Book Chapter Reference
Total Page:16
File Type:pdf, Size:1020Kb
Book Chapter L'Ecole de Genève? JEANNERET, Michel Reference JEANNERET, Michel. L'Ecole de Genève? In: Pichois, C. ; Fumaroli, M. & Menant, S. L'histoire littéraire hier, aujourd'hui et demain, ici et ailleurs. Paris : A. Colin, 1995. p. 54-64 Available at: http://archive-ouverte.unige.ch/unige:23159 Disclaimer: layout of this document may differ from the published version. 1 / 1 L'ÉCOLE DE GENÈVE ? L'École de Genève est une invention de Georges Poulet. Dans les années trente, De Baudelaire au Surréalisme et L'Âme roman tique et le rêve 1 avaient été pour lui des phares. Il allait plus tard, par des relations personnelles et tout un réseau de correspondance, par des articles et des colloques, réunir, bon gré mal gré, une communauté de critiques autour du principe d'identification. Le critique établit avec l'œuvre une relation de sympathie, qui lui permet d'en dégager les enjeux existentiels : telle devait être, selon Poulet, le programme de l'École de Genève, qui réunirait, outre Marcel Raymond, Pierre Béguin et lui-même, Jean Rousset, Jean Starobinski et Jean-Pierre Richard. Mais Poulet ne voyait pas qu~ son initiative reposait sur un paradoxe. Car si une École suppose une méthode ou une doctrine commune, alors l'École de Genève est une aporie. Comment concilier en effet l'exigence d'engagement personnel, la part, considérable, de la subjectivité dans 1' acte critique et une quelconque allégeance à un système ? Le principe que Poulet plaçait au cœur de son École postule une totale disponibilité de l'esprit, une recherche sans contrainte, donc la liberté. S'il y a une méthode, elle revient à un exercice spirituel et individuel, irréduc tible à un schéma préalable. Poulet lui-même le savait: les chemins qui mènent à l'œuvre sont toujours à réinventer. Sa démarche, comme celle de ses amis, est d'ailleurs inimitable; elle échappe, largement, à la codification qui permettrait, par exemple, de l'en seigner. Donc une exigence commune - remonter, dans la lecture, à la conscience créatrice- et une force centrifuge -la part de l'intuition, l'ascèse d'une quête solitaire. Je voudrais relever tour à tour les 1. Marcel Raymond, De Baudelaire au Surréalisme et Albert Béguin, L'Âme romantique et le rêve : essai sur le romantisme allemand et la poésie française, Marseille, Cahiers du Sud, 1937. Pour les œuvres citées de Marcel Raymond, voir la liste en fin d'article. SHLF, 1995, Colloque du Centenaire, p. 54-64. L'ÉCOLE DE GENÈVE? 55 données qui contribuent à l'unité du groupe et celles qui la compro mettent. On rappellera d'abord le principe fondateur de la critique selon 2 Georges Poulet - sa propre démarche et celle qu'il attribuait vo lontiers à l'ensemble de l'École de Genève. La littérature, pour lui, est le lieu où s'exprime l'esprit dans ce qu'il a de plus fondamental; par delà les mots et les formes repose, au cœur du texte littéraire, le noyau ultime de la pensée et de l'affectivité. Cette quintessence de l'être, c'est ce que Poulet appelle la conscience, c'est-à-dire une subjectivité qui existe en elle-même, soustraite à toute détermination extérieure. Le fameux cogito que Poulet, significativement, emprunte à Descartes, est l'acte, important entre tous, par lequel le sujet prend conscience de sa conscience, dans un moment exceptionnel de présence à soi où il accède intuitivement à son moi essentiel. Pour se connaître dans cette pureté sans mélange, pour accomplir plei nement son cogito, l'individu doit s'élever au-dessus de tous les accidents, il s'abstrait dans la contemplation de soi. Tout l'effort consiste ici à échapper aux objets, à écarter les médiations qui s'interposeraient dans cette conquête de soi. Les phénomènes et les contingences du vécu, de même d'ailleurs que les formes du dis cours, sont de l'ordre de l'opaque, de l'extrinsèque, et doivent être transcendés. Les paramètres du temps et de 1' espace que Poulet étudie volontiers chez les auteurs ne correspondent pas à des don- . nées sensorielles, à des faits empiriques, mais sont des catégories ~ intellectuelles qui permettent de saisir les mécanismes de 1' esprit. Telle est donc, ramenée à son principe, la qualité de l'œuvre littéraire. Cette définition dicte au critique son programme. S'il veut aller à l'essentiel, il doit reconstituer le cogito de son auteur, ou plutôt le revivre, en passant à son tour de 1' opacité à la transparence. C'est dire que la critique selon Poulet est un acte de sublimation d'une part, d'identification d'autre part. Le lecteur s'absorbe dans la pensée de l'auteur et, grâce à cette .fusion de deux esprits, il dégage le secret d'une intériorité pure, abstraite des formes et des matières : « La conscience critique a cela de particulier qu'elle est ( ... ) conscience de la conscience, saisie subjective, non d'un objet, 3 mais d'un sujet» • Le moi coïncide si bien avec un autre moi qu'il n'y a plus qu'un seul être. La pensée critique devient la pensée 2. Georges Poulet s'est maintes fois expliqué sur les principes de sa critique. Voir La Conscience critique, Paris, Corti, 1971. Voir aussi Marcel Raymond et Georges Poulet, Cor respondance (1950-1977), éd. P. Grotzer, Paris, Corti, 1981. 