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Les pastorales iconoclastes de Daniel Canty

L’animation en question Number 125, December 2005, January 2006

URI: https://id.erudit.org/iderudit/7773ac

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Publisher(s) 24/30 I/S

ISSN 0707-9389 (print) 1923-5097 (digital)

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Cite this review Canty, D. (2005). Review of [Les pastorales iconoclastes de Terrence Malick]. 24 images, (125), 8–9.

Tous droits réservés © 24/30 I/S, 2005 This document is protected by copyright law. Use of the services of Érudit (including reproduction) is subject to its terms and conditions, which can be viewed online. https://apropos.erudit.org/en/users/policy-on-use/

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À la veille de la sortie sur nos écrans le 13 janvier prochain du très attendu The New World, le quatrième film en trente ans de Terrence Malick, nous proposons un retour sur l'œuvre fascinante de ce cinéaste.

l y a une légende Malick qui tient à plus tard, s'il accepte de scénariser The Thin (Sissy Spacek), égarées dans des contes tra­ trois films et un silence de vingt ans. Red Line, c'est que les deux jeunes produc­ giques, à la frontière de leur vie de petites I Les rumeurs vont bon train quant à teurs new-yorkais qui l'ont retrouvé à Paris filles et de la responsabilité adulte. La poly­ cette absence prolongée entre son retour paient son loyer pendant les quatre ans qu'ils phonie des garçons soldats de Guadalcanal au cinéma avec The Thin Red Line (1998) attendent le scénario. Ils convainquent enfin forme la trame de The Thin Red Line. La et la réalisation de Badlands (1973) et de un Malick résistant d'en assumer la réalisa­ structure de ce film choral fait d'ailleurs (1978). L'énigme n'est tion par une entente qui exempte le cinéaste écho aux propos de Malick dans sa préface peut-être pas si mystérieuse : il semble que de toute activité promotionnelle. à sa traduction de Heidegger : il en appelle Malick ait simplement profité des privilè­ Cette anecdote éclaire la démarche de à la foi de l'interprète dans la vérité vivante ges du cinéma pour bien mener sa vie, et Malick. L'anonymat ordinaire est au cœur des concepts, dans l'abandon à leur rumeur pour faire du cinéma comme il veut vivre des trois films de ce cinéaste privé. Chaque incertaine. Le parti pris du cinéaste nous sa vie. Son parcours est celui d'un étrange oeuvre a pour décor une période précise ramène à cette voix intérieure par laquelle héritier de Hollywood. Days of Heaven est de l'histoire américaine, mais se raconte chacun se raconte à soi-même, une voix qui sacré meilleur film à Cannes et remporte un dans l'intemporalité du mythe et le secret ne cesse de relayer cette prière que nos cons­ Oscar pour sa direction photo. Malick se de l'âme. L'histoire est ce bloc d'anonymat ciences débordent d'elles-mêmes et trouvent voit alors offrir un million de dollars par la massif dont le cinéma cherche de nouveau un sens dans le monde qui les entoure. La Paramount, étalé sur quelques années, pour à dégager des traits humains. Badlands est manière du cinéaste est terrible et magni­ écrire ce qu'il veut, à condition de le tourner un road movie psychotique inspiré d'un fait fique : ses films, imprégnés d'une présence avec le studio. Ce gage inaugure la liberté divers des années 1950 - la cavale assassine humaine et d'une douceur poétique