LES PORTES DE L'ÉTRANGE Collection dirigée par Francis Mazière

DAVID /GUERDON

RIMBAUD La clef alchimique

ÉDITIONS ROBERT LAFFONT PARIS Si vous désirez être tenu au courant des publications de l'éditeur de cet ouvrage, il vous suffit d'adresser votre carte de visite aux Editions Robert Laffont, Service « Bulletin », 6, place Saint-Sulpice, 75279 Paris, Cedex 06. Vous recevrez régulièrement, et sans aucun engagement de votre part, leur bulletin illustré, où, chaque mois, sont présentées toutes nouveautés que vous trouverez chez votre libraire.

© Editions Robert Laffont, S.A., Paris, 1980 ISBN 2-221-00521-X A mes deux fils

AVERTISSEMENT

Cet ouvrage analyse et explique fondamentalement l'œuvre d' — ainsi que sa vie tourmentée — à la lumière de la tradition hermétique en général et de celle de l'alchimie en particulier. La personnalité fascinante de Rimbaud n'a pas fini de faire rêver, peut-être plus encore que son œuvre. Né en 1854, à Charleville, dans les Ardennes, ce jeune homme de 17 ans vint à Paris pour y faire reconnaître sa poésie. Après une vie scandaleuse menée en compagnie de , il devait totalement disparaître de la scène publique en 1875 pour se consacrer à l'aventure, puis, en Afrique, au commerce lucratif. Ce mépris total pour une œuvre littéraire aussi importante bouleversa, et conti- nue de bouleverser, tous ceux qui s'interrogent sur le mystère poétique et par conséquent sur la destinée humaine. On décela dans l'existence de Rimbaud, sans pour cela la comprendre entièrement, un secret sublime. Il existe en effet deux mystères irritants dans cette vie mouvementée, deux énigmes qui n'ont jamais pu être expliquées d'une façon satisfaisante. D'abord, l'opposition étonnante qui frappe tous ses admirateurs entre l'ado- lescent visionnaire (créateur d'inestimables joyaux poé- tiques) et ce voyou redoutable, même assez méprisable, sur lequel Verlaine, qui l'aimait, finit par tirer deux coups de revolver. Seconde énigme rimbaldienne : son abandon définitif de la littérature à l'âge de vingt ans et sa fuite désespérée au désert, reniement définitif de tout ce qui avait constitué sa vie jusqu'alors. De ces deux lourds mystères, sujets à interprétations contradictoires, décou- lent des thèses explicatives et des contre-thèses virulentes qui n'ont pas fini de s'affronter. Mais l'obscurité autour de Rimbaud persiste. Le poète se cache toujours derrière le voile qu'il a lui-même — avec quelque délectation — tissé. Selon nous — et nous avons dans ce but réuni, à notre avis, un faisceau suffisant de preuves — Rimbaud a suivi délibérément un plan méthodique et précis, chargé de lui accorder ces « pouvoirs psychiques » auxquels aspirait sa jeunesse ambitieuse et qu'il confondait avec les pouvoirs de la poésie. Pour ce faire, il adopta un système d'évolution dirigée inspiré des opérations de l'alchimie. Point de « surnaturel » dans tout cela, mais l'observation stricte, presque scientifique, d'une sorte de Yoga occidental dont justement se rapproche l' Magna. Les preuves de l'existence de cette « méthode », nous les découvrirons dans la correspondance du poète et dans certaines de ses œuvres traduites pour la première fois grâce à la clef de l'hermétisme. Nous exposerons en clair ce fameux système et montrerons que, du fait des nécessités de sa dialectique, celui-ci devait, par la suite, pousser Rimbaud à dépasser le stade de l'obtention des « pouvoirs » pour aller au-delà, vers l'ascèse et la pure contemplation mystique. Nous ne croyons pas que notre « traduction » de la pensée rimbaldienne diminue en quoi que ce soit le poète ni dessèche son œuvre. D'ailleurs, cette traduction est loin d'être exhaustive et ne prétend pas l'être 1 Une caracté- ristique capitale distingue heureusement notre méthode de lecture de la critique scolastique : en déchiffrant le langage poétique à l'aide d'un langage équivalent, celui des symboles — qui possède la même densité de signi- fication, donc la même intensité —, notre interprétation ne risque jamais de tomber dans le prosaïsme niveleur et banalisant qui tue tout mystère poétique. En effet, en procédant à cette analyse, nous pénétrons dans le domaine polymorphe des « mythes », ces rêves collectifs, itiné- raires initiatiques de l'âme qui, comme les contes de fées, ont une fonction sotériologique (certains psychanalystes les ont redécouverts aujourd'hui au niveau thérapeu- tique). Mythes et contes de fées témoignent d'une concor- dance surprenante avec le matériel symbolique de l'alchi- mie, comme l'a constaté, entre autres, Jung. Notre interprétation de l'œuvre rimbaldienne s'effectue donc à l'aide des symboles utilisés par le poète. Il s'agit d'une analyse dite anagogique, parce qu'elle s'élève du sens matériel au sens spirituel, ce qui permet de ne pas amputer les textes de tout leur espace supérieur, donc sacré, comme le fait la critique académique. Bien entendu, notre analyse concerne aussi bien la vie que l'œuvre du poète, inextricablement liées. Toutes deux en effet obéissent — nous le prouverons — au même système d'évolution interne, de quête de la Pierre Philosophale, ce « système », cette « méthode » que le poète a baptisés orgueilleusement son « Alchimie du Verbe ». Nous croyons que cette « méthode » est d'autant plus actuelle qu'elle fournit des solutions individuelles aux

1. Bien que nous publiions la majorité des textes analysés, nous conseillons à ceux de nos lecteurs qui aimeraient se pencher avec profit sur notre étude de conserver sous la main les Œuvres complètes de Rimbaud (éditions de poche, Ed. de la pléiade ou Ed. Garnier, moyen terme entre les deux autres). contradictions les plus explosives de notre époque. Car ne ressent-on pas fortement à présent cette nécessité de « changer la vie » que Rimbaud proclama il y a plus de cent ans ? Entre la Matière et l'Esprit, le système rimbaldien veut servir de pont et de synthèse, grâce au dynamisme de sa dialectique. Il se sert en effet de la dialectique pour résoudre l'opposition des contraires et créer une nouvelle unité qui, bien qu'elle milite en ce monde, ne s'ampute pas du sens du Sacré dont nous éprouvons tellement la soif aujourd'hui. Il utilise la Matière pour aller à l'Esprit. N'est-ce pas justement le « système » que peut comprendre notre civilisation moderne, avide de formules concrètes, de pragmatisme et d'efficacité ? A ceux qui cherchent une clef pratique à leurs pro- blèmes d'évolution spirituelle, nous offrons, non pas le « mythe » de Rimbaud, dont la vie n'est ni triomphale ni exaltante (aucune tentation de déification dans notre propos), mais sa méthode logique de métamorphose totale, une ascèse concrète, audacieuse, virulente, scandaleuse, dangereuse, que certains « appelés » pourront à leur tour mettre en œuvre, s'ils le désirent, à leurs risques et périls. Les étudiants soucieux de progresser sur la voie de l'ésotérisme — si ce n'est sur celle de la « Sagesse » — trouveront en annexe de ce volume l'étude du quater- naire évolutif forgé par Rimbaud, système concret de métamorphose spirituelle qui nous fournira la clef idéo- graphique de la vie du poète ainsi qu'un modus operandi de transmutation personnelle. Cette technique, adaptée à nos mentalités occidentales, après avoir brisé nos condi- tionnements antérieurs 1 facilite l'apparition d'un état de « créativité artistique » — la Voyance rimbaldienne — et,

1. Son action a quelque rapport, dans un contexte bien en- tendu différent, avec les théories de Wilhelm Reich et les exercices chargés de « briser les cuirasses » musculaires et psy- chiques. pourquoi pas, par la suite, d'une véritable « illumination ». C'est cette « méthode » qu'appliqua scrupuleusement Rimbaud jusqu'à la fin de sa vie, et nous savons qu'elle le mena de la formulation des plus pures merveilles litté- raires jusqu'à la solitude incandescente du désert africain. Toutes les énigmes de cette existence déchirée — qui ont agité tant d'esprits depuis cent ans et suscité tant de théories contradictoires — se résolvent finalement par la connaissance des processus de l'alchimie et leur appli- cation systématique sur le plan spirituel. Nous verrons en effet qu'à l'heure de sa mort « l'homme aux semelles de vent » semble bien avoir découvert enfin le point de non-contradiction absolue qu'il recherchait depuis tant d'années et bouclé ainsi le cycle de sa quête « philosophale ».

