes. Nous nous permettrons d’insister sur la métaphore botanique en soulignant le fait que ces boni sont de véritables bourgeons qui montrent tout leur potentiel de développement en devenant de véritables œuvres à part entière, trouvant tout à fait leur place dans la filmographie de Varda. Dominique Païni utilise le terme de « dévédart »518 pour parler des DVD de Varda qui contiennent ce type de suppléments. Dans ce cinéma du recyclage et de la débrouillardise, elle fait parfois appel à des objets que l’on peut trouver dans la rue pour inventer des formes de langage cinématographique. Dans Daguerréotypes, elle s’est servie d’une ardoise noire, soulevée pendant que s’ouvrait le diaphragme de la caméra, pour créer des fondus au noir très fluide qui lui servent à introduire les scènes de portraits des petits commerçants de sa rue. Varda, qui conçoit le cinéma comme un travail d’artisan, souhaitait donc que ces enchaînements soient « fait[s] à la main. »519 Fidèle à ses principes, Varda s’élève contre les dogmes de la société de surconsommation en donnant une

515 Annexe 1.

516 Ibid.

517 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p100.

518 VARDA Agnès, Varda par Agnès, Paris, Les Cahiers du Cinéma, 1994, p39-48.

519 Nurith Aviv dans l’un des bonus du DVD Daguerréotypes, 12’30. 106 deuxième vie à ses restes. Avec son installation Ma cabane de l’échec520, elle revient sur l’échec commercial de son film Les créatures en réemployant les pellicules inutilisées du film pour créer un abri étrange, « hybride de celluloïd et d’architecture »521. « La modestie voire la pauvreté des moyens ici engagés »522 en font une œuvre originale qui contraste avec le bâtiment lumineux créé par Jean Nouvel dans laquelle elle est exposée. La cinéaste nous montre ici combien dans sa vie et dans son art elle se tient toujours prête à rebondir, non sans ingéniosité, tout comme les ingénieux glaneurs qu’elle filme. Varda, alors, ne renait pas de ses cendres comme un phœnix, mais renait de la terre comme une patate qui germe.

520 Ma cabane de l’échec, l’Ile et Elle, Fondation Cartier pour l’art contemporain, Paris, 18 juin 2006-8 octobre 2006. Cf : Annexe 20.

521 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p212.

522 Ibid. p194 107 Conclusion

Varda analyse et théorise la notion de glanage en tant que contenu – la pratique de ceux qu’elle rencontre dans Les glaneurs et la glaneuse et Deux ans après – et contenant de son cinéma. Le geste qui accompagne cette activité, elle l’observe et l’intègre à sa praxis cinématographique du documentaire, genre intrinsèquement construit autour du glanage puisqu’il accueille les éléments épars du réel en son sein. La cinéaste, toujours en mouvement, part ainsi à la recherche des « grains de pellicule oubliés dans le champ du monde pour les engranger dans " celui " de sa petite caméra »523. Dans cette perspective, Varda place l’observation de la marginalité au cœur de son travail. Toujours prête à prendre la route à condition d’être accompagnée de sa caméra portative, elle s’intègre à la communauté hétérogène des glaneurs. Elle entretient avec elle une relation privilégiée, et laisse la voix de ces marginaux porter jusqu’à nos écrans. En donnant la parole à ceux qui ne l’ont pas, elle revalorise une pratique souvent considérée comme dégradante. Doucement, discrètement, sans volonté intrusive, elle trouve sa place auprès de ceux qu’elle filme et ils trouvent à leur tour la leur dans le « cœur de patate » de la cinéaste524. Elle glane les récits de vie des originaux qui peuplent son cinéma documentaire et y prête, au-delà d’une oreille, une caméra attentive. Leur présence dans le cinéma documentaire de Varda n’est pas dissonante puisqu’elle a elle-même une pratique du cinéma qui est marginale. C’est ce qui permet à Jean Breschand, dans son ouvrage Le documentaire, l’autre face du cinéma de dire que chez Varda « le ramassage des restes d’une société d’abondance n’est pas seulement un geste politique, mais aussi une morale esthétique : ce n’est pas parce que les films se font aux marges du marché, sans image calibrées, qu’ils ne sont pas tout aussi nourrissants. »525 Souvent déçue par les fonctionnements de l’industrie cinématographique classique, Varda « épanouit son travail documentaire hors des normes financières, administratives ou techniques d’une profession cinématographique extrêmement directive. »526 Elle choisit donc de faire emprunter à son cinéma des chemins parallèles, qui valent à son œuvre de rester aujourd’hui peu connue du grand public

