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Décadrages Cinéma, à travers champs

11 | 2007

Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/decadrages/377 DOI : 10.4000/decadrages.377 ISSN : 2297-5977

Éditeur Association Décadrages

Édition imprimée Date de publication : 1 octobre 2007 ISBN : 978-2-9700582-6-7 ISSN : 2235-7823

Référence électronique Décadrages, 11 | 2007, « Terrence Malick » [En ligne], mis en ligne le 01 octobre 2008, consulté le 22 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/decadrages/377 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ decadrages.377

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® Décadrages 1

Les films de Malick examinés à travers l'univers sonore et le "rythme" qu'ils proposent (bruits, musique et paroles), et dans leurs implications idéologico-culturelles, narratologiques et philosophiques. Remerciements : Cinémathèque suisse

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SOMMAIRE

Editorial Alain Boillat

Dossier : Terrence Malick

Entre distance et immersion : des voix qui glissent sur le monde Les locuteurs over dans les films de Terrence Malick Alain Boillat

Quelques fonctions de la parole dans Badlands Frank Steiger

Mue de la nature dans Jean-Michel Durafour

Le cri de la nature chez Terrence Malick Analyse du son de The Thin Red Line Martin Barnier

De l’Or du Rhin au Nouveau Monde : Terrence Malick et les rythmes du romantisme pastoral américain Laurent Guido

« Le Nouveau Monde » ou la vie dans les bois : la culture du transcendantalisme dans les films de Terrence Malick François Bovier

Rubrique cinéma suisse

Le rythme et la mesure. Esthétique des Arpenteurs de Michel Soutter Alain Freudiger

L’homme et la machine : entre affranchissement et aliénation à la « valeur morale du travail » Cinéma suisse et propagande industrielle dans les films de l’OSEC Claire-Lise Debluë

La Suisse s’interroge en question Alexandra Walther

Histoire du cinéma suisse, 1966-2000 Sous la direction d’Hervé Dumont et Maria Tortajada, Cinémathèque suisse, Lausanne, Editions Gilles Attinger, Hauterive, 2007 Pierre-Emmanuel Jaques

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Editorial

Alain Boillat

1 Dans le paysage de la production hollywoodienne, Terrence Malick est une figure singulière. Avec seulement quatre longs métrages réalisés sur une période de plus de trente ans1, il pourrait passer pour un « génie méticuleux » à la Kubrick si l’on pouvait plus aisément asseoir son statut d’auteur et si ses deux derniers films ne comportaient pas une démesure qui en fait des œuvres « problématiques » (au sens positif du terme). En dépit de sa réserve (il ne se livre qu’exceptionnellement à l’exercice de l’entretien) et du caractère épisodique de ses réalisations, Malick a acquis la reconnaissance de la critique et le respect du milieu hollywoodien. En témoigne le fait qu’en 1997, ce cinéaste qui n’a plus tourné depuis vingt ans se voit confier un film, The Thin Red Line (La Ligne rouge, 1998), dont le budget dépasse les cinquante millions de dollars et dans lequel se côtoient plusieurs stars masculines du moment (Sean Penn, Adrien Brody, Jim Caviezel, Nick Nolte), certains acteurs comme George Clooney ou John Travolta acceptant même de n’y faire qu’une brève apparition. Si l’activité de scénariste a permis à Malick de ne jamais s’éloigner d’Hollywood, le parcours de cet intellectuel venu au cinéma après avoir étudié la philosophie et traduit Heidegger demeure atypique.

2 A la discrétion du cinéaste (qui n’apparaît par exemple qu’en creux dans le making of de son dernier film) correspond l’indiscutable carence de la littérature portant sur son travail : aucune monographie ne lui a été consacrée, et il n’y a à ce jour dans le domaine francophone guère que l’opuscule de Michel Chion qui porte sur l’un de ses films2. La richesse de The New World (Le Nouveau Monde, 2005) sorti dernièrement nous a incités à consacrer à ce réalisateur le dossier de ce numéro, parution qui sera accompagnée dès le 6 février 2008 d’une rétrospective à la Cinémathèque suisse comprenant, en plus des quatre longs métrages de Malick, le film Pocket Money (Stuart Rosenberg, 1972) qu’il a coscénarisé. Nous espérons ainsi ouvrir la voie à de plus amples réflexions sur cette œuvre protéiforme, tiraillée entre grandiloquence et sobriété, entre l’esthétisation de l’image et le tourbillon d’un montage tantôt haché, tantôt d’une fluidité époustouflante. Le Nouveau Monde constitue peut-être sur le plan stylistique le film le plus abouti de Malick en termes de conciliation de la saccade et du flux, de la distance

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et de l’immersion, du regard critique et de l’adhésion totale – avec tout ce que ce va-et- vient peut comporter d’ambigu sur le plan « idéologique ».

3 Au vu des caractéristiques esthétiques des films de Malick, on ne s’étonnera pas de trouver dans plusieurs contributions de ce dossier une attention portée à des paramètres de type « rythmique » convoqués de façon particulièrement manifeste dans les deux dernières réalisations du cinéaste. Examinant la question de la musicalité et la façon dont le Prélude de L’Or du Rhin imprègne à différents niveaux l’esthétique et les significations du Nouveau Monde, Laurent Guido inscrit le travail du cinéaste dans une recherche sur le rythme qu’il corrèle à une tradition de représentation profondément ancrée dans l’histoire américaine ; dans l’article « Entre distance et immersion : des voix qui glissent sur le monde », un constat similaire est proposé en ce qui concerne l’usage des voix-over, procédé dont Malick use dans tous ses films en lui conférant un rôle qui excède très largement celui, traditionnel, qui consiste à transmettre des informations narratives. La dimension sonore est également analysée au niveau des bruits par Martin Barnier, qui souligne combien la bande-son de La Ligne Rouge contribue de manière quasi imperceptible mais néanmoins décisive à construire les espaces qu’habitent les personnages (mais aussi ceux dont ils sont habités) et à poser une atmosphère, cédant peu aux effets démonstratifs devenus caractéristiques des films de guerre depuis la généralisation du multipiste.

4 Jouant avec les silences, les nappes de musique symphonique et le surgissement énigmatique des voix, introduisant constamment des -phases de suspension dominées par l’itératif, Malick nous emporte dans le mouvement des cours d’eau qu’empruntent soldats et pionniers. Son cinéma est à la fois bavard puisque s’y enchevêtrent constamment des voix-over (quoiqu’il s’agisse, justement, plus de voix et de « grains » que véritablement de paroles) et proche du cinéma muet en raison d’un montage périodiquement affranchi de l’ancrage spatio-temporel induit par la voix synchrone. Dès Badlands (La Balade sauvage, 1973)3, ainsi que le montre Frank Steiger, la mise en scène des prises de parole provoque une désolidarisation d’avec les personnages, qui demeurent étrangers les uns aux autres et à eux-mêmes, aliénés par l’appropriation involontaire de discours stéréotypés. Au vu du traitement singulier accordé par Malick à une parole poussée aux limites de son inefficacité (règne de l’infraverbal, vanité du discours humain face à la domination impassible de la nature), on pourrait avancer qu’il y a chez lui quelque chose du cinéma de la fin des années 1920, de cet idéal du film « sonore » (en opposition au « parlant ») qu’ont momentanément nourri, à -l’époque de la -généralisation des talkies, certains théoriciens marqués par le modèle musicaliste. Les chants de La Ligne rouge ne sont pas sans animer l’environnement comme ceux d’ Hallelujah (King Vidor, 1929), et on pourrait trouver un ancêtre au Nouveau Monde du côté d’un film comme Ombres blanches (White Shadows in the South Seas, 1928) qui, réalisé conjointement par W. S. Van Dyke et le documentariste Robert Flaherty, associe deux facettes que l’on retrouve chez Malick : d’une part un souci d’authenticité accompagné du respect des terres vierges et des populations indigènes, d’autre part une envolée dans une romance naïve et un lyrisme échevelé. Si la relation de l’homme à la nature est empruntée aux auteurs transcendantalistes tels que Thoreau, -Whitman ou Emerson – tissu référentiel dont François Bovier commente la richesse tout en soulignant les limites de l’appropriation par Malick de cet intertexte –, l’intrigue amoureuse demeure associée à la récente popularisation proposée par Walt Disney (Pocahontas, Mike Gabriel et Eric Goldberg, 1995).

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5 En effet, comme le remarque la plupart des intervenants de ce dossier, les films de Malick menacent constamment de basculer dans le cliché ou plutôt, pour inverser cette logique, procèdent véritablement d’un traitement des clichés qu’ils exhibent ou retravaillent. En ce sens, la référence à un genre cinématographique est avant tout le lieu d’in-signes décalages : La Ligne rouge fait glisser le film de guerre du côté de la réflexion philosophique ; Le Nouveau Monde échappe à toute classification générique – même si, comme le suggère François Bovier, c’est peut-être en termes de renouvellement du western qu’il faudrait l’appréhender (comme tous ses films d’ailleurs)4 ; Badlands, road movie sanglant de type Bonnie and Clyde (Arthur Penn, 1967)5, ne s’inscrit pas tant dans l’effervescence du « New Hollywood » qu’il ne présente, au travers d’une parole féminine désinvolte et distanciée, un James Dean de pacotille dont la représentation suggère l’inanité des aspirations nostalgiques du moment. Quant à Days of Heaven (Les Moissons du ciel, 1978), Malick y étouffe la veine mélodramatique en déplaçant l’intérêt pour les personnages vers la nature qui les environne, ainsi que le montre Jean-Michel Durafour dans une optique « figurale » qui permet de prendre toute la mesure de l’exploitation par le cinéaste de la dimension purement sensorielle des images et des sons. Le chatoiement des rayons du soleil sur les champs de blé des Moissons du ciel ou les infimes variations de luminosité qui modèlent le rendu de la végétation luxuriante filmée dans La Ligne rouge ne sont pas (seulement) des afféteries d’esthète pompier : de telles « mues de la nature » (pour reprendre l’expression de Durafour) constituent l’objet même de ces films. Cette tendance à évincer les êtres pour retourner à la terre première est constante chez Malick, qui, à l’instar de Laughton dans The Night of the Hunter (La Nuit du chasseur, 1955), ne craint pas de ponctuer ses films d’inserts qui semblent issus de films animaliers. Malick ose l’hétérogénéité tout en se fixant le défi, souvent atteint, de l’harmonie.

6 La rubrique « cinéma suisse » est entièrement consacrée à l’histoire de la production nationale, abordée au travers d’objets filmiques de nature fort différente. Claire-Lise Debluë se penche sur deux films d’entreprise réalisés par l’OSEC (Office Suisse d’Expansion Commerciale) dont elle examine le contexte de production sur les plans économique et politique, articulant l’analyse des discours – elle démontre combien la volonté de rationalisation se situe au centre des réflexions de l’OSEC sur le cinéma – avec celle des films, ces derniers thématisant précisément au niveau formel des questions relatives à la taylorisation. Exploitant des sources rares (versions successives des scénarios, correspondance, etc.), Alexandra Walther étudie quant à elle la genèse de La Suisse s’interroge, ensemble de courts métrages réalisés par Henry Brandt à l’occasion de l’Expo 64. Dans une optique conciliant une analyse fonctionnelle de type narratologique et une attention portée tant aux dynamiques abstraites sous-tendant la trame filmique qu’à leurs figurations -concrètes, Alain Freudiger revient sur l’une des œuvres célèbres du Nouveau cinéma suisse, Les Arpenteurs (1972) de Michel Soutter, pour en dégager certains motifs récurrents et discuter les principes régissant leur déploiement. En filant les manifestations multiples du concept de « mesure », Freudiger met en lumière une géométrie interne aux Arpenteurs dont il montre qu’elle est fondée, selon une logique quasi burlesque, sur les mouvements rythmés des personnages, les déplacements des corps, l’organisation des dialogues et la circulation des objets. A l’issue de ces trois contributions qui offrent un regard inédit sur des réalisations helvétiques, Pierre-Emmanuel Jaques rend compte d’une publication récente, l’Histoire du cinéma suisse, 1966-2000. Dirigé par Maria Tortajada et Hervé Dumont, cet ouvrage somme est le résultat d’un travail collectif auquel plusieurs collaborateurs réguliers de

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Décadrages ont pris part. Il ne reste qu’à espérer que la richesse des informations contenues dans ces deux volumes saura susciter des recherches dans un champ d’étude auquel la rubrique régulière de notre revue entend fournir une modeste contribution.

NOTES

1. Filmographie de Terrence Malick : – Lanton Mills (court métrage, 1969) – Badlands (La Balade sauvage, 1973). Avec Martin Sheen, Sissy Spacek, Warren Oates,… – Days of Heaven (Les Moissons du ciel, 1978). Avec Richard Gere, Brooke Adams, Sam Shepard, Linda Manz,… – The Thin Red Line (La Ligne rouge, 1998). Avec Adrien Brody, James Caviezel, Nick Nolte, John Cusack, Sean Penn, Elias Koteas,… – The New World (Le Nouveau Monde, 2005). Avec Colin Farrell, Q’Orianka Kilcher, Christian Bale, Christopher Plummer,… 2. La Ligne rouge, Editions de la Transparence, Chatou, 2005. 3. Selon Michel Chion (op. cit., p. 99, note 3), le terme « balade » s’est vu pourvu d’un second « l » à l’occasion de la sortie vidéo du film. Nous nous en tiendrons à l’orthographe originelle. 4. Actualisant cette comparaison, le récent western The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford (Andrew Dominik, 2007) emprunte significativement de nombreux traits stylistiques aux deux premiers films de Malick. 5. Rappelons que le premier long métrage de Malick constitue encore, une trentaine d’années après sa sortie, un modèle pour un cinéaste helvétique comme Christophe Marzal. Voir Décadrages no 4-5, printemps 2005, p. 109 (analyse de Au large de Bad Ragaz) et p. 123 (entretien avec le cinéaste).

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Alain Boillat (dir.) Dossier : Terrence Malick

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Entre distance et immersion : des voix qui glissent sur le monde Les locuteurs over dans les films de Terrence Malick

Alain Boillat

1 Rares sont les cinéastes qui, au sein de la production hollywoodienne, recourent à la voix-over1 avec la constance et l’inspiration dont témoignent les films de Terrence Malick. Tous ses longs métrages sont en effet parcourus par ce type d’occurrence vocale qui détermine grandement l’impact esthétique et perceptif qu’ils produisent sur un (audio)spectateur happé par leur envoûtante « musicalité », invité à une sollicitation des sens plutôt qu’à une fixation du sens. La voix-over plane par intermittence au- dessus des actions, s’associant au bercement du montage pour produire un effet diffus de suspension. Elle est donc loin d’être réduite à un « procédé » exclusivement soumis à des impératifs narratifs comme l’explication du contexte historique – dans The Thin Red Line (La Ligne rouge, 1998), les informants verbaux ne nous apprennent par exemple rien d’autre sur la bataille de Guadalcanal que les réflexions très générales qu’elle suscitent chez les protagonistes – ou la psychologisation des personnages (en raison d’une tendance à situer les commentaires over à un niveau supra-individuel). Le texte over et le ton à la fois détaché et méditatif sur lequel il est prononcé participe du régime contemplatif qui prédomine dans les œuvres de Malick. Ses films ne sont en effet pas exempts d’une esthétisation qui serait outrancière si la voix-over ne problématisait, parfois à l’insu des personnages-narrateurs, le rapport des individus au monde et la dimension stéréotypée de la représentation. Ce questionnement sur l’exhibition du « cliché » – à prendre littéralement si l’on pense à la présence d’images fixes dans les deux premiers films de Malick – permet à Badlands (La Balade sauvage, 1973), dont l’action est située au début des années 1960, d’échapper en partie à cette nostalgie escapiste qui caractérise pour Jameson le « post-modernisme » des films du New Hollywood comme American Graffiti (George Lucas, 1973) ou Sugarland Express (Steven Spielberg, 1974)2. Elisabeth Bronten parle à propos de Malick de « nostalgie ironique », une notion qui convient bien pour qualifier les enjeux de la prise de distance instaurée par l’énonciation filmique relativement au discours des personnages3. Rappelons à cet égard que Stanley Cavell dit de la jeune fille interprétée par Sissy Spacek dans Badlands

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qu’elle confie « la narration de sa vie au présentoir de formules prises au hasard sur les rayons des magazines »4.

2 La singularité « rythmique » de la voix-over chez Malick me semble s’être affirmée dans ses deux derniers films, peut-être en raison de la forte présence du motif aquatique auquel s’accordent, sur le plan formel, les épanchements incantatoires de la voix-over et le flux des plans, auxiliaires d’une immersion du spectateur désormais dépourvue des effets de distanciation (au sens brechtien du terme) à l’œuvre dans ses deux premières productions. En effet, le caractère hypnotique de ces voix dont la mélodie s’accorde aux traversées lancinantes des terres inconnues de The Thin Red Line (La Ligne rouge, 1998) ou de The New World (Le Nouveau Monde, 2005) enjoint au contraire le spectateur à se laisser happer par le monde décrit, tandis que, dans les deux films précédents du cinéaste, Badlands et Days of Heaven (Les Moissons du ciel, 1978), l’intérêt des voix-over homodiégétiques5 rétrospectives réside bien plus dans leurs implications énonciatives. Leur spécificité tient au fait que la structure de ces films diffère des pratiques dominantes du cinéma « classique » en ce qu’elle repose, ainsi que l’a montré Sarah Kozloff dans un chapitre consacré à l’ironie, sur des « narrateurs non fiables » (« unreliable narrators »)6. Le récit de Badlands est placé sous la direction d’une adolescente naïve, alors que Les Moissons du ciel nous est conté par une fillette de douze ans. Comme cette dernière représente un personnage périphérique, j’écarterai ce film pour me concentrer sur Badlands, où la narratrice Holly est une figure centrale : fréquents, ses commentaires over pèsent fortement sur l’appréhension que nous avons du film.

Badlands : l’indifférente nature (du sujet parlant)

3 Dans Badlands, le détachement extrême que la narratrice affecte envers les agressions gratuites perpétrées par son ami de l’époque, Kit (Martin Sheen), domine le récit, le spectateur devant comprendre « entre les lignes » que le film n’encourage pas l’adhésion à ses propos, et dans les interstices qui séparent le référent verbal de celui des images que l’idylle du couple dépeinte over ne correspond pas à la situation vécue dans la diégèse. De ce fait, le film souscrit à un principe souvent qualifié de contrepoint7, technique traditionnellement prônée parce qu’elle instaurerait un rempart à une prétendue « redondance » de la parole et de l’image, redondance qui constitue une véritable bête noire des théoriciens du cinéma8. La distance résultant du caractère inapproprié des remarques de la narratrice de Badlands enjoint le spectateur à contester la position faîtière communément attribuée à la voix-over9, et à inclure cette dernière dans une stratification énonciative plus vaste où une instance de niveau supérieur « commente » les dires de Holly à travers leur énonciation même10. Par ailleurs, les expressions utilisées par la narratrice over révèlent l’influence de Kit, les commentaires de ce dernier n’étant pas toujours rapportés en style indirect, mais parfois totalement intégrés au discours de Holly. La « voix-je », comme l’appelle Michel Chion11, est donc condamnée à la citation (comme Kit imite par son attitude James Dean), privée de l’expression personnelle qui la caractérise. Aussi l’attribution de la responsabilité énonciative des propos tenus over est-elle fluctuante, voire incertaine.

4 Bien que le traitement de la voix-over dans Badlands présente de nombreuses similitudes avec ce que l’on trouve couramment dans le cinéma hollywoodien12, il annonce par certains aspects des pistes que Malick approfondira dans ses films ultérieurs. Ainsi, en dépit de l’importance qualitative des moments de parole, les

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conversations entre les personnages sont rares et, lorsqu’elles ont lieu, s’avèrent extrêmement superficielles. Les silences du dialogue, qui permettent souvent à des vues de la nature de s’immiscer dans le récit de la vie du couple en cavale, contrastent avec l’application un peu puérile dont la narratrice fait preuve en nous contant ses aventures. Lorsqu’il rencontre Holly, Kit lui déclare ne pas être gêné par son laconisme ; artificiellement rebelle, il donne toujours l’impression d’avoir beaucoup à dire, mais lorsqu’il s’empare d’un dictaphone pour enregistrer ses propres paroles, on constate que sa verve à proclamer de grands idéaux s’épuise rapidement pour retomber dans l’horizon étroit de leur quotidien de fugitifs. La communication s’instaure avant tout entre le film et son spectateur par l’intermédiaire de la voix-over, tandis que les situations décrites sont marquées du sceau de la vacuité ou de l’incommunicabilité. La présence d’une unique voix-over détachée des événements, en déshérence de corps agissant, renforce cette impression que les personnages sont fondamentalement étrangers à eux-mêmes. Enfin, la séquence du Stéréopticon (dispositif optique à l’aide duquel Holly contemple des images surannées qu’elle associe au passé de sa famille) occasionne une rupture dans le référent temporel de la voix-over qui, dans le reste du film, raconte invariablement au passé. En effet, dans ce passage, le texte over prend momentanément ancrage, après un détour par le conditionnel passé, dans le présent de l’observation des vues, qui apparaissent simultanément au spectateur en plein écran. Un tel changement de temps verbal provoque une indécision qui affecte autant notre compréhension du temps – par ailleurs perturbée par un recours à l’itératif sur des portions de film inhabituellement longues – que la façon dont nous appréhendons la voix-over, qui tend parfois au monologue intérieur sans obéir totalement à ce régime13.

5 En tant que scénariste, Malick use constamment de tels effets de décalage : les paroles over ne correspondent pas aux événements dont elles rendent compte, et les personnages, foncièrement esseulés en dépit de la romance, « flottent » sur leurs aventures plus qu’ils ne les vivent. Comme l’a expliqué récemment Christa Haeseli, Badlands se démarque d’une conception du sujet de type cartésien, basée sur la raison et l’existence d’une entité stable : le « je » de la narratrice est au contraire une instance totalement vide14. Aucun film de Malick ne recourant au principe du récit-cadre visualisé, la désincarnation des narrateurs renforce l’impression d’une absence d’emprise sur un monde qui demeure fondamentalement extérieur, inaccessible à ceux qui tentent d’en rendre compte par des mots. En introduisant des sociétés « primitives » comme les tribus polynésiennes et les Algonquins d’Amérique, La Ligne rouge et Le Nouveau Monde laisseront par contre entrevoir la possibilité d’une harmonie entre l’homme et la nature. Certes, l’individuum n’existe pas dans le panthéisme malickien, mais la parole peut servir à mettre en relation les diverses parties du tout. En outre, à partir de son troisième long métrage, Terrence Malick ne se limite plus à une voix-over unique, mais en introduit plusieurs. Nous verrons comment s’organisent ces narrations chorales.

Sinuosités des récits polyphoniques

6 Dans Le Nouveau Monde, la première partie (à laquelle nous consacrerons la fin du présent article) est prise en charge par les voix-over de l’officier John Smith (Colin Farrell) et de la plus jeune fille du roi indigène, Pocahontas (Q’Orianka Kilcher). Dans le dernier tiers du film, un changement intervient : alors que la civilisation est en marche,

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Pocahontas, abandonnée par son amant qui lui préfère l’aventure, erre hagarde et muette parmi les colons et les charpentes d’une ville en construction. Alors qu’elle donne à boire à un prisonnier mis aux fers, un insert nous montre un personnage pensif, le regard perdu au loin. John Rolfe (Christian Bale) entre ainsi dans le film, et dans la vie de l’héroïne. On le découvre tout d’abord en situation d’observation, ce qui permet à Malick de nous faire épouser progressivement son regard. Sur le plan visuel, cet ancrage s’opère notamment au gré d’un travelling latéral qui suit la jeune femme aperçue à travers un baraquement ajouré – obstruction partielle de la vue qui souligne l’importance du cadre et du « point de vue »15 –, puis s’immobilise à la hauteur de John apparu au premier plan, enfin calque son mouvement sur le déplacement de ce dernier qui continue de fixer Pocahontas désormais sortie du champ ( fig. 1-6 ). On la retrouve dans le plan suivant, présentée comme l’objet du regard de John, alors qu’elle verse dans un récipient l’eau qu’elle a puisée. Lorsque John réapparaît à l’avant-plan, sa voix- over retentit, joignant la focalisation à l’ocularisation dans une phrase qui thématise le rapport du sujet percevant à son objet : « When I first saw her… » ( fig. 7 ). Cette seconde voix-over masculine qui ne se manifeste qu’après une durée correspondant à ce qui pourrait être la fin possible d’un long métrage (90 minutes) peut surprendre, puisque le film avait habitué le spectateur au rythme des duos de Pocahontas et Smith. Contrastant avec les monologues lyriques chuchotés par Colin Farrell, la voix de Bale, claire et posée, signale en fait une bifurcation du récit, fraie une nouvelle piste dans le parcours de l’héroïne. Les deux John (Smith et Rolfe) représentent chacun une facette de la conquête des territoires amérindiens que l’on trouve dans de nombreux westerns : la perpétuelle fuite en avant du pionnier ou l’exploitation du sol menée par le bâtisseur sédentaire. La courbe dramatique du Nouveau Monde se noue ainsi autour de ce relais d’une voix-over par une autre, accordant à ce procédé une fonction structurelle primordiale.

7 Dans La Ligne rouge, les énonciateurs over ne s’excluent pas mutuellement, mais s’expriment en alternance au sein d’une composition chorale plus disparate. Pour rendre compte de ces prises de paroles spontanées et presque aléatoires qui ponctuent ce film, Michel Chion parle de « petits poèmes naïfs, [d’]îlots de mots avec l’espace autour »15. C’est que chaque occurrence constitue une respiration singulière et autonome qui participe de la solitude des êtres face à des situations extrêmes. Le principe du relais ne s’applique qu’à une seule des sept voix-over reconnaissables du film16, celle de Welsh (Sean Penn), qui ne commence à se faire entendre qu’après la mort de Witt (Jim Caviezel), principal narrateur du film (si tant est qu’une hiérarchie puisse être établie). La séquence-pivot qui connaît le surgissement de cette nouvelle voix nous montre Welsh se recueillant devant la tombe sommairement créée pour Witt : l’adresse à un mort (« tu es dans une boîte ») semble elle-même affectée de la désincarnation de l’interlocuteur muet, et de la déliaison propre aux prières du film.

8 Bien que La Ligne rouge appartienne à un genre, le film de guerre, qui peut susciter certaines attentes relatives à l’inscription du récit dans le contexte historique de référence (la guerre du Pacifique), Malick propose un texte over qui se situe aux antipodes du factuel, comme l’annonce la phrase inaugurale dans laquelle le soldat Witt synthétise sous une forme interrogative l’oxymore résultant de l’alliance des deux grands motifs du film : « Pourquoi cette guerre au milieu de la nature ? » Malick, plutôt que de privilégier la transmission d’un savoir éprouvé, s’interroge avec le public sur le spectacle de la nature qu’il donne à voir dans sa grandeur et son mystère. La plupart du

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temps, les pensées se manifestent over dans des moments de torpeur, un sentiment qui envahit tous les soldats (et la plupart de leurs supérieurs), plongés dans une absence qui les isole les uns des autres dans l’histoire, mais les lie sur le plan formel. Il est d’ailleurs souvent malaisé d’identifier dans ce film les changements de narrateurs17, comme si toutes les voix fusionnaient dans un questionnement commun sur la condition humaine et sur les rapports de l’homme à une nature supérieure et indifférente. Lorsque Bob Witt s’avance parmi les premiers blessés américains découverts sur l’île, il se demande over si tous les hommes n’auraient pas une âme commune identique (« one big soul, where everybody is a part of »), si tous les visages n’appartiendraient pas à un même homme (« all faces of the same man, one big self ») : le film donne l’impression qu’il en va ainsi des voix, tant l’ancrage dans des personnages agissants (parfois non nommés) est discret ou ambigu. Il peut sembler paradoxal d’utiliser la voix pour briser l’individualisation, alors qu’il s’agit justement là de quelque chose qui est propre à chacun. Le ton méditatif et intime des voix-over se démarque toutefois fortement de celui des répliques prononcées in par les mêmes acteurs, qui en vociférant, qui dans le brouhaha des cris et des tirs. A l’instar des invocations du Nouveau Monde, seules les prières de Staros (Elias Koteas) semblent simultanément ressortir aux régimes in et over. Il arrive néanmoins qu’un personnage censé parler over soit visualisé simultanément dans des plans où ses lèvres ne se meuvent pas ; une telle situation de « déliaison » entre la voix et l’image provoque un effet d’étrangeté.

9 A l’exception du premier monologue intérieur du lieutenant-colonel Tall (Nick Nolte), qui motive et annonce son obstination future à vouloir attaquer frontalement la crête au mépris des pertes humaines, le texte over contribue assez peu à construire les personnages, si ce n’est dans leur rapport « philosophique » au monde, et plus précisément dans la façon dont ils négocient l’omniprésence de la mort, cette « frontière » à laquelle le titre du film fait référence, cet au-delà suggéré par la matérialité sonore de voix-over foncièrement fantomatiques18. Lorsque les mots dont usent les narrateurs instaurent une coréférence avec la représentation iconique, ils introduisent le plus souvent une dimension universelle qui décontextualise le propos et neutralise tout rapport de cause à effet entre les actes et les commentaires. Une exclamation obsessionnellement répétée échappe à cette règle : le soldat Doll (Dash Mihok) s’écrie « J’ai tué un homme » lors de son premier meurtre. En raison de la rareté d’une référence à une action qui vient de se produire, l’exclamation de Doll est mise en exergue, et par là les implications éthiques et psychologiques de son acte. Par ailleurs, cette phrase se singularise également des autres énoncés over qui, eux, sont dominés par le temps verbal du présent dans un usage plus gnomique que déictique, la généralité des propos impliquant une intemporalité qui neutralise le renvoi à la situation temporelle de l’énonciation. En utilisant un temps passé (« I killed… »), le soldat souligne le caractère irrémédiable de son geste funeste ; le statut over de cette phrase suggère le caractère révolu de l’événement, qui déjà quitte l’univers matériel pour résonner dans l’intériorité du personnage confronté à la mort.

10 Dans La Ligne rouge, la focalisation interne n’est pas multiple, mais variable19 : la polyphonie qui en découle (ou qui la fonde) ne s’inscrit donc pas dans un jeu tapageur sur le récit tel qu’en pratiquent des cinéastes du type de Tarantino (ou, pour prendre un sujet proche, Eastwood dans son récent diptyque), mais au contraire tend à suspendre le narratif au profit de touches « impressionnistes » qui émaillent la matière sonore du film. L’éviction d’informants narratifs renforce ainsi l’éclatement

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polyphonique des individualités dont résulte chez Malick un mode d’intériorisation fort différent des conventions anthropocentriques et psychologisantes qui régissent habituellement la représentation audiovisuelle. Car si tous ses personnages sont indubitablement absorbés, ils ne le sont parfois pas uniquement par leurs pensées, mais aussi par le monde qui les entoure et fait l’objet des réflexions verbalisées over. Son dernier film portera à son paroxysme cet éclatement de la figuration vocale et visuelle de l’individu.

Plan d’eau, voix du ciel : l’entrée dans le Nouveau Monde

11 Le dernier opus malickien s’ouvre sur deux plans de pré-générique qui, telle une épigraphe, donnent littéralement l’esprit du film : « Viens esprit, aide-nous à chanter l’histoire de notre terre », chuchote une voix féminine qui n’a pas encore été associée au personnage de Pocahontas. La prière ne s’adresse pas au spectateur, comme on pourrait l’attendre en ce lieu souvent réflexif d’un début de film, mais à une instance à la fois omniprésente et irreprésentable, désincarnée comme l’est la locutrice over. Avant et pendant cette incantation mystérieuse qui donne naissance au récit du film, l’entièreté du champ est occupée par la surface scintillante de l’eau sur laquelle se reflètent le bleu du ciel et le vert des cimes. A l’instant où la voix émerge pour énoncer son appel comme s’il s’agissait d’un rituel d’évocation, des gouttelettes de pluie commencent à s’abattre sur la surface aqueuse qu’elles animent par des mouvements concentriques, les reflets du paysage environnant devenant incertains, ondoyants comme une pensée vagabonde20 ( fig. 8 ).

12 Il n’est pas anodin que le film s’ouvre sur la rêverie d’une indigène : sa parole délimite l’ici de la terre dont les colons seront irrémédiablement étrangers, et annonce le ton d’un film qui « chante » une histoire plus qu’il ne la raconte. Associée à la terre, cette voix est pour l’instant sans origine, ou plutôt elle est l’origine. Un ici-maintenant sans cesse renouvelé à propos duquel le texte over brouillera parfois les repères, le spectateur étant plongé dans une représentation totalement subjective du temps. Le plan suivant nous montre Pocahontas ( fig. 9 ) dans une forte contre-plongée qui ne nous permet pas de discerner son visage (et a fortiori ses lèvres, dont les mouvements nous feraient passer du statut de off/over à celui de in) : elle n’est pas un sujet parlant, ou du moins cette voix n’est pas encore la sienne. Car comment expliquer que Pocahontas s’exprime en anglais, alors que des séquences ultérieures sont dévolues à son apprentissage progressif de la langue des futurs colonisateurs ? On pourrait faire l’hypothèse d’une narration rétrospective, mais cette dernière ne s’accorde nullement avec la forme impérative de la phrase. Il semble plus juste de considérer que, dans ces limbes où le monde du film s’apprête à s’instaurer, la glossolalie dont semble douée la narratrice est en fait la traduction, destinée au spectateur, d’une pensée qui n’a pas besoin du verbal pour entretenir un contact direct avec la nature. La terre primitive de Malick, domaine de l’esprit, est une utopie d’avant Babel. Dans le second plan de ce pré- générique, la jeune fille décrit d’ailleurs, les bras tendus, un mouvement de rotation qui s’inscrit de façon harmonieuse dans le prolongement des flots de l’image précédente. Or on apprendra plus tard, lorsqu’elle tentera de communiquer avec Smith, que ce geste est signe : il veut dire « ciel ». En totale communion avec la nature dont elle imite physiquement les mouvements (notamment lorsqu’elle joue avec son frère),

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Pocahontas parle avec son corps. Par conséquent, la voix qui parvient aux oreilles du spectateur n’a pas de réalité phonique dans l’univers diégétique : jamais assujettie à une quelconque frontière, la voix-over, immatérielle, flottante, crée une continuité entre l’intériorité des personnages et les images du (nouveau) monde. Dans l’environnement édénique du début du film, la parole est une convention qui figure l’indicible. Cet usage de la voix-over l’identifie comme une manifestation infraverbale qui s’oppose à la langue parlée par les colons, représentée comme le produit d’une civilisation destructrice.

Des voix qui se dérobent au langage : la transparence, puis l’obstacle

13 Lorsque John Smith, chargé de parlementer avec le roi indigène, part en mission, il exprime over la fascination que suscite en lui cette terre de liberté où semblent pouvoir se réaliser tous ses idéaux égalitaires. Son « monologue » n’est toutefois pas présenté sous la forme rationnelle d’une réflexion : les pensées de John semblent émaner de la nature elle-même qui « parle » en lui, ainsi qu’il l’insinue par certaines interrogations (« Qui es-tu, toi que j’entends vaguement ? », ou « Quelle est cette voix qui parle en moi, qui me guide vers le meilleur ? »). Pour l’audiospectateur du film, la voix-over de Farrell prend la place de cet appel intime dont il tente précisément d’invoquer la source, et qui se concrétisera temporairement dans l’attirance éprouvée pour Pocahontas, liée à la terre qu’elle prie constamment en l’appelant « Mère », alors qu’au combat, lors d’un soliloque qui suspend l’action, Smith se repent devant Dieu le Père de « ne pas avoir écouté sa Voix ».

14 Il est surprenant de noter que le « monologue » over, généralement utilisé au cinéma pour exprimer un repli sur soi, fonctionne durant les séquences consacrées à la relation amoureuse entre Pocahontas et Smith comme un moyen de communication, le seul qui permette une certaine compréhension entre les partenaires, ainsi que le remarque Michael Henry, sensible à la dimension « musicale » des occurrences over dans Le Nouveau monde : « Deux cœurs se mettent à nu, qui ne peuvent communiquer que par la parole intérieure. Ce n’est pas encore un dialogue, plutôt des monologues qui convergent peu à peu. Tels deux affluents qui se rejoignent en une même rivière. Au même titre que le paysage sonore, la voix off est une partition. »21

15 Henry souligne qu’il s’agit d’un phénomène progressif ; il est vrai que l’intégralité de la première partie du film s’organise autour des changements qui touchent les modes de manifestation de la parole. Toutefois, dans l’univers désillusionné de Malick, la « convergence » n’est pas nécessairement un gage de bonheur. Au contraire : le passage de la communion des pensées over aux échanges verbaux in (ou off, puisque les voix diégétiques échappent le plus souvent au synchronisme vocolabial) sera un symptôme avant-coureur de la rupture entre les amants. L’évolution des relations dans le couple résulte donc du traitement même des voix-over et de leurs interactions. Au cœur de l’idylle, les amants s’expriment tour à tour over comme s’ils étaient unis dans un même espace spirituel, et, plus tard, la voix de Pocahontas demeurée chez les siens abolit la distance qui la sépare de son compagnon retourné au fort, flagellé pour avoir pris sa défense face aux colons qui projettent de la prendre en otage. Alors que seul Smith est montré en gros plan, elle s’adresse à lui dans une apostrophe qui débute

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significativement par l’injonction « Approche ! » et se poursuit avec un ton qui connote l’intimité et la proximité. Lorsque les amants se retrouvent après les grands froids, un décalage s’est déjà instauré, manifeste dans l’entrelacs des voix masculine et féminine à travers les doutes formulés par Pocahontas, qui relativise l’idéalisme de son amant22. Au début du film, la voix-over permet de rendre perceptible l’infigurable de la transparence des consciences23, mais ce pouvoir de l’intériorisation absolue s’amoindrit lorsque Pocahontas acquiert les rudiments de la langue anglaise, lorsqu’elle se familiarise avec des conventions qui extériorisent la signification, la coupant de son enracinement dans la terre au profit d’une socialisation ouverte à l’Autre. Le texte over tend alors à se rapprocher des paroles in associées à la tromperie, un travers inconnu des indigènes qui, selon les dires de Smith, sont « fidèles, exempts de toute fourberie ». L’opposition entre ces types de manifestation vocale apparaît clairement lorsque Smith confesse en voix synchrone qu’il n’a « jamais vraiment été celui qu’elle croit ». Pocahontas, d’abord totalement étrangère à l’idée de la dissimulation (contre laquelle elle devra ensuite lutter pour apprendre à aimer sincèrement son époux), se demande à cet instant même dans un murmure over : « Que dit-il ? ». Cet entremêlement de voix in et over renvoie aux connotations qu’elles possèdent l’une et l’autre dans le système de valeurs mis en place par un film qui s’ouvre sur l’harmonie, puis fait place à une parole diégétique qui est le lieu d’une fracture.

Retour aux sources

16 L’intériorisation traditionnellement provoquée au cinéma par la voix-over acquiert chez le personnage de Pocahontas des profondeurs qui excèdent la psychologie individuelle pour manifester l’enracinement ancestral des tribus indiennes de Virginie. Dans la conception panthéiste de Malick, le sujet parlant se dissout dans l’environnement : il n’est nulle part, c’est-à-dire partout. Le montage très elliptique des passages consacrés au couple souligne cette idée d’une absence d’ancrage spatial et temporel des personnages.

17 A l’instar de la musique, la voix-over est le véritable pouls du film, expression du vivant plus que celle d’un locuteur individué. En concevant prioritairement la voix comme une mélodie – dans La Ligne rouge surtout, les pauses qui interviennent dans les intermittences des voix constituent de véritables respirations qui ponctuent d’amples « mouvements » –, Malick renoue par d’autres biais avec des théoriciens du cinéma des années 1920 comme Louis Delluc ou Ricciotto Canudo, partisans du « musicalisme » et d’un rapport d’immédiateté entre l’œuvre et le spectateur24. L’ouïe est considérée dans ce contexte comme un mode perceptif archaïque qui favorise l’intégration de l’individu au collectif, voire, chez Malick, au cosmos. Par contre, dans les histoires qu’il raconte, cette harmonie est vécue sur un mode déceptif : à l’exception des chants mélanésiens qui emplissent le paradis terrestre où s’est réfugié le déserteur Witt au début de La Ligne rouge (et qui reviennent à la fin du film, après la mort de ce soldat), la voix, cantonnée au repli sur soi du monologue intérieur, n’acquiert pas la dimension communautaire qu’elle possède dans un film comme Halleluyah (King Vidor, 1929), l’un des premiers talkies qui actualise sur le plan thématique l’idéal « musicaliste » de la fin du muet25.