I

LA BOUCHE D'OMBRE ET SON FILS

Pour mieux comprendre comment Rimbaud devint ce qu'il fut — dans la mesure où l'on peut percer le mystère d'un don poétique naissant —, il importe de découvrir ses racines nourricières au foyer qui l'éleva. Un père fantoche, une mère abusive : peut-on résumer aussi simplement la préhistoire de notre « enfant prodige » ? En tout cas, un détour dans la famille Cuif-Rimbaud nous apportera son enseignement. Ancien combattant d'Algérie, jovial et sceptique, le capitaine Rimbaud avait épousé Vitalie Cuif en 1853. C'était un bon parti puisque la jeune paysanne des Ardennes devait hériter d'une ferme de 23 hectares. Mais le militaire allait vite se lasser du caractère difficile de sa femme. D'un catholicisme intransigeant, Vitalie avait vainement tenté de le convertir à sa foi. Préférant la vie rude, mais distrayante, des casernes à ce foyer lugubre, il l'abandonna en 1860 avec ses quatre enfants. Après la naissance d'Isabelle, la petite dernière, il disparut. Arthur avait six ans. Très orgueilleuse et sensible au paraître, Madame Rimbaud dut souffrir durablement de se trouver abandonnée « comme une fille ». Qu'allaient dire les braves gens de Charleville ? Qu'allait-on penser d'elle à la messe ? Le peu de femme qui restait en elle s'enferma dans un silence hostile. Elle se corseta dans ce rôle si commode de martyre du devoir et de distributrice de discipline avec un fatalisme empli de rancune pour un destin sans pitié.

Une femme de devoir

Madame Rimbaud a très mauvaise réputation parmi les gens de lettres. Ils la voient bigote et brutale. Elle n'a pas compris le besoin d'affection de son fils et fina- lement s'avère en partie responsable de son destin chao- tique. Nous allons essayer de nuancer cette condamnation. Nous établirons qu'Arthur, malgré le conflit qui les opposa, ressembla par bien des côtés à sa mère et subit certainement sa fascination. D'où l'intérêt du portrait que l'on peut tracer de Vitalie Rimbaud, la « Bouche d'Om- bre », comme son fils l'appela dès qu'il put lire Victor Hugo. Cette femme est une terrienne, une fille de la campagne aux mains abîmées par les travaux agricoles. Obstinée et fière, elle se consacre avec une sorte de grandeur à ce qu'elle appelle son « devoir ». Elle élève très sévèrement ses enfants, mais il faut se reporter à l'époque, au pain sec et à l'eau, au martinet et autres sévices qu'exalta la comtesse de Ségur. Madame Rimbaud n'a rien d'étrange ni d'anormal. Elle est ennuyeuse et moralisatrice, mais comme tous les parents d'alors. D'ailleurs, Vitalie Cuif se montre très stricte sur la discipline pour une raison précise : il existe toujours quelque lézarde de folie derrière les façades les plus respectables. Madame Rimbaud avait été somnambule dans sa jeunesse et ses nerfs demeurent à vif. Elle se fera même étrangement visionnaire comme en témoigne sa lettre à sa fille Isabelle datée de juin 1899, lorsqu'elle avoue avoir cru apercevoir à l'église son fils Arthur mort depuis huit ans. Et ce fantôme l'a bouleversée. Ses deux frères, les oncles des enfants Rimbaud, ont hérité de cette instabilité nerveuse. Usé par trop d'aventures, Jean l'Africain disparaît le premier en 1856, à l'âge de 30 ans. Son frère Charles-Auguste devient vagabond ; il mènera une vie scandaleuse jusqu'à l'âge de 94 ans. Il meurt en 1924, après avoir préféré une bouteille de vin rouge à l'huile de l'Extrême-Onction. Dieu merci, Vitalie ne sera plus là pour voir cette fin abominable, mais elle éprouve déjà, dans les années 60, d'immenses inquiétudes quant à l'honorabilité de ce frère anarchiste. On com- prend son angoisse à voir son Arthur, son orgueil, « tourner mal » et suivre la trace de l'oncle maudit. On peut donc l'excuser quelque peu d'avoir tenté, certes avec une maladresse désastreuse, « d'enrayer les progrès du mal ». On ne s'amusait guère auprès de Vitalie. La seule lecture officiellement recommandée est celle de la Bible qui nourrira la jeune imagination, déjà fertile, du futur adolescent prodige. Pour se distraire, les enfants en sont réduits à compter les marronniers des allées de la ville. Les filles seront enfermées au pensionnat du Saint-Sépul- cre (le nom seul fait frémir). Arthur a pour unique ami son frère Frédéric, l'aîné d'un an, plus indolent que lui, avec lequel il fuit déjà sur les bords de la Meuse. Ou, pour échapper à l'éternelle surveillance, il s'enferme dans les latrines et y observe pendant des heures la danse bour- donnante des mouches. En fait, son frère et ses sœurs ne le comprennent pas plus que leur mère. Arthur est seul et il ressent durement sa solitude. Il prend l'habitude du malheur que lui ressasse cette femme blessée. Ses émerveillements enfantins sont empreints de tristesse et d'angoisse. Nulle chaleur autour de lui ne vient consoler ses premières interrogations. Madame Rimbaud, que l'on nous décrit toujours comme bigote et bornée, desséchée par son manque d'amour, attentive au qu'en dira-t-on, acceptera pourtant certaines compromissions stupéfiantes : elle accueillera chez elle son fils vagabond aux cheveux longs infestés de poux, elle tolérera sa liaison avec Verlaine, acceptera même de se mêler au scandale en allant réclamer des manuscrits à la belle-famille de l'ami de son fils, elle accourra à Londres (loin de la ferme natale !) lorsque le jeune fugueur aura besoin d'elle. Certes, elle monnayera ses secours de gémissements et de fastidieux conseils, mais elle gardera toujours sa porte ouverte pour recevoir le fils errant. Sa correspondance éclaire mieux les méandres psycho- logiques de cette terrible femme. En 1873, au moment où il abandonne Rimbaud à Londres, Verlaine écrit à la « mother » une lettre éperdue. Le 6 juillet, elle lui répond de Roche, la ferme familiale, en lui prêchant la force d'âme. Il a menacé de se tuer ; elle riposte que le suicide est une lâcheté et une infamie. « ...Et moi aussi j'ai été bien malheureuse. J'ai bien souffert, bien pleuré, et j'ai su faire tourner toutes mes afflictions à mon profit. Dieu m'a donné un cœur fort, rempli de courage et d'énergie. J'ai lutté contre toutes les adversités, puis j'ai réfléchi, j'ai regardé autour de moi et je me suis convaincue que chacun d'entre nous a au cœur une plaie plus ou moins profonde, ma plaie à moi me paraissait beaucoup plus profonde que celle des autres ; et c'est tout naturel : je sentais mon mal et ne sentais pas celui des autres. C'est alors que je me suis dit (et je vois tous les jours que j'ai raison) : le vrai bonheur consiste dans l'accomplissement de tous ses devoirs, si pénibles qu'ils soient! ...Il faut travailler beaucoup, donner un but à votre vie ; vous aurez sans doute encore bien des jours mauvais ; mais quelle que soit la méchanceté des hommes, ne désespérez jamais de Dieu. Lui seul console et guérit, croyez-moi. » Retenons ces deux phrases soulignées par nous. Arthur saura plus tard se souvenir des conseils énergiques de sa mère qu'elle devait sans doute lui ressasser sans cesse. « Bonheur », « devoir » sont des leitmotive de l'œuvre rimbaldienne qui sortent directement de la « Bouche d'Ombre ». Avec une irrésistible volonté.