523 « Agnès Varda, une " glaneuse " résistante », L’Humanité, 7 juillet 2000

524 Bonus DVD « Le petit musée des glaneurs », Les glaneurs et la glaneuse, 0’12.

525 BRESCHAND Jean, Le documentaire, l’autre face du cinéma, Les Cahiers du cinéma, 2002.

526 PREDAL, René, Agnès Varda, une œuvre en marge du cinéma français. Paris, L’Harmattan, 1997, p14. 108 dans son ensemble. Pour autant, « les aspects chaotiques du travail d’Agnès Varda ne résultent [...] pas uniquement des aléas de la production. »527. La cinéaste produit une œuvre dont la structure fluctue en fonction de ses inspirations, de ce qu’elle trouve et de ceux qu’elle croise en chemin. C’est « l’occasion [qui] fait le documentariste »528. Son approche du cinéma vise à réinventer le quotidien comme à impliquer le spectateur pour le faire réfléchir sur ses pratiques. Mais loin d’être directive, elle le laisse opérer son mouvement jusqu’au film et, par effet de prolongement, jusqu’à elle. Elle « facilite les points de rencontre sans pour autant imposer un centre. »529. La rencontre se fait si fort qu’encore aujourd’hui, la glaneuse qu’est Varda reçoit régulièrement des pommes de terre en forme de cœur dans sa boite aux lettres. Malgré le fait que tous ces points caractéristiques du cinéma vardien aient été soulevés dans la recherche que nous avons ici effectuée, il n’a pas été possible de parler de l’ensemble de la production prolifique de Varda. Effectivement, comme les radicelles que l’on voit sortir des légumes, ses anciennes œuvres sont matière à en créer de nouvelles. C’est notamment à cela qu’elle œuvre dans sa troisième vie de plasticienne, après celle de photographe et de cinéaste. Il nous a donc fallu glaner dans son œuvre foisonnante les instants révélateurs de sa démarche documentaire. La difficulté à mettre des mots sur le phénomène subtil de mélange entre spontané et structuré dans son œuvre a rendu difficile la rédaction de cette recherche. Plus généralement, il s’est révélé complexe de tenter de théoriser un cinéma qui tire son originalité du fait qu’il refuse justement de se laisser théoriser, le tout au travers d’un concept aussi informel que le glanage. Enfin, il n’a été que peu question d’évoquer les tensions entre intellectualisme et volonté de démocratisation dans le cinéma documentaire de Varda, qui cherche à rendre accessible un cinéma qu’elle insère pourtant dans un réseau de références picturales ou littéraires complexe. Malgré tout, il a été galvanisant de travailler sur un cinéma qui intègre la digression à sa matière filmique, non comme difformité mais comme élément de construction ontologique. Malgré l’esthétique fragmentaire de certaine de ses œuvres, il est frappant de constater combien celles-ci communiquent entre elles. Varda pense la somme de ses films comme un agrégat dans lequel il

527 Ibid. p38.

528 Bonus DVD « Salut les cubains présenté par Agnès », 00’01.

529 GOURSAT, Juliette, Mises en « Je » : autobiographie et film documentaire. Presses Universitaires de Provence, 2016, p137.

109 est possible de glaner à volonté : dans Les plages, elle déclare à ce propos qu’elle considère « l’ensemble de [s]es films » comme « une banque de données ». Ces réactivations de thèmes et de motifs d’un film à l’autre révèlent une filmographie documentaire qui se développe « à la manière de rhizomes, ces plantes – pommes de terre, bambous, iris, etc. – qui prolifèrent horizontalement sous terre et envoient de-ci de-là des tiges percer la surface et créer une nouvelle pousse apparemment autonome. »530 Le rhizome est théorisé par Gilles Deleuze dans Capitalisme et schizophrénie531 comme un concept qui « met en jeu des régimes de signes très différents et même des états de non signes. […] Un rhizome ne commence pas et n’aboutit pas, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo. L’arbre est filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement alliance. L’arbre impose le verbe « être », mais le rhizome a pour tissu la conjonction « et… et… et…. »532. Et effectivement, le cinéma documentaire vardien est un cinéma de l’alliance, qui connecte entre eux des éléments disparates qui s’intègrent finalement dans un réseau de correspondances thématiques et poétiques. François Zourabichvili dans Le vocabulaire de Deleuze533 explique que le rhizome n’est pas « fait d’unités, mais de dimensions, ou plutôt de directions mouvantes. Il n’a pas de commencement ni de fin, mais toujours un milieu, par lequel il pousse et déborde. Il constitue des multiplicités. »534 Le concept philosophico-politique contient ainsi toutes les dimensions du cinéma vardien. Elle érige le chemin aléatoire en tant que méthode privilégiée de la construction filmique, tout comme c’est le cas avec le rhizome deleuzien qui enseigne à « ne pas juger d’avance quelle voie est la bonne pour la pensée, s’en remettre à l’expérimentation, ériger la bienveillance en principe, tenir enfin la méthode comme rempart insuffisant contre le préjugé. »535 Cette « anti-méthode qui a l’air de

530 FIANT, Antony, HAMERY, Roxane et THOUVENEL, Éric (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà. Le Spectaculaire Cinéma, 2009, p99.