3. Lettre de G. Poulet à M. Raymond dans Correspondance, op. cit. (note 2), p. 37 (mars 1959). 56 SOCIÉTÉ D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE critiquée. Elle se laisse envahir par l'esprit d'autrui et en pénètre d'autant mieux les profondeurs qu'elle s'y soumet sans réserve. Mais le modèle de Poulet s'applique-t-il aux autres membres présumés de l'École de Geriève 4 ? Ils font avec lui un bon bout de chemin, puis adoptent des voies divergentes. Pour respecter ces différences et éviter trop de simplifications, je me concentrerai désormais sur 1' œuvre de Marcel Raymond qui, après tout, fut le pionnier et le maître. *** La littérature, pour Raymond, n'est pas distincte de la vie. De la pensée, du sentiment, une expérience humaine, voilà quelle est 5 la substance, ontologique, dont elle est chargée • Pour le critique aussi, la lecture touche à des questions vitales. Il participe à la quête de l'auteur, il revit son cheminement spirituel et s'y engage si pleinement qu'il subit lui-même une modification profonde. De sa genèse à sa réception, l'œuvre d'art est donc une aventure exis tentielle - l'aventure d'un sujet qui se transmet à un autre sujet. Mais comment s'accomplit cette connaissance intiine ? Encore jeune, Raymond a lu Bergson, et il le cite : « Nous appelons ici intuition la sympathie par laquelle on se transporte à l'intérieur d'un 6 objet pour coïncider avec ce qu'il a d'unique» • La connaissance intuitive, par le dedans, permet de combler l'écart entre les cons ciences; l'écoute de l'autre me touche si profondément, elle s'in tègre si bien à mon propre destin qu'elle devient une modalité de l'introspection. Nous sommes très proches du principe d'identifi cation selon Poulet. Raymond insiste sur l'état de réceptivité, de disponibilité et d'attente où, devant une œuvre, il se tient. Rarement critique a-t-il su capter et redéployer avec tant de justesse la qualité propre d'un esprit, la vibration d'une voix. Comme dans l'expérience religieuse, le recueillement, une sorte d'ascèse amènent le lecteur à se départir de soi pour consentir à l'action de 1' autre. Il s'efface, il se laisse envahir. L'influence conjuguée de Charles Du Bos et surtout de Jacques Rivière, à qui Raymond a consacré un livre entier, a joué 4. Pour compléter, voir l'excellente synthèse de J. Hillis Miller,« The Geneva School: The Criticism of Marcel Raymond, Albert Béguin, Georges Poulet, Jean Rousset, Jean-Pierre Richard, and Jean Starobinski »,dans Modern French Criticism,from Proust and Valéry to Structuralism, éd. John K. Simon, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 1972, p. 277-310. 5. La meilleure introduction à la pensée et la démarche critique de M. Raymond est son propre livre, Le Sel et la cendre. Voir aussi Le Sens de la qualité. 6. Cité dans Le Sel et la cendre, p. 42. L'ÉCOLE DE GENÈVE? 57 ici un rôle décisif. Pour le dire en un mot, les critiques de la N.R.F. transposaient la sympathie bergsonienne à la littérature. Dès les années vingt, une voie était ainsi frayée, loin de l'université, à l'exercice de la critique comme une activité spirituelle. Une solidarité étroite lie donc la vie, la littérature et la critique. 7 Je voudrais illustrer cette interpénétration • L'un des thèmes pri vilégiés de l'expérience vécue, chez Raymond, est la recherche d'une communion avec la nature. Abolir la frontière entre le sujet et 1' objet, entre le psychique et le matériel, ce serait retrouver le bonheur de l'unité primitive. Une vive sensibilité à l'univers am biant, à la beauté ou à la souffrance des êtres et des choses, obéit à une exigence de participation, d'intégration, et devrait permettre aussi de capter la transcendance diffuse dans le monde. Pour ex pliquer ce penchant personnel à la fusion, Raymond parle de ses 8 « velléités de mysticisme naturel » • Une tendance mystique, et, d'autre part, une ouverture du côté de la phénoménologie se combinent dans cette attention vouée à la vie des choses. Or Raymond a consacré quelques-unes de ses meilleures études à des auteurs qui racontent une expérience du même ordre.