L'adolescent à double face Arthur tient de sa mère son obstination, son orgueil, son avidité, sa frugalité qui se manifesteront plus tard en Abyssinie où il se montrera aussi dur envers lui-même que pour les autres. Peu sympathique non plus, cet « arrivisme » qui le pousse à quatorze ans à envoyer dans le plus grand secret au prince impérial une lettre en vers latins de soixante hexamètres à l'occasion de sa première com- munion. Ce qui n'empêchera pas l'adolescent, quelques mois plus tard, de dire de Napoléon qu'il mérite les galères. Le vent a tourné. On verra Arthur appliquer de nouveau sa tactique des lettres d'introduction lorsqu'en 1870 il adressera au poète Théodore de Banville une lettre platement louangeuse. Et, le moment venu, il partira à la conquête de Verlaine de la même manière. La vérité est que, de son éducation rigide, il a acquis le goût du secret et de la ruse. Il sait aussi se montrer cynique et se dédoubler à volonté. Enfant timide et limpide au grand front bien coiffé, au regard rêveur, il saura se transformer du jour au lendemain en ce voyou hirsute et sale qui « épatera » les salons parisiens. Son professeur Izambard s'étonne déjà de le voir s'exalter dès qu'il s'évade de chez sa mère et peut librement parler de poésie. Mais, dans le délire du Verbe, sa tête demeure froide. Il ne perd pas le fil et suit son plan méticuleu- sement. Chez lui, l'inspiration la plus éthérée s'accom- pagne toujours du réalisme le plus pratique. Evidemment, au départ, s'y mêlent des naïvetés d'enfant qu'il saura perdre bien vite. Et ses illusions lui coûteront cher. Petit provincial étouffant dans une cité paisible et tiède que personnifie sa mère, « plus inflexible que soixante-treize administrations à casquettes de plomb », il se réfugie dans le rêve et la lecture : Gustave Aimard, Fenimore Cooper, Jules Verne. Il bâtit de grandes aventures sur mer, des voyages exotiques et songe à s'évader. Il a besoin de liberté, il a besoin de vigueur, d'autant plus qu'il éprouve d'affreuses inquiétudes quant à ses capacités d'amour. Pour un jeune collégien qui sent ses camarades s'épa- nouir, ce ne peut être que la panique. Il bluffera dans ses premiers poèmes pour s'affirmer identique aux autres et non plus cet exilé perpétuel qu'il s'est senti devenir à l'âge de sept ans. Mais il aura beau faire, aliénée par le christia- nisme, corrompue par le capitalisme, la femme restera absente de son monde démantelé. Ses premiers poèmes font peut-être illusion ; leurs vers charmants nous content des idylles naïves dans des allées ombragées. Pudeur de jeune collégien épouvanté par cette mort en lui. Il a besoin d'amour, il crie à l'aide et ne sait où trouver cette tendresse qu'il n'a pas connue, cette communion néces- saire à tout poète. En lui se heurtent une volonté inflexible et une faiblesse féminine, une sensibilité dont il a honte et qu'il fera tout pour cacher, pour dompter, pour anéantir. Toute sa vie sera consacrée à ce combat cruel, impitoyable, contre la part la plus tendre de lui- même qu'il refusera avec rage. Celle qui provoquera son malheur, mais aussi sa survie dans le Panthéon poétique. Un candidat au Parnasse

Arthur a onze ans lorsqu'il entre en 1865 au collège de Charleville. Il manifeste encore à cette époque une grande piété et étonne ses professeurs par sa précocité intellec- tuelle. Il remporte tous les prix. Sa mère, fondant les plus vifs espoirs sur ses capacités, décide de pousser ses études en lui faisant prendre des cours particuliers de latin, de grec et de français. Arthur rêve d'étudier la musique et, comme Vitalie ne se laisse pas fléchir, il dessine des touches de piano sur les bords de la table et s'en sert pour répéter la gamme. Au collège, les deux fils Rimbaud n'ont pas été acceptés sans mal par leurs condisciples qui leur trouvent un air bizarre. Eblouis par ses dons, les professeurs s'inquiètent malgré tout des mines sournoises d'Arthur, de ses yeux bleus et froids qui les scrutent. Le jeune garçon se lie à dont la mère tient un bazar à Mézières, ami qu'il subjugue et qui lui demeurera fidèle, à sa façon. En classe, Arthur brille en vers latins. Et il commence à écrire des poèmes français dont le premier à nous parvenir, « Les Etrennes des Orphelins », est publié dans les premiers mois de 70 dans la Revue pour Tous. Il a quinze ans et doit sentir la tête lui tourner devant ce pré- coce succès. Au cours des mois qui suivent, il écrit de belles œuvres, mais encore soumises aux tics des maîtres contemporains qu'il pastiche avec une aisance remar- quable. Notons au passage qu'il date ses textes du jour de leur transcription, ce qui rend difficile toute tentative de classement chronologique. C'est à cette époque que, venant de Paris, arrive au collège de Charleville , un jeune pro- fesseur de 21 ans, généreux et enthousiaste, qui se prétend lui aussi poète. Républicain radical, il déteste Napoléon III, ainsi que les élèves trop appliqués. Mais il est subjugué par cet enfant angélique aux yeux intenses et entame avec lui de longues discussions littéraires. Il l'attend à la sortie du collège : tous deux se promènent ensemble. Arthur, d'ordinaire taciturne, parle beaucoup et s'exalte. Emerveillé par ses dons, Izambard l'encourage dans la voie poétique qu'il vient de choisir. Il lui passe des livres « interdits » : Villon, Rabelais, Voltaire, les Parnassiens, les Misérables ! Jusqu'au jour où Madame Rimbaud met le holà à cette littérature subversive. Le jeune homme riposte en allant lire chez son maître qui lui confie les clefs de son domicile. Arthur envoie alors « » à Théodore de Banville dans l'espoir fallacieux que le poète le publiera dans son « Parnasse contemporain » 1 Banville ne lui répond même pas. « Soleil et Chair » est un poème bour- souflé et laborieux, d'un lyrisme souvent brillant. Dans cet adroit exercice de style, Rimbaud suit sans grande originalité ses modèles favoris : Ovide, Victor Hugo, Musset et Banville. Pourtant on y découvre déjà son goût du paganisme, son désir de révolte charnelle et anti- chrétienne de plus en plus violent. En des vers encore naïfs, le poète prend position pour une vision spiritualisée de l'univers. Lorsqu'il ouvrira les livres d'alchimie, il y reconnaîtra les lois du Cosmos que son inspiration avait pressenties. Si le jeune homme a rêvé un moment de s'intégrer à l'Ecole parnassienne, il va très vite abandonner les nor- mes desséchantes de tout mouvement défini pour suivre sa propre voie de plus en plus originale. Il ambitionne à présent de bâtir tout un système qui servira de clef au « pourquoi » de la destinée humaine et remplacera les

1. Groupés en 1866, les poètes baptisés Parnassiens enten- dent réagir contre le lyrisme romantique et prônent une litté- rature objective et impassible. On compte parmi eux Baude- laire, Théodore de Banville et... Paul Verlaine. vieilles religions qui, selon lui, ne répondent plus à nos interrogations angoissées. Influencé, certes, par Baude- laire, mais impressionné par les aspirations ésotérico- sociales d'un Victor Hugo, il travaille, dès son entrée dans la poésie, à forger un outil personnel — une nouvelle poétique à la fois langage, mode de perception et mode d'action — qui doit lui permettre d'atteindre une nou- velle réalité, un nouvel état. Et cette réalité transcendante, il veut la partager avec les autres hommes.

II

L'ADOLESCENT RÉVOLUTIONNAIRE : De la Commune à la métamorphose alchimique

La situation politique de la France va soudain détourner Rimbaud, sur le plan formel, des œuvres trop esthétiques, trop « artistes ». Le 19 juillet 1870, la guerre franco-prussienne éclate. Elle se solde aussitôt par d'écrasants revers pour l'Empire français. Le jour de la distribution des prix au collège de Charleville, Arthur, couronné de lauriers, apprend le désastre de Wissembourg. Il sent aussitôt vibrer en lui la fibre républicaine. Les Prussiens progressent toujours. Le 4 septembre, l'Empire s'écroule. L'adolescent écrit des vers révolu- tionnaires (mais il ne s'agit encore que de célébrer la chute de Napoléon III). A mesure qu'il « vire à gauche », le jeune homme change de comportement. Il se révolte contre les petits bourgeois de Charleville, les « malades du foie » comme il les appelle avec mépris (« les Pauvres à l'Eglise ») et opte résolument pour les exploités, les opprimés, les affamés. Son physique lui-même se transforme. Il a brusquement grandi et mesure 1 mètre 77. Il laisse pousser ses cheveux et adopte une coiffure « à la mérovingien », il ne se lave plus, fume et s'étale sur les bancs comme un voyou. Il choisit pour ses œuvres des sujets scandaleux et les exprime avec vigueur. Sa mère horrifiée voit se désintégrer en quelques semaines le vernis des bonnes manières qu'elle lui avait imposé rudement au cours de ses jeunes années. Que s'est-il passé ? Ce n'est pas une simple crise pubertaire. La chute de l'Empire, le désordre provoqué par la guerre ont facilité l'explosion d'un carac- tère trop longtemps comprimé. Les mutations de l'ado- lescence ont fait le reste.

