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La Balade Sauvage , 1973

Générique technique Générique artistique

Réalisation : Terrence Malick Martin Sheen : Kit Carruthers Scénario : Terrence Malick Sissy Spacek : Holly Sargis Production : Terrence Malick Warren Oates : Le père d’Holly Société de distribution : Warner Bros. Ramon Bieri : Cato Musique : George Tipton, Carl Orff, James John Carter : M. Scarborough Taylor Dona Baldwin : La domestique sourde Photographie : Tak Fujimoto, Stevan Larner, Gary Littlejohn : Le shérif Brian Probyn Alan Vint : Tom, le shérif adjoint Montage : Robert Estrin Terrence Malick : L’homme qui sonne à la porte Budget : 300 000 / 350 000 dollars Bryan Montgomery : Jack Gail Threlkeld : La petite amie de Jack

Pays de production : États-Unis Sortie le 13 octobre 1973 (Festival de New-York) Durée : 94 minutes Genre : Road Movie, Drame, Thriller

Dans ce dossier, les images n’ayant pas de légende sont extraites du film La Balade Sauvage de Terrence Malick 1 Université Inter-âge | Cycle Road Movies | Séance du 06/01/2020 / Cyrielle VINCENT ([email protected])

Histoire du cinéma américain : Le Nouvel Hollywood

Les années soixante marquent la fin de breux autres réalisateurs vont s’engouffrer dans l’hégémonie des studios. Néanmoins, en par- la brèche en réalisant des films comme Easy allèle, un nouveau cinéma va émerger dans le Rider, M.A.S.H.... contexte de la contre culture. En 1967, la sor- Enfanté par une nouvelle génération de réal- tie de Bonnie et Clyde d’Arthur Penn, sur un isateurs, la fin des années soixante marque le scénario de Robert Benton et David Newman, début du Nouvel Hollywood. Pour la première va insuffler un vent de nouveauté sur les écrans fois dans l’histoire du cinéma américain, les américains. Cette œuvre, produite entre au- réalisateurs dérobent le pouvoir aux studios et tre par son acteur principal Warren Beatty, est aux producteurs. La décennie soixante-dix est distribué par la Warner Bros. Bonnie et Clyde donc celle des réalisateurs qui bénéficient d’un va marquer son époque notamment en faisant plus grand pouvoir de décision et de plus de sauter les tabous de la violence et du sexe un prestige. an avant la fin du code de censure Hays. Pour Avant, les grands metteurs en scène tradition- la première fois, des « squib », c’est à dire des nels de l’époque des studios comme John Ford petites bombes miniatures, sont placées avec ou Howard Hawks se considéraient comme des une poche de faux sang sous les vêtements des salariés surpayés destinés à produire du diver- acteurs pour simuler l’impact des balles sur leur tissement. Des fabricants d’histoire, dépendants corps. Il en résulte une représentation réaliste d’un patron, mais qui potenciellement, dès que de la violence montrée à l’écran. Ce film et sa possible, imprimaient leur patte, en douce, sur représentation graphique de la violence va por- les films. ter à controverse chez les critiques cinémato- graphiques de l’époque. Bosley Crowther, au- Durant le Nouvel Hollywood, les réalisateurs teur d’une critique négative pour le New York vont se considérer comme des artistes, ayant Times, est d’ailleurs viré au profit de la critique comme intérêt premier l’intégrité de leur style. Pauline Kael, ayant rédigé un essai engagé On peut diviser en deux ces nouveaux réali- pour défendre ce film.Bonnie et Clyde, qui s’in- sateurs qui s’emparent du pouvoir. Les réalisa- spire grandement de la modernité du cinéma teurs nés dans les années trente : Francis Ford de la Nouvelle Vague française, va causer un Coppola, Stanley Kubrick, Dennis Hopper, Mike véritable séisme et, dans la foulée, de nom- Nichols, Woody Allen, Arthur Penn, John Cas-

John Voight, Dustin Hoffman dans Maccadam Cowboy, John Schlesinger, 1969 2 Université Inter-âge | Cycle Road Movies | Séance du 06/01/2020 / Cyrielle VINCENT ([email protected])

savetes, Bob Rafaelson, Hal Ashby, Robert Alt- fesseurs comme Stela Adler : Jack Nicholson, man, William Friedkin ; Et les réalisateurs, issus Rober De Niro, Harvey Keitel, Dustin Hoffman, de la génération du baby boom, cinéphiles (car Al Pacino, Faye Dunaway, Ellen Burnstyn, Di- ayant grandit avec la télévision, et provenant, ane Keaton... pour beaucoup, des écoles de cinéma récem- Contrairement à la Nouvelle Vague française ment ouvertes) :Martin Scorcese, Steven Spiel- qui rejetait le « cinéma de qualité française », les berg, George Lucas, Brian De Palma, Michael cinéastes du Nouvel Hollywood ne sont pas en Cimino, Paul Schrader ou encore Terrence Mal- rupture totale avec le classicisme Hollywoodien. ick. John Ford ou Alfred Hitchcock demeurent ad- Cette révolution facilite également l’accès à mirés (la Nouvelle Vague française ne marquait Hollywood et aux studios de distribution pour d’ailleurs pas de rupture totale avec le cinéma des cinéastes européens comme Ken Russel, américain). Ainsi les cinéastes du Nouvel Hol- Milos Forman, Roman Polanski ou Bernardo lywood réinventent les codes du cinéma amér- Bertolucci. Des vétérans d’Hollywood, comme icain sans pour autant rentrer en rupture totale Don Siegel ou Sam Peckinpah vont égale- avec leurs prédécesseurs. ment bénéficier de plus de liberté et réaliseront Et puisque beaucoup des cinéastes du Nou- des chef d’oeuvres comme L’Inspecteur Har- vel Hollywood sont cinéphiles, ils revisitent les ry ou Billy the Kid. Des cinéastes indépendant grands genres américains comme l’horreur, le scomme Sidney Pollack ou Sidney Lumet sont film noir ou de gangster, le western ou encore mis en valeur. la science fiction dans lesquels ils intègrent des Ce nouveau pouvoir des réalisateurs à Holly- codes du néoréalisme ou du giallo italien, de la wood se fonde sur la notion de cinéma d’auteur Nouvelle Vague française ou Allemande, ce qui propagée par les critiques français de la fin des conduit à la naissance du cinéma Hollywoodien années cinquante. Selon la politique des au- moderne. teurs, le metteur en scène est au film ce que le Dans ces films, on remet en question les poète est à son poème et les contributions des grands mythes américains. Les anti-héros sont scénaristes, des producteurs ou des acteurs légion, on évoque le doute, les désillusions, une sont marginales. Andrew Sarris, à travers sa certaine peur de la modernité. Puisque la télé- colonne dans Village Voice, sera le porte dra- vision parle au plus grand nombre, le cinéma peau du versant américain de cette théorie et, retrouve un petit espace disponible pour parler comme en France, effectuera des classements des minorités. et hiérarchies de metteurs en scène célèbres. Le cinéma du Nouvel Hollywood se fait porte Ces réalisateurs du Nouvel Hollywood font parole de la jeunesse américaine et est un également jouer une nouvelle génération d’ac- miroir qui reflète les mutations du pays dans ce- teurs, pour beaucoup issus de l’actor studio de tte décennie de contestation et de violence. Lee Starsberg ou formés par de célèbres pro-