18 Grâce à ces voix susurrées qui attirent l’attention sur leur grain jusqu’à éclipser parfois le contenu des paroles, le film entretient avec le spectateur plongé dans l’obscurité de

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la salle de cinéma un rapport de proximité enveloppante, comme s’il s’agissait de retrouver la relation primitive qu’entretient le nourrisson avec l’espace intra-utérin. Dans le sillage des écrits du psychanalyste Denis Vasse, Michel Chion a souligné l’importance de la « Voix de la Mère » pour aborder les voix acousmatiques du cinéma26. Les invocations mélodieuses de « Mother » qui scandent Le Nouveau Monde s’inscrivent dans ce paradigme (tout en l’inversant), et se poursuivent lorsque Pocahontas elle-même donne la vie, instaurant dans le commentaire over une filiation entre sa procréation et l’œuvre de la nature, désormais domestiquée par le travail de son époux cultivateur. Dans La Ligne rouge, lorsque Witt utilise pour la première fois le pronom « je », c’est pour dire qu’il se souvient de sa mère mourante, amorçant l’un des rares passages véritablement narratifs du texte over. Les fugaces inserts mnésiques qui illustrent un peu plus tard ce souvenir – images à la composition systématiquement décentrée – confèrent une atmosphère onirique et renforcent l’effet de flottement résultant de l’ancrage indéterminé de la voix, cette dernière étant très momentanément identifiée comme synchrone. Qu’il s’agisse d’une mère décédée ou de la terre des ancêtres bientôt spoliée, les personnages tentent d’évoquer un passé originel fuyant que seule une voix désincarnée, elle-même située entre la présence et l’absence, semble susceptible de faire resurgir.

19 C’est le pouvoir mystique de la parole que Terrence Malick convoque dans ses deux derniers films, et qu’il décline dans ses diverses manifestations poétiques, immergeant le spectateur dans un maelström fascinant de sons et d’images, au même titre que ses personnages, plongés dans le milieu originel qui les accueille ou, d’une certaine manière, les retrouve.

NOTES

1. A l’instar de Jean Châteauvert ( Des mots à l’image. La Voix over au cinéma, Nuit Blanche/ Méridiens Klincksieck, Québec / Paris, 1996), j’utiliserai le terme « over » pour qualifier une voix qui ne peut être entendue par les personnages appartenant au monde du film, réservant l’expression « voix off » à des cas où le locuteur, diégétique, se trouve hors-champ (« off screen »). 2. Fredric Jameson, Postmodernism, or the Cultural Logic of Late Capitalism, Duke University, Durnham, 1999. 3. Elisabeth Bronten, « Recycling von Gewalt und Gesetzlosigkeit », dans Hans Helmut Prinzler et Gabriele Jatho (éd.), New Hollywood 1967-1976. Trouble in Wonderland, Bertz, Berlin, 2004, pp. 15-32. 4. Stanley Cavell, La Projection du monde, Belin, Paris, 1999, p. 258. 5. Dans la typologie genettienne, cet adjectif qualifie des narrateurs qui sont par ailleurs présents en tant que personnages dans l’histoire qu’ils racontent (Gérard Genette, Figures III, Seuil, Paris, 1972, p. 252). La distinction homodiégétique vs. hétérodiégétique est particulièrement importante au cinéma dans la mesure où une même voix est, dans le premier cas qui s’applique à tous les films de Malick, alternativement entendue over et in (lorsque l’acteur qui incarne le personnage-narrateur est montré parlant à l’image). La reconnaissance du timbre de la voix-over engendre une certaine incarnation des locuteurs over et un ancrage dans la diégèse de la subjectivité des textes qu’ils profèrent (voir à ce propos François Jost, Un monde à notre image,

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Méridiens Klincksieck, Paris, par exemple p. 99). Toutefois, l’assignation d’un visage à une voix- over est passablement enrayée chez Malick par la mise en retrait de la voix in qui s’opère soit par suppression (personnages taciturnes, dialogues inaudibles), soit par « déliaison » (le statut de la voix demeurant ainsi indécidable, situé qu’il est entre le off et le over). 6. Sarah Kozloff, Invisible Storytellers, Voice-over Narration in American Fiction Film, University of California Press, Berkeley/Los Angeles/London, 1988, pp. 116-117. 7. Il en est question dans l’un des rares entretiens accordés par Malick à une revue spécialisée : « Pensiez-vous dès l’origine au contrepoint entre le commentaire off de Holly et les images ? Absolument, mais j’ai essayé de le minimiser dans le scénario car les grandes compagnies distributrices ont tendance à craindre le commentaire off ils trouvent cela peu cinématographique. […] Lorsque le texte n’a pas un rapport direct avec l’action, comme dans Badlands, cela me semble mieux fonctionner. » (Michel Ciment, « Entretien avec Terrence Malick », Positif, no 170, juin 1975, p. 31). 8. Concernant la valorisation du contrepoint son/ image, voir par exemple Siegfried Kracauer, Theory of film, The Redemption of Physical Reality, Oxford University Press, Londres, 1960, pp. 117-119. Par la suite, Malick n’évite à mon sens plus cette redondance, mais il substitue au contrepoint un autre modèle, moins axé sur la dimension sémantique : celui de la « correspondance » entre les matières de l’expression cinématographique. 9. La façon dont la « voix narrative » a été conceptualisée dans le champ des études littéraires et dans la théorie du cinéma est en elle-même révélatrice de cette tendance à unifier l’origine d’un discours (pourtant pluristratifié) autour d’une instance anthropocentrique et surplombante. Pour une discussion et une critique de ce modèle, voir le chapitre 6 de mon ouvrage Du bonimenteur à la voix-over. Voix-attraction et voix-narration au cinéma, Antipodes, Lausanne, 2007. 10. On peut rendre compte de ce type d’énonciation à l’aide de théories linguistiques, notamment en recourant au modèle polyphonique proposé par Oswald Ducrot (Le Dire et le dit, Minuit, Paris, 1984, chapitre 8, « Esquisse d’une théorie polyphonique de l’énonciation », pp. 171-233). 11. Michel Chion, La Voix au cinéma, Editions des Cahiers du cinéma, Paris, 1982, chapitre 3. 12. Malick déclare par exemple que « cela vous permet de résoudre rapidement des problèmes que les spectateurs d’aujourd’hui ne prennent aucun intérêt à vous voir résoudre : comment ils sont arrivés là, le passage du temps, etc. » (« Entretien avec Terrence Malick », op. cit., p. 31). 13. Jean Châteauvert précise à ce propos : « Sur le plan de l’analyse, le monologue intérieur se distingue de la ‹ narration en voix-over › en ce qu’il se conjugue généralement au présent et révèle les réflexions, angoisses, doutes, etc., qu’éprouve un personnage dans une situation » (Des mots à l’image…, op. cit., p. 143). Or Malick se plaît à brouiller constamment ces distinctions en associant le présent et l’extraction du personnage de la situation vécue, ou inversement en usant du passé tout en nous plongeant dans des pensées contemporaines des événements visualisés. 14. Christa M. Haeseli, « ‹ The world was like a faraway planet to which I could never return. › Die Subjektkonzeption der Voice-Over in Terrence Malicks Badlands », Montage/av, Figuren und Perspektive (1), 15.2.2006, pp. 115-134. 15. Michel Chion, La Ligne rouge, Editions de la Transparence, Chatou, 2005, p. 59. 16. Ces sept voix sont celles des acteurs suivants : Jim Caveziel, Nick Nolte, Ben Chaplin, Dash Mihok, Adrien Brody, Sean Penn et Miranda Otto. Cette dernière interprète l’épouse de Bell et constitue l’unique personnage féminin à bénéficier d’une voix-over (la mère de Witt demeure muette). Motivée par le contexte épistolaire, cette voix n’apparaît qu’à la fin du film : Bell lit la lettre de sa femme que nous avons vue de façon récurrente dans des inserts muets (flash-backs qui, imperceptiblement, en viennent à représenter la simultanéité d’une attente griffithienne). Malick aurait pu choisir la voix de l’acteur qui incarne le soldat (Ben Chaplin), d’autant que nous l’entendons ailleurs en régime over. Le surgissement de la voix de femme vient toutefois souligner l’altérité de celle-ci, qui demande le divorce à celui qui s’est sans cesse raccroché à l’idée de la retrouver. La désillusion est renforcée par une manifestation vocale qui vient individualiser tardivement ce personnage tout en le congédiant du film. Notons que la voix de

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Miranda Otto (ou celle d’une autre actrice qui l’aurait doublée) retentit durant l’un des souvenirs de Bell (« Viens, viens me rejoindre », dit-elle en s’avançant dans la mer) : bien que l’actrice soit vi-sible à l’image, ses lèvres demeurent immobiles, comme si la voix provenait d’outre-tombe. 17. Il est révélateur que Michel Chion souligne en préambule du découpage qu’il propose dans l’annexe de son ouvrage sur le film la difficulté que rencontre le spectateur, « même après plusieurs visions du film […], [à] attribuer certaines voix à leur propriétaire » (M. Chion, La Ligne rouge, op. cit., p. 85) ; dans le descriptif de la séquence 34, il se contente d’ailleurs d’indiquer « une voix médite (voix intérieure) » (id., p. 95 ; je souligne). 18. L’une des voix du film surgit littéralement d’outre-tombe : celle du Japonais agonisant auquel s’adresse Dale (Arie Verveen), que ce dernier entend à nouveau plus tard, lorsqu’il se repent d’avoir dépouillé les cadavres. Or il s’agit là d’une voix qui nous apparaît véritablement en tant que matière vocale, puisque le film ne sous-titre aucune réplique des Japonais. 19. La focalisation interne est dite « multiple » lorsque le même événement est raconté par des personnages différents (voir G. Genette, op. cit., p. 207). 20. On retrouvera ce motif dans un segment en focalisation interne sur Smith, lorsque ce dernier décrit le mode de vie dans le camp des autochtones ; l’insert sur un plan d’eau brouillé par des éclats de gouttes fait précisément suite au mot « rêve » (« Ça existe, ce que je croyais être un rêve »). 21. Michael Henry, « Le Nouveau Monde. L’aurore désenchantée », Positif, no 540, février 2006, p. 14. 22. Les phrases suivantes se succèdent : (lui) : « Lumière de ma vie » ; (elle) : « L’amour peut-il mentir ? » ; (lui) : « Mon Amérique » ; (elle) : « Où es-tu, mon amour ? ». 23. Idéal rousseauiste abordé dans l’essai de Jean Starobinsky, Jean-Jacques Rousseau : la transparence et l’obstacle, Librairie Plon, Paris, 1958. 24. Voir à ce propos Laurent Guido, L’Age du Rythme. Cinéma, musicalité et culture du corps dans les théories françaises des années 1900-1930, Payot, Lausanne, 2007, pp. 231-236. 25. Ce qu’un critique visiblement marqué par la conception musicaliste de l’époque formulait à propos des chants dans le film de Vidor pourrait s’appliquer aux voix over des deux dernières réalisations de Malick : « On ne sait si le chant naît de la lumière ou la lumière du chant. Ils paraissent s’engendrer mutuellement. Il semble qu’on ne les perçoive plus par deux sens différents. La vue et l’ouïe n’existent plus. C’est un nouveau sens qui recueille et boit en même temps les harmonies sonores et visuelles » (Pour Vous, no 58, 28 décembre 1929, cité par Roger Icart, La Révolution du parlant, vue par la presse française, Institut Jean Vigo, Perpignan, 1988, p. 363). Mais alors qu’Hallelujah vise à représenter l’âme d’un peuple (le titre choisi pour l’exploitation française de ce film fut significativement L’Ame noire), Malick souligne, dans une même conception « animiste », l’absence d’harmonie entre les individus dont on épouse le point de vue (ce qu’implique en soi le contexte, qu’il s’agisse de la guerre ou de la colonisation). 26. Denis Vasse, L’Ombilic et la voix, Seuil, Paris, 1974 ; M. Chion, La Voix au cinéma, op. cit., chapitre 4.

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Quelques fonctions de la parole dans Badlands

Frank Steiger

Sometimes the silence can be like thunder (Bob Dylan)

1 Le cinéma de Terrence Malick n’est pas un cinéma bavard. Sa nature contemplative rejoint des préoccupations plus techniques relatives au traitement de la bande sonore, le réalisateur évitant la redondance avec l’image pour créer un univers dans lequel le verbe n’occupe pas une place centrale. Ce cadre lui permet d’accorder des fonctions inhabituelles à la parole de ses personnages. Dans Badlands (La Balade sauvage, 1973), le spectateur ne pourra guère s’appuyer sur le contenu des dialogues ni sur la voix-over pour donner un sens aux actes représentés. En revanche, les personnages, et notamment celui de Kit (Martin Sheen), se définissent tout au long du film au travers de leur rapport à la parole et de la forme prise par les interactions verbales. Ces dernières deviennent ainsi des lieux privilégiés pour la compréhension de cette intrigue et des deux personnages principaux sur laquelle elle est centrée.

Temporalité et finalité de la parole

2 Le traitement de la parole dans les premières scènes avec Kit et Holly (Sissy Spacek) permet de souligner une opposition qui traverse le film. La voix-over de Holly fait référence à des événements du passé (un déménagement, le décès de sa mère) qui ancrent le point de départ du film dans son histoire personnelle. L’accès à l’intériorité de ce personnage nous le présente comme réfléchi et l’inscrit dans une temporalité dépassant le cadre du récit. On apprend en effet que la narration de Holly se fait a posteriori. A l’opposé, Kit se fait entendre pour la première fois dans une scène de dialogue avec son collègue éboueur. Sa parole a ainsi un destinataire concret, même si le propos n’appelle pas forcément une réponse : il lance le défi absurde de goûter pour un dollar au cadavre d’un chien. Que le défi soit accepté ou non, la parole incite à une action et possède un but observable. Il en va de même pour celles qui suivent : un avertissement (éviter un obstacle) et une requête (il demande une cigarette). Il s’agit

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d’une parole utile qui prend dès le départ ses marques dans un ici et maintenant, tandis que la jeune fille reconstruit une histoire dont elle connaît le dénouement.

3 Cette opposition se prolonge lors du premier dialogue entre les deux personnages principaux. Les paroles de Kit constituent un code approprié à une situation. Holly ne maîtrise pas ce code et elle les prend au premier degré en lui demandant la raison de la balade qu’il lui propose. Ce que dit alors Kit s’inscrit dans la même veine que ses premières interventions, alors qu’avec sa réponse, Holly se place dans une dimension plus réflexive. La remarque très terre à terre de Holly ne participe pas en soi à l’élaboration du sens du film, mais elle sert à mettre en avant, par contraste, l’aspect irréfléchi de Kit. Ce dernier se présente comme différent des autres car il a « des trucs à dire » ; cela ne se vérifiera guère par la suite, introduisant une distance ironique entre le discours du réalisateur et la parole de son personnage.

4 La première étape de leur fuite vers le Nord place les personnages dans un cadre de vie sauvage, au milieu des bois. Ce moment de répit ne contient aucune scène dialoguée. Le spectateur apprend l’existence de conversations (un cours de maniement d’armes et une dispute) par la voix-over de Holly, mais les quelques paroles synchrones ne génèrent aucun dialogue. Il en va ainsi pour Kit d’une plainte, du constat de la mort d’un poulet et de son commentaire portant sur le récit maritime que Holly est en train de lire. Cette absence de dialogue est contrebalancée par l’importance attribuée à la narration over de Holly. Elle évoque, selon sa perception, des sujets profonds tels que les relations amoureuses, la mort, la fatalité et la fragilité de la vie. Dans ce contexte, la parole est superflue pour Kit et le quasi-silence que le réalisateur a choisi de mettre en scène prend fin avec l’arrivée de chasseurs de prime. Kit renoue alors avec des propos utilitaires et incitatifs (« Tire-toi vite », « Cache-toi »…) qui paraissent ainsi être les seuls qu’il juge nécessaires.

Une parole matérielle

5 Le meurtre de son ancien collègue Cato donne l’occasion à Holly de justifier le silence de Kit autour de cet événement. Il n’a jamais expliqué son geste car, selon lui, cela porterait malheur d’en parler. Cette explication, qui permet aussi d’éluder facilement le sujet, ajoute une touche d’irrationnel à ce personnage sans épaisseur. En revanche, cet événement souligne bien l’ancrage de son discours dans le matériel, en opposition aux préoccupations communes généralement associées au personnage féminin. Entre l’instant où Kit tire sur Cato et la mort de ce dernier s’instaure une tentative de dialogue de la part de Holly, rompue par Kit lorsqu’elle pose à deux reprises une question concernant l’état de Cato. Kit réoriente une première fois la discussion sur le fatras de la pièce, lui permettant de rappeler qu’une cage avait été volée par Cato. La seconde fois, il souligne qu’ils ne pourraient pas se payer les choses que Holly regarde dans un magazine. Ces objets se substituent aux implications humaines de son acte, ce qui participe à l’élaboration d’un personnage dépsychologisé.

6 Le dialogue suivant installe encore plus nettement le personnage de Kit dans un concret vide d’implications sociales et humaines. La voix de la jeune fille nous permet à nouveau d’avoir accès à des pensées qui sont une tentative d’explication de son état psychologique : elle n’éprouve ni honte ni crainte, mais se sent hébétée. Elle recourt à un langage figuré en utilisant une comparaison (« comme dans une baignoire vide ») qui est en décalage avec le registre de langage dans lequel se situe Kit, qui s’exprime

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ainsi : « Tu es fatiguée ? » et « Quand c’est terminé, on s’assiéra manger un grand steak ». La forme et le fond créent une opposition entre la tentative de Holly de définir ses sentiments et les propos tenus par son compagnon.

Une parole désincarnante

7 Les échanges au sein du couple tendent à désincarner historiquement et psychologiquement le protagoniste masculin. Ils réaffirment constamment son inscription dans l’ici et maintenant et dans le concret qui bannissent toute forme d’intériorité. Ainsi, lors de leur première balade en ville, il ne parle que d’un papier jeté par terre et des cheveux roux de Holly. Peu après, quand celle-ci commente la beauté de l’endroit où ils pique-niquent, il ne livre qu’une vague réaction avant de se remettre à jouer aux cartes. Il en va de même du dialogue (initié par Holly) qui fait suite à leur première relation sexuelle. Le protagoniste masculin se contente de deux « Oui » et d’un « J’en sais rien » avant de focaliser son attention sur un arbre, présence concrète de l’ici et maintenant. A ses yeux, les questions que se pose sa compagne appartiennent déjà au passé. Il exprime toutefois le désir d’en garder un souvenir, mais celui-ci ne peut résider seulement dans des mots. Il faut qu’il soit matériel : c’est pourquoi Kit pense tout d’abord à s’écraser la main avec une pierre avant de se décider plus simplement à conserver une pierre ramassée sur le lieu.

8 Lorsque Kit constate le décès du père de la jeune fille et lance un « Pas besoin de docteur ! », il ne cherche pas, contrairement à Holly qui se demandait s’il fallait appeler un médecin, à masquer une idée douloureuse derrière une façade plus acceptable, mais il souligne le côté purement pratique de la situation. Le terme « mort » n’a pas besoin d’être prononcé puisque, dans cette situation, il n’a d’implication concrète ni dans l’ici, ni dans le maintenant.

9 Deux procédés de mise en scène de la parole sont par ailleurs utilisés pour désincarner ce personnage. Le premier instaure une distance entre le spectateur et le personnage de Kit à un moment où son discours pourrait s’éloigner de l’utilitaire et de l’ici et maintenant. Il repose sur un choix de cadrage pour une scène de dialogue dans laquelle Holly aborde un sujet qui la préoccupe, la mort de son poisson. D’un plan rapproché montrant le poisson agonisant, on passe aux deux personnages filmés en plan général : le réalisateur joue de ce changement scalaire pour donner au spectateur l’impression que la distance spatiale motive l’inintelligibilité des paroles. Par ailleurs, le statut de narratrice de Holly implique qu’il n’y ait qu’une seule voix au récit de leur histoire d’amour. Elle est la seule à prononcer le « nous » (« Nous sommes tombés amoureux »), et si pour une fois cette relation permet au spectateur d’avoir accès aux pensées de Kit, elles sont exprimées par la voix de Holly. Il se crée ainsi une distance suffisante entre l’intériorité de Kit et la voix de Holly pour brouiller l’interaction entre Kit et le spectateur. Ce dernier peut en effet toujours se demander si les pensées de ce personnage sont vraiment les siennes ou si elles sont le produit de l’imagination de la narratrice.

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Le dialogue comme lieu de confrontation avec la société

10 A plusieurs reprises, Badlands présente des situations conflictuelles entre Kit et des figures incarnant l’ordre social. La structure de ces interactions verbales contribue de manière décisive à affiner le portrait de Kit. Il est tout d’abord confronté à son patron qui lui annonce son renvoi. Sa réaction se manifeste physiquement par le jet de ses clés dans un bidon d’essence et il se montre prêt à se battre jusqu’à ce que son patron lui rappelle qu’il a son chien pour le protéger. L’échange est alors rompu et lui succède celui avec un employé de l’office du chômage. Le dialogue est construit comme un entretien de circonstance, même si les réponses de Kit restent évasives, jusqu’à ce que ce dernier introduise une rupture dans ce dialogue obéissant pourtant à des critères bien définis. N’ayant pas d’idée quant au travail qu’il voudrait exercer, il demande à son interlocuteur de remplir lui-même le questionnaire. Peu après, Kit va s’entretenir avec le père de Holly. Leur dialogue tourne court car Kit ne sait que dire sur la relation qu’il entretient avec la jeune fille. Cette interaction est définitivement rompue lorsque ce dernier mentionne qu’il est armé. Ces trois scènes ont en commun le fait de confronter Kit à la société, celle du travail, de l’état et de l’ordre familial. Par la constance de la rupture, elles mettent toutes trois en scène un personnage à l’écart de cette société. Kit accède ainsi au statut de marginal, mais en l’absence de prise de position explicite sur cette société, le spectateur peine à déterminer les motifs qui l’animent. Sa marginalité ne semble pas être un choix de vie comme pour Billy et Wyatt dans Easy Rider (Denis Hopper, 1969). Ces dialogues fragmentaires dessinent un personnage aux motivations et à la psychologie obscures, suscitant chez le spectateur des interrogations auxquelles les autres interactions impliquant ce personnage vont partiellement répondre.

11 Après s’être infiltré dans le domicile de son amie pour rassembler des affaires en vue de leur départ, Kit retrouve l’un des représentants de l’ordre social en la personne du père de Holly. Pour ce dernier, l’action du jeune homme est dépourvue de sens. Il ne prend donc pas en considération ses menaces et développe un discours rappelant avec autorité les bases de l’organisation sociale (respect de la propriété privée, obéissance des enfants à leurs parents, recours à la police pour régler les conflits). Kit reste silencieux face aux questions ayant trait à ce thème, puis il se justifie sans tenir compte de ces réalités sociales : si le père de la jeune fille ne doit pas appeler la police, c’est simplement parce que Kit s’y oppose. Le dialogue entre ces personnages est rendu impossible en raison des différences qui les séparent en termes de règles sociales. Cette fois-ci, la rupture se fera par un meurtre apparemment gratuit, mais qui possède néanmoins sa propre logique dans la succession des ruptures d’interactions sociales qui le précèdent. Il en est l’aboutissement tout comme il fait office de point de départ à la fuite des deux protagonistes. Le départ du couple trouve une justification semblable lorsque la jeune fille se demande s’il ne faut pas avertir quelqu’un et que Kit lui répond qu’il est déjà trop tard car on ne les écouterait pas. Selon lui, la société ne peut ou ne veut pas entendre sa voix. La fuite se fera donc vers le Nord, « là où les gens ne posent pas trop de questions ». Cet aveu d’impuissance verbale concernera même Holly, peu avant qu’elle abandonne Kit, qui ne l’écoute pas lorsqu’il se projette exceptionnellement dans le futur en imaginant de s’engager dans la police montée. Cette parole sans destinataire souligne plus que toute autre chose l’incompatibilité

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entre Kit et la société. Les seules victimes à être épargnées seront d’ailleurs une domestique sourde et son patron que Kit appelle justement « le gars à la sourde ».

12 Malick place dans la bouche du personnage masculin une grande tirade pour expliquer le premier meurtre et la fuite du couple. Cet unique instant dans lequel Kit se trouve seul avec lui-même cristallise les différentes composantes de son rapport à la parole. Il s’exprime dans une cabine d’enregistrement pressant des disques d’une minute moyennant 50 cents ( fig. 1 ). La place accordée aux objets dans son univers verbal et sa prise de distance face à la société sont bien résumées avec cet aveu fait à une machine et non à une personne. Le shérif est pourtant nommé en tant que destinataire, mais le disque joue le rôle d’intermédiaire entre sa parole et ce représentant de la société. Le discours de Kit peut ainsi exceptionnellement refléter son intériorité et sortir du présent avec la formulation du projet pour Holly et lui-même de se tuer. L’importance de cette prestation est soulignée par les notes qu’il tient en main et qui semblent augurer une justification de ses actes, alors qu’il prétexte la limite de temps imposée par la machine pour improviser un discours hésitant. Les yeux braqués sur le décompte du temps, il puise dans des banalités pour le remplir, terminant son discours sur un « merci » totalement inapproprié, après avoir annoncé la fin du message et précisé qu’il n’a plus rien à dire.

Discours et reconnaissance sociale

13 Alors que le couple s’est reposé dans la maison d’un homme fortuné, les propos de Kit marquent un tournant qui prend tout son sens en regard de l’enregistrement de son message fait préalablement sur un disque. Il recourt à nouveau à une machine comme intermédiaire et s’entraîne à une future déclaration formelle en s’amusant avec un dictaphone ( fig. 2 ). On peut penser que s’agissant d’un but imprécis, il se sent plus libre de s’exprimer, mais cette scène est surtout intéressante par la manière dont Kit se projette au sein de la société. Il relève au travers de ce discours une préoccupation inédite pour les autres (hormis pour Holly évidemment) qui se manifeste par une série de conseils à la jeunesse qui sont autant de clichés du genre : l’écoute des parents et des profs, la possibilité de toujours apprendre quelque chose et l’écoute des opinions minoritaires tout en se ralliant à la majorité. Kit imagine avoir à faire une telle déclaration dans un avenir plus ou moins proche car il a conscience d’être devenu un personnage public de premier plan. Le réalisateur a d’ailleurs inséré peu avant quelques images illustrant, dans un style évoquant les actualités télévisées, l’organisation des citoyens face au danger qu’il représente. Le discours de Kit vient ainsi marquer concrètement sa prise de conscience d’occuper une place particulière dans la société. Il aime que l’on s’intéresse à lui et après son message à la jeunesse, il passe à des nouvelles (optimistes) sur sa situation actuelle avec Holly (« On se débrouille bien », « On s’amuse bien »). Ses meurtres se sont ainsi transformés en autant de moyens de reconnaissance sociale pour un personnage dont les interactions l’ont présenté jusque-ici comme extrêmement marginalisé. L’importance centrale du discours comme fil rouge de cette évolution est soulignée par Kit lui-même avec, pour terminer, ses excuses pour sa grammaire. Les préoccupations que trahit ce souci formel se trouvent aux antipodes de son emploi du langage centré sur son entourage matériel immédiat, et donc ne nécessitant guère de conventions pour exprimer des idées extrêmement simples. Cet emploi du langage dans un contexte plus élaboré et aux

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préoccupations moins matérielles peut être mis en parallèle avec l’abandon progressif d’objets jugés inutiles (une cage, un ballon, les habits de Holly…) au cours de la fuite.

14 Cette évolution atteint son dernier stade après son arrestation. Face aux policiers – représentants par excellence de l’ordre social – Kit semble enfin libre et désireux de s’exprimer. Non seulement le spectateur a désormais accès à son intériorité, mais il ressent aussi le plaisir du personnage masculin à communiquer, maintenant qu’il est au centre de l’attention de tous. Sa parole devient elle-même instrument de reconnaissance sociale quand il déclare son intention de dire en ville que les policiers qui l’ont arrêté se sont comportés en héros. Hormis les chaînes et les menottes, il semble être considéré comme une personnalité importante par les autres personnages s’entretenant avec lui. Avant de monter dans l’avion qui le conduira au pénitencier, il se livre à une parodie de conférence de presse durant laquelle les policiers l’interrogent sur ses goûts. La position centrale de Kit dans ces échanges est mise en avant, dans un premier temps, par sa présence constante à l’écran, alors que les personnes qui lui posent des questions demeurent hors-champ. Le spectateur le perçoit ainsi comme occupant une place dans l’espace social et jouissant d’une reconnaissance par le corps social avec lequel il interagit. Puis on continue à entendre sa voix sur des plans montrant Holly entourée de policiers et de soldats sur le tarmac. Au travers de sa parole, Kit occupe à ce moment l’ensemble de l’espace social.

15 A l’inverse, dans cette situation, c’est la jeune fille qui garde un silence de circonstance. Son attitude demeure conforme aux logiques sociales. Elle ne semble pas posséder une compréhension suffisante de cette situation exceptionnelle pour apparaître autrement qu’effacée. Elle ne lâche qu’un « ouais » à Kit lorsqu’il lui dit qu’il trouve dommage ce qui est arrivé à son père. L’inversion des rôles est complète lorsque ce dernier enchaîne en lui disant qu’il faudra qu’ils en reparlent un jour. L’ironie de cette phrase prolonge la distance critique instaurée préalablement par Malick envers ce personnage.

16 En effet, Holly a fait part en voix-over de l’explication du jeune homme pour justifier son abandon lors de la poursuite en voiture – une crevaison –, alors que les images le montrent tirant lui-même une balle dans un pneu. Le propos du film se démarque de la reconnaissance sociale résultant de la virée sanglante du meurtrier. Malick nous livre, par l’intermédiaire de la narration de Holly, le dénouement de son histoire, soulignant le caractère très provisoire de l’état de grâce de Kit. Après son incarcération, sa parole ne trouve plus de public, puisque l’on apprend qu’il est maintenu à l’écart des autres prisonniers. Finalement, il s’endort lors du procès durant la lecture de ses aveux. Sa déclaration n’a désormais pas plus d’importance que le formulaire qu’il avait fait remplir par un tiers à l’office du chômage. Kit s’efface en tant que sujet parlant.

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Mue de la nature dans Days of Heaven

Jean-Michel Durafour

NOTE DE L’ÉDITEUR

Les illustrations qui accompagnent cet article sont visibles dans le fac-similé disponible au téléchargement.

1 – ( fig. 1 ) : C’est à peine un homme, quand les champs, au lever du jour, ne sont pas encore quadrillés par les récolteurs saisonniers. Ce n’est déjà plus un homme, invraisemblablement arrivé en avance, ou resté en arrière, en retard, en vigie, la nuit durant : c’est un trait, une jonction entre le ciel et la terre, peut-être, avant tout, pour ces « moissons du ciel », ou, presque par anticipation, une allumette s’embrasant, sous perfusion solaire, ce plasma invasif qui n’attend pas d’être cicatrisé pour mettre le film en péril, comme, dans un instant, Bill (Richard Gere) jouera avec le feu en poussant sa fiancée dans les bras d’un fermier malade – comme, un peu après, Abby (Brooke Adams) finira par éprouver cette petite flamme pour leur « victime » – comme, plus tard encore, la jalousie du mari sera à l’origine de l’incendie nocturne du champ dans lequel, pour le moment, ce qui n’est pas un homme se tient debout. Au fait, c’est un épouvantail, immobile dans le vent, devant l’inimitable des blés crispés par l’aurore qui vient et décline, dont la venue est le déclin : on le reconnaît au bâton qui lui sort des hanches. C’est donc un homme-tige. Homme réduit à l’état de plante – ainsi que Bill, qui parodiera avec sa petite sœur un numéro de ventriloque, voudrait que le fermier, qu’un homme, le soit, en sursis, pas plus résistant qu’un pantin, manipulable à volonté, flexible, déjà mort. C’est surtout, a contrario , une excroissance du blé en homme, l’homme né de la végétation et retourné à elle, cet homme dont Thoreau, l’un des apologistes de la pensée transcendantaliste américaine, voulait qu’il poussât comme et avec les plantes1 : peau, muscles et organes de chaume au milieu de plants et d’épis dont il est, dans leur dévoilement progressif hors de l’obscurité, comme le prolongement, l’annonce, le fanion, complice d’une nature dont il est censé nous protéger (les oiseaux) mais contre laquelle il ne tentera ni ne pourra rien (les criquets).

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2 – ( fig. 2 ) : Pourtant, voilà que, dans la collure et le « contre-champ » d’un plan intermédiaire, cet épouvantail, malgré le premier plan fixe, a bougé. Il ne bouge pas : il a bougé. Il a toujours déjà bougé. C’était donc bien un homme – d’ailleurs, il n’est pas venu, il était déjà là –, de vent, de perte et de moelle, aux mains agiles dans l’air plastifié des épées de l’été. Maintenant qu’il fait jour, nous pouvons le vérifier, là où la silhouette monochrome et plate aperçue dans le contre-jour avait pu nous induire en erreur. C’était un homme, puisque les épouvantails, c’est attesté, n’ont pas de mains. Ils ont des jambes : sinon comment tiendraient-ils debout ? Ils ont des yeux : ne veillent-ils pas sur les plantations ? Ils ont un ventre, bien rempli d’ailleurs : ne seraient-ils pas déjà à terre sans cela ? Ils ont une bouche : ne croquent-ils pas les enfants terrifiés ? Mais leurs « mains » de foin, au bout de bras raides, à quoi peuvent-elles leur servir ? Elles n’ont d’ailleurs rien de la fonctionnalité minimale d’une main, avec leurs doigts de brins, la gerbe paillée de leur chair feinte. Or, les mains de Sam Shepard, le fermier, sont désormais filmées en gros plan, dans leur motilité, leur souplesse, leur incarnation : caresse, empoignée, frottement. Alors que le plan d’ouverture, par sa coloration sanguine et son jeu d’ombres, sollicitait exclusivement la dimension optique de la vue, celui-ci s’adresse avant tout à sa propriété haptique, au sens où Aloïs Riegl l’avait définie à propos des bas-reliefs romains, analogon visuel du toucher, s’appuyant sur la « vision rapprochée » (Nachbild) théorisée par Adolf von Hildebrand dans Das Problem der Form in der bildenden Kunst, image à « tâter du regard »2. Touche double, au demeurant : celle de notre regard sur des mains palpant des épis pour en écosser les caryopses qu’elles porteront à la bouche, dans un geste qui, à la fois, donne à voir la constitution de la figure initiale de l’épouvantail, non pas fait par l’homme, mais avec l’homme (le blé ingéré tel quel dans l’abdomen), ainsi que, à l’autre extrémité du spectre, sa vocation « céleste » : la scène suivante, celle de la bénédiction des récoltes, confère, a posteriori, à cet avalement une valeur eucharistique. L’hoc est enim corpus meum d’une sorte d’« infra-substantiation » panthéiste : c’est du blé, et c’est mon corps, parce que c’est vraiment du blé. N’allez rien chercher au-delà… Dans le ventre d’un homme, il n’y a que de l’herbe. Ce n’est pas tant que ce pain est corps que le corps n’est que du pain en puissance. Thoreau, dont j’ai déjà rappelé la présence indirecte ici, voyait la terre comme un « grenier à semences » : les hommes, aussi, comme le confirment de nombreux passages des Evan-giles, autre texte essentiel de la culture américaine, ne sont que des graines (bonnes ou mauvaises).

3 – ( fig. 3 ) : Maintenant, revenons un peu en arrière… : un plan médian sépare, l’un de l’autre, les deux précédents. Un plan où le jour gagne, et qui permet de passer de l’un à l’autre. Que montre ce plan ? Une mise en mouvement, car il ne faut pas s’y tromper : ce que nous voyons, ce ne sont pas des hommes, ce sont des épouvantails en branle-bas de moisson. Le même contre-jour qu’au premier plan les habille. Aussi les épouvantails, récurrents dans le film, n’ont-ils rien de ce que James Morrison et Thomas Schur, dans The Films of Terrence Malick décrivent : « une grotesque imitation d’être humain (an insensate imitation of human being) »3, sans vie. Dans Days of Heaven (Les Moissons du ciel, 1978), Malick nous met en garde de ne pas méconnaître ce qui est inanimé, que là où nous pourrions avoir la tentation de voir de l’inanimé, et, le cinéma étant mouvement, de le délaisser, séjourne (déjà ou encore) une forme de vie (un homme donné pour condamné qui se maintient inexplicablement), et qu’inversement ce qui déferle sait aussi agir par densité, par « ostéogenèse », par contracture (des nuées de sauterelles tenaces capables de dévorer des milliers d’hectares en quelques heures). Le vivant est un tout ; tout est vivant. Cela explique le ton quelque peu « fairy tale » du film, soutenu

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par la voix-off d’une enfant (Linda), qui peut seule en détenir le secret, évoluant tour à tour entre, d’une part, l’idéalisation romanesque et inventive de son séjour rural vécu principalement sur le mode lu-dique (rondades, parties de football…), à l’issue d’une extraction hors de la ville (une fuite après une rixe) assez proche, dans son principe, de celle de The Wizard of Oz (Le Magicien d’Oz, Victor Fleming, 1939), et, d’autre part, l’inquiétude (liée à la maturité sexuelle) de voir son frère la quitter pour une autre femme « de son âge » (comme l’atteste la première phrase), et donc de devoir sortir de l’enfance. Toute la narration est ainsi semée d’incohérences (comment Linda détient- elle des informations sur ce que ressent le fermier ?), d’ellipses (voir la sécheresse explicative de la première scène d’exposition), de raccourcis (la partie citadine introductive est abrégée au plus vite). C’est que, précisément, il ne faut pas se fier à notre intellect logiciste qui classifie, compartimente, sectionne pour agir et s’orienter, et pour lequel, seul, il existe « une ligne de démarcation », une mince ligne rouge avec interdiction de franchissement entre la matière inerte et la vie, là où il n’y a, en réalité, comme l’enfant encore proche de la nature en a l’intuition, qu’un « tout indivisé » engendré par un même « flux » vital octroyant ses faveurs, non par fractures, mais par paliers imperceptibles pour notre intelligence4.

Cinéma : méta-univers ?

4 Dans une vie antérieure, Terrence Malick a été philosophe : élève de Stanley Cavell, enseignant au mit, commentateur de Heidegger. Tout cela a souvent été rapporté. C’est d’ailleurs précisément au moment où est éditée sa traduction du Principe de raison, aux presses de la Northwestern University, en 1969, que Malick, alors récent titulaire d’un Master of Fine Arts de l’afi Conservatory, et assurant quelques piges ici ou là, réalise son premier film, un court métrage de fin d’études, Lanton Mills.

5 Fort de ce qu’un cinéaste, a fortiori américain, pouvait aussi passer pour un intellectuel, chacun y est allé de ce qu’il pouvait y avoir de « philosophique » dans un tel cinéma. On a, ainsi, fréquemment convoqué Emerson, sur fond de quelques accents rousseauistes, pour éclairer le propos malickien5 : l’homme ne pourrait être lui-même qu’en harmonie avec la nature, une nature d’ailleurs fortement emprunte de spiritualité6, là où la société le dé-nature et où l’individualisme matérialiste moderne le conduit à sa perte (dans Days of Heaven, elle fait d’un ouvrier qui ne demande qu’à « s’en sortir », qui pensera s’en sortir en sortant de la société, un hors-la-loi qu’elle rattrapera et finira par abattre après l’avoir pris en chasse comme un daim) ; seule la nature peut faire de l’homme un être moral. On verra alors l’ingestion du blé par le fermier comme un purgatif, un symbole de retour à la nature nourricière sur la règle « on devient ce que l’on mange ». Cette idéologie « primitiviste », à rebours de tout un discours positiviste, semble, en effet, partagée par Malick : dans ses quatre longs métrages, la nature est recherchée comme un terminus ad quem dans lequel l’homme, tout en étant homo faber et se différenciant du reste du vivant par la technique (l’agriculture, par exemple), pense conquérir son être propre, et fuir la compagnie des hommes, synonyme de conformisme contraignant (Badlands /La Balade sauvage, 1973), d’autodestruction (The Thin Red Line / La Ligne rouge, 1998) ou de misère (Days of Heaven).