La révolte définitive

Tout a commencé par la première fugue du 28 août 70. Arthur se promenait avec sa mère et ses sœurs dans les prairies du bord de Meuse. Soudain les trois femmes se retournent : il a disparu. On devine leur affolement, leurs recherches vaines par toute la ville et jusque dans les plus « mauvais lieux » (sans doute d'inoffensifs cafés). Elles en arrivent même à imaginer que quelque détache- ment prussien a fait prisonnier « le malheureux enfant ». En réalité, Arthur a pris le train pour Paris où il veut assister à la chute de Napoléon III. L'avance prussienne l'oblige à passer par Saint-Quentin, mais ses économies ne sont pas suffisantes pour lui payer une place jusqu'à Paris. Qu'à cela ne tienne ! Le 31 août, il débarque gare du Nord avec son billet pour Saint-Quentin. Il essaye de franchir le guichet, mais l'employé découvre sa fraude. Arrêté pour infraction à la police des Chemins de Fer, il est envoyé au Dépôt, puis à la prison de Mazas. Il n'a pas de papiers, refuse de donner son adresse et se prétend dix-sept ans, alors qu'il en a deux de moins. Le 5 septembre — le lendemain de la chute de l'Empire dont il n'a perçu que les rumeurs — Arthur semble vaincu par le régime débilitant de la prison. Il adresse à Izambard une lettre suppliante pour que son professeur le fasse libérer. Celui-ci envoie aussitôt un mandat de treize francs. Le directeur de Mazas expédie le jeune fugueur à Douai où son professeur loge chez trois vieilles filles affectueuses qui l'ont élevé, les demoiselles Gindre. L'en- fant demeurera trois semaines dans ce milieu sympathique où il se réconfortera de sa première et cruelle découverte du monde. Il écrit les « Chercheuses de poux » et une lettre de repentir, plus ou moins sincère, à sa mère. La prison de Mazas a provoqué un grand choc sur Arthur, mais moins violent cependant que celui qui suivra sa prochaine fugue de février 1871. Pour l'instant, les événements militaires le mobilisent. Après Sedan, il s'agit désormais de défendre la République nouvellement née. Izambard s'engage dans la Garde nationale. Arthur manœuvre à ses côtés avec un manche à balai en guise de fusil. Madame Rimbaud répond à son fils par une lettre si menaçante qu'il refuse de réintégrer la maison familiale. Izambard se voit contraint de l'accompagner. L'accueil est on ne peut plus glacial pour le professeur, on ne peut plus cuisant pour le fils prodigue. A peine rentré à Douai, Izambard apprend par une lettre de Vitalie qu'Arthur est reparti, cette fois pour la Belgique. Après son périple, il aboutit de nouveau à Douai, chez les sœurs Gindre dont il apprécie les soins maternels. C'est pendant cette deu- xième fugue qu'il écrit ses poèmes les plus limpides, ses vers les plus heureux, rayonnants de liberté et de jeu- nesse : « Le Cabaret vert », « Ma Bohème », preuve que son séjour à Mazas n'a pas laissé de trace indélébile en lui. A Douai, il fait la connaissance d'un jeune poète, Paul Démeny, auteur (édité !) des « Glaneuses » auquel il enverra, huit mois plus tard, sa seconde « lettre du Voyant ». Madame Rimbaud menaçant de faire intervenir la police, il faut rentrer à Charleville. Le collège a été transformé en hôpital. Arthur se trouve livré à lui-même. Prodigieuses vacances ! Il se promène dans la campagne ravagée par la guerre, glacée par un hiver rigoureux. Il fréquente la bibliothèque. Il discute politique avec Delahaye. Le siège de Paris se fait de plus en plus atroce. Les Prussiens bombardent Mézières, ville voisine de Char- leville. Ils approchent. Le 27 janvier, on apprend que l'armistice a été signé avec l'ennemi. Le Gouvernement provisoire a capitulé. La France va virer à droite et pour les premières élections à l'Assemblée nationale, voter en masse pour les Royalistes. Rimbaud ne peut assister avec indifférence à cette revanche effrontée de ceux qu'il appelle les « patrouillotards » (il les a vus trembler de peur à Charleville lorsque les Prussiens avançaient ; à présent, il les voit acclamer Thiers, le chef du Gouver- nement qui vient de s'installer à Versailles). La révolution poétique du jeune homme va accompagner la révolte des Parisiens, refusant la défaite et le retour des classes privilégiées dont ils avaient cru se défaire à la chute de l'Empire. C'est à cette époque que Rimbaud écrit ses poèmes satiriques les plus virulents. Il y crie ses refus, ses colères contre les immobiles et les nantis, les ventrus de la conscience, monde caricatural et viscéral à la Daumier : « les Assis », « Accroupissements », « les Premières Communions », « l'Homme juste », etc. Il dénonce les méfaits de la religion chrétienne, surtout chez les femmes qu'elle asservit — il en voit d'excellents exemples dans son foyer. Le ton s'est fait personnel ; sa force agressive exalte un retour au paganisme charnel. Mais déjà dans certains poèmes, même les plus enragés, se produit parfois un « déraillement » du style qui plongera les commentateurs futurs dans l'embarras. La réalité dépassée se masque par moments de symboles, ce qui prouve que Rimbaud travaille sa poétique pendant toute cette période de liberté que lui accorde la guerre. Sa recherche symbolique se manifeste alors dans « les Douaniers » (poème beaucoup moins simple qu'il ne paraît) et aussi dans « Oraison du soir ». Le 15 février 1871, le collège rouvre ses classes dans les bâtiments du théâtre. Mais Madame Rimbaud voit ses derniers espoirs déçus : son fils refuse de reprendre ses études. Ce même jour, après avoir vendu sa montre, il gagne Paris par le train. Pendant quinze jours, jusqu'au début mars, il y connaîtra une tragique existence de vaga- bondage. Réduit à une extrême misère, mangeant des détritus, il couche même sous les ponts. C'est sans doute pendant ces deux semaines abominables dans la capitale qu'il vivra l'humiliation qu'il nous a racontée à mots cou- verts dans « le Cœur supplicié (volé) » et que nous analyserons dans un prochain chapitre. Début mars, en tenue loqueteuse, Arthur revient à Charleville. Il erre dans la ville, refuse de se laver et de se peigner. Il nargue ses anciens condisciples, hante les cafés où il crache des jurons et des blasphèmes, raconte à haute voix des anec- dotes scatologiques, joue des farces scabreuses avec son ami, le singulier Bretagne. Arthur Rimbaud nargue sa ville natale tandis qu'éclate la révolte de Paris. Refusant la capitulation des élus de Versailles, la popu- lation parisienne (alors essentiellement ouvrière) s'insurge et, dès le 28 mars, constitue un gouvernement autonome, la Commune de Paris. Thiers refuse de traiter avec les insurgés dont l'impéritie anarchiste n'a d'égale que le courage et l'immense générosité. Le dimanche 21 mai, l'armée versaillaise pénètre par la porte de Saint-Cloud dans un Paris mal défendu. Malgré leur héroïsme, les insurgés sont balayés vers l'est par les soldats gouverne- mentaux qui font preuve dans la répression d'une férocité impitoyable. On massacre peut-être 40 000 Parisiens. Les combats cessent, le dimanche 29, sur les hauteurs du Père-Lachaise, où, à 15 heures, sont fusillés les derniers révolutionnaires. Le Paris populaire n'oubliera pas de sitôt cette sanglante revanche de la bourgeoisie.