Bud Cort et Ruth Gordon dans Harold et Maude, Hal Ashby, 1971 3 Université Inter-âge | Cycle Road Movies | Séance du 06/01/2020 / Cyrielle VINCENT ([email protected])

Le Nouvel Hollywood : période faste du Road Movie américain

Héritier des films de voyage et des trave- té et ils contrastent avec les paysages naturels, logues américains ou européens, le Road Mov- les montagnes rocheuses et les déserts. Les ie américain déferle sur les écrans avec la sortie héros du Road Movie, qui tentent bien souvent flamboyante d’Easy Rider de Dennis Hopper en d’échapper à cette modernité, utilisent ainsi les 1969. Ce film peu coûteux parle à une nouvel- outils de cette même modernité. Quête impossi- le génération et engrange de l’argent (350 000 ble donc et qui conduit bien souvent les person- dollars de budget pour 20 millions de dollars nages vers une fin dramatique. de recette). Ainsi, produit indépendamment et Si les Road Movies et les films du Nouvel Hol- distribué par la Columbia Pictures, Easy Rid- lywood finissent rarement en “happy end”, c’est er est un exemple parfait du nouveau modèle aussi parce qu’en ce début des années soix- économique imposé par le Nouvel Hollywood. ante-dix le constat est amer. Les idéaux de la Souvent considéré comme un sous genre du contre culture, dont Woodstock (1969) est bien western (monture mécanique, traversé des es- souvent considéré comme l’apogée, s’effacent paces, des frontières, monde hostile) le Road progressivement. Les idéaux hippies sont vie- Movie reste un genre hybride. Un Road mov- illissants et les américains se rendent compte ie n’est jamais qu’un road movie, il peut être que cette révolution (qui rejetait en grande partie également un drame, un film noir, de gangster, les idéaux capitalistes) est étouffée dans l’oeuf. une comédie. Le point commun reste que ses Le président Nixon succède à Johnson et lance héros sont bien souvent des anti-héros, dans la son plan de désengagement progressif au Viet- marge, déphasés. nam. La guerre touche à sa fin et les américains Les héros ne partent pas juste d’un point A sont en quête d’un avenir plus radieux, loin des pour rejoindre un point B, c’est le voyage, la doutes et de la culpabilité. L’Amérique est en route, qui demeure au centre du scénario et qui transition et l’errance, la route, deviennent les fait avancer la psychologie des personnages. symboles d’un cheminement collectif et person- La route est un symbole de la trajectoire, de la nel. On va vers un avenir mais lequel ? marche des hommes dans le monde. Les ques- Ainsi, pour le cinéma américain, les années tions de l’identité et de la place des hommes au soixante-dix sont une période de transition, de sein d’un territoire sont au cœur de ces produc- crise entre le cinéma classique et le cinéma tions. moderne et c’est par le tâtonnement que les Le Road Movie contient également en lui une cinéastes vont tenter de réinventer les codes, contradiction. Les voitures ou motos, les routes n’étant ni encore dans la post-modernité ou goudronnées sont des symboles de la moderni- dans le néo-classicisme.

Point Limite Zéro, Richard C. Sarafian, 1971 4 Université Inter-âge | Cycle Road Movies | Séance du 06/01/2020 / Cyrielle VINCENT ([email protected])

Histoire du cinéma américain : le renouvellement des studios

La crise des studios Dans les années soixante, les studios hol- Comme évoqué précédemment, les années lywoodiens subissent une crise violente sur le soixante marquent la fin de l’hégémonie des marché domestique. À la fin de cette décen- studios hollywoodiens. Les réglementations anti nie, les cinq principales majors ont perdu à trust de 1949 forcent les studios à abandonner elles seulesenviron 200 millions de dollars. Ce- leurs parcs de salles de cinéma. Aussi, il interdit tte période marque alors la fin des « moguls » la pratique du block booking (pratique consistant (des magnats du cinéma) et les studios sont à vendre des films en lot aux salles de cinéma) rachetés. Les studios changent de mains selon sur le territoire américain. À cela s’ajoute l’ar- une logique purement financière et la valeur de rivée de la télévision (en 1954, on comptabilise ces studios s’appuie non plus sur les projets à 32 millions de postes dans les foyers). Bien sou- venir ou la réputation du studio mais sur son ter- vent, la télévision est accusée de tous les maux rain, son catalogue immobilier et son catalogue mais la migration des populations en banlieue et de films exploitables pour la télévision. le fait que la profession cinématographique vie- En 1962, Universal est revendu à Music Cor- illissante ignore la génération du baby boom en poration of America. En 1966, la Paramount est continuant à appliquer les recettes qui avait fait racheté par le trust pétrolier Gulf + Western ten- sa gloire d’antan font que les salles de cinéma dis qu’en 1967 la United Artists est transférée se vident. Rare sont les producteurs qui com- à la holding immobilière Transamerica Corp. prennent que la télévision n’est pas seulement En 1969 La Warner passe dans les mains du une concurrente mais également une alliée po- groupe Kinney national Services tandis que tentielle puisqu’elle a besoin du savoir faire des l’homme d’affaire Kirk Kerkorian rachète 40% studios. des parts de la M.G.M. La Columbia et la Fox ne Ainsi, pour tenter de garder la tête hors de changent pas de propriétaire mais diversifient l’eau, les studios hollywoodiens inventent de leurs activités. Cette période pourrait être con- nouveaux formats (cinérama, cinémascope, film sidérée comme celle de la fin des moguls auto- stéréoscopiques) pour continuer à faire venir la crates mais visionnaire au profit d’actionnaires foule en salle. Si cela marche un moment, à la financiers sans âme ni goût pour le cinéma. Né- fin des années cinquante, les entrées chutent à anmoins, la finance était déjà au cœur des stu- nouveau. dios depuis les années vingt et trente, quand les Les studios vont alors s’appuyer sur des in- banques investissaient dans les studios. dépendants pour survivre.