indé­ silencieuse de Malick. Il voyage autour du de Charlie Starkweather - et raconté comme niables, racontent des situations de violence monde, habite simultanément Austin (près un Huckleberry Finn meurtrier. Days of immorale, et aussi des amours et des ami­ de sa famille) et Paris (où il se remarie) et Heaven utilise les champs (et emprunte tiés transcendants. Ils touchent à l'essence produit un scénario jugé « infilmable », Q, où l'archaïque équipement agraire) des colons paradoxale de nos vies et nous demandent de une divinité endormie dans les eaux antédi­ luthériens de Lethbridge, en Alberta, pour nous mettre à l'écoute de nos contradictions luviennes rêve d'une guerre à venir. recréer le Texas de la Première Guerre fondamentales. Les narrateurs se confient à Avant Badlands, Malick, ex-étudiant en mondiale. La justesse d'évocation est telle nous comme si un témoin d'une miséricorde philosophie de Harvard, ex-boursier Rhodes, qu'on pourrait croire le film tourné là, au parfaite était dissimulé quelque part dans ex-reporter pour Life et The New Yorker et début du dernier siècle. Les accents faus- l'obscurité de la salle de cinéma. traducteur du Vom Wesen des Grundes* de tiens et bibliques de ce «western proléta­ L'âme du monde est partagée et le cinéma Martin Heidegger, abandonne une charge rien » le raccordent au temps souterrain du existentiel de Malick s'appuie à parts éga­ de cours en philosophie au MIT pour s'ins­ mythe. The Thin Red Line est un drame les sur le mystère de la voix humaine et le crire à l'American Film Institute2, qui vient de guerre empreint de compassion, où un témoignage opaque de la nature qui nous d'être fondé. Il y tourne une comédie introu­ entrelacs poétique de voix et d'images révèle entoure. La voix hors champ qui est la vable, Lanton Mills, qui raconte le hold- la bataille de Guadalcanal comme la varia­ signature du cinéma parlant du cinéaste, up d'une banque de Beverly Hills par une tion d'une conflagration existentielle cycli­ s'appuie sur une sensibilité muette. Malick bande de cow-boys - beau sujet pour un que. Malick pratique le cinéma et considère porte une attention de peintre aux paysa­ Texan dont Hollywood ne parviendra pas l'histoire comme s'ils se déroulaient dans un ges et aux lumières. Badlands, bien qu'il à miner l'intégrité. présent absolu. Il fait ainsi honneur à notre soit tourné à trois (Tak Fujimoto, Steven perception quotidienne du monde, où tout Malick avait déjà réalisé son premier film Larner, Brian Probyn), est d'une cohérence s'enchaîne dans une durée irréductible. grâce à un « héritage » familial. Ce garçon, lumineuse remarquable, toute à l'écoute des né en 1943 d'une famille travaillant dans Malick, en s'engageant à suivre le fil indé- tons terreux du Midwest. Days of Heaven, l'administration pétrolière, avait su profi­ vidable qui tisse nos existences, se rapproche photographié d'abord par Nestor Almendros ter de cette filiation afin de rassembler, avec de notre anonymat ordinaire. Ses récits sont et terminé par Haskell Wexler, enchaîne de l'aide de son frère Chris, les fonds nécessaires portés par la voix des personnages qui y sont véritables tableaux mouvants. Les extérieurs au tournage de Badlands, qui n'est acheté précipités. Badlands et Days of Heaven sont tournés aux heures bleues qui succèdent qu'après coup par la Warner. Des années sont narrés par Linda (Linda Manz) et Hollie à l'aube et précèdent le coucher du soleil. Sur