Rimbaud n'a pas participé à la Commune

Delahaye nous a décrit la joie triomphante de son ami, le 20 mars, à la nouvelle de la proclamation de la Commune de Paris, nouvelle qui a donc mis deux jours pour parvenir à Charleville. D'après lui, Arthur serait parti pour Paris début avril et aurait atteint la capitale après six jours de marche. Incorporé aux Francs-Tireurs de la Révolution, installé dans la caserne de Babylone où régnait une désolante anarchie, il aurait attendu en vain des armes. Après avoir passé son séjour en parlotes idéologiques, il serait revenu à Charleville début mai, en réussissant miraculeusement à traverser les lignes des Versaillais et des Prussiens. Il aurait ramené avec lui le « Chant de Guerre parisien ». En fait, Rimbaud a envoyé ce poème à Démeny le 15 mai, et il l'a envoyé de Charle- ville. Le 13 mai, il écrivait à Izambard qu'il n'était pas allé à Paris malgré les « colères folles » qui le poussaient à combattre à côté des travailleurs. Rimbaud a-t-il raconté des fables à Delahaye pour l'impressionner ? Celui-ci confond-il les dates ? Participe-t-il volontairement au « complot » de certains qui aimeraient bien faire du poète un « Communard » écœuré par les excès de la Commune ? Comme nous le verrons, Arthur écrit pendant cette période agitée la série de ses manifestes poétiques dans lesquels il expose son « système » de métamorphose. C'est l'époque où il compose aussi un projet de constitution communiste qui ne nous est malheureusement pas par- venu. Il cherche à définir le rôle du poète dans la société future, en rêvant d'un monde meilleur pour les opprimés de toutes sortes, femmes, nègres, travailleurs. Les « socialistes utopiques » du début du XIX siècle, auxquels nous devons rattacher ses théories, conservent une vue mystique du monde qui marquera la révolution de 1848 et peut-être encore, à bien des égards, celle de la Commune. Ces réformateurs illuminés veulent que les lois arbitraires de la société se plient aux droits de la nature humaine. Une société harmonieuse d'artisans et de paysans où toute passion est satisfaite si elle ne porte pas tort au voisin, où chacun reçoit selon ses besoins, ne peut être bâtie qu'en accord avec les lois naturelles étudiées par la Science, donc par la Raison. Mais cette société naturelle reproduit finalement dans le microcosme les éternelles lois du macrocosme. L'hermétisme reparaît donc en filigrane par la mise en application sociale des lois de Correspondance universelle que cautionne l'existence d'un principe suprême. Nul doute que Rimbaud poète — et on le constatera dans ses lettres de mai 71 — appliquait fidèlement ces belles aspirations égalitaires, libertaires, mais spiritualistes, qui s'épanouirent avec des systèmes aussi différents que ceux de Fourier ou de Saint-Simon. Que va-t-il se passer pour Rimbaud à la chute de la Commune ? « Je crus avoir trouvé raison et bonheur. C'était très sérieux. Un mois de cet exercice... » écrira-t-il plus tard. Comme beaucoup de jeunes gens de l'époque, Arthur va subir douloureusement cet horrible effondre- ment de ses espoirs (la jeunesse du XIX siècle a de la sorte été traumatisée par les « ratages » de 1830, 1848 et 1871). Il voit revenir au pouvoir tous ceux qu'il croyait chassés définitivement, les politiciens professionnels, les bourgeois repus et satisfaits, les aristocrates, les prêtres, les financiers, les militaires, les belles dames et les filous de salon. Les assassins sont parmi nous. Quelle rage pour le jeune poète d'entendre ricaner de soulagement les nantis de Charle- ville qui sortent avec morgue du trou dans lequel ils s'étaient terrés pendant l'orage. Tout au long de ce mois de la Commune, s'il n'a pas participé au combat, l'adolescent a beaucoup réfléchi, beaucoup écrit avec la fièvre que l'on devine. En juin, son système libérateur est prêt. Mais, cruauté de l'Histoire, tous ses amis potentiels se trouvent décimés par la victoire de la bourgeoisie. C'est elle qui désormais va accaparer les rênes du Pouvoir et du Savoir : son règne continue, et pour longtemps encore. Elle n'a pas le triomphe modeste. Fait très grave : la classe laborieuse se retrouve muselée pour de nombreuses années et la France scindée en deux familles de haine farouche. En mars 1852, au lendemain du coup d'Etat de Napo- léon III, Baudelaire écrivait à un ami : « Le 2 décembre m'a physiquement dépolitiqué. » La chute de la Com- mune en fera de même pour Rimbaud. Après avoir clamé bien haut sa fureur, il va se tourner désormais vers le chuchotement confidentiel de l'ésotérisme, il va parler « d'âme à âme » et ne plus se confier qu'à mots couverts. Quitte à employer l'humour pour masquer son mépris, comme dans « Ce qu'on dit au poète... », lorsqu'il s'adresse à des bourgeois parvenus et récupérés tel Ban- ville. Qu'on nous entende bien : nous ne prétendons pas que Rimbaud a découvert « l'occultisme » à cause de la chute de la Commune, il l'étudiait depuis au moins une année. Mais, après l'écroulement de ses espoirs politiques, il ne lui reste plus que ce domaine secret pour y épanouir sa volonté révolutionnaire. L'Humanité nouvelle n'est pas pour demain. D'autres générations plus heureuses comprendront un jour enfin sa démarche et réussiront à changer la vie. Lui, a décidé de s'occulter. Il montrera la voie à ses succes- seurs éventuels en se transformant lui-même. Il s'attaque sans délai à cette tâche rebutante et mystérieuse. Mais quelle est la raison secrète qui le pousse depuis toujours dans cette voie ? Pourquoi cette exigence de transfor- mation ? Comment va-t-il s'y prendre ? Nous répondrons à ces questions un peu plus loin.

Le secret des sources rimbaldiennes

Oubliant l'existence de la « création pure » et confon- dant analyse de texte et identification des sources, les critiques scolastiques poursuivent leurs controverses passionnées pour établir ce qu'a pu lire Rimbaud au moment où il élabore son système poétique. Car, selon eux, de l'identification de ses lectures doit découler l'explication de ses œuvres qui ne seraient plus que d'habiles adaptations. Or les renseignements que nous possédons sur les sources rimbaldiennes sont fragmen- taires et contradictoires. Certains, les auteurs que Rim- baud cite nommément dans ses lettres comme Baudelaire, Musset et Verlaine. Certains, ceux que nous rapporte son professeur Izambard, puisqu'il le fit bénéficier de sa bibliothèque. En fait, Rimbaud adolescent lut tout ce qui lui tombait sous la main. Aussi fréquenta-t-il la Biblio- thèque de Charleville. Ses biographes se sont donc préci- pités pour consulter le catalogue de ladite bibliothèque à son époque afin de découvrir quels livres l'avaient inspiré. Le résultat ne semble pas être concluant puisque la polémique dure encore. Indiscutable évidemment s'avère l'influence de Baude- laire dont on retrouve la marque dans les premiers poèmes d'Arthur ( Fleurs du Mal ont paru en 1857 et leur édition complète en 1868.) Comme Baudelaire, Rimbaud ressentit profondément cette douleur infuse dans toute vie, le péché de la chair et cette promesse de salut par l'esprit. Mais il découvrait surtout chez son grand devan- cier sa mission essentielle : l'artiste interprète non la ailleurs les réactions de la force équilibrée conservent la vie universelle par le mouvement perpétuel de la nais- sance et de la mort. » Nous comprenons mieux ainsi ce qu'affirme Titus Burckhardt (Alchimie) : « La réalisation du centre de l'état terrestre est le but même de l'alchimie et aussi la signification la plus profonde de l'or. » Il ajoute que celui qui a conquis l'or central est devenu totalement nouveau « en ce sens que son être est pleine- ment éveillé et uni à son principe d'origine qui ne se manifeste qu'en son centre ». Ces aperçus sur le quaternaire vont nous permettre de comprendre plus complètement le contenu ésotérique du sonnet des « ».

Circumambulation et polarisation

Il nous semble logique et évident de placer les catégo- ries du sonnet sur la croix du quaternaire. Ce choix était contenu implicitement dans tout ce que nous avons exposé au sujet de sa structure en quatre catégories plus une qui reflète, sur le plan ontologique, le cheminement du processus d'individuation jungien. Les pôles du qua- ternaire figurent dialectiquement les différents stades d'évolution d'un individu en proie à ses contradictions, tandis qu'au centre se situe, comme nous venons de le voir, le Soi échappant par sa position à tous les anta- gonismes. Les flèches sur le diagramme indiquent le mouvement dialectique qui emporte le sujet vers le centre de la croix en passant à travers les filtres-épreuves des quatre caté- gories. Il s'agit d'une épuration successive — selon divers modes — du chaos initial situé en A noir, opération alchimique que nous examinerons plus loin. Bien entendu, tout quaternaire est fondamentalement un quinaire si l'on comprend son centre. Nous plaçons 0 bleu en ce point privilégié puisqu'il représente le but ultime du pro- cessus d'individuation, le point de cristallisation où se cache et d'où rayonne le Soi et où celui-ci communique avec les états supérieurs d'existence. Les Adeptes insis-

tent sur l'importance du centre du quaternaire. Si ce point n'est pas fortement établi, le quaternaire sera bancal et la circumambulation ne pourra pas s'effectuer correc- tement. On appelle circumambulation ou circumrotation ce déplacement qu'effectue le sujet autour du quaternaire, qu'il gagne ou non le centre. H.C. Khunrath dans l'Amphiteatrum Sapientiae (1604), nous explique ainsi le processus alchimique de la distil- lation circulaire du chaos primordial (solve et coagula) : « Par la Circum rotation ou la révolution philosophique circulaire du Quaternaire, il est ramené à la Simplicité la plus élevée et la plus pure de la Monade Catholique plus que parfaite... De l'Un grossier et impur naît un Un extrêmement pur et subtil » (« catholique » signifie « uni- versel »). Ces lignes, qui décrivent le processus d'obten- tion de la Quintessence, s'appliquent parfaitement au Quaternaire évolutif rimbaldien. Jung retrouve dans les rêves cette circumambulation sacrée. Selon lui, lorsqu'elle s'effectue vers la gauche, l'Iti- nérant va du conscient vers l'inconscient. Lorsqu'elle s'effectue vers la droite, il va de l'inconscient vers le conscient 1 Mais il s'agit toujours d'une « concentration exclusive sur le centre, lieu de la transformation créa- rice ». La circumambulation a une grande importance dans les rituels religieux. On la retrouve encore aujour- d'hui dans les temples maçonniques ou, par exemple, à La Mecque, lorsque les pèlerins tournent rituellement autour de la Kaaba. Selon Guénon, le sens des circumam- bulations désigne deux voies différentes : celle de la droite est celle du Ciel, celle de la gauche de la Terre. Mais rappelons-nous que le but suprême reste de toute façon identique : le centre.

sens dextre sens senestre

Pour notre application graphique de « Voyelles », le problème s'est posé de choisir un sens de circumambula- tion autour du quaternaire. Ce sens dépendait de la position du E blanc et du U vert sur la croix.