Linda Blair, Max von Sydow, and Jason Miller dans L’Exorciste, 1973 5 Université Inter-âge | Cycle Road Movies | Séance du 06/01/2020 / Cyrielle VINCENT ([email protected])

Le renouveau des studios wood de travailler main dans la main est mutuel. Le renouveau des studios va venir de cette Les studios appellent également les générations de cinéphiles qui font tourner des cinéastes indépendants ou provenant de la télé- acteurs inconnus. Ces réalisateurs du Nouvel vision comme William Friedkin qui avait réalisé Hollywood vont devenir les nouveaux rois des en 1971 French Connection. En 1974, Friedkin studios. Avec eux, la violence, le sexe, la con- réalise pour la Warner L’Exorciste, un film d’hor- tre culture et la politique vont déferler sur Holly- reur ciblant un public jeune. Avec 441,3 millions wood. de recette dans le monde entier, L’Exorciste de- Évidemment, les studios ne deviennent pas meure encore aujourd’hui l’un des films d’hor- tous « gauchistes » du jour au lendemain. Le reur les plus rentables de l’histoire du cinéma. système reste rationnel : les nouveaux réalisa- En 1975, Les Dents de la mer de Steven teurs font des films peu coûteux mais qui rap- Spielberg, produit par Universal, dépasse L’Ex- portent beaucoup. Ainsi, la liberté de ton l’em- orciste avec 470,7 millions de recette (pour un porte sur le salaire des stars. Un profond virage budget de 9 millions). Avec ce film, Spielberg artistique est tout de même notable, néanmoins, réalise le prototype du blockbuster qui devien- celui-ci se retrouvera rapidement étouffé dans dra légion à Hollywood. l’œuf. Pour réaliser ce film, l’équipe achète les En effet, les réalisateurs du Nouvel Hollywood droits de la nouvelle éponyme de Peter Bench- ne sont pas infaillibles. Francis Ford Coppola, ley. Pour booster les ventes du livre et ainsi en créant sa société de production American établir la futur promotion du film, l’auteur et les Zoetrope, échoue à créer un studio indépendant producteurs d’Universal vont à la radio ou à la et rentable et mettra ainsi des années à honorer télévision. Cela fonctionne puisque le livre at- des commandes pour rembourser ses dettes. teint 7,6 millions de ventes. Le film est réalisé, Ainsi, avec l’échec du film THX 1138 (1971) de et sa sortie est prévue au début de l’été, chose son protégé George Lucas, Coppola perd le rarissime à l’époque. 1,8 millions de dollars sont marché qu’il avait obtenu avec la Warner. En- dépensés pour le marketing du film. Trois jours detté, il réalise Le Parrain pour la Paramount. avant la sortie du film une campagne publicitaire Ce film au budget de 5 millions va en rapporter agressive présente le film sur les écrans de la entre 245 et 286 millions faisant ainsi bascul- télévision américaine. Si la télévision fait baiss- er positivement les comptes profits/pertes de la er la fréquentation des cinémas, elle est aussi division cinématographique de Gulf + Western. un excellent moyen de promotion. Pour faire le Après Le Parrain, Coppola a assez de poids « buzz », le film est programmé, dès sa sortie, pour convaincre Universal de réaliser American dans plus de 450 salles de cinéma, ce qui est Graffitis de George Lucas. Ainsi, l’intérêt pour énorme pour l’époque. En effet, avant, pour lim- les studios et les réalisateurs du Nouvel Holly- iter les frais (copies, affiches), les salles étaient divisées en trois zones et projetaient le film les

Les Dents de la mer, Steven Spielberg, 1975 6 Université Inter-âge | Cycle Road Movies | Séance du 06/01/2020 / Cyrielle VINCENT ([email protected])

unes après les autres. Pour Les dents de la mer, Ainsi, un nouveau virage vers la normalisa- les producteurs font le choix d’une programma- tion s’amorce. Les « petits » films indépendants tion massive, mais limitée (les films sont visibles diminuent et on constate le retour de superpro- en salles moins longtemps). Cela fonctionne ductions soutenues par de gros budgets public- puisqu’en seulement 38 semaines, un améric- itaires et capables de susciter de nombreux et ain sur huit a vu Les Dents de la mer. À la sortie lucratifs produits dérivés. Le Nouvel Hollywood du film, une myriade de produits dérivés (glac- se dilue ainsi dans le vieil Hollywood qui béné- es, jouets, jeux vidéos) voient le jour. Le film de ficie ainsi du coup de jeune dont il avait besoin. Spielberg devient l’un des films les plus renta- Autre innovation, Steve Ross, le patron de bles de l’histoire du cinéma, jusqu’à la sortie de la Warner, décide de s’appuyer sur la notoriété Star Wars. des films de son catalogue pour vendre une Après la sortie de son film American Graffi- télévision payante et expérimente avec succès tis, George Lucas fonde sa société de produc- la chaîne pionnère HBO (Home Box Office) à la tion LucasFilm. Il réalise en 1977 Star Wars : fin des années soixante-dix. Un nouvel espoir qui est distribué par la Fox. À l’orée des années quatre-vingt, on sonne Star Wars est né dans l’esprit de Lucas qui s’est la fin de la liberté totale des réalisateurs à Hol- inspiré de différentes mythologies, épopées, lywood. En 1980, le fiasco au box office du film tragédies célèbres. Ce space opera est un hom- La Porte du Paradis de Cimino sonne le glas de mage aux films de pirates et de séries B qu’il l’âme créatrice du Nouvel Hollywood. Avec un regardait dans sa jeunesse. Dans Star Wars, budget de 44 millions de dollars, le film vide la les véritables vedettes sont les effets spéciaux. trésorerie de la United Artist qui met la clé sous Avec un budget de 11 millions de dollars est une la porte. Cette société qui, historiquement, était recette de 775,5 millions de dollars, Star Wars le refuge des réalisateurs indépendants est ra- est un énorme succès. De plus, l’aspect séri- chetée par la M.G.M. L’énergie revigorante et el s’adapte parfaitement à la vente de produits créatrice de ces nouveaux réalisateurs se voit dérivés. À l’aube des années quatre-vingt, les poser des limites par les studios et financiers films retournent vers l’action. Les studios vis- qui veulent avant tout des films utilisant une for- ent un public jeune et familial. C’est la fin des mule qui marche. doutes et des remises en question à travers des En 1981, L’élection de Reagan, ancien ac- anti-héros. Dans Stars Wars, le méchant et le teur, annonce le retour de la figure du héros héros sont facilement reconnaissables, et le film américain dans un pays qui ne souhaite plus en est automatiquement moins clivant. laisser une place aux doutes.