6 Cette rupture avec une compréhension anthropomorphique du monde, qui veut que l’on doive s’absorber dans le tout pour accéder à son essence personnelle (en y perdant son égotisme individuel), tel Bill, pour qui ce sera sa dernière apparition à l’écran,

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criblé de balles, devenu littéralement inconscient et qui sera « bu » (contre-plongée prise sous l’eau) par la rivière dans laquelle il s’effondrera, est particulièrement manifeste si l’on considère trois caractéristiques de Days of Heaven, comme d’ailleurs des autres longs métrages de Malick :

7 1– L’abondance des plans animaliers. La décomposition de la logique narrative, souvent brouillonne, fait que de nombreuses scènes semblent constituées de plans comme accumulés au hasard : il n’en est rien. Les plans sur les animaux – un véritable bestiaire ; en vrac : antilopes, bisons, sauterelles, dindons, loutres, tigres et éléphants (sur un livre illustré), panoplie de gorille du cirque volant… – visent, au-delà d’un simple album de photos chic de type National Geographic, à déloger l’homme qui habite notre regard pour nous faire voir, par le truchement du dépassement des conditions de la perception ordinaire que le cinéma, caméra et montage, autorise (très gros plans sur des insectes, prises de vue au ras du sol, brusques changements d’angles), comme si nous nous tenions à l’intérieur de la nature, et non à partir de la transcendance de notre regard de spectateur, à la fois dans le monde et en dehors d’un monde qui se tient devant lui7 : si les criquets sont une catastrophe pour les fermiers, ils font le régal de canards qui n’en demandaient pas tant. Pour la nature, nos petites histoires n’ont pas plus, ni moins, d’importance, dans le cours de l’univers, lequel reste impassible et continue sa routine (les grillons de chanter, les graines de germer), que la rumination d’un bovidé ou le délogement d’un putois par un visiteur importun. Entre autres exemples, le principe cinématographique classique de l’identification est largement remis en cause (le couple principal, malgré la séduction des interprètes, est relativement terne ; l’époux, personnage plus attachant par son amour maladroit et sa vulnérabilité, n’a pas de nom ; Linda n’est qu’une fillette esseulée). Il n’est pas jusqu’à la musique utilisée à plusieurs reprises, dont au générique d’ouverture, un extrait du Carnaval des animaux de Saint-Saëns (« Aquarium »), qui n’en relaie le motif, en faisant signe, indirectement, vers l’un des plans les plus énigmatiques du film : celui d’un verre en cristal chu au fond de la rivière et autour duquel un poisson va et vient.

8 2– « L’inécoute » des personnages. Michel Chion : Days of Heaven, alors que le film exploite remarquablement le nouveau système Dolby dans la restitution minutieuse des multiples murmures de la nature, et que certaines scènes sont construites entièrement sur la (perception de la) parole (ainsi la conversation hors-champ où Bill apprend l’alarmant état de santé du fermier), est « sous-verbalisé »8. Linda se contredit ; de nombreux faits importants (comme la nature de la maladie de Shepard ou de la relation entre Bill et Abby) ne sont pas explicitement énoncés ; les suites de la mort de Bill sont complètement passées sous silence et tout se poursuit comme s’il n’avait jamais existé ; plusieurs dialogues ne nous parviennent pas, recouverts par un fracas qui les assourdit (lors de la première scène dans la forge) ou affaiblis par la distance (quand le fermier épie les deux amants depuis son toit). Outre la référence au cinéma muet, avec la projection de The Immigrant (L’Emigrant, Charles Chaplin, 1917), qui se tresse, s’enchâsse avec le film de Malick par l’ombre, glissant sur l’écran de fortune, du bras d’un des occupants de la salle, plusieurs scènes sont organisées comme des saynètes silencieuses, à l’instar de celle du kiosque où Shepard observe, de loin, comme un spectateur dans le public, Abby et son amoureux, juchés sur une estrade, s’embrasser à travers un voile blanc, petit théâtre d’illusions qui lui fera « ouvrir les yeux », presque par l’absence de sollicitations sonores, là où jusqu’à présent il avait toujours voulu croire ce que disait sa femme lorsqu’elle protestait de son innocence sans grande conviction, malgré ce qu’il avait pu voir, et qui n’était déjà guère contestable. En

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réalité, comme on le constate, il ne s’agit pas, à proprement parler, de mutisme (du côté de l’émetteur) : pas plus que dans le cinéma muet qui, comme le voulait déjà Chion, n’est pas muet mais « sourd »9. Dans un film « muet », dans les scènes « muettes » de Days of Heaven, il y a bien une parole, et une parole audible, par exemple pour les acteurs (qui ne miment pas) et l’équipe de tournage, ou, dans le récit, pour les personnages appartenant à la fiction (la scène de la fonderie) ou relativement proches de ceux qui parlent (celle du kiosque). C’est la raison pour laquelle je préfère, en filant la terminologie mise en place par Chion, parler d’« inécoute » (du côté du récepteur), pour rester dans la perspective d’une relève de la perception anthropomorphique par le cinéma, pour souligner le pouvoir du cinéma sonore que rend tangible Terrence Malick, celui de brusquement rompre l’écoute, de rendre plus éloquent ce que l’on n’entend pas parce qu’on pourrait l’entendre (dans d’autres conditions), de nous placer en deçà de notre seuil d’audition habituel, de nous dérouter dans nos pratiques d’auditeurs trop souvent rendus passifs par de mauvais films ou les produits télévisuels (on tendra l’oreille ; chez soi, on sera tenté de monter le son à l’aide de la télécommande…), pour nous rappeler ce que nous avons oublié, sous le prétexte que le cinéma nous fait voir : que ce n’est pas parce que le son est audible que nous devons systématiquement l’entendre, que l’audibilité n’est pas une substance, comme le voudrait un cinéma facile qui uniformise toutes les couches sonores à grands renforts de décibels, que, comme la réalité visuelle donnée à voir par le cinéma s’offre toujours depuis un point de vue, il y a, concomitamment à ces points de vue, des points d’écoute.

9 3– Les ruptures du montage. Dès Lanton Mills, Malick a recours aux angles larges, non seulement pour les plans sur la nature (ce qui est compréhensible), mais surtout pour les conversations (ce qui l’est moins), renonçant à l’alternance conventionnelle du champ-contrechamp et impliquant une distance de la caméra avec son objet qui nous exclut de l’intimité des propos échangés. Le point de vue retenu par Malick est ainsi, souvent, extérieur à l’un des personnages impliqués (extérieur sinon exactement à sa place physique, du moins à la place assimilable à sa position, en refusant d’introduire une partie de son corps en amorce à l’écran, par exemple), ou ne peut s’identifier à un personnage humain potentiel de l’espace fictionnel (observant d’un peu plus loin, parmi d’autres possibilités). Cela ne veut pas nécessairement dire qu’il n’y a aucun plan « subjectif » dans Days of Heaven, mais à chaque fois ils sont vus depuis un personnage qui n’est pas en mesure de voir. J’illustrerai brièvement ce propos en citant l’exemple de deux regards de Bill à la caméra lors de la promenade avec Abby sur le gué de la rivière, quand il lui propose pour la première fois d’accepter les avances du fermier. Ils commencent par se parler face à face : Bill regarde Abby, qui le regarde ( fig. 4 ). Aussi le plan suivant, premier regard de Bill à la caméra ( fig. 5 ), est-il immédiatement interprété comme un plan subjectif : Abby regarde toujours Bill et la caméra vient occuper la place où elle se tient. « Malheureusement », la mise en mouvement de Bill et le travelling arrière de la caméra pour le garder au centre du cadre indiquent que les deux personnages ont repris leur déplacement. Abby également, dont le plan suivant ( fig. 6 ) montrera qu’elle ne marche pas à reculons, mais avance en regardant devant elle, c’est-à-dire qu’elle ne peut pas être en mesure de voir Bill, qui se tient dans son dos. Nous avons ici une parfaite occurrence de ce que je désignais tout à l’heure par l’abandon de notre regard an-thro-po-cen-trique et oculaire auquel le cinéma malickien nous convie. Mais la complexité de la scène ne s’arrête pas là, car ce plan, qui invalide, en termes de perception humaine, le précédent, va être à son tour invalidé par le plan postérieur. En effet, si, comme le souligne une caméra mobile portée à l’épaule,

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le plan sur le dos d’Abby est bien, à son tour, un plan subjectif depuis Bill apparemment localisé, il n’en est rien, car comment expliquer qu’il la voie depuis sa gauche, alors que le plan d’après, second regard à la caméra ( fig. 7 ), semble indiquer qu’il la regarde comme s’il se tenait à sa droite ? A moins de supposer que ce soit la caméra de Malick qui ait opéré une rotation d’un demi-cercle, et qui se trouve, désormais, non plus derrière les protagonistes, mais devant eux, sans que cela soit justifié par la progression d’un de ces personnages… Dans tous les cas, c’est l’assignation par le montage cinématographique du point de vue à un regard humainement possible qui est remise en cause par des effets de « dislocation » gigogne.

La nature n’existe pas

10 Mais la lecture emersonienne et « naturaliste », à l’arrière-plan de tels effets, est-elle vraiment la bonne ? Non sans un peu de provocation, eu égard à la vulgate critique, je dirais que tout ce que filme Malick, c’est uniquement ceci : que la nature n’existe pas. Qu’elle est une idée toujours inventée depuis la civilisation qui nous constitue. Et c’est là, me semble-t-il, que sa démarche esthétique devient la plus passionnante : dans ce constat que le cinéma, quand bien même il permet de mettre en place un nouveau paradigme perceptif (gros plan, ralenti, et ainsi de suite), est fait par des hommes, par des hommes qui rêvent qu’ils n’en sont pas, ou plus.

11 Au-delà du fait que le transcendantalisme emersonien est omniprésent dans la culture américaine et ne dit rien de bien idiosyncrasique sur le cinéma malickien, qui ne se distinguerait du reste du cinéma hollywoodien que par l’intensité avec laquelle il filmerait la nature, on n’a pas souvent voulu remarquer tout ce qui, dans ce cinéma, n’est pas emersonien, voire s’y oppose. Après tout, le passé agrarien que montre Malick dans Days of Heaven n’est pas si idyllique qu’on aurait pu l’attendre. La nature conduit au meurtre et à la mort : c’est sa (dure) loi. Un meurtre commis dans la confusion la plus totale, presque malgré soi ; une mort rapide, sans que la victime, traquée, hagarde, ne puisse se défendre vraiment, ni s’y préparer. Qui plus est, l’esthétisation pictorialiste des images (remarquable travail photographique de Nestor Almendros), tirant constamment l’image, volontairement, au bord du cliché « carte postale », contribue à souligner que le passé pastoral est toujours reconstruit, embelli. D’ailleurs, la « partie de campagne » sera filmée dans la même teinte sépia dominante que les inserts initiaux de photographies, empruntés à ou imitant Ansel Adams, Anne Brigman ou Jacob Riis, pour montrer que, si le film est topographiquement agencé autour de l’opposition traditionnelle entre ville et campagne, wilderness et civilisation, celles-ci ne sont, en fait, idéologiquement que les deux moments complémentaires d’un même développement historique (le train appartient à l’une et à l’autre, et les lie ensemble).

12 Car, si d’un côté la nature peut paraître omniprésente et référentielle dans Days of Heaven ou The New World (Le Nouveau Monde, 2005), d’un autre côté, peut-être tout aussi crucial, elle en est singulièrement absente en tant que telle, malgré les plans « panthéistes » nombreux sur la faune et la flore. Il faut revenir, pour le comprendre, à la notion de point de vue, et remonter, à rester dans la sphère philosophique, plus à Heidegger qu’à Emerson. En un sens, tout ce qui caractérisera la conception malickienne de la nature se trouve dans sa préface à la traduction du Principe de raison. A lire Malick, ce qui différencie le concept de monde (Welt) chez Heidegger, du lieu (topos) ou de la nature (phusis), c’est justement le point de vue, la manière dont ce

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monde apparaît à la conscience subjective, là où la pensée grecque, par exemple, envisageait plutôt la nature comme une réserve infinie de mystères. On s’étonnera donc un peu du rapprochement qu’opère Stanley Cavell entre Heidegger (Qu’appelle-t-on penser ?) et Days of Heaven, voyant dans « l’éclat formel » du film une sorte d’autorévélation de l’être de l’étant par la capacité participative des objets à leur propre représentation photographique10. Une telle appréciation, si elle met l’accent sur l’influence heideggerienne, ne paraît guère compatible avec la lecture que fait Malick du philosophe allemand…

13 Pour l’homme malickien, la fusion emersonienne de l’ego dans la nature n’aurait donc pas vraiment de sens : la nature est toujours vue depuis une fenêtre, ou mieux depuis un cadre. Days of Heaven est structuré autour de nombreuses références picturales qui ouvrent toujours sur la nature une perspective culturelle : le célèbre House by the Railroad (1925) d’Edward Hopper, bien sûr, que la demeure du fermier reproduit quasiment à l’identique, mais aussi Christina’s World (1948) d’Andrew Wyeth ( fig. 8 ), voire plusieurs scènes de champs de Thomas Hart Benton. Voilà pourquoi tout se passe comme si la nature ne nous était jamais donnée que comme un paysage, comme (mise à) distance11. Le paysage est anti-naturel : il est paysage « de la nature », mais d’une nature qui ne s’offrirait qu’à travers le prisme d’un projet didactique du regard (artistique ou décoratif).

14 Il est très frappant de constater que nous, spectateurs, sommes les seuls à remarquer cette « nature » dont les personnages du film – conséquence de la dilution esthétique du regard ? – semblent se désintéresser souverainement. Il ne suffit pas de l’expliquer par leur « absorbement » ou par la raison commune qu’à force d’avoir sous les yeux on ne voit plus, on ne veut plus voir, qu’il manquerait de la distance, précisément, nécessaire pour voir : c’est que, pour eux, au contraire, la nature n’existe pas, qu’elle est toujours un cadre (de vie et de travail) qui l’artificialise, qu’elle finit par devenir l’occasion d’une machination à laquelle un comploteur de palais n’aurait pas grand- chose à envier.

15 On voit donc ce qui compte : en mettant à mal notre regard « naturel » (par des effets de filmage et de montage dont j’ai donné quelques exemples), Malick ne le destitue pas exactement, il l’affaiblit pour le rendre sensible, comme c’est dans la maladie que nous prenons, soudainement, conscience de l’existence de nos organes. En déconstruisant notre regard, Malick veut nous faire voir ce que nous n’avons jamais vu dans l’expérience quotidienne de la vision : le relativisme (artificiel) de notre propre regard, voir non pas depuis un point de vue, mais voir le point de vue. Ce que nous voyons ne compte, dès lors, que par sa capacité (le monde déborde notre cadre de vision) à déboîter notre regard et nous en rendre présente, par le décalage, l’opération démasquée.

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NOTES

1. Henry David Thoreau, Walden, édité par William Rossi, Norton & Company Inc., New York, 1992 [1854], p. 104 : « J’en arrivai à aimer mes rangs de haricots, bien plus que je ne le voulais. Ils me liaient à la terre ; et je devenais fort comme Antée. ». 2. Dora Vallier, Lire Worringer, préface à Wilhelm Worringer, Abstraction et Einfühlung. Contribution à la psychologie du style, traduit par Emmanuel Martineau, Klincksieck, Paris, 2003, p. 13. Pour plus de détails sur l’haptique, on consultera Aloïs Riegl, Spätrömische Kunstindustrie, Verlag der Kaiserlich-Königlichen Hof-und Staats-druckerei, Vienne, 1927 [1901], ainsi que Adolf von Hildebrand, Das Problem der Form in der bildenden Kunst [1893], traduit en français par Eliane Beaufils sous le titre Le Problème de la forme dans les arts plastiques, L’Harmattan, Paris, 2002. 3. James Morrison et Thomas Schur, The Films of Terrence Malick, Westport, Praeger Publishers, 2003, p. 100. 4. Les termes entre guillemets sont empruntés à Henri Bergson, L’Evolution créatrice, PUF, Paris, 1959, dont le souhait de réconciliation entre l’inerte et le vivant est proche des préoccupations malickiennes. 5. Qui s’inscrirait alors dans la continuité d’une école américaine de pensée représentée, outre par les transcendantalistes comme Emerson ou Whitman, et avant eux les « agrarianistes », par Mark Twain, Frederick Jackson Turner, entre autres. 6. « Combien la Nature nous rend semblables à des dieux avec si peu de choses, et si simples ! » (Ralph Waldo Emerson, « Nature » dans Carl Bode et Malcom Cowley (éd.), The Portable Emerson, Penguin Books, New York, 1981, p. 14). 7. Avec le cinéma, écrivait Gilles Deleuze, « La photographie, si photographie il y a, est déjà prise, déjà tirée, dans l’intérieur même des choses et pour tous les points de l’espace… » (L’Image- mouvement, Minuit, Paris, 1983, p. 89). 8. Michel Chion, La Ligne rouge, Editions de la Transparence, Chatou, 2005, p. 75. 9. Voir, par exemple, Michel Chion, La Voix au cinéma, Cahiers du cinéma/Editions de l’Etoile, Paris, 1993, p. 20. 10. Stanley Cavell, La projection du monde, Belin, Paris, 1999, p. 13. 11. Anne Cauquelin rappelle d’ailleurs, dans L’Invention du paysage (PUF, Paris, 2000, p. 35), que les Grecs, pour qui la nature était si importante, n’avaient pas de mot spécifique pour désigner le paysage.

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Le cri de la nature chez Terrence Malick Analyse du son de The Thin Red Line

Martin Barnier

1 Après avoir vu The Thin Red Line (La Ligne rouge, 1998), le spectateur se souviendra sûrement des voix des soldats qui se posent délicatement sur les images. Mais la plus grande partie du son de ce film se compose de musique et de bruits. Les oiseaux jouent un rôle prépondérant chez Terrence Malick. Passionné par l’ornithologie, il a souvent cherché à être le plus précis possible sur chacun des chants d’oiseaux qu’il place dans ses films. Lors du tournage de The New World (Le Nouveau monde, 2006), il a reconstitué le son de la nature telle qu’elle existait dans l’Amérique pré-coloniale. Avec un ornithologue, il a recréé des chants d’oiseaux disparus aux Etats-Unis, en enregistrant l’espèce aujourd’hui la plus -proche. Malick fait partie des rares cinéastes explorant attentivement toutes les possibilités de la piste son. Il pense réellement le son de ses films en fonction de ce que doit ressentir le public. Déjà, dans Days of heaven, (Les Moissons du ciel, 1978), le réalisateur avait placé avec précision des bruits de vent qui donnaient au film une certaine légèreté, mais aussi une force, et qui mettaient le spectateur à la place des personnages. Nous allons étudier au fil du déroulement de La Ligne rouge la façon dont le son (bruitage et musique) agit sur le spectateur.

Les sons édéniques

2 Quand le noir du générique du début de film s’estompe, on entend d’abord des oiseaux exotiques. L’espace des îles du Pacifique est repérable grâce à ce son, avant même qu’on ne distingue la moindre image. D’entrée de jeu, la Nature est placée au centre du film. En ces lieux, l’homme n’est rien, il ne viendra que plus tard. Au commencement étaient les eaux et les oiseaux. Car le bruit de l’eau, qui domine lui aussi la bande son, se fait entendre peu après. Ces bruits « primitifs » sont soutenus par la musique1. Le compositeur Hans Zimmer a placé de -longues notes tenues au synthétiseur, souvent doublées par des cordes. La « ligne mélodique », qui parfois est indétectable, reste la plus -minimaliste -possible, créant une ambiance de douceur, de lenteur qui laisse

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l’homme dans un rapport d’admiration devant la nature luxuriante des îles Salomon. Pour bien insister sur la beauté de cet Eden préservé sur la terre, les chants mélanésiens plongent le spectateur dans une vision spirituelle de la -jungle. Ces voix de femmes, qui reviennent à plusieurs reprises dans le film, rattachent ces paysages au mode de vie respectueux de l’environnement des habitants des îles Salomon. Sans doute influencés par une colonisation religieuse chrétienne, ces longues boucles chantées en polyphonie donnent à l’auditeur l’impression que les peuples habitant ces contrées sont en communication spirituelle directe avec la nature. Des enfants jouent avec de petits cailloux ou des coquillages. C’est la première description sonore d’une « activité humaine ». Le tic-tic des petites pierres entrechoquées montre ce qui importe pour le cinéaste en ouverture de son film : jouer avec les petits dons/sons de la nature. Ce panthéisme sonore se complète avec le bruit des pagaies dans l’eau calme. La douceur même de ce clapotis montre que l’homme peut se fondre dans ce paradis terrestre. Le pagayeur est Witt (James Caviezel), le plus contemplatif des héros de ce film choral. Witt fuit la guerre. Déserteur au début du film, il se sacrifiera pour sauver son bataillon à la fin. Lorsque, plus tard, on entend sa voix, on la découvre aussi douce que son geste de pagayeur. Le bruit du ressac de la mer apparaît, rythmant ce lieu idyllique comme si le temps fonctionnait au ralenti.

3 A plusieurs reprises, le son de la mer permet de raccorder deux espaces et deux temporalités différentes. Lors des flash-backs, quand les GI’s pensent à leur femme ou retrouvent des souvenirs, le ressac des vagues, se poursuivant d’un plan à l’autre, nous amène en douceur de l’autre côté de l’océan Pacifique, dans le passé des jeunes Américains. Lorsqu’un soldat pense à la mort de sa grand-mère, c’est sur le bruit des vagues, dont on ne sait plus sur quelle côte elles viennent se briser, qu’on l’entend espérer mourir with the same calm. C’est bien le mot qui caractérise ce début de film. Le calme et la répétition, le murmure des vagues et le bruissement des feuilles de palmiers sous le vent.

4 Ce calme idéal est perturbé par le premier son mécanique. Il s’agit pourtant d’un bruit doux et lointain, mais il suffit à déclencher la course des enfants mélanésiens. Un navire de guerre américain arrive. Les deux GI’s se cachent, laissant supposer qu’ils sont déserteurs. Le moteur du navire représente le premier élément d’une « civilisation technique » entendu dans la bande son. Il anticipe le déferlement sonore qui viendra ensuite lorsque les armes parleront. Quand les deux soldats s’enfuient, on entend le petit cliquetis de leur collier. On voit Witt se cacher. Ce même collier de GI, avec sa plaque d’identification, tintera de nouveau lorsque Witt sera enterré vers la fin du film. Malick gère avec délicatesse les moments de silence, de façon à faire ressortir certains petits bruits. Le collier accroché par Sean Penn au fusil planté en terre devant la tombe de son ami représente l’identité de ce « fuyard » courageux, de cet amoureux de la nature, de ce contemplatif.

Le cliquetis des mousquetons

5 Sur le bateau qui amène les troupes vers Guadalcanal, les officiers discutent de stratégie. John Travolta joue un général sûr de lui. Il tape avec son doigt sur une carte d’Etat major pour indiquer le lieu de l’attaque. Ce petit choc sur le papier revient avec insistance comme pour montrer que le carnage et le fracas à venir du film sont décidés là, par ce doigt qui tape sur une carte. On entend alors la voix-over de Nick Nolte, le

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colonel chargé de l’attaque. Cette voix caverneuse, qui vient comme un souffle, est prise très près du micro. Terrence Malick place ses voix over comme si les personnages murmuraient à l’oreille des spectateurs. La voix cassée de Nick Nolte évoque la voix perdue de Martin Sheen dans Apocalypse Now (1979). Dans les deux cas, l’armée et la guerre semblent avoir brisé ces hommes et leur voix rauque le signale. Dans le film de Coppola, lorsqu’on entend pour la première fois le lieutenant Willard, ce dernier est allongé sur son lit dans une chambre à Saïgon. Sa voix-over résonne sur les images du ventilateur dont le bruit se mêle à des pales d’hélicoptère. Comme dans The Thin Red Line, le protagoniste semble murmurer doucement ses pensées. Le travail sur le son de ces deux films peut être comparé car, dans les deux cas, les voix des acteurs s’adaptent à l’environnement et le mixage avec les bruits se fait avec finesse. Dans les deux films, la jungle et ses cris d’animaux envahissent les pensées des personnages et dominent la bande son. Walter Murch a travaillé avec Coppola en créant un son obsédant, monté en boucle, qui montre la folie des personnages. Le sound designer de La Ligne rouge, John Fasal, a conçu un son qui propose discrètement à l’auditeur d’interpréter de petits bruits lourds de sens.

6 Lorsque le bateau de transport de troupes approche de Guadalcanal, un autre procédé intéressant se fait entendre. Les soldats se préparent à monter sur le pont. Certains se lavent les dents, d’autres parlent de leur peur de la mort. On avance au milieu de ces hommes qui vont être jetés dans une bataille sanglante. Ce qu’ils disent est moins important que l’impression générale de peur avant la bataille. C’est pourquoi le son se détache progressivement du réalisme. Des hommes sont en train d’hurler « Open the door ! » à un soldat qui s’est vraisemblablement enfermé dans les toilettes. Mais ce hurlement est complètement amorti. La caméra passe à côté de ce groupe excité qui frappe contre la porte bloquée, tandis que les cris et les coups sont déformés, assourdis. Avec ce procédé sonore, le temps semble se dilater, ce qui est accentué par le ralenti visuel. A plusieurs reprises, le son ainsi déformé nous signale que ce que l’on voit n’est pas le plus important. Le spectateur doit recentrer son attention sur ce que peuvent ressentir les personnages. Ces passages sont généralement suivis par les nappes musicales de Hans Zimmer. Les mouvements de caméra associés à cette musique laissent divaguer les pensées du public. Les bruits et les voix sont remplacés par la musique quand les hommes de troupe attendent de débarquer.

7 Certains « détails sonores » évoquent tout un univers avec une remarquable économie de moyens. Nous avons déjà évoqué le cliquetis des colliers des GI’s. De la même façon, le bruit des petits mousquetons retenant les armes donne l’idée que les hommes « transportent la mort avec eux ». Semblables à de petits claquements de dents, ces cliquetis métalliques remplissent l’espace sonore, annulant ce qui devrait logiquement dominer : le déplacement des hommes, les pas, les vagues, le battement des échelles de cordes contre le flanc du navire… Le choix subjectif du réalisateur, en concertation avec ses ingénieurs du son, permet de saisir le vécu des soldats avec quelques bruits, en évitant un déferlement sonore inutile. De la même façon, lorsque les barges de débarquement approchent de l’île, seul résonne le moteur, assourdi. Les hommes ne parlent pas. On entend juste quelqu’un murmurer le « Notre Père ». La mer heurte doucement contre la coque. La barge grince. Les bruits de cette courte scène, au nombre de quatre ou cinq, suffisent pour plonger le spectateur dans l’attente du choc du débarquement. Le bataillon ne fait plus qu’un.

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Le bruissement des hautes herbes

8 Une fois la plage franchie, les hommes avancent dans les hautes -herbes sans découvrir aucun Japonais. Par contre un Mélanésien passe à côté d’un bataillon, sans aucune réaction. Le contraste entre le petit homme presque nu marchant tranquillement dans la nature et les soldats portant armes et matériel renvoie à la vision édénique des îles. Les GI’s ont peur. Leur souffle court et leur regard les montrent sur le qui-vive. Le Mélanésien ne fait aucun son, il s’intègre au paysage, aux chants d’oiseaux et aux bruissements d’insectes. Il n’appartient pas au même temps que les militaires qui le frôlent. Hors de toute époque, il fredonne un chant et son esprit est loin de celui des GI’s effrayés.

9 Les soldats ne peuvent pas parler, de peur de se faire repérer par l’ennemi. Même lorsqu’ils découvrent deux corps de GI’s mutilés, ils ne pipent mot. Pour les faire exister dans cet espace exotique, l’ingénieur du son fait entendre le frottement des uniformes contre les hautes herbes qui constituent la majorité de la végétation. L’invasion de l’île s’entend grâce à ce son. Les vêtements frôlent les plantes, les soldats disparaissent au milieu de la végétation. Le bruit du frottement donne l’idée de l’occupation de l’espace par ces hommes angoissés. Ils n’ont rien de glorieux soldats sûrs de leur victoire, ce sont des hommes dominés par la nature qui les entoure. Ils s’attendent à voir surgir des Japonais derrière chaque plante. La progression est lente et longue avant de qu’ils ne soient confrontés à de vrais combats.

10 A partir du moment où Nick Nolte, commandant l’attaque, explique que les hommes doivent prendre la colline d’assaut frontalement, un autre élément domine la bande son : le vent. Les herbes bougent sous son effet. Le bruit de la nature s’impose encore. Il s’agit aussi d’un élément apaisant qui marque le calme avant la tempête. Les hommes ne bougent plus. Ils passent une nuit dans l’attente de l’assaut. A l’aube, quand les oiseaux de nuit cèdent la place à leurs congénères diurnes, ce qui est parfois appelé « l’heure bleue », le vent résonne et bientôt les -bombes larguées par les avions annoncent ce qui va se développer dans la bande son dans une grande part du film. Pour bien marquer le contraste entre les moments saturés de bruits violents, d’explosions, de cris, de tirs et les instants de calme, le bruit des insectes et du vent dans les herbes revient. Parfois la respiration des hommes, apeurés ou essoufflés, se mêle au vent, comme si la terre et les hommes respiraient ensemble. Mais le souffle court des hommes s’oppose au lent zéphir. Les soldats ont peur, la nature est sereine.

Les rafales de mitrailleuse

11 La longue préparation de l’assaut, mêlant des bruits ténus aux pensées des soldats, a permis au spectateur de se concentrer sur des éléments minimes. L’ingénieur du son mixe avec subtilité les pièces d’un montage qui donne à réfléchir. Trop souvent le film de guerre joue sur des sensations fortes. Ici le drame se comprend grâce à la légèreté des bruits proposés, reflet des sentiments des protagonistes.

12 Lorsque la bataille commence vraiment, on peut alors distinguer les tirs des fusils, souvent suivis du bruit des douilles qui retombent, des tirs de mitrailleuses. Grâce au son, on découvre le déséquilibre entre les attaquants et les Japonais. Ces derniers, dans leur cachette tout en haut de la colline, peuvent tirer avec des mitrailleuses lourdes. Le

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bruit des balles de mitrailleuse, lourd, profond, utilisant des fréquences -basses par opposition aux armes plus légères, semble frôler les oreilles des spectateurs comme celles des personnages. Pour matérialiser le danger de ces armes à répétition, les tirs de fusils, par leur son bref, sec, et le son métallique de la douille vide, donnent l’impression d’être beaucoup moins efficaces que la trace sonore longue et chuintante des rafales de mitrailleuses. Il n’y a pratiquement aucun plan d’ensemble de la situation. On est donc dans la position même des soldats avançant vers le danger au jugé. C’est le son qui nous renseigne. Il met en évidence la position délicate des Américains. De plus, chaque soldat est isolé dans les hautes herbes. Il est obligé de crier pour communiquer avec un autre homme de la troupe, au risque de se faire repérer. Des séquences de cris, suivies de respirations fortes, de bruits du vent, puis de silences se succèdent. Ces éléments sonores prouvent la solitude de chaque soldat, caché des autres par la végétation. Comme dans une bulle d’isolation phonique, chaque homme doit compter sur lui-même. Il joue sa vie lorsqu’il se déplace.

13 Quand les hommes doivent monter à l’assaut, c’est pour se faire massacrer. Le cliquetis des armes portées place chaque spectateur dans le point d’écoute des personnages. Quand des obus tombent à côté des soldats, le spectateur doit ressentir le besoin de se protéger sous « son -casque ». Les petits bruits des gravillons qui retombent sur les soldats terrés concrétisent les explosions. La bombe n’est pas qu’un souffle lointain, énorme et « loin de nous ». La déflagration provoque un trou dans la terre, et la poussière qui retombe sur le casque et rebondit sur les vêtements, grâce à un son d’une précision remarquable, peut donner l’impression à l’auditeur de risquer l’ensevelissement. Dès les premiers films de guerre sonores, comme Vier von der Infanterie (Quatre de l’infanterie, Georg Wilhelm Pabst, 1930) ou Les Croix de bois (Raymond -Bernard, 1932), les détails tels que des graviers retombant dans la tranchée donnaient de façon saisissante la sensation de proximité avec les soldats, plus encore que les assourdissantes explosions de mortier.

14 Pendant la nuit passée au pied de la colline par les hommes en armes, les sons menus de la nature renvoient aux doux bruits des souvenirs. Un soldat pense à sa femme. Le bruit léger du tissu des vêtements du -couple enlacé sur un lit fait écho aux bruissements des insectes et au vent dans les plantes. Le cinéma ne peut pas transmettre de sensations gustatives, mais le son peut servir de « madeleine de Proust ». Le crissement d’un insecte nocturne transporte un soldat dans le passé.

15 Le renversement de la bataille s’effectue lorsque sept hommes prennent la cachette des Japonais, après une approche furtive. Juste avant l’assaut, alors que le petit commando s’approche du haut de la colline, quelques notes au piano sont accompagnées par des percussions métalliques très lentes. A cet instant, ces coups sonnent comme un glas. La mort plane sur ce lieu silencieux avant le déferlement de la bataille.

16 Encore une fois, un son simple et précis marque cet instant. Il s’agit du bruit de la goupille d’une grenade. L’anneau métallique, qui annonce une explosion, cliquette dans la main de celui qui vient d’atteindre le haut de la colline. Dans le silence de cet instant, ce « clic » présage la fin des mitrailleuses lourdes. La victoire n’est dans ce cas pas représentée par un son puissant. Dans le contexte de l’arrivée du commando à proximité de la cachette des Japonais, le bruit de la goupille signifie le triomphe des Américains. Mais quelques séquences plus tôt, lorsqu’un sergent arrache une goupille alors que la grenade est restée attachée à sa ceinture, le même petit son signifiait l’absurdité de la mort.

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Les voix des morts

17 Quand la troupe américaine attaque le campement japonais, c’est un vrai massacre. Les militaires nippons n’opposent plus beaucoup de résistance. Les cris restent sourds et la musique est lente, douce, et crée un contraste marqué avec la violence de l’action. Selon la définition de Michel Chion, cette musique est anempathique2. Elle pourrait accompagner une séquence romantique. Elle sert ici à montrer, a contrario, la violence de la guerre.

18 Une fois le campement japonais détruit, les hommes prennent quelques heures de repos. Le grésillement des flammes signale à quel point les combats ont été violents. On découvre les restes des huttes faites de branches et de palmes. Le vent fait bouger quelques bambous attachés à l’entrée d’une des cases. Il s’agit d’un rappel de la tradition asiatique (qui existe sur d’autres continents, comme l’Amérique latine) qui consiste à laisser des bouts de bambous s’entrechoquer quand souffle une brise. Ce n’est pas un élément de décoration, ni un instrument de musique, ce sont les voix des morts qui parlent par le truchement du vent et du bois, dans les traditions animistes. Par le seul usage du son, le film nous fait percevoir l’accumulation des morts. Ce plan dure quelques secondes, mais il révèle la façon minutieuse dont Terrence Malick replace chaque lieu dans son contexte, et dont il utilise toutes les possibilités des pistes son.

Le bruit de l’eau

19 Le vent peut faire parler les morts, mais il peut aussi exprimer le calme et l’apaisement. Quand Witt se déplace dans la nature et tombe sur un camarade blessé, il lui propose de l’aider à rentrer au campement. L’autre refuse, il préfère attendre qu’une patrouille passe. Il trouve le lieu -agréable, alors même qu’il est blessé. La contemplation de la nature lui suffit : « It’s peaceful here ». La brise qui fait bouger les herbes est le seul son accompagnant cet instant.

20 Un peu plus tard, lorsque Witt retrouve le camp américain, le sergent Welsh, joué par Sean Penn, essaye de comprendre la pensée du soldat philosophe. Pendant cette discussion, les deux hommes sont sur le balcon d’une maison bâtie sur pilotis. On peut remarquer entre les deux hommes en contre-jour une petite cage. Quand le plan se fait plus serré, on constate qu’elle est vide. C’est donc que les pépiements des oiseaux proviennent exclusivement de la jungle environnante. Cet usage du son traduit bien la personnalité de Witt, qui se tient proche physiquement de son ami, mais dont la pensée, insaisissable, s’évade dans la Nature.

21 A la fin du film, un bataillon progresse en remontant une rivière. Le bruit de l’eau domine toute la séquence. Freinée par des rochers, accélérant derrière une pierre, tourbillonnant plus loin, l’eau représente un élément en désordre et froid, mais qui peut aussi suggérer la vie et l’apaisement. Un petit groupe envoyé en éclaireur se retrouve bloqué par un bataillon ennemi. Le bruit de l’eau protège alors les trois hommes. Il masque leur conversation. Mais en même temps, s’ils restent dans la rivière, les éclaireurs vont attirer les Japonais vers leurs camarades et déclencher un massacre. L’un des trois soldats est blessé. Witt le cache dans l’eau. Puis il décide de le laisser dériver au fil de l’eau vers les autres Américain. Witt pendant ce temps attire les

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Japonais loin de ses amis. Les bruits d’eau représentent à la fois la vie, le sauvetage, mais aussi le froid, la mort, la fin.

22 Witt, le soldat privilégié à l’image, meurt en provoquant les tirs des Japonais qui l’entourent. Il meurt au ralenti, bercé une dernière fois par les sons de la vie, car le bruit des balles qui l’atteignent est déformé, allongé. Le tir est ralenti pour correspondre au son des enfants mélanésiens plongeant dans la mer dans le plan suivant. Ce mixage en overlapping -montre que Witt est définitivement parti au paradis. Le son indique que le contemplatif pourra désormais, sous la forme d’un esprit, saisir à l’infini les petits bruits de la vie. Comme on l’a noté plus haut, c’est le cliquetis du collier posé sur le fusil qui rend un « dernier hommage » au soldat Witt.

De tout petits sons

23 Terrence Malick aime proposer au spectateur des nuances dans le tissu sonore de ses films. Les cailloux et le bruit amortis des pagaies claquant dans l’eau signalent une zone de calme, de bonheur serein. Comme les ressacs de la mer, les bruits entendus au début du film se retrouvent en boucle à la fin : le collier, les pirogues, le bruit sourd du moteur d’un gros bateau, les chants mélanésiens et les cris des oiseaux. Le cinéaste ne pratique pas l’empilement des couches de sons en vue d’impressionner l’auditeur, il préfère créer progressivement une ambiance et laisser le public interpréter les légères transformations de la bande son. Le concepteur son du film, John Fasal, supervisant une soixantaine de personnes (ingénieurs du son, bruiteurs, mixeurs, monteurs musique, monteurs dialogue, assistants à la perche3…) en parfaite harmonie avec les idées de Malick, a adouci la violence du film de guerre. En amortissant certains cris, coups et explosions, il suscite l’empathie envers les personnages. Dans une grande partie du film, le son est de type « interne-subjectif »4. L’auditeur le perçoit par l’intermédiaire d’un personnage. Les sentiments des protagonistes se transmettent directement au public grâce au choix de quelques éléments sonores. Même si l’ensemble de ce qui est montré se conçoit comme une action dramatique, l’auditeur, en sortant de la séance, retient surtout la volonté de paix des personnages principaux. Le cinéaste et son équipe aiment à faire reconnaître un son, le clic de la goupille par exemple, précis, fin, discret, et le mettre en avant en l’entourant de silence. De cette façon, la « grosse artillerie » du bruitage des films d’action est totalement oubliée. Ici les boucles sonores, discrètes et insistantes, importent plus que l’effet de souffle d’une bombe. La technologie militaire disparaît devant l’importance de la nature. Bombes et mitrailleuses lourdes ne peuvent rien face au bruit du vent. Pour amplifier cette idée, Malick et son équipe gomment une bonne partie des fréquences sonores qui sont traditionnellement mises en avant dans les films d’action. On trouve ici assez peu d’infrabasses en comparaison avec la plupart des films de guerre contemporains. Les petits sons traduisent une véritable philosophie de la vie. L’homme doit se taire devant la nature, rester contemplatif, seule sa pensée pouvant flotter sur les images. Dans La Ligne rouge, la nature crie à l’homme que la violence est absurde. En laissant entendre essentiellement l’eau, le vent, les plantes et les oiseaux, Malick crée un tableau vivant dont la philosophie passe par des bruits.