1. Le sens de la giration est déterminé par la position du centre vis-à-vis de l'itinérant. Si celui-ci a le centre à sa main gauche, le sens est dit senestre. Si le centre est à sa main droite, il est dit dextre. Si le quaternaire se parcourt à dextre, E blanc se trouve en haut de la croix et U vert en bas, ce qui ne cadre pas avec le symbolisme de ces deux catégories. U vert représentant l'intellect ne peut se trouver loca- lisé dans les zones de la négativité inférieure et E blanc, l'imagination, ne peut se loger dans des zones positives.

La figure ci-dessus nous rappelle en effet la polarisation des axes référentiels mathématiques qui constituent le quaternaire. De toute façon, incidemment, le symbo- lisme mathématique rejoint le sens commun qui reconnaît dans une figure un « haut » et un « bas », c'est-à-dire la prédominance d'une région supérieure sur une région inférieure. D'autre part, dans notre civilisation où l'on écrit de gauche à droite, la vectrice horizontale est natu- rellement orientée de la même manière. Cette disposition impose un sens de rotation senestre. La voie de ganche convient d'ailleurs à Rimbaud puisqu'elle témoigne de son option poétique et tantrique. Il existe un danger très grave pour celui qui parcourt le Quaternaire évolutif. C'est que la rotation s'inverse soudain (4-3-2-1). Dans ce cas, les épreuves des étapes successives retombent en choc en retour sur l'itinérant : le quaternaire est devenu involutif et les conséquences en sont catastrophiques. Au lieu de dominer les événements, le sujet est dominé par eux et succombe à l'influence du milieu.

Il est très difficile de prévoir un tel danger et d'y parer. Les Adeptes affirment que tout dépend de la qualité de l'axe (c'est-à-dire en termes jungiens, du Soi) qui doit être repéré au plus vite. De la stabilité du point central dépend la bonne marche de l'opération. C'est une question de santé mentale pour l'opérateur. Si son axe est puissant, il pourra se livrer impunément aux diverses épreuves des catégories traversées sans risquer la chute dans l'involu- tion par faiblesse de la volonté. En cas d'une inversion de forces imprévue — toujours possible lorsqu'on manipule des énergies sans protection efficace — l'homme entraîné dans le quaternaire invo- lutif devra découvrir un solide point d'appui et user de toute sa volonté pour renverser le mouvement. C'est pos- sible, quoique difficile. Qui sait si Rimbaud n'a pas senti le danger et rompu avec sa vie antérieure, en 1875, juste- ment pour renverser le sens de sa roue psychique qui s'était inverti et l'écrasait ? Dans la Saison, il se dit menacé de folie. Les cinq années d'errance qui suivent témoignent d'une recherche désemparée d'une nouvelle stabilité qu'il ne découvrira qu'en Abyssinie. Mais examinons à présent de plus près la structure du Quaternaire évolutif. Rappelons d'abord les cinq sta- des de l'échelle d'évolution de « Voyelles » : 1. A NOIR — Stade de stagnation, de macération, de solitude. C'est une période de latence, donc passive. 2. E BLANC — Phase de sublimation, de foi, d'idéalisme, de poésie et de rêve. Période féminine pas- sive. 3. I ROUGE — Phase sociale de relations avec autrui, de révolte et de passion. Stade actif. 4. U VERT — Phase de réalisation intellectuelle et sociale. C'est l'œuvre que l'on termine, le fruit que l'on récolte, l'argent que l'on reçoit. Commerce et science, bilan d'études et de travail. Stade actif. 5. 0 BLEU — Réalisation du Soi. Se plaçant au centre, le sujet ne subit plus les contradictions du qua- ternaire. Il n'y a plus de polarisation. Tous les complé- mentaires fusionnent en lui. C'est l'illumination, puisqu'il peut tout percevoir — non contradictoirement et hors du temps — en un seul acte de pensée. Le quaternaire des « Voyelles » Plaçons d'abord le sonnet des Voyelles sur le Quaternaire évolutif en nous rappelant schématiquement ses images symboliques :

Il est temps à présent de se rappeler le rôle du Vio- let. Lorsque Rimbaud nous parle du « Rayon violet de Ses Yeux », il évoque le rayon d'émanation qui descend de Dieu vers la Création. Il s'agit d'un mouvement qui échappe au Quaternaire évolutif et permet au Démiurge de communiquer directement avec la substance primor- diale située en A noir au cours du processus d'involu- tion de l'Esprit vers la Matière. On retourne ainsi de l'Oméga vers l'Alpha, de la lumière aux ténèbres, du Bleu au Noir par un épaississement progressif. Mais si l'on en revient au Noir, ce ne sera plus le même que celui des origines. Il aura été spiritualisé en passant par le cycle des quatre Eléments. Le Quaternaire évolutif peut être parcouru plusieurs fois. Mais on ne tourne jamais en rond. Chaque parcours élève l'itinérant d'un cycle et le trajet forme une spirale qui s'identifie à la spirale mys- tique. Au cas où le sujet tourne plusieurs fois sur la Roue évolutive, ce ne sera qu'au cycle ultime qu'il s'installera définitivement au point central pour y jouir d'une pléni- tude bien gagnée.

Le quaternaire et les points cardinaux

Ce quaternaire nécessite quelques observations. Nous avons placé A noir à gauche (du lecteur) pour qu'il se trouve sur la vectrice horizontale, mais on attribuerait plus volontiers au nord le haut de la page. Il s'agit encore ici d'une convention. Disons que sur le quaternaire ainsi disposé, la prééminence est donnée à l'Orient et le dyna-

misme s'exerce vers le sud ce qui convient parfaitement à l'Œuvre de Rimbaud ainsi qu'à sa vie. Parmi les systèmes analogiques utilisant le Quaternaire, celui qui, pour les Chinois, réglementait à la fois le Cos- mos et l'Empire est un des plus proches du système rim- baldien. L'Univers vu par les mandarins, est centré sur l'Empire Céleste et son représentant, l'Empereur, dont le palais, le Ming-Tang (le Temple de la Lumière), reproduit fidè- lement la structure du Cosmos. Au cours de l'année, le monarque parcourt les salles de son palais afin d'assurer la succession favorable des saisons et des récoltes. C'est ainsi qu'en hiver il se trouve au nord et se vêt de noir ; au printemps, à l'est, il porte des habits verts en été, au sud, des habits rouges ; en automne, à l'ouest, des habits blancs. Les chambres du palais sont aussi décorées aux couleurs des saisons. Notons que cette circumambula- tion est axée sur la chambre du Milieu où dort l'Empe- reur. A cette chambre, on attribue le nombre 5 et la couleur jaune. Les quatre couleurs du quaternaire chinois correspon- dent exactement à celles du symbolisme rimbaldien et elles sont placées dans le même ordre. Seule la couleur centrale est jaune au lieu d'être bleue, ce qui se conçoit aisément, car l'Empereur s'attribue la couleur du Soleil en tant que dispensateur de rayons et fécondateur de la Terre et non comme point de fuite céleste vers des infinis divins. Mais passons en revue quelques illustrations analogi- ques du Quaternaire rimbaldien.