Mark Hamill dans Star Wars, 1977 7 Université Inter-âge | Cycle Road Movies | Séance du 06/01/2020 / Cyrielle VINCENT ([email protected])

Terrence Malick (né en 1943) : Les débuts

Sur plus de 45 ans de carrière, Terrence Mal- Terrence Malick a grandit dans les villes tex- ick a réalisé environ dix films, teintés de philos- anes de Waco et d’Austin. Il fait ses études au ophie et d’expérimentations. Son absence de la lycée épiscopalien d’Austin. Il rentre ensuite à scène médiatique et sa disparition d’Hollywood l’Université d’Harvard où il étudie la philosophie. pendant presque vingt ans en font un cinéaste Il suit les cours de Stanley Carvell, un philos- rare et mystérieux. En recoupant des fragments ophe américain spécialiste de la pensée des biographiques, parfois contradictoires, il est transcendantalistes américains Ralph Waldo possible d’esquisser les grandes lignes de son Emerson et Henry David Thoreau. Il est égale- existence. ment connu pour ses ouvrages sur le septième Terrence Frederick Malick est né le 30 no- art comme La Projection du monde (1971), ou vembre 1943 probablement à Ottawa (Illinois). encore Le Cinéma nous rend-il meilleur (2003). Son père, Emil A.Malick est un géologue et sa Malick soutient sa thèse en 1965. Celle-ci mère, Irène (née Thompson) a grandit dans une porte sur le concept d’Horizon chez Martin Hei- ferme, près de Chicago. Les grands parents pa- degger et Edmund Husserl, deux philosophes ternels de Malick étaientt des assyriens libanais phénoménologues contemporains allemands. Il de confession chrétienne. En janvier 1917, ils remporte la prestigieuse bourse Rhodes et se sont partis d’Ourmia (Iran) vers les États-Unis rend ainsi au Magdalen College, illustre collège pour fuir les massacres commis par l’Empire de l’Université d’Oxford (Angleterre). Il travaille Ottoman à l’encontre de la population assyri- sur une seconde thèse portant sur le concept enne. Terrence Malick est le fils ainé d’une frat- de « monde » dans la philosophie de Soren rie de trois enfants. Ses frères, Chris et Larry Kierkegaard, Martin Heidegger et Ludwig Witt- sont tous les deux musiciens. Semblable au pa- genstein mais un différent avec son directeur triarche dans son film The Tree of life, le père de recherche, Gilbert Ryle, avorte son projet de de Malick est exigeant. La famille sera d’ailleurs soutenance. profondément marquée par la mort de Larry qui, Terrence Malick quitte alors l’Angleterre et parti en Espagne pour travailler avec le virtuose travaille pour l’hebdomadaire The New Yorker de la guitare Andrés Segovia Torres, se brise (ainsi que Life et Newsweek). Il part six mois les deux mains volontairement avant de se sui- en Bolivie afin de rendre compte du procès de cider en 1968. Régis Debray, un philosophe français s’étant

The Tree of life, Terrence Malick, 2011 8 Université Inter-âge | Cycle Road Movies | Séance du 06/01/2020 / Cyrielle VINCENT ([email protected])

engagé auprès du Che et tenu comme re- et de Warren Oates. Le film relate l’histoire de sponsable de l’arrestation, et donc de la mort deux cow-boys quittant l’Ouest des Etats-Unis du Che. Malick ne publie rien mais continue de pour le monde moderne. Malick n’est pas satis- travailler comme reporter. Il rédige des papiers fait et encore aujourd’hui, seul les élèves de AFI sur les morts de Martin Luther King et de Robert ont accès à Lanton Mills. Kennedy. En parallèle, Malick corrige et réécrit des En 1968, il est recruté par le prestigieux Mas- scénarios pour la Warner. Il rencontre Mike Me- sachusetts Institute of Technology (MIT) et déb- davoy (futur PDG de la société de production ute une carrière d’enseignant de philosophie. Il Phoenix Pictures cofondée en 1995 avec Arnold publie un an plus tard une traduction de l’ou- Messer et ayant produit Black Swan (Aronofsky, vrage de Martin Heidegger Le Principe de Rai- 2010), Shutter Island (Scorcese, 2010) ou en- son (1929). Néanmoins, Malick n’a pas le goût core Zodiac (Fincher, 2007)) qui devient son pour l’enseignement. agent. Il se lance ainsi dans le cinéma est intègre le La vie de Malick est ainsi rythmée avec les Center for Advanced Film and Television Stud- cours à l’AFI le matin et son travail de script ies de l’American Film Institue. Il y côtoie David l’après-midi. Il travaille notamment sur les Lynch et George Stevens Jr, futur producteur de scénarios de Vas-y Fonce (Nicholson, 1971), La Ligne Rouge. Deadhead Miles (1972) ou encore Les Indésir- En 1969, Malick écrit, produit et réalise son ables (Rosenberg, 1972). On trouve dans ces premier court métrage, Lanton Mills, dans le- deux derniers films des séquences méditatives quel il joue aux cotés de Harry Dean Stanton et contemplatives qui, aujourd’hui encore, sont des marques de l’esthétique du réalisateur.