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NOTES

1. Pour une analyse détaillée de la musique dans ce film, voir Michel Chion, La Ligne rouge, Editions de la Transparence, Chatou, 2005. 2. « Nous appelons anempathique l’effet, non point de distanciation, mais d’émotion décuplée, par lequel la musique, lors d’une scène particulièrement éprouvante, affiche son indifférence en continuant son cours comme si de rien n’était » (Michel Chion, La Musique au cinéma, Fayard, Paris, 1995, p. 229). 3. La liste complète des techniciens du son se trouve sur le site Internet IMDB. 4. Selon Michel Chion, L’Audio-vision, Nathan, Paris, 1990, p. 67.

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De l’Or du Rhin au Nouveau Monde : Terrence Malick et les rythmes du romantisme pastoral américain

Laurent Guido

1 Si l’isotopie musicale imprègne véritablement la réception critique1 de The New World (Le Nouveau Monde, Terrence Malick, 2006), elle n’est jamais véritablement examinée au- delà d’allusions succinctes qui cherchent essentiellement à rendre compte du rôle de premier plan endossé par la musique (surtout le Prélude de L’Or du Rhin de Wagner) comme de l’impression de musicalité dégagée par les images, en elles-mêmes et dans la manière harmonieuse dont elles s’enchaînent les unes aux autres. Mon étude vise à approfondir cette problématique en suivant deux perspectives distinctes mais complémentaires : d’une part l’analyse de certains procédés esthétiques employés dans le film précité et dans The Thin Red Line (La Ligne rouge, 1997) permettra de mettre en lumière d’anciennes traditions théoriques reformulées d’une façon singulière par Malick, en particulier celles qui s’attachent à la nature rythmique du cinéma comme de toute expression artistique ; d’autre part ces mêmes pratiques seront appréhendées dans leur relation à des systèmes de représentation culturels caractéristiques de la société américaine, notamment à l’imagerie pastorale que travaille à l’évidence le cinéaste depuis ses débuts.

2 Evoquer sérieusement la musicalité supposée du cinéma, plus précisément celle qui concernerait les éléments visuels, revient en fin de compte à aborder la notion de rythme qui règle l’ordonnance du mouvement. Ce paramètre se voit attribuer une fonction centrale dans les derniers films de Malick. Pour une large part, la singularité de ceux-ci s’origine effectivement dans leur manière particulière de scander le flux narratif par une rythmique ample et régulière. Si la succession visuelle affiche de prime abord une certaine discontinuité, établie le plus souvent par des plans en travelling qui esquissent l’espace diégétique, le montage y est en effet gouverné par des principes stylistiques visant à imprimer un mouvement homogène à la suite des images. En résulte une forme de fluidité quasi organique où les modes conventionnels de découpage fondés sur la linéarisation spatio-temporelle des plans ne sont pas

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systématiquement rejetés (en témoigne par exemple le recours fréquent au champ- contrechamp, au sein de blocs séquentiels aisément identifiables…), mais sont intégrés dans une composition audiovisuelle dont la logique discursive se révèle aussi complexe par la multiplicité des informations et des points de vue convoqués qu’élémentaire par l’unité sous-jacente sans cesse suggérée par l’enchaînement harmonieux des plans.

3 Parallèlement à l’importance manifeste des nombreux procédés de structuration plastiques et graphiques (ainsi l’interaction des divers mouvements d’acteurs et d’appareils, ou encore les relations d’éclairage ou de proportions entre les cadres), c’est au plan de l’imbrication entre les éléments sonores et visuels que se situe ce travail spécifique du montage. La notion de contrepoint audiovisuel, largement utilisée par les théoriciens du cinéma depuis la fin de la période muette, s’applique ainsi parfaitement à certains procédés systématiquement employés par Malick. Au premier rang de ceux- ci figure assurément la présence récurrente des voix over, y compris celles de nombreux dialogues désancrés de la visualisation de leur source2. Contrairement à la vision réductrice valorisant le travail du contrepoint uniquement lorsque celui-ci s’apparente à un effet de contraste entre image et son3, il ne s’agit pas, dans The Thin Red Line ou The New World, de provoquer le sentiment d’un éclatement perceptif, tel que l’a longtemps revendiqué une certaine es-thé-tique du cinéma (autoproclamée) « moderne », mais bien de souligner les correspondances entre les éléments sonores et visuels afin de mettre en évidence leur rattachement à un même foyer central.

Vers une temporalité intérieure

4 Peu avant le débarquement des soldats sur Guadalcanal, l’un des protagonistes de The Thin Red Line évoque avec nostalgie son épouse restée au pays. Au terme d’un long plan serré sur le profil de Bell (Ben Chaplin) ( fig.1 ), la question d’un interlocuteur demeuré hors-champ (« Where is she now ? ») déclenche une série isochrone de trois plans (cinq secondes chacun). La première image dévoile un paysage naturel partiellement urbanisé (route droite, réverbère, alignement d’arbres taillés…) où s’inscrit progressivement une femme blonde (Miranda Otto), suivie de dos en travelling. Une fois cadrée en plan rapproché, elle se retourne et apparaît de profil, souriant légèrement vers le hors-champ gauche ( fig.2 ). Le second cadre associe d’entrée de jeu les époux en plan rapproché, sur fond de soleil couchant. Ils se tiennent devant la barrière d’un belvédère donnant sur l’océan, un espace qui raccorde vaguement avec l’arrière-plan du plan précédent ( fig.3 ). De face au centre de l’image, la femme de Bell baisse ses yeux, au départ tournés vers le ciel (rappel d’un motif exécuté deux plans auparavant par le mari), et esquisse un mouvement de caresse vers son époux, geste repris dans la continuité au début du troisième plan ( fig.4 ), qui se donne a priori à voir comme un contrechamp à 90° du précédent. Mais cette impression est niée par l’inversion, dans l’intervalle entre les deux cadres, de la position des deux personnages. Après un travelling révélant cette fois le profil de Bell, toujours tourné vers le large, la caméra suit le parcours vertical de la main de l’épouse sur la colonne vertébrale de son époux.

5 Dans ce passage, les relations temporelles et spatiales entre les plans demeurent indéterminées et ne cessent de se modifier. Ainsi le plan découvrant progressivement l’épouse est-il tout d’abord appréhendé comme une réponse à l’interrogation précise du dialogue (« Où se trouve-t-elle maintenant ? ») et un écho à l’attitude introspective

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adoptée par Bell. Le fait qu’elle surgisse seule dans un paysage états-unien peut être compris comme une expression emblématique de la solitude éprouvée par l’épouse depuis le départ de son mari. Cette hypothèse est appuyée de façon univoque par la voix over de celui-ci, qui utilise le présent pour indiquer à son interlocuteur que sa femme se situe alors « à la maison ». Pourtant, les deux images suivantes viennent annuler une telle possibilité par la mise en présence du couple dans le cadre : en manifestant quelques indices de continuité (mêmes vêtements, espace champêtre, lumière crépusculaire…), elles obligent à considérer cette brève série de plans comme un flash-back à valeur de réminiscence ou une perception d’ordre fantasmatique. Cette ambiguïté est reconduite au moment de la suture entre les deux plans dédiés au couple : le rapport chronologique direct que signale la continuation du mouvement de caresse est nié par l’inversion soudaine des positions des personnages au sein de l’image. Ce flottement entre repères et éléments de discontinuité, au double plan spatial et temporel, produit en fin de compte le sentiment d’une perception par brèves saisies successives, qui vise moins à générer une impression de réalité qu’à mimer cinématographiquement une activité mémorielle ou onirique où les visions s’enchaînent les unes aux autres sur un mode sélectif et saccadé.

6 Le caractère contemplatif, presque irréel, de cette évocation visuelle du couple est accentué par l’absence d’interaction entre les deux partenaires : leurs regards ne se croisent pas et la douceur appliquée de l’épouse côtoie l’impassibilité affichée par le mari. C’est en fait au-delà des frontières spatiales et temporelles que se construisent les liens entre ces deux êtres : ainsi les regards que l’une et l’autre jettent vers le ciel, ou celui qu’elle lance lors de son apparition, qui semble répondre à l’orientation de Bell à la fin de l’image précédente. Cette utilisation du montage pour relier des êtres spatialement disjoints renvoie à une figure fondamentale de la narrativité filmique, expérimentée dès les premières années où celle-ci se met en place4. Mais le travail de Malick dépasse largement la référence à cet emploi « classique » du montage pour réactiver certains principes liés au paradigme musicaliste et rythmique qui domine la réflexion et les pratiques de l’« avant-garde narrative » française des années1920 (Abel Gance, Germaine Dulac, Jean Epstein…) et leur quête d’une nouvelle forme de temporalité cinématographique. Celle-ci se définit par un écoulement régulier qui donne l’apparence de l’ordre et de la mesure à des temps distincts, éclatés, multiples5. De cette confusion temporelle témoigne la suite de la séquence analysée, notamment au plan de la dynamique entre les paramètres sonores et visuels. La sonnerie subite d’une sirène d’alarme annonce un retour sur le navire militaire où se trouve Bell, quelques plans décrivant nerveusement le rassemblement des soldats sur le pont. Tout comme la sirène, les autres sons diégétiques, tels les ordres des officiers, sont atténués, produisant un effet de mise à distance de l’agitation produite par les mouvements humains et traduite par le recours presque constant au travelling. Cet éloignement vis- à-vis de l’action est confirmé par la continuation de la voix over de Bell, qui interpelle encore sa femme en invoquant à la fois le présent d’une communion intérieure et un futur situé dans l’au-delà : « Si je pars le premier… Je t’attendrai là-bas… De l’autre côté… Des eaux noires… Sois avec moi maintenant ». Lorsque cette dernière phrase est prononcée, l’homme figure parmi ses camarades alignés sur le pont, assurant ainsi le réancrage final de la voix dans sa source.

7 La délimitation de ce bref segment se justifie par la prise en considération d’un troisième élément sonore qui n’a pas été évoqué jusqu’ici : une musique signée Hans Zimmer, présente tout au long du passage. Jouée dans les graves, une longue note

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intervient en effet lors du premier plan cité, au moment même où la question est posée hors-champ. Le son sourd s’amplifie durant les images du couple et sert de basse pour un thème lent et solennel aux cordes, qui démarre dès le retour sur le bateau pour se terminer lorsque réapparaît Bell (moment souligné par un très léger agitato et une augmentation presque imperceptible du volume)6. La musique prend donc place au sein d’une dynamique marquée par diverses logiques hiérarchiques. Elle peut dominer d’autres sons (bruits et voix diégétiques) ou opérer au même niveau d’intensité, ainsi qu’en témoignent ses relations avec la voix over, que les sonorités musicales s’imbriquent simultanément avec l’émission vocale ou qu’elles alternent avec elle (à la fin, celle-ci s’installe par exemple dans le silence conclusif du morceau). Par son lyrisme sombre, la musique ne fait pas que linéariser la juxtaposition des plans : elle s’accorde à la solennité et au lent débit détaché de la voix. Elle renforce par conséquent l’inféodation du flux des images à une perception intérieure qui s’actualise parfois au plan visuel sous la forme de brefs flashes mémoriels ou fantasmatiques, mais qui demeure le plus souvent plaquée sur des images liées au cadre spatio-temporel dans lequel sont directement plongés les personnages. Ceux-ci donnent dès lors le sentiment d’une prise de distance vis-à-vis de leur entourage immédiat, privilégiant des interrogations et des réflexions plus générales qu’individuelles. Outre l’accent gnomique qui innerve l’essentiel des discours tout au long du film, ce mouvement vers l’universel procède notamment de deux facteurs différents. D’une part, la multiplicité des énonciateurs et les changements constants de focalisation peuvent certes être interprétés comme les signes d’une crise identitaire où se confrontent plusieurs points de vue, mais la reconduction continuelle du même dispositif audiovisuel met en évidence la convergence graduelle, voire l’uniformisation tonale des diverses « voix ». D’autre part, la présence d’une musique instrumentale aux côtés des paroles tend à les désindividualiser, renforçant indéniablement leur dimension mystique et leur valeur collective.

Tradition romantique et poésie mystique

8 Cette vision englobante et universelle de la musique trouve sa source dans les conceptions développées au début du XIXe siècle par les poètes et les philosophes romantiques, plus particulièrement en Allemagne7. En amont de l’héritage toujours actif de l’esthétique postromantique au sein du cinéma hollywoodien via l’influence wagnérienne sur les modes de constitution du spectacle de masse8, il est nécessaire de signaler les liens existant entre le romantisme allemand et une tradition poétique spécifiquement américaine à laquelle Terrence Malick se réfère depuis ses débuts. De nombreux commentateurs ont déjà souligné l’influence sur le cinéaste des poètes et intellectuels américains liés à l’individualisme transcendantaliste en vogue au milieu du XIXe siècle (Emerson, Thoreau, Orestes Browson, Whitman…), mais sans s’attarder sur les implications historiques engagées par cette filiation avec la culture romantique européenne, dont Malick est pourtant largement redevable. Dans une série de conférences données en 1839-1840, Ralph Waldo Emerson a par exemple tissé la généalogie du « sentiment de l’infini » et de l’« amour du vaste » de l’Allemagne jusqu’aux Etats-Unis, en passant par la France puis l’Angleterre. D’après lui, ces valeurs ont trouvé leur expression la plus accomplie en Amérique, une nation dont l’expansion territoriale symbolise idéalement la quête spirituelle et métaphysique promue par les théoriciens de la culture du soi rattachés au christianisme de l’Unitarian Church. Ancien

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prêtre de cette église, Emerson reformule ainsi les idéaux propres aux romantiques allemands et au mysticisme de Swedenborg –deux versants d’une même croyance aux correspondances et analogies universelles entre les mondes naturel et spirituel– en plaidant pour l’émergence d’une nouvelle « perception » naturelle du temps, la relation à l’Esprit divin se déroulant dans une ubiquité et un présent en constant mouvement, là où l’homme ne fait que se souvenir et anticiper : « Toutes les choses changent […]. Le paradis, la terre, la mer, l’air et l’homme sont pris dans un flux perpétuel »9. Dans sa conclusion à Walden (1854), Henry David Thoreau développe pour sa part la métaphore de l’exploration territoriale en exhortant l’humain à découvrir, à l’instar de Christophe Colomb, de « nouveaux continents et mondes » en son sein, ouvrant de la sorte de « nouveaux canaux, non pas commerciaux mais de pensée »10. Cette méfiance à l’égard du progrès industriel signale l’émergence d’une tradition vouée à l’exaltation du pastoralisme qui s’accompagne parfois d’une vision idéaliste de la relation intime nouée par les Indiens avec leur contexte naturel. Dans les récits d’excursion de Thoreau, comme dans son célèbre essai Walking (1862), cette description d’une existence parfaite tournée vers la communion spirituelle avec la nature prend souvent le détour d’une comparaison entre les rythmes cosmiques, en particulier ceux qui scandent le voyage fluvial, et ceux de la musique ou de la pensée11.

9 Cette iconographie de l’espace naturel traverse l’œuvre de Malick. Le cinéaste y fait évoluer des individus fuyant un monde civilisé dont ils ne respectent plus les lois et (re)trouvant momentanément dans la forêt ou les rivières une liberté appréhendée sur un mode archaïque confinant parfois à la jubilation ludique et enfantine12. Dans The Thin Red Line, cette mythologie de la nature s’affirme constamment, non seulement dans la série de flashes autour de Bell et son épouse qui élabore peu à peu une géographie symbolique de l’« autre rive » infranchissable13, mais surtout au travers de la quête métaphysique de Witt (Jim Caviezel). La trajectoire sacrificielle de ce personnage lui permettra in fine de transcender le traumatisme de la guerre et, plus profondément, celui occasionné par la perte de son identité originelle –une nostalgie notamment traduite par les souvenirs idylliques de son enfance à la campagne, expression emblématique de l’idéal champêtre américain. C’est avant tout autour de la figure de Witt que le film organise son discours panthéiste, en particulier dans les scènes inaugurales et conclusives où ce protagoniste se fond, au son de pièces religieuses telles que l’Annum per Annum d’Arvo Pärt14 ou « In Paradisum » (extrait du Requiem de Gabriel Fauré)15, dans un village aborigène situé dans une forêt vierge où il fait l’expérience renouvelée du rapport archaïque à la nature. Si le début de The Thin Red Line se donne à lire comme une interrogation sur l’origine de la guerre, la voix over de Witt sur laquelle s’achève le film proclame définitivement la fusion mystique qui s’opère entre l’être et l’esprit divin, sur des images de fleuve où l’on retrouve le disparu naviguant en compagnie d’enfants : « Mon âme, laisse-moi être en toi maintenant, regarde par mes yeux. » Cette omniprésence de la topique aquatique16 renvoie notamment aux conceptions romantiques exposées plus haut, avec une insistance plus marquée sur l’expérience douloureuse d’une frontière au-delà de laquelle se trouve la promesse d’une existence parfaitement équilibrée. Elle ne peut donc être saisie complètement hors de l’imaginaire propre à la création originelle de l’Amérique.

10 Les différents aspects considérés jusqu’ici s’articulent d’une manière plus approfondie dans The New World, qui évoque le débarquement en 1607 de quelques colons sur les côtes de Virginie alors peuplées exclusivement d’Indiens. La rencontre amoureuse du

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capitaine anglais John Smith (Colin Farrell) et de la princesse indienne Pocahontas (Q’Orianka Kilcher) devient le prétexte d’une stylisation rythmique et plastique qui vise essentiellement à magnifier la rencontre emblématique d’une civilisation corrompue avec l’état naturel. Poussant plus avant les principes exposés ci-dessus, le film se compose d’une suite de brèves séquences qui respectent certes la chronologie du récit, mais sous forme de fragments à la temporalité volontairement éclatée (montage parallèle, voix détachées des images) et marqués par une structuration intense de la chorégraphie gestuelle17. La musique figure au premier plan des facteurs assurant la fluidité de cette grande forme discontinue, ainsi qu’en témoignent les séquences-clés accompagnées par le Prélude orchestral de l’Or du Rhin de Richard Wagner.

Un Prélude aux implications esthétiques et culturelles

11 Le choix de ce Prélude permet de convoquer une musique à la fois élémentaire et révolutionnaire qui s’affiche autant comme une représentation sonore de l’immobilité spatiale18 par son ancrage dans un même ton initial sans cesse réitéré (136mesures qui gravitent autour de l’arpège de Mi bémol majeur), que comme un exercice sur les mécanismes essentiels du flux temporel par l’ajout graduel de « couches » supplémentaires et l’amplification progressive du volume19. Par ces propriétés, cette pièce possède une valeur anticipatoire pour le minimalisme caractéristique de la musique du dernier quart du XXe siècle, non seulement au sein du champ de l’art légitimé (les pièces symphoniques de Steve Reich ou John Adams) mais également de la culture de masse (funk, techno, ambient…).

12 L’indétermination entre repères spatiaux et temporels renvoie à la fonction de ce morceau dans la Tétralogie du Ring des Nibelungen : introduire un nouvel univers situé à la croisée de l’imaginaire du poète et d’une tradition populaire à valeur collective. Si Carl Dahlhaus voit en effet dans ces « simples vagues » s’organisant en une « monotonie solennelle » le « motif de la nature, symbole musical de l’élémentaire, de l’origine des choses »20, René Dumesnil y perçoit quant à lui le « soubassement colossal de l’édifice sonore qui va reposer sur lui », puisqu’il représente le « thème fondateur de la Tétralogie », « le leit-motiv du ‹ Rhin › ou de ‹ l’élément originel ›, l’eau qui coule et au sein de laquelle s’éveille la vie. »21 Par ailleurs, l’incertitude initiale de ce morceau débouche sur la mise en place progressive d’une véritable matrice rythmique qui renvoie non seulement au mouvement du fleuve, mais représente l’expression synthétique d’un principe de vie. Comme le rappelle Jean-Jacques Nattiez, la conception wagnérienne de l’homme, particulièrement sous l’influence des écrits de Feuerbach qui conditionnent l’écriture initiale du Ring, est gouvernée par la conception de l’amour, entendu non seulement au plan individuel et sexuel, mais à un niveau « universel qui détourne l’homme de l’égoïsme »22. Dès l’automne1854, la lecture intensive de Schopenhauer transforme graduellement cette conception en une vue centrée sur la quête individuelle de la vérité qui permet à l’homme de « transcender l’éparpillement et de retrouver le grand Tout »23 (une formule qui pourrait également qualifier la démarche esthétique et le projet philosophique de Terrence Malick). Comme l’affirme Wagner, son poème vise à rendre compte de « la nécessité de se soumettre et de céder au changement, à la variabilité, à la multiplicité, à l’éternel renouveau de la nature et de la vie. »24

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13 Un détour étymologique permet d’expliquer le rôle privilégié accordé au mouvement fluvial dans cette intrication symbolique entre rythmes musical et organique. Généralement appréhendé dans les discours esthétiques en tant qu’« ordre dans le mouvement » (Platon, Lois665a), le mot « rythme » provient en fait du mot grec « rhythmos » qui signifie à l’origine le flux de l’eau, le fait de couler. Comme le rappelle Emile Benveniste, il peut donc désigner la « forme dès l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide, la forme de ce qui n’a pas d’organique »25. Cette relation entre mouvement rythmé et cours de l’eau a frappé l’attention de nombreux théoriciens du cinéma muet, qui ont insisté sur la récurrence filmique de motifs liés aux rythmes aquatiques (mouvement d’un fleuve, battement de la pluie…)26. Au début du sonore, Alexandre Arnoux réactive ce paradigme analytique à propos du montage sonore proposé dans Melodie der Welt (Walther Ruttmann, 1929). Le concept de rythme universel lui paraît garantir l’unité et la cohérence sous-jacente d’un univers en apparence discontinu et protéiforme27. Ce discours se fonde sur une mythologie déjà largement balisée au début du XXe siècle par les critiques et les théoriciens du cinéma, qui voient dans l’avènement du film la représentation idéale d’un nouvel âge d’or planétaire, unanimiste et collectif, où les traits saillants de la vie moderne et civilisée renouent avec les fondements anthropologiques, voire tribaux de l’humanité. Chez Malick, plus particulièrement dans The New World, cette tradition s’associe à une réflexion sur les fondements du mythe pastoral américain28.

14 Des fantasmes utopiques suscités en Europe par la découverte de l’Amérique jusqu’à la littérature états-unienne contemporaine, l’idéal pastoral est une figure récurrente de la production culturelle américaine. Leo Marx le définit comme l’idéalisation d’une existence rurale, primitive et simple, s’apparentant de plus en plus au vestige nostalgique de l’image fondatrice d’une république campagnarde entièrement dédiée à la poursuite individuelle du bonheur dans un cadre communautaire défini par ses propres lois29. L’un des motifs essentiels de la tradition pastorale est la représentation de l’irruption de la modernité, notamment au travers de la figure synecdochique de la locomotive surgissant au sein du paysage naturel (Marx cite des exemples chez Emerson, Thoreau, Hawthorne ou Melville…)30. C’est bien un tel moment emblématique qui est exposé au début de The New World, lorsque les navires britanniques apparaissent dans la baie de Virginie. De même, dans l’opéra wagnérien, la première scène de l’Or du Rhin traite de l’arrivée fatale d’Alberich, figure emblématique du violeur (et de la forge industrielle) dans un monde jusque-là paisible et ordonné. L’interprétation traditionnelle de la Tétralogie identifie en effet dans le début de l’Or du Rhin une évocation de la nature immaculée, avant qu’elle ne soit irrémédiablement corrompue par le vol de l’or. La citation par Malick de l’ouverture du Ring pourrait ainsi renvoyer au dépouillement du trésor virginal détenu par les Filles du Rhin, prophétisant en quelque sorte le pillage futur du territoire américain par les Occidentaux31.

15 Cette signification conventionnelle de l’œuvre est bien celle que suit The New World, dont les images initiales s’accordent aux didascalies wagnériennes (scènes sous- marines, où surgissent des figures humaines). En convoquant à diverses reprises non seulement Wagner, mais aussi Mozart (le Concerto pour Piano no23, qui couvre quelques séquences), Malick indique pourtant que son exaltation romantique du retour à la nature sauvage procède d’une perception occidentale non dénuée de stéréotypes et d’a priori culturels. Ce geste relativise en particulier l’important travail de reconstitution historique effectué dans The New World, son obsession de l’« authenticité »32, et signale

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chez le cinéaste une conception qui a l’avantage de pointer le caractère utopique et eurocentriste de sa vision du « Nouveau » monde. La focalisation du récit sur la romance entre un Anglais et une Indienne engage d’ailleurs une métaphore genrée largement exploitée dans la tradition pastorale33, celle de la rencontre fusionnelle entre un Occident en quête de régénération et une terre vierge prête à être fécondée. Le film se clôt effectivement sur l’image du settler anglais John Rolfe repartant vers le nouveau monde en compagnie du fils né de son mariage avec Pocahontas. Au poète-aventurier ou théoricien visionnaire que représente indéniablement John Smith34, s’est substitué un propriétaire terrien à valeur de père fondateur : variation sur un schéma narratif récurrent de la culture états-unienne (en témoignent de nombreux westerns) où le lignage patriarcal se fonde cette fois sur la fusion idéalisée entre l’indigène et le nouvel arrivant35.

Pas de deux, danse jubilatoire et saut dans l’au-delà

16 La première occurrence du Prélude de Wagner36 accompagne l’arrivée des navires anglais en Virginie37. Des enchaînements de regards et de fluides travellings dessinent l’espace dynamique d’une confrontation avec les indigènes. S’ancrant d’abord chez ces derniers, au travers de quelques vues sous-marines célébrant leur expérience panthéiste, la caméra glisse du fleuve jusqu’aux bateaux montrés simultanément de face, puis des voiles jusqu’au pont où se tiennent les Anglais. La reprise de ces deux types de plans (extérieur/intérieur) provoque un effet de dilatation temporelle qui redouble au niveau visuel l’aspect à la fois mobile et stationnaire du thème musical. Isolé dans la cale, John Smith adopte vite une attitude mystique qui le rapproche des Indiens : ses paumes rapprochées, enchaînées et jointes, tournées vers le ciel. Le retour chez les indigènes s’effectue via une circulation intense de la caméra parmi les corps en pleine agitation. Dans une clairière, les silhouettes s’inscrivent sur le fond sylvestre et, plus loin encore à l’arrière-plan, sur l’océan où l’on peut apercevoir les trois navires occidentaux. Exceptionnelle prise de vue à valeur synthétique qui monumentalise le regard hébété de l’Indien sur cette irruption soudaine du monde occidental. Une autre composition chorégraphique synchronise divers rythmes corporels dans un tableau mouvant d’une saisissante fluidité ( fig.6 ). Deux hommes s’écartent au premier plan pour dévoiler la présence de Pocahontas dans le champ, tandis qu’un troisième individu apparaît devant elle. Si les deux premiers protagonistes s’effacent (l’un sort du cadre à droite ; l’autre s’accroupit sur la gauche, se confondant presque avec un buisson), le troisième se retourne vers la princesse et lui tend une main qu’elle accepte. Un tronc effilé délimite alors une frontière temporaire entre les deux silhouettes et, avant de rejoindre son ami, l’Indienne se fige un instant sur le fond des bateaux européens, signalant sa future position caractéristique à la frontière entre deux cultures.

17 Après un nouveau constat du clivage caractérisant le camp occidental (montage alterné entre la cale de Smith et les rives abordées par ses camarades), la musique s’estompe au profit des sons d’ambiance (grillons, oiseaux, vent…) tandis que les colonisateurs amorcent hasardeusement leur découverte du territoire. Si la progression graduelle du Prélude wagnérien s’adapte parfaitement à la tension étirée du rythme visuel de cette séquence, les paliers perceptibles au plan musical ne correspondent pas strictement aux temps forts montrés à l’écran, qu’il s’agisse de la première apparition des bateaux, de celle de Smith, du retour spectaculaire chez les Indiens ou du débarquement

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proprement dit. La pièce se voit même privée de son climax final, l’arrangement du film réexposant le premier motif aux cordes pour produire un effet de ralentissement qui transcrit l’incertitude dans laquelle sont plongés les nouveaux arrivants.

18 La seconde intervention de ce morceau musical débute lorsque le héros vit une expérience paradisiaque dans le village indien. L’imbrication complexe des différentes séries visuelles débouche sur une séquence de montage parmi les plus lyriques du cinéma américain contemporain. La tonalité mystique de ce passage est donnée par un premier travelling le long d’une rive nocturne, saisissant les ombres de pêcheurs en communion spirituelle ( fig.7 ). « Seul cela existe, tout le reste n’est pas réel », affirme la voix over de Smith tandis que reprend la basse fondamentale de Wagner, mixée cette fois au même niveau que les bruits ambiants. La caméra ne cessant de calquer son mouvement sur les gestes des interprètes, les balancements incantatoires d’Indiennes réunies en cercle autour d’un feu se succèdent au son des interrogations over de Pocahontas sur la divinité naturelle. Peu à peu, le rythme détaché de ces paroles et la montée en puissance du mouvement musical scande une vaste alternance entre des images décrivant d’une part l’évolution discontinue du couple Smith-Pocahontas dans la forêt ( fig.8 ) (tournoiement ; incitation de Smith à se relever, en écho au « We rise » de sa voix over ; enlacements ; découverte par l’Indienne du miroir et du livre ; jeux aquatiques…) et d’autre part une série de leitmotive visuels en contre-plongée et contre-jour sur le ciel (silhouettes féminines en extase ; arbres gigantesques) ( fig.9-10 ) ou liés à l’expressivité saltatoire (des hommes s’exerçant au maniement des armes ; échange mimique entre la princesse et son compagnon indigène ; Smith rejoignant une danse nocturne autour du brasier). La gradation de l’intensité musicale conduit à une tension corrélative des images vers une logique fusionnelle (« Two no more… one »). Celle-ci se traduit notamment par l’obscurcissement graduel des images, la présence de plus en plus vive des sons d’ambiance (éclatement d’un orage), ou encore le devenir- ombre des corps se confondant avec leur cadre spatial38, avant de s’attarder sur diverses vues des deux amants enlacés sur le sol de la forêt. Parmi les nombreux plans intercalés figure un panoramique très rapide qui capte les vols successifs de deux oiseaux.

19 Une fois annoncée la nouvelle du départ forcé de Smith, les regards sont dirigés vers le bas, les mains se séparent ( fig.11 ) et les amants avancent finalement dans deux séries disjointes. C’est aux portes du fort que se termine la musique. A nouveau, le climax final du morceau de Wagner est remplacé par le motif plus lent exécuté aux cordes. Mais cette fois, le procédé est prolongé par la reprise de l’arpège simple aux cors, situé vers le début de la composition. Ce réarrangement freine volontairement un discours musical vectorisé par la recherche de l’explosion climatique, afin de correspondre à la situation diégétique : Smith revient sur ses pas et retrouve l’univers misérable duquel il cherchait à s’extraire.

20 La troisième et dernière occurrence du Prélude de l’Or du Rhin intervient lors de la conclusion du film, confirmant le rôle véritablement central attribué à ce morceau dans la structure globale de l’œuvre. Le morceau de Wagner (utilisé ici à partir du motif aux cordes) débute au moment où s’engage une partie de cache-cache autour de la propriété de Gravesend, entre Pocahontas et le fils né de son mariage avec Rolfe. Sur ces mouvements complices suivis en travellings, qui aboutissent à la disparition hors- champ de l’Indienne, la voix over de celle-ci retentit comme l’expression d’une certitude quant à l’existence d’une divinité suprême. Sur des images de Pocahontas

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alitée, notamment dans le reflet inversé d’un miroir qui signale déjà la perception d’un monde parallèle, la parole de Rolfe évoque le décès de son épouse et l’abnégation de cette dernière face à son épreuve. Cette confusion des repères temporels s’étend à une image de l’enfant poursuivant la quête de sa mère dans le parc puis à celles d’un retour à la maison. Là, on constate l’absence humaine (hautes fenêtres ouvertes sur le ciel ; lit vide) ou sa présence symbolique : saisi en deux plans raccordés à 180°, un guerrier indien quitte le siège où il adoptait une pose à la fois hiératique et anachronique pour se ruer à l’extérieur. Ce geste inaugure une nouvelle série d’images où Pocahontas, redécouverte via un travelling descendant depuis les hautes branches d’un arbre, court au milieu des arbres près d’un lac situé dans le parc de Gravesend. Elle exécute une roue, tourne sur elle-même, puis retrouve ses attitudes incantatoires, debout dans l’eau. Une ultime prise de vue s’attache à sa course dans un mouvement continué au plan suivant par un oiseau se déplaçant dans la même direction. Après avoir visualisé le père et le fils sur le bateau les ramenant en Amérique, et inséré l’image de la tombe anglaise de Pocahontas entre plusieurs plans du navire sur fond de soleil couchant ( fig. 12 ), le film aborde à nouveau les rivages du Nouveau monde, mais d’une manière plus abstraite (absence du bateau, des personnages). Contrairement aux deux précédentes occurrences, qui aboutissaient chaque fois à une forme de retour à la raison, c’est-à- dire à la confrontation difficile entre colons et indigènes, le film se conclut dans la célébration de la fusion mystique avec l’esprit naturel par le biais de diverses visions de l’eau jaillissant sur des roches ou du leitmotiv, décliné ici sous forme de travelling, du soleil saisi au travers des feuillages.

21 La fin de l’extrait se caractérise par une nette accélération, per-cep-tible non seulement dans les divers mouvements plus rapides à l’intérieur des cadres (les travellings, le jaillissement de l’eau), mais aussi dans la fréquence des changements de cadre. Après un long plan sur le navire dirigé vers l’Amérique (18"), les diverses images de nature sont en effet enchaînées sur un tempo nettement plus alerte (5", 4", 3", 3", 4", 2", 4"). Sitôt la musique interrompue, la durée d’une nouvelle contre-plongée sur un arbre se fait à nouveau plus longue (13"). Cet effet de climax est accompagné par la prise en compte, pour la première fois dans le film, de la partie paroxystique du Prélude. A la différence près que chez Malick, l’arrêt brusque du flux musical débouche sur la seule présence des bruits naturels (eau, vent, oiseaux…) alors que chez Wagner, le morceau inaugural est immédiatement suivi par le début de la partie chantée, c’est-à-dire la naissance de la parole. Là où le compositeur allemand amorce sur la scène de l’opéra le dévoilement d’un univers imaginaire, le cinéaste américain plonge ses spectateurs dans le noir absolu d’un générique final, pointant en fin de compte la posture recueillie et intérieure avec laquelle il n’a jamais cessé d’aborder la mythologie américaine.

NOTES

1. Deux exemples parmi des dizaines : « Les échos musicaux de Wagner annoncent la symphonie d’un désastre » (Jean-Luc Douin, « Le Nouveau Monde : de l’Eden au Paradis perdu », Le Monde, 15 février 2006. Dans le même article, The Thin Red Line est qualifié d’« oratorio du lyrisme

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sensualiste ») ; « The New World redécouvre les affinités du cinéma avec la musique en créant une symphonie d’images » (Matt Zoller Seitz, « A Genius View of Jamestown », New York Press, vol.?18, no 51, 21 décembre 2005). Seitz évoque plus loin le « symphonic filmmaking » de Malick qu’il compare à l’œuvre de Wagner. 2. Voir l’article d’Alain Boillat dans le présent dossier. 3. Pour un aperçu historiographique de cette question, voir mon ouvrage L’Age du Rythme. Cinéma, musicalité et culture du corps dans les théories françaises des années 1900-1930, Payot, Lausanne, 2007, pp.?394, 442-443, 480. 4. Par exemple le marin et son épouse dans After Many Years (D. W. Griffith, 1908). Voir Tom Gunning, D. W. Griffith and the Origins of American Narrative Film : the Early Years at Biograph, University of Illinois Press, Urbana / Chicago, 1991, pp.?109-113. 5. Adaptant au cinéma les théories sur la durée intérieure d’Henri Bergson, Epstein nie par exemple en 1922 la pertinence d’un « temps en soi, considéré en dehors du mouvement des choses et de leur repos » : il ne peut être compris que comme « un temps psychologique, temps en nous, notre temps » (Ecrits sur le cinéma, t. I, Cinéma club/Seghers, Paris, 1974, pp. 106-107), ou comme une « mue instantanée et incessante » que seul le cinéma paraît à même de représenter (« Temps et personnage du drame » [1927], id., pp. 179-180). 6. La suite se caractérise par un changement net d’ambiance sonore : bruit de vagues, cris des soldats, sons percussifs du matériel… 7. André Cœuroy ( Wagner et l’esprit romantique, Paris, Gallimard, 1965) rappelle notamment l’attachement allemand à l’idée de synthèse des arts, notamment chez les poètes et philosophes du tournant du XIXe siècle (Novalis Hoffmann, Eichendorff, Schelling, Hegel, Schopenhauer…). 8. J’ai abordé cette question dans « De ‹ nouveaux Wagner › pour l’écran. Autour de l’émergence du grand spectacle cinématographique et musical », dans Pascal Pistone, Musicologie et Cinéma, Sorbonne Paris IV / Observatoire musical français, Paris, 2006, pp. 15-22. 9. « The Humanity of Science » [1836], dans The Early Lectures of Ralph Waldo Emerson, Harvard University Press, Cambridge, 1959-1972, vol. II, p. 30 (éd. Stephen E. Whicher et alii) [ma traduction, comme pour toutes les citations de cet article]. La même année, Emerson publie son texte le plus important sur cette question, Nature (First Philosophy, 1836). Voir aussi Essays : First Series (1841), dans lequel il estime que l’homme « ne peut être heureux et fort qu’à la condition de vivre avec la nature dans le présent, au-dessus du temps ». 10. Walden and Other Writings of Henri David Thoreau, The Modern Library, New York, 1950 [1937], p. 286. 11. Voir notamment A Week on the Concord and Merrymack Rivers (1849). Lire à ce sujet Paul Sherman, The Shores of America : Thoreau’s Inward Exploration, University of Illinois Press, Urbana, 1972 [1958], pp. 412-417 ; James McIntosh, Thoreau as Romantic Naturalist : His Shifting Stance Towards Nature, Cornell University Press, Ithaca, 1974, pp. 71-72, 243-248. 12. Appuyée au niveau musical par les mélodies naïves de Carl Orff et Erik Satie pour Badlands, ou par le célèbre Carnaval des Animaux de Saint-Saëns – et par les variations qu’en produit Ennio Morricone dans sa partition originale – pour Days of Heaven. 13. A 72', elle se retrouve notamment isolée dans un point d’eau ; à 81', il émet le désir de ne former qu’un seul être avec elle, tel « un seul fleuve qui coule » ; à 122', leur séparation future (elle lui apprendra par courrier sa volonté de divorcer) est clairement exposée dans la voix over par une référence à l’impossibilité de pouvoir atteindre ces « autres rivages » situés au-delà de l’océan. La structuration poétique de ces visions dédiées au couple prend alors un tour véritablement expérimental ; dans un étonnant pastiche d’un plan du Ballet mécanique (Fernand Léger, 1924), les mouvements de l’épouse faisant de la balançoire sont découpés en différents angles successifs : passant près de la caméra, en contre-plongée, puis en plongée inversée… avant de se surimpressionner sur un ciel nuageux qui assure le retour vers l’espace guerrier de Guadalcanal.