531 DELEUZE Gilles, GUATTARI Felix, Capitalisme et schizophrénie, tome 2, Paris, Les éditions de Minuit, 1980.

532 Ibid. p36.

533 ZARADER Jean-Pierre, ZOURABICHVILI François, Le vocabulaire de Deleuze, Paris, Ellipses, 2003, p71 : « rhizome ».

534 Ibid. p.31

535 Ibid. p.72 110 tout autoriser »536 est celle qu’adopte Varda, dont l’œuvre bigarrée reste aujourd’hui encore irréductible à un courant. La « moissonneuse-battante »537 compose un cinéma qui tient pour « mot d’ordre, s’il y a ordre […] : Liberté ! »538. En somme, un cinéma émancipé qui n’est jamais désinvolte pour autant. Un cinéma modeste qui se donne les moyens d’être grand.

536 Ibid. p.72

537 Critique de F.Cohendy dans le progrès de Lyon in. Livret du DVD pour VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000.

538 LEBLANC, Claire, Agnès Varda, patates et compagnie, Bruxelles, collections musée d’Ixelles 2016, p49. 111 Bibliographie

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Filmographie

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- MARKER Chris, « Le Joli Mai », Lhomme Pierre, Marker Chris, 1963, 165 minutes.

- ROUCHE Jean, « Chroniques d’un été », Rouche Jean, 1961, 90 minutes.

115 - VARDA Agnès, « Agnès de ci de là Varda », Arte France, Ciné-Tamaris, 2011, 225 minutes.

- VARDA Agnès, « Daguerréotypes », Ciné-Tamaris, Paramount, 1975, 80 minutes

- VARDA Agnès, « Deux ans après », Ciné-Tamaris, 2003, 63 minutes.

- VARDA Agnès, « Du côté de la côte », Ciné-Tamaris, Argos Films 1958, 24 minutes

- VARDA Agnès, « Les plages d’Agnès », Arte France, Ciné-Tamaris, 2008, 110 minutes.

- VARDA Agnès, « Jane B. par Agnès V. » Ciné-Tamaris, 1988, 105 minutes.

- VARDA Agnès, « Les Dites Cariatides », Ciné-Tamaris, 1984, 13 minutes.

- VARDA Agnès, « Les Glaneurs et la Glaneuse », Ciné-Tamaris, 2000, 82 minutes.

- VARDA Agnès, « Mur Murs », Ciné-Tamaris, 1982, 80 minutes.

- VARDA Agnès, « Sans toit ni loi », Ciné-Tamaris, 1985, 105 minutes.

- VARDA Agnès, « Varda tous court », Ciné-Tamaris, 2004, 271 minutes.

- VARDA Agnès, « Visages Villages » Ciné-Tamaris, 2017, 89 minutes.

- VARDA Agnès, « Cléo de 5 à 7 », Ciné-Tamaris, 1962, 90 minutes.

- VARDA Agnès, « Les trois vies d’Agnès. Varda photographe, Années 50 : portraits et compositions », Ciné-Tamaris, 2012, 240 minutes.

- VARDA Agnès, « Les demoiselle ont eu 25 ans », Ciné-Tamaris, 1993, 64 minutes.

- VARDA Agnès, « L’univers de Jacques Demy », Ciné-Tamaris, 1995, 90 minutes.

- VARDA Agnès, « L’opéra-Mouffe », Ciné-Tamaris, 1958, 17 minutes.

- VARDA Agnès, « Black Panthers », Ciné-Tamaris, 1968, 31 minutes.

- VARDA Agnès, « Salut les cubains », Ciné-Tamaris, 1963, 30 minutes.

- VARDA Agnès, « Nausicaa », Ciné-Tamaris, 1970, 94 minutes.

- VARDA Agnès, « Les 101 nuits de Simon cinéma », Ciné-Tamaris, 1995, 101 minutes. 116 - VARDA Agnès, « Ulysse », Ciné-Tamaris, 1982, 22 minutes.

- VARDA Agnès, « 7 p., cuis., s. de b.,... à saisir », Ciné-Tamaris, 1984, 27 minutes.

- VARDA Agnès, « Kung Fu Master », Ciné-Tamaris, 1988, 78 minutes.

- VARDA Agnès, « Lions love », Ciné-Tamaris, 1970, 107 minutes.

- VARDA Agnès, « Quelques veuves de Noirmoutier », Ciné-Tamaris, 2005, 69 minutes.