Terrence Malick dans La Balade Sauvage, 1973 9 Université Inter-âge | Cycle Road Movies | Séance du 06/01/2020 / Cyrielle VINCENT ([email protected])

La Balade Sauvage, 1973 : Genèse et production

C’est durant sa deuxième année d’étude à Pour les acteurs, Malick choisit d’abord Sissy l’AFI que Malick se met à l’écriture de son pre- Spacek pour son accent Texan. Il choisit ensuite mier long métrage, La Balade Sauvage. Malick Martin Sheen, qui bien que trop vieux pour le reprend le concept du couple d’amants criminels rôle (l’acteur est âgé de 31 ans), convient totale- comme un lointain écho au Bonnie and Clyde ment à l’idée que ce fait Malick du personnage d’Arthur Penn (qui est d’ailleurs remercié au de Kit. générique). Il s’inspire également de l’histoire Le tournage se déroule sur treize semaines du tueur à la chaîne Charles Starkweather (18 durant l’été 1972 dans le sud Est du Colorado ans) et de sa compagne, Caril Ann Fugate (13 puis dans le Dakota du Sud. Terrence Malick est ans). C’est en 1956 que le couple se rencontre. un réalisateur à la technique intuitive. Il modifie Ils feront en tout onze victimes, dont la famille les plannings, tourne sans autorisation dans les de Caril Ann Fugate (sa mère, son beau-père et décors naturels, interrompt des prises de vues sa demie sœur qui n’était encore qu’un bébé). pour saisir sur le vif des scènes de nature...Le Après une fuite dans le Nebraska, Starkweather producteur ignore la date de fin du tournage et , qui croit être blessé, se rend. Il est arrêté et Malick travaille sans salaire tandis que l’équipe condamné à la chaise électrique. Il est exécuté du film, elle, travaille pour une somme symbol- en 1959. Fugate, elle, écope de la prison à per- ique. Cette méthode de travail ne plaît pas à pétuité mais est libérée en 1976. Elle est con- tous les collaborateurs du film. sultée pour apporter son aide à la production de Brian Probyn, à la photographie, tient tête à La Balade Sauvage. Malick sur certains aspects du film. Il est viré et Pour mener à bien son projet de long remplacé par son assistant Tak Fujomoto. Ce métrage, Malick bénéficie de l’aide de Mike Me- dernier jettera l’éponge à la suite d’un incident. davoy, de son frère Chris qui demande à son Durant le tournage de la scène de l’incendie, le employeur (un industriel du gaz de L’Oklahoma) feu se propage détruisant ainsi une partie du de financer une partie du film et d’Edouard R matériel et blessant grièvement le responsable Pressman, qui est également le producteur des des effets spéciaux. Terrence Malick, qui n’a deux premiers films de Brian De Palma. En tout, pas les moyens de de faire venir un hélicoptère, le film bénéficie d’un budget d’entre 300 000 et emmène lui-même en voiture le blessé vers 350 000 dollars.

Charles Starkweather et Caril Ann Fugate 10 Université Inter-âge | Cycle Road Movies | Séance du 06/01/2020 / Cyrielle VINCENT ([email protected])

l’hôpital le plus proche. L’équipe se met alors est projeté pour la première fois en clôture du en grève. Selon David Handelman, durant la Festival de New-York, le 13 octobre 1972, et y dernière semaine de tournage, il ne restait de est salué par la critique. Néanmoins, son effet l’équipe que Terrence Malick, sa femme et des est limité par un autre succès diffusé ce jour là élèves du lycée du coin. Par la suite, au mon- : Mainstreets de Martin Scorcese. La Balade tage, Malick entre en désaccord avec son mon- Sauvage ne fait finalement l’objet que d’une ex- teur Robert Estrin qui est viré. Malick termine ploitation partielle et limitée sur le sol américain. lui-même le montage en collaboration avec Billy Il reçoit tout de même la coquille d’or du Fes- Weber. tival International du Film de Saint Sebastian, La Warner Bros achète La Balade Sauvage tandis que Martin Sheen est salué par le prix du pour un million de dollars et distribue le film. Il meilleur acteur. En France, le film ne sort qu’en 1975.

Warren Beatty et Faye Dunaway in Bonnie and Clyde, Arthur Penn, 1967 11 Université Inter-âge | Cycle Road Movies | Séance du 06/01/2020 / Cyrielle VINCENT ([email protected])

La Balade Sauvage, 1973 : Analyse

La Mort de L’innocence au dessus d’un chien mort et propose à son Le film s’ouvre sur Holly (dont le prénom sig- collègue de le manger pour un dollar. Ce chien nifie « Saint » en Anglais) qui est posée sur son mort peut être perçu comme un présage pour lit et joue avec son chien. En voix off, Holly se la suite des événements. La particularité de Kit, présente : elle explique que sa mère est morte visible dès le premier regard, est qu’il ressem- et qu’elle et son père vivent à Fort Dupree. Cette ble à James Dean (1931-1955), star du film séquence d’ouverture dans la chambre d’Hol- La Fureur de Vivre (Rebel without a cause) et ly rappelle celle de Bonnie and Clyde (1967) symbole d’une jeunesse en désarroi. Star de la qui nous présente Bonnie attendant dans sa jeunesse des années cinquante, James Dean chambre qu’il se passe quelque chose. La mu- trouve la mort dans une course automobile à sique qui accompagne la voix off donne une to- l’âge de 24 ans. Dans La Balade Sauvage, Kit nalité de conte de fée au film, tonalité qui sera est un éboueur qui devient ensuite « cow-boy ». présente tout au long de La Balade Sauvage. Son travail ne lui apporte pas le respect des au- Holly ressemble d’ailleurs à Dorothy du Magi- tres et d’ailleurs, c’est parce qu’il est éboueur cien d’Oz (1939) ou à Alice (Alice au Pays des que le père d’Holly n’apprécie pas la relation merveilles, 1951). L’apparence innocence de que sa fille entretient avec lui. Sissy Spacek est teintée d’étrangeté. En voix Kit et Holly se rencontre, Holly l’admire car off, son discours est particulier (utilisation de il ressemble à James Dean. Kit, lui, est attiré phrases clichées, rappelant les romans de la par elle alors qui la voit au loin lancer son bâton culture populaire) et il est énoncé avec un ton de majorette. Holly nous explique en voix off plat, détaché. Le film semble se dérouler dans qu’elle ne comprend pas pourquoi il l’a choisit, les années cinquante, Holly a quinze ans et est elle qui ne se trouve pas belle. Les deux sem- issue de la classe moyenne, bien éduquée. Elle blent n’avoir rien en commun si ce n’est l’ab- possède tous les traits de l’innocence mais la sence de figures parentales et un ennui profond. présence du gros chien à ses côtés nous laisse Cette distance entre les deux protagonistes est deviner qu’Holly n’est pas si inoffensive que ça. régulièrement soulignée à l’écran, notamment Par la suite le film nous présente Kit, la dans le plan où les protagonistes sont assis première fois que nous le voyions il se trouve sous des arbres aux troncs éloignés.