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14. Sur ce début, lire Jacob Leigh, « Unanswered questions : vision and experience dans Terrence Malick’s The Thin Red Line », CineAction, vol. 62, octobre 2003, pp. 2-14. 15. Dans son ouvrage sur The Thin Red Line, Michel Chion ne commente étonnamment pas ces références musicales. Il analyse pourtant avec beaucoup de pertinence les implications esthétiques d’une citation, au sein du même film, de The Unanwered Question de Charles Ives, y compris au plan de la musicalité du discours visuel (une « parataxe » mi-tonale, mi-atonale inspirée par les procédés d’un compositeur américain lui-même influencé par Thoreau, Emerson ou Whitman). Michel Chion, La Ligne rouge, Editions de la Transparence, Chatou, 2005, pp. 12-18. 16. Ainsi un bruit de vague résonne-t-il lorsque Witt rend son dernier soupir. 17. Le travail accompli sur ce film par l’acteur-chorégraphe Raoul Trujillo vise à la reconstruction d’un langage gestuel capable de traduire physiquement l’idéal d’une communion avec la nature. Il s’agit pour les acteurs de renouer avec une forme de « savoir instinctif » passant notamment par la traduction en langage mimique de figures empruntées à des attitudes animales, de mouvements repris des activités laborieuses et quotidiennes, enfin de l’appropriation corporelle de pictogrammes inspirés par la langue algonquine. Toutes ces méthodes rappellent celles, développées au tournant du XXe siècle, par les théoriciens de la danse moderne (Rudolf von Laban, Mary Wigman…), moins attachés à la quête d’une absolue nouveauté qu’à la redécouverte d’une expressivité gestuelle extatique en phase avec les rythmes universels. 18. Cette tendance à la spatialité est l’une des rares qualités qu’Adorno perçoit dans la musique de Wagner (Sur Wagner, Gallimard, Paris, 1966, chapitre « Sonorité ») ; Pierre Boulez perçoit pour sa part dans le Prélude « une sorte de fresque tout ensemble immobile et mouvante… » (« Parcours, variations, digressions », dans Elisabeth Bouillon, Le Ring à Bayreuth, La Tétralogie du centenaire, Fayard, Paris, 1980, p. 22). 19. D’une durée originale de moins de 4 minutes, le Prélude de l’Or du Rhin progresse par des principes de gradation à partir du même matériau musical assez élémentaire : au mi bémol posé dans les graves par les contrebasses s’ajoute à la 5e mesure un sib aux bassons ; puis à la 17e mesure, un motif ascendant de quatre mesures aux cors, autour de l’arpège de mib majeur (mib- sib-mib-sol-sib-mib-sol). Cette figure mélodique est variée ensuite à l’aide de différentes stratégies (elle redémarre plus vite, après deux mesures ; la basse est répétée plus fréquemment ; le motif est déplacé dans les graves…) Outre les apparitions de nouveaux instruments, le volume sonore du morceau passera progressivement du piano au poco piu forte, puis au mezzo forte ; des motifs de plus en plus rapides et ascendants font leur apparition : en croches à la 49e mesure ; en doubles croches à la 81e. A la 129e mesure, c’est-à-dire peu après l’ouverture sur scène du rideau, des montées de gammes dans les bois rendent la pièce véritablement frénétique et cèdent brusquement la place au chant inaugural de Woglinde. Je me base ici sur l’édition Eulenburg de la partition. 20. Carl Dahlhaus, Les Drames musicaux de Richard Wagner, Mardaga, Liège, 1994 [1971], p. 123. 21. René Dumesnil, Wagner, Rieder, Paris, 1929, p. 56. 22. Jean-Jacques Nattiez, Tétralogies Wagner, Boulez, Chéreau Essai sur l’infidélité, Christian Bourgeois Editeur, Paris, 1983, p. 42. 23. Id., p. 44. 24. Lettre à Roeckel du 25 janvier 1854, citée id., p. 43. 25. Emile Benveniste, « La notion de ‹ rythme › dans son expression linguistique », Journal de Psychologie, 1951, no 44. Repris dans Problèmes de linguistique générale, t. I, Gallimard, Paris, 1991 [1966], pp. 327 et 333. 26. Paul Ramain (« Musique, art et cinéma (suite et fin) », Le Courrier musical, no 4, 15 février 1925, pp.?99-100) a par exemple étudié la « figure rythmique » du barrage fluvial dans La Belle Nivernaise de Jean Epstein. George Altman (« Le cinéma russe », L’Art Cinématographique, t. VIII, Alcan, Paris, 1931, pp.?140-142) identifie pour sa part différents « thèmes » de l’eau ou de la pluie dans des films soviétiques comme Turksib de Viktor Tourine (1929) ou La Terre (Aleksandr

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Dovjenko, 1930). La Ligne générale (S. M. Eisenstein, 1929), lui semble même, par la richesse des éléments naturels à disposition (terre, ciel, vent, blés, bêtes) avoir été orchestré en vue de la création d’une « symphonie chaotique ». 27. Alexandre Arnoux, Du muet au parlant. Souvenirs d’un témoin, La Nouvelle édition, Paris, 1946, pp. 91-92. 28. Notamment par leur attachement aux valeurs traditionnelles du romantisme américain, les films de Terrence Malick s’inscrivent à l’évidence dans la tradition pastorale forgée au XIXe siècle, qui stigmatise les excès du monde techno-capitaliste et les dangers que celui-ci représente potentiellement pour le maintien des valeurs fondatrices de la société états-unienne. Plus près de la période de production des films, cette idée a notamment servi de base à la réflexion libérale développée dans certaines universités dès la fin des années 1960 (voir les livres de Fred Somkin ou de Michael Rogin) et qui a largement affermi une tendance durable au sein du cinéma américain. Au même titre, par exemple, que Heaven’s Gate (La Porte du Paradis, Michael Cimino, 1980), cette conception pessimiste et technophobe a marqué la perspective désenchantée de Days of Heaven (Les Moissons du ciel, Terrence Malick, 1978) : quittant l’enfer industriel de Chicago pour le retour au travail agricole, des ouvriers ne peuvent revivre l’existence bucolique que sous une forme imparfaite et prolétarisée, qui les aliène et les pousse aux marges de la légalité. 29. Leo Marx, The Machine in the Garden. Technology and the Pastoral Ideal in America, Oxford University Press, New York, 1964, p. 6. 30. Id., p. 15. 31. Dans son Parfait Wagnérien, George Bernard Shaw avait déjà mis en relation l’acte destructeur d’Alberich avec la ruée vers l’or du Klondyke, celle-ci ayant à son sens troublé un « âge d’or » où les êtres humains pouvaient vivre ensemble, au profit de l’« empire plutonique » représenté par le culte de la richesse matérielle. Sur le Prélude : « Tandis qu’assis, vous attendez le lever du rideau, soudain vous percevez le grondement sourd d’une puissante rivière. Peu à peu, ce grondement devient plus distinct, plus clair : vous approchez de la surface et vous entrevoyez la lumière verte et les envolées des bulles aériennes. […] C’est l’âge d’or. » Bernard Shaw, Le Parfait Wagnérien, Editions Montaigne, Paris, 1975 [1933], pp. 12-15. 32. Cette idée est sans cesse mise en avant dans Making the New World (Austin Lynch), bonus des éditions DVD : le tournage s’est déroulé dans un espace proche des lieux mêmes de l’action diégétique. Pour l’utilisation de la langue, l’élaboration des décors et des costumes, on s’est fixé pour objectif de respecter au maximum la vérité historique, garantie par la présence sur le plateau de spécialistes de la culture indienne. 33. Leo Marx (op. cit., p. 29) considère ainsi l’intrusion de l’élément industriel au sein d’une nature vue comme « fantaisie d’une satisfaction idyllique » : la machine « est invariablement associée à une agressivité crue et masculine, en contraste avec les attitudes tendres, féminines et soumises traditionnellement liées au paysage ». 34. Dans sa True Relation des événements liés à la première colonie de Virginie, comme dans différents récits de voyage, John Smith (1580-1631) a effectivement valorisé l’esprit d’entreprise et le mérite individuel face aux honneurs d’une société occidentale corrompue, notamment par la métaphore de celui qui plante et fertilise le territoire. Smith a été marqué, comme nombre d’explorateurs de son époque, par le mythe d’une Amérique offrant la promesse d’un paradis retrouvé à la nature vierge et abondante, tel que l’avaient notamment initié les recueils de récits de voyage prisés à l’époque de la Renaissance (tel De Orbe Novo, 1511, repris en anglais en 1555 sous le titre The Decades of the New World or West India). Voir Karen Ordahl Kupperman, Indians and English Facing Over in Early America, Cornell University Press, New York, 2000. 35. En fait, cette conclusion renvoie à un autre canevas prototypique où la figure de l’Indien, physiquement éliminée de l’espace national, se mue en esprit naturel ou fantomatique : ainsi Pocahontas dansant dans le parc de sa propriété anglaise ou celle du guerrier perdu dans les jardins artificiels de la Cour.

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36. Le morceau débute déjà au milieu du générique ( fig. 5 ), alors que se succèdent à l’écran d’anciennes représentations occidentales de la rencontre entre Européens et Indiens. La longue note initiale, maintenue dans les graves, s’accorde donc non seulement au stade originel et fondateur impliqué par tout générique (l’avant-apparition du monde), mais également aux traces symboliques et fragmentaires d’une réalité historique que le film se propose de faire resurgir. 37. Ce passage est situé entre 3'13" et 7'18" (36 plans) du DVD Warner Zone 2 Italie. Les deux autres interventions du Prélude sont situées entre 36'47"-42'25" (61 plans) et 136'48"-140'18" (42 plans). 38. Notamment ce plan extraordinaire [39'07"], où la caméra effectue un mouvement à 180° autour du couple filmé se détachant sur le fond nocturne de l’eau.

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« Le Nouveau Monde » ou la vie dans les bois : la culture du transcendantalisme dans les films de Terrence Malick

François Bovier

1 Le rapport de Terrence Malick au transcendantalisme ou, plus précisément, aux écrits de Ralph Waldo Emerson, Henry David Thoreau et Walt Whitman sur la nature et la culture des pionniers américains constitue un cliché dans la littérature critique qui porte sur ses films1. C’est ce stéréotype que nous prendrons en considération, en nous concentrant sur son dernier film, The New World (Le Nouveau Monde, 2005), qui thématise la relation heureuse de l’homme primitif à la terre nourricière et, inversement, l’inadéquation du comportement des pionniers qui « arraisonnent » la nature par la technique2 en exploitant une terra incognita. Cepandant, cette opposition entre nature et culture est déjà présente dans les films précédents de Malick, où la relation de l’homme à la nature constitue seulement l’arrière-plan de l’action, celle-ci réactivant des genres cinématographiques fortement codifiés.

De la nature

2 Dans Badlands (La Balade sauvage, 1973), la nature confine au chromo : les héros fuient en voiture le long de la ligne d’horizon au coucher du soleil, dans une parodie de Bonnie and Clyde désœuvrés ; les gros plans égrenés sur la faune et la flore de la forêt, bientôt prise d’assaut par les forces de l’ordre, pastichent le style du National Geographic, dont un numéro est consulté par le héros, juché dans une cabane bâtie sur un arbre, dont l’accès est protégé par des pièges. Dans Days of Heaven (Les Moissons du ciel, 1978), le rapport à la nature est duel, puisqu’il est médiatisé par les différences de classes sociales : le vent qui agite les champs constitue une image bucolique pour le grand propriétaire terrien (qui scrute à la lorgnette l’une de ses employées, dont il s’énamoure) ; pour la classe laborieuse, le champ est associé à une automatisation des

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gestes, une précision comparable au travail à l’usine (les gestes de Richard Gere dans la forge à l’ouverture du film sont rejoués lors de la moisson). Si la nature peut furtivement apparaître comme un lieu d’évasion et un espace du désir, elle est le plus souvent associée à une menace, à une puissance de mort : la vie dans les bois est réduite à un terrain de traque pour les amants en fuite, tandis que les champs sont dévastés par un nuage de sauterelles, avant de s’embraser. Comme le note Stanley Cavell, l’éloge de la beauté de la nature dans Days of Heaven comporte un revers, à savoir l’insignifiance de l’homme3.

3 The Thin Red Line (La Ligne rouge, 1998), en se concentrant sur les mécanismes de la violence guerrière4, appréhende la nature comme un obstacle à surmonter, comme un camouflage où se dissimule l’ennemi. Ce remake d’un film d’Andrew Marton (The Thin Red Line, 1964) comporte un prologue qui acquiert une position de relative autonomie par rapport aux événements relatés : le film s’ouvre sur un prélude heureux et innocent qui entretient d’étroites relations avec la première partie de The New World. Les îles du Pacifique Sud, avant de devenir le lieu d’affrontements entre les forces américaines et japonaises pendant la Seconde Guerre, apparaissent comme un cadre idyllique pour deux soldats qui se sont harmonieusement intégrés à la communauté indigène. The Thin Red Line, adoptant un rythme fluide et systématisant les fondus enchaînés, débute par des plans de nature sauvage : un alligator se glisse dans l’eau ; la caméra parcourt des troncs d’arbres, baignés par les rayons du soleil et cadrés en abruptes contre-plongées, puis elle se fixe sur l’extrémité de branches qui se détachent sur le ciel. La voix-over d’un protagoniste du film résonne à travers les plans, interrogeant les forces obscures et duelles de la nature, leur duplicité5. Le film se poursuit en présentant les activités des indigènes, en particulier des enfants, et les rapports apaisés que l’un des soldats entretient avec la population. La mer et la rivière font ici figure de liens, images du liquide amniotique et fantasme d’une régression utérine. La caméra suit deux enfants qui nagent sous l’eau et qui traversent une barrière de corail ; suite à un fondu enchaîné, celle-ci cadre la surface miroitante de l’eau, découvrant le soldat qui rame ; un peu plus tard, la population se baigne dans une rivière, les femmes font la toilette de leurs enfants. En champs/contrechamps s’effectue une alternance entre les scènes indigènes et les plans rapprochés sur le protagoniste blanc. La générosité de cette terre hospitalière est soulignée par un plan à valeur allégorique : le soldat tient dans sa main une série de bigorneaux et de coquillages, fruits de la mer et de la nature. Mais ces scènes de communion entre le soldat et les indigènes sont interrompues par l’irruption d’un patrouilleur : visualisé du point de vue des indigènes, celui-ci provoque la fuite des habitants. La séquence suivante se centre sur le dialogue entre un sergent américain et le soldat déserteur enfermé dans les cales du bateau. Les propos tenus par le déserteur (« J’ai vu un autre monde. Parfois, je pense que c’est juste… mon imagination ») anticipent la situation de retrait que le protagoniste affranchi de The New World occupe vis-à-vis de la société occidentale et de ses règles : l’homme libre est menacé par la civilisation, qui réduit au statut de chimère l’amour et les échanges heureux entre individus.

4 La morale de la fable, chez Malick, rejoint le propos et la thématique des westerns : qu’il s’agisse d’un film policier, d’un mélodrame ou d’un film de guerre, le territoire représente inévitablement un espace à conquérir (par les armes) ou à conserver (par le maintien de l’ordre). En un sens, le « tournant » que Jacques Rancière identifie dans les

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westerns d’Anthony Mann pourrait être appliqué à l’ensemble de la filmographie de Malick : « Et c’est cela d’abord que pourrait signifier le ‹ tournant indien › du western : non pas tant la découverte que les Indiens aussi sont des hommes qui pensent, aiment et souffrent, mais plutôt le sentiment que leur expropriation fait destin commun et interdit la romance qui ferait naître avec ‹ sa › terre l’homme américain et ses vertus. […] La communauté manienne n’est pas de lieu, de famille ou d’institution. Elle est essentiellement de rencontre. »6

5 Aussi le rapport de Malick au transcendantalisme se négocie-t-il toujours sur le mode de la nostalgie et de l’expropriation, la terre promise constituant un horizon hors d’atteinte, un paradis perdu. Ultime fantasme écologiste et dernière variation sur le western, The New World réactive l’économie du don, en l’opposant à la dynamique réifiante de l’usure, à l’usage de l’or et de la monnaie. Le film propose ainsi l’utopie d’une mise en commun des biens, une image romantisée d’une idylle qui ignore les avilissements de la civilisation. Ce point de vue, reconduisant la logique de l’atavisme, mine de l’intérieur la critique de la colonisation que Malick semble vouloir articuler.

Natura naturans

6 Dans The New World, Malick, pour reprendre la terminologie de -Spinoza, oppose une « nature objet », construite et instrumentalisée (natura naturata), à une « nature sujet », productive et archaïque (natura naturans). Cette dualité est traversée par le clivage entre la civilisation anglaise et la société primitive du Nouveau Monde. Comme le constate l’équipage blanc qui débarque sur ces territoires, la nature est luxuriante, les eaux recelant des huîtres de la taille d’une main. Mais le fort qu’ils érigent, afin de se protéger des intempéries et des assauts de l’extérieur, deviendra leur tombeau : les Anglais connaissent la misère et la maladie, en cédant à la quête de l’or (« provoquant la terre ») plutôt qu’en s’adonnant à l’agriculture (« confiant la semence aux forces de la croissance » – cf. note 2). Seul le renégat John Smith, envoyé à la recherche du roi de ce territoire sauvage, parviendra à s’intégrer. Lors de son expédition, dérivant au fil de l’eau, il investit sa mission comme la fondation d’une nouvelle culture, d’une société égalitaire et d’une justice fraternelle. Il égrène, en voix-over, un credo qui reconduit les valeurs du transcendantalisme : « Nous prendrons un nouveau départ. Tout recommencera. Tous les bienfaits de la nature sont là. Personne ne sera pauvre. Il y a de la bonne terre pour tous. Il suffit de la travailler. Nous bâtirons une communauté. Dur labeur et autonomie la mèneront. Sans propriétaires pour extorquer le fruit de notre labeur. »7

7 Nous reconnaissons là l’ethos de l’aventure solitaire de Thoreau dans les bois auprès de l’étang de Walden, ainsi que le communautarisme de Whitman chantant les bienfaits de l’Amérique8. Le parcours de Smith au cœur de la nature sauvage, marqué par la réduction des membres de l’expédition au fur et à mesure de son avancée, emprunte la structure du rite initiatique, le capitaine se dépouillant de tous ses biens pour renouer avec son être authentique. Mais ce volontarisme n’est pas suffisant : Smith est fait prisonnier. S’il échappe à la mort, c’est grâce à l’intervention d’une jeune indigène, Pocahontas ; en fin de compte, c’est l’amour qui l’éveillera à la vie naturelle.

8 Malick mime, à travers une forme de cinéma lyrique, le rythme ample et heurté des vers libres de Whitman, leur syntaxe brisée et sans cesse relancée, ce flux d’incantations qui constitue une authentique tradition dans la poésie épique

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américaine. Mais contrairement au processus d’objectification d’un William Carlos Williams qui prône un retour aux choses (« no ideas but in things »9), ou d’un Charles Olson qui réinscrit le passé de la ville de Gloucester dans le récit de la fondation des Etats-Unis (John Smith est un personnage qui apparaît à plusieurs reprises dans The Maximus Poems10), Malick n’intègre que sur le plan de la thématique cet ancrage de la pensée dans les objets. En effet, c’est à travers une forme quelque peu naïve que le film retranscrit l’énergie qui porte les récits fondateurs des Etats-Unis11.

9 Le dernier film de Malick illustre certains aspects de la pensée transcendantaliste en multipliant les allusions et les références à la culture des pionniers et leur relation à la nature. Notre analyse se limite à un pointage intertextuel qui ne prend pas en compte le hiatus entre la dimension « opératique » du film12 d’une part, l’énonciation subjective de Thoreau, les rythmes variables des longs poèmes de Whitman et le scepticisme des essais d’Emerson d’autre part. John Smith et la princesse Pocahontas font figure de nouveaux Adam et Eve13 : celle-ci lui offre sa plume, sur la plage ; tous deux communiquent tactilement, John Smith éprouvant la peau de la jeune fille, avant de lui passer la main sur le visage. Hymne de joie et ode à la nature, The New World traduit visuellement les chants de Whitman : « Oh ! faire un chant qui ne soit que de joies ! Plein de musique – plein de masculinité, de féminité, tout plein de l’enfance ! Plein de communes occupations – plein de grains et d’arbres. Oh y mettre les voix des animaux – oh y mettre la vitesse et balance des poissons ! Oh dans un chant la tombée des gouttes de pluie ! Oh la lumière du soleil et le mouvement des vagues dans un chant ! Oh la joie de mon esprit – il est hors de cage – il part comme l’éclair ! »14

10 Sans craindre la démesure ni le kitsch, Malick s’attache à illustrer ces instants d’épiphanie, alternant entre couchers de soleil et gouttes de rosée qui perlent, élan de L’Or du Rhin et bruissement de la nature ; le montage, relativement court et dispersif, et le cadrage, qui contribue à instaurer une focalisation multiple tout en multipliant les mouvements de caméra, soulignent le mouvement extatique du chant. En opposition au monde civilisé de l’ancienne Europe, The New World prône la vie au grand air comme un fortifiant et une sagesse philosophique, toujours en écho à Whitman15. Le corps et la nature sont explorés à travers la même dynamique désirante, en affirmant une « relation occulte entre l’homme et le règne végétal », conformément au panthéisme d’un Emerson. Rappelons en effet que cette confusion entre règnes fait système dans son célèbre essai sur la nature : « A dire vrai, peu d’adultes savent voir la nature. La plupart des gens ne voient pas le soleil. Du moins en ont-ils une vue très superficielle. […] En présence de la nature, l’homme est parcouru d’un sauvage frisson de délice, en dépit de la réalité de ses peines. […] Debout sur le sol dénudé, la tête baignée par l’air vif, transporté par l’espace infini, tout égoïsme mesquin disparaît. Je deviens un globe oculaire transparent ; je ne suis rien ; je vois tout ; les courants de l’Etre universel circulent à travers moi ; je fais partie intégrante de Dieu. […] Le plus fort sentiment de délice que les champs et les bois procurent est de suggérer une relation occulte entre l’homme et le règne végétal. »16

11 John Smith fait l’expérience de cette communion avec les éléments naturels (le soleil, l’air, la terre), tandis que la variation des points de vue dans le film s’attache à restituer la vision omnipotente invoquée par Emerson, oscillant entre le regard de Dieu et un œil désincarné.

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Les idéogrammes du Nouveau Monde

12 L’avenir et la nouveauté sont présentés dans The New World comme un retour au primitivisme, Malick investissant le cinéma comme un langage universel. En mettant en scène une langue archaïque, corporelle et visuelle, il réactive le mythe d’une pensée par l’image et d’une écriture idéogrammatique. Les Indiens s’expriment à travers une langue imaginaire, chorégraphiée notamment à partir des pictogrammes des Algonquins. Le langage des gestes est valorisé par rapport à celui des mots – et le langage du film par rapport aux gravures et autres reconstitutions du Nouveau Monde, citées dans le générique. Lorsque la princesse indienne mime corporellement les éléments naturels (le ciel, le soleil, l’eau et le vent) avant de désigner et renommer les organes du visage aimé (les yeux, les lèvres et les oreilles), il est à vrai dire difficile de déterminer si c’est elle qui apprend l’anglais ou au contraire le capitaine qui est initié à un langage gestuel. Il est par contre indéniable que le film met en scène une langue d’avant le péché originel et la chute dans la rationalité, comme l’atteste la réflexion over de John Smith au sujet des indigènes : « Ils sont doux. Affectueux. Fidèles. Exempts de toute fourberie. Les mots signifiant mensonge, tromperie, cupidité, envie, calomnie et pardon leur sont inconnus. Ils ne sont pas jaloux. Aucun sens de la possession. »

13 L’intertexte emersonien est évident, celui-ci soutenant notamment dans La Nature que la parole vive et poétique porte trace des symboles primitifs : « A cause de cette correspondance radicale entre les choses visibles et les pensées humaines, les êtres primitifs, qui ne possèdent que le nécessaire, conversent en symboles. […] Cette dépendance immédiate du langage, par rapport à la nature, cette conversion d’un phénomène extérieur en un type qui trouve sa correspondance dans la vie de l’homme, ne perd jamais le pouvoir qu’elle a de nous affecter. C’est cela qui donne un tel piquant – que tout un chacun -apprécie – à la conversation d’un fermier au naturel vigoureux ou à celle d’un homme qui vit dans les bois. […] La corruption de l’individu est suivie par la corruption du langage. »17

14 Et de fait, la jeune princesse Pocahontas est bannie par sa tribu, expulsée hors du paradis naturel, après s’être intégrée à la civilisation occidentale (notamment par le biais de l’apprentissage de l’anglais) – et avoir livré, tel Prométhée, des graines au camp retranché des Blancs.

Au fil de l’eau

15 L’eau qui s’écoule, le fleuve primitif sur lequel dériver valent comme la métonymie d’un élan vital. Mais le plan d’eau peut encore agir comme un miroir dans lequel se mirer, une représentation dans laquelle s’abîmer, en intervertissant les ordres du réel et de l’imaginaire. Le prologue de The New World met en jeu cette indistinction, jetant le trouble dans la représentation : l’eau reflète des arbres et des nuages, troublés par des gouttes de pluie ; la princesse Pocahontas lève les bras au ciel, dans un geste d’incantation (voir l’analyse qu’Alain Boillat propose de ces deux plans inauguraux dans le présent dossier). Le motif de la surface d’eau apparaît comme un leitmotiv dans le film, en lien avec les aventures de John Smith et de la princesse Pocahontas dans la forêt. A la suite du générique, le film présente un couple d’indigènes nageant sous l’eau, comme en écho au début de The Thin Red Line ; la caméra suit le couple, en les cadrant à travers différentes échelles de plan ; à la faveur d’un fondu enchaîné, la surface d’eau

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est ressaisie depuis l’extérieur, trois navires sur le point d’accoster apparaissant lorsque la caméra s’élève. Ce motif est discrètement réinscrit lorsque John Smith s’intègre à la communauté indienne : l’eau claire d’une rivière s’écoule, marquant la renaissance du capitaine qui s’éveille à une vie primitive, résurrection soulignée par un gros plan sur un épi de blé et les réverbérations du soleil. Quelques minutes plus tard, le même motif réapparaît : la caméra fixe une surface d’eau avant d’amorcer un mouvement ascendant, découvrant des arbres qui se reflètent ; dans le plan suivant, Smith, tenant un perroquet à son bras, fait face à la princesse en amorce, immédiatement intégrée au sein du cadre. Ces éléments pastoraux et idylliques culminent dans une séquence qui relie la thématique de l’amour à la nature nourricière et à l’abandon de soi18. Le couple se tient au bord de la plage, Pocahontas rafraîchissant le visage de Smith à l’aide d’un seau d’eau. Sans transition, intervient une scène de danse rituelle, de nuit (la princesse Pocahontas invoque à nouveau l’économie du don : « Tout doit t’être donné »). Le motif de la surface d’eau, où se reflètent des arbres, apparaît à nouveau. Un plan d’ensemble présente la mer et la côte, ainsi qu’une nuée d’oiseaux qui traversent le ciel. En plan rapproché, la princesse est cadrée au sein d’une nature luxuriante, zébrée d’éclairs de chaleur. Confirmant ce mouvement de superposition entre paysage et corps, les plans qui suivent cadrent un champ de blé, la princesse de dos, les cheveux au vent, et enfin le vol d’un oiseau. A travers de multiples cadrages, le couple est filmé enlacé. La séquence se clôt sur une surface d’eau ; mais cette fois, les arbres, cadrés en contre-plongée, font l’objet d’un plan à part. Les principes masculin et féminin, les arbres et l’eau, -tendent à se confondre, à se superposer.

16 L’eau, enfin, comme le montre bien la construction circulaire du film, fait le lien entre l’Ancien et le Nouveau Monde, la mer pouvant être franchie dans les deux sens. Aussi le premier mouvement du film, centré sur les aventures de John Smith et de la princesse Pocahontas, reproduit-il la structure de la quête et les aventures des pionniers. A cet égard, il est significatif que le capitaine Smith reparte seul pour de nouvelles conquêtes et colonisations, laissant la princesse indienne éplorée, en deuil. Le deuxième mouvement du film instaure un mode de vie sédentarisée, la princesse s’établissant avec John Rolfe. La nature, tout comme les impulsions de Pocahontas, sont dès lors dévitalisées : les jardins artificiels regardés avec incrédulité par un Indien qui a suivi la princesse en Angleterre, tout comme le labyrinthe que cette dernière parcourt en jouant avec son enfant, constituent le contre-champ de la vie dans les bois19. Cette opposition entre deux rapports à la terre, redoublée par la dichotomie entre l’amour fou et les joies du mariage, se scelle par la maladie mortelle de la princesse contractée en Angleterre : pour la civilisation indienne, le voyage est sans retour.

NOTES

1. « L’influence du transcendantalisme de Thoreau, Emerson et Whitman est omniprésente dans le cinéma de Terrence Malick, et nombre de commentateurs l’ont justement remarqué. […] L’opposition entre la nature, imperturbable et éternelle (voir la contre-plongée finale du Nouveau

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Monde ou les perroquets multicolores pendant l’avancée des soldats dans La Ligne rouge), et la technique, si manifeste depuis La Balade sauvage, est au fondement de ce geste cinématographique : champs/fonderie dans Les Moissons du ciel, faune et flore/combats dans La Ligne rouge, simplicité adamique/civilisation raffinée dans Le Nouveau Monde. » (Jean-Michel Durafour, « Le Nouveau Monde de Terrence Malick : quelques propositions pour un cinéma de l’anti-regard », Cadrage, mars 2006, www.cadrage.net/). 2. « Le dévoilement qui régit la technique moderne est une provocation [Herausfordern] par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite [herausgefordert] et accumulée. […] L’écorce terrestre se dévoile aujourd’hui comme bassin houiller, le sol comme entrepôt de minerais. Tout autre apparaît le champ que le paysan cultivait autrefois, alors que cultiver [bestellen] signifiait encore : entourer de haies et entourer de soins. Le travail du paysan ne pro-voque pas la terre cultivable. Quand il sème le grain, il confie la semence aux forces de croissance et il veille à ce qu’elle prospère. Dans l’intervalle, la culture des champs, elle aussi, a été prise dans le mouvement aspirant d’un mode de culture [Bestellen] d’un autre genre, qui requiert [stellt] la nature. Il la requiert au sens de la provocation. L’agriculture est aujourd’hui une industrie d’alimentation motorisée. » (Martin Heidegger, « La question de la technique » [1953], Essais et Conférences, Gallimard, Paris, 1980, p. 11 [traduit par André Préau]). 3. « Je suppose que quiconque s’est intéressé à ce film a envie de comprendre au service de quoi ses sommets de beauté se sont inscrits ; […]. De quelque manière que l’on comprenne son sujet, nul n’aurait pu entreprendre de l’explorer sans la confiance solide que sa capacité à extraire de la beauté de la nature, et de la projection ou du déplacement photographique de la nature, était inépuisable, ce qui est bien sûr avoir confiance en même temps dans la capacité de la nature et du cinéma à fournir de la beauté. […] Tenterons-nous d’exprimer le sujet comme celui où les travaux, les émotions et les imbrications des êtres humains sont à tout moment réduits à l’insignifiance par les tours désinvoltes de la terre et du ciel ? » (Stanley Cavell, La Projection du monde, Belin, Paris, 1999 [1979], pp. 12-13 [traduit par Christian Fournier].) Rappelons que Malick est un ancien étudiant de Cavell, et qu’il a enseigné la philosophie au MIT et traduit plusieurs - textes de Heidegger. 4. Whitman lui-même oppose la raison du progrès et de l’industrie au désordre et à la furie de la guerre : « Loin de nous les thèmes de guerre ! Loin de nous la guerre elle-même ! / Hors de ma vue frémissante pour ne revenir jamais plus cet étalage de cadavres noircis, mutilés ! / Cet enfer déchaîné, ce débordement de sang, conviennent à des tigres sauvages, à des loups à la langue pendante, non point à des hommes doués de raison […]. » (Walt Whitman, « Chant de l’exposition » [1871], Poèmes. Feuilles d’herbe [1891-1892], Gallimard, Paris, 1992 [1918], p. 131 [traduit par Louis Fabulet]). 5. « Quelle est cette guerre au cœur de la nature ? Pourquoi la terre affronte-t-elle la mer ? La nature renforce-t-elle une force vengeresse ? Non pas une force, mais deux ? ». 6. Jacques Rancière, La Fable cinématographique, Seuil, Paris, 2001, pp. 106-107, p. 113. 7. Nous citons les sous-titres de l’édition DVD du film. 8. Voir, par exemple, l’éloge suivant de la démocratie américaine et de son esprit communautariste : « Allons, je ferai que le continent devienne indissoluble, / Je ferai la plus splendide race sur laquelle jamais le soleil ait brillé, / Je ferai de divins pays magnétiques, / Avec l’amour des camarades, / Avec l’amour pour toute la vie des camarades. / Je planterai la camaraderie aussi serrée que des arbres le long de tous les fleuves d’Amérique, et le long des rives, des grands lacs et par toutes les prairies, / Je ferai inséparables les cités grâce à leurs bras passés autour du cou l’un de l’autre, / Grâce à l’amour des camarades, / Grâce à l’amour viril des camarades. » (Walt Whitman, « Pour toi, ô démocratie », Poèmes. Feuilles d’herbe, op. cit., p. 29). 9. William Carlos Williams, Paterson, New Directions, New York, 1963, p. 6 et p. 9 [première édition du « Book 1 » : 1946]. Voir aussi In the American Grain (New Directions, New York, 1956) sur le récit de la fondation du Nouveau Monde.

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10. Charles Olson, The Maximus Poems, University of California Press, Berkeley/Los Angeles/ Londres, 1983 [1960-1975], pp. 53-55, pp. 73-74, pp. 125-131 et p. 554. 11. Comme le note Jean Roy, The New World est « l’histoire d’une genèse », un « récit des origines », qui porte sur la fondation des Etats-Unis (L’Humanité, 15 février 2006). 12. The New World, tourné en 65 mm avec un budget de 30 millions de dollars, alterne paradoxalement une volonté de précision dans le rendu historique avec un lyrisme poétique, souligné à renfort de citations de L’Or du Rhin de Wagner sur la bande son (sur ce point, voir l’article de Laurent Guido dans le présent dossier). Le film, tourné en lumières naturelles, se déroule en Virginie, lieu effectif de l’accostage de John Smith en avril 1607. Le fort bâti par l’expédition est reconstruit avec un souci de véracité, tandis que les bateaux qui accostent sont d’authentiques pièces de musée. Si Malick mobilise comme référent des sources historiques, il n’en sacrifie pas moins à un mode de représentation irréalisant qui se manifeste symptomatiquement par l’assimilation du personnage féminin à une égérie de Hollywood. 13. Tout monde préservé de l’intervention humaine apparaît comme un paradis, pour qui sait goûter les miracles de la nature : « Le vent du matin souffle à jamais, le poème de la création est ininterrompu ; mais rares sont les oreilles qui l’entendent. L’Olympe n’est que le dehors de la terre, partout. » (Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, L’Age d’Homme, Lausanne, 1985, p. 74 [traduit par Jeanne Chantal et Thierry Fournier]). 14. Walt Whitman, « Un chant de joies », Poèmes. Feuilles d’herbe [1855], Gallimard, Paris, 1992, p. 99 [traduit par Louis Fabulet]. 15. Une vie en communion avec le cycle des saisons restitue sa beauté originelle à l’homme, selon Whitman : « A présent si mille hommes parfaits devaient se présenter cela ne me surprendrait point, / A présent si mille beaux types de femmes se présentaient cela ne m’étonnerait point. / A présent je comprends le secret de fabrication des êtres supérieurs, / C’est de pousser en plein air et de manger et dormir avec la terre. » (Walt Whitman, « Chant de la grand’route », Poèmes. Feuilles d’herbe, op. cit., p. 67). 16. Ralph Waldo Emerson, « La nature » [1836], La Confiance en soi et autres essais, Editions Payot/ Rivages, Paris, 2000, pp. 21-23 [traduit par Monique Bégot]. 17. Ralph Waldo Emerson, « La nature », op. cit., pp. 39-40. 18. A nouveau, le film évoque l’insouciance primitive promulguée par Thoreau : « Nous serions bien heureux si nous vivions toujours dans le présent et profitions de chaque incident qui nous arrive, comme l’herbe admet l’influence de la rosée la plus légère qui s’y dépose – et si nous ne passions pas notre temps à expier notre négligence lors des occasions passées, ce que nous appelons faire notre devoir. » (Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois, op. cit., p. 271). 19. Lors de l’ultime rencontre entre John Smith et Pocahontas, celui-ci affirme le rêve comme seule réalité, adhérant à la vie dans l’instant présent tant vantée par Whitman : « J’ai cru à un rêve ce que l’on a vécu dans la forêt. C’est la seule vérité. C’est comme si je te découvrais. ».

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Marthe Porret et Pierre-Emmanuel Jaques (dir.) Rubrique cinéma suisse

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Le rythme et la mesure. Esthétique des Arpenteurs de Michel Soutter

Alain Freudiger

Ainsi le jeu se montre au grand jour, et le sérieux reste secret. Walter Benjamin, « Les Affinités électives de Goethe » [1925], dans Oeuvres I, Gallimard, Paris, 2000, p. 293.

1 Cet article se propose d’étudier le film de Michel Soutter Les Arpenteurs (1972) comme une variation sur les concepts de rythme et de mesure. Trouvant leur jonction dans la figure du pas1 et dans son incarnation (l’arpenteur), rythme et mesure s’articulent dans ce film selon un rapport riche nouant non seulement temps et espace, mais aussi éléments interpersonnels (dialogues, échanges) et circulation d’objets. Où l’on voit encore, après Les Affinités électives2 et Don Juan ou l’Amour de la géométrie3 – nous nous abstiendrons de parler de E =MC2 mon amour4 –, que science et relations amoureuses tissent d’intéressants rapports5.

Marches

2 De manière générale, le film de Soutter a un rythme plutôt lent, et son espace est plutôt mesuré : on n’est pas loin de l’unité de temps (une fin de semaine) et de lieu (un terrain de la campagne genevoise et ses alentours). C’est dans ce cadre spatio-temporel, posé dès les premiers plans, que vont faire irruption les arpenteurs.

3 Arpenter, c’est « marcher de long en large à grandes enjambées entre les maisons les gens et les sentiments », indique un carton à la fin du film. Et de fait, la figure de l’arpenteur conjugue de manière particulière ces deux notions que sont le rythme et la mesure, qu’il unit dans la figure du pas. L’arpenteur marche à grandes enjambées, à grand pas : sa marche est déjà réglée sur la mesure (c’est son métier, mesurer la superficie des terres – que l’on compte en arpents) et se marque par le rythme (le grand pas)6. En mesurant il obtient un rythme ; en rythmant il obtient une mesure.

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4 Mais où marche-t-il ? « Entre les maisons les gens et les sentiments. » Les arpenteurs du titre ne renvoient donc pas seulement à un métier et derrière lui à une science (la géométrie), mais également à des relations – de séduction notamment. Ce qui peut rapprocher l’arpenteur du Don Juan de Frisch. Mais contrairement à celui-ci, pour qui la géométrie est une issue à la séduction et la séduction un obstacle à la géométrie7, Léon (Jean-Luc Bideau) séduit en s’écartant de la géométrie et s’y trouve finalement ramené en rencontrant un obstacle à sa séduction. Le mouvement est inverse : de géomètre entraîné dans la séduction rêvant de fuir dans la géométrie pour Don Juan, à géomètre rêvant de fuir dans la séduction et ré-entraîné dans la géométrie pour Léon. C’est que chez Don Juan le problème se joue sur la mesure (le sentiment est faux / la géométrie est vraie). Tandis que chez Léon, c’est dans le rapport rythme-mesure (la mesure fausse du voisinage ouvre le rythme vrai du sentiment). La situation peut également être rapprochée des Affinités électives de Goethe, qui renvoient à la fois à une propriété chimique (donc ressortissant à une science) et à des relations entre les personnages. « C’est l’occasion qui fait la liaison, comme elle fait le larron ; et, quand il est question de vos corps physiques, le choix me paraît dépendre tout simplement des mains du chimiste qui les rapproche. »8

5 Mais là où un certain déterminisme semblait présider aux destinées des personnages, chez Goethe, c’est un rapport lié à la maîtrise qui prend corps chez Soutter : l’arpenteur est au cœur de sa science, il en use pour produire mesure et dessin. C’est son action, son déplacement qui produit le plan et les liens ; d’ailleurs, il en disloque d’autres puisqu’il trace. Les intervalles se trouvent marqués, les rapports étalonnés (la métaphore érotique pouvant d’ailleurs faire de Léon lui-même l’étalon – même si au fond il est plutôt passif, comme Don Juan). A l’attraction/répulsion des Affinités électives succèdent donc les questions de rythme et de mesure chez Soutter. Vu comme conquête et maîtrise, arpenter, c’est marcher pour délimiter un territoire qui nous appartient. C’est ce que fait Léon : il délimite, en plantant là des bornes qu’il maintient à l’extérieur du territoire – Max (Michel Cassagne), Lucien (Jacques Denis) – et en s’appropriant ce qui est contenu dans son cadre ainsi délimité – une casquette, des côtes de bette, une voisine (Alice – Marie Dubois). Mais sa mesure fondamentale est fausse : celle qu’il rencontre (Ann – Jacqueline Moore) n’est pas Alice. Et sa maîtrise est contestable : il n’est pas celui qui donne toutes les impulsions, il y a même une certaine passivité chez lui – il n’imprime pas son rythme à tout. Tous ses « arpents » vont alors être discutés, disputés : dispute avec Lucien, avec Max, non-coïncidence dans la rencontre avec Alice, retour de la casquette à son propriétaire, non-renouvellement des légumes (les haricots remplacent les côtes de bette, sans toutefois être confiés à Léon), besoin d’aide extérieure légale (l’avocat – Armen Godel). D’ailleurs, la multiplication des figures du pas dans le film, et notamment de ses « échecs » (aller en voiture, boiter, porter quelqu’un sur son dos, jeter une chaussure), témoigne de ce qui vient « gripper » la machinerie de l’arpent. Le pas peut être contré.