117 Internet

- « L'interview : Agnès Varda et JR - Stupéfiant ! » Youtube, 14 février 2017, consulté le 17 février 2017.

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- OBERTI Charlotte, « Agnès Varda, « artiste-patate », expose pour la première fois à New York », Fenchmorning, mars 2017, consulté le 19 mars 2017.

- GUICHARD Louis, « Cannes 2017 - “Visages, villages”, Agnès Varda et JR dans un camion », Télérama, mai 2017, consulté le 5 juin 2017.

- RASPIENGEAS Jean-Claude, « Visages, villages » : la vieille dame et « le moquassier », La Croix, juin 2017, consulté le 3 juillet 2017.

- « Cannes 2015 – L’émouvant discours d’Agnès Varda, Palme d’or d’honneur », Programme.tv, mai 2015, consulté le 4 juin 2017.

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- « Les Glaneurs et la glaneuse”, le ciné-brocante d’Agnès Varda », Les Inrocks, juillet 2000, consulté le 26 février 2017.

- « « Tu ne voleras point » : bien indivis et res derelicta », Dalloz, juin 2015, consulté le 18 juin 2017.

- « Agnès Varda », Wikipédia, consulté le 23 février 2017. < https://fr.wikipedia.org/wiki/Agn%C3%A8s_Varda>

- « Les Glaneurs et la Glaneuse », Wikipédia, consulté le 15 février 2017. < https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Glaneurs_et_la_Glaneuse>

- « Agnès Varda marraine des joutes de Sète 2017 » France 3 Régions, aout 2017, consulté le 19 aout 2017.

120 Table des matières

Sommaire : p.4 Modalités de diffusion des travaux de recherche des étudiants de Science Po Lyon : p.6 Déclaration anti-plagiat : p.7 Remerciements : p.8

Introduction : p.9

I- Le glanage comme pratique qui interroge l’importance des figures de la marginalité dans le cinéma documentaire vardien : p.16 A- Entre glaneurs et vagabonds : faire exister l’Autre : p.16 1- La démarche modeste de l’objectif de Varda : Les Glaneurs et la Glaneuse et Deux ans après : p.16 2- Une réflexion étendue à l’ensemble de son cinéma documentaire : p.22 3- Sortir de l’anonymat : l’importance du processus d’individuation chez Varda : p.28 B- Un refus du conformisme à l’industrie cinématographique et à son fonctionnement : p.31 1- Varda « Grand-mère de la Nouvelle Vague » ? : p.31 2- Une externalité relative… : p.36 3- …Mais un besoin de pratiquer le cinéma librement : l’affranchissement des règles de production classiques : p.41 C- La (dé)marche documentaire vardienne : un cinéma de l’errance : p.41 1- Une cinéaste routarde : p.41 2- Déplacements symboliques dans le cinéma documentaire vardien : un cheminement au petit bonheur la chance : p.45

II- L’art du bricolage documentaire : un ciné-brocante d’apparence informelle : p.51 A- La richesse du hasard : p.51 1- En tant que sujet et structure des documentaires de Varda : p.51 2- Une mise en scène de l’imprévu : l’esthétique contrôlée de la débrouillardise : p.58 B- La mise en valeur du quotidien comme métaphore du glanage : p.63 1- « Y’a pas que la mer » : Varda et les patates : p.63 2- La quête du prosaïque : p.67 3- Le refus des hiérarchies : p.71 C- Traductions filmiques de la volonté de réinjecter un sentiment collectif dans une pratique du glanage et du cinéma individualisées : p.75 1- Varda et la rencontre : l’intégration du spectateur : p.75 2- Un sentiment de proximité créé grâce à l’utilisation de moyens amateurs : une liberté de ton et de tournage : p.78 III- Le principe de fragmentation : glaner dans les couches du temps :_ p.81

121 A- Des documentaires kaléidoscopiques eà l’art du collage : p.81 1- La place de la peinture dans l’imaginaire vardien : p.81 2- Portraits en patchwork : p.85 3- L’autoportrait fragmenté :______p.88 B- L’implication de la glaneuse dans ses documentaires : p.91 1- Le documentaire subjectif et la matérialité du geste : p.91 2- Un cinéma littéraire : le ton engagé de Varda : p.94 3- Exhiber les moyens filmiques : la réflexion métadiscursive comme preuve de la présence de la cinéaste : p.97 C- Le temps vardien : entre peur de ne plus voir et germes de patates : p.99 1- Un cinéma d’essence photographique pour interroger le temps : p.99 2- La vieillesse comme réflexion organiquement imbriquée au cinéma de Varda : p.101 3- Le principe du recyclage : proposition d’une alternative ludique à la mort : ______p.104

Conclusion : p.107

Bibliographie : p.111

Table des matières : p.121

Annexes : p.122

Résumé : p.153

122