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Holly et Kit débutent leur liaison à l’insu du de caractères constant chez les personnages. père de celle-ci qui n’approuve pas la relation. Kit met le feu à la maison d’Holly. Cette mai- Si le film commence comme un conte de fée ou son rose, c’est le monde d’Holly qui brûle. Il un film romantique, dans ces lotissements de marque la fin de l’innocence. Pour avoir désobéi l’amérique des années cinquante, les protago- au père, celle-ci sort de l’enfance et débute sa nistes vivent sans entrain. Ils ne semblent pas cavale. Sur la musique de Carl Orff, les deux animés par le désir et d’ailleurs, leur première protagonistes sont chassés de l’Eden, devant relation sexuelle semble être plus un passage désormais faire face aux conséquences de obligé qu’une étreinte passionnée. Kit, lui, sem- leurs actes. Le motif de l’innocence perdue est ble étouffer et être écrasé par ses différents jobs récurent dans les films de Malick, que ce soit comme le suggère les nombreux plans serrés dans Les Moissons du ciel (1978), La Ligne sur les machines. Les émotions ressenties par Rouge (1998) ou encore Le Nouveau Monde les protagonistes de La Balade Sauvage sont (2005). difficiles à décoder. Lorsqu’Holly jette son pois- son malade, nous comprenons néanmoins Le Paradis Perdu qu’elle s’interroge sur les notions de bien et de Après l’incendie qui ravage la maison d’Hol- mal. Kit quant à lui est un personnage drôle, dé- ly et qui semble être une métaphore de l’Eden calé et aux combines étranges (comme le fait Perdu, les protagonistes tentent de retourner de ne jamais utiliser la même signature pour à la nature. Durant cette courte période, on ne éviter les faussaires). dénombre aucun meurtre. Holly et Kit vivent en Le père d’Holly finit par apprendre la liaison autosuffisance, dans une cabane en bois qui de sa fille. Celui-ci, incapable de communiquer rappelle encore une fois l’enfance et les contes autrement que par la violence, abat le chien ou histoires pour enfants comme Tom Sawyer. d’Holly. Ce geste, ici, semble justifier le meurtre Ils vivent de la nature, de la pèche, de quelques du père. Kit, qui comme le père s’exprime avant vols également. Holly et Kit travaillent chaque tout par l’action et la violence, tue le patriarche. jour pour subsister et dompter la nature. Holly change de main. Elle ne semble pas Ce mode de vie n’est pas sans rappeler celui désespérée par la situation. Terrence Malick des colons et d’ailleurs, les photographies victo- justifie cela par son caractère texan. Au Texas, riennes qu’observe Holly peuvent être compris- par convenance, on ne pleure pas. Ce sens des es comme un clin d’oeil à l’histoire de l’Améri- convenances et de la politesse sont des traits que et à ses nombreux ancêtres britanniques.

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On retrouve dans tout les cas le thème de Cette courte période pacifique s’achève avec la nature que Malick affectionne particulière- l’arrivée des chasseurs de prime. Les deux pro- ment. Les inserts sur les animaux et/ou insect- tagonistes ne peuvent échapper à la civilisation es filmés en gros plans sont annonciateurs d’un et à sa violence. Les personnages sont rattrapés style qu’on retrouvera par la suite dans la totalité par leurs méfaits et la nature se transforme en de la filmographie du réalisateur. Chez Malick, scène de violence, caractéristiques que l’on Dieu s’exprime à travers la nature, sa grandeur retrouvera dans le film de guerre de Terrence et son impassibilité. On retrouve ici la marque Malick, La Ligne Rouge (1998). L’imagerie de de la philosophie transcendantalistes qui stipule la guerre du Vietnam succède à celle du flower que l’homme ne peut pas être pensé autrement power. Kit semble se métamorphoser en guéril- que comme faisant parti du monde qui l’entoure. lero et tire dans le dos des chasseurs de prime. Dans cette nature, Kit se fait principalement Holly justifie les actes de Kit en expliquant que remarquer par ses actions. Il tente de pécher, si ces hommes avaient été des policiers, Kit leur construit des pièges...Holly quant à elle s’ex- aurait laissé une chance. Encore une fois nous prime en voix off. Durant tout le film, c’est sa observons le respect que Kit semble avoir pour forme privilégié de communication. Elle nous les figures d’autorités. En cela, il se rapproche narre l’histoire, commente les actions de Kit. Si du personnage de Taxi Driver (Martin Scorcese, le personnage de Kit est profondément ancré 1976) car, comme lui, Kit déplore les mauvais- dans le présent, Holly, elle, à travers le discours, es conduites comme le fait de jeter ses papiers se vit dans le passé ou le futur. Kit l’accuse de sur les trottoirs, de ne pas payer ses factures... n’être près de lui que pour la balade. Ses craint- ironie acerbe quand on sait combien Kit est un es sont confirmés lorsqu’en voix off, toujours personnage violent. Mais sa violence semble se sur le ton détaché qui lui est propre, Holly se déchaîner sur les pauvres ou sur ses sembla- demande à quoi ressemble son futur mari. bles. Ainsi, plus tard, il laissera la vie sauve à Par la suite, nous assistons à une courte l’homme riche et à sa gouvernante sourde. séquence de danse qui évoque une certaine lib- Kit et Holly sont donc rattrapés par leurs act- erté pour les deux protagonistes. Cela n’est pas es et la violence qu’ils ont engendré. Ils se ret- sans rappeler le mouvement hippie des années rouvent forcés de quitter cette vie en autosuffi- soixante. D’ailleurs, plus rien n’indique l’époque sance et c’est ainsi que débute leur errance. de l’intrigue, nous sommes ainsi propulsé dans une sorte de mythe de la contre-culture.