Déplacements

6 Les différents personnages du film – et singulièrement Léon – sont sujets à de fréquents aller-retours, et ce sont ces déplacements formant balancier qui rythment narrativement et poétiquement le film. Très vite, cette manière de se régler sur

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quelque chose, par la disposition de repères, instaure un rythme : les diverses allusions temporelles (« on est déjà samedi », « c’est l’automne », « quand revient-elle ? – pour goûter. ») délimitent la durée, tandis que le « tournus » entre les différents lieux (la maison d’Alice, la gare, le terrain) construit la scène et distribue les places. On a ainsi quelques premières mesures fixées, réglant le rythme de l’action sur le rythme de déplacement de Léon : par exemple le déplacement au pas entraîne un certain régime d’action, limité ici au voisinage (comme spatialité aussi bien que comme socialité). Ce parti pris implique peu de « lieux » narratifs (essentiellement un terrain, une maison, une gare) et peu de personnages (ceux qui sont liés à ces lieux, à savoir : Alice, sa mère (Germaine Tournier), Ann, Lucien et quelques autres). Il implique également un certain mode de relations entre les personnages : l’allée et venue engendre facilement des rencontres, mais aussi la possibilité de rencontres manquées (car Léon n’est pas seul à aller et venir). A un niveau plus technique, il rythme également le film en déterminant partiellement la durée des plans, dans la mesure où le temps que les personnages mettent à traverser le champ est réglé sur leurs enjambées. Enfin, à un niveau structurel, le déplacement au pas mesure aussi le temps : car chaque aller s’aboute à un retour, chacune de ces séquences découpe et délimite une portion narrative – qui de ce fait se rapporte aux autres et notamment à celle qui précède et celle qui suit. Ces portions constituent des « mesures » du film, pas tout à fait des « narrathèmes », mais de petites unités autonomes que l’on peut estimer étalonnées : des temps pleins et des temps vides, des temps de rencontre et des temps de solitude, des temps de loisir et des temps de travail, avec des correspondances entre les différentes unités (nouveau plan sur Bideau qui marche là ou il marchait la veille, nouveau plan sur le perron de la maison qu’on avait déjà vu la veille, retour au buffet de la gare, etc. – ces « répétitions » se déclinant d’ailleurs également dans les dialogues, comme nous le verrons plus tard).

7 Quant aux modes de déplacement, ils se mesurent au pas – qui trouve très vite à s’incarner : dans la dispute qui naît entre Léon et Max au début du film, ce dernier, pour avoir oublié les instruments de mesure, est contraint à quitter la voiture pour aller les rechercher à pied. Il y a rupture de rythme dans le déplacement (rouler / marcher), changement de direction et séparation des personnages, ce qui amène Max à mesurer l’amitié à l’aune de cet événement : « Si c’est ça l’amitié, je préfère pas avoir d’ami. » Ainsi, une rupture de rythme – due à l’oubli d’instruments de mesure – engendre une nouvelle mesure, une redisposition des rapports humains, qui d’ailleurs connaîtra son prolongement plus tard avec le flic (William Jacques) : « Je te laisse avec ton nouveau copain », dira alors Léon à Max. L’amitié n’est pas à la mesure du déroulement narratif.

8 L’opposition entre modes de déplacement trouve une autre variation avec le fiancé- musicien (Benedict Gampert) qui « piège » Léon : il lui demande de porter l’étui de son violoncelle jusqu’à la voiture, mais cela se révèle inutile : il n’est pas venu en voiture mais en train. La « cadence » qu’il a proposée à Léon et à laquelle ce dernier accepte de marcher se révèle basée sur un faux rythme. C’est que le rythme des uns ne coïncide pas avec celui des autres – et cela d’autant moins dans le cas d’une rivalité entre fiancé chassé et séducteur admis – problème soulevé également dans les Affinités électives : « Avec beaucoup de peine elle a frayé un chemin à travers les rochers et maintenant elle impose, si tu veux, la même peine à tous ceux qu’elle conduit au sommet. Ni côte à côte, ni l’un derrière l’autre, on ne peut marcher avec une certaine liberté. Le rythme de la marche est rompu à chaque instant ; et que d’objections on pourrait faire encore ! »9

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9 C’est aussi le cas lorsque Léon porte l’avocat sur son dos. Il offre ainsi son propre rythme à l’autre, mais du fait de la charge qu’il constitue, cet autre agit en retour sur le rythme de Léon (le ralentit) : ce qui casse alors le rythme « arpenté » de Léon. L’avocat a pensé faire du pas de Léon la mesure de son déplacement, mais ça ne marche pas (singulièrement aussi, il dit au préalable qu’il « ne marche pas »)10 : en grimpant sur son dos, il brise la mesure initiale – et finalement Léon le repose sur le sol.

10 Au-delà de ces difficultés, le pas est même rythmé jusqu’à déboucher sur une diffuse impression de déterminisme, qui là encore n’est pas sans rappeler les Affinités électives par moments, comme si « tout était trop bien réglé » : ainsi, dans la première séquence au buffet de la gare, Léon sort précipitamment voir le train qui passe en expliquant : « Je peux pas m’empêcher de les regarder passer. Plus fort que moi. Quand il y en a un qui passe il faut que je sorte pour le regarder passer. »

11 Pris au sérieux, cela signifie que son pas est réglé sur celui du train, que son déplacement est une conséquence du passage du train : perdant momentanément son rythme d’arpenteur et la maîtrise qu’il sous-tend, Léon est happé par le rythme mécanique et perd la mesure qui fonde le sien propre. La même chose se passe quand ses pas le ramènent chez Alice : Alice : « Alors ? De nouveau de retour ? » Léon : « Je pouvais pas faire autrement, c’est si joli chez vous. »

12 D’autres traits déterministes viennent d’ailleurs s’insérer : le policier qui parle en proverbes comme un automate réglé (« Les malheurs vont toujours par deux. Et... jamais deux sans trois. Et surtout : un tiens vaut mieux que deux tu l’auras. Compris ? »), ou à travers la superstition (« Touchons du bois, on sait jamais » dit Léon avant d’aller trouver Alice – et Lucien fait le même mouvement, mais dans l’autre sens, comme s’il voulait défaire le fatalisme et se l’approprier, remettre l’horloge et le rythme en place).

Circulation d’objets

13 Parallèlement, ces déplacements de personnages deviennent le véhicule d’une autre circulation : celle des objets. Les côtes de bette du début, destinées à Alice, passent de la main de Lucien à celle de Léon (qui se pose ainsi en intermédiaire) pour finir dans les mains d’Ann (qui se pose en substitut). Si leur fonction narrative est forte – le reste de « l’histoire » dépend en quelque sorte de ce moment –, c’est aussi dans le rapport qu’elles délimitent qu’elles deviennent intéressantes : elles rythment un trajet – tout en étant elles-mêmes les produits d’un rythme (celui des saisons : « C’est l’automne. Dommage. ») – et s’offrent comme étalons de mesures approximatives (Léon = Lucien, Ann = Alice).

14 Le trajet de la casquette, lui aussi, est singulier : donnée par Lucien à Léon, elle est oubliée par ce dernier chez Alice suite à son rapport sexuel avec Ann, puis retrouvée par Alice qui s’en coiffe et finalement la donne à Lucien. La casquette opère ainsi une double substitution, qui peut renvoyer, mais de manière bien différente, à la double infidélité fantasmatique des Affinités électives 11 : la réplique « que dira Gladys ? » apparaît deux fois avec des sens différents. D’abord dans la bouche de Léon (comme protestation à la substitution) puis dans celle de Lucien (comme protestation à l’infidélité qui peut se dessiner avec Alice). Cette circulation met en lumière que,

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comme pour les côtes de bette, Lucien est l’élément immobile, la mesure (« elle me va ! c’est curieux. ») tandis que Léon est l’élément mobile – ses déplacements sont marqués, mesurés par ses rencontres avec Lucien, et rythmés par les objets qu’il reçoit.

15 Quant au briquet, il ne circule pas, mais fait jouer le paradigme « apparition / disparition ». En effet, sa disparition rythme la première rencontre sur un mode paradoxal (recherche – trouvaille – changement d’avis – mensonge) tandis que son apparition bloque le rythme de la seconde (« Je n’aime pas les magiciens »). Pris comme mesure du désir, le briquet permet, à travers la fausse équivalence de « dire la vérité », le malentendu qui. A la première rencontre, ouvre au rapport sexuel :

16 Léon (il cherche le briquet, le trouve) : « Ne cherchez plus ! Je ne fumerai pas. » Ann : « Je ne le trouve pas. » Léon : « Vraiment ? » Ann : « Vraiment. (Léon le pose sur la table, Ann rit). C’est le vôtre ? » Léon : « Oui. C’est le mien. » Ann : « Vraiment ? » Léon : « Vraiment. » Ann : « Dans ce cas, si chacun de nous deux dit la vérité, je crois que nous pouvons faire l’amour. »

17 Tandis que, rapporté à un « truc » de magicien (c’est-à-dire hors-rapport), le malentendu empêche l’acte la seconde fois. Finalement, plus tard dans le film, quand Alice ne trouvera pas de feu, Ann ira chercher le briquet. La mesure qu’il constitue sera donc transmise de l’une à l’autre et leur équivalence fondée par une redisposition : Alice : « Vous partez ? » Ann : « Non... Je retournais à ma place. »

18 Léon sera alors rejeté à l’extérieur (« Aucune de nous ne tient à modifier l’équilibre parfait de notre bonheur... »), car lui n’a pas su voir l’équivalence.

19 D’autres objets encore circulent : lunettes, manteau de fourrure, étui à violoncelle... Ils offrent à chaque fois des mesures justes ou fausses. Les lunettes sont toujours faites sur mesure, et ici la mesure, c’est la myopie : « Comment peut-on vivre sans ça ? ». Le manteau n’est pas là mais Alice dit : « A la vérité je ne sais pas où il est mais je préfère le garder. Au moins jusqu’à la prochaine fois. ». L’étui : le musicien n’en a au fond pas besoin (« c’est ou lui ou l’étui »). Ils jouent ainsi comme éléments semi-autonomes dans la configuration des relations, accompagnent autant qu’ils orientent : ils battent la mesure.

Aspects relationnels

20 La mesure, supposée permettre la détermination de valeurs par comparaison avec une référence, s’agence de différentes manières en ce qui concerne les personnages. Les deux arpenteurs, par exemple, sont nommés au générique « le grand » (Léon) et « le petit » (Max) : ils sont définis l’un par rapport à l’autre, en un rythme binaire. De même, lors de la conversation initiale au buffet de la gare, Lucien et Léon se demandent si « oui ou non » Alice est une pute. Le paradigme simple semble suffire à toute mesure. Mais les comparants se révèlent insuffisants, puisqu’au-delà, l’une des mesures fondamentales est fausse, celle qui induit la méprise initiale : la femme que Léon prend pour Alice est une autre. Le point de référence, la jeune femme, n’est pas fixe : d’abord Ann, ensuite Alice. C’est de cette méprise que naît un certain rythme dans la narration.

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On a ainsi, à l’encontre du carré des Affinités électives, une autre figure de relations entre les personnages qui s’apparente plus à une équerre : l’un des rapports, du moins, est inexistant (celui entre Ann et Lucien). Par ailleurs, le rapport de Lucien à Alice est perturbé par Léon. En fait, la figure géométrique relationnelle se dessine ainsi :

21 Il s’agit aussi d’une figure à quatre, mais ici, loin d’une harmonie recomposable12, on a des mesures fausses (Ann ≠ Alice), des vides (puisqu’il manque une liaison – Ann-Lucien – on passe du quadrilatère au triangle) et qu’en plus le placement des intervalles empêche ce triangle de fonctionner comme triangle (Léon n’est pas entre Lucien et Alice, mais à la place de Lucien). Ainsi, par l’action de Léon rythmée par Lucien, la triangulation (entre Lucien, Léon et Alice) est aplatie en droite (Léon-Alice), et par la substitution d’Ann à Alice, la mesure de cette droite est fausse (elle se fonde sur une erreur : les légumes ne lui sont pas destinés – mais d’ailleurs ils ne sont pas non plus réellement adressés par Léon, qui n’officie qu’ « au nom de »). Loin de mener à quelque vaudeville classique (le qui pro quo), la méprise initiale13 institue une variation quasi musicale et une redisposition ambivalente des coordonnées géométriques. Le théorème est bien différent de celui de Goethe, sans compter que Lucien a une femme (Gladys – Nicole Zufferey), Léon a un acolyte, Alice une mère et un fiancé : « Elle a déjà un ami, elle n’en a pas besoin de deux ». Pour bousculer un système clos, Léon s’appuie sur deux autres personnages – grâce à Max il sort de la délimitation stricte (le travail) – et grâce à Lucien il supplante le voisinage (le donné). La figure de substitution (Ann) se règle sur un intermédiaire (Léon) qui croit avoir à faire à son modèle (Alice), mais lorsqu’apparaît le modèle, l’intermédiaire qui cette fois agit en son nom propre ne trouve plus la règle (la relation ne fonctionne pas) ni les marques (il est lui, elle est elle, mais ils ne sont plus lui et elle d’hier). Leur première rencontre tourne à l’échec. Quant à la seconde, elle échoue aussi mais sur un mode différent : le désir d’Alice est bafoué par Léon. Leurs rythmes ne coïncident pas. Car les personnages ont un rythme propre et ces rythmes entrent en jeu particulièrement dans la conversation, comme nous allons le voir.

Conversations, dialogues

22 Les dialogues, dans Les Arpenteurs, sont fait d’une sorte d’étrangeté qui, en déjouant les attentes, laisse en quelque sorte du jeu dans le mécanisme des relations. Ils se répondent contre toute attente, se dévissent l’un de l’autre pour mieux s’emboîter, gardent à chaque parole son rythme propre sans le moduler sur le rythme de la parole précédente. Ils sont sans commune mesure car ils ne se référent pas à un terrain d’entente. C’est qu’ils souffrent d’un problème non seulement d’échelle, mais aussi de cadence : il n’y a pas de mesure commune, ni de rythme commun préalable. Ce sont les personnages qui, ensemble, tentent de le construire14.

23 Ainsi dans cette conversation entre Alice et Léon :

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Léon : « Me revoilà, je vous rapporte des légumes. Le panier est dehors, c’est de la part de Monsieur Lucien. » Alice : « Il n’y est pas. » Léon : « C’est juste, c’était hier. Il doit être dans la cuisine. » Alice : « C’étaient des côtes de bette ? » Léon : « Oui. » Alice : « J’ai dû les manger, elles n’y sont plus. (Léon apparaît clope au bec). Où est-ce que j’ai mis mon briquet, il est toujours là ? » Léon : « Il est au premier. » Alice : « Vous êtes magicien ? » Léon : « Oui. » Alice : « Vous savez je déteste les magiciens. Je les ai toujours détestés. Depuis toute petite je n’aime pas les gens qui se prennent au sérieux et qui ont un truc. » Léon : « Ah, parce que j’ai un truc ? » Alice : « Oui. C’est pour ça que je vous fous dehors. » Léon : « Moi ? » Alice : « Oui, vous. » Léon : « Ah ha... Et puis si je veux pas sortir ? » Alice : « C’est moi qui sortirai. » (Elle sort, s’assied sur un banc, fait un geste de la main). Léon : « Vous voulez me dire quelque chose ? » Alice : « Non. » Léon : « Ah... J’croyais. » Alice : « J’ai simplement fait comme ça. » (Elle refait le geste). Léon : « Ah ha... Et ça veut dire au revoir ? » Alice : « Exactement. » Léon : « J’avais pas compris. (Il s’assied à côté d’elle). Excusez-moi. On est quel jour ? » Alice : « Samedi. » Léon : « Déjà samedi... Mon Dieu ! J’avais complètement oublié qu’on était déjà samedi. Je vous prie de m’excuser. » (Il se lève.) Chacun tour à tour se mesure à l’autre, prend le contre-pied (par le déni), impose un changement de rythme (phrase courte ou longue), joue de l’ambiguïté. Car si la conversation est un jeu, le jeu peut être, notamment, de se mesurer à l’autre, de se confronter à une autre parole, d’y trouver appui, assise, structure. C’est ce qui se passe dans le buffet de la gare, entre Léon et Lucien. Lucien : « Vous êtes magnifique aujourd’hui. » Léon : « C’est le grand air qui me fait ça. Vous aussi vous êtes magnifique avec une autre casquette. » (Il la touche.) Lucien : « Votre moustache est magnifique aussi. » Léon : « Je l’avais déjà hier. » Lucien : « J’avais pas remarqué. Je peux la toucher ? » Léon : « Attention. Ça porte malheur. » Lucien : « Ça fait rien. Je peux ? » (Il la touche.)

24 Ici, chaque parole devient mesure de l’autre : s’il est magnifique, l’autre l’est aussi ; si l’un touche la casquette, l’autre touche la moustache. L’équilibre se fait par le répondant, et la mesure par le toucher. Pour la dépasser, il faut non pas le tact, mais le tac au tac. Cela passe par le raccourcissement toujours plus marqué de chaque parole, et par l’accélération rythmique du débit et de l’échange (Léon : « Ça vous prend souvent ! ? »). Puis, quand Lucien s’invite dans un rythme autre lors de la discussion entre Léon et Max (« On meurt pas si facilement. »), Léon réinstaure un rythme antérieur, qui va déboucher sur de nouvelles contre-mesures : « On meurt quand on meurt, compris ? ». A la figure du pas, Léon substitue celle du trépas. C’est pourquoi il perd la mesure tout en gardant le rythme, et répond par l’invective : « Et on est con, quand on est con ».

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25 La seconde visite de Léon à Alice est un moment particulièrement remarquable. Le tour que prend la conversation est d’abord badin, puis tend à se plaquer sur les événements de la veille : le rapport d’Ann à Léon devient ainsi la mesure du rapport qu’Alice veut instituer avec Léon15. Alice : « On peut encore. Que doit faire une femme pour être désirée ? Qu’a-t-elle fait ici dans cette maison ? Ne soyez pas gêné de me le dire. » Léon : « Ben rien de spécial c’était un malentendu. » Alice : « Et maintenant ? » Léon : « Aussi. » Alice : « Bien. Continuons. Vous avez fait l’amour ici ? Dans cette pièce ? » Léon : « Non elle est montée. » Alice : « Vous l’avez suivie ? » Léon : « Elle m’a appelé. » Alice : « Je peux savoir votre nom ? » Léon. « J’m’appelle Léon. Cœur de lion. » Alice : « Je monte à mon tour. (En haut). Léon ! Vous pouvez monter. Vous ne voulez pas ? (Il monte, enlève son manteau). Que dois-je faire maintenant ? » Léon : « Je ne sais pas. » Alice : « Peut-être que je dois m’étendre. Peut-être que je dois ôter ma robe et garder ce qu’il y a dessous. Ou le contraire. (Changement de focus). Maintenant. (Elle dégrafe sa robe). Je suis prête. Je vous plais ? » Léon : « Vous entendez ? » Alice : « Non. Je n’entends rien. » (Irruption de musique dans le film). Léon : « C’est curieux. On dirait quelqu’un qui boite. Je vais voir et je reviens. » (Il ramasse son manteau et sort).

26 Cette progression à l’identique, si elle coïncide par la mesure (Ann), ne fonctionne pas du tout au niveau du rythme : Alice, réglée sur une autre personne et sur une autre rencontre, ne parvient pas à imprimer le sien à Léon, tandis que lui, passif et enjoint à rejouer un personnage (sa mesure initiale fausse – comme le Don Juan de Frisch16 – fondée sur un malentendu) ne peut donner de répondant – d’ailleurs la mesure focale vient constater cet échec (le plan devient flou sur Marie Dubois et la mise au point sur la tête Bideau obstrue le 1er plan), et leur rapport demeure non consommé. Significativement, Léon met un terme à l’entrevue en entendant quelqu’un qui boite – figure d’échec du pas pour l’arpenteur, rythme déséquilibré.

27 Finalement, certaines paroles, par la répétition, fonctionnent comme marques rythmiques : outre « que dira Gladys », on peut citer « Si c’est ça l’amitié, je préfère pas avoir d’ami », « Comment peut-on vivre sans ça », « C’est une libellule », « Connasses ! ». Elles ne reviennent que deux fois, mais de ce fait induisent une continuité et un écho dans le film qui font lien et lui donne un rythme particulier (une percussion). Le dernier écho se fait entendre à la fin du film, lorsqu’Ann tente elle aussi de délimiter un périmètre (pour en exclure Léon), d’établir une mesure : Léon : « Vous me reverrez quand même ! J’arpente dans le secteur. » Ann : « Oui, mais de loin. » C’est alors que Léon perd toute mesure par l’insulte et l’excès : Léon : « Dites lui qu’on va revenir ! Et qu’on va tout foutre en l’air dans le coin ! Sa bicoque son jardin, tout ! » Ann : « Je n’y manquerai pas. » Léon : « Connasse(s) ! »

28 Le rythme aussi en prend un coup, non seulement parce que cette phrase est entendue deux fois (écho), mais aussi parce que Léon marche plus vite qu’avant (énervé), et que finalement le film se termine : il y a cassure des aller-retours. Léon se livre ainsi à

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l’« outrepas » : le point de référence, la limite est repoussée, détruite, quand elle devient vraiment limite (non, elles ne veulent plus le voir) ; alors Léon menace, franchit (redevient arpenteur). C’est que la mesure était toujours dérisoire, relative, fragile : si la fin du film coïncide avec la fin de la récréation pour les enfants qui rentrent en classe, la seule autre apparition d’enfants dans le film est un plan où ils jouent à faire tomber des piquets de mesure à l’aide de cailloux.

Accords et désaccords

29 Le film joue ainsi sur des figures du désir et sur des circulations. Il témoigne de ce qui se délimite quand on a à se régler sur l’autre : l’accord en rythme qui apaise (« Quand on danse on oublie tout », dit Gladys à Lucien qu’elle entraîne), le contre-rythme qui ouvre une échappée, un désir d’ailleurs (Max a du pain et du chocolat mais Léon a « envie de quelque chose de salé », prétexte à aller voir Alice), la difficulté de mettre l’autre au pas (« C’est vraiment vrai que vous voulez plus me revoir ? [...] Vous me reverrez quand même ! ») – et bien évidemment le jeu fragile des accords instables et momentanés, faits d’impulsions et de contre-impulsions, de mesures et d’erreurs sur la personne. Ici, la liberté engendre son arbitre (là où, dans Les Affinités électives, c’est le déterminisme apparent qui laissait du jeu à la liberté), la maîtrise d’un rythme et d’une mesure se base fondamentalement sur un malentendu, science (travail) et sentiment (relation) ne se conjuguent pas selon des lois analogues, sauf à marcher de long en large à travers « les maisons les gens et les sentiments ». Une part reste alors au secret : ce que se disent Lucien et Alice dans la cachette, par exemple. Et il ne reste plus à Alice qu’à mentir à Ann (« J’ai aussi couché avec Léon sur mon lit ») pour que se détruise le cadre impropre aux coordonnées du sentiment : « [...] Charlotte prouva d’une manière certaine que, depuis qu’elle connaissait mieux le Capitaine, elle lui voulait du bien, en le laissant détruire sans aucun regret, voire sans le moindre chagrin, un beau coin qu’elle s’était ménagé pour se reposer, qu’elle avait même particulièrement choisi et orné de ses premiers travaux, mais qui contrariait l’exécution du nouveau plan. »17

30 Finalement, ce que nous montre Soutter, c’est qu’un rythme, c’est aussi l’afflux d’un mouvement neuf dans un cadre donné, cadre qui s’en trouve transformé et par ses « contractions » agit en retour sur le mouvement affluent – soit jusqu’à la fusion, soit jusqu’à la destruction d’une des deux parties. Le continu ici se révèle discontinu là. Et si la mesure est changeante, c’est qu’elle dépend de l’observateur : à ce titre, le dernier plan sur Alice, mutique et qui entend l’écho des dernières paroles de Léon, fonctionne comme un silence – qui en musique est aussi une mesure – et fait contrepoint aux dialogues.

31 Ainsi, comme en physique quantique, il semble impossible de connaître à la fois la transmission d’énergie (le jeu des sentiments, le poids des échanges) et la position des éléments (les personnages, les objets) – car les instruments de mesure (le pas, ici – mais aussi le film lui-même) viennent interférer avec la mesure : « Tout dispositif expérimental permettant l’enregistrement d’une particule atomique dans un domaine d’espace-temps limité exige des règles graduées fixes et des horloges synchronisées qui, de par leur définition même, excluent le contrôle de l’impulsion et de l’énergie qui leur sont transmises. Réciproquement, pour pouvoir appliquer sans ambiguïtés les lois de conservation dynamiques en physique quantique, il faut renoncer en principe, dans la description du phénomène, à une

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détermination précise des coordonnées dans l’espace-temps. Cette exclusion mutuelle des conditions expérimentales implique qu’il faut tenir compte de la totalité du dispositif de mesure pour décrire le phénomène de façon bien définie. Toute subdivision définissable impliquerait un changement du dispositif avec apparition de nouveaux phénomènes individuels : c’est là l’expression logique de l’indivisibilité des phénomènes atomiques. » 18

32 Et peut-être que de même, toute subdivision définissable de parties ou d’éléments du film implique un changement du film lui-même et l’apparition de nouveaux phénomènes de sens : l’analyse ne fait que commencer...

Les Arpenteurs (1972). Réal. et scénario : Michel Soutter. Image : Simon Edelstein. Montage : Joële van Effenterre. Son : Marcel Sommerer. Interprétation : Jean-Luc Bideau, Marie Dubois, Jacques Denis, Jacqueline Moore... Production : Groupe 5 Genève, en collaboration avec la Télévision Suisse. Disponible en DVD (Association Michel Soutter / Doriane Films). Voir : www.dorianefilms.com

NOTES

1. A rapprocher de la poétique de Michel Soutter, sur le pas mais aussi sur la parole (dialogues) : « Quand l’effort est réduit, la parole cesse d’être ressentie et n’impose plus de lois – de même que les actes et mouvements sans efforts se font sans rythmes. Marcher au pas consiste toujours à percevoir les efforts de la marche et à les souligner. » (Paul Valéry, Ego scriptor, Gallimard, Paris, 1992, p. 77). 2. Johann Wolfgang Goethe, Les Affinités électives (Die Wahlverwandschaften), Flammarion (GF), Paris, 1992 [1809]. 3. Max Frisch, Don Juan ou L’Amour de la géométrie, Gallimard (Le Manteau d’Arlequin), Paris, 1969. 4. Bluette prépubère écrite par Patrick Cauvin, publiée en 1983, et qui rencontra un vif succès... 5. A noter d’ailleurs que le géomètre était un personnage récurrent de la philosophie du XVIIIe siècle (notamment chez Diderot). 6. Le rythme, ce n’est pas la vitesse : le grand pas n’implique pas forcément la rapidité. Par contre, l’une des conséquences des grands pas est que les points par lesquels on passe sont moins nombreux : si les coordonnées de l’un d’entre eux se révèlent fausses, il y a donc des chances que toute la mesure le soit. 7. « Un épisode dans ta vie, voilà ce que chacune d’entre nous a été. Mais l’épisode a fini par dévorer ta vie tout entière. Pourquoi ne crois-tu pas en une femme, Juan, une fois seulement ? C’est la seule voie qui mène à ta géométrie. » (Frisch, op. cit., p. 65.) 8. Goethe, op. cit, p. 75. 9. Id., p. 61. 10. L’avocat : « Une fille comme ça qui disparaît ? Moi je marche pas. Pas envie de me salir les godasses pour si peu. » Léon : « Tu veux que je te porte ? » L’avocat : « Ouais. » 11. « Dans la demi-obscurité de la veilleuse l’inclination secrète et l’imagination l’emportèrent aussitôt sur la réalité. Edouard ne tenait qu’Odile dans ses bras ; Charlotte voyait planer devant

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son âme, proche ou lointaine, l’image du Capitaine, et ainsi, assez étrangement, présence et absence s’entrelaçaient avec ravissement et volupté. » (Goethe, op. cit., p. 133.) 12. Dans Les Affinités électives :

13. Méprise qui répond à une autre, celle de prendre Alice pour une pute – méprise déclinée plus loin encore d’ailleurs puisque, lorsque Lucien montre une photo à Léon, celui-ci dit que c’est peut-être bien une pute – or c’est la photo de Gladys, la femme de Lucien. 14. Ces difficultés rythmiques trouvent d’ailleurs, elles aussi, un écho dans Les Affinités électives, avec les deux attitudes adoptées face au jeu musical d’Edouard : « Pour n’importe quel accompagnateur il aurait été difficile de réussir avec lui un duo ; mais Charlotte savait s’y plier ; elle s’arrêtait, puis se laissait de nouveau entraîner et remplissait ainsi la double tâche d’un bon chef d’orchestre et d’une femme avisée, qui sait toujours respecter la mesure dans l’ensemble, même quand il arrive que certains passages ne la suivent pas. » (Goethe, op. cit., p. 56.) « Elle [Odile] s’était si bien approprié ses défauts qu’il en résultait comme un ensemble vivant, qui ne progressait certes pas en mesure, mais était pourtant très agréable et plaisant pour l’oreille. » (Id., p. 105.) 15. Comme s’il s’agissait de rétablir la mesure juste : « J’ai toujours vécu à l’envers. Avec lui j’aimerais vivre à l’endroit », dira-t-elle plus tard à Max. 16. « Comment saurais-je qui j’aime ? Depuis que je sais tout ce qui peut arriver... même à ma fiancée ! Elle qui se gardait pour moi, pour moi seul, et comblée par le premier venu qui par le plus grand des hasards se trouvait être moi-même... » (Frisch, op. cit., p. 38.) 17. Goethe, op. cit., p. 93. 18. Niels Bohr, Physique atomique et connaissance humaine, Gallimard (Folio), Paris, 1991 [1961], p. 286.

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L’homme et la machine : entre affranchissement et aliénation à la « valeur morale du travail » Cinéma suisse et propagande industrielle dans les films de l’OSEC

Claire-Lise Debluë

Le travail ne saurait réaliser, d’une façon durable, des effets maxima que s’il est la concrétisation de l’action et du devoir. Le travail de l’homme se distingue de celui de la machine en ce sens qu’il est animé par la conscience morale. (Th. Brogle dans La Suisse au travail, P. F. PerretGentil, Genève, 1944, p. 35)

1 Les films de l’Office Suisse d’Expansion Commerciale n’ont fait l’objet, jusqu’à présent, que de très peu d’études1. L’activité pourtant foisonnante de cet organisme paraétatique, basé à Lausanne et Zurich, invite à considérer de plus près son rôle déterminant dans la production de films de propagande économique et industrielle. Destinés à connaître une diffusion mondiale, par l’intermédiaire des consulats et des représentations suisses à l’étranger, les films de l’OSEC sont conçus de manière à promouvoir l’image de l’industrie suisse, mais aussi d’un certain « esprit suisse », dont la définition n’a cessé d’être élaborée et discutée par les élites économiques et politiques nationales dès la fin du XIXe siècle. Leur diffusion s’inscrit dans une logique de rationalisation économique qui gagne la Suisse au tournant des années 1920 et qui s’exprime à travers un souci de compétitivité de l’industrie suisse sur le marché international. Aussi les films de l’OSEC jouent-ils le rôle d’émissaires chargés, au même titre que les foires ou les expositions internationales, de promouvoir l’image d’une Suisse mythique où le consensus social règne et où l’harmonie qui préside aux relations de travail entre patrons et ouvriers signe la qualité des produits manufacturés voués à l’exportation. Leur diffusion à l’étranger vise un large public, mais aussi les cadres universitaires ou industriels, par l’intermédiaire des chancelleries et des légations

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suisses, alors que nombre de salles de cinéma en Suisse proposent certains films de l’OSEC en avant-programme2.

2 Afin d’entrer dans le vif du sujet, nous avons choisi de nous appuyer sur une remarque émise par Stanislaus Von Moos, relative à l’importance du modèle tayloriste dans l’activité industrielle et artistique suisse3, non pas en la reprenant comme telle, mais en se penchant sur deux courts métrages de l’OSEC, étant admis que la création de l’office concorde avec l’engouement suscité par la diffusion internationale de l’organisation scientifique du travail et de la rationalisation de l’économie. Si la question de l’organisation scientifique du travail n’est pas thématisée à proprement parler dans les films de l’OSEC, il n’en demeure pas moins qu’elle constitue une des clés de compréhension du contexte politique et économique qui a vu naître l’Office Suisse d’Expansion Commerciale. Bien que cet article ne soit pas le lieu d’une telle analyse, il peut être important de situer brièvement l’OSEC, ainsi que ses dirigeants, dans le champ des relations économiques et politiques, dont les réseaux de relations, si étroitement imbriqués, sont typiques de la structure des institutions et des organes de pouvoir suisses.

3 Alors que les théories relatives à l’organisation scientifique du travail font forte impression en Suisse romande dès le début des années 1920, il faut pourtant reconnaître qu’elles suscitent rapidement quelques craintes au sein même des élites, qui redoutent une radicalisation du mouvement ouvrier en réaction à leur application. On assiste alors à l’émergence et à l’extension d’un mouvement corporatiste qui imprègne une majorité de la classe politique et économique conservatrice4. Fondé en 1927, l’Office Suisse d’Expansion Commerciale, issu de la fusion entre le Bureau industriel suisse, la Centrale suisse pour les expositions et le Bureau suisse de renseignements pour l’achat et la vente de marchandises, atteste de la mobilisation des élites face à la montée en puissance du mouvement ouvrier et des syndicats. Chargée de la promotion du commerce d’exportation, sa direction ne se départit pas d’un projet d’organisation scientifique du travail et de la production pour mettre à l’œuvre une idéologie de l’« efficience nationale ». Le directeur de l’antenne lausannoise, Albert Masnata, est d’ailleurs connu comme « membre fondateur du groupe relativement important Les Amis de la Corporation, et comme membre du comité directeur de la Fédération vaudoise des corporations »5.

4 Ainsi, si l’organisation rationnelle de la production doit permettre d’ouvrir de nouveaux marchés étrangers à l’économie suisse, elle est également fortement liée à la volonté des élites de former un corps national, réunissant patronat et ouvriers, Capital et Travail, autour de la valeur morale du travail. Sous couvert d’une idéologie productiviste inspirée en partie des préceptes de Taylor, la lutte des classes serait alors transcendée.

Le cinéma, produit d’exportation

5 A considérer la manière dont intervient le médium cinéma dans la politique économique productiviste menée par le directeur de l’Office Suisse d’Expansion Commerciale, on s’aperçoit qu’il fait l’objet d’une vé-ri-table étude de marché. Selon l’application de « principes rationnels », le cinéma est considéré comme le médium le plus approprié pour s’adresser aux masses6 :

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« […] la publicité est réellement utile et ne constitue pas un gaspillage d’argent si elle est dirigée selon certaines méthodes. Ces méthodes prennent une allure de plus en plus scientifique. Il ne peut plus être question de clamer la qualité de la marchandise à la porte du magasin ; il faut choisir avec discernement les voies et les moyens d’atteindre le public acheteur en partant d’une étude plus ou moins compliquée, suivant le cas de la clientèle visée et des moyens qu’il convient d’utiliser à cet effet. L’extension des cercles d’acheteurs appelle tout naturellement l’emploi des moyens publicitaires qui portent le mieux sur la masse. Il est par conséquent naturel qu’on en soit arrivé à l’utilisation du film à cette intention. »7

6 Envisagé à la fois comme « un produit de la création artistique, une marchandise et un moyen de propagande »8, le cinéma semble conjuguer à lui seul une certaine conception du film de propagande visant à l’esthétisation de la production industrielle, pour des raisons d’ordre économique, mais également moral. On retrouve, dans une brochure de la Fédération horlogère de la Chaux-de-Fonds, un commentaire qui éclaire la vocation des films produits par l’OSEC, sous forme de plaidoyer à peine masqué en faveur d’un art dévolu à « l’autoreprésentation de la nation »9 : « Un élément particulièrement important des campagnes de propagande dirigées par l’OSEC est le film documentaire. Tout à la fois discret et suggestif, il conseille sans imposer. S’il joint à sa valeur technique une valeur artistique appréciable, il constitue alors par la satisfaction qu’il donne au spectateur, une propagande de premier ordre en faveur de l’industrie dont il raconte et commente la naissance, le développement et le processus de fabrication. »10

7 Entre culture et industrie11, la propagande par le film procède d’une volonté politique mise en œuvre dès la fin du XIXe siècle avec les premières expositions nationales et internationales, ainsi qu’avec la création de la Foire suisse d’échantillons (1916) et du Comptoir suisse (1920), de constituer autour de l’art un enjeu identitaire national. Il s’agit en effet d’avoir recours au film de propagande industrielle comme image de la cohésion du corps social suisse auprès de l’étranger et comme agent du consensus à l’intérieur même des frontières suisses, étant entendu que « le consensus est, en réalité, la forme réussie de la coercition »12. Dans le même temps une véritable rationalisation de l’économie d’exportation est mise en œuvre, car « c’est selon les principes commerciaux que doit être dirigée l’action de propagande et de recherche des débouchés »13. De fait, si « l’abdication n’a jamais été le mot d’ordre de l’industrie suisse »14, on pourrait en dire autant de l’attitude de la classe po-li-tique dirigeante concernant le mouvement ouvrier. Soucieuse de ne pas adhérer à une logique purement productiviste, la conscience du conflit entre Capital et Travail l’incite à intégrer un élément supplémentaire, la Morale, garante de la pérennité de la classe dominante. Dès lors, il sera intéressant d’envisager, par la suite, les films de l’OSEC comme autant de moyens mis en œuvre pour véhiculer une certaine image de la condition de l’ouvrier.

8 En fin de compte, il faut préciser que l’organisation rationnelle du travail dans une perspective productiviste prend systématiquement, dans le cadre de l’industrie suisse, le masque du corporatisme. Certes, la question du rendement est au cœur de la conception corporatiste du travail, mais elle entend arriver à ses fins en s’attachant les services et la morale de l’ouvrier. Entrent alors en jeu la question de l’intériorisation des valeurs propres à l’entreprise, d’une discipline basée sur l’adhésion au code moral du travail et du dévouement à l’idéologie de l’efficience nationale. Il importe en effet, avant toute chose, de garantir l’identification de l’ouvrier à son entreprise et à son secteur d’activité afin de s’assurer son allégeance15. Comme on peut le constater dans

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les deux courts métrages sur lesquels se penche cet article, Hommes et machines. Images de la Suisse laborieuse (Werner Dressler et Kurt Früh, 1938) et L’Homme et la machine (Adolf Forter, 1955), la figure de l’ingénieur, expert technique et instigateur de la rationalisation du travail, est absolument centrale. A contre-pied de l’ouvrier, l’ingénieur fait preuve d’une autorité incontestable et incontestée. Il est l’agent fédérateur de l’organisation nouvelle qui règne au sein de l’entreprise, dont la finalité est de neutraliser les syndicats ainsi que toute mobilisation ouvrière. A mi-chemin entre le chef d’entreprise et l’ouvrier qualifié, il rassemble toutes les compétences, techniques comme intellectuelles, et participe du renforcement des structures hiérarchiques de l’entreprise préconisée par le taylorisme. Dès lors, quelle place est laissée à la figure de l’ouvrier ?