Le Quaternaire évolutif et la vie de Rimbaud Il peut paraître présomptueux de comparer le déroule- ment de l'existence de Rimbaud à celui du Quaternaire évolutif. Et pourtant... Sa vie se partage en plusieurs périodes nettement séparées entre lesquelles il a changé totalement de personnalité et d'activités, d'une façon qui a toujours surpris ses exégètes. Et le déroulement de ces métamorphoses suit rigoureusement celui du quaternaire des « Voyelles ». Que l'on n'y voie d'ailleurs nulle « ma- gie ». Disons seulement qu'il s'est pleinement réalisé et est allé jusqu'au bout du système qu'il avait conçu. On peut évidemment discuter des dates exactes de changement de « régime », l'évolution se faisant le plus souvent insensiblement. Nous avons pourtant dû choisir, en optant pour les périodes de ruptures apparentes sui- vantes : — 1861, date présumée de sa première prise de conscience poétique (voir « le Poète de sept ans »). Il se trouvait encore auparavant dans le « paradis de l'inno- cence enfantine », les « limbes ». — 1870, la guerre franco-allemande et la première fugue : période d'élaboration du système. — Septembre 1871 : l'arrivée à Paris et l'entreprise de dérèglement de tous les sens. — Automne 1875 : la rupture avec la poésie (sa lettre à Delahaye datée du 14 octobre l'officialise, qui contient son dernier poème, celui des « fromages »). Vita- lie meurt le 18 décembre. Il apparaît à son enterrement le crâne rasé, ce qui exprime manifestement son renon- cement à la vie dite de bohème et d'artiste. — Suit une période intermédiaire de grand noma- disme qui dure cinq ans et implique déjà la recherche d'une carrière utile qu'il prolongera en Abyssinie en exer- çant le métier de négociant. Quant à la période ultime, nous pourrions la faire débu- ter arbitrairement aux premières atteintes du cancer, mais nous la croyons plus précoce. Peut-être commence-t-elle après l'échec de son expédition au Choa, en 1887, lors- qu'il se rend compte de l'inanité de ses ambitions com- merciales.

Le stade blanc est qualifié « d'illusions idéalistes » parce que c'est pendant cette période de grande effer- vescence intellectuelle que le poète bâtit sa méthode, mais sans agir, uniquement par écrit. Rimbaud considé- rera par la suite cette phase de préparation idéologique comme une rêverie adolescente et naïve, au même titre que la Commune qui ne fut que l'illusion ingénue de tout un peuple. Il s'agit bien d'un simulacre de foi qu'il rejet- tera par la suite, lorsqu'il se consacrera apparemment au rationalisme de la Science et du Commerce. Mais cette évolution était « programmée » par son système évolutif qu'il avait justement « inventé » lors de cette période de systématisation que l'on pourrait croire dépassée. L'ap- plication stricte du Quaternaire à son existence remet encore une fois en cause la réalité de son prétendu échec.

Le quaternaire astrologique et les couleurs

En ce qui concerne les Eléments, notons que l'évo- lution se poursuit régulièrement à partir de la substance la plus épaisse (Terre) jusqu'aux plus subtiles : Air, puis Ether. La dialectique rimbaldienne d'évolution demeure donc cohérente. Ainsi le Plomb saturnien évolue physi- quement jusqu'à l'Or solaire. Cette transmutation sym- bolique explique pourquoi, selon le langage commun, « l'alchimie transforme le plomb en or ». On constatera qu'il manque deux planètes sur le Qua- ternaire rimbaldien : Vénus (image de l'amour et de la femme) et Jupiter (image de « l'embourgeoisement »). L'absence de Vénus peut-être considérée chez Rimbaud comme tragique. Pour le symbolisme astrologique traditionnel, la Terre est toujours noire. Mais l'Eau est parfois verte, bleue... et l'Air blanc ce qui semble plus discutable (l'Eau par contre étant toujours attribuée à la Lune et l'Air à Mercure). L'attribution des couleurs aux planètes subit ainsi d'im- portantes contradictions que relèvent avec plaisir les rationalistes. En fait, ce déplacement, ce « flou », cette imprécision des correspondances chromatiques seraient volontaires et auraient ainsi une signification importante sur laquelle nos lecteurs peuvent méditer.

Le quaternaire alchimique

Il est remarquable qu'en alchimie et spagirie, le signe + figure le creuset dans lequel évolue la materia prima (son nom provient du mot « croiset »). Fulcanelli évoque même les expressions « porter sa croix, passer au creuset de l'existence » qui se rapportent au même symbolisme. Ce qui conforte notre choix de la croix pour figurer l'al- chimie rimbaldienne et son Quaternaire évolutif. La croix — en ce qu'elle se rapporte aux quatre Eléments de la Manifestation — représente bien l'athanor dans lequel se déroulent toutes les opérations et leur cycle de cou- leurs — la vie et ses épreuves programmées par l'opéra- teur. A noir représente deux niveaux de l'opération alchi- mique. En premier lieu, il figure la materia prima qui est toujours définie comme un « chaos obscur et puant ». C'est la matière originelle, la substance même de l'Œuvre. Ce sujet est aussi l'Adepte en qui, au départ, règnent l'obs- curité et le chaos pulsionnels. La deuxième signification de A noir nous amène au régime dit de putréfaction (nigredo), lorsque le rebis entre en décomposition dans l'athanor, nouveau stade de ténèbres et de puanteurs. E blanc figure évidemment le règne de l'albedo, purification par décantation de la corruption du nigredo, sublimation et cristallisation jusqu'à la blancheur écla- tante s'accompagnant du dégagement d'odeurs suaves. Mais dans la première opération de la « séparation » — lorsque A noir représente encore la Matière première — E Blanc évoque l'Eau mercurielle (ou pontique) qui s'échappe du chaos primordial. E blanc témoigne ainsi, au stade initial, du retour à l'indifférenciation avec dissolution de l'Ego. Le danger de médiumnité, de mysti- cisme, que dénonce Evola à ce niveau des opérations, n'est-il pas inclus dans le symbolisme de E blanc que critique de son côté Rimbaud ? Ainsi cette catégorie com- porte elle aussi deux stades : celui de l'imagination idéa- liste et celui de la véritable sublimation, avec transforma- tion réelle de l'âme. Ne pas discriminer nettement ces deux stades entraîne une confusion que n'a peut-être pas évitée le poète. I rouge représente le rubedo, l'obtention du Soufre nécessaire à la réalisation de la poudre philosophale et à l'intervention finale de l'Esprit. Mais, lors du premier régime, on y verra l'intervention du Métal (fer) que sym- bolise la présence de Mars (dont la couleur analogique est justement le rouge) et qui entraîne la dessication de l'Eau pontique. Le quatrième stade, U vert, ne semble plus appa- remment entrer dans le déroulement chronologique du Grand Œuvre. Et pourtant... Ecoutons Canseliet (Alchi- mie) : « Au cours de l'élaboration philosophale, la cou- leur verte annonce l'indéfectible union, dans la pleine concorde, des deux principes primitivement opposés, savoir le mercure et le soufre, en même temps que la vertu végétative qu'ils acquièrent alors. » Il s'agit bien là du premier régime de l'Œuvre, lorsque le Mercure jailli de la Matière première s'unit au premier Soufre pour que s'effectuent les noces du Roi et de la Reine. Leur mariage fructifiera puisqu'il engendrera l'Enfant philosophal. Le vert représente aussi l'Esprit du Monde qui s'en vient, au printemps, féconder la terre endormie par l'hi- ver. C'est encore la couleur du vitriol, ce sel qui fixe le flux cosmique dans le Mercure des Sages. Lors du pre- mier œuvre apparaît ce bel émail vert olive qui, nous révèle Canseliet, nous apprend que « le rayonnement cosmique est pesant et odoriférant ». Nous ne devons pas oublier en outre qu'il existe deux Mercures, un Mercure lunaire, passif, et un Mercure sul- fureux, viril, figurés respectivement par deux idéogram- mes différents : ☿ (signe de Vénus surmonté du crois- sant lunaire) et (signe de Vénus surmonté des cornes du Bélier sulfureux) . Le premier Mercure, qui pos- sède les vertus végétatives féminines, correspond au pre- mier U vert de l'Œuvre — lorsque le Mercure n'est pas encore dégagé de ses caractéristiques passives — tandis que le second — dit Mercure philosophai — qui s'est unifié au Soufre rouge, ne peut qu'annoncer le stade terminal. Ainsi les deux Mercures trouvent-ils leur place justifiée sur le Quaternaire évolutif selon les différents plans des opérations. Essayons d'ordonner les opérations alchimiques selon ces principes. Lors du Premier Régime, jaillit de la matière minérale noire notre Eau pontique blanche. On lui adjoint alors, pour l'assécher, le Métal (rouge) nécessaire à l'ob- tention du rebis (androgyne mercuriel vert), alliance indissoluble du Métal et du Minéral (le Roi et la Reine). On a parcouru ainsi le premier quaternaire consacré au règne de la Terre (Saturne), puis au mariage de l'Eau pon- tique (Lune) et du Fer (Mars). Apparaît alors le compost androgynal (Mercure) appelé à végéter et fructifier sur le second quaternaire (nous constatons avec satisfaction l'ap- parition du violet au moment exact du passage d'un qua- ternaire à l'autre, violet qui correspond opérativement à Premier cycle de l'œuvre