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Errance dans les Badlands par rien. Ces personnages apathiques sont loin Holly et Kit se rendent chez Kato, l’ancien de la fureur de vivre incarnée par James Dean collègue de Kit. Celui-ci les accueille, ils man- dans les années cinquante. gent et rient ensembles. Néanmoins, celui-ci C’est après les meurtres de ces trois per- tente de fuir ou bien de les trahir. La réponse de sonnes que l’errance dans les Badlands com- Kit est sans appel et il lui tire dessus. La scène mencent pour Holly et Kit. Cette errance s’ouvre est surréaliste à cause des réactions détachées sur une séquence en noir et blanc qui rappelle d’Holly et de Kit : « Il t’en veut ? » demande Hol- les actualités. Cela permet d’informer le spec- ly, « Je ne sais pas il ne m’a rien dit » rétorque tateur sur la réputation médiatique des deux je- Kit. Ce ton plat et cette innocence déplacée en- unes gens. Ainsi recherchés, la cavale des deux gendrent chez le spectateur une sensation de protagonistes commence. malaise qui vient s’accumuler à l’horreur. Hol- Ils font d’abord une escale dans la maison ly explique que Kit ne veut pas expliquer son d’un homme riche. Kit fait preuve d’un profond acte car « ça porte malheur d’en parler ». Holly respect pour cet homme. Terrence Malick, dans tente de lui trouver des excuses, explique qu’il l’une des rare interview qu’il a donné, explique ne paraissait pourtant pas violent. Holly se jus- qu’au fond, Kit croit être un anti-héros mais son tifie ensuite auprès de deux jeunes gens qu’ils respect des riches, de la police et de l’ordre font enferment dans un abris, « Il fait le beau et de lui un homme plus proche des valeurs répub- j’aboie ». Par ces mots, elle s’absout de toute licaines du président Dwight D. Eisenhower que responsabilité. de la rébellion. La violence de Kit se déchaîne La violence de cette série de meurtres est ac- ainsi sur l’Amérique du bas. Holly, quant à elle, centuée par la politesse et la froideur des protag- s’échappe un moment pour la première fois. onistes. Malick critique la fascination du specta- Elle revient tout de même aux cotés de Kit et, teur pour la souffrance et la violence (pulsion tous les deux dans la maison, ils errent, s’as- scopique) à l’instar de Michael Haneke dans soient puis se relèvent, touchent à tout...ce qui Funny Games (1997). Cependant, la particular- n’est pas sans rappeler le conte Boucle d’or et ité de ces personnages est qu’ils ne semblent les trois ours. pas prendre du plaisir à tuer. Kit tue seulement Alors qu’ils quittent la maison, Kit sait qu’il va ceux qui se trouvent sur son chemin. Ni Holly, ni devoir faire face un jour ou l’autre à la responsa- Kit ne semblent touchés par ce qu’il se passe en bilité de ses actes. Les deux protagonistes n’ont dehors d’eux, voire même ils ne sont touchés

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nul part où aller. Le film entre ainsi dans un modernité. Il s’agit également de la seule date Road Movie plus classique, celui de l’errance présente dans le film, date porteuse de signifi- et de la cavale, très en vogue dans les années cation puisque c’est un mois après l’assassinat soixante-dix. Kit et Holly, dans un dernier espoir, du président Kennedy. s’engouffrent dans les badlands, à l’Ouest, vers Holly s’élève dans l’hélicoptère tandis que la frontière Canadienne. Kit, lui, reste collé au sol. S’en suit une course Ils quittent la modernité et la nature fertile poursuite en voiture qui évoque le film Limite pour des terres arides et hostiles. Kit laisse le point zéro de Sarafian (1971). Alors qu’il est hasard dicter sa route en jetant une bouteille en pleine course, Kit s’arrête, prenant comme mais, avec ironie, celle-ci l’encourage à faire prétexte une roue crevée (qu’il crève lui même demi-tour. Le désintérêt d’Holly pour Kit se fait d’une balle). Kit prend le temps de réaliser une croissant, la balade touche à sa fin. Les pay- sorte de sculpture avec des pierres, un mémori- sages désertiques, qui d’habitude évoquent la al en Land Art destiné à sacraliser le moment de liberté, semblent ici évoquer davantage le vide, son arrestation. D’ailleurs, le personnage de Kit la perte de sens, le néant émotionnel des per- donne, cache ou détruit ses affaires tout au long sonnages. La cavale des protagonistes ne tend du film dans une sorte de démarche anti-matéri- vers rien, entravée par les limites de la frontière. aliste où les objets ne sont là que comme des Alors que les deux protagonistes se trouvent à reliques, pour faire mémoire. Kit, qui vit dans le la limite, sur le bord de l’espace américain, ils présent, construit donc tout de même son pro- dansent une dernière fois ensemble sur la mu- pre mythe. sique de Nat King Cole. Ce morceau annonce Alors que Kit est arrêté par les policiers, ces la trahison à venir, évoquant « deux lèvres qui derniers sont fascinés par sa ressemblance mentent ». avec James Dean. On discerne ici la starifi- cation des hors la lois, faisant parti du mythe Portrait de l’Amérique américain (Jessie James, Bonnie et Clyde...). Le lendemain, alors qu’ils font un arrêt près Les policiers se montrent très familiers avec lui, d’une pipeline, les deux protagonistes sont ils se comparent également à lui (« il n’est pas pris en chasse. Holly se désolidarise de Kit. Kit plus grand que moi »). Les policiers s’identifient donne rendez-vous à Holly au grand barrage de et on voit alors que les policiers et Kit sont en l’état de Washington, le soir du nouvel an 1964. faite les deux faces d’une même pièce, comme Ce barrage construit en 1942 a permis d’apport- dans Chien Enragé de Kurosawa. Policiers et er de l’électricité à l’Ouest et donc, d’apporter la criminels sont dans une recherche similaire de