8 N ° 1 25 24 IMAGES la colline qui domine les champs, Jack Fisk a construit pour Malick une réplique exacte de la Maison près des rails d'Edward Hopper (1925) - où le fermier vit seul dans une lumière filtrée par des rideaux trempés dans du thé. L'équipe expérimente avec la Panaglide, ancêtre de la Steadicam, et on sent déjà que prend forme la constellation de points de vue mouvants qui est le pen­ dant visuel de l'enchevêtrement plurivoque de The Thin Red Line. Des animaux témoins des conflits humains sont partout présents dans les films de Malick - la nature se raconte dans un langage étranger au langage, qui traduit le mystère commun de l'existence. Les tueries de Badlands commencent par l'exécution Days of Heaven (1978). Page de gauche : Badlands (1973). du chien de Hollie par son père, qui vient d'apprendre la relation de sa fille avec Kit l'autre, laissant derrière lui un sentier semé de Malick sont les victimes sacrificielles de (Charlie Sheen). Badlands prend fin dans de cadavres, puis se sépare dans un désert leur aspiration au bonheur. Ils tentent de la lumière radieuse d'un ciel indifférent, inhabité. Parvenue jusqu'à l'extrême limite regagner leur vie en franchissant de nouveau et ce ciel et la nature qu'il éclaire sont les du rêve américain, Hollie prend conscience la frontière perdue depuis l'enfance entre le témoins et les décors transcendants de Days du drame. Il ne suffit pas de ressembler à travail et le jeu. of Heaved. The Thin Red Line s'ouvre ses idoles : Kit et Hollie ne seront jamais Pour la plupart d'entre nous, cette fron­ sur l'image d'un alligator qui s'enfonce dans Priscilla et James, heureux dans leur maison tière n'est guère plus franchissable que celle un marécage. Dans la beuverie qui suit les canadienne... Les « jours du ciel » désignent qui nous sépare du cinéma ou de la célébrité. premiers combats, on le retrouve ligoté à l'immensité du paysage des moissons texa­ Il faut se rappeler que le cinéaste a su jouer la plateforme d'un camion, entouré de sol­ nes, mais également l'aspiration frustrée à un avec sagesse des héritages qui se sont présen­ dats ivres qui célèbrent sa capture comme si temps qui ne serait plus asservi au travail, et tés à lui et qu'il s'est sans doute aussi armé c'était celle d'une divinité vaincue. Des ima­ leur appartiendrait en propre. Bill (Richard d'une grande patience, qui n'est ni celle des ges qui appartiennent au registre du docu­ Gere), qui a accidentellement tué son contre­ héros, ni celle des mythes, pour savoir en mentaire animalier sont chargées d'une maître dans une usine infernale de Chicago, profiter. Malick pratique un cinéma vivant étrange portée dramatique qui nous rap­ cherche, avec sa petite soeur, Linda, et son qui nous réconcilie avec l'humilité de n'être pelle que nous comprenons mal le monde amante, Abby (Brooke Adams), qu'il pré­ que soi, et d'être humain. Il sait que nos voix que nous prétendons dominer. sente comme sa sœur, un lieu où s'inventer peuvent arriver à se détacher du tourbillon Les trois films de Malick sont des pas­ un nouveau bonheur anonyme. Leurs pre­ du monde, mais que nos regards ne parvien­ torales sur la déroute du Nouveau Monde. miers jours de moisson sont légers comme dront jamais qu'à s'en détourner. Dans ses Les puissances sacrificielles de l'histoire et un jeu, mais l'amour du fermier mourant films, la vision, confondue avec les formes du mythe y déchirent la conscience, transfi­ (Sam Shepard) pour Abby enclenchera une de la nature, tente de découvrir le lieu infil- gurent le territoire et trahissent la promesse mécanique de jalousie et de vengeance qui mable d'où le monde semble nous regarder. du bonheur. Parent terrible des récits d'aven­ viole la règle du bonheur espéré. Au début Et s'il est enfin impossible de pénétrer le tures qui ont peuplé l'enfance, Badlands de The Thin Red Line, on retrouve le soldat regard des choses, d'effacer le soi et de lais­ emprunte son nom aux spectaculaires plai­ Witt (Jim Caveziel) partageant, en déser­ ser la place au monde seul, c'est peut-être nes décharnées bordant le Montana et la teur, la vie idyllique des villageois mélané­ que notre regard n'est jamais que celui du Saskatchewan, où prend fin la fuite en avant siens. Il devra rejoindre le front où il s'illus­ monde, iconoclaste anonyme qui ne cesse de Kit et Hollie à travers un Midwest hal­ trera par des actes de bravoure passionnés. de pulvériser ses propres images. Ignorant luciné. Cette leçon retorse sur l'enfance des La « mince ligne rouge » du titre évoque une ses motifs, nous n'avons qu'un recours : res­ fantasmes fait apparaître les badlands comme faille sanguine, ligne d'inégalité qui divise pecter la réserve inépuisable de son silence le pendant perverti du neverland que lais­ tout être, départageant folie et raison, vie et la vérité de ses gestes. S! saient présager les contes et l'évidence d'un et mort, travail et jeu, liberté et contrainte. premier amour. Kit veut vivre sans retenue Elle est cette brèche que Malick ne cesse 1. The Essence of Reasons. A bilingual edition, incorporating the de creuser, par laquelle « le mal est venu au German text ofVom Wesen des Grundes, Evanston (IL) : ses ambitions de cow-boy et pousse jusqu'au Northwestern University Press, 1969. paroxysme la morale d'action-réaction du self monde » (pour reprendre les propos de Witt) 2. J'ai puisé la plupart de ces informations biographiques et dans laquelle il fait basculer ses person­ dans les arricles accessibles sur le site compilation, www. defense; Hollie se rappelle les ciels bleus et eskimo.com/-toates/malick. les mariages infinis de son passé de petite nages. Égarés dans des territoires presque 3. Nestor Almendros, directeut photo de Days of Heaven, irréels par leur beauté, les chercheurs d'idylle raconte la lumière du film dans «Les moissons du ciel», fille. Le couple abandonne une maison après Un homme à la caméra, Paris, Hatier, 1980, p. 119-130.

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