9 Issues du catalogue des films de l’OSEC, ces deux bandes problématisent la question du film de commande d’une part et interrogent, d’autre part, la représentation de la machine, de l’ouvrier et le rôle joué par le médium cinéma en tant que produit de l’industrie de nature mécanique. Deux approches distinctes y sont à l’œuvre, non seulement dans le discours explicite des deux films, traduit par l’omniprésence de la voix-off, mais dans ce que Gérard Leblanc nomme l’« écart entre le discours et l’objet par la médiation de l’image »16.

Esthétique industrielle : entre rhétorique des avant- gardes et capitalisme organisé

10 Dans le film de Dressler et Früh, l’esthétisation des machines, la fascination même qu’elles semblent exercer, ainsi que la bande musicale invitent à penser l’usine comme un cadre émancipateur, lieu porteur de valeurs modernistes, alors que le commentaire de la voix-over, dont le texte a été rédigé par Robert Chessex, responsable des questions liées au film à l’OSEC, relaie le discours officiel17. Le montage, serré, dynamique, restitue au spectateur le rythme de la machine, mis au point minutieusement par l’ingénieur et sur lequel l’ouvrier s’est calqué. Son geste est désormais mécanique et il accompagne de concert les battements des fraiseuses et des fonderies : « Le travail commence. Avec lui, la stridente et tonnante symphonie des machines », tonne la voix-over. Qu’en est-il, ensuite, du rôle joué par la machine dans le film de Dressler et Früh ? Il semble intéressant de confronter la voix-over, expression du discours dominant, au parti pris formel audacieux des deux réalisateurs. La composante mécanique du médium cinéma y est interrogée et pensée en tant que miroir, non pas spécifiquement de la chaîne de montage, mais du rythme propre aux gestes répétés de l’ouvrier l’amenant à porter un regard autoréflexif.

11 C’est bien finalement la nature mécaniste du travail de l’ouvrier et la cadence effrénée des machines qui semblent imposer leur rythme au montage des plans et à la musique. De nombreux plans s’attardent ainsi sur la mécanique de précision de ces machines, qui au fil de leurs apparitions successives, tendent à s’humaniser. De simples adjuvants au travail de l’ouvrier, elles acquièrent un statut à part entière qui les projette au rang de protagonistes du film. Dans le même ordre d’idée, Walter Ruttmann, avec qui Werner Dressler collabora à la Praesens à Zurich à la fin des années 193018, évoque d’ailleurs certaines qualités anthropomorphiques19 attribuées à la machine : « [Les machines] sont à tel point sorties du domaine technique et abstrait qu’elles peuvent être utilisées comme un matériel de construction vivant et signifiant pour

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un film, de la même manière que des acteurs, des animaux, des avalanches ou des incendies. »20

12 Leur perfection technique et mécanique, célébrée devant la caméra, permettrait en outre de proclamer la modernité du cinéma. Car si l’audace de certains plans vise à une esthétisation de la cheminée d’usine ou de la machine, l’appareil de prise de vues se rappelle sans cesse, par ce moyen, à la mémoire du spectateur.

13 La fascination exercée par la machine est loin de constituer un phénomène isolé. La revue ABC publiée à Bâle21 à la fin des années 1920 par exemple, sans compter les nombreux exemples à l’étranger, produisent une série de textes et de travaux invitant à célébrer la beauté de la machine et à affirmer sa suprématie, en tant que symbole de la modernité. Plusieurs travaux photographiques font également écho à cette tendance22 et proclament la supériorité technique du médium, comme de son sujet23. Dans le cas du film de Dressler et Früh, le degré de performance technique des machines égale la compétence des ouvriers travaillant sur la chaîne de montage. Si, malgré tout, plusieurs gros plans de visages confèrent une identité propre à l’ouvrier, ils font écho aux gros plans des machines elles-mêmes, sans compter que c’est bien la figure de l’ingénieur qui apparaît le plus souvent à l’écran, faisant, une fois de plus, preuve d’autorité au sein de l’usine. Aussi l’ouvrier apparaît-il comme un simple prolongement de la machine, certes nécessaire, mais dans une relation d’analogie frappante. La voix-over n’hésite d’ailleurs pas à le souligner : « Des machines, d’une conception géniale, estampent, fraisent, percent, tournent les nombreuses pièces de la montre. Mais seule la main de l’homme peut les assembler […]. La collaboration de la machine et de la main crée ainsi des produits dont la précision atteint presque cent pour cent. »

14 Cet enthousiasme ne va pas sans rappeler celui, bien plus affirmé, de Walter Ruttman quant à la « force expressive propre aux mouvements des machines » : « La multiplicité des contenus psychiques intrinsèques aux mouvements des machines découle de l’infinie variété de leur capacité expressive. Il existe ainsi des rythmes dynamiques, battant inexorablement, écrasant violemment, jaillissant joyeusement, glissant doucement, s’imbriquant consciencieusement, de façon ludique et pourtant sensée, qui se répètent en boucle et s’enchaînent avec tant d’autres rythmes différents. Ils offrent tous un spectacle fascinant et c’est précisément pour cette raison que de tels mouvements sont particulièrement adaptés à une utilisation artistique dans le domaine du cinéma. »24

15 Partant vraisemblablement du principe selon lequel « la machine [cons-ti-tue] l’élément proprement le plus important du film industriel, [et] possède, pour le moins, une caractéristique extraordinairement cinématographique : la mobilité »25, Dressler et Früh répondent aux contraintes imposées par le film de commande en leur opposant une esthétique proche de la rhétorique des avant-gardes. Si l’on peut s’étonner d’un tel parti pris, on reste malgré tout très loin d’un film à la gloire des machines26. Certes, dans Hommes et machines, l’ouvrier semble s’adapter, dans une première phase de la production – celle de la fonte de métaux particulièrement – au rythme de la machine, mais plus la mécanique de précision est de rigueur, plus l’ouvrier qualifié reprend le contrôle sur l’objet qu’il contribue à fabriquer et à transformer. L’ingénieur finalement se désolidarise de la machine pour exercer sur elle un contrôle total. Il semblerait donc que la place de l’employé dans la hiérarchie de l’entreprise détermine finalement son degré d’aliénation à la machine.

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16 Dans le même ordre d’idée, il est intéressant de considérer ce que peut postuler un tel film de la figure du réalisateur. Alors que le matériau filmique est assimilé à l’objet manufacturé, dans la mesure où, dans le film, « l’interprétation de chaque image [serait] déterminée par la succession de toutes les précédentes »27, le réalisateur ne serait-il pas par extension, et selon le postulat constructiviste, un ouvrier comme les autres ? Il semble qu’Hommes et machines ouvre une brèche intéressante à ce sujet mais renverse l’hypothèse constructiviste. Postulant la toute-puissance de l’ingénieur, c’est bien à travers celle-ci que la figure du réalisateur s’actualiserait le mieux, exerçant pour sa part une forme d’autorité sur la machine et l’ouvrier.

Un « combat pour le modernisme » ?28

17 Dans l’hypothèse de ce que Gérard Leblanc nomme l’« écart entre le discours et l’objet par la médiation de l’image »29 ou d’une double lecture possible du film30, la question de la réception ne peut être éludée. Dressler et Früh semblent fournir un élément de réponse au postulat de Walter Benjamin selon lequel le cinéma correspondrait « à un besoin nouveau et pressant de stimuli. Avec lui la perception traumatisante a[urait] pris valeur de principe formel. [Et] le processus qui détermine[rait], sur la chaîne d’usine, le rythme de la production, [serait] à la base même du mode de réception propre aux spectateurs de cinéma »31.

18 L’analogie entre l’ouvrier et la machine serait donc également transposée au spectateur du film, affecté jusque dans ses qualités perceptives. Ainsi, un quatrième terme, outre la machine, l’ouvrier et le médium cinéma, entrerait dans la chaîne d’homologies qui pourrait caractériser le film industriel. Interrogé en tant que film de propagande, Hommes et machines pourrait malgré tout être compris comme une tentative de Dressler et Früh d’expérimenter de nouvelles formes cinématographiques et d’enrayer le discours véhiculé par la voix-over. Car si l’adéquation entre l’homme et la machine est patente, elle peut être interprétée ici comme un moyen d’élever la condition de l’ouvrier, rejoignant ainsi l’utopie positiviste de la réconciliation des forces productives. Force est pourtant de constater que l’architecture fonctionnaliste adoptée par l’OSEC sur ses stands lors des foires et expositions internationales dénote un penchant pour une esthétique moderniste qui n’a, de loin, jamais été l’apanage exclusif des avant-gardes et de la gauche en particulier.

19 Finalement, bien que ce qu’on appelle communément le Kulturfilm ait été le lieu de nombreuses expérimentations pour les cinéastes confrontés à la commande, le cas du film de Dressler et Früh nous incite à nous interroger sur l’aval donné par l’OSEC à la réalisation et à la diffusion d’un tel film. Au-delà de la qualité indéniable de son exécution, on peut supposer que l’esthétique moderniste qui y prévaut participe d’une stratégie de positionnement du politique dans le champ de la culture remontant au début du siècle. Comme le mentionne à juste tire Hans-Ulrich Jost, alors que « le discours culturel se substitue au discours politique […], on constate que se combinent des valeurs en décalage historique, c’est-à-dire qu’il y a assemblage entre tradition réactionnaire et esthétique moderne »32. Ainsi, il est possible de penser le film de Dressler et Früh non plus isolément, mais en le replaçant dans le contexte plus large du catalogue des films de l’OSEC et de la stratégie économique et politique dont ceux-ci procèdent. On pourrait alors retourner l’hypothèse positiviste moderniste relative à la rationalisation du travail, attribuée plus haut à Hommes et machines, pour privilégier

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la thèse du médium cinéma comme expression du capitalisme organisé et de la production unitaire standardisée, et ce malgré les libertés prises par les auteurs à l’intérieur du cadre contraignant de la commande.

Le travail, « patrimoine économique de la nation »

« Depuis que la technique s’est imposée à l’économie, opposant l’homme à la machine, créant la situation du travail sans hommes et des hommes sans travail, l’éthique du travail devient un problème. Aujourd’hui, il passionne les peuples et les masses. L’homme voudrait que le travail à la machine, dans l’atelier, dans les administrations et dans les bureaux soit affranchi de la contrainte monotone qui rend mécanique toute besogne. Il voudrait reconquérir sa maîtrise sur la technique dont il est aujourd’hui l’esclave »33.

20 Soigneusement instrumentalisée, la question de l’aliénation de l’homme à la machine devient, à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, un enjeu que les élites politiques et économiques se réapproprient et qui va justifier un retour en force du paternalisme, à peine atténué durant un temps par les velléités d’organisation scientifique du travail, au sein de l’usine comme de l’entreprise.

21 L’Homme et la machine, réalisé en 1955, témoigne du retournement opéré en deux décennies sur la manière de considérer l’ouvrier au sein de l’entreprise. Intégré en tant que membre à part entière, toutes sortes d’avantages semblent à présent s’offrir à lui. C’est ce que le film de Forter va s’attacher prioritairement à dépeindre. Fondateur du Service des Films de l’Armée en 1939, Adolf Forter n’est pas sans ignorer les codes du film de propagande, et réalise avec L’Homme et la machine une véritable hagiographie du chef d’entreprise paternaliste, soucieux de prendre en charge la totalité des aspects de la vie de l’ouvrier, aussi bien dans le cadre de son travail que dans la nouvelle société des loisirs. Le film s’attarde sur toutes les prestations sociales offertes à l’employé (logement, retraite, maison de vacances, loisirs, formation, etc.). En bref, et comme le formule la voix-over : l’ouvrier est une personnalité au sein de l’entreprise. Curieusement, cette figure de l’ouvrier ne correspond pas aux représentations classiques. Peu filmé dans son cadre de travail, il l’est principalement durant ses heures de loisirs. Il habite désormais de petits pavillons de banlieue, dans un environnement rural, qui lui rappellent peut-être les lointaines origines des ses ancêtres paysans, convertis, au gré de l’industrialisation, au travail manufacturé. Les fondements de l’identité ouvrière – savoir-faire, pénibilité du travail, luttes syndicales, grèves, etc. – sont donc dissolus dans une peinture bucolique de la vie d’un employé, somme toute, comme les autres.

22 Par ailleurs, si la question de la productivité est éludée, c’est pour mieux, dans un climat politique marqué par la guerre froide, affirmer le modèle social que constitue l’entreprise. L’ouvrier est désormais proclamé ouvrier-citoyen, alors que le conseil d’entreprise suisse se veut une réplique de la traditionnelle Landsgemeinde34. La comparaison est explicitée par la voix-over : « Les Landsgemeinden, où les citoyens se rassemblent pour discuter des affaires de leur canton, pour voter les lois et pour élire leurs représentants, ont subsisté dans quelques régions, belle preuve de l’unité démocratique dans la liberté de chacun. Patrons et ouvriers se retrouvent, au sein des autorités du pays dont ils font partie les uns et les autres. De même, ils se retrouvent aujourd’hui au sein de la commission ouvrière. Les discussions qui s’y déroulent au sujet des problèmes que pose l’entreprise resserrent le contact entre direction et ouvrier. »

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23 Le film semble donc nous démontrer à quel point le système politique des cantons primitifs s’impose de lui-même au sein de l’entreprise. Il n’est plus question en effet de forces antagonistes entre l’homme et la machine ou de rapports de force dialectiques entre patronat et ouvriers. Désormais, « l’homme, conscient des responsabilités qui lui incombent surveille la machine et contribue de la sorte à créer un produit de haute qualité » (citation de la voix-over).

24 L’aura qui entoure la machine dans le film de Dressler et Früh est la grande absente du court métrage d’Adolf Forter. Les gros plans, si caractéristiques de la place accordée à la machine dans Hommes et machines y sont quasiment inexistants. Seuls des plans d’ensemble laissent entrevoir, dans le champ, l’ouvrier aux prises avec la machine. Rassemblés systématiquement dans le même plan, l’homme et la machine entretiennent un rapport similaire à celui qui lie l’ouvrier à son chef d’entreprise : décidément pacifié. L’aspect moral du travail prime sur toute considération relative à la condition ouvrière et donne le ton aux partis pris formels du réalisateur. Car si la conscience morale distingue, dans le film de Forter, l’homme de la machine, l’ouvrier est alors invité à faire littéralement corps avec son entreprise, d’un corps non plus soumis à la mécanisation, mais au sentiment du devoir bien fait. Comme le relève d’ailleurs Philippe Maspoli35 : « […] aux normes élevées de production, on fera correspondre un stimulant matériel (primes, hauts salaires) ou moral (l’esprit de l’entreprise ou l’esprit patriotique). Il ne s’agit donc plus d’une discipline de répression et de sanction mais d’une discipline ‹ fonctionnelle › : chacun doit occuper sa place de rouage indispensable à la communauté de production et adhérer joyeusement aux objectifs communs fixés par les supérieurs hiérarchiques, les ‹ chefs ›. Ainsi est produite une image idéale du collectif ouvrier et de la discipline devant régner en son sein, image d’une machine bien entretenue et réglée sur la cadence de l’ensemble. »

25 En définitive, ces deux exemples, tirés du catalogue des films de l’OSEC, s’attachent à vanter la cohésion du corps social, voire national, autour de l’entreprise ou de l’usine. Dans une tradition héritée de la rhétorique de la « Défense nationale spirituelle », le film d’Adolf Forter est le signe de la nouvelle répartition des rapports de force géo- politique, désormais bi-polaires, et rappelle l’importance du rôle du chef, si cher à l’idéologie corporatiste. Il annonce également la fin du règne de la machine, en perte d’aura, alors que l’entreprise qu’il décrit confine à l’institution totale. Resserré, le discours de L’Homme et la machine ne laisse plus planer de doutes ou d’équivoques sur son interprétation : la Morale est érigée en agent réconciliateur du conflit entre Capital et Travail et l’entreprise-providence en est le porte-drapeau. Car dans les années 1950, l’heure n’est plus au Kulturfilm, et l’anti-communisme féroce qui règne au sein des élites politiques et économiques ne craint pas de se faire entendre. Il s’agit de faire oublier la lutte des classes en réinjectant dans la culture politique de l’ouvrier des valeurs traditionnelles réactionnaires et en proclamant un « esprit suisse », partagé par le chef d’entreprise, comme par ses employés et caractérisé par la « liberté dans la solidarité » (commentaire du film de Forter). Au-delà de l’aspect moral du travail, c’est effectivement bien sur cet argument que joue le film en opposant la prétendue liberté proposée par le cadre de l’entreprise aux chimères du communisme. Et c’est en ces termes que conclut la voix-over : « Cette image, illustrant les rapports amicaux noués entre le patron et les habitants, n’est pas une vision exceptionnelle. Elle est le reflet des relations entre citoyens dans la communauté suisse : des hommes libres dans un pays libre. »

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NOTES

1. Notons l’article de Pierre-Emmanuel Jaques dans la Revue historique vaudoise, tome 115, 2007, « La propagande nationale par le film : Albert Masnata et l’Office Suisse d’Expansion Commerciale », qui dresse un état de la question. 2. Afin d’augmenter l’impact des films, ceux-ci sont donc présentés à deux publics très différents, en Suisse, comme à l’étranger. La note suivante en atteste d’ailleurs fort bien : « La formation professionnelle de la main-d’œuvre qualifiée pour notre horlogerie pose des problèmes délicats sur lesquels se penchent nos autorités et les organisations professionnelles intéressées. Les milieux responsables de notre industrie horlogère, en particulier la Chambre suisse de l’horlogerie, ont pensé que le film pouvait, peut-être, constituer parmi beaucoup d’autres, un moyen d’intéresser la jeunesse au beau métier de l’horloger. D’où la présentation des films en question créés avant tout pour servir la cause de l’horlogerie suisse à l’étranger. Si d’une pierre on peut faire deux coups, à savoir mener une propagande suggestive hors de nos frontières, et à l’intérieur de celles-ci favoriser le recrutement de la main-d’œuvre indigène, tout sera pour le mieux » (je souligne), Fonds OSEC papier, R.532/833/C/Ro. 0.55.2 (numéros dactylo) ; R 5396 (numéro tamponné), « De : Consulat de Suisse Dakar A : Office suisse d’expansion commerciale », 16 février 1952, Archives de la Cinémathèque suisse, Penthaz. 3. « On devrait, dit-il, étudier, de manière plus approfondie et plus critique […] l’influence sur l’activité industrielle et artistique en Suisse des théories sur la rationalisation de l’entreprise proposées notamment par Henry Ford et Frederick Winslow Taylor ». Stanislaus Von Moos, Esthétique industrielle, Editions Desertina, Ars Helvetica, Disentis, XI, 1992, p. 3. 4. « Le corporatisme s’insère en partie dans l’idéologie issue des efforts de rationalisation et d’organisation du capitalisme qui se sont intensifiés durant la Première Guerre mondiale et les années 1920. Mais il se distingue de ces efforts par ses références conservatrices et nostalgiques à l’Ancien Régime. Le corporatisme devient dans les années 1930 le projet, soutenu par une classe moyenne menacée, de réorganisation de la nation sous la protection d’un Etat fort », dans Philippe Maspoli, Le Corporatisme et la droite en Suisse romande, Histoire et société contemporaine, Lausanne, tome 14, 1993, p. 17. Pour une étude approfondie du mouvement corporatiste et de l’émergence des théories inspirées de Taylor en Suisse romande, voir Matthieu Leimgruber, Taylorisme et management en Suisse romande (1917-1950), Antipodes, Lausanne, 2001. 5. Hans-Ulrich Jost, A tire d’ailes, Antipodes, Lausanne, 2005, p. 506. 6. Notons en effet que le nombre de spectateurs assistant aux projections des films de l’OSEC à l’étranger peut atteindre des sommets prodigieux. Le consul de Dakar note, en 1952, que certaines bandes de l’OSEC seront distribuées dans 75 salles, alors que la légation suisse au Brésil rassure : « De différents côtés me parviennent des demandes de films ; ce sont des organismes officiels, des écoles ou des sociétés privées qui aimeraient passer, dans leurs milieux, des bandes sur la Suisse. Je donnerai satisfaction à ces requêtes dans la mesure du possible et aussi pour autant qu’elles représentent de l’intérêt pour nous. J’ai aussi l’intention de faire circuler ces pellicules parmi nos représentations au Brésil, afin d’utiliser, dans toutes les importantes régions économiques du pays, cet excellent moyen de propagande ». Fonds OSEC papier, ACS, V.4-13-V/9 D.29616/C/Ro (numéros dactylo), « De : Légation suisse au Brésil A : Office suisse d’expansion commerciale », 20 décembre 1950. La plupart du temps, ce sont donc par centaines que les spectateurs assistent aux projections des films de l’OSEC. 7. Informations économiques – Wirtschaftliche Mitteilungen, no 35, 18 octobre 1929, [p. 1]. 8. « Présentation de films de l’Office Suisse d’Expansion Commerciale, le 24 février 1938 à Lausanne par M. Albert Masnata », Fonds OSEC papier, ACS, non numéroté. 9. Hans-Ulrich Jost, op. cit., « Expositions nationales et autoreprésentation de la nation ».

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10. « La propagande par le film », tiré de Fédération Horlogère, Chaux-de-Fonds, octobre 1945, Fonds OSEC papier, Dossier « Présentation OSEC », ACS, non numéroté. 11. Comme le souligne Hans-Ulrich Jost : « La politique culturelle de la Confédération s’élabore en grande partie en fonction de l’activité des pays voisins. Les grandes expositions internationales, par exemple, contraignent la Suisse à bricoler une représentation nationale sous la forme d’une combinaison entre culture et industrie. Afin de soutenir l’industrie d’exportation, le gouvernement fédéral cherche à valoriser les produits du pays au moyen d’un label portant l’empreinte d’un art national. » (Hans-Ulrich Jost, op. cit., p. 534). 12. François Masnata et Claire Rubattel, Le Pouvoir suisse, Christian Bourgeois, Paris, 1978. Cité dans « La Suisse pays du consensus », Traverse, no 3, 2001, p. 12. 13. Albert Masnata, « L’organisation de l’expansion commerciale. Un problème national de politique économique », extrait du Journal de statistique et revue économique suisse, Bâle, Fascicule 4, 1926, repris par le Bureau industriel suisse, Lausanne, 1927, p. 10. 14. Informations économiques – Wirtschaftliche Mitteilungen, no 39, 22 octobre 1930 (pas de signataire). 15. Philippe Maspoli précise à propos de l’application du taylorisme en Suisse : « A défaut d’une véritable révolution dans le domaine de la production, c’est l’idéologie ou mentalité patronale qui se transforme. L’imposition de la discipline de travail et de production aux ouvriers ne passe plus par le paternalisme autoritaire, mais par l’idée d’‹ intégration › de l’ouvrier dans la ‹ communauté › d’entreprise ou de métier. Ces nouvelles valeurs disciplinaires sont propagées par des organismes de diffusion du taylorisme qui apparaissent en nombre dans les années 1920. » (Philippe Maspoli, Le Corporatisme et la droite en Suisse romande, op. cit., p. 10). 16. Gérard Leblanc, Georges Franju, une esthétique de la déstabilisation, Maison de la Villette, Paris, 1992, p. 14. 17. Mentionnons également que le scénario a été écrit par Max Frikart, secrétaire de la Chambre suisse du cinéma (dont Albert Masnata fut également le directeur de 1941 à 1943) et directeur du Service des Films de l’Armée (SFA) de 1939 à 1940, avant qu’Adolf Forter ne lui succède. Ce simple exemple illustre à lui seul les réseaux de sociabilité à l’œuvre au sein des élites économiques et politiques en suisse. 18. On peut aussi évoquer la collaboration de Kurt Früh avec Hans Richter à la fin des années 1930 et qui aura sans doute influencé son approche du film industriel (voir Pierre- Emmanuel Jaques, « L’Ovomaltine et un cinéaste d’avant-garde. Hans Richter et le film de commande en Suisse », Décadrages no 4-5, printemps 2005). 19. Walter Ruttmann va jusqu’à évoquer le fait de « faire jouer la comédie » à des machines. 20. Walter Ruttmann, Film und Werkfilm, dactylographié daté « Berlin, 22 juin 1940 », Nachlaß, Munich. Tiré de Claudion Cucco, Leonardo Quaresima (éd.), Walter Ruttmann : cinema, pittura, ars acustica, Provincia autonoma di Trento, Comune fi Rovereto Manfrini Editori, Rovereto, 1994, p. 309. Je traduis de l’italien. 21. Voir Stanislaus Von Moos, Esthétique industrielle, op. cit., p. 172 et les deux ouvrages de Jacques Gubler, ABC 1924-1928. Avanguardia e architettura radicale, Electa, Milano, 1994 ; Nationalisme et internationalisme dans l’architecture moderne de la Suisse, L’Age d’Homme, Lausanne, 1975. 22. On pense en particulier à certains travaux issus du mouvement de la Nouvelle Objectivité en Allemagne. 23. Voir Olivier Lugon, « La machine, objet de culte, objet de vente. Photographie et es-thé-tique industrielle aux États-Unis entre les deux guerres », dans Made in USA. L’Art américain, 1908-1947, Réunion des Musées Nationaux, Paris, 2001, pp. 106-141. 24. Walter Ruttmann, op. cit., p. 309. 25. Ibid. 26. Voir par exemple le film de Dziga Vertov, Entuziazm (1931).

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27. Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » [1936] dans W. Benjamin, Ecrits français, Gallimard, Paris, 2003, p. 191. 28. « Photographie et cinéma ont transformé les activités industrielles en autant d’aspects du combat pour le modernisme. Ils n’ont pas occulté les dangers de l’usine ou de la mine mais, en insistant sur des spectacles grandioses ou émouvants, ils ont fait du travail non une suite de tâches répétitives et parfois dangereuses mais une avancée du progrès », dans Pierre Sorlin, Les fils de Nadar. Le siècle de l’image analogique, Nathan, Paris, 1997, p. 146. 29. Gérard Leblanc, op. cit., p. 14. 30. Pour une problématisation détaillée de cette question ainsi que de la figure de l’auteur, voir Gérard Leblanc, « L’auteur face à la commande », dans Les Institutions de l’image, Editions de l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris, 2001, pp. 75-84. 31. Walter Benjamin, « Sur quelques thèmes baudelairiens » [1939], dans Charles Baudelaire, un poète lyrique à l’apogée du capitalisme, Payot, Paris, 1974, p. 180. 32. Hans-Ulrich Jost dans op. cit., p. 320. 33. Th. Brogle, La Suisse au travail, P. F. Perret-Gentil, Genève, 1944, p. 35. 34. Notons à ce propos que la référence à la démocratie directe constitue un topos de la rhétorique de la droite corporatiste. Comme le remarque Philippe Maspoli, « L’appel à la démocratie directe se retrouve fréquemment dans la propagande des mouvements opposés au parlement élu au suffrage universel. La conception organique de la société incite à opposer le ‹ pays réel › des métiers et des familles au ‹ pays légal ›, soit les institutions de l’Etat bourgeois. Les parlementaires se voient décriés comme incompétents en matière économique et sociale parce que représentatifs de partis et non des ‹ corps constitués de la nation ›. Dans cet ordre d’idées, la démocratie directe désigne la prise de décisions par des membres des corps entre eux, hors des institutions parlementaires. La Landsgemeinde forme le type-idéal de la démocratie directe helvétique, dans l’exaltation nostalgique de la Suisse primitive. » (Philippe Maspoli, op. cit., p. 35). 35. Philippe Maspoli, op. cit., p. 24.

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La Suisse s’interroge en question

Alexandra Walther

1 Réalisé par Henry Brandt1 pour l’Exposition nationale de 1964 à Lausanne, La Suisse s’interroge, cinq films de quatre minutes – La Suisse est belle ; Problèmes ; La Course au bonheur ; Croissance ; Ton pays est dans le monde – composent une section parmi les six que comptait le secteur central de la manifestation appelé « La voie suisse ». Pièce maîtresse du dispositif, qualifiée d’« Epine dorsale »2, La voie suisse expose les idées de la direction. Le mandat délicat que Brandt reçoit de cette dernière est un défi de taille : il s’agit de répondre aux vocations contradictoires de la manifestation qui souhaite à la fois être une « synthèse de la vie helvétique », une « sauvegarde de la cohésion nationale », mais également un « acte politique de portée nationale »3 supposé secouer un peuple susceptible de « dégénérer en une masse amorphe et inactive »4. La particularité contextuelle de La Suisse s’interroge réside donc dans la conjonction inédite d’une période de profondes mutations pour la Suisse, d’une exposition nationale réflexive et de la défense du cinéma comme art méritant une reconnaissance culturelle et législative5.

2 Les courts métrages marquent toute une génération de visiteurs, mais restent curieusement peu étudiés. Le paradoxe est d’autant plus étonnant que les films connaissent lors de l’Exposition un retentissement favorisé par la renommée de la manifestation6. La visibilité de grande envergure assurée aux films projetés est une opportunité unique. En quête de reconnaissance, le cinéma bénéficie du caractère national de la manifestation, vecteur idéal de promotion, ainsi que d’inscription dans une culture légitimée. De plus, le lieu de projection n’est pas une salle de cinéma, mais un emplacement spécifique intégré à l’itinéraire suivi – à pied – par les visiteurs au sein de La voie suisse. La Suisse s’interroge, en tant qu’objet filmique, est exposé au regard de la nation sans rencontrer l’obstacle habituel que constitue le scepticisme des distributeurs et des exploitants. Enfin, les visiteurs viennent voir les courts métrages sans que ceux-ci aient été soumis préalablement au tamis des critiques de cinéma. Pour autant, La Suisse s’interroge fera rapidement l’unanimité dans la presse, recevra les honneurs de la Suisse officielle avec la prime à la qualité accordée par le Département Fédéral de l’Intérieur et connaîtra une audience fantastique de deux millions de spectateurs7.

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3 Au sein de La voie suisse, secteur destiné à amener les visiteurs à prendre conscience de certaines réalités de leur pays, les courts métrages répondent aux exigences d’un dispositif de conscientisation nationale. Dès lors, il ne suffit pas d’analyser le seul objet filmique final, mais il faut mener une recherche qui vise à découvrir ce qui s’est produit autour de lui durant toute sa phase d’élaboration. C’est ainsi que ces sources précieuses ont été mises à jour : scénarios que Brandt qualifie de « rapports », transmis à la direction de l’Exposition qui en est la mandatrice ; échange de correspondance avec René Richterich, adjoint de la direction responsable de La voie suisse ; contrats, préavis et demandes de subvention ; enfin, procès-verbaux des séances du Comité directeur. C’est à partir de la confrontation de ces archives papier avec les films qu’il est possible de restituer l’histoire inattendue de ces courts métrages.

4 L’enjeu de la section La Suisse s’interroge est conceptualisé dès 1960 par la direction composée d’Alberto Camenzind8, Edmond Henry9 et Paul Ruckstuhl 10, secondés par René Richterich11. La fonction des films telle que décrite dans le Descriptif du contenu de l’Exposition est la suivante : « la caméra d’Henry Brandt, […] observera les failles et les défauts afin de susciter une prise de conscience des problèmes que nous devrons résoudre pour que notre pays reste ce qu’il a toujours été. […] Les problèmes de la main-d’œuvre étrangère, du manque de logement, du vieillissement de la population, du manque de cadres, de l’abstentionnisme, du vide qui menace la course aux biens matériels, de l’aménagement du territoire, ainsi que ceux posés par l’évolution technique et politique du monde moderne seront traités dans cette subdivision pour mettre en évidence le rôle prépondérant de la responsabilité individuelle dans leur solution » 12.

5 Les thèmes ont donc été déterminés par les concepteurs de La voie suisse. Afin de vérifier au fur et à mesure le travail du cinéaste, la direction reçoit de la part de Brandt des scénarios qu’il appelle « rapports » et qui ont pour but de montrer les avancées et évolutions du projet. Le premier de ces rapports date du 14 mars 196213. Jacqueline Veuve y est mentionnée comme collaboratrice. A ce premier scénario, font suite cinq rapports datant du 1er mai 1962, du 7 juin 1962, du 20 août 1962, du 31 octobre 1962 et du 27 juin 1963, soit une année avant l’inauguration de la manifestation. Le 8 janvier 1963, lors du rendu du cinquième scénario, la direction de l’exposition et son Comité se réunissent et dis-cutent de l’aspect jugé trop négatif des films14. Suite à cette séance, le Comité directeur demande à la direction « de refondre avec M. Brandt la substance de la deuxième séquence tout particulièrement, en un sens plus positif »15. A ce stade de la création, Brandt se trouve dans une situation paradoxale : mandaté pour conscientiser les Suisses sur les problèmes de leur pays, il se retrouve limité dans la démonstration de ces mêmes problèmes. Le cinéaste livre le 27 juin 1963 son sixième et dernier scénario intitulé Construction, contenu et signification des 5 films de « La Suisse s’interroge » (base de travail précédant la réalisation)16. Entre le premier et le dernier rapport, dix-huit mois de négociations s’écoulent, longue période de tractations où les convictions des uns et des autres s’échangent, se négocient ou s’imposent sans jamais perdre de vue l’enjeu de la section : réfléchir et faire réfléchir une nation.

6 Une fois en phase avec les attentes de ses mandataires, Brandt signe enfin un contrat avec la direction le 1er juillet 1963, qui prévoit une somme de l91 000.– octroyée au cinéaste. Cet accord autorise la direction et son Comité à intervenir à tout moment sur les films. En signant ce document officiel, l’artiste accepte les règles du jeu, règles qu’il n’a peut-être pas fixées, mais qu’il admet. Dès lors, aux yeux de la loi, la thèse de la

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censure ou du chantage est difficile à défendre17. De plus, Brandt a intérêt à remplir un contrat à la clé duquel sa renommée sera confirmée18.

7 Dès 1963, l’Exposition connaît des déboires financiers et la Confédération hésite à octroyer des sommes supplémentaires. Entre alors en jeu Hans Giger, à la fois délégué du Conseil fédéral et membre de la Commission des finances de l’exposition19. Comme l’avance très diplomatiquement Edmond Henry, directeur administratif de l’Exposition : « M. Giger est en effet revêtu d’une mission du Conseil fédéral qui est anxieux à propos de la façon dont sera traité l’avenir de la Suisse »20. Le dernier scénario du cinéaste lui est soumis. Dans une lettre à Richterich, chargé d’en transmettre le contenu à Brandt, Giger s’improvise juge. Pour lui, la fonction du cinéma dans une exposition nationale ne doit pas « esquisser magistralement une situation humaine et éveiller chez le spectateur la compassion pour les déshérités de ce monde » 21, mais « par souci de vérité, […] renoncer à produire un effet cinématographique s’il ne présente qu’un aspect de la réalité. […] L’exhortation du juge au témoin : ‹ de dire la vérité, rien que la vérité et toute la vérité › s’applique aussi à l’Exposition »22.

8 Giger est préoccupé par la véracité des informations contenues dans le dernier scénario tandis que la direction et Brandt semblent plus soucieux de faire passer un message intelligible pour le plus grand nombre afin de « secouer l’indifférence et la bonne conscience »23. La direction considère le cinéma dans sa dimension utilitaire, à savoir comme un média de choix pour atteindre son objectif de conscientisation et être le support de son discours : « La section La Suisse s’interroge devait soulever certaines questions relatives à la situation actuelle du pays. Le cinéma était le moyen le plus direct de les illustrer d’une façon objective et percutante. »24

9 Le cinéma constituant pour la direction un outil de conscientisation nationale et, pour le délégué, un idéal de démonstration scientifique, les acteurs de ce dialogue de sourds ne peuvent s’entendre. Il apparaît dans la lettre susmentionnée de Giger que, non seulement il doute de la faculté du cinéaste à présenter une vision objective de la Suisse, mais qu’il remet en question la capacité de la direction à superviser Brandt. Enfin, le délégué du Conseil fédéral minimise ou nie chaque problème social évoqué dans la deuxième séquence et particulièrement la question des immigrés : « De nombreux Italiens, que nous considérons comme mal logés et vivant à l’étroit, ne trouvent rien de particulier à cela. […] Il faudrait éviter de montrer […] que les ouvriers étrangers travaillant en Suisse vivent dans la misère, car cette situation n’est pas une caractéristique de chez nous (et si c’était vraiment le cas, la plupart d’entre eux ne reviendraient plus en Suisse). »25

10 Giger, mal disposé à l’égard de La Suisse s’interroge, tient en main « les cordons de la bourse ». Or, le 29 juillet 1963, la direction demande au Comité directeur d’accorder au cinéaste une somme supplémentaire de 30 000.– pour mener à bien le projet de film. Pour compenser ce dépassement du devis initial, Brandt accepte de modifier ses scénarios précédents. Ces changements sont explicitement mentionnés dans la demande de subvention : « A la suite des différentes remarques et cri-tiques soulevées, la direction s’est vue dans l’obligation de demander à M. Brandt de refondre son projet. Des séances de travail ont eu lieu avec la direction et M. Giger, délégué du Conseil fédéral, et ont abouti à un nouveau projet […]. La critique trop absolue dans l’ancien projet a été nuancée par l’introduction d’éléments positifs de la situation actuelle de la Suisse. » 26

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11 Le contexte de production dévoile les enjeux du projet. La Suisse s’interroge résulte d’une dialectique de l’audace et du compromis27.

12 Qui sont les spectateurs pour qui La Suisse s’interroge a été créé ? Les écrits officiels rédigés par les commissions dirigeantes comportent plusieurs définitions des « Suisses moyens » où ces derniers ne figurent guère à leur avantage : « Une longue période de paix, marquée par l’absence de souffrances, et la prospérité économique ont engendré en Suisse un amour immodéré de la sécurité, un attachement excessif aux valeurs matérielles et la peur des idées nouvelles. L’engourdissement est d’autant plus dangereux que l’exiguïté de notre territoire aux horizons fermés nous incline à penser petit. Seul un gros effort nous permet de dépasser ces étroites limites et d’assouvir ‹ le besoin de grandeur › (Ramuz) qu’une minorité de Suisses ont acquis par l’étude et les voyages. Cet état de choses a pour effet que le Suisse adopte tantôt une attitude de supériorité qui s’exprime par des affirmations maladroites heurtant les étrangers ; tantôt une attitude de mauvaise conscience. Il sent qu’il est matériellement privilégié, mais aussi privé de l’expérience de la souffrance qui a frappé les nations belligérantes de la deuxième guerre et que connaissent maintenant encore les pays pauvres et surpeuplés des autres continents. »28

13 C’est pour ces spectateurs suisses – certes construits de toutes pièces, mais omniprésents sur le plan de l’imaginaire – que la section La Suisse s’interroge est conçue. Les films doivent conscientiser c’est-à-dire suggérer aux citoyens certaines idées sans les leur donner d’emblée. Le dispositif est pensé ainsi : les spectateurs se laissent conduire à des conclusions qu’ils finissent par s’attribuer. La question qui sous-tend donc toute l’élaboration des films est la suivante : comment induire des émotions et, ainsi, influer sur les déductions des spectateurs ?

14 Pour convaincre à la fois la direction et les visiteurs, Brandt travaille à la vraisemblance des films au travers de l’écriture des scénarios jugés par le Comité directeur. De ce fait, le cinéaste y convoque des -images prises sur le vif et des chiffres supposés garantir l’impartialité de sa démonstration. L’objectivité de son discours doit lui permettre d’avancer prudemment et avec rigueur une critique sans appel de la nation. Ainsi, la crainte de représailles, voire de censure, est source d’inspiration pour le cinéaste : Brandt cherche à mettre en avant sa volonté d’objectivité, critère à l’aune duquel la direction évalue son travail. Il apparaît au fil des rapports que le cinéaste met en place une méthode rigoureuse aux consonances sociologiques : « Nous pensons utiliser des interviews très rapides, ou des déclarations de ceux que ces problèmes concernent »29. Une enquête a même débuté pour élaborer la deuxième séquence, celle traitant de problématiques sociales : « Notre enquête est en cours, et elle se révèle plus longue et plus compliquée que nous l’avions prévue, car cette séquence ne peut être que le reflet exact des besoins réels de notre pays et des préoccupations de ceux qui s’occupent de nos problèmes sociaux. Elle doit présenter ces problèmes avec la plus grande rigueur. »30

15 Cette stratégie légitime le discours de Brandt et se répercute sans aucun doute sur l’esthétique de l’objet filmique final.