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l’héroisme, qui se traduit par la valorisation de américaine, cherchent désespéramment une la violence. échappatoire. D’ailleurs la voix off d’Holly fait Lors de la séquence finale, Kit est entouré par régulièrement penser à un journal intime, pra- les policiers auxquels il offre ses affaires. Ceux- tique que les psychologues de l’époque recom- ci semblent l’admirer et le traitent comme une mandaient aux femmes pour les arracher de la star. Ils autorisent Kit à parler avec Holly. Lors dépression (Must Read After my death, Morgan de cette dernière discussion, les personnages Dews, 2009). sont distants et on a la confirmation qu’Holly n’était là que pour la balade tandis que Kit, lui, Le mythe du rêve américain voulait avant tout « faire des vagues ». À aucun Il est impossible de ne pas voir dans le film moment du film l’amour n’aura semblé être au de Terrence Malick une critique acerbe de la so- cœur de la relation entre les deux personnages, ciété américaine et de sa violence intrinsèque. contrairement à Bonnie et Clyde. Contrairement aux personnages de Wanda Alors que Kit s’achemine vers l’avion qui le (Barbara Loden, 1970), Kit n’est pas un perdant rendra à la justice, il est entouré par une masse du rêve américain. Pour Malick, le rêve amér- derrière lui. Au loin, on voit un père qui le pointe icain est inaccessible puisqu’il n’existe pas. À du doigt pour le montrer à son fils. Kit est deve- l’image du portrait faussement nostalgique des nu quelqu’un. Alors que les protagonistes sont années cinquante que nous fait le réalisateur dans l’avion, Holly nous informe en voix off de ce au début du film, le rêve américain n’est qu’un qui se passe ensuite. Kit s’endort à son procès mythe vide. Comme des images, les person- et est condamné à mort. Elle, elle est blanchi nages sont plats, sans passion, sans vie. et se marie avec le fils de son avocat. Holly Puisque, nous dit Malick, le rêve américain passe ainsi aisément la frontière crime/loi. Elle n’est qu’une image, la seule façon de l’atteindre apparaît finalement comme la plus sociopathe est de devenir soit même un mythe, une image. des deux, sentiment exacerbé par le fait qu’elle Malick critique également l’hypocrisie amér- échappe totalement aux conséquences de ses icaine qui starifie les criminels, criminels qui actes. Le film s’achève sur son sourire dans une d’ailleurs, ne font rien d’autre que ce qu’a fait sorte de regard caméra. Holly n’est pas sans l’Amérique elle-même, c’est à dire tuer ceux qui rappelé la passivité des femmes américaines se trouvait sur son chemin. des années cinquante qui, mortes d’ennui par En poussant l’analyse de La Balade Sauvage la vie au foyer qu’impose le modèle de la famille dans ce sens, Holly pourrait ainsi être la person-

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ification du spectateur et de son attachement, ment quitté. Le regard caméra final et le souri- de sa fascination pour les mauvais garçons. re qui l’accompagne font véritablement penser Comme un spectateur elle n’est là que pour la à ceux des deux adolescents tueurs de Fun- balade, n’agit pas et se contente d’observer la ny Games (Haneke, 1997) qui s’adressent au violence de Kit sans réaction. Elle se détache spectateur comme pour lui demander « C’est ça d’ailleurs de lui quand l’ennui la reprend et que que vous voulez ? De la violence ? ». le film entre dans l’errance, la non action. En ce Au final, les Badlands ne font pas seulement sens elle préfigure les spectateurs du milieu des références aux terres hostiles et arides du ter- années soixante-dix qui répondront présent au ritoire américain mais aussi à l’Amérique tout retour des héros et de l’action dans les block- entière : terre de culpabilité, de déception et de buster qui feront le succès des studios Holly- rêves ternis dans laquelle le scandale du Wa- woodien dans les années quatre-vingt. Aussi, terGate va bientôt succéder à l’horreur du Viet- comme un spectateur, après cette balade, elle nam. retourne à une vie rangée qu’elle n’a jamais vrai-

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Annexe Filmographie Terrence Malick : Longs métrages en tant que réalisateur

1973 La Balade Sauvage (Badlands) 2012 À la Merveille () 1978 Les Moissons du Ciel () 2015 Knight of Cups 1998 La Ligne Rouge (The Thin Red Line) 2016 : au fil de la vie 2005 Le Nouveau Monde (The New World) 2017 2011 The Tree of Life 2019 Une Vie Cachée (A Hidden Life)

Bibliographie :

Ouvrages disponibles à La Bibliothèque de Caen La Mer : - Un jardin parmi les flammes, Fraisse Philippe - Le nouvel Hollywood, Biskind Peter - Terrence Malick et l’Amérique, Mathis Alexandre - Road Movie USA, Jean-Baptiste Thoret, Bernard Bénoliel

Liens Internet : - Making Badlands (Vidéo en Anglais) : https://www.youtube.com/watch?v=F1RgxACJ-44 - Le cinéma US des années 70 (podcast, français) : https://www.youtube.com/watch?v=mlUfXcEWCXo - La lumière du nouvel hollywood (1967-1980) : une voie originale, à la croisée du classicisme et de la modernité Baptiste Villenave, Université de Caen : http://www.crlc.paris-sorbonne.fr/pdf_ revue/revue1/22_Villenave.pdf - La Figure du marginal dans le cinéma du Nouvel Hollywood : Les cas notoires de Little Big Man, Badlands et Taxi Driver, Gabriel Paprosky: https://archipel.uqam.ca/10951/1/M15071.pdf - Dehée Yannick, « L’argent d’Hollywood », Le Temps des médias, 2006/1 (n° 6), p. 129-142. : https://www.cairn.info/revue-le-temps-des-medias-2006-1-page-129.htm

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