Second cycle de l'œuvre l'apparition de la violette — Bouton de Retour du pro- cessus alchimique — « Mais l'araignée de la haie — Ne mange que des violettes »). Le rebis traverse ensuite les régimes mieux connus de la putréfaction (noir), l'albification (blanc) et la rubifi- cation (rouge). L'alchimiste rimbaldien semble donc devoir passer par deux fois sur le quaternaire avant d'obtenir la « Pierre philosophale ». Le dernier stade U vert, qui succède à la rubification, symbolise les ultimes réitérations du Mer- cure Philosophai nécessaires à l'obtention de la Pierre. Cette fructification est verte. Car chaque fois que la Pierre est reprise par le Mercure, elle augmente de poids et de volume : elle fructifie. Enfin la Pierre philoso- phale trouve sa place naturelle au centre du creuset, puisqu'elle permet de la sorte à l'Adepte de devenir un « homme véritable », comparable à l'Or le plus pur. Pour que se multiplie le Soufre philosophal, il est indispensable de faire intervenir plusieurs fois le Mercure des Sages au cours des opérations successives du Solve- Coagula. Sur notre quaternaire, la circumambulation alchimique se déroule visiblement au moins deux fois : la première sur le plan psychique de purification de l'âme et la seconde opérant peu à peu au niveau de l'Esprit. Le Quaternaire rimbaldien trouve de la sorte son illus- tration la plus légitime dans le déroulement des étapes du processus alchimique. Nous croyons avoir démontré qu'il servait ainsi de clef au mystère d'Arthur Rimbaud. BIBLIOGRAPHIE

(Toutes les fois que cela est possible, nous mentionnons de préférence l'édition en format de poche plus accessible à nos lecteurs.)

I. Ouvrages rimbaldiens :

BONNEFOY (Yves), Rimbaud, Editions de Minuit, Écrivains de toujours. CHAUVEL (Jean), L'Aventure terrestre de Jean Arthur Rim- baud, Seghers. DELAHAYE (Ernest), Rimbaud, l'artiste et l'être moral, Mes- sein. DEBRAY (Pierre), Rimbaud, le magicien désabusé, Julliard. ETIEMBLE, Le Mythe de Rimbaud (2 vol.), Gallimard. — Le Sonnet des Voyelles, Gallimard, Essais. GENGOUX (Jacques), La Symbolique de Rimbaud, La Co- lombe. GODCHOT (colonel), Arthur Rimbaud ne varietur (2 vol.), Nice. IZAMBARD (Georges), Rimbaud, tel que je l'ai connu, Mercure de France. RICHER (Jean), L'Alchimie du Verbe de Rimbaud, Didier. RIMBAUD (Arthur), Œuvres, Editions Simone Bernard, Gar- nier, 1961. — Œuvres complètes, Édition Antoine Adam, Galli- mard, La Pléiade, 1972. ROLLAND DE RENÉVILLE, Rimbaud le Voyant, La Colombe. RUFF (Marcel), Rimbaud, Hatier. STARKIE (Enid), Arthur Rimbaud, Faber and Faber, Londres. — Rimbaud en Abyssinie, Payot.

II. Ésotérisme et psychologie : ALLEAU (René), Aspects de l'alchimie traditionnelle, éditions de Minuit. BLOFELD (John), Le Bouddhisme tantrique du Tibet, Seuil. — Le Taoïsme vivant, Albin-Michel. BOUCHER (Jules), La Symbolique maçonnique, Dervy. BRENGUES (Jacques), La Franc-Maçonnerie du Bois, Beres- mak. BURCKHARDT (Titus), Alchimie, sa signification et son image du monde, Thot. — Principes et méthodes de l'Art sacré, Dervy. CANSELIET (Eugène), L'Alchimie expliquée par les textes classiques, J.-J. Pauvert. — Alchimie, J.-J. Pauvert. — L'Alchimie et son livre muet, J.-J. Pauvert. — Trois anciens traités d'alchimie, J.-J. Pauvert. CHEVALIER ET GHEERBRANDT, Dictionnaire des symboles, Seghers. ÉLIADE (Mircea), Forgerons et alchimistes, Flammarion. ÉVOLA (Julius), La Tradition hermétique, Études tradition- nelles. — Métaphysique du sexe, Payot. — Le Yoga tantrique, Fayard. FIGUIER (Louis), L'Alchimie et les alchimistes, Bibliotheca hermetica. FULCANELLI, Le Mystère des Cathédrales, J.-J. Pauvert. — Les Demeures philosophales (2 vol.), J.-J. Pauvert. GOETHE, Le Traité des Couleurs, Triade. GRANET (Marcel), La Religion des Chinois, Gauthier-Villars. — La Pensée chinoise, Albin Michel. GUÉNON (René), Le Symbolisme de la croix, 10/18. — La Grande Triade, Gallimard, Traditions. — Le Roi du Monde, Gallimard, Traditions. — Initiation et réalisation spirituelle, Études tradition- nelles. — Aperçus sur l'ésotérisme islamique et sur le Taoisme, Gallimard, Essais. GUILLERMOU (Alain), Saint Ignace de Loyola et la Compa- gnie de Jésus, Seuil, Maîtres spirituels. HUTIN (Serge), L'Alchimie, Seuil. HEYM (Gérard), Préface au Dominicain Blanc de Gustave Meyrinck, La Colombe. IBN'ARABI (Muyi-d-dîn), La Sagesse des Prophètes, Albin Michel, Spiritualité vivante. JACOBI (Joland), La Psychologie de C. G. Jung, Delachaux et Nietslé. JUNG (C. G.), L'Homme et ses symboles, Laffont. — Psychologie et alchimie, Buchet-Chastel. KANDINSKY, Du Spirituel dans l'Art et dans la peinture en particulier, Médiations. LEISEGANG (H.), La Gnose, Payot. LÉVI (Eliphas), Histoire de la Magie, éd. de la Maisnie. — Dogme et rituel de Haute Magie, éd. de la Maisnie. — La Clef des Grands Mystères, Marabout. MARCOTOUNE (Serge), La Science secrète des Initiés et la pra- tique de la vie, Delpeuch, 1928. MONTFAUCON DE VILLARS, Le Comte de Gabalis (entretien sur les Sciences secrètes), La Colombe. PAPUS, Le Tarot des Bohémiens, Dangles. PERNETY (Dom), Dictionnaire mytho-hermétique, éd. de Retz. PLATON, Le Banquet, Albin Michel. RANDOLPH (P. B.), Magia sexualis, Guy le Prat. RANQUE (Georges), La Pierre Philosophale, Laffont. RAWSON (Philippe), Tantra, culte indien de l'extase, Seuil. RUMI, Le Livre du Dedans, Sindbad. SCHUON (Frithjof), De l'Unité transcendante des Religions, Gallimard, Traditions. SEROUYA (Henri), La Kabbale, Grasset. VALENTIN (Basile), Les Douze Clefs de la Philosophie, tra- duction de Canseliet, J.-J. Pauvert. VIGOUROUX, Dictionnaire de la Bible, Letouzey et Ané.

ACHEVÉ D'IMPRIMER SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE S.E.G. 33, RUE BÉRANGER CHATILLON-SOUS-BAGNEUX

N° d'édit. : H 609 Numéro d'impression : 1395 Dépôt légal : 3 trimestre 1980

Dans la collection « Bouquins »

en un seul volume de 960 pages LES ŒUVRES POÉTIQUES COMPLÈTES de RIMBAUD LAUTRÉAMONT CORBIÈRE CROS

« Rimbaud, Cros, Corbière, Lautréamont, quatre faces d'un même visage : un Pro- méthée qui mettrait en question le feu même. Quatre solitaires, et qui mouru- rent, les quatre, de solitude ; quatre écri- vains de génie qui bafouèrent le génie de la langue ; quatre phares qui décidè- rent de n'éclairer, dans nos ténèbres illuminées, que les lumières occultées ; quatre compagnons écartés les uns des autres et qui mirent, chacun à sa façon, le feu aux poudres ; quatre comparses d'insomnie : voici un livre qui vous inter- dira de dormir ! « A eux quatre, qui sont enracinés dans le XIXe siècle, ils composent une Bible valable pour le XXe siècle. Lautréamont désigne une dialectique. Rimbaud montre du doigt la vraie vie. Charles Cros dédai- gne. Corbière affiche le jaune (le rire jaune va jusqu'à l'amour jaune, et jusqu'à l'humour jaune). Ah ! Ils sont inconforta- bles. Mais c'est à vous qu'ils s'adressent, et c'est vous qui devez choisir, à vos ris- ques et périls, de les lire. » Hubert JUIN (extrait de la préface).