16 Preuve de l’écart entre un projet de film sur scénario et le film dans sa forme définitive, les courts métrages recèlent toutefois des astuces que les scénarios n’explicitent que peu ou pas. En effet, une fois les commissions dirigeantes convaincues par le sixième et dernier scénario, Brandt peut s’accorder plus de liberté dans la réalisation des images. Montage rapide, exploitant la discontinuité de façon à obtenir le plus grand choc

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possible d’un plan à l’autre ; usage habile du stéréotype, du symbole et de la caricature, condensation des idées et de la durée ; Brandt ruse contre le temps. La longueur des courts métrages est dérisoire face au nombre et à la complexité des problématiques que le cinéaste doit traiter avec originalité et efficacité. La contrainte temporelle est une restriction que Brandt parvient à contourner. Initialement, les films devaient être des flashes de trente secondes. Face à cette durée insuffisante, Brandt négocie : « J’ai donc dû commencer par lutter contre mes commanditaires pour obtenir une longue durée. A force de persévérance, de ruse, je suis parvenu à ces cinq fois trois minutes et cinquante secondes. »31

17 La série de films atteint le 27 avril 1962 sa forme définitive : cinq séquences d’une durée de trois à quatre minutes, projetées en boucle pendant dix à quatorze heures par jour32. Enfin, Brandt recourt à la polyvision, à savoir l’utilisation de plusieurs projections sur un seul écran. Ce procédé (utilisé pour Croissance et Ton pays est dans le monde) permet une économie sur la durée : montrer plus en moins de temps. Le premier court métrage, La Suisse est belle, semble répondre à la veine propagandiste de l’Exposition : les intertitres, soutenus par la musique33, scandent : « la Suisse est prospère », « tout marche bien ». Bien que faite de paysages montagneux hauts en couleur et de moissonneuse-batteuse à la gloire de la nation, à y regarder de plus près, la première séquence n’est qu’un subterfuge qui laisse place à la surprise lorsque le dernier intertitre rompt avec cette imagerie conventionnelle : « Est-ce que vraiment tout marche aussi bien ? » Brandt fait ainsi planer le doute sur une fanfare qui marche parfaitement au pas. La surprise est d’autant plus grande que l’enjeu de la deuxième séquence est de démontrer que « La Suisse n’est pas seulement un paradis »34. Initialement intitulé « Problèmes sociaux », cette séquence est, dès le second scénario, désignée par l’euphémisme distingué « Ombres au tableau », car, d’emblée, c’est elle qui récolte le plus de critiques des Commissions dirigeantes. Brandt n’hésite donc pas à jouer sur les mots. Le cinéaste défend le projet de cette séquence aux travers de ses scénarios, moyens de contrôle de la direction et de faire-valoir pour l’artiste sous contrat : « Nous ne cherchons pas à prouver, nous montrons ce qui existe aussi dans le même pays que la séquence 1 »35. Au nom de la véracité des informations, Brandt tâche de préserver la dimension engagée de la séquence.

18 Les scénarios de La Suisse s’interroge sont des objets complexes. Le cinéaste y revendique ses opinions à teneur politique et n’hésite pas, pour convaincre, à recourir aux citations tantôt poétiques36 : « Rien n’est jamais acquis pour l’éternité »37, tantôt biblique38 : « A quoi servirait à un homme de conquérir le monde s’il y perdait son âme ? »39. Les scénarios sont des objets d’analyse inépuisables, car relevant d’une écriture stratégique riche. Préserver sa marge de liberté, Brandt y réussit partiellement puisque les courts métrages n’ont rien d’un compromis insipide. Cependant, certaines problématiques disparaissent au fil du processus de création. Les adolescents à problème, le divorce, l’alcoolisme, le suicide, la solitude, la peur des idées audacieuses et nouvelles, « l’hospitalité helvétique réservée aux riches », « le travail opium », les mères de famille confrontées à la conciliation travail-enfants, l’enseignement supérieur réservé à une certaine classe, toutes ces questions sont écartées, soit pour des raisons politiques, soit en raison de difficultés de mises en scène. Malgré cela, la deuxième séquence conserve les thèmes clés de l’augmentation du troisième âge sans structure de prise en charge, la hausse effrénée des loyers et le manque de main-d’œuvre qualifiée. Le climax du court métrage Problèmes intervient lors du traitement de la question brûlante de

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l’immigration, avec l’arrivée d’immigrés italiens chargés de valises. La mention « 700.000 ouvriers étrangers » s’imprime et la voix de raconter : « Ils quittent leur pays chaque printemps pour venir vivre et travailler chez nous. Nous avons besoin d’eux. Ils construisent nos routes, ils bâtissent nos maisons, ils travaillent dans nos usines. Comment les accueillons-nous ? »

19 C’est en réaction à la société de consommation que Brandt va construire la critique contenue dans la troisième séquence La Course au bonheur : course du temps rationalisé, course à l’acquisition de biens, course aux satisfactions vaines, simulacres de bonheur, parodie d’un quotidien simplifié à l’extrême – « travail, voiture, manger, payer »40. Sont filmées des actions banales telles que se laver les dents, faire la vaisselle, et passer l’aspirateur. Le dimanche, chacun participe au nettoyage de la nouvelle voiture, une Buick immatriculée 1964 dont le père a tant rêvé. Tandis qu’ils roulent, les parents n’ont pas un regard pour leur fils, contemplant la route défiler, métonymie de l’existence. Puis intervient ce célèbre gros plan sur son visage, et ses yeux implorent : « C’est ça la vie ? » Le miroir tendu aux spectateurs par ce « regard de l’enfant, regard qui s’étonne et qui accuse »41, ébranle les visiteurs au point que la photographie tirée de ce plan connaît une diffusion très importante par la presse et que ce court métrage masque par son succès l’impact des quatre autres42. Allégorie d’une époque angoissée, expression d’un malaise caractéristique des années d’après-guerre, le succès du garçonnet à casquette s’explique par l’identification qu’il provoque chez les spectateurs.

20 Au début des années 1960, la dégradation de l’environnement est telle que seule une planification en vue d’enrayer ce processus peut en venir à bout. Croissance démontre l’urgence de cette mesure et tâche de susciter une prise de conscience par la profusion d’images spectaculaires. Séquence en couleur, elle s’ouvre sur trois projections de plans de foule illustrant le texte en surimpression : « Nous sommes 5.700.000… et bientôt 10.000.000 ». Ce texte est repris par le chœur qui le chante en canon. La musique parvient ici à exprimer l’idée d’être « toujours plus nombreux » et de la cacophonie que cela engendre. La foule constitue dans ce court métrage un héros collectif dont la pérennité est menacée par les dégâts qu’elle cause à l’environnement. Des gros plans de pots d’échappement crachotants sont projetés en même temps que « Notre air est pollué » ; le procédé de la polyvision est destiné à tisser un lien de cause à effet dans l’esprit des spectateurs. « Continuer ainsi ? Ou prévoir ? » laisse les visiteurs dans l’expectative. Et la réponse s’impose d’elle-même. La Charte de l’Exposition esquisse quelques lignes directrices de politique extérieure comme ouvrir « les voies vers l’Europe nouvelle » et « agir en faveur d’une solidarité mondiale »43. Ce discours est perceptible dans le projet de La Suisse s’interroge. « Pouvons-nous dire : ‹ Qu’ils se débrouillent › et rester des curieux comme les spectateurs des ours de Berne ? »44 se demande Brandt. Il y répond par son cinquième et dernier court métrage, Ton pays est dans le monde, qui vise à responsabiliser le citoyen suisse et à lui insuffler un sentiment de solidarité face au reste du monde. Le film fonctionne par juxtapositions d’actualités, d’archives ainsi que d’images rapportées par le cinéaste de ses voyages. Le court métrage se compose de deux projections de films autonomes sur un seul et même écran. Ce dispositif tire sa force des correspondances que les spectateurs construisent spontanément de la simultanéité des -images : champignon atomique et constat des ravages de la bombe. Le corps parle, témoigne d’une appartenance à un corps social, élite ou rebut. Il exprime ici la souffrance par les peaux pelées et san-gui-no-lentes. La musique soutient la comparaison par le chœur a cappella troublé par des instruments

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d’ordonnance comme le clairon et la trompette de cavalerie. Le but de cette association entre images et musique est, bien entendu, de conscientiser les visiteurs quant à leur responsabilité de citoyens d’un monde où tout se répercute.

21 Trois mois avant l’inauguration de l’Exposition, Brandt évoque dans une émission radiophonique sa situation et celle en filigrane du cinéma suisse : « Nous n’avons pour ainsi dire pas la possibilité de faire des films libres. Nous pouvons faire des films de commande dans lesquels il y a moyen de s’exprimer un peu, mais enfin ce ne sont pas des films libres. Ce ne sont pas les films que nous aimerions faire comme un peintre peint sa toile ou comme un écrivain écrit un roman. »45

22 Les cinéastes, selon Brandt, se heurtent à l’impossibilité de réaliser librement leur art. Et La Suisse s’interroge, objet négocié dont l’auteur est collectif, exemplifie à merveille ce processus de négociation entre contraintes et initiatives. La liberté imprescriptible d’un seul et même auteur relève donc d’un idéal. Données économiques, politiques, nationales, thèmes imposés, formats de durée requis, dispositif de projection exigé, budget restreint, problèmes techniques déterminent le film dans sa forme finale. Ainsi, l’exemple de La Suisse s’interroge doit encourager l’analyse d’objets filmiques par les contraintes dont ils sont toujours précédés.

23 Le cas de La Suisse s’interroge permet de mettre en évidence certains aspects inévitables à tout processus de création artistique, comme la dimension d’autocensure. La direction et Brandt ne peuvent penser les courts métrages sans avoir à l’esprit ce public, ces « Suisses moyens » qu’il convient d’éduquer. Dès lors, pour ne pas braquer leurs spectateurs imaginaires ainsi que leurs contradicteurs bien réels (Giger et le Comité directeur), le cinéaste et ses commanditaires cèdent à l’autocensure. La direction le reconnaît même publiquement dans le Livre d’or : « il faut relever toutefois que notre liberté d’expression ne fut pas totale. […] Enfin nous devons avouer que nous nous sommes quelquefois imposé une autocensure, sachant que certains mots provoqueraient ici et là de violentes réactions. »46

24 Les trois directeurs, officiellement à la tête de la manifestation, dis-posent d’un pouvoir limité, car soumis à une structure hiérarchique et à un financement complexe, ainsi que dépendant de l’appui du parti -radical-démocratique47. Ils s’infligent alors une autocensure pour esquiver les critiques en suspens de Giger et du Comité directeur, autocensure répercutée sur Brandt. Ainsi, « la censure fait partie de l’œuvre, qui ne se réduit plus à un objet, mais se déploie en une succession d’attitudes et d’événements » 48. Une fois la notion de censure ou plus précisément d’autocensure prise en compte, il ne s’agit pas de faire l’histoire de ce qui n’est pas advenu, mais de toujours garder à l’esprit qu’un film reste un objet d’étude relatif, car il s’en est fallu de peu pour qu’il soit autre.

25 Enfin, cette réflexion débouche sur une relativisation du statut présumé de l’auteur. L’étude détaillée du processus de création des films permet de mettre à jour des contributions d’intervenants insoupçonnés. Durant les trois ans de tractations que durent les négociations autour de La Suisse s’interroge, la direction, le Comité directeur, Giger et tant d’autres influent à différents degrés sur l’objet filmique final. Dès lors, les exemples d’intervention sont nombreux. Le plus éloquent concerne le titre à proprement parler de la section et de la série de film. Richterich écrit à Brandt : « Diverses personnalités tels M. Denis de Rougemont, MM. Les professeurs Freymond et Lüthy, […] n’aiment pas le titre de la Suisse inquiète. Les Suisses ne sont pas inquiets. Le terme d’inquiétude a quelque chose d’affectif qui déplaît. »49

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26 L’adjoint de la direction termine sa lettre en minimisant son influence sur le contenu des scénarios : « N’ayez aucune crainte, le projet de ‹ La Suisse inquiète › ou plutôt de ‹ La Suisse s’interroge › subsistera tel que vous êtes en train de l’élaborer »50.

BIBLIOGRAPHIE

Fonds d’archives consultés

Dossiers de presse sur Henry Brandt établis par la Cinémathèque suisse, Lausanne. Archives de la ville de Lausanne (AVL), Fonds Exposition 1964, archives du syndic Georges-André Chevallaz, en voie d’être répertorié51. Archives de la construction moderne (ACM), Fonds Camenzind Alberto ainsi que le fonds photographique Ruckstuhl Paul, EPFL, Lausanne. Archives fédérales suisses à Berne (AFS), Fonds Expo 64, versement J II.10.

Sources filmiques

Les 5 courts métrages de la série La Suisse s’interroge (1964, 35mm) : La Suisse est belle (couleurs ; cinémascope ; 118 m) Problèmes (noir & blanc ; 106 m) La Course au bonheur (noir & blanc ; 117 m) Croissance (couleurs ; non-fiction ; sur écrans multiples ; 116 m) Ton pays est dans le monde (montage d’images d’archives et d’actualité ; noir & blanc ; sur écrans multiples ; 105 m) Série : La Suisse s’interroge – Réalisation : Henry Brandt – Prise de vue : Jean Bernasconi – Montage : Henry Brandt – Musique : Julien-François Zbinden – Son : Henry Brandt – Dispositif de projection : le spectateur suit à pied un parcours obligé où il traverse successivement cinq -salles en forme de pyramide couchée, pour regarder cinq séquences dans un ordre et un rythme imposés sans retour en arrière possible. – Production : Exposition nationale suisse de 1964 dans le cadre du pavillon La voie suisse. – Commanditaire : direction de l’Exposition nationale suisse de 1964.

NOTES

1. Henry Brandt (1921-1998), cinéaste suisse originaire de La Chaux-de-Fonds. Après des études de Lettres, il s’intéresse en autodidacte à la photographie et au cinéma. En 1953 il tourne son premier moyen métrage, Les No-mades du Soleil, pour le Musée d’ethnographie de Neuchâtel, puis réalisera en grande majorité des films de commande. Voir sa filmographie chez Jacques-Olivier Matthey, Henry Brandt, pionnier du « nouveau cinéma suisse » ?, mémoire de Licence, Universités de Lausanne et Neuchâtel, 2003, pp. 68-72.

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2. L’expression provient du Descriptif du secteur La voie suisse, destiné aux visiteurs. Source appartenant à un privé, prochainement versée aux AVL, s.d., p. 1. Les six sections de La voie suisse sont : « La nature et l’homme », « L’homme et ses libertés », « Un petit Etat dans le monde », « Un jour en Suisse », « La Suisse s’interroge » et « Vers l’avenir ». 3. « Conclusion générale de la direction » dans Alberto Camenzind, Edmond Henry et Paul Ruckstuhl, Rapport final / Exposition nationale suisse, Lausanne, vol. 5, 1965, source imprimée, pp. 12-14. 4. Edmond Henry et Paul Ruckstuhl, Lettre à Messieurs les membres du Comité directeur de l’Exposition concernant la Partie générale, 1er mars 1962, p. 1 dans AVL, Fonds Georges-André Chevallaz. 5. Je fais référence en particulier à l’Association suisse des réalisateurs de films fondée par Brandt, Alain Tanner, Claude Goretta, François Bardet, Jean-Jacques Lagrange, Herbert E. Meyer, Walter Marti et Reni Mertens. Les statuts sont adoptés le 9 octobre 1962. Selon Franz Ulrich la loi fédérale d’aide au cinéma instaurée en 1962 est le résultat de l’initiative de cette association. Voir Ulrich, « Walter Marti, Reni Mertens et leurs films » dans L’unité des contraires. Reni Mertens, Walter Marti, Irène Lambelet (éd.), Editions d’en bas, Lausanne, 1989. Egalement disponible sur : www.langjahr-film.ch/teleprod/docs/wm-rm-fu-f.htm. 6. 11 700 000 personnes, soit 202 % de la population résidant en Suisse, visitent l’Exposition. Pour un aperçu des expositions nationales en chiffre, voir le Rapport à l’intention de la Commission de gestion du Conseil des Etats, Les expositions nationales de 1883, 1896, 1914, 1939 et 1964 rédigé par les Archives fédérales suisses le 17 novembre 2000. www.parlament.ch/e/ed-pa- aufsichtskommission-2001-6.pdf. 7. Selon Mattey, Henry Brandt, pionnier du « nouveau cinéma suisse » ?, op. cit., p. 34. 8. Alberto Camenzind, architecte en chef de l’Exposition nationale de 1964 (1959-1965). Professeur à l’Ecole d’architecture de l’EPFL. Président central de la Fédération des architectes suisses (1958-1964). 9. Edmond Henry, directeur administratif de l’Exposition (1961-1965). Chef de service au Département de l’Intérieur du Canton de Vaud (1949-1951). Chancelier de l’Etat de Vaud (1951-1960). 10. Paul Ruckstuhl, directeur des finances de l’Exposition (1959-1965). Directeur adjoint du Comptoir suisse dès 1958. 11. René Richterich, professeur à Tunis (1957-1960), adjoint de la direction de l’Exposition 1964 (1961-1965). 12. Exposition nationale suisse – Lausanne 1964, Description du contenu de l’Exposition nationale suisse, Lausanne 1964, 1960, pp. 4-5, source imprimée. 13. En réalité, il ne s’agit pas du premier rapport. Il existe un projet antérieur daté du 11 dé- cembre 1961. Il est demeuré introuvable. Six rapports sont conservés dans le Fonds Camenzind. Richterich a transmis les documents à l’architecte en chef qui les a parfois annotés. Ces rapports doivent être entendus, dans le cadre de ce travail, comme des scénarios, c’est-à-dire un document écrit qui décrit ce qui sera tourné. Les termes de « rapport » et « scénario » sont ici considérés comme équivalents. Néanmoins, il intéressant de remarquer que « rapport » est connoté. Il peut en effet signifier « rendre des comptes ». 14. Le Comité directeur est composé de Gabriel Despland (président de l’Exposition), Georges- André Chevallaz (vice-président de l’Exposition), Emmanuel Faillettaz (administrateur-délégué du Comptoir Suisse), Pierre Graber (conseiller municipal), Henri Rieben (professeur à l’Université de Lausanne), Jean Zwahlen (industriel), Louis Guisan (conseiller d’Etat), Alfred Bussey (municipal) ainsi que les trois directeurs de l’Exposition. 15. Séance du 8 janvier 1963 du Comité directeur, procès-verbal, no 72, p. 564, dans AVL. 16. Henry Brandt, Construction, contenu et signification des 5 films de « La Suisse s’interroge » (base de travail précédant la réalisation), 27 juin 1963, dans ACM, Fonds Camenzind, cote : 51.03.001.

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17. En ce qui concerne la thèse de la censure, voir Caroline Favre, Le Malaise helvétique à l’Expo 64 : Gulliver au pays de l’autocensure, mémoire de Licence, Université de Genève, 1999, et Pierre Pauchard, « La foi assaillie par le doute », dans Les Suisses dans le miroir. Les expositions nationales suisses, Payot, Lausanne, 1991. 18. A titre d’exemple, Claude Torracinta, journaliste, propose à Brandt de travailler pour l’émission Temps présent, qu’il crée en 1969 pour la Télévision Suisse Romande. 19. Hans Giger, délégué du Conseil fédéral à l’Exposition, est également chef de division de l’OFIAMT (Office Fédéral de l’Industrie, des Arts et Métiers et du Travail) dirigé par Hans Schaffner, radical. Créé en 1929, l’activité de cet office joue un rôle prépondérant dans la définition de la politique fédérale en matière d’immigration. 20. Séance du 8 janvier 1963 du Comité directeur, op. cit., p. 564. 21. Hans Giger, Lettre adressée à René Richterich le 22 juillet 1963 à propos du dernier scénario de Brandt, p. 2, dans AFS, Fonds Expo 64, versement LA JII.10, carton 3/1, dossier 9, correspondance Ga-Gi. 22. Id., pp. 3-4. 23. Henry Brandt et sa collaboratrice Jacqueline Veuve, Etude du projet « La Suisse s’inquiète », 14 mars 1962 dans ACM, Fonds Camenzind, cote : 51.03.001. 24. Alberto Camenzind, Construire une exposition, Lausanne, Marguerat, 1965, p. 56. 25. Giger, Lettre adressée à René Richterich le 22 juillet 1963, op. cit., p. 1. 26. Préavis au Comité directeur concernant le contrat passé avec M. Brandt, cinéaste de la subdivision « la Suisse s’interroge » de la Voie suisse, 29 juillet 1963, p. 1, dans AVL, Fonds Georges-André Chevallaz. 27. Au sujet de cette dialectique, voir Alexandra Walther, La Suisse s’interroge ou l’exercice de l’audace, mémoire de Licence, Université de Lausanne, 2007. 28. 28Exposition nationale suisse – Lausanne 1964, Pour la Suisse de demain : croire et créer, Rapport de la direction sur le programme de l’Exposition, 1960, p. 4, source imprimée 29. Henry Brandt, Projet de programme pour le groupe « La Suisse s’interroge », 3 mai 1962, p. 3, dans ACM, Fonds Camenzind, cote : 51.03.001. 30. Henry Brandt, Contenu des 5 séquences de « La Suisse s’interroge », 20 août 1962, p. 3, dans ACM, Fonds Camenzind, cote : 51.03.001. 31. « Henry Brandt cinéaste suisse », interview de Freddy Landry du 17 octobre 1964 (source non repérée), dossier de presse sur La Suisse s’interroge conservé à la Cinémathèque suisse. 32. Note de la direction à l’intention de M. Järmann, concerne : Cinéma, nombre et genre de projections, Lausanne, le 3 mai 1962, page unique, dans AVL, Fonds Georges-André Chevallaz. 33. La musique de La Suisse s’interroge est de Julien-François Zbinden, pianiste et compositeur suisse. Il avait déjà composé la musique de Pourquoi pas vous ? (1962) d’Henry Brandt. 34. Henry Brandt, Projet de programme pour le groupe « La Suisse s’interroge », 3 mai 1962, p. 1, dans ACM, Fonds Camenzind, cote : 51.03.001. 35. Id., p. 3. 36. Cette formulation n’est pas sans rappeler le poème de Louis Aragon, Il n’y a pas d’amour heureux du recueil de La Diane française. 37. Henry Brandt, Contenu des 5 séquences de « La Suisse s’interroge », 7 juin 1962, p. 3, dans ACM, fonds Camenzind, cote : 51.03.001. 38. Citation extraite de l’Evangile selon Matthieu, 16 : 24-26. 39. Brandt, Contenu des 5 séquences de « La Suisse s’interroge », 7 juin 1962, op. cit., p. 4. 40. Ibid. 41. 41Zigmund Estreicher, « Henry Brandt, prix de l’Institut neuchâtelois 1964 » Revue neuchâteloise, 7e année, no 28, 1964, p. 30. 42. Ibid.

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43. Charte de l’Exposition nationale suisse, Lausanne 1964, source imprimée disponible aux AVL, cote : AVMC17. 44. Brandt, Contenu des 5 séquences de « La Suisse s’interroge », 7 juin 1962, op. cit., p. 5. 45. Emission radiophonique Cinémagazine, Interview d’Alain Tanner et d’Henry Brandt, cinéastes, à propos de la situation difficile du cinéma suisse, 12 février 1964, Benjamin Romieux (prod.) : 00.00.00 à 06.48.00, Ar-chives RSR, 4e minute. 46. Le Livre de l’Expo, livre souvenir de l’Exposition nationale suisse à Lausanne 1964, Lausanne, Payot, juin 1964, pp. 64 et 66. 47. Gabriel Despland, président, Edmond Henry, directeur administratif, Alberto Camenzind, architecte en chef, sont tous trois membres d’Helvétia, société d’étudiants ayant contribué à l’émergence du mouvement radical. Georges-André Chevallaz, vice-président, et Hans Giger, délégué du Conseil fédéral, adhèrent également au parti radical-démocratique. 48. Joël Gilles, « La censure nécessaire à la liberté de l’art ? », dans Le sens de l’indécence : la question de la censure des images à l’âge contemporain, Eric Van Essche (éd.), Bruxelles, La Lettre volée, 2005, p. 31 49. René Richterich, Lettre à Monsieur Henry Brandt, cinéaste, 26 mars 1962, suite à sa discussion avec Paul Ruckstuhl du 21 mars 1962 sur le 1er rapport délivré par Brandt et sa collaboratrice Veuve. p. 2, dans AFS, Fonds Expo 64, versement JII.10, carton 3/1, dossier 4, Correspondance Br- Bu. 50. Id. « La Suisse inquiète » est le nom du projet avant que le secteur ne s’appelle définitivement « La Suisse s’interroge » et ceci dès le deuxième rapport de Brandt datant du 1er mai 1962. 51. Lors de ma visite, les cotes des documents étaient provisoires. Pour cette raison, elles ne figurent pas dans les références des archives consultées. Se renseigner auprès de Frédéric Sardet, responsable des AVL.

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Histoire du cinéma suisse, 1966-2000 Sous la direction d’Hervé Dumont et Maria Tortajada, Cinémathèque suisse, Lausanne, Editions Gilles Attinger, Hauterive, 2007

Pierre-Emmanuel Jaques

RÉFÉRENCE

Histoire du cinéma suisse, 1966-2000, sous la direction d’Hervé Dumont et Maria Tortajada, Cinémathèque suisse, Lausanne, Editions Gilles Attinger, Hauterive, 2007

1 La parution de ces deux imposants volumes constitue un événement d’importance dans l’historiographie du cinéma suisse. D’une part, cet ouvrage met à la disposition du public une masse d’informations exceptionnelles concernant les films suisses réalisés entre 1966 et 2000 ; d’autre part il résulte du rapprochement entre la Cinémathèque suisse et la Section d’Histoire et esthétique du cinéma de l’Université de Lausanne, autrement dit entre l’archive et la recherche.

2 Ce type de collaboration a déjà généré à d’autres occasions et sous d’autres cieux un enrichissement considérable pour les deux parties appelées à collaborer. Pour l’archive, la conservation des documents trouve son sens dans la mesure où elle perçoit l’importance de ses collections et de sa mission. Elle est ainsi amenée à mieux réaliser la portée de certains documents, à renforcer sa politique de récolte et à optimiser ses modes de classement et d’indexation. Pour la recherche, l’exploitation d’un ensemble aussi riche de documents est une rare opportunité, lui évitant de passer un temps considérable en recherches dans d’autres archives et en bibliothèques. Remarquons à ce sujet que l’intégration de l’ancienne archive de Zoom à Zurich au sein de la Cinémathèque suisse, la Dokumentationstelle, lui a assuré un enrichissement des documents rassemblés, notamment en ce qui concerne les coupures de presse récoltées dans la presse alémanique.

3 La collaboration entre la Cinémathèque et l’Université s’est manifestée en premier lieu par la tenue de stages qui ont permis de préparer le terrain aux rédactrices et rédacteurs de cette « histoire individuelle de 1220 films suisses » comme la qualifie

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Hervé Dumont1, le directeur de la Cinémathèque et l’un des codirecteurs de l’ouvrage. Mais plus encore, la collaboration s’est manifestée par la présence pendant trois ans et demi de six chercheuses et chercheurs : André Chaperon, Laura Legast, Louise Monthoux-Porret, Jacques Mühlethaler, Marthe Porret et Ingrid Telley. Grâce à un financement alloué par le Fonds national suisse de la recherche scientifique, cette équipe a pu rédiger les 1212 notules qui composent cette filmographie nationale et qui prend la suite de celle menée par Hervé Dumont dans sa monumentale Histoire du cinéma suisse. Films de fiction 1896-1965 (Cinémathèque suisse, Lausanne, 1987). Ce dernier souligne le saut considérable entre ces deux périodes : alors qu’entre 1912 et 1965, 226 longs métrages avaient été tournés en Suisse, ce sont 1203 films qui ont été produits entre 1966 et 2000, soit environ cinq fois plus pour un laps de temps nettement plus court (la différence s’explique par la présence d’un complément de neuf films réalisés entre 1954 et 1965, et qui auraient disparu des recensements filmographiques helvétiques s’ils n’avaient été récupérés par ce « complément »).

4 Cette augmentation du nombre de longs métrages produits en Suisse est particulièrement significative. En 1941, année souvent citée comme une année « record » pour la période 1912-1965, on ne produisit que 13 longs métrages par rapport au 54 sortis en 1997 et 2000, années « record » pour la période 1966-2000. Il y a donc un accroissement certain de la production en Suisse durant ces années. Dans une introduction qui offre de multiples perspectives d’analyse et ouvre de très nombreuses pistes de recherches, Maria Tortajada avance divers modes d’explication : le premier concerne les changements législatifs. La Confédération développe un article constitutionnel approuvé par le peuple en 1958, puis une loi fédérale en 1962, qui introduit des aides à la production et des primes de qualité, qui ne s’appliquèrent toutefois au domaine de la fiction qu’à partir de 1969. Ces mesures ont manifestement eu un effet sur la production dans la mesure où l’on passe de 4 long métrages en 1967 à 15 en 1968, 32 en 1974 pour osciller entre 33 et 49 dans les années 1980 et entre 42 et 54 dans la décennie suivante. Outre l’aide étatique, la présence de la télévision exerça manifestement une influence profonde sur cette poussée quantitative, étant une grande consommatrice d’images « locales ». Les accords dits « pactes de l’audiovisuel » renforçant d’ailleurs le rôle de la télévision dans la production cinématographique : un nombre élevé de réalisations voit le jour grâce à la participation de la télévision. Maria Tortajada souligne avec raison l’implication renforcée de diverses autres instances dans la production cinématographique : outre les cantons, voire certaines villes, comme Zurich, de nombreux organismes accordèrent des fonds pour la réalisation de films, mais aussi pour l’écriture de scénario ou la post-production, comme la Migros (pour ne citer que l’un des plus importants) ainsi que diverses fondations. Cet engagement témoigne du statut du cinéma, évoluant vers un produit culturel doté d’une légitimité qu’on ne saurait remettre en cause.

5 Cette explosion de la production interroge corollairement les critères ayant mené à la sélection des films retenus. Hervé Dumont écrit : « Figurent ici tous les films d’une durée de plus de 50 minutes dont on peut attester une projection ou une diffusion publique. »2 Ce critère double, durée et diffusion, permet de s’en tenir à la production professionnelle ou plutôt sert à rejeter la production amateure, considérable durant ces années. La présence dans un festival, Soleure notamment, a manifestement servi de base pour l’établissement du corpus, puis a été bien sûr complété par d’autres sources, en fonction d’autres espaces de diffusion. L’absence de fiches consacrées aux courts métrages, domaine pourtant central de la production de cette époque particulièrement

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en ce qui concerne les débuts des cinéastes actifs durant ces années, est compensée par des renseignements biographiques dans lesquels sont rappelés tous les films des cinéastes.

6 L’autre critère de sélection des films concerne l’appartenance à la production nationale. On le sait cette notion a pu donner lieu à des définitions particulièrement restrictives : la Chambre suisse du cinéma avait édicté six règles permettant de qualifier un film comme suisse3 : 1. Le film doit être l’expression de conceptions suisses. 2. La valeur artistique de ce film et sa portée culturelle doivent être incontestables. 3. Les personnes participant à sa réalisation artistique doivent être pour autant que possible suisses. 4. La société de production doit être suisse et avoir son siège en Suisse. 5. Les prises de vues intérieures et extérieures, de même que les travaux techniques qui les concernent, doivent être faits en Suisse, dans la mesure du possible. 6. La majeure partie des moyens financiers investis dans le film doit être dépensée d’une façon profitable à l’économie nationale suisse.

7 De manière générale, bien peu de films répondent à de pareils critères ! Loin d’une période agitée et dans laquelle la question nationale prenait une tournure éminemment nationaliste, l’énoncé de critères d’appartenance nationale suit des exigences bien moins drastiques. Les directeurs de l’ouvrage soulignent que généralement trois critères prédominent : la production, la nationalité des cinéastes, ou le tournage dans le pays. La présence d’un seul ne saurait suffire selon Maria Tortajada, et il convient que deux d’entre eux soient présents, du moins partiellement. On y trouve néanmoins Le Chagrin et la pitié, et avec raison, dans la mesure où il est intéressant de souligner l’implication d’un Charles-Henri Favrod dans la réalisation de ce film qui revient sur la période particulièrement difficile de l’Occupation en France durant la deuxième guerre mondiale. Mais cette question de l’appartenance des films ne se limite pas seulement à des aspects d’intégration à une filmographie nationale, comme le souligne Maria Tortajada, selon laquelle les films du nouveau cinéma suisse se seraient vus « en quelque sorte forcé[s] de se situer par rapport à ce système de valeurs »4 véhiculés par les films antérieurs. Et l’on ne peut effectivement qu’être frappé par la récurrence des questionnements identitaires dans nombre de films de la période. Il suffit de penser à ceux de Tanner pour en avoir un aperçu. Cela laisse entendre d’ailleurs que nous sommes dans une période fort différente au vu de la manière avec laquelle certains cinéastes jouent avec les clichés nationaux, notamment Michael Steiner dans Meine Name ist Eugen (2005) ou Grounding (2006).

8 Dans une composition graphique équilibrée et agréable à la lecture, ces deux volumes sont donc organisés en 1212 fiches portant à chaque fois sur un film. Chacune comporte des données similaires : outre un générique, un « synopsis » et un « historique de production » offrent les principales informations sur chacun des films retenus. Seuls certains genres, notamment les érotiques d’Erwin C. Dietrich, se voient amputés. L’historique de production ainsi que la réception sont difficiles à saisir dans la mesure où ces films n’ont fait l’objet d’aucun commentaire. On l’aura compris : la partie dite « historique de production » est en fait bien plus vaste que ce que sa dénomination laisse entendre. Sous cette dénomination se trouvent rassemblées des données concernant la carrière du réalisateur et parfois des principaux partenaires, la production elle-même, la diffusion et enfin la réception. On trouvera ainsi une série de

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renseignements fondamentaux sur le subventionnement étatique, une source de financement particulièrement importante. La diffusion est aussi largement documentée (passages en festival, prix décernés, sorties en salle), permettant de mieux saisir la « dimension » de certains films, car de nombreux exemples montrent une circulation des films échappant au cadre traditionnel de la salle de cinéma pour passer par les cercles militants ou les réseaux cinéphiles – de nombreux ciné-clubs et autres salles communales –, offrant ainsi un véritable circuit parallèle. Enfin la réception est largement évoquée grâce aux coupures de presse rassemblées tant à la Bibliothèque de la Cinémathèque qu’à la Dokumentionsstelle de Zurich. Ce sont en effet les articles récoltés exclusivement dans ces deux lieux d’archives qui ont pu assurer une rédaction en fin de compte rapide pour un ouvrage de pareille ampleur. On perçoit néanmoins à ce niveau la difficulté d’évoquer l’accueil critique dont jouirent certains films : rendre en quelques mots les arguments évoqués est une gageure souvent téméraire. On trouve ainsi plutôt les grandes lignes de la réception que le détail. Mais en donnant les références des principaux articles cités, les auteurs permettent à qui le désire de remonter aux sources. Ainsi que le souligne Maria Tortajada, loin de clore le sujet, cette Histoire du cinéma suisse 1966-2000 se veut bien plus comme une base pour de futures recherches. Pouvant s’appuyer sur un outil particulièrement riche, chercheurs et curieux s’éviteront en effet de fastidieux dépouillements et trouveront d’emblée des pistes qui n’attendent que d’être empruntées.

9 En recourant à une grande variété de sources (articles de presse, press-books, catalogues de festival, documents étatiques, déclaration des réalisateurs eux-mêmes)5, les rédactrices et rédacteurs donnent un aperçu des forces en présence autour de chaque film. Il en découle une définition élargie du film qui devient le « film produit par les interactions, notamment discursives, d’un milieu. »6 On ne s’est donc pas contenté du film en tant que texte clos, ouvrant ainsi à une histoire sociale du cinéma. Comme l’écrit Maria Tortajada, le cinéma suisse n’est pas seulement un corpus, mais aussi un milieu.

10 Ouvrant à de multiples interrogations, les maîtres d’œuvre soulignent les différends opposant l’ancien cinéma à un « nouveau » cinéma suisse. Hervé Dumont estime la production de cette nouvelle génération marquée par divers traits comme une volonté de retour sur ce que leurs prédécesseurs avaient passé sous silence, des images « au diapason d’une sensibilité moderne »7 et la prééminence de l’auteur, tout en soulignant que certains films portent la trace d’une continuité avec certaines caractéristiques plus anciennes, notamment dans des genres populaires (policiers ou comiques), mais aussi dans certaines adaptations littéraires. Maria Tortajada y ajoute un portrait sociologique des cinéastes dont la profession, dorénavant reconnue, est passée à une certaine professionnalisation. Se pose aussi la question de la fin de ce « nouveau cinéma suisse », page que certains responsables administratifs aimeraient voir définitivement close au profit d’un cinéma soi-disant plus populaire.

11 Un même souci d’objectivité se retrouve dans les 1212 entrées, évitant ainsi de donner des commentaires évaluatifs. Malgré la diversité des rédacteurs, une réelle unité se dégage de ces fiches, que l’on peut traverser grâce à deux index, l’un consacrés aux films, l’autre aux réalisateurs. Nous regrettons qu’ils n’aient pas été accompagnés, comme dans l’Histoire du cinéma suisse. Films de fiction 1896-1965, par des index couvrant les techniciens et les acteurs des films, ainsi que les maisons de production. Cela nous permettrait encore d’autres parcours au sein de cette production volumineuse. Suivre

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les trajectoires d’un Artaria ou d’un Berta nous paraît en effet également important, de même que celles de certaines sociétés comme Condor Film ou T&C Film, pour ne citer que deux des plus importantes compagnies de production actives durant la période. Espérons que ce manque sera compensé dans un avenir proche par une mise en ligne de ces données, où il devrait être possible, grâce aux moteurs de recherche actuels, de circuler au gré de chacun.

12 Il ne reste qu’à espérer que la masse d’informations ainsi mises à jour et mises en forme permette une meilleure évaluation de l’importance de cette production d’images en mouvement et convainque les autorités de soutenir d’une part la préservation des films recensés, d’autre par la recherche. Car ce n’est qu’en assurant la préservation matérielle des films qu’il sera possible de mener de nouvelles investigations et de proposer des interprétations plus fines de ce corpus. Enfin, si l’Université peut former des historiennes et des historiens du cinéma, il convient de leur assurer un ensemble de sources dignes de ce nom. Actuellement, la Cinémathèque suisse dispose de ressources allouées par l’entremise de Memoriav qui ne permettent la restauration que d’un nombre très limité de films. Quand on sait que les pellicules couleurs sont aussi menacées de dégradations rapides, on ne peut que souhaiter que ces deux beaux volumes contribueront à une prise de conscience salutaire poussant d’une part les cinéastes ainsi que les producteurs à déposer des éléments de préservation comme les négatifs ainsi que, d’autre part, la Confédération à doter de moyens renforcés l’institution chargée de la préservation de la production cinématographique.

NOTES

1. 1Histoire du cinéma suisse, 1966-2000, p. IX. 2. Id., p. XI. 3. « Délimitation des diverses catégories de films au point de vue national », Chambre suisse du cinéma, s.d. [1939], Archives Cinémathèque suisse, Fonds Office suisse d’expansion commerciale. 4. Histoire du cinéma suisse, op. cit., p. XVII. 5. Les rédacteurs se sont appuyés sur les dossiers de la Cinémathèque et de la Dokumentationstelle, ce qui provoque parfois des remarques comme « Pas de réception critique repérée » qui devrait plutôt être entendue comme un manque relatif auxdits dossiers. 6. Id., p. XXVI. 7. Id., p. IX.

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